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French Pages [258] Year 2014
La fondation dans les langues indo-européennes : religion, droit et linguistique Charles Guittard, Michel Mazoyer (éds)
Centre Alfred Ernout
LA FONDATION DANS LES LANGUES INDOEUROPEENNES : RELIGION, DROIT ET LINGUISTIQUE
LA FONDATION DANS LES LANGUES INDOEUROPEENNES : RELIGION, DROIT ET LINGUISTIQUE
Atelier sur la fondation, ENS, Paris ENS les 4 et 5 mars Organisé par Charles Guittard (Paris X), - Michèle Fruyt (Centre Alfred Ernout, Paris IV), Dominique Briquel (Paris IV), - Michel Mazoyer (Paris I ; Cahiers Kubaba)
Charles Guittard, Michel Mazoyer (éds)
Centre Alfred ERNOUT
Association KUBABA
(E.A. 4080 de Paris IV)
Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne
Sorbonne-Université (Paris IV)
12, Place du Panthéon
28, rue Serpente, 75006- Paris
75231- Paris CEDEX 05
L’Harmattan
Série “Grammaire et linguistique” dirigée par Michèle Fruyt et Michel Mazoyer
Reproductions de la couverture : La déesse KUBABA (Vladimir Tchernychev) Illustration de couverture: Fresque de Pompéi La Casa del Menandro Museo Archeologico Nazionale di Napoli
Président de l’Association Kubaba, Michel Mazoyer Trésorier, Valérie Faranton Secrétaire, Charles Guittard
Ingénieur informatique Patrick Habersack ([email protected]) Avec la collaboration artistique de Jean-Michel Lartigaud et de Vladimir Tchernychev
Comité scientifique de la série « Grammaire et linguistique » : Marie-José Béguelin, Michèle Fruyt, Anna Giacalone-Ramat, Patrick Guelpa, Isebaert Lambert, Michel Mazoyer, Anna Orlandini, Dennis Pardee, Eric Pirart, Paolo Poccetti, Paolo Ramat, Christian Touratier, Sophie Van Laer, Roger Wright
Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA, Paris © L’Harmattan, Paris, 2014 5-7, rue de l’École Polytechnique, 75005-Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-04360-9 EAN : 9782343043609
Bibliothèque Kubaba (sélection) http://kubaba.univ-paris1.fr/ 1. Série Grammaire et linguistique DOROTHEE, Stéphane À l’origine du signe : le latin signum. FRUYT Michèle et VAN LAER Sophie (éds.), Adverbes et évolution linguistique en latin. ROUSSEAU, André Grammaire explicative du Gotique. NADJOT Léon, La Composition nominale. Etudes de linguistique latine, Textes réunis par F. Guillemont et D. Roussel. NADJOT LEON, Du latin au français d’Afrique noire, Textes réunis par F. Guillemont et D. Roussel. BIRAUD, Michèle (éd.) (Dis)continuité en linguistique latine et grecque, Hommage à Cantal Kircher-Durand. ROECH, Sophie, Prier dans la Rome antique. Etudes lexicales. FRUYT, Michèle et SPEVAK, Olga (éds.), La quantification en latin. MOUSSY, Claude, Synonymie et antonymie en latin. SPEVAC, Olga (éd.) Le syntagme nominal en latin. Nouvelle contribution. GUITARD, Charles ET MAZOYER, Michel, (éds.) La prière dans les langues indo-européennes : linguistique et religion. 2. Série Actes MAZOYER, Michel, PEREZ, Jorge, MALBRANT-LABAT, Florenc, LEBRUN René (éds), L’arbre, symbole et réalité. Actes des premières Journées universitaires de Hérisson, Hérisson, juin 2002. L’Homme et la nature. Histoire d’une colonisation. Actes du colloque international de Paris, décembre 2004. La fête, de la transgression à l’intégration. Actes du colloque sur la fête, la rencontre du sacré et du profane. Deuxième colloque international de Paris, organisé par les Cahiers Kubaba (Université de Paris I) et l’Institut catholique de Paris, décembre 2000 (2 volumes). D’âge en âge. Actes des Troisièmes journées universitaires de Hérisson, 23-24 juin 2004. AUFRERE Sydney H. et MAZOYER Michel (éds), Clémence et châtiment. Actes du colloque organisé par les cahiers Kubaba (Université de Paris I) et l’Institut catholique de Paris, Institut catholique de Paris, 7-8 décembre 2006.
PREFACE
Conformément à l’esprit qui anime la série dans laquelle s’inscrit ce volume, l’acte de fondation est abordé dans une large perspective historique et géographique, croisant les approches de la linguistique, de l’archéologie, de l’histoire, de l’histoire des religions, de la sociologie. En témoignent les études inaugurale et finale de cet ouvrage qui abordent, d’un côté la fondation de l’Islande (vers le fin du Ier millénaire de notre ère) et, de l’autre, la nouvelle constitution qui marque la renaissance de la Pologne au lendemain de la chute du mur de Berlin, cependant que, grâce à un humaniste liégeois du XVIe siècle, une étude trouve des échos de l’épopée homérique (par le personnage d’Oïnops, père de l’haruspice Lèodès dans l’Odyssée) dans le mythe de fondation de la ville de Liège (plusieurs villes européennes ne manquent pas d’évoquer des liens avec des héros homériques, et pas seulement Rome !). Ainsi sont définies les limites géographiques et historiques de cette série d’études, toutes centrées sur la notion de l’acte fondateur, de son rituel et des formules qui l’accompagnent, dans le monde méditerranéen et ses bordures où se sont croisées et enrichies des civilisations indo-européennes et sémitiques. Limites ambitieuses, certes, mais ces rapprochements sont tous significatifs et éclairants et ouvrent de nouvelles perspectives. Bien sûr, la fondation de Rome, la Ville Eternelle, joue le rôle d’un paradigme, mais il en ressort une vision renouvelée, puisque la fondation de l’Vrbs (urbem condere) s’éclaire par un rapprochement avec le hittite (hitt. warpa), au-delà des influences étrusques ou italiques. Le thème même de la gémellité, l’opposition classique entre Romulus et Rémus, se retrouve dans le conflit qui oppose Esaü et Jacob (Livre des Jubilés et Testament de Juda). La fondation et ses composantes religieuses se perpétuent d’ailleurs dans le cours de l’histoire : c’est le cas pour Rome qui connaîtra plusieurs (re)naissances, ou encore pour l’Empire de Darius Ier. La fondation n’est pas un acte isolé, en soi. Feu et fondation sont étroitement liés dans le monde indo-européen ancien. Cette association apparaît dans le rituel indien de fondation d’un feu dans lequel le feu n’est pas seulement « fondé » ; il est en même temps « fondateur », d’abord pour le groupe migrant des temps préhistoriques, puis pour l’homme qui s’installe et fonde un foyer. Dans la phraséologie 9
hymnique indo-iranienne, l’expression « construire une maison » peut être interprétée comme une métaphore sacrificielle. D’une certaine manière, l’image de la maison-aire sacrificielle est peut-être le résidu avestique récent de la hutte cosmique vieil-avestique. Le thème du puits fondateur, du creusement du puits est fondamental à la fois dans les textes bibliques et dans les textes du ProcheOrient Ancien (puits du temple, puits point de repère, puits du tombeau, puits et forteresse, valeur universelle de l’eau). L’apport du hittite se révèle particulièrement fécond, par l’étude de formulaires qui reposent sur des structures définies, des rythmes (comme dans le carmen latin), par l’éclairage du dieu de l’Orage et du dieu Télipinu. Dionysos lui-même, dont l’origine orientale est assurée, peut apparaître, avec le développement de la civilisation hellénistique, comme un dieu fondateur et il n’est pas sans évoquer le dieu Télépinu. Dans les différents mythes, le dieu de l’Orage est également celui qui assure la stabilité du Hatti au travers d’une monarchie pérenne et d’une agriculture abondante. C’est alors pour exprimer la jeunesse de la fondation que le dieu de l’Orage est figuré dans son mythe comme un jeune dieu, dont les fonctions sont proches de celles des dieux Kal, dont le premier d’entre eux, Télipinu. La mise en relation du dieu sumérien Ninurta avec le dieu fondateur hittite Télipinu, apporte un éclairage nouveau sur cette divinité complexe, souvent réduite à sa qualité de dieu guerrier. Le jeune dieu occupe ainsi une place essentielle dans le panthéon mésopotamien; Ninurta est celui qui crée les conditions (rituelles) nécessaires à la restauration de l'équilibre cosmogonique/fondation du royaume. On trouve donc un status quaestionis sur la fondation, mais le croisement des disciplines et des thèmes est l’occasion d’ouvrir un débat qui demeure actuel dans le monde contemporain, car ce qui justifie une fondation est sa continuité, sa perpétuité et son inscription dans l’histoire.
Charles Guittard
QUELQUES REFLEXIONS SUR LA « FONDATION » DE L’ISLANDE Régis Boyer La coutume est de s’extasier sur l’étrange, l’extraordinaire histoire de l’Islande - qui, notons le fait, n’est pas un phénomène viking mais s’inscrit dans la problématique d’ensemble de ce mouvement, ceci pour récuser sans appel tel livre récent, dû à un auteur américain, qui a eu les honneurs d’une traduction française immédiate et s’intitulait l’Islande des Vikings1. Sans doute ce phénomène aura-t-il duré quelque deux siècles et demi (disons de 800 à 1050), long laps de temps qui laisse place à bien des évolutions, sans doute, donc, a-t-il connu diverses phases successives, de visages bien différents2. En gros, après une première phase de tâtonnements (env. 800env. 850), le mouvement, favorisé par le délabrement de l’Empire carolingien et l’avènement du pouvoir arabe, s’organisera pour prendre la figure de raids meurtriers, entre env. 850 et 900. C’est de cette dernière période que date notre « mythe viking » dont l’imagerie populaire ou idéologiquement douteuse demeure vivace, mais vers 900, l’Occident, lassé de ces prédations plus ou moins violentes, s’organise, fait face et parvient à circonvenir le mouvement. Ce que constatant, les Vikings, qui n’ont jamais été nombreux3, et pour cause, et toujours ardents , non pas à semer la terreur et faire couler le sang, mais bien à « acquérir des richesses » (formulation courante chez eux à l’époque : afla sér fjar) décident plus ou moins consciemment de s’installer à demeure, là où la possibilité s’en présente, de vivre en symbiose avec une surprenante faculté et rapidité d’adaptation là où des territoires vierges ou, en tout cas, habitables, s’offraient à eux, comme, notamment, en Danelaw anglais, dans les îles nord-atlantiques (Orcades, Shetland, Hébrides, Man, Féroë) dans des parties de l’Écosse et de l’Irlande, en Russie à laquelle ils donnent son nom, et en Islande. Seulement, pour l’intelligence de ce qui va suivre ici, il importe absolument de noter que ce ne sont pas des Scandinaves (Norvégiens en majorité) stricto sensu qui vont s’installer dans l’île aux volcans, mais un mixte de Nordiques et de Celtes puisque les voyages allant, par exemple, de 1
J.Byock, L'Islande des Vikings, Paris, Flammarion, 2007. Les Vikings. Histoire. Mythe. Dictionnaire. Paris. Robert Laffont, collection Bouquins, 2008. 3 Il faut insister sur ce point : les vikings sont des Danois, des Norvégiens et des Suédois. Ces nations, aujourd'hui, ont une population totale d'à peine dix-neuf millions d'âmes : que l'on en déduise à combien elles furent vers 900 ! 2
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Bergen (Norvège) à Reykjavik (que ces arrivants vont baptiser ainsi) duraient très longtemps et que les découvreurs avaient pris femmes, concubines, enfants, affranchis et esclaves, chemin faisant, dans les territoires dont la nomenclature a été faite en partie quelques lignes plus haut. L’allure mêlée de la population qui va s’installer dans l’île à partir de 874 (semble-t-il, on propose parfois aussi 870) ne peut être niée et est certainement responsable de cet étrange et de cet extraordinaire que nous avons notés en commençant. C’est elle avant tout qui justifie ce « miracle islandais » dont les spécialistes, réduits à quia, font état pour se dispenser de fournir des explications scientifiques à un fait qui demeure, aujourd’hui encore, parfaitement énigmatique, voire paradigmatique !4 Deux cultures, deux types de traditions, deux modes de vie qui fusionnent par la force des choses : il n’en faut pas davantage pour instituer un type de société appelé à défrayer la chronique en sortant de la banalité. Revenons à notre sujet précis : sur les causes de cet exode, et de l’installation dans l’île, les conjectures divergent. Pêle-mêle : il pourrait s’agir de la recherche de comptoirs marchands nouveaux (c’était l’une des préoccupations majeures du commerçant viking); des textes, en vérité sujets à caution (la plupart sont dus à l’Islandais Snorri Sturluson écrivant au début du XIIIe siècle, soit quelque trois cent cinquante ans APRES les faits) invoquent la tyrannie du roi norvégien Haraldr Harfagri (à la belle chevelure), que n’auraient pas tolérée les gens en place sous son règne; ou bien diverses condamnations obligeant les coupables à s’exiler vers ce pays plus ou moins légendaire dont la tradition mentionnait l’existence (ç’aurait été le cas d’un certain Eirikr le rouge, futur découvreur du Groenland et envoyant l’un de ses fils vers ce qui sera l’Amérique5) ; sans négliger le goût de l’aventure (mais prenons garde aux excès romantiques !) qui a pu pousser le landnamsmaðr (le « colonisateur ») vers ces contrées lointaines. Il pu régner diverses traditions sur le compte de l’Islande, dont certaines remontant à l’Antiquité, pensons à Pytheas le Massaliote qui, toutefois, n’a certainement jamais vu l’Islande, rappelons que l’Ultima Thule des Anciens comptait au nombre des pays fabuleux mais sans que nous puissions l’identifier à l’Islande, et la tradition légendaire a connu un Bjarmaland, une sorte d» Atlantide qu’il n’est pas impossible d’identifier, dans l’inconscient fabuleux, à notre Islande6 ! Une chose est sûre, cependant : les « Islandais » 4
Au moins deux références sont utiles ici : la première renvoie à L'Islande médiévale, Paris, Les Belles Lettres, 2001, la deuxième, au n°32, mai-juin 2010 de la revue : « tradition païenne et christianisme : le miracle islandais » p. 117-157. 5 Là-dessus, l'opuscule tout récent : Island, Groenland, Vinland. Essai sur le mouvement des Scandinaves vers l'ouest au Moyen Age, Paris, éd. Arkhe, 2011. 6 Là-dessus, voir dans Peuples et pays mythiques. Actes du Ve colloque du Centre
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ne furent pas les tout premiers à mettre le pied dans l’île. Ils furent précédés par ... des Irlandais, des ermites venant d’Erin : on se rappelle que cette île était un des lieux d’élection de ces ermites, qu’une des lois de cet érémitisme-là était la peregrinatio ou habitude d’aller faire un long voyage à l’étranger à des fins d’édification et de mortification, l’exemple de Saint Brendan qui se rendit dans son curragh (ainsi s’appelait l’embarcation locale) jusque, sans doute, au Brésil était fort bien connu à l’époque (il donnera même lieu à une saga islandaise, Brandanus saga). Ces ermites irlandais étaient appelés papar par les Islandais et le nombre de toponymes islandais formés sur ce terme est relativement élevé. Tout ceci pour permettre au lecteur de se faire une idée d’un phénomène intéressant : la « fondation » de l’Islande. Avec, pour en finir avec ces préliminaires, une précision importante : les hommes de Scandinavie qui s’embarquent, vers la fin du IXe siècle donc, pour l’Islande n’étaient pas ce que nous appellerions des gens du commun. C’étaient des bændr (ce terme sera expliqué plus loin), ils appartenaient donc à une sorte d’élite dans leur pays d’origine, sans que l’on puisse parler d’aristocratie. Hommes jeunes et d’une rare énergie car la traversée de la Norvège à l’Islande n’était pas une mince affaire, des hommes d’action aimant les valeurs d’action - formule dont il va falloir se souvenir dans les pages qui suivent. Et il n’est pas nécessaire de préciser qu’ils n’ont pu se rendre maîtres d’une pareille prouesse que grâce à leur remarquable bateau, que vous n’appelez jamais plus drakkar, mais knörr ou skeið ou langskip, etc. : affronter la Mer du Nord puis l’Atlantique dans cette coque de noix suffirait, en soi, à légitimer notre admiration. Ces vues préliminaires indispensables ayant été exposées, il est temps d’en venir aux faits. Le processus d’installation, donc, commence en 870 ou 874. Sans faire droit, ici, à l’anecdotique, disons que, après diverses péripéties, la prise de possession de l’île commença vraiment avec deux frères jurés, Ingolfr Anarson et Leifr Hroðmarsson qui atterrirent à Reykjavik, lieu auquel ils donnèrent son nom (il signifie baie des fumées, ces dernières étant les émanations de sources chaudes et non d’incendies7) et ils s’y installèrent, l’archéologie a retrouvé, il y a quelques années, l’emplacement probable de leur premier établissement. Se trouve entamé ainsi un lent processus d’établissement qui s’achèvera en 930. On peut dire de recherches mythologiques de l'Université de Paris-X, réunis par F. Jouan et B. Deforge. Les Belles Lettres : « Le Bjarmaland, d'après les sources scandinaves anciennes », p. 225-236. 7 Les sources chaudes en question existent toujours et la ville, à l'heure actuelle, se chauffe en grande partie à partir d'elles.
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qu’à cette dernière date, toutes les terres exploitées étaient prises, l’Islande, en raison de sa nature volcanique et rocheuse, n’étant habitable que sur les zones côtières et dans quelques belles vallées. Nous disposons, pour avancer des vues comme celles que nous venons de donner, d’un instrument de travail absolument remarquable, le Livre de colonisation de l’Islande ou Landnamabok Islands8 qui est un ouvrage sans aucun équivalent dans les lettres européennes. Le principe en est le suivant : sans doute pour des raisons juridiques (légitimation de la possession de tel ou tel territoire par un individu donné), l’auteur a établi la liste commentée de tous les lieux habités de l’Islande, en procédant de la sorte : on part d’un point donné de la côte, dans le sud-ouest en général, et, en bateau, dans le sens des aiguilles d’une montre, on fait le tour de l’île. Chaque fois que l’on passe devant un endroit intéressant le propos suivi, on s’arrête et l’on commente selon le schéma suivant : Il y avait un homme qui s’appelait X... il était originaire de...(il était fils de...) Il colonisa tel endroit ... (en fait : il prit de la terre, c’est le sens exact du verbe landnema, où land = terre, pays, nam, génitif nama étant le substantif dérivé du verbe nema, prendre), avec mention très précise des limites du territoire ainsi occupé il fit ceci ou cela, il lui arriva ceci ou cela il épousa Une Telle, fille de Y ils eurent tels et tels enfants (mention de leurs noms et, d’aventure, du trait qui s’attache à la vie de l’un ou l’autre) Voyez ceci à titre d’illustration (S s’applique à Livre de Sturla orðarson, Sturlubok) : S 82 : Il y avait un homme qui s’appelait Kolr, qui prit de la terre depuis le Fjallarhorn jusqu’au Trölluhals et vers l’ouest vers Berserkseyrr jusqu’au Hraunsfjörðr. Ses fils furent orarinn et orgrimr. C’est d’après eux que s’appelle le Kolsonafell (Mont-des-fils-de Kolr). Le père et ses fils habitèrent tous à Kolgrafir. Les Kolgreflingar descendent d’eux. ou 8
Nous en avons proposé une traduction intégrale, Livre de la colonisation de l'Islande, Turnhout, Brepols, 2000, sur l'une de ses versions, la meilleure à vrai dire ou Livre de Sturla / Sturlubok (orðarson, c'est le nom de l'auteur, ce fut l'un des meilleurs écrivains de son pays, il est notamment l'auteur de la Saga des Islandais qui forme l'essentiel de la Sturlunga Saga ou Saga des Sturlungar, traduction intégrale aux Belles Lettres, coll. « Classiques du Nord », 2005). On se réfère au Sturlubok sous la lettre S - p.ex. S 20 = chapitre 20 du Sturlubok. Je tiens à dire que la dénomination « livre de colonisation » ne me convient guère étant donné les connotations qu'aura prises ce dernier vocable, mais force m'est de m'aligner sur l'usage généralement répandu.
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S 185 : Il y avait un homme appelé Holti, qui colonisa le Langadalr au nord de Moberg et habita à Holtastaðir. Il fut le père d’Isrøðr, père d’Isleifr, père d’orvaldr, père d’orarinn le sage. Ordis, qu’épousa Halldorr fils de Snorri le goði était fille de orvaldr. Leurs filles furent orkatla qu’épousa Guðlaugr fils de orfinnr de Straumfjörðr - de là descendent les Sturlungar et les Oddaverjar - et Guðrun qu’épousa Kjartan fils d’Asgeirr du Vatsfjörðr, leurs enfants furent orvaldr et Ingiriðr qu’épousa le prêtre Guðlaugr. On peut dire qu’en un sens, le Landnamabok est un vrai « livre de fondation » d’autant que, nous l’avons dit, ses justifications sont d’ordre juridique. Nous en avons conservé huit versions différentes dues à divers auteurs dont la plupart sont bien connus de nous, ce chiffre se passe de commentaires ! Les éléments « humains » étant ainsi en place, nous pouvons à présent descendre dans les détails du rituel de prise de possession du sol (et aussi bien de dénomination des lieux) qui nous sont souvent donnés par le même texte ou bien par les tout premiers chapitres des sagas dites des Islandais (islendingasögur9), lesquels, en règle générale, corroborent d’ailleurs les enseignements du Livre de Colonisation. Quel est donc le rituel reçu en cette occurrence ? - il faut choisir un emplacement, les critères de cette élection pouvant grandement varier, mais il va sans dire que le lieu doit être propice : à l’habitat (chose qui ne va pas de soi dans ce pays, surtout à l’époque), à l’agriculture et à la pêche (les terrains cultivables sont rares, sauf un peu dans le sud, en revanche les rivières et les étangs ou lacs poissonneux sont innombrables et les cétacés étant nombreux, il est bon de disposer d’une bande côtière assez étendue, sur laquelle viennent fréquemment s’échouer des baleines par exemple). On remarquera que les forêts sont presque inexistantes et que c’est principalement à partir de bois échoué ou flotté que l’on s’approvisionne. Ce lieu une fois retenu, on lui donne un nom qui, en règle générale, part des éléments naturels (rivière, lac, fjord, ressources, détail du relief, etc.) Ainsi borg (une colline pierreuse), holmr (-îlot, Stykkisholmr), ey (île, Grimsey), bakki, brekka ou hlið (pente, Eyrarbakki ou Brattahlikð), fell (mont, Helgafell), eyrr (banc de sable ou grève) hals (crête, colline), höfði (promontoire), hraun (champ de lave), myrr (marécage), nes (cap), etc. ; en général, le toponyme retenu est de type composé comme dans Eyrarbakki ou Brattahlið mais il peut exister indépendamment. Borg, par exemple, est un haut-lieu de la célèbre saga 9
Ce sont celles qui figurent dans Sagas islandaises, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, nbr. rééd.
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d’Egill Skalla-Grimsson. Plus intéressantes, sans doute, les dénominations qui font référence à un dieu comme orsa (rivière de orr) ou orsnes (cap de orr), sans parler de créatures surnaturelles comme tröll (dans Tröllahals, Tröllaskogr, Tröllatunga, où hals est crête, skogr, bois, forêt, tunga, langue de terre rappelons que tröll est un géant maléfique, irréductible au petit bonhomme des contes populaires modernes). Il convient de noter, toutefois, que ces mentions sont très rares, non en raison d’une quelconque intervention du christianisme (qui n’acquerra droit de cité qu’en 999, donc bien après l’installation définitive en Islande) mais parce que, sans doute, les options religieuses païennes explicites n’étaient pas tellement fréquentes dans cette culture. On relèvera tout de même ce Helgafell (Mont saint ou sacré) qui a été mentionné plus haut eet dont il nous est dit, dans la Saga de Snorri le goði (Eyrbyggja saga) que les gens croyaient qu’ils y entreraient une fois morts, ce que confirme le récit. A l’inverse, certaines coutumes de dénomination sont fort éloquentes parce que, cette fois, elles relèvent d’usages d’une grande antiquité, à connotations religieuses sans aucun doute. Le Livre de la colonisation de même que les sagas des Islandais nous précisent fort souvent que le bateau apercevant les côtes de l’Islande, son « capitaine » décide de faire jeter pardessus bord les öndvegissulur qu’il a embarqués au départ de Scandinavie. Les öndvegi désignent le haut-siège ou siège d’honneur réservé au maître de maison dans la maison nordique ancienne - laquelle était sacrée - et qui jouissait d’une attention particulière, ses montants (sulur, pl. de sula) étant généralement sculptés à l’image d’un dieu tenu pour tutélaire. Donc, le maître emportait ces montants pour les jeter à l’eau en vue des côtes de l’Islande, le dieu ou le destin ou le vent ou le courant dûment guidés par la divinité retenue se chargeant de faire échouer ces montants à l’endroit où il était convenu que l’arrivant s’installerait ! Il n’était pas rare que les arrivants passent plusieurs jours à explorer les côtes pour découvrir le lieu où avaient échoué les öndvegissulur - et dans tous les cas, c’était bien à cet endroit qu’ils se fixaient. Il y a encore plus fort, quoique dans le même ordre d’idées : la Saga d’Egill fils de Grimr le chauve rapporte, comme il se doit, l’installation en Islande. Le grand-père d’Egill, Kveld-Ulfr (Ulfr du soir parce qu’il est saisi de la fureur du berserkr le soir, c’est donc un personnage inquiétant en liaison avec l’univers divin) fait partie du voyage mais il tombe malade sur le bateau, sent sa mort venir et donne l’ordre qu’on le mette dans un cercueil et que l’on jette ce cercueil à la mer : à l’endroit à où il échouera, il faudra s’installer. Ce qui est fait. Ici, le lien entre mort et vifs dépasse le fatidique : nous savons que cet univers n’envisageait pas la mort selon nos critères « chrétiens », le mort changeait d’état, tout simplement, et la symbiose avec le monde des vivants restait très vive. Le rite de fondation en
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terre neuve est donc placé directement sous l’égide et de l’autre monde et du lignage auquel appartient le colonisateur ! Concluons ce rapide développement en disant que ce rite a un sens pertinent, qu’il n’est pas gratuit, que la volonté est bien arrêtée d’établir une liaison directe entre un passé chargé de sens, la certitude de ces hommes étant (étant encore !) que l’enfant est fils de l’homme. La liaison fondatrice mort-vif, en tout cas, ne peut faire de doute. - bien entendu, il existe toutes sortes d’autres démarches pour fonder le droit de possession du lieu nouveau. Je passerai plus vite ici car les démarches que je vais énumérer, d’une part seront abordées avec plus de détail dans la suite du présent colloque10, d’autre part n’ont peut-être pas la spécificité des rites évoqués précédemment. On peut, de la sorte, délimiter le terrain sur lequel on veut s’installer, par la charrue dont le labour précise les dimensions du territoire acquis, notamment en attelant une génisse que dirige une femme pendant une journée entière (du lever au coucher du soleil) : le choix d’une femme et d’une génisse, donne à penser, de même que l’intervention, dans ce contexte, du soleil : il faudrait dire, en fait, LA soleil, ce vocable étant féminin dans toutes les langues germaniques et renvoyant sans conteste à une divinité de la fertilité-fécondité. Un autre rite faisait intervenir le feu, on brûlait le territoire à posséder; ou bien la flèche : le possesseur éventuel se plaçait à un endroit donné et décochait une flèche aux quatre aires du vent : l’espace ainsi couvert bénéficiait de la örskotshelgi, la sainteté due à la flèche et revenait de plein droit au tireur; ou bien le cours du soleil, en soi si l’on peut dire: la langue disposait de deux vocables, dagr qui est notre jour, et dœgr qui couvre vingt-quatre heures, on agissait en fonction du choix opéré; ou bien on prenait la peine de marcher trois jours pleins (parfois un seul) et le territoire circonscrit de la sorte vous appartenait; ou bien, pour me limiter là, on consacrait le terrain convoité par le bâton (stafr) que l’on dépouillait de son écorce et qui était appelé alors landkönnuðr, marque de connaissance du sol ! - j’ajoute que, dans un second temps, un usage assez limité a existé également : un homme déjà installé pouvait céder une partie de ses terres à un tiers, ou la lui vendre. A l’inverse, le fait se rencontre qu’un malveillant, un ennemi, un fier-à-bras extorque par violence le territoire convoité : cela peut se faire par duel, voire par meurtre.
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Par Patrick Ettighoffer.
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Voilà pour un rapide examen des rites de fondation et de leur possible sens. Il faut maintenant aborder un point capital : le landnamsmaðr (colonisateur) n’est à peu près jamais un homme du commun. Il fallait, d’abord, qu’il fût riche pour disposer d’un bateau, qu’il eût de quoi fonder une nouvelle maison, qu’il emportât du bétail, des vivres et ce que les textes appellent des biens meubles (lausafé) : qu’il fasse escale en territoires celtiques, comme on l’a vu, allait en ce sens, il prenait des esclaves notamment pour exploiter leurs services, même si la notion d’esclave (ræll) ne coïncide pas avec celle que nous pouvons tirer de nos lectures classiques ou d’un certain cinéma américain ! Ce genre d’homme qui va constituer l’ossature de l’Islande, la langue le nomme bondi (pluriel bændr), un terme qui dérive du participe présent buandi, du verbe bua, proprement habiter. C’était en conséquence, dès le départ, un homme « qui habite » et nous avons vu en parlant du haut-siège et de ses montants sculptés que le fait d’habiter convoyait des connotations sacrées, voire religieuses. Ce n’était pas par hasard que l’on devenait propriétaire d’une demeure, nous venons d’entrevoir les rites sacrés de prise de possession de la maison : son entrée était limitée par une poutre de seuil, sacrée, tréskjöldr (voyez anglais threshold, qui la franchissait entrait dans la sacralité du lieu. A telle enseigne que les codes de lois distingueront entre crimes commis utan huss (en dehors de la maison, on peut dire aussi utan stokks où stokkr est la poutre de seuil dont on vient de parler) et innan huss, innan stokks (à l’intérieur). Cela n’était pas accessible aux pauvres, aux miséreux dont, d’ailleurs, jamais ne nous parlent ni les sagas ni les livres de colonisation. Je vais y revenir mais c’est à ce bondi qu’appartient l’exécution des rites de fondation que nous sommes en train d’étudier. Il est « riche » non seulement matériellement mais aussi, si l’on peut dire, moralement et spirituellement. Riche, d’abord, de son lignage qu’il connaît par cœur et dont il est fier. Un des bændr les plus importants de l’Islande indépendante sera Jon Loftsson qui savait descendre du roi norvégien Magnus le déchaux (berfættr), ce dont il tirait avantage. D’autant que ce bondi a pu tenir ses prérogatives de fonctions plus ou moins religieuses qu’il aura exercées dans les pays-souches scandinaves, ce que dit la dénomination de goði qu’il lui arrive souvent de porter : goði sur goð, dieu. Nous avons les pires difficultés à connaître ce que fut la religion germanique ancienne, surtout en raison des déformations ou outrances complaisantes et d’ordinaire fallacieuses que trop de prétendus spécialistes se permettent; il semble bien que le goði ait été le gardien du lieu sacré (plutôt que du temple dont il est vraisemblable qu’il n’en a jamais existé dans le Nord), lieu que nous retrouvons dans des termes comme vé, ou helgafell, et qu’il ait été, à l’origine, exécutant des grands rites religieux comme le blot ou sacrifice propitiatoire, ou les rites de naissance, de mariage
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et de funérailles (il en subsiste des survivances fort passionnantes mais difficiles à interpréter dans bon nombre de sagas). Sans parler de la « consécration » du ing sur laquelle nous allons nous attarder un peu. Car nous sommes en train de passer des rites de fondation individuels, si l’on peut dire, aux rites de fondation d’un état. Rappelons-nous que nous sommes en domaine nord-germanique, bien germanique en fait, que les notions d’ordre, d’organisation, de droit y sont prédominantes et déterminantes. Disons : sacrées puisque c’est dans ce domaine précis que nous évoluons ici. On ne connaît pas de nation germanique qui n’ait privilégié ces valeurs-là. Rappelons que la devise, en quelque sorte, de tous ces pays-là - et il n’est pas fortuit que ce soit en Islande qu’elle ait fait flores - fut með lögum skal land byggja en með ologum eyða : c’est par les lois que l’on édifiera un pays, c’est par l’illégalité qu’on le détruira. Or, nous allons y venir, la loi se fonde sur le ing. Et le ing est avant tout l’affaire du bondi. Il s’agissait d’une institution mi-religieuse, mi-politique. On appelait ainsi la réunion saisonnière des hommes libres, des bændr donc, où l’on réglait, par confrontation puis consentement unanime, toutes les grandes questions pendantes, la liberté de parole11 étant la condition sine qua non de l’exercice de ces assemblées. C’est le ing qui fondait la législation qui serait en vigueur, établissait la jurisprudence à appliquer, créait ou modifiait ou abrogeait les lois - puis, dans un second temps, réglait toutes les affaires pendantes, notamment dans le domaine du droit. Pour faire bref, disons qu’il n’y avait pas de société sans ing, ou que c’était le ing qui fondait une société. Insistons sur un point : tous les membres du ing sont égaux en droit, il faudra attendre certains raffinements en Islande pour qu’une manière de hiérarchie, d’ailleurs très réduite, se forme. Dire comme on le fait trop rapidement que c’était un parlement est erroné car on y traitait aussi bien des questions matérielles, cessions ou acquisitions de terres et de biens, achat ou vente de marchandises, et aussi mariage de ses filles ou liquidations de petits problèmes matériels. Toutes sortes de rites mi-religieux mi-sociaux s’exécutaient là, volontiers en présence de témoins, comme l’instauration de fraternité sacrée (fostrbræðralag) ou la création d’associations d’affaires (félag). Donc, c’est là que battait le cœur de la vie sociale, sous quelque incidente qu’on voulût le saisir. Ce qui me met en mesure de donner une précision capitale. Ce n’est pas 11 Je dirai par plaisanterie qu'il n'est pas impossible que l'étymologie, contestée, du terme « Germain » vienne de là : assister à une séance de ing devait revenir à être témoin des délibérations hurlantes d'une communauté d'hommes soucieux de leurs prérogatives ! D'où-, germai = braillard ! En Islande, un lögsögumaðr célèbre était appelé orðr gellir : le braillard !
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parce que je viens de parler de parlement qu’il faut se hâter de conclure à l’existence de formes politiques modernes. Je veux ici m’élever avec force contre une des erreurs les plus courantes que commettent nos journalistes notoirement mal informés. Savoir : que ces sociétés, ces pays, ces états n’étaient ni des républiques ni des démocraties. Je ne vois pas d’opinion toute faite et donc controuvée qui ait la vie plus dure en cette occurrence. Car la société ainsi instituée n’était pas une république. Relisons le Grand Robert : « république, forme de gouvernement où le pouvoir et la puissance ne sont pas détenus par un seul, et dans lequel la charge de chef de l’Etat n’est pas héréditaire ». Tel est bien le cas. Il n’y a, ici, en Islande, ni pouvoir ni puissance traduits en actes, toutes les décisions intéressant la collectivité sont prises en commun, avec exigence d’un consensus, voire, comme on vient de le dire, de l’unanimité. S’il est une originalité de ce pays, la voici. Car l’Islande ne connut jamais d’armée ni de police ni de milice ni d’on ne sait quel corps spécialisé chargé de faire régner la paix et d’assurer la justice. Le « miracle islandais » dont je parlais plus haut est bien là : pendant plus de quatre siècles, la paix régnera parce qu’une vingtaine de grandes familles représentées par des bændr réputés (du moins à l’échelle des sagas qui ne nous parlent guère que d’eux) parviendront à maintenir un subtil jeu d’équilibre entre forces rivales, plus par diplomatie, pourparlers et transactions de tous ordres qu’en recourant à la force - au demeurant, l’Islande n’eut jamais, donc, ni rois ni jarls (elle expulsera sans pitié les rares candidats à ces prérogatives) non plus, notons bien ce point que d’armée ou corps spécialisé. Au point qu’il arrivera un jour, au XIIIe siècle, à un cardinal envoyé de Rome pour examiner la situation, Guillaume de Sabina, de s’étonner de ce fait. Allons plus loin : nous parlerons bientôt du lögsögumaðr, cet homme qui faisait fonction de président de l’al ing, sa fonction n’était pas héréditaire.Nous sommes en droit de nous étonner : nous sommes en plein Moyen Age européen, nous sommes également partis de pays-souches, comme je me suis permis de m’exprimer, tant germaniques que celtiques : ici et là sévissaient des rois ou des chefs fort souvent organisés en dynasties, dont l’autorité reposait sur l’exercice d’armées ou de corps spécialisés. Le lieu, ici, n’est pas de s’interroger sur ce qui peut passer pour une curieuse aberration, il suffit de constater le fait ! En second lieu - et retour à nos journalistes germanopratins car ici, nous sommes au cœur d’une erreur vraiment inexpugnable ! - le « pouvoir » n’appartient pas au peuple. Il faut s’attarder un peu et je suis certainement l’un des tout premiers spécialistes à avoir attiré l’attention sur ce trait, le « peuple » ne figure simplement pas, même à titre secondaire, dans nos textes, que ce soient les textes (nombreux) de loi ou les sagas et récits apparentés. Ce dont ces documents nous parlent, c’est des bændr pour et par lesquels ils ont visiblement été rédigés, qui, seuls, les intéressent. Prenez la
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saga que vous voudrez et cherchez-y de simples paysans, pêcheurs, ouvriers, vous n’en trouverez simplement pas. Je ne saurais dire que le fait était conscient des sagnamenn (ainsi appelle-t-on les auteurs de sagas), je ne connais qu’une allusion à cette étrangeté, dans la Sturlunga saga, où un homme du commun s’adresse à un chef en quête de suivants ou d’assistants, et lui dit en substance : mais pourquoi ne t’adresses-tu jamais à des gens comme nous pour t’aider ? Sans nous égarer : j’ai déjà dit qu’il n’est pas question d’aristocratie mais il est clair, si j’ose dire, que ces auteurs ont un sens aigu de l’Histoire avec majuscule et que tout ce qui ne la concerne pas au premier chef ne les intéresse simplement pas. En conséquence, nous ne sommes absolument pas en démocratie, il n’y a pas de rapports entre la Grèce antique et l’Islande, l’Islande n’est rigoureusement pas une démocratie, elle attendra l’époque tout à fait moderne et son retour à l’indépendance (1944) pour le devenir12. Ce point est capital, d’autant qu’il vaut tout autant - et retour contre nos très chers journalistes - pour les vikings qui jamais, au grand jamais, ne formèrent une collectivité démocratique même si une source hautement fantaisiste, le très partial et fort mal informé Dudon de Saint-Quentin (écrivant vers 1200 ses Acta Danorum qui sont le type même de l’ouvrage de complaisance conçu pour exalter la grandeur des souverains danois) leur fait dire la fameuse phrase : nous n’avons pas de chefs nous sommes tous égaux. Chose notoirement fausse ! Résumons en nous excusant de jargonner ainsi : l’Islande indépendante (je ne dis donc pas, jamais, au grand jamais, l’Islande républicaine ou démocratique) fut une ploutocratie oligarchique (ou une oligarchie ploutocratique, à votre guise): un petit nombre exerça le pouvoir en vertu du fait qu’il était formé des gens les plus riches. Il nous reste à détailler un peu cette situation dont nous avons posé les assises. En 927 sans doute, les sages, c’est-à-dire l’ensemble des bændr les plus judicieux, constatant, d’une part que vraisemblablement la « colonisation » de l’Islande est maintenant terminée, d’autre part qu’il est grand temps de donner à ce pays nouveau des structures étatiques recevables, - et, que l’on me pardonne cette longue incise, ce réflexe est parfaitement caractéristique, il ne saurait exister de pays sans loi, c’est la loi qui fonde la valeur d’une communauté, voyez ce qui va se passer en 999 alors que l’Islande, cette fois parfaitement constituée en pays dans l’acception normale du terme, se demande si elle ne doit pas adopter officiellement le christianisme comme la plupart des pays apparentés. Et elle 12
Rappelons que l'Islande passera sous la couronne norvégienne à partir de 12621264, puis sous la danoise à parti de 1385 et qu'elle ne s'émancipera qu'au cours du XXe siècle.
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décide de le faire sous le prétexte que « si nous devons avoir une seule et même loi, nous devons avoir une seule et même foi » - ce pays, donc, en 927, décide d’envoyer en Norvège, preuve patente de l’origine majoritaire de ses ressortissants, un de ses représentants, Ulfljotr de Langahals, un landnamsaðr, afin qu’il y étudie les lois en vigueur et les ramène en Islande où elles auront force de loi. Voici le texte de H 268 (une autre version du Landnamabok, parallèle à S 370) qui recoupe, s’il faut le dire, d’autres textes fondamentaux comme le code de lois à venir, dit Gragas, le Livre des Islandais d’Ari orgilsson le savant sans parler de diverses sagas anciennes : Quand Ulfljotr eut soixante hivers, il alla en Norvège et y passa trois hivers. Lui et orleifr le sage, son oncle, établirent les lois qui furent ensuite appelées lois d’Ulfljotr. Quand il revint en Islande, l’al ing fut institué et on eut ensuite une seule sorte de lois ici dans le pays. La suite du texte précise de quelles lois il s’est agi. Ulfljotr s’était rendu dans les provinces norvégiennes dont il était originaire, et c’est de là qu’il avait rapporté ces lois, celles du Gula ing et du Frosta ing. Il les avait apprises par cœur, cette culture n’ayant pas d’écriture propre à la consignation de textes longs13 et les aurait récitées telles quelles. Ce sont elles qui, jusqu’à l’adoption du christianisme évoquée plus haut ici et qui aurait entraîné également la pratique de l’écriture dite onciale carolingienne, véhiculée par les clercs et que les Islandais adoptèrent sans sourciller, ce sont elles, donc, qui vont être dès lors pratiquées. Il s’est agi, donc, d’un droit oral, ce dont nous retrouvons maintes traces dans les formulations même conservées ensuite par écrit. La décision d’envoyer Ulfljotr en mission, si l’on ose dire, et la conservation jalouse de ces lois (qui donneront lieu à la rédaction non seulement de plusieurs codes, mais encore à l’évocation, souvent substantielle, dans diverses sagas, au premier rang desquelles la Saga de Njall le brûlé que l’on pourrait à bon droit tenir, surtout dans sa dernière partie, pour les minutes d’un procès inlassablement repris) relèvent d’évidence de la certitude, pour tout Germain qui se respecte, de la nécessité impérieuse d’un ordre, d’une organisation si l’on entend fonder un état. Remarquons que la mythologie nordique - ce que nous en connaissons, en tout cas, et que nous pouvons tenir pour authentique ! - ne connaît pas de « diable » ou esprit mauvais, mais un certain Loki qui peut avoir de bons côtés mais assume le rôle du méchant parce qu’il privilégie le chaos, le désordre, notions absolument rébarbatives à ce génie germanique. Ou que le « vrai » dieu (peut-être le seul) qu’ait conservé la tradition, Tyr14 donc, nous est donné, dans un récit hautement symbolique, pour le créateur, mainteneur et garant du droit, au 13
Les runes, en raison de leur nature et de la façon de les réaliser, ne pouvaient servir qu'à noter des inscriptions laconiques. 14 Son nom signifie proprement « dieu » !
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détriment de sa propre personne : il assure l’ordre du monde en acceptant de perdre la dextre dans la gueule du monstre premier Fenrir, donné pour un loup ! Revenons à Ulfljotr et ses lois, fondatrices de l’état islandais. Ce sont elles qui inaugureront la division du pays en « quartiers » , qui instaureront la fonction de lögsögumaðr dont nous avons déjà noté le nom : il s’agira d’une manière de président du ing d’ensemble de l’île ou al ing (il existera des ing particuliers dans chaque quartier) dont la mission sera de réciter la loi (lög : loi, sögu est fait sur segja que nous avons déjà vu, et maðr = homme, donc homme /chargé/ de dire la loi) par tiers, en trois ans par conséquent le principe étant que nul n’est censé ignorer la loi. Le temps passant, il jouera aussi le rôle d’arbitre, en quelque sorte, entre les belligérants. L’al ing a été choisi avec un sens admirable et de ce que nous appellerions tourisme et de la pertinence technique du lieu, en bas d’une falaise créée par une éruption volcanique qui sert de réflecteur et devant laquelle, pour peu que l’on grimpe sur le « mont de la loi » ou lögberg, il est facile de se faire entendre de la foule. Le lögsögumaðr qui peut être rééligible mais pas indéfiniment, est assisté d’un cercle de conseillers de 36, puis de 39 membres qui sont des goðar, un terme que nous avons vu plus haut. Remarquons que l’al ing ne dispose d’aucun pouvoir exécutif puisqu’il n’existe pas, nous l’avons dit, de force coercitive, armée, police, etc. C’est un organisme législatif et judiciaire, ce tout dernier point devant être accentué, la session de cette assemblée revenant fort souvent au traitement extrêmement minutieux de procès de toutes sortes. Pour conclure : à partir de 930, il est permis de dire que la « fondation » de l’Islande est achevée. Il est confondant, je l’ai déjà suggéré, de savoir que l’état de choses qui vient d’être esquissé durera de 930 à 1262, mais tel est bien le cas. Me permettra-t-on d’ajouter, bien que ce soit hors sujet ici, que cet insolite en matière de fondation d’un état se retrouvera selon les mêmes paradoxes en matière de création littéraire qui vous fournit l’autre aspect du « miracle islandais ».
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LAT. URBEM CONDERE : DE LA PRATIQUE AU RITUEL Jean-Paul Brachet
Il y a quelques années, nous avons proposé de mettre l’expression latine urbem condere en parallèle avec la locution hittite warpa dai- « délimiter un périmètre, enclore »15. Le substantif latin urbs a longtemps irrité les spécialistes de linguistique historique en résistant à l’analyse étymologique. Pourtant, l’étymologie de urbs ne fait plus guère de doute aujourd’hui16 ; cela étant, le plus intéressant est l’aspect sémantique et phraséologique, qui méritait d’être examiné de plus près. Nos propositions de 2004 ont trouvé un prolongement dans un article récent d’A. Grandazzi : « Vrbem condere : de la linguistique à l’histoire ? À propos de Varron, Ling., V, 143 ». Nous souhaitons présentement, en repartant de nos conclusions de 2004, ajouter quelques prolongements à notre recherche antérieure. 1. Lat. urbs, hitt. warpa et les formes apparentées S’il a indubitablement l’allure d’un nom racine, le mot urbs a opposé une longue résistance à l’analyse étymologique, plus, peut-être, sous l’effet d’un déni de réalité que pour des raisons objectives : on se refusait à trouver une origine indo-européenne à ce mot. Il est vrai que les solutions étymologiques possibles ne sont pas légion. Avant même de sortir du latin et de se lancer dans la comparaison indo-européenne, urbs peut être rapproché, dans sa langue d’origine, de la famille de mots qui désignent le bois souple, la baguette flexible : uerbera « baguettes, verges, fascines », uerbēnae « baguettes, brindilles ».
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J.P. Brachet, 2004 : « Les fondements indo-européens de lat. urbem condere », Latomus, 63/4, oct.-déc. 2004, p. 825-840. 16 L’aspect formel sera traité plus loin. A. Della Volpe, « Hillfort nomenclature in Indo-European : the case of Latin urbs », The Journal of Indo-European Studies, 16, 1988, p. 195-208. M. Driessen, « On the Etymology of Lat. urbs », Journal of Indo-European Studies, 29, 2001, p. 41-68.
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Plusieurs formes apparentées se trouvent en balto-slave : • v.r. vīrba, r. vérba « Weide, salix »17, collectif v.sl. vrǎbije « ƴİơƩ »18 ; • lit vir˾bas « rameau, baguette, bâton, verge », diminutif vir˾balas, lett. virba, vir˾bs, v.pr. wirbe « id. », lit. virbis, -io « laurier, saule ». Le rattachement de hitt. warpa à cette famille est généralement admis : « A Hittite (i.e. Hit warpa ‘enclosures’)-Tocharian (Toch A warp ‘enclosure’) isogloss gives us *werPo- (where the -P- indicates any bilabial, i.e. *b, *bh, or *p) which could probably be extended by Lat urbs ‘city’ (< *‘ritual enclosure’). »19 Et ils ajoutent : « all derived from the root *wer- ‘cover, enclose, protect’. »20 Le rapprochement de urbs et warpa a été affirmé pour la première fois, d’après nos recherches, par Della Volpe 1988. Outre le hittite et le latin, on doit faire entrer en ligne de compte le tokharien, langue dans laquelle la base a donné des désignations de l’enclos et un verbe « enclore »21 : • tokh. A warp « clôture », tokh. B werwiye (< *werpiye), diminutif werpiĞke « jardin »; • verbe dénominatif AB wƗrpƗ- « entourer, encercler », part. prétérit /wƗwƗrpƗ-/ « entouré ». Ces diverses formes reposent sur une base alternante *werbh-/*worbh/*w܀bh-. Lat. urbs provient du degré Ø, *w܀bh- > *wurbh-> urb- après absorption de w dans u. Cette solution est plus satisfaisante que d’imaginer un degré Ø à samprasƗraa qui détruirait la syllabation (*wrbh- évoluant en *urbh-). À l’initiale, C܀C aboutit souvent à CurC22. Quant au hitt. warpa 17
Cf. M. Vasmer, Russisches etymologisches Wörterbuch, I. Heidelberg, Carl Winter, 1953 p. 184. 18 Cf. R. Trautmann, Baltisch-slawisches Wörterbuch. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht., 1923 p. 360. 19 J.P. Mallory, D.Q. Adams, The Oxford Introduction to proto-Indo-European and the Proto-Indo-European World, New York, 2006 p. 221. 20 Le LIV n’a pas d’entrée *wer-, seulement *wert-. Aucun verbe n’est fait directement sur *wer-, on n’en trouve que sur des bases élargies, *wert-, *werg- (lat. uergeǀ), *wergh- (g.c. *wurg-jan, v.angl. wyrgan, mod. worry), *werb- (g.c. *werpan, all. werfen, angl. warp). Cf. Watkins, C., The American Heritage Dictionary of Indo-European Roots. Boston, Houghton Mifflin Company, 2000 p. 99. 21 Se reporter à D. Q. Adams, A Dictionary of Tocharian B. Amsterdam, Rodopi, 1999 pour le détail. 22 Cf. G. Meiser, Historische Laut- und Formenlehre der lateinischen Sprache, Darmstadt, 1998 p. 63 : curtus sur *kwer- « couper », currǀ sur *k܀se/o-, turma et
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« enclos, clôture, périmètre », bien que l’écriture du hittite ne laisse pas déterminer sans équivoque la qualité sourde ou sonore de la labiale, et que le degré vocalique de warpa ne se laisse pas non plus appréhender avec certitude puisque la séquence warp- peut provenir de werP-, worP- ou w܀P-23, la parenté avec lat. urbs est la solution la plus vraisemblable, et s’est imposée. Ce nom warpa, à lire donc /warba/, est connu principalement par la locution warpa dai-/tiya- qui est au centre de nos préoccupations. Bien que le singulier ne soit pas attesté, il s’agit selon toute probabilité d’un thème en -a-24, ici au collectif en -a. Même avis dans le dictionnaire étymologique de Kloekhorst25. Pour la forme, urbs et warpa ne se superposent donc pas exactement. Melchert 1984 penchait pour le degré o dans warpa, parce que c’est le degré vocalique des correspondants tokhariens. 2. Hitt. warpa dai- et lat. urbem condere Ce qui est le plus intéressant en sémantique historique, c’est de reconstituer le cheminement d’une évolution, l’apparition progressive d’un sens nouveau. Dans le cas présent, le sens de « ville » qu’a acquis le mot urbs n’est pas hérité, c’est en proto-latin même qu’il s’est mis en place, et c’est donc en cette langue qu’on doit s’efforcer d’en suivre la genèse. Nous allons faire un détour par une étude de phraséologie, dans laquelle le hittite permet d’éclairer le latin. Du hittite warpa « périmètre, entourage, clôture », on a deux occurrences dans les annales du roi Mursili : KUB XIV 15 III 38: 1-edani kuedanikki warpa tiyaweni nu//war//an//kan katta uwateweni. « Einen (von den beiden Teilen) wollen wir umzingeln und ihn herabführen. »
turba sur *twer-, surdus sur *swer-. Sinon, le traitement le plus courant de * ܀en latin est or (cf. cf. cor, cordis vs țĮȡįĮ). 23 Cf. S. Kimball, Hittite Historical Phonology. Innsbruck, IBS 95, 1999 p. 162: hitt. *e > a devant r + cs. Le problème est qu’il y a aussi en hitt. un radical verbal warpp« rub, scrub, twist », que S. Kimball rapproche de lit. virp˾ ti « spin », et fait remonter à *werp-. 24 Héritier donc de la flexion thématique. Cf. H.C. Melchert, Studies in Hittite Historical Phonolog. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1984 p. 157. 25 A. Kloekhorst, Etymological Dictionary of the Hittite Inherited Lexicon. Brill, Leiden, 2008, p. 996. L’auteur ne peut se défaire d’une certaine perplexité face au rapprochement de warpa-, tokh. A wärp, B wƗrp, et lat. urbs. Il se résout néanmoins à poser un prototype *worbho- auquel il donne le sens de « enclosure », ce qui nous paraît tout à fait raisonnable.
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KBo V 8 III 15-16: mƗn//kan mƗn ANA IPittaggatallipit warpa tehhun. « Wenn ich da ausgerechnet den Pittaggatallis hätte umzingeln wollen. »26 Autre exemple: KUB XXXV 133, II 33-34: n//at//kan ANA DUGÚTUL pissiyazzi nu//kan warpa dai nu warpas sƝr GEŠTIN KU7 sippanti.27 « Il le jette dans le récipient (rituel), délimite un périmètre (consacré) et fait une libation de vin doux sur le sol du terrain délimité. » On relève également une expression warpi tiyant- « placé dans un warpa », « enfermé » : KUB XIII 2 IV 28: n//at warpi tiyan estu. « Que cela soit placé dans un warpa (= que cela soit mis à l’abri). »28 Warpi est donc un locatif29, et le warpas de KUB XXXV 133, II est un datiflocatif pluriel. L’expression warpa dai- est en voie de solidification, elle ne signifie plus que « entourer », et elle est relayée par le dénominatif warpai-, itératif warpisk- « enclore »30. Dans les deux exemples cités précédemment, 26
Trad. allemandes empruntées à A. Götze, Die Annalen des Mursilis. Mitteilungen der Vorderasiatisch-Aegyptischen Gesellschaft, XXXVIII, Leipzig, 1933, p. 54-55 (3e année du règne de Mursili) et p. 156-157 (21e année du règne) ; commentaire de la locution ibid. p. 237-239. Nous suivons la pratique du CHD en séparant par // les éléments des chaînes de clitiques. 27 F. Starke, Die keilschrift-luwischen Texte in Umschrift, Wiesbaden, Harrassowitz, 1985, p. 280. Nous laisserons à plus compétent que nous le soin de rendre raison de la présence de la particule de phrase -kan en combinaison avec warpa dai- deux fois sur trois. 28 Tiyant est le participe en -nt-, à sens passif, de dai-/tiya- « placer ». Il s’agit d’une prescription adressée à des fonctionnaires chargés de surveiller les récoltes ; contexte peu clair. Cf. E. von Schuler, Hethitische Dienstanweisungen für höhere Hof- und Staatsbeamte, Archiv für Orientforschung X, Graz, 1957, p. 51. 29 Cf. H.C. Melchert, Studies in Hittite Historical Phonolog, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht., 1984 p. 157. 30 Cf. J. Tischler, Hethitisches Handwörterbuch. Innsbruck, IBS 102, 2001, p. 196. Il
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le sens global de l’expression warpa dai- est le même, mais les contextes sont différents. Dans KUB XXXV, warpa dai- veut dire « délimiter un périmètre circulaire », en contexte rituel. Dans KUB XIV et KBo V, en contexte militaire, il s’agit d’« encercler ». Le datif dénote la personne visée par le procès. Le sens particulier de « enclos » est également attesté, hors de la locution warpa dai-, dans un passage cité par le dictionnaire de Chicago31 : KUB XXXI 101, 9-10 : MUSEN.HI.A-wa//(n)nas//kan warpi lƗƝr.32 « They released for us the birds in/from the enclosure (?) ». Le sens pris par dai- dans warpa dai- est très proche de « faire » : « établir, mettre en place », avec un complément de l’objet effectué, c’est « faire, réaliser »33. Nous avons fait l’hypothèse que warpa dai- reflète un ancien syntagme *w܀bh- dheh1-, qui se retrouve également dans lat. urbem (con)dere. Si le syntagme urbem (con)dere répond bien à warpa dai-, il a le même sens d’origine : « tracer un cercle, délimiter un périmètre ». Or les témoignages des Latins ont toujours laissé entendre que urbs désignait le périmètre de la cité à venir. La fondation de la ville se confond en effet avec une opération essentielle, le tracé de sa limite (le fameux sillon), qui est circulaire, comme l’indiquent les verbes circumagere, circumducere et le nom orbis appliqué au périmètre : Varr. L.L. 5, 143 : oppida condebant in Latio Etrusco ritu multi, id est iunctis bobus, tauro et uacca interiore, aratro circumagebant sulcum (hoc faciebant religionis causa die auspicato). […] Quare et oppida quae prius erant circumducta aratro ab orbe et uruo urbes; et, ideo coloniae nostrae omnes in litteris antiquis scribuntur urbes, quod item conditae ut Roma. Cic. Phil. 2, 102 : tu autem insolentia elatus omni auspiciorum iure turbato Casilinum coloniam deduxisti, y a également un verbe warpalai- (warpilai-) « entourer, enfermer ». 31 CHD p. 2, n°5, s.v. la-, lai- « délier, détacher, relâcher ». 32 D’après le CHD, l’exemple provient d’une « letter about birds oracles ». 33 On parlera d’objet effectué lorsque le procès provoque l’apparition d’un objet qui n’existait pas auparavant.
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quo erat paucis annis ante deducta, ut uexillum tolleres, ut aratrum circumduceres. Aux circumagere ʌİȡȚİȜĮȞİȚȞ :
et
circumdare
latins
répond,
chez
Plutarque,
Vie de Romulus, 11, 3 : į’ ȠੁțȚıIJȢ ਥȝȕĮȜઅȞ ਕȡȩIJȡ ȤĮȜțોȞ ȞȚȞ, ਫ਼ʌȠȗİȪȟĮȢ į ȕȠ૨Ȟ ਙȡȡİȞĮ țĮ șȒȜİȚĮȞ, ĮIJઁȢ ȝȞ ਥʌȐȖİȚ ʌİȡȚİȜĮȪȞȦȞ ĮȜĮțĮ ȕĮșİĮȞ IJȠȢ IJȑȡȝĮıȚ.34 S’il est reconnu que le hittite et le tokharien possèdent tous deux un dénominatif tiré de notre nom de l’enclos, il faut ajouter le latin, qui a urbƗre/uruƗre35. Le rapport du verbe urbƗre/uruƗre avec la famille de urbs paraît difficile à réfuter. C’est un verbe archaïque, qui a disparu de l’usage dès nos plus anciens textes. Il a été conservé surtout dans l’évocation de la délimitation du territoire de la cité au moyen du labour rituel : Dig. 50, 16, 239, 6 : urbs ab urbo appellata est : urbare est aratro definire. Et Varus ait urbum appellari curuaturam aratri, quod in urbe condenda adhiberi solet.36 34
« Le fondateur, ayant mis à sa charrue un soc d’airain, y attelle un bœuf et une vache, puis les conduit en creusant, sur la ligne circulaire qu’on a tracée, un sillon profond. » (trad. R. Flacelière, C.U.F., 1957). 35 Pour le flottement rb/rw, voir J. P. Brachet, « Les fondements indo-européens de lat. urbem condere », Latomus, 63/4, oct.-déc. 2004, p. 837-838 et J.P Brachet, « Une famille de mots techniques : lat. uruum et formes apparentées. », Lingua Latina 8. Latin et langues techniques, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2006, p. 56-59. En latin, il faut évoquer le nom uruum « chambige de l’araire », qui est à l’origine un morceau de bois recourbé, dont nous avons traité en détail dans J.P Brachet, « Une famille de mots techniques : lat. uruum et formes apparentées. », Lingua Latina 8. Latin et langues techniques, Presses de l’Université de ParisSorbonne, 2006. Les formes balto-slaves issues de *werbh- connaissent aussi des doublets provenant de *werw- : v.sl. vrǎvƱ « ıȤȠȚȞȠȞ », tch. vrv, v.r. verv’ (ɜɶɪɜɶ, vƱrvƱ), r. verv’, verëvka « corde », lit. virvơ˾, lett. vìrve « corde, cordage, fil, lacet », diminutif virvͅlơ « ficelle, cordelette ». 36 Les mss. du Digeste ont bien des formes à b. Que penser de cette graphie : influence du nom urbs, ou variante à occlusive et non à spirante ? On exclura toutefois une graphie fautive due à une prononciation spirante généralisée de w et b, car, même si cela est vrai à l’époque, les textes soignés, littéraires ou juridiques, respectent les graphies classiques.
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Néanmoins, ce verbe a dû s’employer dans la langue commune, si l’on en juge d’après un fragment d’Ennius, dont on ne peut malheureusement pas tirer grand-chose : Fest. p. 514 L : uruat Ennius in Andromeda significat circumdat, ab eo sulco qui fit in urbe condenda uruo aratri, quae fit forma simillima uncini curuatione buris et dentis, cui praefigitur uomer. Ait autem : circum sese uruat ad pedes a terra quadringentos caput.37 Vruare signifie ainsi « tracer le périmètre » ; son sens est le même que le sens premier de urbem condere. On a là une équivalence entre une locution à verbe support et un dénominatif. Avant donc de désigner la « ville », urbs en a désigné le pourtour. Il est aisé de remonter la filière sémantique. Si, dans un rituel hittite ainsi que dans la locution institutionnelle urbem condere, le produit de *w܀bh- s’applique à la délimitation d’un espace sacré (plus exactement, consacré par les rites appropriés), néanmoins, en hittite, warpa dai- a aussi des emplois profanes. La locution n’est pas spécifiquement religieuse ; seul le référent, l’espace délimité par son périmètre, aura ou non, selon les circonstances, un usage religieux. Car ce qui compte avant tout, dans la mise en place d’un espace sacré, c’est sa délimitation38. En hittite, warpa n’a bien sûr jamais désigné la « cité » mais seulement le périmètre délimité, l’enclos. On sait que l’indoeuropéen ne nous a pas laissé de mot pour désigner la « ville », l’agglomération urbaine. Les désignations de la cité proviennent le plus souvent de celles de « l’enceinte » sous diverses formes. Les plus connues sont le « remblai de terre » et l’« enclos ». Le « remblai » de terre déversée pour faire un mur a produit gr. ʌંȜȚȢ, d’abord « citadelle », et sk. púram (nt.) « Wall, Burg, Stadt »39. Le groupe de *ghórtos/*ghórdhos « enclos » a donné le nom slave de la « ville »40. De même, en celtique et germanique, 37
= Vahlen sc. 117. Skutsch frg. XLVII (114) p. 94, met caput entre cruces et avoue son impuissance, p. 264 : « I have found no plausible explanation of this fragment. » 38 On le voit avec templum et IJȑȝİȞȠȢ, dérivés d’une racine *tem- « couper, découper » qui n’a pas en soi de valeur religieuse. 39 Púram est le dérivé thématique du nom-racine pnj( ۊpúr-, f.) « Schutzwall, Wall, Mauer », bâti sur la racine *pelh1- « verser, déverser » (puis « emplir »). Cf. M. Mayrhofer, Etymologisches Wörterbuch des Altindoarischen, II 12, 1992, s.v. : « vermutlich als “Aufschüttung, aufgeschütteter Wall” zu píparti. » 40 v.sl. gardǎ, r. górod, etc. Cf. J.P. Mallory, D.Q Adams, The Encyclopedia of IndoEuropean Culture, London-Chicago, Fitzroy Dearborn Publishers, 1997, s.v. FENCE
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l’ancêtre de angl. town, gaul. -dunum41, est un nom de la « clôture » (cf. all. mod. Zaun « clôture, barrière »)42. La filiation sémantique ne peut pas être mise en évidence dans des textes, alors que, s’agissant de urbs, terme propre au latin, il semble que nous soyons plus chanceux, puisqu’on peut reconstituer une filière interne, à partir de la locution *w܀bh- dheh1-. D’après Della Volpe 1988, on passerait directement du « bois flexible » à la « clôture [en bois flexible] », puis à la « ville ». Elle évoque, à titre de parallèle sémantique, all. Wand « mur », de la famille de winden « tourner », mais aussi « entrelacer » ; il s’agissait à l’origine d’un mur fait d’un treillage (par la suite recouvert de terre). Les correspondants got. wandus, v.isl. vІndr ont gardé le sens de « verge, baguette »43. Comme toujours en sémantique historique, l’essentiel est dans les étapes intermédiaires, qui permettent de comprendre le processus d’apparition d’un sens nouveau. La notion de « ville » étant étrangère à la mentalité indo-européenne primitive, le sens de « ville » ne peut émerger qu’à la suite de la réinterprétation d’un terme ou d’une locution préexistants. On ne peut donc se passer d’une étape intermédiaire, en l’occurrence le syntagme *w܀bh- dheh1- « délimiter un périmètre ». Si latin et hittite ont gardé un syntagme issu de *w܀bh- dheh1-, le latin a restreint l’emploi de urbem condere à l’expression de l’opération essentielle de fondation de la ville, à savoir la délimitation de son pourtour, et, conséquence de cela, seul le latin a utilisé *werbh- pour désigner la « ville ». Dès lors, on pensera que la base *werbh- porte la notion de « courbure ». Cette base *werbh- est un élargissement de *wer- « tourner » et « enclore », les deux racines *wer- étant vraisemblablement identiques à l’origine : *wer- « enclore » est un développement sémantique de *wer« tourner ». Le passage du « tour » au périmètre de délimitation, puis à la clôture, est aisé. De l’idée de « courbure » proviennent celles de « circularité, périmètre, entourage ». La base *werbh-/*worbh-/*w܀bh- est purement nominale. Les langues se partagent en trois : celles dans lesquelles les produits de *werbh- ne s’appliquent qu’à du bois (le balto-slave), celles où ils désignent « l’entourage, la clôture » (tokharien, anatolien), et le latin, p. 199 pour les formes et les sens. 41 Bien connu comme deuxième terme de toponymes composés : Lugdunum, Uxellodunum, etc. 42 Pour ces dénominations, se reporter à J.P. Mallory, D.Q Adams, The Encyclopedia of Indo-European Culture, London-Chicago, Fitzroy Dearborn Publishers, 1997, aux entrées FORT p. 210-211, WALL p. 628-9, et à X. Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise, Paris, 2003 p. 154-156 s.v. dunon « fort, citadelle » pour les formes celtiques (gaul. dunum/įȠ૨ȞȠȞ, v.irl. dún, v.bret. din). 43 g.c. *wandu- ; cf. F. Kluge, E. Seebold, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, 24e éd. Revue par E. Seebold. Berlin, de Gruyter, 2004 s.v.
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langue privilégiée, qui possède les deux séries, urbs d’un côté, uerbera de l’autre. Le latin permet ainsi de faire le lien entre les deux séries issues de *werbh-. Il reste un point étonnant dans la base *werbh-, c’est le suffixe -bh-, en raison de sa grande rareté ; des formes élargies en t existent également et fournissent des prototypes *w܀tis, w܀to/-Ɨ, worto/-Ɨ44. Si l’on veut faire un peu de glottogonie raisonnable, on peut ramener -bh- à la racine *bhnj« croître, être ». *werbh-/*worbh-/*w܀bh- sera alors le bois qui se développe courbe, par opposition au bois qui se développe droit, représenté par lat. probus, formation qui a été thématisée45. Nous suivons Della Volpe 1988 pour reconnaître que *werbh- a dû être initialement un adjectif, substantivé, selon le processus habituel, par intégration du substantif qu’il qualifiait : « (morceau de bois) recourbé ». Le « bois recourbé » est passé du concret à l’abstrait, pour donner la désignation de la « courbure », du « cercle ». Il arrive souvent que ce soient les objets qui incarnent le mieux la notion, les « parangons », qui finissent par en fournir la dénomination46. En tout cas, 44
Voir J.P. Mallory, D.Q Adams, The Encyclopedia of Indo-European Culture, London-Chicago, Fitzroy Dearborn Publishers, 1997, 1997 s.v. FENCE p. 199 (v.angl. worþ « court, courtyard », sk. v܀ti- « clôture », v.prus. warto « porte », lit. var֥ tai « porte, passage », etc.). Le produit moderne de v.angl. worþ se retrouve dans les toponymes en -worth. 45 Le premier élément de pro-bus est adverbial, le second est une forme de la racine *bhewH-/*bhnj- (*bhuH-) « croître, se développer, devenir ». -bus est un dérivé thématique de la racine *bhuH-. Il faut poser une séquence *bhuH-o-, avec disparition de la laryngale (probable effet de la composition). On peut compléter le tableau avec superbus, de structure comparable, et les adjectifs grecques proches ਫ਼ʌİȡijȣȒȢ, ਫ਼ʌİȡijȓĮȜȠȢ ainsi que les adverbes ਫ਼ʌİȡijȣȢ et ਫ਼ʌȑȡijİȣ (cf. C. Lamberterie, « L’adverbe grec ਫ਼ʌȑȡijİȣ », Mélanges François Kerlouégan, éd. Par D. Conso, N. Fick et B. Poulle, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Belles Lettres, 1994, 321-340 ; et Meier-Brügger, M., « Griechisch ਕijȪȘ “Bratfischchen”, ved. ábhva- “Unding”, myk. a-phu- », Münchener Studien zur Sprachwissenschaft, 52, 1991, 123-125. 46 Cf. F. Rastier, « Cognitive semantics and diachronic semantics : the values
and evolution of classes », Historical Semantics and Cognition, éd. par A. Blank et P. Koch, Berlin-New York, Mouton de Gruyter, 1999 p. 114-116. On pense à lat. pecunia « (fortune) en bétail » qui, étant le parangon de la richesse, finit par devenir la dénomination de cette notion. En français, on peut citer gain, initialement « récolte » (sens conservé dans regain), gagner « récolter », qui ont fini par désigner toute espèce de revenus, le revenu agricole ayant été le revenu par excellence au moyen âge (cf. fr. argotique blé, qui désigne aussi l’argent en général). Certains secteurs du lexique ont l’air de se prêter mieux que d’autres à ces évolutions. C’est encore de cette façon que des noms propres parangons de qualités,
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pour expliquer le sens général de « encercler » que peut avoir warpa dai-, il faut supposer le passage à l’abstrait de warpa. 3. Préhistoire de urbem condere : l’intérieur et l’extérieur L’emploi de l’expression urbem condere s’est restreint pour désigner l’opération ritualisée de fondation de la cité, à commencer par la cité par excellence, Rome — d’où l’emploi fréquent de urbs pour référer à Rome. On a noté depuis longtemps, chez les peuples de tradition indo-européenne, l’importance accordée à la notion de limite, de seuil. L’habitat regroupé existait chez eux comme chez beaucoup d’autres, mais les Indo-Européens avaient particulièrement conceptualisé l’opposition entre l’espace fermé et l’espace ouvert47. Les langues indo-européennes de l’extrême Ouest (celtique, germanique, italique) et celles de l’extrême Est (iranien, tokharien) possèdent un nom de l’« espace ouvert » : v.irl. roe, av. rauuǀ (rauuas-), et les formes germaniques got. rums, vha. rnjm (all. mod. Raum), angl. room, v.isl. rúmr. En germanique, le nom est la substantivation de l’adjectif *rnjma« vaste, étendu », attesté en gotique et en vieil-islandais48. Le vieux-slave a un adjectif ravƱnǎ « plat, uni ». En latin, nous avons rnjs49, qui, précisément, entre dans une opposition fonctionnelle bien connue avec urbs. On peut supposer que, dans un lointain passé, cette opposition révèle une existence de nomades qui fréquentaient la steppe. L’« open space », désigné par *rewos- ou un terme apparenté, étant la base, les établissements humains supposent d’abord un découpage dans cet espace découvert. L’une des bonnes raisons pratiques d’enclore tout établissement humain est de protéger les animaux domestiques et d’éviter qu’ils ne s’enfuient ou ne soient de comportements, etc. deviennent noms communs : un hercule, une égérie, etc. 47 Voir B. Sergent, Les indo-européens, Paris, 1995 §153-157 « l’habitat » et « l’organisation sociale » p. 185-193, surtout p. 185-188. 48 Pour les formes germaniques, on se reportera aux ouvrages fondamentaux habituels : F. Kluge, E. Seebold, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, 24e éd. Revue par E. Seebold. Berlin, de Gruyter, 2004 ; S. Feist, Vergleichendes Wörterbuch der gotischen Sprache. 3e éd., Leiden Brill, 1939 ; W. Lehmann, A Gothic etymological Dictionary. Brill, Leiden, 1986. 49 Rnjs est directement superposable à av. rauuas- : rnjs < *rowos- < *rew-os-, cf. injs < *yowos- < *yew-os-. L’évolution phonétique a rendu méconnaissables ces anciens neutres du type genus. Le nominatif-accusatif a alors servi de base de flexion, et le s intervocalique a subi le rhotacisme. Comme J. Vendryes, « Les correspondances de vocabulaire entre l’indo-iranien et l’italo-celtique », Mémoires de la Société de linguistique, 20, 1918, p. 265-285 l’avait fait observer, on note ici une correspondance étroite entre l’extrême Ouest indo-européen, lat. rnjs, et l’extrême Est, av. rauuas-.
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attaqués par des prédateurs, avant même, peut-être, de protéger les hommes. Or les Indo-européens sont censés être foncièrement des pasteurs. La construction de l’enclos n’est pas à l’origine une procédure intrinsèquement religieuse, mais, comme toujours dans les sociétés primitives, il n’est pas d’action usuelle qui ne soit empreinte de rituel. Tout cela fait que, à nos yeux, le lointain arrière-plan indo-européen de l’expression urbem condere ne fait guère de doute. L’avestique connaît un adjectif composé rauuasþarat- « qui se meut dans le vaste espace » ; il désigne les animaux sauvages, qui gambadent librement dans la nature. Le domestique et l’humain sont par contraste ce qui est enclos dans des limites définies. Les animaux domestiques, ceux qui vivent avec les hommes, sont dans l’enclos. On peut encore évoquer oppidum, dont l’analyse précise reste discutée, mais qui peut désigner précisément ce qui fait obstacle (ob-) sur la plaine (*pedom, correspondant de gr. ʌįȠȞ ?), sur fond d’« open space », c’est-à-dire un enclos quelconque, en particulier celui qui caractérise une agglomération humaine, fût-elle au départ modeste. 4. En conclusion : un Midgard latin ? Chez les anciens Germains, l’univers est divisé en plusieurs « enclos », les hommes et les dieux occupant l’enclos central, Midgard « enclos du milieu ». Cette dénomination est commune à l’ensemble du germanique, et s’est maintenue, démotivée, même après la christianisation : v.isl. Miðgarðr, got. midjungards « ȠੁțȠȣȝȞȘ », vha. mittilgard, mittangard, v.sax. middelgard, v.angl. middangeard. C’est par la tradition norroise que nous appréhendons le mieux cette représentation50. Le monde civilisé, hommes et dieux, est installé dans Miðgarðr. Le séjour des dieux est au centre de Miðgarðr, dans Ásgarðr51. À l’extérieur de Miðgarðr, c’est Útgarðr, le domaine extérieur (út-, cf. angl. out, all. aus) à l’enclos. Útgarðr est le séjour de tous les monstres, géants, trolls, etc. C’est le lieu de la non-civilisation. Simek 2003 rapporte qu’au 19e s., d’aucuns ont pensé que le Miðgarðr pourrait reproduire, sur le plan macrocosmique, le modèle d’une ferme nordique du haut Moyen Âge. C’est évidemment peu probable, la conception 50
Voir R. Simek, Lexicon der germanischen Mythologie. 3e éd. revue. Stuttgart, A. Kröner, 2006, s.v. Midgard et Utgard; R. Boyer, Yggdrasill. La religion des anciens Scandinaves. Paris, Payot, 1992 p. 191-194, avec références aux textes scandinaves anciens. 51 Miðgarðr est attesté dans l’Edda, Völuspá (« Chant de la voyante »), et chez les scaldes du 11e s. Ásgarðr est chez le scalde Þórbjörn dísarskáld (10e s.). Voir Simek 2003 p. 175-177, 2. Kosmologie, VI. Vorchristliche germanische Kosmogonie, Kosmologie und Eschatologie.
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de Miðgarðr remontant beaucoup plus haut. En revanche, Útgarðr a servi à désigner le monde inconnu, non exploré52. Le terme est ancien, bien qu’il ne soit apparemment pas attesté avant le 13e s. Cette organisation macrocosmique, élaborée à l’époque germanique commune, reprend l’opposition héritée entre un intérieur et un extérieur, opposition matérialisée par une clôture de séparation, g.c. *garða-. Cela nous pousse à nous demander si la fondation de Rome telle que décrite par urbem condere ne relève pas du même schéma. La fondation de la Ville est, dans le microcosme, parallèle à celle de l’univers dans le macrocosme. Or la locution urbem condere évoque la mise en place de la séparation entre la cité et l’extérieur. Dans un passé récent, nous nous étions intéressé également à l’expression moenia pǀnere, qui nous avait semblé être une manière poétique d’évoquer la création de Rome, et qui relèverait de la même veine conceptuelle53. Les Romains ont restreint leur ethnicité à la Ville, au point de perdre le mot indo-européen occidental qui désignait le peuple, *teutƗ, bien conservé par les voisins de langue osco-ombrienne. Car il est évident que le succès de urbs est concomitant de la probable disparition de *teutƗ54. La romanité se concentre dans la ville ; *teutƗ a été supplanté par urbs et par cƯuitƗs, nom secondaire, dérivé de cƯuis. Si les Romains ont effectivement connu puis perdu *teutƗ, c’est à cause de l’émergence de urbs. Là où l’ombrien dit tuta ikuvina, les Romains disent cƯuitas RǀmƗna, urbs Rǀma/RǀmƗna. Vrbs a évincé le mot ancien après s’être imposé par le biais de la locution urbem condere. À notre avis, l’expression urbem condere pourrait refléter la transposition dans le plan politique d’une représentation qui a pu être d’ordre cosmogonique. Quand nous parlons de représentation cosmogonique, nous ne pensons pas forcément à une élaboration intellectuelle très complexe. Dans un domaine proche, A. Christol a mis en évidence comment des opérations très pratiques et quotidiennes ont pu passer dans les mythes de fondation55 ; les Védas et Homère portent les 52
R. Simek, Lexicon der germanischen Mythologie. 3e éd. revue. Stuttgart, A. Kröner, 2006, p. 176 : « die Welt… die ursprünglich alles jenseits der eigenen Erfahrungswelt umfasste. » 53 J.P. Brachet, « Moenia ponere. Une manière archaïque de désigner la fondation d’une cité en latin », Hommages à Carl Deroux II (prose et linguistique, médecine), Bruxelles, coll. Latomus, vol. 267, 2002, p. 64-75. 54 D’après nous, l’hapax varronien tnjtƗnus (Ménippées 216[213]) que nous avons étudié dans J.P. Brachet, « Lat. tnjtƗnus : sens et formation », Latomus, 65/4, 2006, est la trace d’un archaique *tnjtƗ éliminé en proto-latin. 55 Voir successivement A. Christol, Des mots et des mythes. Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2008 : « De ijȩȦȢ ਥȡȦȞ à ã dyãۨ tano܈i. Note de phraséologie », « Les huttes cosmiques I. Pour une archéologie formulaire
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traces d’une cosmogonie qui se représente la construction de l’univers comme celle de la tente que, chaque soir, on dresse en plantant des poteaux puis en tendant des toiles par-dessus : « Une conception très ancienne, probablement liée au nomadisme, imaginait le monde comme une hutte et la succession des jours et des nuits comme deux toiles, l’une sombre, l’autre lumineuse, alternativement tendues sur un corps de poteaux cosmiques. »56 Dans le cas de la fondation de la ville, l’opération concrète d’installation de la clôture peut très bien être le point de départ de la désignation de la création de la proto-agglomération, et être absorbée dans le rituel qui accompagne toujours ces pratiques.
du Véda », « Les huttes cosmiques II. Pãjas – des poteaux à la lumière » (p. 213278). 56 P. 278.
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JUMEAUX ET RECITS DE FONDATION : PERSPECTIVES COMPARATIVES SUR LE CAS DE ROMULUS ET REMUS Dominique Briquel
La légende de fondation de Rome met en scène non seulement le conditor Romulus, mais le couple de jumeaux Romulus et Rémus, parfois qualifiés conjointement de conditores urbis, fondateurs de la ville57, même si, en toute rigueur, un seul a vraiment joué le rôle de conditor pour Rome, son frère disparaissant au moment où avait lieu la fondation de la cité. La tradition fait donc intervenir le thème des jumeaux, ce qui permet de ranger la légende romaine dans la série nourrie de celles qui font appel à ce motif, motif tellement répandu de par le monde qu’on est tenté de l’attribuer à ce qu’on appelait à une certaine époque la « mythologie universelle »58. Le thème de la gémellité, tel qu’il a été présent dans les représentations des Romains et spécialement dans la légende de Romulus et Rémus, a suscité encore récemment plusieurs travaux59, qui ont bien montré la richesse des 57 C’est ainsi que Tite-Live désigne les deux jumeaux à propos de la statue de la louve du Lupercal lorsqu’il évoque l’action des frères Ogulnii, qui en 296 auraient procédé, selon la manière dont on comprend le texte, soit à l’érection du groupe des deux jumeaux et de la louve, soit à l’adjonction des figures des deux frères à une statue de la louve préexistante (10, 23, 12 : Cn. et Q. Ogulnii aediles curules… et ad ficum Ruminalem simulacra infantium conditorum urbis sub uberibus lupae posuerunt). Sur la question de la statue du Lupercal, C. Dulière, Lupa Romana. Recherches d’iconographie et essai d’interprétation, Bruxelles-Rome, 1979, p. 4367 (qu’on ne suivra pas cependant dans son identification de la louve du Lupercal avec celle conservée de nos jours au musée du Capitole ; sur ce monument et la proposition récente de datation au haut Moyen-Age, voir A. M. Carruba, La lupa capitolina : un bronzo medievale, Rome, 2007, et le volume collectif La Lupa capitolina. Nuove prospettive di studio. Incontro-dibattito in occasione della pubblicazione del volume di Anna Maria Carruba, La Lupa Capitolina : un bronzo medievale, Roma, 28 Febbraio 2007, sous la direction de G. Bartoloni, Rome, 2007). 58 Nous nous référons ainsi au titre de l’ouvrage d’A. H. Krappe, Mythologie universelle, Paris, 1930. Cet auteur s’est particulièrement intéressé au thème de la gémellité, qu’il désignait sous le terme de « dioscurisme » et auquel il a consacré son chapitre IV, p. 53-103. 59 F. Menacci, I fratelli amici. La rappresentazione dei gemelli nella cultura romana, Venise, 1996, A. Meurant, L’Idée de gémellité dans la légende des origines
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implications de ce motif et justifient qu’on lui ait donné une place dans le mythe par lequel on rendait compte de la naissance de l’Vrbs. La référence à des dieux ou héros jumeaux est donc extrêmement courante. Mais il ne faudrait pas que ce rappel de représentations religieuses qui peuvent sembler appartenir à un fonds universel, suscité assez logiquement par l’interrogation que ne pouvait pas manquer de produire le fait, rare et pouvant dès lors passer comme témoignant d’une intervention surnaturelle, qu’une grossesse aboutisse à la naissance non d’un seul enfant, mais de deux, aboutisse à dissoudre la spécificité de la tradition romaine et à réduire le cas de Romulus et Rémus à une simple application des connotations qui paraissent accompagner naturellement le concept de gémellité. Ainsi, il semble normal que lier à une naissance gémellaire une idée connexe de fécondité, d’abondance, de prospérité : comme il est normal (et banal) qu’une mère procrée un seul enfant, la venue au monde de jumeaux est inévitablement comprise comme dénotant une situation de richesse et de prospérité supérieure à la normale. C’est pourquoi un des traits qui caractérise le pays des Ombriens comme un véritable pays de cocagne dans la description enthousiaste (mais fort peu réaliste) qu’en faisait, au IVe siècle av. J.-C., l’auteur du recueil pseudo-aristotélicien De mirabilibus auscultationibus, était que les femmes n’y enfantaient que des jumeaux ou des triplés60. De telles naissances relèvent donc de ce qui, dans le système de représentation ternaire que G. Dumézil a dégagé comme ayant été caractéristique des Indo-Européens, appartenait au domaine de la troisième fonction et on comprend que, pour exprimer les valeurs d’abondance, de fécondité qui étaient propres à ce niveau fonctionnel, on en ait souvent posé comme patrons divins des dieux jumeaux, comme les Asvin en Inde ou les Dioscures en Grèce. Mais s’ensuit-il qu’on soit en droit d’appliquer le modèle des Asvin ou des Dioscures aux jumeaux de la légende romaine ? G. Dumézil s’y était essayé. Mais il suffit de renvoyer à la critique détaillée que T. P. Wiseman a faite de sa mise en parallèle de Romulus et Rémus et des dieux jumeaux de la mythologie indienne pour constater que le rapprochement ne permet pas vraiment d’éclairer le mythe romain61. On ne de Rome, Bruxelles, 2000, V. Dasen, Jumeaux, jumelles dans l’Antiquité grecque et romaine, Zurich, 2005. 60 Pseudo-Aristote, De mirabilibus auscultationibus, 80 (chez les Ombriens, on dit que le bétail porte des petits trois fois par an et que la terre donne autant de fruits qu’on en y sème ; on dit aussi que les femmes ont de nombreux enfants et en mettent au monde rarement un seul (à la fois), mais le plus souvent deux ou trois). 61 Voir G. Dumézil, La Religion romaine archaïque, Paris, 1966, p. 252-255 = 2e éd., 1974, p. 263-266. Critique de T. P. Wiseman dans Remus : a Roman Myth, Cambridge, 1995 (que nous citerons dans la plus récente édition italienne Remus, un
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peut pas dire que Romulus et Rémus, voire Romulus seul, soient associés aux valeurs de fécondité et surtout (et même s’il existe une certaine distinction de niveau entre les deux jumeaux indiens, puisque l’un d’eux, davantage lié au bœuf et à la première fonction, peut être ressenti comme supérieur à l’autre, lié au cheval et à la deuxième fonction) on se heurte à la différence fondamentale qu’à Rome un des deux frères est éliminé dès la fin de la période des enfances, au moment où les petits-fils de Numitor se destinent à accomplir ce qui sera l’acte essentiel que relate la légende, c’està-dire la fondation de la cité. On est très loin du schéma des deux divinités jumelles, dont le trait essentiel est qu’elles agissent de concert. D’autres données générales concernant ce qu’on peut appeler la mythologie des jumeaux peuvent, il est vrai, sembler mieux répondre que la référence aux jumeaux de troisième fonction sur le point du sort différencié qui est réservé aux deux fils de Rhéa Silvia. Nous avons fait allusion au concept de « dioscurisme », que A. H. Krappe, reprenant des vues de J. Rendel Harris62, avait popularisé : il part de la constatation que dans des légendes grecques comme celle des jumeaux Castor et Pollux (mais aussi celle d’Héraklès et son frère Iphiklès) il existe une inégalité fondamentale entre les deux figures du couple gémellaire. Des deux Dioscures l’un, Pollux, est de nature divine et l’autre, Castor, de nature simplement humaine et c’est seulement parce que, après le combat contre leurs cousins les Apharétides, Idas et Lyncée, où tombe le jumeau mortel, son frère immortel obtient de Zeus qu’il accorde à celui-ci une part d’immortalité. Dans le cas des fils d’Alcmène, il n’est pas besoin de souligner l’opposition complète entre le falot Iphiklès et le héros vainqueur de monstres qu’est Héraklès, qui, une fois ses exploits accomplis, sera rangé au nombre des divinités. De ce point de vue, on a pu rapprocher la situation existant dans le cas des jumeaux romains de celle des jumeaux de type dioscurique. Le seul Romulus sera rangé au nombre des dieux, Rémus connaissant le destin de tous les humains, périssant sans qu’un sort particulier lui soit réservé dans l’au-delà. mito di Roma, Rome, 1999), p. 23-25. Nous renverrons aussi à cet ouvrage, p. 16-22, pour la critique d’un archétype indo-européen tel qu’il a été proposé par J. Puhvel, « Remus and frater », History of Religions, 15, 1975-1976, p. 146-157, mais qui se fonde sur une reconstruction de la légende romaine qui nous paraît irrecevable. Pour la distinction entre les deux jumeaux indo-européens, voir maintenant A. Meurant, L’idée de gémellité dans la légende des origines de Rome, p. 71-77, où l’auteur développe des remarques que G. Dumézil (Mythe et épopée, I, L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 1968, p. 76-89) et nous-même (« Perspectives comparatives sur la tradition relative à la disparition de Romulus » , Latomus, 36, 1977, p. 255-282) avions formulées. 62 J. R. Harris, The Dioscuri in the Christian Legends, Londres, 1903, The Cult of the Heavenly Twins, Cambridge, 1906.
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On peut donc, à Rome, appliquer le principe de distinction entre un frère divin et un frère humain. Mais la différence entre les deux membres du couple gémellaire telle qu’elle est mise en œuvre dans le cas de Castor et Pollux ou d’Héraklès et Iphiklès vient de ce que, s’ils ont la même mère — respectivement Léda et Alcmène —, ils n’ont pas le même père, le fils mortel étant procréé par un père humain, Tyndare mari de Léda et Amphitryon mari d’Alcmène, alors que le fils immortel l’a été par un père divin, Zeus. Cette distinction découle de l’analyse même du phénomène gémellaire : comme il est attendu, et donc jugé conforme aux règles normales de la nature, qu’un homme engendre un seul rejeton à la fois, une naissance qui comporte davantage qu’un enfant est interprétée comme relevant de l’intervention du surnaturel, et donc témoignant de ce qu’un dieu s’est manifesté à côté du père humain et a procréé le second des deux jumeaux ; celui-ci est dès lors différent de son frère et de nature immortelle. Que telle ait été l’interprétation donnée au fait gémellaire, que ce soit le sens originel qu’il faille attribuer à l’histoire de Zeus se substituant au mari d’Alcmène, profitant de ce qu’Amphitryon était parti à la guerre en laissant son épouse seule au foyer, puis s’enfuyant devant le retour inopiné de l’époux après sa victoire sur les Téléboens, bien loin du vaudeville auquel on serait tenté de la réduire (ce que faisait au reste déjà Plaute dans son Amphitryon), ne peut être mis en doute. Mais, tel quel, le schéma ne peut être appliqué à la légende romaine. Certes Rémus meurt alors que Romulus devient un dieu : il n’en reste pas moins que cette opposition n’est pas explicable par une distinction de nature entre les deux frères. À la différence des deux Dioscures ou d’Héraklès et de son frère, les jumeaux romains ont le même père et c’est d’un dieu qu’ils sont nés l’un et l’autre, que ce soit le dieu Mars dans la forme classique de la tradition ou de ce mystérieux dieu masculin s’exprimant à travers le phallus surgissant des flammes du foyer du roi d’Albe dans la version archaïque, rapportée à un Promathion, que Plutarque avait recueillie au début de sa Vie de Romulus63. Le modèle du 63
Pour la version de Promathion (Plut., Rom., 2, 4-6) et les parallèles existant dans la tradition sur Servius Tullius et dans la légende du fondateur de Préneste, Caeculus, on se reportera à l’exposé minutieux des données de Gérard Capdeville, Volcanus. Recherche comparatiste sur les origines du culte de Vulcain, Bibliothèque des écoles françaises d’Athènes et de Rome 288, Rome, 1995, p. 7-39, pour Servius Tullius, p. 41-59, pour Caeculus, p. 61-95, pour Romulus (mais nous ne suivrons pas l’auteur dans l’idée que la forme de légende rapportée par Promathion résulte de l’insertion du thème gémellaire dans un cadre qui ne l’aurait pas comporté au départ ; voir contre cette idée, défendue également par E. Gabba, « Considerazioni sulla tradizione letteraria sulle origini della repubblica » , dans Les origines de la république romaine, Entretiens de la Fondation Hardt, 13, Vandoeuvres-Genève, 1967, p. 133-169, ici p. 147, et T. P. Wiseman, Remus : a Roman Myth, p. 56, voir
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dioscurisme est ici inopérant. Plus généralement, la légende de Romulus et Rémus offre des traits qui la mettent fondamentalement à part, non certes de toutes les traditions sur des jumeaux qui existent dans le monde, mais au moins de celles connues dans les zones les plus voisines et singulièrement des légendes grecques des jumeaux. Or celles-ci sont nombreuses et on a souvent voulu y chercher le modèle dont les Romains se seraient inspirés lorsqu’ils se sont créé leur légende d’origine — dans l’hypothèse, que nous ne partageons pas mais qui est largement répandue, qu’une telle légende résulterait d’une imitation par les Romains de ce que leur offrait la mythologie hellénique. On rappellera notamment que C. Trieber avait cru pouvoir reconnaître dans la légende de Pélias et Nélée, telle que Sophocle l’avait mise en scène dans sa tragédie Tyro, le modèle à partir duquel aurait été créée la légende des jumeaux romains64. Les points de rapprochement sont en effet nombreux. La mère des deux jumeaux grecs, fille de Salmonée, les a conçus de son union furtive avec le dieu Poséidon, ses deux fils ont été exposés et ont subi des aventures qui rappellent ce qui est advenu à Romulus et Rémus : on retrouve pour Pélias et Nélée le thème de la salvation des eaux (ils ont été confiés aux eaux du fleuve Énipée), celui de l’allaitement animal (ils rencontrent une jument et une chienne, la première nourrissant Pélias, l’autre Nélée), celui de l’éducation auprès des bergers (ils sont recueillis par un pasteur), celui enfin de la rentrée victorieuse dans la cité, où ils vengent leur mère, qui avait été en butte aux mauvais traitements de Salmonée (et de sa seconde épouse, Sidéro). Faut-il en conclure à un rapport direct entre les deux légendes, en ce sens que, comme le voulait cette ligne interprétative, la tradition sur Romulus et Rémus résulterait de la transposition directe de ce modèle grec ? On peut tout aussi bien noter que l’exposition, la salvation des eaux, l’allaitement animal sont des motifs classiques dans la geste des héros, qui se rencontrent dans les cultures les plus diverses (et pas seulement en Grèce)65, et que, dans ce type de légende, la gémellité intervient fréquemment : la mythologie hellénique elle-même connaît en dehors de Pélias et Nélée, les La leggenda di Roma, I, Dalla Nascità dei gemelli alla fondazione della città, sous la direction de A. Carandini, Milan, 2006, p. 273). 64 C. Trieber, « Die Romulussage », Rheinisches Museum, 43, 1888, p. 569-582. Cette explication a été encore reprise par R. M. Ogilvie, A Commentary on Livy, I-V, Oxford, 1965, p. 53 et O. Skutch, The Annals of Q. Ennius, Oxford, 1985, p. 194. 65 Une excellente présentation de la thématique et de ses occurrences, dans les zones culturelles les plus diverses (notamment Grèce, Italie, Proche-Orient, Israël, Iran, Inde, zones turques et mongoles, monde germanique), a été faite par G. Binder dans Die Aussetzung des Königskindes. Kyros und Romulus, Meisenheim, 1964. L’auteur examine 121 légendes différentes (dont les cinq occurrences de jumeaux exposés pour la Grèce que nous citons, p. 146-149).
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couples de jumeaux Aiolos et Boiotos, Amphion et Zéthos, Philacidès et Philandros, Lycastos et Parrhasios dont l’histoire est parallèle à celle des deux fils de Tyro (et par conséquent également à celle de Romulus et Rémus)66. On peut tout aussi bien envisager des créations parallèles, à partir d’un fonds d’idées communes répandu au sein de peuples divers, et nous avouerons être davantage porté à expliquer de cette manière la légende des jumeaux fondateurs de Rome – quand bien même on ne peut totalement exclure que le contact avec certaines données de la mythologie grecque qui seraient parvenues à la connaissance des Romains (mais qu’il n’y a pas de raison de ramener à une imitation d’une pièce précise de Sophocle) aient pu jouer dans l’élaboration de la tradition. Mais quoi qu’il en soit de ce problème de la part d’influence grecque, qui ne nous concerne pas directement ici, nous ne pouvons manquer de relever que, par rapport à un éventuel modèle hellénique comme le serait la geste de Pélias et Nélée (mais on pourrait dire la même chose des autres couples gémellaires grecs que nous avons évoqués), la légende des jumeaux romains offre des singularités telles qu’on ne peut penser à un simple décalque. Le parallélisme, si on l’admet, ne rend compte que d’une partie de la geste des héros romains. Après la période initiale, le temps de leurs enfances et de leur formation dans le monde des bergers, hors de la société normale des cités, Romulus et Rémus connaissent un destin qui les distingue radicalement des jumeaux grecs que nous connaissons. On ne trouve nulle part le motif, si étonnant par son caractère choquant et qui pour cette raison avait donné lieu à toute une entreprise d’édulcoration67, du fratricide, de l’élimination brutale d’un jumeau par l’autre. Ce qu’on constate pour les paires de jumeaux grecs, c’est le cas échéant une différenciation — Amphion est un musicien, tandis que Zéthos aime la lutte et les exercices violents68 —, voire au plus une 66
Nous avons étudié ces parallélismes dans un article déjà ancien (« Les jumeaux à la louve et les jumeaux à la chèvre, à la jument, à la chienne, à la vache », dans Recherches sur les religions de l’Italie antique, sous la direction de R. Bloch, ParisGenève, 1976, p. 73-97). 67 Sur l’invention du personnage de Celer, qui permet de disculper Romulus, de l’accusation de fratricide, outre P. Drossart, « La mort de Rémus chez Ovide », Revue des Études Latines 50, 1972, 187-204, voir maintenant S. Grazzini, « « Varrone, Men. 291 B. = 191 C. e una versione rara della morte di Remo (De uiris ill. 1, 4) », Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis 36, 2000, 57-70, qui a montré que la tradition existait déjà au niveau des Satires Ménippées de Varron. Sur l’évolution de la légende à cette époque, M. Ver Eecke, La république et le roi. Le mythe de Romulus à la fin de la république romaine, Paris, 2008. 68 Cette distinction est en accord avec celle qu’on constate pour les jumeaux indoeuropéens, notamment au niveau des transpositions dans le Mahabharata des dieux Asvin que sont leurs fils Nakula et Sahadeva (G. Dumézil (Mythe et épopée, I, p. 76-
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querelle suivie d’une séparation — Pélias et Nélée se disputent le pouvoir sur Iolcos, le second est expulsé et s’en va à Pylos, en Messénie. Mais cela n’aboutit jamais à une lutte se concluant par la mort d’un des deux frères. Sur ce point, les précédents helléniques qu’on a pu alléguer n’offrent pas de correspondants. Assurément, on pourrait y voir la trace de ce que la légende romaine aurait été constituée par l’amalgame d’éléments originellement distincts et aurait juxtaposé des motifs de provenance divers, en accolant à la thématique de l’exposition une autre, celle des frères ennemis, elle aussi bien connue dans la « mythologie universelle ». Mais il ne nous semble pas de bonne méthode de ramener la genèse d’une légende aussi fondamentale pour les Romains et qui dans nos récits apparaît aussi puissamment charpentée au résultat d’une combinaison d’éléments hétérogènes. Dans un travail précédent, nous avons noté que l’élimination de Rémus par Romulus n’était pas un événement qui surgissait tout d’un coup dans le récit, mais qu’on pouvait y voir le couronnement d’une série d’épisodes de la période des enfances et de la formation des deux frères, où Rémus apparaît comme marqué du côté du monde sauvage, préculturel, et son frère lui apparaît supérieur vis-à-vis de ce qui relève de la vie organisée et du monde des cités69. Cette progression, qui se fait, comme il est fréquent dans la geste du conditor de Rome, par une succession de trois épisodes qu’on peut analyser selon le cadre trifonctionnel de l’idéologie indo-européenne70, permet de comprendre le combat fratricide où Romulus tue Rémus au moment où celui-ci franchit, l’arme à la main, le rempart — encore embryonnaire mais ayant déjà, avec le pomerium tracé lors du creusement du sulcus primigenius auquel Romulus vient de procéder, son caractère de limite sacrée — de la ville qui vient d’être fondée, comme la conséquence d’un processus de 89). 69 Voir « Les enfances de Romulus et Rémus », Mélanges offerts à Robert Schilling, Paris, 1983, p. 55-66. 70 Nous avons cru pouvoir repérer, dans la vie de Romulus, de nombreuses séquences analysables selon le cadre des trois fonctions : rencontre avec trois types d’animaux (« L’oiseau ominal, la louve de Mars, la truie féconde », Mélanges de l’École Française de Rome (Antiquité), 88, 1976, p. 31-50), association à trois arbres (« Trois études sur Romulus : B) Les trois arbres du fondateur », dans Recherches sur les religions de l’Antiquité classique, sous la direction de R. Bloch, Paris-Genève, 1980, p. 301-319), processus de fondation de la ville (« La triple fondation de Rome » , Revue de l’Histoire des Religions, 189, 1976, p. 145-176), combats singuliers livrés par Romulus (« Les trois combats de Romulus », Ollodagos, 10, 1, 1997, p. 117-130), suite de trois guerres et de trois triomphes (« Trois études sur Romulus : C) Les guerres de Romulus » , dans Recherches sur les religions de l’Antiquité classique, sous la direction de R. Bloch, p. 320-346).
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différenciation progressive qui s’est mis en place dès la partie initiale de la vie du héros. Il nous paraît dès lors méthodologiquement préférable de rechercher si on peut trouver des éléments susceptibles de corroborer, cette fois au niveau de la mythologie des jumeaux, cette hypothèse d’une cohérence interne de la légende, permettant de mieux saisir la place et la signification de l’épisode si dérangeant du meurtre de Rémus par Romulus. La cohérence interne de la légende, telle que nous la connaissons, nous paraît encore plus amener à rejeter un autre type d’approche de la tradition, qui consiste à penser qu’on y aurait introduit secondairement, pour des raisons tenant à la conjoncture historique, le motif de la mort de Rémus dans une forme de récit qui au départ ne l’aurait pas comporté. On serait passé d’une forme de légende faisant état de la bonne entente entre les deux frères à une autre, impliquant le fratricide. Pour citer des propositions différentes allant dans ce sens, on pourra évoquer la vieille explication avancée par J. Carcopino en 1925, ou celle plus récente de T. P. Wiseman71. Le premier estimait que le thème de la gémellité avait été appliqué à l’ » État romanocampanien » qui, selon cet auteur, aurait été formé entre Rome et Capoue après la deditio de cette dernière en 343 av. J.-C. Mais les vicissitudes de la relation entre Rome et Capoue et le passage de cette dernière dans le camp d’Hannibal au cours de la deuxième guerre punique auraient fait qu’on aurait transformé la légende et que, de deux jumeaux qui s’entendaient parfaitement, Romulus et Rémus seraient devenus des frères ennemis. Outre que l’existence d’un « État romano-campanien » ne recueille plus les suffrages des historiens d’aujourd’hui, on croira difficilement que le fratricide ait pu être introduit à une période aussi tardive, sans laisser de trace d’une forme antérieure de la légende où la concorde aurait régné entre les frères72. L’hypothèse de T. P. Wiseman situe les faits plus haut dans le temps : pour lui (qui interprète la mise à mort de Rémus comme un sacrifice de fondation et de protection des murs de la cité, ce qui ne peut s’appuyer que sur de rares textes qu’on ne peut guère considérer comme représentatifs de la forme de base de la tradition)73, l’introduction de la mort de Rémus 71
Voir resp. La louve du Capitole, Paris, 1925, Remus : a Roman Myth, Cambridge, 1995. 72 L’interprétation donnée par T. P. Wiseman du fragment de Cassius Hemina sur l’institution du culte des Lares Grundules par les deux frères (Diomède, Art grammatical, 384 K = fragment 11 Peter, 14 Chassignet), qui y voit la trace d’une forme ancienne de la légende où les deux frères auraient régné ensemble sur Rome (Remus : a Roman Myth, p. 5) va au-delà de ce que le texte permet d’affirmer : il n’est question ni de fondation ni de ville dans ce passage et le texte peut très bien s’appliquer à un commandement sur les bergers que Romulus et Rémus auraient exercé en commun. 73 Il semble abusif de conclure avec ce savant (Remus : a Roman Myth, 110-118) à
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dans une légende qui au départ aurait exprimé la réconciliation du patriciat et de la plèbe après les lois licinio-sextiennes de 367/366 av. J.-C. se fonderait sur une mise à mort rituelle de Gaulois qui aurait été mise en œuvre par les Romains au moment de la bataille de Sentinum en 296 av. J.-C. — mais qui n’est jamais attestée dans les textes. Ce sacrifice humain, destiné à protéger l’Vrbs de la menace celte, aurait été transposé dans le récit des origines. Nous ne nous attarderons pas sur de telles reconstructions, qui supposent une forme originelle de la légende totalement différente de celle qui est la seule connue : tout cela repose sur des hypothèses incontrôlables. En fait, cette perspective historiciste nous paraît se heurter, là aussi, à la cohérence de la tradition, où le thème du fratricide n’est pas une pièce rapportée, mais s’insère dans la logique de l’histoire des deux jumeaux et de leur distinction progressive. Nous pouvons partir de la commode présentation de la thématique légendaire des jumeaux qui a été donnée dans le volume I du répertoire des témoignages sur la légende de Romulus publié sous la direction d’A. Carandini74. Dans l’appendice II, « Fratelli/gemelli, tra cooperazione e conflitto » (p. 468-476), M. T. D’Alessio esquisse une typologie des légendes de jumeaux (ou de couples de frères assimilables à des jumeaux, les doubles mimétiques qu’évoquait A. Meurant à côté des jumeaux biologiques75), distinguant les fratelli/gemelli cooperanti, les fratelli/gemelli antagonisti e cooperativo-conflittuali, et enfin les fratelli/gemelli antagonisti e cooperativo-conflittuali che si uccidono76. Or cette dernière catégorie, qui est celle qui intéresse le couple de la légende romaine, est une variante plutôt rare de la thématique gémellaire et la plupart des occurrences de ce schéma n’ont que peu à voir avec ce qu’offre l’histoire de Romulus et Rémus. Pour prendre des exemples grecs, il faut en effet bien évidemment tenir à part les cas où les deux frères se tuent mutuellement, ce qui advient pour les fils d’Arès, les Aloades Otos et Éphialte, ces jumeaux invincibles dont aucun être humain ou divin ne peut triompher et qui finissent par s’entretuer, ou partir des formulations de Properce (3, 9, 50 : caeso moenis firma Remo) et de Florus (1, 1, 8 : prima certe uictima fuit munitionemque urbis nouae sanguine suo consecrauit) que ces présentations, isolées et relativement tardives, nous ont seules conservé le sens originel de la mise à mort de Rémus. Pour une critique de l’interprétation comme un sacrifice de fondation, A. Fraschetti, Romolo il fondatore, Rome-Bari, 2002, A. Carandini, Remo e Romolo, Turin, 2006, p. 290. 74 Voir La leggenda di Roma, I, Dalla nascità dei gemelli alla fondazione della città, sous la direction de A. Carandini, Fondazione Lorenzo Valla, 2006. 75 Voir A. Meurant, L’idée de gémellité dans la légende des origines de Rome, p. 202-204. 76 Dans La leggenda di Roma, I, p. 468-476.
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pour les fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice, que leur rivalité pour le trône de Thèbes conduit à se donner mutuellement la mort sous les murs de la cité. On ne peut pas non plus comparer le sort des deux fils de Rhéa Silvia aux cas de frères où seul l’un d’entre eux meurt de la main de l’autre, mais où, au sein du couple, c’est celui qui est connoté positivement qui est éliminé. Un tel schéma se rencontre dans le mythe égyptien de Seth et Osiris, où Osiris périt sous les coups de son perfide frère, qui ensuite le démembre — mythe qui a en outre des connotations agraires totalement absentes de la légende romaine77. On le trouve également dans l’exemple emblématique du thème des frères ennemis que constitue le couple Abel-Caïn : mais dans ce cas, s’il est donné à l’un des frères de fonder une cité, ce n’est pas à celui des deux à qui va la préférence de Yahvé, Abel, mais à son meurtrier Caïn qui, après avoir tué son frère et s’être enfui dans le pays de Nod, bâtit une ville à laquelle il donne le nom de son fils Hénoch (Gn 4, 17)78. Dans la légende romaine en revanche, pour reprendre la terminologie de R. Schilling79, ce n’est pas bien sûr au réprouvé Rémus à qui il échoit de fonder Rome, mais c’est l’élu Romulus qui assume cette fonction éminemment positive. De ce fait, la répartition des rôles que présente la tradition sur les origines de 77
Pour la théorie faisant de Romulus une divinité du type dema, voir A. Brelich, Tre variazioni romane sul tema delle origini, Rome, 1955, p. 126-135, 2e éd., 1975, 116125, « Quirinus. Una divinità romana alla luce della comparazione storica », Studi e Materiali di Storia delle Religioni, 42, 1960, p. 63-113 ; cette théorie a été reprise par A. Carandini (La nascità di Roma. Dèi, Lari, eroi e uomini all’alba di una civiltà, Rome, 1997, p. 348-349, Remo e Romolo, Turin, 2006, p. 325-350, 382396) ; elle a attiré une critique vigoureuse de J. Poucet (« Andrea Carandini, Romulus et les dema. Naissance, diffusion et ravages d’un produit ethnographique toxique, dans Routes et parcours mythiques : des textes à l'archéologie. Actes du Septième colloque international d'anthropologie du monde indo-européen et de mythologie comparée (Louvain-la-Neuve, 19-21 mars 2009), sous la direction de A. Meurant, Bruxelles, 2011, p. 215-249). 78 Pour la comparaison entre cette légende est celle de Romulus, on verra A. Meurant, « Romulus, un Caïn romain ? Esquisse d’une question », sous la direction de M. Watthée-Delmotte, La violence. Représentations et ritualisations, Paris-Budapest-Turin, 2002, p. 175-188 : l’auteur conclut, comme on pouvait s’y attendre, à la profonde divergence des deux traditions. Le rapprochement entre la légende d’Abel et Caïn et celle de Romulus et Rémus, suggéré par W. Burkert, Anthropologie des religiosen Opfers : die Sakralisierung der Gewalt, Munich, 1984, p. 21, supposant une dépréciation de la ville comme lieu de violence et de dépravation, a été rejeté à juste titre par J. N. Bremmer, « Romulus, Remus and the foundation of Rome » , dans J. N. Bremmer et N. M. Horsfall, Roman Myth and Mythography, Londres, 1987, p. 25-48, ici p. 37 : une analyse négative de la ville, possible dans le contexte biblique, est exclue pour Rome. 79 R. Schilling, « Romulus l’élu et Rémus le réprouvé », Revue des Études Latines, 38, 1960, p. 182-199.
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Rome, où, des deux frères, c’est celui qui est connoté favorablement qui verse le sang de son frère, qui donc se souille du crime horrible qu’est le parricide au moment même où il procède à l’acte essentiel de sa carrière, la fondation de l’Vrbs, en une contradiction qui gênait tant les Romains de l’époque de nos sources, est un fait exceptionnel et en tout cas sans parallèle dans aucune légende grecque80. Il en découle que la thèse d’une imitation d’un modèle hellénique, sur ce point, ne peut s’appliquer et que même ceux qui supposent le décalque d’un récit grec comme celui de Tyro doivent y reconnaître une création locale. Et si on refuse d’y voir le résultat d’une modification secondaire de la légende (comme le voulaient J. Carcopino et T. P. Wiseman) mais estime préférable, comme nous le faisons, d’attribuer un tel trait à une donnée mythique ancienne, on y verra un élément fondamental du mythe de fondation de Rome, tel qu’il s’est élaboré à une époque encore largement prélittéraire et en tout cas au moins au VIe siècle av. J.-C. si on tient compte des connexions, magistralement dégagées par S. Mazzarino, existant entre la tradition sur Servius Tullius et la légende de Romulus81. Cependant, ainsi que cela a été exposé par A. Carandini dans l’ouvrage qu’il a consacré en 2006 à la légende de Romulus82, il existe en dehors du 80
Ce point est souligné dans C. Moatti, La naissance de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République, IIe-Ier siècle av. J.-C., Paris, 1997, p. 264-265. La même constatation est faite par P. Carafa et M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I, p. 450 : « il tema dell’uccisione del fratello è raro nella mitologia classica mentre è assente quello dell’uccisione di un gemello da parte dell’altro, per cui mancano confronti per il mito romano ». 81 S. Mazzarino, Il pensiero romano storico, Rome-Bari, 1956, p. 190-199 (« Il figlio della schiava »). Nous ne pouvons pas affronter ici la série de problèmes que soulève cette forme de la légende (unité de la notice, rapport avec la vulgate, type de relation avec la tradition de Servius Tullius et aussi la légende de Caeculus, fondateur de Préneste, chronologie de l’auteur) ; on verra la présentation de P. Carafa et M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I, p. 270-278, avec l’abondante bibliographie. Nous serions pour notre part porté à interpréter les analogies existant entre la tradition sur le sixième roi de Rome et la geste du fondateur (sur lesquelles on pourra se reporter à G. Capdeville, « Servius Tullius et le mythe du premier roi », dans Mythe et politique, Liège, 1989 (Paris, 1990, p.45-74) comme le signe non pas d’un transfert sur la figure de Romulus de traits légendaires qui auraient été imaginés pour Servius Tullius (on ne voit guère comment on aurait pu imaginer pour un personnage réel une histoire comme celle du phallus surgissant du feu du foyer royal, d’autant plus qu’il faut tenir compte aussi de la légende de Caeculus), mais d’une adaptation à la figure de ce souverain, dont le règne a interrompu la continuité dynastique des Tarquins, d’une légende de fondation préexistante. 82 A. Carandini, Remo e Romolo, p. 286-288 ; dans le même sens, M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I, p. 471-474. Pour une mise en parallèle de la légende de
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monde classique certaines légendes comparables à celle des jumeaux romains en ce sens qu’on y voit le frère connoté positivement tuer son jumeau. La plupart concernent des traditions connues ethnographiquement et des peuples dits « primitifs », mais il en est une qui se révèle particulièrement intéressante : celle concernant deux figures bibliques, Jacob et son frère Esaü. Nous pouvons citer ici la présentation rapide qu’en font M. T. Alessio et P. Carafa, dans La leggenda di Roma, I : « Vi è un caso che ricorda il mito di Roma, sia perché riguarda gemelli conflittuali, sia perché un gemello viene ucciso sulle mura. Esaù è infatti il personaggio che mostra le più strette affinità con Remo. Egli è il primo nato, selvaggio ed empio, ed è ucciso da Giacobbe perché, dopo un accordo sull’eredità, aveva violato i confini della Palestina e, secondo una variante del mito non accolta nell’Antico Testamento, aveva tentato di superare le mura costruite dal gemello » 83. Il y a là un parallèle qui mérite d’être approfondi, d’autant plus que, comme l’ont fait remarquer nos collègues italiens, il n’a été « mai adeguamente considerato in relazione col mito romuleo » (A. Carandini) et « si tratta di esempi fino ad oggi non adeguatamente considerati, che consentono di ricostruire una tipologia mitica entro la quale si colloca il mito di Remo e Romolo » (P. Carafa, M. T. D’Alessio). A. Carandini et ses élèves nous semblent avoir ouvert une piste de réflexion particulièrement intéressante et c’est pourquoi nous voudrions la reprendre ici, en approfondissant la perspective comparatiste qu’ils ont envisagée — et dont nous tenons à souligner que l’idée première leur en revient. Il convient de préciser que cette forme de l’histoire des deux fils d’Isaac n’est pas, pour sa partie finale, la version la plus connue de la tradition, celle que donne le livre de la Genèse, qui évoque la naissance et les rapports difficiles des deux frères en 27, puis en 33. Elle remonte cependant à des sources anciennes, qui ne se limitent pas aux traditions juives tardives qui en font état84. Elle apparaît en effet dans deux œuvres qui relèvent de la littérature dite « intertestamentaire », le Livre des Jubilés (19, 13-30, 22, 1023, 4, 24, 1-7, 25-27, 18, 29, 14-20, 37-38, 13) et le Testament de Juda (9), dont le témoignage, plus bref, ne fait que résumer ce qu’on trouve dans le Jacob et d’Ésaü et celle grecque de Proetos et Akrisios, P. Sauzeau, Les partages d’Argos, Paris, 2005, p. 123-125. 83 P. Carafa, M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I, p. 450. 84 La référence évoquée par nos collègues italiens est l’ouvrage de L. Ginzberg sur les légendes juives, dans la traduction italienne parue à Milan en 1997, Le leggende degli Ebrei, II, Da Abramo a Giaccobe (p. 214-216). La version anglaise originale, The Legends of the Jews, est parue à New York en 1910 (ici p. 316-317).
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premier texte85. Le second témoignage fait partie de l’ensemble connu comme les Testaments des douze patriarches, qui nous est parvenu en grec, mais dont des fragments de l’original araméen ont été découverts à Qumran ; l’œuvre contient des allusions à la prise de Jérusalem par Pompée et à l’accession au trône d’Hérode en 37 av. J.-C. et paraît donc dater de la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C. Le Livre des Jubilés est sensiblement antérieur : pour A. Caquot, les rapprochements qu’on peut y trouver avec la période du règne de Jean Hyrcan amènent à penser qu’il remonte au temps de ce souverain, c’est-à-dire entre 134 et 104 av. J.-C. L’original était en hébreu : des fragments en ont été retrouvés à Qumran ; mais il nous est parvenu par ses versions grecque, éthiopienne et latine. Dans cette forme de la tradition, l’histoire des deux jumeaux bibliques ne se termine pas par le happy end qu’on trouve dans la Genèse, où, après fui devant la colère de son frère furieux d’avoir été floué par son jumeau qui était parvenu à obtenir de leur père Isaac la bénédiction qu’il pensait lui revenir de droit et être parti auprès de Laban en Mésopotamie (Gn 27, 4147), Jacob revient en Canaan et parvient à amadouer Ésaü (en une scène de longuement orchestrée en Gn 32-33)86, sans qu’il soit question ensuite de querelle entre les deux frères, apparemment réconciliés. On ne trouve pas dans la Genèse la mention du serment que, dans le Livre des Jubilés, Rébecca (35) puis Isaac (36) font prêter, au moment de leur mort, à Ésaü de ne pas attenter à la vie de son frère, mais « de l’aimer et de ne pas lui vouloir de mal, seulement du bien, tous les jours de (s)a vie » (35, 24) – serment que celui-ci ne respectera pas une fois son père disparu. Dans le texte biblique rien n’est dit sur la mort de Rébecca et celle d’Isaac est évoquée dans un court passage où ses deux fils sont mis sur le même plan, sans qu’aucune animosité entre eux ni aucune crainte pour l’avenir n’y transparaissent (35, 28-29 : « La durée de la vie d’Isaac fut de cent quatrevingts ans et Isaac expira. Il mourut et fut recueilli réuni à sa parenté, âgé et rassasié de jours ; ses fils Ésaü et Jacob l’ensevelirent »). Rien n’y indique que la promesse que l’aîné évincé s’est faite à lui-même, après le vol de la bénédiction paternelle, de mettre à mort son cadet dès la mort de leur père (27, 41), ait connu le moindre commencement d’exécution. 85
Ces textes sont commodément accessibles dans La Bible. Écrits intertestamentaires, sous la direction d’André Dupont-Sommer et Marc Philonenko, Paris, 1987. La partie concernant le Livre des Jubilés a été rédigée par André Caquot, celle concernant les Testaments des douze patriarches par Marc Philonenko. 86 On notera cependant qu’à la fin de l’épisode de la rencontre, Jacob se garde bien d’accéder à la demande de son frère de le suivre et de le rejoindre à Séïr, mais use de prétextes pour ne pas partir immédiatement avec lui et même refuser les compagnons qu’il lui offre, et s’en va dans une autre direction, puisqu’il va s’établir à Succoth (33, 12-17).
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Devant une telle distorsion, on peut sans doute vouloir décider s’il existe une version authentique de la tradition, l’autre résultant alors d’une modification secondaire qui aurait altéré la signification originelle du récit. On peut estimer, dans cette perspective, que la version connue par des textes remontant à une date plus récente, donc celle offerte par le Livre des Jubilés et le Testament de Juda, a modifié la forme de base du récit, celle de la Genèse, en accentuant la perversité d’Ésaü, qui refuse de se soumettre au jugement de Dieu, et en insistant sur la domination de la lignée de Jacob sur les Édomites descendants d’Ésaü, peut-être en liaison avec des événements contemporains de la date de rédaction du texte87. On peut cependant tout aussi bien se placer dans une optique inverse et juger que la date plus tardive de l’attestation d’une forme de tradition ne prouve pas qu’elle soit postérieure : on sait bien que des témoignages tardifs ont pu nous conserver des formes anciennes de récit. On peut alors interpréter la réconciliation finale entre les deux frères ennemis que met en scène la Genèse comme une édulcoration d’une forme plus brutale de la légende, conforme à ce qu’on a dans le Livre des Jubilés et le Testament de Juda. Mais nous ne nous lancerons pas dans un tel débat, qui ne peut que demeurer stérile. Dans la mesure où rien de décisif ne nous paraît prouver que la variante où Ésaü meurt tué par son frère résulte d’une modification secondaire, nous préférerons poser que la tradition existait sous deux formes différentes, chacune aussi digne de considération que l’autre. Et, s’agissant de la forme du récit attestée par le Livre des Jubilés et le Testament de Juda, elle nous apparaîtra, comme nous le verrons, avoir sa logique propre et pouvoir servir valablement de base à la comparaison avec l’histoire de Romulus et Rémus qui est le but de notre étude. Dans le couple gémellaire où ils figurent, Jacob et Romulus occupent la même position, comme l’ont souligné nos collègues italiens. L’un comme l’autre est celui des deux frères qui sort le dernier du sein de sa mère. Cela est clairement exprimé dans le cas de Jacob et Ésaü, et cela dès le stade du récit biblique (Gn 25, 24-26), qui introduit des jeux étymologiques sur le nom des deux fils d’Isaac, Ésaü étant roux, ce qui renvoie à son autre nom d’Édom, le posant comme ancêtre des Édomites (Gn 36), et Jacob étant référé au nom du talon et au verbe talonner, supplanter, ce qui laisse présager ce qui arrivera plus tard88 . On sait que la suite de l’histoire va tourner autour 87 Voir A. Caquot, Écrits intertestamentaires, p. 781, n. 14, faisant référence à la conquête de villes édomites par Jean Hyrcan. 88 Données dans La Bible, Ancien Testament, I, éd. Édouard Dhorme, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1956, p. 80, n. 25, 26. Le Livre des Jubilés est sur ce point beaucoup plus rapide : « La sixième semaine, la deuxième année, Rébecca donna à
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de la question du droit d’aînesse, que le cadet subtilise à son aîné (Gn 25, 2934, Jubilés, 24, 3-7). Mais il en va de même dans la légende romaine, même si cela n’est pas aussi explicite dans nos textes, seul le témoignage tardif du Byzantin Jean le Lydien l’affirmant expressément89. Mais ce contemporain de Justinien ne fait qu’exprimer une donnée bien ancrée dans la tradition. On a depuis longtemps fait remarquer que l’ordre dans lequel les deux frères sont cités par plusieurs témoins anciens de la légende place en tête du couple Rémus et non Romulus90. C’est le cas en particulier, au IIIe siècle av. J.-C., de Naevius qui donnait pour titre à la tragédie qu’il avait composée sur l’histoire des jumeaux Alimonium Remi et Romuli (la nourriture de Rémus et Romulus)91. Cet ordre se retrouve chez Cassius Hemina, au siècle suivant92, et dans le traité Des lois de Cicéron (1, 8). Par ailleurs, il semble que Romulus — pour le nom duquel l’explication la plus probable paraît encore être celle qui y voit un ethnique signifiant « le Romain » , Romulus étant un doublet de Romanus, comme dans le couple Siculus/Sicanus — ait porté le nom d’Altellus. Le lemme de Paul Diacre qui nous l’apprend est peut-être d’autant plus susceptible de rapporter une donnée ancienne qu’il explique ce diminutif de alter, qui ne peut signifier que le petit par rapport à l’autre dans un groupe de deux, par toutes sortes de mauvaises étymologies, faisant appel à altus, haut, alere, nourrir, alternus, alterné, preuve que déjà au stade de la source originelle de l’encyclopédie, Verrius Flaccus qui écrivait sous Auguste, le sens n’était plus compris93. Ainsi Romulus, tout comme Jacob Isaac deux enfants, Jacob et Ésaü » (19, 13). 89 Jean le Lydien, Des magistrats, 1, 5 (qui donne une présentation exceptionnellement négative de Romulus) : « Romulus était un tyran, qui d’abord tua son frère, alors qu’il était plus âgé que lui, et se comporta de façon déraisonnable. » 90 P. Kretschmer, « Remus und Romulus », Glotta, 1, 1909, p. 298-303. L’importance des conclusions du savant allemand sur l’antériorité de Rémus par rapport à Romulus est justement soulignée par T. P. Wiseman, Remus : a Roman Myth, p. 88, 96. 91 Voir Donat, comm. aux Adelphes de Térence, 537. Cette tragédie à sujet romain est vraisemblablement identique au Romulus que cite Varron, De la langue latine, 7, 54, 107, et au Lupus signalé par Festus, 334 (ce mot pouvant être compris comme lupus femina, l’animal femelle, et renvoyer à la louve qui allaite les deux enfants lors de leur exposition) ; discussion dans T. P. Wiseman, Roman Drama and Roman History, Exeter, 1998, p. 168, n. 2 et 4. 92 Voir Diomède, Art grammatical, 384 K (= fragment 11 Peter, 14 Chassignet). Pour des exemples plus récents, Varron, cité par Festus, 332 L, Fastes de Préneste, 23 déc., Tacite, Annales, 13, 58, Justin, 43, 2, 7. 93 Paul Festus, 6-7 L : Altellus Romulus dicebatur, quasi altus in tellure, uel quod tellurem suam aleret, siue quod aleretur telis, uel quod a Tatio Sabinorum rege postulatus sit in colloquio pacis et alternis uicibus audierit locutusque fuerit. Sicut
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n’était pas au départ l’aîné des jumeaux : il n’était par rapport à Rémus que le petit second. Il n’en reste pas moins que, comme pour Jacob, la suite de l’histoire montre que c’est lui qui va prendre le dessus. Au moment de la fondation de Rome, Romulus seul joue un rôle actif, est le véritable conditor — et l’emploi du terme conditores, que nous avons signalé, ne peut être pris que comme une extension indue puisque Rémus est éliminé au moment où Rome naît. Le seul qui fonde la ville, qui en pose les bases est Romulus. Le même déséquilibre se manifeste dans l’histoire des jumeaux bibliques. La conséquence des événements qui s’enchaînent ensuite, avec la subtilisation par Jacob du droit d’aînesse de son frère (Gn 28, 34 ; cf. Jubilés, 24, 3-7), suivie de la bénédiction que son père lui accorde à la place d’Ésaü (Gn 27, 140 ; cf. Jubilés, 26), est que Jacob va être à l’origine du peuple hébreu, qui seul a la légitimité et l’alliance de Yavhé, la descendance d’Ésaü, c’est-àdire le peuple des Édomites, étant réduite à une position subordonnée, contrainte de servir son frère. C’est ce qu’exprime clairement la bénédiction d’Isaac à Jacob, en Gn 28, 29 (« Que des nations te servent, que des peuples se prosternent devant toi ! Sois un maître pour tes frères, que se prosternent devant toi les fils de ta mère ! »), Ésaü devant se contenter d’une vague perspective de libération future94, qui ne contrebalance pas vraiment la décision irrévocable « Tu serviras ton frère » (Gn 28, 40) et qui disparaît d’ailleurs dans la reprise du Livre des Jubilés95. Dans la perspective d’Israël, seul compte Jacob et celui-ci apparaît comme un véritable fondateur pour son peuple, au même titre que Romulus pour les Romains. Les douze tribus d’Israël sont formées à partir de ses fils et c’est donc lui qui en quelque sorte donne à la nation sa structure, lui confère son organisation. Il est significatif que le livre de la Genèse s’achève quasiment sur le grand passage des bénédictions de Jacob envers ses fils et les douze tribus qui en sont issues (Gn 49, 1-28) : on peut dire qu’après lui Israël existe dans ses douze tribus, comme après Romulus Rome existe dans ses trois tribus et ses trente curies. Au même titre que Romulus l’est de Rome, Jacob apparaît donc comme un fondateur d’Israël, et sans doute plus directement que les autres grandes figures de l’histoire biblique puisque, tout comme Romulus vis-à-vis de Rome, il reçoit un nom qui est celui même du peuple : Yahvé lui fait porter enim fit diminutiue a macro macellus, a uafro uafellus, ita ab alterno altellus. 94 Gn, 28, 39-40 : « Loin des gras terroirs sera ta demeure, loin de la rosée qui tombe du ciel. Tu vivras de ton épée, tu serviras ton frère. Mais quand tu t’affranchiras, tu secoueras son joug de dessus ton cou. » 95 Jubilés, 26, 34 : « Tu vivras de ton épée et tu seras asservi à ton frère. Si tu désobéis et si tu secoues son joug de sa nuque, alors tu commettras une faute mortelle et ta race sera extirpée de dessous le ciel. »
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le nom d’Israël (Gn 32, 29 : « On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël »). Ainsi, dans la tradition juive comme dans la légende romaine, ce n’est pas l’aîné, mais le cadet à qui est réservée la tâche de fonder le groupe ethnique. Le livre de la Genèse ne pose pas comme corollaire de cette éviction d’un frère par l’autre au moment de la mise en place du peuple son élimination brutale et le fratricide romain n’a pas son équivalent dans le récit biblique. Bien au contraire, le texte décrit longuement (32, 4-22, puis 33, 1-11) la manière dont Jacob, revenu de chez Laban, rétablit, à force de prévenances et de cadeaux, la paix entre lui et ce frère dont on peut considérer qu’il l’avait floué et dont il avait expressément dit qu’il le tuerait sitôt leur père disparu (27, 41 : « Proche est le temps où l’on fera le deuil de mon père. Alors je tuerai mon frère Jacob »). Tous deux apparaissent désormais pleinement réconciliés. Mais c’est là que, comme l’ont rappelé nos collègues italiens, la version post-biblique se révèle particulièrement intéressante : dans le Livre des Jubilés qui décrit longuement les faits (37-38, 14), puis dans le Testament de Juda qui les rapporte brièvement (9, 1-8), la réconciliation initiale entre les deux frères, rapidement décrite dans la version des Jubilés en 29, 13 (« Ce jour-là son frère vint chez lui et ils se réconcilièrent »), prolongée par les serments que leurs parents leur ont demandé de prêter au moment de leur mort (35, 9-27 pour Rébecca, 36, 7-11 pour Isaac), est rompue par Ésaü qui, effectivement, se lance contre Jacob après la disparition de leur père comme il l’avait jadis affirmé (26, 35 pour la version des Jubilés). Sans doute le récit le présente-t-il comme réticent au départ, mettant en avant le serment qu’il a prêté devant leur père mourant et n’ouvrant les hostilités que sous la pression de ses fils qui le forcent à marcher avec eux (37, 1-11). Il n’en reste pas moins qu’une fois que ses fils l’ont persuadé, « il se rappela toute la méchanceté que renfermait son cœur à l’égard de Jacob son frère et il ne se rappela plus le serment qu’il avait juré à son père et à sa mère de ne pas chercher à nuire à Jacob son frère » (37, 13) : il n’y plus de place chez lui que pour la haine de son jumeau et sa volonté de vengeance. Comme Rémus bravant son frère en sautant les armes à la main par-dessus le sulcus primigenius, il se lance à l’attaque de son jumeau. Les analogies entre les deux récits, celui de cette tradition juive et le récit romain, sont patentes. On ne peut sans doute pas affirmer, pour ce qui est de la forme ancienne du récit, celle que nous livre le Livre des Jubilés, que, comme le disent nos collègues italiens, Ésaü soit tué par son frère sur la muraille (on a affaire, dans ce texte, à une tour quadrangulaire et donc plutôt à une forteresse, non à un mur de ville) et la mort d’Ésaü ne se produit pas nécessairement en cet endroit, puisque le Testament de Juda, qui ne précise pas dans quel lieu ni dans quelles conditions se déroule l’affrontement entre les deux frères, le montre fuyant loin de son frère Jacob après avoir reçu sa
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blessure mortelle et expirant sur la montagne de Séïr (9, 3)96. Par ailleurs, l’attaque à laquelle se livre l’aîné évincé contre son cadet n’est en rien le geste isolé que la tradition romaine prête à Rémus : dans le Livre des Jubilés, il vient à la tête d’une armée nombreuse, regroupant des contingents des différents peuples voisins et ennemis d’Israël, qui mènent un assaut concerté contre la forteresse de Jacob et de ses fils, de tous les côtés à la fois. Et c’est de loin, par une flèche, que Jacob tue son frère, et non dans un affrontement au corps à corps comme dans le cas de Romulus et Rémus. Néanmoins, en dépit de ces différences, le schéma général de l’histoire reste le même dans les deux cas : le frère supplanté par son jumeau attaque celui-ci dans le lieu où il est en train d’établir le groupe humain dont il apparaît comme le fondateur. Il y a donc refus de l’acte de fondation dévolu à son frère par celui des deux jumeaux qui a été écarté de ce processus. Face à cette agression, l’autre se défend et met à mort l’agresseur, c’est-à-dire son propre frère (qui est l’aîné au sein du couple). Dans les deux cas, la naissance du groupe ethnique, sa stabilisation sur le sol où il s’est établi passent par le fratricide et celui-ci n’est donc pas la spécificité romaine qu’on a parfois voulu y voir — si du moins on accepte d’aller chercher plus loin que la Grèce et se tourne vers une tradition orientale comme celle que nous prenons en considération ici. Mais pourquoi un tel affrontement ? Pourquoi les deux jumeaux en arrivent-ils à ce combat mortel, qui va éliminer l’un d’entre eux du processus de fondation du groupe au moment où celui-ci se met en place ? Il faut assurément qu’une différence essentielle entre les deux frères justifie cette élimination d’un des deux jumeaux par l’autre, qu’il existe une opposition radicale entre eux97. 96
L’existence de cette variante est importante. Elle montre qu’on ne peut pas lier trop étroitement la mort d’Ésaü et la tour qu’il attaque : celle-ci n’est pas mentionnée dans le Testament de Juda, qui est très rapide sur ce combat (9, 2-3 : « Ésaü, le frère de mon père, monta contre nous avec une forte et puissante armée. Jacob frappa Ésaü d’une flèche et il fut transporté blessé vers la montagne de Séïr et mourut pendant le voyage, à Anoniram ») et s’étend beaucoup plus sur l’affrontement qui oppose ensuite les fils de Jacob et ceux d’Ésaü et aboutit à la capture de la ville des seconds par les premiers. Cela dissuade de voir dans la mort d’Ésaü une sorte de sacrifice de fondation, ou de consécration du lieu où Jacob et ses fils se sont établis, en appliquant à ce récit un type d’interprétation qu’on a parfois voulu donner à la mort de Rémus (voir plus haut n. 17). 97 C’est pourquoi une position comme celle de J. N. Bremmer, « Romulus, Remus and the foundation of Rome » , dans J. N. Bremmer et N. M. Horsfall, Roman Myth and Mythography, Londres, 1987, p. 25-48, ici p. 37-38, ne posant qu’une différence de degré, et encore légère, entre Rémus et son frère (« he is a decent, if less successful individual (he is captured by Amulius’ men) »), est intenable ; elle ne
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La tradition sur les deux fils d’Isaac pose l’antagonisme des deux jumeaux comme antérieur même à leur naissance, Jacob et Ésaü se disputant déjà dans le ventre de leur mère Rébecca (Gn 25, 22-23), et le premier cherche à supplanter le second dès qu’il vient au jour (Gn 25, 26). Il existe donc entre eux une différence de nature, qui oppose, selon les termes d’A. Meurant, « le paisible Jacob au chasseur Ésaü »98. Le texte oppose clairement en effet le caractère sauvage de l’un, qui passe son temps à courir la steppe à la recherche du gibier, et celui, tranquille et pacifique, de l’autre, qui préfère demeurer au calme sous sa tente (Gn 25, 27). Mais on se gardera de vouloir retrouver là, avec É. Dhorme, l’opposition sociale entre la vie campagnarde du paysan, qui serait dévalorisée et représentée par Ésaü, et celle nomade du pasteur, qui serait valorisée et représentée par Jacob, selon le modèle qui sous-tend la distinction entre Caïn et Abel99. Dans le couple, c’est Jacob qui est du côté de l’agriculture : il nourrira son frère affamé avec un plat de lentilles et du pain (Gn 25, 34) et la bénédiction que prononcera envers lui son père Isaac, lui promettant de la part de Yahvé « abondance de froment et de moût » (Gn 27, 28), le pose comme un agriculteur, avec les deux productions de base du monde méditerranéen que sont le blé et la vigne. C’est beaucoup plus pour Ésaü qu’est souligné non exactement le nomadisme (puisque Jacob est aussi présenté comme un nomade, vivant sous la tente : son ancrage dans une construction n’apparaîtra qu’ensuite, dans la version des Jubilés, lorsqu’il aura ses fils auprès de lui et donc qu’existera, au moins en puissance, le futur Israël et lorsqu’il défendra sa tour contre l’attaque de son frère), mais une errance à travers la campagne en quête de gibier. En fait, plus que deux choix de vie qui seraient également possibles, on ne peut manquer d’être frappé par le fait que celui qu’a fait l’aîné n’assure pas vraiment sa subsistance : dans l’épisode de la renonciation à son droit d’aînesse, s’il se résout à le vendre pour un « roux » de lentilles à son frère100, c’est parce que son mode de vie ne lui a rien rapporté, qu’il revient peut qu’aboutir à l’aveu d’impuissance qu’on lit en conclusion : « The murder of Remus remains very much an enigma ». De fait, s’il n’existe pas de véritable opposition entre les deux jumeaux, on ne voit pas ce qui justifie mythiquement l’élimination de l’un par l’autre. 98 A. Meurant, L’idée de gémellité, p. 37. 99 É. Dhorme, La Bible, Ancien Testament, I, p. 80, n. 27. Pour une appréciation plus juste, posant Ésaü comme un chasseur et Jacob comme un pasteur-éleveur (mais on aurait tort cependant de ne pas tenir compte de ce qui évoque aussi l’agriculture), H. Gunkel, Genesis übersetzt und erklärt, 7ème éd., Göttingen, 1966, p. 296-299. 100 Sur le fait que ce « roux » (Gn 25, 30) constitue une nouvelle explication de son nom Édom, déjà suggérée au moment de sa naissance (Gn 25, 25), É. Dhorme, La Bible, p. 80, n. 30.
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exténué et affamé (Gn 25, 30), au point qu’il risque de périr de faim et d’épuisement (Gn 25, 32 : « Voici que je vais mourir » ). La distinction entre les deux frères repose donc beaucoup plus sur le fait qu’Ésaü représente pour l’humanité un stade de vie, celui d’une économie de chasse, qui a fait son temps et ne permet pas de lui assurer vraiment sa subsistance. Jacob, lui, se montre plus efficace avec ce qui apparaît comme un mode plus développé de civilisation, où intervient l’agriculture mais aussi l’élevage, qui est pratiqué d’une manière encore nomade puisqu’il vit alors sous la tente : en Gn 27, 5-25, il procure à son père un régal de chevreaux, alors que son frère — répondant au souhait de son père — lui apporte, en 30-31, le gibier qu’il a abattu, mais qui, significativement, arrive bien après qu’Isaac a mangé le produit d’élevage fourni par son fils cadet, d’ailleurs accompagné de pain et de vin (mentionnés respectivement en 17 et en 20). Quoi qu’il en soit de cette définition de Jacob, quand bien même il n’est nullement déjà défini à ce stade comme un sédentaire, un homme connaissant un habitat fixe, il est marqué du côté de la culture, de la vie civilisée, tandis qu’Esaü l’est du côté de la nature, de la sauvagerie101. Par rapport à Jacob, son frère représente un mode de vie archaïque et dépassé, celui d’une économie de subsistance fondée sur la chasse et les longues courses, éventuellement vaines, qu’elle nécessite. Vis-à-vis de son jumeau, Jacob personnifie les avantages de ce qu’on pourrait appeler la « révolution néolithique », conjuguant les ressources de l’élevage et celles de l’agriculture102. De cette opposition fondamentale découlent un certain nombre de traits : Ésaü est, dès sa naissance, « tout entier comme un manteau de poils » (Gn 25, 25), ce qui le rapproche des animaux, et, lorsque son frère voudra se faire passer pour lui, il recouvrira sa peau trop lisse par celle des chevreaux qu’il s’apprête à lui servir, retrouvant ainsi par la ruse une animalité que son aîné a naturellement (Gn 27, 16, 23). Ésaü, étant l’aîné, est marqué du côté d’une forme de vie ancienne, et correspond donc mieux sur ce plan à son père, qui le préfère à Jacob et qui raffole du gibier103, ce qui est en accord avec le fait qu’il appartienne, forcément, à une génération antérieure ; inversement, Jacob est le préféré de sa mère, ce qui est en accord aussi avec sa nature pacifique, voire ses liens avec la fécondité de la terre et des animaux, bref tout ce qu’on pourra considérer comme marqué du côté féminin par 101
Voir P. Carafa, M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I, p. 450. Il est inutile de souligner que cette vision dépréciative de l’économie de chasse (et de cueillette) telle qu’elle a pu se pratiquer avant le néolithique n’est plus partagée par la science d’aujourd’hui. On se reportera à l’ouvrage fameux de M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, 1978. 103 Les deux traits sont associés dans le texte : « Isaac préférait Ésaü car le gibier était à son goût, mais Rébecca préférait Jacob » (Gn 25, 28). 102
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opposition au côté masculin. Par ailleurs, il n’est pas besoin de souligner que l’intelligence rusée — en lisant ces pages de la Bible, on est tenté de faire appel pour qualifier cette supériorité de Jacob au concept grec de mètis et aux analyses qu’en ont naguère faites M. Detienne et J.-P. Vernant104 — est du côté du second des fils d’Isaac, le premier apparaissant comme un rustaud qui se laisse bêtement déposséder par son cadre de son droit d’aînesse (Gn 25, 29-34)105 ; il n’a pour lui que sa force physique et encore celle-ci ne lui sert-elle à rien si le gibier se dérobe, comme cela se produit dans cet épisode où il s’avoue près de mourir. Le Livre des Jubilés accentuera encore la distinction entre les deux frères, Ésaü étant qualifié désormais d’une manière explicitement négative comme « homme brutal rustre et velu » (19, 13) et rétif à des formes élaborées de culture qu’en revanche son frère assume (19, 14 : « Les jeunes gens grandirent : Jacob apprit ses lettres, mais Ésaü ne les apprit point, car c’était un homme rustre et un chasseur. Il apprit à se battre et toutes ses manières étaient brutales »). Au reste, déjà dans la Genèse, on le voyait par rapport à son frère mettre en œuvre des éléments proprement culturels liés à la vie organisée et civilisée : dans l’épisode de la perte du droit d’aînesse par son aîné, il lui demande de prêter serment et donc se réfère à la dimension religieuse qui commande désormais0 la vie en société ; on peut par ailleurs dire qu’on assiste à une vente de ce droit d’aînesse : on est donc passé à une économie marchande. On voit dès lors que la différence entre les deux frères se situe sur le plan de la culture et que l’aîné, Ésaü, représente un stade dépassé qui n’a plus sa place dans le cadre d’une vie organisée comme celle qui va pouvoir se développer en Israël à partir de Jacob. Le sort brutal qui échoit au premier-né des fils d’Isaac, dans la version du Livre des Jubilés et du Testament de Juda, est la conséquence logique de ce qui apparaît déjà dans la Genèse comme l’infériorité, l’archaïsme d’Ésaü par rapport à Jacob. Dans le monde qui se met en place à la fin du livre des commencements qu’est le premier livre de la Bible et où Israël va s’épanouir, le chasseur bête et brutal qu’est Ésaü doit être éliminé. Nous avons développé l’analyse de la tradition sur Jacob et Ésaü. Mais ce qu’on peut dire de l’opposition entre Romulus et Rémus, dans la tradition romaine n’est pas différent (même si, dans ce cas, il n’est pas posé de 104
M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l’intelligence, la Mètis des grecs, Paris, 1974. 105 Le rédacteur du texte de la Genèse critique nettement son attitude en ces circonstances : « Alors Jacob lui donna du pain et du potage de lentilles, il mangea et but, se leva et partit. C’est tout le cas qu’Ésaü fit du droit d’aînesse » (25, 34).
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différence ni encore moins d’antagonisme entre les deux frères dès leur conception et leur naissance comme pour les deux fils d’Isaac106). Là encore, Rémus (qui, rappelons-le, est comme Ésaü l’aîné des deux au sein du couple gémellaire) est marqué du côté de la nature, d’un monde encore sauvage qui appartient désormais à un passé révolu, et se voit donc mis à l’écart au moment où, avec la fondation de Rome, une cité va s’élever dans les « vastes déserts » (vastae solitudines, selon l’expression de Tite-Live en 1, 4, 6) qu’était alors le site des sept collines et la civilisation va en prendre possession107. Comme Ésaü, Rémus symbolise un état dépassé, encore marqué par la sauvagerie à l’animalité (il suffit d’évoquer la place que tiennent les luperques dans cette phase de la geste du fondateur de Rome)108. Une différence importante, il est vrai, semble exister entre la légende des jumeaux romains et celle des deux fils d’Isaac. Dans ce dernier cas, nous l’avons rappelé, l’opposition des deux frères, les connotations sauvages de l’aîné et la propension à une vie réglée et pacifique du cadet se manifestent dès le début. Il n’en est pas ainsi dans l’histoire de Romulus et Rémus et, 106
Cette différence est justement relevée par A. Carandini, Remo e Romolo, p. 263. Nous avons défendu cette idée dans différents travaux (en particulier « Le meurtre de Rémus, ou le franchissement de la limite » , dans Tracés de fondation, sous la direction de M. Detienne, Paris, E.P.H.E., Ve section, Louvain-Paris, 1990, p. 171-179, « Rémus mangeur d’exta : chaos primitif et monde de la cité » , dans Ville et pouvoir : origines et développement, 1, collection Kubaba, sous la direction de M. Mazoyer, Paris, 2002, p. 207-217). On nous permettra de ne pas reprendre en détail les analyses que nous y avons développées. 108 Notre analyse a été expressément rejetée par J. N. Bremmer, « Romulus, Remus and the foundation of Rome », p. 37, qui récuse l’idée que Rémus soit lié à une notion de chaos et de désordre ; nous avons déjà dit (n. 41) que cette attitude l’amenait à ne plus voir de véritable distinction entre les deux frères et donc à rendre inexplicable l’élimination de Rémus. Pour sa part, C. Ampolo, Plutarco, le Vite di Teseo e di Romolo, Milan, 1988, p. 289, nous a reproché de confondre, en employant le terme de Wildnis à propos de la vie que mènent les deux frères auprès de Faustulus et au stade de laquelle en restera Rémus, l’aspect sauvage et l’aspect pastoral ; mais les textes posent une opposition binaire entre le monde des bergers et celui de la cité, d’où les deux frères ont été chassés au moment de leur exposition et où ils ne rentreront qu’au terme de la période de leur formation dans le monde des bergers, et ce serait fausser la perspective que d’introduire des distinctions qui n’ont pas lieu d’être. À l’inverse, ces dernières années, plusieurs savants ont formulé des propositions qui vont dans le même sens celles que nous-même avions avancées (A. Fraschetti, Romolo il fondatore, Rome-Bari, 2002, p. 33-36, A. Carandini, Remo e Romolo, Turin, 2006, p. 263-264, P. Carafa, M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I, Fondazione Lorenzo Valla, 2006, p. 450, G. Cairo, Romolo figlio del fuoco, Bologne, 2010, p. 51, T. Camous, Romulus. Le rêve de Rome, Paris, 2010, p. 160164). 107
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lorsqu’ils sont conçus, jetés au Tibre, allaités par la louve, recueillis par Faustulus, puis lorsqu’ils grandissent au milieu de la troupe des bergers, rien ne semble les distinguer. C’est même d’un pouvoir égal qu’ils paraissent disposer vis-à-vis de leurs compagnons et la formule dont use l’historien Cassius Hemina, qui a dû écrire son œuvre vers 130 av. J.-C., « la foule des bergers investit sans conflit, d’un commun accord, Rémus et Romulus d’un pouvoir égal, afin qu’ils se concertent entre eux pour régner » 109, caractérise bien la concorde absolue et l’égalité parfaite qui existe alors entre eux, aux antipodes de l’auitum malum, regni cupido (la passion héréditaire, la soif de régner), évoquée par Tite-Live (1, 6, 4), qui, au moment de fonder la ville, va surgir et opposer les deux frères jusqu’à ce que l’un meure, frappé par l’autre. Dans la partie initiale de leur existence, rien ne semblerait différencier, ni à plus forte raison opposer les deux jumeaux romains, alors que les deux frères du récit biblique manifestent dès le départ leurs fortes divergences. Cependant, nous avons cru pouvoir montrer que le récit romain était bâti sur un schéma moins simple qu’une articulation binaire entre un temps d’égalité et d’indifférenciation, allant jusqu’au moment où ils quittent Albe dans le dessein de fonder une ville, et un temps de rupture et de discorde, se concluant par le fratricide110. Il nous a semblé qu’à travers toute la période des enfances des héros, qui s’achève avec la sorte d’exploit initiatique, sanctionnant leur sortie du monde extérieur où vivent les bergers et les bêtes sauvages et leur rentrée dans le monde des cités, que constitue le rétablissement de leur grand-père Numitor sur le trône d’Albe, la relation entre les deux frères passait par trois étapes, où leurs positions respectives apparaissaient contrastées. Dans un premier temps, lors de leur exposition et de leur salvation miraculeuse, rien ne les distingue111 : ils connaissent les mêmes épreuves et sont également recueillis par Faustulus et Acca Larentia. Puis, lorsqu’ils mènent leur vie de redresseurs de torts, mais au rôle parfois 109
Diomède, Art grammatical, 384 K (= fragment 11 Peter, 14 Chassignet). Nous ne pensons pas qu’il convient de mettre ce passage en relation avec la fondation de Rome comme le veut T. P. Wiseman (voir n. 16). 110 Voir notre étude « Les enfances de Romulus et Rémus », dans Mélanges offerts à Robert Schilling, Paris, 1983, p. 55-66. Les étapes que nous relevons peuvent être comprises comme s’articulant selon une progression qui fait intervenir les trois fonctions de l’idéologie indo-européenne, mais ce point n’est ici pas essentiel. 111 Nous pouvons négliger ici le fait qu’une tendance bien naturelle s’est parfois fait sentir, qui tendait à suggérer, dès ce stade, que Romulus allait l’emporter sur son frère, en lui attribuant une supériorité. Ainsi, chez Ovide (Fastes, 2, 395-398), les serviteurs d’Amulius à qui est confiée la tâche de jeter au fleuve les deux nouveauxnés relèvent que l’un — bien évidemment Romulus — est beaucoup plus vigoureux que l’autre.
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ambigu qui évoque les procédures d’initiation, à la tête de leur troupe de jeunes bergers, c’est Rémus qui paraît l’emporter : dans un épisode rapporté par le seul Ovide (Fastes, 2, 361-380), mais qu’il n’y a aucune raison de considérer comme relevant d’une création tardive tant la supériorité qui y est conférée à Rémus apparaît étrange, c’est lui qui récupère le premier, avant son frère, le bétail enlevé par des brigands, victoire qu’il conclura, point sur lequel nous allons revenir, par la manducation des offrandes préparées pour le dieu Faunus. Inversement, à la fin de cette période de leur existence, Romulus devient supérieur à son frère : c’est lui qui entre en vainqueur dans la ville d’Albe, à la tête de ses compagnons bergers, alors que son frère y est arrivé en prisonnier, après sa capture par les pasteurs de Numitor, et c’est lui qui joue le rôle le plus actif dans le renversement d’Amulius et le rétablissement dans ses droits de leur grand-père, injustement évincé par son frère. On assiste à une progression savamment articulée du récit où, après un stade où rien ne les distingue, Rémus semble affirmer sa supériorité sur son jumeau, puis, la situation se renversant, c’est Romulus qui apparaît supérieur. En fait, Rémus l’emporte tant qu’on est dans le monde extérieur à celui de la civilisation et des cités, puis, dès que la réintégration dans celui-ci se met en marche, c’est Romulus qui prend le dessus. Ainsi, dès le stade des enfances, le destin ultérieur des deux frères se dessine. Et par là ce qui adviendra par la suite aux deux jumeaux romains n’est pas moins inscrit dans la logique de leurs agissements antérieurs, de ce que cela révèle de leur nature, que cela n’apparaît dans la tradition sur Jacob et Ésaü. Rémus, comme Ésaü, est marqué du côté du monde sauvage, d’un stade encore primitif de vie, différent de la vie civilisée dans laquelle se passe normalement l’existence des hommes, et cela même si le type de vie qui caractérise d’une part Ésaü (défini avant tout comme chasseur), d’autre part Jacob (qui est défini plutôt comme un éleveur vivant sous la tente avant de recevoir des connotations agricoles et sédentaires) diffère de celui attribuable à Rémus et Romulus (qui tous deux apparaissent comme des bergers vivant en marge de la société urbaine avant que Romulus seul n’entre dans le monde des cités). S’agissant de la légende romaine, il nous faut néanmoins revenir sur un épisode particulier, celui où, dans la poursuite des voleurs qui ont enlevé leurs bêtes, Rémus l’emporte sur son frère, au point d’être qualifié de uictor par Ovide (Fastes, 2, 361-380, ici 374) dans la sorte de compétition qui les a opposés. On ne peut en effet pas se contenter de cette analyse positive pour l’aîné des deux jumeaux. C’est le grand mérite de R. Schilling112 d’avoir 112
R. Schilling, « Romulus l’élu et Rémus le réprouvé », Revue des Études Latines, 38, 1960, p. 182-199. L’analyse de R. Schilling est reprise par A. Carandini, La nascità di Roma, p. 76, n. 73, P. Carafa, M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I,
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montré l’importance de la conclusion de l’épisode, où Rémus (avec ses compagnons Fabii qui constitueront dans le rite lié à cette tradition un des deux groupes des luperques lancés dans leur course autour du Palatin, l’autre étant celui des Quintilii liés à Romulus) s’empare des exta qui étaient en train de cuire sur le feu dans le cadre du sacrifice au dieu Faunus, qui était en cours lorsque les deux frères ont été interrompus par l’action imprévue des brigands, et les mange, alors qu’ils n’étaient pas encore entièrement cuits (le poète souligne au vers 370 qu’il les arrache aux brochettes sur lesquelles ils étaient fixés et qu’ils émettaient encore le bruit de la cuisson, qu’ils étaient stridentia113), ne laissant aucune part à son jumeau et à ses compagnons les Quintilii. A. Fraschetti a certainement eu tort de réduire à l’insignifiance l’emploi d’un terme aussi important que ce mot exta, en y voyant une banale désignation de la viande et en réduisant par là l’ensemble de l’histoire à une leçon de manières de table, destinée à enseigner à manger seulement de la viande bien cuite et partager équitablement les mets dans le cadre de banquets publics114 et R. Schilling a eu raison de voir dans le geste de Rémus un acte sacrilège, consistant à s’approprier la part de la bête sacrifiée qui revient de droit à la divinité. Par là, dans le partage qui s’opère dans le corps de la victime entre les dieux et les hommes et qui réserve aux premiers les organes les plus importants, ceux comme le foie dans lesquels réside le p. 352-355. Que, dans d’autres contextes, la manducation des exta ait une portée positive et indique que des individus peuvent s’approprier des qualités qui sont normalement le privilège des dieux sans pour autant devenir des réprouvés (J. Hubaux, Rome et Véies. Recherches sur la chronologie légendaire du Moyen Âge romain, Paris-Liège, 1958, p. 221-239, 279-295, A. Alföldi, Die Struktur des voretruskischen Römerstaates, Heidelberg, 1974, p. 175-181, D. Briquel, « Trois études sur Romulus : A) Rémus élu et réprouvé » , dans Recherches sur les religions de l’Antiquité classique, sous la direction de R. Bloch, Paris-Genève, 1980, p. 267300), ne s’applique pas au cas de Rémus, qui entre dans une problématique tournant autour de l’opposition radicale entre préculture et culture, monde extérieur et monde de la cité (P. Carafa, M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, l. c.). 113 R. Schilling ne comprend pas l’expression ovidienne de cette manière. Mais le fait que les exta soient encore semicruda, mal cuites, selon une expression qu’on rencontre dans le cas d’un autre mangeur d’exta, Octavius de Velletri (Suétone, Vie d’Auguste, 1), et qui paraît impliqué dans ce qui est raconté de l’institution de la confrérie des Hirpi Sorani, ces loups du Soracte comparables aux luperques romains (Servius, commentaire à l’Énéide, 2, 785), renforce son analyse, en soulignant encore davantage le côté sauvage, préculturel de Rémus. 114 A. Fraschetti, Romolo il fondatore, Rome-Bari, 2002, p. 24-26. Voir la critique justifiée de P. Carafa, M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I, p. 352-353. L’importance des banquets collectifs n’est pas telle dans l’organisation de la cité romaine qu’elle justifie d’être fondée dans le récit même de sa fondation. Rome n’est pas la Sparte des syssities.
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principe vital, Rémus se place ostensiblement du côté des dieux, récuse sa condition de mortel : il n’est pas besoin de répéter ici les analyses du sacrifice et de la cuisine à laquelle il donne lieu qui ont été proposées par M. Detienne, J.-P. Vernant et un groupe de leurs élèves pour le domaine grec, mais dont R. Schilling en particulier a montré qu’elles étaient transposables au cas de Rome (et de l’Étrurie)115. C’est bien à partir de ce moment que Rémus se révèle incapable de s’intégrer dans le monde policé et organisé des cités : il se confine irrémédiablement dans l’univers préculturel, celui du monde sauvage, où la séparation entre l’humain et le divin ne s’est pas encore opérée, cette séparation que justement le sacrifice vient matérialiser116. S’il bénéficie donc d’une supériorité qui peut s’exercer dans l’univers où les deux fils de Rhéa Silvia ont passé leurs enfances, celle-ci ne pourra pas se manifester dans le monde des cités. Il sera, par rapport à ce qui est la règle du comportement attendu des hommes, un sacrilège, un réprouvé et les dieux ne pourront lui accorder d’être le fondateur d’une cité, de mener une existence hors du cadre de la vie en marge de la civilisation où les deux frères avaient vécu jusque-là et où il avait affirmé sa supériorité en rattrapant le premier les voleurs de bétail117. 115
M. Detienne, J.-P. Vernant et alii, La cuisine du sacrifice en pays grec, Paris, 1979 ; pour les faits italiens, R. Schilling, « À propos des exta : l’extispicine étrusque et la litatio romaine » , dans Hommages à Albert Grenier, sous la direction de M. Renard, III, p.1371-1378, ainsi que notre article « Remarques sur le sacrifice étrusque » , dans La fête, la rencontre des dieux et des hommes, sous la direction de M. Mazoyer, J. Pérez Rey, F. Malbran-Labat, R. Lebrun, Paris, 2004, p. 133-157. 116 Il faudrait développer ici l’analyse du sourire qu’Ovide prête, paradoxalement, à Romulus lorsqu’il découvre les os nus des victimes que son frère a seuls laissés au groupe des Quintilii. Indépendamment du rapport que ce rire a, dans le rite, avec celui des deux jeunes gens lors du sacrifice de la chèvre lors des Lupercales, ce rire exprime certainement le fait que Romulus a compris la faute irrémédiable commise par son frère et la supériorité qui lui échoit désormais, retournant la situation établie lors de la récupération du bétail volé. Comme cela a été justement souligné par T. Camous, dans beaucoup de civilisations, le rire a une valeur d’affirmation de la culture (Romulus, le rêve de Rome, p. 97-98). Cette valeur est applicable ici. Inversement, Rémus se conduit avec une légèreté coupable, fait preuve de sottise en dévorant les exta réservés au dieu : on rappellera que l’explication de son nom qui le rattache au groupe de remores, remorari, connote sa tarditas, concept qui s’applique au domaine intellectuel tout autant que physique (Origo Gentis Romanae, 21, 5 : Remum dictum a tarditate, quia talis naturae homines ab antiquis remores dicti). 117 C’est pourquoi il ne faut pas trop forcer l’opposition, selon les termes de R. Schilling, entre l’élu Romulus et le réprouvé Rémus (voir nos remarques dans « Trois études sur Romulus : A) Rémus élu et réprouvé « dans Recherches sur les religions de l’Antiquité classique, sous la direction de R. Bloch, Paris-Genève, 1980, p. 267-300). Il ne conviendrait pas de faire de Rémus un simple ennemi des dieux, qui ne mérite que d’être puni et éliminé par eux. La thématique de ceux qui
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Cette dimension religieuse, et tournant autour du sacrifice, n’existe pas dans le cas de la légende de Jacob et Ésaü et on n’assiste pas davantage à une compétition entre les deux frères dans laquelle l’aîné, celui qui sera plus tard évincé, a le dessus. Mais la portée de l’épisode où les deux jumeaux sont confrontés et où Ésaü perd son droit d’aînesse, empêchant ainsi, à terme, que ce soit lui qui obtienne la bénédiction paternelle et soit à l’origine du peuple élu, n’en est pas moins comparable. L’histoire d’Ésaü échangeant son droit d’aînesse contre un plat de lentilles, alors que la chasse à laquelle il s’adonne ne lui a rien rapporté et qu’il risque de périr, tourne autour de la question de l’alimentation et en oppose une forme ancienne, dépassée, à une forme évoluée, représentée par son frère. L’épisode narré par Ovide n’est pas si différent. Le sacrifice, les travaux de M. Detienne et J.-P. Vernant ont rappelé cette vérité élémentaire, avait une fonction alimentaire, relevait de la cuisine. La faute de Rémus relève donc d’un mauvais usage de la nourriture carnée, récuse cet aspect essentiel qui s’opère à travers le partage de la viande de la victime, qui est de délimiter ce qui appartient à l’homme et ce qui appartient aux dieux, d’exprimer la condition différenciée de chacun d’eux. Rémus, mangeant les exta qui relèvent du divin, récuse cette séparation, qui est à la base de la vie civilisée et que met en œuvre, d’une autre manière et au niveau de l’espace terrestre, le tracé du pomerium, cette limite spatiale qui causera plus tard sa mort118. Tout autant que celui d’Ésaü, son comportement traduit un rapport à l’alimentation qui renvoie à un stade dépassé, qui n’a plus court dans le monde actuel où les règles de consommation de la nourriture carnée sont soigneusement codifiées et sont sorties de l’indistinction primitive, quand dieux et hommes se mêlaient à la s’approprient les exta montre que dans certains cas celui qui s’empare ainsi de la part divine en tire des conséquences positives, s’assure de la victoire (Camille lors de la prise de Véies, Octavius de Velletri dans l’épisode relaté par Suétone, Vie d’Auguste, 1, cas, surdéterminé, de Sulla à Tarente, mangeant le foie d’un veau offert en sacrifice sur lequel apparaissait l’image d’une couronne en or, selon Augustin, Cité de Dieu, 2, 24). Mais un exemple comme celui des Hirpi Sorani montre que, si les conséquences sont positives (adopter un tel comportement permet de vaincre la pestilentia), elles passent par un retour à la vie sauvage qui est celle des loups, une dérogation à ce qui est le comportement normal et licite dans une société organisée (Servius, commentaire à l’Énéide, 11, 785, précise que ces Hirpi doivent, à l’imitation des loups, vivre de rapines, rapto uiuere). 118 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à nos articles cités n. 51. Sur le sens de séparation par rapport à une indistinction primitive entre l’humain et le divin qu’opère le rituel de fondation d’une cité, on verra nos remarques dans « L’espace consacré chez les Étrusques : réflexions sur le rituel étrusco-romain de fondation des cités », dans Saturnia tellus. Definizioni dello spazio consacrato in ambiente etrusco, italico, fenicio-punico, iberico e celtico, sous la direction de X. Dupré Raventos, S. Ribichini, S. Verger, Rome, 2008, p. 27-47.
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surface de la terre. Ainsi la légende biblique et la légende romaine mettent toutes deux en œuvre la distinction entre leurs jumeaux, l’aîné qui en est resté à un stade primitif, le cadet qui introduit à une phase plus développée de l’histoire de l’humanité, à travers une scène où l’objet de leur confrontation touche à l’alimentation. C’est une scène importante, la seule qui soit rapportée sur leurs rapports précédant la période où leur destin divergera définitivement, avec la bénédiction paternelle donnée au seul Jacob, la fondation d’une ville concédée au seul Romulus. Déjà à travers elle s’exprime ce qui va se passer ensuite, la déchéance de l’aîné et le triomphe du cadet. Dans cet épisode préalable, aussi bien Ésaü qui a perdu son droit d’aînesse que Rémus qui a commis un acte sacrilège se sont disqualifiés. La suite naturelle de l’épisode est ce qui arrive ensuite, le moment où s’opère la différenciation définitive entre le frère élu et le frère réprouvé et où le plus jeune des deux jumeaux est désigné pour être celui à qui incombe la tâche de mettre en place les bases du groupe, Israël et ses tribus dans un cas, la ville de Rome dans l’autre. Dans cette fonction générale qui est identique dans les deux traditions, on trouve d’un côté la célèbre scène de Jacob subtilisant la bénédiction paternelle, de l’autre la non moins célèbre scène de la prise d’auspices lors de la fondation de l’Vrbs. Dans les deux cas, c’est une puissance supérieure qui décide ainsi définitivement du destin respectif des deux frères – leur père Isaac ou le dieu Jupiter maître des auspices. Dans les deux cas aussi, à ce stade, le frère évincé n’est pas totalement écarté. Isaac garde une bénédiction secondaire, maigre lot de consolation, pour son aîné privé de la bénédiction véritable, qui est unique, que son frère est parvenu à lui subtiliser — mais dans ce qui n’est que la conséquence inéluctable de la sotte renonciation de son frère à son droit d’aînesse. Rémus a quand même droit à un signe : Jupiter lui envoie six oiseaux. Mais, là aussi, on peut parler de maigre lot de consolation, puisque son cadet en a vu le double et il les as vus après les siens119, ce qui, en bonne procédure romaine où un second signe reçu après un premier annule celui qui l’a précédé120, ne lui confère en pratique aucun droit. Toujours est-il que, 119
Il convient de considérer comme une rationalisation secondaire le fait que, chez certains auteurs, le signe vu par Rémus est présenté comme incertain (Valerius Messala Rufus, cité par Aulu-Gelle, 13, 14, 5), voire défavorable (Denys d’Halicarnasse, 1, 86, 3 — si du moins au donne un sens défavorable au fait que les oiseaux viennent de la droite, alors que le texte ne le souligne pas —, Sénèque, De la brièveté de la vie, 13, 8). 120 Le principe est clairement posé par Servius dans son commentaire à Virgile, Bucoliques, 9, 13 (minora enim auguria maioribus cedunt, nec ullorum sunt uirium, licet priora sint), Énéide, 2, 691 (nam si dissimila sint posteriora (auspicia),
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dans ce premier temps où le choix entre les deux frères, l’élection de l’un et la déchéance de l’autre, est entériné par l’autorité supérieure que représente dans un cas le père — mais qui ne fait, dans une perspective religieuse, qu’exprimer le choix de Yahvé121 —, dans l’autre le dieu suprême, l’aîné éconduit n’est pas éliminé, il a même droit à une petite reconnaissance. Son élimination ne survient que dans un second temps, l’épisode que nous avons évoqué au début, qui existe aussi bien dans la tradition juive, au moins par la version du Livre des Jubilés et du Testament de Juda, que dans la tradition romaine, où il s’élève, les armes à la main, contre son frère et se fait tuer par lui. Assurément, il faut tenir compte de différences sensibles entre les deux histoires — et ces différences se situent dans la ligne de celles que nous avons relevées pour la scène où l’aîné, inconsidérément, pose une action à travers laquelle se dessine sa future défaite. Dans le récit romain, nous avons eu affaire pour le premier moment à une scène religieuse, à un sacrifice. Le second l’est tout autant : nous sommes encore devant une procédure rituelle, non plus celle du sacrifice mais celle de la prise d’auspices à laquelle on devait procéder avant tout acte important, et en particulier, comme dans le contexte général où nous nous situons pour cet épisode de la geste de Romulus et Rémus, lors d’une fondation de cité, acte par lequel celle-ci était inaugurée, bénéficiait dès lors de la protection divine122. Dans la tradition juive, le premier épisode n’avait en revanche guère de connotation religieuse, le problème essentiel étant celui de l’alimentation123. Le second épisode, celui de la bénédiction paternelle, aura sans doute une portée qui engage l’avenir, et par là si on veut d’ordre religieux puisque cette soluuntur priora), 12, 183 (scit enim in auguriis prima posterioribus cedere). 121 Dans le Livre des Jubilés, ce qui n’est pas le cas dans la Bible, l’intervention divine est explicitement formulée : c’est Yahvé qui inspire Isaac lorsqu’il fait erreur sur l’identité de Jacob (26, 16-18 : « Isaac lui dit : « Approche, mon fils, pour que je te touche et sache si tu es mon fils Ésaü ou si tu ne l’es pas. » Jacob s’approcha d’Isaac son père qui le toucha et dit : « La voix est celle de Jacob, mais les mains sont celles d’Ésaü. » Il ne l’identifia pas : c’était une intervention du ciel qui lui avait ôté l’esprit. » ) 122 Nous ne pouvons pas dans ce cadre nous attarder sur le détail, complexe, de la tradition et les variations qu’elle offre chez les différents auteurs qui la rapportent. Il peut y avoir une ou deux prises d’auspices et la portée en est de toute façon double, puisque la finalité est à la fois de désigner celui des deux frères qui fondera une cité et en sera le roi et de procéder ainsi à son inauguration et d’établir un choix pour le site de la cité et pour l’inaugurer rituellement. On pourra se reportera à la claire présentation de P. Carafa, M. T. D’Alessio, La leggenda di Roma, I, p. 387-409. 123 La référence à la religion n’apparaît que par le serment que Jacob demande à son frère de lui prêter afin qu’il ne revienne pas sur la cession de son droit d’aînesse (Gn 25, 33).
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bénédiction accordée par Isaac à son fils cadet vaut tout autant promesse et garantie pour le futur que le signe des douze vautours adressé par Jupiter à Romulus ; mais l’aspect alimentaire n’en persiste pas moins et c’est lui qui sous-tend l’intrigue, puisque le père demande qu’on lui serve un repas comme il les aime et que celui des jumeaux qui reçoit en retour sa bénédiction est celui qui lui a fourni le premier cette prestation alimentaire qu’il réclamait. Dans la suite de péripéties qui fait que Jacob l’emporte sur Ésaü, on retrouve le même type d’opposition nature/culture que nous avons relevé précédemment. Jacob use de ruse (et est secondé par l’élément féminin, puisque sa mère Rébecca joue un rôle actif et c’est elle qui suggère à son fils préféré comment il doit agir), il fournit à son père de la viande provenant non pas de bêtes sauvages, tuées à la chasse, comme le gibier que rapportera, mais trop tard, son frère (et qu’avait demandé son expressément son père124), mais des chevreaux de son élevage125, qu’il lui sert en accompagnant ce régal de pain et de vin, point que nous avons déjà relevé (Gn 27, 17, 25). Par l’opération de sa préparation culinaire, ce produit d’élevage sera rendu semblable au gibier que le vieil Isaac attend : le thème de la ruse se mêle à la cuisine. On ne peut le nier, il y a un aspect gênant pour notre sensibilité dans cette histoire de ruse, ou si on veut de mètis, et on a bien du mal à admettre qu’un personnage qu’on ne peut que considérer comme positif, se laisse aller à ce que nous qualifierions de mensonge et qui, déjà dans le texte de la Genèse, est présenté comme une fourberie, assumée comme telle par la mère. Cette gêne était ressentie déjà dans l’Antiquité : la réécriture du Livre des Jubilés a tout fait pour donner une image plus lisse de Jacob, gommant les traits qui pouvaient sembler scandaleux de l’épisode126. Mais, pour la comparaison qui nous occupe ici, on peut relever que cette ambiguïté du 124
Gn 27, 3-4 : « Maintenant prends tes armes, ton carquois et ton arc, sors dans la campagne et tue-moi du gibier. Apprête-moi un régal comme j’aime et apporte-lemoi, que je mange, afin que mon âme te bénisse avant que je meure. » 125 Gn 27, 13-14 : « Mais sa mère lui répondit : « Je prends sur moi ta malédiction, mon fils ! Écoute-moi seulement et va me chercher les chevreaux. » Il alla les chercher et les apporta à sa mère qui apprêta un régal comme son père aimait. » 126 Dans le cas de Jacob, A. Caquot note que « Genèse, 27, 1-41, est récrit de manière à atténuer la fourberie de Jacob », relevant que, dans le Livre des Jubilés, « le verset 13 édulcore la réplique mensongère de Jacob en Genèse, 27, 24 » (La Bible. Écrits intertestamentaires, p. 737). Le texte initial (« Il dit : » Tu es bien mon fils Ésaü ? » et l’autre répondit : « Oui ») devient (« Je suis ton fils ») ; de même, la chasse n’est plus expressément mentionnée : au lieu de Gn, 27, 19, « Assieds-toi et mange de ma chasse afin que ton âme me bénisse » , on lit en Jubilés, 26, 13, « Assieds-toi et mange de ce que j’ai attrapé pour toi, père, pour que tu me bénisses. »
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personnage positif qu’est le frère à qui il sera donné de fonder le groupe est tout aussi présente dans l’épisode correspondant de la tradition romaine. Il convient de ce point de vue, d’accorder toute son attention à la variante qui ne se contente pas de relever la succession chronologique des signes envoyés aux deux jumeaux, celui, mineur et qui sera annulé par le suivant, échu à Rémus, et celui, majeur et que la règle auspiciale rend seul valable, échu à Romulus127. Chez Denys d’Halicarnasse (1, 86, 3-4) et comme variante chez Plutarque (Vie de Romulus, 9, 5 et 10, 1), Romulus se voit expressément attribuer une tromperie : il aurait, avant même que les dieux n’envoient les oiseaux attendus, fait dire à son frère qu’il avait été gratifié des auspices qui lui attribuaient la victoire et c’est seulement lorsque son frère l’aurait rejoint, après avoir vu de son côté six oiseaux, qu’il aurait reçu le signe des douze vautours. Cette version, attribuant un mensonge caractérisé au fondateur de l’Vrbs, était gênante : Denys traduit l’embarras qu’elle suscitait de son temps, en soulignant la honte des messagers envoyés par Romulus à son jumeau, qui n’effectuent leur mission qu’à contrecœur, sans se presser128. La gêne persiste chez bien des commentateurs modernes qui ont du mal à accepter que la tromperie de Rémus par Romulus puisse appartenir aux motifs « classés » de la légende129. On en citera pour seul exemple l’analyse, excellente par bien des égards, que P. Carafa, M. T. D’Alessio ont récemment proposée du récit dans La leggenda di Roma : tout en reconnaissant que « il tema dell’inganno potrebbe essere in accordo con la struttura della saga » (p. 403), ils n’en estiment pas moins que « sembra difficile accettare questo tratto della figura di Romolo come elemento autentico » (p. 404). Mais l’appartenance de ce motif au fonds le plus authentique de la légende nous semble d’autant plus probable qu’on ne voit pas très bien comment les Romains auraient pu introduire dans la tradition sur leur fondateur un trait aussi négatif : comme pour le fratricide, son caractère choquant est un gage de l’ancienneté du motif130. 127
Dans ce sens, on peut citer les présentations d’Ennius, Annales, 1, fr. 47, 85-89, Tite-Live, 1, 7, 1, Ovide, Fastes, 4, 817-818, Plutarque, Vie de Romulus, 9, 5, Florus, 1, 1, 6, Servius, commentaire à l’Énéide, 6, 779, Origo Gentis Romanae, 23, 2-4. 128 Il admet cependant que les dieux aient pu guider le comportement de Romulus même dans ces circonstances : « peut-être que le dieu, tout autant que la haine, le poussait » (1, 86, 3). 129 Nous nous référons à la distinction opérée par J. Poucet entre motifs « classés », appartenant au fonds ancien et canonique, de la tradition, et motifs « libres », qui relèvent d’innovations introduites dans le développement ultérieur de la tradition (Les origines de Rome, tradition et histoire, Bruxelles, 1985, p. 236-246). 130 L’explication de H. Strasburger, Zur Sage von der Gründung Roms, Heidelberg,
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En tout cas, si on admet le parallèle que nous développons ici, l’exemple de Jacob montre qu’un comportement relevant de la ruse, de la mètis, de cette intelligence astucieuse qui joue avec l’ambiguïté et apparaît à la limite de la fourberie, est attendu pour distinguer les deux frères en ce moment crucial. Le cadet de la légende biblique, grâce à sa supériorité par rapport à son frère rustre et brutal, est capable d’user d’astuce et d’obtenir de son père la bénédiction escomptée. Son correspondant de la légende romaine se comporte de manière identique, en n’acceptant pas la proclamation par son frère de sa victoire après l’apparition des six vautours, mais en laissant à Jupiter le temps de lui adresser un signe supérieur. On peut dès lors parler de ruse plus que de mensonge véritable de tromperie avérée. Si on accepte d’analyser, dans la ligne proposée par R. Schilling pour l’épisode préalable de la manducation des exta par Rémus, le sourire de Romulus qui le conclut comme traduisant la conscience que celui-ci prend du prochain renversement de la situation, on estimera que, de même que Jacob savait qu’Ésaü avait perdu son droit d’aînesse, Romulus savait que Rémus s’était disqualifié en mangeant la part, interdite à l’homme dans les conditions normales de la vie civilisée, de la victime sacrificielle que sont les exta. Les dieux, consultés par les auspices, ne pouvaient dès lors accorder leur appui qu’à lui et non à son frère et l’annonce prématurée de son propre succès se fondait sur une juste prescience de ce qui allait arriver. Que ce ne fût pas un mensonge, que cela ne fût pas un sacrilège contre le rite que constitue la prise d’auspices, est de toute façon prouvé par la suite : loin de le punir, Jupiter lui accorde le signe attendu, allant bien au-delà de celui dont il avait fait bénéficier Rémus. Au reste, la tromperie, dans le cas de Romulus, peut apparaître moins choquante que dans le cas de Jacob : à Rome, celui qui fait l’objet de l’affirmation mensongère n’est pas celui à qui il revient de déterminer celui des deux jumeaux à qui ira la promesse d’un grand destin, mais le frère aîné. Alors que dans la tradition juive, c’est Isaac, leur père commun, qui est berné par le cadet de ses deux fils, dans la tradition romaine, la tromperie de Romulus vise son aîné Rémus, non Jupiter. De même qu’Ésaü reçoit une bénédiction mineure de la part de son père, de même Rémus n’est pas totalement oublié par les dieux. Il a droit à son signe, certes de portée inférieure et rendu inopérant par celui obtenu juste après par son jumeau, mais qui montre qu’il n’est pas, purement et simplement, un impie et un sacrilège qui mérite d’être châtié. Nous l’avons 1968, attribuant de tels motifs à des Grecs hostiles qui auraient donné forme à cette légende pour dénigrer leurs adversaires romains, et que ceux-ci auraient ensuite repris pour eux-mêmes, est difficile à admettre. Jamais les Romains n’auraient emprunté, à une date relativement tardive, un récit d’origine qui aurait eu un sens négatif.
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souligné, il ne faudrait pas le comprendre, à ce stade de l’intrigue, comme un réprouvé destiné à être immédiatement éliminé. Il s’est simplement disqualifié vis-à-vis des conditions actuelles de la vie humaine, il s’est rendu impropre à la fondation d’une cité et même simplement à une existence dans un tel cadre. Après tout, on aurait pu imaginer que, comme dans la version biblique de la tradition sur Jacob et Ésaü, Rémus reconnaisse sa défaite et pardonne à son frère sa propre éviction et la tromperie dont il s’était servi dans l’accomplissement des destins. L’élimination violente de l’aîné évincé va certes survenir, dans la légende romaine comme dans la version du Livre des Jubilés et du Testament de Juda de l’histoire de Jacob et Ésaü, et cela sous la forme, inattendue et choquante, du fratricide. Mais, dans la ligne de l’analyse que nous suivons, elle peut être comprise, dans les deux cas, comme exprimant l’opposition entre vie sauvage, stade préculturel, et vie policée, stade culturel. C’est toujours le frère qui sera tué qui provoque son jumeau en venant l’attaquer. La version la plus autorisée de la mort de Rémus, la « tradition la plus répandue » comme la présente Tite-Live (1, 7, 2), loin des réfections complaisantes qui voulaient masquer la gravité du fait que Rome posait au début de son histoire le meurtre par son fondateur de son frère jumeau, avoue que Romulus a tué Rémus : mais c’est parce que ce dernier l’avait provoqué, en sautant par-dessus la naissante muraille, récusant ainsi le clivage irrémédiable, séparant cité et monde extérieur, monde sauvage et monde civilisé, que le tracé du sillon primordial était venu opérer à la surface de la terre. Il en va de même dans la tradition juive que nous évoquons ici ; qu’Ésaü résiste d’abord à la pression de ses fils et ne se décide que dans un second temps à marcher à la tête de leur armée contre la tour de son frère n’empêche que ce soit lui l’agresseur, non son jumeau. Ainsi, on peut envisager un parallélisme assez précis entre la tradition juive sur les deux fils jumeaux d’Isaac, si du moins on ne s’en tient pas au seul récit de la Genèse, et celle romaine sur les deux fils jumeaux de Rhéa Silvia. Dans ces histoires qui expriment toutes deux la fondation, dans ses structures ultérieures, du groupe humain considéré, le rôle actif est réservé non à l’aîné, mais au cadet et cette situation paradoxale est due au fait que le premier, plus ancien, est senti comme lié à un stade d’existence dépassé, préculturel, alors que le second se révèle supérieur vis-à-vis de toutes les valeurs qui touchent à la culture, donc plus apte à une vie évoluée et civilisée131. Dans les deux cas, le plus âgé des deux frères finit par être 131
Nous doutons que ce renversement du droit d’aînesse soit explicable par une représentation biologique voulant que celui des deux jumeaux qui sort le dernier du ventre de sa mère ait été conçu le premier. Il semble que, s’il convient de départager des jumeaux, ce soit le premier-né qui l’emporte (V. Dasen, Jumeau, jumelles dans
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éliminé par son frère, et cela à la suite d’un enchaînement d’épisodes comparables où, dans un premier temps, l’aîné se laisse disqualifier de la prééminence qui semblerait lui revenir de droit, puis ensuite où cette supériorité du plus jeune est entérinée par l’autorité chargée de départager les deux frères — autorité en dernier ressort divine, même quand, ce qui se passe dans la tradition juive, Yahvé se sert du truchement d’Isaac pour signifier à qui va sa promesse. L’intrigue se conclut par la mort violente de l’aîné, tué par son jumeau, dont il n’a pas accepté de reconnaître la victoire et qu’il est venu attaquer dans le lieu où il s’était établi. On assiste donc à une suite de péripéties que nous pouvons schématiser par le tableau suivant :
ORDRE DE NAISSANCE DIFFÉRENTIATION DES DEUX JUMEAUX
DISQUALIFICATION
DU FRÈRE AÎNÉ
CHOIX DU CADET AU LIEU DE L’AÎNÉ
TRADITION JUIVE Ésaü aîné, Jacob cadet Ésaü chasseur et brutal
Jacob paisible et lié à l’élevage et l’agriculture Ésaü affamé vend son droit d’aînesse pour un plat de lentilles (aspect alimentaire au premier plan) En apportant le premier la nourriture qu’il demande, Jacob obtient la bénédiction de son père, Ésaü doit se contenter d’une bénédiction
l’Antiquité grecque et romaine, Zurich, 2005, p. 138-139).
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TRADITION ROMAINE Rémus aîné, Romulus cadet Rémus plus efficace que Romulus dans la période de formation dans le monde extra-urbain des bergers Romulus plus efficace vis-à-vis du monde des cités Rémus vainqueur consomme la part sacrificielle qui revient à la divinité (aspect religieux au premier plan) Lors de la prise d’auspices Rémus aperçoit six vautours, Rémus en aperçoit douze
secondaire
ÉLIMINATION DE L’AÎNÉ PAR LE CADET
Jacob use de tromperie à l’égard de son père Isaac
Romulus use de tromperie à l’égard de son frère Rémus
(contexte alimentaire) (Livres des Jubilés)
(contexte religieux)
Ésaü, poussé par ses fils, refuse d’accepter sa défaite
Rémus, pris de colère, refuse d’accepter sa défaite
Il attaque la tour où sont Jacob et ses fils avec son armée
Il franchit la muraille naissante de la ville de Romulus les armes à la main
Il est tué par Jacob
Il est tué par Romulus
Nous pensons donc qu’il existe une grande ressemblance entre la tradition qui s’est développée en Israël sur Jacob et Ésaü, surtout sous la forme qu’en représentent le Livre des Jubilés et le Testament de Juda, et celle qui à Rome relatait dans quelles circonstances s’était produite la fondation de la cité. Dans les deux cas, ce qui peut apparaître comme la constitution du groupe humain de référence était mise en relation non pas avec un fondateur unique, mais avec un couple de jumeaux, dont l’un, donné comme le premier-né, était marqué du côté de la nature, l’autre, donné comme le cadet, l’était du côté de la culture. Le premier était éliminé au cours du processus de fondation, tandis que l’autre menait celle-ci à terme. On constate donc non pas une vague ressemblance générale, mais une nette analogie de structure, en même temps que des différences sensibles dans le traitement de ce qui peut apparaître comme une thématique commune : ces différences sont telles qu’on ne saurait parler de dérivation d’un modèle unique. Les deux traditions se sont bien évidemment développées indépendamment l’une de l’autre et ce qu’on peut envisager, c’est leur émergence à partir d’un fonds commun de représentations, tournant autour
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de la gémellité et de son application à l’histoire de l’humanité, à l’apparition de la civilisation et des divers groupes ethniques. Nous ne voudrions pas dans ces pages faire plus que relever ce qui nous paraît être cette conséquence nécessaire de l’analyse que nous avons poursuivie, si du moins on l’admet. Bien sûr, nous ne sommes pas ici dans le cadre classique de la comparaison indo-européenne, puisque l’un des deux volets de la comparaison regarde des traditions juives. Faut-il penser qu’un fonds commun de représentations ait également existé, qui aurait réuni des cultures diverses du monde méditerranéen, des groupes relevants de familles linguistiques différentes ? Si les analogies que nous avons relevées sont fondées, cela autorise à poser la question. Mais une telle enquête demanderait d’être bien davantage approfondie pour qu’on puisse espérer apporter ne serait-ce qu’un commencement de réponse.
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FONDATION ET REFONDATION DE ROME Charles Guittard
Ab Vrbe condita, l'acte de fonder une ville, condere Vrbem, telle est l'expression consacrée en référence à Tite-Live, qui symbolise le point de départ de l'histoire et le point d'aboutissement de l'annalistique latine. L'acte historique de fondation est clairement reconnu par Tite-Live, et par l'ensemble des historiens, comme le point de départ : c'est l'acte fondateur. En toute chose, écrit Plutarque dans son traité Sur la Fortune des Romains, tout dépend du commencement, et surtout dans la fondation des villes et aussitôt il en fait l'application au fondateur de Rome, à Romulus132 et la question de primordia est au cœur de la problématique133. La fondation de Rome est un acte religieux : le rituel, le mot urbs, l'expression urbem condere ont fait et font toujours l'objet d'études particulières. Sans doute, le héros éponyme est-il Romulus, mais, son successeur, Numa, passe pour le fondateur de la religion romaine. Comment comprendre cette seconde fondation ? Elle est aussi importante que la première, elle en est inséparable, à travers les deux personnes plus ou moins mythiques de Romulus et Numa. Rome n'est fondée que lorsqu'elle a reçu ses institutions religieuses. Par ailleurs, on peut légitimement faire état d'autres fondations encore : Rome renaîtra au lendemain de la catastrophe gauloise et au cours de son histoire les Jeux séculaires étaient chargés d'assurer cette continuité, cette renaissance. Une autre question mérite d'être posée : peut-on fonder une religion comme est censé l'avoir fait Numa ? Rome a été fondée plusieurs fois et elle a connu plusieurs naissances, plusieurs fondations : nous soulignerons les dates de 753, 509, 390 et l'importance du saeculum dans le développement historique. La question de savoir quand Rome a été fondée est plus difficile que celle de savoir où elle a été fondée, car, sur la date, l'archéologie a longtemps hésité avant d’admettre, avec Varron et Tite-Live, le milieu du VIIIe siècle avant notre ère. Le premier des Ab Vrbe condita libri, au terme de la tradition annalistique latine, permet de se faire une idée assez juste de la 132 133
Plut., Fort. Rom. 320 A. Cf. A. Grandazzi, La fondation de Rome. Réflexion sur l’histoire, Paris, 1991.
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façon dont les Romains concevaient les origines de leur cité et de ses institutions religieuses. Le point de départ est la fondation de Rome, mais quelle fondation? C'est seulement à la fin de la République, après la publication du Liber annalis d'Atticus et les travaux de Varron dans ses Antiquités humaines que la date de la fondation sera fixée au 21 avril 753: donnée fondée sur le comput éponymique établi à partir de la fondation de la République et en admettant sept règnes d'une durée de 35 ans chacun ; la royauté couvrirait ainsi une période de 244 ans134. Le 21 avril est le jour des Parilia, et celui où Romulus traça le pomoerium135. Dans le calendrier pré-césarien d'Antium, Fasti Antiates maiores, seul calendrier républicain connu, la mention ab urbe condita est bien inscrite au 21 avril136: ante diem octauum kalendas Maias. Jusque-là, l'historiographie avait proposé des dates qui s'échelonnent entre 814 (Timée) pour la datation haute et 728, pour la datation basse (Cincius Alimentus)137. Les sources littéraires, Tite-Live, Plutarque, Denys ont fait l’objet dans les dernières décennies d’études attentives, concernant les rites de fondation, la Roma dite Quadrata, la fondation etrusco ritu. A l’hypercriticisme de Jacques Poucet138, se sont opposées les analyses d’Alexandre Grandazzi, qui s’est proposé, selon sa propre expression, de repenser les origines de Rome139. Contrairement aux hypothèses linguistiques fondées sur Varron, le mot urbs ne viendrait pas de l’étrusque, il convient de se référer à l’indoeuropéen, et plus précisément à l’expression hittite « uarpa dai », puis 134
Liu. 1, 60, 3: regnatum Romae ab condita urbe ad liberatam annos ducentos quadraginta quattuor. 135 Ouid., fast. 4, 807-862 ; sur les Parilia, cf. Ouid., fast. 4, 721-786. cf. Plut., Rom. XII (le 11 avant les calendes de mai dans le calendrier julien). 136 A. Degrassi, Inscriptiones Italiae, XIII, 2, Fasti anni Numani et Iuliani, Rome, 1963, p. 9 ; A. Kirsopp-Michels, The Calendar of the Roman Republic, Princeton, 1967 : P. Brind’Amour, Le calendrier romain. Recherches chronologiques, Ottawa, 1983. 137 Cf. J. Bayet, éd. de Tite-Live, Histoire romaine I, Préface, p. cxiv ; J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale jusqu'aux guerres puniques, Paris, 1ère éd. 1969, p. 226-228; Timée avait établi un synchronisme avec la fondation de Carthage et les annalistes oscillaient entre 748 pour Fabius Pictor et 729/728 pour Cincius Alimentus, 752/751 pour Pison (751/750 pour Polybe). La plupart des données sont citées chez Denys d’Halicarnasse (Antiquités romaines I, 74). 138 J. Poucet, Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985. 139 A. Grandazzi, La Roma Quadrata : mythe ou réalité, in MEFRA, 1993, 105, p.493-545 ; Penser les origines de Rome, in BAGB, 2007, 2, p.21-70 ; « Vrbem condere », de la linguistique à ‘l’histoire : à propos de Varron, ling. 5, 143, in Varietates Fortunae, mélanges offerts à Jacqueline Champeaux, Paris, 2010, p. 159173.
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rapprocher urbs de urbem condere et de urbare, verbe qui, dans la langue juridique, désigne l’acte de délimiter le territoire d’une cité au moyen d’un labour, qui définit un périmètre, un cercle délimité140. De plus les découvertes archéologiques récentes et, en particulier, les travaux menés par Andrea Carandini, en particulier la mise au jour du murus Romuli au pied du Palatin, ont ouvert de nouvelles pistes pour l’étude des origines de Rome, la place de la tradition romuléenne, les phases d’occupation pré- et protourbaines141. On est loin du débat primitif entre le savant suédois Einar Gjerstad142 et l’école allemande représentée par H. Müller-Karpe143, sur la question de savoir si l’Vrbs s’était formée par synoecisme de villages autonomes (Gjersdtad) ou extension d’un noyau primitif du Palatin (MüllerKarpe). En fait, l'histoire livienne commence ante Vrbem conditam, en synchronisme avec la chute de Troie et l'arrivée d'Enée dans le Latium. Rome apparaît comme la nouvelle Troie: elle n'est pas une création ex nihilo. Dans sa Préface générale, l'historien souligne que ces faits relèvent de la fable; on trouve ici l'expression ante conditam condendamue urbem, l'adjectif verbal marquant l'intention de fonder la ville144. Sur l'acte fondateur lui-même, sur la consultation augurale, Tite-Live est d'une surprenante discrétion et d'une concision que résume la formule: condita urbs conditoris nomine appellata145. Les sources littéraires, historiographiques, Tite-Live, Denys, Plutarque essentiellement, proposent un acte fondateur selon le schéma classique. Elles mettent en scène un rituel où l'on a cru reconnaître l'influence des libri rituales relatifs à la fondation des cités. En fait, seul Plutarque pourra, avec Varron, affirmer que Rome a été fondée Etrusco ritu146. Plutarque évoque le mundus, une fosse qui sera refermée et autour de 140
Dig., 50, 16, 239, 6 ; Fest. 514, 32 L. Cf. J. P. Brachet, Une famille de mots techniques : lat. « uruum » et formes apparentées, Latin et langues techniques, Lingua Latina 9, 2006, p. 47-60 ; id., Les fondements indo-européens de lat. « urbem condere », in Latomus 63/4, oct.-déc. 2004, p. 825-840. 141 Andrea Carandini, Roma, il primo giorno, Rome, Laterza (Economica), 1re éd. 2009, 2e éd. 2010. 142 E. Gjerstad, Early Rome, 6 vol., Lund, 1953-1973. 143 H. Müller-Karpe, Von Anfang Roms, Mitteilungen des Deutschen Archeologischen Insituts, Roma, 5, 1959. 144 Liu., praef. 6 : quae ante conditam condendamue urbem poeticis magis decora fabulis quam incorruptis rerum gestarum monumentis traduntur, ea nec adfirmare nec refellere in animo est. 145 Liu. 1, 6, 4- 7, 3. 146 Plut., Rom. 11; Varro, Res rusticae I, 10; Ouid., fast. 4, 815-826; Seru., ad Aen. 4, 212; cf. Cato, ap. Seru. ad Aen. 5, 735 (= frag. 18 Chassignet, in Caton, Origines, Paris, 1986, p. 16); Cato, ap. Isid., etym 15, 2, 3 L. Cf. C. O. Thulin, Die
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laquelle on tracera le périmètre : il mentionne la présence des Étrusques. Le rituel de fondation décrit par Denys dans le chapitre 88 du livre I des Antiquités romaines est étrusque, mais l’historien grec est silencieux sur ce point, jusqu’à laisser entendre que cette pratique est spécifiquement romaine, voire même grecque147. Il évoque un quadrilatère. Ce rituel de fondation est aussi décrit par Varron en son De lingua Latina.148 Dans le récit livien, Rome est fondée politiquement par Romulus, mais religieusement par Numa, à qui sont attribuées les grandes fondations religieuses. Le successeur de Romulus présente un autre aspect de la fonction souveraine, qui repose sur la sagesse. Tite-Live précise, aussitôt après la scène d'auguration de Numa, que le nouveau règne marque bien une seconde fondation149; le verbe condere revient à plusieurs reprises: il s'agit bien de fondation et précisément de fondation religieuse: Numa est, après Romulus, le deuxième fondateur de Rome. Le récit du règne de Numa ne comprend d'ailleurs que des fondations religieuses: il s'ouvre par la mise en œuvre du rituel de Janus, dont le temple est ouvert en temps de guerre et fermé en temps de paix, avec l'allusion incidente à la fermeture augustéenne150, et s'achève sur l'institution du culte de Fides, au terme d'un règne pacifique151. Le cadre général des institutions est celui du calendrier mis en place par Numa152; puis Tite-Live envisage successivement les trois flamines majeurs (chers à G. Dumézil), les Vestales, les Saliens, le grand pontife, dont les compétences sont étendues à l'ensemble de la religion romaine153. Etruskische Disciplin, III Die Ritualbücher, Göteborgs Högskolas Arsskrift, Band XV, 1909, réimpr. Darmstadt, 1968, p. 10-46. 147 Dionys. Hal. I, 88. Romulus dessina un quadrilatère sur la colline du Palatin en traçant avec une vache et un boeuf attelés sous le même joug un sillon continu destiné à recevoir lr rempart. 148 Varro, ling. 5, 143 : oppida condebant in Latio Etrusco ritu multi, id est iunctis bobus, tauro et uacca interiore, aratro circumagebant sulcum, (hoc faciebant religionis causa die auspicato), ut fossa et muri essent muniti. Terram unde exculpserant, fossam uocabant et introrsum factam murum. Post ea qui fiebat orbis, urbis principium; qui quod erat post murum, postmoerium dictum, eo usque auspicia urbana finiuntur. 149 Liu. 1, 19, 1 : qui regno ita potitus urbem nouam conditam ui et armis, iure eam legibusque ac moribus de integro condere parat. 150 Liu. 1, 19, 2-3. 151 Liu. 1, 21, 4. 152 Liu. 1, 19, 6-7. 153 Liu. 1, 20, 2-6 : flaminem Ioui adsiduum sacerdotem creauit…huic duos flamines adiecit, Marti unum, alterum Quirino, uirginesque Vestae legit…Salios item duodecim Marti Gradiuo legit…Pontificem deinde Numam Marcium Marci filium ex patribus legit
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Deux exceptions à ce bel ensemble: Tite-Live a évoqué les Luperques sous le règne mythique d'Evandre154 et il place la mise en œuvre du rituel des fétiaux en deux temps, sous les règnes des successeurs de Numa, sous le règne de Tullus Hostilius pour la signature des traités155 et sous le règne d'Ancus Marcius pour la déclaration de guerre156. Plutarque, lui, rattache bien les fétiaux au règne de Numa: il rétablit ainsi l'unité des fondations sous le règne du roi fondateur des institutions religieuses. La seconde exception concerne l'institution du culte d'Hercule à l'Ara maxima, qui précède la fondation de la cité : Tite-Live a fait la part belle au culte d'Hercule à l'Ara maxima157, reprenant le thème du combat entre Hecule et Cacus158. D'autre part le rituel de fondation, comme la désignation de Numa, implique la mise en œuvre d'une consultation augurale. Quant aux jumeaux, ils sont nés des amours d'une vestale159. Denys présente un tableau aussi synthétique des fondations numaïques. La page de Tite-Live sur les fondations de Numa est certes mal composée mais on peut y reconnaître des structures fonctionnelles, comme l'a vu G. Dumézil, avec la mention des trois flamines de Jupiter, Mars, Quirinus160. On sent la gêne de l'historien, une gêne qui rejaillit jusque dans le style. La religion sort tout armée, ou plutôt toute paisible, de sa tête, une sorte de création ex nihilo, pourrait-on dire. Les éléments de ce tableau, que TiteLive emprunte vraisemblablement à Valérius Antias, se retrouvent, avec des nuances, chez Denys et Plutarque et sont déjà présents dans le De Republica de Cicéron161. Tite-Live s'efforce donc d'unifier un ensemble complexe, les cultes et les 154
Liu. 1, 5, 1-2. Rappelons, dans ce contexte, que, chez Virgile (Aen. 8, 285-305), on trouve des Saliens accomplissant leur rituel en l'honneur d'Hercule. Chez TiteLive, les Saliens sont institués par Numa. 155 Liu. 1, 24, 4-9. 156 Liu. 1, 32, 5-14. Cf. Ch. Guittard, Objets sacrés, objets magiques: le rituel des fétiaux, in Objets sacrés, objets magiques de l'Antiquité au Moyen Age (Actes de la Table Ronde « Objets sacrés, objets magiques, de l’Antiquité au Haut Moyen Age », Université Paris 10, 14-15 avril 2005), Paris, 2007, p. 11-21. 157 Liu. 1, 7, 2: sacra dis aliis Albano ritu, Graeco Herculi., ut ab Euandro institute erant, facit. Cf. Liu. 1 ; 7, 3-15 ; Dionys. Hal. 1, 40, 6; Macrob., sat. 3, 11, 7; Tac., ann, 15, 41; Strabo 5, 230. 158 Liu. 1, 7, 3-15. Cf. Verg. Aen. 8, 190-267. 159 Liu. 1, 4, 2. 160 G. Dumézil, Jupiter, Mars, Quirinus, Paris, 1941, p. 69-128; id., La religion romaine archaïque, Paris, 1ère éd. 1966, 2e éd. 1974, rééd. 1987, p. 153-159. Jupiter, Mars, Quirinus, Paris, 1941, p. 69-128. 161 Cic., rep. 2, 26.
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rites, ouvrant même une perspective vers l'Etrusca disciplina et la procuration des prodiges162. Rome n'est fondée qu'une fois dotée de l'ensemble de ses institutions religieuses publiques, c'est-à-dire, après la création des grands collèges sacerdotaux. Le couple des fondateurs, représentant les deux aspects de la royauté163, est inséparable: aspect violent, aspect paisible ; le règne de Numa, roi sacerdotal et juriste, illustre chez Tite-Live les vertus d'un règne pacifique, de la paix : et c’est bien ainsi que les lecteurs d'Auguste devaient le comprendre. Les deux aspects de la royauté sont les deux faces de la fondation, politique et religieuse de la cité. Numa est donc bien présenté comme le second fondateur, dans la plupart des sources relatives aux origines, Tite-Live, Plutarque, Cicéron. Après le comput ab Vrbe condita, ou post Vrbem conditam, il faut prendre en compte le comput post reges exactos : la fondation de la libera res publica est un acte fondateur aussi important que le rite romuléen, ou presque. L'an I de la République est aussi présenté comme une naissance ou une renaissance de Rome. L'importance de l'année 509, marquée par un triple événement, l'expulsion des Tarquins, la consécration du Temple de Jupiter capitolin, l'instauration de la République, a été reconnue par les historiens anciens et modernes164; Tite-Live salue l'événement par une Préface magistrale en tête du livre II, qui sonne comme un authentique et sincère hymne à la liberté. Aux yeux de l'historien, tous les reges, à l'exception de Tarquin le Superbe, méritent d'être comptés comme des fondateurs, omnes deinceps conditores, tout au moins des nouvelles extensions de Rome, marquées en particulier par l'arrivée d'immigrants dans la cité165. Le mot est significatif: l'idée de fondation est présente à son esprit au moment où naît la République. Sur le plan religieux, Tite-Live souligne que les pouvoirs religieux du roi sont pris en charge par un roi des sacrifices, une innovation religieuse du début de la République qui n’occupera qu’une place secondaire dans l’histoire religieuse de la cité, compte tenu de la primauté du collège des pontifes. 162
Liu. 1, 20, 7. G. Dumézil, Mithra-Varuna. Essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté, Paris, 1ère éd., 1940, 2e éd. 1947, p. 55-74. 164 D. Briquel, Mythe et révolution. La fabrication d'un récit: la naissance de la république à Rome, Bruxelles, Latomus, 2007; id., La question des biens des Tarquins : blé du Tibre et or du Rhin, in REL, 82, 2004, p. 60-75. 165 Liu. 2,1, 2: nam priores ita regnarunt ut haud immerito omnes deinceps conditores partium certe urbis quas nuoas ipsi sedes ab se auctae multitudinis addiderunt, numerentur. 163
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Les premières pages du livre 2 voient aussi les exploits mythiques des héros de la République, Horatius Coclès, Mucius Scévola166 et Clélie167. Comme la royauté, la République a besoin de héros fondateurs : le borgne, le manchot ou gaucher et la jeune fille. Aussitôt après, l'attention de l'historien se concentre sur le conflit patricio-plébéien, sur les institutions politiques: création de la dictature, création des tribuns de la plèbe après la sécession de 493. La constitution de Numa ne connaît que peu de changements: les institutions dont la mise en place est attribuée à Numa demeurent stables au cours des siècles de la République; ni les grandes crises religieuses, lors de la deuxième guerre punique, ni scandale des bacchanales, ni l'introduction de cultes nouveaux, même lors de l'introduction de la Mater Magna en 204, ne remettront en cause cette organisation numaïque. L'accession aux sacerdoces accompagne les luttes politiques mais l'histoire religieuse ne connaît pas les luttes de l'histoire politique. L'histoire politique est celle de l'accession de la plèbe au consulat en 367, avec les lois liciniennessextiennes168. Il est intéressant de noter que ces lois portent à 10 les decemuiri sacris faciundis, et que 5 seront issus de la plèbe. La lex Ogulnia, à la fin du IVe siècle portera le nombre des pontifes de 4 à 8, dont la moitié devait être d'origine plébéienne. En 253, un plébéien, Ti. Coruncianus, deviendra grand pontife. On ne peut guère mentionner que la création du collège des épulons169 chargés d'organiser l'epulum Iouis. L'intégration des haruspices est difficile à préciser avant la création de l'ordo haruspicum sous Claude. Venons-en à l'année 390, considérée comme la seconde naissance de Rome. Peut-on parler d'une renaissance, ou d'une seconde fondation, de Rome après l'invasion gauloise et le sac de Rome en 390, six ans après la chute de Véies? D’ailleurs, Tite-Live, à travers le jeu des oracles, ainsi que Denys, expliquent très bien que les fata des deux cités étaient liés et que la prise de Rome n’est que la conséquence de la chute de Véies et de la destruction de la cité170. Si Tite-live a commencé son récit ante Vrbem conditam, un annaliste tardif, Claudius Quadrigarius a commencé ses annales, qui comptaient 23 166
G. Dumézil, Mithra-Varuna. Essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté, Paris, 1ère éd., 1940, 2e éd. 1947, p. 163-188. 167 J. P. Brachet, Le salut par la traversée de l’eau. Etude sur la tradition latine et indo-européenne, collection Kubaba, Paris, 2012, p. 35-66 168 Liu. 6, 42, 9. 169 Liu. 33, 42, 1. 170 Ch. Guittard, Rome et Véies : Les trois oracles concernant le prodige du lac d’Albe, in Actes du 2e Congrès international étrusque, suppl. Studi Etruschi, Rome, 1989, vol.III, p. 1237-1246.
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livres, post Vrbem captam, en 390171: comme si l'histoire de Rome commençait à cette date. Mais, la notion d'une seconde fondation est aussi clairement exprimée chez Tite-Live, qui n’a pas eu les mêmes scrupules que Claudius Quadrigarius et a voulu faire une histoire « totale ». En 390, Rome a été pillée et brûlée par les hordes de Brennus. Pendant le siège de la ville, marqué par une forme de devotio des Sénateurs, la continuité des sacra a été assurée par le transfert des cultes à Caéré172. La proposition des tribuns d'un transfert à Véies de l'Vrbs, de l'abandon du site de Rome, se heurte à l'opposition de Camille: le dictateur, auréolé du prestige de parens patriae, de nouveau Romulus, de second fondateur de Rome, Romulus ac parens patriae conditorque alter Vrbis173, s'oppose au transfert par un sénatus-consulte, puis Tite-Live lui fait tenir un discours où il développe des arguments religieux174. Le livre 5 de l'Ab Vrbe condita s'achève sur la reconstruction de Rome et le livre 6 souligne, dans une sorte de préface, la deuxième naissance de Rome175 . La renaissance de Rome marque la fin de la première pentade livienne, selon une construction qui ne doit rien au hasard. Cette renaissance est soulignée par la découverte du lituus de Romulus dans les décombres, de la Curie des Saliens, miraculeusement intact. Ce détail est d'ailleurs absent chez Tite-Live, mais il est rappelé par Cicéron, Denys, Plutarque176. Cette année a retenu l'attention de J. Hubaux177, qui s'est livré à de savants calculs chronologiques: l'année 390 est également la 365e année de Rome, la Grande année selon un comput qui a bien été mis en valeur par l'étude de J. Hubaux. Le savant belge avait extrapolé sur la crise de la 365e année de l'ère chrétienne, sur la valeur magique du nombre, sur l'ère sothiaque, sur le Phénix qui renaît de ses cendres. Plus récemment, D.
171
M. Chassignet, L'annalistique romaine, tome III, L'annalistique récente. L'autobiographie politique, Paris, p. XXIII-XXXVIII et p. 13-49 ; P. G. Walsh, Livy. His Historical Aims and Methods, Cambridge, 1961 (réimpr. 1984), p. 120. 172 Liu. 5, 40, 7-10. 173 Liu. 5, 49, 7 : Dictator reciperata ex hostibus patria triumphans in urbem redit, interque iocos militares quos inconditos iaciunt, Romulus ac parens patriae conditorque alter Vrbis haud uanis laudibus appellabatur. 174 Liu. 5, 50-54. 175 Liu. 6, 1,3 : clariora deinceps certioraque ab secunda origine uelut ab stirpibus laetius feraciusque renatae urbis gesta domi militiaeque exponentur. 176 Cic., diu. 1, 30 ; Dionys. 14, 25; Plut., Rom. 22, Cam. 32. 177 J. Hubaux, Rome et Véies. Recherches sur la chronologie légendaire du moyen âge romain, Bibliothèque de la Faculté de philosophie et Lettres de l'Université de Liège, Fascicule CXLV, Paris, 1958.
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Briquel a repris les pages que G. Dumézil, dans Mythe et épopée178 avait consacrées au personnage de Camille, élargissant la construction trifonctionnelle que le savant avait reconnue dans l'épisode véien et gaulois179. D. Briquel en reste sagement aux structures du récit et aux faits eux-mêmes. Il met d'ailleurs en parallèle l'année 509 et l'année 390180. Tite-Live a donc souligné l'importance de la 365e année de Rome, en tant que refondation. Dans les divisions du temps, à côté de l'année, qui joue un rôle fondamental, à travers le calendrier, dans la vie politique et religieuse de la cité, intervient la notion de siècle: à l'origine, saeculum implique la notion de vie humaine, de génération, de naissance et de mort. On peut envisager la refondation à travers la théorie des siècles181. Au-delà de l'idée de décadence qui se fait jour dans l'historiographie de la fin de la République, Tite-Live développe une conception du temps historique fondée sur la notion de saeculum, le mot impliquant l'idée de génération, de vie et de mort à la fois des individus et des cités. Il a été confronté aux théories romaines et aux théories étrusques et à la coexistence de deux théories, selon que l'on accordait au saeculum une durée de 100 ou de 110 années. Il existe, chez Tite-Live et dans les conceptions romaines, un siècle historique ou un siècle romain lié à la vie de l’Vrbs et intervenant tous les cent ans à partir du dies natalis, alors que le départ du siècle rituel (qu’il soit de cent ou cent dix ans) se situe ou au début de la République, à sa naissance même en 509, ou au cours du Ve siècle182. On reconnaît là deux points de départ, un double comput. Au livre 7 de l'Ab Vrbe condita, Tite-Live fait appel à un triple comput pour marquer dans la mémoire la 400e année de Rome, bien qu'aucun événement important ne la signale: 400 ans ab Vrbe condita, 35 ans post Vrbem captam, 11 ans après l'accession de la plèbe au consulat183. Le siècle 178
G. Dumézil, Mythe et épopée, III, Histoires romaines, paris, 1973, p. 216-238. D. Briquel, La prise de Rome par les Gaulois. Lecture mythique d'un événement historique, Paris, 2008, en particulier p. 307-363. 180 D. Briquel, La prise de Rome par les gaulois, p. 379-384; id., Mythe et révolution. La fabrication d'un récit: la naissance de la république à Rome, coll. Latomus, 308, Bruxelles, 2007. 181 C. Guittard, Religion et Société à Rome : Siècles étrusques et siècles romains (XVIIème Congrès International d'Histoire des Religions, Mexico, 1995), in Revue la Société Ernest-Renan, 42, 1999, p.39-57. 182 C. Guittard, La fin de siècle chez Tite-Live, in Fins de siècle (colloque de tours 4-6 juin 1985), Bordeaux, 1990, p. 49-59. 183 Liu. VII, 18, 1 : où l’on relève un triple comput : ab Vrbe condita (400 ans de Rome – quadringentesimo anno quam Vrbs Romana condita erat) ; 35 ans après la prise de Rome par les Gaulois : (- quinto tricesimo quam a Gallis reciperata) ; 11e 179
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historique est célébré tous les cent ans à partir de la fondation. Pour la 700e année Tite-Live souligne un synchronisme troublant avec un incendie qui ravagea Rome184. Notons aussi qu’au début des Ve et VIIe siècles de Rome, en l’an 505 et en l’an 605 de Rome furent célébrés, selon la tradition annalistique, des ludi saeculares185. Ce siècle de 100 ans à partir de la fondation sera encore reconnu sous l'Empire, puisque des ludi saeculares seront célébrés par Claude en l’an 800 de Rome (47 ap. J.-C.)186, sans tenir compte, donc, des ludi augustéens précédents de 17 av. J.-C. Le 900e anniversaire fut célébré par Antonin en 148187 et le millénaire par Philippe en 248188. En ce qui concerne le siècle religieux, lié aux ludi saeculares, il existait deux théories : l'une étrusque, l'autre romaine, en liaison avec les ludi saeculares. Les théories de l'Etrusca disciplina sont exprimées dans les libri fatales189. La vie des cités est liée à la plus longue durée de la vie des individus dans les conceptions étrusques. Les siècles étrusques sont des siècles naturels fondés sur l’enchaînement des plus longues vies humaines à partir de la fondation de la cité : le premier siècle est défini par celui des individus nés le jour de la fondation qui atteint la plus grande longévité ; la durée du second siècle est déterminée par la durée maximale de la vie d’un individu né le jour de l’expiration du premier siècle. Les siècles s’enchaînent ainsi selon des durées variables190. A Rome, le siècle religieux est marqué par la célébration des Jeux séculaires: ce siècle rituel pouvait compter 100 ou 110 ans. Les siècles romains sont indépendants des siècles étrusques. Les Romains ont élaboré leur propre théorie des siècles fondée sur la célébration des ludi et sur des siècles civils à durée fixe, indépendante de la vie et de la mort de certains individus. La tradition annalistique, historiographique et érudite, représentée par Valérius Antias, Tite-Live et Varron, se fonde sur une durée de cent années pour le siècle. Selon cette chronologie, les Jeux auraient été célébrés en 509191, 449192, 249193 et 149194 av. J.-C. Cependant, la chronologie officielle année de l’accession de la plèbe au consulat : (ablato post undecimum annum a plebe consulatu). 184 Liu. 108 frag. 35 Jal ; cf. Oros. VII, 2, 11. 185 Liu. XLIX (frag. 14 Jal) = Cens. 17, 11 et Liu. XIX (frag. 9 Jal) = Cens. 17, 10 186 Suet., Claud. 21, 1-3 ; Plin., H. N. VII, 159 ; VIII, 160 ; Tac., ann. XI, 11 ; Dio Cass. LX, 29 ; Aurel. Vict., Caes. 4, 14. 187 Aurel. Vict., Caes. 15, 4. 188 Aurel. Vict., Caes. 28, 1. 189 C. O. Thulin, Die Etruskische Disciplin, III Die Ritualbücher, Göteborgs Högskolas Arsskrift, Band XV, 1909, p.56-75. 190 Censorin., De die natali 17, 5. 191 Censorin., De die natali 17, 10 : primos enim ludos saeculares exactis regibus
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adoptée par Auguste, établie, d’après une tradition sibylline et apollinienne, par le jurisconsulte Atéius Capito, repose sur un comput où la durée du saeculum était évaluée à cent dix ans : les Jeux auraient été célébrés en 456, 346, 236 et 126 av. J.-C. Il faut admettre, non sans une certaine perplexité, que, en dehors de la célébration augustéenne et d’une réforme introduite dans le déroulement des cérémonies en 249 av. J.-C., en liaison avec le culte de Dis et de Proserpine, les historiens disposent de peu d’éléments relatifs à la mise en œuvre du rituel, en dehors de la tradition rapportée par Zosime et Valère Maxime195 sur l’institution des Jeux eux-mêmes. La date de 17 av. J.C. constitue le seul point d’articulation bien établi. L’interférence entre les deux systèmes, comput étrusque et comput romain, se fait dans la période troublée des guerres civiles et de la fin de la République, pour la date de 44 av. J.-C. en liaison avec la célébration des Jeux funèbres en l’honneur de César et le prodige de la comète : le prodige signalait la fin du IXe siècle et le début du Xe siècle196. Les conceptions fatalistes des Etrusques exprimées dans les Libri et les Tuscae Historiae accordaient dix siècles d’existence à leur nation : au terme de ces dix siècles était assignée la fin du nomen Etruscum197. Les post Romam conditam anno CCXLV a Valerio Publicola institutos esse Antias auctor est P. Valerio Sp. Lucretio consulibus. 192 Censorin., De die natali 17, 10 : secundos ludos, ut Antias uult, anno post urbem conditam quinto trecentesimo. Le texte est corrompu et l’établissement difficile. Texte établi d’après Erycius Puteanus ; cf. N. Sallman, éd. De Censorinus, Leipzig, 1983 ; p. 36. 193 Censorin., De die natali 17, 10 : tertii ludi fecerunt Antiate Liuioque auctoribus P. Claudio Pulchro L. Junio Pullo consulibus (Liu. XIX = frag. 9 Jal). 194 Censorin., De die natali 17, 11 : de quartorum ludorum anno triplex opinio est. Antias enim et Varro et Livius relatos esse prodiderunt L. Marcio Censorino M. Manilio consulibus post Romam conditam anno sescentesimo quinto (Liu. XLIX = frag. 14 Jal). 195 Zosime, Historia Noua II, 1-7 ; Valère-Maxime, II, 4, 5 ; Phlegon, de longuaeuis 37, 5, 2-4. 196 Serv. Dan., ad Verg. Buc. IX, 46 (cf. Serv., ad Aen. I, 287) ; Obs. 68 (ex Liui libro CXVII) ; Plin., H. N. II, 93-94 ; Sen., Q. N. VII, 17, 2 ; Suet., Caes. 88 ; Plut., Caes. 69 ; Cass. Dio XLV, 7, 1 ; Pighi, De ludis saecularibus, p. 14-15 ; Lyd., ost. 10 B. 197 Censorin., De die natali 17, 6 : haec portenta Etrusci pro haruspicii disciplinaeque suae peritia diligenter obseruata in libros rettulerunt. Quare in Tuscis Historiis, quae octauo eorum saecula scriptae sunt, ut Varro testatur, et quot numero saecula ei genti data sint et transactorum singula quanta fuerint quibusue ostentis eorum exitus designati sint continetur. Itaque scriptum est quattuor prima saecula annorum fuisse centenum, quintum centum viginti trium, sextum undeuiginti et centum, septimum totidem, octauum tum demum agi, nonum et decimum superesse, quibus tansacti fine fore nominis Etrusci. Cf. D. Briquel, Les
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conceptions romaines se fondaient au contraire sur un comput augural reposant sur les douze vautours apparus à Romulus lors de la fondation de Rome et reconnaissaient un cycle romain de douze siècles : Censorinus cite sur cette théorie le témoignage d’un personnage célèbre par sa science augurale, un certain Vettius, témoignage rapporté par Varron au livre XVIII des Antiquités humaines198. L’adoption d’un comput duodécimal et la célébration des ludi saeculares invitent à voir dans ce cycle l’idée d’un renouvellement au terme de douze siècles. Les Étrusques pensaient que leurs cités étaient mortelles, les Romains tendaient à croire en une Roma Aeterna. Cette aeternitas ne se concevait pas sans une renaissance au cours des siècles. La définition du siècle concerne en effet toute une conception du temps et du devenir historique : elle s’inscrit dans un cadre plus vaste. On passe peu à peu de l’idée d’un achèvement à celle d’un renouvellement, d'une refondation : à cette évolution ont contribué plusieurs conceptions d’ordre divers, religieux, philosophique ou mythologique: les âges mythologiques, définis en particulier par Hésiode ; les âges du peuple romain ; le problème astronomique de la Grande Année ; les chiliades, périodes de mille ans (où les doctrines étrusques ont été contaminées par des doctrines orientales ) ; la succession des empires et la palingénésie de 440 ans (Varron). Comme le Phénix, Rome pouvait renaître de ses cendres, comme elle le fit en 390 av. J.-C.
changements de siècles en Etrurie, in Fins de siècle, Bordeaux, 1990, p. 61-76. 198 Censorin., De die natali 17.15 : quot autem saecula urbi Romae debeantur, dicere meum non est ; sed quid apud Varronem legerim non tacebo qui libro Antiquitatum duodeuicesimo ait fuisse Vettium Romae in augurio non ignobilem, ingenio magno cuiuis docto in disceptando parem, eum se audisse dicentem : si ita esset ut dicerent historici, de Romuli urbis condendae auguriis ac duodecim uulturibus, quoniam CXX annos incolumis praeteriisset, populum Romanum ad mille et ducentos peruenturum.
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CONSTRUIRE UNE MAISON COMME METAPHORE SACRIFICIELLE* Jean Kellens Professeur au Collège de France La déesse Aš ̣i, dont la personnalité a été réexaminée récemment par Almut Hintze et par Eric Pirart199, présente la particularité exceptionnelle d’être présente dans toutes les strates de l’Avesta. Elle est mentionnée avec plein statut d’allégorie divine dans les deux volets de l’Avesta ancien, les Gâthâs et le Yasna Haptaŋhāiti, elle figure en bonne place dans les litanies de la liturgie longue (Yasna) et elle possède son propre hymne sacrificiel correspondant au rite du jour du mois qui porte son nom (le Yašt 17 correspond au 22e jour). Son nom, comme celui de la plupart des divinités mazdéennes, est resté parfaitement lisible. D’éventuelles variations secondaires mises à part, comme la substitution du degré plein au degré zéro ou la combinaison avec le préverbe ā200, la forme indo-iranienne du mot est clairement *r̥ tí-, nom d’action féminin en -ti- d’une racine ar. Cette évidence mécanique a pour corollaire les deux difficultés usuelles. 1. Le défaut comparatif. Aš ̣i n’a aucun équivalent direct dans le panthéon indien. Les divers mots r̥ ti- qu’atteste la védique se trouvent toujours en composition et ne se rapportent nullement à l’univers divin. 2. L’identification de la racine. Aš ̣i ne fait pas à strictement parler de difficulté d’ordre étymologique. Nonobstant le passage de r̥ t- à š ,̣ qui n’appartient probablement pas à la langue originale, aucun changement phonétique n’a différencié le mot avestique de la forme indo-iranienne primitive. L’identification de la racine dont dérive aš ̣i- a pour obstacle profane et intraitable la relative synonymie, doublée de la relative homonymie de leurs thèmes, où se sont fondues les trois candidates plausibles : 1ar < *H1 er « arriver », 2ar < *H2 er « envoyer » et 3ar < *H3 er « se lever ». En tout état de cause, il est sage de considérer sobrement, Cet article expose des éléments du troisième chapitre « L’intrusion d’Aš ̣i et de Sraoša » des Etudes avestiques et mazdéennes IV, à paraître bientôt. 199 Almut Hintze, « Lohn » im Indoiranischen, Wiesbaden 2000, et Eric Pirart, L’Aphrodite iranienne, Paris 2006. 200 Respectivement Karl Hoffmann, in Studia Grammatica Iranica. Festschrift für Helmut Humbach, München 1986, 169 sq. = Aufsätze zur Indoiranistik, Wiesbaden 1992, 843 sq., et Eric Pirart, op. cit., p. 27-33. *
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avec Pirart (op. cit. 27 sq.), que la déesse Aš ̣i est l’allégorie du fait que quelque chose puisse nous arriver et que nous puissions faire arriver quelque chose. J’ajouterai pour ma part le fait que nous puissions arriver, qui cristallise la fonction eschatologique de la déesse. On a pu s’étonner de l’hétérogénéité des deux aspects de la personnalité d’Aš ̣i, qui apparaît dans son Yašt tantôt comme un génie du bonheur domestique, tantôt comme une aurige surnaturelle qui arpente le chemin de l’au-delà. Le premier aspect, auquel est consacré le catalogue des bienfaits (Yt 17.6-14), trouve son expression dans l’emploi insistant de la racine hac « accompagner ». Aš ̣i, dit le Yt 17.6, « pose les pieds » (pāδa nidaϑaite, ce qui signifie sans doute descendre du char) dans une « maison » (nmāna-) pour y conclure une « longue association » (darǝγāi haxǝδrāi). A la suite de quoi le thème de l’accompagnement se fond en refrain : Yt 17.7 ušta bā yim hacahi uta mąm upaŋhacahi vouru.sarǝδa amauuaiti « bonheur à celui que tu accompagnes et tu m’accompagnes, ô impétueuse, tout au long de l’année ! » L’aspect aurige, que l’épithète xvanat̰ .caxra- « aux roues sonores » introduit dans le refrain général du Yašt (Yt 17.1 etc.), est constitutif du récit de la rencontre avec Zaraϑuštra (Yt 17.25-23), mais ressort aussi de strophes éparses qui représentent la déesse comme la convoyeuse de Miϑra (surtout Yt 10.68) ou du « pouvoir mental » (xratu-) des saošiiaṇts (Yt 17.2). La personnalité d’Aš ̣i oscille ainsi entre le va-etvient incessant de la voyageuse et la halte qu’elle fait chez les hommes et dont la durée mesure sa faveur. Le schéma dépouillé du Y52, qui est une sorte de « petit Yašt » à Aš ̣i intégré dans le Yasna, laisse voir comment s’articule le contraste. La combinaison de l’association intime, exprimée par les composés de hac-, et du convoi de longue distance, évoqué par darǝγō.vārǝϑman- « aux longues ornières », a pour pivot la générosité dispendieuse (rāsaiṇtī-), qui apparaît à la fois comme le but du voyage et la nature de l’association. La phraséologie du R̥ gveda atteste elle aussi la mise en mouvement (ar) du char (rátha) dispensateur (maṁh et rā) ou pourvoyeur (sac) de richesses (rayí-), une configuration rhétorique ramassée dans Y43.12 aš ̣ī mązā.raiiā hacimnō » accompagné d’Aš ̣i qui dispense la richesse ». C’est sans aucun doute la complémentarité sémantique de ar et de sac dans ce contexte qui rend compatible la mobilité de l’aurige et la permanence du bonheur. Cette nébuleuse conceptuelle commune au Ṛgvda et à l’Avesta révèle que la figure d’Aš ̣i est ancrée dans la vieille phraséologie hymnique indoiranienne. Si nous rapportons l’enseignement de ces sources au schéma sémantique de Pirart, nous voyons se dessiner de la sorte le processus
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qu’incarne Asࡊ ҕi : envoi : départ des éléments du rite chance : séjour (hac) dans la maison familiale (nmƗna-) octroi : arrivée des bienfaits
départ eschatologique La déesse du départ, de l’arrivée et du séjour est l’allégorie même du do ut des sacrificiel, dont elle traduit la mécanique subtile en imagerie mythologique. Ce schéma montre cependant que l’analyse menée jusqu’ici n’a pas éliminé le contraste initial et qu’il reste à expliquer pourquoi l’allégorie liturgique distribue ses bienfaits au plan exclusif de la demeure familiale. Il faut rappeler que l’Avesta dans son ensemble donne de la société dont il est l’expression une image très schématique, purement télescopique, qu’Émile Benveniste a analysée dès 1932 et définie comme les « cercles concentriques de l’appartenance sociale » 201. La version de l’Avesta récent confond dans le même terme l’entité sociale et l’entité locale qui y correspond : nmƗna- « famille et maison », vƯs- « clan et domaine clanique », zatu- « tribu et territoire », daxғ iiu- « nation et pays ». D’autre part, les Yašts donnent l’impression que chaque divinité est liée de manière privilégiée, mais non exclusive, à l’un de ces cercles, en fonction d’une logique à divers degrés perceptible. Miࢡra, qui incarne le parcours universel de la lumière céleste et l’exercice du pouvoir politique le plus vaste, apparaît comme la divinité par excellence du daxғ iiu. L’étoile Tištriia, qui, chaque année, à la canicule, entame les dures et multiples péripéties qui provoqueront les pluies de la fin septembre, est plus spécialement lié au cercle du zatu, probablement parce que l’organisation de la production agricole relève de la tribu. Dans le cas d’Asࡊ ҕi, la difficulté est qu’on ne discerne pas la raison des affinités entre sa personnalité mythologique et le 201
Emile Benveniste, « Les classes sociales dans la tradition avestique », Journal Asiatique 221, 1932, p. 117-134.
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cercle du nmāna. Or, une possible voie de compréhension nous est offerte. Aš ̣i est étroitement associée à Sraoša, qui incarne le pouvoir des sonorités du sacrifice (rumeur des récitations, choc des pierres à pressurer, etc.). L’union des deux divinités, très probablement de nature matrimoniale, est officialisée par la série épithétique sraoša- aš ̣iia- aš iuuaṇt « Sraoša qui accompagne Aš ̣i ̣ et qu’Aš ̣i accompagne » (ou vice-versa). Le Yašt du Sraoša, qui est intégré au Yasna en tant que 57e chapitre, est structuré par la description successive (mais non chronologique) de trois sacrifices : le sacrifice que Sraoša a offert à Ahura Mazdā en tant que premier sacrificateur de l’âge matériel du monde (Y57.2-12), le sacrifice que, dans le présent, les mazdéens offrent régulièrement à Sraoša (Y57.13-18) et le sacrifice par lequel Haoma, en tant que zaotar d’Ahura Mazdā, a investi Sraoša de ses fonctions divines (Y57.19-26). Chacun de ces sacrifices a pour centre le même motif en trois volets : 1. Sraoša procède à la récitation avec toute la science textuelle inhérente à sa personnalité de dieu des sonorités : « Lui le premier, il a récité les cinq Gâthâs de Zaraϑuštra en liant les vers de telle sorte qu’ils forment des strophes, en y joignant le commentaire avec (objections et) répliques » (Y57.8). La strophe suivante affirme : « Pour le pauvre et la pauvresse, il construit une maison puissante après le coucher du soleil » et, d’emblée, le dieu entame le combat nocturne qu’il livre jour après jour aux puissances démoniaques : « De son arme accablante, il porte à Aēšma un coup sanglant et, après l’avoir ainsi frappé, lui écrase la tête » (Y57.10). 2. De même, Haoma récite les textes avec toute l’exaltation intellectuelle qu’il est censé procurer : « Distribuant les paroles amicales et les paroles de blâme, les chantant autour (du feu sacrificiel), il maîtrise l’antécédence de la Formule ainsi que la compréhension de toutes les figures de style et des nombreux commentaires » (Y57.20). Le sacrifice équivaut à contruire, au lieu même où il est rendu, une maison-nmāna pour son bénéficiaire : « La maison où Sraoša brise l’obstacle (= obtient la réussite sacrificielle) est établie sur l’écartement de mille piliers au plus haut pic de la Haute Garde. A l’intérieur, elle a sa lumière autonome (= le feu sacrificiel), à l’extérieur, elle est gravée d’étoiles » (Y57.21). Après quoi : « L’arme qui lui sert à briser l’obstacle est l’Ahuna Vairiia, le « Sacrifice en sept chapitres », « La Formule du razzieur de bétail », qu’il récite au moment de briser l’obstacle, et tous les chapitres intercalés » (Y57.22).
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3. Le sacrifice des mazdéens ordinaires observe le même processus, mais, comme il est naturel, avec plus de modestie. Après l’injonction à sacrifier : « Entreprenez, mazdéens, de rendre le sacrifice à Sraoša ! » (Y57.13) vient l’affirmation que le sacrifice écarte les calamités de la maison-nmāna où Sraoša est accueilli (Y57.14) et permet au dieu de vaincre les démons (Y57.15). Dans les trois cas, le triptyque est donc : sacrifice expert-construction d’une maison-combat antidémoniaque. Le passage de la fonction sacrificielle à la fonction antidémoniaque est représenté comme la transmutation des textes liturgiques en armes et la précipitation alchimique se produit dans un lieu qui est appelé maison- nmāna. Il apparaît clairement que les trois maisons de l’hymne à Sraoša sont une représentation métaphorique de l’aire sacrificielle. Sacrifier ou aménager l’aire sacrificielle, c’est construire une maison et celle-ci est le lieu magique où les prières se métamorphosent en arsenal. Dans le cas d’Aš ̣i, la métaphore n’est pas explicite. Mais on devine bien que ce qui unifie la personnalité de la voyageuse qui accomplit l’aller-retour sacrificiel et de la compagne qui veille sur le bonheur domestique, c’est le transfert des bienfaits gagnés par l’officiant sur l’aire sacrificielle à la maison familiale du commanditaire (un processus qu’atteste le Y59). D’une certaine manière, l’image de la maison-aire sacrificielle est peut-être le résidu avestique récent de la hutte cosmique vieil-avestique dont j’ai jadis recherché les éléments, à la suite des belles études d’Alain Christol202. Que ce résidu subsiste plus particulièrement dans les textes consacrés à Sraoša et à Aš ̣i n’est certes pas un hasard. Les deux divinités, dont Y10.2 présente le lieu où l’on pressure le haoma comme la maison matrimoniale, ne sont-elles pas le modèle du couple formé par le commanditaire, le nar aš ̣auuan, et son épouse, la nāirī aš ̣aonī ?
202
Jean Kellens, « Huttes cosmiques en Iran », Münchener Studien zur Sprachwissenschaft 50, 1989, p. 65-78.
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QUELQUES REMARQUES SUR DIONYSOS HELLENISTIQUE A PROPOS D’UN PASSAGE D’ARRIEN Valérie Faranton
Introduction Arrien est un auteur du deuxième siècle de notre ère, originaire d’Asie Mineure. Proche de l’empereur Hadrien, il a assumé de hautes fonctions administratives et militaires dans l’Empire romain. Avec l’Anabase, l’Inde fait partie des deux principales œuvres qui nous restent de cet auteur. Le paragraphe que nous allons commenter est centré sur Dionysos, présenté comme un dieu fondateur. Dionysos a, dans l’imaginaire collectif, l’image d’un dieu à l’esprit débridé, d’un dieu qui favorise le libre cours des pulsions. Il s‘agit d’une divinité marginale, qui s’oppose aux Olympiens, qui ont des établissements fixes, placés dans une structure politico-religieuse bien définie. Dionysos, au contraire, ne possède pas d’emplacement fixe. Marqué par l’errance, il est honoré là où le thyase s’arrête. Il s’agit d’un dieu naturellement associé au monde sauvage. Il peut donc sembler étonnant qu’il soit considéré dans le passage de l’Inde que nous commentons, comme lié à la fondation, celle-ci reposant sur la stabilité urbaine, agricole et politique. Mais, à partir de l’époque hellénistique – on sait qu’il devient le dieu personnel d’Alexandre – puis sous l’empire, on assiste à une modification de l’image de Dionysos, qui prend progressivement l’image d’un dieu fondateur. Dès lors, on peut se demander s’il s’agit d’une modification en profondeur de cette divinité, d’un clivage, ou la mise en lumière de caractéristiques déjà existantes. L’Inde d’avant Dionysos Arrien, dans le paragraphe VII que nous commentons, présente l’Inde comme un pays à l’état sauvage à l’arrivée de Dionysos. Cette situation est structurelle et ancienne (palai). Cette Inde ancienne est peuplée de nomades – nomadai –, qui sont définis de façon péjorative, dans le texte, par des négations : ils n’ont ni ville ni temples : mèdé indoisi polèas einai mèdé hiera theôn dedomèmena. Ils ignorent l’agriculture. Ils sont vêtus de peaux de bête – ampiskhesthai men doras thèreious hosôn katakanoien – et se nourrissent d’écorce d’arbre – siteesthai de tôn
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dendreôn ton phloion. Ils se nourrissent de viande crue, qu’ils se procurent en chassant – siteesthai de kai tôn thèriôn hosa heloien ômophageontas. Or, on sait bien que la consommation de viande crue est, pour un Grec du ressort de l’animalité. L’Inde d’avant Dionysos est un pays sauvage à l’écart de la civilisation. Les Indiens apparaissent comme des impies livrés à eux-mêmes, en proie à l’animalité, ignorant les cultes et les autels, ignorant toute relation avec les dieux. Par ailleurs, aucune information n’est donnée en ce qui concerne les relations familiales ou l’utilisation de techniques, ce qui renforce l’image très négative des Indiens d’avant Dionysos. Si les textes indiens font bien état de tribus primitives mangeant de la viande crue203, les Indiens consommaient à une époque ancienne des animaux cuits pour les sacrifices. Nous avons affaire dans le passage d’Arrien à une construction mythologique, à une spéculation ethnohistorique qui a pour but d’établir un rapprochement entre la culture indienne et la civilisation grecque pour mieux les opposer. Les apports de Dionysos En contraste avec ce panorama d’une Inde primitive, qui relève d’une sauvagerie imaginaire, l’arrivée de Dionysos va permettre de faire basculer l’Inde vers le monde civilisé. Sont énoncés, en effet, tous les changements et tous les progrès apportés par Dionysos, dont la venue fait suite à une conquête militaire, même si Arrien fait une ellipse sur ce sujet. L’épiphanie du dieu, dans ce passage d’Arrien, est mentionnée au moyen d’un accusatif absolu, avec un participe aoriste, qui rend bien l’aspect brusque de l’arrivée du dieu : Dionuson de elthonta204. Aussitôt arrivé de l’étranger, le dieu prend le pouvoir et dote le pays de divers éléments, qui sont tantôt simplement énumérés, tantôt assortis d’un commentaire, mais qui vont entraîner une transformation radicale de l’espace, qui va devenir organisé. Tout d’abord, le dieu va organiser le territoire. Il fonde des villes – on 203
Voir sur ce point les commentaires de P. Charvet, Le voyage en Inde d’Alexandre le Grand, Nil Editions. 204 M. Detienne a bien montré, dans Dionysos à ciel ouvert, que Dionysos est un dieu épidémique. J.P. Vernant reprend cette formulation dans son chapitre Dionysos à Thèbes, in L’Univers, les dieux, les hommes.
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note la présence du verbe oikizo – ; les villes sont régies par des lois : nomous thesthai. Le vocabulaire employé est classique mais l’emploi du verbe oikizo est intéressant par l’image de l’oikos qui s’y rattache205. Le dieu commence donc par sédentariser les Indiens et les civiliser au sens premier du terme, c'est-à-dire qu’il leur impose des règles de vie communes : c’est l’apparition des lois. La figure de Dionysos s’inscrit alors dans la première fonction indo-européenne, celle des rois/divinités fondateurs et législateurs. En contrepoint du monde urbain, Dionysos permet l’apparition des champs cultivés et délimités, indissociables des activités agraires, que le dieu va enseigner aux hommes. Il transmet, en effet, plusieurs éléments se rapportant à l’agriculture et à l’élevage : le premier élément est le don du vin, ce qui permet, là encore de faire le parallèle avec les Grecs. L’association de Dionysos avec le vin est traditionnelle, mais ici, elle est à prendre en bonne part. Il s’agit d’un élément positif, qu’il faut rapprocher du don du blé : kai speirein didaxai èn gèn didonta auton spermata. L’aspect civilisateur et fondateur du dieu apparaît clairement ici avec l’utilisation du verbe didaxai. La culture de la vigne, comme la culture du blé, nécessite un apprentissage de gestes techniques. Dionysos apparaît ici comme un dieu artisan et un dieu paysan. Arrien insiste en particulier sur l’utilisation de la charrue : boas te up’ arotrô zeuxai Dionuson prôton : le premier, Dionysos mit les bœufs sous le joug. L’utilisation de la charrue est importante car elle permet d’une part, de creuser les sillons qui délimitent un territoire, d’autre part d’ouvrir la terre pour l’ensemencer. Dionysos est mis ici en relation avec le sol, comme tous les dieux fondateurs. Il est donc rattaché ici aux dieux économiques de la troisième fonction indo-européenne. Surtout, il devient un dieu paysan qui transmet aux mortels les connaissances techniques permettant de produire les végétaux cultivés, qui relèvent de la civilisation. Il offre enfin les armes, qui sont importantes pour défendre le territoire et organise le culte des dieux, élément essentiel de la vie politique. Il faut revenir ici sur l’introduction de la vigne et des techniques de vinification. En faisant ce don aux hommes, Dionysos leur permet d’accéder au culte, le vin étant un liquide sacrificiel particulièrement précieux, qui permet de communiquer avec les dieux. Quelques détails plus précis sont fournis en ce qui concerne son propre culte, sous forme de lieux communs : les danses satyriques accompagnées des cymbales et du tambour, ainsi que le 205
Voir P. Chantraine, « fonder une colonie, coloniser, installer des colons » ; Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, 1984 ; p. 781-782.
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fait de porter de longs cheveux, de se coiffer de la mitre ou de se parfumer. Il s’agit d’une référence au culte de Dionysos mais aucun détail n’est mentionné en ce qui concerne le/les lieu(x) où se déroulai(en)t ce culte, si bien que l’on peut supposer qu’il se déroulait à l’extérieur et qu’il n’y avait peut-être pas de lieu fixe. Dans ce passage, Dionysos est donc présenté avec les caractéristiques d’un dieu fondateur et dieu civilisateur. Dieu agraire, il offre une nature domestiquée, organisée, maîtrisée. Il apparaît aussi comme le dieu des techniques - il donne la charrue, les gestes de l’agriculture et de la culture de la vigne – et comme une divinité protectrice : les cultes et les armes permettent de se défendre et de protéger son territoire. Grâce à Dionysos, les habitants de l’Inde passent donc d’une vie sauvage et nomade à une vie organisée et civilisée, ce qui peut surprendre au regard de l’image traditionnelle de Dionysos, volontiers présenté comme dieu du désordre et de la sauvagerie. Ici il apparaît comme le dieu de l’organisation et de la stabilité politique. Les représentations iconographiques et littéraires de Dionysos Pour essayer de définir cette figure de Dionysos à l’époque hellénistique et impériale, si différente de l’image traditionnelle, on peut s’appuyer sur les textes – les romans grecs en particulier – mais aussi sur l’iconographie. Si l’on s’en tient aux collections du Louvre, on se rend compte qu’à cette époque, l’image du dieu se modifie, devient moins solennelle et, surtout, fait appel à des moments de sa geste différents de ceux qui étaient représentés précédemment. Dionysos n'est plus représenté comme un adulte, mais comme un enfant ou un adolescent : dans la copie impériale d'un original hellénistique du IIIe siècle av. J.-C., on voit un Silène – barbu et athlétique – tenant dans ses bras le bébé Dionysos. Une fiasque en forme de grappe de raisins datant du 1er siècle représente le dieu comme un enfant, enveloppé dans le raisin comme il le serait dans un berceau. Sur le vase Borghèse, que l’on date des années 40/30 avant J.-C., il est représenté comme un bel éphèbe glabre et souple, suivi d’un cortège gracieux et harmonieux206. On est en présence d’une 206
Dans les Fastes d’Ovide, III, 371s., il est aussi évoqué comme tel : Restat ut inueniam quare toga libera detur Lucifero pueris, candide Bacche, tuo : siue quod ipse puer semper iuuenisque uideris,
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représentation de Dionysos qui rappelle celle que l’on voit dans le marbre en relief intitulé La légende de Triptolème (de datation incertaine) où est représenté un autre versant de la légende : Dionysos lié aux mystères éleusiniens, à Déméter et Perséphone en tant que déesses du renouveau de la végétation, et en l'occurrence, lié à l'invention du blé. Sous l’Empire, Dionysos est avant tout l’amant d'Ariane : il est représenté avec un aspect efféminé qui le rapproche d’Apollon et l'éloigne radicalement de la virilité d’un Héraklès. Cette image est très sensible sur le marbre du IIe siècle représentant un masque de théâtre et le couple Dionysos-Ariane, mais également sur le sarcophage de 230-235 de notre ère intitulé Dionysos et Ariane tirés par les Centaures ou encore sur celui qui représente Dionysos découvrant Ariane endormie, daté de 240. A l’époque hellénistique et sous l’empire, l’image du dieu est renouvelée ; il présente un visage apaisé. En ce qui concerne la littérature, les romans grecs en particulier, Dionysos apparaît comme une divinité agraire : c’est principalement dans le roman de Longus qu’il apparaît sous cette forme. On peut, à cet égard, citer certains passages du livre II, mais aussi du livre IV, dans lesquels la culture de la vigne et la préparation des vendanges apparaissent comme une occupation agricole sérieuse : Ἤδη δὲ τῆς ὀπώρας ἀκμαζούσης καὶ ἐπείγοντος τοῦ τρυγητοῦ πᾶς ἦν κατὰ τοὺς ἀγροὺς ἐν ἔργῳ· ὁ μὲν ληνοὺς ἐπεσκεύαζεν, ὁ δὲ πίθους ἐξεκάθαιρεν, ὁ δὲ ἀρρίχους ἔπλεκεν·207 Désormais, l’automne battait son plein et, à l’approche des vendanges, tout le monde à la campagne était à l’ouvrage : l’un mettait en état des pressoirs, l’autre nettoyait des jarres, l’autre tressait des hottes. Un peu plus loin, il est même précisé que Daphnis et Chloé eux-mêmes cessent de s’occuper de leurs troupeaux pour aider aux vendanges : Ὁ μὲν ἐβάσταζεν ἐν ἀρρίχοις βότρυς καὶ ἐπάτει ταῖς ληνοῖς ἐμβαλὼν καὶ εἰς τοὺς πίθους ἔφερε τὸν οἶνον· ἡ δὲ τροφὴν παρεσκεύαζε τοῖς τρυγῶσι καὶ et media est aetas inter utrumque tibi Il me reste à découvrir pourquoi les enfants reçoivent la toge libre le jour de ta fête, dieu éblouissant de beauté ! Est-ce parce que tu réunis les grâces de la jeunesse et celles de l'enfance, et que tu tiens toujours le milieu entre ces deux âges. 207 Longus, Pastorales, II, 1.
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ਥȞȤİȚ ʌȠIJઁȞ ĮIJȠȢ ʌȡİıȕIJİȡȠȞ ȠੇȞȠȞ țĮ IJȞ ਕȝʌȜȦȞ į IJȢ IJĮʌİȚȞȠIJȡĮȢ ਕʌİIJȡȖĮ.208 Lui, portait du raisin dans les hottes, le jetait dans les pressoirs où il le foulait, puis transférait le vin dans les jarres ; elle, préparait le repas des vendangeurs, leur versait à boire du vin d’antan et vendangeait les branches les plus basses de la vigne. Cette activité agricole permet la prospérité économique de la communauté, mais aussi de Dionysophanès, propriétaire des lieux, qui ne manque pas de venir « inspecter » son domaine. Par le truchement des vendanges, Dionysos apparaît comme une divinité qui aide à créer et à renforcer le lien social. Les vendanges sont, avant tout, un moment de bonheur et de fête ; elles sont une manifestation sociale et religieuse pour la petite communauté de Lesbos : les peines sont oubliées au profit de la joie de la fête et c’est Dionysos qui sert de vecteur à cette fête, à cet épanouissement et à cette concorde des paysans. C’est, d’ailleurs, au cours de cette fête que Philétas va évoquer la puissance d’Eros. C’est sous une même image apaisée et festive qu’il est évoqué chez Achille Tatius209. Le narrateur, Clitophon, rapporte la légende du don du vin aux hommes par Dionysos. Ce don est présenté comme un remerciement du dieu pour un bienfait qu’il a reçu d’un pâtre. Ce don est lié ici au respect des règles de l’hospitalité ; cette légende, présentée comme étant d’origine tyrienne, est mise en parallèle avec celle d’Icarios, mais ici il n’est fait aucune mention de violence liée à la consommation de vin. Au contraire, le récit fait par le héros-narrateur est encadré de deux mentions qui insistent sur le fait que la commémoration de ce don est l’occasion des réjouissances. Par ailleurs, Dionysos est honoré comme le dieu qui préside au renouveau de la nature. C’est ce que l’on peut lire dans le livre III des Pastorales, lorsque Daphnis rend visite à Dryas, pendant l’hiver. Bien que le récit soit situé à Lesbos, l’hiver est particulièrement rigoureux et l’ensemble de la nature est en sommeil, recouverte par la neige. Les bergers s’ennuient et aspirent à l’arrivée du printemps, aussi préparent-ils, en l’honneur de Dionysos, un sacrifice – privé et familial. Dryas fait donc cuire un bélier pendant que son épouse prépare le pain. On offre aussi à Dionysos une libation de vin et on se met à table la tête couronnée de lierre, un des symboles traditionnels de ce dieu. Par ailleurs, on lance les cris traditionnels : « Iacchos » et « Evohé ». 208 209
Longus, op. cit., II, 3. A. Tatius, Les aventures de Leucippé et Clitophon, II, 2.
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Les topoï du culte du dieu sont ici rappelés : le vin, le lierre, les apostrophes ; le sacrifice suivi d’un rapide repas – essentiellement composé de pain et de la viande du bélier sacrifié – est une demande adressée au dieu pour qu’il fasse revivre la nature. Toutefois, dans le roman de Longus, la figure de Dionysos apparaît bien plus complexe encore, si l’on prend le temps d’analyser le contenu des fresques qui ornent le temple, érigé au milieu du parc, en l’honneur du dieu. Divers moments de la légende de Dionysos y figurent : Sémélé accouchant, Ariane endormie, Lycurgue enchaîné, Penthée déchirée. Il y avait des Indiens vaincus, des Tyrrhéniens métamorphosés ; partout des Satyres foulant le raisin, partout des Bacchantes dansant en chœur. 210 Ces fresques semblent constituer un résumé de la légende de Dionysos, riche en événements miraculeux, depuis sa naissance jusqu’à ses errances à travers le monde. Nous dirons quelques mots relatifs aux Indiens et aux Tyrrhéniens. En ce qui concerne les premiers, cette conquête fait allusion à la grande expédition de Dionysos, monté sur un char tiré par des panthères, escorté de Silènes, de Bacchantes et de Satyres. Elle nous ramène aussi au point de départ de notre article et au texte d’Arrien. Quant aux Tyrrhéniens, il s’agit d’une allusion au voyage qui conduisit Dionysos à Naxos ; l’équipage se composait, selon la légende, des pirates, qui avaient conçu le projet de faire prisonnier leur passager afin de le vendre comme esclave. Mais Dionysos, qui se manifeste comme une divinité apocalyptique, obligea les marins à se jeter à la mer où ils furent métamorphosés en dauphins. Cet épisode est intéressant car il permet d’établir un lien entre le dieu et l’eau, mais aussi, en ce qui concerne l’économie du roman, car il permet d’établir un lien avec l’épisode des Méthymniens211, mis en fuite par Pan, dans une épiphanie qui rappelle précisément la geste de Dionysos. Dans la littérature impériale – dans les romans en particulier – Dionysos tient une place importante, avec des caractéristiques diverses et très anciennes. Dieu du vin, il est aussi une force vitale, liée à la fécondité, et une divinité protectrice212 et agraire. 210
Longus, IV, 3, 2. Longus, II, 25 s. 212 La figure de Dionysos se retrouve aussi dans le roman d’Achille Tatius, qui 211
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Une divinité surprenante ? On peut s’étonner du choix de Dionysos pour ce rôle de divinité liée à la fondation. En effet, comment Dionysos, incarnation de la sauvagerie, divinité particulière, souvent rejetée à cause du désordre inhérent sa personnalité et de l’animalité, voire de la barbarie, qui l’accompagnent213, un dieu contestant les figures de l’ordre et mettant en question les valeurs politiques, dieu étranger, tardivement introduit dans la cité, de dieu de l’enfance, comment un tel dieu peut-il être lié à la fondation ? Dieu de la marge et de la transgression, il y aurait un paradoxe avec la nouvelle image de Dionysos, telle qu’elle apparaît dans le passage que nous commentons. On peut rapprocher la figure de Dionysos que présente Arrien de deux autres divinités qui sont associées par définition au monde civilisé : Apollon et Déméter. Apollon et Dionysos sont souvent opposés alors que ces deux divinités ont beaucoup plus de points communs qu’il n’y paraît. L’un et l’autre sont fils de Zeus, appartenant à la seconde génération des Olympiens. L’un et l’autre ont des liens avec l’Asie Mineure214 : Apollon y dispose de nombreuses villes cultuelles, particulièrement en Lycie. L’un et l’autre ont un rôle civilisateur et un côté plus noir, marqué par la violence215. Concernant Apollon, on le voit par exemple au début de L’Iliade mais aussi dans les Métamorphoses d’Ovide216. Pour ce qui est de Dionysos, il punit Penthée qui refusait d’introduire son culte. Agavé déchira de ses propres mains Penthée dans un délire mystique. A Argos, il frappe de folie les filles du roi Proetos, ainsi que les filles du pays qui parcourent le pays en poussant des mugissements et vont jusqu’à dévorer leurs enfants. En ce qui concerne les traits d’Apollon fondateur217, rappelons développe le mythe de l’origine du vin, et, sous forme plus allusive, dans Les Ethiopique d’Héliodore. 213 Sur ce sujet, on peut consulter le site http://www.musagora.education.fr/ 214 On suppose que le nom d’Apollon est apparu pour la première fois dans un texte hittite du XIVème siècle et, dans l’Iliade, il semble avoir de nombreux traits qui l’apparentent au dieu fondateur anatolien Télépinu. Sur ce point, voir les analyses de M. Mazoyer, Apollon à Troie, in M. Mazoyer éd. Homère et l’Anatolie, L’Harmattan, Collection Kubaba, série antiquité, p. 151-160. 215 Sur cette question, il faut relire les analyses de M. Detienne, en particulier Apollon, le couteau à la main. 216 Nous pensons en particulier à sa course effrénée pour posséder Daphné. Métamorphoses, I. 217 Voir l’Hymne homérique à Apollon et les analyses de M. Detienne, op.cit.
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qu’Apollon organise le territoire, les cultes, qu’il est responsable de la colonisation. Apollon, dès l’origine, a des liens étroits avec le monde sauvage. A l’époque ancienne, il veillait sur les animaux d’élevage et sur les pâturages218. Par ailleurs, de nombreux rituels mettent en lumière les relations qu’Apollon entretient avec la fécondité et le renouvellement des générations, qu’on rattache aussi à l’aspect fondateur du dieu219. Comme Apollon, Dionysos crée des villes et s’assure de la délimitation de l’espace ; il permet de faire passer un territoire de l’état sauvage à l’état civilisé, établissant dans un premier temps un foyer sacrificiel. Dionysos est également présenté, dans le texte que nous commentons, comme un dieu de la campagne cultivée, symbolisée par la vigne et le blé. Il apparaît donc comme complémentaire – voire homologue – de Déméter, divinité qui symbolise la végétation cultivée. Comme la déesse il transmet aux humains la connaissance des techniques agricoles. Comme Déméter, il est une divinité de l’errance : la déesse parcourt le monde à la recherche de sa fille quand Dionysos voyage pour faire œuvre de civilisation : enfant ou adolescent – selon les légendes – il découvre la vigne et enseigne l’art de fabriquer le vin, la façon d’utiliser les fruits mûrs, après les avoir fait sécher, et la culture propre à chaque plante. Si le dieu communique ces enseignements aux hommes, c’est pour obtenir, en retour leur gratitude et leur reconnaissance. Dionysos, comme Déméter, est un dieu agraire, un dieu lié à la fécondité du sol. Mais le blé, comme la vigne, ne peuvent se développer et prospérer que s’ils sont cultivés convenablement, que si l’on apporte les soins idoines. L’enseignement de ces deux divinités est indispensable à la prospérité économique. Dionysos, comme Déméter, sont liés à la législation. Déméter apparaît comme telle chez Callimaque : c’est elle qui donne les lois bonnes aux cités, occupant ainsi une place centrale sur l’agora. Enfin, les deux divinités reçoivent des cultes à mystères. Ces cultes illustrent leur fonction d’enseignement en matière cultuelle. Si l’on considère l’ensemble des éléments apportés par Dionysos aux habitants de l’Inde, on se rend compte qu’il embrasse toutes les fonctions de la trilogie traditionnelle indo-européenne, telle que l’a définie G. Dumézil : il fonde, donne la législation, guerroie et assure la production. On est en présence d’une nouvelle figure de Dionysos, doté de caractéristiques propres 218
Sur ce point, voir l’Hymne à Hermès. Voir C. Calame, Thésée et l’imaginaire athénien. Légende et culte en Grèce antique. Lausanne, 1990, p. 322.
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à l’époque hellénistique. Mais comment expliquer une telle évolution ? Dès le deuxième siècle avant J.C., Dionysos est associé à la fondation220. On peut se demander si cette évolution n’est pas associée aux liens étroits qu’entretenait Alexandre qui en en fait son dieu personnel, donc fondamentalement un dieu politique. Deux influences pourraient, alors, avoir contribué à renforcer ce rôle nouveau : d’une part, la civilisation égyptienne – les auteurs anciens ont bien insisté sur le parallèle qui était établi entre Alexandre divinisé et Dionysos – d’autre part, les Attalides, qui ont essayé de donner une impulsion nouvelle aux cultes de vieilles divinités anatoliennes traditionnelles. De fait, les caractères que nous avons dégagés sont analogues à ceux du dieu Télipinu, dieu agraire et fondateur. Télipinu est un dieu agraire, qui manipule les armes et fonde les cultes, une divinité éminemment politique. Dieu de l’errance susceptible de violente colère meurtrière221, il organise à l’instar du Dionysos d’Arrien le territoire ; il fonde les villes et veille sur les surfaces cultivées. Il fonde la royauté et assure sa pérennité. Comme Télipinu, Dionysos est le fils du souverain du panthéon, il est représenté – du moins à l’époque hellénistique et impériale – comme un dieu jeune. L’un comme l’autre sont liés à la vigne, au sol et à la fondation ; ce sont des divinités agraires, divinités du sol, issues du monde sauvage mais transmettant les enseignements qui permettent d’établir le monde civilisé. L’évocation des Liberalia, dans les Fastes d’Ovide222, permet de prolonger et d’approfondir l’analyse : dans ce passage, le poète assimile le dieu italique Liber à Dionysos et présente de lui un visage proche du dieu anatolien Télipinu : après avoir rappelé les conditions de naissance du dieu, il évoque, dans un premier temps, ses succès militaires sur les Sithoniens, les Scythes, les Indiens. On peut donner deux pistes d’interprétations de ce passage : d’une part, Dionysos est ici rapproché du dieu Télipinu qui est, lui aussi, associé au combat ; d’autre part, il faut mentionner le fait que, depuis les conquêtes d’Alexandre, le personnage du conquérant s’est confondu avec celle de Dionysos, devenu divinité tutélaire d’Alexandre. De nombreuses autres analogies entre Liber/Dionysos et Télipinu sont repérables dans la suite du poème : tout d’abord, Liber/Dionysos apparaît comme un dieu violent : c’est ce que l’on peut lire dans les vers qui évoquent 220
Voir sur ce sujet les analyses d’I. Tassigon, Dionysos et les rituels dendrophiques de Magnésie du Méandre, Studia Anatolica et varia, Mélanges offerts au professeur René Lebrun, Collection Kubaba, Série Antiquité, Paris, 2004, p. 315-336. 221 Art. cit. 222 Fastes, III, 713-790.
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le châtiment de Penthée et de Lycurgue, qui refusait de reconnaître son culte. Ensuite, il apparaît comme un dieu agraire : Liber/Dionysos plante la vigne ; ce don est essentiel, car c’est grâce au vin que les hommes peuvent communiquer avec les dieux. Il s’agit d’un élément très important pour la civilisation, car le vin est un liquide sacrificiel précieux, comme le miel, dont il est question un peu après. On aborde là le dernier aspect de Dionysos/Liber : il est le dieu qui enseigne les cultes : Il restaure les foyers sacrificiels éteints ; Il offre le cinnamome et l’encens des pays conquis, le premier bœuf grillé est prélevé de son triomphe. Conclusion A l’époque hellénistique et sous l’empire, la personnalité de Dionysos évolue ; le dieu tapageur et sauvage devient un dieu porteur de civilisation et se pacifie. Ce faisant, ses domaines de compétences semblent se confondre avec ceux de Déméter et d’Apollon ; plus encore, on a l’impression que ces trois divinités sont tellement proches qu’elles pourraient avoir été confondues en des temps plus anciens ; M. Mazoyer évoque un prototype, probablement d’origine anatolienne, dont les émanations se seraient diversifiées. Pour s’en tenir à la civilisation grecque, il faut rappeler que, depuis une époque très archaïque, Dionysos223 est associé à l’humidité fécondante, au vin, au théâtre, à l’expansion de soi, à la mort et à la renaissance de la végétation et des hommes. C’est donc une divinité ambiguë, polymorphe224, avec des côtés plus obscurs et liés à la sauvagerie mais aussi beaucoup d’aspects positifs et lumineux, liés à la vie.
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On retrouve son nom dans les tablettes de Pylos, datant de l’époque mycénienne. Cicéron, dans le De Natura Deorum, III, 23, 58, a identifié jusqu’à 5 Dionysos : Zagreus, fils de Jupiter et de Proserpine ; Osiris, fils de Nilus ; Sabazius le Phrygien, fils de Cabirus et roi de l’Asie Mineure ; le Thébain, fils de Jupiter et de la Lune ; le fils de Nysus et de Thyoné. 224
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A PROPOS DU CREUSEMENT DU PUITS Bogusława Filipowicz
Le creusement du puits - acte fondateur et confirmation de la paix : exemples sémitiques. Dans le Proche Orient Ancien un accord de paix conclu entre deux parties peut être confirmé par un échange de cadeaux, par le creusement d'un puits suivi parfois de la plantation d'un arbre. Le récit biblique sur la rencontre de roi Abimélek avec Abraham (Gn 21, 22-33 et Gn 26, 28-33) est concentré sur cet acte fondateur de la paix, précédé par l’expression d’un engagement fort – le serment. L’expression parallèle (Gn 21, 31) à nišbe’û šenêhem, « tous deux avaient prêté serment » est (Gn 21, 27 et Gn 26, 28b) wayyikretû šenêhem berît, « tous deux coupèrent une alliance ». Dans le contexte du serment, l’équivalent du verbe ŠB’ est 'MR225 (Note nr 1) (Gn 26, 28b). Relevons, d'une part, la dimension personnelle de l'engagement : (Gn 21, 23) hiššab’âh lî, « jure-moi », et, d'autre part, le recours à l'autorité divine pour renforcer le lien entre les particuliers, be'lohîm, « (...) par Dieu ». En analysant la documentation du Proche Orient Ancien nous constatons que les autorités aiment à se faire représenter. L'ordre de prêter le serment a été exposé par l'intermédiaire du roi Pikol, le chef de l'armée. Notons également la dimension historique du lien ainsi créé. En effet il est conclu dans un lieu et dans un temps déterminés. Nous n'en savons pas davantage, mais il nous paraît évident qu'il s'agit là d'un engagement durable ; l'adverbe « ici » indique l'accomplissement de l'engagement dans le présent et dans le futur. Le don de šeba’ kebaíot a le sens de payement contre le droit de creuser des puits. Bien que fasse défaut une formulation détaillée sur la technique du serment le be'er hammayim, « puits d'eau » (Gn 21, 25), devient un signe du serment prêté réciproquement par les parties (v. 31). Dans les deux cas, le verbe « creuser » est rendu par la racine HPR226, qui indique le travail de la terre en profondeur. Remarquons que la succession des expressions 225
D'après the Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament (Vol. I, p. 67) en hébreu, le verbe 'MR au hiphil, reçoit aussi la valeur normative connue comme la formule d'engagement (aussi dans Dt 26, 17) : « inciter à faire une déclaration », « déclarer ». 226 BDB 343 : « dig », « search for ».
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employées par le rédacteur indique une certaine logique de la fondation du lien fort. La rencontre des chefs, acteurs du serment, se fait en vertu de la reconnaissance des besoins mutuels. Les actes engagés communément, reconnus (QR', 'MR) fondateurs, aboutissent à la conclusion de l'alliance (BRH) qui est ensuite confirmée par le serment (ŠB’), celui-ci étant aussi scellé par un autre acte. Le puits du temple La symbolique du puits évoqué dans la Bible peut être confirmée par les textes du Proche Orient Ancien. La construction du puits en briques cuites sur le parvis (du temple ou du palais ?) est l'un des gestes de piété dédié par un roi au dieu du serment Nin-Girsu227. Le puits en question semble être situé dans une colline de la ville, mais ce texte n'indique pas le nom de la divinité228. Le puits semble se placer au même rang que d'autres bâtisses, fossés ou douves. Erigées par les rois pour améliorer le fonctionnement et le confort de la ville, ces constructions servent en même temps de monument commémoratif de l'oeuvre royale, vouée à la protection des divinités. Le creusement d'un puits, bûrtum, placé dans un contexte à la fois militaire et religieux est évoqué dans un récit relatif au temple de Nergal de Hubšalum229. Notons aussi l'emploi du pluriel et du singulier en ce qui concerne le nombre de puits creusés par Gilgameš ou par Enkidu (tablette I 37, p. 66 et tablette IV 5, p. 99)230. Le creusement du puits intervient dans l'endroit précis, appelé « Montagne des Cèdres » (tablette IV, IV' 5')231 qui est la résidence des dieux, le sanctuaire de la sainte Irnini. Le puits, point de repère L'un des conseils prononcés par les Anciens avant le départ de Gilgameš et d'Enkidu concerne le creusement d'un puits dans chaque endroit où les deux amis s'arrêteront pour un repos. )232. L'eau du puits est destinée à faire des libations au dieu Šamaš et à Lugalbanda, le père de Gilgameš devenu l'assistant de cette divinité. 227
J. -R. Kupper et E. Sollberg, LAPO 3, p. 61 et p. 67. J. -R. Kupper et E. Sollberg, LAPO 3, p. 63. 229 ARMT XXVI, 419, ll. 3'-21'. Pour les analyses sur ce texte cf. les remarques de D. Charpin, 1987, note 76 et les précisions apportées par J.-G. Heintz (1994). 230 J. Bottéro, 1992. 231 J. Bottéro, 1992, p. 107. 232 Tablette de Yale VI 40 : J. Bottéro (1992, p. 244). 228
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D'après une version ninivite de l'Epopée, le dieu Šamaš regarde l'étrange comportement de Gilgameš qui, après la mort d'Enkidu, semble perdre l'esprit et « [cherchait] des puits là où il n'y en avait pas » (tablette B/I 3'). Dans ce contexte, nous apprenons aussi que l'une des activités de Šamaš est d'amener de l'eau dans un endroit choisi : (verset 4') « Sur or[dre de] moi, mon ‘souffle’ y a dirigé de l'eau ». Jean Bottéro233 propose de mettre ce fragment en parallèle avec le mythe sumérien dans lequel le dieu Utu, le Šamaš sumérien, « depuis son emplacement céleste, a tiré cette eau (potable) de la terre ». Dans l'invocation de Ba'al234, les qualités de ce dieu victorieux et puissant sont comparées à l'eau de la source, au puits (qr) et à la fontaine (mslt). Le puits du tombeau Le puits est connu aussi dans l'archéologie des tombes découvertes à l'emplacement actuel de l'Ecole Biblique de Jérusalem235. Il s'agit de deux complexes de tombes de la période du Fer II. Dans le complexe 1, le puits creusé dans le fond de l'antichambre comportait une boîte de métal, aujourd'hui disparue, décorée de guirlandes et de personnages en relief. Elle aurait pu contenir aussi des os d'oiseaux et d'animaux sauvages et il est possible que cette boîte ait constitué le dépôt de fondation de la tombe. Le puits et la forteresse D'après la documentation araméenne, comme l'indiquent les témoignages archéologiques et écrits (p. ex. le Papyrus Nr 27, lignes 6-7)236, le be'er237, « puits », demeure l'élément urbanistique qui se trouve à l'intérieur d'une forteresse tandis que, d'après le texte biblique en araméen (Esd 6, 2), le mot birah/birta'238 (Note nr 15) désigne la citadelle, la forteresse. Dans le texte hébraïque (Esther 1, 2-9, 12) le mot habbirâh239 traduit la ville. Aussi, la 233
J. Bottéro, 1989, p. 153. Le mythe concernant Enki et Ninhursag décrit la vie des dieux et des hommes qui cohabitent dans Dilmun (Bahraïn-Failaka, dans le golf Persique), les îles dont la civilisation était comparable à celle de Sumer. 234 A. Caquot, M. Sznycer et A. Herdner, LAPO 7/I : BH II, Col. II, ll. 56-63, pp. 350-351. 235 H. Nutkowicz, 1999, pp. 24-26 et 41 ; l'auteur s'appuie sur le rapport de fouilles de G. Barkay, A. Kloner, 1986, pp. 22-29. 236 Ce payrus, daté d'environ 410 avant J.-C., comporte le texte d'une petition adressée au satrape Arsames ; cf. A. Cowley, 1923. 237 The Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament, Vol. I, 1994, p. 106. 238 BDB, p. 1084. 239 BDB, p. 108.
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ville-garnison de Yeb240, spécifiée en tant que byr'/byrh de la province méridionale d'Egypte, possédait un puits ; malheureusement, pour ce dernier le terme nous manque. Les deux termes, le puits et la ville-forte, semblent s'échanger241. Le sens de la ville porte d'abord sur sa fonction militaire : comportant des habitations et des temples, équipés d'un puits, la birâh est entourée de murailles. Puis, il indique son rôle dans l'administration du territoire. L'autorité de la birâh semble émaner d'un collège de juges entouré par des scribes. En tant que capitale d'un district, la birâh détient aussi le pouvoir économique. Le puits et la valeur universelle de l'eau Dans l'analyse du geste « creuser le puits » et dans le jugement par l'ordalie242, ces actes confirmant l'engagement fort, l'importance de l'eau, son origine et son pouvoir sont fondamentaux. L'invocation « La rivière créatrice »243 est un exemple à l'argumentation détaillée. La « rivière », dont le lit a été créé par les dieux, est la source de toute autre création ainsi que de sagesse et, en même temps, elle a des capacités destructrices, elle emporte et sème la terreur. La rivière et son énergie sont alors « divines », elles canalisent le pouvoir, celui-ci semblant parfois être commun aux divinités et aux hommes. Evoqué dans des exorcismes, le « cours » d'eau intervient pour emporter le mal, purifier et rétablir l'état voulu par les divinités. L'eau sert de lien entre le panthéon et la terre et il est le « miroir » des relations réciproques. Mentionnons seulement que l'effet et le déroulement de l'ordalie, procédure classée dans le groupe des serments probatoires, peut dépendre non seulement du dieu de la justice mais aussi des « esprits malins » susceptibles agir et contourner le verdict divin. Sur ce point voir l'incantation 240
La fondation de ce site fluvial remonte probablement à la deuxième moitié du VIIe siècle avant J.-C. ; cf. H. Lozachmeur, 1995, p. 70. 241 (Note nr18) A. Lemaire et H. Lozachmeur, 1987. 242 Cette question est propre à la procedure de l'ordalie. Sans la développer, mentionnons seulement que l'effet et le déroulement de l'ordalie, procédure classée dans le groupe des serments probatoires, peut dépendre non seulement du dieu de la justice mais aussi des « esprits malins » succeptibles agir et contourner le verdict. divin. Sur ce point voir l'incantation babylonienne « Maqlû » (composée probablement au Xe siècle avant J.-C.) : W. G. Lambert (1957/58), ligne 13, p. 290. Aussi, la question du « point » d'eau fait penser à la citerne, PÚ/bûrtu (CAD, Sens 1d), ou au puits purificateur, suggérerait-elle que l'ordalie pouvait être exécutée par une plongée dans un bassin et pas nécessairement dans l'eau courante ? 243 J. Bottéro (1989, p. 486) ; J. Bottéro (1985, pp. 288-291).
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babylonienne « Maqlû » (composée probablement au Xe siècle avant J.-C.) : W. G. Labmert (1957/58), ligne 13, p. 290. Aussi, la question du « point » d'eau fait penser à la citerne, PÚ/bûrtu (CAD, Sens 1d), ou au puits purificateur, suggérerait-elle que l'ordalie pouvait être exécutée par une plongée dans un bassin et pas nécessairement dans l'eau courante ? Bibliographie ARMT : Archives Royales de Mari, Textes BAR : British Archaeological Reports Barkay, G., Kloner, A., Jerusalem Tombs from the Days of the First Tempel, BAR 12, 1986, pp. 22-29. BDB : The Brown-Driver-Briggs Hebrew and English Lexicon. Hebrew and English Lexicon with an appendix containing the Biblical Aramaic, F. Brown & S. R. Driver and Ch. A. Briggs, Hendrickson Publishers, Inc., 1997. Bottéro, J., Mythes et rites de Babylone, Bibliothèque d'EHPE IVe Section, Tome 328, Paris, Librairie Honoré Champion, Paris 1985. Bottéro, J., Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne (en collaboration avec Samuel Noah Kramer), Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », Paris 1989. Bottéro, J., L’Epopée de Gilgamesh : le grand homme qui ne voulait pas mourir, Gallimard, coll. « l’Aube des peuples », Paris 1992. CAD : The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago. Caquot, A., M. Sznycer, M., Herdner, A., Textes ougaritiques. Mythes et légendes, LAPO 7/1, Paris 1974. Charpin, D., Un serment par Aššur et Adad, N.A.B.U. 3, 1987, Note 77, p. 41. Cowley, A., Aramaic Papiri of the fith century B.C., Oxford, Clarendon Press, 1923. Filipowicz, B., Recension : Hélène Nutkowicz, L'homme face à la mort au royaume de Juda. Rites, pratiques et représentations, Collection: Patrimoines – Judaisme, Cerf, Paris 2006, w : Palamedes (A Journal of Ancient History) 2, pp. 217-222, Warszawa 2007. The Hebrew and Aramaic Lexicon of the Old Testament, L. Koehler & W. Baumgartner, trad. de l'allemand et édité en anglais par M. E. J. Richardson, cinq volumes, E. J. Brill, Leiden 1994. Heintz, J.-G., Myth(olog)èmes d'époque amorrite et amphibologie en ARMT XXVI 419, ll.3'-21', N.A.B.U. 3, 1994, p. 59. Inscriptions royales sumériennes et akkadiennes, J.-R. Kupper et E.
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URBS, LE MOT ET LE RITUEL : INDO-EUROPEEN ET/OU ETRUSQUE ? Alexandre Grandazzi
« Il est malaisé de fixer la limite de la lumière et des ténèbres. L’essentiel est que la zone lumineuse soit assez large et d’un assez vif éclat pour récompenser le savant des efforts qu’il a tentés. » Ces mots, dus à Joseph Vendryes, dans son article célèbre, « Les correspondances de vocabulaire entre l’indo-iranien et l’italo-celtique »244, me paraissent pouvoir être appliqués sans forcer à l’hypothèse encore nouvelle selon laquelle le mot urbs serait d’origine indo-européenne. Grâce à cette théorie, en effet, des perspectives neuves s’éclairent et des apories passées trouvent une solution. Cependant, disons-le aussi, d’autres zones d’ombre deviennent plus opaques encore, tandis que le faisceau de lumière révèle que telle ou telle prétendue issue n’était qu’une impasse. J’interviens donc ici, non pas comme le linguiste que je ne suis pas, mais en me plaçant du point de vue d’un domaine scientifique – les primordia Romana – qui est, évidemment, très fortement concerné par les propositions de la linguistique comparée sur ce mot urbs. Ce faisant, je prolongerai et, à l’occasion, complexifierai les premières conclusions que j’ai avancées dans une contribution récemment publiée245. Comme on le sait, la première formulation d’une origine indo-européenne pour urbs remonte à 1988, date d’un article publié par Angela Della Volpe, complété ensuite par l’étude décisive de Michael Driessen en 2001. Mais c’est grâce à l’article remarquable de notre collègue Jean-Paul Brachet que ce débat a été porté dans le champ des études latines proprement dites246.
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Paru dans les Mémoires de la Société linguistique de Paris, 1918, 20, 6, p. 265285 (ici p. 283). 245 « Urbem condere : de la linguistique à l’histoire ? À propos de Varron, de l. l., V, 143 » , Varietates Fortunae, Mél. J. Champeaux, sous la dir. de D. Briquel et alii, Paris, 2010, p. 159-173 ; une version modifiée et enrichie paraîtra dans la revue Workshop di Archeologia Classica, 2012, dont la diffusion est désormais électronique. 246 Voir respectivement : JIES, 16, 1988, p. 195-208 ; ib., 29, 2001, p. 41-68 ; Latomus, 63, 2004, p. 825-840.
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De toute évidence, et par le mot même sur lequel elle porte, la nouvelle hypothèse est susceptible d’avoir des conséquences de très vaste portée pour l’évaluation critique des traditions sur la fondation de Rome : ce sont certaines de ces conséquences que je voudrais analyser aujourd’hui, en abordant successivement les domaines de la linguistique comparée, de l’historiographie contemporaine sur ces questions, de l’histoire, c’est-à-dire, en l’occurrence, de la protohistoire, et, enfin, du rituel. Pour ce qui est de la linguistique, je dirais d’un mot, pour éviter tout malentendu, qu’il convient de rester conscient que nous avons affaire, comme toujours en matière d’études indo-européennes – et il ne saurait en être autrement – à une hypothèse qui, par le consensus scientifique auquel elle semble donner lieu247, a pris, au moins jusqu’à maintenant, le statut d’une hypothèse nécessaire. Pour autant, il ne s’agit pas pour les historiens de se substituer aux linguistes et d’oublier que tout ce qu’ils peuvent déduire de cette dérivation linguistique repose sur la constatation de ce consensus et peut donc être remis en cause si ce dernier se trouvait à l’être. De ce point de vue, quelques interrogations peuvent être présentées ainsi aux spécialistes de linguistique comparée, à charge pour eux d’y apporter des réponses. Le nombre des occurrences du mot warpa, proposé comme apparenté à urbs, est faible, et le nombre d’attestations où peut être établi un sens sacral se réduit, semble-t-il, à l’unité248. Est-ce que cela suffit pour déterminer et le sens d’un mot en général, et une évolution de ce sens en particulier ? Au cours de ce colloque, Michel Mazoyer a répondu à cette objection en évoquant le nombre plus grand de références que fournissent des textes en néo-hittite. D’autre part, dans le rituel romain de la fondation, le sillon est la matérialisation première – sulcus primigenius – du cercle consacré dont l’idée est impliquée, selon la nouvelle hypothèse, dans le mot warpa, du moins dans une de ses attestations. Beaucoup repose donc sur l’équivalence entre sillon et frontière que posa jadis Vendryès249. Dans ces conditions, estce que le hittite fournit, de ce point de vue, des indices en ce sens ? Plus généralement, l’utilisation du hittite à des fins de dérivation indo-européenne est-elle admise sans difficulté ? Par ces questions, j’entends, non pas contester le rapprochement 247
V. maintenant J.P. Mallory et D.Q. Adams, The Oxford Introduction to protoIndo-European and the Proto-Indo-European World, 2006, p.221, ainsi que J.T. Katz, JIES, 34, 2006, p. 321 et p. 347. 248 V. ici même l’étude de Jean-Paul Brachet pour les références précises aux textes hittites. 249 « Le sillon et la frontière », dans Mélanges en l’honneur de M. Paul Boyer, Paris, 1925, p. 13-17.
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warpa/urbs, mais plutôt souligner que toute étude de ses éventuelles conséquences historiques repose sur une base linguistique qui doit être construite le plus solidement possible. Ce que je vais dire maintenant reposera sur ce socle, que je considérerai ex hypothesi comme bien établi. J’admettrai donc qu’urbs est apparenté à warpa et urbem condere à la locution warpa dai. Du point de vue de l’historiographie de la recherche récente, la conséquence la plus notable sera ce que j’appellerais la fin du modèle coloniaire : l’idée que les Romains auraient imaginé la fondation de Rome d’après les rites mis en œuvre lors de la fondation de leurs colonies. Cette théorie, qui consistait à lire en l’inversant le schéma proposé par Varron dans le texte canonique qu’est le De lingua latina, V, 143, adopte d’autre part l’hypothèse formulée par l’érudit antique quant à une origine étrusque de ces mêmes rites250, selon une chronologie qui, en quelques décennies, est passée successivement du sixième au quatrième, voire au troisième siècle avant notre ère. Ce modèle correspond au thème, si à la mode aujourd’hui, de l’invention de la tradition, ce qui ne contribue pas peu à son succès. Pourtant il est clair que, si la dérivation indo-européenne d’urbs est valide, il perd toute pertinence et devra être abandonné. C’est au moins une de ces certitudes négatives, dont on sait qu’elles constituent souvent des acquis aussi importants que les quelques certitudes positives – si j’ose m’exprimer ainsi – auxquelles on peut espérer parvenir parfois dans nos études. Complémentairement, l’origine indo-européenne d’urbs met également fin, ou le devrait en bonne logique, à toutes les hypothèses de chronologie différentielle, avancées depuis trente ans et plus, selon lesquelles le labour était considéré comme la partie la plus artificielle, et donc la plus récente, des rites de fondation : rites parmi lesquels l’auspication était censée représenter une strate beaucoup plus ancienne. Au total, c’est à un reflux de l’étruscologie dans l’étude des initia romains et latins que l’on assiste : par comparaison, on rappellera qu’au temps de Schulze251 les noms mêmes de Rome, qu’il s’agisse du nom commun, urbs – un quasi-nom propre en vérité – et du nom propre, Roma, mais aussi ceux des trois tribus primitives, voire ceux de plusieurs de ses rois, étaient tous considérés comme étrusques, selon une attribution que personne ne reprendrait aujourd’hui. Sans être sûr que cela ne dépende pas des aléas de la transmission textuelle, on soulignera à ce 250
V. en dernier lieu, G. Camporeale, « La città murata d’Etruria nella tradizione letteraria e figurativa » , dans La Città murata in Etruria, Atti XXV Convegno Studi etruschi e italici, Pise / Rome, 2008, p. 15-32 (p. 17 s.). 251 Zur Geschichte Lateinischer Eigennamen, Berlin [1904], 1964, p. 579 s.
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propos que Caton, dans sa fameuse description du rite du labour primordial, ne le qualifie nullement d’étrusque : c’est pourquoi, contrairement à ce que font les derniers éditeurs de ses fragments, on ne saurait assimiler sa doctrine à celle de Varron252. Quoi qu’il en soit, on peut donc dire, au total, que la thèse de l’anachronisme par rétroprojection a vécu. La science perd ainsi tout un ensemble de solutions qui paraissaient à la fois nécessaires et claires. Il lui faut maintenant trouver autre chose : mais quoi ? De dérivation indo-européenne, le mot urbs pourrait renvoyer à une origine, sinon romaine, du moins latine : en réalité, la situation est trop complexe pour permettre une solution directe en ce sens. L’archéologie a montré de plus en plus, durant ces dernières décennies, la précocité et l’intensité du phénomène urbain – qu’on préfère à ce stade appeler protourbain – en Étrurie : le débat est en effet maintenant tranché quant à la nature de l’occupation des grands sites de plateau dans l'Étrurie méridionale, même s’il continue au sujet de la chronologie exacte de ses commencements253. Il apparaît que les Villanoviens ont développé des sociétés de type urbain avant les Latins et, sans doute même, avant les colons grecs254. Près du Latium, ils ont vécu dans des communautés qu’on peut, dès le IXe siècle av. J.-C., appeler des villes et dont l’établissement devait bien s’accompagner de rites et de procédures religieuses particulières. Les recherches les plus récentes semblent par exemple montrer l’existence à Véies d’une enceinte urbaine dès les débuts du huitième siècle avant notre ère255. Un mythe comme celui de Tagès montre d’ailleurs que les Étrusques n’avaient pas besoin des Latins pour conférer une dimension religieuse au labour : Tages quidam dicitur in agro Tarquiniensi, com terra araretur et sulcus altius esset impressus, exstitisse repente et eum adfatus esse, qui arabat256. L’appellation d’étrusque donnée par une part des sources anciennes au rite du sulcus primigenius témoignerait alors d’une origine tout 252
Cat., Or., I, 18 P.= 18a Chassignet (v. n. 1 p. 16) = 18a H. Beck et U. Walter, Die frühen Römischen Historiker, Stuttgart, [2001], 2005, p. 168. 253 Voir la synthèse de M. Bonghi Jovino, Città e territorio, dans Dinamiche di sviluppo delle città nell’Etruria meridionale. Veio, Caere, Tarquinia, Vulci, Atti XXIII Convegno Studi etruschi e italici, Pise-Rome, 2005, p. 27-58, p. 35-45. 254 Les sites où une vérification archéologique est possible sont très rares : voir M. Gras, H. Tréziny, H. Broise, Mégara Hyblaea 5. La ville archaïque, l’espace urbain d’une cité grecque de Sicile orientale, École française de Rome, 2004, p. 560-567, pour un exemple d’urbanisation planifiée datable de la seconde moitié du VIIIe s. av. J.-C. 255 Voir F. Boitani et alii, Nuove indagini sulle mura di Veio nei pressi di porta N.O., dans La Città murata in Etruria, op. cit., p. 135-154, p. 139. 256 Cic., Diu., II, 50.
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à fait concevable pour une civilisation qui eut très tôt des formes de vie urbaine élaborées et qui codifia avec beaucoup de soin tout ce qui touchait à la fondation des cités257. On ne peut, dans ces conditions, pas exclure qu’elle ait même peut-être connu des rites de délimitation sacrale analogues à celui du pomerium romain. On serait alors amené à l’idée que les Latins ont, en adoptant le rite villanovien de délimitation-fondation d’habitat, adapté un mot d’origine indo-européenne à leur disposition mais qui avait eu jusque-là une signification peut-être différente ou, en tout cas, beaucoup plus limitée. Plusieurs modèles explicatifs sont susceptibles de rendre compte de cette situation. On peut en théorie disjoindre totalement – au stade de l’emprunt – mot et rite : mais, compte tenu, d’une part, de la relation du mot urbs avec des termes comme urbare et uruum, d’autre part, des enseignements de l’archéologie étrusque, il est vrai que le mot indo-européen et latin semble impliquer le rite et que le rite villanovien et étrusque paraît correspondre à ce que le mot indo-européen suggère. Ce n’est ainsi que sur le plan de la pure logique et en toute invraisemblance que l’on pourrait penser, compte tenu de la priorité maintenant établie des villanoviens d’outre-Tibre en matière d’habitats proto-urbains, à un schéma où les proto-étrusques auraient d’abord emprunté le rite mais pas le mot, et les Latins, le mot et pas le rite… Restent donc deux possibilités : il faut supposer une période nécessairement longue de contacts, ou bien indo-européens/hittites-étrusques (ou protoétrusques) – mais où et quand ? –, ou bien étrusques-latins. La première hypothèse est refusée par l’étruscologie actuelle ; la seconde rejoint ses propositions et implique l’identification des villanoviens de l’archéologie avec les Étrusques de la tradition antique. Cette supposition pourrait correspondre à la situation de koinè observable en Italie centrale à partir du Bronze final, du point de vue de l’archéologie, mais aussi de la religion, comme l’a proposé récemment Mario Torelli, à propos de « questa subalternità dei Protoetruschi ai Protolatini che i dati storico-religiosi, uniti a quelli archeologici, ci obbligano a ricostruire per una fase molto arcaica e certamente in via di totale rovesciamento già a metà del VIII sec. av. J.C. »258. Quant au premier modèle explicatif, celui d’une phase longue de voisinage et d’influences entre les langues hittite et étrusque, ou plutôt protoétrusque, il aurait sans doute eu comme conséquence la présence en étrusque 257
Qu’il nous suffise ici de renvoyer au fameux lemme, si souvent commenté, de Festus, 358 L. : rituales libri. 258 « Religione e rituali del mondo latino a quello etrusco : un capitolo della protostoria », dans : Gli Etruschi e Roma. Fasi monarchica e alto-repubblicana, Annali della Fondazione C. Faina, XVI, Rome, 2009, p. 119-154 (p. 138).
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d’un terme lui aussi apparenté à warpa. Quoi qu’il en soit, tout cela a aussi d’importantes conséquences dans le domaine rituel. Il convient de rappeler à ce propos que le sens de « ville » n’est pas hérité en indo-européen et n’a donc dû être acquis que postérieurement par le mot urbs, que ce soit en Étrurie, dans le Latium, ou ailleurs. Or il me paraît nécessaire de souligner, de ce point de vue, que le labour n’est pas nécessairement un rite citadin, c’est-à-dire un rite qui serait lié, par ses caractéristiques propres, à la notion de ville, cette ville fût-elle ce que les archéologues appellent maintenant une proto-ville. La tradition antique, en datant la fondation de Rome du mois d’avril, permet de ranger le labour primordial dans la catégorie des labours de printemps : principio an[ni pastorici], pour reprendre la formule donnée par le calendrier de Préneste259 à propos de la fête des Parilia commémorant la fondation de l’Urbs. En solennisant ainsi la traditionnelle remise en culture après la jachère hivernale, le rite symbolise le commencement du lien sacré qui s’établit, grâce au labour, entre les hommes et la terre nourricière, et, grâce au sacrifice qui clôt la séquence, entre les hommes et les dieux : car le partage de la chair des bêtes mises à mort entre mortels et immortels scelle leur alliance, tandis qu’il distingue définitivement la nature humaine de l’animalité260. On connaît les indications données à ce propos par l’érudition antique, en l’occurrence un texte de Jean Le Lydien261, et validées par la comparaison indo-européenne262 : dans l’attelage qui tire la charrue, le taureau, placé du côté extérieur, signifie la capacité à se défendre qu’aura la nouvelle communauté, tandis que la vache, attelée du côté intérieur, annonce sa future fécondité. Par son tracé, le sillon délimite, découpe, définit un espace, un territoire qui devient non plus indifférencié mais particulier, non plus sauvage mais maîtrisé, non plus hostile mais protégé. C’est ainsi que le rite du labour printanier met en œuvre, en scène, pourrait-on dire, la création de la société humaine. Et c’est bien en ce sens qu’il est « primordial » – sulcus primigenius – permettant à la fois la socialisation et la territorialisation de la communauté qui l’institue. Or il est clair que, dans tout cela, il n’y a rien qui soit intrinsèquement lié à la notion et à la 259
V. A. Degrassi, I. It., XIII, 2 (1963), p. 130 et p. 443 s. Je m’inspire ici des belles analyses de Jean-Louis Durand, Sacrifice et labour en Grèce ancienne, essai d’anthropologie religieuse, Paris-Rome, 1986. Voir aussi, du même auteur, « Formules attiques du fonder », dans Tracés de fondation, sous la dir. de M. Detienne, Paris, 1992, p. 271-287. 261 Mens., IV, 50 et Excerpta Plan., fr. I Boiss. : textes dans La leggenda di Roma, sous la dir. d’A. Carandini, Milan, 2006, p. 211-213 avec commentaire p. 434 (P. Carafa). 262 V. G. Dumézil, L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux, Paris, 1985, p. 45-46. 260
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définition d’un espace spécifiquement urbain. On a plutôt l’impression d’avoir affaire à l’un de ces rites par lesquels les sociétés du néolithique délimitaient les terres qu’elles voulaient soumettre à la culture. En d’autres termes, et il convient de le souligner puisque cela n’a guère été fait, le rite du labour primordial, qui est à la racine du mot urbs, n’a, à bien y regarder, rien de spécifiquement urbain. Du même coup, on entrevoit, mais sans pouvoir préciser davantage, les conditions de sa mise en place et de sa progressive « urbanisation » : sans doute allait-on résider plutôt au milieu des terres à cultiver qu’à l’extérieur, et c’est de cette façon que le mot urbs en sera venu progressivement à s’appliquer à ce territoire entre tous privilégié qu’était l’habitat. Ainsi s’expliquerait l’aspect agraire qu’ont d’autres rites liés à la légende des origines de Rome, qu’il s’agisse du jeter de glèbes dans le mundus, ou de l’entreposage des grains sous le patronage du dieu Consus, pour ne pas parler des théories liant la figure de Romulus-Quirinus à la culture de l’épeautre263. C’est du reste l’une des questions que pose la nouvelle étymologie d’urbs du point de vue cultuel : les rites liés à la fondation de la cité constituent-ils dès le début un tout unitaire, ou faut-il plutôt imaginer qu’ils résultent d’une concaténation progressive : s’agit-il, en somme d’un syntagme originaire ou d’un agrégat hétérogène, d’une synchronie ou d’une diachronie ? Même si toute réponse définitive est exclue, l’étymologie étrusque généralement reconnue au mot mundus orienterait plutôt vers la seconde solution264. Cependant, on peut maintenant admettre que les rites du labour et ceux de l’auspication initiale appartiennent à la même séquence rituelle et chronologique. Ou pour dire les choses plus exactement, on doit cesser de considérer comme acquis le principe d’une chronologie différentielle à leur propos. Quant à établir entre eux une relation intrinsèque du point de vue rituel, en considérant que le mot warpa aurait d’abord désigné une aire d’observation des auspices, j’ai montré ailleurs265 que cette définition, qui n’a pas de bases linguistiques, est erronée car reposant sur un contresens hérité de l’historiographie moderne sur la ville antique. En tout cas, on comprend, à la lumière de cette nouvelle étymologie, ce qui restait jusque-là un paradoxe : il est logique que le rite du sulcus primigenius, contenu, pour 263
V. A.Brelich, « Quirinus. Una divinità romana alla luce della comparazione storica », SMSR, 31, 1960, p. 63-119, et maintenant A. Carandini, Remo e Romolo. Dai rioni dei Quiriti alla città dei Romani (775/750 – 700/675 a. C.), Turin, 2006, p. 299 s. et p. 382 s. 264 V. M. Pallottino, « Héritages lexicaux », dans Les Étrusques et l’Europe, catalogue d’exposition, Paris, 1992, p. 247. 265 P. 165 de l’art. cité supra n. 2.
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ainsi dire, dans le nom même de l’urbs, serve, dans le langage du droit comme dans celui des images, à évoquer à lui seul sa fondation, qu’il s’agisse de Rome ou d’une de ses colonies. La nouvelle étymologie permet enfin de donner son sens plein à une expression comme auspicia urbana, déjà revalorisée par les travaux d’André Magdelain266 : si les auspices sont appelés urbana, c’est bien parce qu’ils sont observés dans l’espace situé à l’intérieur du cercle rituel, warpa / urbs, délimité par le labour primordial. La notion d’un tel cercle n’entre-t-elle pas en contradiction avec les traditions liées à la fondation palatine, souvent décrite par les textes romains comme de forme carrée, Roma quadrata ? 267 Pas si l’on pense qu’un cercle, ou plutôt une ellipse, peut très bien inclure un quadrilatère. Si l’on en croit Caton, le mancheron de la charrue devait être tenu en position inclinée, et cette prescription, destinée à mieux rejeter les mottes de terre vers l’intérieur, peut avoir aidé au tracé circulaire du labour268. Renforçant l’idée à laquelle nous sommes arrivé d’une longue phase préparatoire avant la formulation proprement romaine du rite, il y a enfin les pluriels employés par Varron (urbes) et par Caton (conditores). C’est le signe que le rite a existé ailleurs qu’à Rome, c’est-à-dire probablement avant elle : conclusion à laquelle les premiers comparatistes étaient déjà parvenus. Or, de ce point de vue, je me demande si l’on ne devrait pas supposer un tel rite de délimitation sacrale pour le Septimontium, ensemble topographique dont la définition est liée à une cérémonie religieuse. Il est vrai que la meilleure source, Antistius Labeo269, ne fait état que de fêtes célébrées sur différentes hauteurs et de deux sacrifices accomplis séparément en l’honneur du Palatin et de la Velia. On sait que Varron faisait au contraire de la fête la commémoration d’un synécisme à sept composantes, selon une surinterprétation270 qui allait devenir la doctrine augustéenne puis impériale. 266
V. notamment « L’inauguration de l’urbs et l’imperium », art. de 1977 repris dans id., Jus Imperium Auctoritas, Rome, 1990, p. 209-228. 267 V. A Grandazzi, « La Roma quadrata : mythe ou réalité ? », MEFRA, 105, 1993, p. 493-545. 268 Cato, Orig. I, 18 P. = 18a Ch.: détail sur lequel A. Giardina a récemment attiré l’attention dans sa contribution, « Perimetri » au volume qu’il a dirigé, Roma antica, Rome-Bari, [2000], 2005, p. 23-34 (p. 25). 269 Ap. Fest. 474 et 476 L : l’extrait pourrait provenir du commentarius iuris pontifici, cité dans le lemme précédent (Spurcum uinum) et dans le suivant (Sistere fana). 270 Comme l’a montré A. Fraschetti, s.v. « montes », Lexicon Topographicum Urbis
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Significativement, l’opposition de doctrines vient en parallèle à une opposition politique au Principat de la part de Labeo271. Il existe cependant un autre texte, trop souvent négligé, mais qui présente l’avantage de rendre compte de la date de la fête : le onze décembre, comme l’indiqueront les calendriers tardifs, une fois que la fête sera devenue publique, peut-être à l’initiative de Domitien. Je supposerais volontiers, en effet, que la tradition antique de semailles de fin d’automne liées à la fête du Septimontium, telle qu’elle est attestée dans un passage de Columelle272, conserve le souvenir d’un labour rituel de délimitation sacrale. L’agronome évoque plusieurs manières de semer les fèves, à chaque fois accompagnées par le passage de la charrue. On aurait alors la trace d’un labour cérémoniel, aux caractéristiques intermédiaires : plus totalement agricole sans être encore urbain. C’est peut-être de ce point de vue que pourrait s’expliquer, à mon avis, la mystérieuse proscription de l’utilisation de chars attelés pendant la fête, transmise par Plutarque et dont l’auteur des Questions romaines (ici la 69) livre des explications qui sont de pure fantaisie étiologique. L’objectif aurait été de ne pas mêler à l’évocation rituelle de temps pré-urbains une pratique dépendant de l’existence d’un réseau de voies aménagées, c’est-àdire impliquant l’existence de la cité. Pour un domaine différent, on serait alors dans un cas similaire à l’obligation qui incombait au flamine diale de ne se servir que d’un rasoir de bronze : presque toujours passée sous silence car ne figurant pas chez Aulu-Gelle (X, 15), cette obligation est à comprendre évidemment comme l’interdiction d’utiliser un instrument en fer273. Peut-être aussi, s’agissait-il d’éviter que, pendant le rite, il y eût d’autre attelage que celui de la charrue traçant le sillon primordial. Au labour d’ensemencement du Septimontium, exécuté en automne, s’opposerait ainsi le labour de printemps de la fondation de Rome : labour destiné à mettre fin à la jachère, c’est-à-dire, sur le plan symbolique autant que pratique, à remplacer la nature par la culture. On le voit, les difficultés, mais aussi les possibilités suscitées par la Romae, III, 1996, p. 282-287 ; v. aussi F. Coarelli, ib., IV, 1999, s. v. « Septimontium » , p. 268. 271 V. Schanz-Hosius, Gesch. röm. Lit., II, [1935], 1980, p. 382 s.; DNP, I, 1996, s. v. « Labeo », c. 797. 272 II, 10, 8, éd. V. Lundström, Leipzig-Upsala, 1897, p. 76 : media sementi pars seri et pars ultima debet, quae Septimontialis satio dicitur ; cf. Pallad., XIII, 1 : faba circa Septimontium seri potest. 273 V. A. Grandazzi, Alba Longa, histoire d’une légende. Recherches sur l’archéologie, la religion, les traditions de l’ancien Latium, B.E.F.A.R., 336, Rome, 2008, I, p. 249.
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nouvelle étymologie du mot urbs sont nombreuses. C’est de la réponse que l’on pourra apporter à ces questions que dépendra la possibilité de donner une base linguistique à ces traditions antiques sur la fondation de Rome, qui ont par ailleurs, il convient de la rappeler, bien d’autres supports : si c’est le cas, cela voudra dire que les Romains ont désigné leur cité par le rite même qui leur avait servi à la délimiter et à la fonder. En fin de compte, le grand Varron avait raison, même si c’est selon des significations et avec une chronologie que, jusqu’ici, on n’osait même pas soupçonner : le rite du labour est bien premier, primordial, et il est bien, sinon d’origine du moins de médiation étrusque. Ce qui ouvre de nouvelles perspectives et de nouvelles interrogations. Ainsi, et pour reprendre la métaphore de Vendryès qui m’a servi de point de départ pour ces réflexions, je dirais que la lumière est devenue plus vive, et l’ombre, plus dense.
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FEU ET FONDATION Jean Haudry 1 La notion de « fondation » en indo-européen 1.1 L’expression de la notion La notion de « fondation » est l’une de celles qui ont une expression dominante dans le vocabulaire de l’indo-européen reconstruit : la racine *dheH1-, avec ses élargissements anciens *dheH1-s-, *dheH1-k-, dont le sens premier, tel que l’a défini Benveniste274, est « poser quelque chose qui subsistera désormais, qui est destiné à durer ». Il en donne pour exemples les emplois grecs avec șİȝİܻғȜܻĮ « poser les fondements », ȕȦѺȝȠȞ « fonder un autel ». D’où aussi le sens cosmogonique de « créer », la création consistant dans la « mise en ordre » de réalités préexistantes. Par là se rejoignent les sens de « poser » et de « faire » qui ne sont dissociés qu’en latin et en germanique, selon une répartition identique : « faire » pour le verbe simple (latin facere, germanique *dǀ-), « poser » pour les préverbés (latin perdere = germanique *far-dǀ- « perdre »). Il est également possible de rendre compte de cette dualité en termes syntaxiques275 , sans contredire l’interprétation sémantique précédente : les formes verbales de la racine *dheH1- se construisent initialement avec un instrumental de l’objet « posé », construction bien représentée dans les préverbés, et un accusatif de l’objet effectué (« modèle 1 »). Le passage au « modèle 2 », dans lequel l’instrumental est remplacé par l’accusatif, donne naissance à deux verbes transitifs qui diffèrent non plus par la construction, mais par le sens : « poser » et « faire ». C’est ainsi que la racine s’est introduite dans la triade pensée, parole, action où elle concurrence *wergյ -276. De là proviennent les sens de « dire » , observé en hittite et en slave (ibid. 145, 151), et celui de « penser » , russe duma « pensée » et « assemblée délibérante » , gotique domjan « juger » . La parole peut être un acte, et même un acte fondateur. Naturellement, le sens originel de « poser quelque chose qui subsistera désormais » ne se retrouve pas dans tous les emplois 274
E. Beneviste, « Problèmes sémantiques de la reconstruction », Problèmes de linguistique générale, Word, 10 2-3, 1954, Paris, Gallimard, 1966, p. 291 275 J. Haudry, L’emploi des cas en védique, Lyon, L’Hermès, 1977, p. 268 et suivantes. 276 J. Haudry, La triade pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne, Milano, Archè, 2009, p. 112.
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dérivés, par exemple le sens de « pondre », lette dͅt. Mais il est à la base de certains d’entre eux. Si dans les langues baltiques et slaves la racine s’applique au vêtement que l’on porte, ce peut être à partir de celui qui caractérise l’état nouveau dans lequel on entre, comme la toge virile à Rome. La valeur originelle ressort en particulier dans l’emploi de ce même verbe au sens de « souder ». La notion de « mise en place durable » désignée par la racine se réalise dans nombre de termes qui n’ont pas de rapport avec la fondation : désignations de réceptacles ou récipients, d’abris, noms du tas, de l’enjeu (védique dhána-). Mais ceux qui relèvent du secteur institutionnel reflètent la notion de « fondation ». 1.2 Le formulaire de la notion C’est le cas pour cinq formules reconstruites : La formule de la nomination277 est représentée en indo-iranien, hittite, grec, et latin, nǀmen indere alicui (rei) « donner un nom à quelqu’un, à quelque chose ». Elle s’est appliquée notamment à l’attribution d’un nom à un enfant nouveau-né ; on sait par les Lois de Manou l’importance du choix du nom, qui doit d’abord tenir compte de la caste. L’attribution d’un nom est également un acte cosmogonique, comme il ressort de la strophe 6 de la Voluspa278 : « … à la nuit et à la lune décroissante ils (les dieux) donnèrent un nom. Ils nommèrent le matin et le milieu du jour. La fraîche et la brume et comptèrent le temps par années. » La comparaison avec la strophe 5, où les corps célestes (soleil, lune, étoiles) existent par eux-mêmes et ne reçoivent donc pas d’autre nom, montre que les unités temporelles n’existent que par leur dénomination. C’est aussi le cas pour le nouveau-né qui n’existe socialement que par le nom qui lui est donné, et pour l’adulte qui change de nom en changeant de statut. La formule de la gloire que l’on confère (*dheH1- actif) ou que l’on acquiert (*dheH1- médio-passif), védique Ğrávo dhƗ- : grec țȜİࡾȠȢ șȘ-279
277
M. Mayrhofer, Etymologisches Wörterbuch des Altindoarischen, Heidelberg : Carl Winter, 1986-2001, p.786. 278 R. Boyer, trad. L’Edda poétique, Paris, Fayard, 1992, p. 533. 279 R. Schmitt, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1967, § 113 et suiv.
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L’importance de la gloire est bien connue : elle ne tarit pas280 , et confère l’immortalité par la « voie des dieux ». La formule de la confiance, *k̑ red-dheH1-281, conservée en indo-iranien, celtique et italique, dans laquelle le terme désignant la confiance, *k̑ red, représente l’objet premier ; il peut être accompagné d’un objet second à l’accusatif « mettre sa confiance dans quelque chose », et d’un datif « en faveur de quelqu’un » ; l’objet second peut être omis, et le tour équivaut dans ce cas à « faire confiance (en tout) à quelqu’un ». La désignation de la confiance peut s’identifier au nom du cœur, *k̑ erd-/ *k̑ red-, mais l’irlandais cretair « objet ou personnage sacré », en particulier « relique », ne favorise pas cette interprétation. Le syntagme formulaire *mens-dheH1- « appliquer son esprit » n’est représenté qu’en indo-iranien, mais la forme agglutinée l’est en celtique, germanique, baltique slave et grec, avec μανθάνεɩν « apprendre ». La plupart de ces emplois sont sans rapport avec la fondation, mais elle désigne en iranien le dieu suprême du mazdéisme. Les deux autres formules *(e)ntér-dheH1- « exclure » , védique antárdhā- « interposer » , d’où « exclure en interposant » , latin interficere « détruire » , « tuer »282, et *yews-dheH1- avestique yaož-dā- « remettre en état » on en commun d’avoir fait l’objet d’une substitution de leur second membre, qui a été remplacé par un verbe « dire » pour exprimer respectivement l’interdiction (exclusion par la parole), avestique antarə.mrav-, latin interdicere et le jugement (remise en ordre par la sentence), latin iū-dic-. Le caractère « fondateur » est aussi net dans les quatre cas : par l’acte ou la parole, une situation nouvelle est créée. L’expression de la notion de « fondation », « bases sur lesquelles repose un édifice ou une institution » ne se limite cependant pas à la racine *dheH1. La racine *dher-, qui la supplée en hittite au sens de « dire », fournit par exemple outre le nom du dharma indien, le védique dharúṇa- « fondement » de diverses réalités, matérielles ou immatérielles, parfois identifié à l’étai cosmique, skambhá-. Un autre terme, pratiṣṭhā́-, qui apparaît dès le R̥ gveda au sens de « sol ferme sur lequel le pied repose », associé au nom du gué, concurrence par la suite dharuṇa- au sens de « fondement » : la racine *steH2- à laquelle se rattache la forme participe, elle aussi, à l’expression de la fondation. Mais tant dans le domaine juridique que dans le domaine religieux, la racine *dheH1- est celle qui fournit le plus de termes liés à 280
R. Schmitt, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1967, §. 108 et suivants. 281 R. Schmitt, Dichtung und Dichtersprache in indogermanischer Zeit, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1967, § 445 et suiv. 282 C. Sandoz, Du latin interficio au védique antár dhā, BSL, 71, 1976.
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la fondation. 1.3 Droit et fondation Un certain nombre de dérivés de la racine *dheH1- relèvent du domaine juridique. Ainsi en premier lieu l’avestique récent dāta- « droit », Yt 10,84 apayatō havāiš dātāiš « privé de ses droits » et « loi », par exemple dans le nom du Vidēdāt « loi contre les démons », et le grec θέμɩς « droit coutumier », lié au latin fās (ci-dessous § 1.4). Mais le terme grec est moins spécialisé dans le droit religieux et comme la forme est déclinable, ses emplois sont beaucoup plus variés, en particulier au pluriel. Le lien avec la fondation s’établit par la déesse Thémis qui, selon Eschyle, Prométhée, 209, s’identifie à la Terre, ce que confirme l’inscription Γη̃ς Θέμɩδος « de Thémis-Terre », IG III 318. L’idée sous-jacente est probablement celle de l’hymne védique à Mitra, RV 3,59,1 b « Mitra (« Contrat d’amitié ») soutient Terre et Ciel » : le respect du droit maintient le monde en ordre comme il maintient la société en paix. Thémis est aussi mère des Heures (Saisons) et des Moires, déesses du destin qui leur est lié : en Grèce, la régularité des cycles temporels est le modèle cosmique de la justice, comme elle l’est de la vérité (*(a)rta-) dans le monde indo-iranien. La forme vieil-avestique correspondante dāmi-, dąmi- qui engage à reconstruire un paradigme alternant *dhéH1-mi-/*dhH1-méy- a le sens de « fondateur », donc le nom d’agent correspondant. A la base de θέμɩς, on trouve donc la notion de « fondation ». Le nom d’action en *-ti- *dh(é)H1-ti- qui désigne en grec le fait de poser, θέσɩς, et en germanique l’acte, *dǣdi-, constitue la base du nom du fētiālis romain avec le sens de « base (religieuse) », comme l’a montré Dumézil (1957). Ce sens se retrouve dans le composé védique devá-hiti« ordonnance divine », RV 7,103,9 c deváhitiṃ jugupur dvādaśásya « (les grenouilles) ont respecté l’ordonnance divine du douzième mois. » Le rôle du fétial est d’accomplir un rituel destiné à fournir une base juridique à la guerre (ibid. p. 100) : « On comprend aisément que, à Rome, ce soit dans les rapports internationaux que cette notion de « fondation », cette nécessité de poser une base spéciale sous les actes, sous les pas des magistrats ou des armées de Rome, se fasse surtout sentir, en sorte que le nom de fētiālis soit réservé aux prêtres qui s’occupent de ces rapports. A l’intérieur de la ville, il n’y a pas beaucoup d’imprévu : le corps social a un statut auquel il n’a qu’à se conformer. Tout a été fait, réellement ou virtuellement, dans la fondation initiale, dans le pacte conclu avec les dieux par le fondateur. Jusqu’à la fin des temps, les signes divins que les chefs successifs prennent, régulièrement et dans l’enceinte de Rome, exploiteront ce donné, ils n’auront pas à « refonder ». Au contraire, quand Rome s’aventure hors de son domaine,
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soit pour des relations pacifiques, soit derrière des dieux tels que Mars, dont les sanctuaires mêmes sont hors les murs, elle s’engage dans l’incertain, elle joue son entreprise, peut-être même son avenir, avec des hommes, sur des terres que ne couvre pas la promesse initiale. Il faut donc, en chaque occasion, qu’elle donne mystiquement une base nouvelle à sa démarche, à son avance : les fētiālēs assurent ce service. » 1.4 Religion et fondation Le latin présente un ensemble notable de formes tirées de la base *dheH1s- dans lesquelles la racine, avec le sens de « fonder », s’applique à la religion : fānum, festus, fēriae ; fās, nefārius, fāstus. Le rattachement des trois premiers à *dheH1-s- est généralement admis, mais il n’en va pas de même pour les trois autres, que plusieurs auteurs, comme ceux du LEW283, et Meiser, 2006284, rattachent à *bheH2- « dire ». On peut en revanche laisser de côté le nom du prêtre, sacer-dō-t-, dans lequel la racine a son sens de « faire ». Le problème posé par le vocalisme des six formes citées se résout sans peine en postulant un paradigme alternant *dhéH1-e/os- (du type majoritaire *g̑ énH1-e/os-), *dhH1-é/ós- (du type de i.-e. *H2us-é/ós- « aurore »), *dhH1s- (du type de védique útsa- « source »). La longue de fās est due à l’allongement des monosyllabes toniques (latin dās « tu donnes » en face de reddis « tu rends »). Fās, substantif neutre indéclinable, s’emploie majoritairement en position de prédicat : (ne)fās est « il est permis/interdit par la religion de … » Sans cette limitation, le grec présente un emploi correspondant pour θέμɩς. Les deux langues expriment par un dérivé de la racine *dheH1- ce que le vieil-indien exprime à partir de la racine *dher« maintenir » dans le sanscrit dharma- « loi », et particulier « loi de la caste ». Le vieil-indien se fonde sur le maintien de l’institution, les langues classiques sur sa fondation. Sur nefās a été bâtie une « forme longue » de l’adjectif, nefārius « impie », « criminel », parallèle à Vetur-ius face à uetus. Fāstus qualifie les jours où il est religieusement permis (fās est) de rendre la justice ; le pluriel substantivé fāstī désigne le calendrier par brachylogie, puisque celui-ci comporte également des jours nefāstī et une troisième catégorie dont la notation NP est diversement interprétée. Fānum désigne le lieu consacré et le temple comme « lieu, édifice fondé religieusement » l’expression correspondante est fānum sistere 283
A. Walde, J.B.Hofmann : Lateinisches etymologisches Wörterbuch, Heidelberg, Carl Winter, 1938-1954. 284 Meiser, 2006.
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« instituer un fānum ». Cette expression peut être à la base du nom d’une divinité du feu associée, à Vulcain : Stata mater. Profānus « profane » n’est pas une formation parasynthétique reposant sur prō fānō « devant le temple », mais un composé *pro-fasno- « non fondé religieusement », parallèle à pro-festus « non férié, ouvrable ». La valeur négative du préfixe est issue de sa valeur péjorative représentée dans prāuus et dans le germanique *fra-. Festus (*dhH1-es-to-), dont le ĕ est garanti par les langues romanes, et notamment l’espagnol fiesta « fête », qualifie les jours de fêtes, fēriae (*dheH1-s-yo-). Il existe des fêtes privées dont la date est fixée par le groupe qui les célèbre et des fêtes publiques dont les unes sont célébrées à date fixe (statīuae), d’autres à date mobile entre des limites précisées (conceptiuae), d’autres enfin sont occasionnelles, « imposées » par l’événement (imperatiuae). Ces trois catégories de jours de fête sont des jours nefāstī « où il n’est pas permis de rendre la justice ». Une innovation commune au grec et à l’arménien a consisté à tirer de cette base le nom du dieu, grec θεός de *dhH1-s-ó-, ou des dieux, arménien di-k’ (pluriel) de *dhéH1-s-o-. L’alternance, exceptionnelle dans la flexion thématique, semble indiquer une innovation ancienne. La filiation sémantique est incertaine. Les composés grecs anciens en θεσ-, θέσ-κελος « merveilleux » (« suscité par un dieu »), θεσ-(σ)πέσɩος « divin » (« inspiré par un dieu » ) ne favorisent pas l’interprétation de Gallavotti, citée DELG285 p. 430, à partir de dieux stèles. Les figures étymologiques citées ibid. celle d’Hérodote 2,52 « Ils (les Pélasges) les avaient appelés ainsi (θε ούς) en partant de cette considération que c’est pour avoir établi (θέντες) l’ordre dans l’univers que les dieux présidaient à la répartition de toutes choses » (trad. Legrand, CUF), et celle d’Eschyle, Perses 283 θεοɩ̀ θέσαν ὡς « les dieux ont fait en sorte que … » , sont parallèles à celle de RV 4,55,2 c vidhātā́ro ví té dadhur ájasrāḥ « les répartiteurs (= les dieux), ils ont réparti, inépuisables. » Cette même base *dh(e)H1-s- se retrouve dans deux formes indiennes : dhāsí- f. « siège », « séjour » (distinct par le genre et le sens de dhāsí- m. « source ») et dhiṣáṇā- dont le sens est discuté. Plusieurs formes étroitement apparentées ont un lien avec le feu : c’est évidemment le cas pour dhiṣṇíyā« foyer » RV 4,3,6 a où Agni est dit dhiṣṇíyāsu vr̥ dhasānaḥ « qui a grandi dans les foyers » et pour le terme technique du rituel dhiṣṇiya- nt. « nom des huit foyers affectés à certains officiants du Soma (…) tertres de sable sur lesquels on dépose le feu » 286 ; d’où leur nom. Ce rapport avec le feu peut 285
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, et autres 2009. 286 L. Renou, Vocabulaire du ritual védique, Paris, Klincksieck, 1954, p. 80.
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être à l’origine de l’application de la forme dhiṣaṇa- à Br̥ haspati, « feu de la formule »287, et depuis AV 2,14,1 à divers êtres démoniaques, en raison de l’ambivalence du feu. 2 Le rituel indien de fondation du feu L’acte cultuel initial se nomme agny-ādhāna- ou –ādheya- que Renou (1954 : 3) définit comme « institution des feux (āhavanīya [feu des offrandes] et gārhapatya [feu du maître de maison] par imposition des charbons ardents sur tel foyer. » Le rituel a été décrit par Hillebrandt288, 1897, Gonda289, Krick290, lui a consacré une étude détaillée, à laquelle on se contentera ici de renvoyer pour le détail. Il suffira de distinguer dans ce rituel ce qui revient au feu de ce qui revient au sacrifice dans son ensemble dont le feu et les foyers sont les instruments, et d’interpréter le rôle prêté au Feu divin. L’existence d’un rituel de refondation (punarādheya, p. 514 et suiv.) accompli selon des modalités similaires dans l’ensemble à celles de la fondation facultativement dans le cas où dans l’année qui suit la fondation le sacrifiant connaît l’échec, l’infortune ou le malheur, et obligatoirement, à titre d’expiation (prāyaścitti) en cas de faute rituelle ou de manquement à ses vœux montre que la fortune est liée au feu. Ce lien se retrouve dans plusieurs pratiques du rituel de fondation : il commence par la préparation de l’emplacement du jeu de dés, qui, pour un noble, est un moyen d’établir son pouvoir sur ses sujets (p. 422), comme dans le Rājasūya ; le feu peut être obtenu d’un riche vaiśya, ou volé à un rival, que l’on prive ainsi de sa chance. L’acte central de la fondation, qui s’opère en déposant le feu nouveau sur le tertre qui servira de base au foyer du maître de maison, s’accompagne de formules différenciées selon la caste : cette composante sociale du rôle du Feu est analogue à celle du hvarnah (« fortune ») avestique, réparti de la même façon. Le Feu a pour effet de chasser les démons et les mauvais esprits. Dès le début du rituel, le sacrifiant utilise à cet effet un brandon qui a la même fonction que le « feu du sud ». A cette conception se rattache l’obligation de 287
J. Haudry, La triade pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne, Milano, Archè, 2009, p. 245, 257. 288 A. Hellibrandt, Ritual-litteratur. Vedische Opfer und Zauber, Strassburg, Trübner, 1897, p. 105 et suivantes. 289 J Gonda, Die Religionen Indiens, I, Veda und älterer Hinduismus, Stuttgart, Kohlhammer, 1960, p. 139 et suivantes. 290 H. Krick, Das Ritual der Feuergründung (Agnyādheya), hsg. von Gerhard Oberhammer, Wien, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 1982.
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vérité imposée au sacrifiant : mensonge et démons sont liés. De même, on n’allume pas le feu avant le lever du soleil pour éviter un feu « de la nature des démons, ennemi des dieux » (MaitrƗya۬Ưթ saۨhitƗ, 1,6,10). Le rituel met en évidence l’unité du Feu à travers ses diverses manifestations, ce qui confirme sa nature divine et donc la puissance du feu du foyer que l’on fonde, y compris dans les tâches les plus humbles comme la cuisson des aliments. Le feu que l’on fonde est homologue du feu céleste du soleil. C’est pourquoi les rituels sont liés à l’année. Le rituel de fondation s’effectue au début de l’année agricole, le rituel de refondation à la saison des pluies ou à l’automne. La conservation du premier feu pendant un an peut correspondre à l’année astronomique : le renouvellement annuel du feu s’effectuait initialement au solstice d’hiver (p. 233 et note 580). Enfin, l’étude met en évidence un lien entre la fondation d’un feu et la conquête de l’Inde orientale. L’élément central du rituel, le déplacement du feu vers l’est (p. 363), a deux significations, l’une cosmique, le lien avec le lever du soleil : c’est une « conquête du soleil », l’autre actuelle : la progression des Aryens vers l’est. Il apparaît aussi que dans une période antérieure on ne fondait que deux feux, en partageant le feu ancien (pnjrvo agni )ۊentre le feu du maître de maison de ceux qui restent et le feu des offrandes de ceux qui partent vers l’est. Les formules des « pas de VirƗj » de l’école taittirƯya (p. 427 et suiv.) sont un vestige de l’alternance entre phases de sédentarité et phases de mobilité (razzia, etc.) et du partage des fonctions entre les nobles qui partent en expédition et les brahmanes qui restent au campement dont ils entretiennent le feu. Le troisième feu résulte de la triple nature et des trois localisations d’Agni, qui se partage entre les trois mondes. Le passage aux cinq feux s’explique par le fait que cinq symbolise la totalité (ci-dessous § 4.6). Seul parmi les rituels connus dans le monde indo-européen ancien, celui-ci conserve les pratiques typiques de la période des migrations ; tous les autres reflètent les usages de peuples sédentarisés, même s’ils conservent quelques vestiges de la situation antérieure. On sait que l’Inde a conservé longtemps le souvenir de cette période, comme dans la strophe du Vi۬܈upurƗ۬a 5,10,33 que cite Rau291, 1983 : « Nous n’avons pas de portes verrouillées pour nous protéger, nous n’avons ni maisons, ni champs. Nous nous sentons bien partout dans le monde que nous parcourons dans nos chariots. » Cette situation détermine les modalités du culte, comme l’indique Krick292, 1982 : « L’emplacement du sacrifice se trouve par nature là où la bande (grƗma) errante ou en razzia s’installe avec le feu qui lui est propre de façon provisoire, par exemple 291 292
W. Rau, Zur vedischen Altertumskunde, Wiesbaden, Steiner, 1983, p. 22. H. Krick, ibid, 1982, p. 57 et suivantes.
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pendant les mois d’hiver ou la saison des pluies, ou durablement (…) Qu’à l’origine la recherche et le choix d’un emplacement sacrificiel coïncidaient avec la recherche et la fondation d’une nouvelle résidence ressort par exemple des prescriptions similaires pour la construction profane, la consécration annuelle du domaine ainsi que les constructions et les activités qui prennent place sur l’aire sacrificielle dans le rituel solennel (Ğrauta) : local pour le jeu de dés, étable, course de chars, etc., le rythme du sacrifice, qui se modèle sur le cycle annuel des agriculteurs, des éleveurs nomades ou des bandes prédatrices et implique un début de sédentarisation effective ou l’établissement de lieux de repos périodiques, et enfin la prescription relative à la fondation d’un feu qui prévoit qu’un homme déjà installé (ĞƗlƯna )ۊdoit partir avec son feu domestique (aupƗsana-) et s’installer à nouveau sur une aire sacrificielle orientée vers l’est (…) Si cette prescription signale seulement le fait qu’il doit installer le local du feu du côté est de la maison où il continue à résider, elle semble conserver le souvenir d’un temps où la conquête allait vers l’est : la colonisation de la plaine du Gange. » Nous retrouverons ce motif dans la légende de MƗthava (§ 3.2) et dans le rituel de l’Agniৢ৬oma (§ 4). 3 Fondation par le feu Le Feu divin de l’Avesta récent, Ɩtar, fils d’Ahura MazdƗ, est qualifié de yaƝtuštΩma- amΩšanąm spΩntanąm « le plus prompt des Immortels Bénéfiques à prendre place rituelle » , selon Kellens293 ou, selon Kümmel294, « le plus stable » , qualification qui peut être mise en rapport avec celle de armaƝ-šad- Y 62,8 « qui reste assis sur son siège ». C’est pourquoi il symbolise l’installation, provisoire ou définitive, et, si l’on suit Kellens, l’installation par l’allumage d’un feu. 3.1 Le feu colonisateur Le rôle colonisateur de l’allumage du feu ressort de plusieurs textes celtiques insulaires que citent Rees et Rees295 : en Irlande, le premier feu allumé par Mide, éponyme de la province de Meath « centre » « répandit pour un temps l’ardeur du feu sur les quatre autres provinces d’Irlande » ; 293
J. Kellens, Etudes avestiques et mazdéennes vol. 1, Paris, de Boccard, 2006, p.
13. 294
M.J. Kümmel., Das Perfekt im Indoiranischen, Wiesbaden, Reichert, 2000, p. 656. 295 A. Rees, B. Rees, 1961: Celtic Heritage, New York, Thames and Hudson, 1961, p. 156 et suivantes.
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Delbaeth, chassé du Munster avec ses cinq fils, « vint au cairn de Fiachu et y alluma un feu druidique dont jaillirent cinq flammes » ; dans les lois galloises, un squatter qui construit dans la campagne dans l’espace d’une nuit et dont la fumée sort de la cheminée à l’aurore gagne la possession de l’endroit et de la terre qui l’entoure sur la distance à laquelle il peut lancer une hache depuis la porte de sa cabane. Dans le monde germanique ancien, la prise de possession d’un territoire inoccupé s’exprime par une formule représentée en vieil-anglais, niman land, et en vieil-islandais, nema land, et le substantif correspondant landnám. La colonisation par un homme qui « vient avec le feu », « apporte le feu », est également un motif connu : l’expression formulaire correspondante, fara eldi um landit « venir avec = apporter le feu dans le territoire » , indique qu’il s’agit d’un rituel, ce que confirme l’expression islandaise helga sér land « s’approprier (littéralement : se consacrer) un territoire » . Il est largement représenté : Il en est d’autres exemples : Vigaglúms saga ch. 26, Eyrbyggia saga, ch. 4, Vatnsdœla saga ch. 10, Hœnsaþóris saga ch. 9, ainsi que, parmi d’autres, dans le Livre de la colonisation de l’Islande296 Alors que dans le quartier de l’ouest297, la prise de possession s’effectue sans cérémonie, à la seule exception du présage tiré des montants du haut-siège (p. 40 et autres ; p. 272) ou des lambourdes du plancher (p. 248 et 272) jetés à la mer, forme de prise de possession par l’eau, trois rituels principaux sont mentionnés pour la colonisation du quartier nord : l’un consiste à empiler des pierres (p. 156 l’esclave Röngaðr), un autre à « faire le tour du territoire colonisé en brandissant une torche enflammée » (p. 153 et note 588) : Sæmundr à l’embouchure de la Gönguskarðsá (p. 153) ; Helgi à l’Eyjafjörð (p. 170 et 171) ; Jörundr le goði, qui consacre le territoire colonisé à son temple (p. 234), un troisième à planter dans le sol un bâton (p. 151 : Ӕvarr ; p. 154, l’esclave Róðrekr) ou une flèche (p. 155 Vékell). Les deux derniers rites sont combinés dans la flèche enflammée que lance Önundr entre les deux rivières (p. 157 et 273). Il en est d’autres encore. La pratique finit par être codifiée. Ces indications permettent de distinguer la prise de possession sacrale de toutes les autres formes décrites par R. Corradini dans l’article Landnahme du Reallexikon der germanischen Altertumskunde qui ne la mentionne (sans référence au feu) qu’à la fin de son texte (p. 608), ainsi que des situations postérieures à la colonisation de l’Islande énumérées par Sveinbjörn Rafnsson dans l’article Landnámabók (ibid. p. 612) : terre acquise par don, achat, priorité, combat.
296
R. Boyer, trad. Livre de la colonisation de l’Islande, Turnhout, Brepols, 2000. R. Boyer, trad. Livre de la colonisation de l’Islande, Turnhout, Brepols, 2000, p. 29-139.
297
130
3.1.1
Le feu colonisateur de terres inondées
Deux légendes parallèles illustrent le rôle du feu dans une forme particulière de fondation qui est la colonisation d’un territoire humide : la légende indienne de MƗthava, la légende scandinave de la colonisation de l’île de Gotland. L’une et l’autre reposent sur un motif qui se retrouve, en situation guerrière, dans l’épisode homérique du fleuve Scamandre affronté au dieu du feu Héphaistos (§ 3.1.3). 3.1.1.1 La légende scandinave de l’île de Gotland Elle est racontée dans le début de la Guta Saga, éditée et traduite par Peel298 : « Le premier qui découvrit le Gotland est un nommé Thielvar. Le Gotland était alors enchanté : immergé le jour, il émergeait la nuit. Mais alors pour la première fois un homme apporta le feu dans le pays, et depuis lors celui-ci n’a jamais plus été immergé. Ce Thielvar avait un fils qui s’appelait Hafthi, et la femme de Hafthi s’appelait Huitastierna. Ces deux-là furent les premiers habitants du Gotland. La première nuit qu’ils dormirent ensemble, elle fit un rêve : trois serpents étaient mêlés dans son sein et il lui sembla qu’ils se glissaient à l’extérieur. Elle raconta son rêve à son mari Hafthi. Il l’interpréta ainsi : « Tout cela se tient. Cette terre doit être habitée, et nous devons avoir trois fils. Aux trois il donna un nom avant leur naissance : « Guti doit posséder tout le Gotland. Le deuxième doit s’appeler Graipr et le troisième Gunfiaun. ». Par la suite, ils se partagèrent Gotland en trois parties, et Graipr, l’aîné, obtint la partie septentrionale, Guti la partie centrale et le cadet Gunfiaun la partie méridionale. » Ce texte fait écho à deux versions d’une légende d’origine analogue, pour la deuxième, à celle des trois fils de Mannus de la Germanie de Tacite : chacun est à l’origine d’un peuple. La première version repose sur la légende de l’origine des Goths. Le motif de l’île flottante et submersible est largement répandu non seulement dans le monde scandinave, où il correspond à certaines réalités géologiques, mais aussi dès l’Antiquité classique avec la légende de l’île de Délos selon l’hymne homérique à Apollon et le poème de Callimaque.
298
C. Peel, trad Guta Saga, The History of the Gotlander2 , London, University College (Viking Society for Northern Research, Vol. XII), 2010.
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3.1.1.2 La légende indienne de MƗthava Alors que le début du texte scandinave précité, avant de passer à l’ethnogenèse des Goths, s’en tient au motif central, la colonisation par le feu d’un territoire humide, la version indienne l’insère à titre d’illustration dans le rituel du sacrifice à la nouvelle lune et à la pleine lune, qui est pour l’essentiel un rituel du feu. Réparti sur deux jours, il comporte la préparation des trois foyers puis, le second jour, le transport du feu du foyer domestique aux deux autres, le foyer des offrandes et le foyer du sud. De plus, chaque jour commence et finit, comme d’ordinaire, par l’Agnihotra « libation au Feu ». L’allumage du feu s’accompagne de la récitation de « stances d’allumage » (sƗmidhenƯ-) censées favoriser le départ du feu. Ce qu’illustre la légende, ĝB 1,4,1,10-19299 : « MƗthava, le (roi de) Videgha, portait Agni dans sa bouche. Le poète sacré Gotama RƗhnjgaa était son prêtre domestique. Quand ce dernier lui adressait la parole, le roi ne lui répondait pas, car il craignait qu’Agni ne s’échappât de sa bouche. Le prêtre commença à invoquer Agni avec des vers du RV, 5,26,3 « Nous t’allumons lors du sacrifice, ô poète, toi qui invites à la libation, brillant, élevé ! » - ô Videgha ! Le roi ne répondit pas. (Le prêtre poursuivit, citant RV 8,44,17) : « ô Agni, tes (flammes) montent, claires, éclatantes, tes lumières, ton éclat ! » - ô Videgha-a-a ! Ce dernier ne répondait toujours pas. (Le prêtre reprit, citant RV 5,26,2) « Nous t’invoquons, toi qui as sur le dos du beurre clarifié ! » A peine eut-il prononcé le mot de « beurre clarifié » qu’Agni VaiĞvƗnara jaillit de la bouche du roi qui ne put le retenir. Sorti de sa bouche, il tomba sur le sol. MƗthava le Videgha était alors sur le bord de (ou : dans ?) la SarasvatƯ. De là, Agni se dirigea vers l’est, brûlant cette terre. Gotama RƗhnjgaa et MƗthava le Videgha le suivaient tandis qu’il continuait à brûler. Il assécha tous ces cours d’eau. Mais il n’assécha pas la SadƗnƯrƗ qui vient de la montagne du nord. Jadis, les brahmanes ne la franchissaient pas, car elle n’avait pas été asséchée par Agni VaiĞvƗnara. Mais depuis, il y a beaucoup de brahmanes à l’est de cette rivière. Ce territoire était (originellement) inhabitable ; il était trop humide, car il n’avait pas été accommodé par Agni VaiĞvƗnara. Mais aujourd’hui, il est bien cultivé, car les brahmanes l’ont accommodé grâce à leurs sacrifices. (Quant à la SadƗnƯrƗ), même la fin de l’été (la voit se) déchaîner pour ainsi dire, tant elle est froide, car elle n’a pas été brûlée par Agni VaiĞvƗnara. MƗthava le Videgha dit (à Agni VaiĞvƗnara) : « où m’installerai-je ? » Il répondit : « Tu t’installeras à l’est. » Aujourd’hui encore, cette rivière forme la frontière entre Kosalas et Videhas, car ceux-ci sont les descendants de MƗthava. 299
J. Haudry, 2009 : La triade pensée, parole, action dans la tradition indoeuropéenne, Milano, Archè, 2009, p. 248, 275.
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Gotama Rāhūgaṇa demanda alors : « Pourquoi ne répondais-tu pas quand je t’interrogeais ? Le roi répondit : « J’avais Agni Vaiśvānara dans la bouche ; c’est pour ne pas le laisser échapper que je ne répondais pas. – « Comment est-ce arrivé ? » – « Quand tu as prononcé les mots « nous t’invoquons, toi qui as du beurre clarifié sur le dos. » Au mot « beurre clarifié », Agni Vaiśvānara a jailli de ma bouche ; je n’ai pas pu le retenir et il en est tombé ». Le texte tire la leçon de la légende : « le terme de « beurre clarifié » contenu dans les strophes d’allumage est propre à allumer le feu ; grâce à lui, on l’allume, et on lui confère la vigueur. » Dans ce texte, le motif central a été quelque peu brouillé par son application au rituel ; mais il est aisé de le dégager. Le personnage du « colonisateur » a été dédoublé : le roi indien ne va pas sans son chapelain, surtout quand il s’agit de religion. Le « feu colonisateur de terres humides « a lui aussi été dédoublé en un feu rituel, celui des sacrifices, qui agit en cuisinier, comme l’indique l’emploi du verbe svad- « rendre/trouver agréable au goût », traduit ci-dessus par « accommoder », et un « feu de la parole », indispensables l’un et l’autre pour « brahmaniser » une terre sauvage. Or ce feu de la parole n’est pas dans la bouche du brahmane, mais dans celle du roi : ce trait singulier est un indice d’antiquité ; il renvoie à une époque antérieure à la constitution de la caste brahmanique, une époque où la tradition était l’apanage de la noblesse, comme le rappellent plusieurs passages des upaniṣads. Si l’on fait abstraction des références spécifiquement indiennes, il reste un motif simple, celui de la colonisation par le feu d’un territoire sauvage que son humidité rendait inhabitable. On se gardera de toute interprétation matérielle du processus : ce n’est pas en allumant des feux qu’on assèche une terre inondée, mais seulement en la drainant. L’interprétation ne peut être que symbolique : comme dans les cosmogonies, l’eau – froide et ténébreuse par nature – symbolise l’état indifférencié, le chaos primordial, tandis que le feu, chaud et lumineux, symbolise l’état différencié du monde mis en ordre. La colonisation reproduit la création. 3.1.1.3 Héphaistos et le Scamandre Ce motif hérité a été appliqué dans le chant XXI de l’Iliade à un épisode de l’affrontement entre Grecs et Troyens. Les Troyens ont de leur côté le fleuve Scamandre qui, avec son affluent le Simoïs, inonde la plaine et tente de noyer Achille, mais celui-ci est sauvé par Héphaistos dont les flammes assèchent la plaine et font bouillir les eaux du fleuve qu’elles menacent de tarir. L’épisode est précédé de celui de l’affrontement entre Achille, descendant de Zeus, et Astéropée, petit-fils du fleuve Axios. Après l’avoir tué, Achille commente (184 et suiv., trad. Mazon et autres, CUF) : « Il est
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dangereux, fût-on né d’un fleuve, de lutter avec des fils du Cronide tout puissant (…) Autant Zeus l’emporte sur les fleuves coulant à la mer, autant sa descendance l’emporte sur celle d’un fleuve (...) Océan lui-même craint la foudre du grand Zeus, son terrible tonnerre, quand il éclate au haut des cieux. » C’est dire qu’il existe une hiérarchie entre les divinités liées au feu (Zeus à la foudre, Héphaistos forgeron) et les divinités liées à l’eau, fleuves, Océan. Ces dernières sont inférieures, voir démoniaques, comme en Inde DƗnu, mère de Vrࡢ tra, et les dƗnavas, dont on rapproche un ensemble d’hydronymes d’Europe centrale et orientale, ainsi que le nom des Danaoí. Wathelet300, 2004, conclut : « Héphaïstos incarne donc le feu de la civilisation, contre les deux fleuves, qui représentent des forces de la nature. » Et, à propos de ce passage, il précise : « Les Achéens se définissent eux-mêmes comme des gens qui dominent la nature, tandis que les Troyens apparaissent comme vivant en accord avec elle. » Cette remarque confirme le bien-fondé du rapprochement avec les deux textes précédents et plus particulièrement avec la légende de Mathava : le feu d’Héphaistos est non seulement colonisateur de terres humides, mais civilisateur (ci-dessous § 3.3). On notera que l’épisode reflète une conception qui, à ma connaissance, est sans parallèle dans l’Iliade : une opposition entre Grecs « civilisés » et Troyens « sauvages ». Conception probablement antérieure à la conception dominante, et parallèle à celle qui, dans le monde indo-iranien, oppose AryƗs et DƗsƗs. 3.1.1.4 « Cuire le monde » L’Inde brahmanique a systématisé et généralisé ce motif dans celui de la « cuisson du monde », lokapaktí-, étudié par Malamoud301. Il ressort de son étude que le terme est à prendre au sens propre : le brahmane est aussi un cuisinier car le sacrifice est une cuisson : « les dieux aiment le cuit » (MS 4,1,9). C’est pourquoi, à date ancienne, on ne sacrifie pas de nourriture crue. La consécration, dƯk܈Ɨ֤-, est une sorte de cuisson : la forme se rattache à dah« chauffer ». Il en va de même pour la crémation. Les ascètes ne sont pas incinérés, mais inhumés, car ils sont déjà « cuits » par l’ascèse, tápas-. Toutes ces « cuissons » viennent à la suite de celle qu’exerce le feu céleste du soleil. Cette homologie entre cuisson et civilisation renvoie aux premiers temps de l’humanité : dans les légendes sur l’origine du feu, le motif le plus 300
P. Wathelet, « Le combat d'Héphaïstos contre le Scamandre et le Simoïs dans l'Iliade », in Gérard CAPDEVILLE (éd.), L'eau et le feu dans les religions antiques, Paris, de Boccard: 6177, 2004, p. 76. 301 C. Malamoud, Cuire le monde, Puru܈Ɨrtha, 1975, p. 91-135.
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souvent invoqué est d’ordre gustatif 302. 3.2 Le feu organisateur de la société La Rígsþula303 poème eddique transmis dans un seul manuscrit sous une forme souvent incorrecte et lacunaire, dont on ne connaît avec certitude ni la provenance géographique, ni la date qui, selon les auteurs, oscille entre le IXe et le XIIIe siècle de notre ère304, attribue l’organisation de la société scandinave à un dieu Rígr inconnu par ailleurs, et dont le nom est d’origine incertaine, mais que l’introduction en prose identifie à Heimdallr. Il rencontre successivement un couple de vieillards, un couple d’âge mûr, un jeune couple et à chaque fois couche pendant trois nuits dans le lit conjugal entre les époux auxquels il donne des conseils ; neuf mois plus tard naît un fils auquel est donné pour nom celui de la classe dont il est le premier représentant, Serf pour l’enfant des vieillards, Homme libre pour celui du couple d’âge mûr, Noble pour celui du jeune couple. Ces trois castes sont celles du monde germanique ancien dans son ensemble et comme l’a montré Dumézil305, 1958, reflètent les trois fonctions indo-européennes. Reste à préciser le rôle de Rígr-Heimdallr : se borne-t-il à « conseiller », comme il est indiqué, ou prend-il une part plus active à la procréation, comme le suggère la première strophe de la Voluspa, qui nomme l’ensemble des humains auxquels s’adresse le poète « enfants de Heimdallr » ? Ce qui est sûr, c’est que son action substitue une société de classes fonctionnelles à une société de classes d’âge, et une société qui se reproduit à une société stérile. De plus, note Gourevitch306, « il s’agit d’une « amélioration » progressive de la lignée, qui se termine par l’apparition du premier konungr ou roi, « fleuron de la création ». Or comme l’a montré Schröder307, Heimdallr est l’un des représentants scandinaves du Feu divin indo-européen. Si l’on accepte cette identification, qui se fonde sur un grand nombre de concordances précises avec Agni, et qui de surcroît s’étend à Janus, comme l’a soutenu Dumézil308, la conception 302
J. G. Frazer, Mythes sur l’origine du feu, Paris, Payot, 1931, p.245 et suivantes. F.-X. Dillmann, Article Rígsþula, RGA, 24, 619-628, 2003. 304 A. J. Gourevitch, « A propos des interprétations de la Rígsþula », Proxima Thulé, 5, 2006, p. 76. 305 G. Dumézil, « La Rígsþula et la structure sociale indo-européenne », Revue de l’histoire des religions154, 1958. 306 A. J. Gourevitch, ibidi, 2006, p. 75, note 7. 307 F.-R. Schröder : Heimdall, Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache 89, 1967. 308 G. Dumézil, « Remarques comparatives sur le dieu scandinave Heimdallr », Études Celtiques, 1959. 303
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sous-jacente à la Rígsþula est celle d’un Feu divin à la fois procréateur309 – par l’intermédiaire de l’homme, et non à sa place – comme l’Agni védique « amant des filles, époux des femmes » RV 1,66,8 d que rapproche Schröder310, et organisateur d’une société qui sort d’un état « préhistorique »311 pour entrer dans l’histoire et « progresser » en se différenciant. A ce second rôle du Feu divin, l’Inde védique ne fournit pas de parallèle : ce n’est pas Agni qui est à l’origine de la division de la société indienne en castes, mais les dieux dans leur ensemble, lorsqu’ils sacrifient Puruṣa, RV 10,90,11-12 ; Agni préside aux cercles de la société, dont il constitue le centre, et que l’on identifie soit à un hôte, soit au chef. En revanche, il a un parallèle dans le Feu civilisateur. 3.3 Le feu civilisateur Les exemples du feu civilisateur s’observent en Grèce avec les figures de Prométhée, de Phoronée et d’Héphaistos. L’œuvre civilisatrice de Prométhée, ancien Feu divin comme le sont généralement les Voleurs du feu, est célébrée par Eschyle dans son Prométhée enchaîné vers 441-506, une longue évocation de la préhistoire de l’humanité qui se conclut par « tous les arts aux mortels viennent de Prométhée » (trad. Mazon, CUF). Il ne s’agit pas d’une conception isolée : la légende péloponnésienne que rapporte Pausanias attribue la civilisation à Phoronée (2,15,5), lui aussi découvreur du feu (2,19,5), et probablement ancien Feu divin lui aussi. Enfin, un hymne homérique en attribue le mérite à Héphaistos. Il est une autre lecture du mythe de Prométhée : conformément à la doctrine des âges du monde, Hésiode l’interprète comme le début de la décadence qui éloigne les hommes des dieux et leur a apporté les maux contenus dans la jarre de Pandore. 3.4 Soleil et souveraineté Le soleil est le feu du ciel, lié au feu terrestre par une homologie qui, en Inde, s’exprime dans un grand nombre de textes et dans le rituel de l’Agnihotra dont elle constitue le principe : la flamme du sacrifice célébré 309
J. Haudry, La triade pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne, Milano, Archè, 2009, p. 353, 359, 397. 310 F.-R. Schröder, « Heimdall », Beiträge zur Geschichte der deutschen Sprache 89, 1967, p. 32. 311 A. J. Gourevitch, ibidi, 2006, p. 84.
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quotidiennement matin et soir se transmet au soleil levant et recueille les derniers feux du soleil couchant312. Ce rituel brahmanique est préfiguré dans une strophe du Rֈ gveda, 5,6,4 « Divin Agni, puissions-nous allumer ta (bûche) lumineuse, inaltérable, afin que cette (autre) bûche, plus glorieuse, brille au ciel ! » 3.4.1
Le « fief solaire » allemand
Amira313, trouve un écho à la pratique scandinave de la colonisation par le feu dans le Sonnenlehen allemand que Lexer314, 1876, glose « un fief sur lequel on ne reconnaît d’autre suzerain que le Soleil » (« ein lehn, worüber man keinen lehnsherrn anerkennt als die sonne »). Alors que dans l’Empire médiéval la plupart des nobles étaient vassaux d’un prince, du roi ou de l’empereur, un petit nombre d’entre eux jouissaient d’un « fief solaire » dont Grimm315, donne quelques exemples : le domaine du Hennegau « tenu de Dieu et du Soleil », celui de Richolt « reçu du Soleil », celui de Nyel que son seigneur « ne tient de nul autre (…) que de Dieu, du Soleil et de luimême. » A l’exemple de celui de Schönau est lié un rituel de prise de possession du domaine comportant la distribution de pièces de monnaie aux sujets. Dans celui de Warberg, le récipiendaire arrive à cheval au lever du soleil, l’épée nue en main, dont il trace des cercles dans l’air et lance des pièces à la population. Un seigneur qui jouit de ce privilège ne doit l’hommage à personne, pas même à l’empereur. Ce peut être la raison de la fréquence des toponymes scandinaves contenant sól « soleil »316 : Sólarfjöll « mont du Soleil », Sólheimar « résidences du Soleil », Sólheimasandr « plage des résidences du Soleil », hólmasól « îlot du Soleil ». 3.4.2
Un parallèle macédonien
Grimm (ibid.) cite un passage des Histoires d’Hérodote, 8, 137, 4-138, qui montre que la conception sous-jacente est beaucoup plus ancienne, puisqu’elle a un correspondant en Macédoine au VIIe siècle avant notre ère : 312
P.-É. Dumont, L’Agnihotra, Baltimore, The John Hopkins Press, 1939. K. Von Amiran, Grundriss der germanischen Rechts, Strassburg, Trübner, 1913, p.199. 314 M. Lexer, Mittelhochdeutsches Handwörterbuch, II, Leipzig, Hirzel, 1876, p. 1316-1317, sous sunnen-lêhen. 315 J. Grimm, Deutsche Rechtsalterthümer, Göttingen, Dieterich, 1854, p. 278 et suivantes. 316 R. Boyer, trad. Livre de la colonisation de l’Islande, Turnhout, Brepols, 2000, p. 307. 313
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trois frères congédiés par le roi qui les emploie se voient proposer pour tout salaire la lumière du soleil qui entre dans la pièce par la cheminée. Le plus jeune, Perdikkas, lointain ancêtre d’Alexandre le Grand, s’en contente ; il découpe la partie du sol éclairée par le soleil, puise par trois fois de la lumière solaire qu’il enferme dans son vêtement et part avec ses frères. Le roi comprend trop tard la signification de cet acte et tente de les rattraper, mais la fuite des trois frères est protégée par un fleuve en crue. Ils s’emparent d’une province, puis de la totalité du royaume de Macédoine. 3.4.3
Parallèles indo-iraniens et arméniens
Cette lumière solaire qu’a emportée Perdikkas représente la Fortune du roi, comme le hvarnah avestique, dont le nom est étroitement lié à celui du soleil, huvar317. Sans être roi lui-même, le Soleil confère la royauté : ainsi pour l’Inde védique dans les « hymnes Rohitas » de l’Atharvaveda, livre XIII, où Rohita le Soleil rouge du matin et Rohi۬Ư sa partenaire féminine (l’ancien Soleil féminin) sont priés de conférer la plénitude de la fortune royale au nouveau roi, 1,1 cd « que le Rouge, qui a engendré tout cet univers, te nourrisse bien, afin que tu règnes » ; 5 a « à toi, Rohita ici a apporté la royauté ; il a dispersé les ennemis et t’a fait un sûr asile » . Le jeu fréquent sur l’homophonie entre le radical de róhita-, róhi۬Ư- et la racine roh- « monter » souligne l’homologie entre le soleil dans sa phase ascendante et l’accession à la royauté. La royauté est conférée aussi par les eaux « à peau solaire », celles d’une pièce d’eau éclairée par le soleil, VS 10,4, ĝB 5,3,4,12 et celles de la pluie qui tombe pendant que le soleil brille, ĝB 5,3,4,13. Dans l’Épopée nationale arménienne David de Sassoun, QuaranteTresses Blondes, Soleil féminin, ne peut exercer elle-même la royauté, mais la transmet à Mehèr318. 3.4.4
La royauté solaire
Ces observations concordent avec la désignation indo-européenne du roi comme « lumière » à partir d’une racine signifiant « briller », védique 2rƗj« briller » et l’image du « roi Soleil » représentée par le roi thrace Rhésos du chant 10 de l’Iliade319. 317
J. Haudry, La triade pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne, Milano, Archè, 2009, p. 421 et suivantes. 318 J. Haudry, « La religion de la vérité dans l’épopée arménienne », Études IndoEuropéennes 2, 1982, p. 4 et suivantes. 319 J. Haudry, La triade pensée, parole, action dans la tradition indo-européenne,
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4 Le troisième Feu divin de Rome A première vue, Rome semble avoir oublié cette symbolique du feu de la fondation, ce qui n’aurait rien de surprenant si le rituel de la fondation provient des Étrusques. Mais elle en a conservé quelques vestiges : Caeculus, le fondateur de Préneste, est le fils de Vulcain. C’est aussi le cas de Romulus et Remus dans la version de leur légende que Plutarque, Vie de Romulus, 2,3-8, dit tenir d’un certain Promathion, par ailleurs inconnu, alors que les autres sources en font des fils de Mars ; mais ils ont pour mère une Vestale. 4.1 La fondation de Rome « selon le rite étrusque » Sur la base de témoignages anciens dont les principaux sont ceux de Varron, La langue latine, 5,143, Aulu-Gelle, Les nuits attiques, 13,14, TiteLive 1,44,4, Plutarque, Vie de Romulus 11, Briquel320, décrit en ces termes les « rites étrusques » de fondation d’une ville « ceux suivis, disait-on, lors de la fondation de Rome par Romulus, qui aurait fait venir de Toscane des spécialistes de la religion. Or le sens en est clair : le creusement du sillon primordial, du sulcus primigenius, permet de délimiter une enceinte sacrée, le pomerium, à l’intérieur de laquelle s’édifiera la cité. Par cet acte, cette portion de la terre reçoit un statut privilégié ; elle est mise à part du monde qui l’entoure et bénéficie d’une protection spéciale de la part des dieux. Cette dernière avait été accordée et garantie à travers une prise d’auspices préalable, sans le résultat favorable de laquelle la ville n’aurait pas été fondée. En outre, cet acte de fondation se fait, théoriquement, selon des principes rigoureux d’orientation, délimitant une surface rectangulaire où un axe nord/sud, le cardo, croise à angle droit un axe est/ouest, le decumanus. La ville est orientée comme le monde, comme le cosmos ; elle en est une reproduction, mise sous la protection des dieux qui président à ses destinées. C’est ce que marque aussi le genre de puits, qu’on appelait le mundus – mot latin d’origine étrusque dont nous avons fait notre « monde » –, qui était édifié en son centre. (…) On voit aisément la portée religieuse qu’avaient ces rites, et combien la notion même de cité était importante pour les anciens Toscans. » Il semble donc, sur la foi des témoignages anciens, confirmés par l’étymologie de mundus, que les rites romains de fondation soient de bout en bout empruntés aux Étrusques. Qu’en est-il des autres termes ?
Milano, Archè, 2009, p. 421 et suivantes. 320 D. Briquel, La civilisation étrusque, Paris, Fayard, 1999, p. 132 et suivantes.
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4.2 pōmērium La notion de frontière est récente, à en juger par ses dénominations qui diffèrent d’une langue à l’autre, même entre langues étroitement apparentées, et ces dénominations se fondent sur des réalités diverses : moyens utilisés pour empêcher de passer, piquets (latin fīnis), obstacles (breton harzoù, pluriel de harz « obstacle » ), mur (lituanien síena) ou pour marquer la limite, borne (grec hór(w)os, anglais boundary, gallois terfyn, emprunt au latin terminus), sillon (vieil-irlandais crīch, vieil-indien sīmán-, lié à sī́tā- « sillon »), extrémité (hittite a/irḫa-, avestique karana-, germanique *markō-, anglais border, français frontière). Le līmes latin est initialement un chemin bordant le domaine. Visiblement, la limite ou la clôture des propriétés a fourni le modèle de la frontière du territoire national. Or latin et germanique ont en commun tiré de la base nominale en *-r- de la racine *Hmey- « enfoncer », « fixer » un dérivé en *-yo- *Hmoyr-yoparallèle au dérivé en *-i- tiré de la base en *-n-, latin moenia « remparts ». Ce *Hmoyr-yo- est représenté en germanique dans les composés vieilislandais landa-mæri, vieil-anglais land-gemǣre « limite, frontière » et en latin par pōmērium « ce qui est derrière la palissade ». Vu la diversité des désignations de la frontière, cette concordance, qui semble une innovation commune, est significative, surtout si on la met en rapport avec la cosmologie horizontale du monde germanique. Issue du sillon primordial, sulcus primigenius, Festus 270 Lindsay, la ligne pomériale sépare l’urbs de l’ager Rōmānus. 4.3 urbs L’urbs est un enclos : la forme se rattache probablement aux noms tokhariens de l’enclos, A warp, B werpe ainsi qu’aux syntagmes hittites warpa dai-, tiya- que Götze321 interprète respectivement comme « enclore » et « entrer dans l’enclos » en rapprochant les formes tokhariennes. Drissen322 ajoute l’ombrien uerfale « aire pour prendre les auspices ». L’urbs est un lieu de vie : les tombeaux en sont exclus, sauf ceux des Vestales. C’est un lieu voué à la paix : l’armée n’y a pas accès. Et c’est un lieu sacré, soumis à la procédure de l’inauguration, et peut-être initialement destiné à prendre les auspices, comme le uerfale ombrien. Les principaux bâtiments religieux, Rēgia, Aedēs Vestae, temples, sont à l’intérieur du pōmērium. Au contraire, la citadelle, arx, est à l’extérieur. Cette dualité, qui 321
A. Götze, Die Annalen des Mursilis. Mitteilungen der VorderasiatischAegyptischen Gesellschaft, XXXVIII, Leipzig, 1933, p. 239. 322 Drissen, 2001, p. 60.
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correspond au couple d’antonymes domƯ « en paix » : mƯlitiae « en guerre », évoque également le composé védique yogak܈emá- « possession paisible, chez soi, de ce qui a été conquis au dehors ». 4.4 L’ager Romanus et les Ambarualia Dans une étude récente, Woodard323, a établi un parallèle entre le déplacement à partir du pǀmƝrium en direction de l’ager RǀmƗnus lors des AmbaruƗlia et celui qui, dans le rituel indien de l’Agniܒ܈oma, mène de l’aire sacrificielle originelle, le devayajana « (lieu d’) hommage aux dieux », à l’aire nouvelle, la mahƗvedi « grand autel », située à l’est de la précédente. Se fondant sur l’étude de Heesterman324, il voit dans l’Agniܒ܈oma (« louange d’Agni ») une ritualisation de la conquête des territoires de l’est par les Indo-aryens, qui est également à la base de la légende de MƗthava (ci-dessus § 3.2 ; Heesterman325, Woodard326, indissociable de la prise de possession par le feu d’un territoire vacant du monde germanique ancien (cidessus § 3.1) :
Point de départ Point d’arrivée Cérémonie
ROME pǀmƝrium ager RǀmƗnus AmbaruƗlia
INDE devayajana mahƗvedi Agniܒ܈oma
Aux concordances que résume le tableau s’ajoute celle du poteau sacrificiel indien, le ynjpa, placé à l’extrémité orientale de la mahƗvedi, avec Terminus. L’un et l’autre marquent une limite, mais ils figurent aussi l’axe du monde, qui établit le lien entre terre et ciel. C’est pourquoi le Terminus qui n’a pas voulu céder sa place quand Jupiter s’est installé sur le Capitole n’est pas recouvert totalement par le plafond. Ce rôle de lien avec le ciel sera celui du li۪ga dans le mythe qui met en évidence la supériorité de ĝiva sur les deux autres membres de la Trinité hindoue. Les concordances entre les AmbaruƗlia et l’Agniܒ܈oma sont certes moindres que ne le suggère le tableau de la page 231, où les lacunes sont comblées par des traits pris à d’autres 323
R. D. Woodard, Indo-European Sacred Space : Vedic and Roman Cult, Urbana: University of Illinois Press, 2006. 324 C.J. Heesterman, The Broken World of Sacrifice, Chicago, University of Chicago Press, 1993. 325 C.J. Heesterman, The Broken World of Sacrifice, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 129. 326 R. D. Woodard, Indo-European Sacred Space : Vedic and Roman Cult, Urbana: University of Illinois Press, 2006, p. 262, note 9.
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rituels, suouetaurilia pour Rome, VƗjapeya et ܇oڲaĞin pour l’Inde : c’est que l’Agniܒ܈oma est centré sur le soma, innovation indo-iranienne qui n’a pas de correspondant à Rome. Elles sont néanmoins suffisantes pour postuler une origine commune et une signification similaire. Il s’agit de part et d’autre d’un déplacement rituel qui va d’un petit espace délimité, qui a ses cultes propres, vers un espace plus vaste. Dans le rituel indien, ce second espace est situé à l’est, mais à Rome il entoure le précédent. Sa limite est marquée en Inde par le poteau sacrificiel, ynjpa, à Rome par le terminus sacrificƗlis. Leurs correspondants de l’aire initiale sont le poteau du sadas « siège » (hangar situé à l’ouest de la mahƗvedi) et le Terminus capitolin. La signification guerrière du déplacement rituel est soulignée en Inde par la présence d’Indra et à Rome par celle de Mars. Or avant de marquer une limite (anglais boundary), le terminus et le ynjpa marquent une situation pour laquelle Woodard (ibid, 2006 : p. 245) propose le néologisme unboundary, qui correspond tout à la fois à l’expansion continue d’une société pastorale antérieurement à la sédentarisation et à celle de l’Empire romain qui, dans sa phase ascendante, ne connaissait pas de limite, reprenant à son compte l’ambition qu’exprime le rituel védique de l’Agniܒ܈oma, ĝB 3,7,2,1 : « Aussi grande est la vedi, aussi grande la terre. Les poteaux sacrificiels sont des foudres ; par leur moyen, le sacrifiant prend possession de la terre et en exclut son ennemi. » On notera en passant que cette conception s’accorde avec la valeur initiale du substantif indo-européen *tér-men- « ce que l’on enfonce », « ce par quoi on traverse, on franchit, on triomphe »327. Rome n’a pas d’équivalent de Viৢu lié à la fois à Indra dont il permet l’intervention en créant l’espace par ses trois pas et au poteau sacrificiel en raison du gnomon auquel il s’identifie originellement328. Mais elle a un équivalent d’Agni, honoré conjointement à Soma dans l’Agniܒ܈oma et en particulier du feu du maître de maison qui, transporté en sa compagnie sur la mahƗvedi lors de l’agnƯ܈omapra۬aya۬a, deviendra le feu des offrandes : Janus329. 4.5 Janus, le troisième Feu divin de Rome Les observations précédentes engagent à reconsidérer l’interprétation proposée par Dumézil, 1954330, 2000331, pour l’aedƝs rotunda Vestae, non 327
J. Haudry, « Le suffixe indo-européen *-men- », Bulletin de la société de linguistique de Paris 68, 1972, p. 120 et suivantes. 328 H. Falk, « Viৢu im Veda », Festschrift für Ulrich Schneider, 1987, p. 112-133. 329 J. Haudry, « La préhistoire de Janus », Revue des études latines 83, 2005, p. 3351. 330 G. Dumézil, Rituels indo-européens à Rome, Paris, Klincksieck, 1954.
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pour la contester, mais pour la prolonger. La démonstration de Dumézil se fonde au départ sur l’architecture sacrée, qui met en rapport la forme d’un édifice religieux avec la conception de l’univers dans la culture correspondante. L’aedēs de Vesta est ronde comme le feu du maître de maison du rituel brahmanique parce que l’un et l’autre représentent la terre. Les temples proprement dits, ceux des autres dieux, sont rectangulaires ou carrés comme le feu des offrandes parce qu’ils sont liés aux quatre points cardinaux du ciel. Si Dumézil s’en était tenu là, on pourrait estimer que selon lui Rome a substitué une cosmologie binaire opposant ciel et terre à la cosmologie ternaire conservée en Inde ; de fait, l’antárikṣa indien n’y a pas de correspondant. Mais Rome a également une cosmologie ternaire, notamment en matière rituelle, et, en fait, Dumézil va plus loin dans sa comparaison avec l’aire sacrificielle brahmanique : il établit une correspondance entre le foyer du sud, dont le rôle est de protéger le sacrifice des mauvais esprits venus de cette direction et Vulcain. Ici, l’architecture sacrée n’y est pour rien : le Volcanal n’a pas la forme semi-circulaire du foyer du sud ; la comparaison se fonde exclusivement sur la fonction. Or si Vesta, comme le foyer du maître de maison, est liée à la troisième fonction et Vulcain a la deuxième, comme le feu du sud, une dissymétrie apparaît : à la première fonction, représentée en Inde par le foyer des offrandes, correspondraient à Rome l’ensemble de templa, mais aucune divinité particulière, et parmi les divinités qui y sont honorées, la plupart n’ont aucun rapport avec le feu. Cette dissymétrie est surprenante, car Rome, qui conserve un très grand nombre de vestiges du schème trifonctionnel, devait avoir un Feu divin de première fonction. Ce Feu n’est autre que Janus. Les traits retenus pour la démonstration présentée dans l’article précité s’appliquent tout particulièrement à un feu « de première fonction » : Janus « dieu des dieux », « roi », « patricien », dieu de la sagesse et de l’éloquence, « géniteur de la parole », et, du point de vue du rituel, à un feu des offrandes : « convoyeur des prières », « convoyeur des offrandes », ce qui rend compte de son rôle inattendu de cuisinier ; enfin, sa complémentarité avec Vesta est bien connue. Toutefois, il empiète quelque peu sur le rôle guerrier de Vulcain avec sa fonction de portier, qui l’a fait évoluer dans cette direction, faisant oublier sa nature originelle. Ces flottements correspondent à une réalité originelle, comme on l’a vu ci-dessus § 2 : dans les rituels indiens, le feu passe d’un foyer à l’autre. Initialement, le foyer était unique et multivalent.
331
G. Dumézil, La religion romaine archaïque 2, Paris, Payot, 2000, p. 318 et suivantes.
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4.6 Le centre et les quatre points cardinaux Les provinces norvégiennes et l’Islande sont divisées administrativement en « quarts », fjórðungar, désignées à partir des points cardinaux : pour l’Islande, Austfirðinga-, Vestfirðinga-, Norðlendinga-, Sunnlendingafjórðungr, autour de la « plaine de l’Assemblée », þingvöllr. Mais cette plaine ne correspond pas à un établissement permanent. Mais comme l’ont montré Rees et Rees332, la division de l’Irlande ancienne en cinq « cinquièmes » (cóiced) l’Ulster au nord, le Leinster à l’est, le Munster au sud (secondairement dédoublé), le Connacht à l’ouest et le Mide au centre, avec Tara, la capitale du « roi suprême » , reflète une conception héritée selon laquelle l’espace social se divise en quatre quarts correspondant aux quatre points cardinaux autour d’un centre qui, lui aussi, constitue une province. Une division similaire a été appliquée à la terre dans l’Iran ancien. Les sept karšvar de l’Avesta se ramènent manifestement à cinq dans une période antérieure, comme il ressort de leurs noms et de la présentation qu’en donne Darmesteter333: « au centre Hvaniratha, celui que nous habitons et le seul qui nous soit accessible ; à l’est et à l’ouest de Hvaniratha sont Arezahi et Savahi ; au sud-est et au sud-ouest Fradadhafshu et Vidadhafshu ; au nord et au nord-ouest Vourujareshti et Vourubareshti. » Manifestement, les quatre derniers, dont les noms riment, sont issus de dédoublements, comme il est arrivé en Irlande pour le Munster. Il y a au départ un monde central, le nôtre, et quatre mondes périphériques, un à chaque point cardinal. Peut-on étendre cette conception aux « cinq pays » et aux « cinq peuples » de l’Inde védique comme l’a fait Dumézil334, à la suite des frères Rees ? Ce n’est pas évident. Outre que les commentateurs indiens identifient quatre d’entre eux à des êtres non humains (dieux, etc.), il est impossible d’y voir, avec Roth et Geldner, approuvés par Schlerath335, les Aryens entourés de quatre groupes de barbares puisque ces cinq peuples honorent Indra et usent du soma. S’il s’agit, comme l’a soutenu Zimmer336, de cinq groupes d’Aryens, ils ne représentent pas la totalité de la population : les peuples mentionnés sont beaucoup plus nombreux, et l’on ne connaît pas de confédérations durables. Le plus probable est qu’il s’agit d’une 332
A. Rees, B. Rees, Celtic Heritage, New York, Thames and Hudson, 1961, p. 118 et suivantes. 333 J. Darmesteter, traducteur, Le Zend-Avesta (3 vol.), Paris : A. Maisonneuve, 1892-1893 (réimpr. 1960), p. 467, note 1. 334 G. Dumézil, « Remarques comparatives sur le dieu scandinave Heimdallr », Études Celtiques, 1959, p. 919 et suivantes. 335 B. Schlerath, Das Königtum im Rig- und Atharvaveda, Wiesbaden, Steiner, 1960, p. 28 et suivantes. 336 H. Zimmer, Altindisches Leben, Berlin, Weidmann, 1879, p. 119 et suivantes.
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expression ancienne qui ne correspondait pas nécessairement à une situation réelle mais exprimait seulement la totalité, expression qui se retrouve dans le hittite panku- adjectif « total » , substantif « totalité », et apparenté à *pénkwe « cinq », que la conception se fonde sur les quatre points cardinaux et le centre. A Rome, la division traditionnelle est conservée dans l’art augural (Dumézil337 : comme l’indique Varron, La langue latine, 5,33, les augures distinguent cinq « territoires » : ager Romānus, ager Gabīnus, ager peregrīnus, ager hosticus, ager incertus. Mais elle l’est d’abord avec les quatre points cardinaux auxquels correspondent le cardō et le decumānus, et le centre, marqué par le mundus. Conclusion Feu et fondation sont étroitement liés dans le monde indo-européen ancien. Cette association apparaît dans le rituel indien de fondation d’un feu dans lequel le feu n’est pas seulement « fondé » ; il est en même temps « fondateur », d’abord pour le groupe migrant des temps préhistoriques, puis pour l’homme qui s’installe et « fonde un foyer », comme nous disons encore aujourd’hui. Cette « fondation par le feu » est à la base d’un motif narratif directement représenté par la légende de la colonisation de l’île de Gotland, indirectement dans la légende de Māthava et dans l’épisode homérique du Scamandre et d’Héphaistos : la prise de possession par le feu d’une terre inondée. D’où aussi l’idée indienne de « cuire le monde » pour le rendre agréable aux dieux. Même Rome, qui a réduit le culte du Feu à celui du foyer national et perdu la quasi-totalité de sa mythologie semble avoir conservé avec les Ambarualia un parallèle à l’Agniṣṭoma indien qui ritualise la conquête, et la colonisation par le feu des territoires conquis. Ce parallèle confirme le rapport établi par Dumézil entre l’aedes de Vesta et le foyer du maître de maison, entre Vulcain et le feu du foyer du sud, ainsi que l’hypothèse d’un troisième feu correspondant au foyer des offrandes : Janus.
337
G. Dumézil, La religion romaine archaïque2, Paris, Payot, 2000, p. 584 et suivantes.
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Abréviations DELG voir CHANTRAINE 2009 ; EWAia voir MAYRHOFER 1986-2001 ; LEW voir WALDE HOFMANN 1938-1954 ; MS = MaitrƗya۬i saۨhitƗ ; RV = Rֈ gveda ; ĝB = ĝatapatha brƗhma۬a (MƗdhyaۨdina) ; TB = TaittirƯya brƗhma۬a.
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LA (RE)FONDATION PERMANENTE DE SON EMPIRE PAR DARIUS IER ÉTUDE ÉPIGRAPHIQUE ET LEXICALE Jean-Pierre Levet
Les inscriptions de Darius338, qui figent dans la pierre, sous une forme qui se veut éternellement présente, vivante, sacrée, instructive et dynamique, la pensée du roi en proclamant les étapes successives et les conditions de l’accroissement de sa puissance et rendent manifeste un témoignage de son idéologie éthique, religieuse et politique, correspondent à ce que Pierre Briant339 a appelé « une nouvelle fondation du royaume perse et de la dynastie achéménide »340. Les textes gravés et les sculptures doivent, toujours d’après les analyses de l’historien, représenter « l’acte de fondation d’une nouvelle royauté et d’un empire revivifié »341, Darius ayant établi sinon son exacte ascendance et ses prérogatives légitimes, du moins « les droits dynastiques de sa descendance »342. En fait, on est bien mis en présence, par les données de l’épigraphie telles qu’on les exploitera, de la création, sans cesse complétée par des actes militaires, d’un pouvoir renouvelé dans ses fondements, consolidé et amplifié, original dans sa fondation et ses (re)fondations successives, qui se constitue et s’exerce, comme le note P. Lecoq343, « dans une réalité institutionnelle proprement iranienne »344. C’est à partir des éléments du lexique présents dans les proclamations, 338
Voir, pour le texte vieux-perse, Roland G. Kent, Old Persian, New Haven, 1953, p. 107-163 ; pour une traduction française commentée, on consultera Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Paris, 1997. 339 Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996. 340 Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996, p. 123. 341 Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996, p. 137. 342 Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996, p. 123. 343 Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Paris, 1997, p. 137. 344 Le roi d’une tribu est le chef suprême de toutes les autres tribus, groupées en une confédération militaire, si bien qu’il entretient des rapports personnels particuliers avec l’ensemble de ses sujets ; le titre de « roi des peuples », « roi des provinces » (xšāyaθiya dahyūnām), n’a pas, toujours selon P. Lecoq, « de correspondant dans les titulatures d’origine mésopotamienne ».
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dont certaines, recopiées d’après ce qui était gravé dans la pierre, ont été diffusées dans toutes les directions de l’empire (vispadƗ) en langue vieuxperse (ariyƗ), si l’on interprète correctement les dernières lignes de la colonne IV de Bisotun345, que l’on souhaite examiner les aspects majeurs de cette fondation en évolution, en perpétuel devenir. On étudiera successivement la titulature de Darius et la reconnaissance par ce dernier de sa soumission à AhuramazdƗ, dispensateur divin de l’autorité souveraine qu’il détient, puis la façon dont les révoltes ont été réprimées par le pouvoir récemment installé et dont les conquêtes ont été faites ultérieurement ainsi que les traitements auxquels ont été soumis les peuples vaincus et agrégés à l’empire, et enfin l’idéologie monarchique et les supports matériels de son expression et de sa représentation. Le bilan global auquel aboutiront ces analyses devrait permettre de comprendre ce que furent la volonté et l’action fondatrices de Darius, saisies, au-delà des artifices rhétoriques et des réalités historiques pures346, dans leur essence même. Dans les inscriptions antérieures à celles de Darius, Ariaramnès et Arsamès se présentent chacun comme roi des rois (xšƗyașiya xšƗyașiyƗnƗm) et roi perse (ou roi de Perse), xšƗyașiya pƗrsa ou pƗrsai, alors que la titulature du grand roi est plus complexe, plus développée. Le roi des rois, roi en Perse, pƗrsai, se dit également, en effet, roi des régions, xšƗyașiya dahynjnƗm à Bisotun347 et à Persépolis348, roi de régions qui sont nombreuses, toujours à Persépolis349, xšƗyașiya dahynjnƗm taišƗm parnjnƗm, roi de régions habitées par toutes sortes de gens à Suse350, xšƗyașiya dahynjnƗm vispazanƗnƗm, roi des régions, roi sur cette terre, xšƗyașiya dahynjnƗm ahyayƗ BUyƗ, à Suse351, roi des régions, roi sur cette grande terre (vazrakayƗ) à Suez352, roi sur cette grande terre qui s’étend au loin (dnjray api) à Naqš-i-Rustam353, roi des régions sur toute la terre, xšƗyașiya dahynjnƗm xšƗyașiya haruvahyƗya bumiyƗ, à Suse354, roi des régions habitées par toutes sortes de gens, roi sur cette grande terre qui s’étend au 345
DB IV, 89-92. C’est-à-dire non engagées dans des actions de propagande ou d’apologie ; on se reportera à Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996, principalement p. 119 à 173. 347 Voir, par exemple, DB I, 2. 348 DPh, 1-2. 349 DPe, 3-4. 350 DSe, 9-10. 351 DSf, 6-7, DSg, 2. 352 DZc, 5-6. 353 DNa, 11. 354 DSb, 7-10. 346
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loin, xšƗyașiya dahynjnƗm vispazanƗnƗm ahyayƗ bumiyƗ vazrakayƗ dnjray api, à Naqš-i-Rustam,355 etc. Darius n’oublie pas son identité perse de base (adam pƗrsa amiy, dit-il à Suez356) et rappelle constamment son appartenance à la dynastie achéménide (HaxƗmanašiya). Sous l’autorité unique de Darius l’Achéménide, on passe donc de la Perse à un ensemble de régions constituant un royaume immense (ima xšaçam tya adam dƗrayƗmiy) s’étendant de la Scythie au-delà de la Sogdiane jusqu’à l’Ethiopie, de l’Inde à la Lydie, et devenant un véritable empire de la terre (bnjmiš), qui s’étend si loin, jusqu’à des confins tellement éloignés, qu’il semble universel357. La statue de Darius dressée en Egypte au bord du canal reliant le Nil à la Mer Rouge proclame en égyptien cette aspiration à une souveraineté sur le monde entier : « Darius », traduit J. Yoyotte, « a été élu pour être le maître de tout ce que circonscrit le disque solaire… le seigneur suprême de la terre dans sa totalité »358. À partir de la Perse reçue des ancêtres achéménides, « dans ma famille, huit ont été rois, je suis le neuvième, adam navama », « nous nous sommes succédé en deux lignées (duvitƗparanam) »359, il y a bien une série de fondations successives qui ont contribué à la constitution progressive d’un vaste empire, aux dimensions, pour ainsi dire, de la terre entière. Elles sont clairement suggérées par la titulature. La plus étendue, celle de Suez, sera reprise par Xerxès : xšƗyașiya dahynjnƗm vispazanƗnƗm xšƗyașiya ahyayƗ bnjmiyƗ vazrakayƗ dnjray apiy360. À la filiation de Darius361, vištaspahyƗ puça haxƗmanašiya, est substituée celle de Xerxès, DƗrayavahauš xšƗyașiyasyƗ puça haxƗmanašiya362. Son père n’a cessé de proclamer qu’il détenait son autorité d’AhuramazdƗ : vašnƗ AhuramazdƗha adam xšƗyașiya amiy363; vasnƗ AhuramazdaƗha ima xšaçam dƗrayƗmi364, AhuramazdƗ xšaçam manƗ frƗbara365 : il est roi, il dirige son royaume parce que le dieu le lui a remis. Son pouvoir se manifeste par la soumission des peuples, par le paiement 355
DNa, 10-12. DZc, 7. 357 DPh, 4-7. 358 Cité par Jean Perrot, « La statue de Darius, roi de Perse, pharaon d’Egypte », Archéologia, 481, octobre 2010, p. 64. 359 DB I, 10, voir Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996, p. 122 sur le problème historique posé. 360 XPd, Persépolis, 10 sq. 361 DZc, 6-7. 362 XPd, 13-14. 363 DB I, 11. 364 DB I, 24-26. 365 DB I, 11-12. 356
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d’un tribut et par une obéissance totale, jour et nuit, aux ordres donnés : imƗ dahyƗva tyƗ manƗ patiyƗiša vašnƗ AuramazdƗha manƗ badakƗ ƗhatƗ manƗ bƗjim abaratƗ tyašƗm hacƗma așahya xšapavƗ raucapativƗ ava akunavayatƗ366 « ces peuples qui m’étaient soumis par la volonté d’AhuramazdƗ devenaient mes subordonnés, me payaient un tribut et tout ce qui leur était dit de ma part, nuit comme jour, était fait ». Tous les mots sont importants pour définir ce sur quoi est fondé l’empire de Darius : des liens de soumission, un tribut, une obéissance absolue aux ordres donnés par le roi. Un autre passage de la même inscription367 introduit le terme dƗta « loi », « vašnƗ AuramazdƗha imƗ dahyƗva tyanƗ manƗ dƗtƗ apariyƗya ». On retiendra donc badaka, dƗta, bƗji, le pronom adam (génitif manƗ) et l’expression vašnƗ AuramazdƗha puisque c’est à la parole qui provient de Darius que les peuples conforment leurs actes (ce qui a été dit est fait), conformément à la volonté du dieu. Le tableau présenté dans la première colonne de Bisotun est repris dans l’inscription de Naqš-i-Rustam et appliqué aux contrées lointaines dont Darius s’est emparé au fil du temps (agarbƗyam)368 pour les diriger (patiyaxšayaiy) : elles payaient tribut, exécutaient les ordres qui leur étaient donnés et se soumettait à la loi (dƗtam) du roi qui les administrait (adƗraiya)369. A la liste précédente de notre enquête lexicologique, on ajoutera dar. Comment Darius faisait-il régner l’ordre ? Il récompensait l’homme qui se montrait loyal à l’égard du pouvoir (Ɨgariya Ɨha) par l’apport de son soutien (ubartam abaram) et punissait sévèrement (ufrastam aparsam)370 celui qui s’écartait du bien, appelé arika. Ce terme renvoie tout autant à l’obéissance politique qu’à l’honnêteté morale et à la conscience religieuse, ce qui laissait au roi un pouvoir d’appréciation considérable, voire tout à fait arbitraire. Darius agissait ainsi sans cesse de façon à éviter préventivement toute forme de sédition et à maintenir son autorité fermement, sans en tolérer la contestation. Ainsi Darius estime-t-il remplir la mission pour l’accomplissement de laquelle le dieu l’a choisi et l’a fait roi : soumettre sur la terre ce qui était en effervescence, désordonné (imƗm bnjmim yaudatim). Souverain par la volonté d’AhuramazdƗ, il a mis toutes choses à leur place (adam gƗșavƗ niyašƗdayam), si bien que tout ce qu’il disait, les peuples le faisaient comme
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DB I, 18-20. DB I, 22. 368 DNa, 17. 369 DNa, 17-22. 370 DB I, 21-22. 367
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tel était son désir (tyašƗm adam așaham akunava yașƗ mƗm kƗma)371. Comme ce désir coïncidait avec la volonté d’AhuramazdƗ, tout ce qui a été fait l’a été conformément à la volonté du dieu, si bien qu’il lui a accordé son aide (A. maiy upastƗm abara). KƗma et gƗșu rejoignent notre liste. Les inscriptions évoquent donc la fondation permanente d’un immense empire soumis à la seule volonté de Darius, chargé de rétablir un ordre perturbé. C’est bien sûr son kƗma, son dƗtam, censés être sous l’inspiration directe d’AhuramazdƗ, que repose la nouvelle fondation achéménide et son maintien. Mais inévitablement des révoltes devaient se manifester contre une telle autorité sans partage, dont la vocation était par ailleurs de s’étendre géographiquement à de nouvelles conquêtes. La première révolte fut celle de Gaumata. Darius le tua (avƗjanam)372 et reprit le royaume dont il s’était emparé (xšaçam šim adam adƯnam) et par la volonté d’Ahuramazda devint roi (xšƗyașiya abavam), rétablissant ainsi le pouvoir dont sa famille avait été dépossédée. Tout fut remis sur pied (adam patipadam akunavam)373, c’est-à-dire refondé et rétabli à sa place (gƗșavƗ), l’ordre ancien (paruvam)374 étant reconstruit tant en Perse et en Médie que dans les autres régions. Tels furent les efforts couronnés de succès accomplis par Darius (hamataxšaiy)375. Il refonde ainsi non seulement son royaume, mais encore la lignée royale (vișam), tout cela conformément, bien évidemment, à la volonté d’AhuramazdƗ. La description de l’écrasement des révoltes suivantes est exposée selon des schémas parallèles : Açina est tué (adamšim avƗjanam)376 ; on remporte sur une armée une victoire complète, comme ce fut le cas au détriment de Nidintu-Bel (kƗram adam ajanam vasiy)377. Ce sont toujours les mêmes mots qui reviennent par la suite : la force rebelle (hamiçiya) est écrasée (jan) complètement (vasiy) et son chef tué (jan). Le héros agissant et victorieux est Darius lui-même (adam). Chaque succès devient ainsi un acte particulier, personnellement accompli par le roi, de refondation de l’empire par élimination radicale de toute forme militaire d’opposition au pouvoir de Darius, soutenu par AhuramazdƗ (vašnƗ, upastƗm) et par soumission du pays (pasƗva dahyauš manƗ abava, à propos 371
DB I, 34-36. DB I, 59-61. 373 DB I, 62. 374 DB I, 69. 375 DB I, 68. 376 DB I, 83. 377 DB I, 95 372
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de la Bactriane, par exemple)378. Le bilan d’une année de règne fait état de dix-neuf batailles (hamaranƗ) et de la capture de neuf rois. AhuramazdƗ mit ces faux rois dans la main de Darius (pasƗva diš AuramazdƗ manƗ dastayƗ akunauš)379, qui les traita selon son désir (yașƗ mƗm kƗma avașƗ diš akunavam)380. Si le dieu est censé avoir apporté son soutien à Darius, c’est parce que ce dernier luttait contre les forces du mensonge (drauga, draujana) et qu’il manifestait d’éminentes qualités morales381, naiy arika Ɨham, naiy draujana Ɨham, naiy znjrakara Ɨham, tout comme le reste de sa famille, et qu’il pratiquait la droiture (arštam upariyƗyam). Ainsi l’empire serait-il fondé sur le respect des valeurs morales personnelles de Darius. Le schéma des guerres de conquête ressemble à celui de l’écrasement des rebellions : une victoire complète (vasiy ajanam) permet à Darius de tuer un chef, de le remplacer (aniyam mașištam akunavam) par un partisan, d’agir selon son bon plaisir (yașƗ mƗm kƗma Ɨha) et d’entrer finalement en possession de la région (pasƗva dahyƗuš manƗ abava). Les éléments lexicaux sont pratiquement toujours les mêmes. Pour l’Egypte382 cependant, on recourt au verbe grab, MudrƗyam agarbƗyam, l’expression impliquant toujours l’idée d’une acquisition personnelle. Maître absolu de son empire, Darius fait régner la paix intérieure en imposant à chacun la crainte de sa loi (dƗtam tarsati)383. Une fois établie, la domination se maintient par la crainte qu’inspirent la loi et le bon plaisir du monarque, qui purifie ce qui était mal fait (tya duškartam Ɨha, ava naibam akunavam)384. Quand on s’intéresse à la liste des peuples placés sous l’autorité de Darius, on constate qu’elle varie d’une inscription à l’autre385. Toutes les actions étant accomplies par Darius, on ne modifiera pas la liste des termes déjà retenus, celui qui s’impose constamment étant le pronom adam, déjà retenu. Ce qui compte, semble-t-il, au regard de la (re)fondation de l’empire, c’est bien la représentation imagée des scènes de soumission. Darius y reçoit 378
DB III, 20. DB IV, 35. 380 DB IV, 35-36. 381 DB IV, 63 sq. 382 DZc, 8. 383 DSe, 37-38. 384 DSe, 31-32. 385 DB, DNa, DPe, DSaa ; voir Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Paris, 1997, p. 130-135, Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996, p.185. 379
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du dieu le pouvoir qu’AhuramazdƗ lui confère et perçoit le tribut, signifiant allégeance, des peuples qui sont placés sous l’autorité de sa loi et de son commandement. La taille et la posture des différents personnages sont révélatrices de la hiérarchie dans laquelle ils sont insérés. Ainsi les palais (hadiš), les inscriptions (dipƯ) et les sculptures (patikara) deviennent de véritables symboles concrets de l’idéologie impériale et donc de la (re)fondation permanente du vaste royaume. Avant d’évoquer le palais de Suse, auquel on s’intéressera plus particulièrement, Darius rappelle que tout ce qu’il a fait a été accompli conformément à la volonté d’AhuramazdƗ (visam vašnƗ AuramazdƗha akunavam)386. Or cet édifice a été bâti avec des matériaux qui proviennent de toutes les régions de l’empire. Il en constitue donc une image concrète387 et sacrée, destinée à impressionner favorablement celui qui la contemplera si bien qu’il lui semblera que tout ce que Darius a réalisé fut excellent : vašnƗ AuramazdƗha hya ima hadiš vainƗtiy tya mana kartam visahyƗ frasam șadayƗtaiy388. Les inscriptions ont pour fonction de faire passer dans la mémoire collective l’œuvre de Darius, par conséquent d’en projeter le souvenir dans le futur, voire dans l’intemporel. À leur manière, elles correspondent donc symboliquement à une (re)fondation permanente de l’empire de Darius. D’ailleurs leur rédaction par le roi procède explicitement de la volonté d’AhuramazdƗ389 : vašnƗ AuramazdƗha iyam dipƯm tyƗm adam akunavam… Porteuses d’une vérité destinée à la postérité390, elles ont une mission d’information idéologique à remplir. Il ne faut donc pas les détruire391. Les sculptures appellent les mêmes remarques. Elles sont l’image définitive et pérennisée de l’empire, de sa constitution et de son fonctionnement sous le rapport de l’autorité hiérarchique. On analysera plus particulièrement quelques lignes très significatives de l’inscription de Naqsi-Rustam392. À quiconque, dans le futur, demanderait combien de peuples étaient administrés par le roi Darius (adƗraya, au passé, en l’occurrence à l’imparfait)393, il est conseillé de compter le nombre de personnages sculptés portant (baratiy, présent) le trône394 : patikarƗ dƯdiy tyaiy gƗșum baratiy. La signification du jeu des temps verbaux est parfaitement limpide : ce qui eut 386
DSf, 21-22. DSf, 22 sq. 388 DSj, 5-6. 389 DB IV, 89. 390 DB IV, 42, 47. 391 DB IV, 70, 73, 77. 392 DNa, 38 sq. 393 DNa, 41. 394 DNa, 41-42. 387
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lieu dans le passé se trouve, dans la pierre, projeté dans un éternel présent. C’est ainsi que Darius souhaite adresser son impérial message à toute personne qui contemplera dans l’avenir ce qui est écrit et représenté : tuvam kƗ hya aparam imƗm dipƯm vainƗhy….395. Refondé, l’empire sera regardé comme définitivement fondé, comme figé dans sa (re)fondation par les yeux des générations à venir. Darius ignore bien évidemment ce que sera l’avenir. Tout ce qu’il peut faire, c’est fixer le présent dans un écrin lithique d’immortalité. On ne retiendra pas cependant les mots hadiš, dipƯ et patikara dans la série des termes les plus importants. Revenons, en effet, sur la ligne 89 de DB IV, déjà citée : les monuments et tout ce qui les caractérise sont l’œuvre de Darius (adam), elle a été faite pour lui (maiy), sous l’impulsion protectrice d’AhuramazdƗ. C’est donc, une fois de plus, le seul pronom de la première personne qui complétera la liste en cours de constitution. En fait, tous les éléments qui y figurent se ramènent à Darius, il est roi, soutenu par AhuramazdƗ, il fait respecter sa loi, il impose son désir, il administre, il perçoit un tribut, il a créé des liens de soumission qui pèsent sur de nombreux peuples. Tels sont les ingrédients politiques et idéologiques, dans la continuité achéménide, de la (re)fondation tant ponctuelle que permanente de l’empire par le monarque, qui partage avec un dieu, auquel il se substitue avec sa protection bienveillante et son aide efficace, le statut de force agissante, inspiratrice et dominatrice. Dans ces conditions, on limitera le bilan lexical à xšƗyașiya dahynjnƗm ahyayƗ bumiyƗ vazrakayƗ duraiy apiy et à la flexion de adam (adam, mƗm, manƗ, maiy). Presque partout, Darius a imposé son autorité par la force militaire et ensuite par l’organisation administrative qu’il a su concevoir et construire. En fait, dans tous les pays soumis qui étaient dépourvus de traditions culturelles fortes, cette pression violente et ces réalisations pratiques se révélaient suffisantes pour imposer la volonté du roi sous toutes ses formes. Mais les conditions d’ancrage du pouvoir n’étaient pas les mêmes partout, notamment en Égypte. Sur la terre millénaire des pharaons, Darius dut s’imposer autrement, du moins à titre complémentaire. Voici ce qu’écrit à ce sujet Diodore de Sicile396 : s’entretint en Égypte avec les prêtres eux-mêmes et participa à leurs études au sujet de la théologie et des événements consignés dans les livres sacrés. Instruit par 395
DB IV, 70. Livre I, XCV, 5, traduction d’Yvonne Vernière, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 175.
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cette lecture de la grandeur d’âme des anciens rois et de leur bienveillance envers leurs sujets, il se mit à imiter leur genre de vie. À la suite de quoi, il obtint une telle gloire qu’il est seul de tous les rois à avoir reçu des Égyptiens de son vivant le titre de dieu… L’historien nous montre là une autre manière de (re)fonder un empire. Pour conclure, doit-on considérer que lorsque Darius déclarait « je suis perse » , il voulait, en réalité, proclamer, drapé dans un manteau dynastique retissé, « je suis l’empire des régions qui s’étend au loin sur la terre » parce qu’il avait conscience d’être son (re)fondateur permanent, c’est-à-dire celui qui en maintenait sans cesse l’unité sous son autorité, dans un présent constamment mouvant qu’il n’était assuré, malgré ses qualités, ses convictions et sa rhétorique de ne prolonger que dans l’intemporel ? Bibliographie Briant (1996) = Pierre Briant, Histoire de l’Empire Perse, Paris, 1996. Kent (1953) = Roland G. Kent, Old Persian, New Haven, 1953 (réimpression en 1989). Lecoq (1997) = Pierre Lecoq, Les inscriptions de la Perse achéménide, Paris, 1997.
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FORMULES DE FONDATION: ESSAI SUR LA POETIQUE HITTITE Michel Mazoyer
La thématique. Dans le rituel de fondation CTH 414, quand le roi s’apprête à construire un palais, il se rend sur la Montagne, qui sert de résidence au dieu de l’Orage du ciel. Les dieux, réunis sur la Montagne, accueillent le roi hittite et procèdent à sa régénérescence. Le dieu de l’Orage du ciel et le dieu Soleil du ciel renouvellent le pacte (taksul) qui les unit avec le roi. Les divinités associées à la terre interviennent également à cette occasion. On associe aussi les divinités souterraines au processus de fondation : on procède à des libations destinées aux divinités souterraines, l’aigle se rend dans le monde souterrain. Sur terre, on procède à construction du palais. La dernière phase de la construction est marquée par la construction du foyer sacrificiel, expression matérielle de l’union entre les dieux et les hommes. La construction du foyer se divise en 5 parties : 1. Les KISAL.LU397 installent un nouveau foyer et ils rappellent que ce sont les dieux qui ont créé un nouveau foyer. Les KISAL.LUH chez les Hittites sont des artisans, serviteurs du temple, en Mésopotamie ils nettoient le temple. Dans le texte CTH 414 ils rappellent que ce sont les dieux qui ont construit le foyer. 2. La famille royale, constituée du roi, de la reine, des concubines, des enfants s’installent près du foyer. Les enfants du couple royal expriment leur joie. 397
Chez les Hittites les KISAL.LU sont sans doute des artisans associés à des travaux de plâtrage et d’installation. Ils peuvent aussi nettoyer la cour. Mais leur travail avait une dimension religieuse, ils chantent des incantations tout en procédant à des activités manuelles. Dans HT 2 ils sont accompagnés de chanteuses, ce qui traduit leur fonction religieuse. Voir Kellerman, Recherche sur les rituels de fondation hittites, Thèse présentée à l’université de Paris 1, Paris 1980, p. 60-61.
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Les jeunes filles sont assimilées à des cerfs ; les jeunes garçons à des aigles. On formule le vœu que la famille ait de nombreux descendants. A deux reprises, le foyer manifeste son acquiescement et s’associe à ce vœu. 3 . On place sur le foyer des produits destinés à maintenir le foyer allumé et assurer la présence bienveillante des dieux : de la laine, du fromage et une peau de bœuf, symbole du territoire. 4 . Près du foyer, on plante un clou de fondation et 4 arbres d’essences différentes. On fait ensuite des incantations destinées à enraciner le couple royal et à garantir la pérennité du royaume. Ce sont ces incantations qui nous intéressent. 5. On fait des libations et des sacrifices au foyer ainsi construit. C’est donc le quatrième rituel que nous allons commenter. Elle vise à enraciner le couple royal et assurer la pérennité de la dynastie. Cette quatrième partie est constituée de 4 invocations. Le texte398 9. nu 10 wa-al-lu-u š ti-an-zi nu ki-iš-ša-an me-mi-ya-an-zi ki-i-wa wa-al-le-e-es ma-ah-ha-an ar-li-pa ar-ta-ri LUGAL- ša ud-da-a-ar QA-TAM-MA 13. nu GIŠGESTIN-as GIŠma-ah-la-an ti-an-zi KI.MIN GIŠGESTIN-wa ma-ah-ha-an kat-ta šu-u-ur-ku-uš ša-ra-a-ma-wa GIŠ ma-ah-lu-u š ši-i-ya-iz-zi LUGAL-ša MUNUS.LUGAL kat-ta šur-ku-uš kat-ta-ma GIŠma-ah-lu-us ši-i-ya-an-du 17. nu GIŠ e-ya-an ti-ya-an-ti-ya-an-zi KI.MIN GIŠ e-ya-an ma-ah-ha-an uk-tu-u-ri i-ya-at-ni-ya-an nu hur-pa-as-ta-nu-uš ar-ha Ú –UL iš -hu-wa-i LUGAL- ša QA-TAM-MA i-ya-at-ni-an-te-es a- ša-an-du ud-da-a-ar-ra-aš -ma-aš 398
Transliterration et traduction avec aménagement de G. Kellerman, op. cit. p. 19 et 31.
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QA-TAM-MA uk-tu-u-ri e-eš -du ---------------------------------------------------------------------------22. nu GIŠ ar-tar-ti-in GIŠ ma-ar- š i-iq-qa-an-na t-an-zi nu ki-iš- ša-an me-mi-ya-an-an-zi ke-e-wa ma-ah-ha-an ar- ši-es-kan-zi nu LUGAL-un MUNUS.LUGAL –un-na ha-aš -še-eš ha-an-za-aš - š e-es an-da QA-TAM-MA ar-ši-ya-an-da 26. ke-e hu-ma-an ŠA-PAL GUNNI zi-ik-kan-zi
9-12 On plante 10 chevilles et on parle ainsi : « De même que ces chevilles se dressent solidement, que les paroles du roi se dressent solidement ! » 13-16 On plante une vigne et on parle ainsi : « De même que la vigne fait pousser des racines en bas et des serments en haut, que le roi et la reine poussent leurs racines en bas et leurs sarments en haut » 17-21 On parle un chêne vert. Et on parle ainsi : « De même que le chêne est éternellement vert et ne se dépouille jamais du feuillage, que le roi et la reine soient éternellement verts et que leurs paroles soient éternelles ! » 22-25 On pose un artarti et un marsiqqa et l’on parle ainsi : « De même qu’on soigne ces (plantes), que les descendants soignent le roi et la reine ! » 26 Tout cela on dépose près du foyer La première invocation est effectuée à l’aide d’un clou de fondation399 ; La deuxième avec un cep de vigne ; La troisième avec un chêne vert400 ; La quatrième avec un GIŠ artari et un GIŠmarsiqqa401, deux végétaux d’essence inconnue relevant de l’agriculture. Tous ces éléments, qui sont des symboles de la fondation, servent de point de départ aux incantations qui vont se dérouler. On dénombre 4 399
M. Mazoyer, Telipinu, le dieu au marécage, Collection Kubaba, Série Antiquité, Paris, 2003, p. 107. 400 M. Mazoyer, ibid., p. 106. 401 G. Kellerman, op. cit. 1980, p. 72, 73.
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essences végétales et un clou de fondation en métal. Mais tous sont traités de la même façon. Ils sont plantés en terre, à côté du foyer, qui est bâti, sans doute, dans la cour intérieure du palais. Ils sont plantés dans le sol (tiya- en hittite). Par leur position, ils réunissent l’ensemble du cosmos : ils réunissent le sous-sol, le sol et le monde céleste et symbolisent l’harmonie de l’univers, indispensable à la fondation. Si cette position est la position ordinaire des arbres, elle est étonnante pour le clou de fondation, plus généralement enfoui dans le sous-sol. Les 4 invocations qui suivent sont construites de la même manière : . - On définit la propriété des éléments plantés dans le sol - Puis on fait passer la propriété ainsi définie sur le couple royal. Pour cela on a recours pour faire cela à la tournure comparative QATAMMA ou mahhan ou mahhana…QATAMMA. On a recours à un langage spécifique et à sa mise en œuvre par la parole. Le langage fait l’objet d’un travail très poussé et artificiel, d’une mise en œuvre très poussée. La langue utilisée qui se veut efficiente présente une forme qu’on peut assimiler à de la poésie, même si on ne peut apporter de précision sur la question de l’alternance des voyelles brèves et des voyelles longues. Le texte, qui date d’environ 1500 av. J.C. nous montre des préoccupations linguistiques. En rapprochant ce texte de textes mythologiques, qui présentent des recherches de même type ont peut estimer que les préoccupations linguistiques sont essentielles dans ces textes. Ces textes tendent à prouver que ce d’essence religieuse qui tend à créer le réel ou à le subvertir le réel par le langage. Un langage spécifique Chaque séquence, à l’exception de la 3e invocation, comprend quatre lignes : 2 lignes sont consacrées à la mise en place de l’élément symbolique, qui sert à l’évocation. Dans la première ligne, on nomme l’objet utilisé, que l’on plante, puis on définit la propriété utilisée pour l’incantation ; enfin, on forme le vœu que cette propriété renforce le couple royal. La troisième invocation consacrée au chêne vert comprend cinq lignes. La longueur et la place de cette invocation confère à celle-ci une place considérable. Il faut mettre ceci en relation avec l’importance du chêne vert dans la religion hittite.
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D’une façon tout à fait remarquable, chaque ligne forme une entité signifiante ; elle semble pourvue d’une césure. Si la question reste ouverte, en ce qui concerne la structure métrique de la ligne, il est important de noter qu’il y a bien un jeu avec cette disposition. Le même terme peut se retrouver au début et à la fin de la ligne : Ligne 13 GIŠGEŠTIN au début et à la fin du vers Ligne 17 eyan Les mêmes termes peuvent être repris dans la même séquence 13. nu GIŠGESTIN-as GIŠma-ah-la-an ti-an-zi KI.MIN GIŠGESTIN-wa ma-ah-ha-an kat-ta šu-u-ur-ku-uš ša-ra-a-ma-wa GIŠ ma-ah-lu-u š ši-i-ya-iz-zi LUGAL-ša MUNUS.LUGAL kat-ta šur-ku-uš kat-ta-ma GIŠma-ah-lu-us ši-i-ya-an-du Les termes peuvent être repris avant ou après la césure comme le verbe tianzi (ligne 9, 13, 17), le verbe memiyanzi (l. 23, 10). En deuxième position dans la phrase et à l’avant-dernière position pour GESTIN à la ligne 13. Les séquences ne sont pas des entités autonomes ; des relations entre elles semblent manifestes : on relève des jeux dans la disposition, par exemple, un chiasme entre le vers 10 et 23. Ligne 10 memiyanzi ki, l. 23 kissan memiyanzi. Memianzi remplacé deux fois par KI.MIN. Cet usage existe aussi en latin : on emploie régulièrement idem pour ne pas répéter un verbe de déclaration402. Outre cette attention accordée à la forme, on relève un travail très minutieux sur la langue, en particulier sur le lexique. Par exemple, on note la création d’hapax arsieskanzi l. 24, l’utilisation de termes rares comme artari et marsiqqa l.22 et un jeu sur la paronomase des termes mahlan et mahhan 13 et 14. Ces textes comportent également de nombreuses figures de style, en particulier des anaphores arlipa 11-12 et des métaphores l. 17 De même que ces chevilles se dressent solidement, que les paroles se dressent solidement (l. 8-12). On peut néanmoins relever aussi des Antithèses [l. katta et sara l. 14, des parallélismes qui s’accompagnent d’un jeu sur les modes : on note le passage systématique de l’indicatif à l’impératif du même verbe des chiasmes, un jeu sur l’aspect l. 24 arsieskanzi (itératif) et arisiyandu 402
R. Goujard, Caton, De Agricultura, C.L ligne 21, Les Belles Lettres p. 91, 1975.
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(duratif) l ou encore siyaizzi (it. L. 15) siyandu duratif (ligne 16), le recours à l’ellipse que le roi et la reine poussent leur racines en bas et les serments vers le bas (corrigé par Kellerman). L’idée est, probablement, que les descendants se rattacheront aux ascendants l. 16. Le rythme binaire marque fortement ces incantations. artarin marsiqqanna. 22 LUGAL.MUNUS LUGAL l. 24. Les répétitions sacandent le texte comme aux lignes 13-14 13. nu GIŠGESTIN-as GIŠma-ah-la-an ti-an-zi KI.MIN GIŠGESTIN-wa ma-ah-ha-an kat-ta šu-u-ur-ku-uš ša-ra-a-ma-wa Dans ce passage les allitérations en s l. 13 15 martèlent le rythme ainsi que les sonorités en a. 3. L’écriture pleine. Chaque strophe contient un mot présentant l’écriture pleine suivant un ordre croissant
ou deux mots
1ère Strophe L. 2 wa-al-le-e-es couplé avec wa-al-lu-us 2e Strophe L 3 si-i-ya-iz-zi 3e strophe L. 2 uk-tu-u-uri L. 4 ud-da-a-ar-ra-as 4e strophe L 2 ke-e-wa L 4 se-e-es couplé avec se-es L. 5 ke-e On voit que le jeu entre les termes qui présentent une écriture pleine (waal-le-e-e) avec les mêmes termes présentant une écriture simple wa-al-lu-us. on voit qu’ils sont parfois associés aux mêmes termes écrits en écriture simple. Nous ne savons pas d’une façon certaine la façon dont étaient prononcées les syllabes mais il apparaît que les voyelles pleines étaient prononcées différemment des voyelles présentant une écriture simple ; on peut y voir un accent mélodique ou un accent d’intensité403. Cet accent a ici un effet stylistique fort.
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H.Craig Melchert, Anatolian historical historical Phonology, Amsterdam-Atlanta, 1994, p. 27-28.
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Conclusion : nous sommes en présence d’un langage sacré et artificiel, organisé d’une façon très élaborée, qui possède tous les traits d’un langage poétique. Il s’agit d’un langage prestigieux qui s’écarte du langage courant mais qui a une visée précise. Le Recours à la parole. Le langage est déclamé. L’importance du terme memai- dire » V. 9-10 kissan memiyanzi ou de l’abréviation KIMIN « de même il parle », ligne 13. Les phrases doivent être prononcées à haute voix. Importance de la particule du discours direct wa (l. 10, 13, 14, 23). Il n’y a pas de particule dans la 3e séquence. En prononçant les paroles, on associe les personnes qui assistent au rituel. L’importance de la parole réside dans le transfert, créé par la parole. Le discours et la parole unissent ces propriétés. Commentaire La parole relève du faire, en ce qui concerne la fabrication et la réalisation du contenu. Le langage fabrique la réalité. Il ne s’agit pas de persuader telle ou telle divinité, on n’est pas dans la magie mais dans l’acte du faire. On associe des éléments grâce au langage. On crée des réseaux efficients. Nous avions étudié cet aspect du langage dans le colloque précédent consacré à la prière. Là où la magie est imitative, le langage est efficient. Il assure le lien entre le dire et le faire. L’acte verbal avère l’être. L’acte langagier n’est pas une description mais produit l’être, réalise son signifié. Le texte que nous étudions est une œuvre déclamée collectivement, d’où l’importance de la parole. Il s’agit d’un moment d’identité sociale. D’ailleurs, on voit que l’on reste, volontairement, dans le flou en qui concerne les personnes qui prononcent les paroles (on a recours à la 3e personne du plusieurs memianzi (l. 10, 23) ou on a recours à un substitut qui renforce le caractère indéfini de la personne prononçant les paroles. Les effets attendus. Effet primordial renforcer la parole du roi On renforce les liens que le roi et la reine entretiennent avec leurs ascendants et leurs descendants. Séquences 2 et 5, mais c’est surtout la parole du roi qu’on tend à renforcer. La parole est l’arme par laquelle il règne (Séquence 1 et 3). A côté de la parole des dieux qui permet d’organiser le monde, le roi a une parole qui lui sert à gouverner. Les procédés stylistiques sont très nombreux. L’organisation et la construction linguistique sont essentielles. De nombreux éléments tendent à
163
montrer que nous sommes dans une construction volontairement artificielle tendant à imposer une réalité dans une forme poétique très ancienne où ce qu’on peut regarder comme une forme ancienne de poésie se confond avec la religion.
164
LE DIEU DE L’ORAGE DANS LA PERSPECTIVE DU MYTHE DE TELEPINU Raphaël Nicolle
A la suite du Mythe de Télipinu, rédigé sous le règne du roi Télipinu (c. 1550-1530) une série de récits parallèles inspirés par ce mythe fondateur a été élaborée pour d'autres divinités404. On relève d’étonnantes analogies entre ces textes et leur prototype autant sur la forme405, que sur le fond. Les différentes versions du Mythe du dieu de l'Orage apportent de précieuses informations sur les rapports que le dieu de l’Orage entretient avec la fondation et son fils le fondateur Télipinu. Nous étudierons les différents mythes du dieu de l'Orage : Le Mythe du dieu de l'Orage probablement rédigé peu de temps après celui de Télipinu406. Les mythes des reines hittites : le Mythe du dieu de l'Orage d'Harapšili407 (épouse de Alluwama c. 1530-1515), Mythe du dieu de l'Orage d'Ašmunikal408 (épouse d'Arnuwanda Ier c. 1400-1370). Ces deux mythes mettent en scène le dieu de l'Orage comme divinité personnelle du couple royal (DINGIR U haršannaš) Le Mythe du dieu de l'Orage de Pirwa409. Ce fragment de mythe raconte le retour du dieu de l’Orage chez le scribe Pirwa. La Découverte et Retour du Dieu CTH 332410. Les mythes du dieu de l'Orage associent étroitement la famille royale au dieu souverain. Ces textes de type mugawar, c’est-à-dire « évocation », sont proches dans leur construction du Mythe de Télipinu411. 404
M. Mazoyer, Télipinu, le dieu au marécage, Paris, 2003, p.159-161. M. Mazoyer, Télipinu, le dieu au marécage, Paris, 2003, p. 35-37. 406 H. Hoffner, Hittite Myths, Atlanta, 1998, p. 21-22. 407 H. Hoffner, Hittite Myths, Atlanta, p. 25-26. 408 H. Hoffner, Hittite Myths, Atlanta, p. 24-25. 409 E. Laroche, Textes mythologiques en transcription, Paris, 1965, p. 65-66. 410 P. Daddi, P., A.M. Polvani, La mitologia ittita, Brescia, 1990, p. 102-103. 411 M. Mazoyer, Télipinu le dieu au marécage : essai sur les mythes fondateurs du royaume hittite, Paris, 2003, p. 35-37. 405
165
Notons que ces rituels sont réalisés par des dignitaires du royaume hittite, que ce soit Pirwa, un scribe, ou les reines Harapšili et Ašmunikal. Le fait que ces documents soient régulièrement lacunaires nous empêche de faire une étude sérielle fiable des rituels réalisés412. Mais la construction des documents et leurs différences avec le Mythe de Télipinu peuvent nous renseigner sur les particularités du dieu de l'Orage. Dans le monde hittite, les dieux s'en vont suite à des négligences cultuelles ou bien à la suite de fautes commises par les humains voire les dieux. La disparation d’un dieu entraîne des conséquences dramatiques pour les hommes comme les dieux. La fuite du dieu de l'Orage déclenche une catastrophe : AI 3 [gišlu-ut-ta-i kam-ma-ra-aš e-ep-ta É-ir-ma tuh-hu-wa-iš ]e-ep-t[a] 4 [ I-NA GUNNI-ša-an an-da-an giškal-mi-i-še-ni-e-eš] ú-e-šu-ri-y[a-an-ta-ti] 5 [ iš-ta-na-na-aš an-da-an DINGIRmeš ú-e-šu-ri-ya-an-ta-ti INA TÙR an-da-an ] 6 [ UDUhi.a ú-e-šu-ri-ya-an-ta-ti INA É.GU4-ma an-da-an GU4]hi.a 7 [ú-e-šu-ri-ya-an-ta-ti UDU-uš SILA4-ZU me-em-ma-aš GU4-m]a AMAR-ŠU me-em-ma-aš 8 [ne-pí-ša-aš dIM-aš ar-ha i-ya-an-ni-iš gi-im-ri ú-e-]el-lu-i 9 [mar-mar-aš an-da-an ma-an-ni-it-ti-in šal-hi-it-t]i-in 10 [ iš-pí-ya-tar-ra pé-e-da-aš pa-i-ta-aš dIM-a]š nu nam-ma hal-ki-iš 11 [ ZÍZ-tar Ú-UL ma-a-i nu-za GUDপi.a UDUপi.a DUMU.LÚ.U19-LU Ú-UL 12 [ ar-ma-ah-ha-an-zi ar-ma-u-wa-an-te-ša k]u-i-e-eš nu-za a-pé-e-za 13 [ Ú-UL ha-aš-ša-an-zi ] 14 [ UR.SAGhi.(a ha-a-te)-er GIŠপia-ru ha-a]z-ta na-aš-ta gišpár-aš-du-uš 15 [Ú-UL ú-e-ša-e-(eš ha-a-te)-er] TÚLhi.a ha-az-ta 16 nu-za dUTU-[uš EZEN4-an i-e-et nu-za LI-]IM DINGIRmeš hal-za-a-iš 17 e-te-er-za413 [ne-ez Ú-UL iš-pí-e]-er nu-za e-ku-er ne-ez Ú-UL 18 ha-aš-ši-ik-k[i-ir dIM-aš at-t]a-aš DINGIRmeš- aš tar-ši[-ik-ki-iz-zi 19 DUMU-YA-wa-tan [an-da-an NU.GÁL š]a-it-wa-ra-an-za nu-wa-az d 20 hu-u-ma-an a-[ -a- nu-wa hal-k]i-in Im-mar-ni-in 21 šal-ha-an-ti-in [ma-an-ni-i]t-ti-in iš-pí-ya-tar-ra pé-e-da-aš414
412
Le tableau en annexe sera ici un outil visuel de comparaison. [e-te-e]r-za paraît être court pour combler la lacune à gauche. 414 Transcription d'E. Laroche. Nous avons réalisé quelques corrections aux lignes 16-21 en nous référant directement à la tablette (KBo XXVI 124). E. Laroche, Textes mythologiques hittites en transcription, Paris, 1965, p. 52-53. 413
166
AI 3 [Le brouillard s'empara de la fenêtre et la fumée] s'empar[a[de la maison] 4 [Dans le foyer les bûches] furent [étouffés] 5 [Sur les autels les dieux furent étouffés, dans l'enclos] 6 [les moutons furent étouffés, dans l'étable les bœuf]s 7 [furent étouffés, la brebis rejeta son agneau, la vache] rejeta son veau. 8 [Le dieu de l'Orage du Ciel s'en alla dans la steppe, le pr]é, 9 [les marécages, il emporta la prospér]ité, 10[la satiété. Le dieu de l'Ora]ge s'en alla, ensuite le grain, 11 [l'orge ne mûrirent plus et les vaches, les brebis et les hum]ains ne 12 [devinrent plus gravides, et l]es femelles gravides 13 [ne donnèrent pas naissance.] 14 [Les montagnes s'asséchèrent, les bois se dessé]chèrent et les bourgeons 15 [ne sortent plus, les prairies s'asséchèrent], les sources s’asséchèrent. 16 Et le dieu Soleil [organisa une fête et] il invita les [mil]le dieux. 17 Ils mangèrent, [et ils ne se rassasièrent pas , ils bur]ent, et ils n' 18 étanchèr[ent pas leur soif. Le père du dieu de l'Orage déclara aux dieux [à plusieurs reprises 19 « Mon fils [n'est pas là]. Il éprouva de la rancoeur 20 et il emporta tout [le Gra]in, Immarni, 21 l'abondance, [la prosp]érité, la satiété. »
La fuite du dieu entraîne l'arrêt de la reproduction, la destruction du culte, l'aridité généralisée et la fin de l'agriculture, que ce soit à cause de la sécheresse ou de la disparition des graines dans leur essence et leur quantité. Le texte de la disparition du dieu de l'Orage est presque analogue à celui de la fuite de Télipinu à une exception près : le dieu de l'Orage ne s'enfonce pas dans le monde souterrain. Le lieu de sa fuite n'est pas précisé. Ce fait semble fondamental dans notre étude puisque le dieu de l’Orage, par nature est céleste et non chthonien comme peut l’être Télipinu qui sait manier les instruments aratoires ou creuser la terre. Ainsi selon Le Mythe de la disparition du Soleil CTH 323 A I 29'-30' : « Allez, appelez Télipinu. Celui-ci est mon fils [vén]érable. Il défriche, laboure, il conduit l'eau, [ ] l'orge/le grain aussi. »415
Dans CTH 414 III 1-5 Telipinu ouvre le sol et fait des libations :
415
M. Mazoyer, Télipinu le dieu au marécage : essai sur les mythes fondateurs du royaume hittite, Paris, 2003, p. 179.
167
« Que Télipinu vienne! Qu'il ouvre [le sol]. Qu'il apporte du vin, neuf fois sept fois! » 416
Ce rapport de Télipinu avec le monde de l'agriculture explique la présence de la famine (kistant) parmi les résultats de la fuite du dieu (A I 18'). Cette faim est telle, que les Hommes comme les dieux périssent (harkiyanzi) d'inanition. Télipinu est par excellence le dieu agriculteur, il est d'ailleurs entouré d'un cercle (kaluti) formé de divinités protectrices de l'agriculture417. La disparition du dieu de l'Orage n'entraîne pas une famine proprement dite, seulement la sécheresse et la fin de l'agriculture. Le rituel KUB XLIII.23 Vs 1-2418 mentionne l’activité du dieu de l’Orage dans l’agriculture. Le dieu de l'Orage des vignes vertes est chargé d'en haut (šer) de donner la vie, faire croître la vigne et donner l'arme victorieuse. Il est associé avec la déesse solaire de la terre (Rs. 13'-19') et la Terre « bien fixée » (šuhmiliš Taganzipaš)419, divinités du sous-sol qui assure la stabilité des fondations comme des plantes. Ces divinités doivent d'en-bas (kattašarama) donner la vie et l'arme victorieuse. Il n'y a donc pas d'ambiguïté, c'est la seule pluie du dieu de l'Orage qui féconde la terre, et non un quelconque travail agricole de sa part420. Pourtant, le dieu de l'Orage apparaît une fois comme un paysan. Le Mythe du dieu de l'Orage à Lihzina présente le dieu de l'Orage comme un agriculteur un peu particulier : Rs. III 1 dIM-na-aš pa-it nu-k[án URULi-]ih-zi-na-an 2 ku-wa-aš-ki-iz-zi na-an-kán x[hi.]a-ta tar-ah-zi 3 ku-e-en-zi na-aš URUZIsic-ih-zi-ni MU.VIII.KAM e-eš-ta 416
G. Kellerman, Recherche sur les rituels de fondation hittites, Thèse de l'Université Paris 1, Paris, 1980, p.29. 417 E. Laroche, « Les dieux du paysan hittite », Mélanges Naster, Louvain-la-Neuve, 1984, p.128. 418 V. Haas, « Magie in Hethitischen Gärten », Fs Otten2, Wiesbaden, 1988, p.131. 419 J. Catsanicos, « A propos des adjectifs hitt. su-hmili- et véd. Sú-māya », B.S.L., 81, 1986, p. 121-180. 420 La Terre doit donc être comprise comme une parèdre rituelle du dieu de l’Orage. L'association entre une terre « mère » et un dieu de l'Orage « père » rappelle les couples progéniteurs universels dans le monde indo-européen. Ces couples sont alors représentés sous la forme d'un taureau et d'une vache. Ainsi le couple Dyauh Pitar-Pṛthvī dans le monde védique, ou le couple archaïque Jupiter-Tellus Mater. Macrobe, Saturnalia, 3.9.11. ; Varron, De re rustica, 1.1.5.
168
4 a-ni-at na-at-kán wa-a-ar-aš-ta
5 gišti-i-e-eš-šar da-iš n[a-a]t-kán ha-aš-pád-da 6 na-aš URULi-ih-zi-na-az a-ap-pa i-ez-zi421 1 Le dieu de l'Orage s'en alla, et 2 il frappe [L]ihzina et x[pluri]el-ta, il la vainquit [ 3 il tue (les habitants) et il resta huit années dans Zihzina. 4 il travailla, et il la moissonna
5 Il plaça une plantation d'arbres et il [les] abattit totalement 6 et ensuite il revint de Lihzina.
Le dieu de l'Orage peut agir, dans le cadre d'une disparition comme un simple agriculteur. Ici, il use de la végétation pour faire disparaître Lihzina progressivement et la rendre au monde sauvage comme il le ferait dans le cas d'une devotio422. Il est donc l'anti-agriculteur qui rend le monde civilisé à la friche. Dans le rituel CTH 414, le dieu est d'ailleurs chargé de protéger le monde sauvage et de faire grandir les arbres, comme le il fait dans le Mythe du dieu de l'Orage à Lihzina. Afin de remettre de l'ordre dans le cosmos, on tente de faire rentrer le dieu disparu par différents rituels et diverses prières. On notera en particulier le recours à l’eau de walhi avec laquelle le dieu est enivré. Puis le dieu est nourri et calmé par le parhuena, le galaktar et des rituels de magie imitative et sympathique. Le dieu apaisé revient dans le royaume apportant différent biens. Nous nous intéresserons plus particulièrement à ceux que Télipinu et le dieu de l’Orage ramènent au roi et à la reine :
Mythe
Mythe
Mythe
Mythe
Mythe
Décou-
de
du dieu
du dieu
du dieu
du dieu
verte et
Télip-
de
de
de
de
Retour
inu
l'Orage
l'Orage
l'Orage
l'Orage
du
421
D. Groddek, « CTH 331 : Mythos vom verschwundenen Wettergott oder Aitiologie der Zertstörung Lihzinas ? », ZA 89, 1999, p. 38. 422 Voir plus bas.
169
I (A IV)
(A
d'
d'
de
Dieu
IV)423
Harap-
Ašmu-
Pirwa
CTH
šili
nikal
332
(C III) Remise en ordre du
20-23
10-13
III 1-9
2-8 Le
II-III
13-16
Télipinu
Le dieu
Le dieu
dieu est assis
Les bûches
Le dieu
revient chez
revient chez
s'assoit sur
sur un trône
(pour le
revient sur
lui et
lui, il
un siège
šarpa-.
foyer) sont
terre. Le
s'occupe du
s'occupe du
šarpa-. Le
L'autel est
prêtes. Les
brouillard
et du
pays
pays hittite.
brouillard
prêt et le
animaux
quitte la
culte
hittite. Le
Le brouillard
quitte la
foyer est
dans les
maison. Les
cosmos
brouillard
quitte la
fenêtre, la
remis en
enclos sont
serviteurs
quitte la
fenêtre. La
fumée quitte
marche
prêts
sont prêts,
fenêtre. La
fumée quitte
la maison.
grâce aux
(sacrifices).
l'autel est
fumée quitte
la maison.
Les animaux
bûches. Les
Sacrifice au
prêt, de
la maison.
L'autel est
sont prêts
animaux
dieu. Le
même que
L'autel est
prêt et le
(hommes,
sont prêts
brouillard
l'étable.
prêt et le
foyer est
animaux,
dans les
quitte la
(réouverture
foyer est
remis en
dieux) KBo
enclos
fenêtre et la
du culte)
remis en
marche
VIII 69 12-
(sacrifices)
fumée, la
marche
grâce aux
17 Le dieu
Ils se
grâce aux
bûches. Les
de l'Orage
bûches. Les
animaux
s'assoit sur
animaux
rentrent dans
un siège
rentrent dans
l'enclos.
šarpa-. Le
(hom-
maison. Ils
désaltèrent et mangèrent et se rassasient
Ils sont désaltérés et rassasiés
se
(hommes,
rassasièrent.
animaux,
(hommes,
dieux).
l'enclos
brouillard
mes,
animaux,
(pour le
quitte les
anim-
dieux)
sacrifice).
fenêtres.
aux,
L'autel est
dieux).
prêt et le foyer est remis en marche grâce aux bûches. Les animaux sont prêts (au sacrifice)
423
E. Laroche a reconstitué ce passage à partir de la partie A IV du mythe de Télipinu I.
170
Le
25 Les
13-14
16-17
couple
mères
Les
La mère
royal
s'oc-
animaux
recon-
est
cupent
s''oc-
naît son
protégé
de leurs
cupent
petit. Le
par le
petits.
de
roi et la
dieu
Télipinu
nouveau
reine
s'occupe
de leurs
égal-
du roi et
petits.
ement ?
de la
15-16
(recon-
reine.
Le dieu
nus par
26-27
de
le dieu
Télipinu
l'Orage
de
donne
donne
l'Or-
de la vie
vie et
age?)
et de la
force
Mult-
force au
pour
iples
couple
l’avenir
cassures
royal
au
pour
couple
l'avenir
royal.
Appar-
27-28
16-17
ition
Un
Ap-
d'un
chêne
parition
chêne
vert se
d'un
vert sur
dresse
chêne
lequel
devant
vert
est
Télipinu
devant
susp-
Une
le dieu.
endue
égide est
Une
l'égide
susp-
égide est
endue
sus-
au chêne
pendue
vert
au chêne vert
L'égide
III 10
C III 9
est ac-
Une
Une
crochée
égide est
égide est
devant
susp-
susp-
l'autel
endue
endue
171
Les
29-30
17-19 et
biens
graisse
22
agri-
de
[graisse
coles
mouton,
de
dans
Halki
mouton,
l'égide
(Grain),
Halki
Racine,
(Grain
le vin,
voir
un
égal-
troupeau
ement
35
en A I
abond-
20 et A
ance,
II 15 où
prospé-
cette
rité et
mention
satiété
est
devant
devant
l'autel.
l'autel.
confirmée), la Racine? le Vin ?] boeufs et moutons [abondance] prospérité et satiété Les biens
31-33 Longues
19-20
KUB
doux
XXXIII 68 :
années
message de
II 14-16 Le
l'agneau
dieu tient dans son
années, la
années,
iques
procréation,
virilité, fi]ls
l'égide
C III 10
les longues
politdans
A II 12
[longues
III 11
le doux
et filles,
doux
(soumission)
message de
[respect et
messages de
19-20 la
cœur le
l'agneau (la
gloire]
l'agneau
descendance
couple et la
21 Les
descendance
soumission
(soumission)
du peuple),
(C 3-9)
172
longues
royale, ainsi
le respect, la
L'évocation
gloire,
du dieu doit
la vie, la
cassures)
permettre au
force, les
années
que la bonté,
roi et à la
longues
reine d'avoir
années de du
une
couple royal
descendance
et la joie
et les longues années. KBo VIII 69 (1011): cassures les fil]les, respect et gloi[re (Cassures).
Biens
III 15
du culte
C III 13 et 17-18
utilisation du
parhuena C,
galkatar et
galaktar et
1 parhuena
parhuena
du parhuena
KBo
pour calmer
VIII 69, 6
le dieu lors
présence du
de son
walhi pour
évocation
invoquer le dieu Soumis-
III 12-
sion
13
12 Le doux
du
soumission
message de
couple
du couple
l’agneau est
royal
royal.
C III 11-
appliqué au couple royal vis-à-vis du dieu de l’Orage
Clou de
34 clou
21, 23-
Fondat- de fondation
25 Clou de
clou de
16 Le clou
ion
fondation
fondation
de fondation
favorable.
10-12
galkatar et
III 14
173
C III 12-
favorable.
favorable
est devant le dieu.
Selon les reconstructions de Laroche, les biens qui sont apportés par le dieu sont sensiblement équivalents à ceux rapportés par Télipinu. Le dieu de l'Orage jeune serait alors un quasi double de Télipinu, avis également partagé par Güterbock424. Comme l'a montré M. Mazoyer425, la structure du retour des dieux est spécifique aux fonctions de ces dieux. Dans le Mythe de Télipinu, une égide est remise au couple royal, fait que l’on retrouve dans le Mythe du dieu de l'Orage, dans le Mythe du dieu de l'Orage d' Harapšili et celui du Mythe du dieu de l'Orage d'Ašmunikal. Cette égide permet de fonder et refonder le royaume puisqu’elle est chargée de tous les éléments essentiels pour bâtir un état, que ce soit les biens agricoles ou politiques. Les cassures du document CTH 332 et du Mythe du dieu de l'Orage de Pirwa nous empêchent de porter des conclusions au sujet de l'égide. Mais compte tenu du fait que Pirwa n'est pas le souverain, et donc qu'aucun contrat étatique lie le dieu et le scribe, il est probable qu'aucune égide n’y apparaissait. Les biens rapportés dans le Mythe du dieu de l’Orage seraient les mêmes que ceux ramenés par Télipinu dans son mythe. Cependant, du fait de nombreuses cassures il est difficile de confirmer la présence du vin et de la Racine dans le Mythe de la Disparition du dieu de l’Orage. Il est donc nécessaire d’être prudent. Il est manifeste que dans le cadre des mythes du dieu de l’Orage des reines, seuls les biens politiques et cultuels apparaissent, ce qui met en exergue les fonctions essentiellement souveraines du dieu de l’Orage. Dans l’égide, le dieu de l’Orage des reines donne aux couples royaux seulement les biens politiques et les biens du culte : le galaktar et le parhuena, nécessaires pour calmer les dieux. Télipinu, lui, ne rapporte pas les biens du culte au roi hittite, alors qu’ils sont utilisés pour l’apaiser (Tel. I, A, II 12’-13’). Télipinu n’est donc pas un dieu souverain, capable de donner des substances actives pour agir sur les dieux. Ce don ne peut venir que du dieu de l’Orage maître des dieux. Cependant, Télipinu, comme le dieu de l’Orage apporte les troupeaux, qui peuvent être utilisés pour le sacrifice, 424
H.G. Güterbock, « Gedanken über das Wesen des Gottes Telipinu », in: Fs Friedrich, p. 207-211. 425 M. Mazoyer, Télipinu le dieu au marécage : essai sur les mythes fondateurs du royaume hittite, Paris, 2003, p.149-161.
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élément central de la vie religieuse hittite. On doit également souligner le fait Télipinu ne reçoit pas la soumission du couple royal comme c'est le cas du dieu de l’Orage dans le Mythe de l’Orage d’Harapšili et dans le Mythe du dieu de l’Orage d’Ašmunikal. Cette différence repose sur le fait que dieu de l'Orage est souverain et le dieu personnel de ces reines. Le couple royal se comporte alors en sujet vis-à-vis du dieu. Le Mythe du dieu de l’Orage d’Harapšili et le Mythe du dieu l’Orage d’Ašmunikal présentent le dieu en tant que divinité personnelle. Le fait qu'il soit assis sur un siège šarpa- n'est pas anodin. Ce siège est du même nom que la montagne Šarpa-426. On sait grâce à CTH 414 que la montagne est un lieu où se rencontre le roi et le dieu dans un cadre paradisiaque qu'il gouverne de manière bienveillante427. L'égide est suspendue devant l'autel, vecteur de communication entre le couple royal et le dieu. Dans le Mythe de l’Orage d’Harapšili et le Mythe de l’Orage d’Ašmunikal puisque le dieu est invoqué dans un cadre « privé » le chêne vert n'a aucune raison d'apparaître et l'égide est logiquement vide de tout bien agraire. Ces mythes sont en réalités des rituels destinés à favoriser la fertilité du couple royal. Compte tenu de sa nature de fécondateur, confirmé par la présence de la virilité (LÚ-natar) dans le Mythe du dieu de l’Orage, le dieu de l'Orage permet de rendre un coït fécond. La progéniture royale et les biens politiques assurent ainsi la continuité de la dynastie et secondairement, de la monarchie hittite. Le dieu de l’Orage est également le stabilisateur de la fondation comme le suggère la présence du clou de fondation favorable/bien droit (kunnaš wallaš)428dans l’égide. Comme le souligne M. Mazoyer429, cette raideur sert à exprimer des souhaits et des relations solides. Le retrouver dans le Mythe du dieu de l'Orage ou les mythes du dieu de l'Orage des reines est donc 426
M. Forlanini, « Le mont Sarpa », Hethitica VII, 1987, p.73-87. L'auteur a identifié le (MONS) á-THRONUS de l'autel d'EMIRGAZI avec le mont Sarpa, ce que confirme les archives de Nişantepe. Il y a donc une association claire entre la notion de trône et la montagne. L'auteur identifie le Sarpa avec l'Hasan Dağ. A. Lombardia, « Note su Šarpa e Šarlaimmi, montagne sacre di Hupišna », in S. de Martino, F. Imparati (éd.), Studi e Testi I, Eothen 9, Firenze, 1998, p. 65-84. 427 R. Nicolle, « Le jardin d'Eden et le dieu de l'Orage hittite », Jardins d'hier et d'aujourd'hui, Journée universitaire de Hérisson, 17-19 juin 2010, publié en 2012 dans les actes du colloque, collection Kubaba, série Actes, L’Harmattan, Paris, p.33-38. 428 G. Kellerman, Recherche sur les rituels de fondation hittites, Thèse de l'Université Paris 1, Paris, 1980, p. 70. 429 M. Mazoyer, La vie cultuelle du dieu Télipinu, Paris, 2011, p.108.
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totalement logique dans un cadre de relation coupe royal-dieu souverain. On doit comparer ce clou à la façon dont tous les éléments du cosmos sont fixés, cloués : « Qui d’ailleurs, retient toute chose ? N’est-ce pas moi ? Je cloue et recloue (tarmaiskimi)…les fleuves, les montagnes et les mers. Je cloue la montagne, et de là, elle ne se retourne pas ; je cloue la mer et elle ne reflue pas » KUB 31.4 +KBo III 41 § 5430
Le monde est fixé à la façon du microcosme hittite auquel Télipinu ou le dieu de l’Orage apportent un clou favorable, analogue à ceux que l’on place dans un bâtiment parmi les dépôts de fondation. E. Masson431, à la suite de A. Goetze432, fait état du document KUB XVII 29 II 6-14, une formule récitée par le prêtre du dieu de l'Orage (LÚ DU) lors de la fête pour les dieux (ANA DINGIRMEŠ EZEN DÙ-zi) qui serait une métaphore du cosmos que le dieu de l'Orage est chargé de protéger. Sa protection se manifeste par le fait d’empêcher de bouger les différents niveaux cosmiques. Le dieu de l'Orage est donc chargé d'empêcher les mondes d'empiéter les uns sur les autres, comme Zeus en Il. XV. 194-195. De fait, ce texte nous permet d'avoir une meilleure compréhension du rituel de devotio CTH 423 dans lequel le dieu de l’Orage détruit une cité et la renvoie au monde sauvage. Le dieu de l'Orage en tant que gardien du cosmos, mais aussi en tant que protecteur du monde sauvage et civilisé a le pouvoir de faire passer un être ou un objet d'un monde à l'autre. Enfin dans le Mythe de la disparition du dieu de l'Orage, le dieu est présenté sous des traits juvéniles. Il est doté d’un père et d’un grand-père (A I 18-37) qui ne se retrouvent nulle part ailleurs dans la religion hittite. Ils jouent le rôle joué par le dieu de l'Orage dans le Mythe de Télipinu (A I 21'22') c’est-à-dire de celui qui constate la disparition du dieu. Le dieu de l'Orage ne peut donc pas être présenté comme juvénile et à la fois père d'un dieu comme Télipinu. Cette jeunesse du dieu de l'Orage est à raccorder avec le but même du Mythe du dieu de l'Orage : assurer l’éternité du Hatti. La vieillesse a un statut particulier dans le monde hittite, elle est une corruption 430
J. Catsanicos, « A propos des adjectifs hitt. su-hmili- et véd. Sú-māya », B.S.L., 81, 1986, p. 141. 431 E. Masson, Le combat pour l'immortalité : Heritage indo-européen dans la mythologie anatolienne, Paris, 1991, p. 193. 432 A. Goetze, Kulturgeschichte Kleinasiens, 2éme 2d., Munich, 1957, p. 140.
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de l'individu qu'il faut supprimer comme le souligne le rituel CTH 414 (KUB XXXIX I, II 47-54)433. Il n'est donc pas étonnant que le dieu de l'Orage du Hatti ait également des aspects juvéniles. Cette divinité ethnique est ambiguë dans sa nature comme le suggère la Prière de Muwatalli II au dieu de l'Orage pihaššašši :
AI 10 nu ki-iš-ša-an me-ma-i DUTU ŠA-ME-E Ù DUTU TÚL-na GAŠAN-YA [SA]L.LUGAL 11 GAŠAN-YA SAL.LUGAL Š[A KU]R URUha-at-ti DU LUGAL ŠA-ME-E EN-YA DHé-pát 12 SAL.LUGAL GAŠAN-YA DU[UR]U.[GI]Šhat-ti LUGAL ŠA-ME-E BAD KUR hat-ti EN-YA 13 DU URUzi-ip-la-an[-da] EN-YA ŠA DU a-aš-ši-ia-an-za DUMU-aš 14 EN KUR URU.GIŠhat-ti (transcription I. Singer) 434 URU
10 Il dit ceci : « dieu Soleil du ciel et déesse solaire d'Arinna, ma Dame, reine 11 ma Dame, reine du Hatti, dieu de l'Orage roi du ciel, mon seigneur, Hepat 12 reine, ma Dame, dieu de l'Orage du Hatti, roi du ciel, maître du Hatti, mon seigneur, 13 dieu de l'Orage de Zippalanda, mon seigneur, fils aimé du dieu de l'Orage, 14 seigneur du Hatti
Cette liste est de construction simple : Nom du dieu + titres divers dont un titre de domination (maître, dame). Il y a une association des divinités souveraine : 1/ Déesse solaire d'Arinna, reine du Hatti avec le dieu de l'Orage, roi du ciel. 433
G. Kellerman, Recherche sur les rituels de fondation hittites, Thèse de l'Université Paris 1, Paris, 1980, p. 28-29. 434 I., Singer Muwatalli's prayer to the assembly of the gods through the Storm-god of Lightning, Atlanta, 1996, p. 8.
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2/ Hebat, reine avec le dieu de l'Orage du Hatti, seigneur, maître du ciel Deux divinités seules : le Soleil du ciel, et le dieu de l'Orage de Zippalanda présenté comme fils et maître du Hatti Le dieu de l'Orage du Hatti partage avec le dieu de l'Orage du ciel la présidence des cieux. Ces deux hypostases du dieu de l’Orage sembleraient être assimilées puisqu’elles sont associées à la déesse souveraine déesse solaire d'Arinna/Hepat435. Un point dissocie les deux dieux : le dieu de l'Orage du Hatti est le seul à être dit « seigneur/maître du Hatti », avec le dieu de l'Orage de Zippalanda. L'originalité de la divinité provient de son association avec le pays même des Hittites, son aspect local436. Idéologiquement, le dieu de l'Orage du Hatti est une hypostase nationale du dieu de l'Orage437. Le dieu de l'Orage sous son hypostase « du Hatti » patronne avec la déesse solaire d'Arinna le royaume. Pourtant, plus loin la prière contredit cette assimilation des deux dieux de l'Orage et ouvre une ambiguïté sur la question de son âge : AI 50 DU URU KÙ.BABBAR-┍ti┓ šar-ku-uš (transcription I. Singer) 438 50 Dieu de l'Orage du Hatti, le puissant veau
AMAR-uš
Le dieu veau par excellence est le dieu jeune KAL, Šarruma. En effet, il est présenté comme « le veau » du couple souverain439. Le dieu de l'Orage du Hatti est donc présenté comme un dieu jeune fils du couple souverain. Le duplicat IboT II. 61 remplace le dieu de l'Orage du Hatti par un dieu KAL du Hatti440. Là encore l'hésitation entre deux modèles est palpable. La seule divinité capable d'une telle ambiguïté de nature est Télipinu, dieu de 435
Remarquons le chiasme formé par les souverains divins du Hatti, avec les souverains divins du cosmos. 436 Ce qui est également le cas du dieu de l’Orage de Zippalanda. 437 Comme Jupiter peut être autant ethnique lorsqu'il est Latiaris ou cosmiquoethnique sous sont épithète de Jupiter Optimus Maximus. 438 I. Singer, « Danuhepa and Kurunta », Fs Imparati, Firenze, 2002, p. 11. 439 E., Laroche, « Le dieu anatolien Sarruma », Syria 4, 1963, p. 285-287 et 292. 440 V. Haas, Geschichte der hethitischen Religion, Brill - Leiden - New York, Köln 1994, p. 779. Voir également Kbo IV 13 + KUB X 82.
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l'Orage jeune et KAL à la fois441. La prière d'Hattušili III à la déesse solaire d'Arinna apporte des précisions à ce sujet : Fragment 1193/u 42'DUTU URUTÚL-na-ma GAŠAN-YA
KUR.KURHI.A URUha-at-ti DUURUhat-ti EN-YA 43' A-NA INIM DUURUne-ri-ik DUMU-KA442 a-aš-vi-ia-anti še-er 44 ku-u-un me-mi-an i-ya-at-ten (transcription I. Singer)443 42' Ô déesse solaire d'Arinna, ma Dame, Dame du Hatti, ô dieu de l'Orage du Hatti, mon Seigneur 43'-44' pour le problème du dieu de l'Orage de Nérik, ton fils chéri, vous avez fait cette chose.
Le dieu de l'Orage du Hatti est donc présenté comme le père du dieu de l'Orage de Nérik. Il n’y a pas à soupçonner une évolution tardive du dieu vers un changement de génération pour faire du dieu un fils du couple souverain. Le dieu de l'Orage du Hatti prend ici la place du dieu de l'Orage du ciel, absent de la prière, aux côtés de la déesse solaire d'Arinna qui porte également une épithète ethnique444. Les deux dieux forment alors le couple souverain du Hatti. Le sanctuaire hittito-hourrite de Yazılıkaya présente d'ailleurs le dieu de l'Orage du Hatti comme un double du dieu de l'Orage du ciel445. Ce flottement autour de l’âge du dieu de l’Orage semble s’expliquer par 441
E. Laroche, « Les dieux du paysan hittite », Méléanges Naster, Louvain-laNeuve, 1984, p. 128. 442 La deuxième personne du possessif akkadien, -KA, se rapporte à la déesse solaire d'Arinna dans les autres parties de la prière qui lui sont dédiées. Rien ne permet ici de relier en particulier -KA à la déesse solaire d'Arinna ou au dieu de l'Orage du Hatti. 443 I. Singer, « Danuhepa and Kurunta », S. de Martino & F. Pecchioli Daddi (eds.), Anatolia Antica. Studi in memoria di Fiorella Imparati, Firenze, 2002, p. 74. 444 I. Singer, Hittite prayers, Atlanta, 2002, p. 100 (IV 12'-28’). 445 J.D. Hawkins, J.D., « What does the Hittite Storm-god hold ? », D. J.W. Meijer (ed.), Natural phenomena, their Meaning ; Depiction nd Description in the Ancient Near East, Proceedings ot the Colloquim, Amsterdam, 6-8 July 1989, AmsterdamOxford-New York-Tokyo, 1992 p. 74.
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le lien étroit qui existe entre la fondation, la jeunesse et la maîtrise d’une cité par la divinité. Le relief de Çağdin présente un dieu de l'Orage figuré jeune, sans barbe portant la lance comme un dieu KAL446. Là encore, un dieu de l’Orage local est présenté comme jeune, comme c’est le cas à Nérik ou à Zippalanda. La jeunesse d’un dieu est la preuve d’une fondation jeune. Le dieu de l'Orage du Hatti est donc le dieu jeune d'un royaume éternellement jeune. Là où Télipinu est le fondateur du Hatti, le dieu de l'Orage est le souverain. On doit donc voir dans le Mythe du dieu de l’Orage, l’action du dieu de l’Orage « du Hatti ». Pour conclure, il apparaît que le dieu de l’Orage ne doit pas être dans son mythe assimilé à Télipinu. Alors que Télipinu est un dieu céleste qui a pour faculté de s’enfoncer dans le sol, le dieu de l’Orage apparaît seulement comme un dieu atmosphérique. Dans les différents mythes, le dieu de l’Orage est présenté dans toutes ses spécificités de dieu souverain orageux : sa fuite et son retour ont un impact sur l’agriculture, la politique et le culte. Il est le dieu qui permet aux Hommes d’influencer les dieux, par diverses substances ou le sacrifice. Il est également celui qui assure la stabilité du Hatti au travers la procréation, une monarchie pérenne et une agriculture abondante. C’est alors pour exprimer la jeunesse de la fondation que le dieu de l’Orage est figuré dans son mythe comme un jeune dieu, dont les fonctions sont proches de celles des dieux KAL, dont le premier d’entre eux, Télipinu.
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Les dernières études hiéroglyphiques démontrent que la suite TONITRUS.URBS.REGIO de la stèle doit être comprise comme «Tarhuntašša » et qu'il existe une distinction formelle avec HATTI.REGIO « Hatti ». J.D. Hawkins, J.D., « What does the Hittite Storm-god hold ? », D. J.W. Meijer (ed.), Natural phenomena, their Meaning ; Depiction nd Description in the Ancient Near East, Proceedings ot the Colloquim, Amsterdam, 6-8 July 1989, Amsterdam-Oxford-New York-Tokyo, 1992, p.67.
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QUAND LA VIOLENCE SE FAIT RAISON : NINURTA OU LE GUERRIER DEVENU FONDATEUR447 Jérôme Pace Qu’elle soit le fait des dieux ou de leurs serviteurs les hommes, la question de la fondation, pour qui travaille sur le Proche-Orient ancien, est fondamentale. Cela à plusieurs titres. Tout d’abord, parce que l‘acte de fonder est avant tout pour les Mésopotamiens symptomatique de l’idée de société, en ce que celle-ci représente de pensant et d'autonome, régie par un certain nombre de codes et croyances, ou culture. La fondation de la ville mésopotamienne et, plus encore, la construction de ses murailles, symbole de puissance et de stabilité, apparaît comme la base de toute vie civilisée, renvoyant alors quiconque n’y réside pas à l'anormalité et une humanité dépréciée448. De même, les fondations, ou refondations, d’un palais, d’un temple ou de canaux d’irrigation participent, dans leurs spécificités, de cette vision des choses. Ensuite, parce que la question de la fondation est indissociable de celle du rapport fondamental qui lie les dieux et les hommes, le monde divin et notre monde449. Cependant, il ne s’agira pas ici d’étudier la fondation mésopotamienne en tant que telle : les questions de sa définition et de ses implications sont hors de la portée de ce travail450, mais de s’interroger plus précisément sur la faculté « créatrice », dans le mythe du Lugal.e451, du dieu 447
Je tiens à remercier particulièrement ici, M. Mazoyer, M.-G. Masetti-Rouault, S. D'Intino, J-J. Glassner et R. Nicolle pour leurs conseils nombreux et leur soutien. Je souhaiterais préciser également le caractère introductif de cet article. Il ne s'agit aucunement d'une réflexion achevée, mais d'une présentation préliminaire d'une thématique particulière à mon travail de thèse: J. Pace, « Mythopoeia ou l'art de forger les "mythes", dans l'aire culturelle syro-mésopotamienne, méditerranéenne, et indo-européenne », thèse de doctorat sous la direction de Maria-Grazia MasettiRouault, EPHE (en cours). 448 J.-J. Glassner, 1984, p. 26-27. Voir plus récemment M. van De Mieroop, 1997, p. 42-62 et J.G. Westenholz, 2001, p. 59. 449 J.G. Westenholz, 2001, p. 67. 450 Pour une réflexion sur la fondation mésopotamienne voir entre autres, outre J.G. Westenholz, 2001 ; J. Klein, 1989 ; W.W. Hallo, 2001 ; J.-C. Margueron, 2001 ; ou encore R.S. Ellis, 2001. 451 J. van Dijk, 1983. Voir également S. Seminara, 2001, où l'auteur dresse une liste de toutes les publications du texte original. Pour une traduction seule voir J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 339-377 et T. Jacobsen, 1976, p. 236-272.
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sumérien Ninurta. L’identification452 par les Hittites de la divinité mésopotamienne avec leur « dieu fondateur » Télipinu453 invite, dans cette perspective, à considérer la possible nature « fondatrice » du dieu. Les analogies également remarquables entre Ninurta et le « dieu fondateur » grec Apollon454, appuient dans le sens de cette hypothèse. La nature poliade de Ninurta455, ainsi que les difficultés des assyriologues à reconnaître en ce dernier un « dieu créateur » à part entière456, puisque non créateur du monde457, justifient de s’intéresser à cet aspect ambigu de son caractère. Une personnalité complexe Avant tout connu pour son aspect guerrier - notamment du fait de son statut de héros des dieux et de sa récupération par les Assyriens au IInd millénaire – le dieu Ninurta reste aujourd’hui encore bien difficile à cerner458. Toutefois, constituant l'un des cycles459 majeurs de la littérature suméro-akkadienne, la mythologie de ce dieu s’affirme comme le modèle certain d’un grand nombre de pièces mythiques à d’autres dédiées, par ailleurs bien connu des assyriologues460. Véritable plaidoyer pour la promotion de Ninurta dans le panthéon, elle est le reflet en Mésopotamie de « l'évolution du pouvoir royal dont l'autorité dérive non plus des hommes ou des anciens de la cité, mais des dieux »461. Aussi, incarnation divine du roi mortel mésopotamien et paradigme de la fonction royale462, Ninurta n’apparaît-il pas seulement dans les sources proche-orientales comme un dieu guerrier, mais également comme un dieu agraire, juge et « créateur », puisqu’inventeur de l'agriculture et organisateur du territoire de Sumer. 452
M.P. Streck, 2001, p 520, §17. Sur la définition de Télipinu comme « dieu fondateur », voir entre autres H. Gonnet, 1990 et 2001 et M. Mazoyer, 2001 et 2003. 454 Pour Apollon fondateur, voir M. Detienne, 1990 et 1998. 455 Sur Ninurta, dieu poliade de la ville de Nippur, voir R.M. Sigrist, 1984, p. 7, D. Charpin, 1990, p. 92-93, A. Annus, 2002, p.11-12. 456 J. Bottéro, S. N. Kramer, 1989, p. 375. Voir également A. Annus, 2002, p. 171172, et J. van Dijk, 1983, p. 9, qui évoquent respectivement une « partial creation » et une « new creation ». 457 Sur la question de la création en Mésopotamie, impliquant nécessairement la mention d'un état embryonnaire du monde, voir notamment J. van Dijk, 1965 ; W.G. Lambert, 1975, 1981 et 1995 ; J.G. Westenholz, 2002, et 2010. 458 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 338. 459 J.D. Forest, 2009. 460 Sur l’influence de la mythologie de Ninurta, voir entre autres, J. van Dijk, 1983, p. 9-19, W.G. Lambert, 1986, et A. Annus, 2002, p. 168-171. 461 R.M. Sigrist, 1984, p. 284. 462 A. Annus, 2002, p. 6. 453
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Possesseur des regalia463 qu'il peut tout aussi bien donner que reprendre464, il est de fait celui qui institue - ou défait- le roi, la royauté et le royaume465. Maître des limites et des frontières466, mais aussi roi de l'intérieur de la ville467, il est donc une divinité du monde civilisé468 dont il délimite, organise et protège l'espace. Dieu créateur, dieu fondateur Toutefois, si la divinité babylonienne Marduk apparaît bien dans l'Enūma Eliš, suite à sa victoire contre Tiāmat, comme un dieu « créateur », la définition de Ninurta comme tel dans le Lugal.e pose problème. En effet, bien qu'il crée effectivement l'agriculture et organise l'espace terrestre suite à sa victoire contre l’Asakku (l. 334-367), à aucun moment donné Ninurta ne crée l'univers. Tout juste est-il celui qui, après que le chaos a bouleversé ce dernier, en rétablit l'ordre, l’équilibre469. Par conséquent, et bien qu'une 463
A. Annus, 2001a, p. XIV, A. Annus, 2002, p. 51-54, et T. Jacobsen, 1987, p. 146. A. George, 1992, p. 311, l. 66-69 et A. Annus, 2001a. 465 L’une des nombreuses épithètes de Ninurta est Inūrta-šarru-ibni (Ninurta créa le roi). Sur la définition de Ninurta comme dieu protecteur du roi et de son pouvoir, ou protecteur des traités de succession, voir respectivement U. Moortgat-Correns, 1995 et A. Annus, 2002, p. 201. Voir également P. Steinkeller, 1989 et J. Pace, 2011. 466 K. Tallqvist, 1938, p. 47 et 49. Ainsi, page 49: bēl mi-iş-ri u ku-du-ri Herr der Grenze und der Mark, Nbk I.: Nippur IV 19, OBI 149, III 1, Mna III R 41, II 27; voir également M.P. Streck, 2001, p. 517. De même, Ninurta est le « seigneur des bornes et des districts » (SCHEIL, Textes élamites-sémitiques, I p.109: kudurru de Melishipak, cité par E. Dhorme, 1910, p. 93). 467 K. Tallqvist, 1938, p. 422: Lugal-uru-šà-ga. Le fait que Ninurta protège la ville des démons Asakkus, « ceux vaincus par Ninurta et dont l'habitation est en dehors de la ville » (A.R. George, J. Taniguchi, M.J. Geller, 2010, p. 134, note 6; voir également A.R. George, 1992, p. 156-157) participe de ce statut et atteste bien du rôle du fils d'Enlil comme garant de la frontière entre un monde chaotique et le monde civilisé. Dans une même perspective, l’Anzû, que Ninurta combat dans le mythe d’Anzû, « was fit to personify the threat against cosmic order because it dwelled in the mountains - the realm external to habitation, civilization, and order in the worldview of Mesopotamians » (N. Wazana, 2009, p. 114). 468 Ninurta est notamment qualifié de Bin šar dadmē, « fils du roi des places habitées » (il s'agit là du titre original du mythe de l'Anzû). De même, il est celui qui détruit les villes et les fondations, ou empêche que la nature soit civilisée. Sur ces questions, voir J. Pace, 2011. 469 Analysant le Lugal.e A. Annus admet que le mythe mésopotamien ne correspond aucunement à cette catégorie de mythes proche-orientaux qui associe sans ambiguïté aucune la création du cosmos à un combat primordial (A. Annus, 2002). Voir notamment H. Gunkel, 1895. Cette affirmation toutefois mérite d'être nuancée. En effet, ainsi que le souligne D. Pardee, notamment pour le domaine ougaritique, « il 464
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certaine structure commune puisse être retrouvée entre les deux épisodes mentionnés – une faculté créatrice rendue possible par la victoire sur le chaos –, une hypothèse serait de penser cette distinction comme symptomatique d'une différence de fonction – et donc de nature – de l'Enūma Eliš et du Lugal.e : si le premier s'inscrit pleinement dans la catégorie des mythes dits de « création », le second semble relever d’une tout autre sphère. L’identification par les Hittites de Ninurta avec leur « dieu fondateur » Télipinu est, dans cette perspective, significative. En effet, tous deux dieux de l’orage470 et fils préférés471 du dieu de l’orage souverain de leur panthéon respectif – le dieu de l’Orage et Enlil –, Télipinu et Ninurta en effet, de par leur jeunesse, leur violence, leur fonction agraire, ainsi que leur rôle dans l’établissement de la royauté et la protection du royaume, partagent un grand nombre de qualités essentielles qui suscitent l’interrogation quant à leur proche nature et parenté fonctionnelle. Les listes divines publiées et commentées il y a quelques années par H.G. Güterbrock472, et où Ninurta occupe la place de Télipinu, atteste de l’inscription de ces analogies dans une réflexion idéologique et théologique globale. Autrement dit, se pose ici la question de savoir dans quelle mesure le dieu mésopotamien relève de la même nature fonctionnelle que la divinité hittite et peut s’inscrire dans une perspective fondatrice. La relecture du mythe du Lugal.e à la lumière des mythes de Télipinu473 est à cet égard tout à fait signifiante. L’appartenance de l’ensemble de ces textes au genre du mythe de royauté légitime ce cadre de réflexion. faut admettre que le Chaoskampf n'est pas toujours lié à la création comme on l'admet couramment depuis les études de H. Gunkel qui datent d'il y a plus d'un siècle » (D. Pardee, 2010, p. 174). A l'instar du Baal ougaritique, Ninurta, en est le parfait exemple. Sur une mise au point de la question voir D.T. Tsumura, 2005. 470 Sur Ninurta dieu de l'orage, J. Pace, 2011. En ce qui concerne Télipinu voir notamment R. Nicolle, « dIM dans CTH 726.1 », Fs Freu, Paris, 2014. 471 Catalogue des Textes Hittites (CTH) 322, I, 8. Télipinu a pour épithète assuwan-, « fils chéri, favori » (E. Laroche, Catalogue des Textes Hittites, Klincksiek, Paris, 1971). En ce qui concerne Ninurta, voir M.P. Streck, 2001, p. 513, et J. Pace, 2011. 472 H.G. Güterbock, 1961a. Dans le même ordre d'idée, Ninurta apparaît également comme le vizir de Tešub au paragraphe 11 de la Chanson du dieu LAMMA (cf. H.A. Hoffner, 1990, p. 47). 473 H.A. Hoffner, 1990. Datés du XVIe siècle environ, les principaux mythes dont Télipinu est le protagoniste – Mythe de Télipinu, Télipinu et la fille de l’Océan, Disparition du Soleil – sont considérés comme les mythes fondateurs du royaume hittite. Sur la question de la datation des mythes dont Télipinu est le protagoniste, voir notamment : M. Mazoyer, 2003b, p. 34-40, pour le Mythe de Télipinu ; p. 204, pour Télipinu et la fille de l'Océan ; p. 165, pour la Disparition du Soleil.
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Une perspective mythologique commune Un « dieu fondateur » ne crée pas. Il est celui qui, après que le chaos a bouleversé l’équilibre universel, rétablit l’ordre, le rend à nouveau possible: il institue le royaume, la société, creuse la terre et la délimite. Autrement dit, s’il est celui qui réorganise le monde après un bouleversement majeur, jamais il ne le crée de toutes pièces. Or, si la mythologie de Télipinu s’inscrit naturellement dans cette perspective idéologique, il apparaît que le mythe du Lugal.e n’y soit pas tout à fait étranger. Ninurta en effet, ne joue pas seulement dans ce récit les simples rôles de dieu guerrier et champion des dieux comme il est coutume de le caractériser habituellement, mais également celui de la personnification de la fonction royale, dont les traits sont alors déterminés et codifiés. L'expression d’un pays littéralement ravagé qui, retourné à l’état naturel et sevré de toute altération, voit Ninurta rétablir la société en créant entre autres l’agriculture justifie de rapprocher les textes hittites et mésopotamiens. Tentative d’identification d’une structure narrative commune Mythologie de Télipinu Le Mythe de Télipinu. En se référant à un ordre chronologique des événements, le premier des mythes mettant en scène Télipinu serait la première version du Mythe de Télipinu. Dans cette pièce d’une certaine importance, Télipinu apparaît comme un dieu en colère qui, sans doute, irrité par la négligence des mortels qui ne respectent plus son culte comme il se doit474, quitte son temple afin de se réfugier aux confins de la campagne, vierge de toute civilisation (Tél. I A, I 4)475. Or, par l’abandon de son temple, Télipinu entraîne un brutal retour à l’état naturel de ce territoire qu’il quitte : « les limites se brouillent, la vie politique et religieuse disparaît, ainsi que l’agriculture et l’élevage »476. Autrement dit, toute forme de vie organisée, d’harmonie et de civilisation a disparu (Tél. I A, 5-20; Tél. II A, I 1‘-6‘). Soucieux, les dieux se mettent à la recherche de Télipinu. Si l’Aigle et le dieu de l’Orage échouent dans un premier temps, l’Abeille parvient à retrouver la jeune divinité. Piqué par cette dernière, Télipinu entre dans une terrible colère et « détourne les rivières, ébranle les fondations des maisons, tue les animaux et les hommes »477 (Tél I A, I 23’-35’ ; Tél III B, II 1-15). 474
M. Mazoyer, 2003b, p. 113-116. M. Mazoyer, 2004a, p. 380. 476 M. Mazoyer, 2003b, p. 195. 477 M. Mazoyer, 1999, p. 56; cf. le Mythe de Télipinu: CTH 324: KUB 33.10, II 1-16. 475
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Enfin, le mythe s’achève sur un Télipinu qui, apaisé et purifié478, revient habiter son temple479: « il procède alors à la fondation du nouveau royaume : il fait fonctionner de nouveau le foyer sacrificiel, assure la pérennité du couple royal et donne au roi l’égide qui contient tous les biens du royaume »480 (Tél. I A, IV 20-35; fragment a IV 1’- 26). Identification de la structure narrative481 1. Un dieu en colère. 2. Départ du dieu qui quitte le monde civilisé. 3. Disparition de la civilisation/retour à un état chaotique. 4. Retour et colère destructrice du dieu. 5. Purification du dieu. 6. Fondation du nouveau royaume. 478
Thème connu des chercheurs depuis longtemps (cf. entre autres : G. Dumézil, 1956, p. 95-99 ; F. Vian, 1963, p. 114-118), la « souillure » du fondateur est présente dans de nombreux mythes indo-européens. Ainsi, par exemple, celle d'Apollon qui doit se rendre dans la vallée de Tempé après le meurtre du Python, ou celle de Cadmos, après le meurtre du dragon. M. Mazoyer cependant, relève une différence de structure entre ces mythes : « Après avoir versé le sang, le fondateur devenu meurtrier doit être purifié et s'exiler. On voit donc la singularité du Mythe de Télipinu. Le futur fondateur, avant de devenir meurtrier (Tél. III B, II 13) est souillé par la colère que provoque la disparition de son culte. » (M. Mazoyer, 2003b, p. 117). Sur la question du meurtre du Python par Apollon, voir M. Detienne, 1986. 479 De même que la question de la « souillure » du dieu (cf. note précédente) est une thématique essentielle des mythes de fondation indo-européens, celle de l'« exil » du dieu fondateur l'est tout autant. Ainsi, à l'instar d'un Télipinu qui se réfugie à la campagne, Apollon et Cadmos, pour reprendre leur exemple, vivent en marge de la société avant de procéder à la fondation. Romulus, Poséidon, ou encore Amphion, le fils d'Antiope, tous fondateurs, ont également en commun cette caractéristique. Sur cette question de la marginalité du dieu fondateur, voir notamment M. Mazoyer, 2003b, p. 119-120. 480 M. Mazoyer, 2003b, p.33. Pour la liste détaillée des biens contenus dans l’égide, idem p. 153-154. 481 Dans son analyse étiologique du mythe de Télipinu, Hatice Gonnet distingue également la structure suivante : « Des désastres interviennent avant le départ de Télibinu – Le dieu se met pour une première fois en colère et quitte son sanctuaire – Des désastres interviennent après le départ de Télibinu – Les dieux recherchent Télibinu – Réveillé par la piqûre de l'Abeille, le dieu se met pour une seconde fois en colère – A la suite des rituels éxécutés par la déesse Kamrusepa, Télibinu change de nature – Télibinu rentre dans son pays – Télibinu laissa soulever au roi la peau de mouton (l'égide) qui contient la "vie", et il la lui donna » (H. Gonnet, 2001, p. 147).
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Télipinu et la fille de l'Océan. Intitulé Télipinu et la fille de l'Océan, le second mythe fondateur de Télipinu présente un Télipinu peu soucieux de l'ordre établi, n'hésitant pas, à force de violence, à bouleverser les conventions pour asseoir sa suprématie sur le panthéon hittite. Composé d'une partie narrative et d'un fragment de rituel (Océan B, IV 2'-11'), le texte s'ouvre sur la toute-puissance d'Océan qui contraint le Soleil à quitter le ciel pour sa demeure (Océan A, I 1-7). Ne pouvant tolérer cela, le dieu de l'Orage envoie alors son fils Télipinu récupérer le Soleil (Océan A, I, 7-10). Or, la fougueuse divinité ne se contente pas seulement de ramener l'astre divin, mais enlève également la fille d'Océan. Terrifié, ce dernier laisse faire et voit sa fille conduite dans la demeure du dieu de l'Orage (Océan A, I, 11-15). Ce n'est qu'après coup que l'Océan réagit. En effet, s'estimant lésé il demande au dieu de l'Orage une dot afin de compenser la perte de sa fille (Océan A I, 1618). Ce à quoi, sur les conseils de MAH, le dieu de l'Orage consent (Océan A, I, 19-25). Ce mythe s'inscrit dans la continuité du Mythe de Télipinu, puisqu'il pose les dernières conditions nécessaires au jeune dieu de l'orage pour affermir sa position nouvelle de dieu fondateur. Son mariage avec la fille de l'Océan, Hatépinu, lui permet en effet de maîtriser les eaux courantes, capacité nécessaire à la fondation. D'autre part, ainsi que le commente M. Mazoyer, le mariage de Télipinu reflète les modalités du mariage hittite, qui peut unir le rapt et le contrat, comme on le voit dans les Lois hittites482. Identification de la structure narrative 1. 2. 3. 4. 5.
Départ forcé du Soleil. Réaction du panthéon : envoi de Télipinu. Retour du Soleil et rapt de Hatépinu. Plainte de l’Océan. Compensation.
Disparition du Soleil. De moindre importance en ce qui concerne Télipinu proprement dit, mais essentiel pour la compréhension du panthéon hittite et de sa réorganisation au XVIe siècle avant notre ère, le troisième et dernier des mythes fondateurs de Télipinu, la Disparition du Soleil, met en 482
M. Mazoyer, 2003, 213-214. Il est intéressant de relever que le « mariage par rapt » s'inscrit comme l'un des types de mariage courants du monde indo-européen. Sur cette question voir notamment G. Dumézil, 1979.
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scène la disparition du Soleil qui, quittant le ciel, s'en va trouver refuge sous l'Océan483. Contrairement au mythe précédemment cité, il s'agit là de la volonté même de l'astre solaire, et non d'une pression exercée à son encontre (Sol. a, I? 1'-19'). Cependant, la disparition du Soleil n'est pas sans conséquence puisqu'elle entraîne l'apparition du « Gel », Hahhima. S'étendant progressivement sur le pays, ce dernier « assèche l'eau » (Sol. b, I 8') et « immobilise l'herbe, les pays, les boeufs, les moutons, les chiens et les porcs » (Sol. b, I 12'). Devant réagir au plus vite, le dieu de l'Orage envoie chercher le Soleil, mais aucune des divinités préposées à cette mission ne parvient à le retrouver, saisies tour à tour par Hahhima. Ainsi, ZABABA, le dieu LAMMA, Télipinu, les déesses MAH et Gulsa, qui tous périrent devant ce terrible ennemi. De même, le dieu de l'Orage finit par périr à son tour (Sol. b, I, 38-41), seul le retour du Soleil pouvant mettre fin à son invulnérabilité. Identification de la structure narrative 1. 2. 3. 4. 5. 6.
Disparition du Soleil. Apparition du Gel. Immobilisation du monde. Réaction du panthéon : échec. Immobilisation du dieu de l’Orage. Retour du Soleil/Disparition du Gel. Mythologie de Ninurta
Lugal.e. Datant probablement de la fin du IIIe millénaire484, le Lugal.e compte parmi les pièces les plus importantes de la mythologie suméro-akkadienne, tant par son ampleur (729 lignes) que sa postérité485. Mettant en scène le combat de Ninurta avec l'Asakku, elle s’articule de la sorte : alors qu'il participe à un banquet avec les dieux (l. 17-21)486, Ninurta 483
Pour un commentaire détaillé de ce mythe, outre M. Mazoyer, 2003b, voir également M. Mazoyer, 2007, p. 235-250. 484 Sur la question de la datation du Lugal.e voir notamment J. van Dijk, 1983, p. 1-3, J.S. Cooper, 1978, p. 10. Pour une synthèse récente de la question, voir S. Seminara, 2001, p. 28-30. 485 La multiplicité des copies en effet (près de 200 témoins environ) et leur étalement dans le temps (jusqu'à l'époque séleucide) montre que ce texte a connu un succès considérable (cf. J.D. Forest, 2009, p. 42). 486 N'étant d'aucune utilité quant au déroulement de l'action proprement dite, l'invocation liminaire et eulogie de Ninurta, qui s'étend des lignes 1 à 16, n'aura pas
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est prévenu par son arme, Šarur, que l'Asakku, s'étant accouplé à la Montagne et revendiquant la royauté, ravage le pays de Sumer, avec l'aide de son armée de Pierres (l. 22-45). Bien que la Montagne reste dans un premier temps fidèle au fils d'Enlil, elle finit par le trahir et s’allie au monstre (l. 4660). Šarur, désespéré dresse alors à son maître le portrait terrible d'un Asakku invincible dont rien ne peut arrêter la progression (l. 61-69). Pris de rage, au point que les dieux ses pairs, incapables de réagir, s'enfuient sous le coup de la peur, la jeune divinité décide alors d'intervenir et, n'hésitant pas à tout détruire sur son passage, part combattre la Montagne et ses alliés. Cette première campagne se solde par une victoire éclatante de Ninurta qui met à bas quiconque se fut opposé à lui (l.70-108). Cependant, ce premier assaut ne suffit pas. Tout en rappelant au jeune dieu ses premières victoires et le priant de purifier ses armes, Šarur le met en garde contre le combat à venir et dont il ne pourra assurément sortir vainqueur « car c'est bel et bien l'Asakku qui l'attend sur la Montagne487 » (l.109-150). Malgré quoi, Ninurta choisit de combattre, et commandant à ses armes se lance à l'assaut, paralysant de terreur ciel et terre, faisant quitter place au Soleil et à la Lune (l. 151-168). Désormais plongé dans l'obscurité, l'Asakku répond à l'attaque. D'une violence inouïe, la confrontation anéantit toute trace de vie et tourne en faveur du démon (l. 169-185). Enlil, qui craint pour son fils, décide d'intervenir et lui envoie un message : tandis que lui, son père Enlil, enverra sur l'Asakku le Cataclysme488, Ninurta, devant se reprendre, devra saisir ce dernier et lui percer le foie (l.186-243). Le message transmis et n’écoutant plus que sa colère, le fils d’Enlil repart au combat et tue le monstre (l. 244297). Fort de cette victoire, acclamé par ses pairs, le jeune héros, qui n'a pas manqué de purifier ses armes, fixe le destin de son ennemi abattu qui devient une pierre dont l'intérieur est le monde infernal489 (l. 298-330)490. Puis, alors que l'eau ne sort plus du sol, il entasse un monceau de pierres afin de construire un barrage qui délimitera l'horizon de Sumer. Maîtrisant alors les eaux primordiales, et rassemblant les eaux éparpillées dans le KUR, il rétablit l'eau dans le pays. La vie reprenant ses droits, Ninurta crée alors l'agriculture afin de restaurer la prospérité du royaume. De même, il établit des comptoirs commerciaux (l. 334-367). Cependant que la jeune divinité été évoquée ici. 487 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 345. 488 Le « Cataclysme » doit être rapproché de violents orages (cf. J. van Dijk, 1983, p. 78, l. 218; J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 348, idem). 489 J. van Dijk, 1983, p. 10, commente ainsi: « l’Asakku, mis à mort, devient un rocher dont l’intérieur est l’"urugal", la "grande ville", le monde infernal, l. 327-329: « à partir de ce [moment?], on ne l’appellera plus "Asakku", "pierre" sera son nom… celle-ci, ses entrailles seront le Tartare…». Voir note 503. 490 S'ensuit la bénédiction de Šarur (l. 331-333).
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s'affaire à la tâche, sa mère, Ninmah vient à sa rencontre se plaignant du manque d'égard dont il a fait preuve à son encontre. Aussi fixe-t-il son destin afin de la satisfaire (l. 368-410). Enfin, vient le jugement de chacune des Pierres ayant pris part au combat. Tandis que certaines sont déclarées coupables de trahison et jugées en conséquence, d'autres, fidèles, connaissent un destin glorieux (l. 411-647). Le récit du retour de Ninurta parmi les siens et les honneurs qui lui sont faits, ainsi qu'un hymne à Nisaba, concluent la narration (l. 648-729). Identification de la structure narrative491 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7.
Création de l’ennemi (l. 17-69) Réaction à la menace (l.70-150) Première confrontation : défaite (l.151-185) Aide (l.186-243) Deuxième confrontation : victoire (l.244-330) Réorganisation du monde (l.331-647) Célébration du héros vainqueur (l. 648-729) Commentaire
Il est évident que les mythes de Télipinu ne participent aucunement du genre du mythe de combat dont la mythologie de Ninurta se fait l’écho492. 491
Dans un article récent, Fumi Karahashi distingue également la structure suivante : « creation of the ennemy – reaction – first battle/defeat – help – second battle/victory » (F. Karahashi, 2004, p. 78). 492 Ainsi le motif conduisant à la violence du dieu et son éloignement diffère selon que l'on se réfère aux mythes du dieu hittite ou mésopotamien. Si le Lugal.e s'inscrit dans la tradition littéraire des « mythes de combats », entraînant la réaction à une agression de la divinité, l'obligeant dès lors à quitter sa position, le Mythe de Télipinu relève plutôt dans son schéma du genre mésopotamien de la Lamentation, dont la thématique principale consiste dans le départ des dieux et les conséquences néfastes de ce dernier (sur cette question, voir notamment P. Michalowski, 1989 et W.W. Hallo, 1995). En effet, Télipinu ne quitte son temple que parce qu'il sent son culte négligé par le peuple hittite (M. Mazoyer, 2003b, p. 114-116, sur cette question du départ du Télipinu, voir également H. Gonnet, 2001). C'est de ce départ que résultera l'avènement du chaos (il est intéressant de relever ici que le Poème d’Erra participe de la même perspective idéologique ; pour une traduction et un commentaire de ce texte, voir entre autres J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 680727). Au vu de l'influence considérable que la culture mésopotamienne a pu avoir sur la culture hittite, et plus précisément dans le domaine religieux, cette hypothèse
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Cependant, et bien que leurs propos diffèrent a priori de celui du Lugal.e, il apparaît qu’une structure commune à l’ensemble de ces textes peut être définie. De même que Ninurta, Télipinu est un dieu fort, qui sème l’effroi partout où il apparaît (Télipinu et la fille de l’Océan). Il remet au roi l’arme qui lui permettra de vaincre les ennemis. Unité 1. Du monde civilisé au monde chaotique. Le premier motif partagé par les deux traditions littéraires est l’expression de la disparition du monde civilisé et le retour du monde à l’état chaotique. Si cette transformation singulière est dans le Mythe de Télipinu le fait du départ de la divinité, elle est dans le Lugal.e le résultat de la destruction du monde par Ninurta lors de son affrontement avec l’Asakku : l. 173-181 : Comme un mur qui s’écroule, il [Asakku] s’abattit sur Ninurta, poussant des rauques clameurs ainsi qu’au jour du Châtiment ! Pareil à un python, il sifflait sur la contrée ! Il tarit les eaux de la Montagne et il en arracha les tamaris ; il lacéra le corps de la terre et le couvrit de blessures cruelles ; il mit le feu aux cannaies, et le ciel fut voilé de sang. Il perça de flèches les corps et dispersa la population : les champs ne furent plus que cendres noirâtres, et l’horizon rougit comme pourpre.493
Ninurta n'affronte son ennemi qu'aux frontières du territoire de Sumer494. Jamais en son sein même. Par conséquent, ce n'est qu’ayant atteint les marges du monde civilisé que la divinité mésopotamienne pourra procéder à
semble tout à fait fondée. Toujours dans cette thématique du départ du dieu, le motif du « dieu caché dans les eaux », peut être relevé. Totalement absent chez la divinité mésopotamienne, mais d'une importance considérable dans le Mythe de Télipinu, son origine semble devoir être trouvée dans la tradition indo-européenne, et notamment védique où l'on retrouve Indra caché sous un lotus (Mahâbhârata, V, 1014). Bien que ce motif de la mythologie d'Indra soit le plus souvent rapproché de certains aspects de la mythologie d'Arès – à travers notamment la perte de ses pouvoirs par la divinité – le fait que les deux divinités, hittite et védique se réfugient chacune en un milieu aqueux – en l'occurrence un marécage pour Télipinu, cf. M. Mazoyer, 2003b, p. 117-118 –, tend à les rapprocher davantage (sur les liens entre Télipinu et Indra, voir notamment R. Nicolle, « Télipinu et le Soleil dans la mythologie hittite : la manipulation du Soleil » (Eighth International Congress of Hittitology, Warsaw, 5-9 september 2011, à paraître) ; sur la question de la comparaison des mythologies d'Indra et d'Arès, voir entre autres : B. Sergent, 1997, p. 304. 493 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 347. 494 De même en est-il dans le mythe d’Anzû où Ninurta affronte l’Anzû sur la Montagne. Sur la question des combats de Ninurta en dehors du monde divin, voir M. E. Vogelzang, 1989, p. 74.
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la fondation495. Il est intéressant de relever que les villes-sanctuaires de Télipinu sont placées à la frontière gasga. Le fait que Ninurta a recours à la purification par deux fois496 est également révélateur497. Unité 2. Chaos et colère du dieu. Il est évident que la colère de Ninurta lors de son affrontement avec l’Asakku est justifiée. La prétention du démon de mettre à bas l’ordre du monde ne peut, en effet, susciter aucun autre type de réaction. Cependant, il est clair également que la jeune divinité perd totalement le contrôle d’elle-même, n'hésitant pas à tout détruire sur son passage et à faire couler le sang, et obligeant son père Enlil à intervenir et le rappeler à l’ordre : l. 83-89 : Quand il eut emmanché Ouragan et Tempête, il les chargea de (déclencher le) Cataclysme ! Et celui-ci gigantesque et irrésistible, de s’avancer, à l’avant-garde du Champion ! Il remuait et faisait retomber la poussière du sol, comblait les cavités, nivelait toutes choses, faisait pleuvoir des braises, flamboyer des éclairs et dévorer les hommes par tout ce feu. Il arrachait les plus hauts fûts et rasait les forêts. La terre, s’ouvrant les entrailles, poussait des cris stridents, le Tigre tourbillonnait, turbulent, bourbeux et putride.498 l. 244-260 : Ninurta tourna donc vers la Montagne, et sa Matraque et ses Flèches, il la visa de son Javelot […]. (…) Le Seigneur [lança (?)] des tourbillons de poussière. Son choc frappa la Montagne comme un aiguillon. Šarur, ayant enflé les vents jusqu’au ciel, dispersa les populations et les déchiqueta comme un fauve affamé. De son venin, il dévasta totalement les villes, sa massue concasseuse mit la Montagne en feu ; son arme, à l’impitoyable denture, pulvérisa les crânes ; son étripeuse cognée grinça des dents, et, lorsqu’il eut planté son javelot en terre, les crevasses du sol se remplirent d’un sang que les chiens lapaient comme du lait.499 l. 220-224 : [Voici donc mes ins]tructions, tu lui porteras ce message : [« Oui ! mes gens] resteront en nombre : les eaux ne submergeront pas ceux 495
cf. note 33. La première fois intervient à la ligne 126 du récit après que le héros ait ravagé la Montagne, ses habitants et ses monstres. La divinité érige un autel de purification. La seconde intervient directement après la mort de l'Asakku, Ninurta « lavant Baudrier et Matraque, et nettoyant son Arme de son sang » (J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 351, l. 301-302). 497 Voir notes 478 et 479. L'« exil » et la « souillure » constituent deux caractéristiques essentielles du « dieu fondateur ». 498 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 343-344. Voir également J. van Dijk, 1983, p. 62-63. 499 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 349-350. Voir également J. van Dijk, 1983, p. 82-84. 496
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qui sont franchement de mon bord ! Et quand le vent emporterait les champs, la population ne diminuera point ! Lui-même […], ni ne me privera de ma postérité, ni ne me fera disparaître toutes ces espèces que j’ai créées et mises en train ! ».500
Cette colère incontrôlable et synonyme d’un chaos nécessaire au processus de fondation501, rappelle bien la terrible colère du dieu Télipinu qui, piqué par l’Abeille, n’hésita pas à « détourner les rivières, ébranler les fondations des maisons, tuer les animaux et les hommes »502. Unité 3. Réorganisation du monde et fondation du royaume. Suite à sa victoire sur l’Asakku, Ninurta poursuit son effort (l. 334-367) et transforme l'Asakku en pierre. l. 327-330 : Désormais, on ne t’appellera plus Asakku, mais « Pierre » - une pierre dont le nom propre sera zalaqu, au sein de quoi se trouvera l’Enfer et dont la vaillance reviendra au Seigneur ( ?)503
S'il s’agit là d’un comportement politique associé à la royauté : le jugement de l’ennemi, sa condamnation et son anéantissement total, – jusqu’au 500
J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 348. Voir également J. van Dijk, 1983, p. 78-79. En effet, « comme le signale F. Vian (F. Vian, 1963, p. 80-81), le retour au chaos est d’une grande importance dans les légendes de fondation indo-européennes: les catastrophes qui réduisent à néant le monde ancien sont variées mais ont pour but de préparer l’émergence d’un nouvel ordre » (M. Mazoyer, 2003b, p. 131). Dans une même perspective, la question du sang est essentielle, puisque caractéristique d'une certaine idée de fondation (M. Detienne, 1990, p. 4). 502 M. Mazoyer, 1999. Voir le Mythe de Télipinu (CTH 324 : KUB 33.10, II 1-16). 503 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 352. Voir également J. van Dijk, 1983, p. 10 et 92. Il est intéressant de relever ici les liens particuliers de Télipinu et Ninurta avec le monde souterrain. Ainsi, Télipinu est celui qui permet d’accéder au monde souterrain (M. Mazoyer, 2010, p. 88). Dans une même perspective Ninurta serait celui qui crée les enfers (pour une autre interprétation voir note 489). Cependant, si Télipinu est à la jonction du monde des vivants et du monde souterrain, il ne guide pas les morts. Or, dans l’Épopée de Gilgameš, l’Anzû est mis en scène dans un rôle de guide des morts (il est en effet celui qui conduit Enkidu à la demeure obscure : J. Bottéro, 1992, l.16 à 34). Aussi, se pose la question de savoir, étant donné l'équation possible de la divinité avec le monstre (pour une synthèse de la question, voir J. Pace, 2011), s’il s’agit là d’une caractéristique propre au démon, ou si cette dernière est à rattacher à la divinité. La mention dans AKA 255 i 3 (Asn.) de « Ninurta, pētû naqbē kabisi erṣeti rapašti, who opens up the deep, walks about in the netherworld » (CAD K, kabāsu : to stride, walk upon, p.8), va dans le sens de la seconde hypothèse. Sur l'identification de Télipinu et Ninurta, voir précisément : « Identification de Télipinu et Ninurta ». 501
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cadavre, la création des enfers s'inscrit dans une perspective plus large de fondation504. En effet, de même que Télipinu fondateur creuse le sol afin de sacrifier aux divinités infernales505, ou que Romulus excave le mundus lors de la fondation de Rome506, Ninurta fixe le cadre sacré nécessaire à la fondation du royaume et sa prospérité future507. De même, la mise à mort particulière de l'Asakku avant sa transformation s'inscrit dans ce cadre particulier: l. 288-298 : Mais Ninurta, arrivé jouxte à l'ennemi, l'enveloppa comme une vague (?)508 et, une fois débilité l'éclat-surnaturel de l'Asakku, il […]. Il le jetait en bas, puis le lançait en haut, le secouant et l'éparpillant comme de l'eau sur la Montagne. Il le sarcla comme joncs, l'arracha comme roseaux. Puis, tout en recouvrant la contrée de sa propre splendeur, il écrasa 504
F. Delpech, 2000. M. Mazoyer, 2003b. 506 D. Briquel, 1976. Voir également F. Delpech, 2000, p. 205-206. 507 Une interprétation différente de ce passage du Lugal.e, toutefois, peut être proposée et pose la question des rapports entre les versions sumériennes et akkadiennes de ce texte (voir notamment S. Seminara, 2001). Ainsi que le suggère F. Bruschweiler en effet, si les traductions du sumérien ur5.ra.àm bar.bi urugal hé.em (l.329) proposées respectivement par J. van Dijk (« Celle-ci ses entrailles seront le Tartare ! », J. van Dijk, 1983, p. 92) et J. Bottéro (« au sein de quoi se trouvera l'Enfer », J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 352) sont grammaticalement pertinentes, elles ne semblent pas refléter l'interprétation akkadienne du texte (« Ainsi que son corps appartienne à la "grande cité" (akk. "la tombe"), que sa qualité de champion appartienne au seigneur », F. Bruschweiler, 1987, p.71). La construction à l'identique des lignes 329 et 330 (šu-ú z[u-mur-šú] lu šá qab-rim = que son c[orps] appartiennent à la tombe / qar-ra-du-us-su lu-u šá be-li = que sa qualité héroïque appartienne au seigneur) dans la version akkadienne du Lugal.e, suggèrerait qu'il en allait de même dans la version sumérienne du texte et imposerait de fait une relecture de cette dernière (F. Bruschweiler, 1987, p. 71) . Autrement dit, plus que la description du processus de création du monde des morts, le vers 329 montrerait « qu'il ne subsiste rien de celui qui a cherché à bouleverser l'ordre divin. Non seulement son corps se décompose dans la tombe, mais, en plus, il est privé de sa renommée » (V. van der Stede, 2007, p. 35-36). Sur ces questions, voir également D. Katz, 2003, p. 339. Pour une traduction récente de la version sumérienne du Lugal.e, voir J. Pace, « Mythopoeia ou l'art de forger les "mythes", dans l'aire culturelle syro-mésopotamienne, méditerranéenne, et indo-européenne », thèse de doctorat sous la direction de Maria-Grazia Masetti-Rouault, EPHE (en cours). 508 AB.GAR-gim: littéralement « à la manière de la mer », « comme la mer ». Une hypothèse serait de voir cette action comme l'abattement du Déluge, arme privilégiée de Ninurta (voir J. Pace, « Mythopoeia ou l'art de forger les "mythes", dans l'aire culturelle syro-mésopotamienne, méditerranéenne, et indo-européenne », thèse de doctorat sous la direction de Maria-Grazia Masetti-Rouault, EPHE, en cours). 505
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l'Asakku comme orge torréfiée, l'émascula et le mit en morceaux, comme des lits de briques. Tel le potier ses charbons, il en fit comme un cône (…), il le tassa comme pisé, comme boue triturée (?) ! C'est ainsi que le Champion accomplit son dessein !509
L'utilisation de l'eau/Déluge et la transformation de l'Asakku en motte de terre rappellent notamment certains rites de cession immobilière mésopotamiens dont E. Cassin a montré le caractère cosmogonique510. Analysant la question du plongeon des origines et de ses variations méditerranéennes, F. Delpech rattache cette association (eau/motte de terre) au limon extirpé de l'Océan primordial par le démiurge-plongeur511, dont il fait l'enjeu ultime de l'acte de fondation512. L'association eau/Déluge - motte de terre - constitution des Enfers procède ainsi d'une véritable appropriation du territoire de Sumer par la divinité : un temps contesté par l'Asakku, le territoire mésopotamien, désormais (re)déterminé et (re)sacralisé, « appartient » exclusivement à Ninurta, dont la légitimité ne peut et ne pourra souffrir la moindre contestation : l. 310-313 : Seigneur ! Majestueux Arbre-Meš poussé en un champ irrigué, qui donc t'égalera, ô Champion ? Nul ne s'est jamais rencontré d'aussi parfait, d'aussi digne que toi, mon Souverain, de s'asseoir sur le trône. Dorénavant, personne en la Montagne, n'osera plus se rebeller contre toi : tu n'aurais qu'un seul cri à pousser (?) pour l'abattre.513
La constitution d'un barrage qui délimitera l'horizon de Sumer, marque la fin 509
J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 351. Voir également J. van Dijk, 1983, p. 87-88. Ainsi que le montre E. Cassin, le rituel de cession immobilière comporte la destruction d'une motte de terre qui, symbolisant le terrain cédé par le vendeur, est jetée par ce dernier dans de l'eau. Cette opération permet de rompre le lien qui associait le sol à son possesseur. Reproduisant les conditions du Déluge, ce rituel semble engager les représentations cosmogoniques de la culture mésopotamienne « selon laquelle le retour au chaos, le nivellement sous forme de déluge est senti en même temps comme une catastrophe et comme la condition nécessaire d'un renouvellement du monde » (E. Cassin, 1987, p. 294 ; voir également p. 6-10 et 281294). 511 F. Delpech, 2000, p. 239. 512 F. Delpech, 2000, p. 239-240 : « Symbole du terrain dont la possession est contestée, témoin matériel d'une répartition, ou matière première d'une fondation, voire d'une genèse universelle, elle a valeur à la fois juridique, religieuse et cosmogonique : d'où son utilisation dans les rituels d'ordalie, de cession foncière, et de fondation, et sa mobilisation dans des mythes de création, d'origine des hommes, de mise en place d'un centre ». Voir également M.P. Nilsson, 1920 et F. Delpech, 1995. 513 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 352. Voir également van DIJK, J., 1983, p. 90. 510
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de ce processus de détermination/fondation du territoire514. Enfin, maîtrisant les eaux primordiales, et rassemblant les eaux éparpillées dans le KUR, Ninurta rétablit l'eau dans le pays. La vie reprenant ses droits, il crée alors l'agriculture afin de restaurer la prospérité du royaume. l. 334-364 : Or, en ce temps-là, l’eau vivificatrice ne sortait pas encore du sol, mais, transformée en glace accumulée, elle ravinait, en fondant, les montagnes. Aussi les dieux du pays, réduits au travail forcé, devaient-ils – telle était leur corvée – porter la pioche et le couffin. Car, afin d’assurer la production, on n’avait pas d’autres ouvriers à engager ( ?). A son plus haut niveau, le Tigre n’enflait pas encore, ses flots en crue, et, comme il ne débouchait pas encore en la mer, il n’y déversait pas son eau douce. On ne chargeait donc pas, sur son quai, de récoltes ( ?) : cruelle était la famine, car rien n’était encore produit ! Nul ne nettoyait des canaux, nul n’en draguait la fange, et, faute de drainage, la glèbe était imbibée d’eau ! Il n’y avait d’orge que clairsemée : on ne creusait pas de sillons. C’est à quoi le Seigneur appliqua sa haute intelligence : il entreprit de réaliser des merveilles ! En la Montagne, il amoncela donc les pierres, et déployant ses bras tel un nuage épais qui traverse le ciel, il verrouilla le front du pays, comme d’une altière muraille : au bout de l’horizon il installa un barrage. Avec l’habilité la plus grande, il endigua pareillement toutes les villes, bloquant de parois en rochers les eaux puissantes : désormais elles ne monteraient plus du plat-pays sur les hauteurs ! Il rassembla ce qui se trouvait dispersé : les eaux disséminées en lacs, dans la Montagne, il les mêla toutes ensemble, les abouchant au Tigre, pour arroser en inondations printanières, la terre arable. Dès lors, le contenu entier de l’univers, sous la coupe du roi du pays, jusqu’au bout de la terre, jouirait des bienfaits du Seigneur Ninurta ! A la terre arable, il assigna donc la culture de l’orge diaprée ; des jardins et vergers il fit sortir des fruits, et emplit les silos de monceaux de grains (?). Hors du pays, il installa des comptoirs de commerce. Ainsi, contenta-t-il tous les désirs des dieux (…).515
Autrement dit, potentiellement devenue « fondatrice », la divinité, procède à « une "nouvelle création", à la réorganisation de l’univers, et à l’invention de l’agriculture organisée, de l’irrigation et du drainage des champs irrigués »516. Les comptoirs commerciaux également établis par la divinité, le rétablissement du culte sacrificiel517, ainsi que le jugement final des
514
F. Delpech, 2000, p. 204-206 et 237-241. J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 352-354. Voir également J. van Dijk, 1983, p. 93-97. 516 J. van Dijk, 1983, p. 24. 517 En « contentant tous les désirs des dieux » (l. 366), Ninurta libère les dieux des travaux forcés auxquels ils étaient réduits (l. 337). Sur la question du culte comme acte de « socialisation de l'espace », voir J.-J. Glassner, 2010, p. 43. 515
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Pierres518, participent de la même idée de restauration d'une entité politique forte. Ainsi, en créant la Montagne et en inventant l’agriculture, qui procède d’une réorganisation de l’espace519, Ninurta délimite, aménage, et façonne, l’espace où doit prospérer le peuple mésopotamien, dont il devient par ailleurs le protecteur, le roi. Cette thématique n’est pas étrangère au Mythe de Télipinu, dans lequel le jeune dieu restructure l’espace et rétablit le foyer. l. 684-701 : Puis son père, Enlil, le bénit en ses termes : « Roi qui transcende l’univers, selon ton nom auguste ! Toi qui, depuis ton habitacle, provoques la prospérité (?) ! Large poitrine, ornée d’une toison ! Souverain belliqueux, face à la contrée rebelle, je t’ai muni de la surnaturelle Tempête ! L’Arme du Cataclysme, qui met la Montagne en feu, je te l’ai accordée, Champion universel ! Ô roi, devant la tourmente, plein d’embûches était ton chemin : mais j’ai cru au succès de ton expédition en la Montagne. Tel un chien-loup lâché après sa proie, tu t’es aventuré en la contrée rebelle, escorté par cette surnaturelle Tempête ! Jamais plus ne sera restaurée la Montagne par toi vaincue, dont tu as ruiné les cités, et dont les princes orgueilleux ont, devant toi, perdu souffle ! L’Arme surnaturelle, un règne à jamais prospère, une vie éternelle, selon les vœux d’Enlil et la toute-puissance de An : voilà ta récompense, ô Souverain ! »520
Renaissant de ses cendres, le territoire de Sumer est ainsi restructuré, tant d’un point de vue géographique, politique et économique, la maîtrise de l’eau521 étant à cette occasion l’un des traits les plus importants de l’action « fondatrice » de la divinité522. Ainsi, dans le mythe de Télipinu et de la fille 518
En effet, Ninurta, tel le roi vainqueur, procède simplement à une réorganisation de ses alliances politiques étrangères, en vassalisant les uns et passant alliance avec les autres. 519 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 372. 520 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 366-367. Voir également J. van Dijk, 1983, p. 141-143. 521 Ainsi de la victoire sur l'Asakku, dont la défaite revient à récupérer les eaux perdues. Les nombreuses mentions de la sécheresse dans le Lugal.e, appuient cette impression (l.176, l.215, l.278, etc.). De même, la référence dans le récit à la disparition des eaux « qui avaient formé des « lacs épars » dans le Kur » et dont la récupération ne passe que par une victoire sur l’Asakku. La victoire de Ninurta sur l'Anzû dans le mythe d’Anzû, s'inscrit également dans la même perspective. Sur la question des liens entre l’Asakku et l’Anzû et les eaux, voir J. Pace, 2011, p. 45-47. Pour plus de précisions voir J. Pace, « Mythopoeia ou l'art de forger les "mythes", dans l'aire culturelle syro-mésopotamienne, méditerranéenne, et indo-européenne », thèse de doctorat sous la direction de Maria-Grazia Masetti-Rouault, EPHE (en cours). 522 Ainsi dans le Mythe de Télipinu et La fille de l’Océan, Télipinu devient maître des eaux courantes. M. Mazoyer considère « la maîtrise de l’eau, indispensable au nouveau royaume », comme une des caractéristiques majeures du dieu fondateur
197
de l’Océan, Télipinu devient maître des eaux courantes, mises à la disposition du royaume hittite. A cet égard, la remise par Ninurta, dans le mythe d’Anzû, des Tablettes de la destinée523 à son père Enlil, est essentielle. Car s’il obéit évidemment à son devoir, Ninurta ne procède pas simplement par cet acte au retour de l’ordre et de l’harmonie, mais également à la fondation d’un nouveau royaume, dont il est finalement, à l’instar de Télipinu dans le Mythe de Télipinu, lui-même le reflet: l. 21-22 (II/I): Coupe la gorge à ce [méchant] Anzû! La Royauté, alors, réintégrera l’Ekur, et les Pouvoirs reviendront à ton père et progéniteur !524
Le fait que l’une des fonctions principales de Ninurta soit d’instituer la royauté, comme en témoigne, entre autres, l’épithète guzalû (gu.za.la2)525 appuie cette hypothèse. Parachevant l’œuvre de Ninurta, les prérogatives données à la déesse de l'écriture, Nisaba, à la fin du Lugal.e, symbolisent, dans cette perspective, la mise en place d’une administration royale, indispensable au bon fonctionnement du royaume526 :
(M. Mazoyer, 2003b, p. 29). Or, Ninurta est incontestablement, ici par ses agissements, là par ses épithètes, maître des eaux, qu’elles soient primordiales et furieuses, ou douces. Il convient toutefois de remarquer ici la différence de nature de l’ennemi combattu par chacune des divinités. Ainsi, si le Lugal.e et l'Anzû voient Ninurta affronter deux monstres dont la défaite conduit à la libération des eaux, Télipinu pour sa part, et à l'instar d'un Marduk, affronte l'Océan. Cette distinction est d'autant plus intéressante qu'une évolution identique semble avoir eu lieu en Mésopotamie et en pays hittite : d'abord liée à une guerre contre un monstre lié aux eaux (en effet, le père de Télipinu, le dieu de l’Orage du Ciel affronte l’Illuyanka et non l’Océan), la conquête de ces dernières passèrent ensuite par une victoire sur l'Océan. Sur les liens entre l'Illuyanka et l'eau, voir R. Nicolle, 2010, p. 44-48). 523 Du point de vue de la construction du mythe, les Tablettes de la destinée sont ainsi très proche de l’égide du Mythe de Télipinu - également hypostase du pouvoir royal. L’égide, en effet, contient en son sein, l’expression de la fonction souveraine, la fonction productrice et la fonction guerrière (M. Mazoyer, 2003b, p. 154) qui sont donc les trois fonctions majeures de l’idéologie indo-européenne (cf. Dumézil). L’on peut donc en déduire qu’elle est également le symbole de la royauté et du pouvoir (mais aussi de la civilisation, dans la dichotomie monde chaotique/monde civilisé propre aux mythes de fondation), ce dernier étant ici, d’une certaine manière, « imaginé comme une entité indépendante, enfermée et hypostasiée en des emblèmes talismaniques » (cf. J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 413). Sur la question des Tablettes de la destinée comme clé de la marche du monde et de l’ordre, voir A.R. George, 1986. 524 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 398. 525 A. Annus, 2002, p. 51. 526 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 374.
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l. 714-726 : Ninurta, fils d’Enlil, confia le […] qu’il avait […] ; les eaux dont il avait, en personne tracé la route, du haut en bas ; la Charrue, source de prospérité, qu’il avait inventée ; les sillons rectilignes, qu’il avait enseignés à creuser, et les monceaux de grains qu’il avait entassés, et les silos qu’il avait remplis, lui Ninurta, fils d’Enlil, à la Dame des Pouvoirs divins autonomes, supérieurement digne de glorification : à Nisaba, la sainte femme, très sage et partout éminente, à celle qui détient l’auguste tablette où sont consignées prérogatives des rois et des pontifs, à celle qu’emmi le Saint-monticule, Enki avait dotée d’une superlative intelligence ! Gloire à Nisaba !527
L'association de la fondation et de l'écriture n'est pas anodine : lien entre les hommes et les dieux, l'écriture participe également de l'idée de civilisation528. Ainsi, devenu roi de Thèbes, Cadmos apporte aux hommes l'art de forger les métaux et l'écriture529. La question du Gel. Bien qu’elle ne puisse s’inscrire dans l’évolution narrative dégagée ci-dessus, l’apparition, dans le mythe de la Disparition du Soleil, du Gel suite à la disparition de ce dernier, n’en est pas moins un motif singulier partagé également par le Lugal.e. En effet, suite à la victoire de Ninurta sur l’Asakku, « l’eau vivificatrice ne sortait pas encore du sol, mais, transformée en glace accumulée, elle ravinait, en fondant, les montagnes »530. L’apparition de la glace dans le récit mésopotamien peut s’expliquer de deux façons : soit elle est l’œuvre de l’Asakku dont elle serait l’une des prérogatives, soit la disparition du Soleil lors du combat de ce dernier avec Ninurta en est la cause. Que cela soit de façon directe ou indirecte, elle est donc dans les deux cas liée au démon.
527
J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 367. Voir également J. van Dijk, 1983, p. 144145. 528 F. Monneyron, J. Thomas, 2012 (2002), p. 11. 529 Dionys., I, 140 sq. ; cf. R. Calasso, 1995. 530 J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 352, l. 334-335.
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Dieu
Dispa-
Colère
Purifi-
Fonda-
Dispa-
Dispa-
trise
rition
rition/
des
du
réapa-
eaux
Soleil
rition
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destr-
cation
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uctrice
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du dieu
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civil-
Monde
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isé
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//
chao-
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Mythes
du
Maî-
dispari -tion du Gel Lugal.e
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
X
Mythe de Télipinu Télipinu et la fille de l’Océan Disparition
X
du Soleil
Figure 1 : Structures narratives (tableau récapitulatif)
200
X
Un éternel recommencement Le monde « restauré » par Ninurta est un monde parfait, immaculé. Délivré de toute souffrance et barbarie, il est donc un monde « modèle », expression d’un « âge d’or » retrouvé, où règnent plénitude et prospérité. De même le Mythe de Télipinu évoque une royauté idéale qui, régénérée, est exempte de tout mal531. Le rituel de fondation CTH 414532, par ailleurs très lié au Mythe de Télipinu, renforce ce point de vue533. Extrêmement courante en Mésopotamie, ainsi qu’en témoignent, entre autres, le mythe d’Enki ordonnateur du monde et les Cylindres de Gudéa534, l’idée du retour à un âge d’or participe de la nécessité de régénérer le royaume mésopotamien et renforce l’idée de la compréhension du Lugal.e et des mythes de Télipinu dans une perspective idéologique commune. La mention dans les Cylindres de Gudéa d’un âge de perfection qui, perdu, sera retrouvé lors du retour de Ningirsu dans son temple nouvellement fondé, atteste cette vision des choses535. L’étude de la fête royale du gusisu, à cet égard, est tout à fait déterminante. En effet, associée au Lugal.e et au renouveau du cycle agraire536, la fête du gusisu avait pour but de réaffirmer la prospérité du royaume, ainsi que le pouvoir du roi537. Dans ce cadre particulier, le bain rituel pris par Ninurta à la fin de la fête, semble symptomatique de l’idée de régénération de la personne royale538. Identification de Télipinu et Ninurta Analysant les personnalités et mythologies de Télipinu et Apollon, M. Mazoyer distingue précisément cinq qualités auxquelles un dieu fondateur doit répondre : sa capacité à délimiter et structurer l’espace civilisé, à rétablir le culte (rallumer le feu sacrificiel), à donner au roi les biens nécessaires au fonctionnement du royaume, à protéger le royaume et l’entrée des bâtiments, à poser les fondations et/ou bâtir les bâtiments. L’absence apparente chez Ninurta de cette dernière prérogative pose 531
M. Mazoyer dans J. Freu, M. Mazoyer, I. Klock-Fontanille, 2007, p. 239. G. Kellerman, 1980. 533 M. Mazoyer dans J. Freu, M. Mazoyer, I. Klock-Fontanille, 2007, p. 236-240. 534 R.E. Averbeck, 2003, p. 768-769. 535 R.E. Averbeck, 2003, p. 769. Ainsi, de même que Télipinu refonde le royaume en rentrant chez lui, Ningirsu, après être rentré dans son temple et l’avoir accepté comme demeure, réaffermit non seulement la prospérité du royaume, mais également Gudéa, dont il prolonge la vie (D.O. Edzard, 1997, p. 100). 536 Maniant la charrue, Ninurta creuse la terre afin d’y planter les premières semences (M.E. Cohen, 1993). 537 Pour une synthèse détaillée de la question, voir A. Annus, 2002, p. 61-71. 538 W. Sallaberger, 1993, p. 122. 532
201
évidemment la question de sa complète identité avec la divinité hittite et de sa définition comme dieu fondateur. Cette fonction est en Mésopotamie la prérogative d'Enki/EA, tels qu'en témoignent entre autres, les Cylindres de Gudéa539. Toutefois, la nature terrienne du jeune héros540, ainsi que les liens qui le rattachent à la vieille divinité, induisent à une certaine prudence. Les liens de Ninurta avec les fondations stricto sensu ne sont pas en effet totalement inexistants. Ainsi l’enceinte extérieure de la ville assyrienne de DûrSharrukîn avait pour nom : Ninurta-mu-kin-temen-ālišu-ana-labār-ūmērūqūti541, autrement dit « Ninurta affermit pour toujours les fondations du mur ». Il est également demandé à la divinité, dans la seconde tablette de la série liturgique Gud-nim kurra542, d'établir les fondations (dur2-zu gub-bi). Bien que rien ici n’indique que le jeune dieu ait lui-même ouvert le sol et déposé quelques fondations que ce soit – ainsi le terme kânum (rendre stable) semble ne laisser aucune ambiguïté quant à la fonction du dieu, auquel il est simplement demandé de protéger le bâtiment – la question se pose cependant de savoir si le terme gub (lever, élever, établir) pourrait impliquer son intervention dans l'ensemble du processus de fondation, y compris dans le rôle auquel l’on s’intéresse ici.
539
cf. O. Edzard, 1997. Habile et avisé, Enki en effet, est le grand architecte mésopotamien, dessinant aussi bien les plans des bâtiments que traçant leur fondation. De plus il est « l'entrepreneur qui donne les ordres et coordonne les activités des divers corps de métiers qu'il a d'ailleurs créés lui-même » (J.-J.Glassner, 2003). La lecture du mythe Enki ordonnateur du monde n'est pas sans susciter l’intérêt également et témoigne bien de cette nature purement fondatrice de la divinité (cf. J. Bottéro, S.N. Kramer, 1989, p. 165-188. Voir plus particulièrement les lignes 195-200, 250-260, 285, 306, 315, 340, 365). Cela explique l'adoption de la divinité par les Hittites : intégré au kaluti de Télipinu, Ea avait notamment pour fonction de lever les murs de brique. 540 J.-D. Forest, 2009, p. 47. 541 D.G. Lyon, 1883, p. 18, l. 91 et passim. Voir entre autres « Kânu », CAD K, p. 164. 542 Voir notamment S. Langdon, 1919, p. 235.
202
Caracté-
…
…rétablir
…donner au
… protéger
…
le culte
roi les biens
le royaume
déposer
ristiques
délimiter
fondamenta
et
les du dieu fondateur.
nécessaires
les
structurer
au
fondati
l’espace
fonctionnem
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X Prérogatives d’Enki
Figure 2 : Caractéristiques fondamentales du dieu fondateur (tableau récapitulatif)
Le fait cependant que Ninurta partage des traits comme la violence543, l’exil, la souillure, par exemple, avec les divinités « fondatrices » renforce l’idée de son appartenance à ce groupe particulier de divinités. Ainsi, Apollon, est également, dans sa construction, très proche de Ninurta544. Bien que la question de la comparaison des deux divinités soit hors de portée de ce travail, certaines de leurs caractéristiques communes peuvent toutefois être évoquées ici : ainsi, leur jeunesse, leur force remarquable, leur rapport au père545 et le fait qu'ils expriment tous deux sa
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Cette violence, en effet, ainsi que le type de combat mené par ces divinités, véritables reflets d’une force hors norme et peu maîtrisée, au départ, n'est pas sans constituer un véritable « prélude », à la fondation (cf. F. Vian, 1963, p. 94s). L’on ne peut s’empêcher ici de rapprocher cette dichotomie destruction/fondation de la fonction de dieu l’orage de Télipinu et Ninurta qui, destructeurs par nature, n’en sont pas moins également producteurs et protecteurs de vie par essence. De même M. Mazoyer, 2003b, p. 156 : « Selon les mythes de fondation indo-européens, le retour du fondateur se caractérise souvent par un exploit initial de celui-ci. Il révèle à cette occasion sa puissance aux yeux des dieux et des hommes. Nous devons rappeler que Télipinu affirme sa puissance en tonnant, en jetant des éclairs, en détournant les rivières avant de fonder le royaume hittite. Nous avons déjà mentionné le combat d’Apollon contre Python ou Delphiné, celui de Cadmos contre le dragon de la source d’Arès, ou encore le rétablissement de Numitor sur le trône d’Albe par Romulus (D. Briquel, 1976, p. 154). » 544 Sur cette question, voir J. Pace, 2011, p. 87-88. 545 De même, Ninurta, Apollon est le double de son père Zeus. Sur la question d'Apollon comme double de son père, voir G. Dumézil, 1987 (1982), p. 74-85. En ce qui concerne Ninurta, voir J. Pace, 2011, p. 73, n°419.
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volonté546, leurs pulsions meurtrières547 et leur maîtrise de l’arc548, leur rapport à l'établissement du culte549, leur capacité à découper et limiter l'espace550, leur maîtrise de l'eau551, leur caractère protecteur et guérisseur552, ou encore leur capacité à ouvrir le chemin553, sont tout autant de qualités que les deux divinités partagent. Conclusion La mise en équation du dieu sumérien Ninurta avec le dieu fondateur hittite Télipinu, apporte un éclairage nouveau sur cette divinité complexe, souvent réduite à sa qualité de dieu guerrier. S’il est celui qui rétablit l’ordre, le rend à nouveau possible par sa victoire sur le chaos, Ninurta n'en est pas moins celui qui crée les conditions (rituelles) nécessaires à la restauration de l'équilibre cosmogonique/fondation du royaume. « Divinité du passage »554, garant d'une continuité nécessairement renouvelée, et renouvelable, le jeune dieu occupe ainsi une place essentielle dans le panthéon mésopotamien. A cet égard, une relecture, du mythe du Lugal.e, souvent associé aux mythes 546
Ainsi Apollon exprime la boulè de Zeus. Ninurta, pour sa part est dit « the ordinance of Enlilship » (cf. W.G. Lambert, 1967 : p. 117, l. 14). Il est intéressant de relever que Télipinu pour sa part, ne partage pas cette caractéristique, se contentant de lancer l'éclaire le cas échéant. 547 Sur le caractère meurtrier d'Apollon, voir M. Detienne, 1986. 548 Sur la question de l’arc chez Apollon, voir récemment P. Nonbrun, 2007. Pour Ninurta, voir A. Annus, 2002. 549 Voir entre autre I. Malkin, 1987, p. 347, et M. Detienne, 1990, p. 306. 550 M. Mazoyer, 1999, p. 58. 551 Apollon acquiert la maîtrise de la source de Delphes en tuant Python. 552 Les deux divinités en effet sont liées à la médecine. Ainsi, et bien que cette qualité soit avant tout dévolue à Asklépios, Apollon est également considéré comme un médecin (cf. B. Sergent, 1997, p. 317). De même, Ninurta est un guérisseur (cf. A. Annus, 2002, p. 138-145). K. Tallquist a notamment relevé les épithètes suivants : qui donne la santé, rend la vie, mu-ba-liţ mi-i-ti/mīti K 128, 6, offre la santé : qa-i-šu balāţi Sm 668 (Cat.) Anp: Ann. I 7, offre la vie : qāiš napšāti K 128, 6 (cf. K. Tallqvist, 1938, respectivement p. 67 et 160. Il convient de rappeler également que sa parèdre, Gula, était la déesse mésopotamienne de la médecine. Sur Gula, voir notamment W.G. Lambert, 1967, et C. Michel, 2001. 553 Ainsi M. Detienne écrit d'Apollon : « Le pied d’Apollon est puissant, autoritaire, fondateur; il entend mener en chef, en conquérant; il vient défricher une terre couverte par la forêt vierge. Là où le pas d’Apollon marque son empreinte, apparaît le chemin bien construit au bout duquel surgit le seuil imposant qu’exige un grand et solide édifice. » (M. Detienne, 1998, p. VI). Dans la même perspective Ninurta est celui qui ouvre la voie lors de certaines processions (J. Klein, 1989, p. 31), et civilise la terre. 554 L'expression est empruntée ici à H. Gonnet (H. Gonnet, 1990, p. 57).
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dits de création (Ennjma Eliš), apparaît nécessaire. Les fonctions que Ninurta partage avec Télipinu (capacité à délimiter et structurer l'espace, rétablir le culte, donner au roi les biens nécessaires au bon fonctionnement du royaume, protéger le royaume) participent de cette perspective et justifient de s'interroger sur la possible nature fondatrice de la divinité mésopotamienne. Bibliographie ANNUS, 2001: ANNUS, A., « Ninurta and the son of man », dans: R.M. Whiting (ed.), Mythology and Mythologies, Methodological Approaches to Intercultural Influence,Proceedings of the Second Annual Symposium of the Assyrian and Babylonian Intellectual Heritage Project. Held in Paris, France, October 4-7, 1999, Helsinki: The Neo-Assyrian Text Corpus Project, p. 7-17. ANNUS, 2001a: ANNUS, A., The Standart Babylonian Epic of Anzu, State Archives of Assyria Cuneiform Texts 3, Helsinki: The Neo-Assyrian Text Corpus Project. ANNUS, 2002: ANNUS, A., The God Ninurta in the Mythology and Royal Ideology of Ancient Mesopotamia, State Archives of Assyria Studies, vol. 14, Helsinki: The Neo-Assyrian Text Corpus Project. AVERBECK, 2003: AVERBECK, R.E., « Myth, Ritual, and Order in “Enki and the world order”», Journal of the American Oriental Society 123/4, p. 757-771. BOTTERO, 1992 : BOTTERO, J., L'Épopée de Gilgamesh. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, Paris, Gallimard. BOTTERO et KRAMER 1989: BOTTERO, J. et KRAMER, S.N., Lorsque les dieux faisaient l’homme: mythologie mésopotamienne, Paris, Gallimard. BRIQUEL, 1976 : BRIQUE, D., « La Triple fondation de Rome », RHR 189, p.145-176. BRIQUEL, 2001: BRIQUEL, D., « La légende de Romulus: du premier roi au héros fondateur », dans: P. Azara, R. Mar, E. Subias (éds.), Mites de fundacio de ciutats al mon antic (Mesopotàmia, Grècia i Roma) Actes del Colloqui, Monografies 2, MAC Barcelona, Barcelona, p. 227-239.
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OINOPS ET SON FILS, L’HARUSPICE LEODES, DANS L’ODYSSEE. L’ORIGINE MYTHIQUE DE LIEGE Paul Wathelet
Lèodès et surtout son père Oinops ne sont pas les héros les plus connus de l’Odyssée. Lèodès figure parmi les nombreux prétendants de Pénélope, il est l’haruspice du groupe. Au moment où va commencer l’épreuve du tir à l’arc, il est le premier à tenter sa chance. Rappelons que, sur la proposition de Pénélope, l’épreuve consiste à tendre l’arc d’Ulysse, arme remarquable qu’il n’a pas emportée à son départ pour Troie. Celui qui réussira l’épreuve gagnera la main de Pénélope. Homère donne une explication au fait qu’Ulysse n’a pas pris son arc, qui, à première vue, aurait pu lui être très utile dans les combats : l’arc était le cadeau d’un ami disparu et il désirait le conserver comme souvenir (Od., XXI, 13-41). La raison de l’attitude d’Ulysse pourrait toutefois être quelque peu différente. Dans le monde des héros épiques, l’arc n’est pas une arme de combat, mais une arme de chasse, ainsi qu’il apparaît dans le cas d’Héraklès. Au combat, l’arc est une arme qu’utilisent ceux qui n’ont pas le courage de s’engager dans la mêlée et qui préfèrent abattre leurs ennemis à distance, sans trop courir de risque555. Cette conception n’est pas propre à l’Antiquité. Dans notre Moyen Âge, la noblesse française a été décimée à Crécy (1346) et à Azincourt (1415) parce qu’elle s’obstinait à combattre au corps à corps, tandis que les Anglais avaient à leur disposition d’excellents archers, qui ont fait un massacre, tout en ayant des pertes réduites : les archers pouvaient se tenir à une certaine distance. Dans le cas d’Ulysse, la présence de l’arc à Ithaque rend un grand service à l’aède en lui permettant de présenter la scène décisive de la fin de l’Odyssée. Lèodès n’est mentionné que trois fois, dont deux dans le même passage. L’explication de son nom est assez compliquée556. La forme Lèodès est celle 555
Du côté troyen, Pâris est un archer redoutable, mais il n’est jamais donné comme particulièrement courageux. Parmi les Achéens, il est des guerriers qui utilisent des armes de jet : Teukros et ses Locriens utilisent l’arc (cf. WATHELET, P., Dictionnaire des Troyens…, n° 18 Akamas ΙΙ, p. 247-249, et n°27 Amopaon, p. 266-267). 556 H. Von Kamptz, Homerische Personennamen..., § 31 B 2, § 35 a 4, § 50 a 1, § 66.
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qui apparaît dans la plupart des éditions d’Homère, alors que la tradition manuscrite donne plutôt Leiodès, on va y revenir. L’anthroponyme est un composé de laos qui désigne le peuple et spécialement le peuple en armes, l’armée, et d’un dérivé du radical swad-557, qui exprime l’idée de plaire. Ce dérivé est issu de la racine *sweh2d- au degré plein de timbre e et *swh2d- au degré zéro. Dans ce dernier cas, on aurait attendu que *swh2d- ait donné **sud- avec un u long, mais, comme l’a fait justement remarquer C. J. Ruijgh558, le grec a eu tendance, pour éviter des formes trop disparates, à créer des degrés zéro renouvelés559. C’est ainsi que l’aoriste second thématique de lambano est elabon, alors qu’on aurait attendu ellabon avec a long, qui serait devenu **ellèbon en ionien. En effet, au degré zéro, la racine *sleh2gw- aurait dû donner *slh2gw- d’où, par suite de la rencontre d’un l fonctionnant comme voyelle et de la laryngale 2, un a long (passé à è en ionien), mais une telle forme se serait opposée au sentiment que l’aoriste second thématique demandait un degré zéro, ce qui, en apparence, n’était plus le cas, d’où la création d’un degré zéro renouvelé, avec un a bref elabon. De la même manière, pour le degré zéro attendu de la racine *sweh2d-, on a créé une forme *swad- avec a bref. Dans une telle perspective, Lèodès vient de *lawo-swades avec un premier a long et le second bref. En ionien (mais non en éolien et encore moins dans l’achéen épique), le wau intervocalique et le groupe sw- du second terme de composé ont disparu, d’où une forme *Lèoadès, puis, par contraction des voyelles560 en présence, Lèodès. Il n’est pas sûr que la contraction des deux voyelles brèves ait été opérée dès l’époque d’Homère, mais elle pourrait avoir été introduite dans le texte par la tradition ultérieure. J’ai signalé plus haut que la plupart des manuscrits donnent Leiodès, que beaucoup d’éditeurs corrigent en Lèodès561. Il n’est toutefois pas impossible 557
Sur cette racine, cf. RUIJGH, C. J., « D’Homère aux Origines de la tradition épique », p. 14-15. 558 C. J. Ruijgh, « Les Lois phonétiques relatives aux laryngales », p. 270. 559 L’exemple ne porte que sur le degré zéro renouvelé de l’aoriste second de lambano. Dans le cas d’une succession de labiale ou de nasale et d’une laryngale entre deux consonnes, le traitement est le suivant : la sonante-consonne prend sa forme consonantique et elle est suivie d’une voyelle longue qui prend le timbre de la laryngale, d’où *slh²gw- devient ellabon, tandis que, dans le cas d’une sonantevoyelle suivie d’une laryngale entre deux consonnes, la laryngale disparaît en allongeant la sonante, qui prend sa forme uniquement vocalique : avec y, cf. *kwih²to- devient titos avec i long (J.-M. Renaud - P. Wathelet, Autonoos, p. 28, § 2.433). 560 A. Thumb - A. Scherer, II, p. 259, § 311, g. 561 M. Fernandez- Galliano A Commentary on Homer’s Odyssey, Vol. III, p. 163, en Od. XXI, 144, préfère Lèodès, considérant que Leiodès est une faute d’iotacisme ;
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que, dans le groupe -èo- ou -èo- avec o long, le -è- n’ait été abrégé en -e- en hiatus, comme on en trouve des attestations épigraphiques en ionien562. La forme Leodès ne pouvait se trouver au début d’un hexamètre dactylique, il fallait donc allonger le -e- en -ei- (allongement ionien), pour arriver à Leiodès, forme qui devrait peut-être être maintenue dans nos éditions. Quoi qu’il en soit, la forme Leiodès, ou Lèodès, ne peut être justifiée que dans la phase de composition ionienne de l’épopée, c’est-à-dire à l’époque d’Homère lui-même. L’analyse des vers consacrés au personnage confirme une telle manière de voir. Oinops porte un nom grec bien connu, composé de oinos le vin et d’un suffixe -ops, -opos, qui désigne la vue, la figure, l’apparence563. Oinops est apparenté à Phainops, et aussi à Enops, -nopos, qui existe dans la langue épique et qu’on traduit tantôt par dur, tantôt par brillant564. L’adjectif apparaît particulièrement dans l’élément formulaire de fin de vers ènopi chalko, dont le sens est discuté depuis l’Antiquité et dont on peut légitiment se demander si Homère lui-même connaissait la signification exacte. Nous ne sommes pas plus avancés dans la mesure où aucune étymologie assurée de ènops n’est connue565. Dans le passage qui nous occupe, la forme Enops apparaît dans une partie de la tradition manuscrite au lieu de Oinops. Lèodès n’est mentionné que dans deux passages, au chant XXI de l’Odyssée et au chant suivant. En chant XXI, Lèodès est le premier à tenter de tendre l’arc d’Ulysse et, au chant XXII, il supplie Ulysse de l’épargner, mais le héros ne veut rien entendre et il l’égorge. Lèodès est haruspice (thuoskoos566), il interprète les signes qui pourraient apparaître au cours d’un sacrifice. Il est donc investi d’une fonction religieuse. Lèodès sera donc le premier des prétendants à tenter de tendre l’arc. Antinoos a exhorté ses compagnons à aborder l’épreuve dans un ordre qui est défini par celui qu’ils occupent assis à table. Homère insiste sur le fait que Lèodès se tenait à l’écart, près du beau cratère dit le texte. Le cratère, de très grande taille, était posé à même le sol567, un peu en dehors des l’argument peut être invoqué dans les deux sens. 562 A. Thumb - A. Scherer, II, p. 261, § 311, 12. 563 H. Von Kamptz, Homerische Personennamen..., § 31 b 2 ; § 35 a 4 ; § 50 a 1; 66. 564 M. Fernandez- Galliano, A Commentary on Homer’s Odyssey, Vol. III, p. 163, en Od., XXI 144, préfère la leçon ènops, invoquant ici une faute d’iotacisme. Exemples homériques chez CHANTRAINE, P., Dict. ét., p. 414, s.v. ènops. 565 P. Chantraine, Dict. ét., p. 414, s.v. ènops. 566 P. Chantraine, Dict. ét., p. 448-449, s.v. 2 thuo. 567 S. Laser, Hausrat, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1968, p. 57 (Archaeologia Homerica, P), qui renvoie aussi à Od. XXII, 341 (supplication de
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mouvements, mais de telle manière que les serviteurs soient capables d’y puiser sans peine pour servir les convives568. Lèodès, investi d’un pouvoir religieux, avait horreur des impiétés des prétendants et il blâmait leur manière de se comporter. Après une tentative infructueuse, il reconnaît son échec et il laisse l’arc aux autres, tout en annonçant que plus d’un va y perdre la vie. L’expression est ambiguë et elle trouve sa réalisation dans la série de meurtres qui vont suivre. Lèodès souligne qu’il vaut mieux de mourir que de vivre sans atteindre son but. Son expression annonce sa propre mort. Il termine en insinuant que les prétendants vont échouer à l’épreuve et qu’ils iront se marier ailleurs. Pénélope choisira le plus offrant ou l’élu du Destin. Comme on le voit, l’optimisme ne domine pas dans l’esprit de l’haruspice. C’est d’ailleurs ce que lui reproche vivement Antinoos, qui annonce qu’un des prétendants va certainement réussir. Comme on sait, aucun des prétendants n’arrivera à tendre l’arc d’Ulysse qui, toujours déguisé, va lui-même « tenter » l’expérience, alors que Pénélope est remontée dans ses appartements. Ceci permettra de retarder le moment où Pénélope se décidera à reconnaître son mari. Non seulement Ulysse tend son arc, mais il s’en sert pour massacrer les prétendants. Il arrive à Lèodès, qui se jette à ses genoux pour l’implorer de l’épargner. Lèodès souligne qu’il ne s’est pas associé aux méfaits des autres prétendants et même qu’il a tout fait pour empêcher leurs actions qu’il ne pouvait approuver569. Impitoyable, Ulysse va le massacrer. L’aède Phèmios, qui supplie également Ulysse, va sans doute connaître le même sort, mais Télémaque intervient et Phèmios est épargné. Homère pouvait difficilement faire égorger un illustre collègue du temps passé ! La question se pose de savoir pourquoi Lèodès, dont le texte souligne certaines qualités, n’a pas été épargné. Et pourtant, Lèodès, haruspice, était par le fait même investi d’un certain pouvoir religieux570. De plus, il tient Phémios). 568 Sur le service des échansons, cf. aussi, chez les Phéaciens, Od. IX, 9-10. Dans la Grèce antique, comme à Rome à l’époque classique, un esclave apportait une coupe de breuvage à celui qui la demandait, puis il la lui reprenait. Il en va de même dans la France de l’époque classique. C’est ce qui explique que, dans le Tartuffe (I, sc.5), Dorine peut dire qu’au déjeuner Tartuffe a bu « quatre grands coups de vin ». 569 D’après M. Fernandez- Galliano, A Commentary on Homer’s Odyssey, Vol. III, p. 164, en Od. XXI, 146-147, l’emploi de aio est en contradiction avec ce qu’il est dit d’un autre prétendant, Amphinomos, dont la modération est soulignée en Od. XVI, 351, 394, 406. Il sera néanmoins tué par Télémaque, qui le frappe dans le dos, alors qu’Amphinomos tente de dégager la porte (Od. XXII, 89-94). 570 Ce qu’Ulysse lui-même reconnaît puisqu’il reproche à Lèodès d’avoir prié pour que son retour soit retardé (Od., XXII, 321-322).
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Ulysse par ses genoux, attitude de suppliant qui, dans l’Antiquité, impose le respect de manière impérative. « Par vos faibles genoux que je tiens embrassés » dira à Phèdre l’Œnone de Racine et sa demande est contraignante, Phèdre va devoir révéler qu’elle s’est éprise d’Hippolyte. Ulysse, lui, ne se laisse pas persuader. Apparemment, il enfreint les impératifs de la religion. D’une façon générale, les héros épiques prennent des libertés avec les usages religieux. Ainsi, Achille, qui vient de frapper définitivement Hector, lui refuse son ultime demande. Hector mourant lui avait dit : Il., XXII, 338 J’en appelle à ton âme, à tes genoux, à tes parents, Ne laisse pas les chiens me dévorer près de vos nefs. Accepte tout le bronze et l’or et les présents sans nombre Que sont prêts à t’offrir mon père et mon auguste mère ; Puis tu rendras mon corps au mien, afin qu’une fois mort, Troyennes et Troyens me réservent ma part de feu (Trad. Fr. Mugler) La réponse du Pèléide n’a rien d’encourageant : Il., XXII, 345 : « Chien maudit ! Cesse d’invoquer mes genoux, mes parents. Tu m’as fait tant de mal ! Ah ! si je pouvais, dans ma rage, Découper ta chair en morceaux et les manger tout crus ! » Achille continue et il conclut : Il., XXII, 354 : « Et les chiens, les oiseaux te dévoreront tout entier » Expirant, Hector a encore la force de lui prédire qu’il sera tué par Apollon et Pâris réunis. Et il meurt. Sans doute Achille est-il fils de déesse. De surcroît, Athéna l’assiste, puisqu’elle avait pris, peu avant, la forme de Dèiphobe, frère d’Hector, ce qui avait encouragé ce dernier. Quand Hector veut demander un épieu à Dèiphobe pour continuer le combat, il constate que Dèiphobe a disparu (Il. XXII, 294-296). Hector comprend alors qu’il est perdu (Il. XXII, 297-305). Non seulement les héros ne respectent pas toujours les impératifs religieux, mais il leur arrive de s’en prendre aux dieux eux-mêmes. Pour ne
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citer que quelques exemples, on se souvient que Diomède, aidé par Athéna, va successivement blesser Aphrodite (Il., V, 311-343) et Arès (Il., V, 846863). A un moment (Il., XVI, 698-709), Patrocle est sur le point de s’en prendre à Apollon, ce qui arrivera plus tard à Achille (Il. XXII, 7-20). Les dieux eux-mêmes se battent volontiers entre eux : leurs pouvoirs s’étendent sur un domaine donné et souvent des domaines se recoupent, d’où des rivalités qui conduisent à des affrontements et parfois même à des combats entre des dieux (Il., XXI, 385-513). Quand, au chant XIV (153-360) de l’Iliade, Héra veut séduire Zeus pour l’endormir et l’empêcher d’aider les Troyens, elle finit par arriver à ses fins grâce à une suite de ruses soigneusement calculées. Elle réussit, séduit Zeus, qui couche avec elle et qui s’endort. Profitant du sommeil de son frère, Poséidon met toute son énergie à aider les Achéens, qui infligent aux Troyens des pertes sévères. A son réveil, Zeus est furieux, il accuse Héra, mais celle-ci nie toute responsabilité dans un complot qu’elle a pourtant mené et elle jure par le Styx qu’elle n’y est pour rien, or, comme il est souligné dans le passage, le serment par le Styx est le plus sacré qui se puisse trouver (Il., XV, 36-42). Le parjure est manifeste, mais aucune sanction réelle ne frappera la déesse. Non seulement les héros épiques sont trop proches des dieux pour se soumettre aux impératifs de la religion, mais Homère lui-même n’a rien d’un esprit religieux, la vision qu’il donne des dieux traditionnels de l’Olympe est le plus souvent caricaturale571. Outre la ruse d’Héra pour séduire et surtout endormir Zeus, ruse dont il vient d’être question, on pense à l’épisode des amours d’Arès et d’Aphrodite, tel qu’il est raconté au chant VIII (266-366) de l’Odyssée par l’aède Dèmodokos chez les Phéaciens. On le voit, l’attitude d’Ulysse, protégé par Athéna, vis-à-vis de Lèodès n’a rien qui doive étonner. Le héros est tout occupé par son désir de vengeance, comme Achille l’était à l’égard d’Hector, meurtrier de Patrocle. De plus et comme Ulysse le note lui-même, si Lèodès a tant désapprouvé les autres prétendants dans leur action - c’est ce qu’il dit pour échapper à la mort (Od., XXII, 314-319) -, rien ne l’obligeait à rester parmi eux. Comme on l’a indiqué, l’anthroponyme Lèodès ne peut être expliqué que par l’ionien, sinon on aurait des formes plus compliquées. L’analyse formulaire du texte des deux passages où il est mentionné confirme une telle manière de voir572. On ne peut entrer ici dans le détail d’une longue analyse. 571
P. Wathelet, « Homère. Du mythe à la mythologie », p. 209-223. Il n’est mentionné qu’une seule fois, comme père de Lèodès en Od. XXI,144, quand va commencer l’épreuve de l’arc. Lèodès, dont c’est la première apparition, se lève anistato, Oionopos huios (fin du vers). On notera que le o bref qui termine anistato n’est pas élidé devant la voyelle initiale de Oionopos du fait que le wau 572
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Notons qu’hormis quelques traits qui sont très connus dans l’épopée, le passage comporte peu de formules ou d’éléments formulaires anciens. La majorité des vers ne sont pas formulaires du tout, on y trouve des traits éoliens et ioniens. Tout ceci indique une composition tardive, en gros contemporaine d’Homère lui-même. Voici quelques exemples de traits dialectaux éoliens ou ioniens, pris parmi d’autres : En Od., XXI, 147, esan573 et pasin, avec le -n éphelcystique indispensable à la scansion, ionismes574 ; le datif éolien mnèstèressin575 ; en XXI, 155, l’infinitif éolien Tethnamen576 ; en XXI, 156, le préverbe éolien poti dans potidegmenoi577 ; en XXI, 164, le datif éolien sanidessin ; en XXI, 173, l’infinitif à finale éolienne emenai578 ; en XXII, 315, te rhezoi avec le te qui n’est pas allongé par position, comme on l’aurait attendu avant la phase de composition ionienne de l’épopée579. On passe ici sur les formes isolées et dont rien ne prouve qu’elles pourraient être anciennes. Quelques vers sont des vers entiers répétés. Au moment où les prétendants apprennent que, malgré l’embuscade qu’ils lui avaient tendue, Télémaque est rentré vivant à Ithaque, Antinoos recommande aux autres de faire disparaître Télémaque rapidement et discrètement, afin d’éviter l’hostilité du peuple d’Ithaque, qui ne manquerait pas d’intervenir, ou bien qu’ils le laissent vivre, mais qu’ils rentrent chez eux et que chacun envoie des cadeaux afin de conquérir la main de Pénélope. Ce sont les vers Od., XVI, 391-392 (que chacun de chez soi) fasse sa cour et ses cadeaux ; et qu’elle épouse ensuite l’homme le plus offrant que lui désignera le sort, ces vers seront répétés par Lèodès en XXII, 161 - 162. Au moment où va commencer l’épreuve du tir à l’arc décidée par Pénélope (XXI, 68-79), Télémaque veut la tenter, mais, sur un signe discret initial de Oionopos est respecté. Ce pourrait être l’indice d’un emploi ancien, mais l’influence du wau initial de oinos a pu jouer : en effet, dans la majorité des emplois de oinos, le wau initial est respecté par la scansion. 573 P. Chantraine, Grammaire homérique, I, p. 289, et Morphologie historique du grec, p. 304-305. 574 P. Chantraine, Grammaire homérique, I, p. 92. 575 P. Wathelet, Les traits éoliens…, p. 252-265. 576 P. Wathelet, Les traits éoliens…, p. 313-324. 577 P.Wathelet, Les traits éoliens…, p. 104. 578 P. Wathelet, Les traits éoliens…, p. 206-207. 579 P. Chantraine, Dict. ét., p. 364-366, s.v. ergon- - RUIJGH, C. J., « D’Homère aux origines… », p. 59-62 - Cf. aussi M. Fernandez- Galliano, A Commentary on Homer’s Odyssey, p. 275, en Od. XXII, 13-14.
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d’Ulysse (XXI, 118 - 129), il décide de ne pas aller plus loin et il dépose l’arc, exactement dans les mêmes termes que ceux qui seront utilisés pour Lèodès quand il aura échoué (XXI, 164 - 165 = XXI, 137 - 138). Lèodès s’agenouille, suppliant devant Ulysse. Le vers XXII, 312 est repris un peu plus loin, quand c’est au tour de l’aède Phèmios de supplier Ulysse (XXII, 344). Les deux personnages sont ainsi mis sur le même pied, mais Lèodès sera égorgé, tandis que l’intervention de Télémaque sauvera l’aède. Plus remarquable, le vers en question apparaissait déjà dans l’Iliade, à cette seule différence près qu’au lieu du nom d’Ulysse c’est celui d’Achille qui est mentionné. Le Priamide Lykaon580 se présente sans armes devant Achille et il tente d’obtenir que le Pèléide l’épargne. Comme Ulysse, Achille se montre intraitable et il massacre Lykaon (Il., XXI, 74). Alors que les prétendants ont tous été tués, la vieille Euryclée aperçoit le tableau de tous les corps sanglants, elle veut crier sa joie, mais Ulysse l’arrête, il ne convient pas de se réjouir devant des hommes morts, ils ont été victimes de leurs forfaits ; Ulysse reprend en Od., XXII, 416 le vers XXII, 317, qu’avait utilisé Lèodès dans sa supplication. Les quelques hexamètres répétés dans les vers relatifs à Lèodès montrent que le passage est bien intégré dans le reste de l’Odyssée et spécialement dans l’épisode de la vengeance d’Ulysse et du meurtre des prétendants. On a aussi noté le parallélisme entre Ulysse et Achille. Le héros principal de l’Iliade correspond au héros principal de l’Odyssée ; tout à leur colère, aucun des deux ne respecte des suppliants. Enfin, la répétition de vers entiers, parfois dans deux épisodes très éloignés l’un de l’autre, suggère, d’une manière générale, que l’aède connaît de mémoire des passages de son œuvre et que, pour gagner du temps, il puise dans sa mémoire au moment où il compose. En d’autres termes, notre poète s’est ingénié à introduire ici un personnage totalement inconnu auparavant et dont il a tenu à esquisser brièvement la psychologie. Hésitant, réticent et malgré sa fonction, Lèodès n’a pu se résoudre à s’éloigner de compagnons que manifestement il réprouve. Homère a aimé développer dans son œuvre la peinture psychologique de ses personnages. J’en viens maintenant au sous-titre de la communication et à la partie qui porte sur les origines de Liège. Un humaniste liégeois du XVIe s., Hubert Thomas, a été l’auteur d’un 580
Sur la mort de Lykaon, cf. P. Wathelet, « Homère, Lykaon et le rituel du Mont Lycée », p. 285-297.
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traité De Tungris et Eburonibus Commentarius, publié à Strasbourg, en 1541. Il vivait à une époque qui connaissait l’enthousiasme de la Renaissance et qui redécouvrait la lecture des ouvrages de l’Antiquité. Sans doute, la célébrité d’Hubert Thomas581 est loin d’atteindre aujourd’hui à Liège celle de Georges Simenon, mais Hubert Thomas a signalé dans la région liégeoise toute une série de restes supposés d’une antiquité très ancienne. Ainsi, à Saint-Gilles, au haut du Publémont, il y aurait eu un autel en l’honneur de Vulcain582, dont on n’a retrouvé aucune trace jusqu’à présent. Le quartier de Pierreuse devrait son nom à celui de Lucius Petrosidius, porte-enseigne d’une des légions romaines qui étaient en train de conquérir la Gaule sous Jules César583 et qui sont aux prises avec une révolte des Eburons584 ; en fait le nom de Pierreuse est simplement un dérivé de pierre, parce que l’endroit a servi de carrière. Au sommet de Pierreuse, dominant la ville, une chapelle était dédiée à sainte Balbine, vierge et martyre romaine du IIe s. Fidèle à son propos, Hubert Thomas nous signale que le nom de Balbine est en fait celui d’un officier romain, nom plus ou moins déformé, celui de Titus Balventius585, cité par César et qui serait mort en cet endroit586. L’araine587 de Richonfontaine ou Richeronfontaine aboutit à proximité de Hors-Château, où elle alimente plusieurs fontaines. Hubert Thomas prétend que Richeron est une mauvaise lecture et qu’il faut lire Cicéronfontaine588. Une manière inattendue de mêler Cicéron à l’histoire locale ! L’ancienne collégiale Saint-Jean occuperait l’emplacement d’un temple romain589, alors qu’elle a été fondée par Notger au Xe s., sur le plan du Dôme d’Aix-la-Chapelle. Elle contient le tombeau du premier Princeévêque de Liège. Non loin de là, le quartier de la Sauvenière devrait son nom
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Il est cité à plusieurs reprises par Théodore Gobert, dans son ouvrage monumental sur les rues de Liège (cf. plus loin, n.40). Chaque fois, le strict historien qu’était Théodore Gobert rejette avec fracas les assertions d’Hubert Thomas, qu’il considère comme les fruits d’une imagination fertile. Hubert Thomas avait été secrétaire du Duc Frédéric de Bavière (GOBERT, Th., Les rues de Liège, IX, p.62). 582 Th. Gobert, Les rues de Liège, V, p. 353-354 ; IX, p. 617 ; VII, p. 341. 583 Th. Gobert, Les rues de Liège, IX, p. 339. 584 CESAR, Guerre des Gaules, V, 37,5. 585 CESAR, Guerre des Gaules, V, 35, 3. 586 Th. Gobert, Les rues de Liège, XI, p. 408. 587 Araine (arêne ou arinnes) galeries souterraines qui assuraient l’écoulement des eaux d’infiltration des mines de charbon. 588 Th. Gobert, Les rues de Liège, X, p. 168. 589 La collégiale Saint-Jean a été fondée par Notger et elle contient le tombeau du premier Prince-évêque de Liège. Sur l’opinion d’Hubert Thomas, cf. Th. Gobert, Les rues de Liège, VI, p. 304.
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au Romain Sabinus590, qui, avec Cotta, discutait avec Ambiorix au nom de Jules César, au sujet de la reddition des Eburons591 et, alors que les débats traînaient en longueur, les deux Romains ont été assassinés à cet endroit, d’où le nom de Sauvenière592. En réalité, le nom de Sauvenière vient du latin sabulonaria, c’est une sablière, dont, dès le VIIe s., on a extrait le sable déposé par le bras de la Meuse, qui coulait à cet endroit. Hubert Thomas, toujours, a peut-être repris une vieille légende, à moins qu’il ne l’ait inventée lui-même, légende selon laquelle la fondation de Liège serait très ancienne : elle serait due à un héros mentionné par Homère et, pour la circonstance, considéré comme un personnage historique. Oinops, père de l’haruspice Léodès, avait été très peiné de la mort de son fils tué par Ulysse. Dégoûté d’Ithaque et de la Grèce, Oinops aurait fait de longs voyages et il serait notamment arrivé dans ce qui devait devenir la région liégeoise. Séduit par le charme du paysage et la beauté de vallées qui se rejoignent, il aurait décidé d’y construire une ville, qu’il aurait appelée Léodium du nom de son fils Léodès, ce qui était une manière de rendre hommage à son fils disparu. Faut-il souligner qu’une telle fondation ferait remonter l’existence de Liège de plusieurs siècles ? L’origine du nom de Liège a suscité beaucoup d’explications très diverses. Je passe sur celle qui voulait que Leodium provienne de lex, legis, avec les jugements qu’on devine sur l’agitation fréquente dans la Cité Ardente. Dans une autre perspective, je me souviens avoir entendu, à l’Université de Liège, une conférence du Suisse Paul Aebischer, qui suggérait, après d’autres, que le nom de Liège était tiré de celui de la Légia, un ruisseau qui dévale des hauteurs d’Ans et qui se jette dans la Meuse par différentes branches à proximité de ce qui est maintenant la Place Saint-Lambert. Le nom même de la Légia serait déduit d’une racine indo-européenne qui signifie couler. Cette étymologie semble avoir moins de succès aujourd’hui : on voit mal comment un ruisseau aussi peu important aurait pu donner son nom à toute une ville593. Actuellement et faute de mieux, on considère en général que le nom de Liège devrait être rapproché d’un radical indo-européen qui désigne un endroit marécageux et facilement inondé. Ce serait lut-, qu’on retrouve en plusieurs endroits, dont le plus célèbre est sans doute Lutetia, nom ancien de 590
Il s’agit de Q. Titurius Sabinus et de L. Aurunculeius Cotta (cf. CESAR, Guerre des Gaules, IV, 22, 5). 591 La mort de Sabinus et de Cotta lors d’une révolte des Eburons, alors qu’ils négociaient avec Ambiorix, est racontée par César, Guerre des Gaules, V, 37. 592 Th. Gobert, Les rues de Liège, X, p. 312. 593 Apparemment la plus ancienne attestation du nom du ruisseau légia daterait du XIIe s.
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Paris. Quoi qu’il en soit, Liège a été fondée à l’endroit qui avait vu l’assassinat de l’évêque de Tongres - Maestricht, Lambert, tué un 17 septembre du début du 8e siècle (705 ?), victime d’une des nombreuses rivalités entre clans, comme il en existait dans l’entourage des Maires du Palais. La présence de l’évêque dans son domaine à ce moment de l’année s’explique sans doute par le fait qu’il y était venu faire sa vendange. Les collines qui dominent la Meuse et qui sont orientées vers le sud sont les dernières sur lesquelles on peut cultiver la vigne, ainsi qu’il apparaît encore aujourd’hui dans la toponymie et selon des projets actuellement en cours de réalisation. C’est à l’emplacement du meurtre de saint Lambert que s’est développé un pèlerinage, puis un village et enfin une ville. Je crois utile de rappeler la chose à cause de l’intervention, supposée par Hubert Thomas, d’Oinops, dont, on l’a vu, le nom est tiré de oinos le vin. Un dernier mot sur la question. On a vu que, voulant donner à Liège une antiquité prestigieuse, Hubert Thomas s’efforçait de faire remonter la fondation de la ville à l’époque homérique. Il le faisait par des moyens que les historiens de la première moitié du XXe ont rejetés avec vigueur594. Toutefois, sans donner raison à Hubert Thomas dans le détail, il convient de signaler les résultats des fouilles effectuées récemment sous la Place SaintLambert595 : on y a découvert qu’il y a environ 200.000 ans quelques cabanes se trouvaient au confluent de la Meuse et de la Légia, on y a décelé l’emplacement d’une présence humaine depuis 50.000 ans et on y avait découvert plus tôt les restes d’une villa romaine. Bien entendu, le lien entre la fondation d’une ville et le nom de son fondateur est un phénomène très répandu et à des époques diverses, chaque fois avec des étymologies que les modernes ne peuvent ratifier pour des raisons évidentes596. Dans l’ensemble, si beaucoup de « fondateurs » viennent directement de l’épopée homérique, il s’agit surtout de Troyens ou, 594
C’est tout particulièrement le cas de Théodore Gobert (1853-1933), auteur de l’ouvrage monumental Liège à travers les âges. Publié de 1883 à 1902 (1ére édition), une seconde édition a paru en 1929, Liège à travers les âges. Les rues de liège. Elle a été rééditée en 1975-1978, par Mnicolas-Goldenberg, (douze volumes), agrémentée d’illustrations inédites. 595 Cf. Histoire de Liège, sous la direction de Jacques Stiennon, Toulouse Privat, 1991, spécialement le chapitre 2, p. 21-31, et les publications de l’Archeoforum de la Place Saint-Lambert. 596 Pour l’ensemble du problème, cf. P. Wathelet, » Le mythe d’Enée dans l’épopée homérique. Sa survie et son exploitation poétique », p. 287-296, et J. Poucet, « L’origine troyenne des peuples d’Occident au Moyen Âge et à la Renaissance. Un exemple de parenté imaginaire et d’idéologie politique », p. 75-107.
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dans le cas qui nous occupe, d’un Grec, peu connu et qui a rompu les liens avec sa patrie d’origine. Comme chacun sait, Enée ou ses descendants ont fondé Rome. Il fallait montrer que les Francs avaient autant de titres de civilisation à faire valoir que les Gallo-Romains de souche ; dès l’époque mérovingienne597, on a annoncé que les Francs descendaient des Troyens. Au fil des siècles, l’histoire prend corps : un Troyen nommé Frigion devient, avec un peu de bonne volonté, Francion, héros éponyme des Francs598. L’idée reviendra à plusieurs reprises au cours des siècles, notamment à l’époque de Philippe IV le Bel, où il s’agit de démontrer que les Français valent bien les Romains, descendants d’Enée ; les Romains à ce moment désignent le pouvoir du pape à Rome. Sous le règne d’Aliénor d’Aquitaine et d’Henry II Plantagenet599, on découvre que les Britanni sont issus d’un certain Brutus, compagnon d’Enée, une manière de les mettre sur un pied d’égalité avec les Français et les Romains, une façon aussi de mettre en valeur l’unité d’un vaste empire, dont l’existence sera éphémère. Encore aujourd’hui, au centre de Padoue600, on montre le tombeau d’Anténor, un Troyen qui, fuyant l’incendie de Troie, tel Enée, serait venu fonder Padoue et, au-delà, il serait l’ancêtre des Vénitiens. Il s’agissait de démontrer que Venise avait autant de titres d’ancienneté que Rome et que la Sérénissime République n’avait pas à se soumettre au pouvoir de Rome et surtout des papes. Même au point de vue religieux, Venise a toujours pris ses distances vis-à-vis du rite romain. Non seulement des héros issus de l’épopée homérique sont considérés comme les ancêtres de plusieurs peuples européens601, mais, comme dans le cas qui nous occupe, on leur attribue la fondation de nombreuses villes : outre Padoue, il y a Bavay602, Genève603, Reims604, Xanten en Rhénanie597
Dans l’Historia Francorum, de Frédégaire, vers 600. P. Wathelet, Le mythe d’Enée…, p. 289-390 – J. Poucet, p. 76-79. 599 Pour plus de détails, voir P. Wathelet, « Le mythe d’Enée… », p. 290, J. Poucet, p. 82-84. 600 Sur la Vénétie, cf. P. Wathlet, « Le mythe d’Enée… », p. 288, J. Poucet, p. 96104. 601 On pourrait y ajouter les Bretons du Duché de Bretagne, les Écossais, les Turcs, les Daces et les Danois, les Normands, etc. cf. J.Poucet, p. 84-90. 602 cf. J. Poucet, p. 91-92. 603 La Chronique du Païs-de-Vaud, Lyon, 1614, rapporte que des Troyens conduits par un certain Lemannus, fils de Pâris, (d’où le nom du Lac Léman) auraient fondé Genève. J. Poucet, p. 104. 604 Dès le IXe s., Reims aurait été fondée par Remus, frère de Romulus. J. Poucet, p. 104. 598
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Westphalie605, Paris, Londres et bien d’autres. On pourrait continuer la liste. On se demandera pourquoi l’épopée grecque et spécialement les œuvres d’Homère ont eu un pareil effet. La réponse est probablement simple. Hormis la Bible, on ne possède sur ces époques aucun document ancien et estimé qui permette de donner des titres de noblesse aux divers peuples. On ne veut pas être issu des personnages de la Bible car on évite, au Moyen Âge, de se dire « descendants des Juifs ». En général, dans la geste troyenne, on préfère les Troyens, car les Grecs sont réputés schismatiques. Comme on ne sait rien des Troyens, il est plus confortable de les choisir comme ancêtres : ainsi, on ne s’engage dans aucun conflit d’ordre religieux ou idéologique et on a des ancêtres connus par la tradition et dont l’antiquité prestigieuse ne peut être mise en doute. Parfois aussi, des rapprochements de noms, même si l’étymologie n’y trouve pas son compte, ont pu agir, comme c’est le cas pour Lèodès et Oinops. En somme, Lèodès et son père Oinops ne sont, dans l’Odyssée, que des figurants ; Lèodès n’apparaît que dans deux brefs passages. Ces deux passages sont très peu formulaires et, comme l’analyse du nom de Lèodès l’a indiqué, les vers sont très marqués par la période ionienne de composition, c’est-à-dire l’époque d’Homère lui-même. Les quelques indications d’ordre psychologique signalées dans le personnage de Lèodès rejoignent une constatation plus générale : Homère aime développer la profondeur psychologique de ses personnages, ce qui représente apparemment une nouveauté dans la pensée mythique. Le succès de Lèodès et de son père auprès d’un humaniste liégeois du XVIe siècle marque l’importance des liens de paternité dans un développement pseudo-historique.
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Petite ville d’origine romaine présentée comme « la Troie des Francs ». Son nom originel authentique de Colonia Trajania a été facilement transformé Colonia Troiana., J. Poucet, p.104-105.
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L’IDEOLOGIE PENALE ET LA FONDATION DE LA IIIE REPUBLIQUE POLONAISE APRES 1989
Jarosław Utrat-Milecki
Avant-propos
Nous pouvons analyser la question de la peine et du droit pénal avec des perspectives différentes. Depuis le siècle des Lumières, très souvent, l’analyse de la théorie, de la peine et du droit pénal a été intégrée dans le mouvement intellectuel des Droits de l’homme. Cependant, la découverte de la tradition d’analyse des questions pénales d'un point de vue des valeurs ou d’une perspective axiologique remonte aux textes philosophiques de la Grèce et de la Rome antique. Il est aisé de montrer que la question de la peine est également enracinée dans la pensée théologique et dans différentes traditions religieuses. Elle est, en conséquence, liée à la mythologie de l'éternel problème du bien et du mal dans la société et dans la vie humaine. Dans ce genre d’analyse, il est question des aspects appelés, à notre époque, questions humanitaires de la peine mais aussi des questions plus vastes de la légitimité politique en ce qui concerne la répression pénale typique d'une société à un instant donné. Notre texte ne traitera donc pas des questions classiques de la criminologie et du droit pénal mais plutôt du problème des origines historiques du contexte socio-culturel et politique qui contribue à former les contours d’un discours criminologique et juridique du droit pénal polonais. Introduction historique Dans l’historiographie polonaise, on remarque que la notion de république était, jusqu'au XVe siècle, liée à l’idée romaine de res publicae. Aussi, pour souligner l’importance de la forme démocratique au sein de la
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noblesse, le Royaume de Pologne était appelé “La République”. Le rôle du parlement (La Diète) était devenu l’institution législative assurant le respect des droits civils et politiques exercés par la noblesse. De plus, la notion de république était liée au fait que la noblesse choisissait le roi à chaque fois, cette frange de la population composait entre 5 à 10 % de la population totale du Royaume. C'est pour cette raison que certains historiens contemporains parlent des rois du XVIe au XVIIIe siècle comme des « présidents choisis à vie ». Durant cette période, la monarchie polonaise évolua dans une direction différente de la plupart des pays d’Europe continentale, dont la France. D'un point de vue politique, le régime polonais ressemblait plutôt, par certains aspects, à monarchie anglaise. Depuis les lois des années 1430-1433, la noblesse jouissait de la protection légale des droits, comme le privilège de neminem captivabimus nisi iure dictum, qui stipulait que l’administration du roi ne pouvait pas arrêter un membre de la noblesse, confisquer ses biens ou entrer dans sa maison sans mandat donné par la juridiction compétente. Cette juridiction était composée de représentants de la noblesse qui habitaient dans la région concernée. Ils étaient choisis dans une liste présentée au roi par l’assemblée régionale de la noblesse. Une loi de la Constitution du parlement polonais de 1505 (nihil novi) précisait que, sans mandat du parlement, aucune nouvelle loi ne pouvait entrer en vigueur car elle pourrait altérer certains privilèges de la noblesse. Le roi était donc choisi par l’assemblée (sans aucun représentant de la noblesse du pays) et la loi de 1572 a donné, à la noblesse, un droit de véto contre le roi (articulus de non praestanda obedientia), y compris pour le destituer de ses fonctions (le droit qui était pratiqué au XVIIe siècle). Les lois pénales concernant la noblesse étaient, en général, plus souples en Pologne que dans des pays voisins. De plus, pendant le procès pénal, la noblesse polonaise profitait de garanties, par la protection des droits, qui étaient plus considérables, sauf en Angleterre après la Glorious Revolution de la fin du XVIIe siècle, que celle des pays occidentaux. Les réformateurs démocratiques polonais ne voyaient aucun intérêt aux systèmes juridiques voisins comme ceux de la Prusse et de l’Autriche tant y était ancrée la tradition de l’absolutisme. Dans des villes polonaises, on a parfois modifié le Constitutio Criminalis Carolina (le code pénal, dont le modèle est adopté par Charles V en Allemagne en 1532, est comme une loi auxiliaire pour les pays de l’Empire). Il a été traduit en polonais par Bartáomiej Groicki à la moitié du XVIe siècle. Notons que son application, en Pologne, aura été généralement moins cruelle que dans des pays allemands. Il reste difficile de parler de la doctrine pénale moderne en Pologne avant
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les années 1770. Durant cette période, les premiers mouvements réformateurs pénaux en Pologne se produisirent plus au moins au même moment que ceux d’autres pays d’Europe continentale comme la France, la Prusse ou l’Autriche. La première traduction en polonais d’une œuvre reconnue sur le crime et la peine datait de 1772 et concernait une œuvre de Cesare Beccaria (publiée en italien dès 1764). C'est d'ailleurs cette année-là qu'a été publiée en France la première édition des fameuses « Considérations sur le gouvernement de Pologne » de Jean-Jacques Rousseau. À la demande d’un membre de la Diète polonaise, l'auteur des Confessions préparait alors le chantier de ce qu'il désirait être la constitution moderne polonaise. Néanmoins, la première constitution moderne européenne (et la deuxième du monde après la Constitution américaine) n'a été adoptée en Pologne qu’à la fin de la deuxième République en mai 1791, c'est à dire quelques mois avant la première Constitution française de septembre 1791. L’adoption de cette constitution le 3 Mai 1791, date d'une fête nationale polonaise, a provoqué l’intervention des pays voisins, la chute de l'ancienne Pologne et le partage de la Pologne entre la Russie, l’Autriche et la Prusse. Ainsi, la Pologne avait perdu son indépendance à la fin du XVIIIe siècle et les juristes polonais durent analyser les idées modernes du droit pénal au XIXe siècle, notamment celles des doctrines et des lois adoptées par les pays occupants. On considère, à propos de l'Europe, la fin du XVIIIe siècle et surtout le début du XIXe siècle comme le temps des grandes codifications. C’est d'ailleurs à ce moment que les plus importantes modifications sont apportées au code pénal. Le plus fameux code pénal de cette époque était le code français de 1810, il a influencé des lois et des doctrines pénales européennes pendant tout le XIXe siècle, la doctrine pénale polonaise y comprise bien qu’elle se voulait plus autonome face aux très fortes influences des sciences pénales qui étaient très développées dans les pays allemands. Malgré le partage du pays, la Pologne connut, dans première partie du XIX siècle, des périodes où l’autonomie politique et juridique était considérable. Nous pouvons, par exemple, citer le Grand Duché de Varsovie (1807-1814) qui fut fondé avec l’aide de Napoléon. Ce petit État a joué un grand rôle dans l’épopée napoléonienne. Citons également le “Royaume de Pologne” formé, par le Congrès de Vienne en 1815, de provinces du centre de la Pologne et il était uni à l’empire russe par une constitution propre (1815-1830). A cette époque, est élaboré et adopté le premier code pénal polonais. Dans ce code de 1818, nous pouvons retrouver les influences de la doctrine et des expériences autrichiennes, notamment au niveau des dispositions du code pénale de Galicie de 1797 (une région au sud de la Pologne occupée par l’Autriche) et qui a d’ailleurs influencé l’adoption du
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code pénal dit franciscana par l’Empire Autrichien en 1803. Néanmoins, l'analyse des discussions de la commission parlementaire sur le projet de code pénal polonais, finalement adopté par le parlement du Royaume Polonais en 1818, montre également des solutions présentes dans le code pénale français de 1810. La preuve de l’importance du mouvement des réformes pénales dans la première moitié du XIX siècle pour le développement de la doctrine pénale moderne en Europe est que le code de 1810 resta en vigueur, malgré les nouvelles tendances pénales du XXe siècle, jusqu'en 1994. Au XIXe siècle, un débat européen sur le régime carcéral eut de grandes influences sur les réformes pénitentiaires polonaises de cette époque. Ces reformes furent d'abord élaborées par Fryderyk Skarbek qui était alors le ministre responsable du système carcéral des années 1830 à 1850 lorsque la partie centrale de la Pologne était occupée par la Russie. Le débat concernait le style vie dans les cellules qui se basait alors le système nord-américain. Ce système était de plus en plus répandu en Europe (dont la France) après le premier Congrès Pénitentiaire de 1846 à Francfort am Main.
La fondation de la Deuxième République et la réunification du droit pénal
La Deuxième République polonaise fut fondée après la Première Guerre mondiale, en 1918. Tout de suite après, en 1919, on établit des commissions parlementaires pour la codification des droits comme, par exemple, une commission pour la codification du droit pénal matériel. La création d’une codification unifiée et moderne avait aussi bien une importance pratique qu'idéologique. Elle devait être la preuve d’une vitalité politique et intellectuelle pour une république rétablie après un siècle d’occupation et de fragmentation du pays polonais par des empires européens. L’Empire Allemand prussien, l’Émirat Austro-Hongrois ou même la despotique Russie tsariste étaient non seulement des occupants de la Pologne mais ils étaient aussi considérés, à l’époque et à juste titre, comme des pays plutôt conservateurs, voire réactionnaires. Il existait cependant des codes pénaux originaires de ces pays occupants qui étaient toujours en vigueur, dans différentes provinces de la Pologne, jusqu’à l’adoption d’un code pénal global à destination de toute la République en 1932. Un code avait déjà unifié la procédure pénale dès 1928.
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L’unification et la codification des systèmes juridiques polonais, surtout civil et pénal, devaient être une preuve majeure de la pleine refondation de la République, symbole d'un pays unifié et ayant de plein droit une souveraineté intellectuelle dans les domaines de la construction juridique étatique et de la société moderne. Des juristes considèrent le code de 1932 avec une perspective comparatiste. Ils le jugent en comparaison au système juridique européen de l'époque. Ils voient le code polonais comme très moderne du point de vue de la doctrine et des dispositions qui étaient aussi bien précises que synthétiques et qui portaient surtout sur la définition légale des infractions. L’art législatif, qui était déjà moins visible dans les documents juridiques, se montrait parfois très casuistique au sein de ce qui deviendra l’Union Européenne. Dans le code de 1932, nous retrouvons la responsabilité criminelle formulée avec le respect des principes classiques du droit pénal présent au temps des Lumières. Ce qui veut dire, entre autres, que les principes de la protection des droits de l’homme y sont inclus comme le nullum crimen sine lege poenali anteriori, nulla poena sine lege anteriori. Ce principe de la culpabilité, comme étant une condition nécessaire de la responsabilité pénale, était alors une condition sine qua non de la conviction nécessaire pour prononcer le jugement pénal et il devint alors un principe classique de la peine juste. La peine juste signifie ici que la sévérité de la peine est proportionnelle, dans l’échelle des peines prévues et inscrites dans le code, à la nuisance occasionnée par le fait incriminé et donc à la culpabilité du malfaiteur. Malgré tout, la codification a également connu des modifications élaborées dans le cadre des écoles anthropologiques et sociologiques du droit pénal (C. Lombroso, E. Ferri, F. List, A. Prins...). D’après le code, le juge devait surtout prononcer son jugement pénal dans le cadre des dispositions qui avaient été fixées par la limite (assez large) des sanctions prévues pour un type abstrait d’infraction. Ces infractions étaient définies en fonction des actes individuels (qui concernent donc son auteur) dans un cas particulier, d'où la prépondérance de l’individualisation anthropologique de la peine. Nous pouvons voir les influences de la criminologie et de la pénologie positiviste sur le code dans les différentes institutions et les différentes dispositions légales telles que le sursis ou la libération conditionnelle anticipée lors de l’exécution de la peine de prison. De plus, le code a connu des mesures de défense sociale postpénale. Elles sont liées au concept de marginalisation et concernent surtout certaines catégories de récidivistes et de criminels diagnostiqués « incurables ». Le code connaissait alors un concept de droit pénal centré sur le crime mais aussi sur l’homme criminel.
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Les juges s'opposèrent régulièrement aux innovations dites anthropologiques, notamment en ce qui concernait les mesures de défense sociale postpénale. En général, la plupart des juges qui restaient attachés aux notions classiques du droit pénal étaient contre l’idée de la prépondérance et de la prévention individuelle dans le jugement pénal. C'est pour cette raison qu'en pratique, d’autres justifications exercées par le législateur polonais étaient considérées comme auxiliaires (la disposition de l’article 54 du code de 1932). Elles jouaient pourtant un rôle très important dans la jurisprudence (la prévention générale, l’idéologie de la peine juste classique). Des études comparatives ont montré que le code pénal de 1932 trouvait sa place entre l'école classique et sociologique (dont l’anthropologique modérée). Cette école classique ne s'intéressait pas aux questions de l’individualisation de la peine basée sur les données des sciences sociales et sur les innovations anthropologiques et sociologiques. Cependant, comme nous pouvons le constater le code de 1932 était plus complet dans le prononcé et l’application de la peine que ne l'était la rationalité classique. Elle était, nous pouvons le formuler ainsi, rétributive de la loi pénale par la forte rationalisation de la peine et par la prévention individuelle. De ce fait, nous pouvons alors voir dans le code une majorité d'influences venue de l’école sociologique du droit qui était représentée dans la commission législative en matière pénale par son directeur, le Professeur Juliusz Makarewicz. Il est l’un des plus importants pénalistes du XXe siècle de Pologne dont l’influence s’est fait ressentir jusqu’après la Deuxième Guerre mondiale en Allemagne. Il y a eu beaucoup d’autres représentants de l’école sociologique parmi les membres de la commission codificatrice, nous pouvons citer la seconde grande personnalité de cette commission, le Professeur Wacáaw Makowski. Lui qui était non seulement un pénaliste très bien connu de l’Université de Varsovie, était également, avant la Deuxième Guerre mondiale, un ministre de la justice, un sénateur au Sénat de la République et enfin le dernier Président de la Diète polonaise avant l’agression de l’Allemagne hitlérienne en 1939. Pour les mineurs, des lois d’avant deuxième guerre mondiale ont introduit des services de probation (à l’exemple anglais), la première loi concernant ces mesures probatoires est entrée en vigueur, encore, en 1919. Cependant, pour les adultes, la loi prévoyait seulement, dans le code pénal de 1932, une quasi-probation, c’est à dire sans aucun service professionnel (les dispositions concernant des services professionnels de probation pour adultes criminels datent de 1958). Le code de 1932 indiquait simplement des dispositions concernant un contrôle des conditions de probation par des personnes de confiance ou par des organisations volontaires non professionnelles fondées pour le travail avec les délinquants.
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La Deuxième République avait réussi à codifier et à unifier le droit pénal polonais et par conséquent, à effacer les traces de l’occupation par trois empires. L’occupation était particulièrement difficile pour les juristes polonais car ils ne pouvaient pas se développer convenablement, sur le plan professionnel, sans loi adoptée par l’État. De fait, ce manque provoqué par l’absence d’un État indépendant pendant tout le XIXe siècle posait un épineux problème pour le développent de la doctrine et de la pensée pénale polonaise. La génération des juristes nés dans la seconde moitié du XIXe siècle avait grandi sous le joug d’une occupation et avait tout de même réussi à inscrire, dans la pensée moderne européenne, d’une part les idéaux et d’autre part les dispositions du droit pénal positiviste de la Deuxième République. Or si l’on considère la technique législative et les principes théoriques du droit pénal général, le droit pénal polonais était, aussi bien dans la perspective comparative que dans la perspective de futurs développements du droit pénal européen, mieux élaboré que la doctrine et les dispositions positivistes des codes pénaux allemand et russe pré-Seconde Guerre mondiale. N’oublions pas que la justification officielle du partage et de l’occupation du pays polonais par l’Allemagne et la Russie à la fin du XVIII siècle était avant tout basée sur le constat d’une forme de faiblesse de l’État polonais, qui, d’après les belligérants, n’arrivait pas à moderniser la société et les institutions politiques. La Pologne était alors considérée comme une gangrène pour l’Europe. Aussi, amputer la Pologne était de ce point de vue une sorte de guérison pour le reste de l’espace européen. La commission pénale de la Diète polonaise formée en 1919, était consciente, comme l’étaient d’autres Polonais, que la codification et l’unification du droit pénal et d’autres lois étaient très importantes, non seulement pour la régulation des questions concernées par des dispositions spécifiques mais aussi pour assurer la refondation de la Pologne sur le plan européen. Elle devait devenir un État viable et elle ne devait pas être classée comme inférieure dans les différentes strates de la vie sociale. Gardons à l’esprit que le sentiment de supériorité civilisatrice de l’Allemagne et de la Russie avait été utilisé pour justifier leur action militaire et l’occupation du sol polonais pendant plus d’un siècle. Malheureusement, l’invasion allemande suivie par celle de son allié soviétique a pratiquement détruit la Deuxième République en 1939, même si le gouvernement en exile, d’abord en France et ensuite à Londres, essayait de défendre la postérité de l’État polonais. Après la Deuxième Guerre mondiale, la Pologne se retrouvait, contre sa volonté, dans une zone d’influence soviétique. Le nouveau gouvernement
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polonais, composé de sympathisants communistes, était sous la tutelle directe de Moscou. L’influence soviétique se ressentait sur la vie politique polonaise, de manière importante, jusqu’en 1989. Le gouvernement en exil continuait à représenter symboliquement la Deuxième République mais la majorité des pays démocratiques cessèrent de reconnaître la légitimité de ce gouvernement dès 1945. La raison invoquée était que ce gouvernement n’avait plus de raison d’être car il ne pouvait plus diriger un État complètement anéanti par la guerre et que l’Union-Soviétique, qui avait la mainmise sur la Pologne, était devenue une puissance très importante en Europe et dans le monde. Cependant, juste avant la chute définitive de l’Union-Soviétique en 1991, Lech WaáĊsa, chef du mouvement de Solidarité, a remporté les premières élections présidentielles libres après 1989 devenant dès lors le président de la Pologne en 1990. Pour marquer son attachement à la Deuxième République, le président polonais avait repris les insignes du pouvoir au dernier président de ce régime, Ryszard Kaczorowski toujours en exile à Londres. Cette transmission symbolique, lors de la cérémonie, peut expliquer pourquoi on parle en Pologne de la Deuxième République de 1918-1939 et de la Troisième République créée en 1989 avec la fin du régime communiste en Pologne. La période de 1944-1989 est devenue un sujet de grands débats politiques et symboliques mais personne n’a jamais sérieusement questionné ce titre de Troisième République. Même d’anciens membres du parti communiste, qui avaient une place importante dans les hautes instances gouvernementales de la Troisième République, ont accepté cette numération. La République polonaise et la vacuité symbolique: 1944-1989 Dans les premières années du régime politique formé sous l’égide du parti communiste contrôlé par Moscou, le pays a été appelé “La République populaire de Pologne”. C’est une grande nouveauté dans l’histoire politique et économique du pays. Le gouvernement populaire a appuyé le principe de la différence fondamentale qui existe entre une nouvelle République populaire et tous les systèmes politiques et économiques précédents. La philosophie communiste avait défini ces régimes politiques précédents (la Première et la Deuxième République) comme étant des systèmes répressifs, basés sur l’exploitation du peuple par des classes privilégiées. C’était la première fois dans l’histoire, d’après la propagande communiste, qu’on pouvait éradiquer les inégalités économiques et sociales par de profonds changements des modes de production. Ces changements portaient notamment sur les domaines de la propriété, de la nationalisation des industries, des réformes agraires (la parcellisation), de la planification
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minutieuse de la production et de la juste distribution des biens pour la nation. Ces réformes étaient bien en accord avec la doctrine marxiste, mais elles étaient principalement critiquées par les anciens propriétaires et aussi par d’autres membres de la société. C’est pour cette raison que la propagande officielle a parlé de la révolution populaire en Pologne. Elle affirmait une rupture avec la Deuxième République, qui était alors appelée “l’État Bourgeois”, capitaliste qui plus est. L’ancien État, toujours selon le régime en place, exploitait le peuple, les ouvriers et les paysans. D’après cette mythologie politique du Communisme le peuple polonais n’a été libéré que grâce au régime politique de la Pologne populaire, en 1944, et qui est donc le gouvernement dirigé par le parti communiste sous tutelle moscovite. Pour protéger la liberté du peuple, le parti communiste combattait tous les ennemis de la liberté définie par l’idée que s’en faisaient les communistes. En pratique, cela se manifestait par un combat ou une pacification d’une grande partie de la nation qui n’avait pas saisi la logique communiste et par conséquent, qui n’a pas su accepter la légitimité du nouveau régime politique. À la fin des années 40 cependant, la Cour Suprême de Pologne déclara que les lois dites bourgeoises, alors que la législation de la Deuxième République était toujours d’actualité, devaient être interprétées du point de vue des nouveaux principes de la république du peuple. Alors la légitimité des vieilles lois fût remise en question et le problème théorique qui se posa alors était le suivant : comment distinguer les lois qui avaient un rapport avec les valeurs du régime populaire soviétique des lois liées à la Deuxième république basées, selon Moscou, sur l’exploitation humaine? L’exigence symbolique de cette distinction était fondamentale. Elle devait fonder la légitimité du nouveau régime sur le principe de l’idéologie communiste qui portait alors sur la négation morale et politique des régimes précédents. La rupture avec la tradition joua un rôle primordial dans la légitimité du nouveau pouvoir politique en Pologne. Pendant toute la période de la République populaire ces raisons symboliques poussèrent à ce que personne n’utilisât officiellement la notion de Troisième République. Le peuple polonais constatait assurément des changements politiques et économiques très profonds mais donner pour nom Troisième République aurait également pu suggérer que la République populaire ne marquerait pas un changement suffisamment important quant à ses prédécesseurs. C’est donc bien pour souligner ces changements qualitatifs entre le système de la justice sociale du communisme et des différents systèmes précédents de l’exploitation de l’homme qu’on n’utilisait pas la notion de Troisième République pendant la République populaire.
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Paradoxalement, avait symboliquement été accepté, dans la République démocratique fondée après 1989 en Pologne, le caractère exceptionnel de la République populaire. Dans le préambule de la Constitution à la Troisième République adoptée par l’Assemblée nationale et le referendum national en 1997, nous constatons que cette Constitution est enracinée dans les meilleures traditions de la Première et de la Deuxième République. Communistes et autres sympathisants sont d’accord pour dire que la période de la République populaire, des années 1944-1989, a eu un caractère unique, ce qui la place à part du point de vue de la continuation du développement historique de l’État et de la société polonaise. La peine et la justice après la chute de la Deuxième République Dans le cas du droit pénal, la majorité des changements liés à l’introduction du nouveau régime politique communiste avait été construite, juste après la Deuxième Guerre mondiale, dans des lois spéciales qui ne changeaient ni le code ni la doctrine pénale. La répression politique, si elle avait besoin de la forme juridique, se faisait à travers la législation spéciale qui était en vigueur jusqu’en 1970 mais elle avait été surtout utilisée contre la société avant 1956. Le code pénale de 1932 alors en vigueur concernait des changements plutôt mineurs jusqu’au premier janvier 1970. C’est à cette date que l’on introduisit le nouveau code dit socialiste de 1969. Ce nouveau code reste fortement basé sur la tradition de la doctrine pénale développée autour du code de 1932. Ces changements introduits dans le code de 1969 observaient l’idéologie dite du treatment, c’est à dire la thérapie, la resocialisation pédagogique et d’autres développements de la doctrine pénale présents dans les pays occidentaux. Les universités polonaises contribuaient à enseigner le code de 1932 et ensuite le code de 1969 qui était aussi bien car il restait dans la continuité de son prédécesseur, continuation influencée par des changements dans les doctrines européennes du droit pénal de la deuxième moitié du XX siècle. Des influences communistes, comme la forte distinction du crime contre la propriété particulière et la propriété publique, avaient une certaine importance pratique mais presque aucune du point de vue du développement du droit pénal. On a introduit dans le code de 1969 la notion de bien du point de vue formel et matérielle du crime mais à vrai dire c’était une idée très présente dans la doctrine pénale de L’Union soviétique. Puis on élabora, dans l’école sociologique italienne (Enrico Ferri) et lors de discussions précédant la Deuxième Guerre Mondiale, la doctrine occidentale y compris polonaise.
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Le code de 1969 introduisit une peine alternative à la prison, à savoir le travail d’intérêt général. Cette nouvelle peine alternative fut developpée en Pologne, avant qu’une institution semblable commence à exister en Angleterre (community service introduit par le Criminal Justice Act de 1972) et en France (TIG, le travail d’intérêt général, introduit par la loi de 10 Juin 1983). C’est peut-être un paradoxe de l’histoire que l’adoption de la peine du travail d’intérêt général en Pologne avant même le développement de cette solution pénale par les autres pays membres du Conseil de l’Europe. Cette mesure était sans doute possible en Pologne grâce notamment aux influences soviétiques. L’introduction du droit pénal soviétique permit l’avènement de ce genre de peine concernant le travail accompli en milieu ouvert au profit de la société. Cette peine représente sans doute un des rares exemples d’une influence positive de la doctrine soviétique sur la doctrine pénale et sur les lois polonaises. Lecture symbolique de la Troisième République dans le contexte des changements de la doctrine pénale mondiale La fondation de la Troisième République est encore plus intéressante que celle de la deuxième, car le temps symbolique de la création de cette république est lui-même le temps de la création d’une interprétation historique et idéologique, elle-même étant fortement liée aux activités fondatrices. La réforme pénale, induite symboliquement en 1989, source de la création de cette Troisième République, créa une vive polémique dans le milieu universitaire et celui de la presse. Cette discussion portait en grande partie sur la question de la procédure et sur la nécessité d’une exécution plus humaine des peines. Ces questions sont largement commentées dans les universités polonaises, depuis 1956. La polémique s’intensifia depuis l’apparition du mouvement de la Solidarité. A l’époque de la Solidarité légale (1980-1981), deux commissions avaient été créées. Une pour la réforme du droit pénal et gouvernementale, la seconde était académique et liée au mouvement de la Solidarité. La mise en place du régime exceptionnel à la fin de 1981 et la dissolution de la Solidarité par le gouvernement avait gelé la discussion pour un certain temps. Cependant, depuis la deuxième moitié des années 80, la discussion s’est intensifiée. Il est intéressant de constater que de profonds changements dans les doctrines et les idéologies pénales, en Europe et surtout aux États-Unis, influencèrent fortement le processus polonais dans les domaines publics et
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académiques ainsi que sur le droit pénal. Le débat était centré sur la crise touchant l’école positiviste de la criminologie qui touchait par conséquent les programmes de resocialisation médicalisée en prison (Martinson, 1974). Cette crise influença particulièrement, dans les années 70-80, la politique criminelle des États-Unis et de la Scandinavie. Elle provoqua le développement d’une idéologie hétérogène de la peine rétributive et utilitariste. Cette idéologie bien précise était parfois appelée “néoclassique”, elle permit d’accentuer la proportionnalité de la peine à la nuisibilité de l’infraction et à l’évaluation de la culpabilité du criminel (Von Hirsch, 1976). Cette idéologie pénale renforça la critique des différents programmes de la thérapie forcée, par conséquent, la doctrine des États-Unis se vit critiquée de même que la pratique des sentences non déterminées qui étaient très populaires dans ce pays au début du XXe siècle (Struggle for Justice, 1972). La doctrine néoclassique conduisait également à la critique des différentes mesures de défense sociale et plus généralement à la critique de l’approche trop médicalisée des problèmes de délinquance. Cette approche influença l’œuvre de Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, de 1975. La critique de la pratique pénitentiaire américaine (et scandinave) et de ses racines idéologiques, dans la doctrine anthropologique et sociologique, a pourtant eu un caractère utilitaire. Il montra notamment, grâce au taux de récidive, des limites quant à l’effectivité de la prison. De surcroît, étaient discutés les différents problèmes humanitaires et éthiques que soulevait la question de la prison. En Europe, le débat en matière de politique criminelle portait sur des arguments éthiques, pragmatiques et économiques comme le coût du système pénitentiaire. Ce débat mena le Conseil de l’Europe, dans des années 70 et jusqu’à présent, à recommander aux pays démocratiques membres du Conseil de l’Europe de considérer les sanctions alternatives à la détention carcérale sauf, bien sûr, dans des cas plus graves. La Pologne n’était pas à l’époque reconnue, à juste titre, comme un pays démocratique et elle ne pouvait pas être membre du Conseil de l’Europe. Elle n’entra dans cette institution qu’en 1991. Cependant, le débat européen sur le droit, la politique criminelle et sur certains aspects de l’idéologie rétributive anglo-saxonne devenait de plus important dans les discussions concernant les réformes pénales en Pologne au moment de la fin du communisme. En Pologne dans les années 80, les spécialistes liaient la critique du droit pénal et des programmes pénitentiaires positivistes à la critique des abus du
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pouvoir autoritaire. On analysait les lois pénales du régime communiste par le prisme de leurs fonctions politiques pour un régime autoritaire. Cette démarche démontre le fait que l’on associait fortement l’idée de la réforme pénale à l’idée de la société démocratique et tolérante. Commença, de fait, l’analyse de la réforme pénale dans cette logique de bataille pour la défense des droits de l’Homme. Le droit pénal a pour mission évidente de défendre la société contre la criminalité, cependant, les expériences de la société polonaise, avec un régime autoritaire, avaient rappelé l’importance des fonctions du droit pénal dans la protection des droits de l’Homme contre les abus de l’État qui infligeait certaines peines, vraisemblablement injustes. Le droit pénal doit aussi protéger la société contre les actes malveillants d’un ennemi plus puissant encore: L’État moderne. Le contexte de l’autoritarisme politique rappelait aux juristes polonais la signification de la pensée de l’époque des Lumières, de Montesquieu à Beccaria en passant par la Déclaration Française des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. La bataille pour la réforme pénale était associée à la bataille pour indépendance nationale. Le régime politique polonais de 19441989 ne gardait son pouvoir politique dans la zone d’influence soviétique que grâce à ses troupes qui ne quittèrent la Pologne qu’en 1992. Aussi, pour cette raison, dans les années 1944-1989, il y eut en Europe de l’Est des tendances politiques visant à copier des institutions politiques, économiques et juridiques de l’Union-Soviétique. Cependant, la Pologne était un des seuls pays de la zone soviétique qui n’ayant jamais collectivisé son agriculture (plus de 80% de la terre agricole restait privatisée) et les influences soviétiques dans le droit pénal polonais n’avaient pas un poids important, ce qui est probablement moins connu. Nous pouvons inscrire la réforme du droit pénal de la fin du XXe siècle en Pologne dans un mouvement pour le gain de l’indépendance du pays. Cette réforme suivait le développement du droit pénal européen à l’époque des grandes codifications, entre le XVIIIe et le XIXe siècle et jusqu’aux dernières recommandations du Conseil de l’Europe, des différentes associations internationales et du congrès des pénalistes de la fin du XX siècle. La réforme du droit pénal connut, dans cette perspective, une fonction politique semblable au rôle qu’avait joué la construction de la Deuxième République après la Première Guerre mondiale, république qui avait construit l’unification et la codification du droit pénal.
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La réforme pénale et la refondation de la République après 1989 La réforme pénale s’est vue associée aux idées des Droits de l’Homme, de l’indépendance nationale et de la réunification symbolique avec le monde occidental. On opposa alors, à cette affiliation, les influences de l’UnionSoviétique sur la vie sociale, économique, culturelle et politique de la Pologne. Cependant, même s’il ne fait aucun doute qu’il existe des liens politiques et idéologiques entre la fondation de la Troisième République et la réforme pénale en Pologne, nous ne pouvons constater que des changements minimes de la doctrine du droit pénal matériel. L’application des dispositions de lois pénales positives pendant les premières années de la liberté n’avaient elles aussi qu’étaient très peu marquées. Bien qu’elle ait été éliminée dans le code pénal, une distinction entre la protection du bien particulier et du bien public et qui était très importante pour l’idéologie communiste, certains principes, comme celui de la responsabilité criminelle, restaient intacts. Très vite des dispositions importantes du code de la procédure pénale et des lois concernant la police furent modifiées contrairement à des procédures qui restaient liées à la nature du régime politique. Néanmoins, la volonté de créer un nouveau code du droit pénal matériel dépassa les exigences pratiques. Les juristes poursuivirent les travaux commissionnés sur les réformes complexes du droit pénal. Nous devons expliquer que ces réformes concernent le code du droit pénal matériel, le code de procédure pénale et le code de la procédure d’exécution des peines. La Diète a finalement voté, pour la Troisième République, trois nouvelles lois en 1997 qui remplacèrent trois entrées pénales de 1969. Ces lois sont en vigueur, dans le système pénal polonais, depuis le premier septembre 1998. Des comparaisons effectuées dans les trois codes pénaux matériels de 1932, 1969 et 1997 soulignent la continuité de la pensée pénale polonaise entre les institutions du code pénal de 1932 et de 1969 et des institutions du code de 1997. De plus, nous pouvons ajouter que le code de 1997 est bien plus proche du code de 1969 (temps du communisme et de la dépendance polonaise à l’Union-Soviétique) que du code de 1932. Cette remarque ne suggère pas le fait qu’il existait une quelconque influence de la législation dite soviétique dans le code de 1997 car, au contraire, c’est plutôt une preuve de la faible et superficielle influence de l’idéologie communiste sur le code pénal de 1969. Dans le cadre des analyses académiques, il n’est pas étonnant que le code des années 60 soit plus proche du code des années 90 que celui
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datant des années 30. Il existait, bien sûr, des influences exercées par le contexte politique sur l’adoption des codes de 1932 et 1969 mais dans ces deux cas, l’influence des doctrines pénales dominantes était beaucoup plus importante pour déterminer leurs dispositions que la politique en générale du régime politique. Le code de 1997 connut certainement une forte influence de la doctrine pénale polonaise antérieure et de l’influence des doctrines pénales étrangères. Concernant les dispositions du droit positiviste, nous constatons surtout des influences de la doctrine allemande. En ce qui concerne la forme des différentes institutions pénales, c’est l’influence de la politique criminelle stimulée par la criminologie et des expériences nord-américaines, qui ont fortement influencé les doctrines pénales européennes. Nous n’aurions pas l’espace nécessaire pour énumérer, dans ce travail, toutes les nouveautés du code de 1997 mais nous pouvons tout de même citer ici, à titre d’exemple, une élaboration dans ce nouveau code des éléments. Elle proposait la définition générale de l’infraction d’une manière plus profonde que dans les deux codes précédents. Cette définition indiquait des changements dans la formulation des dispositions concernant la culpabilité et bien que la question théorique de la culpabilité soit laissée à la doctrine, nous constatons nettement que le législateur de 1997 opta plutôt pour le concept plus objectif de la culpa et d’autres modalités de la responsabilité pénale. En ce qui concerne la peine, des principes du jugement pénal plus liés à la question de la culpabilité furent introduis au principe de la justice classique. Cette notion de culpabilité dans le jugement sur la peine est devenue, comme en Allemagne, une culpabilité limitante. Le concept de la culpabilitélimitée incluse dans le jugement sur la peine indique que la justice ne peut considérer, en prononçant la peine la prévention individuelle, la nuisibilité du crime et la question de la prévention générale positive que dans les limites de la culpabilité de l’auteur. L’expression Prévention positive (integrative Prävention) signifie que la prévention doit asseoir les normes de la justice tout en dissuadant les criminels potentiels. Cette notion implique le fait que le but premier n’est pas d’effrayer la société par la sévérité (Andenaes : 1966). Le jugement pénal est quant à lui prononcé d’après le concept de la culpabilité-limitée dans le cadre des limites légales (généralement assez larges) prévues dans le code pour un certain type d’infraction tandis que la sévérité de la peine ne doit jamais dépasser le taux de culpabilité d’un criminel concerné. Pour comparer avec le code de 1932, le juge devait surtout considérer, pour la peine prononcée contre un criminel, les limites prévues pour
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l’infraction concernée, la question de la prévention individuelle ainsi que la resocialisation et la protection de la société. Malgré tout le code de 1969 faisait une utilisation plus parcimonieuse des différentes directives concernant la peine mais le manque de principe concernant la culpabilité limitante provoqua trop souvent la justification de peines très sévères par la rationalisation et par la prévention générale négative alors même que cette rationalisation devait effrayer les futurs auteurs potentiels de crimes semblables. On a sans doute pu lier ces changements de directives, pour prononcer la peine avec le code polonais, aux premiers temps du développement de la doctrine pénale mais la doctrine polonaise fut discutée, tout simplement, dans un grand débat pénologique européen et nordaméricain au XXe siècle. Reste cependant, dans le code de 1997, une définition matérielle de l’infraction introduite par le code de 1969. En ce qui concerne le droit pénal général c’est une solution du droit pénal général qui semble exceptionnelle compte tenu des codes pénaux modernes occidentaux mais qui restait assez populaire dans la doctrine positiviste du droit pénal. Cette définition montre que l’infraction est un acte défini comme étant une infraction à la loi pénale mais qui, en même temps, définit la dangerosité (le code de 1969) ou la nuisibilité (le code de 1997) par degré. Toutes les infractions sont, dans toutes les législations modernes, définies avant tout comme des actes nuisibles depuis la philosophie des Lumières et également après l’édition du livre de Cesare Beccaria en 1764, après l’adoption de la Déclaration Française des Droits de l’Homme et du Citoyen ou bien encore après l’édition française de l’œuvre majeure de Jeremy Bentham (1791). La constatation de la nuisibilité sociale d’un acte est un principe indispensable de la pénalisation des activités humaines par un législateur. Cependant, la définition de la nuisibilité provoquée par un acte particulier, décrit par une disposition de la loi abstraite et générale comme étant une infraction est presque nulle. Alors la poursuite pénale de son auteur pourrait faire plus du mal que de bien à la société. Dans la plupart des juridictions, les problèmes liés aux cas où l’infraction définie par la loi n’est pas assez nuisible pour être punie sont résolus par une loi de procédure pénale ou même par des règles de fonctionnement de la police et des magistrats. Cette disposition correspond d’ailleurs à une règle de la doctrine de l’ancien droit romain: summum ius summa iniuria. Le code de 1997 est considéré comme plus libéral et moins sévère que le code de 1969 ou de 1932. Il est prévu, pour certains crimes graves, des peines de prison plus longues que dans le code de 1969 mais dans le même temps, le code de 1997 ne connaît pas la peine de mort qui était bien
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présente dans les codes de 1969 et de 1932. Cette ultime peine fut exécutée pour la dernière fois en Pologne lors de l’année 1988. Ce nouveau code a renforcé la position de la victime, il prévoit une médiation possible entre l’auteur de l’infraction et sa victime (une sorte de “restorative justice”). Cette médiation peut conduire à satisfaire la victime mais aussi à nonapplication de la peine facilitant ainsi la réintégration sociale du condamné. Le spectre des différentes institutions du droit pénal général est élargi donnant ainsi plus de possibilités au juge pour prononcer une peine à la fois juste et individualisée. Le code a introduit la peine du jour-amende et, généralement, il a considérablement augmenté le rôle des sanctions alternatives à la prison grâce notamment à la supervision électronique comme mode d’exécution d’une courte peine de prison ou encore pour les fins de peine (l’amendement de 2007). Dans le même temps, les services de probation se sont développés dans le cadre de la juridiction pénale (loi sur les sévices de probation de 2001). Ces changements dans la pensée pénale polonaise trouvent leur source, aussi bien avant qu’après 1989, dans des débats, dans des changements de doctrine et dans les lois pénales qui ont été ratifiées dans différents pays démocratiques. De plus, la pratique pénale du début du XXIe siècle est encore très fortement touchée par des changements de procédure pénale. La procédure polonaise est de plus en plus influencée par le jugement pénal et par les différentes institutions de la négociation de la peine (comparable au “plea bargaining” américain). D’ailleurs, c’est aussi une tendance connue dans des différents pays européens. Le code de 1997 a introduit la notion de crime terroriste qui est malheureusement une mesure dans l’air du temps. Les crimes terroristes n’existaient ni dans la législation communiste ni dans le code de 1932, cependant des crimes contre-révolutionnaires au temps du communisme, connus essentiellement grâce à la littérature populaire anticommuniste, étaient plutôt la couverture d’une répression illimitée. Ces crimes n’étaient jamais considérés par une grande majorité de juristes polonais comme un fait juridique mais comme une preuve de la violence politique. Cette opinion fut confirmée par La Cour Suprême, d’abord en 1956 à la fin du stalinisme polonais, et ensuite, sans compromis, après 1989 dans les décisions concernant la réhabilitation des individus persécutés pour des raisons politiques sous une couverture du droit pénal (dans des années 1944-1956). En Pologne, la notion de crime contre-révolutionnaire n’a pratiquement joué aucun rôle qu’à partir de 1956. Enfin, le code pénal de 1997 connaît, depuis son amendement de 2005, une nouvelle sorte de mesures pour la défense sociale post-délictuelle. La
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possibilité de l’isolement pour un temps indéterminé d’un pédophile qui a déjà purgé sa peine de prison et peut donc rester isoler et médicalement traiter aussi longtemps que sa dangerosité est admise par des experts. Il existe, dans le code de 1932, des mesures comparables mais pour d’autres classes de criminels et qui connurent des limites considérables dans le code de 1969. Ensuite, la juridiction polonaise a complètement aboli ces mesures de la défense sociale post-délictuelle en 1990 car considérées comme opposées aux valeurs démocratiques. Encore une fois, nous pouvons dire que le retour aux mesures de la défense sociale, contre des pédophiles par exemple, est un phénomène général dans beaucoup de pays de l’Europe (Allemagne, 1998, par exemple). La réforme pénale et la politique en général Nous pouvons admettre que la plupart des innovations dans le code du droit pénal matériel, pour des raisons liées au développement de la doctrine pénale et de la criminologie, se produisirent aussi bien avant qu’après 1989. Bien sûr, nous pouvons montrer qu’avant 1989 la politique générale du pays influençait le débat sur la politique criminelle et permettait de critiquer cette influence, aussi bien parmi les juristes et les universitaires que dans des programmes de l’opposition démocratique. Le gouvernement communiste supportait scrupuleusement la politique criminelle répressive et les universitaires avaient, quant à eux, supporté des solutions plus rationnelles, libérales et humanitaires. Après 1989, nous pouvons observer l’émergence de deux périodes distinctes concernant les relations entre la politique en générale et la politique criminelle. Dans la première, de 1989 jusqu’à la moitié des années 90, une convergence se produisit entre la doctrine pénale, la politique du gouvernement et la publicité médiatique. Le régime communiste était accusé, pendant cette période, d’avoir mis en place une mauvaise politique d’un point de vue utilitaire et jugée moralement inhumaine. Pour cette raison, la classe politique et les grands médias de la première période supportaient généralement la promotion d’une politique criminelle rationnelle, laquelle est, il faut le rappeler, basée sur savoir scientifique en matière de criminologie et de pénologie. Ce savoir se fonde donc sur des données empiriques qui sont bien évidemment conformes aux recommandations du Conseil de l’Europe. Cette politique criminelle présente une différence symbolique et morale lorsque l’on compare la politique criminelle communiste et la politique criminelle humanitaire et rationnelle du nouveau régime démocratique. L’adoption par la Diète du code de 1997 réconcilia les exigences de la politique criminelle classique et son combat
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contre la criminalité. Elle également rationalisa la volonté protectionniste des Droits de l’Homme, aussi bien du point de vue de la victime que de celui du condamné. Sur le plan politique, l’adoption du code pénale de 1997 devait prouver symboliquement un grand changement entre le régime autoritaire du communisme répressif et la Troisième République. Elle représenta une opposition radicale au passé autoritaire, surtout par rapport à une axiologie basée sur la dimension humanitaire, la protection du droit de l’homme et du citoyen et sur la protection de la dignité de chaque individu. Il faut rappeler qu’une grande partie des membres de la Diète de 1989 et des ministres du premier gouvernement non communiste de 1989 étaient détenus comme prisonniers politiques sous le régime communiste. L’attention portée aux aspects humanitaires de la politique criminelle reflète également cette dimension personnelle. La Diète vota la dernière loi d’amnistie de l’histoire polonaise en 1989. Il y avait alors une grande participation des députés au vote car ils étaient d’anciens prisonniers politiques. Le passage du communisme à la démocratie, et par conséquent à la libéralisation du contrôle social, causa une grande et indiscutable croissance du taux de criminalité notamment celle constituée d’actes violents. C’est une des raisons, ou au moins un prétexte, pour ce que l’on peut encore constater à l’heure actuelle dans les grands médias. Ils concentrent leur attention sur les crimes choquants qui effrayent effectivement la société. Par conséquent, ces mêmes médias demandent une politique criminelle répressive que l’on peut facilement associer, dans le débat public, à une politique faible face à ce problème. Le gouvernement démocratique, qui a conscience de la peur ressentie par ses citoyens, écoute l’opinion publique sur la politique criminelle, formée au moins partiellement par l’influence considérable des grands médias populistes, et a proposé des projets des lois que l’on peut qualifier de plus répressifs. Toutes ces propositions émises par des criminologues et des professeurs du droit pénal sont plus répressives que des lois comparables pendant le régime communiste. C’est encore plus intéressant de constater que les divergences entre la doctrine pénale et les propositions répressives du gouvernement influent les statistiques criminelles. Après une période de croissance, le taux de criminalité se stabilise et même il diminue, parfois de manière considérable, pour certains types de délinquance. S’accompagne à ce phénomène, une diminution de la médiatisation systématique des faits les plus graves. C’est un paradoxe, alors que la politique criminelle était plus libérale, dans la première moitié des années 90, la croissance était incontestable et
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quand la criminalité a commencé à diminuer, la politique criminelle est devenue plus répressive. Nous pouvons remarquer que la divergence entre le taux de la criminalité et la politique criminelle n’est pas une anomalie réservée aux pays faisant l’expérience d’un changement de régime politique, du communisme à la démocratique par exemple. Des criminologues ont observé cette divergence, entre criminalité et changement de politique criminelle aux États-Unis durant les années 90, ainsi qu’en Europe et particulièrement en Angleterre (Zimring, Rosenfeld). C’est à cette période que s’opéra une diminution de la criminalité aux États-Unis du fait d’une politique criminelle de plus en plus répressive et au Canada qui dans le même temps, a plutôt libéralisé sa politique criminelle. De fait, nous pouvons exprimer l’idée que la diminution de la criminalité n’est pas nécessairement liée à telle ou telle politique répressive en matière de droit pénal. La dimension symbolique de la politique criminelle polonaise a connu deux phases facilement distinguables : - Au début de la Troisième République, après 1989, L’analyse de la politique criminelle a permis de juger que, très souvent, par opposition à la politique criminelle répressive du communisme, des projets des lois trop répressifs avaient été bloqués par les nouvelles institutions. - A la fin des années 90, le pays connut une crise car cette politique criminelle était jugée, dans les médias populaires, trop libérale et trop laxiste. Cette dispute alimenta largement le débat politique. Cette politique criminelle dite libérale a été remplacée à la fin des années 90 par la politique criminelle plus répressive. Plus souvent, la question de la criminalité dans le débat public était instrumentalisée et très régulièrement amenée dans les médias, notamment par le nouveau phénomène des tabloïds. Par conséquent, la propagande des partis politiques participait à la peur des citoyens qui étaient effrayés par des articles choquants et par l’accroissement du nombre des programmes audiovisuels traitant de la criminalité. On analyse une telle approche, dans la littérature criminologique et pénologique, comme étant une punitivité pénale ou un populisme pénal. Des statistiques concernant la politique pénale ont montré que certaines peines prononcées par des juges, sous le code de 1997, étaient pour certaines catégories d’infractions considérées comme plus importantes par le code de 69. Le code de 1997 était donc plus répressif au niveau des peines prononcées que celui de 1969 pendant la République Populaire soviétique. La population des prisonniers, pendant le communisme, comptait
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généralement entre quatre-vingts et cent mille personnes. A la fin de l’année 1989, ce nombre diminua pour atteindre quarante mille. Il a ensuite augmenté assez vite jusqu’à soixante-mille et il n’a dépassé ce nombre qu’à la fin des années 90. Cependant, au XXIe siècle, la population carcérale dépasse toujours le nombre des quatre-vingt mille prisonniers. S’ajoutent à ce nombre quelques dizaines de milliers de personnes qui attendent toujours de purger leur peine à cause du manque de place. Il est intéressant de constater qu’il y a eu beaucoup plus d’amendements au code pénal de 1997 qu’il y en a eu au code de 1932. Celui de 1932 a été amendé 8 fois pendant 35 ans, jusqu’à 1969. Le code de 1997, entré en vigueur le 1er septembre 1998 jusqu’au février 2011 a quant à lui été amendé 33 fois dont 20 durant la dernière période électorale du parlement qui a commencé au 5 novembre 2007. Nous constatons alors une accélération rapide de la créativité pénale du parlement et du gouvernement. Cette situation semble être inquiétante pour des juristes mais elle est typique pour beaucoup d’autres pays occidentaux contemporains. Une grande partie des changements du code de 1997 avaient pour but d’augmenter la durée des peines, de créer de nouvelles infractions et d’introduire dans le droit pénal général des dispositions qui facilitent une politique plus répressive (ZieliĔski). Conclusion Nous le constatons, le moment de la fondation de la Troisième République et l’avènement de la démocratie en Pologne ont largement influencé le débat pénal. Les réformes du droit pénal sont considérées comme l’une des facettes prépondérantes des activités fondatrices de la société civile et de sa République. La discussion autour de la politique criminelle a perdu la relation étroite qu’elle entretenait avec le discours portant sur les principes de la République après l’adoption de la Constitution en 1997. Durant cette période, depuis la fin des années 90, la politique criminelle portait davantage sur la question du contrôle social, la régulation effective des activités dangereuses. Dans la vie politique et médiatique, il semble exister une tendance à utiliser la question de la politique criminelle par les masses médias pour faire vendre et par les partis politiques lors des élections. Alexis de Tocqueville remarquait, dans son livre L’Ancien régime et la révolution, que “plus ça change, plus c’est la même chose”. La Révolution Française et les régimes qui la suivirent ont marqué, par des changements profonds et incontestables, la vie politique française, européenne mais aussi
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mondiale. Reste que la continuité sociale, y compris celle des administrations, est souvent négligée. Des travaux d’historiens contemporains étudiant de façon détaillée la vie sociale française du XVIIIe au XIXe siècle montrent ce travail de continuité dans la vie sociale. Citons par exemple les études approfondies du système pénitentiaire faites par JeanJaques Petit. L’auteur montre que l’origine des réformes pénitentiaires de la Révolution Française s’enracine dans des idées développées sous l’Ancien Régime. Elles sont résumées dans la Déclaration Royale de Versailles de 1788 (Petit:1990). Dans la conclusion de cet article, nous voudrions souligner l’importance, pour le droit pénal, des recherches socio-juridiques qui deviennent alors multidisciplinaires. Nous avons pu observer lors de discussions internationales sur des réformes des droits pénaux en Pologne, après la révolution pacifique de 1989, une conviction émergente de certains collègues étrangers. D’après cette conviction, après le communisme, la Pologne a subi une tabula rasa juridique car la juridiction communiste était totalitaire et injuste alors il fallut établir en Pologne un nouvel ordre juridique ex nihilo. Il est vrai que la révolution pacifique et démocratique en Pologne changea beaucoup de choses comme l’avait fait avant elle la Révolution en France. Comme nous avons essayé de le montrer, il reste des complications pour beaucoup d’aspects de la vie sociale polonaise et des problèmes affiliés au régime autoritaire communiste. Ces complications sont également présentes dans la doctrine et la loi pénale. Mais pour le cas du droit pénal, le développement de la pensée et de la pratique de la justice pénale n’a pas été détruit par la République populaire des années 1944-1989. La Troisième République a tout de même créé un contexte favorable à une discussion pérenne qui a commencé, dans notre doctrine pénale, il y a longtemps comme le montre la biographie des juges et des professeurs du droit pénal polonais ou le programme des facultés de droit. La juridiction communiste a convoqué, assez souvent, les décisions de la Cour Suprême de la Deuxième République pour résoudre des problèmes juridiques. A présent, même sous un nouveau code, on rappelle des décisions de cette Court Suprême au temps du régime communiste parce qu’une grande partie de ses décisions avaient une dimension purement juridique. De la même manière, des cours de l’ancien droit romain étaient obligatoirement donnés dans les facultés polonaises sous le régime communiste. Il est extrêmement intéressant de voir comment l’Histoire politique et symbolique, lors de l’importante refondation de la Troisième République, a influencé
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d’une manière idéologique des études plus prosaïques. Nous pouvons, à ce titre, mentionner le cas de l’histoire de la culture pénale.
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TABLE DES MATIERES Préface
9
Régis BOYER Quelques réflexions sur la « fondation » de l’Islande
11
Jean-Paul BRACHET Lat. urbem condere : de la pratique au rituel
25
Dominique BRIQUEL Jumeaux et récit de fondation : perspective comparative sur le cas de Romulus et Rémus
39
Charles GUITTARD Fondation et refondation de Rome
75
Jean KELLENS Construire une maison comme métaphore sacrificielle
87
Valérie FARANTON Quelques remarques sur Dionysos hellénistique à propos d’un passage d’Arrien
93
Bogusáawa FILIPOWICZ A propos du creusement du puits
105
Alexandre GRANDAZZI Urbs, le mot et le rituel : indo-européen et/ou étrusque ?
111
Jean HAUDRY Feu et fondation
121
Jean-Pierre LEVET La (re)fondation permanente de son empire par Darius Ier. Etude épigraphique et lexicale
147
Michel MAZOYER Formules de fondation : essai sur la poétique hittite
157
253
Raphaël NICOLLE Le dieu de l’Orage dans la perspective du Mythe de Télépinu
165
Jérôme PACE Quand la violence se fait raison : Ninurta ou le guerrier devenu fondateur
181
Paul WATHELET Oinops et son fils, l’haruspice Leodes, dans l’Odyssée. L’origine mythique de Liège
215
Jarosáaw UTRAT-MILECKI L’idéologie pénale et la fondation. De la IIIe République polonaise après 1989 229
254
L·HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino L·HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L·HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo
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La fondation dans les langues indo-européennes : religion, droit et linguistique
Conformément à l’esprit qui anime la série dans laquelle s’inscrit ce volume, l’acte de fondation est abordé dans une large perspective historique et géographique, croisant les approches de la linguistique, de l’archéologie, de l’histoire, de l’histoire des religions, de la sociologie. D’une façon inattendue se croisent la réflexion sur le monde antique et le monde contemporain. Toutes les études sont centrées sur la notion de l’acte fondateur, de son rituel et des formules qui l’accompagnent, dans le monde méditerranéen et ses bordures où se sont croisées et enrichies des civilisations indo-européennes et sémitiques. Limites ambitieuses, certes, mais ces rapprochements sont tous significatifs et éclairants et ouvrent de nouvelles perspectives. On trouve donc un status quaestionis sur la fondation, mais le croisement des disciplines et des thèmes est l’occasion d’ouvrir un débat qui demeure actuel dans le monde contemporain, car ce qui justifie une fondation est sa continuité, sa perpétuité et son inscription dans l’histoire. Charles Guittard est Professeur de langues et de littératures latines à l’Université de Paris-Ouest-Nanterre-La Défense. Michel Mazoyer est spécialiste des langues et de la littérature anatoliennes. Il est le directeur de publication de Kubaba.
ISBN : 978-2-343-04360-9
26 €