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French Pages [270] Year 2015
DANS LA MÊME COLLECTION L’Événement Anthropocène La Terre, l’histoire et nous Christophe Bonneuil, Jean-Baptiste Fressoz, 2013 Les Apprentis sorciers du climat Raisons et déraisons de la géo-ingénierie Clive Hamilton, 2013 Toxique planète Le scandale invisible des maladies chroniques André Cicolella, 2013 Nous sommes des révolutionnaires malgré nous Textes pionniers de l’écologie politique Bernard Charbonneau, Jacques Ellul, 2014 L’Âge des low tech Vers une civilisation techniquement soutenable Philippe Bihouix, 2014 La Terre vue d’en haut L’invention de l’environnement global Sebastian Vincent Grevsmühl, 2014
Ils changent le monde ! 1 001 initiatives de transition écologique Rob Hopkins, 2014
ISBN
978-2-02-121916-6
© Éditions du Seuil, janvier 2015 www.seuil.com Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
À toi
TABLE DES MATIÈRES
Titre Dans la même collection Copyright Dédicace AVANT-PROPOS 1. - UNE CRISE DU VIVANT Nommer la crise Mesurer la crise Le vivant réorienté Surveiller la crise Une rationalité biologique pour la crise Un récit culturel de la crise La nature de l'Anthropocène 2. - LES EXIGENCES D'UNE ÉTHIQUE NOUVELLE La tension latente entre faits et valeurs Le conflit ouvert des justifications Les nœuds de l'éthique environnementale
Les ouvertures éthiques et l'écologie politique 3. - DES NOUVEAUX SAVOIRS POUR LA BIODIVERSITÉ Connaître le nombre total d'espèces Rendre mesurable la notion de diversité Conférer une dimension évolutive et fonctionnelle aux mesures de diversité Décomposer la diversité dans l'espace et dans le temps Décrire les interactions entre niveaux d'organisation du vivant Comprendre l'origine et la dynamique de la diversité 4. - UNE SCIENCE DE LA CONSERVATION La logique de « prioritarisation » comme socle Délimiter la nature remarquable Une planification ad hoc et systématique de la protection des sites Étendre la conservation en milieux anthropisés : les socio-écosystèmes Des modèles au service de la protection des espèces L'irréductible complexité d'une protection prédictive Le sauvetage des espèces et le fantasme de leur résurrection contrôlée La conservation en mutation dans un régime de changements globaux 5. - UNE POLITIQUE ÉCONOMIQUE DE LA BIODIVERSITÉ Recherche d'une mise en ordre internationale de la biodiversité Une reconfiguration juridique de la nature Une reconfiguration économique de la nature Nouvelles ruses rhétoriques sous couvert d'impératif pratique Effervescence et pluralité des alternatives civiles et citoyennes CONCLUSIONS REMERCIEMENTS NOTES
AVANT-PROPOS « Nature en crise ». Cette expression génère immédiatement des postures. S’agit-il d’un nouveau slogan pessimiste qui s’ajoute aux différentes crises régulièrement annoncées (crise économique, crise du logement, crise politique, crise financière, crise des valeurs, crise de civilisation…) ? La crise de la nature devrait, dans ce cas, arriver en tête de cette liste. Car si la nature elle-même est en crise, n’est-ce pas la manifestation que nous sommes entrés de plain-pied dans un grand bouleversement écologique généralisé, « la fin d’un monde » ? Cette posture apocalyptique coexiste avec d’autres, plus optimistes. Celles-ci estiment que les activités humaines ne sont pas si destructrices que cela et que les conséquences d’une telle crise sont exagérées. Après tout, si la nature désigne l’ensemble des éléments inertes, le cosmos, parler de crise n’a pas vraiment de sens. Quant au « vivant », n’a-t-il pas toujours connu des « crises » dans le passé ? La fin des dinosaures ne nous a pas empêchés de voir le jour ni à d’autres espèces de prospérer. D’autre part, on peut supposer que l’humain, en bon gestionnaire, a (ou aura bientôt) le pouvoir technique de modifier et de piloter la nature « comme il faut ». Soyons patients. En somme, on peut considérer que le monde qui s’achève est celui dans lequel nous rêvions d’une nature « intacte ». Il suffira seulement d’admettre qu’une telle nature n’existe plus, voire qu’elle n’a jamais
vraiment existé. L’idée de « nature », d’ailleurs, n’est-elle pas une construction proprement occidentale qui a fait son temps ? Une troisième posture, en apparence plus sage, consiste à refuser toute forme de position radicale pour considérer posément comment « résoudre » les différents problèmes écologiques. Cette position modérée et modératrice postule qu’un compromis raisonnable peut – et doit – faire coexister les limites des ressources écologiques, le développement économique, et les exigences sociales. Il suffirait selon cette voie de trouver une bonne entente entre ces trois aspects du « développement durable » pour traiter les problèmes écologiques de manière efficace. Enquêter sur la « nature en crise » est un prétexte idéal pour amorcer un pas de côté par rapport à ces postures contemporaines sur le monde. Le temps d’ajouter de la nuance dans les grands récits qui se succèdent sur l’humain et la nature, qu’ils soient apocalyptiques, optimistes par principe, ou dangereusement consensuels. Réfléchir à la « nature en crise » nécessite d’enquêter sur l’état et le devenir des phénomènes naturels au sens large, qu’il s’agisse des paramètres climatiques, de la faune, de la flore et de tout le tissu d’interactions et de processus impliqués dans la dynamique du vivant. Mais c’est aussi interroger ce qu’est devenue la nature comme concept, comme symbole, comme expérience. Peut-on se passer de l’usage du terme de « nature » pour penser le vivant et le devenir des sociétés ? Quel que soit le sens attribué à la nature, c’est la « biodiversité » qui semble désormais jouer le rôle de catalyseur pour penser les problèmes écologiques. La biodiversité est, de fait, devenue le moteur du déploiement de l’écologie scientifique, une notion clé de l’agenda politique, et assimilée par le monde académique et différentes sphères publiques. Or il y a, dans le vocable de « biodiversité », la notion de diversité qui fait irruption à côté du bios, le vivant. La biodiversité ne semble désigner ni
la nature ni le vivant, mais sa diversité. Pourquoi cette attention particulière non pas à la nature, à la faune et à la flore, mais à la diversité ? Enquêter sur ce qu’est devenue la « nature » dans les représentations, les savoirs et les politiques de la biodiversité permet de découvrir comment éthique, science et politique s’entremêlent. On découvrira en effet que la biodiversité n’est justement pas simplement la diversité du vivant qui serait là, devant nous. La notion de biodiversité est, depuis son émergence dans les années 1980, l’expression d’une préoccupation majeure concernant l’état et le devenir de la nature dans un monde bouleversé. Plus qu’un inventaire scientifique de la diversité biologique, la biodiversité, c’est un souci. Un souci qui résulte de – et qui provoque en retour – l’exigence de fonder une nouvelle éthique. Par rapport aux multiples alertes dénonçant la destruction de la nature (qui se manifestent dès l’Antiquité), la « diversité du vivant » est soudain elle-même envisagée, revendiquée, comme une nouvelle valeur. Les sciences de l’écologie et de l’évolution, elles-mêmes en plein essor, seront dès lors mobilisées pour ordonner, définir, chiffrer et comprendre les faits et les processus biologiques impliqués dans la dynamique de la biodiversité. Les sciences sociales ajouteront une analyse des modes de représentation de cette nouvelle valeur. La notion de biodiversité contribue ainsi, depuis son émergence, à faire vivre un fabuleux champ de recherches scientifiques. La destruction de la nature s’incarne dans la perte de la diversité biologique et devient un drame éthique autant qu’un problème scientifique. Éthique et science s’entremêlent. On découvrira ensuite que la biodiversité n’est pas seulement un souci, un problème éthique et scientifique. La biodiversité c’est, dès le départ, une question politique. Ce terme sera propulsé véritablement par une succession d’événements scientifiques ouvertement engagés, stratégiquement et politiquement situés. La biodiversité interroge l’interaction entre l’humain et le non-humain, donc l’interaction des humains entre eux. La société
civile, des collectifs, des associations, des citoyens sont devenus questionneurs, inventeurs, acteurs, destructeurs et protecteurs de la biodiversité comme réalité, comme concept et comme projet. Les sciences de la biodiversité ne peuvent plus écarter un questionnement profond, sans cesse renouvelé, sur la valeur de la nature et le sens de nos actions, mais aussi sur la manière dont ces actions sont perçues, vécues et administrées. La biodiversité n’est pas une catégorie achevée. Le terme de biodiversité est lui-même vivant. Voilà le contexte stimulant dans lequel la notion de biodiversité doit s’étudier. L’objet de cet ouvrage est de proposer des antidotes aux postures simplistes sur la crise de la nature.
1.
UNE CRISE DU VIVANT Le terme de biodiversité est connoté. Le terme lui-même est chargé. La biodiversité n’est pas la diversité du vivant seulement, c’est la diversité du vivant « en crise ». La « diversité biologique », expression qui précède le terme de « biodiversité », n’est pas dissociable de la notion de « crise ». Pour comprendre cette connotation et ses conséquences actuelles, il est nécessaire de faire un bref détour sur la genèse de l’idée de crise. Il y a bien entendu des prémices à l’idée de crise de la diversité biologique. La parution en 1948 de l’ouvrage de l’écologue américain William Vogt (1902-1968) intitulé La Faim du monde (avec pour titre original Road to Survival) et du livre de Henry Fairfield Osborn (18871969) intitulé La Planète au pillage (Our Plundered Planet) marque profondément. Ces ouvrages, traduits en plusieurs langues, sont des bestsellers qui ont été lus par des millions de personnes. La destruction de la nature, l’épuisement des ressources et l’augmentation exponentielle de la population humaine y sont dénoncés. Selon ces auteurs, la Seconde Guerre mondiale s’achève sur l’ouverture d’un nouveau drame : une guerre « contre la nature ». À cet éveil s’ajoute, en 1958, l’ouvrage de l’écologue Charles Elton, The Ecology of Invasions by Animals and Plants, dans lequel il consacre un
chapitre sur la « variabilité écologique » qu’il conçoit comme une caractéristique propre du vivant, spécifiquement menacée par les destructions humaines. Rachel Carson publie en 1962 The Silent Spring, ouvrage au succès phénoménal qui décrit le ravage des pesticides et l’importance de la diversité des interactions entre espèces. La notion de « diversité biologique » qui préfigure celle de « biodiversité » apparaît pour la première fois dans l’ouvrage de Raymond Dasmann intitulé A Different Kind of Country publié en 1968 qui poursuit cette succession d’alertes. Dasmann y dénonce le risque d’homogénéisation du vivant. À la suite de Dasmann, le biologiste David Ehrenfeld attire l’attention sur la dégradation de la diversité biologique dans deux nouveaux ouvrages à succès : Conserving Life on Earth (1972) et The Arrogance of Humanism (1978). La dimension académique de la notion de « diversité biologique » et les préoccupations scientifiques liées à sa destruction s’affirment encore un peu plus dans les années 1980 avec la publication de l’ouvrage Conservation Biology : An Evolutionary-Ecological Perspective 1. Dans cet ouvrage, dont le ton est à la fois scientifique et militant, Thomas Lovejoy écrira en avant-propos que la réduction de la « diversité biologique » est la question la plus importante de son temps. La notion de « crise de la diversité biologique » a donc deux visages. Un visage scientifique, et un visage éthique, qui auront une autonomie relative mais ne seront jamais complètement séparés. Dire « biodiversité », ce sera dire « il est grave de perdre de la diversité biologique moralement et écologiquement ». La réalité de cette crise est peu à peu cristallisée par les recherches ayant eu pour objectif de nommer, mesurer et surveiller le devenir du vivant. À cette enquête de la crise comme phénomène, une rationalité nouvelle sur la biologie de la crise et ses déterminants culturels s’est peu à peu consolidée.
Nommer la crise Pour qu’on puisse parler de « crise de la biodiversité » encore fallait-il être en mesure de démontrer que cette fameuse diversité du vivant était réellement menacée. En 1985, l’écologue Edward Wilson écrit un article spécifiquement consacré à montrer que le devenir de la diversité biologique est une question problématique sur le plan scientifique 2. La diversité biologique est à la fois présentée par Wilson comme colossale, inconnue, et en déclin. « La diversité biologique est dans un état de crise » peut-on lire explicitement dans cet article. Ce qui signifie tout simplement à l’époque qu’elle « décline », précise Wilson. Mais comment le sait-on et la vitesse et l’ampleur de ce déclin sont-elles suffisantes pour parler de « crise » ? Un terrain et une théorie scientifiques vont permettre de répondre à cette question. À la même époque, botanistes et zoologistes assistent à une déforestation continue et accélérée des forêts américaines et tropicales qu’ils ont coutume d’explorer. Une question émerge : et si la destruction des forêts affectait non seulement les espèces connues mais aussi toutes celles qu’il reste à découvrir ? Au fond, combien d’espèces sommes-nous en train de perdre dans cette grande entreprise d’industrialisation du monde, d’exploitation et de développement d’infrastructures ? La destruction de la forêt devient dès lors un terrain privilégié pour l’étude du déclin de la diversité biologique. Mais il y a aussi une théorie. L’approche utilisée par Wilson est celle qui provient des résultats de la biogéographie insulaire. Près de deux siècles auparavant, Alexander von Humboldt, l’un des pionniers des expéditions scientifiques modernes, explore la zone tropicale au cœur du continent sudaméricain et déclare que les grandes surfaces sont plus riches en espèces que les petites. Cette idée est vérifiée par plusieurs botanistes jusqu’à ce que l’écologue danois Olaf Arrhenius propose en 1921 une mise en équation de cette relation sous une forme simple : S = c Az, où S représente le nombre
d’espèces, A la surface, c et z des constantes à ajuster en fonction des groupes d’espèces et des milieux considérés. Cette relation extrêmement simple est une relation empirique qui reste à l’époque sans explication univoque mais qui se vérifie aussi bien pour l’étude d’une île que d’un habitat donné.
Figure 1 — La loi aire-espèces et l’équilibre dynamique de la biogéographie insulaire. (D’après Wilson 1963.)
Avec MacArthur, Wilson tente d’apporter une explication générale à cette relation en observant la dynamique de l’installation des espèces dans des îles 3. Leur idée est simple : plus une île est grande et/ou proche du continent, plus il y a d’espèces sur cette île et cela s’explique facilement. Il
suffit de comprendre que les espèces colonisent les îles à partir du continent par immigration et que certaines s’éteignent localement dans les îles colonisées. Lorsque le nombre d’espèces qui s’éteignent est compensé par le nombre d’espèces qui arrivent, un équilibre dynamique est atteint et le nombre d’espèces de l’île reste constant. À l’équilibre, les îles sont saturées. Lorsqu’une nouvelle espèce arrive sur une île, sa probabilité d’installation dépend du nombre d’espèces déjà présentes : s’il y a beaucoup d’espèces, la compétition empêche la nouvelle espèce de s’installer. Mais plus les îles sont éloignées du continent (ou plus une île est petite) plus il est difficile pour une espèce de l’atteindre (ou de s’y installer). Ainsi, le nombre d’espèces qu’une île est capable de maintenir ne dépend plus que de la surface de l’île et de sa distance au continent. Or ce petit raisonnement théorique est aussi valable pour un habitat donné : perdre de la forêt, c’est créer des fragments qui peuvent être vus comme des îles. Et fragmenter davantage, c’est diminuer la distance entre les fragments et aussi leurs tailles. Si l’on suppose que le système est à l’équilibre, la destruction d’habitat se traduit par la perte d’un nombre déterminé d’espèces donné par la relation d’Arrhenius. Non seulement on peut faire une approximation de cette relation avec une équation, mais MacArthur et Wilson proposent une explication dynamique à cette relation. Il y aurait donc une méthode scientifique disponible capable de lier destruction d’habitat et perte d’espèces. La loi d’Arrhenius dite « loi aireespèces » sera un pilier de l’étude et de la protection de la biodiversité. La généralité de cette loi, considérée par certains comme l’une des seules lois de l’écologie, continue d’être étudiée sous tous ses aspects 4. Et les explications de MacArthur et Wilson ne cessent d’être complexifiées en faisant intervenir d’autres processus, notamment les interactions trophiques (entre des espèces proies et des espèces prédatrices par exemple) 5. Mais cette relation permet déjà des estimations qui lient destruction de la forêt et perte d’espèces et débouchent très vite sur une mise en abyme
géologique. L’idée de crise majeure, géologique, voit le jour. Car selon les premières données, la biodiversité ne fait pas que décliner, elle s’effondre à un rythme comparable à ce qui est observé dans les grandes périodes géologiques du vivant : « la réduction de la biodiversité semble approcher celle observée lors des grandes crises biologiques enregistrées à la fin du Paléozoïque et du Mésozoïque », stipule Wilson. Le rythme d’extinction est tel, selon les estimations de Wilson, qu’on peut parler d’une hécatombe d’origine humaine. La même année, en 1985, dans la même revue, Michael Soulé publie l’article fondateur de la discipline scientifique qui se donne pour mission de connaître les causes et les conséquences de cette « crise » et de formuler des moyens de l’enrayer. La « biologie de la conservation » (voir chapitre 4) est définie comme « une discipline de crise 6 ». Il s’agit cette fois non pas de mesurer seulement un taux d’extinction mais d’« agir avant qu’il ne soit trop tard ». La crise, conçue comme globale au regard de l’étendue et de la vitesse d’expansion des activités humaines, doit être résolue par la multiplication des actions locales. La biologie de la conservation doit guider scientifiquement la mise en place de mesures de protection, d’aires protégées, et de moyens de connaître les menaces qui pèsent sur telle ou telle espèce. Notons qu’il n’est pas question pour cette discipline de figer quoi que ce soit. La biologie de la conservation s’inscrit dans une perspective dynamique aussi bien à court terme qu’à long terme. Le postulat de base de cette discipline est que de nombreuses espèces qui constituent les communautés naturelles sont le produit de processus de coévolutions. Il ne s’agit donc pas de traiter le problème espèce par espèce, mais d’envisager leurs interactions écologiques et leurs dynamiques évolutives. Une position normative forte est aussi proposée comme postulat de base de cette discipline présentée comme « engagée » : la diversité doit être protégée et possède une valeur intrinsèque, indépendamment de toute notion d’utilité.
Faits et valeurs sont bel et bien liés et c’est ce lien qui préside à la naissance de la biologie de la conservation. Ces deux articles, l’un dédié à la « crise de la diversité biologique » (écrit par Wilson) et l’autre à la « biologie de la conservation » (écrit par Soulé), peuvent être lus comme deux manifestes complémentaires qui préparent l’émergence de la notion de « biodiversité » quelques années plus tard. Wilson oriente l’attention vers l’estimation chiffrée du nombre d’espèces qui disparaissent suite à la destruction des habitats ; Soulé plaide pour l’instauration d’une science engagée, (pré)occupée par l’étude de cette crise annoncée. Les recherches qui suivent et qui se poursuivent sur la biodiversité seront marquées par ces deux approches qui toutes deux projettent la question du devenir de la diversité biologique dans une logique de crise, d’urgence à connaître et à protéger.
Mesurer la crise L’approche proposée par Wilson est reproduite dans de nombreux cas pour tenter d’estimer le taux d’extinction consécutif à la destruction d’une surface donnée lors de la réduction d’une forêt ou de la disparition réelle d’îles. Pour cette raison, l’île de Barro Colorado, apparue artificiellement à la suite de la création du canal de Panamá entre 1907 et 1913, abrite la forêt tropicale la plus étudiée au monde. L’inondation d’une partie de la forêt a permis de constater en direct l’extinction locale de 64 espèces d’oiseaux. D’autres cas similaires ou des expériences menées avec des insectes conduisent au même genre de résultat : la perte du nombre d’espèces consécutive à la perte de surface correspond relativement bien à ce que prédit la relation générale établie par Arrhenius qui lie nombre d’espèces et surface 7.
Wilson poursuit donc son idée de donner une existence empirique à la notion de crise en produisant une estimation générale du nombre total d’espèces perdues par la destruction d’habitat. En étant selon lui plutôt optimiste, on peut faire les hypothèses suivantes. Premièrement, que 5 millions d’espèces sont abritées par les forêts tropicales humides (chiffre dérivé d’une estimation grossière d’échantillons d’insectes prélevés dans ces forêts). Deuxièmement, que la moitié de ces espèces sont localisées, autrement dit qu’une destruction même partielle de la forêt peut conduire à la disparition totale de nombreuses espèces. Troisièmement, que la forêt est détruite à un taux réaliste de 0,7 % par an. Alors, la perte totale d’espèces s’élève à 17 500 espèces par an. Si l’on estime qu’il y a 10 millions d’espèces sur Terre, on perd en gros une espèce sur mille par an par rapport à l’ensemble des espèces présentes. Or dans les données fossiles, on constate que ce taux est plutôt, en dehors des grands événements d’extinctions, de 1 espèce perdue pour 1 ou 10 millions d’espèces existantes. Wilson conclut que la destruction des forêts tropicales à elle seule fait disparaître entre 1 000 et 10 000 fois plus d’espèces que ce qui est observé avant l’intervention de l’Homme 8. Dans la foulée, d’autres auteurs se livrent au même exercice et tentent de préciser cette estimation. Des comparaisons du nombre d’espèces présentes sur une île avant et après la présence de l’espèce humaine s’accumulent. Par exemple, sur les îles des Caraïbes ou de l’océan Indien, 33 espèces d’oiseaux, 30 espèces d’escargots, et 11 de reptiles ont disparu suite à l’arrivée de l’Homme. Certes, ce type d’estimation ne tient pas compte des espèces qui disparaissent sans que nous le sachions (toutes les espèces ne laissent pas de fossiles, et de nombreux groupes ont une diversité bien supérieure à celle que l’on connaît). Mais la grande majorité de ces exercices va se succéder en concluant toujours dans le même sens : la diversité biologique connaît une dynamique comparable à celle d’une
crise géologique et cette crise semble bien résulter de l’impact de l’espèce humaine sur le vivant 9. La recherche d’un taux global d’extinction révèle un autre aspect important du problème. La diversité des espèces n’est pas uniformément répartie à la surface du globe. Certaines zones sont des véritables concentrés de diversité d’espèces. On parle d’endémisme pour désigner la répartition d’une espèce exclusivement limitée à une zone biogéographique donnée. Or certaines zones rassemblent beaucoup d’espèces endémiques. Par exemple, sur les îles Hawaï, les espèces terrestres ont évolué pendant 70 millions d’années sans contact avec le reste du monde. Cet archipel abrite des espèces qu’on ne trouve nulle part ailleurs. De même, 70 % des mammifères d’Australie sont endémiques. Sans même faire l’hypothèse que les zones d’endémisme sont plus vulnérables aux activités humaines (ce qui est le cas, la faune et la flore des îles étant particulièrement vulnérables et souvent surexploitées), l’existence de telles zones accélère encore le taux d’extinction, car la perte d’une espèce endémique dans cette zone est une perte définitive. Une attention particulière sera dès lors portée sur ces « points chauds de biodiversité », les hot spots, définis par Norman Myers, dès 1988, comme les zones qui sont à la fois des concentrations d’espèces endémiques et des zones qui sont menacées par des destructions rapides d’habitats 10. Ces zones se trouvent être majoritairement les zones tropicales, et les espèces endémiques, des espèces de plantes. Dix zones sont à cette époque délimitées par Myers comme devant faire l’objet d’actions de protection prioritaires. Ce transfert d’un problème temporel (combien d’espèces s’éteignent ?) à un problème spatial (où sont les grandes zones de disparitions ?) aura des conséquences majeures sur le déploiement des enjeux de conservation à l’échelle mondiale (voir chapitre 4). Ces estimations du taux global d’extinction sont bien entendu grossières et caricaturales. Notons que Wilson avait pris les devants. Il s’agissait de
produire un ordre de grandeur, ou encore, plus simplement, une fourchette d’estimation reflétant si oui ou non le nombre d’extinctions observées à la suite de la destruction des habitats était comparable à ce qui est observé sur des échelles géologiques. La réponse est positive même si elle est plus qualitative que quantitative. Dès lors, la crise de la diversité biologique peut être assimilée à une « extinction de masse » et rejoindre les grandes périodes de l’histoire du vivant. Les paléontologues définissent les extinctions de masse comme les périodes au cours desquelles les 3/4 des espèces sont perdues pendant un court intervalle de temps géologique. Dans cette perspective, cinq grandes crises précéderaient la nouvelle crise du vivant. La vie apparaît sur Terre il y a environ 3 800 millions d’années et traverse, depuis, des événements brutaux de disparitions rapides d’espèces suivies de nouvelles diversifications. Les causes de ces événements qui rythment l’histoire biologique et géologique de la Terre sont multiples mais comprennent des événements volcaniques, météoritiques, de changement du niveau des mers et de composition chimique de l’atmosphère. La première grande crise survient il y a 500 millions d’années, c’est celle du Cambrien, qui élimine une grande partie des trilobites. Celles qui suivent sont encore plus fortes. L’extinction du Dévonien, vers 365 millions d’années, entraîne la disparition de 70 % des espèces. Celle qui suit, au Permien il y a 250 millions d’années, est encore plus brutale avec la disparition de près de 95 % de la vie marine et 70 % des espèces terrestres. Au Trias-Jurassique, il y a 180 millions d’années environ, survient la quatrième crise, qui, de nouveau, élimine près de 75 % des espèces marines et 35 % des grandes familles d’animaux. La cinquième crise, celle du Crétacé il y a 65 millions d’années, élimine 50 % des espèces, dont les dinosaures.
Figure 2 — Les grandes étapes de la diversification du vivant. Depuis son apparition, la diversité du vivant est rythmée par une succession de périodes de diversification et d’extinctions brutales. La notion de « crise de la biodiversité » s’est consolidée en faisant correspondre les estimations récentes d’extinction d’espèces à celles observées lors des crises passées. (D’après Barbaut 2000.)
La sixième crise survient au Pléistocène il y a environ 2,5 millions d’années qui coïncide avec l’apparition des premiers individus du genre Homo et la disparition de plusieurs grands mammifères comme le mammouth. D’autres auteurs préfèrent dater l’origine de cette sixième crise plus précisément à la fin du Pléistocène, c’est-à-dire à l’Holocène il y a 10 000 ans qui correspond au début de l’expansion rapide de l’espèce humaine. Quel que soit son début précis, l’extinction qui concerne la « crise
de la biodiversité » est donc la sixième 11. Et elle a lieu sous nos yeux. La mesure du taux actuel d’extinction est ce qui lui a conféré une réalité tangible. Depuis les premières estimations proposées par Wilson, les études plus récentes permettent d’affiner et de généraliser le calcul du rythme des extinctions de certains groupes. Des études poussées de la chronologie de la progression de l’occupation de l’homme et du devenir du nombre d’espèces d’oiseaux au cours de cette progression permettent d’affirmer que le taux d’extinction est bien entre 20 et 100 fois plus élevé qu’avant la présence de l’homme 12. Pour des habitats particuliers, notamment les milieux tropicaux, le calcul est également affiné et confirme le taux d’extinction anormalement élevé par rapport aux fluctuations attendues en dehors des grands bouleversements géologiques 13. Progressivement, les grandes sources d’incertitudes de ces calculs sont également mieux connues. En particulier, l’hétérogénéité spatiale des fossiles et la mauvaise résolution de leur classification (souvent difficilement catégorisés en espèces), la difficulté de documenter des extinctions ou de nommer les espèces sans ambiguïté. Des techniques plus avancées qui s’affranchissent de certains biais sont de plus en plus utilisées (notamment des estimations de diversité basées sur l’ADN ancien). Le bilan se confirme : le taux et l’amplitude de disparition actuelle des espèces sont comparables à ceux observés lors des grandes crises du vivant 14. L’extinction des espèces d’oiseaux ou de mammifères n’en est qu’une manifestation : le déclin en abondance de nombreuses espèces communes, y compris d’insectes, permet de parler de « défaunation » généralisée 15. Cette approche donne du sens à une intuition : un régime de destruction rapide d’habitats entraîne une disparition massive d’espèces et de populations. Cette approche associe également un chiffre à un concept : un taux d’extinction global et une nouvelle « crise géologique ». Mais cette recherche reflète aussi une réflexivité humaine sur la destinée du vivant, un
questionnement matériel et symbolique sur son impact en tant qu’espèce. La « crise » envisagée d’un point de vue comptable et ramenée à un événement géologique est en ce sens une vision réductrice du problème de la biodiversité qu’il faut être capable d’élargir.
Le vivant réorienté L’intérêt de la notion de crise de la diversité biologique n’était pas tant de confirmer l’avènement d’une extinction de masse géologique que de projeter le problème de l’érosion du vivant dans une temporalité évolutive. Il s’agissait aussi d’attirer l’attention sur les espèces non encore répertoriées ou les bouleversements probables des processus écologiques et évolutifs associés. Au fond, peu importe le taux réel d’extinctions si certains processus basiques de la dynamique du vivant, à l’origine de sa diversification, sont bouleversés tels que la dispersion, la sélection naturelle, ou l’apparition de nouvelles espèces. Or la diversité biologique est le creuset de ces processus. D’un point de vue évolutif, la crise du vivant ne compromettrait pas seulement le maintien de la diversité biologique actuelle mais aussi sa rediversification future. Pour pouvoir affirmer cela, encore faut-il établir un bilan entre les processus en cours limitant la diversification et ceux qui, au contraire, la favorisent. On peut par exemple supposer que certains impacts de l’homme, négatifs à court terme, favoriseront la rediversification du vivant sur le long terme. La fragmentation des milieux peut notamment provoquer l’isolement de populations initiant un phénomène de spéciation (par un processus conduisant à l’apparition d’une nouvelle espèce suite à l’isolement de populations fragmentées, voir chapitre 3). De même, la création de niches écologiques nouvelles, la perturbation de milieux naturellement pauvres, l’augmentation de la production de biomasse ou la sélection (naturelle ou
artificielle) de certaines espèces peuvent être interprétées comme autant de conditions favorables à l’émergence de nouvelles interactions et de nouvelles espèces. Ironiquement, les nombreuses extinctions peuvent même être considérées comme autant de créations de niches vides pour de nouvelles espèces sur le long terme. Or le bilan suggère plutôt l’accumulation de freins à cette diversification, y compris sur le long terme 16. Car la conséquence majeure de l’empreinte humaine sur la diversité biologique n’est pas seulement une perte nette d’espèces mais une homogénéisation du vivant dans l’espace et dans le temps, avec la disparition irréversible de certains habitats, la diminution de la capacité d’accueil d’espèces diversifiées et l’érosion de certains embranchements inédits, qui sont autant de sources de radiations potentielles. Après la dernière crise d’extinction massive il y a 65 millions d’années, il a fallu au moins 50 000 ans pour revoir émerger une nouvelle diversification et près de 5 millions d’années pour voir apparaître les formes de vie qui ont persisté jusqu’à aujourd’hui. L’histoire de la vie est une succession d’extinctions et de diversifications. Certes. Mais quel sens peut avoir une réflexion sur le devenir de l’évolution de la vie ne serait-ce que dans 50 000 ans ? En somme, l’approche purement descriptive et comptable de la crise a peu de sens si elle consiste seulement à produire des estimations globales de nombres d’espèces ou de taux d’extinctions. Tout d’abord, une telle approche repose sur de nombreuses extrapolations facilement critiquables. Des auteurs ont par exemple remis en cause ces chiffres en suggérant que le nombre d’espèces encore inconnues et nouvellement décrites chaque année est assez faible (il y aurait ainsi peu d’espèces qui s’éteignent sans que nous le sachions) et que les estimations de taux d’extinctions ne tiennent pas compte de l’efficacité de certaines mesures de protection ou de la baisse attendue de certaines menaces anciennes 17. Le débat concernant la précision
du taux global d’extinction peut donc s’éterniser selon les méthodes choisies 18. Il est même facilement contestable que la crise actuelle et les crises biologiques passées correspondent aux mêmes types d’événements. Les crises géologiques concernent l’extinction brutale d’espèces communes comprenant beaucoup d’espèces marines alors que se multiplie aujourd’hui l’extinction d’espèces plutôt rares et essentiellement terrestres. La réduction de la notion de crise de biodiversité à une question quantitative permet même de considérer que le nombre total d’espèces éteintes est somme toute assez faible : au total, « seulement » 905 espèces terrestres sont considérées comme éteintes depuis l’année 1500. En milieu marin, le nombre d’espèces dont l’extinction est connue est encore plus faible : entre 18 et 21 espèces 19. Si l’on considère qu’il y a 5 millions d’espèces terrestres et 1 million d’espèces marines (ce qui correspond aux estimations les plus basses), la proportion d’espèces éteintes depuis 1500 est quantitativement négligeable (moins de 0,02 %). Mais il serait absurde d’en rester là. Car ces approches ignorent tout des aspects écologiques et évolutifs du problème mais aussi, car elles réduisent la question de l’érosion de la biodiversité à celle des extinctions et, de surcroît, à celles des extinctions d’espèces. Or la disparition du dernier individu d’une espèce n’est que le résultat d’extinctions multiples de populations, d’individus, d’interactions, bref, de tout un tissu vivant. Même sans parler « d’extinction » d’espèces, les activités humaines ont entraîné une chute massive du nombre d’individus de certains groupes. Par exemple près de 1/5 du nombre total d’oiseaux aurait été perdu suite à l’avènement de l’agriculture 20. Plus généralement, les vertébrés, qui font l’objet d’un suivi précis, accusent un déclin moyen de 25 % et les invertébrés déclinent également massivement15. Dès lors qu’on s’intéressera plus directement aux causes et aux conséquences de cette accélération de l’extinction des espèces, mais aussi
des individus, des populations, des habitats, une synergie entre différentes forces responsables du déclin de la biodiversité, quelle que soit l’échelle spatiale considérée, devra être abordée (changement climatique, fragmentation de l’habitat, pollution, surexploitation). Les conséquences multiples sur le plan écologique, évolutif, social et éthique seront révélées comme autant de manifestations de la « crise », quelle que soit sa place sur une échelle de temps géologique.
Surveiller la crise Le premier gros travail qui généralisera les mesures de la « crise » de la biodiversité, qu’elle corresponde à un événement géologique ou non, sera un gigantesque recensement de l’état de conservation des espèces. Ce recensement est en partie le travail d’une organisation non gouvernementale qui dédie la plupart de ses activités à cette tâche, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Dès 1988, l’UICN édite des listes rouges d’espèces menacées. Un effort est fourni par les écologues pour standardiser cette classification 21. L’UICN utilise un système rigoureux de classification qui différencie les espèces en danger critique d’extinction, en danger, ou vulnérables. Par exemple, une espèce sera considérée comme « en danger critique » s’il y a une chance sur deux pour que l’espèce s’éteigne dans les cinq ans ou au bout de deux générations. Les rapports UICN joueront dès lors un rôle de bilan de santé du statut des espèces ayant pu faire l’objet d’une évaluation de leur état de préservation. Aujourd’hui, près de 70 000 espèces sont surveillées par l’UICN. La représentativité des espèces évaluées et les données qui les concernent sont évidemment biaisées. On connaît mieux le statut des mammifères que celui des champignons. Cela dit, en prenant toutes les précautions requises et, certes, pour les groupes les mieux suivis, des
estimations de base peuvent être produites. Ainsi, avec cette approche, on considère aujourd’hui que 25 % des espèces de vertébrés sont menacées. Ces évaluations standardisées et centralisées ajoutent une dimension concrète à la crise de la biodiversité. La manière dont cette liste change au cours du temps donne des informations encore plus intéressantes : le nombre d’espèces changeant de statut entre deux recensements fournit une nouvelle estimation du taux d’extinction, plus systématique, plus actuelle et plus actualisable. Un indice général, « l’indice liste rouge » (Red List Species Index), mesure l’augmentation du risque d’extinction des espèces les mieux renseignées (mammifères, oiseaux, amphibiens et coraux). Cet indice a augmenté de plus de 6 % entre 1970 et 2010, montrant une augmentation rapide de la proportion d’espèces considérées comme menacées 22. Localement, des approches de ce type permettent de se focaliser sur l’état de conservation d’un pays ou d’un groupe d’espèces particulier. En France, un bilan mené conjointement par le comité français de l’UICN et le Muséum national d’histoire naturelle (MNHN) a montré que sur un ensemble de 119 espèces de mammifères, 11 (10 espèces continentales et 1 marine) sont menacées de disparition du territoire métropolitain et 3 sont déjà éteintes : le phoque moine (Monachus monachus), la baleine des Basques (Eubalaena glacialis) et le bouquetin des Pyrénées (Capra pyrenaica pyrenaica). Sur 277 espèces d’oiseaux considérées, 74 sont menacées. Sur les 253 espèces de papillons de jour évaluées en métropole, 16 sont considérées comme menacées. 7 espèces de reptiles sur 37 et 7 espèces d’amphibiens sur 34 sont actuellement menacées sur le territoire métropolitain. Sur les 160 espèces d’orchidées étudiées en France métropolitaine, 27 sont menacées de disparition du territoire. Enfin, 1 espèce de poisson d’eau douce sur 5 en France est actuellement menacée de disparition 23.
Ces estimations se doublent d’un effort considérable de surveillance de l’état des populations de certaines espèces. Pour les groupes les mieux suivis comme les oiseaux, les poissons ou les mammifères, des protocoles standardisés permettent d’estimer les fluctuations d’abondance de nombreuses espèces communes sur des milliers de sites. Ainsi, en Europe, un suivi annuel de la dynamique des oiseaux permet la mise en place d’indicateurs synthétiques de leurs tendances à long terme. Ces suivis impliquent des bénévoles, des scientifiques et des associations extrêmement actives. À ce titre, la Société royale pour la protection des oiseaux au Royaume-Uni (RSPB) avec plus d’un million de membres, est la plus grande organisation pour la protection des animaux en Europe. Cette association rassemble plusieurs milliers d’amateurs volontaires qui participent à des programmes de suivis spécifiques. La plupart des pays européens possèdent des programmes de ce type et permettent d’établir un indicateur paneuropéen de devenir des populations d’oiseaux communs. Cet indicateur a notamment révélé une chute particulièrement alarmante des abondances d’espèces d’oiseaux spécialistes des milieux agricoles, qui ont baissé de plus de 40 % depuis 1970 24. À l’échelle mondiale, la combinaison d’indicateurs de tendances de populations multiespèces a permis d’élaborer un indicateur baptisé « l’indice planète vivante » (LPI) pour refléter, au-delà des extinctions ultimes, l’état général des populations. Cet indicateur de l’état des populations accuse un déclin de plus de 50 % depuis 1970 25. Plus généralement, une série « d’indicateurs de biodiversité » a été officiellement sélectionnée par la Convention sur la diversité biologique et ces derniers sont particulièrement suivis à l’échelle mondiale ou déclinés à des échelles régionales ou nationales. Ces indicateurs suivis depuis une dizaine d’années concernent des aspects très diversifiés de la crise du vivant (déforestation, perte de diversité génétique, état des stocks de pêche, qualité de l’eau, connectivité et fragmentation des habitats…) 26.
Ainsi, des approches plus situées, plus spécifiques, révèlent une tendance marquée actuelle de la diversité biologique vers une érosion. Ces estimations laissent aussi présager d’importantes conséquences sur d’autres aspects de la diversité biologique qui dépassent le destin des individus ou des espèces considérés de façon isolée. Ces constats ne disent cependant toujours rien sur les causes de cette érosion, vaguement regroupées sous le vocable de « l’Homme » ou des « activités humaines ». Ces bilans doivent donc se doubler d’une catégorisation des grandes causes responsables de la perte de diversité biologique. Là encore, un détour historique permet de comprendre le mouvement de dénonciation des facteurs de destruction de la nature et ce qu’il est devenu aujourd’hui. La volonté d’identifier les causes « biologiques », proprement naturelles de la crise, est une étape importante de cette histoire.
Une rationalité biologique pour la crise L’écologie scientifique et les sciences de la biodiversité au sens large ont finalement peu changé de discours sur la question des causes de déclin de la biodiversité. Celles-ci sont connues et reconnues. Globalement, la grande cause du déclin de la diversité biologique a été assimilée à la combinaison de trois phénomènes : l’intensité, l’amplitude et la rapidité de la domination de notre espèce sur les écosystèmes terrestres et marins 27. Par « domination », il faut entendre l’occupation spatiale mais aussi l’emprise de l’humain sur les compartiments de biodiversité assimilés à des ressources naturelles, qui sont consommées et simplifiées par notre espèce. Des chiffres moyens concernant l’augmentation de la consommation des ressources naturelles globales, d’espace, ou l’implantation d’infrastructures humaines aux effets directs et indirects sur la biodiversité
donnent le vertige et renvoient tous la même image : celle d’un emballement de l’impact des activités humaines sur l’environnement. Près de 40 % de la surface totale de la Terre a été transformée à des fins de culture et d’élevage. 30 % des stocks de poissons sont épuisés et 55 % des stocks restants sont exploités à leur maximum. Plus de la moitié de l’eau douce est exploitée pour l’humain. Le climat est lui aussi modifié et accélère l’extinction globale d’espèces dont le nombre pourrait passer de 15 à 37 % d’ici 2050 pour cette seule raison 28. Mais envisager ces chiffres globalement a aussi peu de sens que de limiter la question de la perte de biodiversité à un taux global d’extinction. Ces « grands chiffres » relèvent même d’un paradoxe : alors que la question est celle des causes d’érosion de la diversité biologique, de sa dynamique spatiale et temporelle, les moyennes calculées à l’échelle planétaire gomment cette hétérogénéité. Or c’est dans sa disparité temporelle et spatiale que la domination humaine sur la planète est révélatrice d’un impact disproportionné sur la diversité biologique. Temporellement, tout d’abord, l’emprise des activités humaines n’a pas suivi une trajectoire linéaire. Ainsi, on peut noter le doublement de la population mondiale depuis 1960, la multiplication par 3,5 de la consommation de pétrole depuis 1960, la multiplication par 10 de l’urbanisation au cours du XXe siècle. En quarante ans, l’utilisation totale de fertilisants a augmenté de 700 % et les terres irriguées de 70 % traduisant une intensification massive de la production agricole 29. À elle seule, la conversion d’espaces agricoles ou naturels en habitats urbains correspond à une transformation de 1,2 million de km2 tous les trente ans, soit la surface de Paris (110 km2) chaque jour 30. On enregistre également la multiplication par 10 des exportations agricoles depuis 1960, le triplement du nombre de barrages depuis 1960, le triplement de la consommation de papier, la multiplication par 7 du nombre de téléphones vendus (60 % des téléphones portables vendus dans le monde sont jetés chaque année), la multiplication
par 7 du nombre de véhicules à moteur vendus, le doublement de la surface de forêt tropicale détruite, etc. 31 Le gaspillage s’est aussi emballé : un quart de la nourriture produite est détruit sans avoir été consommé 32. Dans l’espace, la disparité de l’emprise est également très forte. Certains pays consomment bien plus que d’autres. Différents calculs d’empreintes écologiques, bien que tous contestables et très dépendants des méthodes utilisées reflètent néanmoins tous cette disparité. Globalement, l’ensemble des pays consommerait un surplus de 20 % de la capacité biologique de la planète mais l’Europe et les États-Unis arrivent largement en tête des moteurs de cette consommation. Ramenée aux personnes, un Américain a une emprise quasiment 10 fois plus forte qu’un Africain 33. Des mesures plus directes d’appropriation de la productivité des espaces naturels suggèrent que celle-ci est de l’ordre de 10 % en Asie centrale, Russie, Océanie, mais de l’ordre de 50 % en Europe ou en Asie du Sud 34. Localement, la conversion d’habitats naturels consécutive aux activités humaines peut être quasiment totale. Par exemple, près de 90 % des forêts sèches de La Réunion ont été transformées en culture ou habitats artificialisés et la conversion des forêts atteint 99 % en NouvelleCalédonie 35. En France, les espaces artificialisés se sont étendus d’environ 400 000 hectares entre 2006 et 2012, en grande partie au détriment de terres agricoles et des espaces semi-naturels. La destruction et la fragmentation des habitats naturels se poursuivent encore avec une progression de l’artificialisation qui atteint près de 9,1 % du territoire métropolitain en 2012. La moitié de cette conversion correspond à des sols définitivement stabilisés (routes, parkings), modifiant localement la structure des paysages mais aussi le cycle de l’eau. En Île-de-France, les espaces artificialisés représentent plus de 20 % du territoire. Mais il faut aller plus loin que ce type de constats. Identifier les causes d’érosion de la diversité biologique n’est pas seulement établir des
relations, même fortes, entre les activités humaines et le devenir du vivant. Il s’agit pour les écologues et les biologistes de la conservation de pouvoir prédire, expliquer « biologiquement » ce qui entraîne la disparition locale d’une composante de la diversité. Ainsi, l’emprise et le développement humains, aussi impressionnants soient-ils lorsqu’ils sont résumés par des grands chiffres, des moyennes globales, doivent être plus directement connectés à des processus écologiques. Dans l’objectif de comprendre les processus en jeu dans la disparition de la diversité biologique, une approche scientifique du déclin de la biodiversité a été très tôt proposée par Jared Diamond en 1984. Diamond énonce quatre causes fondamentales de perte de diversité biologique, non pas basées sur des corrélations ou des observations mais sur une réflexion théorique ancrée dans l’écologie scientifique. Le titre de sa recherche est explicite : « Extinctions normales des populations isolées 36 ». Son idée est de se concentrer sur ce qui engendre l’extinction locale d’une population pour des raisons claires, établies, attendues, « normales » biologiquement. Ces quatre causes, qu’il baptise le « quatuor de l’enfer » (evil quartet), seront reprises comme les grandes causes de déclin de la biodiversité. Il s’agit de la destruction de l’habitat, de la surexploitation, de l’introduction d’espèces et des cascades d’extinctions. Cette objectivation permettra de distinguer les processus déterminés par une pression identifiable résultant d’une action prévisible (on parlera de causes déterministes) des causes provoquées par le hasard (on parlera de stochasticité). Par exemple, l’extinction d’une faible population causée par un événement imprévu (une inondation) est un cas de stochasticité environnementale. En revanche, le prélèvement continu d’individus engendrés par la pêche ou la chasse au-delà des capacités de renouvellement de la population conduira à l’extinction de la population de façon déterministe.
La « crise de la biodiversité » abordée sous l’angle scientifique propose, depuis, de classer les activités humaines en pressions déterministes froides, quantifiables, indépendamment de considérations morales. Notons néanmoins que Diamond, tout en cherchant les causes objectives d’extinctions, les rassemble en les nommant « quatuor de l’enfer », dénomination pour le moins chargée de valeur. Même objectivées, les causes « normales », biologiques, de disparition d’une espèce sont perçues comme les forces du mal. Les deux visages de la biodiversité, scientifique et moral, restent confondus. Cette classification restera depuis Diamond la manière d’évoquer les grandes pressions présentes et futures sur la biodiversité 37. Le raisonnement de Diamond est de considérer que le processus d’extinction est en définitive un processus écologique et ses causes, « normales », seront simplement amplifiées par les activités humaines.
LA DESTRUCTION DE L’HABITAT Cette cause est pour Diamond (et reste encore) une cause majeure de déclin de la biodiversité pour des raisons biologiques évidentes. Détruire un habitat, c’est détruire de façon directe les individus qui s’y trouvent mais aussi les ressources, les refuges, les interactions entre espèces que cet habitat permet. Des travaux théoriques sur la biogéographie insulaire et la dynamique des populations et des communautés ont fait progresser ce simple constat pour comprendre plus finement ce qui se passe lorsqu’on détruit un habitat. Par exemple, ce processus a été largement affiné en montrant que perdre un habitat correspondait à une perte de surface mais aussi à un changement de structure de l’habitat. Un habitat détruit est plus « fragmenté » qu’un habitat intact. Or cette fragmentation, en tant que telle, altère la dynamique spatiale et temporelle des populations et des communautés qui dépendent
des fragments. Les individus sont plus proches de la lisière de l’habitat, plus exposés, et doivent se disperser dans une matrice défavorable. Détruire et fragmenter l’habitat, c’est affecter directement la probabilité d’extinction de l’espèce. L’étude d’un tel système jouera un rôle majeur en biologie de la conservation et constitue l’une des applications importantes des théories et des modèles issus de la biologie des populations 38. De même, pour un assemblage de plusieurs espèces (on parle de communauté, voir chapitre 3), la destruction de l’habitat a aussi un impact direct sur la probabilité d’extinction locale des espèces. Ce problème a été formalisé en faisant simplement l’hypothèse que les espèces les plus compétitrices sont celles qui se dispersent le moins (exploitant les ressources localement de manière efficace, la dispersion représente un coût pour ces espèces). Une destruction d’habitat, même faible, entraîne donc d’abord la disparition des espèces les plus compétitrices, incapables de se disperser dans les autres fragments. Au fur et à mesure que l’habitat est détruit, la proportion d’espèces susceptibles de disparaître augmente très fortement. Détruire 10 % d’un habitat intact a un effet beaucoup plus faible sur les espèces persistantes que détruire 10 % d’un habitat déjà dégradé. En 1994, David Tilman et ses collaborateurs résument cet effet non-linéaire en parlant de « dette d’extinction ». Lorsqu’on observe un habitat qui a subi une destruction, une partie des espèces présentes peut être dans une dynamique d’extinction amorcée 39. Concrètement, au-delà de ces prédictions théoriques, on constate en effet que des populations ou des espèces continuent irrémédiablement de disparaître dans un système fragmenté dans le passé 40. Ainsi, il y a bien un phénomène déterministe, c’est-à-dire causé par la dynamique propre des systèmes écologiques, qui lie destruction de l’habitat et érosion de la diversité biologique. Cette pression est désormais étudiée sous toutes ses coutures et appliquée aux différentes composantes de la biodiversité, aux différents groupes, et à différentes échelles spatiales et temporelles 41.
LA SUREXPLOITATION Cette cause est impliquée lorsque le prélèvement des individus est tel que la dynamique positive de la population sur le long terme n’est plus assurée. Les cas particuliers de surexploitation sont nombreux. Cette cause est aussi très simple à comprendre biologiquement : si le prélèvement des individus est supérieur à leur capacité de renouvellement par reproduction, l’exploitation de la population conduit à l’extinction des individus. Il s’agit d’une cause déterministe majeure, car elle s’ajoute au prélèvement direct des individus. Il y a, là encore, un processus émergent dû à la biologie : en cas de surexploitation, la chute du nombre d’individus peut continuer malgré l’arrêt de l’exploitation. Cette pression a fait l’objet d’un effort colossal de recherche, car elle est directement en jeu dans l’exploitation des stocks de pêche ou des populations chassées. Concernant les poissons pêchés industriellement, on a pu vérifier que la surexploitation de nombreuses espèces altère de façon définitive leur capacité de renouvellement 42. Les effets de la surexploitation sont particulièrement visibles lorsque la probabilité et le succès de reproduction des individus sont directement reliés à la taille des populations. On parle d’effet Allee 43. Cet effet peut résulter d’une interaction entre la population et d’autres espèces (par exemple les pollinisateurs peuvent visiter des fleurs seulement si celles-ci sont présentes à une certaine densité) ou du comportement des individus eux-mêmes (la stratégie de chasse de certains prédateurs, basée sur une coopération entre plusieurs individus, est efficace seulement à partir d’un certain nombre). Diminuer la taille d’une population peut entraîner l’expression de cet effet. Là encore, il s’agit d’un processus émergent déterministe, propre à la nature du fonctionnement des systèmes vivants qui pourra conduire une population à l’extinction pour des raisons biologiques.
L’INTRODUCTION D’ESPÈCES L’arrivée d’une espèce dans un nouveau milieu peut se traduire par une interaction de compétition ou de prédation conduisant à la disparition d’autres espèces. Des cas rapides d’extinctions d’espèces causées par l’introduction d’autres espèces parasites ou prédatrices ont été inventoriés dans tous les biomes marins ou terrestres 44. Là encore, cette cause peut être conçue comme « normale », car elle n’est pas en soi d’origine nécessairement humaine. Même si l’arrivée de cette espèce peut être un événement très rare et attribuable au hasard, cette pression devient déterministe dans la mesure où, à partir du moment où l’espèce est introduite, elle peut constituer une pression de prédation constante sur d’autres. Cette cause potentielle d’érosion du vivant a été beaucoup discutée. La colonisation d’îles ou d’habitats par des espèces nouvelles, provoquée par des événements fortuits ou des changements d’aires de distribution (à la suite d’un changement climatique par exemple), n’a eu de cesse de remanier la composition de la diversité biologique. De plus, l’introduction d’une espèce se traduit localement par une modification de la composition locale des communautés et des interactions entre espèces, sans que cela s’accompagne nécessairement de la disparition totale d’espèces présentes 45. Et il suffit de remonter assez loin dans le temps pour découvrir que de nombreuses espèces locales perçues comme « autochtones » ont en réalité été introduites par l’homme (c’est le cas du faisan ou du coquelicot en France par exemple). Mais ce débat ne se tranche pas par oui ou par non. Lorsqu’on envisage ce problème en termes de gain ou de perte d’espèces, le problème n’est pas vraiment de savoir ce qui se passe localement. La redistribution répétée, accélérée et généralisée de certaines espèces (donc de certains traits, gènes, ou lignées évolutives) se traduit le plus souvent par une homogénéisation biotique qui simplifie la diversité régionale et globale 46. Cette pression
révèle aussi qu’il est en somme difficile de séparer les causes de déclin de la biodiversité de ses conséquences. L’homogénéisation biotique est en effet une conséquence d’autres activités humaines (simplification des habitats et généralisation de leurs connexions à toutes les échelles spatiales) plutôt qu’une cause indépendante. La redistribution géographique d’espèces relève aussi d’un débat truffé de valeurs, mettant en scène des notions vives comme celle de « pureté » locale, d’espèces étrangères, et des politiques d’éradications parfois violentes et massives d’individus, souvent inefficaces. Certaines de ces gestions sont symptomatiques d’une connaissance partielle de la dynamique des espèces à long terme : le vison d’Europe (Mustela lutreola) est protégé, celui d’Amérique (Neovison vison), introduit, est éradiqué. Pourtant, un examen scrupuleux de l’histoire du vison d’Europe montre que, lui aussi, a probablement été introduit récemment 47. Mais ce dernier coïncide probablement avec notre vision actuelle d’une nature « à sa place ».
LA NOTION DE CASCADE D’EXTINCTION La coextinction est une autre cause majeure annoncée par Diamond. Celle-ci est également proprement biologique. Perdre une espèce localement, c’est potentiellement perdre d’autres espèces qui dépendent de celle-ci 48. Cette cause rappelle que la perspective dans laquelle se développent la notion de biodiversité et la biologie de la conservation accorde une attention particulière aux interactions entre les niveaux d’organisation du vivant. Aujourd’hui, cette approche est largement reprise par l’écologie des réseaux et l’écologie trophique. Il s’agit de montrer comment certains écosystèmes résultent du lien de dépendance entre les espèces de ces écosystèmes. Empiriquement, qu’il s’agisse d’écosystèmes marins ou terrestres, le retrait d’une espèce « clé », même rare, typiquement un prédateur, peut avoir des conséquences en cascade sur de nombreuses
espèces 49. Plus généralement, ce sont les synergies entre pressions qui peuvent constituer les véritables causes et non chaque pression indépendante.
VORTEX, SYNERGIES DE PRESSIONS, ET TRANSITIONS CATASTROPHIQUES
Les causes évoquées ci-dessus gardent une importance scientifique majeure. Elles permettent de relier les effets du développement des activités humaines et la dynamique de la biodiversité sur des bases biologiques. Elles permettent aussi de comprendre la dynamique biologique de la biodiversité, indépendamment de l’humain. Les recherches sur ces causes ont joué le rôle de moteur pour fédérer écologie scientifique, dynamique et génétique des populations, évolution et biologie de la conservation. Mais des travaux poussés ont montré que c’est aussi dans l’interaction entre ces pressions que la perte de biodiversité doit être envisagée. À large échelle, des interactions fortes ont par exemple lieu entre grandes pressions. Dans les années 2000, la multiplication des scénarios d’évolution du climat et de leurs conséquences sur les espèces a suggéré que le changement climatique est devenu à son tour une cause majeure d’extinction. Les espèces occupent une certaine surface qui correspond à une certaine température (on parle de leur « niche climatique »). Si la température change, la distribution de l’espèce, son enveloppe thermique, devrait changer. En appliquant ce principe à plus de 1 100 espèces de plantes et d’animaux, on constate que la réduction de leur distribution correspond à l’extinction de 15 à 37 % d’entre elles selon les scénarios28. À ce titre, le changement climatique est considéré, en tant que tel, comme une pression nouvelle. Mais cette nouvelle pression ajoute un terme à une multicause déjà complexe 50. Par exemple, plus de 35 % des émissions de gaz à effet de
serre viennent de l’utilisation des terres qui elle-même résulte de la destruction d’habitats et engendre des pollutions. L’étude des interactions entre espèces et des systèmes complexes (dont les propriétés ne se déduisent pas facilement de leurs composantes) montre aussi qu’une simple pression peut avoir des conséquences imprévisibles drastiques et irréversibles sur les écosystèmes. Le changement climatique peut par exemple modifier des interactions entre espèces qui bouleversent complètement les propriétés de résilience des écosystèmes 51. De même, le changement dans la dynamique des herbivores peut modifier la distribution spatiale de la végétation qui altère à son tour les interactions entre espèces empêchant durablement, voire définitivement, le fonctionnement de l’écosystème 52. Plus localement, à l’échelle des populations, la notion de « vortex d’extinction » a aussi été proposée dès 1986 pour insister sur la synergie entre différentes causes. Une baisse de la taille de la population peut entraîner une perte de diversité génétique qui à son tour réduit l’efficacité de la reproduction qui réduit d’autant la taille de la population, etc. 53 Au terme de ce découpage des causes biologiques de déclin de la biodiversité, on perçoit donc la difficulté d’isoler ces causes les unes des autres. Fondamentalement, le déclin de la biodiversité perçu comme un phénomène général, global, résulte d’une combinaison de causes ellesmêmes plus ou moins liées à un ensemble d’activités humaines et de processus naturels. Mais la dissection des causes en sous-causes, quel que soit le critère utilisé, n’éliminera pas cette représentation globalisée du problème de perte de biodiversité et de crise. Par « cause », on peut donc aussi entendre quelque chose qui ne s’arrête pas aux considérations biologiques mais qui engage l’humain plus franchement. Autrement dit, si des causes écologiques « normales » expliquent très bien différentes manifestations de l’érosion du vivant, il reste à comprendre et à analyser ce qui initie ou amplifie ces causes. Un récit culturel occupe cette fonction.
Un récit culturel de la crise Après tout, pour expliquer la crise du vivant, une approche purement naturaliste peut sembler suffire. Nous pourrions considérer que l’humain biologique est cette espèce dont l’histoire et l’écologie se sont construites sur une appropriation de la nature 54. Il suffirait d’admettre que nous assistons à l’expression du principe d’exclusion compétitive intraspécifique (créant des injustices et des dominations de certains humains sur d’autres) et interspécifique (créant notre domination sur la nature par destruction des autres espèces non-humaines qui freinent notre croissance). Selon cette vision, l’écosystème Terre lui-même serait en état de transition catastrophique comme le serait une prairie surpâturée par une seule espèce, la nôtre 55. Une perspective plus anthropologique permet d’ajouter de la nuance à une telle réduction en montrant ce qui, dans l’univers des symboles, initie et entretient une volonté plus ou moins consciente de domination de la nature. Qu’est-ce qui génère et entretient cette grande « guerre contre la nature » dénoncée dès le lendemain de la Seconde Guerre mondiale par Fairfield Osborn dans son best-seller, La Planète au pillage ? L’expression d’une fatalité biologique ou quelque chose d’autre ? On trouve cette intuition chez l’historien Lynn White qui stipule que le christianisme porte en lui une lourde part de responsabilité en favorisant un credo de domination de l’homme sur la nature 56. De fait, certains extraits de l’Ancien Testament laissent songeur : « Multipliez-vous et peuplez toute la terre. Vous inspirerez désormais la plus grande crainte à toutes les bêtes de la terre, aux oiseaux, aux petits animaux et aux poissons ; vous pourrez disposer d’eux. » (Genèse, 9, 1-2). Pour White, la crise écologique continuera si nous ne réformons pas l’axiome chrétien fondamental qui affirme que la nature est au service de l’homme. Bien entendu, une litanie opposée pourra aussi être extraite des
textes sacrés. D’ailleurs c’est, selon White, l’exemple de saint François d’Assise qui devrait être suivi en tant que promoteur de paix avec la nature. Saint François dans son sermon aux oiseaux considère les espèces comme des créatures divines, frères de l’homme. Le pape Jean-Paul II s’est d’ailleurs appuyé sur ce passage et proclamera en 1979 saint François le « saint patron des écologistes ». Qu’elle soit directement évoquée ou non, l’inspiration divine a été d’autre part fondamentale dans les premières étapes de la protection de la nature. On trouve clairement chez John Muir, un défenseur pionnier de la nature américaine, une dimension sacralisante de la nature sauvage (voir chapitre 2). Le fait que la création divine soit qualifiée de « bonne » dans la Genèse plaiderait en faveur d’un amour et d’un respect d’une nature ayant une valeur intrinsèque. Aussi, bien que des termes forts soient utilisés dans la Bible, le rôle de l’homme peut se comprendre comme celui d’un intendant responsable et non d’un tyran. Pour Ehrenfeld (1988), le message biblique signifie que l’homme peut jouir de la nature, tant qu’il ne compromet pas la diversité de la Création. Son rôle est donc assurément, selon la tradition chrétienne, celui de garant de la conservation de la biodiversité et non celui de destructeur. Quoi qu’il en soit, chercher une responsabilité dans le récit biblique serait faire référence à une psychologie religieuse extrêmement facile à déconstruire. Cela reviendrait à oublier les aspects proprement matériels et idéologiques récents impactant massivement la nature en dehors de toute considération religieuse. Dès 1970, la thèse de la responsabilité chrétienne est ainsi nuancée : l’urbanisation, la conversion des habitats, la croissance de la population et de la consommation ne peuvent se résumer à une telle cause 57. Des lieux et des périodes de ferveur religieuse ne correspondent pas vraiment à une destruction de la nature. La modernité et sa conception mécaniste de la nature et les visions de ses plus grands philosophes phares (comme Bacon et Descartes) sont plus facilement convocables pour
expliquer une certaine domination récente de la nature que les textes de la Genèse 58. Ces grands récits reléguant les causes de la crise de la biodiversité à une idéologie moderniste sont tout aussi séduisants mais tout aussi périlleux. Séduisants, car ils permettent d’ouvrir un chantier de révocation en profondeur des valeurs et des normes dominantes. Périlleux, car toute forme de culture a ses rapports propres à la nature. Promouvoir un récit plaçant l’Occident comme culture « contre nature » serait entretenir par là même une vision gommant le multiculturalisme intra et extra-occidental. Un examen de ce qu’une idéologie plus ou moins récente et dans laquelle nous sommes plongés (combinant l’histoire des techniques, de la science, du capitalisme et de la « nature » comme concept unifié) a pu générer comme cocktail particulièrement favorable à une logique prédatrice de l’environnement reste difficile à établir sans tomber dans la caricature. Sans vouloir doter d’une validité scientifique les divers récits anthropologiques, psychologiques ou religieux des causes de la destruction de la nature, on doit néanmoins s’autoriser à reconnaître les conflits fondamentaux qui existent entre un idéal économique de progrès et de consommation sans borne et la protection de la nature 59. Car une autre erreur serait de s’interdire d’analyser plus pragmatiquement le rôle des paradigmes dominants dans les projets de développement et de conservation 60. À ce titre, l’un des credo occidentaux qui doit être considéré de près est celui d’une croissance infinie construite sur l’exploitation de ressources finies qui soit compatible avec des objectifs de protection de la biodiversité. Les conséquences de la propagation des courants instrumentalisant la nature et sa protection à des fins strictement mercantiles prolongent à ce titre une idéologie douteuse (voir chapitre 5). Au fond, la question des causes de la crise de la biodiversité fait resurgir que cette crise n’est pas limitée à une question biologique. Il y a aussi, dans la crise de la biodiversité, le théâtre de l’expression d’une diversité de crises
de natures différentes. Le récit de l’Anthropocène concentre plusieurs aspects de cette « polycrise » qu’il est utile d’explorer.
La nature de l’Anthropocène Le recensement et la diffusion de l’ampleur de l’érosion de la biodiversité et de l’étendue des activités humaines sont aujourd’hui présentés comme eux-mêmes consécutifs d’un mouvement plus large, quasiment cosmique, ayant placé l’homme comme force majeure de l’histoire de la Terre. La Terre et la biosphère seraient devenues, ontologiquement, un système humanoïde. Selon ce récit, la question n’est pas tant d’enrayer les causes du déclin de la biodiversité que de « naviguer dans l’Anthropocène » en bon pilote 61. La recherche de causes biologiques ou des déterminants idéologiques n’aurait dès lors plus de sens. L’Anthropocène pourrait signer la fin de cette approche qui plaçait l’humain comme perturbateur des systèmes écologiques. La biodiversité serait sous notre pilotage et sa crise subordonnée à la recherche d’une gouvernance intelligente de la planète entière. Selon cette perspective, la conservation de la biodiversité devrait prendre acte de cette nouvelle situation. Une telle histoire environnementale globalisée unifie tous les aspects de la crise et lui confère une nouvelle place dans ce qui s’apparente non plus à un problème, mais à un nouveau cap. Fini la crise, place au renouveau : bienvenue dans l’Anthropocène, nouvelle ère géologique mais aussi culturelle où l’omniprésence assumée de l’humain le place comme devant et pouvant piloter le destin des autres espèces 62. La nature est morte, mais son deuil est joyeux et exaltant. Nous voilà en demeure de décider de la suite. Sauf que. Le récit de l’Anthropocène va un peu vite. Cette globalisation assumée est elle-même le produit d’une certaine conception du système
Terre qui a peu de chances de refléter la diversité des représentations. Les problèmes politiques et sociaux locaux qui sont liés au devenir de la nature restent entiers. Balayés par un récit, ils demeurent criants sur le terrain 63. Les spatialités et les temporalités écologiques avec leurs phénomènes chaotiques, imprédictibles, complexes, restent en définitive loin de l’image d’un bateau piloté. La crise de la biodiversité, plutôt que de se prêter à un récit unifiant destin du vivant et destin de l’humain dans leur ensemble, permet encore de (et constitue en fait une très bonne occasion pour) penser la diversité des crises passées et présentes sous toutes leurs formes 64. D’autre part, une telle conception du destin de la biosphère se coupe d’une investigation du projet éthique à la base de la notion de « biodiversité ». Le grand récit unifié de l’anthropo-cène évoque aussi étrangement celui d’une anthropo-scène, à savoir la construction d’un récit technocratique et technologique sur ce que l’« homme » vu comme agent unifié devrait faire dans une « nature » ou une « planète » elles aussi unifiées. Cette scène reflète mal la vivacité des débats sur le sens de l’action et de la justice environnementale et sur les grands problèmes soulevés par l’écologie scientifique aujourd’hui. Si ce récit raconte et montre beaucoup de chiffres, il n’explique, en définitive, pas grand-chose. Après l’examen de la biodiversité envisagée comme sujet d’inquiétude, lui-même investi par la science, voyons au grand jour pourquoi et comment la protection de la nature et ce que renferme le terme de biodiversité relèvent d’un questionnement éthique.
2.
LES EXIGENCES D’UNE ÉTHIQUE NOUVELLE S’intéresser à la question de la valeur lorsqu’il s’agit de biodiversité n’est pas quelque chose qui vient « en plus » d’un discours scientifique. Aborder la question de l’éthique consiste plutôt à rendre explicite ce qui demeure implicite – et pourtant structurant – dans tout projet ou étude sur la biodiversité. Investir les problèmes de biodiversité, c’est investir cette imprégnation réciproque entre faits et valeurs. Personne ne dit que c’est facile. Mais il se trouve que c’est nécessaire et passionnant. Ce questionnement a lieu de toute façon. S’y intéresser, le favoriser, c’est garantir un rempart contre la pensée unique. Lui tourner le dos, c’est se priver de la question du sens et des objectifs de la protection de la nature. C’est laisser d’autres décider ce qui motive nos choix individuels et collectifs en matière de biodiversité. Aborder cette imprégnation, ce n’est pas non plus se borner à émettre un discours clos purement métaphysique ; la réflexion sur les valeurs est portée par – et débouche sur – une exigence pratique. La notion de biodiversité comme cristallisation d’un souci à l’égard de la nature et de sa protection contient un projet de réforme éthique. Ignorer cette dimension, c’est passer à côté du sens de la notion. C’est manquer ce
que la plupart des projets revendiquent comme motivation et comme but. Une première façon de mettre à jour l’origine de cette exigence de réforme éthique et les difficultés qu’elle entraîne est de questionner ouvertement le problème du dualisme entre faits et valeurs. Cette tension couvée éclatera dans le conflit ouvert qui opposa (et qui influence encore) les différents modes de justifications à l’œuvre dans la protection de la nature.
La tension latente entre faits et valeurs On admet difficilement que les valeurs (quelle que soit la définition qu’on donne à ce terme) orientent, et en fait conditionnent, les programmes de recherche scientifique. On admet peut-être encore moins l’influence de la science sur les valeurs : comment les découvertes scientifiques changent notre rapport à la morale. Les faits et les valeurs restent écartelés dans une distinction canonique qui fait obstacle à une approche sereine des questions qui engagent science et éthique. On considère généralement que soit on parle de faits scientifiques, soit on s’aventure dans quelque chose de subjectif, d’émotionnel qui se prête mal à un discours rationnel ou qui nécessite des arguments que seul un cercle restreint de spécialistes peut se permettre de manipuler. Le mot valeur fait donc un peu peur. Enfin, l’éthique a quelque chose qui peut décevoir ceux qui y cherchent des solutions toutes prêtes à un problème. Il s’agit d’un questionnement sans cesse renouvelé sur le sens de nos actions, leur légitimité et leur adéquation avec l’idée de juste et de bien, pas de formules magiques. Oser parler de valeurs, c’est donc pour beaucoup s’exposer à un fichage utopique, c’est adopter un discours qui semble éloigné des problèmes « concrets » traités par la science ou prévus par une exigence politique de « résultats ».
Penser la biodiversité permet de revisiter ces coupures qui figent la science et l’éthique dans des domaines indépendants et qui limitent ce que l’on entend par « agir ». Pour peu qu’on y prête attention, il deviendra assez clair que l’étude de la biodiversité théorique ou appliquée est en effet largement un domaine de valorisation. L’écologie scientifique (abordée au chapitre 3) et la biologie de la conservation (abordée au chapitre 4) n’auront de cesse d’alimenter et de provoquer les débats éthiques sur ce qu’est une « bonne » biodiversité ou ce qui justifie sa protection. L’écologie et la conservation manipulent aussi des concepts et des modèles chargés de normes et de prescriptions (et non de simples descriptions) sur ce qui doit ou devrait être fait. Inversement, les réflexions éthiques seront dépendantes de ce que la science propose comme modèles et comme définition de la biodiversité. Les conceptions politiques, économiques et juridiques seront également indissociables de problèmes scientifiques et moraux. Précisément pour éviter de proposer un cadre figé, théorique sur les questions éthiques dans le domaine de la biodiversité, écartons le recours à la succession de définitions imposées et imposantes. Évitons aussi d’établir a priori une classification des différents courants de l’éthique environnementale qui figerait la réflexion sur les valeurs en aplanissant ce qu’elle a de vivant. Privilégions de clarifier ces définitions et ces courants a posteriori, en s’intéressant aux « grands problèmes » tels qu’ils s’imposent. Il serait absurde que les outils pour penser les valeurs de la nature soient imposés d’un point de vue surplombant. Il est plus judicieux de les faire émerger des tensions existantes. Lors de l’invention du terme de « biodiversité » dans les années 1980, faits et valeurs sont entremêlés (voir chapitre 1). La notion de « biodiversité » est inséparable d’un positionnement normatif fort et d’une recherche de réforme morale d’une situation préoccupante assimilée à une « crise ». Au fond, avant même de se demander pourquoi protéger la nature,
on peut se demander pourquoi faut-il se poser cette question : « pourquoi protéger la nature » ? Il y a crise, car il y a perte de biodiversité et parce que cette perte pose problème. Nul besoin d’avoir une vision claire et académiquement validée de la notion de « valeur » pour constater que l’érosion du vivant, et plus simplement la destruction de la nature, a constitué et constitue toujours un souci. Attardons-nous sur cette idée toute simple qu’il n’y a pas au départ un « problème de la valeur », car la perte de biodiversité est un problème tout court. Pour préciser cette idée, le terme de « souci » qui signifie littéralement une inquiétude qui ébranle, qui pousse à agir, semble bien décrire ce qui se passe. Le chapitre précédent, consacré à retracer comment la notion de « crise » a émergé puis s’est concrétisée dans des concepts, des catégories et des mesures n’a pas, en somme, besoin de justification pour mobiliser l’attention, au moins de celui qui ne déclare pas cyniquement qu’il se « réjouit » du déclin de la diversité biologique. Cette position extrême est d’ailleurs probablement peu répandue et serait pour le moins étrange. Qu’on ne s’intéresse pas à la nature est une chose. Affirmer mordicus qu’on se félicite de sa dégradation, c’est affirmer quelque chose d’autre, c’est prendre une position contre, c’est s’intéresser à la nature doublement. Car c’est affirmer la valeur de la nature et la valeur de son déclin. Gageons que cette position volontairement antinature, revendiquée en tant que telle, est minoritaire et difficile à justifier. Plus courants seront ceux qui se sentent incompétents, mal informés, pas ou peu concernés par les problèmes de biodiversité ou qui justifieront le besoin de détruire ou de gérer la nature faute de pouvoir faire autrement, mais qui accepteraient une alternative. Retenons donc que l’a priori concernant la protection de la nature est le plus souvent soit vide, soit sympathique. Bien sûr, cet a priori est aussi souvent maladroit, influencé par une volonté de maîtrise, une culture de la domination, une « peur » innée ou culturelle de la nature 65, ou plus
simplement par de l’arrogance et de l’ignorance. Mais lorsque la nature n’est pas menaçante mais menacée, un souci surgit souvent spontanément. L’extinction d’espèces sauvages me concerne. Il y a quelque chose qui fait dire « stop » ou « non » à la destruction de la nature ou à la disparition d’une espèce 66. Il y a une « sym-pathie ». Nous éprouvons avec la nature sa propre destruction, comme étant un drame qui doit cesser. Au fond, le sentiment d’appartenance à une « communauté biotique » qui, nous le verrons, constitue une position majeure de l’éthique environnementale se comprend (et pour certains s’éprouve) facilement sans recours à de longs discours théoriques. Être dans la crise de la biodiversité, c’est être toujours, déjà, dans un problème de valeurs, car nous en faisons l’expérience. Une présentation bien plus élaborée de la question de la valeur est bien entendu possible et l’éthique permettra de créer, discuter, classer, relier des catégories morales qu’elle se propose de définir. Thématisées et enrichies par d’autres catégories (de droit, de devoir, de liberté) ou posées dans d’autres contextes (économiques, politiques), nous verrons que les questions qui traitent des valeurs de la nature sont des exercices rationnels rigoureux bien plus que de simples « avis » ou « émotions » personnels. Mais ces questions seront souvent imparfaitement résolues, car incapables de refléter ce qu’il y a de spontané et d’immédiat dans l’expérience du souci éprouvé à l’égard d’une nature détruite. Les valeurs viennent le plus souvent après coup et de manière imparfaite pour légitimer un choix, une action. Insistons encore sur ce point. Si un a priori sympathique semble précéder les discours académiques formalisés sur la question de la valeur, la nature est largement antipathique ou pour le moins apathique dans de nombreux cas. Un être humain reste une proie possible pour de nombreuses espèces et l’objet d’attaques répétées de parasites en tous genres. Certes. Mais être sensible à l’extinction des espèces ne signifie pas vouloir trouver
la nature toujours belle ou toujours agréable. Au contraire. C’est être touché par une altérité, même dangereuse. De nombreux textes écrits par des défenseurs de la nature s’attachent moins à montrer la douceur de la nature que la fascination et l’émotion qu’elle permet d’éprouver même, voire surtout, lorsqu’elle est clairement hostile. Militer pour la protection de l’ours ou du requin blanc ne signifie pas vouloir se trouver nez à nez avec l’un de ces spécimens. Ce temps de l’expérience du souci qu’il soit individuel ou collectif disparaîtra souvent dans les déferlantes de justifications proposées par la sphère académique ou institutionnelle. Partir de l’expérience du souci pour justifier la nécessité de stopper la destruction de la nature souffre mal le débat. Celui-ci doit « s’élever » dans une discussion plus formelle, plus sérieuse. Il y a pourtant pour beaucoup quelque chose d’absurde à vouloir expliquer les raisons du souci provoqué par la perte de biodiversité. Poussés dans leurs retranchements, la plupart des protecteurs de la nature seront au mieux capables de relater l’expérience esthétique procurée par telle fleur ou le chagrin provoqué par la disparition d’un animal ou d’une plante. Si un débat se lance, il s’ancre dans des énoncés définitifs. On dira par exemple « détruire la vie c’est comme détruire la musique ». Point final. Mais la tournure de ces débats est précisément la manifestation de la position existentielle qui accompagne l’expérience du souci. Cette position n’a souvent pas d’autre fondement que l’exigence de respect et de liberté (de la nature mais aussi de la possibilité d’éprouver quelque chose de singulier). Vouloir aller au-delà de cette simple affirmation est souvent perçu comme une provocation ou comme une façon d’arbitrer d’autres types de décisions (par exemple entre la protection de la nature ou la mise à profit de son exploitation), introduisant par là un nouveau problème qui dénature le premier. Le questionnement proprement éthique va engendrer un champ passionnant et foisonnant consacré à définir pourquoi protéger la nature ou
quelles sont les valeurs de la nature ou encore quel mode d’action de politique environnementale est juste. L’expérience du souci a priori est hélas souvent relayée à du sentimentalisme. Néanmoins, ce paysage éthique permet aussi de mobiliser une perspective pragmatique et plus réaliste de la valeur, soucieuse de restaurer ce que les valeurs mobilisent comme rationalités mais aussi comme émotions au moment où elles se forment 67. Plutôt que de tenter d’unifier coûte que coûte le champ de l’éthique environnementale, cherchons les outils permettant de penser l’éthique de la nature dans quelques questions clés autour desquelles la plupart des débats s’articulent. Des ouvrages lumineux en français proposés par Catherine Larrère 68 et Virginie Maris 69 offriront une vision historique et plus complète de l’éthique environnementale. Pour ouvrir ce paysage diversifié partons d’un débat fondateur qui dessine une tension essentielle qui traverse l’histoire de la protection de la nature et qui reste extrêmement vive aujourd’hui.
Le conflit ouvert des justifications Si la question consiste à savoir « à partir de quand » la protection de la nature a fait l’objet de considérations morales, un parcours historique large serait nécessaire pour retracer, dans l’espace et dans le temps, différentes origines de l’éthique environnementale avec toutes leurs particularités. Un événement, une date, un auteur, résumerait seul difficilement l’origine de l’éthique environnementale tant ce champ n’est précisément pas unifié. Mais un débat clé se déroule aux États-Unis et peut servir de support. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la scène de ce débat a lieu aux ÉtatsUnis. Pour un Américain, la question de la place de l’homme dans la nature et les différents usages de celle-ci est d’emblée une question morale, car elle coïncide avec l’histoire même de l’identité américaine. En somme, les
racines des colons américains sont des racines non pas historiques mais réelles, celles des séquoias plusieurs fois centenaires. Si en Occident la valorisation de la nature en tant que telle est d’origine européenne et d’inspiration romantique, elle peut s’exprimer pleinement dans ce nouveau monde, symbole de liberté. Préfigurant ce débat, des figures emblématiques de l’environnementalisme naissant joueront le rôle de chefs de file d’une réflexion éthique sur la nature et sa protection. C’est le cas de David Thoreau (1817-1862) qui publie Walden ou la vie dans les bois en 1854 dans lequel il vante la solitude, la richesse d’une vie proche de la nature, conçue comme l’expression de la perfection divine. Il écrira par exemple « dans la nature sauvage se trouve la préservation du monde ». Thoreau est l’ami de Ralph Waldo Emerson (1803-1882), autre écrivain américain qui glorifiera la beauté de la vie sauvage dans son premier livre qu’il intitule Nature en 1836 et qui peut se lire comme l’un des premiers regards sur la nature américaine conçue comme admirable et digne de respect. La nature émerge progressivement comme une altérité nécessaire à la culture matérialiste de la colonisation et de la conquête. À ce contexte s’ajoute l’émergence du concept central de wilderness qui désigne cette nature sauvage typique du Nouveau Monde, non modifiée par le colon américain. La nature sauvage peut faire l’objet d’une identification en se réclamant de poètes, de philosophes et de naturalistes qui incarnent l’identité américaine dans la notion de wilderness. Ces revendications vont se concrétiser très vite lors de la création des premiers parcs nationaux américains. Les deux principaux acteurs du débat sont John Muir (1838-1914) et Gifford Pinchot (1865-1946). Ils animeront deux types de revendications en conflit et le débat qui les oppose constituera l’une des pierres angulaires des réflexions éthiques sur la nature. Un conflit dans les valeurs justifiant la protection de la nature est mis à jour.
Ce conflit demeure, et l’on peut lire de nombreuses initiatives politiques en matière de biodiversité, comme la tentative de résolution de ce conflit. John Muir apparaît comme le grand défenseur des premières mesures de protection qui accompagnent la création du parc du Yosemite en 1890. Il incarne la figure de l’un des pères du mouvement de protection de la nature. Son approche est celle de l’engagement, du militant. Muir affiche ouvertement sa volonté de trouver des moyens concrets pour protéger la wilderness. Il fonde par exemple le Sierra Club en 1882, première organisation non gouvernementale (ONG) de protection de la nature (encore très active) pour contribuer à la protection de la Sierra Nevada. Le slogan de cette première ONG est toujours : « Explore, apprécie et protège la planète ». Dans la lignée de Thoreau et Emerson, il perpétue une vision poétique et sacrée de la nature. Le forestier Gifford Pinchot, en revanche, restera dans l’histoire de la conservation comme l’initiateur et le défenseur d’une gestion rationnelle de la nature, perçue comme une réserve de ressources à exploiter convenablement. Comme Muir, Pinchot affiche un certain engagement. Son livre de 1910 est intitulé The Fight for Conservation (« Le Combat pour la conservation »). Mais le titre est trompeur. Les perspectives de Pinchot ne sont pas celles de Muir. On peut lire dans son ouvrage : « le premier principe de la conservation est le développement, l’utilisation des ressources naturelles existantes sur ce continent pour le bénéfice des populations ». Que la différence fondamentale entre les conceptions de Muir et de Pinchot ait été exagérée ou pas, on peut parler d’une polarité, d’une tension (voire pour certains d’un véritable schisme) entre ces deux personnages qui accompagnent toute l’histoire de la conservation de la nature, et plus tard les enjeux de biodiversité. Car Muir clame haut et fort sa volonté de protéger la nature en tant que lieu sauvage nécessaire à la contemplation. Il cherche à faire reconnaître le
côté spirituel, transcendant de la nature sauvage. Dans son livre intitulé Our National Parks publié la même année que celui de Pinchot, en 1910, on lira par exemple : « Des milliers de gens nerveux, fatigués, surcivilisés commencent à trouver qu’aller dans les montagnes c’est rentrer à la maison ; que la nature sauvage est une nécessité ; et que les parcs et les réserves de ces montagnes ne sont pas seulement utiles comme source d’eau et de bois mais comme source de vie. » Muir est conscient de la dynamique et de l’exploitation inévitable de la nature qu’il ne tient pas à figer. Mais il conçoit celle-ci comme autre chose qu’une ressource exploitable. Sa gestion doit être laissée à la nature ellemême au moins dans certaines zones. Si la nature doit être utilisée, c’est avec respect et soin de ce qu’elle est. Pinchot, en revanche, justifie la mise en réserve des forêts et plus généralement de la nature pour des raisons purement instrumentales. Pinchot et Muir sont d’abord amis en 1896. Mais cette amitié ne dure pas. Dès 1897, les deux amis se séparent dans un conflit ouvert et les deux hommes débattent avec ferveur de leurs positions dans des magazines populaires. Le débat entre les deux hommes se cristallise à propos du bienfondé de laisser pâturer des moutons dans les réserves américaines. Pour Pinchot, c’est une bonne mesure de gestion. Pour Muir, c’est une intrusion insupportable. Dès lors, la différence qui oppose ces deux figures de l’émergence de la justification de la protection et de la gestion de la nature est celle qui séparera les approches « conservationnistes » de Pinchot des approches « préservationnistes » de Muir. Cette distinction, même si elle est parfois caricaturale 70, a malgré tout une origine bien réelle. Les deux mouvements se développent en parallèle, représentant deux côtés de la protection de la nature. L’affrontement de ces deux positions atteindra son apogée dans un deuxième combat. Celui qui concernera la construction du barrage de la vallée de Hetch Hetchy dans le parc national du Yosemite qui devait alimenter en eau la ville de San Francisco 71. Pour
Pinchot le barrage est justifié, car il satisfera nettement plus de gens en tant que générateur de bénéfices potentiels que la vallée sans barrage ne le fait par sa simple beauté. Pour Muir, c’est une intrusion évitable et absurde. Le président Theodore Roosevelt lui-même se trouve coincé. Politiquement le barrage s’impose, et il penche pour Pinchot. Mais Roosevelt, ami de Muir, peine à admettre la construction du barrage. Cette fois, la controverse devient nationale, la presse populaire critique massivement le projet. Pour Muir, la vallée menacée par le barrage mérite la protection pour la seule raison qu’elle est un temple de la nature. Être en faveur du barrage ne peut correspondre qu’à l’expression d’une logique prédatrice et injustifiable. Il dénoncera les promoteurs du barrage : « Ces destructeurs de temps, dévoués au ravage du commerce, semblent avoir un parfait mépris pour la nature et au lieu de lever les yeux vers le Dieu des montagnes, ils regardent le tout-puissant dollar 72. » Cependant, dans l’arène politique les arguments de Muir faiblissent devant la force de persuasion du rationalisme implacable de Pinchot. Malgré des mesures d’évitement très concrètes proposées par Muir, les arguments de Pinchot, froids, scientifiques, innovants, alliant progrès techniques, gains de temps, mais aussi mise en avant de la création du lac générateur d’attraction touristique et d’emplois auront raison des arguments de Muir. La construction du barrage est votée et la vallée inondée en 1913 au grand désespoir de ce dernier. Dans ce conflit, on semble pouvoir lire l’avant-scène historique des projets de développements contemporains. Les mêmes arguments sont sans cesse avancés. La crise de la biodiversité pourrait même se lire comme le grand succès du conservationnisme à la Pinchot et la débâcle du préservationnisme à la Muir au niveau local, régional ou international. L’éthique de l’Anthropocène serait-elle celle du triomphe du conservationnisme instrumental ?
Ce récit ne serait pas acceptable. Premièrement, le débat a fait de Muir une icône, à la tête d’un mouvement croissant, aboutissant au wilderness act de 1964, qui reprendra largement la conception de Muir. Il s’agira de préserver les espaces indépendamment de l’homme, conçu comme un simple visiteur. L’ironie du sort voudra même que des propositions de destruction du barrage et de restauration de Hetch Hetchy soient aujourd’hui considérées avec sérieux 73. L’histoire de l’environnementalisme n’est pas figée. Deuxièmement, la tension que l’histoire de Muir et Pinchot permet de tracer restera essentielle. Ces deux tendances pourront coexister pour un même individu ou un collectif donné, mais le conflit initial restera « le » grand problème de la conservation de la biodiversité en Occident. La grande épopée du développement durable pourra se lire comme l’élaboration et la consolidation d’un récit de promesses porté par une logique de compromis et de consensus conservationniste plus audible politiquement. Mais la dimension conflictuelle et les critiques de la légitimité et de l’inefficacité de ce nouveau récit resteront vives. De nombreux protecteurs de la nature, naturalistes, associations ou mouvements politiques ne cessent de manifester leur attachement à des valeurs différentes de celles préconisées par une justification strictement instrumentale de la protection de la nature. Enfin, l’éthique environnementale ne se limite pas à cette tension caricaturale mais explicite au contraire plusieurs questions sous-jacentes à ce débat qui seront à leur tour sans cesse reconfigurées par les avancées scientifiques et technologiques.
Les nœuds de l’éthique environnementale
L’éthique environnementale est en somme une tentative de formalisation et de complexification de ce qui est en jeu dans le débat fondateur qui oppose Pinchot et Muir. Il sera toujours question de deux problèmes centraux : la nature doit/peut-elle faire l’objet de considération morale directe ? Et quelle est la place de l’homme dans la nature ? Est-il en dehors ou dans la nature ? Ou encore, qu’est-ce qui est réellement naturel ou culturel ? Sauvage ou domestique ? Ces questions ne sont pas posées par simple curiosité et véhiculent une préoccupation plus ambitieuse qu’un simple débat théorique. On pourrait penser qu’il s’agit seulement de rajouter des lignes aux réflexions éthiques, elles-mêmes sujettes à des diversifications multiples. On peut en ce sens constater qu’il y a, depuis les Grecs, une multitude de traditions philosophiques permettant de penser la nature, le bien, la justice, le devoir, et qu’il suffit de combiner ces traditions. Mais, précisément, ce qui est au cœur de l’éthique « environnementale » est autre chose : c’est l’exigence d’un renouvellement moral capable d’intégrer des connaissances écologiques nouvelles 74. Il faut, pour penser moralement le problème de la destruction de la nature, une nouvelle morale, et non adapter ce qui existe déjà. La nature doit être envisagée autrement que comme simple chose. Pour des raisons morales, mais aussi pour des raisons scientifiques. La connaissance des systèmes écologiques (ce qu’ils sont, et leur état de dégradation) ne peut rester sans effet sur notre façon de traiter la nature moralement. La grande figure de transition qui incarne cette double dimension éthique et scientifique est Aldo Leopold (1887-1948). Son ouvrage publié en 1949 L’Almanach d’un comté des sables est jugé comme la bible de l’environnementalisme américain et connaît un succès majeur. Sa pensée est fascinante, à la fois claire et subtile, offrant une réflexion éthique qui dépasse la plupart des controverses, encore actuellement. Il représente une synthèse guidée par une triple intuition : il faut préserver la nature, pour
cela il faut la connaître et l’aimer, et cela passera nécessairement par la reconnaissance de notre appartenance à la communauté biotique. Voilà un triptyque majeur, ambitieux, visionnaire. Tout est là. Ou presque. Car il faudra aussi proposer une manière de propager cette éthique, de la rendre opérationnelle et non pas simplement théorique. La question de la valeur intrinsèque, et la place de l’homme dans la nature seront admirablement abordées par Leopold. À ces deux questions s’ajoutera celle de la pluralité des positionnements éthiques.
LA QUESTION DE LA VALEUR INTRINSÈQUE Le combat décrit entre Pinchot et Muir le montre déjà, la reconnaissance d’une valeur intrinsèque est un, si ce n’est le problème clé de l’éthique environnementale classique. Il y a dans ce débat l’intuition forte qu’au-delà des dommages éventuels causés par les usages et l’exploitation des ressources, la destruction de la nature a en soi quelque chose d’inadmissible. L’enjeu qui consiste à expliciter ce « je-ne-sais-quoi » de révoltant, qui demeure en dehors de toute considération instrumentale, est de taille. Précisons que l’enjeu qui se trame n’est pas tant la définition de la valeur intrinsèque elle-même que la recherche d’une décentralisation des valeurs. Cette recherche, qui par définition bouleverse le confort d’une morale dominante, a souvent été assimilée, à tort, à une position antihumaniste. Ainsi, le projet de l’« écologie profonde » qui participe à la recherche d’une valeur intrinsèque a pu être facilement caricaturé. L’écologie profonde, exposée par Arne Næss dans les années 1970, propose une rupture avec une vision « moderne » de l’écologie qui consisterait à résoudre la crise environnementale avec le mode de pensée qui l’a engendrée 75. Cette écologie seulement réformiste resterait selon Næss « superficielle » (shallow). Il faut selon lui être capable d’un
questionnement plus profond (deep). Il s’agissait dans cette proposition non pas de restriction, d’interdiction, contre l’humain, mais d’une quête d’un renouvellement de sens, d’un épanouissement d’un nouveau type, libéré d’un esprit gestionnaire et conservateur 76. Rechercher une décentralisation des valeurs, c’est admettre la possibilité d’une valeur non-instrumentale de la nature, c’est sortir la nature et ses constituants de l’état de « choses », de simples « moyens ». C’est aussi ouvrir la possibilité d’une véritable éthique de la nature et assumer ses implications sur nos attitudes, nos méthodes d’évaluation et nos jugements68. Car, par exemple, si l’on attribue à la nature ou à certaines entités naturelles une valeur intrinsèque, l’idée même de destruction d’un habitat dédommagé par une autre action pose problème. La question de la valeur intrinsèque sera donc l’occasion d’une réflexion théorique et pratique sur l’usage de la nature et de sa protection. Voilà donc l’une des grandes questions de l’éthique environnementale : peut-on considérer certaines entités naturelles comme des « patients » moraux, comme pouvant faire l’objet de considération morale pour ce qu’elles sont en elles-mêmes ? Certes, les animaux, les plantes, les écosystèmes ne se comportent pas nécessairement de façon morale (ils ne sont pas des « agents » moraux). Le Panda, l’espèce icône de la protection de la nature, abandonne souvent ses propres bébés. La nature est un théâtre de scandales de ce type. Le débat semble se terminer en stipulant que les vivants non-humains n’étant pas responsables de leurs actions, ils ne peuvent être le siège d’une valeur morale indépendante. Mais qu’importe qu’ils ne soient pas des sujets-de-conscience s’ils sont des sujets-de-vie ? Le fait de vivre, de souffrir, d’être auto-organisé seront des attributs utilisés pour justifier l’existence d’une valeur intrinsèque au-delà des seuls êtres humains conscients. On conçoit que l’écologie et l’évolution serviront de disciplines sources à cette recherche éthique.
Une première objection classique à l’attribution de valeurs non centrées sur l’humain est de réfuter la possibilité même d’une telle valeur. Car comment concevoir la valeur intrinsèque sans l’existence d’un valorisateur pensant, conscient, précisément capable de reconnaître cette valeur (voire les notions d’entité, de vie, de propriété, d’intrinsèque et d’extrinsèque) ? Il est difficile d’imaginer que la valeur intrinsèque soit réellement « inhérente » à l’entité naturelle. On dira une nouvelle fois que pour être un patient moral (valorisé) il faut être un agent moral (valorisateur). Sans reconnaissance réciproque, pas de fin « en soi » mais seulement une fin en soi « attribuée ». Dans ce cas, le dauphin comme le nourrisson qui ne valorise rien consciemment n’ont que la valeur que leur entourage leur confère. Certes. Mais on peut nuancer cette objection en admettant que c’est dans cette attribution que la valeur intrinsèque puise son sens ; justement, elle est éprouvée, pensée, reconnue comme telle. La valeur intrinsèque peut être générée par le valorisateur et n’en demeurer pas moins fondamentalement extériorisée. La valeur peut être intrinsèque sans être complètement objective. Admettons qu’elle est seulement « objectivée » et non totalement inhérente, cela reste un bouleversement de perspective. À la rigueur, en admettant une distinction entre valeurs instrumentales et noninstrumentales, une avancée éthique est déjà posée. Plus simplement, les humains attribuent bel et bien une telle valeur à l’amitié, l’amour, le vrai, le beau. Pourquoi pas à la vie ou à la nature ? Dans tous les cas, soulignons que cet aspect du débat sur la valeur intrinsèque cherche moins à établir une définition autoritaire de la valeur de la nature qu’une ouverture vers le respect et l’humilité. Étonnamment, ce décentrage est difficile à envisager lorsqu’il est débattu en théorie alors même qu’on trouve une multitude de comportements individuels et collectifs qui semblent honorer le respect de la vie pour elle-même et de ces individualités morales.
Une autre objection classique à la démarche elle-même visant à établir une valeur intrinsèque aux entités naturelles consiste à dédramatiser l’importance d’une telle valeur. Après tout, on peut se passer de valeur intrinsèque sans pour autant faire n’importe quoi. Il suffit de laisser une place forte aux valeurs, certes attribuées par et même pour l’homme (en niant l’existence même de valeurs non-instrumentales de la nature), mais sans pour autant encourager notre domination intempestive. Vouloir absolument fonder l’existence d’une valeur intrinsèque semble être un positionnement trop radical dont on pourrait se passer. Mais ce serait ne pas voir la dramaturgie qui s’est engagée. Il y a quelque chose en effet de radical à vouloir trouver une redéfinition du statut moral de la nature, justement. Il s’agit bien, par cette quête, de changer d’horizon, de ne pas subordonner la pertinence de ce problème à la question de sa compatibilité avec la pensée dominante ou le consensus. Qu’on y souscrive ou pas, la force de la pensée environnementaliste réside dans l’audace de rechercher un véritable projet de réforme éthique, précisément. Quoi qu’il en soit, une première déclinaison de la question de la valeur intrinsèque sera envisagée selon ce qui peut recevoir cette valeur intrinsèque et pourquoi. L’« anthropo-centrisme » refuse d’attribuer une valeur intrinsèque au non-humain. Le « bio-centrisme » admet cette possibilité. Pour des auteurs comme Paul Taylor qui représentent les grands défenseurs du biocentrisme, « la fin en soi » que l’on trouve dans tout être vivant coïncide avec la notion de valeur, car elle est universelle. On peut admettre qu’il n’y a pas de réciprocité, de conscience, comme chez l’humain, tout en reconnaissant qu’il y a néanmoins universalité de la fin en soi du processus de vie. Et cela suffit selon lui à ce que toute entité vivante soit envisagée moralement pour ce qu’elle est, sans autre motif. La valeur s’autonomise du valorisateur dans le sens où cette attribution n’est pas dirigée vers lui ou pour lui mais par une propriété propre au vivant et universelle. La valeur est dans ce cas objectivée par un sujet capable de
penser la finalité. Mais la décentralisation qu’une telle attribution implique demeure radicale. Elle n’est même plus anthropogénique (générée par l’homme) mais devient autonome, intrinsèque au sens le plus fort, c’est-àdire inhérente. Or si l’on admet qu’elles ont une telle valeur intrinsèque, les entités vivantes deviennent des individualités moralement singulières. Le centre n’est plus l’humain mais le vivant. On peut toujours, sans aller jusqu’à l’idée d’existence objective ultime d’une telle valeur comme le propose Taylor, admettre que les entités naturelles ont une valeur intrinsèque qui est anthropogénique sans être anthropocentrique. Car dans les deux cas, il y a reconnaissance d’une décentralisation. La valeur intrinsèque fait des entités naturelles qui l’incarnent des individualités non-substituables, « noninstrumentalisables » au seul bon vouloir d’un individu humain. Remarquons que le biocentrisme semble proche de l’expérience du souci et de la position existentielle qui le caractérise (abordées au premier chapitre). Une sensibilité sans sensiblerie et qui fait part d’une exigence de respect. La recherche de la valeur intrinsèque ou non-instrumentale se comprend donc mieux comme un mouvement. Car une telle recherche est l’expression d’un déplacement éthique fort : cultiver la connaissance rationnelle des espèces, des écosystèmes, c’est aussi éveiller la reconnaissance de leur beauté et l’exigence de les respecter. Voilà le rôle du valorisateur modifié en admirateur et connaisseur. À ce titre, la valeur intrinsèque n’est pas le privilège des organismes vivants mais peut être reconnue aux entités abstraites comme les espèces, les habitats, les écosystèmes. On retrouvera chez Aldo Leopold dans sa land ethic l’expression d’un tel mouvement : une exigence éthique et la revendication d’une sensibilité esthétique compatible avec une connaissance scientifique. Leopold place de fait l’observation de la nature au centre de son éthique. Il est lui-même chasseur et montre à quel point la chasse lui inspire le respect, le sentiment d’appartenir à une communauté biotique, qu’il étend à la montagne elle-
même. « Penser comme une montagne », se sentir membre de quelque chose de plus grand que dans une simple relation d’un sujet à l’objet, c’est reconnaître une valeur intrinsèque dans le vivant, en vivant soi-même cette valeur. Encore une fois, la question n’est pas tant de fonder théoriquement la valeur intrinsèque que de chercher à l’éprouver ou de faire l’effort de la reconnaître. Dans son almanach, on trouvera des passages extrêmement forts sur cette idée d’appartenance. Le chasseur est compagnon du loup, l’ornithologue est compagnon des oiseaux. Toute personne, pour peu qu’elle s’en donne les moyens, se découvrira compagnon d’une communauté formée par les vivants et la montagne. L’homme est replacé dans une histoire dont il est seulement passager. Leopold constate et s’émerveille du fait que la nature et l’homme soient projetés dans des histoires intriquées. On comprendra ainsi pourquoi Leopold est influencé par les développements de l’écologie scientifique. À cette époque, dans les années 1920, Charles Elton propose de concevoir les communautés sous le prisme des interactions des espèces les unes avec les autres. L’écologie permet d’entrevoir que l’homme n’est en somme qu’une branche du réseau d’interactions multiples formé par les espèces et l’environnement. Pour Leopold, l’écologue a cette lucidité concernant son influence sur la nature et sa trajectoire. L’éthique qui doit découler de cette écologie est nécessairement celle du respect et de la modération. Leopold reste ferme sur sa conception qualitative, non-instrumentale des choses mais permet de penser une éthique qui vise à maintenir l’existence et le renouvellement de la communauté considérée comme un tout. On dira souvent de Leopold qu’il préconise un écocentrisme pour marquer cette attribution de la valeur intrinsèque à ce « tout », cet écosystème, dont l’homme fait seulement partie, qu’il comprend et qu’il respecte, et qu’il peut à ce titre éventuellement modifier.
Cette conception de la valeur intrinsèque, élargie à la communauté, peut s’accorder aussi avec celle qui garde l’individu non-humain comme horizon d’autonomisation morale. Si l’on peut reconnaître une valeur à une entité supérieure comme l’écosystème, c’est en tant que résultat des individualités qui le composent. Par exemple, pour Holmes Rolston qui défend l’existence d’une valeur intrinsèque aux organismes singuliers, ce sont les individus qui restent les clés des interactions, des coévolutions. Rolston s’inspire des travaux de l’évolution et de l’écologie pour développer cette idée et montrer comment les forces écologiques et évolutives influencent les individus, leur diversité, leur créativité. Il montre ainsi que les individus peuvent être considérés comme étant à l’origine des processus de maintien et de production de la vie. C’est donc selon lui, en définitive, même lorsqu’on fait un détour vers l’écosystème, la valeur intrinsèque de « la vie » incarnée dans chaque organisme que l’on retrouve. Protéger l’écosystème et sa dynamique est une façon de protéger l’expression des individualités. Rolston et Leopold se rejoignent, même si l’un reste attaché à centrer l’agent moral sur l’individu pendant que l’autre voit dans la communauté biotique dans son ensemble l’unité écologique et morale pertinente. Ce qui est remarquable, c’est que ces points de vue s’accordent assez bien avec une vision dynamique. L’objection selon laquelle la valeur intrinsèque implique de concevoir la nature comme figée n’est pas acceptable. Il n’est en aucun cas question de valoriser un statu quo. Leopold (comme Taylor et Rolston) fonde son éthique sur la biologie évolutive et l’écologie, il a aussi une vision dynamique. Certes, empreinte d’une écologie de l’équilibre et de l’intégrité, mais pas incompatible avec une écologie des perturbations 77. Le respect et même l’harmonie n’impliquent pas nécessairement un équilibre statique. La coévolution, le destin écologiquement imbriqué spatialement et temporellement des individus et/ou des écosystèmes renforcent au contraire l’idée de leur valeur intrinsèque.
Les éthiques de Leopold, de Taylor et de Rolston seront commentées et interprétées dans une littérature vive, abondante, incluant de nombreux auteurs ayant cherché les fondements et les déboires de la notion de valeur intrinsèque. Aujourd’hui, cette recherche reste vive et participe toujours à la justification de la protection de la biodiversité et à l’articulation entre écologie, évolution et éthique 78. D’autres questions, notamment celle du « sauvage », complexifieront ce premier problème de la valeur intrinsèque.
LA QUESTION DU SAUVAGE Voilà une autre dimension implicite dans le conflit qui oppose Muir et Pinchot. Pinchot recherche le « bon usage » de la nature, sa conservation, au sens de maintien des ressources que cette nature nous fournit. Muir cherche à défendre une altérité, le sauvage qu’il faut préserver. En dehors de la question de la valeur de la nature, instrumentale ou non, la question du statut de la nature, « vierge » ou « artificialisée », est une question philosophique majeure. C’est ce que le débat autour de la notion de wilderness reflétera 79. On comprend pourquoi le débat est animé. Rares sont ces espaces que l’on peut considérer comme véritablement « naturels » ou sauvages. Sauvages pour qui ? Les populations indigènes qui habitent cette nature et qui la modifient doivent-elles en faire partie ? Rares sont ces espaces qui n’ont pas été occupés par les Indiens, exclus des premiers parcs nationaux et dont l’impact a été largement négligé. Sauvages depuis quand ? La forêt amazonienne n’est pas vierge mais largement façonnée par les populations humaines. La wilderness n’est-elle pas plutôt le prolongement d’une représentation américaine, impérialiste, à l’éthique douteuse et difficilement exportable sans plaquer une certaine vision ou un certain fantasme de ce qu’est le sauvage, l’intact.
Faut-il même défendre ce concept de wilderness ? La nature sauvage est-elle d’ailleurs réductible à un concept ? Ou plutôt à un état d’esprit ? La wilderness est-elle un état ou une dynamique ? Et que faut-il « faire » pour maintenir du « sauvage » ? Rien ? Mais que veut dire rien ? C’est a minima maintenir des bornes, des limites, autour de ce que nous percevons comme coïncidant avec notre représentation de ce qui est « vierge » ? À cause de l’abîme d’incertitudes et de difficultés engendrées par ces questions, certains diront que la notion de wilderness est bancale, car le sauvage ainsi délimité est inventé de toutes pièces. De plus, on peut se demander ce que l’on recherche dans ce « vierge ». Le maintien de notre vision culturellement biaisée et historiquement contingente d’un état de la nature ? Faut-il seulement envisager dans le sauvage un laboratoire grandeur « nature » pour une élite ? Ces débats sont criants, car ils expriment, en définitive, les problèmes engendrés par la dualité entre la nature et la culture. L’homme fait-il partie de la nature ? Oui, nous dit Darwin. Oui, renchérit Leopold, car nous sommes dans une relation fraternelle avec la communauté biotique. En s’attaquant au dualisme nature/culture, on ébranle l’anthropocentrisme qu’il génère : l’homme est bel et bien en interaction avec le non-humain et ne peut s’en extraire. Cela vaut pour le vivant mais aussi pour la nature conçue comme un tout. « Celui qui cueille une fleur dérange une étoile » selon Théodore Monod. D’autre part, une enquête anthropologique des modes d’appartenance de l’humain dans la nature révèle que cette dualité rend peu compte des relations qu’entretiennent différents peuples avec la nature. L’enquête menée par Philippe Descola nous propose une autre abolition possible du dualisme nature/culture. Nul besoin de montrer qu’il est difficile de trouver un espace et un temps où l’on peut parler de nature sans y découvrir une dimension culturelle. N’est-ce pas plus pertinent d’admettre que ce débat résulte d’un dualisme qui oppose des catégories proprement occidentales,
inopérantes ailleurs ? Ce dualisme n’est-il pas artificiellement entretenu par une certaine anthropologie fondée sur ce grand partage que l’on ne retrouve pas, du moins pas aussi simplement, ailleurs qu’en Occident ? Localement, on observe bien plutôt des continuités et des discontinuités complexes entre le naturel et le culturel. Même en Occident, ce dualisme n’est-il pas « situé » ? La « nature » des urbains n’est-elle pas la culture de populations plus rurales ? Ne faut-il pas plutôt complexifier ce que ce dualisme a simplifié et reconnaître différentes formes de relations qui ne se résument pas dans une séparation quasi téléologique entre « culture » d’un côté et « nature » de l’autre ? Une « politique de la nature », nous dit Bruno Latour 80, devrait profiter de la fin de ce dualisme une bonne fois pour toutes. Le collectif peut être étendu incluant humains et non-humains et faire l’objet d’un nouveau mode de consultation, fondé sur les relations et non la domination des décisions par la voix autoritaire ou le seul nombre « majoritaire » et tout aussi autoritaire. Il y a, une fois encore, quelque chose de séduisant dans la remise en cause des séparations et des dualismes. Et pourtant, dans une perspective de recherche d’un nouvel horizon éthique, il peut être stimulant de voir ce qu’il y a d’éthiquement fructueux et pratique si ce n’est dans une séparation radicale, du moins dans une distinction franche. Car la « mort de la nature », loin de prolonger la perspective d’une éthique de la communauté, est le slogan favori des grands défenseurs d’un pilotage humain assumé et généralisé des espaces et des espèces (position que nous aborderons au chapitre 4). Abolir la catégorie du « sauvage » et du naturel, c’est courir le risque de perdre quelque chose d’essentiel dans l’exigence forte de l’éthique environnementale. C’est prétendre pouvoir se passer de la question de l’altérité. Il y a une dimension de la « nature » qui est bien celle-là, qui est hors de l’homme. C’est la forêt, voire le jardin, lorsque je n’y suis pas. Le concept de nature sauvage est efficace, il borne, il oppose et permet de penser. Rolston soutiendra cette approche. Maintenir et
revendiquer l’importance du sauvage, c’est adopter une position fondamentalement non-anthropocentrée et extériorisée. Attribuer une valeur intrinsèque, non-instrumentale à la nature nécessite de ne pas être dedans. Le sauvage est souvent une condition de possibilité de la valeur intrinsèque. De plus, l’on ne se débarrasse pas de la nature sauvage facilement. Les requins attaquent, les rivières et la mer inondent, le loup revient, les espèces s’échappent, les parasites sautent de groupe en groupe. La nature déborde. On peut même dire que l’altérité de la nature nous colle à la peau : sur notre propre nombril, comble de l’ironie, se trouve tout un écosystème dont la composition et le fonctionnement bactérien sont largement inconnus. L’altérité est sur nous. La question n’est donc pas tant celle du lieu, du sauvage en tant que portion intacte, non modifiée par les activités humaines que dans l’expression du mouvement qui échappe à notre domination. C’est au moment où le sauvage est enterré qu’il revient avec le plus de force et d’inattendu, qu’il sort de nos délimitations. Il est relation, irruption, et dépasse physiquement la question théorique du dualisme nature/culture. En 2014, l’ONU a décrété la première journée mondiale de la vie sauvage, le 3 mars. Motif de cette célébration : la poursuite regrettable de la disparition des espèces « sauvages » auxquelles une valeur intrinsèque est encore et toujours reconnue. Dans sa valeur symbolique, le sauvage continue de rappeler l’existence de ce non-humain. Le souci demeure. Ainsi, la nature sauvage, en dépit des critiques justifiées d’un dualisme trop vite exporté et d’une certaine mystification de la notion de « nature vierge », est loin d’avoir disparu de nos imaginaires et de nos forêts. Le véritable enjeu éthique n’est pas l’abolition du dualisme mais la reconnaissance, l’accueil et la tolérance du sauvage comme phénomène et comme véhicule des valeurs que nous éprouvons « vis-à-vis » de la nature, même si – et en fait parce que – nous sommes « dedans ». Ce que ces questions fondamentales de l’éthique environnementale classique ont ouvert, c’est un véritable chantier de possibilités. Ce
pluralisme avec ses conséquences constitue en soi un troisième pilier de l’éthique environnementale.
LA PLURALITÉ DE POSITIONS POSSIBLES On l’aura compris, selon les positionnements que l’on adopte sur la valeur de la nature et la place que nous devons y occuper, différentes conceptions du bien et de l’action moralement juste sur le plan environnemental sont envisagées. On a ainsi coutume de se référer à quatre positions majeures sur lesquelles il est utile de revenir, tant elles imprègnent les discours éthiques, même lorsque ces discours ont pour objectif de sortir de ce cadre. Ces positions ont été récemment synthétisées par HichamStéphane Afeissa à l’aide des textes et des auteurs emblématiques de chaque tendance 81. L’anthropocentrisme suppose que l’homme a une place privilégiée par rapport au non-humain. Les spécificités de l’homme (la conscience, la volonté, la liberté) font de lui le seul agent moral possible (responsable de ses actes) mais aussi le seul patient moral (il est une fin en soi, pas seulement un moyen, et il est le seul être de ce type). Ce qui est bien ou mal n’a pas de sens en dehors de ce qui se rapporte à l’homme. L’action de l’homme sur la nature ne peut être jugée qu’à l’aune de ce que cette action entraîne sur l’homme. Le biocentrisme s’arc-boute contre l’anthropocentrisme. Il y a une recherche de décentralisation de la question morale pour l’étendre à d’autres formes de vie que la personne humaine. Il suffit de bousculer la restriction de la patience morale aux êtres doués de conscience pour proposer un tel décentrage. On admettra par exemple avec Rolston que toute forme de vie est susceptible de connaître des situations bonnes ou mauvaises pour elle, en dehors de toute notion de conscience ou de représentation. De même, selon Paul Taylor, il y a un « bien » pour un être
vivant indépendamment de son degré d’éveil de la conscience. Sans savoir qu’il existe, et même sans système nerveux, l’arbre peut être entravé dans son existence d’arbre directe, individuelle, ou en tant que géniteur d’autres arbres. Cette recherche n’est pas seulement théorique. Des propositions concrètes seront formulées par Taylor. En respectant des principes généraux de non-malfaisance, de non-interférence, de loyauté, et de justice, tout organisme peut faire l’objet d’un respect. Comme le médecin respecte un patient dans le coma. Certes la mort d’individus est inévitable. Mais ces principes doivent pouvoir assurer que la mort d’un individu soit encadrée par une éthique du respect. Cette position, difficile, n’est pas impossible mais demande une réforme radicale de notre rapport au vivant encore trop imprégné par la domination et l’instrumentalisation. L’écocentrisme insiste encore davantage pour étendre la patience morale aux entités qui dépassent l’individu sous la forme d’une communauté biotique, ou d’une entité abstraite. L’homme en fait partie, il y a une cohérence, une intégrité à la communauté biotique en plus de sa beauté, que l’homme est capable d’apprécier. C’est l’adage de l’éthique de Leopold. L’arbre est un compagnon d’une communauté à laquelle lui et moi appartenons et je connais et reconnais cette appartenance. L’intégrité de cette communauté peut passer par la disparition de certains individus. Selon cette perspective, centrer la patience morale seulement sur les organismes c’est limiter l’importance du relationnel en tant que tel. Il faut intégrer ce que l’écologie et l’évolution nous enseignent sur l’interdépendance des vivants entre eux et avec l’environnement au sens large. Une autre position nommée « pragmatisme environnemental » refuse l’une et l’autre de ces positions, considérées comme trop radicales et cherche un intermédiaire, un « anthropocentrisme faible ». Brian Norton suggère ainsi qu’il est temps de dépasser ces questions théoriques. Il faut selon lui s’intéresser à ce qui est susceptible d’infléchir les décisions. Cette approche postule que les désirs des gens seront changés si on change leur
système de valeurs. Et le positionnement le plus compatible avec un tel agenda serait celui d’un anthropocentrisme modéré, qui accepte l’anthropocentrisme comme point de départ mais qui permet que des espèces ou des écosystèmes soient considérés collectivement comme substituables ou non. Cette position intermédiaire peut sembler la plus parcimonieuse. En réalité, l’examen de cas bien réels de conflits de protection de la nature et d’activités humaines montre souvent que, sous couvert d’un impératif d’efficacité et de consensus, cette approche ne garantit ni une meilleure justice ni la protection de la nature 82. De ces deux positions majeures (anthropocentrisme et biocentrisme) et de la recherche d’une voie médiane (anthropocentrisme faible) naîtra une avalanche de débats et de positionnements. Ces controverses sont synonymes d’ouverture et de recherche, même si elles peuvent frustrer par leur incapacité à fournir des solutions universelles et immédiates, clés en main, à tous les problèmes. Hélas, ce paysage éthique est souvent ignoré. Ceux qui s’engagent vers des positions biocentristes sont qualifiés de doux rêveurs et ceux qui emboîtent le pas de l’anthropocentrisme, de chauvins bornés. La recherche d’une nouvelle éthique de la nature continue. Les développements et les impasses de l’éthique environnementale offrent des occasions de méditations sur le sens de nos actions et sur notre manière de concevoir et de vivre le bien et le juste au sujet de la crise du vivant. C’est lorsque cette méditation s’arrête que le dogmatisme impose ses lois sur ce qu’il faut penser ou faire. Mais ce paysage se complexifie et s’enrichit aussi d’autres approches qui tentent de dépasser ou de compléter cette éthique environnementale traditionnelle. La proposition de nouvelles éthiques, et l’écologie politique font partie de ces voies alternatives de recherche.
Les ouvertures éthiques et l’écologie politique CONTROVERSES AUTOUR DE L’ÉTHIQUE ENVIRONNEMENTALE CLASSIQUE
La fécondité de l’éthique environnementale a ouvert certaines brèches. Mais ces brèches font surgir des obstacles et un manque de cohérence qui est perçu par certains comme la marque d’une incapacité à pouvoir réformer efficacement les éthiques dominantes. Le piège de l’éthique environnementale serait d’avoir voulu « faire discipline ». Aussi, d’autres critiques s’attarderont moins sur la construction ou la déconstruction des problèmes centraux, comme ceux de la valeur intrinsèque ou du sauvage, mais proposeront un renouvellement de la pensée en marge des querelles métaphysiques. Voyons brièvement d’où émerge cette perspective critique et les nouvelles ouvertures qu’elle propose. Tout d’abord, des difficultés propres à l’éthique environnementale seront relevées. La question de la valeur intrinsèque sera considérée comme un concept dont il faut se débarrasser car trop vague et trop peu opérationnel 83. La pensée des auteurs est trop vite cataloguée dans des catégories qui s’opposent, et trahissent leurs idées, souvent plus complexes et plus nuancées. Fondamentalement, l’éthique environnementale s’enfermerait pour certains dans une contradiction. Le rejet de l’anthropocentrisme en faveur d’un bio- ou d’un éco-centrisme vient d’un a priori négatif sur sa tendance à déboucher sur une logique inévitablement instrumentaliste, dominatrice et antiécologique. Cette revendication relèverait ainsi plus d’un militantisme caché que d’une position théorique tenable. Une autre difficulté émerge du constat de la pluralité des positionnements éthiques, abordée par l’éthique environnementale
traditionnelle. Que faire si une pluralité de positions, de justifications morales est mobilisée pour traiter d’un même problème ? Le pluralisme, qui privilégie l’ouverture, le dialogue, semble être une solution satisfaisante pour restituer une réalité collective : celle de l’existence d’une pluralité de considérations morales possibles devant une même situation. Mais en pratique, la difficulté d’une telle position est l’émergence d’un relativisme ingérable. Si toutes les positions doivent être respectées, y compris des positions mystiques ou religieuses, l’impasse est évidente. De plus, ce pluralisme représente un autre obstacle dans sa manière d’arbitrer. Comment trancher une situation conflictuelle en restant pluraliste, sans laisser le consensus imposer sa logique d’optimisation ? Un tel consensus sera lui-même très souvent insatisfaisant, biaisé par le non-respect d’une éthique communicationnelle, victime d’influences de personnes, d’intérêts, ou incapable de déboucher sur des résolutions ambitieuses rapides, conséquentes. Cette perspective critique considère qu’en voulant trop réformer et universaliser ses concepts, l’éthique environnementale s’est aussi coupée de la réalité de nouveaux problèmes. En particulier, en s’évertuant à combattre l’anthropocentrisme, les problèmes de justice environnementale ont été jugés secondaires. Cette faiblesse générale de l’éthique environnementale vaut aussi pour la question du sauvage. Car même si la notion de wilderness a fait l’objet d’une critique interne, elle demeure une vision partielle des représentations possibles de la nature avec ce qu’elle véhicule d’imaginaire, d’élitiste et d’impérialiste. Le problème de l’éthique environnementale, en définitive, est selon certains auteurs de n’être que ce qu’elle est, sans avoir pris le pli des dimensions politiques, épistémologiques, historiques du problème de la protection de la nature et des sociétés. Cette critique rejoint la panoplie des outils pertinents pour penser la nature. Car elle ouvre la réflexion sur la protection de la nature à des enjeux qui sont autres. Mais rien ne justifie qu’elle s’accompagne d’un oubli de ce
que l’éthique environnementale a aussi permis comme ouverture. Les débats sur la valeur intrinsèque, le sauvage, le respect ont eu – et continuent d’avoir – un impact politique et social majeur. La réflexion sur les valeurs reste un leitmotiv des engagements et des combats des sociétés et des politiques. Il est douteux qu’un impératif pratique et de renouvellement, certes nécessaire, épuise la question de la quête d’une nouvelle éthique. Les catégories engendrées par l’éthique environnementale jouent un rôle structurant dans les grands textes internationaux et dans la façon dont ils sont reçus par le monde académique mais aussi les ONG ou les citoyens (voir chapitre 5). Il est plus juste de reconnaître que la réflexion éthique, plutôt que de s’éteindre, se diversifie et se complexifie comme en témoigne la recherche de nouvelles voies.
NOUVELLES ÉTHIQUES ET ÉCOLOGIE POLITIQUE Des approches tangentes et des ouvertures du questionnement moral sont explorées en marge de l’éthique environnementale classique. Qu’on adopte une éthique anthropocentrée ou qu’on insiste sur l’importance de la valeur intrinsèque, une même faille demeure, celle qui vise à tout prix à universaliser, abstraire, plongeant la question morale dans l’incapacité de refléter l’ensemble des sensibilités autres, moins objectives, moins rationnelles mais plus proches du vécu et de ce que la « relation » signifie. À cet égard l’« éthique du care » propose de fonder une éthique sur une autre sensibilité (care voulant dire « soin » en anglais) qui peut se comprendre comme une intuition proprement « écologique » 84. L’éthique du care propose de mobiliser les rapports pacifiés, faits d’attentions et de soins, qui existent naturellement, de fait, entre les humains, et entre les humains et les non-humains. Une première ouverture possible consiste donc à révéler ce que l’éthique environnementale n’a pas fini d’interpréter complètement. S’il s’agit presque toujours de domination,
de possession et de violence lorsqu’il est question de destruction de la nature, c’est peut-être qu’une dimension proprement masculine nourrit la subordination recherchée par l’homme sur la nature 85. Pour sortir d’une éthique environnementale biaisée vers une certaine culture dominante et de la domination, reconnaître le « soin » porté à l’autre lorsqu’il est vulnérable, c’est reconnaître la richesse d’un rapport plus féminin envers la nature. Les éthiques environnementales, en posant leurs problèmes sans se soucier de cette dimension, n’ont pas remarqué la part potentielle relevant du « genre » masculin de la domination du vivant (au moins symboliquement), figeant en quelque sorte les éthiques possibles. L’éthique du care reprochera par exemple aux grands défenseurs du bien-être animal de réduire la question à un problème de justice en effaçant la part irrationnelle pourtant essentielle qui forge l’élan de soin, d’attention envers les animaux. Cette nouvelle voie vient clairement enrichir les perspectives éthiques en y ajoutant un écoféminisme qui témoigne d’une dimension culturelle et sociale que l’on oublie trop facilement84. Mais à son tour, cette nouvelle voie se dessine avec ses propres points faibles, notamment celui de concerner plus les animaux domestiques que sauvages ou d’être trop liée à une revendication féministe 86. L’erreur serait de nouveau que cette voie se piège elle-même dans les mêmes impasses qu’elle cherche à ouvrir. Admettre qu’il y a un « privilège du genre féminin » à l’égard de la nature, c’est naturaliser la femme ou féminiser la nature, deux positions facilement critiquables 87. La deuxième grande reconfiguration de l’éthique environnementale insiste sur le passage du local au global que la crise contemporaine exige 88. Penser le changement climatique globalement, c’est mettre au grand jour des problèmes de justice environnementale qui doivent se penser globalement. Les pays du Nord consomment et polluent plus que les pays du Sud qui, de surcroît, souffrent plus 89. Comment traiter moralement ce problème qui projette l’éthique dans un espace physique globalisé ? La
globalisation et l’idéologie du développement durable (abordées au chapitre 5) sont considérées dans beaucoup de cas comme des réponses toutes prêtes. Mais ce serait simplifier le problème sans l’expliciter, sans montrer comment une injustice morale est provoquée par les relations d’interdépendances humaines, climatiques et naturelles. La force de la land ethic de Leopold était de montrer scrupuleusement ce qui nous attache à la communauté biotique, pas seulement de postuler son existence. De même, une éthique environnementale globale devrait s’efforcer d’étendre la land ethic à la planète77. Notons que dans cette recherche de globalisation, il ne s’agit donc pas d’écarter l’éthique environnementale comme champ nécessaire, bien au contraire. Il s’agit de convoquer ce que les individus, les collectifs et les politiques ont à dire et à faire dans ce passage du local au global pour trouver une éthique de la nature pertinente. L’écologie politique proposera une nouvelle approche des problèmes. Il s’agit d’un champ de réflexion extrêmement actif et diversifié qui se distingue bien entendu d’une politique écologiste, portée par les partis écologistes ou « verts ». Ces partis représentent des mouvements politiques dont certains inscrivent l’environnement et les générations futures au cœur de leurs projets politiques. Or l’écologie politique en tant que discipline n’a rien à voir avec le programme d’un parti mais peut se définir globalement comme l’étude des conditions sociales et politiques qui déterminent les causes, la représentation et le traitement concret des problèmes environnementaux. Un nouveau degré de réflexivité est donc proposé. Pour l’écologie politique, la question n’est pas tant de savoir ce qui justifie la protection de la nature mais de concevoir la configuration proprement sociale et politique des problèmes qui touchent la nature. Il s’agit de reconnaître et d’étudier comment le contexte politique et social participe à l’élaboration du savoir scientifique en matière de biodiversité (voir infra 5), mais aussi détermine les représentations des problèmes de destruction et de protection de la nature à tous les niveaux 90.
Cette perspective prend donc note de ce que l’histoire et la philosophie des sciences décrivent depuis au moins cinquante ans : l’absence de rupture entre savoir scientifique et enjeux politiques. Mais l’écologie politique propose de surcroît de décrire comment les actions politiques et les approches scientifiques (les concepts, les méthodes) élaborent les problèmes environnementaux et les solutions correspondantes dans des pratiques sociales et politiques concrètes. L’écologie politique suppose par exemple qu’il est peu pertinent de penser que la science décrit une réalité indépendante, politiquement neutre. De même que traiter les questions éthiques comme pouvant s’abstraire de la réalité sociale manque de réalisme. Or l’éthique environnementale, toute réformatrice qu’elle prétende être, re-pose, mais pose quand même la même question que les éthiques qui la précèdent 91. En faisant cela, on risque de passer à côté de nouveaux problèmes clés, si ce n’est des clés du problème de la crise écologique. L’écologie politique cherche donc une perspective différente et considère l’érosion de la biodiversité comme un problème à la fois éthique mais aussi politique et social (impliquant par exemple la pauvreté, les inégalités hommes/femmes, les conflits armés, les jeux de pouvoir). Toutes ces approches ont leur importance. En somme, les problèmes éthiques, sociaux et politiques et le multiculturalisme qu’une perspective globale instaure se vivifient et se renouvellent. Il est difficile de concevoir la communauté humaine comme un agent unique, décrit et compris de façon pertinente par une branche de l’éthique environnementale ou de l’écologie politique. Ces réflexivités se complètent et ne s’imposent pas sans équivoques. Plus on globalise, plus on régionalise aussi et plus les perspectives de pensées et d’actions s’entrechoquent. Il sera donc difficile de balayer l’éthique environnementale du revers de la main, et de ne traiter ces questions « que » localement ou globalement et/ou « que » politiquement. Les richesses de l’éthique environnementale et de l’écologie politique plaident en faveur du maintien de la diversité des représentations
et des solutions sans néanmoins laisser la dictature du consensus mou s’imposer. C’est l’image d’un cadre ouvert structuré par des valeurs, des types d’actions plus ou moins intrusives sur un fond politique et social particulier qu’il faut tenter de penser.
Figure 3 — Représentation d’un cadre ouvert pour penser les problèmes éthiques liés à la biodiversité.
Insistons sur l’idée que sans même avoir déterminé les bien-fondés de l’éthique environnementale ou de l’écologie politique, l’épreuve culturelle liée à la crise de la biodiversité demeure. Maintenir comme horizon, comme exigence, comme travail concret le questionnement moral du sens de nos actions et des conséquences d’une destruction intempestive de la nature semble s’imposer de toute façon. Aldo Leopold, dans l’introduction de son Almanach, avouait simplement cette nécessité. Il y a « quelque chose » que
la protection de la nature valorise dès que celle-ci se manifeste et qui résiste au discours. Il y a ceux qui peuvent vivre sans les choses sauvages et il y a ceux qui ne peuvent pas. Ce livre expose les joies et les dilemmes de quelqu’un qui ne le peut pas. Comme les vents et les couchers de soleil, les choses sauvages sont considérées comme allant de soi jusqu’à ce que le progrès les supprime. Nous faisons aujourd’hui face à la question de savoir si l’augmentation de notre niveau de vie justifie son impact sur les choses naturelles, sauvages et libres. Pour nous qui sommes en minorité, l’opportunité de voir des oies sauvages est plus importante que de regarder la télévision et la chance de voir une anémone sauvage est un droit aussi inaliénable que la liberté de parole 92. Leopold ne pouvait vivre sans nature sauvage. Et si son éthique de la Terre a pu toucher autant, c’est qu’elle résulte aussi d’une connaissance du monde vivant. La biodiversité envisagée par la science conditionne l’éthique environnementale, qu’elle soit traditionnelle ou reconfigurée en écologie politique. Insistons encore sur cette interdépendance. La biodiversité n’est pas un problème scientifique, ni éthique, ni politique. La biodiversité émane d’une conjonction de tireurs d’alarmes inquiets, de l’émergence d’une écologie scientifique moderne et de positionnements moraux. La science de la biodiversité a donc joué et continue de jouer un rôle essentiel dans cette conjonction. Évitons donc de présenter les recherches de cette science comme une accumulation linéaire de connaissances. Explorons plutôt les quelques grands axes qui définissent le carrefour scientifique sur la biodiversité sans
jamais perdre de vue les dimensions intellectuelles, politiques et morales mobilisées par cette même science.
3.
DES NOUVEAUX SAVOIRS POUR LA BIODIVERSITÉ Les sciences de la biodiversité ne sont pas plus unifiées que les éthiques environnementales. Il est plus juste de noter que des approches scientifiques, des recherches, se sont concentrées sur différents aspects de la diversité biologique. La biodiversité est un vaste domaine envisagé par toutes les sciences. Notre façon d’envisager la nature est en interaction directe avec ce que ces sciences proposent. Ajoutons aux outils nécessaires pour penser la « nature en crise » et la « biodiversité » quelques méthodes, visions et conclusions apportées par seulement l’une de ces approches : l’écologie scientifique. Une première façon d’envisager la biodiversité lorsqu’elle est abordée comme objet scientifique par l’écologie fait intervenir la production des mesures, des chiffres et des estimations centrales à sa compréhension. Mesurer la diversité est un thème sans cesse renouvelé mais qui se structure autour de trois grandes questions. La première concerne l’estimation globale de la biodiversité comprise comme le nombre total d’espèces sur Terre. La seconde concerne les différentes façons de mesurer la diversité. La troisième question concerne la dimension évolutive de la diversité, ce qui explique son origine, son maintien et sa trajectoire. Dans chacun de ces
axes, on conçoit assez vite qu’il ne s’agit pas de décrire un monde extérieur, indépendant. À chaque fois qu’il y a délimitation, classification et quantification du vivant, une vision du monde s’exprime et des valeurs particulières sont mobilisées. Avant d’aborder ces différentes questions, remarquons un certain paradoxe qui en dit long. Le terme lui-même de biodiversité est à première vue très simple s’il est envisagé scientifiquement : la biodiversité est la diversité du vivant. On peut ajouter que cette diversité se décline à toutes les échelles du vivant, des gènes aux écosystèmes, et qu’il ne s’agit pas de simplement compter mais aussi de « faire vivre » cette diversité. Mais dès lors, la notion devient obscure. Le passage d’une définition générale de la biodiversité comme collection de catégories séparables, à cette déclinaison dynamique et vivante a pour effet de brouiller le concept. Car comment isoler une « bonne mesure » de la diversité si elle peut concerner toutes les échelles du vivant et s’il s’agit non pas seulement d’un comptage mais d’un processus dynamique ? On entrevoit que l’on peut au mieux mesurer certains aspects de la diversité biologique mais qu’une mesure de la biodiversité sera toujours incomplète. En tant que concept scientifique, on peut même facilement souligner les faiblesses de cette notion tant il est difficile de s’accorder sur une mesure et sur une définition à l’abri des choix de méthodologies et de paramétrages. Aussi, la notion de biodiversité même envisagée par la science tirerait pour certains sa pertinence de sa capacité à faciliter la communication, l’étonnement, et l’apprentissage du vivant plutôt que de décrire clairement l’état ou la dynamique de la nature 93. Pourtant, malgré (grâce à) l’ambiguïté du terme et l’absence de mesures universelles, nous verrons que le processus de recherche de telles mesures, et les grandes préoccupations scientifiques que ces recherches ont initiées sont à la base d’un développement scientifique fécond pour penser la nature. Le fait qu’une richesse intellectuelle se situe dans le processus de
recherche plutôt que dans le résultat lui-même est manifeste dès la question centrale qui s’est posée avec la notion de « diversité biologique », à savoir l’estimation du nombre total d’espèces sur Terre.
Connaître le nombre total d’espèces Combien y a-t-il d’espèces vivantes en tout ? La question peut sembler absurde. Comment (et surtout pourquoi) connaître le nombre « total » d’espèces sur Terre ? Cette question est pourtant intimement liée à la notion de diversité biologique et reste étrangement d’actualité. Avant l’émergence de la notion de « diversité biologique » en tant que telle, la diversité du vivant est bien entendu une caractéristique centrale que les scientifiques cherchent à connaître et à expliquer. L’accumulation de spécimens lors des grandes expéditions naturalistes témoigne de cette fascination pour la diversité des espèces. Pour comprendre l’origine de cette diversité, l’engouement croissant des sciences de l’évolution depuis Darwin jouera un rôle prépondérant 94. Il y a une sorte de passion frénétique à inventorier le vivant. Mais la notion de « biodiversité » ajoute quelque chose à cette accumulation de collections d’espèces emmagasinées sans fin dans les musées. Edward Wilson, qui confère au concept de biodiversité sa dimension scientifique, a cette intuition que des espèces disparaissent « avant même que nous le sachions » (cette idée participe à nommer la crise de la biodiversité, décrite au premier chapitre). La biodiversité est cette diversité « qu’il reste à découvrir », et « qui risque de disparaître ». Établir un « état zéro » de la diversité biologique s’impose dès lors pour les écologues comme une nécessité. Car pour savoir ce qui disparaît, encore faut-il savoir ce qui existe. En 1982, Edward Wilson tente ainsi de faire la synthèse sur l’état des connaissances de cette diversité « totale » du vivant.
Savoir estimer la diversité du vivant globalement devient une question de base en écologie, comme celle de savoir estimer la circonférence de la Terre ou la vitesse du son en physique. Il y a dans cette recherche une portée symbolique majeure pour l’écologie scientifique. Wilson propose, en se basant sur la somme des espèces connues à son époque (1,4 million d’espèces), un chiffre total extrapolé de 5 millions. Mais déjà deux difficultés se présentent. Premièrement, une hétérogénéité majeure dans la répartition du nombre des espèces au sein des groupes (le groupe des insectes décrits totalisant 750 000 espèces contre 41 000 espèces de vertébrés). Un effort de prospection accru dans certaines régions suggère déjà que cette estimation est elle-même tout à fait incertaine. Des prélèvements dans la forêt péruvienne laissent à penser, à l’époque de Wilson, que les insectes sont même si nombreux que le nombre d’espèces atteindrait non pas 5 millions mais 30 millions8. Il devient évident qu’il ne faut donc pas s’arrêter aux espèces faciles à observer pour s’approcher d’une estimation globale pertinente. Car pour cette seule raison, les fourchettes d’estimations sont phénoménales. La deuxième difficulté tient au biais majeur de notre connaissance des différents groupes, les insectes, champignons, bactéries et autres microorganismes étant largement inconnus par rapport aux espèces de vertébrés. Pire, la notion même « d’espèce » a de multiples définitions. S’il peut sembler facile de distinguer deux espèces de mammifères (lorsque l’on définit l’espèce comme représentant des individus interféconds), la chose est beaucoup moins aisée pour d’autres groupes où le même critère a peu de sens (pour des organismes asexués par exemple). Les estimations de diversité totale ne cessent depuis Wilson d’être reprises et requalifiées 95. Des méthodes détournées sont donc régulièrement proposées. Toutes reposent sur des extrapolations. L’idée consiste à extrapoler des règles d’associations entre un nombre d’espèces et d’autres paramètres bien plus faciles à étudier.
Par exemple, une relation relativement stable est généralement établie entre le nombre d’espèces présentes dans un endroit et la surface de cet endroit (voir supra figure 1 p. 19). Il suffirait de prolonger cette relation jusqu’à la surface totale des différents habitats du globe de chaque groupe pour en déduire le nombre total d’espèces présentes. De même, on peut extrapoler la courbe de description des nouvelles espèces au cours du temps. À chaque décennie, le nombre d’espèces nouvellement décrites diminue et l’on peut prolonger la courbe d’accumulation en supposant que celle-ci va finir par saturer vers le nombre total d’espèces. En utilisant cette méthode des auteurs ont récemment proposé un chiffre de 8,7 millions d’espèces environ 96. En gros, ces méthodes suggèrent qu’il y aurait entre 2 et 100 millions d’espèces au total (en excluant les virus et les bactéries pour lesquels il est difficile de parler d’espèces) et les estimations les plus récentes s’accordent plutôt autour de 5 millions, l’ordre de grandeur déjà proposé par Wilson dans les années 1980. Toutes ces estimations sont controversées et une méthode fiable d’estimation à l’abri des biais n’est toujours pas disponible. Aucun outil technologique ni aucune méthode d’échantillonnage systématique ne permettent d’estimer correctement ce chiffre. Cette estimation risque bien de demeurer très incertaine non seulement à cause de la difficulté de produire une estimation fiable du nombre d’espèces total mais aussi parce que le taux d’extinction global des espèces (le nombre d’espèces qui s’éteint chaque année) est lui-même tout aussi incertain (comme nous l’avons vu au cours du premier chapitre, celui-ci varie entre espèces, dans le temps, dans l’espace, etc.). Un chiffre de 1 à 5 % d’extinction d’espèces par décennie est souvent retenu comme représentant le taux d’extinction global d’espèces connues17. Quant au taux d’« apparition » d’espèces il est encore plus difficile à estimer. Ce chiffre devrait en toute rigueur reposer sur la comparaison du nombre d’espèces total vivantes et éteintes pendant un certain laps de
temps. Des estimations grossières de ce taux aboutissent à une moyenne d’apparition de trois espèces par an. Mais les incertitudes se multiplient, rendant ce chiffre encore plus incertain que les autres. De plus, si l’extinction d’une espèce peut être facile à définir (la disparition du dernier individu) l’apparition d’une espèce est un processus continu difficile à identifier et faisant l’objet d’hybridations, de changements imperceptibles. Bref, autant admettre que proposer un chiffre global du nombre d’apparitions d’espèces est absurde 97. Ce qui est sûr, c’est que nous ne connaissons encore seulement qu’une partie des espèces existantes sur la Terre et dans les océans. Il est aussi assez clair que plus de 90 % des espèces restent à découvrir mais qu’il s’agit majoritairement d’espèces cryptiques, rares et/ou microscopiques même si certains oiseaux, voire des mammifères, sont régulièrement découverts. Ce que ces estimations et leurs incertitudes démontrent aussi, c’est que ces chiffres ont peu de valeur en eux-mêmes mais en ont dans leur hétérogénéité (entre groupes, dans l’espace, dans le temps). D’ailleurs, la tendance actuelle en écologie consiste plutôt à se concentrer sur le processus de diversification et d’extinction que sur un nombre fixe d’espèces « en tout ». La recherche de ces chiffres généraux a donc permis de mieux connaître la biodiversité globalement, ce qu’elle représente et comment elle s’inscrit dans une dynamique historique qui ne se limite pas à quelques taux et mesures globales.
Rendre mesurable la notion de diversité Si l’estimation du nombre total d’espèces sur la planète est difficile, l’estimation de la diversité localement, peut sembler plus facile. Mais en pratique, il y a autant de mesures possibles de la diversité que d’objectifs préalables à ces mesures. Là encore, le processus de recherche de
quantification et de simplification de la diversité est porteur de sens. Car ce qui est mesuré dépend étroitement de ce que l’on cherche. La biodiversité telle qu’elle est proposée par Edward Wilson dans les années 1980 est un objet scientifique qui émerge dans ce climat particulier de recherche de « la bonne mesure ». Cette poursuite a été progressivement complexifiée et plusieurs descripteurs peuvent être utilisés conjointement selon le contexte, les questions et les données dont on dispose. Une façon simple de se rendre compte de ce problème qui lie étroitement mesure et objectif est d’examiner la situation suivante. Prenons un assemblage d’espèces constitué de 6 moineaux, 1 épervier et 1 faucon. Cet assemblage (A) contient 3 espèces (le moineau, l’épervier et le faucon) et 8 individus (6 + 1 + 1). Si l’on s’intéresse aux espèces, la « diversité » de l’assemblage peut se limiter à cette information : la diversité est égale à 3, le nombre d’espèces. Mais en décrivant ainsi la diversité, on élimine la différence des abondances (le nombre d’individus) entre ces espèces. Or l’épervier et le faucon sont représentés par un seul individu. Il suffit de perdre un individu de l’une de ces espèces pour faire descendre le nombre d’espèces à 2.
Figure 4 — Problème de la quantification de la notion de diversité. L’assemblage A est composé de trois espèces (le moineau en noir, l’épervier en gris et le faucon en blanc) ; l’assemblage B n’a que deux espèces (l’épervier et le moineau). (D’après Purvis et Hector 2000.)
Prenons un autre assemblage avec 4 éperviers et 4 moineaux (B). Il y a deux espèces et toujours 8 individus (4 + 4). En un sens, la diversité de cet assemblage est plus pauvre que le premier : le nombre d’espèces est égal à 2 au lieu de 3. Le nombre d’individus est le même (égal à 8). Mais chacune des espèces comporte 4 individus. D’une certaine façon, cet autre assemblage est moins sensible à la perte d’individus que le premier. Pour changer le nombre d’espèces, il faut perdre 4 individus de la même espèce et non pas 1. Dit autrement, plus les individus sont équitablement distribués entre les espèces (comme dans l’assemblage B), plus l’attribution de l’espèce à laquelle appartient un individu sélectionné au hasard est incertaine. Cette autre propriété décrit un autre aspect de la diversité présente. La diversité est ici comprise comme une « incertitude » et cette propriété dépend de la répartition des individus entre les espèces. Selon ce critère c’est l’assemblage B qui est plus diversifié que l’assemblage A.
Ce problème de base illustre à quel point mesurer la biodiversité conçue comme un objet scientifique n’est pas quelque chose de simple, car la notion de « diversité » elle-même est problématique 98. Le cas évoqué ci-dessus a retenu l’attention particulière de Ronald Fisher (1890-1962), à la fois statisticien, généticien, évolutionniste et eugéniste. Fisher fait partie de ces passeurs de concepts et de méthodes ayant marqué considérablement l’écologie et la façon dont on aborde la biodiversité. Fisher remarque que le nombre d’espèces et l’abondance sont deux aspects de la diversité que l’on peut distinguer. Il se demande donc comment les relier dans une seule mesure de diversité. Fisher remarque que dans la plupart des cas, lorsqu’on relève des abondances d’espèces dans la nature, on trouve beaucoup d’espèces rares et peu d’espèces communes 99. Si on classe les espèces sur un axe de rareté croissante (de la plus commune à la plus rare), les abondances sont très fortes pour les premières espèces et très vite elles diminuent fortement. Fisher s’appuie sur une formule décrivant la relation entre l’abondance des espèces et leur rang de rareté pour combiner nombre d’espèces et abondances dans un seul indice. Il montre qu’une expression mathématique permet de bien décrire ce qui se passe. Le nombre d’espèces différentes que l’on obtient en récoltant n individus est égal à Sn = αxn / n, où x et α correspondent à des constantes. Le paramètre alpha, appelé alpha de Fisher, sera baptisé plus tard « paramètre de biodiversité », car il synthétise les propriétés majeures des assemblages d’espèces en un seul chiffre (le nombre d’espèces, leur abondance relative et leur hiérarchie sur un gradient de rareté). À l’instar de l’approche proposée par Fisher, d’autres auteurs ont proposé différentes astuces pour mesurer un aspect de la diversité. À cet égard, des métriques utilisées en statistiques et par la théorie de l’information sont devenues très utilisées. Ces mesures sont spécifiquement conçues non pas pour
« compter » une diversité présente, mais pour refléter une hétérogénéité, une incertitude. Une mesure simple de ce type et très populaire est l’indice probabiliste de Simpson. Le principe de cet indice est encore de combiner ensemble abondance et nombre d’espèces. Cet indice est construit de la manière suivante : pour un assemblage comprenant S espèces et N individus, chaque espèce a une fréquence relative dans l’assemblage égale à pi = ni / N, où ni désigne l’abondance de l’espèce i. La probabilité que deux individus tirés au hasard appartiennent à la même espèce est égale à la somme λ = ∑ pi2. Cette valeur varie entre 0 et 1. L’indice de diversité de Simpson est égal à Hs = 1 / λ et varie dans un sens intuitif : plus la valeur est élevée, plus la diversité (l’incertitude) est forte (l’expression 1 – λ est aussi parfois utilisée). Reprenons notre exemple. L’assemblage A contient 3 espèces. L’assemblage B a 2 espèces. Il est donc moins « riche » en espèces. Par contre, l’incertitude associée à la répartition des individus entre les espèces est plus forte pour l’assemblage B (Hs = 2) que pour l’assemblage A (Hs = 1,68). La diversité mesurée par l’indice de Simpson reflète que l’assemblage B est plus diversifié que l’assemblage A si l’on adopte cet aspect de la diversité. L’indice de Shannon est un autre indice extrêmement utilisé. Il est quant à lui directement issu de la théorie de l’information. Cet indice a été défini en calculant une quantité d’information. Par exemple, comment ordonner des lettres au hasard d’un mot pour former des chaînes de caractères de tailles données ? La quantité d’information contenue dans l’ensemble des lettres est obtenue en calculant le nombre de chaînes de caractères différentes que l’on peut obtenir avec l’ensemble des lettres disponibles. On peut utiliser cette approche pour calculer l’information portée par les individus d’un assemblage d’espèces. Pour un prélèvement au hasard d’un nombre donné d’individus d’un assemblage, on décide d’ordonner ces
individus dans des positions sous forme de listes. Une valeur approchée du nombre de listes possibles est égale à Hsh = – ∑ pi log(pi), où log(pi) désigne le logarithme de pi. L’indice de Shannon n’est pas directement comparable entre deux assemblages de tailles différentes. Mais il suffit pour cela de faire le rapport entre la diversité de Shannon observée et la diversité maximale qui peut être atteinte dans l’assemblage. La notion d’« équitabilité » a donc été proposée pour pouvoir comparer des assemblages de différentes tailles. La quantité d’information maximale correspond à la situation où toutes les fréquences sont égales à 1/N, d’où la valeur de Hsh_max = log(S). L’équitabilité est donc donnée par : E = Hsh / log(S). Ces indices (Simpson, Shannon, équitabilité) ont été, et restent, très utilisés en écologie dans des cas très différents. Notons en effet que rien n’empêche d’appliquer ces indices à tout ensemble qui peut se hiérarchiser en catégories, elles-mêmes séparées en sous-entités. On peut par exemple très bien calculer une richesse, une diversité ou encore une équitabilité paysagère, en remplaçant les espèces par des habitats et les abondances par des superficies. Pourtant, la logique employée dans leur construction montre qu’ils désignent une conception toute particulière de la diversité. Très vite, certains écologues ont de fait mis en doute la pertinence de ces approches dérivées des probabilités et de la théorie de l’information pour les systèmes écologiques. Plusieurs auteurs ont proposé une façon personnelle de mesurer et donc de définir la diversité. La notion de « diversité » est ainsi devenue ambiguë dès les années 1970 100. Ce que suggèrent ces débats c’est donc que la diversité « en soi » n’existe pas. Plutôt que de trouver une mesure de diversité consensuelle, ces travaux ont néanmoins conduit à une suite de clarifications concernant les hypothèses et les termes nécessaires pour parler de diversité 101.
De plus, les différents indices de diversité sont souvent critiqués pour leur manque de sens écologique, mais aussi et surtout pour leurs propriétés intrinsèques souvent ignorées. Par exemple, l’indice de Simpson donne plus de poids aux espèces les plus abondantes. Autrement dit, ajouter une espèce rare ou abondante à un assemblage ne change pas l’indice de manière proportionnelle : il change plus pour une espèce abondante. Or cette propriété n’a pas de justification claire. À l’inverse, l’indice de Shannon est plus sensible à la variation des abondances des espèces rares. Ces deux indices sont donc dépendants de la rareté des espèces considérées, rendant leurs comparaisons dans l’espace ou dans le temps difficiles. Toujours dans un souci de cohérence et d’uniformisation de la mesure de la diversité, l’écologue Mark Hill a malgré tout proposé en 1973 une manière astucieuse de combiner ces deux indices (Simpson et Shannon), permettant de décrire de façon plus synthétique encore la structure et la diversité d’une communauté 102. L’indice de Hill est égal à Hillq = (Σpiq)1/(1 – q) . L’astuce de Hill vient du fait que la dépendance de la mesure qu’il propose aux espèces plus ou moins abondantes est explicitée par le terme q qui peut varier. L’indice de Hill combine bien la richesse, l’indice de Simpson et l’indice de Shannon. En effet, pour q = 0, l’indice de Hill est égal au nombre d’espèces donc il est totalement indépendant des abondances. Hill0 = S. Le nombre de Hill n’est pas défini pour q = 1 mais lorsque q tend vers 1. Dans ce cas, on retrouve l’exponentielle de l’indice de Shannon. Hill1 = exp(Hsh), c’est-à-dire une mesure de la diversité dépendante des espèces rares. Pour q = 2, Hill2 = 1 / (1 – Hs), on retrouve un indice lié à l’indice de Simpson qui est très sensible aux espèces les plus abondantes. Notons que si l’indice de Hill permet de retrouver des mesures de la diversité connues pour q = 0, q = 1 ou q = 2, il est tout aussi bien défini pour des valeurs non entières de q, permettant de refléter de façon continue comment la diversité est affectée par l’abondance relative des
espèces. Malgré le caractère synthétique de l’indice de Hill, l’utilisation conjointe d’indices plus simples est souvent préférée. Toutes les approches métriques de la notion de diversité restent encore aujourd’hui très marquées par ces deux courants : celui qui, unificateur, cherche à décrire convenablement la répartition des abondances au sein des communautés ou celui qui cherche à définir des composantes de la diversité ayant un sens écologique ou évolutif plus élaboré. En effet, la plupart des mesures de diversité n’utilisent pas de véritables critères permettant de distinguer les espèces, à part leur nom. L’intégration des distances évolutives et fonctionnelles dans les mesures de diversité ajoutera un niveau supplémentaire. L’élaboration de mesures de diversité évolutives, fonctionnelles ou trophiques reconfigure ainsi depuis peu notre manière de penser la biodiversité en termes scientifiques.
Conférer une dimension évolutive et fonctionnelle aux mesures de diversité L’hypothèse et la limite majeure des mesures classiques de la diversité sont que ces mesures supposent nécessairement d’avoir recours à une classification d’entités qui gomme leurs différences écologiques. Dans notre exemple, on s’accorde sur le fait que les 6 moineaux appartiennent à la même espèce. Et c’est cette classification-là qui nous permet de calculer la diversité des espèces. Mais rien n’empêche de s’intéresser à d’autres types de diversités (des gènes, des formes, des couleurs) pour lesquels les moineaux pourraient être moins différents que les faucons par exemple. Un premier enrichissement des mesures de diversité consiste à tenir compte de la distance évolutive entre les espèces. Cette distance est donnée par l’étude de la phylogénie des espèces, c’est-à-dire de leurs relations de parenté qui sont représentées par un arbre phylogénétique. Dans cet arbre,
les branches représentent les distances phylogénétiques entre les espèces. Lorsqu’il est possible de dater l’apparition des lignées (les branches de l’arbre) cette distance peut être calibrée pour correspondre à une distance temporelle. Les nœuds d’où partent les branches correspondent aux ancêtres communs entre les espèces portées par ces branches. Pour les espèces, il est possible de tracer des liens de parenté mais les ancêtres ne sont jamais déterminés avec certitude. L’arbre phylogénétique ne donne donc pas accès à une généalogie proprement dite. Une généalogie s’obtient lorsque non seulement la relation de parenté entre les individus est connue, mais aussi lorsque les parents ou ancêtres supposés de chaque individu sont également connus. Notons aussi qu’une phylogénie n’est pas une simple classification de taxons. Un taxon est simplement un ensemble d’organismes regroupés en vertu de caractéristiques communes. Certains de ces regroupements sont basés sur des ressemblances physiques et ne permettent pas de rattacher tous les membres du groupe à un même ancêtre commun. Par exemple, les « reptiles » et les « oiseaux » sont deux groupes de taxons. Les reptiles regroupent les crocodiles et les lézards qui se ressemblent fortement. Mais dans le groupe des reptiles, la lignée qui correspond aux crocodiles est plus proche des oiseaux que des autres lignées de reptiles. On dit que le groupe des reptiles est « paraphylétique ». Car le fait que les crocodiles « ressemblent » à certains lézards (nous ayant conduits à les regrouper dans le groupe des reptiles) tout en étant plus proches des oiseaux sur le plan évolutif correspond seulement à une analogie de leurs caractéristiques morphologiques. De même, l’aile de la chauve-souris « ressemble » à l’aile de l’oiseau mais ces deux caractéristiques sont apparues indépendamment. On parle de convergence évolutive pour décrire des ressemblances morphologiques ou parfois comportementales qui ne sont pas attribuables à la modification d’un caractère hérité d’un ancêtre commun, mais résultent d’une adaptation similaire aux mêmes contraintes environnementales.
L’arbre phylogénétique permet donc d’accéder à des regroupements de taxons « monophylétiques », c’est-à-dire que l’on peut rattacher à un ancêtre commun. Pour cette raison, la phylogénie ne se fait pas en fonction des « analogies » (sinon, on pourrait à l’extrême rapprocher les vers de terre des serpents puisqu’ils se « ressemblent ») mais des « homologies », c’està-dire des ressemblances qui peuvent être attribuées à une ascendance commune. L’aile des chauves-souris est en l’occurrence homologue du membre antérieur des tétrapodes. L’évolution a conduit à sa forme particulière qui nous le fait désigner par le mot « aile » mais la chauvesouris est un mammifère, plus proche de nous que des oiseaux. Sachant donc qu’une distance évolutive peut être estimée entre deux espèces, une mesure de la diversité phylogénétique peut être calculée pour une communauté entière. Il suffit de calculer la somme des distances phylogénétiques entre les espèces de cette communauté. Reprenons notre exemple. De manière surprenante, il se trouve que sur le plan évolutif le faucon crécerelle est plus proche du moineau que de l’épervier. Phylogénétiquement, un assemblage composé d’un faucon et d’un moineau est moins diversifié qu’un assemblage composé d’un faucon et d’un épervier.
Figure 5 — Intégration des distances évolutives et fonctionnelles aux mesures de diversité. Des distances phylogénétiques et fonctionnelles peuvent être tracées entre le moineau (en noir), l’épervier (en gris) et le faucon (en blanc).
Jusqu’ici aucune différence fonctionnelle ou écologique entre les espèces n’a été considérée. Or on se doute bien que le moineau et le faucon, même s’ils sont proches phylogénétiquement sont très différents sur le plan fonctionnel et écologique. Il est même clair que le faucon et l’épervier se ressemblent plus sur le plan fonctionnel. C’est ce qu’on sous-entend lorsqu’on dit que ce sont deux « rapaces » (les rapaces désignent un groupe paraphylétique). Le faucon et l’épervier peuvent par exemple manger le moineau, ils ont des tailles semblables. Le moineau, lui, vit en colonie, il est nettement plus petit, fait plus d’œufs et mange surtout des graines. Bref, lorsqu’on représente par un dendrogramme (une hiérarchisation sous forme d’arbre) la proximité « fonctionnelle » entre les espèces, il est clair que
fonctionnellement cette fois, un assemblage composé d’un faucon et d’un moineau est plus divers qu’un assemblage composé d’un faucon et d’un épervier. Le faucon est plus proche du moineau au regard de la phylogénie mais plus proche de l’épervier au regard de ses caractéristiques fonctionnelles. Ces deux exemples simples montrent deux choses capitales. Premièrement, lorsque l’on considère une forme donnée de diversité d’un assemblage (sa diversité phylogénétique ou fonctionnelle) celui-ci peut être diversifié ou peu diversifié. Deuxièmement, il suffit d’être capable d’estimer une distance entre les espèces pour calculer une nouvelle forme de diversité. Un indice permettant de généraliser cela a été proposé par Rao dans les années 1980. L’indice de Rao mesure la différence moyenne entre les catégories d’un ensemble (individus, espèces ou toute autre classification) dès lors qu’une distance peut être établie entre ces catégories. L’indice de Rao peut donc mesurer la diversité fonctionnelle ou phylogénétique d’un assemblage d’espèces dès lors que des distances sont définies. C’est en fait une généralisation de l’indice de Simpson qui ajoute simplement à la formule le fait que les espèces ne sont pas équivalentes mais distantes les unes des autres. Cet indice est donné par : Q = ∑ pi pj dij, où pi et pj désignent les fréquences des espèces i et j et dij désigne la « distance » entre ces espèces. Notons que, comme l’indice de Simpson, il ne s’agit pas d’une diversité au sens propre mais d’une entropie (c’est-à-dire une mesure d’incertitude). D’autre part, comme l’indice de Simpson, l’indice de Rao est plus sensible aux espèces communes. Notons aussi que la distance dij peut être phylogénétique, fonctionnelle, ou représenter tout autre type de distance jugée pertinente. Cette distance doit seulement respecter certaines propriétés (celles de pouvoir être représentée sous forme d’arbre dit « ultramétrique ») pour que l’indice de Rao ait un sens 103. Enfin cet indice peut se calculer pour n’importe quel niveau de diversité séparable en sous-
entités entre lesquelles une distance peut être établie. Cet indice est très flexible et ouvre beaucoup de possibilités. Le sens de l’indice est toutefois intimement lié à la distance entre espèces choisies, qui peut elle-même contenir des incertitudes ou reposer sur des choix arbitraires. Mais l’intégration d’une distance entre espèces modifie notre façon d’envisager la biodiversité : il est désormais clair que la diversité d’un assemblage ne peut se limiter à un simple comptage d’individus, d’espèces ou même d’une combinaison entre ces deux aspects. Un nouvel aspect de la diversité biologique est facilement calculable dès qu’une distance entre des catégories peut être établie, faisant de la diversité une notion aux multiples facettes. Ajoutons encore un niveau de complexité à notre manière de concevoir la diversité biologique. Les mesures précédentes supposent que les trois espèces (moineau, épervier, faucon) n’interagissent pas. Or le moineau est une proie pour l’épervier et le faucon. Il y a un réseau d’« interactions » entre ces espèces. Et ce réseau représente, à son tour, une autre forme de la diversité. Le nombre de liens d’interactions entre les espèces est une représentation possible de cette nouvelle dimension, qui correspond plus à une propriété de « complexité » de l’assemblage que de diversité. Dans notre assemblage type constitué par le moineau, le faucon et l’épervier, remplaçons ce dernier par une chouette. Cette fois, la chouette, rapace nocturne, ne mange pas le moineau. Tout ce qui a été dit précédemment est peu modifié (les distances phylogénétiques et fonctionnelles sont seulement légèrement différentes). Mais les interactions possibles sont très différentes. On perd un « lien » entre deux espèces si on remplace l’épervier par la chouette. En écologie des réseaux, la « connectance », qui mesure le nombre de liens réalisés par rapport au nombre de liens possibles, reflétera ce nouvel aspect de la biodiversité. Ce bref parcours n’est qu’un aperçu incomplet des quantifications possibles de la diversité et des propriétés d’un assemblage. On retiendra
qu’aucun indice n’est capable de synthétiser tous les aspects de la diversité et que tous ont des avantages et des défauts qu’il faut connaître pour les utiliser. Le problème crucial est toujours de bien comprendre les objectifs d’une quantification et de reconnaître que tout recours à une quantification est une forme de réduction. Toute approche métrique de la « bio-diversité », pourtant essentielle en écologie scientifique, est une « bio-simplicité » choisie. Sachant cela, une quantification pertinente est à la fois nécessaire et possible dans la plupart des études sur la biodiversité. De plus, certaines astuces permettent d’apprécier des aspects de la biodiversité toujours renouvelés. En ce sens, la possibilité de décomposer la diversité dans l’espace et dans le temps apporte des perspectives nouvelles générées par la recherche de quantification toujours plus fine de la diversité. Là encore, une telle recherche révèle que penser la biodiversité et sa protection doit recourir à une vision spatialisée et dynamique du vivant.
Décomposer la diversité dans l’espace et dans le temps Qu’il s’agisse d’entités, de caractéristiques ou d’interactions, la diversité locale présente dans un endroit donné n’épuise pas la notion de diversité. Car dès que l’on place cette diversité locale dans un contexte régional, un autre aspect de la diversité surgit. Reprenons notre exemple. Mettons que le faucon, l’épervier et le moineau soient observés dans le paysage A1. Un autre paysage A2, à côté du premier, a exactement la même composition. L’ensemble formé par A1 et A2 est une région (R1), qui contient une certaine diversité totale. Il y a toujours 3 espèces (le faucon,
l’épervier et le moineau), 16 individus, et les deux paysages (A1 et A2) de cette région ont une composition strictement identique.
Figure 6 — Décomposition spatiale ou temporelle des mesures de diversité. Les deux régions comportent les mêmes espèces (le moineau en noir, l’épervier en gris et le faucon en blanc).
À présent, considérons une autre région R2 formée par le paysage B1 (avec ses 4 éperviers et ses 4 moineaux) et un paysage B2 qui cette fois est différent de B1, car comprenant 4 éperviers et 4 faucons. Cette région (R2), comme la précédente (R1), n’a que 3 espèces (le faucon, l’épervier et le moineau) et 16 individus. Mais cette fois, les deux paysages B1 et B2 sont très différents : l’un contient une espèce que l’autre n’a pas. Ce changement dans la composition entre les sites à l’intérieur d’une région est appelé « similarité ». Il s’agit d’une autre propriété de la diversité : celle d’être structurée spatialement. Notons d’emblée que ce raisonnement est aussi valable dans le temps. Il suffit de reprendre le raisonnement en supposant que les paysages A1 et A2 (et B1 et B2) sont les mêmes, mais à des dates différentes. Le paysage A1 n’a pas changé de composition en devenant A2, sa similarité temporelle est la même. Le paysage B1 change lorsqu’il devient B2. Cette approche a été formalisée par Robert Whittaker en 1960. En observant la succession de la composition des assemblages d’espèces le long de gradients environnementaux structurés par l’altitude, il note que certaines espèces sont progressivement remplacées par d’autres le long du gradient. Selon Whittaker, la diversité totale d’une région est donc le résultat de deux choses. Premièrement, la diversité moyenne d’un site de cette région qu’il nomme diversité « alpha » 104. Pourquoi alpha ? Car Whittaker fait référence à l’alpha de Fisher (voir « les mesures classiques » de la diversité dans ce chapitre) lorsqu’il tient son raisonnement. Deuxièmement, la diversité « entre » les sites (donc dans notre exemple entre A1 et A2 ou entre B1 et B2) d’une région donnée est baptisée « bêta » par Whittaker. Par suite, la diversité totale régionale est appelée « gamma ». L’originalité de la proposition de Whittaker est de suggérer que ces trois formes de la diversité (alpha, bêta et gamma) peuvent être reliées mathématiquement en proposant d’estimer la diversité bêta comme un rapport des deux autres : β = γ / α. Plus tard, d’autres auteurs proposeront
une décomposition additive de la diversité, plus facile à interpréter, car permettant de garder la même unité entre ses composantes : β = γ – α 105. Depuis la formulation de Whittaker, de nombreux débats ont concerné cette fameuse diversité bêta, son sens, son importance en écologie et en conservation, et les multiples façons de la calculer 106. Enfin, l’indice de Rao qui permettait d’intégrer des différences entre les espèces dès lors qu’une « distance » entre espèces pouvait être définie (par exemple une distance fonctionnelle ou phylogénétique) peut à son tour être décomposé en diversités alpha, bêta et gamma 107. Ces mesures de similarités ont réellement un intérêt lorsqu’elles viennent à l’appui d’une question écologique. Par exemple, elles sont utiles pour suivre le processus de recolonisation temporelle d’un habitat après sa perturbation. En ce sens, il peut devenir intéressant de calculer comment la similarité de deux assemblages peut être elle-même décomposée entre une « vraie similarité » (c’est-à-dire un réel turnover d’espèces qui sont remplacées les unes par les autres le long d’un gradient) et une similarité seulement due à l’emboîtement des assemblages de tailles différentes 108. L’intérêt de ces visions structurées par l’espace et le temps est évident lorsqu’on conçoit la trajectoire de la diversité et non son état. Reprenons pour cela notre exemple là où nous l’avons laissé : R1 est formé par A1 (1 faucon, 1 épervier et 4 moineaux) et par A2 similaire à A1. Tandis que R2 est formé par B1 (4 éperviers et 4 moineaux) et par B2 (4 éperviers et 4 faucons). La région R2 était plus diversifiée que R1, car ses paysages avaient des compositions différentes. Mettons qu’on utilise une mesure classique de la similarité qui ne tienne pas compte des abondances. Il suffit de remplacer 1 moineau par un faucon dans B1 et un faucon par un moineau dans B2 pour « perdre » l’originalité régionale. Localement, B1 et B2 gagnent une espèce. Mais les paysages de R1 (A1 et A2), comme ceux de R2 (B1 et B2) se retrouvent désormais avec les 3 mêmes espèces.
Localement il y a un gain, globalement il y a une perte, car les deux régions sont désormais similaires, homogènes. Ce que l’on peut retenir de cette décomposition spatiale ou temporelle de la diversité (qu’elle soit simplement une diversité d’entités ou une diversité plus élaborée qui intègre une distance entre entités) c’est qu’elle ouvre la possibilité de relier des échelles entre elles et permet de ne pas penser qu’une diversité qui augmente localement est nécessairement une « bonne chose » : elle peut correspondre à une perte régionale. La vision spatialement structurée et dynamique de la diversité biologique a été favorisée par (et a influencé à son tour) la recherche de ces métriques. Mais s’il demeure que les mesures de la diversité sont des outils, ces derniers doivent aussi s’appuyer sur un formalisme clair. Il est en effet essentiel de savoir si les variations dans les chiffres renvoyés par ces outils ont un sens écologique ou viennent simplement de leurs propriétés mathématiques. Le cadre défini par Hill a en ce sens le mérite de proposer une nomenclature permettant de définir la diversité au sens strict, c’est-àdire un indice dont les propriétés varient de façon intuitive. Pourtant, si un cadre unique ne s’est pas vraiment imposé comme une approche unifiée, c’est qu’il enferme aussi la question de diversité dans un débat de terminologie. Car même bien définie, une mesure de diversité n’a aucun sens en soi. Seules son utilisation et son interprétation ont un sens. Manipuler de façon adéquate toutes les mesures que l’on veut pour peu qu’on les définisse et qu’on (re)connaisse leurs limites reste donc la seule approche valable et flexible de la diversité. Finalement, pour penser cet aspect « mesuré » de la biodiversité, la représentation que l’on peut privilégier est celle d’un volume en mouvement délimité par plusieurs facettes. Chaque facette représente un aspect particulier de la diversité. Toutes les facettes sont potentiellement importantes ou insignifiantes. On peut ajouter autant de facettes que l’on
veut à ce volume, leur importance relative dépend de la question posée et ces facettes changent dans l’espace et dans le temps.
Figure 7 — Représentation scientifique de la biodiversité mesurée comme un complexe multifacette et dynamique.
Notons pour finir que la brève description précédente d’une recherche de métrique sur la diversité a été largement appliquée au niveau des espèces. Mais la biodiversité a cette prétention de désigner l’ensemble du vivant. Un autre découpage, qui ne cesse de se complexifier concernera les niveaux d’organisation du vivant dans lesquels le niveau « espèce » est un cas particulier. En fait, l’importance de ce niveau central en écologie et en biologie de la conservation reflète aussi une vision partielle de ce qu’est la biodiversité et cette vision n’a eu de cesse de se complexifier. La recherche de métriques le montre déjà. Nos exemples avec l’assemblage formé par le faucon, l’épervier et le moineau illustrent que deux espèces peuvent en effet être très similaires ou très différentes selon les caractéristiques évolutives ou fonctionnelles considérées. Or on peut supposer que ce sont davantage ces caractéristiques qui joueront un rôle dans la dynamique écologique et évolutive de la biodiversité que les espèces en elles-mêmes. Après avoir touché du doigt la question des métriques, abordons ce grand découpage du vivant qui structure notre façon de l’étudier. Là encore, comprendre ce découpage et ses conséquences est essentiel pour penser la biodiversité et la crise du vivant.
Décrire les interactions entre niveaux d’organisation du vivant La biodiversité comme objet est la diversité du vivant. Mais ce que désigne le « vivant » mérite d’être précisé. Commence alors un exercice d’isolement, de séparation, de caractérisation, de hiérarchisation. Ces
séparations sont motivées par des facilités d’étude, des conventions, et des réalités écologiques. Au sein de l’écologie scientifique, ces séparations jouent un rôle structurel majeur, les « écologues des écosystèmes » ne s’intéressant pas aux mêmes niveaux de biodiversité que les « biologistes des populations ». L’éthique environnementale (abordée au chapitre 2) se structure aussi, en partie, à partir des valeurs propres à ces catégories (individus, espèces, écosystèmes, biosphère). Insistons sur quelque chose de fondamental pour penser la biodiversité : la biodiversité comme objet scientifique est souvent définie comme la diversité du vivant, « des gènes aux écosystèmes ». Ce « aux » suppose quelque chose d’orienté comme si l’on pouvait passer progressivement, étape par étape, des gènes aux écosystèmes. Cette vision peut correspondre à une certaine représentation possible et parfois pertinente de la diversité biologique : nous pouvons concevoir que cette diversité s’exprime dans une suite d’ensembles emboîtés les uns dans les autres. On commencera par étudier l’ensemble des gènes pour finir avec la biosphère. Mais l’écologie scientifique n’a de cesse de rappeler les interactions, les liens et les sauts entre ces niveaux. Leur découpage a quelque chose de simplificateur et souvent d’arbitraire. L’écologie, et en somme toute approche de la biodiversité, est donc face à ce paradoxe : pour comprendre la biodiversité, il faut la découper mais ce découpage nous éloigne de sa complexité et de son fonctionnement que l’on retrouve en étudiant les limites du découpage que l’on a choisi. Insister non pas sur le découpage lui-même mais sur les interactions entre niveaux d’organisation permet de mieux comprendre la dynamique du vivant. Car ce découpage crée aussi des confusions et des impasses si l’on conserve une vision linéaire, atome par atome, de la diversité biologique. Cette vision est assez mécanique, inspirée d’une vision plus physique qu’écologique et qui ne dit pas tout de la complexité du vivant.
Tentons autre chose pour se rapprocher d’une pensée écologique de la biodiversité. Plutôt qu’adopter une représentation en « échelle » verticale (qui suppose une gradation progressive du plus petit au plus grand), il est préférable de voir la diversité biologique comme des « niveaux » ayant une indépendance relative. Chaque niveau a des propriétés émergentes qui lui sont propres. Chacun est largement le fruit d’un mode de représentation et non une réalité autonome de tout point de vue. En adoptant cette approche plus écologique, on ne « monte » pas vraiment du bas vers le haut mais on peut partir de chaque niveau et chercher à tisser des liens avec les autres niveaux en tenant compte, ou non, des niveaux intermédiaires. Une telle représentation permet de mieux comprendre pourquoi l’écologie est une science des systèmes complexes, parce que c’est une science du lien, de l’interaction (complexus veut dire lien). Comprendre l’écologie de la biodiversité, c’est tisser des liens entre ces niveaux, ce n’est pas poser des atomes les uns sur les autres.
Figure 8 — Les composantes biologiques de la biodiversité sont autant de niveaux en interaction ayant une autonomie relative.
Chaque niveau fait l’objet de théories variées, d’études expérimentales, de paradoxes, bref d’une histoire scientifique particulière. Les descriptions et théories de ces niveaux sont toutes en ébullition scientifique, aucune n’est démodée. Décrire ces niveaux, mais surtout les mouvements et les « sauts » entre ces niveaux, est une façon plus juste de comprendre la biodiversité que de l’envisager comme l’expression d’une propriété (la diversité) le long d’un gradient (« des gènes aux écosystèmes »). Des grandes synthèses sont régulièrement proposées pour chercher à unifier l’écologie scientifique en tentant d’accorder les niveaux entre eux, donc en
rapprochant des pans entiers de cette science 109. Ces tentatives montrent une nouvelle fois que c’est le processus de recherche de ces synthèses qui importe plus que l’aboutissement d’une théorie générale achevée, qui est loin d’être atteinte. Traversons donc brièvement ces niveaux d’organisation en utilisant la même intuition traditionnelle que l’on peut « monter du petit vers le grand » mais en montrant précisément la non-linéarité de cette progression et en faisant vivre et interagir chaque niveau. Ce parcours permettra de montrer que penser la nature du vivant, c’est faire l’effort de penser une multiplicité de temps et d’espaces. Une manière d’ajouter aux « outils de pensée » du vivant quelques éléments phares de l’écologie scientifique.
LA DIVERSITÉ (PRÉ)MOLÉCULAIRE Ce niveau est souvent ignoré, car perçu comme en deçà du vivant. C’est pourtant un niveau de diversité à part entière qui conditionne largement les niveaux suivants. Sans matière, pas de biodiversité. Plus concrètement sans calcaire pas d’escargots, car ceux-ci en ont besoin pour fabriquer leur coquille. Nous pouvons déjà sauter directement de ce niveau (traditionnellement considéré au bas de l’échelle) au niveau des écosystèmes ou même de la biosphère : la répartition des molécules conditionne à la surface du globe la répartition du vivant. La chimie est un socle fondamental pour comprendre l’écologie des systèmes vivants. La biomasse est, sur le plan chimique, un ensemble de molécules et de l’énergie. Une façon possible d’aborder la biodiversité est de se focaliser sur les flux de matières générés et distribués par le vivant. Hydrogène (H), oxygène (O), carbone (C) et azote (N) représentent 99 % de la masse des cellules. Certains éléments moins abondants comme le phosphore (P) sont des constituants essentiels des protéines, de l’ADN ou de l’ARN. Les molécules, quelles qu’elles soient, sont des combinaisons
d’une vingtaine d’atomes. Les agencements de ces atomes sont innombrables et confèrent des structures spatiales aux molécules, ellesmêmes dépendantes de l’environnement. Les nombreuses possibilités de ces agencements sont une première source de diversité et de complexité, fondamentale pour la compréhension de la dynamique de la biodiversité. On peut se rendre compte de l’importance de cette diversité moléculaire en comprenant qu’un gradient de proportion de seulement trois éléments (C, N, P) détermine largement la structuration spatiale des espèces le long de ce même gradient. On « saute » ainsi des atomes aux assemblages d’espèces. De plus, selon les proportions d’atomes présents, non seulement différents assemblages d’espèces sont possibles, mais seulement certains types d’interactions entre espèces peuvent s’exprimer 110. En effet, des consommateurs primaires qui synthétisent leur propre énergie à partir d’éléments minéraux n’ont pas les mêmes besoins en atomes que des prédateurs. Par conséquent, une gamme de proportions données de quelques éléments peut déterminer aussi le nombre et le type d’interactions possibles entre niveaux d’organisation. Changer la composition de ces éléments de base (comme pourrait l’entraîner l’agriculture intensive sur le phosphore), c’est changer la biodiversité. Inversement, la biodiversité participe à la distribution spatiale et temporelle de ces éléments. Considérés traditionnellement comme de simples éléments inertes, « des pierres de construction », ces éléments chimiques sont aujourd’hui pensés comme partie intégrante de la dynamique de la biodiversité à tous ses niveaux 111. Même si l’on garde une approche réductionniste « atome par atome » de la nature, nous sommes forcés d’entrevoir une certaine fluidité entre les niveaux d’organisation de la biodiversité. Le niveau génétique n’est pas, en ce sens, le « niveau d’après » mais un autre niveau possible duquel on peut partir pour explorer la structuration de la biodiversité.
LE NIVEAU GÉNÉTIQUE
Comprendre les évolutions de notre façon de penser la diversité génétique fournit des éléments clés pour penser la biodiversité et sa protection. La nature du gène comme phénomène, mais aussi comme objet possible de valorisation, d’appropriation et de modification du vivant révèle plusieurs enjeux liés à la notion de biodiversité. Là encore c’est un niveau qui traverse le tissu vivant, car il concerne toutes les formes de vie sur Terre qui, toutes, contiennent des gènes. La diversité génétique désigne la diversité des gènes pour un niveau d’organisation donné (par exemple une espèce). Pour une diversité génétique donnée, le matériel génétique peut être plus ou moins variable entre les éléments du niveau d’organisation considéré (par exemple entre les populations d’une espèce). À la notion de diversité génétique s’ajoute donc celle de variabilité génétique qui correspond à l’hétérogénéité du patrimoine génétique du niveau considéré. Le matériel de base de la diversité génétique est, à première vue, très pauvre. C’est l’ADN, une longue molécule constituée d’un enchaînement de quatre nucléotides nommés par leurs premières lettres (A, G, C, T, pour adénine, guanine, cytosine et thymine). Les propriétés de l’ADN sont déterminées par la succession des nucléotides. On conçoit donc facilement qu’une première source de diversité génétique colossale puisse résulter de la séquence de ces nucléotides pourtant peu nombreux. Pour une séquence d’ADN de quelques centaines de nucléotides (taille des plus petits gènes), mettons 200, le nombre de séquences théoriques possibles avec les quatre lettres A, G, C et T est de 4200, soit un nombre bien supérieur au nombre d’étoiles de notre galaxie. Cette diversité est amplifiée, car le matériel génétique est sans cesse remanié lors de la reproduction. Même lorsqu’il s’agit d’une reproduction asexuée, la plus simple, qui ne fait intervenir que la division cellulaire (mitose), cette reproduction est une production identique, certes, mais aux mutations près : des erreurs de lecture surviennent de temps en temps entraînant des modifications dans la succession des nucléotides (par
exemple des remplacements, des inversions, des délétions d’un ou de plusieurs nucléotides par d’autres). Il existe donc toujours une variabilité au sein des populations se reproduisant par voie asexuée à condition d’attendre assez longtemps pour que ces mutations apparaissent. Ces mutations sont donc rares si l’on considère un pas de temps court, comparable à la vie de l’individu. Mais en terme évolutif, dès lors qu’on change de niveau d’organisation (si l’on considère non pas deux individus mais un ensemble de populations) et de référentiel temporel (plusieurs générations), l’accumulation de mutations est certaine. L’écologie microbienne profite de cette propriété mutante de l’ADN en sélectionnant des bactéries ayant des mutations avantageuses qui peuvent apparaître en seulement quelques jours dans un milieu donné. La reproduction sexuée ajoute chez certains organismes des réarrangements et des rencontres génétiques inédits. Les différentes formes de gènes (allèles) sont d’abord distribuées aléatoirement dans les cellules lors de la méiose (division cellulaire à l’origine des cellules sexuelles ou gamètes). Un individu reçoit ensuite une combinaison unique d’allèles appartenant à ses parents lors de la fécondation qui contient, au moins au niveau moléculaire, une part extrêmement forte de hasard. Si un individu « choisit » un autre individu pour se reproduire selon certains critères, la fécondation, donc la rencontre des cellules sexuelles est une étape beaucoup moins déterminée. Elle fait intervenir chez beaucoup d’espèces l’émission de plusieurs millions de cellules parmi lesquelles une seule verra son matériel génétique combiné à celui d’une autre cellule pour former un œuf. Ainsi décrite, la question de la diversité génétique serait seulement gouvernée par des probabilités. Mais le matériel génétique ne se limite pas aux gènes. Et le gène ne se limite pas non plus à un simple « morceau » d’ADN codant. Le concept de gène a connu et connaît encore aujourd’hui une succession de définitions qui ne cesse de complexifier les causes et les conséquences de la diversité génétique.
Un détour historique fait ressortir le cheminement de cette complexification et montre comment le niveau génétique est un niveau focal de la crise du vivant à plus d’un titre. Le premier balbutiement de l’idée de gène est un simple concept virtuel, un « facteur », conçu par Mendel (1822-1884) pour expliquer les caractères observés à l’issue de croisements effectués chez les végétaux. Mendel détecte que la couleur des pois obtenus après un croisement peut être prédite par la couleur des individus croisés. Il doit donc y avoir « quelque chose » qui se transmet d’une génération à l’autre responsable de la couleur. Mais le « gène » (nommé par le danois Wilhelm Johannsen qui reproduit les expériences de Mendel en 1909) reste encore une unité abstraite sans support biologique. Les travaux sur les croisements se multiplient et confèrent au gène une réalité biologique de plus en plus tangible, grâce… aux mathématiques. Ce sont les mathématiciens Godfrey H. Hardy (1877-1947) et Wilhelm Weinberg (1862-1937) qui, en proposant une façon simple de calculer la fréquence des génotypes d’une population (la fréquence des différents allèles pour un gène donné), donnent à ce facteur découvert par Mendel une loi de transmission de génération en génération, vérifiable empiriquement. De plus, en imaginant qu’un gène peut exister sous plusieurs formes (allèles), la génétique des populations devient compatible avec la théorie de l’évolution : certains allèles favorables sont soumis à sélection. Les gènes sont donc variables et ne sont pas des caractères fixes. Le gène est un facteur transmis mais existe sous plusieurs formes (allèles) et permet l’existence d’une descendance variable. Mais la localisation du gène dans la cellule et sa nature biologique restent des problèmes non résolus. Comment quelque chose de variable pouvant se transmettre des parents aux enfants permet d’expliquer les caractères observés ? En étudiant le comportement des chromosomes lors
de la méiose, W. Sutton avait remarqué dès 1902 que les chromosomes ont des propriétés idéales pour être les porteurs des gènes. L’hypothèse que les chromosomes sont porteurs des gènes est confirmée par les travaux de Thomas H. Morgan (1866-1945) sur la mouche drosophile. Les gènes ont désormais un support biologique et une localisation. James D. Watson et Francis Crick proposent un modèle moléculaire en double hélice qui explique comment une molécule peut à la fois contenir l’information génétique et être transmise de génération en génération. Le gène n’est plus une abstraction, il trouve une matérialité concrète. La fonction du gène est également déterminée par des travaux sur des champignons mutants, incapables de synthétiser certaines enzymes. Si la modification de certains gènes se traduit par l’incapacité de l’expression d’une protéine, on peut émettre l’hypothèse que les gènes sont transformés en protéines. De nombreuses questions restent néanmoins à élucider, notamment comment se produit concrètement le passage du gène à la protéine ? C’est dans les années 1960 que Monod et Jacob établissent le processus de transcription (synthèse de l’ADN et ARNm) puis de traduction (synthèse des protéines à partir des ARNm). Dès lors, le gène se complexifie : on découvre que la traduction n’est ni linéaire, ni automatique. L’expression d’un gène est finement régulée selon les besoins et l’environnement de la cellule. La régulation de la transcription fait appel à des protéines ellesmêmes résultant de l’expression de certains gènes. On met aussi en évidence l’existence de séquences d’ADN non traduites en protéines mais ayant un rôle déterminant dans l’expression des gènes, les séquences dites « régulatrices ». Le gène n’est plus une simple région codant une protéine mais un ensemble de régions codantes (exons), de séquences non-codantes (introns) et de séquences de régulation. Cette vision continue de se complexifier, car l’on découvre qu’une même séquence d’ADN peut donner lieu à des protéines différentes selon la
façon dont elle est transcrite à la suite du phénomène d’épissage différentiel. Ce phénomène correspond à la maturation de l’ARNm au cours duquel seulement certains exons sont sélectionnés parmi toute la mosaïque possible de la séquence initiale. Que devient le gène dans ce cas ? La séquence d’ADN avant ou après épissage ? Avant épissage c’est une structure instable, transitoire et pouvant donner lieu à plusieurs protéines. Après épissage, c’est une structure dont la séquence d’ADN originelle est incertaine. Ajoutons qu’on découvre bientôt que le génome est quasiment fluide. Barbara McClintock découvre au début des années 1950 l’existence de certaines séquences d’ADN, désormais nommées « transposons », qui codent pour une ou plusieurs protéines permettant le déplacement d’une séquence d’ADN dans le génome d’un individu donné. Les transposons entraînent ainsi des multiplications et des déplacements de gènes au sein même de la molécule d’ADN. Ces découvertes bouleversent quelque peu la vision traditionnelle des mécanismes de l’évolution. Si de tels mouvements intragénomiques ont lieu, il est possible que l’unité de sélection ne soit plus seulement l’organisme mais commence au niveau du génome : certains gènes multipliés, favorables à l’organisme, peuvent être sélectionnés au détriment d’autres gènes. Des mouvements entre gènes du noyau et génome mitochondrial ou chloroplastique (les organites présents dans le cytoplasme des cellules) suggèrent aussi qu’une sélection peut se faire au niveau proprement cellulaire. La sélection a donc lieu au niveau génétique, cellulaire, individuel, voire au niveau d’un groupe d’individus 112. Ce n’est donc pas seulement une molécule qui est transmise tout au long du processus évolutif mais une information et un moteur évolutif au sens complet du terme 113. Après avoir retrouvé une réalité biologique avec la découverte de l’ADN, le gène reprend un sens quasiment abstrait. Un gène n’a en effet pas vraiment de sens s’il est isolé du contexte dans lequel il
s’exprime. Le « programme » génétique n’est pas fixe mais dépend d’un environnement cellulaire, lui-même dépendant de l’environnement. En définitive, ce qui est réellement déterminant n’est pas un gène, quelle que soit sa définition, mais la dynamique du génome. On conçoit donc que penser la nature de la diversité génétique, c’est reconnaître que le génome est structurellement et fonctionnellement source de diversité. Il participe à – et résulte de – la dynamique évolutive et écologique. Comme pour les atomes, l’échelle génétique est une échelle d’interaction et non un niveau isolé. Une première façon de comprendre les conséquences interniveaux de la dynamique des génomes est de considérer que sur un temps long, les éléments mobiles du génome, les transposons, jouent, en tant que tels, un rôle clé dans l’évolution 114. Sur un temps plus court, la diversité des espèces et la diversité génétique interagissent également. Par exemple, la variabilité et la diversité génétiques d’une espèce donnée peuvent expliquer, en tant que telles, la coexistence de cette espèce avec une autre 115. La microévolution de la diversité génétique au sein d’une espèce peut aussi altérer les interactions de cette espèce avec les autres. Par conséquent, perdre de la diversité génétique n’est pas seulement un problème pour l’espèce mais a des répercussions sur d’autres niveaux du vivant. Curieusement la diversité génétique est encore mal comprise, car souvent abordée « seulement » d’un point de vue génétique, écologique, ou évolutif. Les débats sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) en témoignent. Ces débats résultent de la confluence de cultures scientifiques en tension qui perçoivent les OGM sous l’angle d’un problème qui est soit social, soit biologique, soit écologique 116. Or ces perspectives prises indépendamment peuvent aboutir à des conclusions opposées : si d’un point de vue moléculaire, la modification génétique d’un organisme n’est conçue « que » comme un problème technique de laboratoire, les conséquences à long terme de la diffusion d’OGM dans la nature peuvent être truffées
d’incertitudes. Sous un autre angle, l’enjeu de la fabrication et de la commercialisation d’un OGM peut révéler le déploiement d’un contrôle illégitime de l’agriculture à des buts lucratifs par les firmes disposant de moyens biotechnologiques dont les agriculteurs sont dépourvus. Plus généralement, la reconnaissance de brevets liés à l’élaboration d’OGM, ou plus simplement à l’isolement d’une séquence d’ADN est devenue l’un des enjeux actuels de contrôle, d’appropriation et de commercialisation du vivant. Certes, une séquence d’ADN ne constitue pas une invention brevetable tant qu’elle n’est pas suivie d’un ajout de connaissance technique ou médicale avéré. Mais depuis 1992, l’Office européen des brevets considère qu’un gène isolé est une molécule inventée, ouvrant la porte à la brevetabilité du génome et à son extension aux OGM. On conçoit mieux pourquoi l’accès à la diversité génétique sauvage perçue comme une « ressource » utile est l’un des points de tension des négociations internationales sur la biodiversité et souvent ce qui cristallise les contestations et les inégalités entre pays. Les rapports de force s’expriment entre les pays qui sont dotés de biotechnologie et ceux qui sont considérés comme des réservoirs de diversité génétique mais qui n’ont pas accès aux technologies nécessaires pour valoriser cette diversité (tension internationale abordée au chapitre 5). Une culture occidentale de l’appropriation et de la privatisation du vivant et des techniques, et l’exportation imposée de cette culture se jouent dans cette problématique. Penser le niveau génétique, c’est donc reconnaître à nouveau que la biodiversité n’est pas réductible à un problème de biologie ou d’écologie scientifique. Le niveau génétique, qui peut paraître anodin au niveau moléculaire, est le niveau par excellence qui impose de naviguer entre les sphères scientifiques, politiques et sociales. Une autre interaction intéressante entre niveaux d’organisation faisant intervenir le niveau génétique débouche sur la mise en place d’outils pratiques pour l’étude et la conservation de la biodiversité. Ces outils
reposent pour la plupart sur certaines séquences du matériel génétique jouant le rôle de « marqueurs » génétiques d’une espèce ou d’un individu. Dès lors qu’une séquence est facile à localiser dans le génome et propre à l’espèce ou à l’individu, on peut en effet se servir des propriétés de cette séquence pour obtenir plusieurs informations. Lorsque les mutations de ces séquences (le remplacement d’un ou de plusieurs nucléotides par d’autres) n’entraînent pas de modification de la capacité des individus à se reproduire on parle de marqueurs « neutres ». Ces marqueurs échappant généralement à la sélection, ils permettent de retracer l’histoire des populations et des espèces. Au niveau des populations, une diversité génétique élevée étant synonyme d’une plus grande combinaison d’allèles possibles, la diversité génétique neutre actuelle d’une population est souvent conçue comme l’un des indices de sa capacité à se maintenir sur le long terme. La biologie de la conservation se focalisera donc spécifiquement sur les conséquences d’une baisse de diversité génétique et sur les moyens de la maintenir ou de l’amplifier (processus développé au chapitre 4). Pour les espèces, le séquençage des gènes suffisamment différenciés permet du même coup de les différencier et de servir d’outil aux travaux de phylogénie (l’établissement des liens de parenté entre les espèces). Pour une espèce donnée, les distributions spatiales des différentes formes alléliques pour un gène donné permettent notamment de suivre son histoire spatiale et temporelle, sa phylogéographie 117. D’autre part, certaines séquences neutres mais très conservées (peu modifiées par des mutations) sont assez spécifiques pour permettre l’identification d’espèces à partir de fragments d’ADN. L’idée d’utiliser le séquençage de l’ADN pour mettre un nom sur une espèce n’est pas nouvelle. Cette technique, connue sous le nom de barcoding, est déjà utilisée. Mais les progrès des séquenceurs ont récemment permis d’accélérer et de généraliser ce principe 118. Les progrès technologiques et de
génie moléculaire rendent possible le séquençage extrêmement rapide des petits fragments d’ADN résiduels contenus dans un échantillon de sol, d’eau ou sur tout type de prélèvement ayant recueilli les traces des cellules, quelles qu’elles soient. Ces fragments étant attribuables à des espèces, le séquençage de cet ADN « environnemental » permet d’accéder à une estimation nouvelle de la biodiversité. De même, une analyse de déjection permet de déterminer finement la composition du régime alimentaire d’un individu. L’idée n’est plus seulement de pouvoir identifier telle ou telle espèce mais de produire des mesures de biodiversité génétique intégratrices, multitaxons à partir d’échantillons prélevés dans l’environnement. Cette information donne accès non seulement à la biodiversité présente, mais révolutionne la paléoécologie, qui s’intéresse à la dynamique écologique passée. On perçoit que l’étude du niveau génétique est extrêmement large et ses applications multiples. Ce niveau se prête particulièrement à faire interagir les différents niveaux d’organisation du vivant et fait irruption dans des problématiques sociales. Mais s’il est un maillon essentiel pour penser la biodiversité, il ne demeure pas moins qu’un maillon qui ne permet pas de comprendre en tant que tel les autres niveaux d’organisation. À cet égard, il n’est plus aujourd’hui seulement question de restreindre l’analyse de la diversité génétique à un niveau confiné, une espèce ou une population. Et il n’est plus seulement question de limiter les problèmes génétiques à une question figée de biologie moléculaire. La génétique doit être plutôt reconnue comme l’élément de passage et d’interaction par excellence entre les niveaux. L’un de ces passages a lieu vers les niveaux protéomique et phénotypique.
LE PROTÉOME ET LE PHÉNOTYPE
Là encore, le niveau que l’on a coutume de présenter à la suite du niveau génétique n’est pas qu’un simple résultat des niveaux précédents. Une propriété nouvelle émerge de la diversité des protéines qui, par analogie avec le génome, est baptisée « protéome ». Avec la diversité de ce niveau apparaît la notion de « phénotype ». Le phénotype est généralement défini comme l’ensemble des états des caractères observables d’un individu, qu’il s’agisse de sa forme ou d’un caractère physiologique. Mais le phénotype concerne aussi bien le niveau moléculaire (structure des molécules), cellulaire (activité des cellules) que celui de l’organisme (anatomie, taille). Or la diversité phénotypique n’est pas seulement la traduction du génotype, mais elle est aussi le résultat de l’environnement. Un même génotype peut donner lieu à différentes formes de protéines (deux phénotypes) s’il est exprimé dans deux environnements différents. Ce niveau, comme les autres, est un niveau d’interaction. Pour préciser cela, rappelons que l’idée selon laquelle un gène code pour une protéine a volé en éclats. Le génome est fluide et protéines et génome interagissent déjà sur le plan structurel et fonctionnel. La diversité des protéines, elles-mêmes codées par des gènes, correspond à l’ensemble des protéines exprimées dans la cellule. On conçoit dès lors qu’il s’agit à nouveau d’une composante dynamique de la diversité, car les protéines résultent de l’expression génétique, elle-même régulée par l’environnement. Sachant qu’un gène peut coder plusieurs protéines, le protéome est plus diversifié que le génome. Les ARNm, après la traduction, subissent des modifications avant d’être enfin traduits en protéines. Les protéines, à leur tour, subissent des modifications post-traductionnelles comme les phosphorylations et les glycosylations qui peuvent changer leurs configurations et leurs fonctions. Le protéome est donc un niveau de transition et d’interaction entre le génotype et le phénotype. Certaines de ces interactions sont simples : un allèle code pour une protéine responsable d’un caractère phénotypique, lui-même peu dépendant
de l’environnement. Dans ce cas, on peut en effet passer étape par étape du gène à un caractère observé. La génétique des populations et un calcul de probabilités permettent de déterminer la probabilité d’apparition du caractère. Mais le phénotype étudié seul n’a pas vraiment de sens. Le phénotype est le résultat de l’expression génétique dans un environnement donné. Car tous les cas sont possibles jusqu’aux plus complexes, lorsqu’un caractère phénotypique est le résultat de plusieurs protéines, elles-mêmes dépendant de plusieurs gènes, dépendant de l’environnement. Dans ce cas, le calcul des probabilités ne suffit plus. La génétique quantitative s’est ainsi spécialement développée pour tenir compte de cette interaction entre génétique et environnement et du caractère continu de certains traits phénotypiques. La génétique quantitative aborde les caractères par des mesures continues (par exemple une taille). Il s’agit ensuite de retrouver l’influence de la génétique comprise comme une influence globale et complexe à partir de ces mesures observées, et non de la génétique moléculaire. On peut ainsi considérer que la valeur phénotypique (P) d’un individu d’une population est la mesure d’un trait phénotypique mesuré sur cet individu. Or cette valeur phénotypique est le résultat de deux choses : une valeur génétique (G) propre à l’individu et un effet environnemental (E). Du coup, on peut considérer que ces trois termes sont simplement reliés par l’expression P = G + E. L’intérêt de cette approche est que G désigne toute la part génétique permettant d’expliquer ce qui est observé. En principe, il suffit de fixer l’un des termes (par exemple l’environnement) pour obtenir une relation entre les deux autres. En pratique, on mesure généralement comment s’exprime la variabilité d’un caractère donné dans une population. Cette variabilité mesurée par la variance phénotypique Var(P) est la somme des variances génotypique et environnementale et de la variabilité qui résulte de l’interaction entre l’environnement et le génotype : Var(P) = Var(G) + Var(E) + Var(G x E). L’effet de l’interaction entre le génotype et l’environnement peut être
ramené à zéro si des expériences sont conduites en conditions contrôlées qui fixent l’environnement. Dans ce cas, une approximation de l’héritabilité d’un caractère, définie au sens large comme la part de variance phénotypique d’origine génétique par H = Var(G) / Var(P) peut également être calculée. Cette approche se complexifie en fonction des cas et des objectifs mais permet de bien comprendre que les niveaux génétique, phénotypique et environnemental interagissent. On conçoit aussi que la dynamique d’une population va être influencée par cette dépendance. En particulier, si la variabilité phénotypique Var(P) augmente, l’héritabilité (H) diminue. Or la capacité d’un organisme à exprimer différents phénotypes dans différents environnements, la « plasticité » phénotypique, est une caractéristique importante des individus. Exprimée au niveau populationnel la plasticité phénotypique dépendra de la capacité des différents individus à répondre différemment à une variabilité environnementale – mesurée par le terme Var(G x E). La plasticité est donc une composante essentielle de la biodiversité, car elle permet à certaines populations une réponse rapide à une modification de l’environnement. Déjà, ce niveau d’organisation fait intervenir « l’individu » comme le niveau où interagissent les niveaux génétique et phénotypique mais aussi comme l’unité fondamentale d’une population. Le niveau individuel redistribuera à son tour les interactions possibles entre niveaux.
LE NIVEAU « INDIVIDU » Le saut entre la diversité génétique ou phénotypique et le niveau individuel est souvent opéré en oubliant des niveaux intermédiaires majeurs. L’individu n’est pas le simple résultat de l’expression de ses gènes, ni un assemblage de molécules ou de caractères. L’organisme est organisé. Ce qui lui confère son unité est d’être à la fois porteur d’un génome, d’un
phénotype, mais aussi d’être dans un milieu écologique et doté de certaines propriétés dans ce milieu (de synthèse d’énergie, de maintien, d’interactions). Le niveau individuel concentre à son tour des processus majeurs de l’évolution et de l’écologie. Premièrement, l’individu est le niveau principal sur lequel s’exerce la sélection naturelle. C’est le fait que des individus au sein d’une même espèce expriment autant de variabilité qui a conduit Darwin à développer sa théorie de la sélection naturelle. C’est en effet au niveau interindividuel que la diversité des phénotypes s’exprime. Parmi les traits phénotypiques, certains participent à la valeur sélective des individus, c’est-à-dire à leur capacité à se reproduire. Ce sont les deux caractéristiques nécessaires à l’action de la sélection naturelle : diversités génétique et phénotypique, et implication de certains traits dans la reproduction. Deuxièmement, l’individu est une unité fondamentale en écologie scientifique, car c’est une autre unité d’interaction forte. À proprement parler, un assemblage d’espèces suppose un assemblage d’individus appartenant à des espèces différentes. De même, deux espèces qui interagissent (un prédateur et sa proie) désignent en réalité toujours des individus de chaque espèce. Pourtant, l’écologie classique a étrangement eu tendance à minimiser l’importance de la variabilité des individus (donc intraspécifique) pour se concentrer sur l’explication de la diversité et de la coexistence des espèces comprises comme des niveaux homogènes. On parle par exemple de la niche des « espèces » ou de la compétitivité des « espèces ». Se faisant, on considère implicitement des caractéristiques moyennes (la « taille » d’une espèce par exemple) en oubliant la variabilité autour de cette moyenne (la taille des individus de l’espèce). Or l’importance du niveau « individuel », pour lui-même, devient très claire lorsque l’on s’intéresse à une interaction précise. Par exemple, on admet le plus souvent que deux espèces ne peuvent coexister sur la même niche écologique. Sinon, la compétition entre ces espèces devrait conduire à
l’exclusion de l’une d’entre elles. Mais ce raisonnement n’est plus valable dès lors qu’on admet que les individus d’une espèce n’exploitent pas la ressource de la même façon. Deux espèces peuvent coexister et exploiter une même ressource si leurs individus présentent assez de variabilité dans l’exploitation de cette ressource (dans le temps, dans l’espace, entre classes d’âge). Bref, la variabilité intraspécifique en tant que telle, donc la variabilité des individus dans leurs traits, leur comportement, est un déterminant crucial de la dynamique des assemblages d’espèces 119. Un autre exemple de l’importance de ce niveau est donné par ce que l’on nomme les « syndromes comportementaux ». Par exemple, il arrive que des individus d’une même population soient plus agressifs que d’autres dans une situation donnée. Ce syndrome comportemental, propre aux individus, va conditionner la capacité d’une population donnée à se maintenir dans un environnement changeant et va participer sur le long terme à expliquer des événements de spéciation 120. Ce rôle de carrefour de l’individu qui est aussi l’unité qui utilise et redistribue les ressources et l’énergie fait de ce niveau d’organisation un nœud pertinent de modélisation pour l’écologie scientifique. Tout passe, à un moment ou un autre, par l’individu. D’un point de vue éthique et pratique, le niveau individuel est le niveau d’interaction fondamental entre les humains et les organismes vivants. Si nous nous représentons par des abstractions les niveaux intra-individuels (par exemple génétique) ou qui émergent d’une collection d’individus (par exemple une population ou une espèce), nous restons en définitive nécessairement au contact d’individus singuliers. Soit lorsqu’il est question de leur disparition localement, soit lorsqu’il s’agit de notre intervention concernant leur captivité, leur réintroduction, ou la plupart des actions de protection ou de destruction. Penser la biodiversité de manière concrète, sur le terrain, c’est rencontrer des individus. Mais dès qu’on considère ce niveau dans l’espace et/ou le temps, c’est le niveau « populationnel » et non
seulement individuel qui s’impose à son tour comme un niveau d’interaction incontournable.
LE NIVEAU (MÉTA)POPULATIONNEL Une population correspond à un ensemble d’individus. Ce niveau semble aller de soi. Pourtant, il est difficile de le définir précisément. On adopte souvent une définition spatiale : une population est un ensemble d’individus qui coexistent dans un endroit donné. Mais écologiquement et évolutivement cette définition doit préciser comment ces individus interagissent ou quel est leur degré de ressemblance pour que leur regroupement dans un niveau soit justifié. Si les individus n’ont rien à voir entre eux mais sont simplement « proches » dans l’espace, leur regroupement en « population » est à la rigueur arbitraire. On admettra donc plus précisément que deux ensembles d’individus forment deux populations si la probabilité d’interaction et/ou d’échange génétique entre les individus d’un des ensembles est supérieure à celle qui concerne les individus des deux ensembles. En principe, une population a donc une définition probabiliste. En pratique, les populations d’une espèce sont souvent suffisamment séparées dans l’espace pour que l’on puisse les identifier. Dès lors que des populations sont connectées entre elles par des événements de dispersion on parlera de « métapopulation ». L’importance écologique et évolutive de ce niveau est évidente. Quels que soient les organismes considérés, ce sont les caractéristiques des populations qui déterminent leur dynamique spatiale et temporelle à court et à long terme. Écologiquement, le maintien des effectifs dans le temps est directement relié à la taille de la population. À l’extrême, pour des organismes sexués, un individu isolé est un individu condamné. La population est aussi un niveau d’interaction entre espèces. La taille de la
population d’une proie détermine en partie la taille de la population des prédateurs de cette proie. Pour bien comprendre cela, il suffit de s’intéresser à la manière dont se multiplient des organismes dans le temps. Disons simplement que, entre deux pas de temps (t0) et (t1) (par exemple une année) la taille de la population N a augmenté si N0 < N1. Dit autrement, le taux d’accroissement de la population entre ces deux années est égal à λ = N1 / N0. Ou encore, on passe de N1 à N0 en multipliant les effectifs de la première année par ce taux d’accroissement. Donc N1 = λ N0. De même l’année suivante, si absolument toutes les conditions sont similaires, N2 = λN1 = λ2N0. Et ainsi de suite. Au bout de t générations on obtiendra une taille de population égale à Nt = N0λt. La population croît exponentiellement au cours du temps. Ce modèle extrêmement simple est un modèle malthusien. Le même raisonnement peut se faire en considérant non pas ce qui se passe entre deux pas de temps (discret), mais au cours du temps (continu). Dans ce cas, on représente la croissance populationnelle par une équation différentielle qui représente la variation instantanée de l’effectif : dN / dt = rN, où r représente le taux instantané de croissance de la population. La solution de cette équation est Nt = N0ert. Ce cas le plus simple montre qu’à tout moment, la taille de la population à un temps donné conditionne la taille de la population au temps suivant. On comprend ainsi qu’une population ne peut se comprendre que d’un point de vue dynamique. Mais écologiquement, ce modèle de croissance de la population fait des hypothèses fortes. En particulier, les ressources sont absentes du raisonnement, elles sont implicitement considérées comme infinies. Or on se doute que la population ne va pas croître indéfiniment, ne serait-ce que parce que l’espace dans lequel les individus se reproduisent n’est pas infini. Tant que les ressources permettent l’accroissement de la population, ce modèle peut convenir mais cet
accroissement va nécessairement ralentir lorsque les ressources vont être limitées. Pour tenir compte de ce phénomène, le mathématicien Pierre François Verhulst modifiera le modèle malthusien en 1838. Verhulst suppose simplement que le taux d’accroissement de la population dépend lui-même de la taille de la population (on parle de densité dépendance). L’équation devient : dN / dt = rN (1 – N / K), où K représente la valeur limite de N ou encore la capacité biotique (ou capacité de charge) du milieu. On remarque avec ce modèle que lorsque les effectifs sont faibles (N ≈ 0), dN / dt = rN, la croissance reprend sa forme exponentielle. Mais lorsque les effectifs atteignent la capacité biotique (N ≈ K), dN / dt = 0, la population cesse de croître et si la population dépasse cette capacité (N > K), dN / dt < 0, la croissance est négative. Ce modèle permet de refléter une stabilisation de la taille de la population à la valeur K. Cette équation fondamentale de l’écologie a été étudiée sous toutes ses coutures, expérimentalement (par exemple avec des bactéries), dans des situations réelles, ou encore par des approches théoriques en complexifiant les paramètres. On se rend notamment compte que r et K varient en fonction des milieux mais aussi en fonction de la diversité génétique des populations. Une fois de plus, on constate que le niveau populationnel est un niveau d’interaction avec d’autres niveaux, notamment les niveaux génétique et environnemental. On perçoit aussi l’importance de la dynamique des populations pour deux espèces qui interagissent de façon très simple (une proie mangée par un prédateur). Faisons l’hypothèse que la dynamique du prédateur est strictement liée à celle de la proie et inversement. Dans ce cas, sans prédateurs, on peut faire l’hypothèse que des poules (P) ont une croissance malthusienne : dP / dt = aP. Mais si des renards (R) prélèvent chacun une proportion de poules (b) présentes, pour R renards, il faut donc retrancher bR poules. L’équation régissant la dynamique de poules en présence de
renards est donc dP / dt = aP – bRP = (a – bR)P. Les poules contribuent quant à elles à l’accroissement de la population de renards avec un taux (c). Pour R renards, les poules permettront l’apparition de cPR nouveaux renards. Un taux de mortalité des renards (m) affecte leur dynamique (– mR). La dynamique générale des renards en présence de poules est donc dR / dt = cPR – mR = (cP – m)R. Les dynamiques des populations de renards et de poules sont imbriquées. Ce système à deux équations a été proposé indépendamment par les mathématiciens Alfred James Lotka en 1925 et Vito Volterra en 1926 et représente un autre jeu d’équations incontournables de l’écologie scientifique qui sera, lui aussi, étudié et complexifié en fonction des systèmes étudiés. La population est donc un niveau dynamique, d’interaction entre individus (d’une même espèce ou entre espèces) mais c’est aussi un niveau d’interaction majeur sur le plan génétique et évolutif. Nous avons vu qu’un individu a une plasticité phénotypique déterminée par son génotype. D’autre part, l’individu ayant un certain génotype a aussi une valeur sélective donnée, c’est-à-dire une certaine capacité à se reproduire (aussi appelée valeur adaptative ou fitness). La valeur sélective d’un individu correspond donc simplement à son nombre de descendants à la génération suivante. Mais dans un environnement hétérogène dans l’espace et/ou dans le temps, c’est la variabilité de ces caractéristiques individuelles qui va être déterminante. En effet, la plasticité phénotypique d’un individu donné ne permet pas de faire face à toutes les conditions environnementales. En revanche, l’existence d’un polymorphisme génétique dans la population va permettre le maintien et l’adaptabilité de la population en milieu fluctuant. Dans des conditions environnementales favorables à certains phénotypes, la sélection va favoriser la reproduction des individus ayant la meilleure valeur sélective. Les génotypes correspondant aux phénotypes avantageux vont donc être plus fréquents dans la population. Si les conditions
environnementales changent, d’autres phénotypes peu fréquents pourront à leur tour devenir avantageux. La valeur sélective des individus qui les portent sera à son tour augmentée et la reproduction des individus correspondants, donc la transmission de leur génotype, favorisée. Ce principe général est à la base de la génétique des populations. La génétique des populations cherche à déterminer comment les génotypes et les phénotypes se distribuent dans les populations. Des principes généraux permettent de modéliser ce qui se passe dans des cas simples. Un tel cas est décrit par la loi établie par Godfrey Harold Hardy et Wilhelm Weinberg en 1908. Il s’agit du cas suivant. Mettons que l’on s’intéresse à un gène A qui existe sous forme de deux allèles A1 et A2. Mettons qu’il s’agisse d’organismes diploïdes sexués (possédant deux lots de chromosomes, l’un hérité du père et l’autre de la mère). Un organisme peut avoir trois génotypes A1A1, A1A2, A2A2 (le génotype A1A2 et A2A1 sont équivalents). Les gamètes produits par ces individus seront porteurs soit de l’allèle A1, soit de l’allèle A2. Supposons qu’il n’y a ni sélection, ni mutation, ni migration et que lors de la reproduction entre des mâles et des femelles, la rencontre des gamètes se fait au hasard (on dit que la population est panmictique). Alors, pour une population suffisamment grande la fréquence de l’allèle A1 (p) et celle de l’allèle A2 (q) sont telles que p + q = 1. De plus, la probabilité de former le génotype A1A1 est égale à p2 (il faut que A1 rencontre A1, ce qui arrive avec la fréquence p × p = p2) et celle de former le génotype A2A2 est égale à q2. Les génotypes A1A2 et A2A1 sont équivalents. Ils résultent soit de la rencontre d’un gamète mâle A1 avec un gamète femelle A2 ou d’un gamète mâle A2 avec un gamète femelle A1. La probabilité de former le génotype A1A2 est donc égale à pq + qp = 2pq. Selon les phénotypes correspondant à ces génotypes on peut déduire de ces fréquences génotypiques les fréquences des phénotypes d’une telle population.
Bien entendu ces fréquences génotypiques (p2, q2 et 2pq) seront rarement vérifiées. Par exemple, par simple hasard, les fréquences p et q vont varier. On parle de dérive génétique. Dans des populations réduites, cette simple fluctuation peut éliminer certains allèles, perdus par simple hasard (les individus porteurs de ces allèles ne se reproduisent pas). La sélection, les mutations et la dynamique des populations mais aussi le comportement des individus peuvent faire varier ces proportions. Mais cette loi de Hardy-Weinberg fixe en quelque sorte le cas idéal de brassage. La distance à cet idéal représente donc un biais dans la reproduction, car ce biais signifie que certains génotypes se rencontrent plus que d’autres. C’est la notion de consanguinité. Le coefficient de consanguinité est une mesure de l’écart à la loi de Hardy-Weinberg. Il compare la fréquence du génotype hétérozygote (A1A2) observé (HO) à la fréquence du génotype théorique (Ht = 2pq). Il est égal à F = (HO – Ht) / Ht. On conçoit que la génétique des populations soit devenue une branche majeure de la biologie de la conservation (développée au chapitre 4). La diminution de l’hétérozygotie due à des appariements consanguins a pour effet d’augmenter ce coefficient. Mettons que l’allèle A2, s’il est présent dans un génotype homozygote, confère à ces individus un désavantage. Le croisement d’individus non apparentés permet l’expression des individus A1A1 et A1A2 avec des fréquences suffisantes pour que l’allèle A1 soit maintenu et s’exprime préférentiellement. Par sélection naturelle, les individus porteurs du génotype A2A2 ont une valeur sélective moindre et l’allèle A2 est éliminé (contre-sélectionné). Mais si le croisement est biaisé vers des individus proches, l’allèle A2 se maintient et les individus ayant une valeur sélective amoindrie (ayant pour génotype A2A2) apparaissent. On parle de dépression de consanguinité lorsque la valeur sélective des individus diminue par suite d’un tel appariement 121.
Plus généralement, le niveau populationnel est le niveau qui permet d’anticiper le devenir des espèces dans un régime de perturbation ou d’exploitation. Une extinction d’espèce est la disparition de l’ensemble des individus de cette espèce. Or ce qui assure la pérennité de ces individus dans le temps et dans l’espace est la dynamique de la population à laquelle ils appartiennent. La population détermine en effet le nombre de géniteurs potentiels, donc de nouveaux individus. L’analyse de la viabilité des populations (population viability analysis) sera effectuée pour de nombreuses espèces comme un outil incontournable de leur conservation. Enfin, une dynamique spécifique émerge lorsqu’une métapopulation est envisagée, donc lorsque plusieurs populations sont distribuées dans l’espace et connectées par des événements de dispersion. Dans ce cas, on peut s’intéresser au nombre de fragments d’habitats favorables aux individus (on parle de « patches ») occupés par les individus dans l’espace. Une approche simple (proposée par Levins en 1969) de la dynamique d’une métapopulation consiste à considérer qu’au cours du temps, les individus occupent une proportion de patches (P) et colonisent les patches inoccupés (1 – P) avec un taux de colonisation (c). Parmi les patches occupés, certains deviennent inoccupés avec un taux d’extinction de patches (e). Le nombre de patches occupé est donc régi au cours du temps par l’équation dP / dt = cP (1 – P) – eP. On remarque avec une telle équation qu’un équilibre stable est atteint (dP / dt = 0) lorsque P = 1 – (e / c). Cet équilibre suppose que le nombre de patches occupés est positif lorsque le taux de colonisation est supérieur au taux d’extinction (c > e). Bien entendu, là encore, on peut noter que ce modèle repose sur de nombreuses hypothèses fortes (les patches sont identiques, les individus sont identiques, les taux de colonisation et d’extinction sont constants, etc.). Néanmoins, ce modèle très simple a été décliné dans de nombreux cas et complexifié à volonté et s’est avéré extrêmement utile à la compréhension et à la conservation des populations.
On se doute qu’en réalité, les « patches » ne sont pas distribués aléatoirement mais correspondent à des conditions environnementales favorables à l’installation des individus. Voilà qu’une interaction assez naturelle peut être envisagée, celle qui fera jouer, ensemble, métapopulations et écosystèmes. La progression entre niveaux peut continuer assez naturellement en admettant que les individus d’espèces différentes sont en constantes interactions. Une complexité nouvelle émerge de l’isolement du niveau « communauté » qui, selon le sens qu’on lui donne, véhicule encore d’autres visions possibles de la biodiversité.
LES (MÉTA)COMMUNAUTÉS Une communauté est un assemblage d’espèces. Comme le niveau « population », c’est un niveau dont les contours sont également difficiles à déterminer. Car l’assemblage peut désigner des espèces qui coexistent en un lieu et un temps donnés, ou représenter une formation écologique définie par des interactions réelles entre les espèces. Or il y a là un problème difficile à résoudre. Si la communauté est seulement un ensemble statistique, la diversité et la composition d’un tel assemblage reflètent des choix méthodologiques, une suite de décisions arbitraires et des contraintes de terrain, mais ne permettent pas vraiment d’accéder à quelque chose de généralisable. Désigner par « communauté » les espèces d’un site dans lequel plusieurs espèces sont échantillonnées risque de rendre non-comparables les résultats établis avec un autre échantillonnage. Mais à l’inverse, si une communauté doit désigner des espèces en interaction, comment savoir où s’arrête une « vraie communauté » si ce n’est en faisant un échantillonnage particulier ? Sur le terrain, où s’arrêter pour s’assurer qu’un ensemble d’espèces forme un
groupe homogène qui interagit suffisamment pour correspondre à une « communauté » ? Derrière ce problème de définition se cachent en réalité deux courants majeurs de l’écologie et un de ses concepts centraux. Le premier courant est initié par Frederic Clements (1894-1945) écologue pionnier qui étudie les successions végétales. Clements est frappé par la ressemblance des assemblages de plantes qui se succèdent dans le temps. Cette succession semble se stabiliser vers un état mature qu’il appelle « le climax ». Pour Clements, la communauté n’est pas seulement un ensemble d’espèces, mais forme un niveau cohérent, comme un organisme à part entière avec sa dynamique propre de la naissance à la mort. L’autre courant, initié par Henry Gleason (1882-1975), refuse de voir une telle logique dans une succession végétale. Selon Gleason, une communauté n’est pas un ensemble clos, mais plutôt un ensemble ouvert, continu, formé d’espèces individualisées ayant leurs dynamiques propres. La vision de Clements sera peu à peu abandonnée même si ses conceptions de trajectoire, d’organisation ou d’état référence sont encore très utilisées aujourd’hui et sont l’héritage de cette vision. Mais l’idée de communauté a été reprise comme support à l’étude des différents processus capables d’expliquer la coexistence des espèces sans avoir recours à la notion de climax ou de communauté pensée comme un organisme. Le concept central qui est en jeu dans la définition d’une communauté est celui de « niche écologique ». Parallèlement aux travaux d’écologie végétale qui opposent la vision « organiciste » (de Clements) et la vision « individualiste » (de Gleason), l’écologie animale va contribuer à renouveler la vision de la communauté et à fonder sa définition moderne. L’ornithologue Joseph Grinnell (1877-1939) a participé à ce renouvellement de façon décisive. Grinnell est un observateur infatigable connu pour son observation systématique et méticuleuse de la distribution des espèces sur le terrain. Il propose de nommer « niche écologique » l’habitat spécifique du
Moqueur de Californie (Toxostoma redivivum), une espèce d’oiseau dont il décrit scrupuleusement la répartition dans l’environnement. Selon Grinnell, l’habitat dont il est question est un ensemble de facteurs biotiques et abiotiques qui conditionnent la répartition de l’espèce 122. Grinnell conclut que cet oiseau est caractéristique du « Chaparral », sorte de maquis que l’on trouve en Californie et au Mexique. Dans ce maquis, cet oiseau a un régime alimentaire, un comportement, et une tolérance à l’humidité qui lui sont propres et indissociables de son environnement. C’est sa niche écologique. Une vision quasiment similaire de la niche écologique sera développée par Charles Elton (1900-1991) qui insistera sur les relations qu’une espèce entretient avec les autres espèces dans un assemblage. Comme Grinnell, Elton cherche à comprendre les forces explicatives de la distribution des espèces. Ce faisant, il reconnaît l’importance des facteurs abiotiques mais insiste encore davantage sur la relation des espèces avec leurs ressources et leurs compétiteurs ou leurs prédateurs. Pour Elton, la niche écologique doit être conçue comme la position relative des espèces les unes par rapport aux autres. Les concepts de niche sont donc proches chez Grinnell et Elton mais l’un se focalise plus sur ce qui conditionne la distribution de chaque espèce dans un assemblage (leur place), l’autre sur les relations écologiques et trophiques entre chaque espèce de cet assemblage (leur rôle). La niche écologique sera ensuite reprécisée et popularisée par Hutchinson en 1957. Selon Hutchinson, ce concept doit être clarifié en distinguant l’ensemble des conditions qui permettent à l’espèce de se maintenir en l’absence de compétition. C’est la niche « fondamentale » qu’il définit comme un espace écologique à n dimensions représentant l’ensemble des conditions écologiques permettant à l’espèce de survivre. L’espèce utilise toujours un sous-ensemble de sa niche fondamentale, car son utilisation est contrainte par ses interactions (la compétition et la prédation) avec d’autres espèces 123. Ce sous-ensemble est la niche « réalisée » de l’espèce. Si l’on adopte cette vision, ce que l’on observe sur
le terrain est donc toujours la niche réalisée, sous-ensemble de la niche fondamentale. Notons au passage que pour Hutchinson, la niche est une propriété de l’espèce alors que pour Grinnell et Elton la niche n’est pas séparable de l’environnement lui-même. Les problèmes de définitions et de conceptions de la communauté et de la niche écologique (encore très vifs aujourd’hui) font de l’écologie des communautés une branche extrêmement diversifiée dans laquelle se rencontrent des approches strictement descriptives et des approches plus théoriques cherchant à comprendre les règles d’assemblages des espèces et leurs interactions. Mais quelle que soit la terminologie adoptée, le niveau d’organisation « communauté » est le niveau qui a fait intervenir les interactions entre espèces et qui a rythmé l’importance accordée à la compétition, aux interactions positives ou au hasard dans la description de la dynamique du vivant. Et l’importance de ces interactions imprime profondément notre manière d’envisager la biodiversité aujourd’hui. Dans un premier temps, c’est le rôle potentiellement structurant des interactions entre espèces, notamment de la compétition qui a reçu une attention majeure de la part des écologues. Un fait remarquable retient leur attention : comment expliquer que plusieurs espèces coexistent alors même qu’elles semblent exploiter les mêmes ressources ? En principe, on s’attend en effet à ce que deux espèces qui exploitent la même ressource s’excluent mutuellement et que seule la plus compétitive demeure. C’est le principe d’exclusion compétitive, un principe clé de la théorie écologique, vérifié sur le terrain et expérimentalement dans des cas simples 124. Or certaines situations semblent en désaccord avec ce principe : on constate que plusieurs espèces peuvent coexister sur très peu de ressources. Hutchinson constate que c’est notamment ce qui se passe pour le plancton : en présence de seulement quelques nutriments et d’énergie lumineuse, et alors même que les espèces sont en forte compétition pour ces nutriments, leur diversité est très élevée 125.
En bref, une partie importante de l’écologie des communautés a consisté (et consiste encore) à résoudre ce paradoxe apparent en étudiant les processus permettant la coexistence des espèces. Les travaux de Hutchinson ont durablement orienté les recherches sur l’étude des modifications de la « niche réalisée », en particulier sur le rôle de la compétition pour expliquer la coexistence des espèces. Mais cette vision s’est largement enrichie et l’on a peu à peu montré que la compétition mais aussi l’hétérogénéité dans la distribution spatiale et temporelle des ressources, l’existence d’autres types d’interactions (la prédation, le mutualisme, la facilitation) sont des facteurs qui contribuent à mieux comprendre la coexistence entre espèces. En somme, l’apparent paradoxe du plancton reposait sur un problème mal posé. Il n’y a pour ainsi dire pas vraiment d’équilibre, de niches stables, mais plutôt des déséquilibres transitoires sans cesse renouvelés qui font que les espèces n’exploitent en définitive pas exactement les mêmes ressources, et/ou au même moment et/ou au même endroit 126. Le niveau communauté est aussi un niveau d’interactions entre échelles spatiales dès lors qu’on considère que les assemblages d’espèces sont des assemblages ouverts dont la structure est constamment modifiée par des événements de dispersions 127. La niche proposée par Hutchinson est une définition qui s’avère en effet vite restrictive, ne permettant pas de rendre compte de la distribution des espèces dans un environnement hétérogène. La simple observation de la distribution des individus dans l’environnement ne donne pas une vision complète de la niche ou de la communauté. En particulier, la dispersion permet la présence d’individus en dehors de leur niche optimale même si ces individus auront une dynamique moins positive, voire négative dans ces zones. Il est donc nécessaire de distinguer les zones « sources » où les populations ont une dynamique positive, des zones « puits » dans lesquelles les individus sont en dehors de leur niche optimale et participent peu ou pas à la reproduction. C’est donc la
dynamique spatiale et temporelle des espèces qu’il faut étudier pour comprendre la dynamique des communautés. Enfin, une nouvelle approche du niveau communauté viendra ébranler quelque peu ces développements accumulés depuis près d’un siècle. En s’inspirant de la biogéographie insulaire, Stephen Hubbell propose une nouvelle manière de décrire la répartition des espèces en se débarrassant de la notion de niche écologique 128. Cette théorie est appelée « théorie neutre » dans la mesure où les espèces sont considérées comme équivalentes. Mais c’est une théorie mécaniste, car les processus de base que sont la spéciation, l’extinction, la dispersion ou la croissance démographique des populations sont centraux dans cette représentation des communautés. Ce qui déconcerte dans cette approche, c’est la simplicité de ses hypothèses. Hubbell propose de décrire la dynamique des communautés d’espèces d’un niveau trophique donné par deux paramètres synthétiques seulement (la probabilité de chaque individu de subir une spéciation et celle de se reproduire) et par le hasard. Selon cette théorie, on peut concevoir un assemblage local d’espèces comme un sous-ensemble d’un ensemble plus vaste, la métacommunauté. Les individus de la communauté locale meurent au hasard, laissant de la place pour d’autres espèces. Des individus de la communauté locale et de la métacommunauté se dispersent aussi au hasard. Bien entendu, les espèces les plus abondantes contribueront relativement plus à la dispersion de nouveaux individus mais dans ce modèle, chaque individu a la même chance de s’installer, car toutes les espèces sont équivalentes. Il y a une compétition pour l’espace vacant mais aucune différence entre les espèces. Si la dispersion est forte, la communauté locale ressemblera en moyenne à l’ensemble régional. Mais sur le long terme et si la dispersion est faible, des espèces de la communauté locale vont disparaître sans être remplacées, de nouvelles espèces vont apparaître par mutation au hasard (spéciation) faisant de la communauté locale un nouvel assemblage différent. La
composition de la communauté locale s’écartera progressivement de l’ensemble régional. Il y aura « dérive écologique », tout comme la « dérive génétique » permettait d’expliquer la disparition de certains allèles par hasard et fluctuation dans les tailles de populations. Or Hubbell montre que de la coexistence et de l’hétérogénéité émergent de ces mécanismes de base. Là où, pour la théorie de la niche écologique, la dynamique et la diversité des communautés s’expliquent par des différences fortes entre espèces et des processus stabilisateurs, la théorie neutre prévoit que la structure, la diversité et la composition des communautés peuvent seulement résulter de l’existence d’extinctions et de spéciations dues au hasard et d’une coexistence instable fluctuante. Ce scénario fonctionne en théorie sans avoir besoin de considérer un ensemble d’espèces infini mais suppose simplement que si la communauté est saturée, de nouveaux individus peuvent s’établir seulement si d’autres disparaissent. Cette théorie permet de reproduire certains patrons observés dans la nature. Notamment, la distribution du rang de rareté des espèces décrite par Fisher (voir supra, chapitre 3). Mais la théorie neutraliste n’explique évidemment pas la plupart des observations faisant intervenir des différences entre espèces. La théorie neutraliste a d’abord généré des débats extrêmement vifs en écologie avant d’être perçue comme une façon de rendre encore plus rigoureuse la théorie de la niche écologique et l’écologie des communautés. Pour résumer, l’étude des métacommunautés, autrement dit de communautés connectées par des événements de dispersion, a eu coutume de distinguer différents types de processus majeurs. Le premier, qui est le tri environnemental des espèces, suggère que les espèces se distribuent dans un environnement hétérogène dans lequel elles coexistent ou non en fonction de leur capacité à exploiter les ressources. Dans le deuxième, c’est la dispersion en tant que telle qui est motrice : celle-ci est suffisamment forte pour permettre le maintien d’espèces dans des habitats puits, suboptimaux,
malgré leur incapacité à exploiter les ressources (effet de dispersion de masse). Le troisième est le résultat d’un compromis entre la capacité de dispersion des espèces et leur compétitivité. Dans ce cas, même en environnement homogène ce compromis peut à lui seul expliquer la coexistence d’espèces différentes dans les communautés locales. Enfin, les dynamiques neutres, qui ne font pas d’hypothèse sur la différence entre les espèces, participent également à la dynamique des métacommunautés 129. Après avoir été étudiés séparément, ces différents processus ne sont plus perçus comme étant mutuellement exclusifs mais tendent à être aujourd’hui unifiés. On considère notamment que les processus neutres, les filtres environnementaux et les interactions écologiques entre espèces sont trois types de processus en interaction constante 130. Une recherche d’unification progressive de l’écologie des communautés se double d’une ouverture récente vers la prise en compte des caractéristiques fonctionnelles des espèces 131 et de leur histoire évolutive 132. Ces deux derniers points achèvent de renouveler les approches traditionnelles de la niche écologique en insistant sur les traits des espèces et la variabilité phénotypique qui s’expriment et sur la dynamique à long terme de diversification des espèces plutôt que sur la compétition. L’essentiel des travaux sur la niche écologique et l’écologie des communautés suppose des groupes taxonomiques d’un même niveau trophique. Autrement dit, les espèces d’une communauté utilisent des ressources et interagissent, mais les autres groupes d’espèces, eux-mêmes capables d’interagir avec la communauté, sont ignorés. Même la théorie neutre fait cette hypothèse extrêmement forte. Une autre simplification majeure de la notion de communauté vient de sa conception biaisée vers les organismes vivants. Les facteurs abiotiques sont au mieux considérés comme des ressources non réellement quantifiées. Les niveaux « réseau trophique » et « écosystème » font jouer d’autres interactions permettant de s’affranchir de ces limites.
RÉSEAUX TROPHIQUES ET (MÉTA)ÉCOSYSTÈMES Le niveau écosystème est proposé par Arthur Tansley en 1935 comme moyen de dépasser, voire de rejeter, la notion de communauté biologique en vogue 133. L’enjeu est selon Tansley de dépasser les conceptions de Clements qui ramènent la communauté à une succession végétale, une formation individualisée. Pour Tansley, ce qui doit constituer une unité de base de la nature, c’est ce qui fait « système » au sens physique du terme, c’est-à-dire tout le complexe formé par les facteurs physiques qui intègrent l’environnement au sens large et les espèces qui s’y trouvent. Tansley suggère que l’erreur vient de notre tendance naturelle à étudier des isolats stables, individualisables les uns des autres. Pour Tansley, l’écosystème est complexe, et l’équilibre dynamique. Les communautés ou les composés minéraux et organiques sont seulement des sous-composantes de l’unité fondamentale formée par l’écosystème. Les successions ou les équilibres apparents des communautés ne sont que des moments particuliers d’une dynamique d’un système plus large. Avec l’apparition de ce niveau, deux approches originales se développeront à leur tour. La première insistera sur l’intrication entre les communautés dans un écosystème. L’écologie trophique cherchera ainsi, dans les traces d’Elton, à comprendre comment des espèces de niveaux trophiques différents interagissent (des plantes et des herbivores par exemple). L’émergence de cette approche vient du constat établi par les écologues, que la notion de « communauté » développée indépendamment par les botanistes ou les zoologues a eu précisément tendance à ignorer, qu’animaux et plantes interagissent et que ces interactions doivent être étudiées pour elles-mêmes 134. Or lorsqu’on s’intéresse à des espèces en interaction trophique, par exemple des plantes et des herbivores, un nouveau paradoxe émerge, semblable au paradoxe du plancton. Les plantes, à la surface du globe, représentent une biomasse considérable. Pourquoi les herbivores ne sont-ils
pas plus nombreux ? Dit autrement, pourquoi le milieu terrestre est-il si « vert » ? C’est cette question générale que l’écologie trophique a d’abord tenté de résoudre 135. Les hypothèses principales abordées sont que les herbivores sont eux-mêmes régulés par des prédateurs et des parasites (contrôle par le haut), ou que ce sont les plantes qui développent des défenses actives ou des caractéristiques passives qui limitent leur consommation (contrôle par le bas). Toujours est-il que limiter l’étude des communautés en considérant les niveaux trophiques séparément est une approche incomplète. Il faut ajouter à l’étude des relations « horizontales », entre les espèces d’un même niveau, les interactions « verticales » entre les niveaux trophiques. Cette composante verticale (entre des producteurs primaires, à la base de la chaîne trophique, des consommateurs, puis des prédateurs) est d’abord décrite sous forme d’une succession de couches homogènes connectées les unes aux autres (on parle de chaîne trophique). Mais l’écologie des réseaux cherchera à rendre cette vision plus réaliste encore en décrivant plus explicitement l’ensemble des liens d’interactions et de rétroactions entre les espèces dans un réseau. L’écologie des réseaux montre que les interactions trophiques ont un rôle structurant majeur, tant dans les écosystèmes marins que terrestres : le retrait des prédateurs au sommet de la chaîne trophique peut entraîner une « cascade trophique » se traduisant par un changement radical dans la composition et la diversité des niveaux trophiques inférieurs49. D’autre part, une telle approche a aussi permis d’élargir les types d’interactions considérées traditionnellement par l’écologie des communautés. En plus de la compétition et de la prédation entre espèces, l’étude des réseaux s’est particulièrement intéressée aux relations « positives » entre espèces. Par exemple, un réseau constitué de plantes et de pollinisateurs est un réseau mutualiste. Plus généralement, les interactions entre espèces d’un réseau peuvent être faibles, fortes, positives ou négatives. De plus, l’influence de la
diversité et de la nature de ces différents types de liens sur les propriétés du réseau déclenchera une recherche importante toujours très vive 136. La deuxième voie d’étude de l’écosystème est une approche plus énergétique, inspirée des sciences physiques. Il s’agit d’insister sur les flux d’énergie entre des composantes du réseau. Car les liens entre espèces peuvent être conçus, en définitive, comme des liens de transferts énergétiques. Cette vision a été très influencée par les frères Eugène et Edward Odum. Pour Eugène Odum, comprendre comment un écosystème se développe, c’est comprendre les boucles de régulations énergétiques entre les composantes de l’écosystème. Une telle approche permet de concevoir l’écosystème comme une machine régulée, que l’homme peut gérer et optimiser efficacement 137. L’approche thermodynamique sera particulièrement travaillée par Edward Odum, concevant l’étude et la gestion des écosystèmes comme un problème d’ingénieur. Les travaux des frères Odum auront une influence majeure sur l’écologie des écosystèmes et l’étude de leurs propriétés (stabilité, productivité). Ces deux tendances (l’étude du réseau d’interactions et des flux énergétiques) s’imbriqueront étroitement grâce à la mise en évidence d’une correspondance simple entre la taille des organismes, les liens qu’ils sont capables d’établir, et les flux énergétiques impliqués 138. Voilà que le premier niveau, abiotique, interagit avec le niveau écosystémique. En réalité c’est même sous forme d’une relation de transfert métabolique que la dynamique des écosystèmes mais aussi la plupart des propriétés des autres niveaux (individu, population, communauté) peuvent être envisagées 139. Parmi les interactions entre niveaux faisant intervenir l’écosystème, la relation entre ses propriétés (que l’on peut décrire par des variables décrivant sa biomasse ou sa complexité) ou son fonctionnement (que l’on peut décrire en utilisant des variables mesurant un processus comme la productivité, la stabilité, la résistance à une perturbation) et la diversité des
espèces qu’il contient a reçu une attention majeure 140. Des études expérimentales ont notamment montré que la productivité d’un écosystème (estimée en mesurant sa biomasse produite au bout d’un certain temps) était une fonction saturante du nombre d’espèces présentes 141. Cette relation a lancé une longue série de débats et de recherches définissant un champ à part entière (connu sous le nom de théorie BEF, pour biodiversity and ecosystem function). Ces expériences ont dans un premier temps suggéré que, toutes choses égales par ailleurs, un assemblage formé de peu d’espèces produit moins de biomasse qu’un assemblage formé de beaucoup d’espèces et qu’à partir d’un certain seuil, la productivité n’est plus modifiée ; on dit que la forme de la relation sature. On a pu vérifier par cette approche que, en moyenne, les écosystèmes moins riches en espèces produisent moins de biomasse que les espèces les plus riches. Ces recherches ont révélé que plusieurs effets de la diversité combinés participent au fonctionnement de l’écosystème. Premièrement un effet d’échantillonnage intervient, car augmenter le nombre d’espèces, c’est augmenter la probabilité d’avoir une espèce encore plus productive. C’est un simple effet de taille. Mais, un vrai effet de la complémentarité entre espèces s’ajoute à cet effet d’échantillonnage. Des espèces qui coexistent représentent des niches écologiques différentes qui exploitent différemment le milieu. Ajouter des espèces différentes, c’est ajouter des manières nouvelles d’exploiter les ressources, ce qui augmente d’autant le fonctionnement de l’écosystème. Cet effet est un effet écologique indépendant de ce que l’on attend du simple fait du nombre d’espèces considérées. Les communautés qui comprennent plus d’espèces sont aussi des communautés dans lesquelles des interactions positives, facilitatrices, s’expriment 142. D’autre part, dans un environnement variable, une diversité plus forte d’espèces représente une plus forte diversité de stratégies, qui
sont elles-mêmes autant de solutions génétiques, physiologiques dans un environnement fluctuant. Bien entendu, tous ces effets interagissent et sont difficiles à séparer. Cette recherche est encore très vive et se complète progressivement d’une étude plus poussée du rôle des interactions, des traits, de l’abondance, ou encore de la diversité phylogénétique sur le fonctionnement des écosystèmes. Cette question s’aborde de plus en plus en bénéficiant des progrès de l’écologie des réseaux en intégrant le rôle de la diversité horizontale et verticale dans le fonctionnement des écosystèmes 143. L’ouverture spatiale des écosystèmes permettant d’étudier non pas chaque écosystème de façon isolée, mais sous forme de métaécosystème fait aussi partie des propositions de complexification récentes prometteuses 144. Non seulement cette recherche permet de lier deux niveaux fondamentaux entre eux (le niveau communauté et le niveau écosystème), mais elle est alimentée par un besoin de justification utilitariste à l’étude et à la conservation de la diversité. L’idée est de montrer que si le fonctionnement des écosystèmes dépend de la diversité en espèces, perdre des espèces peut avoir des conséquences importantes pour les sociétés humaines, elles-mêmes dépendantes du « bon fonctionnement » de l’écosystème. On redécouvre que penser la biodiversité, c’est comprendre la dynamique des niveaux, mais que cette compréhension n’est souvent pas séparable d’influences normatives fortes sur ce qu’est ou doit être un « bon » écosystème (comme système gérable et exploitable ou comme lieu d’émission de services « écosystémiques ») (notion analysée en détail au chapitre 5). Notons pour finir que le niveau écosystémique n’a pas de limite spatiale claire. Un lac peut être compris comme un écosystème. De même, les biomes, qui correspondent à des ensembles environnementaux homogènes dont les composantes biotiques et abiotiques sont délimitées par des grandes transitions climatiques (par exemple la savane, la forêt tropicale, le
désert), sont parfois considérés comme des écosystèmes. Cet élargissement spatial fait apparaître de nouvelles interactions avec tous les niveaux précédents. La biogéographie et la macroécologie ont ainsi cherché à comprendre comment et pourquoi la diversité du vivant (génétique, spécifique, fonctionnelle, phylogénétique, bref toutes les composantes de la biodiversité) se distribue dans l’espace. À l’échelle du globe, certains schémas ont particulièrement marqué l’écologie, comme l’augmentation de la diversité en espèces et de la productivité des pôles vers l’équateur. Plusieurs hypothèses faisant intervenir tous les niveaux ont été avancées (la plus forte productivité due à l’ensoleillement et la stabilité, le rôle de la compétition, de la spéciation… 145). En particulier, l’étude du rôle des dynamiques imbriquées entre les parasites et leurs hôtes complexifie depuis peu la compréhension de la répartition des espèces et de leurs interactions à la surface du globe 146. Au terme de ce parcours visant à caractériser les niveaux comme autant de moments d’interactions, insistons à nouveau sur le fait que les recherches menées à un niveau donné ou entre niveaux révèlent souvent une intrication forte entre faits et valeurs. Les relations entre les niveaux, même lorsqu’elles peuvent être traitées comme de simples questions scientifiques, sont en réalité façonnées par un tissu de justifications normatives et des visions de la nature qu’il est utile d’expliciter. Les sciences de la biodiversité ne se limitent heureusement pas à l’écologie scientifique et à l’évolution. La géographie, la sociologie, l’anthropologie investiront la notion de biodiversité pour montrer comment celle-ci se manifeste dans les rapports et les usages des êtres humains avec la nature. À la vision matérielle, seulement biologique, proposée par l’écologie et l’évolution, les sciences humaines et sociales apporteront un éclairage symbolique essentiel. Toutes ces représentations sont à situer dans un espace culturel et une période donnée.
Ces représentations seront par exemple essentielles pour déterminer ce qu’est un « bon » écosystème, définir la production des écosystèmes, concevoir la Terre comme une machine, ou considérer les espèces comme de simples nœuds d’un réseau ou encore l’écosystème comme un système à l’équilibre. Ainsi, la Terre elle-même sera pensée comme formant un seul écosystème global et étudiée en tant que tel. À ce titre, James Lovelock proposera en 1974 dans son « hypothèse Gaïa » de concevoir métaphoriquement la Terre comme un organisme à part entière et cette vision aura une influence importante sur la pensée systémique et la construction d’une idée d’environnement globalisé 147. Toutes ces conceptions s’ancrent et véhiculent une façon particulière de voir le monde. Insister sur la manière dont ses niveaux sont impliqués dans l’origine et la dynamique de la biodiversité achèvera de faire « vivre » ces interactions.
Comprendre l’origine et la dynamique de la diversité Le vivant est généralement compris comme désignant les niveaux de la biodiversité eux-mêmes, ou un aspect de ces niveaux. C’est la caractérisation la plus banale de la biodiversité. Il s’agit des espèces, des individus, des communautés, des écosystèmes, des habitats, des gènes, des biomes. Quels que soient les niveaux considérés, ceux-ci peuvent ensuite être décrits en fonction de leurs caractéristiques propres. Mais cette approche laisse de côté ce qui génère la diversité. La biodiversité ainsi comprise, comme un ensemble de niveaux, ferait de l’écologie scientifique une science de la classification, et la nature serait pour ainsi dire « dénaturée », car figée dans des catégories inertes, non-vivantes. Penser la biodiversité, c’est doubler cette approche « classificatrice » d’une autre approche plus évolutive, plus dynamique cherchant à décrire la
part vivante de la nature. Le processus à l’origine de la biodiversité et qui oriente son devenir est l’ensemble des processus évolutifs et écologiques. Ces processus correspondent à l’histoire même du vivant et sont les conséquences du tissu d’interactions qui les caractérisent. Dans les années 1980, la notion de biodiversité s’inscrit dans un contexte de recherche intense en évolution et la naissance de la notion de biodiversité est à son origine très imprégnée de cette vision évolutive (imprégnation décrite au cours du premier chapitre). On peut se demander à quel point cette imprégnation s’exprime aujourd’hui ou se restreint au profit d’une approche à court terme, morcelée, simplifiée du vivant. Rappelons donc quelques principes de base qui projettent la biodiversité dans le temps écologique et évolutif. En tant que moteurs de diversification et d’extinction, les processus évolutifs sont les facteurs clés de la biodiversité conçue comme une dynamique. L’évolution est par définition source de diversité : c’est un changement dans les caractéristiques héritables des populations de génération en génération. Les processus évolutifs donnent lieu à de la diversification à tous les niveaux d’organisation. Pour se représenter ceci, il suffit de comprendre comment, au niveau populationnel et spécifique, le phénomène de spéciation résulte des grandes forces évolutives et écologiques génératrices de diversité. La spéciation désigne le processus d’apparition de nouvelles espèces. Pour qu’il y ait spéciation, il faut qu’il y ait isolement génétique entre deux populations. Cet isolement peut résulter de la séparation d’individus par une barrière physique, ou écologique (on parle de vicariance) ou par le détachement actif de certains individus (par dispersion). Le cas le plus simple à imaginer est celui dans lequel une population d’une espèce donnée est séparée physiquement par l’apparition d’une barrière physique. On parle de spéciation allopatrique. La population d’un côté de la barrière (une montagne par exemple) est isolée de l’autre, car les
flux de gènes ne sont plus assurés entre ces deux populations. L’environnement de ces deux populations est différent, donc les pressions sélectives sont aussi différentes. De plus, la dérive génétique de ces deux populations est aussi différente, de même que les mutations qui surviennent. Globalement, ces différences s’accumulent au point que les flux de gènes entre ces populations deviennent impossibles, même en l’absence de la barrière géographique. Le cas fameux des « pinsons de Darwin » est souvent cité comme un cas de spéciation de ce type. Un mécanisme similaire intervient lorsqu’une partie de la population se détache elle-même de la population principale (on parle d’effet fondation). D’autres types de spéciations complètent ce premier scénario possible. Une spéciation peut avoir lieu dans un cas intermédiaire où la séparation de la population n’est pas initiée par une barrière géographique physique mais par une hétérogénéité environnementale provoquant une modification dans les flux de gènes à l’intérieur de la population (spéciation parapatrique), par exemple à cause d’une pression de sélection dépendante de l’habitat. Une zone hybride peut se former, progressivement composée d’individus ayant une valeur sélective plus faible, accélérant progressivement l’isolement reproducteur des individus éloignés. Une spéciation peut avoir lieu y compris dans des cas moins intuitifs où une sous-population interne s’isole d’une population qui l’entoure pour des raisons écologiques, sans l’intervention de barrière physique apparente (on parle de spéciation sympatrique). Alors que le processus de spéciation a longtemps été considéré comme devant s’étaler sur une durée longue, les cas de spéciations rapides sont de plus en plus documentés. Dans tous les cas, la sélection naturelle peut accélérer la spéciation. La sélection naturelle correspond à une variation dans la fréquence des traits des individus d’une génération à l’autre au profit des traits portés par les individus ayant une plus forte valeur sélective. Lorsque la sélection naturelle aboutit à une diversification d’adaptations écologiques et
phénotypiques, on parle de radiation adaptative. En somme, l’arbre du vivant peut être vu comme une succession d’événements de spéciations et d’extinctions. Ces événements font intervenir un va-et-vient entre le niveau génétique et le niveau espèce. Au niveau moléculaire, les processus impliqués sont les mutations, les recombinaisons et la dérive génétique. Au niveau de l’espèce, les principaux moteurs de l’évolution sont l’expression du phénotype et la sélection naturelle. On pourrait presque penser qu’il suffit de bien comprendre ces mécanismes pour comprendre l’origine de la biodiversité et son maintien à long terme. En réalité, cette vision de la dynamique de la biodiversité répéterait la même erreur que celle qui arrête la notion de biodiversité à la question de la diversité d’une collection d’entités qui s’emboîtent des atomes aux écosystèmes. Car une fois encore, les espèces prises séparément n’ont aucun sens même lorsqu’il s’agit de décrire la dynamique de l’arbre du vivant. En effet, les interactions entre espèces seraient à leur tour passées sous silence au profit des filiations. Or la dynamique de la biodiversité, que ce soit à court ou à long terme, ne se résume pas tant à la diversification des espèces individuelles qu’à la diversification des interactions entre espèces 148. Même pour comprendre l’histoire évolutive plus globale, il ne suffit pas de décrire une succession de spéciations et d’extinctions. À long terme, le vivant montre bien des phases de diversifications et de ralentissement, mais qui restent encore difficilement explicables par des processus simples, soit seulement écologiques, soit seulement évolutifs 149. L’intuition des pionniers de la biologie de la conservation cherchant à donner du sens à la notion de crise de la biodiversité (décrite au premier chapitre) ou ceux de l’éthique environnementale insistant sur le destin imbriqué du vivant et des sociétés humaines (abordé au chapitre 2) ne les a pas trompés. Écologie et évolution sont deux approches de la dynamique du vivant qu’il n’est pas vraiment pertinent de séparer. Réaliser ce point a des conséquences concrètes. Par exemple, il ne s’agit plus d’étudier les impacts
du changement climatique sur la diversité « en elle-même » ni sur ses multiples composantes mais sur les interactions qui lient les espèces les unes aux autres et le devenir de ces interactions 150. Plus généralement, les niveaux d’organisation du vivant et leur dynamique envisagés par l’écologie scientifique seront analysés, classés en autant de variables essentielles de la biodiversité à suivre et à protéger 151. C’est dans ce fantastique terrain scientifique, lui-même en constante reconfiguration, que l’histoire, les concepts, et les méthodes de la conservation de la biodiversité doivent être étudiés pour penser la crise du vivant.
4.
UNE SCIENCE DE LA CONSERVATION Après avoir abordé la cristallisation de la notion de « crise » de la biodiversité (premier chapitre), la recherche d’une éthique nouvelle (deuxième chapitre), et la constitution d’un savoir dirigé vers la compréhension de la biodiversité (troisième chapitre), abordons le problème spécifique de la « conservation de la biodiversité ». Commençons par tracer quelques grandes lignes significatives de cette discipline et les représentations de la nature sur lesquelles elle s’articule. Nous reverrons plus ouvertement ainsi comment le « souci » de la crise de la biodiversité s’appuie sur une intrication entre faits et valeurs (intrication déjà abordée au deuxième chapitre). Mieux, c’est justement cette intrication qui a fait émerger cette discipline, qui a conditionné son histoire, et qui permet de comprendre ses orientations actuelles. Rappelons tout d’abord que la biologie de la conservation est définie comme une discipline scientifique nouvelle qui devait refléter les préoccupations majeures qui s’accumulaient depuis plusieurs décennies concernant l’impact des activités humaines sur la nature (contexte historique exposé au premier chapitre). Il s’agissait d’une science de l’action visant à développer des propositions pratiques susceptibles d’empêcher l’extinction des espèces. C’est une science de l’urgence, une
science de crise, qui ne peut se payer le luxe de l’inaction sous prétexte d’incertitude. Il s’agissait bien de traiter le problème de la protection de la nature scientifiquement, à la lumière des leçons de l’écologie, de la biogéographie et de l’évolution. Les postulats fondamentaux de cette synthèse scientifique devaient être des garanties d’efficacité, des guides pour l’action légitimée par la science et l’éthique dans un climat d’urgence. Il s’agissait aussi d’une discipline engagée, d’une science appliquée mais aussi impliquée, faisant de l’intrication entre faits et valeurs une force assumée. L’axiologie de la discipline se résume en quelques postulats simples : la diversité, la complexité écologique et l’évolution représentent des valeurs positives. De plus, la biologie de la conservation admet que la diversité biologique a une valeur intrinsèque, indépendamment de toute considération instrumentale6. La biologie de la conservation prévoit donc l’élaboration d’un projet scientifique et d’un programme normatif. Notons enfin que l’interdisciplinarité était de mise pour rendre compte de la pluralité des représentations, des problèmes, et des éventuelles solutions. Michael Soulé, l’un des pères fondateurs de la biologie de la conservation, a cette idée que différentes disciplines existantes (l’écologie, la démographie, la taxonomie, la génétique) ont toutes une contribution appropriée pour la conservation. D’après Soulé, de même que le traitement du cancer fait intervenir plusieurs sous-disciplines comme l’immunologie et l’épidémiologie, la biologie de la conservation devrait résulter de l’interaction entre la génétique et la gestion des ressources naturelles ou plus généralement encore entre les sciences du vivant et les sciences sociales. Mais insistons sur le fait qu’il ne s’agissait pas non plus de faire un grand rassemblement de disciplines préexistantes, il s’agissait bien de fonder une nouvelle discipline scientifique. Il y a donc un vœu de scientificité, de théorisation, du souci de la biodiversité. Avec, du même coup, recherche de méthodes, de concepts, et d’autonomisation progressive
d’un collectif de pensées avec ses revues scientifiques (la Society for conservation biology est fondée en 1985 et la première revue scientifique de conservation, Conservation Biology, est créée en 1987) et ses valeurs. Ces vœux ont été partiellement exaucés. Il s’est en effet développé des pans entiers de recherches mêlant sciences de l’écologie et sciences sociales pour traiter spécifiquement des problèmes du ressort de la biologie de la conservation. Mais la cohérence disciplinaire a laissé place, en l’espace de 30 ans, à une multiplicité d’approches plus ou moins centrées sur l’écologie scientifique, l’évolution ou les sciences sociales. Si bien que la conservation garde une entrée écologique et une entrée sociale, qui peuvent, ou non, se combiner. D’autre part, des disciplines nouvelles, comme l’écologie de la restauration ou la biologie des invasions, ont trouvé leur place à côté de la conservation, comme autant de cadres spécifiques pour traiter de problèmes eux aussi spécifiques. Quel que soit le devenir de la conservation comme science constituée, indépendante et unifiée, les exigences que les débuts de la discipline portent sont des appels à un rassemblement autour d’une cause simple : l’érosion de la diversité biologique. Et c’est cette cause qui exigeait, et qui exige encore, que l’objet du problème quel qu’il soit (une espèce, un habitat, une pratique, un usage, une loi) soit traitable par une discipline unique. Autrement dit, si la biologie de la conservation n’est pas unifiée, son problème, lui, est unificateur. Toutes les branches de l’écologie scientifique se sont potentiellement déclinées en problèmes de conservation. La génétique, la biologie évolutive, la biologie du comportement, la dynamique des populations, des écosystèmes, des réseaux. La sociologie, le droit, l’histoire, la géographie, l’anthropologie, la philosophie ont investi les mêmes problèmes, parfois en lien étroit avec l’écologie. Les échelles spatiales et temporelles se sont également diversifiées : la conservation s’envisage localement, au niveau des sites, au niveau des paysages ou à l’échelle mondiale. À chacune de ces
échelles, les questions sont envisagées soit dans un temps court de gestion immédiate soit dans un temps long de reconstitution et de scénarisation des trajectoires naturelles et culturelles. Dans ce paysage complexe, des points forts méritent d’être soulignés pour penser la crise du vivant aujourd’hui. Le premier concerne un raisonnement type à la base de nombreux projets de conservation. Cette rationalité est celle qui consiste à établir des priorités, à optimiser une décision dans la contrainte (un manque de temps, d’espace, de moyens). Ce raisonnement ne va pas de soi et marque notre manière d’envisager la protection de la nature de façon très particulière. Le deuxième concerne la délimitation de deux grandes approches mobilisées pour la conservation : la focalisation sur les espèces et la focalisation sur les espaces. Là encore, cette dualité reflète une certaine manière d’envisager les solutions à la crise du vivant qu’il faut mettre à jour. Enfin, la difficulté de prendre en compte la dynamique des systèmes complexes en régime de changements globaux et de définir la « bonne intervention de l’humain » est l’occasion de montrer comment science et technique de la conservation peuvent être mises au service de nombreux fantasmes à l’égard de la nature.
La logique de « prioritarisation » comme socle La décennie des années 1980 est celle d’une recherche de cohérence d’une discipline scientifique tout juste naissante dans le paysage académique. À l’époque, la biogéographie insulaire semble permettre de fonder la conservation sur des règles générales (abordées au premier chapitre). L’écologie des espèces est dans un premier temps considérée comme secondaire, une affaire de spécialistes, relevant d’une « histoire naturelle » élaborée à partir de connaissances qui nécessitent d’être
renouvelées par l’écologie scientifique. La création de parcs, l’identification de sites « particuliers » qu’une théorie permettrait de déterminer scientifiquement favorisent l’idée que la crise de la biodiversité passe par la sauvegarde de « sites » dont la localisation, la taille et la forme peuvent être déterminées scientifiquement. Mais le privilège de cette approche ne dure pas, les travaux théoriques de génétique suggèrent très tôt que la taille, la forme et la distance des refuges ne disent pas tout. La probabilité de survie des espèces résulte non pas de la forme des réserves ni de leurs tailles, mais de la démographie, du comportement, et de la génétique des individus et des populations. Le début de la conservation place donc très tôt la dynamique des populations au centre du problème 152. Il y a, en somme, structuration de la biologie de la conservation en une approche par « site » et par « espèce » due au progrès de la génétique et de la dynamique des populations. Qu’il s’agisse de la conservation des sites ou des espèces, un raisonnement « type » influencé par les mathématiques et l’économie s’impose. En tant que science de l’urgence, et devant prendre acte de l’affrontement entre un développement humain rapide et intense et le souci de protéger la biodiversité, la biologie de la conservation endosse la logique suivante : « combien – et comment – faut-il protéger de sites ou d’espèces pour maintenir la diversité biologique » ? Ainsi formulé, le problème s’oriente vers un système d’optimisation, de recherche de configuration spatiale ou de taille de population minimum, compatible avec un jeu de contraintes. En définitive, qu’il s’agisse de sites ou d’espèces, ce raisonnement est le même. Et cette formulation toujours très puissante continue d’être adoptée comme la manière pertinente de traiter le problème de conservation de la biodiversité. Comme certains auteurs aiment le rappeler, la conservation peut être pensée fondamentalement par ce prisme de la question de prioritarisation 153. Dès lors qu’il est question de sites ou d’espèces, le problème du tri, de la décision de « où et quoi protéger » de
façon optimale s’impose comme un réflexe. Ce raisonnement ramène selon certains auteurs la conservation à un problème de théorie des jeux et de résolutions de compromis 154. Mais cette vision a des faiblesses évidentes. Car il est rapide et réducteur de penser que le souci posé par la conservation est « seulement » de proposer une manière de résoudre l’équation d’un tri d’espèces ou d’espaces dont la pérennité est compromise par des activités humaines que l’on décide de considérer comme inéluctables. L’agenda environnementaliste de la biologie de la conservation consiste à questionner le sens même de notre rapport au monde, la place de l’humain vis-à-vis des non-humains. Les approches focalisées sur les « sites remarquables » ou sur les « espèces en danger », qui relèvent en apparence d’une problématique scientifique, sont directement influencées par l’éthique environnementale, et ne sont pas réductibles à un problème d’optimisation. Les deux piliers de l’éthique environnementale (la question du sauvage et la question de la valeur intrinsèque) sont en effet au cœur de ces deux approches. Quels sites sont suffisamment « particuliers », « intacts », pour que l’on décide de les protéger ? Quelles espèces sont assez « importantes » en termes de valeur (intrinsèque ou instrumentale) pour faire l’objet d’une étude approfondie de leur viabilité ? Deux questionnements éthiques forts restent donc toujours en toile de fond de la biologie de la conservation depuis ses origines. Loin de s’estomper, ces questionnements demeurent criants aujourd’hui. Une logique d’optimisation a l’apparence d’une équation mathématique, mais une base structurée par des valeurs. Notons que d’autres voies de problématisations sont également possibles questionnant plus directement nos impacts et n’opérant pas la même réduction des valeurs en jeu dans la conservation. Quelles activités ou logiques de développement néfastes décide-t-on d’arrêter ? La destruction de la biodiversité est-elle justifiée ? Quelle intensité de
prélèvement maximum et définitif décide-t-on de s’imposer sur un espace ou une espèce ? Ainsi formulé, le problème est décentré. Il ne s’agit pas de savoir quel est le minimum de population viable ou comment rendre des choses compatibles mais quel est le maximum que nous nous autorisons à détruire. Cette deuxième formulation, tout aussi légitime, questionne plus directement les causes. La logique d’optimisation questionne le symptôme et considère que l’impact aura lieu de toute façon. De plus, imaginons que l’équation établissant le minimum d’individus de chaque espèce et la surface minimale d’habitats naturels compatibles avec le maintien de notre développement économique soit résolue. Serait-ce suffisant ? Serait-ce même satisfaisant ? La politique et les tensions sociales associées à la protection de la biodiversité ne se posent pas en équations. Dans bien des cas, ces minimums sont connus mais non respectés. Même lorsqu’il s’agit de définir des populations seuils, comme dans le cas des stocks de pêche, ces seuils font inlassablement l’objet de négociations politiques, de discussions sociales jouant et rejouant l’interaction entre faits et valeurs et faisant passer les intérêts économiques presque toujours devant les limitations écologiques ou les exigences éthiques. Ce réflexe d’optimisation est un réflexe proprement scientifique et procède d’une logique gestionnaire. Deux aspects importants de la conservation, mais deux aspects seulement. Et même lorsqu’on se borne à envisager le problème de la conservation sous l’angle de cette logique, il s’accompagne d’une accumulation d’incertitudes et de choix de données, de méthodes, elles-mêmes sans cesse renouvelées et complexifiées. Les deux approches majeures de cette discipline (par site et par espèce) reflètent et conditionnent notre vision de la nature. La discipline ne cessera d’intégrer d’autres aspects de l’écologie scientifique et d’accorder de l’importance aux interactions (entre espèces, ou entre échelles de temps et d’espace). Pour penser la crise du vivant, il est devenu nécessaire de reconnaître ces deux mouvements. D’un côté, la biologie de la conservation
s’ancre dans – et maintient – un raisonnement de sélection de sites et de sauvetage d’espèces par la recherche d’optimum. De l’autre, elle s’enrichit fort heureusement de modes de pensée moins réducteurs et de vives controverses.
Délimiter la nature remarquable Le « souci » de la diversité biologique est, dès son origine, à la fois localisé et spatialisé. À ce titre, la conservation des sites, des endroits jugés remarquables, s’imposera comme une approche incontournable. Il faut délimiter la biodiversité pour limiter sa perte. Aux USA, la wilderness est un espace, une zone. Sous les tropiques, la forêt étudiée par les naturalistes américains a également ses contours propres. Les premières estimations de la crise de la biodiversité se basent sur une perte de surface. L’estimation du nombre total d’espèces sur Terre utilise le même raisonnement (abordé au troisième chapitre). Le début de la conservation est donc fortement marqué par la question de l’identification des sites à protéger et du rôle de la taille de ces sites sur le maintien de la biodiversité. Notons que les premières zonations sont décidées de façon arbitraire, « autour » d’une nature jugée remarquable sans faire appel à la science. Mais il s’agissait pour les conservationnistes de bâtir un raisonnement plus rigoureux, plus objectif, plus scientifique. Par exemple, parmi les questions qui se posent, celle de savoir si une seule grande réserve est plus adaptée que plusieurs petites de la même surface occupera le monde de la conservation pendant quelques années. Ce débat connu sous l’acronyme SLOSS (pour single large or several small) est resté comme un cas d’école. Il permet de refléter un objectif cher à la recherche du moment, celui
d’asseoir la protection de la biodiversité sur des études théoriques rigoureuses. La relation aire-espèces et la biogéographie insulaire joueront une nouvelle fois un rôle moteur dans cette recherche (exposée au premier chapitre). On assiste à une véritable course à la règle générale et scientifiquement argumentée pour l’établissement des réserves 155. Mais les conclusions de ces recherches sont contradictoires et vite mises en défaut. Premièrement, la théorie utilisée suppose un système en équilibre et une relation généralisable entre l’aire et le nombre d’espèces. Deuxièmement, la taille optimale des réserves est dépendante de l’espèce considérée. Enfin, les caractéristiques de la réserve idéale sont différentes selon qu’on s’intéresse à maintenir ce qui existe ou que l’on cherche à prévoir une situation future. Le débat semble donc très vite s’essouffler pour privilégier une approche plus intégrée faisant intervenir autre chose que la biogéographie ou la relation aire-espèces 156. La question de la connectivité est par exemple mise en avant. Quelles que soient la taille et la forme des réserves, on peut penser que la présence des corridors (les liens de connexion) est positive du point de vue démographique et génétique. Permettre aux individus de se disperser entre les sites est une garantie de reproduction et de brassage de la diversité génétique. Cependant, des arguments tempèrent aussi la généralisation de cette idée. S’il s’agit de la prédation ou de maladies, les corridors peuvent nuire à la protection de certaines espèces. La dispersion n’est pas « en soi » un facteur positif, tout dépend du contexte. Cette approche scientifique avide de règles n’a pas empêché des zonations plus directes. À ce titre, l’identification et la protection de « hotspots » seront des propositions fortes de conservation des sites se passant de support théorique. L’idée de concentrer les efforts de conservation autour de ces zones prend un essor particulier avec la publication par Norman Myers et ses
collaborateurs dans la revue Nature d’une cartographie des 25 points chauds de biodiversité 157. L’idée de Myers est simple. La diversité n’étant pas répartie de façon homogène, il faut identifier les zones qui concentrent cette diversité. Une logique d’optimisation est à l’œuvre. Myers montre que certaines parties du globe sont de véritables concentrations de diversité, comprise comme un nombre d’espèces. Sur 1,4 % de la surface terrestre se concentrent 44 % des espèces de plantes et 35 % des espèces de vertébrés. L’autre critère retenu pour délimiter les points chauds est celui de la menace qui pèse sur ces zones. Un point chaud est une partie du monde où la végétation a été fortement détruite. Ce qui fait le pouvoir d’une telle approche est qu’elle répond parfaitement à une volonté de prioritarisation : le point chaud est un lieu confiné, mais menacé et riche en biodiversité. Leur nombre a légèrement évolué et ils sont aujourd’hui 34. Cette approche plus directe, même si elle contourne les critiques formulées à l’encontre d’une théorie incapable de guider à elle seule la sélection des sites prioritaires, est elle-même très vite critiquée. La première limite évidente de cette approche est qu’elle focalise l’attention sur certains points chauds définis à partir de la forte proportion de plantes endémiques, adoptant une vision bien partielle de la biodiversité. D’autre part, l’objectif lui-même qui consisterait à protéger des « concentrés de biodiversité » est questionnable. Une telle approche minimise aussi d’autres impacts bien plus importants que ceux dus à la destruction de la forêt. Enfin, cette approche, pensée à une échelle globale, laisse de côté les autres zones qui ont un intérêt majeur, même si la richesse ou l’endémicité de ces zones est faible. À cet égard, les grands parcs américains, la banquise et la toundra ne représentent pas des « points chauds » en termes de nombre d’espèces mais sont des enjeux majeurs de conservation néanmoins. La délimitation des aires protégées n’est donc pas restée figée dans une approche théorique ni dans une approche globale. Au contraire, une multitude d’aires protégées n’a cessé de se décliner à différentes échelles et
leurs étendues et leur efficacité continuent d’être très étudiées en biologie de la conservation. La délimitation de refuges de biodiversité est un principe qui reste canonique en conservation. Ces zones sont aujourd’hui diversifiées. L’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a proposé de faire une typologie générale de ces zones. Le premier grand groupe d’aires protégées est centré sur le maintien du caractère naturel des zones concernées. Ces zones regroupent les réserves strictes de nature et de wilderness. L’être humain n’est pas censé y demeurer et ses activités, la plupart du temps scientifiques, y sont strictement contrôlées. L’humain est à la rigueur toléré comme visiteur temporaire. La protection s’assouplit pour les autres types de réserves de ce groupe, prévoyant la possibilité d’y développer une activité humaine plus ou moins forte mais qui doit toujours rester compatible avec le souci de protection de la nature. Les parcs nationaux en font partie. Les aspects traditionnels, culturels y sont maintenus et favorisés dès lors qu’ils sont compatibles avec le maintien des processus écologiques. Des sites précis peuvent aussi faire l’objet d’une protection spéciale en raison de leur curiosité, ou de la présence d’une espèce particulière. Le deuxième grand groupe est multiusages. Centré sur les paysages façonnés par l’homme et des zones à forte présence humaine. Ces sites peuvent également faire l’objet d’un statut de protection dès lors qu’ils marquent un souci de la gestion durable des ressources et du maintien des activités traditionnelles. En France, les parcs naturels régionaux appartiennent à cette catégorie. Ces deux grands groupes marquent en réalité deux pôles d’un continuum le long duquel les aires protégées peuvent se distribuer en fonction de différents critères plus ou moins favorables à la protection de la nature et à la compatibilité de cette protection avec les activités humaines.
Mais globalement, ces aires protégées ne cessent d’augmenter à la surface du globe depuis 1960 et couvrent aujourd’hui plus de 12 % de la surface terrestre totale. La dynamique de la création de ces aires protégées est toutefois différente selon les pays. On peut par exemple s’attendre à une difficulté croissante d’ajouter de nouvelles aires de protection là où celles-ci sont déjà bien présentes, notamment dans les pays les plus riches 158. Quoi qu’il en soit, c’est un objectif politique fort, affiché comme l’une des mesures phares dans les conventions internationales sur la diversité biologique. En 2010, le sommet de Nagoya prévoyait le doublement des réserves pour 2020 pour atteindre 17 % de la surface terrestre 159. Les aires marines protégées, quant à elles, restent faibles avec 1 % de la surface marine mais devraient être portées à 10 % en 2020 selon les objectifs ambitieux de Nagoya (abordés au chapitre 5). Insistons sur l’importance de cette stratégie de conservation et sur ce qu’elle véhicule comme représentation de la nature et de sa protection. Cette stratégie reste une mesure efficace et maintient en quelque sorte une forme d’altérité des paysages protégés. Il y a un « en-dedans » et un « endehors ». Accepter cette zonation, c’est implicitement reconnaître le respect que cette zonation impose. Les collectivités s’engagent sous forme de charte à respecter un certain nombre de contraintes. Certes, une critique majeure à l’encontre de cette approche est d’avoir oublié, voire méprisé, les humains habitant dans ces zones. Des cas d’expropriations consécutives à l’imposition de zones à la légitimité tout à fait contestable sont avérés avec des conséquences sociales dramatiques. Les sciences sociales et les conflits entre humains et législations de protection ont pointé du doigt les approches extrêmement réductrices et impérialistes des « mises en réserve » 160. De plus, le maintien des pressions industrielles et économiques est tel que les aires protégées même anciennes et bien implantées résistent mal à leur mitage sur le long terme 161.
Ces critiques n’épuisent cependant pas la pertinence d’établir des limites franches, lorsque celles-ci sont bien pensées écologiquement et humainement, pour isoler certaines zones que l’on décide de protéger. Avec le recul, la création des réserves a évolué vers une approche beaucoup plus centrée sur les humains et le maintien d’activités locales que sur la stricte protection de la nature 162. Certaines aires protégées dans les pays en voie de développement, loin de limiter la croissance de la population locale et d’affaiblir les opportunités économiques font le contraire : les populations se rapprochent et bénéficient souvent de l’établissement d’une aire protégée destinée à la biodiversité 163. Autrement dit, si la mise en place de certaines aires protégées a entraîné de la violence et maintient encore des injustices, le bilan est loin d’être négatif tant sur le plan social que sur le plan de la protection de la nature. Les effets positifs de ces zones sont capitaux pour de nombreuses espèces et processus, notamment en contexte de changement global. Leur rôle de refuge, de zones sources et de transitions pour des espèces migratrices n’en fait pas des zones « figeantes » pour la biodiversité. Des nuances sont donc à apporter lorsque la protection de sites ou d’espaces est qualifiée d’inefficace ou de nature « sous cloche ». Établir un périmètre de respect ne veut pas dire figer les choses. En outre, l’efficacité globale de cette approche, que l’on considère son aspect social ou naturel, reste difficile à établir. Une évaluation globale peut mettre facilement en évidence les « trous » laissés par le réseau d’aires protégées à l’échelle de la planète et la forte hétérogénéité spatiale de la distribution de ces aires protégées 164. D’autre part, il est clair qu’il ne suffit pas de décréter une zone « protégée » pour qu’il se passe quoi que ce soit en faveur du maintien de la biodiversité. Par exemple, en Europe, le réseau Natura 2000 est vanté comme le plus grand réseau de sites protégés du monde (il couvre actuellement près de 18 % de la surface terrestre de l’Europe). Ce réseau est un ensemble de sites naturels ou semi-naturels de
l’Union européenne ayant une faune et une flore dont l’intérêt patrimonial a été reconnu. Mais ce réseau ne constitue pas, en soi, une garantie de protection des espèces s’il n’est pas agrémenté de mesures fortes en faveur de la biodiversité sur le long terme. En particulier, dans un contexte de changement climatique il est probable que le réseau Natura 2000, par sa répartition spatiale, n’assure pas une cohésion spatiale et une surface suffisante pour éviter les déplacements de l’aire de distribution de nombreuses espèces 165. Notons que pas ou peu de science est mobilisée pour la constitution de nombreuses aires protégées. Le réseau Natura 2000 est bien plus largement le résultat de démarches naturalistes et de négociations politiques et sociales au cas par cas que de l’application de développements théoriques. Si la course à la formalisation de la « bonne » aire protégée dictée par la biogéographie insulaire n’est plus de mise, le principe de sécurisation d’espaces de nature, quels qu’ils soient, reste une politique majeure. Le développement de méthodes scientifiques au service de la sélection des sites trouvera un autre formalisme, issu des mathématiques, avec le développement de méthodes de planification systématique reposant encore plus fortement sur une logique d’optimisation.
Une planification ad hoc et systématique de la protection des sites Les leçons des recherches précédentes devaient aboutir à une complexification des critères de désignation des réserves. Si aucune « règle » de mise en place de réserves n’a pu vraiment émerger de la biogéographie insulaire, une méthode de sélection de sites, flexible, a néanmoins été érigée et généralisée.
Le raisonnement à la base de cette méthode émerge d’un cas simple énoncé dès 1988. Prenons un réseau de sites contenant des espèces. Ces sites se distribuent dans différents habitats. Un nombre limité de sites peuvent être choisis et faire l’objet d’une protection. Il faut donc établir une priorité. Quels sites choisir pour maximiser le nombre d’espèces comprises dans le réseau final de sites protégés 166 ? Le problème est typiquement réduit à un cas d’optimisation. Un algorithme permet de trancher et de proposer différentes sélections de sites en fonction des objectifs. Ce cas, relativement simple, peut se complexifier à volonté. On peut par exemple vouloir ajouter comme contrainte de protéger tous les sites comprenant des espèces rares, présentes seulement sur un ou quelques sites. On peut imposer que le réseau assure la protection d’au moins 5 % des sites occupés par chaque espèce, etc. Des critères sociaux ou des contraintes de coûts financiers peuvent ensuite s’ajouter. On devine que de telles recherches seront investies par des approches issues des mathématiques et de la programmation. C’est, de fait, un problème de mathématiques appliquées connu sous le terme de « problème d’optimisation » qui entre en jeu. Cet algorithmique sera lui-même incorporé dans un concept plus large, extrêmement influent en conservation, connu sous le terme de systematic conservation planning 167. Il s’agit selon cette approche de proposer un cadre général applicable à toutes les situations garantissant la meilleure proposition écologique et sociale de protection de sites. Différentes étapes (dont le nombre et la définition varient en fonction des auteurs) sont généralement reconnues comme devant rythmer cette approche impliquant des outils empruntés aux mathématiques et aux algorithmes d’optimisation. Il s’agit d’identifier le « meilleur réseau » d’aires protégées possibles en fonction des connaissances disponibles et des objectifs souhaités préalablement identifiés. Des critères types sont généralement abordés. Ces
algorithmes peuvent être traités par un logiciel spécifiquement prévu à cet effet. Cette démarche est bien entendu idéalisée et a surtout permis un essor colossal de ce champ de recherche sur le plan académique. Certains ont même vu dans ce cadre le premier « consensus » dans les sciences de la conservation 168. Une part du succès d’une telle méthode est probablement liée au fait qu’on aboutit théoriquement à un problème de prioritarisation spatiale suffisamment flexible pour incorporer les dimensions sociales locales désamorçant certains conflits 169. Pourtant, même si cette approche n’est pas seulement théorique et a été appliquée avec succès dans certains cas précis, la transparence et la rigueur de la méthode cachent des situations réelles complexes dont l’incertitude est mal prise en compte 170. D’autre part, l’algorithmique ne rend pas compte de la dimension symbolique de la délimitation en tant que telle ni des aspects sociaux et politiques qui sont extrêmement normalisés par une telle approche. Fondamentalement, l’exercice de planification de protection de sites n’explicite pas les problèmes éthiques sous-jacents. Le même usage de la nature doit-il être admis dans tous les sites ? Si non, qu’est-ce qui justifie une telle délimitation sur le plan moral ? Est-ce seulement la conséquence d’une organisation spatiale pratique par et pour l’homme (pensée par le scientifique) ou se joue-t-il un problème plus profond de la définition du naturel et de la valeur qu’il représente ? Une nouvelle fois, bien que présentée comme consensuelle par le monde académique, la planification systématique ne couvre pas tous les enjeux de la délimitation des réserves. La protection des sites est le théâtre d’une redéfinition constante de ces enjeux éthiques, comme le suggèrent les nouvelles planifications de protection autour de la notion de « socio-écosystème ».
Étendre la conservation en milieux anthropisés : les socio-écosystèmes Si l’histoire de la protection des sites commence par la définition de réserves strictes, elle ne cesse d’être repensée en intégrant progressivement une autre spatialité. Les objectifs des sciences de la conservation ne sont plus aujourd’hui seulement d’établir des bornes, des frontières, des dichotomies, mais de gérer des espaces diversifiés le long d’un gradient d’occupation humaine. La planification des réserves s’est généralisée à la planification des paysages et des villes. Concernant les paysages, la conservation hérite d’une assise scientifique ayant cherché à identifier des règles générales permettant de mesurer la qualité ou l’intégrité d’un paysage. L’« écologie du paysage » est ainsi devenue une branche en soi de l’écologie scientifique. La plupart des travaux de cette branche se sont limités à des méthodes de description et de quantification des relations entre des caractéristiques du paysage (par exemple sa structure, sa composition) et des patrons ou des processus écologiques. Mais le pouvoir prédictif d’une telle approche permettant de dire ce qu’est un « bon paysage » pour la biodiversité est resté faible. La conservation à l’échelle des paysages se solde ainsi par la proposition d’un ensemble de règles empiriques, davantage issues de l’expérience que dérivées d’un corpus théorique. Par exemple, la reconnaissance de l’importance de la « mosaïque paysagère », de la configuration et de la composition spatiale de la végétation peut aider à améliorer la protection de sites particuliers compris comme éléments d’un paysage particulier 171. Mais d’autres paysages accueillent une biodiversité remarquable par leur continuité, leur homogénéité, et leur conservation ne profiterait en rien d’un morcellement en mosaïque de différents habitats, même si ce morcellement se solde par une augmentation du nombre d’espèces présentes.
Le paysage est aussi souvent pensé comme l’objet géographique par excellence dans lequel les activités humaines ne sont pas conçues comme seulement destructrices mais aussi « génératrices » de biodiversité. À ce titre, la conservation peine à établir un « partage » entre la nature à protéger d’un côté et les activités humaines à bannir de l’autre. Une prise en compte de l’histoire intriquée entre la nature et l’humain plaide souvent pour l’adoption d’une vision plus intégrée, moins dualiste et capable de traiter des problématiques diversifiées qui s’entremêlent dans la protection de la biodiversité. Le « paysage » est le lieu symbolique dans lequel la protection de la nature se mêle à la création d’emplois, de logements, le maintien d’activités traditionnelles, l’architecture, le rayonnement touristique, ou les usages et savoirs locaux. Plus généralement, la conservation de la nature se pense de plus en plus comme devant concerner des « socio-écosystèmes » où l’homme est conçu comme un acteur de la biodiversité par ses pratiques et ses usages multiples. Les villes en tant que telles font également l’objet d’une attention croissante pour les sciences de la conservation. Le jardin individuel est spécifiquement étudié dans ce cadre, compte tenu de sa potentialité d’accueil et de refuge de la biodiversité dans le milieu urbain. Ces élargissements des enjeux de la conservation de la biodiversité dans un monde dominé, structuré et planifié par l’humain ne remettent pas en cause l’impact négatif lié à certaines activités humaines, comme la destruction des habitats. L’urbanisation comme processus et le milieu urbain comme habitat potentiel restent des facteurs de destruction irréversibles et des zones hostiles à la dynamique à long terme de la plupart des espèces 172. L’idée est plutôt de chercher ce qui peut permettre à la biodiversité spécifiquement urbaine ou agricole de se maintenir. Cette approche est aussi indissociable d’une recherche de « reconnexion » symbolique des urbains ou des usagers de la nature avec la biodiversité qui les entoure. Dans ces approches, les notions de « nature » ou de « sauvage » sont alors reconfigurées dans une représentation proprement urbaine ou
spécifiquement rurale, et qui caractérise non pas la nature intacte mais son irruption là où on ne l’attend pas, voire là où l’on souhaite la voir revenir (dans des friches, des bords de routes ou des champs cultivés) 173. La conservation peut donc avoir du sens dans une ville et coexister avec le maintien d’exigences fortes concernant des zones où l’humain n’est pas censé demeurer. Dans les paysages dominés par l’homme, les projets de conservation, y compris sur des espèces communes, sont nécessaires et souvent pertinents pour sensibiliser, intriguer, intéresser, une population humaine de plus en plus urbaine. Mais des congrès, des recherches, des demandes de protection de zones spécifiques pour leur singularité naturelle, séparées le plus possible de l’interventionnisme gestionnaire, représentent fort heureusement un courant toujours actif de la conservation. Ces approches revendiquant l’intérêt de maintenir une « naturalité » forte résistent à une critique facile considérant que l’humain est « partout ». Tout comme le bornage des espaces protégés relève d’un questionnement sur la place de l’humain dans la nature, la définition du rôle des activités humaines comme nécessaires et comme souhaitables pour la biodiversité nous interroge sur le sens accordé à la nature. Ces délimitations ne vont pas de soi mais sont construites socialement. À ce titre, il est surprenant que le laisser-faire, l’accueil d’une nature spontanée, non maîtrisée reste une option si difficile à admettre. Penser la biodiversité par le biais de la conservation des sites, c’est entrevoir que, tout humaine qu’elle soit, la nature comme extériorité fondamentale (même lorsqu’elle s’exprime en ville par surprise) est revendiquée comme une nécessité par ces mêmes humains. La diversité des sensibilités dans la société civile et dans les sciences de la conservation permet heureusement d’éviter aux pensées dogmatiques de s’imposer trop facilement et de plaider sans nuance en faveur d’une « fin de la nature » sous prétexte qu’elle est souvent façonnée par une intervention humaine 174. La notion de sauvage et de spontanéité de la nature pensée sans l’homme
est en ce sens toujours bien présente et permet de poser des questions éthiques et politiques fondamentales. La dynamique de certains milieux ou certaines espèces nous le rappelle constamment malgré nos tentatives d’arraisonnement et de nivelage. L’approche par sites se développe parallèlement à une approche centrée sur les espèces qui manifeste aussi différentes visions de la biodiversité et de la crise du vivant.
Des modèles au service de la protection des espèces Dans les débuts de la biologie de la conservation il s’agit de sécuriser des sites, de les soustraire à l’impact des activités humaines. De mettre les espèces « à l’abri ». Parallèlement, comprendre le processus qui mène une espèce à l’extinction devient l’autre enjeu dominant. Et il y a une raison à cela. L’adage « une grande réserve est une bonne réserve » est ébranlé dans les années 1980. La proposition de ne pas en rester aux sites (conçus comme de simples unités spatiales) mais de s’intéresser à la protection des écosystèmes ou des communautés (conçus comme des unités biologiques) est la plus tentante. Mais la complexité de ces niveaux est un frein immédiat. La conservation s’est donc naturellement focalisée sur l’échelle « espèce » et la dynamique des populations. Ce virement populationnel est si fort qu’il forge deux paradigmes considérés pendant un temps comme les grands piliers de la conservation 175. Pour qu’une espèce s’éteigne il faut que ses populations déclinent et atteignent une taille telle que les individus disparaissent. Selon l’écologue Graeme Caughley (1937-1994), la conservation a donc deux grands volets : le paradigme des populations « déclinantes » qui s’intéresse à ce qui entraîne la baisse des effectifs d’une population, et le paradigme des
« petites » populations qui se préoccupe des menaces qui pèsent sur des populations de faibles effectifs. Caughley identifie un problème de fond lié à ces deux paradigmes. Bien qu’ils soient selon lui les piliers de la conservation, ils ont tous deux un défaut majeur contradictoire vis-à-vis de l’action. Le premier, en traitant ce qui explique qu’une population décline, se rapproche des causes ultimes du déclin de la biodiversité. Mais celles-ci sont si nombreuses qu’il ne peut selon Caughley y avoir de généralisation et de règles fiables pour l’action. En effet, ce qui entraîne le déclin d’une population dépend de l’espèce et résulte, le plus souvent, d’une combinaison de facteurs difficiles à prédire (surexploitation, destruction d’habitat, maladies…). Le second paradigme, qui concerne les populations de faibles effectifs, se focalise sur des processus biologiques pouvant faire l’objet d’une étude théorique et de la recherche de règles simples données par la génétique ou la dynamique des populations. Mais alors ce qui est traité par une action éventuelle n’est plus la cause mais déjà la conséquence du déclin. En somme, l’étude des populations en déclin est privée de théorie permettant de guider l’action, et l’étude des populations de faibles effectifs éloigne d’une intervention sur les causes réelles d’extinction. L’intuition de Caughley est appuyée par l’étude des données fossiles au cours du temps et de l’observation des populations des espèces éteintes ou menacées de s’éteindre. Ces observations suggèrent que deux grands types de facteurs sont déterminants : les pressions déterministes et les perturbations stochastiques. Les pressions déterministes sont les causes externes, directes, de déclin des populations (surexploitation, destruction d’habitat) 176. Maintenir ce type de pression, c’est conduire la population à l’extinction nécessairement (processus abordé au cours du premier chapitre). Mais, même en l’absence de ces pressions, l’extinction d’une population peut résulter de l’irruption d’événements inattendus affectant la
dynamique de la population. Une population, même de grande taille, peut par exemple s’éteindre brutalement à la suite d’une catastrophe (une inondation par exemple). Si la taille de la population est réduite, d’autres événements « stochastiques », dus au hasard, peuvent encore s’ajouter. Avec peu d’individus, la probabilité que ces individus ne se reproduisent pas peut devenir suffisamment forte pour que la population s’éteigne (stochasticité démographique). De même, la présence fortuite dans l’environnement de prédateurs ou de parasites constitue une menace d’extinction pour des petites populations (stochasticité environnementale). Ces effets « stochastiques » augmentent tous au fur et à mesure que la taille de la population décline. Ils interagissent et dépendent du contexte régional, des interactions entre espèces et de multiples facteurs difficiles à prévoir. Au mieux peut-on hiérarchiser de façon qualitative et théorique l’importance relative de ces effets en fonction de la taille des populations 177. Sachant l’existence de ces pressions sur les populations, une question centrale pour la conservation consiste à se demander quelle est la taille minimum d’une population viable. La notion de minimum viable population (MVP) est devenue un concept clé de la conservation des espèces. Cette notion peut être modélisée dès lors qu’elle est précisée. Par exemple, quelle est la population minimum à maintenir pour qu’une espèce puisse perdurer dans un habitat pendant 100 ans avec une probabilité de 99 % ? Une fois de plus, des règles d’or seront cherchées et la logique d’optimisation est à l’honneur. Pour résoudre cette question, l’approche idéale serait de faire des expériences déterminant pour chaque espèce la population minimale capable de se maintenir. De telles expériences sont irréalisables et trop longues pour la conservation. L’autre approche empirique possible consiste à examiner des patrons de distribution des populations dans différentes conditions. Cette approche est, elle aussi, difficile à mener pour la plupart des espèces par manque de données et de situations suffisamment
contrastées. Ce sont donc les approches par modélisation, notamment les modèles de simulations, qui seront retenues pour étudier, de manière flexible, comment la MVP est affectée par telle ou telle pression ou processus stochastique affectant la dynamique de la population. Un modèle de dynamique de population peut ainsi être paramétré et projeté dans le futur, ouvrant la voie à l’étude des scénarios de conservation. La recherche de règles universelles ne sera pas plus fructueuse à l’échelle des espèces qu’à l’échelle des sites. Au mieux, des principes généraux de démographie et de génétique proposeront des estimations grossières de tailles minimales pour limiter l’expression possible d’une dépression de consanguinité et le maintien d’une diversité génétique. Mais un autre raisonnement permet de garder la même approche sans rester piégé par la recherche d’un chiffre définitif. Il suffit d’évaluer la probabilité qu’une population persiste pendant un temps donné dans un environnement donné. L’estimation de cette probabilité ouvrira un champ majeur connu sous le terme de population viability analysis (PVA) 178. En s’intéressant non plus à la taille minimum de population viable (qui suppose d’arrêter un chiffre) mais à la probabilité de persistance de la population, on ouvre les possibles. La MVP ne devient qu’un cas particulier de la PVA. PVA et MVP seront poussées par des demandes explicites des autorités américaines, dont l’endangered species act qui exige (en 1973) de maintenir viable l’ensemble des populations de vertébrés américains. Des espèces typiques comme la Chouette tachetée, le Grizzly ou la Panthère de Floride feront l’objet de multiples études modèles. PVA et MVP seront également combinées pour que l’établissement des listes rouges d’espèces menacées repose sur des critères objectifs21. Par exemple, une espèce sera considérée comme en danger « critique » d’extinction si cette espèce a une chance sur deux de s’éteindre dans les cinq ans (ou en deux générations). Ensuite, les études de PVA permettent de spécifier si une espèce appartient à cette catégorie. Par exemple, si le nombre d’individus reproducteurs d’une
population (taille de la population dite « efficace ») est inférieur à 50, ou que les conditions sont telles que la taille de la population est réduite de moitié en une génération. L’accumulation de PVA pour de nombreuses espèces a conduit certains auteurs à espérer que cette approche soit suffisamment performante pour prédire l’état futur des populations lorsque les paramètres démographiques sont connus 179. Mais les incertitudes se multiplient aussi, la qualité des données n’est souvent pas suffisante pour effectuer une PVA, et surtout, l’état « futur » des populations n’est jamais qu’une simulation 180. Les PVA ont permis de nouvelles tentatives de généralisation, ayant par exemple proposé un chiffre magique de 5 000 individus minimum à préserver pour maintenir une population viable, quelles que soient l’espèce et les circonstances. Cependant, un examen plus poussé de ce genre de règles permet facilement de montrer leur manque de rigueur 181. Finalement, lorsqu’il s’agit de protéger les espèces, on retombe sur la même trajectoire scientifique que celle empruntée par la recherche de règles générales applicables à la conservation des sites : une recherche de lois théoriques issues de la biologie, l’annonce de quelques grandes règles, une recherche plus poussée de formalisation mathématique opérationnelle sous forme d’optimisation, la création d’un cadre méthodologique flexible applicable aux multiples cas particuliers (avec, souvent, la mise en place de logiciels ad hoc). C’est dans le couplage entre l’approche par sites et par espèces, en tentant d’intégrer les différents processus écologiques et évolutifs impliqués, que la conservation a cherché un nouveau réalisme. Ce réalisme se heurtera, à son tour, à l’émergence d’une complexité croissante comme un principe d’incertitude : soit on décrit très grossièrement des choses évidentes, soit on décrit plus finement des processus difficiles à prévoir.
L’irréductible complexité d’une protection prédictive Envisager que le cadre orientant la conservation de la biodiversité puisse se limiter au suivi de l’état démographique des populations (déclinantes ou avec de faibles effectifs) a quelque chose d’artificiel. Au niveau de la population elle-même, les deux paradigmes de Caughley interagissent déjà : une population qui décline est une population qui augmente ses chances de subir les effets de la stochasticité démographique, environnementale et génétique. Les effets de ces aléas se traduiront, à leur tour, par une accélération du déclin. On parle de vortex d’extinction quand de telles boucles de rétroaction se mettent en place (processus abordé au cours du premier chapitre). De plus, la population envisagée sous l’angle démographique a été sortie de son habitat et réduite à une question de nombre d’individus. Or sur le terrain, espace et espèces sont liés. La dynamique de la population répond souvent de façon non-linéaire à une modification de l’habitat. Des centaines d’études ont montré comment la qualité de l’habitat, la taille des fragments et leur connectivité influencent la persistance d’une population. Le couplage entre habitat et population a fait l’objet d’un pan de recherche entier, celui qui étudie la persistance des (méta)populations 182 (niveau d’organisation abordé au cours du troisième chapitre). Cette approche a permis de montrer que la persistance d’une population dépend étroitement de la fraction d’habitat disponible. Pour une quantité d’habitat disponible, sa structure, autrement dit son état de fragmentation, est un autre déterminant capital. La conservation ne peut donc s’envisager comme un problème de multiplication d’individus sans tenir compte de la dynamique spatiale de ces individus. Enfin, en focalisant la conservation uniquement sur la dimension démographique d’une population, les aspects génétiques, pourtant
essentiels, ne sont pas explicités. Or des modèles de démogénétique montreront que la prise en compte de la consanguinité et de la dérive génétique fixant des allèles délétères simplement par hasard influence la probabilité de survie des (méta)populations 183. Enfin, ces approches ont généralement négligé les aspects proprement évolutifs mis de côté, car l’on a d’abord supposé qu’ils appartenaient à des échelles temporelles longues. Mais l’existence de multiples cas d’adaptations évolutives rapides de plusieurs espèces s’est peu à peu renforcée 184. Des cas empiriques d’adaptation aux métaux lourds, aux antibiotiques, aux herbicides, aux pesticides sont désormais nombreux. Un « sauvetage évolutif » peut aussi survenir lorsque l’adaptation génétique permet à une population de répondre à des variations environnementales dont les conséquences démographiques attendues devaient être l’extinction de la population 185. Or on s’attend à ce que certaines stratégies de dispersion augmentent la probabilité de sauvetages évolutifs dans certaines configurations spatiales. Là encore, on conçoit que la configuration spatiale de l’habitat et la dynamique des populations interagissent. Pourtant, si la théorie du sauvetage évolutif semble clairement montrer que de tels événements sont fort probables, les cas empiriques restent peu nombreux. De plus, les conséquences générales d’une interaction entre processus démographiques et évolutifs ne peuvent être anticipées facilement. Il n’est par exemple pas évident que les changements évolutifs induits par la fragmentation augmentent à coup sûr la viabilité des populations. Des cas inverses de « suicides évolutifs » peuvent même se produire lorsque la fragmentation sélectionne des stratégies de dispersions aux conséquences démographiques négatives sur le long terme 186. L’irruption de cette complexité a conduit certains écologues de la conservation à proposer de sortir de la recherche même de prédiction. Une théorie ou un modèle suffisamment solide ne peut que très rarement servir de guide pour l’action. Prenant acte de la dépendance sans cesse
redécouverte de la dynamique des espèces et des espaces à un contexte particulier, c’est, selon cette approche, dans sa connaissance empirique (et non seulement théorique) que la conservation a des chances de trouver des outils efficaces. La conservation basée sur l’évidence (evidence-based conservation), s’inspirant de ce qui se passe en médecine, propose ainsi d’agir pour chaque cas particulier en fonction de résultats connus obtenus sur des cas similaires 187. Cette approche a contribué à former une véritable école de pensée avec ses méthodes. Elle permet notamment d’établir des bases de données et des algorithmes capables de synthétiser une quantité importante d’informations. Cette approche n’a néanmoins pas remplacé la recherche de formalisation et de généralisation propre à la démarche scientifique. Elle propose plutôt un autre type de formalisation (par le bas) qu’un abandon de toute prétention théorique. Toujours est-il qu’après avoir été envisagée dans un cadre simplifié d’optimisation de délimitation d’espace ou de viabilité de populations sur des bases démographiques, la conservation s’est progressivement nourrie de résultats théoriques ou empiriques plus complexes, issus de différentes branches de l’écologie et de l’évolution. L’approche métapopulationnelle sera elle-même étendue aux métacommunautés, c’est-à-dire en considérant plusieurs espèces dans des sites connectés par des événements de dispersion (niveaux d’organisation du vivant abordés au chapitre 3). L’écologie des métacommunautés fournira ainsi des règles d’assemblage plus explicites que celles modélisées par la planification systématique des sites 188. De même, la modélisation de la distribution des espèces a peu à peu intégré des processus plus fins qu’une simple association statistique entre les occurrences d’espèces et des variables environnementales (capacité de dispersion, interactions entre espèces). Cela dit, ces apports restent encore essentiellement théoriques et difficilement capables de guider la conservation sur le terrain. Le versant pratique de la conservation est encore majoritairement guidé par la
protection des espèces appartenant à des listes jugées prioritaires ou par la gestion ad hoc de la qualité et de la taille des habitats. En somme, l’interaction entre configuration spatiale, génétique, évolution et démographie demeure complexe et difficile à transférer concrètement. Mais les recherches sur ces interactions ont permis de diversifier d’autant les premières analyses de viabilité des populations et la protection des sites en soulignant les limites et les erreurs possibles des raisonnements simplistes d’optimisation à court terme. D’autres processus, comme l’écologie comportementale, se greffent de plus en plus sur ces approches. Qu’il s’agisse des sites ou des espèces, une sorte de réduction s’opère pour mener à bien la réflexion et la modélisation des problématiques de conservation. Les algorithmes de planification de distribution spatiale de sites protégés ou d’analyse de viabilité des populations sont extrêmement simples, voire simplistes au regard de la complexité qui régit le devenir d’une population face à des pressions. Même lorsque sites et populations sont combinés dans une approche métapopulationnelle, on considère que « l’individu » a des caractéristiques générales partagées par ses semblables. Le comportement des individus est en somme absent de ces approches. Or cette réduction peut s’avérer problématique. L’« écologie comportementale » montre notamment très clairement que quels que soient les processus envisagés, le comportement des individus est souvent un facteur déterminant dans la réussite des projets de conservation 189. Typiquement, la pose de nids artificiels pour favoriser la reproduction du Canard carolin (Aix sponsa) s’est heurtée à des échecs inattendus liés à l’écologie comportementale des espèces. Les individus de cette espèce pondent quelques œufs dans les nids appartenant à d’autres individus. Cette ponte en dehors du nid de l’individu limite l’énergie dépensée lors de sa propre couvaison. Si les nids artificiels sont tous visibles et accessibles, chaque individu se retrouve avec un nombre d’œufs
supplémentaires ingérable 190. Ignorer le comportement de l’espèce qui cache son nid pour limiter la ponte des autres individus et développe une stratégie de recherche des autres nids, c’est, dans un cas pareil, accélérer son déclin lors d’un projet de conservation qui partait d’une intuition logique. De même, se focaliser sur l’augmentation de la diversité génétique en tant que telle n’est pas toujours bénéfique. Chez le saumon comme chez de nombreuses espèces, la sélection sexuelle conduit la femelle à choisir des mâles robustes, porteurs de certains gènes et pas nécessairement d’une diversité génétique totale. Baser un programme de renforcement de populations seulement sur des bases quantitatives de diversité génétique n’est pas nécessairement la meilleure option. Plus généralement, la protection d’espèces sociales, coloniales, proies ou prédatrices nécessite souvent une connaissance approfondie de leur comportement. À ce titre, les connaissances naturalistes de terrain non nécessairement issues de modélisations compliquées peuvent être déterminantes dans la réussite de la conservation d’une espèce. On saisit particulièrement l’importance des dimensions évoquées précédemment (la caractéristique des sites, des aspects écologiques, génétiques, évolutifs et comportementaux) dans les programmes de renforcement ou de (ré)introduction d’espèces. Le renforcement correspond à la gestion d’une population naturelle (par ajout d’individus sauvages ou captifs issus d’autres populations), la réintroduction vise l’établissement d’une population viable après son extinction locale, tandis que l’introduction cherche à établir une population d’une espèce nouvelle non présente auparavant (du moins pendant une période suffisamment longue). Clairement, si les menaces potentielles qui pèsent sur la dynamique d’une population sont toujours présentes sur les sites, par exemple la destruction de son habitat, relâcher des individus dans la nature est un échec assuré, et ce quels que soient leur nombre et la diversité génétique qu’ils
portent. Et, même lorsque cette condition préalable est remplie, la connaissance de la biologie de l’espèce (qu’il s’agisse de ces traits d’histoires de vie, de son comportement, de ses préférences alimentaires, etc.) s’avère cruciale. Une telle dépendance entre plusieurs facteurs faisant intervenir connaissance de terrain et modélisation de la dynamique des populations plaide pour une collaboration étroite entre chercheurs et gestionnaires de terrain 191. Cette remarque est aussi valable pour les espèces végétales pour lesquelles la préparation du terrain, l’utilisation et le suivi de plantules, mais aussi l’origine génétique des individus utilisés se révèlent être des facteurs clés du succès des renforcements de populations 192. On peut retrouver ici un sens assez concret de la communauté biotique et de l’éthique de la Terre proposées par Aldo Leopold (abordée au deuxième chapitre) : on ne protège bien que ce que l’on est capable de connaître, c’est-à-dire d’apprécier. L’homme fait partie de cette communauté biotique qu’il peut gérer sagement. La conservation ex situ et l’intervention de l’homme n’ont rien de problématique dans une telle perspective. À l’inverse, un interventionnisme démesuré, plus sensible aux prouesses techniques qu’aux réalités écologiques et évolutives est contraire à cet horizon éthique. De tels projets sont pourtant proposés comme faisant partie des moyens possibles de la conservation, notamment dans certains programmes de gestion ex situ des espèces ou dans des projets récents de « désextinction ».
Le sauvetage des espèces et le fantasme de leur résurrection contrôlée La conservation ex situ consiste à protéger une espèce hors de son environnement. Des cas extrêmes se produisent lorsque les individus
sauvages sont moins abondants (ou disparaissent complètement) par rapport à ceux maintenus en captivité. Un cas historique emblématique de conservation ex situ est celui de l’Oryx d’Arabie, une espèce d’antilope originaire de la péninsule arabique. La population sauvage est décimée au cours du XXe siècle jusqu’au dernier individu, tué en 1972. Les seuls individus restants composent alors un troupeau maintenu en captivité dans un zoo américain. Un projet de reproduction de l’espèce en vue de sa réintroduction est initié. Le projet est suffisamment efficace pour permettre la réintroduction de l’espèce dans de nombreuses réserves du Moyen-Orient. La population sauvage comptait plus de 1 000 individus en 2013. Le braconnage reprenant sur certains sites, et l’habitat naturel de l’espèce étant toujours sous pression, l’avenir de l’espèce n’est pas garanti. Mais la population captive (7 000 individus, dont certains maintenus en France) dépasse encore largement la population sauvage. Dès lors, la question de l’origine géographique et de la diversité génétique des individus relâchés se pose et fait l’objet d’un suivi organisé. Le statut de l’espèce est tour à tour passé par toutes les phases. Éteint dans la nature, l’Oryx est aujourd’hui seulement considéré comme « vulnérable ». De même, la décision fut prise en 1985 de sauver le Condor de Californie en capturant les 9 individus sauvages restants. En 1992, la population captive atteignait 52 individus qui furent réintroduits dans la nature. Les cas de l’Oryx ou du Condor sont typiques des grands vertébrés et sont susceptibles de se reproduire dans le futur. Il y a par exemple aujourd’hui plus de tigres en captivité aux États-Unis (plus de 5 000 individus) que de tigres sauvages dans la nature (environ 3 200). Au-delà de ces cas isolés, les zoos et les conservatoires botaniques ont vu leur rôle basculer dès lors que la protection de la biodiversité est devenue un enjeu suffisamment partagé pour organiser à l’échelle internationale la relation entre les zoos. Le divertissement animalier, les
jardins d’acclimatation ou la multiplication végétale à des fins horticoles ont laissé très tôt place à des centres contribuant plus ou moins activement à la conservation des espèces. Les situations de conservation ex situ sont très diversifiées. Certains cas peuvent être considérés comme des succès et le passage transitoire par un état captif ou de semi-liberté fait partie des possibles et des nécessaires en conservation. Pourtant, conçue autrement que comme un cas extrême, particulier, la conservation ex situ, lorsqu’elle devient une solution « en soi », généralisée, est une méthode de conservation problématique, voire absurde. En effet, pour les espèces animales, le bilan de la contribution réelle de la conservation ex situ à la conservation des espèces est mitigé. Les mesures sont souvent très coûteuses, réduisent la diversité génétique, augmentent la probabilité d’apparition des maladies, et la dynamique des espèces reste bien souvent inférieure à celle observée sur le terrain 193. Pour les plantes, les choses semblent plus faciles, la conservation de graines pouvant rassembler à moindre coût de nombreux individus et représenter une grande diversité génétique 194. Mais cette simplicité n’est qu’apparente. En réalité, pour les raisons mentionnées précédemment dans ce chapitre, conserver une espèce en oubliant les aspects écologiques et évolutifs n’a aucun sens. Malgré l’attention attirée sur les limites proprement génétiques, écologiques et évolutives possibles de telles approches 195, des projets futuristes de conservation ex situ systématiques se sont malgré tout développés 196. Le plus spectaculaire étant la recherche de conservation planifiée sur un mode quasi hystérique de gènes, graines, spermes, sur le long terme, sans autre objectif que de cumuler du matériel génétique ou des spécimens dans un état figé 197. Une telle conservation ex situ organisée, planifiée a moins pour objectif de protéger la nature que de repousser la limite entre naturel et artificiel dans l’imaginaire 198. Dans de tels projets, dont la constitution d’une gigantesque banque de graines en
Arctique, ou un zoo gelé à San Diego, la réalité dépasse souvent la fiction et la dimension médiatique est clairement un enjeu fort. La dynamique du vivant dans ces projets est non seulement envisagée de façon extrêmement réductrice, mais les causes de la crise de la biodiversité sont complètement ignorées. Certains voient dans ces projets un potentiel financier colossal si la diversité génétique des plantes cultivées devait être refondée à partir d’une telle réserve. Une limite est encore franchie lorsqu’il ne s’agit pas seulement de conserver des échantillons de gènes en dormance à l’avenir incertain, mais lorsqu’il s’agit de faire revivre une espèce véritablement éteinte. C’est la proposition de certains chercheurs qui plaident en faveur de projets de « désextinction » 199. Il s’agit pour ce courant de voir en l’espèce humaine non pas seulement la cause de l’érosion de diversité biologique mais la solution, grâce à la biologie de synthèse permettant sa « désextinction ». Le pigeon migrateur (Ectopistes migratorius) est un exemple phare d’une telle entreprise. Sa disparition a marqué beaucoup de naturalistes. Cette espèce était l’un des oiseaux les plus abondants aux États-Unis, causant des dommages agricoles, et fut massivement chassée. Le dernier individu s’éteint en captivité en 1914. Or nous avons des spécimens en bon état conservés dans les musées, donc nous avons son ADN. Avec un séquençage intégral de cet ADN certains chercheurs proposent de l’hybrider avec de l’ADN de l’espèce la plus proche, le pigeon à queue barrée (Patagioenas fasciata). À partir de cette hybridation, l’idée serait de remplacer les allèles les plus significatifs de l’espèce encore vivante avec ceux de l’espèce éteinte. En réunissant les meilleurs scientifiques et les meilleures technologies, ce remplacement pourrait conduire techniquement à faire de tels hybrides (notons que les scénarios de ces projets scientifiques ressemblent étrangement à celui du film américain de science-fiction Jurassic Park dont le projet est de faire revivre les dinosaures à partir de leur ADN ancien).
Selon les chercheurs à l’initiative de tels projets, on peut considérer qu’après tout, le génome d’espèces éteintes n’est souvent que redistribué dans des espèces encore vivantes. Ainsi des tentatives de reconstruire l’auroch, l’espèce ancestrale des vaches d’aujourd’hui, ont été proposées dès 1950 200. Les formes « plus proches » génétiquement de l’espèce ancestrale ont été sélectionnées par croisements répétés avec succès. Le motif de tels projets de reconstruction du vivant est de recréer des espèces éteintes pour pallier notre impact. Le clonage du dernier individu du bouquetin d’Espagne, dont le génome a été combiné dans un ovule de chèvre, a donné lieu à un embryon (mort 10 minutes après sa naissance). Ce type de manipulation est considéré par certains auteurs comme le premier exemple de désextinction. Pour s’affranchir des problèmes d’hybridation, des projets de redirection de cellules somatiques en cellules sexuelles devraient aussi voir le jour. Le pigeon voyageur pourrait être pondu par une poule. Ce genre d’opération ne dépasse pas encore les obstacles répétés du clonage animal qui n’a rien de nouveau. Les embryons issus de ces opérations très coûteuses sont généralement non-viables et obtenus après de multiples échecs. Les anecdotes de « réussites » lorsqu’une fécondation ou un clonage a bien lieu fascinent assez pour faire passer en second plan le fait qu’il s’agit d’événements extrêmement rares et hasardeux. Ces approches affichent un réductionnisme à toutes les étapes : le gène est conçu comme une simple molécule, l’organisme comme une somme de gènes, et la population ou l’espèce comme une somme d’individus. Faire pondre un œuf ou accoucher un embryon viable est une chose, mais que signifie reproduire l’écologie de l’espèce, le tissu d’interactions qui impliquait cette espèce ? C’est aussi une négation de l’évolution. Le pigeon migrateur de 1912 n’est pas le même que celui qui aurait pu exister aujourd’hui sans extinction. La désextinction est une tentative largement
fantasmée de maîtrise et de contrôle de l’existence même des espèces, et non une avancée vers la protection de la nature. À la question pourquoi faire ? Les biologistes impliqués dans de tels projets insistent d’ailleurs sur cette simple idée qu’il faut le faire parce qu’on peut le faire. Mais aussi parce que parler de désextinction est une façon d’alléger un peu le fardeau du souci. C’est un bon moyen d’annoncer des bonnes nouvelles. Cette approche démiurgique de la conservation ne fait en somme que rejouer une tendance ancienne : le recours à la technique et à la promesse de son génie pour nous sortir d’un mauvais pas. On peut toutefois noter qu’étrangement cette pratique a quelque chose qui bouscule l’entendement lorsqu’il s’agit d’espèces, alors que la prétention de restaurer ou de recréer des écosystèmes entiers choque moins (l’écologie de la restauration sera spécifiquement abordée au cinquième chapitre). Les changements globaux ont aussi permis de nouveaux récits au carrefour entre science, technologie et informatique appliqués spécifiquement à la conservation de la biodiversité. La désextinction est l’un des chapitres de ce récit. La question des actions possibles et souhaitables à l’échelle du globe polarise aussi les projets de conservation selon la conception de la biodiversité, elle-même bouleversée par cette globalisation. Penser la biodiversité aujourd’hui, c’est connaître ces récits, le temps et l’espace qu’ils cherchent à définir, et reconnaître aussi les errances qu’ils tentent de rationaliser. L’examen des mutations des sciences de la conservation que semblent imposer les changements globaux est une bonne occasion pour penser cette facette de la nature en crise.
La conservation en mutation dans un régime de changements globaux
Les travaux de la biologie de la conservation ont eu traditionnellement pour projet de traiter un souci global en multipliant des initiatives locales, concrètes, guidées par une rationalité scientifique. Parallèlement, la description naturaliste et scientifique a toujours encadré les pensées et les découvertes concernant le vivant globalisé. La biogéographie et la macroécologie sont en ce sens spécifiquement dédiées à la collecte de données, de tests d’hypothèses et de recherche de compréhension de la dynamique spatiale et temporelle du vivant qui s’exprime à large échelle. Mais la notion de changement global et l’individualisation d’une pensée systémique au service de la conservation bouleversent quelque peu ces disciplines. Quatre mutations importantes méritent d’être soulignées pour penser la biodiversité dans un régime de changements globaux. Premièrement, au niveau même de la description des composantes de la biodiversité, une explosion des moyens de description du vivant a bouleversé nos moyens de se représenter la connaissance et la protection de la nature. Des détournements technologiques pour la conservation ont lieu aussi bien pour les composantes invisibles de la biodiversité (avec l’emploi de la génomique à haut débit), visibles mais inaccessibles (avec l’emploi de drones, et de satellites), qu’inaccessibles et invisibles (l’observation spatiale et temporelle des écosystèmes concerne désormais les biomes tout entiers et peut se faire en trois dimensions). La traduction numérique de cette accumulation de données nouvelles et difficiles à interpréter tend à se systématiser dans des initiatives de big data dédiées à la biodiversité. Les big data ont une définition quantitative simple correspondant aux bases de données dont la taille ne permet plus l’analyse statistique classique. Mais il s’agit aussi d’un terme à la mode qui décrit la rencontre entre une volonté de tout décrire, de globaliser l’accès aux données, et la possibilité technique de le faire grâce à l’informatique et à Internet. La mise en données systématique des composantes de la biodiversité n’est pas le résultat d’un projet scientifique d’accumulation du savoir. Les big data sont, dans le
domaine de la biodiversité comme ailleurs, le résultat d’une construction technoscientifique et politique qui implique des normes et vise un certain projet (que nous tenterons de mettre à jour au cinquième chapitre). Les sciences de la biodiversité sont donc depuis peu projetées dans un univers hyperinformatique, algorithmique, dans lequel tout phénomène est traduit en chiffres, en classe, en indicateur. Plus qu’un affranchissement des limites spatiales, cette représentation systématique et globalisée du vivant recrée autant de bornes, de normes construites scientifiquement et socialement dans lesquelles la biodiversité est redistribuée. Une certaine ambiguïté est donc associée à cette globalisation des données et des enjeux de conservation. Elle n’est pas une simple augmentation d’échelle, elle s’accompagne aussi d’une certaine « mise en forme » de la nature compatible avec une certaine gestion 201. Deuxièmement, un nouveau rapport à l’espace et au temps semble accompagner les enjeux globaux de conservation de la nature. Un certain type de représentation de la nature se met progressivement en place à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, faisant émerger la notion d’« environnement global » et de « biosphère » comme réalité physique et politique 202. Cet espace et ce temps se construisent progressivement à partir d’une pensée systémique ancienne, cherchant à voir dans les écosystèmes individualisés (et dans l’écosystème terrestre compris comme un tout) un ensemble de flux de matière et d’énergie connectés. Le projet politique international associé à l’environnement global forge un discours qui adopte cette vision systémique tout en cherchant à dépasser les contextes régionaux pour permettre une gouvernance mondiale de la biodiversité. Cette globalisation (avec des résistances multiples) est elle-même entretenue par l’idée de « développement durable », qui tente de s’imposer comme norme politique, sociale et économique 203 (l’origine et les conséquences de cette tendance seront analysées au chapitre 5).
Dans ces mutations, le devenir de la biodiversité n’est pas pensé comme le résultat d’une communauté biotique avec sa dynamique propre à laquelle la société appartient mais il est planifié et aplani entre pays, voire continents. Les interactions écologiques et évolutives ne président plus vraiment au devenir du vivant à de telles échelles elles-mêmes conditionnées par une certaine vision du développement. Le recours aux imageries satellites, aux cartographies instantanées, à la distribution de variables biotiques ou abiotiques forge cette spatialisation. La représentation de l’espace en régime de changement global et les nécessaires standardisations, quantifications, calibrations ajoutent à l’espace écologique un espace « exogène » proprement humain (le GPS, la latitude, la longitude, le Nord et le Sud, les pays industrialisés ou non, les objectifs planifiés). L’espace de la gouvernance de la biodiversité est celui d’une surface plane à gérer. Une telle projection peut bien entendu avoir du sens mais peut aussi modifier qualitativement les problèmes de protection. Ce que décrivent les écologues sur le terrain n’a souvent plus rien à voir avec ce qui ressort de ces classifications et de ces bases de données 204. Au niveau temporel, il y a notamment « mise au pas » des dynamiques conditionnées par les changements globaux. Un mode de raisonnement sur le futur issu de la recherche d’un développement durable encourage la multiplication des modèles sur les devenirs de la biodiversité dans tel ou tel horizon de changement social 205. Une coconstruction entre pensée politique et écologie scientifique a notamment fait du « scénario » un objet particulièrement efficace sur le plan communicationnel et scientifique 206. Cette recherche conduit à leur tour les écologues et les biologistes de la conservation à fournir des méthodes d’anticipation des futurs possibles. À cet égard, des outils spécifiquement dédiés à la projection des aires de distributions des espèces modifiées par le changement climatique (species distribution modeling) ont connu un essor particulièrement fulgurant.
L’irruption de cette temporalité n’est pas sans conséquences sur notre manière de penser la crise du vivant. Le temps écologique et évolutif cède la place aux temps structurés par les actions humaines et aux choix stratégiques de l’humain. Cette temporalité émerge comme une fusion du temps naturel et du temps humain et permet les promesses d’une maîtrise du déroulé de l’Anthropocène64. Une temporalité des trajectoires « possibles » s’ajoute à la temporalité écologique qui cherchait à s’imposer dans une biologie de la conservation pensée comme une science de l’urgence. Il y a en somme, par cette nouvelle temporalité, restauration d’une durée pour ne pas affronter le vertige du délai, de la limite, du seuil 207. Troisièmement, deux propositions extrêmes sont apparues à l’égard de la protection de la nature, conjointement à la cristallisation de la notion d’Anthropocène et à l’éclatement de la représentation des échelles spatiales et temporelles du souci de biodiversité 208. Nous avons vu que fondamentalement, le balancier entre le préservationnisme et le conservationnisme articulait un conflit (historiquement cristallisé par les personnages de Muir et de Pinchot) qui anime depuis plus de 100 ans l’éthique environnementale (conflit abordé en détail au chapitre 2). La recherche d’une éthique nouvelle a ouvert un champ diversifié de réflexions sur les valeurs et l’action en construisant et déconstruisant des problèmes cruciaux. Mais selon certains écologues de la conservation, si l’humain est en passe de devenir l’espèce dominante aussi bien en intensité qu’en amplitude, il faut revoir sérieusement nos stratégies de conservation de la nature. Si la biodiversité « en général » est menacée, il faut la réorganiser à l’échelle de la planète et « sauver les murs » tant qu’il en est encore temps. Une idée majeure de cette approche peut consister à « réensauvager » ce qui peut encore l’être. C’est la notion de rewilding ou de « réensauvagement ». Cette approche admet le caractère systémique et urgent de la crise mais maintient une distance fondamentale entre l’humain et le non-humain 209.
Selon cette perspective, la notion de wilderness est seulement redéployée à l’échelle du globe. Un programme de ce type nommé Pleistocene rewilding révèle l’ambition géologique du réensauvagement. Avec une telle vision de la nature, l’Anthropocène est pris au sérieux au point d’envisager la protection des espèces sur des temps longs pour remédier à l’impact majeur et évolutif de l’humain sur la nature. Sans faire une analyse poussée de ce mouvement, on peut noter qu’il est porté par les grands noms de la protection de la nature américaine dont David Forman (fondateur de Earth first !, association de protection de la nature radicale) et Michael Soulé, père et fondateur de la biologie de la conservation. C’est une poussée « conservatrice de la conservation » qui s’exprime à l’échelle de la planète. À l’autre extrême a émergé un courant que l’on pourrait caractériser en symétrie par le terme de De-wilding, de désensauvagement. Pour les mêmes raisons (l’impact sans précédent des activités humaines), il ne s’agit pas, selon cette voie, de réorganiser la nature mais « d’en finir avec elle » pour lui substituer autre chose, une vision plus anthropocompatible. Dans ce courant, la notion de wilderness (et les auteurs emblématiques ayant été les grands défenseurs de cette notion, comme John Muir) est cette fois dépréciée et caricaturée. Le versant positif de ce deuxième mouvement s’évertue à montrer le caractère inséparable des activités humaines et de la biodiversité : celle-ci se trouve dans les ressources que nous tirons de la nature. La conservation doit être dépourvue de ce qu’elle a d’idéalisateur pour se focaliser sur la gestion intelligente des ressources. Là encore, sans faire une analyse fine des courants idéologiques qui portent cette tendance, les auteurs qui incarnent ce mouvement défendent cette idée dans un discours d’une néolibéralisation assumée de la nature. La technologie est souvent convoquée comme porte d’entrée dans ce nouveau monde d’une nature reconnue comme définitivement artificialisée 210. C’est
une maîtrise joyeuse de la nature, résolument humanisée par nos impacts et nos techniques et gérée comme telle. En réalité, cette « nouvelle conservation » est surtout défendue comme moyen de faire face à la baisse progressive des financements dédiés à la protection de la nature aux États-Unis. L’enjeu est principalement de faire émerger des nouvelles stratégies pour lever des fonds et gagner l’adhésion du plus grand nombre. Ce radicalisme anthropocentriste permet d’entrer en résonance avec une litanie beaucoup plus audible en termes de gouvernance. Pourtant, en dehors de cet objectif communicationnel, cette nouvelle conservation ne semble pas faire émerger une éthique et une pratique fondamentalement nouvelles 211. Ce grand changement annoncé a d’autre part peu de chances d’accueillir la pluralité des positions et des valeurs en jeu et encore vives dans le monde de la conservation professionnelle ou civile. Cette polarisation a donc moins de conséquences que l’on pourrait le croire. Sur le terrain, des indicateurs simples d’état de la biodiversité ne semblent pas heurtés par ces propositions de renouveaux dramatiques de la place de la nature et des modes de sa conservation. La conservation comme science de crise serait-elle, elle-même, en crise ? Serait-elle incapable de bâtir une science suffisamment convaincante et opérationnelle, au point que les scientifiques de cette discipline eux-mêmes se radicalisent dans des visions opposées et des effets d’annonce ? En réalité, ces deux positions sont plutôt symptomatiques d’une vulnérabilité fondamentale de nos modes de pensée lorsqu’il s’agit de protection de la nature. Comme si, face à un problème persistant il suffisait pour le résoudre d’en changer les termes. Mais penser ce débat sur l’ensauvagement et le désensauvagement a le mérite de poser des problèmes de fond et de faire apparaître la vivacité des représentations de la nature et du sauvage.
Quatrièmement, et à contre-courant d’une recherche de maîtrise grandiloquente, la protection de la biodiversité envisagée dans un monde globalisé s’accompagne d’une nouvelle réalité empirique proprement ingérable. La conservation est projetée dans un nouvel espace-temps mais aussi dans un nouvel abîme pratique. L’écologie scientifique ne documente pas seulement des extinctions passées, présentes, et futures mais aussi des changements de composition d’habitats et des déplacements d’espèces profonds et rapides. La biodiversité bouge et bouge vite. En quelque sorte, les premiers réfugiés climatiques sont les plantes, les poissons et les oiseaux qui se déplacent. Pour près de 1 700 espèces regroupant des animaux et des plantes, on estime par exemple un déplacement moyen de 6 kilomètres tous les 10 ans depuis le changement climatique abrupt amorcé dans les années 1980 212. Le sens de ce chiffre n’est pas tant sa précision que le changement d’échelle qu’il instaure. De même, envisagée comme un écosystème entier, la Terre montrerait des signes de transition catastrophique, vers un état dégradé profondément et irrémédiablement55. Or prévoir et renverser une telle transition dépasse toute possibilité d’action réaliste. Les changements globaux créent donc un nouvel ensemble de manifestations de la nature en crise qui semble transcender les limites traditionnelles envisagées en conservation. Les premières études en écologie de la conservation étaient centrées sur un habitat donné, sur telle ou telle espèce ou sur telle ou telle population. Au fur et à mesure que les outils techniques et les représentations ont permis d’accéder à des données spatialisées à l’échelle du globe, ce ne sont plus les espèces qui ont été prises en compte mais « la biodiversité » globale. Par exemple, la distribution spatiale de 21 000 espèces de vertébrés à l’échelle du globe est aujourd’hui disponible. Une réactualisation de la localisation des points chauds de diversité sur la base de ces nouvelles données suggère que la conservation nécessite désormais des mesures plus ambitieuses, mieux distribuées et qui ne se focalisent pas sur un groupe
particulier 213. D’autre part, les changements globaux altèrent la stabilité des réseaux d’interactions et le fonctionnement des écosystèmes et non pas seulement des espèces ou des groupes isolés 214. Ces nouvelles dynamiques, complexes, sur lesquelles une action maîtrisée est difficilement concevable représentent autant de nouveaux défis scientifiques, éthiques et politiques. Les « changements globaux » ont sans doute une part matérielle, empirique, mais résultent aussi de l’organisation d’un discours sur le monde, rythmé par les grandes conférences internationales, la représentation de cartes, d’images, de graphiques qui participent à fonder cette globalisation et minimisent les contestations et les remises en cause64. Une composante technocratique et politique forte institue une image réputée « nouvelle » des problèmes de conservation à large échelle 215. En réalité, la protection « globale » de la biodiversité (souvent caricaturale dans des pensées prophétiques de ce que doit être une « nouvelle nature ») reflète aussi et surtout la globalisation d’une construction politique, juridique et économique de la biodiversité. Penser la nature en crise ne peut faire l’économie d’une enquête sur la construction politique et sociale de la biodiversité et de sa protection.
5.
UNE POLITIQUE ÉCONOMIQUE DE LA BIODIVERSITÉ La biodiversité s’envisage dès l’émergence du concept dans les années 1980 comme un problème politique et comme un appel à l’action. Il est facile de montrer que les enjeux de biodiversité ne relèvent ni d’un problème scientifique, isolé et indépendant, ni d’un problème politique envisagé par des décideurs à l’écoute, disposés à recevoir de la science des propositions pour l’action. Le schéma linéaire : « la science propose, le politique impose, la société dispose », s’il représente étrangement un schéma en vigueur dans beaucoup de discours conventionnels, décrit en fait très mal ce qui se passe en matière de biodiversité. Ce schéma reflète plutôt un dualisme entre faits en valeurs (abordé au deuxième chapitre) sur lequel la science occidentale s’appuie largement, et que la biologie de la conservation et l’éthique environnementale proposent justement de secouer. Dans ce schéma, les « faits scientifiques » sont prétendument indépendants du politique et de la société et résultent du privilège que les scientifiques acquièrent par leurs méthodes et leurs savoirs mis au service de la description et de la compréhension de l’idée qu’ils se font de la nature. Ce schéma est de surcroît orienté des scientifiques vers la société, et considère le politique comme médiateur.
Or, si la recherche scientifique se définit, dans une certaine mesure, par l’utilisation de méthodes d’objectivation, cela ne fait pas de la science le temple de l’objectivité, conçue comme un idéal de savoir abouti, définitif et pur. Il y a bel et bien un savoir qui résiste au doute. La recherche scientifique s’efforce de constituer ce savoir et d’éprouver cette résistance. Elle permet en particulier de caractériser les incertitudes en objectivant les limites de son savoir. La recherche scientifique dans le laboratoire est à ce titre bien souvent l’expérience d’étonnements, de tâtonnements qui contrastent avec l’image répandue de la science comme certaine de ses recherches et de son savoir. Mais la recherche scientifique n’est pas indépendante de la sphère sociale et politique. Ses motifs, comme son fonctionnement, sont organisés politiquement. Le savoir scientifique est coconstruit avec la politique et la société. Il y a bien là une tension 216. La recherche scientifique reste pétrie de valeurs positivistes dans ce qu’elle prétend poursuivre : l’indépendance, la pureté, l’objectivité, l’honnêteté, l’impartialité, le désintéressement. L’icône du scientifique idéal est celui qui porte la blouse blanche, vaguement fou, bardé de diplômes, souvent génial, et/car coupé du monde et disposant des clés du réel. De ce point de vue, la recherche scientifique est à la fois sujette aux pires craintes et aux plus folles promesses. De plus, les recherches menées sur la biodiversité sont également façonnées par un contexte politique qui dépasse largement les valeurs canoniques de la science moderne. Ce contexte caractérise le « régime technoscience », marqué par l’intrication des progrès techniques dans le savoir scientifique, et par les implications fortes des dimensions politiques et sociales dans la recherche elle-même 217. Dans un tel régime de recherche, les scientifiques ne se contentent pas de proposer un savoir qui serait éventuellement utile à la société. Le savoir scientifique, même théorique, est lui-même conditionné par des exigences politiques et sociales.
Certains y voient une rupture historique majeure en cours, qui imposerait une nouvelle façon de raconter la science. Les modes de constitution du savoir auraient ainsi changé de type au XXe siècle 218. L’ancien mode plaçait la recherche scientifique dans le chercheur, le nouveau la replace dans la collectivité et insiste sur ce qu’elle impose comme normes et jeux de pouvoir. Quoi qu’il en soit, les sciences de la biodiversité bousculent les étanchéités souvent admises ou défendues entre science, politique et société. Car le succès de la notion de biodiversité n’est justement pas le résultat d’une proposition scientifique isolée. L’apparition du terme « biodiversité » résulte de la préparation d’un forum national américain sur la diversité biologique organisé à Washington en 1986 par le Conseil national de la recherche des États-Unis (National research council ou NRC). Les comptes rendus de ce forum sont rassemblés dans l’ouvrage qui s’intitule Biodiversity, édité par Edward O. Wilson et paru en 1988 219. Or le NRC est une branche de l’académie des sciences américaine (National academy of science ou NAS), censée synthétiser la connaissance scientifique d’importance nationale justifiant des recherches prioritaires. Le forum est organisé par des écologues et des naturalistes, préoccupés par le souci de la perte de diversité biologique. Certes. Mais ce que ces scientifiques organisent n’est pas un colloque scientifique, précisément, mais bien un événement politique pour que la biodiversité, elle aussi, devienne une préoccupation politique. Selon Dan Janzen, scientifique invité à cette même conférence, le succès du terme « biodiversité » est même imputable à la dimension essentiellement politique du forum de Washington. Interrogé sur le contexte très particulier de l’émergence du terme Janzen reconnaîtra : « La conférence de Washington ? C’était clairement un événement politique, explicitement planifié pour faire admettre au Congrès la complexité liée à la disparition des espèces 220. »
L’écologie scientifique n’échappe pas au nouveau régime technoscientifique qui s’impose depuis la Seconde Guerre mondiale. Mais lorsqu’il est question de biodiversité, l’interaction entre science et politique est aussi imposée par l’objet lui-même. Il s’agit d’un fait biologique mais qui permet toutes sortes de partages et de dominations. Si l’humain participe, profite, détruit ou maintient cette diversité, les conséquences de ses actions concernent directement la collectivité. Le souci est dénoncé par une élite mais relève très vite d’un problème collectif, et les actions ou les études menées sur la biodiversité ne peuvent être que pensées collectivement. Les interactions entre science et politique, et plus généralement entre nature et société, sont donc majeures en matière de biodiversité. On peut seulement y voir la reconfiguration d’une interaction ancienne dans les sciences du vivant, qui ont toujours été nourries d’un apport nonacadémique. On peut aussi y voir un réel tournant si l’on considère que cette interaction engage le social pleinement et plus largement lorsqu’il s’agit de la nature 221. Toujours est-il que les composantes de ce mariage à trois entre science, politique et société s’enferment mal dans des catégories closes. Notons que penser les interactions entre science et politique suppose le passage du normatif au prescriptif. Que faut-il, que puis-je, que peuvent-ils « faire » ? Or ce questionnement s’accompagne d’un impératif parfois douteux, celui de « faire quelque chose à tout prix » alors qu’avant de faire quoi que ce soit, il peut être utile de s’interroger sur le sens de l’action, ce que l’éthique environnementale et l’écologie politique (re)questionneront sans cesse. Mais ajoutons encore de la nuance. Le discours sur la biodiversité ainsi pensé est aussi interprétable comme l’établissement d’un monologue des pays industrialisés. Un discours qui se veut ouvert en établissant les liens entre science, politique et société cherche aussi souvent à imposer ses
normes, ses termes et ses propres modes de résolution des conflits. L’accès aux ressources, le développement durable, la sécurité alimentaire, le savoir traditionnel, la propriété intellectuelle, la dette écologique et plus largement « la conservation de la biodiversité » sont autant de notions produites par un certain discours globalisé et globalisant qui ne reflète pas nécessairement les revendications et les visions portées par les multiples mouvements culturels et sociaux en matière de biodiversité 222. À ce titre, plus qu’un ménage à trois entre science, politique et société, la biodiversité peut être pensée comme l’objet d’une polarisation entre un discours dominant reproduisant les schémas culturels des sociétés occidentales industrialisées et libérales, et des initiatives émergentes de visions alternatives difficilement classables sans réductions caricaturales. Il nous manque probablement du recul sur ce que cette interaction et cette polarisation engendrent d’intelligible en termes de savoir, d’action ou de représentation. Ce sont donc plutôt des trajectoires qu’il faut étudier. Celle d’une mise en ordre internationale de la nature est l’une de ces trajectoires permettant de penser la biodiversité en termes politiques.
Recherche d’une mise en ordre internationale de la biodiversité Ce que beaucoup d’articles et de manuels sur la biodiversité s’empressent de rappeler c’est que le terme « biodiversité » est véritablement propulsé par la conférence de Rio qui s’est tenue en 1992. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de la troisième conférence organisée par les pays membres de l’ONU. Ces conférences baptisées « sommets de la Terre » démarrent avec celle de Stockholm en 1972 et participent depuis à l’internationalisation des enjeux liés à la biodiversité qui, à leur tour,
structurent la construction politique, sociale et économique de la notion de biodiversité. L’idée d’organiser la première conférence internationale sur l’environnement ne germe pas n’importe quand ni n’importe comment. La notion « d’environnement global » est une catégorie qui émerge progressivement à la sortie de la guerre202. Conjointement, l’organisation d’un nouvel ordre mondial planifié par les États-Unis fait basculer les exigences de protection de la nature comme un objectif compatible avec le renouveau économique recherché par les pays occidentaux. La conférence de Stockholm cherche en ce sens à instaurer un cadre diplomatique à la résolution des problèmes qui touchent l’environnement humain. Il s’agit en somme de fonder le développement économique et social sur une base plus saine, plus prudente, plus stable 223. La question du souci environnemental est donc reconfigurée pour s’aligner avec cette exigence de reconstruction. La décolonisation achève cette transition en encourageant l’émergence de la thématique du « développement » et la mise au second plan d’une vision protectrice, sanctuarisée de la nature 224. Des rapports s’accumulent pour faire émerger les grands enjeux de la conférence. Parmi ces rapports, celui corédigé par l’écologue français René Dubos et l’économiste britannique Barbara Ward et intitulé Nous n’avons qu’une Terre est considéré comme la bible de la conférence de Stockholm. Les deux polarités, écologique et économique, sont au rendez-vous pour établir un consensus. L’affirmation d’une pensée écologique « par le haut » voit le jour quasiment à contre-courant de revendications plus conflictuelles de militants, naturalistes et scientifiques, prônant plutôt une écologie « par le bas »203. Sur le plan international, la conférence de Stockholm restera comme le symbole d’une internationalisation d’un nouveau type : 1 500 journalistes du monde entier, 113 délégations représentant les différents pays participants, et près de 400 ONG assistent à cette conférence. La conférence débouche sur la création
du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), dont l’objectif était l’organisation d’une croissance et d’une économie « vertes », c’est-à-dire compatibles avec une exploitation raisonnée des ressources. La conférence de Nairobi en 1982, donc le deuxième sommet de la Terre, est un échec. Le président américain Reagan ne daigne pas assister à ce second sommet qui fait figure de mascarade en contexte de Guerre froide. Cet échec réorientera le PNUE vers des ambitions plus réalistes de lutte contre la destruction de la couche d’ozone, contre l’augmentation des autres gaz à effet de serre, et pour installer une durabilité de la croissance. Cet échec renforcera d’autres mouvements en marge de la seule voie politique. Une tension entre l’idéal prôné par les pays industrialisés et les pays émergents se fait sentir. La conférence de 1982 débouche néanmoins sur la nécessité d’établir des bilans, de mesurer, de quantifier la diversité biologique. Dès lors, la sphère scientifique et les ONG seront de plus en plus impliquées. Mais il s’agira pour l’ONU d’éviter à tout prix de répéter l’échec de la conférence de Nairobi, dans laquelle les problèmes liés à la dégradation de l’environnement sont perçus soit comme un frein économique, soit comme une paralysie politique. Par conséquent, l’Assemblée générale des Nations unies commande dès 1983 un rapport pour tirer les leçons de l’impasse de la conférence de Nairobi et pour préparer le troisième sommet de la Terre. Ce rapport, intitulé Notre avenir à tous et publié en 1987, sera coordonné par la ministre de l’environnement norvégienne Gro Harlem Brundtland 225. Ce rapport définit le « développement durable » comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Ce terme renouvelle la recherche de consensus bien plus qu’une clarification des enjeux économiques, écologiques et sociaux du moment 226. La notion de « développement durable » reconfigure plus franchement le discours environnementaliste critique en un discours apaisé et audible par la sphère
politique 227. La courroie de transmission entre politique, science et ONG imposant cette vision consensuelle du problème écologique est donc prête à fonctionner. Les litanies du souci et du conflit environnemental sont remplacées par celle de la promesse. La notion de « développement durable » devient un leitmotiv économique, scientifique et social consacrant un tour de force idéologique (au sens littéral d’idéal muni d’un discours) qui affectera (et affecte toujours) profondément la politique de la biodiversité. Parallèlement à la diffusion de la notion de développement durable, la fin de la Guerre froide et la chute du mur de Berlin en 1989 ouvrent une page d’optimisme sur la capacité du système économique dominant à s’adapter à de nouvelles contraintes. En novembre 1988, le PNUE met en place un groupe de travail spécifique pour préparer une Convention sur la diversité biologique (CDB) qui sera signée par les représentants de 168 pays lors du troisième sommet de la Terre à Rio en 1992. La convention précise la définition de la diversité biologique dans son article 2 en ces termes 228 : « Diversité biologique : variabilité des organismes vivants de toute origine y compris, entre autres, les écosystèmes terrestres, marins et autres écosystèmes aquatiques et les complexes écologiques dont ils font partie ; cela comprend la diversité au sein des espèces et entre espèces ainsi que celle des écosystèmes. » Notons que la CDB distingue alors explicitement la « diversité biologique » de la « ressource » biologique : « Ressources biologiques : les ressources génétiques, les organismes ou éléments de ceux-ci, les populations, ou tout autre élément biotique des écosystèmes ayant une utilisation ou une valeur effective ou potentielle pour l’humanité ». Ce cadre rendra la notion de « biodiversité » beaucoup plus visible qu’aux sommets précédents. Mais l’internationalisation des problèmes de biodiversité s’est faite au prix d’une absorption des revendications fortes en matière de protection de la nature. Il y a donc cette ambiguïté à Rio. Selon
les perspectives, on peut y voir une affirmation des valeurs de la biodiversité, y compris « intrinsèques », qui sont explicitement affirmées dans la convention. Le préambule de la Convention stipule que les pays signataires se déclarent conscients « de la valeur intrinsèque de la diversité biologique et de la valeur de la diversité et de ses éléments constitutifs sur les plans environnemental, génétique, social, économique, scientifique, éducatif, culturel, récréatif et esthétique ». En cela, Rio est une réelle innovation 229. Mais on peut aussi y voir un mode nouveau de problématisation du souci environnemental dont il sera difficile de s’extraire : une technocratie pensée par et pour le développement durable qui tend à s’imposer comme idéologie dominante et seule approche possible du problème227. Rio divulgue un certain cadre de pensée reconnaissant la valeur intrinsèque de la biodiversité, certes, mais affichant comme objectif ultime le développement durable et la régulation de l’exploitation et de l’accès aux ressources, notamment génétiques 230. Dès l’article 1 de la Convention, la question de la valeur intrinsèque de la biodiversité passe d’ailleurs au second plan : l’enjeu réside plutôt dans le « partage juste et équitable des avantages découlant de l’exploitation des ressources génétiques, notamment grâce à un accès satisfaisant aux ressources génétiques, et à un transfert approprié des techniques pertinentes, compte tenu de tous les droits sur ces ressources et aux techniques, et grâce à un financement adéquat ». Le discours universalisant prôné par les pays industrialisés n’efface pourtant pas (voire au contraire stimule) les particularismes culturels, en marge de ce même discours222. La conférence de Rio initie un grand plan d’actions du XXIe siècle, connu sous le nom d’« Agenda21 ». Une Conférence des parties (COP) se réunit depuis régulièrement pour veiller à la mise en place de cet agenda. Les COP qui se succèdent mettent notamment en avant l’importance de l’établissement d’une liste d’« indicateurs de biodiversité » validés
scientifiquement par les écologues 231. Ces initiatives sont le résultat d’une collaboration de diverses ONG (IUCN, WWF), d’organismes politiques (Union européenne) et de groupes de scientifiques. Ces indicateurs ont participé de manière décisive à faire connaître l’ampleur et la vitesse actuelle d’érosion du vivant22 et les scénarios de poursuite de cette érosion 232. L’internationalisation des enjeux liés à la biodiversité est donc bien le fruit d’une coproduction dans laquelle aucune des sphères politiques, scientifiques ou civiles ne travaille de manière isolée. C’est cette interaction triple qui s’exprimera à nouveau en 2002 lors du quatrième sommet de la Terre, le sommet de Johannesburg de 2002. Ce quatrième sommet remettra l’accent sur le développement durable. Les problèmes d’accès à l’eau, des énergies, de la production agricole seront mis en avant. La Conférence des parties précédente, à La Haye en 2000, avait renouvelé la nécessité d’établir des indicateurs de biodiversité capables d’évaluer « l’objectif 2010 » fixé lors de cette conférence en ces termes : « Les parties s’engagent à une mise en place plus effective et plus cohérente des trois objectifs de la convention pour atteindre, d’ici 2010, une réduction significative du taux actuel de perte de biodiversité à l’échelle globale, régionale et nationale tout en contribuant à la diminution de la pauvreté et au bénéfice de toutes les formes de vie sur Terre. » (COP 6 Decision, VI/26). À Johannesburg, le président français Jacques Chirac s’illustre en plénière en martelant que « la maison brûle mais nous regardons ailleurs ». Les États-Unis brillent par leur absence. Le sommet est en réalité balayé par les attentats du 11 septembre 2001. Il n’est pour le moment plus question de coopération internationale, et encore moins de coévolution systèmes économiques/systèmes écologiques. Le développement durable est de nouveau réaffirmé comme l’alpha et l’oméga de l’économie mondiale. En France, les conclusions de Johannesburg seront retranscrites en 2004 dans
la Stratégie nationale pour la biodiversité, confortée en 2009 par les travaux du Grenelle de l’environnement 233. Sur le plan géopolitique, l’enjeu central reste de savoir comment profiter des ressources génétiques et de ce que les savoirs ancestraux enseignent sur les bénéfices potentiels de la biodiversité concentrés dans les pays tropicaux 234. Les pays du Sud commencent à accuser de « biopiraterie » les pays du Nord. Le terme de « ressource génétique » forgé à Rio conçoit la biodiversité comme une réserve de gènes dont l’intérêt peut être agronomique, pharmaceutique ou industriel. Le gène est l’unité d’intérêt, isolable, appropriable, échangeable 235, ignorant les progrès de la génétique moderne qui insiste sur la complexité et la dynamique du génome (abordée au chapitre 3). La question cruciale de la brevetabilité du vivant se jouera aussi dans cette arène comme une manière de prolonger la vision dominante d’une biodiversité appropriable et monnayable. La Conférence des parties de 2010 est la dixième depuis Rio. L’année est déclarée « année mondiale de la biodiversité » par l’ONU. La Conférence reste très influencée par les conclusions mitigées de Johannesburg159. S’il y a un « succès » au sommet de Nagoya, il se réduit à un retentissement communicationnel. On retiendra notamment le soutien à la création d’un IPBES, la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques. L’IPBES est une idée lancée par l’ONU en 2005 et devait correspondre à un GIEC de la biodiversité (le GIEC est un groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). L’IPBES est une interface qui génère beaucoup d’espoir mais aussi des interrogations, notamment sur ce qu’elle véhicule comme mode de production et d’utilisation du savoir, comme normes, comme légitimité et sur sa capacité à influencer réellement les décisions politiques 236. L’irruption de la notion de « services écosystémiques » aux côtés de la notion de biodiversité entérine un instrument utilitariste au cœur de cette plateforme.
Le sommet de la Terre de 2012, le cinquième après Stockholm (1972), Nairobi (1982), Rio (1992), et Johannesburg (2002) et qui hérite de dix Conférences des parties est un concentré de symboles. Ce sommet baptisé « Rio+20 » a lieu à Rio, 20 ans après celui de 1992. Que s’est-il passé en 40 ans, depuis la conférence de Stockholm, sur le plan politique ? Pas grand-chose. La tension entre les contestations et les promesses douteuses, comme celle qui anime les stratégies divergentes des pays du Nord et du Sud, se réaffirme, les camps se polarisent. D’un côté, les défenseurs du développement durable s’accrochent à un idéal de promesses consensuel. De l’autre, les critiques radicales s’accumulent sur la capacité de cette doctrine à enrayer la dégradation de l’environnement et à résoudre les questions de justices sociale et environnementale. La financiarisation de la nature et de sa protection se généralise dans un discours autant qu’elle déclenche des prises de positions contestataires de ce mode de pensée dans la société civile 237. En marge de la conférence, de nombreuses manifestations s’organisent pour dénoncer cette grand-messe internationale. L’économie verte y sera dénoncée comme favorisant la financiarisation de la nature et un monde consumériste insoutenable. La conférence s’inscrit dans un marasme économique et une crise financière (débutée en 2008) qui portent un coup dur aux pays développés. La croissance de la Chine ralentit, l’Europe se focalise sur sa dette, le sort de la Grèce est incertain. Le président Obama est absent. Les crises politiques en Égypte, Iran et Syrie n’arrangent rien. La doctrine du développement durable brandie à bout de bras semble encore être le seul consensus mou, acceptable pour les pays développés, bien que manifestement inopérant 238. La courroie de transmission semble s’enrayer. Car si la première conférence de Rio en 1992 bénéficiait encore d’un élan de nouveauté véhiculé par le récit du « développement durable », Rio+20 a du mal à réinventer quelque chose de convaincant. L’économie verte et la réforme des institutions sont les deux grands slogans de la conférence. Une
circularité englobante s’installe à nouveau. Pour sortir de la crise biologique, il faut sortir de la crise économique. Pour sortir de la crise économique, il faut croire à une convergence possible entre développement économique et protection de la nature. En définitive, la conférence cache mal que les instruments de politique internationale comme la CDB ne parviennent pas à infléchir des réformes applicables 239. Au fond, la gouvernance onusienne amorcée voilà trente ans peut aussi bien se voir comme la diffusion d’une « prise de conscience » que comme le maintien d’une « emprise de conscience » par le développement durable. Il manque encore du recul pour comprendre si les voix alternatives (toujours présentes dans l’histoire de l’environnementalisme) gagneront un auditoire suffisant pour infléchir la pensée dominante. Quoi qu’il en soit, ces grandes conférences internationales sont aussi l’occasion de réflexions et de propositions sur l’évolution du droit international ou national, autre piste capitale pour augmenter la panoplie d’outils nécessaire pour penser la nature en crise.
Une reconfiguration juridique de la nature On s’en doute, l’environnement et la protection de la nature vont faire l’objet de multiples prises en compte par le droit au niveau national et international. En somme, le droit de l’environnement n’est pas autre chose que la traduction normative (seulement déclamatoire et/ou réellement procédurale) d’une éthique (à savoir d’une axiologie proposant un système de valeurs et d’une déontologie proposant un plan d’actions). Or l’éthique dont il est question lorsqu’il s’agit de biodiversité est souvent conflictuelle, rendant difficile la construction du droit, et, lorsqu’il est consensuel ou du moins officialisé, le droit reste encore difficile à faire appliquer.
Une première difficulté évidente surgit. Comment traduire une notion comme celle de « biodiversité » dans le droit ? Que peut-on, que doit-on, ajouter à l’arsenal juridique concernant les habitats, les espèces ou l’environnement, pour donner une pertinence juridique propre à la notion de « biodiversité » ? En principe, la nomenclature des préjudices environnementaux devrait pouvoir s’adapter et proposer une manière claire de refléter ce qui est vaguement désigné par l’expression « atteinte à la biodiversité ». Mais concrètement, quelles valeurs, quelle compartimentation du vivant et quelle hiérarchisation entre ces compartiments doit-on adopter ? Ces questions (pré)occupent la recherche actuelle en droit et ne sont pas encore tranchées 240. Néanmoins, si le droit et la biodiversité en tant que tels se rencontrent seulement récemment et souvent dans la confusion, « le droit de l’environnement » est plus solidement constitué et les textes de lois que l’on peut considérer comme étant « en faveur » de la biodiversité, même si le terme n’est pas expressément employé, sont multiples. Deux distinctions semblent pouvoir clarifier les interactions potentielles entre droit et biodiversité. La première consiste à bien faire la différence entre ce qui relève de déclarations juridiques sur « l’intérêt général » de ce qui constitue une véritable norme juridique pouvant faire l’objet de contrôle et de sanction. La deuxième consiste à distinguer ce qui relève du droit international de ce qui est propre à chaque pays et à comprendre comment les droits de ces deux échelles interagissent. Qu’il s’agisse du niveau international ou national, la notion d’intérêt général est très liée au droit de l’environnement. Au niveau international, le droit de l’environnement repose principalement sur de grands principes juridiques dont les sommets de la Terre furent un creuset actif. Ainsi, la reconnaissance de la valeur générale de l’environnement et ses implications en termes de droit ont été facilement admises dès 1972. La conférence de Stockholm proclame par exemple dans son premier principe : « L’homme a
un droit fondamental à la liberté, à l’égalité et à des conditions de vie satisfaisantes, dans un environnement dont la qualité lui permette de vivre dans la dignité et le bien-être. Il a le devoir solennel de protéger et d’améliorer l’environnement pour les générations présentes et futures. » À Rio en 1992, ce principe sera réaffirmé. Certains pays reprendront dans la révision de leur constitution cette notion de « droit de l’homme à un environnement sain et préservé ». Une dizaine d’États de l’Union européenne donnent ainsi désormais une valeur constitutionnelle à l’environnement depuis la conférence de Rio. Au niveau national, le droit de l’environnement et les lois de protection de la nature, parfois très anciennes, offrent des exemples du même type. Par exemple, en France, l’article 4 de la loi du 2 mai 1930 implique la protection des monuments « naturels » et des sites dont la conservation présente un intérêt général pour des raisons artistiques, historiques, scientifiques, légendaires ou pittoresques. La loi de protection de la nature la plus souvent citée est celle de 1976 qui énonçait dans son article 1, bien avant Rio, que : « La protection des espaces naturels et des paysages, la préservation des espèces animales et végétales, le maintien des équilibres biologiques auxquels ils participent et la protection des ressources naturelles contre toutes les causes de dégradation qui les menacent sont d’intérêt général. » Deux remarques s’imposent. Ce genre de déclaration internationale ou nationale débouche rarement sur une prise en compte effective par le droit des dégradations naturelles. La prise en compte de la notion de « qualité de la vie » reste donc théorique. En France, la loi de 1976 est considérée comme une déclaration de principe qui ne constitue pas une liberté publique fondamentale qui peut se définir par une loi. En réalité, droits et libertés peuvent être proclamés haut et fort, mais ils ne débouchent sur aucune application s’ils ne sont pas traduits en termes précis. La notion d’« intérêt général » de la loi de 1976 laisse ainsi toute latitude d’interprétation.
D’autre part, la protection de l’environnement est une protection d’un « droit de l’homme à un environnement » plutôt qu’une protection des entités naturelles pour elles-mêmes. De même, l’internationalisation des questions d’environnement et de biodiversité étant marquée par le dogme du développement durable, c’est dans ce sens que les aspects juridiques sont souvent convoqués. Il s’agit avant tout de ne pas compromettre l’accès aux ressources et leur pérennité pour les générations futures. La notion de développement durable est d’ailleurs progressivement reprise explicitement dans de nombreux textes de lois. Le développement durable apparaît par exemple dans la Charte de l’environnement adoptée en France en février 2005. L’article 6 y stipule que « les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet elles concilient la protection et la mise en valeur, le développement économique et le progrès social ». Le droit de l’environnement semblerait donc restreint à protéger des intérêts humains rattachés à la nature. Poser la question d’une véritable atteinte à un droit de la nature, pour la nature, susceptible de protection et de justice, ce serait ouvrir la porte à la reconnaissance d’un droit des entités naturelles, voire de la diversité biologique dans son ensemble. Ce serait concevoir un droit de la biodiversité qui reflète davantage le projet éthique dont cette notion est investie. Or le droit subjectif n’est reconnu qu’aux personnes. Il ne peut y avoir préjudice que pour un sujet de droit dont les vivants non-humains sont dépourvus. Cela étant dit, le cas de l’Erika a bousculé sur bien des points le passage du droit théorique à des décisions de justice fermes. La marée noire entraînée par le naufrage de ce navire a débouché sur un arrêt de la cour d’appel de Paris le 30 mars 2010 qui établit un préjudice environnemental au collectif touché par la marée noire mais aussi à l’environnement luimême et aux espèces d’oiseaux impactées 241.
La recherche scientifique en droit de l’environnement constitue un enjeu majeur visant à montrer jusqu’où le droit peut, en l’état, être mobilisé ou fait apparaître des manques à combler240. Et même sans parler d’un droit de la biodiversité abouti, les conséquences juridiques de la montée en puissance des préoccupations environnementales dépassent fort heureusement les principes généraux en place. Rappelons à ce titre que des lois spécifiques de protection d’espèces aux niveaux national et international sont applicables depuis longtemps et ont été les garants de progrès majeurs en matière de protection de la biodiversité. Ces textes peuvent être mobilisés par les associations de protection de la nature sur le terrain pour freiner, empêcher ou demander réparation d’un projet d’aménagement. La montée en puissance des questions environnementales aura pour conséquence plus récente de reconfigurer progressivement la question du patrimoine commun ou d’utilité publique et la question de l’anticipation des dommages. Ces deux aspects ont ouvert de nouvelles brèches dans l’évolution du droit de l’environnement faisant potentiellement intervenir la biodiversité. Le droit de l’environnement va par exemple de plus en plus faire référence au patrimoine culturel, paysager, mais aussi naturel ou biologique. Selon la loi 95-101 du 2 février 1995 : « Les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation. » Le collectif, le commun, vu sous le prisme de sa composante naturelle et biologique, a de plus en plus de poids juridique. En ce sens, « l’utilité publique » des aménagements ayant des conséquences dommageables à l’environnement fera l’objet d’une attention juridique croissante. L’article 4-II de la loi du 2 février 1995 en témoigne. Cet article suppose que la déclaration d’utilité publique « peut » comporter (aucune obligation n’est encore spécifiée) des prescriptions particulières destinées à réduire ou
compenser les conséquences dommageables des aménagements sur l’environnement. Cette loi stipule aussi qu’« il est du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde et de contribuer à la protection de l’environnement » même si aucune sanction n’est prévue lorsque ce devoir n’est pas respecté. C’est aussi sur ce point que des évolutions encore plus récentes du droit s’accrocheront avec vigueur. Il s’agira de légiférer pour que l’impact d’un aménagement ayant des retombées positives (économiques ou sociales) immédiates ne soit pas dommageable pour l’environnement ultérieurement. Pour évaluer les conséquences d’un aménagement, une « étude d’impact » sera nécessaire. Cette étape a constitué, au moins en principe, une avancée juridique significative, car elle crée un espace théorique, mais aussi physiquement situé, obligeant l’administration publique et l’aménageur à reconnaître les atteintes immédiates mais aussi différées sur l’environnement. Avec l’étude d’impact, de nouvelles échelles de temps et d’espace peuvent s’exprimer. Au regard du droit, un projet d’aménagement s’inscrit désormais dans un paysage social et écologique. Ce principe étant accepté, il donnera lieu à de nombreuses évolutions concernant la délimitation de l’étude d’impact, le statut et la responsabilité de celui qui la réalise, la publication des résultats de l’étude, le contrôle de l’impact réel, etc. La dimension proprement temporelle a aussi fait l’objet d’évolutions et de recherches juridiques importantes. L’étude d’impact fait apparaître la notion d’anticipation des dommages et le cadre général dans lequel le droit sera mobilisé pour aborder cette temporalité est celui instauré par le principe de prévention/précaution mis en avant par les grandes déclarations internationales. Ce principe est par exemple présent dans la conférence de Rio, notamment en ce qui concerne la diversité biologique (principe 15). L’intuition est simple : mieux vaut prévenir que guérir. Il sera repris au niveau communautaire (article 174-2 du traité d’Amsterdam en 1997) et, en France, la loi du 2 février 1995 s’inspirera directement de cette dimension
prudentielle de l’énoncé de Rio : « L’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable. » La charte constitutionnelle de 2005 consacrera encore plus clairement le principe de précaution dans son article 5 : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. » L’étude d’impact et cette temporalité anticipatrice sont devenues les instruments clés de la mise en place des mesures compensatoires visant à impliquer directement l’aménageur dans une réparation d’un dommage causé à l’environnement 242. La loi de protection de la nature de 1976 allait déjà très loin en prévoyant dans son article 2-4 que l’étude d’impact fasse un état initial de la situation écologique et des effets directs et indirects attendus, et propose de surcroît les mesures envisagées par le maître d’ouvrage pour « supprimer, réduire, et, si possible, compenser les conséquences dommageables pour l’environnement ». Une compensation est donc censée se concevoir dans la loi de 1976 « avant » la réalisation du projet, au même titre que l’on a tenté de prévenir sa réalisation. Le principe de la compensation sera repris au niveau communautaire dans une directive de 1985 concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement. En 2001, une directive européenne (2001/42/CE) confirme l’importance du principe de prévention et la séquence « éviter, réduire, compenser ». La France réformera en retour sa loi de 1976 sur les études d’impacts dont la
contrainte juridique était finalement faible ou inexistante. Jugées caduques en 2010 lors du Grenelle 2 (loi no 2010-788 du 12 juillet 2010), la définition et la juridiction des études d’impacts sont réformées pour de bon en 2011. Cette réforme prévoit en outre des sanctions en cas de non-respect de la mise en place et du suivi des mesures compensatoires. La dimension préventive que l’on pouvait juger inopérante aura donc des conséquences fortes. Les mesures compensatoires, en étant sans cesse précisées, améliorées, et étendues (les mesures compensatoires sont désormais censées concerner les trames vertes et bleues et le schéma de cohérence écologique régional) font espérer, lors de leur mise en place correcte, une prise en compte réelle de la protection de la biodiversité dans l’aménagement du territoire. La mise en place de ces mesures et leurs implications écologiques et éthiques sont néanmoins hautement problématiques (la compensation est analysée en détail dans ce chapitre). La mesure compensatoire pouvant constituer une garantie de dérogation à l’interdiction de détruire, le droit devra donc être capable de parer aux limites d’une telle approche et à ses dérives potentielles. Non seulement ce principe ouvre la porte à admettre une substituabilité entre habitats ou espèces (balayant toute notion de valeur intrinsèque et évinçant des remises en cause plus profondes), mais leur réelle capacité à participer à la protection de la nature sur le long terme n’est pas assurée (les zones compensées sont transitoires et, fondamentalement, la compensation se met en place pour permettre aux projets d’aménagement d’avoir lieu sous condition, mais d’avoir lieu quand même). En France, le droit de l’environnement s’est donc fait progressivement par accumulation de décrets et de normes depuis 1976 et par des allersretours entre les niveaux national, communautaire et international. La charte de l’environnement de 2004 puis l’établissement d’un code formel de l’environnement en 2008 seront des avancées notables. Mais sur le fond, les grandes modernisations du droit de l’environnement pourraient bien
s’enclencher prochainement avec, entre autres, l’affirmation d’un préjudice environnemental dans le sillage laissé par l’affaire Erika 243. De plus, un projet de loi-cadre sur la biodiversité a modifié tout récemment le Code de l’environnement en créant l’Agence de la biodiversité (dont les moyens et le rayon d’action restent toutefois inconnus). Ces modifications devraient en définitive simplifier les moyens d’exercice des lois qui touchent à la protection de la nature. Ces évolutions ont des conséquences importantes : bien pensées elles peuvent instituer une nouvelle éthique de la nature ; mal pensées, elles peuvent avoir l’effet inverse de celui désiré. Par exemple, faciliter l’exercice du droit en multipliant les faibles peines ou les amendes faciles à exiger risque de diminuer la possibilité d’engager des poursuites lourdes et ainsi de favoriser les comportements irresponsables pervertis par des rapports de force politiques ou financiers. En conclusion, la notion de biodiversité fait irruption dans un droit de l’environnement en reconfiguration constante en fonction des sommets internationaux et de la généralisation du souci environnemental. Il serait absurde de ne pas voir dans la dimension juridique un pilier fondamental de la protection de la biodiversité même si le droit est souvent peu appliqué et instaure un hiatus entre ce qu’il faudrait faire et ce qui est réellement fait. Cette dimension est, encore une fois, la traduction normative et prescriptive d’un souci éthique. Mais précisément pour cette même raison, le droit reflète aussi une idéologie en vogue qu’il peut être utile de découvrir. Car enfin, le droit a (du moins peut avoir) d’autres ambitions que de servir d’administrateur du développement durable pour proposer des réformes plus poussées en termes de justice environnementale et de protection de la nature. En ce sens, la notion de collectif, la recherche d’un nouveau type de contrat naturel éthique et juridique sont des chantiers investis par le droit. Ces chantiers qui demandent de la recherche, de la liberté et du temps de
pensée sont des remparts à l’acceptation inconditionnelle des nouvelles promesses parachutées sur les problèmes de biodiversité. L’économie en tant que manière d’aborder les problèmes liés à la crise du vivant est une autre occasion de penser la biodiversité et ses modes d’interaction avec la sphère politique et sociale.
Une reconfiguration économique de la nature Dès l’apparition du terme de biodiversité, la question du rôle positif ou de l’impact négatif des modèles de développements économiques sur la protection de la nature se pose. Ceci ne surprend guère. Économie et écologie entremêlent leurs racines étymologiques. En grec, l’écologie, oikos logos, signifie la connaissance de la « maison ». L’économie, oikos nomos, est l’ordre de la même « maison ». D’ailleurs, le lien entre économie et écologie va au-delà de leur convergence étymologique. Ces disciplines partagent un vocabulaire, des équations et des modèles scientifiques. L’activité économique est l’activité humaine qui consiste en la production, la distribution, l’échange et la consommation de biens et de services. L’économie, en tant que connaissance scientifique, s’intéresse aux liens économiques que la société génère et à leurs contributions à la formation d’un ordre social. L’objet de la connaissance économique a varié selon les époques et les auteurs. Sans vouloir retracer l’historique et l’évolution de cette discipline, évoquons quelques définitions et notions clés qui sont mobilisées par l’économie lorsqu’elle envisage la notion de biodiversité. L’économie étudie les processus de formation des grandeurs économiques au travers de trois dimensions : les richesses matérielles, les choix, et les échanges. La richesse est la satisfaction des besoins des
individus par la consommation de biens, produits par l’activité humaine. Ces biens sont matériels ou représentent des services et ils sont appropriables. Le choix résulte d’une rationalité économique des individus. D’après l’économie néoclassique (dont les travaux fondent le principal héritage de l’économie d’aujourd’hui), le choix suppose que les individus recherchent la maximisation de leur bien-être au moindre coût. Les choix se font donc d’une manière optimale selon un calcul coût-avantage de chaque individu. Implicitement, il est supposé que la recherche du maximum de bien-être individuel permettra de contribuer au bien-être de tous. L’échange, quant à lui, n’est pas traité en économie comme étant une simple transaction financière, mais comme un acte social de régulation et de distribution des biens. Il implique deux parties : un offreur de biens et un demandeur. D’après l’économie néoclassique, l’échange est ce qui fonde la valeur des biens s’il s’effectue librement sur le marché. Il peut s’exprimer en nature ou en monnaie (c’est le prix des biens échangés). Ce cadre distingue implicitement deux types de valeurs : la valeur d’échange est objective puisqu’elle résulte de règles imposées par l’échange qui dépassent chaque individu. La valeur d’usage quant à elle est subjective et dépend du besoin de chaque individu. Un bien peut avoir une grande valeur d’usage mais aucune valeur d’échange (comme l’air). Inversement, un bien peut avoir une grande valeur d’échange (le diamant) mais une valeur d’usage faible (l’objet est peu utile). L’essence de l’économie est d’analyser ce qui peut engendrer l’utilisation la plus efficace possible de ressources limitées 244. L’économie néoclassique suppose par exemple qu’un marché idéal en concurrence parfaite permet d’aboutir à la formation d’un prix qui conduit à l’allocation optimale des ressources par les individus. Pour cela, quatre hypothèses doivent être vérifiées : les offreurs et demandeurs sont des personnes physiques ou morales identifiables, les biens sont homogènes, l’information
est complète, transparente et symétrique entre les parties et il y a libre échange et circulation des facteurs de production. Comment la biodiversité peut-elle être envisagée dans un tel cadre ? Deux problèmes majeurs peuvent être évoqués et seront traités différemment par deux grandes tendances de l’économie moderne préoccupées par les questions de biodiversité. Le premier problème est que l’échange, pour avoir un sens, concerne des biens utiles et rares (si le bien est inutile et illimité, son échange n’a pas de sens). Or pour que la biodiversité soit « utile » et/ou rare encore faut-il être capable de définir, de distinguer, de mesurer ce qui, dans la diversité biologique et sa dynamique, est utile et rare de ce qui ne l’est pas. Le deuxième problème est que, même si l’on reconnaît une valeur d’utilité à certains aspects de la biodiversité, on conçoit mal l’échange de quelque chose que personne ne possède. Que faire si la biodiversité, même conçue comme un « bien » n’appartient à personne ? Les économistes tenteront de résoudre ce problème comme relevant d’un cas typique de « tragédie des communs 245 ». La tragédie des communs provient d’une situation de conflit entre intérêts particuliers et intérêt collectif. Dit autrement, la destruction de la diversité biologique, si elle peut générer des intérêts particuliers, se fait la plupart du temps au détriment de l’intérêt général. Or cette situation conflictuelle ne peut se traiter que par une action collective. Et cette action collective devrait, en principe, s’incarner dans un projet économique et politique 246. D’ailleurs, les instruments politiques et le droit permettent déjà de réguler et de contrôler l’accès et l’utilisation d’un tel bien. Mais comment prendre en compte le fait que les activités économiques produisent, malgré tout, des dommages collatéraux sur la biodiversité en dépit d’un tel contrôle ? Selon les courants de l’économie, ces deux problèmes capitaux (difficulté de définir la biodiversité comme un bien, et comme appropriable) seront traités différemment. Un premier courant, lui-même hétérogène, que
l’on regroupe généralement sous le terme d’« économie de l’environnement » vise à concilier les objectifs socio-économiques et la préservation de l’environnement. L’économie de l’environnement, encouragée par le rapport Brundtland en 1987, cherche les moyens de résoudre ces deux types de problèmes dans un cadre économique néoclassique. Par exemple, l’économie de l’environnement introduit la notion de « capital naturel » pour conceptualiser la production et la consommation des ressources naturelles liées à l’activité humaine. Le capital naturel vient ainsi s’ajouter au capital productif. Pour l’économie de l’environnement néoclassique 247, le capital artificiel (qui provient de la richesse créée) et le capital naturel sont substituables. On dit que l’environnement a une « durabilité faible ». De même la notion de « service écosystémique » est considérée du point de vue théorique comme l’une des clés de ce premier problème (cette notion sera analysée en détail dans ce chapitre). Si la biodiversité fournit des « services », définis comme les bénéfices que les humains tirent des écosystèmes, la science économique peut plus facilement envisager la biodiversité comme un bien utile et éventuellement raréfiable, ou du moins, comme source de biens de ce type. Une démarche devenue classique de cette tendance consiste à prendre en compte des dégradations et des pollutions environnementales comme « produits » de l’activité économique. Ces effets affaiblissent la possibilité d’une poursuite de la croissance économique, ce sont des « externalités négatives ». L’externalité négative caractérise la création d’un dommage à autrui par un agent économique sans contrepartie. Il s’agit donc d’évaluer les coûts de ces externalités liés à la dégradation de l’environnement, afin de les intégrer au calcul coût-avantage des agents économiques. On parle d’« internalisation des externalités négatives ». Dans une rationalité économique, la production des externalités négatives devrait être modérée grâce à leur intégration dans les coûts de production.
Cette démarche d’internalisation, ainsi que l’hypothèse de durabilité faible et la recherche d’une assimilation de la biodiversité à des « services écosystémiques » sont les piliers qui dominent dans de nombreuses organisations internationales comme la Banque mondiale, l’OCDE, les Nations unies. À l’échelle internationale, deux travaux font référence sur le sujet. Il s’agit du Millennium Ecosystem Assessment (MEA) et du projet intitulé The Economics of Ecosystems and Biodiversity (TEEB) dont la démarche globale est d’attirer l’attention sur la problématique de « l’économie des écosystèmes et de la biodiversité ». Une tendance politiquement encouragée vise à faire entrer la biodiversité dans une logique d’échange comparable à celle d’un marché en espérant réguler par ce biais les substitutions entre capital naturel et artificiel 248. Cette approche a reçu de multiples critiques internes, propres aux méthodes et aux hypothèses utilisées, mais aussi des critiques plus générales de réduction et de mauvaise interprétation de la crise du vivant. Envisagée par l’économie néoclassique, on peut craindre que la biodiversité ne soit toujours pas réellement considérée pour elle-même. La biodiversité conçue comme un « bien » échangeable perd sa spécificité et sa complexité. Non seulement car il est difficile de définir la biodiversité comme un bien classique sans dénaturer son essence même (toute notion de valeur intrinsèque est généralement écartée, car le bien doit être utile et échangeable), mais aussi car sa dynamique écologique et évolutive (tous les aspects abordés au troisième chapitre) se prête mal à son intégration dans des équations économiques. Enfin, les principes de la théorie du choix rationnel semblent bien faibles pour traiter de la relation des humains avec la nature. Un autre courant majeur de l’économie, qualifié d’« économie écologique », a donc cherché à se démarquer de la pensée dominante en réfutant la théorie du choix rationnel comme base fondatrice 249. Ce courant rejette aussi l’idée d’une substituabilité entre le capital naturel et artificiel
qu’il considère comme complémentaire. L’environnement a, selon ce courant, une « durabilité forte » 250. Il s’agit de mettre l’accent sur l’intégration de l’économie à la pensée écologique et non d’adapter simplement la pensée néoclassique dominante aux problèmes posés par la crise écologique. Pour l’économie écologique, les questions de changements irréversibles, d’incertitudes à long terme, d’interactions spatiales et de trajectoires des socio-écosystèmes sont intégrées aux modèles. Et les méthodes de l’analyse économique ne se limitent pas à des résolutions d’équations d’optimum. Une décentralisation est donc proposée : les dégradations environnementales doivent être réparées par des compensations ou des dépollutions environnementales réelles. D’autre part, certains économistes n’ont pas hésité à affirmer haut et fort l’incompatibilité structurelle majeure entre la poursuite d’une idéologie du développement basée sur la croissance et ses indicateurs classiques (comme le PIB) et la protection de la nature. Selon ce courant, c’est en repensant de fond en comble non seulement les modèles, mais aussi les dogmes sur lesquels ils reposent que la protection de la nature a une chance de devenir une réelle priorité. L’échec de la protection de la nature vient de notre difficulté à admettre cela et à rêver, les yeux ouverts, du maintien d’un modèle de développement pourtant en conflit avec la nature60. Selon les perspectives, économie et biodiversité seront envisagées sur un mode de tension, de promesse, ou d’intelligence pratique. Mais parce qu’elles cristallisent des fantasmes et des idéologies fortes, les interactions entre économie et biodiversité doivent être abordées en étant conscient de l’histoire même de l’économie, de ses courants, de ses influences théoriques et méthodologiques et de leurs multiples réductions. Comme l’écologie, la conservation et le droit, l’économie est, malgré son apparente neutralité, gorgée de valeurs et de représentations particulières de ce qu’est ou doit être la nature. Par exemple, l’approche économique repose explicitement sur une conception de la biodiversité comme étant substituable (ou non), et
comme pouvant faire l’objet (ou non) d’un découpage en composantes ou fonctions bien définies. Les concepts et les démarches économiques portent donc en eux-mêmes des visions fortes de ce qu’est la biodiversité et de la manière d’en concevoir la gestion. Plus généralement, un examen attentif de quelques notions comme celles de services écosystémiques, de mesures compensatoires ou d’ingénierie écologique méritent d’être traitées pour elles-mêmes afin de cerner dans quel tissu de normes elles se situent.
Nouvelles ruses rhétoriques sous couvert d’impératif pratique Le développement durable est, malgré l’échec du consensus qu’il véhicule depuis près de 30 ans pour enrayer la crise du vivant, encore considéré comme devant être le dogme salvateur dans lequel la protection de la nature est en harmonie avec le développement social et économique. Qu’il s’agisse de se référer directement ou non au rapport Brundtland, ce paradoxe se comprend, car le triptyque économique-environnementalsocial, instaure en principe une spirale de succès : sans un bon état environnemental ou social, pas de développement économique. Sans développement économique, pas de protection environnementale ou sociale. Mais en pratique, cet idéal doit s’appuyer sur la possibilité de mettre en œuvre « concrètement » cette circularité à toutes les échelles. Or la biodiversité, en tant que telle, constitue plutôt un obstacle à la trame théorique du développement durable. Elle est hétérogène, dynamique, imprévisible. La nature (qu’il s’agisse d’espèces, d’habitats ou de processus) déborde souvent des classifications réductrices. Dès lors, des concepts, des approches, des métiers, seront spécifiquement proposés comme « facilitateurs » et « normalisateurs » entre les sphères
environnementale, sociale, et économique et connaissent, à ce titre, un succès communicationnel marqué. Penser la biodiversité, c’est comprendre ces concepts mais aussi les enjeux normatifs et prescriptifs qu’ils portent.
LE CONCEPT DE SERVICE ÉCOSYSTÉMIQUE Le concept de service écosystémique est sans aucun doute un concept à succès. Ce concept désigne les bénéfices directs et indirects que les humains tirent des systèmes écologiques. Plus exactement, les services écosystémiques sont les processus naturels qui conditionnent l’existence de biens dont nous dépendons : alimentation, matériaux mais aussi régulation de cycles biogéochimiques, pollinisation, purification… en fait quasiment tout ce dont nous profitons qui n’est pas artificiel. C’est-à-dire potentiellement tout. Un service écosystémique n’est pas une collection de choses. C’est un mode d’existence possible de toutes les choses naturelles, celui de nous offrir un bénéfice. La question de ce qu’on « gagne » et de ce qu’on « perd » en optant pour cette stratégie de réduction utilitariste de la notion de biodiversité a toujours été très polémique. Dans l’ouvrage de Wilson de 1988, les auteurs qui traitent la question concluent qu’adopter cette stratégie ne peut qu’aggraver les choses, car c’est précisément, selon eux, cette approche « instrumentalisante » qui est la cause même du problème du déclin de la biodiversité. C’est même selon ces auteurs un système de valeurs opposé à celui-ci qui permettra de protéger la biodiversité sur le long terme 251. À l’époque, on ressent bien dans ce qui porte le terme de biodiversité en politique l’expression d’un projet éthique fort. L’économie néoclassique du moment doit déjà, selon ces auteurs, se réformer en profondeur pour prendre sérieusement en compte les problèmes écologiques. Protéger la biodiversité en l’assimilant à des services, c’est fermer la porte à une telle remise en cause. C’est seulement tenter d’internaliser des externalités
négatives sans repenser les causes fondamentales de la multiplication de ces externalités. Le concept de « service écosystémique » est pourtant aujourd’hui utilisé de façon extrêmement diversifiée, dans différentes sphères, qu’elles soient écologiques, économiques, politiques ou sociales. Une brève étude de la trajectoire de ce concept permet de comprendre le succès de ce terme et les critiques associées à son utilisation 252. On comprend parfaitement la tentation d’adopter cette approche lorsqu’on retrace les conditions d’émergence de cette notion dans le sillon du succès de l’idéologie du développement durable des années 1980 253. Tout d’abord, rappelons que le fait de conceptualiser les dépendances entre l’humain et la nature n’est pas nouveau, et certains n’hésitent pas à nommer rétrospectivement « service écosystémique » ce qui a pu faire l’objet d’un usage identifié et conceptualisé de la nature, quelles que soient l’époque ou la culture considérées. L’exercice nous conduirait peut-être au début de l’histoire si l’on cherche une trace écrite et au début de l’Homo faber si l’on cherche un outil d’origine naturelle permettant d’affirmer qu’un « service » peut être tiré de la nature. Les sociétés traditionnelles ou industrialisées tirent de multiples bénéfices de la nature. Soit. Mais cette histoire ne rendrait pas compte de ce que le concept de service écosystémique signifie. Car il ne s’agit pas de décrire par ce terme une simple dépendance entre l’homme et la nature. Il y a dans l’émergence de ce terme une volonté de reconfiguration utilitariste des fonctions écologiques dans un but particulier, celui d’attirer l’attention du public et des décideurs sur la nécessité de conserver la biodiversité. Ce terme participe de la même mouvance que la reconfiguration des enjeux de protection de la nature en développement durable. Pourtant, l’emploi de ce vocable à connotation utilitariste pour gagner un pouvoir de persuasion est, dès sa proposition, hautement polémique. Dès
1977, dans la revue Science, la question est posée frontalement : « Combien valent les services de la nature ? » 254. Dans cet article tout est posé. On trouve en premier lieu la motivation stratégique d’une telle question. Il s’agit de convaincre le politique. De montrer que ce qui est considéré comme étant « gratuit » devient extrêmement coûteux lorsqu’on le dégrade. La logique est extrêmement séduisante. Mais le problème de la mise en correspondance de ce qui relève des relations proprement non-quantifiables entre l’homme et la nature est aussi explicité. Les hypothèses majeures d’un tel exercice de quantification des services de la nature, les réductions qu’elles impliquent, et les difficultés sont aussi déjà bien identifiées. En somme, le dilemme restera entier : faut-il ou non se livrer à cet exercice d’assimilation de la nature à une source de services pour des raisons stratégiques ? Faut-il renoncer aux aspirations de nombreux protecteurs de la nature (voire de cultures entières) qui refusent de vouloir justifier la protection de la nature avec des logiques instrumentales et utilitaristes ? Faut-il que cette vision émanant d’une mouvance occidentale néolibérale s’impose à tous, dans les pays industrialisés et dans les autres cultures ? Quelles sont toutes les conséquences (politiques, sociales, économiques, éthiques, écologiques, évolutives) d’une réduction de la notion de biodiversité à une source de services ? Des arguments variés favorables à une telle stratégie ou résolument opposés seront proposés. Une ligne argumentative forte en faveur d’une telle approche émerge de l’écologie scientifique. Dès les années 1970, Paul Ehrlich un écologue et démographe américain, attire l’attention sur l’urgence de la lutte contre la croissance démographique humaine (il publiera La Bombe P en 1968). Gretchen Daily, une écologue qui travaille avec lui, contribuera à formaliser la notion de service écosystémique. Ehrlich et Daily représentent un courant de l’environnementalisme préoccupé par l’impossibilité de poursuivre une croissance illimitée. Il s’agit pour Ehrlich et Daily de penser l’impact de
l’humain sur la planète dans son ensemble ; la notion de service écosystémique peut selon eux aider à formaliser une telle pensée. Ehrlich et Daily proposent en 1992 d’utiliser les notions de « capacité de charge de la planète » et de développement durable pour insister précisément sur le caractère non-durable de la croissance démographique. La façon de traiter écologiquement cette menace est, selon Ehrlich et Daily, de révéler l’importance des dépendances entre les humains et la nature, les premiers étant en passe de surexploiter les ressources dont ils dépendent 255. Gretchen Daily se réfère au rapport Brundtland de 1987 sur le développement durable et justifie à nouveau clairement en 1997 la nécessité d’adopter la vision instrumentale et utilitariste offerte par le concept de service écosystémique en se référant à cet idéal 256. La notion de service écosystémique est donc une aubaine. C’est une notion proposée par des écologues radicaux comme la clé de voûte des piliers du développement durable : une liaison explicite entre les volets économiques, sociaux et environnementaux est ainsi créée. Un article publié par Robert Costanza et ses collaborateurs en 1997 dans la revue Nature contribuera à la popularisation du concept en proposant de chiffrer l’équivalent monétaire des services écosystémiques de la planète (son estimation correspond à 33 milliards par an, soit un peu plus du double du PIB mondial) 257. Le pouvoir médiatique de la revue participe de façon significative à la propagation du concept dans la sphère académique dont le véritable envol politique et scientifique se fera après le sommet de Johannesburg en 2002 sur le développement durable. Le sommet se solde par une volonté de renouveler la vision du développement durable en y incluant une composante scientifique plus forte 258. Le comité en charge de l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (Millennium Ecosystem Assessment, MEA) est vite perçu comme le cadre scientifique qui sera le plus à même de répondre à cette attente.
Le MEA, dont l’idée remonte à 1998, est créé pour établir des bilans de l’état des écosystèmes et des ressources naturelles scientifiquement validés et centralisés. Les Conférences des parties qui précèdent le sommet de Johannesburg entre 1999 et 2000 reconnaissent le MEA comme un partenaire clé susceptible de remplir leurs objectifs d’évaluation de l’état de la biodiversité et des écosystèmes. Le MEA, consolidé et financé par la Banque mondiale et le PNUE, a pour objectif « d’établir la base scientifique pour les actions nécessaires à l’amélioration de la contribution des écosystèmes au bien-être humain sans compromettre leur productivité à long terme 259 ». En 2005, le MEA remet sa copie. L’évaluation dont il est question est la synthèse d’un travail mené par plus de 1 000 scientifiques répartis dans 95 pays. À première vue, le constat de ces scientifiques rejoint les conclusions de Wilson en 1988. Les activités humaines ont un impact massif sur l’état des écosystèmes et sur la biodiversité. En revanche, contrairement à l’ouvrage de Wilson, la traduction de la biodiversité en « service écosystémique » est adoptée sans détour avec une proposition formelle de cadre, de classification, faisant correspondre les composantes de la biodiversité à des services écosystémiques, ordonnés en 24 types différents, eux-mêmes regroupés selon qu’il s’agit de services de production, de régulation, de recyclage, ou de services culturels. Le raisonnement est le suivant. En attirant le regard sur le fait que parmi ces 24 services, 20 se sont dégradés en 50 ans, les politiques ne peuvent que réagir et s’intéresser à la base de ce qui fournit ces services, à savoir la biodiversité. Cette logique favorise la diffusion exponentielle du concept et de sa logique associée depuis 2005, en particulier favorisée par la possibilité de voir dans ce concept l’instrument de base à la création de marchés et à la mise en place de la monétarisation des services écosystémiques 260. L’espoir reste toujours celui-ci : les marchés étant une institution extrêmement
ancienne et éprouvée pour la gestion optimale des ressources, la dégradation des services écosystémiques devrait se prêter au jeu du marché pour que l’on puisse en assurer la régulation. De fait, un marché apparaît presque systématiquement lorsqu’une ressource devient rare et appropriable, le tout est de bien le cadrer. Les marchés concernant des ressources biologiques ne manquent pas et pourraient servir d’exemples à la création de marchés ou de paiements pour services écosystémiques. Un examen de la notion de service montre qu’elle n’est pas dissociable de la pensée du développement durable mais aussi d’un tournant fonctionnaliste encouragé par la mise en politique de la notion de biodiversité. L’écologie traditionnelle et les revendications naturalistes ou évolutives en vigueur qui appuient les exigences de protection de la nature sont rejointes progressivement par les développements de l’écologie fonctionnelle. Dans les années 1990, la diversité biologique est en quelque sorte repensée en termes de « fonctions écologiques » jugés plus parlants et plus susceptibles de convaincre les décideurs 261. Ce tournant fonctionnel est de fait alimenté par les écologues ayant travaillé sur le lien entre le fonctionnement des écosystèmes (mesuré par leur productivité de biomasse, leur stabilité, leur résistance) et la diversité ou la composition en espèces de ces écosystèmes. Ces travaux ont été projetés (parfois à l’insu de leurs auteurs) dans le sillage ouvert par la notion de service. En France, la transcription de la logique du MEA a été proposée dans un rapport intitulé « Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes ». Il a été estimé qu’un hectare de forêt représente en moyenne 970 euros par an 262. Plus généralement, tous les travaux en conservation peuvent potentiellement être retraduits en adoptant le vocable de service écosystémique et s’insérer dans une logique marchande. Cette transposition paraît même être considérée comme un succès 263. Des principes « clés en main » de protection des services sont proposés en s’appuyant sur des recommandations très générales de maintien des
fonctions et des processus écologiques 264. Même si de telles approches ne cachent pas les limites et les incertitudes qui les accompagnent (l’estimation d’une valeur monétaire associée à un service écosystémique étant un cassetête économique dans bien des cas), ces liens logiques entre biodiversité et services peuvent, et sont, établis. Mais les limites de l’utilisation de cette approche sont multiples 265. Très tôt, certains économistes se livrant à l’exercice de monétarisation de ressources menacées concluent qu’adopter cette stratégie est la pire solution possible. Une mise en équation de l’exploitation d’une espèce permet de montrer que son extinction totale est finalement souvent la solution la plus rentable 266. Cet aspect restera une limite centrale. Les conservationnistes sont prêts à adopter l’argumentaire utilitariste des services écosystémiques lorsqu’il s’agit de protéger la biodiversité, mais refuseront d’utiliser cette même logique lorsqu’il s’agit de justifier sa destruction. Certains écologues, y compris parmi ceux qui participent au MEA, désavoueront l’approche par services écosystémiques et ce tournant fonctionnel, et réitéreront les mêmes critiques que celles déjà présentes dans les années 1980. Selon cette critique de fond, si l’objectif est de protéger la biodiversité, cautionner scientifiquement le découpage de la biodiversité en services pour attirer l’attention des politiques n’est tout simplement pas la coconstruction sociale, politique et scientifique dont nous avons besoin 267. La faillite de la doctrine du développement durable tant plébiscité depuis les années 1990 devrait ouvrir d’autres types de logique. Sur le plan pratique, l’attribution d’une valeur instrumentale à une ressource déclinante peut être tout à fait pertinente pour organiser sa gestion. Mais ce raisonnement ne va pas de soi pour la biodiversité qui n’est précisément pas une simple ressource. La notion de biodiversité véhicule une réforme éthique en puissance mais aussi une vision dynamique, évolutive et complexe (constituant un savoir foisonnant porté entre autres par l’écologie scientifique et les sciences de l’évolution, abordées au
chapitre 3). Ces dimensions se réduisent difficilement dans une vision instrumentale et compartimentée en fonctions. Certains économistes ont ainsi vu dans la volonté d’appliquer le raisonnement économique à la biodiversité une recherche fétichiste de quantification d’une réalité bien trop complexe au vu des valeurs en jeu 268. D’autre part, si les conservationnistes et les écologues participent largement à la diffusion du concept de service écosystémique, le contenu scientifique de cette notion reste très controversé. La pertinence d’adopter une approche « fonctionnaliste » est elle-même contestée par les conservationnistes, car elle détourne précisément l’attention de ce que l’on est capable de traiter en conservation 269. Non seulement ce qui provoque le souci lié à la perte de nature ou de biodiversité sont bel et bien des individus, des espèces, des espaces et non des « fonctions » ou des « services », mais ce que l’on sait réellement étudier et manipuler sont des entités discrètes et non des « fonctions » vaguement définies. Ainsi, même si l’idée générale d’utiliser la notion de service écosystémique dans un discours utilitariste assumé est séduisante, l’utilisation de ce concept a du mal à dépasser le statut de slogan tant sa mise en pratique se heurte vite à des difficultés majeures 270. Premièrement, les études écologiques cherchant à relier la biodiversité à des services traitent souvent de la seule catégorie de services de régulation. Mais le service d’approvisionnement qui représente un enjeu économique, politique et social colossal repose sur peu de diversité. La planète utilise majoritairement moins de 200 espèces de plantes pour se nourrir et l’industrie agroalimentaire de masse exploite des espèces abondantes, faciles à reproduire, ne reposant pas vraiment sur la diversité biologique. À la rigueur, de nombreux services reposent même sur une minimisation et un contrôle de l’hétérogénéité biologique. Les progrès technologiques font (ou feront) sans doute mieux que beaucoup de processus naturels. Ils peuvent
(ou pourront) remplacer de nombreuses fonctions écosystémiques passant du statut d’utile, digne de protection, au statut d’inutile, substituable. Insistons sur le fait que certaines associations entre biodiversité, fonctions et services sont justifiables d’un point de vue (éco)logique. On pourra montrer dans certains cas un lien statistique ou mécaniste entre un aspect de la biodiversité (un nombre d’espèces, une diversité génétique, une richesse fonctionnelle ou phylogénétique, la topographie d’un réseau trophique) et une « fonction » (une propriété du système, quelle qu’elle soit). Puis un nouveau lien logique pourra être établi entre cette fonction et un « service », autrement dit un usage bénéfique à des individus humains en un temps donné, en un lieu donné. Si ce service peut être indexé à une rétribution monétaire, on pourra même mettre un prix sur ce service. Mais le cheminement qui conduit de la biodiversité aux services n’est absolument pas généralisable, chaque étape faisant émerger des interactions, des saturations, des choix arbitraires et des réductions. Par exemple, « la pollinisation », tant décrite comme un service écosystémique, peut devenir un « disservice » selon les cas. En Californie, les abeilles élevées par les apiculteurs et favorisant la pollinisation des amandiers et des agrumes empêchent la mise en place de variétés autofécondes de mandarines. Les apiculteurs ont été forcés de déplacer leurs ruches pour éviter de polluer génétiquement ces variétés. Dans ce cas simple, il est clair que la pollinisation est soit essentielle soit néfaste selon l’objectif à atteindre (favoriser la pollinisation des amandiers ou éviter la fécondation des mandariniers). Cet exemple montre bien que la pollinisation ne représente pas « en soi » un service265. Cela n’a aucun sens. De même que toute réification d’une composante de la biodiversité en un service fige la nature dans une propriété utilitariste extrêmement réductrice, des usages qu’on en fait et des représentations que l’on en a. Près de 10 ans après le cadre de pensée institué par le MEA, le concept ne semble pas triompher de ses critiques originelles et paraît apporter plus
de complexités que de véritables solutions pratiques 271. D’ailleurs, la divulgation massive du concept reste essentiellement rhétorique et non suivie d’une augmentation de l’application concrète sur le terrain 272. En marge des grandes déclarations sur les avantages de ce concept, les quantifications des services écosystémiques continuent de poser autant de difficultés, voire d’engendrer des effets pervers sur la conservation 273. Certes, les « services écosystémiques » comme « le développement durable » ne sont des concepts ni bons ni mauvais en eux-mêmes, c’est leur utilisation qui peut devenir problématique selon les fins qu’elle vise mais aussi ce qu’elle véhicule comme normes. Certains considèrent que le succès potentiel de cette notion est donc avant tout politique dans la mesure où elle permet de faire valoir le côté « utile » de la protection de la biodiversité. Or justement, ces concepts ont été pensés pour rassembler, fédérer, convaincre. L’horizon éthique d’une telle notion relève dangereusement d’une prophétie autoréalisatrice265 : si l’on affirme que seule l’approche par service écosystémique est efficace et que cette notion est divulguée comme un slogan, toute forme de pensée alternative est de fait écartée. La société civile quant à elle s’est vue largement exclue du processus de reconfiguration des problèmes de biodiversité en « services écosystémiques ». La société civile ou « les gens », « les décideurs » sont souvent considérés comme « en faveur » d’une telle approche promue par des scientifiques et des économistes autoconvaincus de la pertinence du concept. À ce titre, la critique la plus tenace de l’utilisation de ce concept ne réside pas dans des problèmes techniques. L’approche par services écosystémiques pose surtout des problèmes éthiques et citoyens. Il est en effet questionnable que la notion de valeur d’un écosystème et que les modes de protection de la nature soient réduits à ce que les écologues ou les économistes estiment et divulguent sans que la pertinence et la légitimité de ces estimations soient abordées. La notion de service écosystémique réaffirme au contraire un modèle dominant pensé par la sphère académique
et enferme la conservation et la gouvernance de la biodiversité dans des approches résolument anthropocentristes et utilitaristes. L’économie dite « verte » s’est largement construite sur cette notion en prétendant qu’il était pertinent de donner un prix aux services et fonctions écologiques, et en leur appliquant des droits de propriété et des échanges marchands. On peut se demander si cette adaptation des problèmes de perte de biodiversité n’est pas qu’une étape de plus dans une logique de domination 274. Les notions de service écosystémique et d’économie verte sont aussi instrumentalisées dans un discours prônant une justice environnementale et sociale qui impose en réalité des modes de pensée dominants et qui empêche l’émergence d’autres conceptions de la protection de la nature 275. Si cette approche peut se solder par quelques succès argumentatifs ou opérationnels, elle ne semble pas dépasser le stade de l’outil communicationnel dans un paysage éthique heureusement pluriel et plus nuancé. Le concept de « compensation » ou de « mesure compensatoire » est un autre exemple de concept à succès autonormé. Présentée comme une mesure favorable à la protection de la biodiversité en tant que frein ou dédommagement aux projets impactants, la compensation est porteuse d’une vision forte de la protection de la nature qu’il faut mettre à jour.
LE CONCEPT DE « MESURE COMPENSATOIRE » Penser la biodiversité en considérant de plus près la notion de « mesure compensatoire » est un exercice qui exige de l’interdisciplinarité et du recul. On trouvera en effet dans la compensation l’expression paradigmatique d’un concept (et d’une pratique) en tension forte entre science, politique et société. La compensation est un principe qui se répand dans de nombreux pays 276 : il s’agit de proposer une compensation à une action qui porte atteinte à la biodiversité sous la forme d’une action
favorable à celle-ci. Il s’agit d’une mesure souvent présentée comme additionnelle aux mesures de protection déjà existantes. Plusieurs définitions légales existent en fonction des pays, des perspectives, et des cadres juridiques, politiques et scientifiques, et le concept et la pratique de la compensation ne sont pas encore stabilisés mais en plein essor. L’origine de l’application réelle de ce principe est à chercher dans les banques de compensation américaines ayant eu pour projet de freiner la conversion des zones humides à des fins agricoles ou industrielles dans les années 1970. Par le clean water act de 1972, les États-Unis amorcent un système législatif de régulation de la conversion et du drainage des zones humides. L’Agence de protection de l’environnement américain propose en 1990 un cadre sous la forme d’une séquence d’actions visant à éviter toute perte nette de zones humides et de leurs fonctions écologiques. La compensation est censée être la dernière étape d’une séquence visant à éviter et à réduire les impacts inévitables résiduels d’un projet 277. Ces contraintes semblent avoir eu un effet immédiat encourageant sur les zones humides américaines : le taux de conversion des zones humides diminue significativement à la suite de cette nouvelle législation. Mais la compensation directe est jugée difficilement compatible avec la proposition de grands projets impliquant des conversions futures dont l’impact est difficile à anticiper. La solution à cette tension est de précéder la compensation directe par un autre moyen, plus simple à mettre en place. Dans les années 1990, la mise en place de « banques de compensation » est proposée pour résoudre ce problème, après l’expérimentation en 1984 d’une première banque de ce type en Louisiane, la Fina LaTerre Mitigation Bank et la multiplication d’initiatives similaires dans les années qui suivent 278. Désormais, un nouvel acteur entre dans le paysage de la conservation : la banque. En achetant par anticipation des zones humides qu’elle s’engage à restaurer et à maintenir ad vitam aeternam, la banque constitue des crédits
de compensation qu’elle peut vendre à des aménageurs en compensation de leurs impacts. Depuis les développements pionniers aux États-Unis, le concept s’est développé à travers le monde et plus de 1 100 banques de compensation fonctionnent déjà 279. L’Australie a été particulièrement active dans ce domaine en cherchant depuis 2003 à réduire le taux de déforestation avec un tel mécanisme 280. Ces initiatives ne sont pas indépendantes d’un agenda plus global. En Europe, l’objectif affiché en 2002 lors de la Conférence des parties de stopper la perte de biodiversité en 2010 n’a pas été atteint : il a donc été repoussé à 2020. Les innovations encouragées dans ce sens concernent les paiements pour services écosystémiques, la compensation, et l’investissement du secteur privé dans les infrastructures « vertes ». La même pensée programmatique est développée à Rio+20. La compensation y est mise en avant comme un instrument économique prometteur pour la mise en place d’une économie verte. Le principe est ancien, mais la ferveur de la promesse qu’on lui attribue est nouvelle, car en phase avec la recherche d’un alignement des moyens de protection de la nature avec des outils de politiques publiques reposant sur des logiques contractuelles ou marchandes237. Comme pour tout autre concept à succès utilisé dans une rhétorique de promesse, un examen critique s’impose pour penser les différents aspects de la crise du vivant. Les points forts des mesures compensatoires sont potentiellement très importants. Sur le plan de la protection de la nature, le principe ne peut, en soi, qu’être accueilli comme une bonne chose. Il s’agit en somme de considérer l’environnement et la biodiversité comme devant être réparés s’ils sont dégradés là où, bien souvent, aucune contrepartie n’est envisagée à la suite d’une destruction. Le slogan « no net loss » promeut ce que les protecteurs de la nature comme les décideurs cherchent à atteindre en dépit
d’autres objectifs plus ambitieux de réforme du système économique et social visant l’arrêt d’une destruction. Fondamentalement, le succès de la notion est qu’elle joue, comme celle de service écosystémique, un rôle de conciliateur potentiel entre une demande croissante de développement d’activités dommageables à la biodiversité, et la nécessité ou la volonté croissante de la protéger 281. Ces mesures sont censées offrir un mécanisme de liaison entre conservation et industries qui constitue non pas un frein, mais une occasion de développement 282. De fait, le secteur privé s’empare du concept, proposant parfois des compensations spontanées et volontaires, et des initiatives sont spécifiquement dédiées à la facilitation de leur mise en place pour les aménageurs 283. Du point de vue du développement, le principe d’abord perçu comme un frein est progressivement intégré. On peut toutefois questionner les conséquences de telles mesures. La mise en pratique de ce principe fait surgir un abîme scientifique et une faille éthique majeure. Tout d’abord, l’écologie scientifique et la conservation sont pratiquement absentes du processus. La prise en compte d’une spatialité et d’une temporalité proprement écologiques et des incertitudes associées (par exemple en termes de fonctionnement en métapopulation, de dynamique à long terme, de viabilité des populations, de conséquence génétique ou en termes de dynamique des réseaux et des écosystèmes) ne fait pas, ou très peu partie des projets de compensation. Du même coup, le choix des équivalences, de la localisation et de l’agencement des compensations, et des composantes de la biodiversité considérée est extrêmement réducteur au regard de l’écologie des écosystèmes détruits et relève d’un jardinage douteux. Ces problèmes internes ont fait l’objet d’études précises confirmant que le « no net loss » était un slogan efficace mais scientifiquement privé de sens 284. Pire, sous couvert de mesure de compensation, la dégradation des écosystèmes peut être perpétuée par une telle logique 285.
Au-delà des problèmes techniques, le principe lui-même doit être examiné avec plus d’attention. D’un point de vue politique, un tel système est voué à l’échec s’il adopte comme prémisse qu’un objet complexe et dynamique comme la biodiversité peut être traité comme une simple chose facile à mesurer et à échanger et sur laquelle les transactions peuvent être rendues publiques facilement et de façon transparente. Un certain réalisme politique et économique suggère plutôt que les mesures compensatoires ne sont en aucun cas des garanties d’améliorations concrètes mais s’accompagnent plutôt de confusions, d’ambiguïtés et d’évitement de mesures plus contraignantes déjà en place 286. D’un point de vue juridique, ce principe érigé en droit est très tôt perçu par certains juristes comme la meilleure façon de poser les bases légales d’un droit à détruire 287. Si une compensation est possible, des projets jugés inacceptables auparavant pourront être réalisés. Les mesures compensatoires soulèvent aussi le problème fondamental de la commensurabilité. Il s’agit d’une mise en équivalence. Or la biodiversité se prête mal à une telle mise en correspondance sans négation de sa diversité, de sa dynamique, de ses interactions et des valeurs qu’elle mobilise. Cette manière de faciliter l’échange, ou la transposition de morceaux de nature (habitats ou espèces), contourne la reconnaissance d’une altérité fondamentale, non-conditionnée et subordonnée par le développement économique, et bouscule la notion de valeur intrinsèque et les interactions multiples au sein de la communauté biotique. L’argument le plus fort en faveur du déploiement des mesures compensatoires comme instrument de protection de la nature est qu’une compensation est « toujours mieux que rien ». L’impératif pratique l’emporterait devant toute autre forme de considérations. Or sur le plan scientifique, il n’est pas certain que le réagencement proposé par la compensation se traduise toujours par une amélioration de la biodiversité par rapport à une absence totale de mesures.
D’un point de vue éthique, accepter qu’une mesure compensatoire soit « toujours mieux que rien », c’est admettre qu’il faut changer de fin (détruire et compenser plutôt que protéger telle espèce ou espace ici et maintenant), et nier la possibilité de questionner le principe même de mise en équivalence des composantes de la nature. C’est manquer la réforme éthique portée par la naissance du terme de biodiversité par beaucoup de conservationnistes, de collectivités, d’associations ou de personnes. C’est une fois de plus brandir et imposer une norme pensée par la sphère académique produite par une culture occidentale néolibérale. Les réflexions sur les conséquences de la généralisation des mesures compensatoires sont encore très vives. Des ajustements nécessaires sont sans cesse réalisés pour que ce système puisse être viable et qu’il atteigne ses objectifs. En particulier, des questions types, débattues depuis les premiers cas de compensation sont encore d’actualité. Par exemple, (a) la question « quantitative » du taux de compensation (pour un hectare de zone humide, combien d’hectares la banque s’engage-t-elle à préserver ?) ; (b) la question « qualitative » du type de compensation (doit-il s’agir d’un simple équivalent surfacique ou de maintien de fonctions, de propriétés du système détruit ?) ; (c) la question « écologique » de l’organisation générale de la compensation (comment penser la spatialisation, la dynamique des systèmes écologiques impliqués ?) ; (d) la question « légale » du contrôle de la compensation ; (e) la question « éthique et sociale » des valeurs mobilisées et des injustices créées par un tel système. Pour qu’ils soient pertinents, ce concept et cette pratique devenus très populaires dans la sphère académique et politique doivent être confrontés à des remises en cause plus profondes s’il s’agit d’autre chose que d’une perpétuation de la faillite du développement durable. L’objectif est-il d’aboutir réellement à moins de destruction ? Ou est-ce une façon de perpétuer la possibilité de détruire sans questionner la nécessité, le sens, et la légitimité, de cette destruction ? En rendant « équivalents » des
écosystèmes, des habitats, des populations détruits et compensés, on perd leurs singularités. On opère une réduction qui se prête remarquablement à une pensée économique mais très mal à une pensée écologique 288. Que les mesures compensatoires viennent enrichir les politiques actuelles d’aménagement du territoire pour y intégrer des considérations environnementales est une chose, que la compensation soit interprétée comme la mesure phare réconciliatrice du développement et de la protection de la biodiversité en est une autre. Comme le concept de service écosystémique, le concept de compensation est sans doute au service d’un aménagement raisonné du territoire. Mais rien dans son application actuelle ne semble infléchir la logique de développement au détriment de la protection de la nature. L’ambiguïté de cette logique doit donc être éclairée par toutes les dimensions historiques, politiques, scientifiques et idéologiques qui la composent. Service écosystémique et compensation sont souvent associés à une certaine ingénierie écologique qui connaît elle aussi un certain succès nouveau qu’il faut à son tour bien cerner pour penser la politique de la nature actuelle.
LA NOUVELLE INGÉNIERIE ÉCOLOGIQUE Une réémergence récente de l’ingénierie écologique peut se lire comme le passage à l’action concrète pour que la réconciliation entre développement et protection puisse se faire sur le terrain de façon plus systématique. L’ingénierie écologique est définie explicitement comme la discipline pratique, acteur de cette réconciliation, en tant que promotrice d’une « planification d’écosystèmes durables qui intègrent l’environnement naturel dans les sociétés humaines et qui bénéficient aux deux 289 ». L’ingénierie écologique en tant que discipline existe depuis plus de 40 ans. Le terme « ingénierie écologique » a été lancé par les frères Odum dans les années 1960 et n’a eu de cesse d’être précisé et redéfini depuis.
Pour les frères Odum, il s’agissait d’envisager la nature comme une machine thermodynamique auto-organisée que l’ingénieur peut manipuler ou créer avec des entrées, des sorties et des rétroactions 290. Ce principe est aussi défini et utilisé en Chine dès les années 1980 comme une manière de concevoir des systèmes de production agricole ou d’aquaculture basés sur la connaissance des interactions entre les espèces et les processus naturels de recyclage. Des initiatives similaires plus ou moins formalisées se sont développées aux États-Unis et en Europe, notamment dans des projets de restauration d’écosystèmes dégradés. Ces projets très diversifiés se rejoignent sur quelques points fondamentaux : la prise en compte de l’autoorganisation des systèmes écologiques, la mise en application de la théorie écologique, une approche systémique, un souci de maintien des ressources non-renouvelables et la contribution à la conservation de la biodiversité. Malgré son utilisation ancienne et la diffusion de ce concept dans de nombreuses professions depuis les années 1980, une réémergence récente de la notion, notamment en France, a lieu depuis les années 2000. Là encore, un examen distancié s’impose pour comprendre les causes et les conséquences de ce regain d’intérêt pour un tel concept. Ce regain de popularité s’explique par une meilleure connaissance et une meilleure diffusion de l’écologie appliquée et d’une demande toujours croissante de solutions scientifiques et techniques aux problèmes écologiques 291. À la suite du sommet de Johannesburg sur le développement durable en 2002 (exposé dans ce chapitre lors de l’examen de l’internationalisation des questions de biodiversité), l’ingénierie écologique participe plus généralement au renforcement et au déploiement d’une recherche des bases scientifiques aux actions possibles de développement 292. Le développement durable et l’ingénierie écologique sont présentés comme formant une nouvelle métadiscipline coproduite par les scientifiques, les ingénieurs et les industriels conçus comme des acteurs
unifiés dans une vaste architecture mécanique très proche des conceptions d’Odum 293. Clairement, l’ingénierie écologique a contribué à mieux comprendre comment l’écologie scientifique pouvait guider la gestion et la restauration d’écosystèmes ou, inversement, l’utilisation de ces écosystèmes pour gérer des activités humaines (les processus de détoxification assurés par les bactéries ou les plantes font partie des applications possibles de l’ingénierie écologique). Mais parallèlement, les expériences qui s’accumulent sur diverses tentatives de restaurations écologiques invitent à considérer avec plus d’humilité une telle approche de la gestion des écosystèmes. La théorie de l’écologie, appliquée à la restauration d’un écosystème, n’est pas une somme de recettes clés en main, mais s’accompagne d’incertitudes multiples, ce que les écologues travaillant sur des projets de restauration reconnaissent largement273. Insistons une nouvelle fois sur le décalage qui peut se produire entre un concept ou une pratique et ce qu’on veut leur faire promettre. Le principe de la restauration, conçue comme une orientation de la trajectoire d’un écosystème pour (r)établir certaines de ses fonctionnalités, est une pratique ancienne avec ses avantages et ses limites. En agriculture, la mise en jachère pour faire « reposer la terre » ne vise pas autre chose qu’une restauration de l’écologie du sol. Mais, promue comme moyen de résoudre les tensions du développement durable dans une rhétorique exaltée de maîtrise de la nature, l’ingénierie écologique est facilement mythifiée et permet d’éluder des décisions plus difficiles à prendre 294. En ce sens, la restauration écologique est très tôt perçue en biologie de la conservation comme une vision extrêmement étroite des problèmes associés à la perte de biodiversité. Ne serait-ce que parce que la seule approche physico-chimique ou naturaliste de la gestion ou de la restauration d’un écosystème ne dit le plus souvent rien des dimensions sociales et éthiques impliquées 295. Restaurer un écosystème devrait signifier aussi restaurer les relations des
personnes avec cet écosystème, ce que l’approche ingénieriale ne permet pas d’aborder sauf à s’ériger en gestionnaire des relations entre l’homme et la nature comme on traite une machine. Comme la notion de service écosystémique ou de compensation, l’ingénierie écologique n’est pas une démarche qui est en soi bonne ou mauvaise. Mais ces approches demeurent néanmoins, en soi, des véhicules d’une certaine vision du monde. Sans une réflexivité sur les modes d’existence de la nature envisagés par ces concepts et les pratiques associées, on risque d’enfermer les actions possibles dédiées à la crise du vivant dans des schémas de pensée assez pauvres. Au terme de cet examen distancié de la rhétorique de promesse véhiculée par certains concepts associés à « l’action », la recherche d’une réforme éthique demeure. L’internationalisation, le droit, et la mise en œuvre de solutions pratiques (et leurs critiques) ne sont pas en dehors du « social ». Mais le social se comprend lui-même assez mal s’il est conçu comme une troisième case unifiée, en interaction avec la case « science » et la case « politique ». Il faut donc examiner la pluralité des modes de contestation, de revendication, d’action mais aussi de curiosité et d’intérêts que génèrent l’étude et la protection de la biodiversité.
Effervescence et pluralité des alternatives civiles et citoyennes La manière dont la biodiversité est envisagée aujourd’hui a été marquée par l’irruption de la limitation réciproque, du compromis, du consensus entre des impératifs de développement et des contraintes écologiques réelles ou imposées par le droit, des lobbies, ou toute forme de traduction du « souci » environnemental. Dans ce récit technocratique qui remplace le conflit par une promesse de réconciliation, l’intérêt général est compris
comme ce qui satisfait « le plus grand nombre » souvent en résonance avec la perspective utilitariste héritée du XIXe siècle. Les activités humaines et la nature doivent être conciliées ou réconciliées et la recherche d’optimum sert de guide. Mais réconcilier avec qui exactement ? Qui ou quoi peut être enfermé dans une catégorie unifiée pour désigner la multiplicité des subjectivités et des engagements idéologiques ou pratiques qui concernent la biodiversité ? L’optimum de quoi, pour qui ? Le modèle du développement durable trace trois cercles qui s’entrecoupent. L’économique, le social et l’environnemental. Les distorsions entre ces cercles viendraient de la mauvaise résolution d’un problème à trois variables. Le calcul des coûts et des bénéfices de cette interaction triple, qu’il soit verbal ou mis en équation, sera l’une des approches phares proposées « par le haut » pour trouver l’équilibre entre activités humaines et protection de la nature203. Il serait stupide de remettre en cause la pertinence de telles approches dans des cas bien définis. Pour un problème donné, le raisonnement en coûts-bénéfices permet d’arbitrer des situations complexes, du moins dans le mode de pensée occidental qui est le nôtre. Mais ériger un tel modèle de pensée comme seul agenda possible, c’est faire un grand récit qu’il faut être en mesure de questionner. Car ce récit repose sur un modèle, justement. Et la réalité est heureusement plus complexe et moins universelle que prévu. Si la question de l’action peut être présentée comme un match (ou une collaboration selon le mode pacifié ou stratégique que l’on adopte) entre la sphère politique et la sphère scientifique, c’est au prix d’une ignorance de la participation active de la société civile dans l’étude et la protection de la nature. C’est aussi penser que les scientifiques et les politiques appartiennent à des sphères unifiées disposant d’un savoir susceptible de faire autorité. Or on se doute qu’une telle caricature mérite de la nuance. La biodiversité représente une réalité physique, biologique, mais aussi un discours. Ce discours est
porté par un réseau d’acteurs dont les objectifs, les représentations, les intérêts sont souvent divergents. Le bilan de la succession des réunions politiques organisées par les sociétés industrialisées peut laisser perplexe au regard du gouffre établi et sans cesse creusé entre les constats de l’état du monde (présenté comme proprement catastrophique) et les orientations politiques prises en matière de biodiversité (proprement insignifiantes au regard des enjeux annoncés). Mais ce gouffre se remplit, depuis Rio, de l’expansion de l’implication de la société civile dans les débats internationaux. Les ONG sont devenues des acteurs essentiels de la conception internationale et locale des problèmes de biodiversité 296. Le rôle de ces ONG n’est pas unifié et peut être un moyen de relayer un lobby particulier, d’exercer un contre-pouvoir ou d’incarner une vague idée de « capital social » sans véritable légitimité 297. Certaines de leurs actions peuvent aussi se substituer à une intervention étatique et constituent un réel soutien à des initiatives locales pertinentes 298. Un schéma qui minimiserait les divergences culturelles et politiques majeures incarnées, ou non, par les ONG, les associations ou les mouvements citoyens plus spontanés laisse de côté ce qui est bel et bien inconciliable. En réaction à l’établissement d’un certain discours impérialiste sur la biodiversité, quoique avide de consensus, des mouvements sociaux feront valoir leur différence culturelle, la défense de leur territoire, leur autonomie politique et sociale en s’inscrivant en faux par rapport au discours véhiculé par les sommets de la Terre. Dit autrement, considérer que les « communautés locales », les associations et les ONG expriment seulement des différences à « prendre en compte », c’est ne pas voir les foyers de remises en question profondes qui composent le paysage des enjeux de biodiversité222. D’autres visions du bien collectif et de la résolution d’un conflit peuvent être envisagées. Placer l’emphase sur le consensus n’est en rien le gage d’actions concrètes en faveur du bien commun. Toute forme de pensée
dogmatique universalisant un discours (en réalité largement ethnocentré) prolonge plutôt la vision qui consiste à élever la science (écologique et/ou économique) ou la politique au-dessus du reste. Le véritable enjeu n’est plus aujourd’hui de savoir quelle discipline imposera ses normes dans le modèle de développement durable pensé il y a 40 ans. Il est plus stimulant d’admettre que la recherche scientifique n’accède pas à un savoir certain mais demeure un certain savoir, celui dont elle se dote dans un cadre social et politique lui aussi particulier. Amateurs de la science, et amateurs de la biodiversité, les « naturalistes », les membres de sociétés savantes ou d’associations de protection ou d’intérêt pour la nature représentent un autre type de savoir et d’engagement tout aussi important que celui issu des publications scientifiques classiques. L’amateur est souvent averti et soucieux. Il représente un rempart au dogmatisme, créateur d’autres formes d’indépendance, d’échanges et de libertés. Cette richesse est telle qu’il serait difficile d’établir une typologie des différentes formes de savoirs et de valeurs mobilisés sans tomber dans la caricature. Certaines interactions sont bien délimitées, d’autres sont des initiatives inclassables. Par exemple, les « sciences participatives » sont la manifestation d’une interaction bien définie et qui peut être extrêmement fructueuse entre savoir de terrain non-académique et recherche scientifique classique. Les sciences participatives désignent des projets pensés par la communauté scientifique faisant intervenir la participation de citoyens bénévoles à différents stades du projet. Ces projets sont très variés et les publics, comme les participations possibles, très diversifiés. Quasiment tous les groupes taxonomiques sont aujourd’hui suivis par des projets de ce type qui peuvent nécessiter la participation d’un public averti d’amateurs (des ornithologues spécialisés par exemple) ou un public seulement motivé et intéressé par la nature, sans connaissances particulières. Certaines de ces compétences traversent les strates de la récolte de données sur la biodiversité jusqu’à la formation d’indicateurs officiels sur la
biodiversité. Au niveau international, l’indice « Planète Vivante » (Living Planet Index, LPI) ou, en France, l’indicateur de développement durable utilisé au niveau ministériel reposent sur des données récoltées par des programmes de sciences participatives. Il s’agit le plus souvent de suivis spatio-temporels d’espèces communes réalisés par des bénévoles qui respectent un protocole standardisé simple, peu contraignant, mais suffisamment répété pour que des tendances générales puissent être estimées. Cela étant dit, ces projets maintiennent une forme de hiérarchisation entre science et citoyens. Certes, l’amateur n’est souvent pas considéré comme un simple « pourvoyeur de données » mais il n’est pas non plus admis dans le cénacle des « collègues ». La « science participative » reste une collaboration organisée pour mais aussi par la science académique. Cette différence réapparaît d’ailleurs bien vite dans le cas de programmes de ce type en échec où se repolarisent souvent l’élitisme scientifique et une contre-culture non scientifique qui se veut subversive 299. D’autres initiatives associatives ou citoyennes, plus spontanées, ne se capturent pas aisément dans un schéma préétabli de genèse du savoir ou d’un mode d’action. Certains mouvements de « sciences citoyennes » revendiquent en ce sens une autonomie plus complète avec le monde académique sur les sujets à investir et la manière de les traiter ou de communiquer. Plus généralement, les associations peuvent constituer un contre-savoir et un contre-pouvoir local très bien informé et organisé et font partie intégrante de la connaissance et de la protection de la biodiversité. De nombreux projets bâclés et illégitimes participant à la destruction de la nature sont fort heureusement dévoilés par des associations (souvent bénévoles et peu soutenues) et peuvent provoquer des cas de jurisprudence. Ces mouvements citoyens (qui détiennent une connaissance souvent bien meilleure que la sphère académique) participent à maintenir en vie le souci de la nature, certaines valeurs et la possibilité d’exprimer autre chose que la
pensée dominante. Le prêt-à-penser en matière de biodiversité relève souvent plus d’une dictature du consensus que de l’audace de la reconnaissance d’incompatibilités des fins visées par le développement économique sans borne et la protection de la nature.
CONCLUSIONS La biodiversité est un concept qui nous aide à repenser notre rapport à la nature en ouvrant plusieurs chantiers. Penser la nature en crise, c’est mettre en lumière le souci existentiel qui s’impose à nous face à une nature qui s’érode et se simplifie. C’est admettre l’exigence de valeurs nouvelles que ce souci provoque. C’est aussi comprendre comment se constituent les savoirs et les politiques contemporains sur la nature. Nous avons le sentiment que quelque chose se détraque physiquement et moralement avec la destruction de la nature. L’exigence de valeurs nouvelles exprime la nécessité de reconnaître de l’altérité, de l’autonomie et de la spontanéité dans la nature comme rempart à la poursuite d’une posture de maîtrise et de domination. Le savoir et la conservation de la biodiversité cherchent à comprendre et à anticiper la dynamique et la complexité du vivant et des sociétés. La promesse politique est celle d’une résolution du conflit et de l’apaisement du souci grâce à la science, la technique ou encore grâce à des visions intégrées et consensuelles capables d’harmoniser économie, nature et société. Ces différents chantiers de réflexion sur la nature sont présents, à des degrés divers, depuis l’émergence de la notion de biodiversité. Ce que les recherches scientifiques, les revendications et les remises en cause sociales et politiques liées à la biodiversité permettent, c’est d’entretenir et de renouveler une telle réflexion qui engage notre rapport au monde.
Mais il est aussi temps de reconnaître, sans moralisme ni dogmatisme, la description d’une déroute : le terme « biodiversité » est propulsé en politique en 1992, l’année où l’appel de Heidelberg, signé par de nombreux scientifiques inquiets de la montée du mouvement écologiste, affirmait que : « L’humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service et non l’inverse. » Et il reste, de fait, encore difficile aujourd’hui d’imaginer cet « inverse » : « progresser en mettant l’humanité au service de la nature ». Mais il est également devenu tout aussi difficile d’imaginer un quelconque « progrès », quel que soit le sens de ce terme, dans un monde où la nature serait en état de crise. La même tension essentielle traverse l’histoire des discours sur la nature menacée : prôner des réformes et des ajustements d’une pensée dominante ou s’autoriser un questionnement plus profond qui ose reconnaître la dimension conflictuelle entre la poursuite sacralisée d’un développement économique sans limites et la protection de la nature. Penser la biodiversité aujourd’hui, c’est refuser le conformisme et écouter ce que les soucis et les conflits liés au devenir de la nature ouvrent comme possibles, plus ou moins souhaitables. Une première voie est de toujours considérer que les problèmes de biodiversité se réduisent à un problème de « gestion ». Après tout, on « gère » aujourd’hui ses émotions, on gère le stress, on gère même les « ressources » humaines, pourquoi pas un « capital naturel » ? Mais ce discours qui réduit le problème de la destruction de la nature à un problème gestionnaire déshumanise autant que celui qui traite les humains comme des choses. Ce discours aveugle et inhibe d’autres voies possibles à coups de promesses et de consensus construits pour maintenir les idoles en place. Une telle « gouvernance » de la biodiversité érige encore un peu plus l’autorité de la science et de la technocratie au-dessus du reste comme garantie d’un ordre social et environnemental. Cette posture prolonge une imposture.
Reste une autre voie, plus radicale, mais aussi plus réaliste, car ancrée dans la matérialité, le vivant, l’espace et le temps, et que la pensée de la biodiversité exige. Nous n’avons pas d’autres choix que de privilégier aux promesses ou au désespoir, l’enquête, l’excursion et la curiosité sans relâche sur notre existence et sur la nature. Car il s’agit toujours, lorsqu’il est question de biodiversité, d’une méditation sur le sens que la vie peut avoir dans un monde où la vie disparaît. Il y a là une épreuve qui nous demande d’être sincères par respect de ce que nous découvrons et éprouvons, plutôt que de rester figés dans des postures optimistes ou pessimistes. La nature continue de surprendre et de déborder de nos tentatives d’arraisonnement. Elle transgresse systématiquement nos assignations en des catégories pilotables. La reconnaissance individuelle et collective de notre vulnérabilité et de celle de la nature permet de mieux penser sa protection, en marge d’une quête frénétique de l’utile. Il est devenu possible et nécessaire d’assumer certaines incompatibilités. Il est devenu nécessaire et urgent de jeter par-dessus bord les anesthésiants de la pensée, des valeurs et des émotions. On agit mal si on pense mal et on pense mal si on n’éprouve rien.
REMERCIEMENTS Je remercie vivement ceux qui ont contribué (parfois sans le savoir) à provoquer une série d’étonnements qui m’ont été nécessaires pour ce voyage dans la nature en crise : Christophe Bonneuil, Coralie Calvet, Frédéric Jiguet, Virginie Maris, Laurent Godet, Bernadette BensaudeVincent, Sonia Kéfi, Thomas Camus, Harold Levrel, Arnaud Béchet, Nicolas Mouquet, Wifried Thuiller, David Mouillot, François Sarrazin, Denis Couvet, Robert Barbault, Yves Bas, Ana Rodrigues, Romain Julliard et Isabelle Doussan. Je remercie aussi vivement le CNRS en tant qu’institution encore capable d’accorder autant de liberté de pensée ainsi que la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (FRB). Je remercie chaleureusement ceux qui ont contribué à améliorer cette enquête par leurs multiples corrections, encouragements et suggestions : Agnès et Valentin Collomb, Coralie Calvet, Laurent Godet, Virginie Maris, Christophe Bonneuil et Charles Olivero.
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