L'Algérie en crise - Crise économique et changements politiques 2738410588, 9782738410580

Alliant la démarche historique à une analyse de sociologie politique et à une étude économique, ce livre permet de mieux

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French Pages 400 [401] Year 1991

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Table of contents :
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TABLE DES MATIERES
PREFACE
INTRODUCTION GENERALE
CHAPITRE I : L'HERITAGE LOURD LEGUE PAR LA
COLONISATION
CHAPITRE II : LES ETAPES DE L'EDIFICATION DE L'ETATET DE L'ELABORATION DES ORIENTATIONSECONOMIQUES
CHAPITRE III : LA CRISE DU SYSTEME PRODUCTIF
ALGERIEN
CHAPITRE IV..
ANAL YSE DU SYSTEME POLITIQUE ALGERIEN
CHAPITRE V - CRISE SOCIALE, CHANGEMENTS POLITIQUES
ET TRANSITIONDEMOCRATIQUE
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L'Algérie en crise - Crise économique et changements politiques
 2738410588, 9782738410580

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L'ALGERIE EN CRISE .

." economlque crzse et changements politiques

ABDERRAHIM

LAMCHICHI

L'ALGERIE EN CRISE CRISE ECONOMIQUE ET CHANGEMENTS

POLITIQUES

Préface de Raphaël DRA!

Editions l'Harmattan 5-7 rue de l'Ecole Polytechnique 75005 PARIS

A M'hamed,

en témoignage

de l'amitié

partagée. Et aux anges de douceur que sont BénédictfJ, Sarah et Elias.

"Imperceptiblement, nous nous habituons à l'idée qu'il est du devoir et de la compétence de l'Etat et de sa bureaucratie omnipotente de distribuer le bonheur; que si quelque chose ne réussit pas, même dans nos affaires privées, l'Etat est à blâmer. L'Etat doit se soucier entièrement de tous les aspects de ma vie, de mon travail, de ma santé, de mon corps, de mon mariage. Cette immaturité (...) porte en elle un danger totalitaire évident,. une fois que le besoin de sécurité totale que l'Etat est obligé de nous fournir prend le dessus en tant que valeur suprême, nous devenons prêts à nous laisser nationaliser entièrement, corps et esprit, quitte à rejeter sur l'Etat la pleine respon.sabilité de notre vie. Et c'est précisément le principe central du totalitarisme: la nationalisation de tout, y compris des êtres humains, et la promesse de la sécurité en échange de la soumission parfaite et du renoncement parfait à la vie spirituelle personnelle avec ses inquiétudes nécessaires. Bref, nous sommes déchirés entre des désirs incompatibles: nous voulons de moins en moins d'Etat dont nous ressentons la surveillance et les interventions inopportunes dans nos affaires, à l'égard duquel nous éprouvons péniblement notre faiblesse; en même temps, nous voulons de plus en plus d'Etat pour nous protéger contre tous les maux possibles venant de la nature, de la société et de nous-mêmes, pour nous doter d'une sécurité totale, pour prendre en charge nos intérêts et pour favoriser notre cause particuiière contre tous les autres." Leszek Kolakowski,

Le village introuvable.

PREFACE par Raphaël DRA!

Durant ces dernières années l'idée prévalente chez les décideurs, politiques, économiques etfinanciers, était que leur champ d'action correspondait à ce que Paul Valéry, appelait, en une formule plus souvent reprise que comprise, le "monde fini". La planète Terre apparaissait comme un espace circonscrit où les fameuses "économies -mondes" n'étaient vouées à se distordre que sous l'effet de la conquête d'espaces allant désormais non plus même de la Terre à la Lune mais de la Terre jusqu'à des étoiles et des planètes situées à des annéeslumières. Depuis, cette gigantomachie doit en rabattre quelque peu. Car la planète Terre, pour ''finie'' qu'elle soit, subit chaque jour des séismes internes, telluriques et politiques, qui tendent à la rompre, à la cliver, à la désagréger. Pour sûr, la grande ligne de fracture entre l'Est et l'Ouest tend à s'estomper au titre des pertes et profits de la perestroïka gorbatchevienne. Mais tant à l'Est qu'à l'Ouest d'autres facteurs de désagrégation sont à l'œuvre sous la forme d'exigences nationalistes dont on perçoit mal comment elles s'articulent à un projet économique qui en assurerait un lendemain minimal. On prendra la mesure de ce péril en rapportant le mot d'un juriste croate à qui l'on faisait observer qu'il n'était pas très rationnel de découpler, a priori et si profondément, politique et économie: "nationalism is rationalism" ! Comment parler de monde fini, entendons unifié, cohérent, dont les différents systèmes, sous-systèmes, réseaux, organisations, s'inter-connecteraient, lorsque chaque jour ou presque se produit une catastrophe qui met à nu les mondes hétérogènes, richards et clochards, qui se juxtaposent dans l'univers économico-politique actuel, sans véritablement vivre ensemble? Les EtatsUnis et le Japonfont-ils réellement partie de la même planète que l'Ethiopie et le Bangia Desh ? L'Allemagne et le Canada d'une part, le Mali et le Libéria d'autre part sont-ils réellement contemporains? Surtout la brisure entre le Nord et le Sud est le signe que la Société Universelle est plus que jamais un mythe démenti par la famine et la dépendance pharmaceutique, par l'indépendance strictement nominale d'Etats qui, certes, ont à l'Assemblée Générale des Nations Unies voix égale avec celle des Etats à vocation interplanétaire mais qui, hors de cette Instance, doivent se comporter au mieux comme des soustraitants au pire comme des mendiants à demeure. Il convenait de rappeler ces réalités premières pour mieux comprendre le sens du /ivre d'Abderrahim Lamchichi sur L'Algérie en crise. L'une des

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premières questions à quoi il confronte, en effet, le lecteur est celle du couplage ou du clivage entre économie et politique. Lorsque l'Algérie accède à l'indépendance en 1962 elle prend en charge une économie beaucoup plus diversifiée que ne le laisse supposer un anticolonialisme militant mais simpliste. A n'en pas douter, pendant près de cent trente ans, le "modèle" économique dominant en Algérie fut celui de l'exploitation coloniale. Les ressources de ce pays furent mises en valeur non pas au bénéfice de tous ses habitants, dont l'immense majorité était considérée telle une population de seconde zone, mais pour le profit d'une minorité qui, au demeurant, se partageait entre ces Départements français d'Outre-Mer et la Métropole. Mais il est tout aussi indéniable qu'à partir de 1956, en réaction à une insurrection qu'il devenait de plus en plus difficile de réduire à une simple flambée de violence nationaliste, un mouvement de réforme économique est lancé par l'Etat Français qui culminera en1961, De Gaulle revenu au pouvoir dans les conditions que l'on sait, avec le plan dit Plan de Constantine. Le contenu de ce Plan étayait un pari explicite: celui d'une indépendance politique devenue inévitable mais dans le cadre d'une coopération économique commandée autant par le sentiment que par la raison. En 1962 l'économie de l'Algérie ne doit pas se rebâtir à partir d'une tabula rasa. Si le Maghreb Uni, homologue de la CEE, reste encore un rêve pour les nouveaux responsables algériens, les chemins de la coopération avec la France restent ouverts d'autant que l'Algérie ne se conçoit plus sans l'immensité saharienne qui lui dispense le pétrole et le gaz dont l'économie française a besoin. Les prestiges de la lutte pour l'indépendance confèrent également à l'Algérie une audience diplomatique propice à la constitution d'autres réseaux de coopération économique, technologique, financière. Donc, meurtrie par sept années de guerre, l'Algérie indépendante n'est pas sans atouts. Mais elle est également porteuse d'un projet idéologique: bâtir une société conforme aux idéaux de sa révolution, une Algérie souveraine mais socialiste, phare du Tiers-Monde, qui s'insère en outre dans l'univers arabo-musulman. Dans les années 1960 le Socialisme ne se conçoit pas sans une base d'industries dites lourdes ou "industrialisantes" qui exige la création d'usines géantes, de complexes sidérurgiques à la mesure du projet idéologique, lesquels exigent des financements tout aussi gigantesques dont les contreparties sont autant économiques que diplomatiques. Toutefois, jusqu'au milieu des années 1970 de grands espoirs restent permis. Avec le premier choc pétrolier, le réajustement mondial du prix des ressources énergétiques autorise la poursuite du projet conçu durant la guerre d'indépendance. Pourtant, peu à peu, la situation se détériore. Parce que, notamment, les pays consommateurs de produits énergétiques ont entrepris de modifier non seulement le volume mais aussi la s(ructure de leurs consommation. Parce que s'accélère, corrélativement, le développement de l'économie immatérielle, celle qui se fonde sur l'informatque et sur l'information en temps réel. Et la relation de dépendance, de nouveau, s'inverse. Au début des années 80 le prix du dollar est multiplié par deux. La course à la puissance engagée au moment du premier choc pétrolier se révèle comme un piège de première grandeur puisqu'elle a incité ses protagonistes, de l'Iran du Shah jusqu'au Nigéria et au Mexique, à se fournir auprès des pays consommateurs d'énergie, mais riches en

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technologies dites de pointe, en matériels à maintenance onéreuse et obsolescence rapide qu'il faut désormais payer dans une monnaie nationale fondante. En Algérie, comme dans d'autres pays placés face à ce même dilemme et à cette nouvelle fragilisation, les facteurs endogènes de destabilisation commencent également à faire sentir leurs effets. Un peuple nombreux est une bénédiction lorsque sa subsistance, son logement, son éducation, sont assurés. Il devient une calamité lorsque l'Etat qui en a pris la charge ne peut plus répondre à ces exigences qui cependant ne cessent de croître et de s'amplifier. Alors la faille sismique apparaît dans un Etat qui commence à s'user. Le souvenir du colonisateur s'éloigne pour des classes d'âge qui sont nées après l'indépendance et ne peut plus servir d'exutoire au

nouveau ressentiment. Avec ce qu'il faut bien appeler la crise post-coloniale c'est aussi l'obsolescence de l'Etat indépendant qui se révèle à présent dans toute son ampleur. Pourtant, de ce renversement des idéaux par les moyens, les premiers concernés, les citoyens des Etats en cause, ont de la difficulté à s'entretenir. La vie politique algérienne est toujours confiée à l'appareil qui se prévaut de lafin mise à cent trente ans d'exploitation et de mépris. Le FLN. est ce Parti Unique, auréolé par la guerre d'indépendance, comptable auprès du peuple et de l'Histoire des milliers de martyrs qui lui confèrent sa légitimité. Mais le principe de légitimité obéit à une logique propre, souvent inaperçue par ceux qui s'en réclament. Il ne suffit pas de le gager sur l'Histoire. Ilfaut lefonder perpétuellement dans les réussites de cette vie qu'on appelle quotidienne, celle qui met à l'épreuve non pas les capacités lyriques mais l'endurance des gouvernants. Comme le dit un adage de la tradition biblique: "il est p lus facile de fendre en deux les eaux de la Mer Rouge que de nourrir tout un peuple un seul jour". La légitimité politique se fonde aussi sur l'ethique des comportements. Les sacrifices sont moins difficilement supportés lorsqu'il le sont par tous. La légitimité est minée, lorsqu'au contraire la corruption ne se dissimule même plus, qu'elle devient un mode implicite d'administration, qu'elle institue le marché noir à ciel ouvert. C'est alors que la violence civile s'insinue dans le système et en aggrave les distorsions. Pour les détenteurs du pouvoir toute critique devient dangereuse parce qu'elle prend le ton et les formes de la dénonciation et de la disqualification. Face à la perturbation permanente du système, au désenchantement révolutionnaire, à la dépression de ce que l'on pourrait nommer l'idéologie de l'Etat, il devient vital de comprendre les causes de la crise, d'élaborer des alternatives. Ce qui dans une démocratie parlementaire prend la forme d'une opposition normalement candidate à une alternance politique, vectrice d'alternatives économiques, das le système à parti unique devient subversion, atteinte à la sûreté de l'Etat, blasphème contre la révolution, profanation de la mémoire des martyrs. L'incommunicabilité ainsi généralisée ne peut conduire qu'à la violence la moins tolérable: celle d'un gouvernement acculé à faire tirer ses Forces Armées sur les manifestations d'un peuple qu'il sent se dissocier de lui. L'intérêt du Livre d'Abderrahim Lamchichi tient également à l'analyse lucide et documentée de cette érosion de la légitimité et des bases institutionnelles du FLN. Analyse véritable parce que justement l'auteur ne cède pas à lafacilité 11

de la dénonciation du point de vue de Sirius. Par exemple la mise en cause des comportements personnels dans l'administration corrompue ou dans le marché des petits et des grands trafics ne procède pas d'un moralisme surenchérisseur mais de la volonté d'une mise en évidence, en vue d'une prise de conscience de leurs effets cumulatifs sur le détraquement du système tout entier. D'autant que l'idéologie indépendantiste se vide de son sens et devient incantation verbale lorsque d'une part le socialisme est identifié à la pénurie et la référence révolutionnaire à l'interdiction de parler. Cette interdiction tente malheureusement de se perpétuer par une argumentation sophistique mais elle procède en fait d'un aveugle procès d'intention: pour les détenteurs du pouvoir, critiquer le système c'est se ranger parmi les néo-impérialistes ou avouer sa nostalgie du système colonial. Peu importent alors les objections du bon sens: à savoir que l'opposition est ce qui donne corps à la contradiction qui à son tour donne sens à la dialectique sans laquelle il n'est ni socialisme ni révolution. Il est difficile de plaider pour le respect de l'Etat de droit lorsque celui-ci est identifié à la "culture de l'étranger".

Toutefois, depuis le début des années 1980 et la Révolution iranienne, le Pouvoir dans les pays arabo-musulmans doit affronter une opposition d'un autre type: l'opposition qui se réclame non pas de Mirabeau et de Thomas Paine mais de l'Islam prophétique.

La légitimité

"socialiste et révolutionnaire"

en ce sens rencontre les exigences d'un surmoi qu'elle avait cru s'être incorporé pour parler en son nom. Or celui-ci se manifeste désormais, vis-àvis d'elle; en position d'extériorité, voire de rejet. Abderrahim Lamchichi décrit clairement ce relais des fonctions d'opposition par l'émergence et le développement du F./.S. en Algérie, les porte-paroles du Parti se heurtant à ceux des continuateurs du Prophète -continuateurs dont il décrit finement les contradictions d'ores et déjà identifiables. Dès lors le procès de l'illégitimité change de sens. Et la fracture s'instaure au sein même de la société algérienne post-coloniale puisque la démographie imposant de nouvelles exigences, l'économie ne cesse de faire pression sur l'Etat, sur le Parti, mais aussi sur ceux qui se disent prêts à la relève. Car suffit-il de se réclamer de l'Islam pour répondre aux nécessités mentionnées ci-dessus: emploi pour tous, logement, éducation, viabilité économique internationale? Ayant, de ce point de vue, montré comment l'opposition islamiste s'est constituée en alternative face au FLN., Abderrahim Lamchichi relève les chausses-trappes qui se dressent également devant elle. D'abord l'illusion selon laquelle il serait possible de s'incorporer l'efficacité de l'Occident sans intérioriser la culture qui la suscite. De même que Lénine définissait la révolution de 1917 par le slogan: les soviets plus l'électricité, Madani et le F.I.S. penseraient-ils que leur révolution pourrait se définir par: la Sharî'a plus les ordinateurs? Ensuite l'itération d'une erreur ancienne consistant à subsumer la société civile dans l'instance partisane qui prétend la diriger, si nécessaire contre son gré. Une politique qui entend concilier justice et efficacité ne peut faire l'économie d'une autonomisation de la société civile au regard de l'Etat et surtout du Parti Unique qui se prendrait pour l'Etat tout entier. Parce qu'il n'est pas d'efficacité sans information, sans confrontation des hypothèses de travail, sans évaluation critique des bilans, sans transversalité de cultures maintenues vivaces, sans percées de l'imagination, bref sans liberté. Or pour ne pas rester un vain mot,

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la liberté politique doit s'instituer dans ces confrontations organisées que seul permet un multipartisme constitutionnellement garanti. On voit bien pourquoi la double qualité de politiste et d'économiste acquise par l'auteur est décisive. Elle l'empêche de cliver les plans économique, politique, idéologico-religieux. Non qu'il cède à la tentation de l'analyse "totale". Abderrahim Lamchichi entend surtout se prémunir contre le danger de la vision sélective: ce qui est alors exclu du regard étant refoulé avant de faire retour de manière le plus souvent violente. Inscrite dans la perspective d'une recherche à plus long terme, celle qui est aujourd'hui proposé dans le présent ouvrage au lecteur qu'inquiète lafragmentation de notre planète en citadelles dépourvues d'échelle commune doit se suspendre au moment où l'espoir d'un changement véritable prend corps en Algérie. C'est pourquoi l'on en souhaite la continuation. Le multipartisme n'est pas incompatible avec la révolution. Il en est la sauvegarde. La constitution d'une société civile n'est pas incompatible avec les valeurs de l'Islam. Elle en serait au contraire l'illustration si l'on se souvient que Shan"'a veut dire avant tout respect des procédures (shra') et donc exigence de l'Etat de droit. Les problèmes de notre monde sont devenus si complexes et si graves qu'ils nécessitent de la part de ceux et celles qui entreprennent de les analyser deux qualités substancielles. La compétence, qui permet la critique éclairante, et le désintéressement, sans lequel le critique devient vite suspect de vouloir prendre la place qu'il dit être mal occupée. De ces deux qualités l'auteur, on le constatera, accomplit la démonstration probante. Ajoutons en une troisième dont ilfait preuve aussi. Tout au long de ces pages -où l'on sent par moments, vite maîtrisée, la révolte frémir- se révèle ce qui fait qu'un analyste est écouté: lafidélité ouverte à des valeurs supérieures dont on refuse qu'un homme ou un Parti s'en empare parce qu'alors, du fait de cette captation et à cause du désistement et du renoncement qu'elle provoque chez le citoyen redevenu objet, ces valeurs se dénaturent. Raphaël DRAI Professeur de sciences politiques. Doyen de la Faculté de Droit et de sciences politiques et sociales d'Amiens, Vice-Président de l'Université de Picardie.

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INTRODUCTION

GENERALE

Les émeutes d'octobre 1988 n'ont cessé de provoquer des effets bouleversants sur l'Etat et la société en Algérie. Ce véritable séisme politique et social marque le terrible échec du système de l'Etat-F.L.N., qui a dominé les institutions pendant vingt-huit ans. Le pays s'est dès lors engagé dans des réformes institutionnelles de grande ampleur. Le référendum du 3 novembre 1988 - qui a permis la modification de la Constitution - a préparé celui du 23 février 1989 qui a marqué l'adoption d'une nouvelle Constitution entérinant le pluripartisme, la libené d'information et d'association, la fin du monopole du parti unique et le divorce entre l'Etat et le EL.N. et enfin la non référence au "socialisme" comme idéologie officielle. Depuis cette date de nombreux projets de lois ont été adoptés par l'Assemblée populaire nationale (A.P.N.) allant dans le même sens. La vie politique a été animée de vifs débats sur les questions idéologiques et les projets de société, la liberté de la presse, l'existence légale et le rôle des panis, la culture, la démocratie, le rôle du secteur public, les relations entre l'Etat et la société civile, etc. Quelques mois plus tard, le 12 juin 1990, les premières élections libres de l'Algérie indépendante ont provoqué la stupeur: le Front islamique du salut, mouvement se réclamant de l'islamisme radical, obtient la majorité absolue aux élections communales et départementales (respectivement 54,25 % et 57,44 % des voix, contre 28,13 % et 27,53 % pour le F.L.N.), montrant que malgré le contexte nouveau marqué par la naissance du multipartisme, les problèmes sociaux et culturels demeurent et qu'il sera difficile de conjuguer démocratie politique, développement économique et justice sociale. Cenes, le taux d'abstention à ces élections est imponant (35,86 %) et inédit depuis l'indépendance; les autres formations, ayant présenté des candidats, ont obtenu 15,38 % des voix (11,66 % pour les "indépendants", 2,08 % pour le Rassemblement pour la culture et la démocratie et 1,64 % pour le Parti national de la solidarité et du développement). Néanmoins, compte tenu de l'appel au boycottage lancé par le EES. (Front des forces socialistes) de Hocine Aït Ahmed et par le M.D.A. (Mouvement pour la démocratie en Algérie) de l'ancien président de la République, Ahmed Ben Bella, on risque d'assister à une bipolarisation de la vie politique qui risque, à terme, si elle perdure, de menacer le processus de la transition démocratique à peine entamé. De surcroît, le F.I.S. contrôle, désormais, toutes les grosses concentrations urbaines, il a réussi à s'implanter durablement dans les villes moyennes et dans les campagnes et bénéficie d'une assise sociale solide qui manque énormément aux autres formations de l'opposition laïque et progressiste. Il s'agit partiellement d'un véritable vote-sanction contre le EL.N., symbole d'un système dont la légitimité - issue de la guerre de libération nationale - est dorénavant épuisée, et contre un pouvoir déliquescent et jugé corrompu et indifférent aux préoccupations de la majorité de la population. Coupé de la base, particulièrement des jeunes, celui-ci a perdu de sa crédibilité. Il est vrai que les autorités algériennes s'étaient engagées, depuis plusieurs années déjà, dans la voie d'une réforme du système économique: privatisation de l'agriculture, libération partielle des prix, restructuration et plus grande autonomie des entreprises publiques, révision en profondeur de la

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planification impérative et du contrôle strict des importations, refonte bancaire et ouverture aux capitaux étrangers, etc. Mais il n'en demeure pas moins qu'en raison des gaspillages engendrés par un système économique lourd et bureaucratisé, en raison de l'instauration depuis plusieurs années du clientélisme, de la corruption et des privilèges exorbitants accordés à une minorité, ces lois n'ont pas permis l'amélioration tangible des conditions de vie de la majorité de la population,ni apporté de solutions sérieuses aux énormes défaillances du système productif. A vrai dire, l'aggravation de cette crise économique et sociale constitue - dans un contexte caractérisé par l'explosion démographique, l'endettement endémique de l'économie et son caractère mono-exportateur des hydrocarbures - la menace la plus sérieuse pour l'avenir. Car cette crise - particulièrement ses effets en matière de chômage des jeunes - risque d'engendrer de nouveau des tensions sociales qui menacent gravement la paix civile. En effet, l'économie du pays est plongée dans une crise sans précédent: le taux de chômage a dépassé les 22 % en 1989, le service de la dette extérieure, évaluée à 25 milliards de dollars, a absorbé les trois-quarts de la valeur des recettes d'exportation, le système éducatif génère 200.000 à 300.000 exclus par an, le taux d'inflation est situé à 9,5 %, etc. D'autre part, la fragilité de la société civile, le manque d'une véritable culture politique démocratique, le vide du pouvoir et la coupure entre les élites et la base sociale, ne facilitent guère la transformation des réformes actuelles en un véritable changement de régime, c'est-à-dire l'instauration de la démocratie moderne et de l'Etat de droit. Certes, il existe des signes de réveil d'une société civile, traversée par divers courants philosophiques, idéologiques et politiques, ce qui est un gage de pluralisme et de maturité politique. En témoignent les diverses marches qui ont précédé le scrutin du 12 juin 1990. Le 17 mai, le F.L.N. rassemblait quelque 200.000 personnes. Auparavant, le 8 mars, six mille femmes manifestaient dans les rues d'Alger pour réclamer l'abrogation du code de la famille et l'égalité des droits. Le 20 avril, le F.I.S. organisa un impressionnant rassemblement d'environ 70.000 personnes pour réclamer, dans une discipline paramilitaire, la dissolution de l'Assemblée nationale populaire et des élections législatives. Le 10 mai, 80.000 personnes dont plus d'un tiers de femmes - marchaient à Alger contre la violence, l'intolérance des Islamistes et pour la démocratie, à l'appel du Rassemblement pour la culture et la démocratie, du Parti de l'Avant-garde socialiste et de la Ligue algérienne des Droits de l'homme. Le 31 mai enfin, Rocine Aït Ahmed, un des neuf "chefs historiques" de la révolution algérienne, rentré en Algérie après 23 ans d'exil le 15 décembre 1989, et responsable du F.F.S., organisait la plus grande manifestation à Alger (plus de 400.000 personnes) réclamant l'élection d'une Assemblée nationale constituante, l'abrogation du Code de la .famille, la dissolution de la police politique et l'octroi des moyens et des garanties pour la participation de toutes les associations politiques aux prochaines élections. Néanmoins, ce sont les Islamistes qui apparaissent, à l'heure actuelle, comme les plus influents et les plus ancrés socialement, face au désarroi du pouvoir, au désoeuvrement des jeunes et au désenchantement de la population. Le F.I.S. se présente, en effet, comme le seul dépositaire d'un discours politique et social radical et contestataire et d'une certaine utopie solidariste et comme le continuateur et le rénovateur du nationalisme16

populisme, trahi par un F.L.N. devenu une lourde machine bureaucratique sans réel ancrage social et dont l'image des dirigeants a été ternie par de multiples scandales financiers et les pots-de-vin liés aux opérations économiques. Comment l'Algérie en est arrivée à ce degré de déliquescence sociale, de blocage politique et de crise économique sans précédent? La question est d'autant plus grave que ce pays a longtemps servi de référence dans les combats du Tiers-monde: indépendance politique et culturelle, déconnexion vis-à-vis de la logique des pays capitalistes industriels, avènement d'un Nouvel ordre économique international, élaboration d'une stratégie autocentrée de développement pour les pays du sud, etc. Quelles sont, à présent, les perspectives d'évolution économique, sociale et politique de ce pays en crise, déchiré entre la tentation islamiste et l'avènement, difficile, d'une nouvelle ère de démocratie et de pluralisme? Ce sont ces deux séries de questions qui constituent au fond la problématique centrale de cet ouvrage. La crise actuelle renvoie évidemment aux choix politiques et économiques suivis depuis l'indépendance. Reste que certains de ces aspects trouvent leur origine dans la période coloniale. En effet, c'est à cette époque que l'Algérie a subi de profonds bouleversements de ses structures sociales. Des choix de politique économique ont marqué l'économie du sceau de la dépendance et de la soumission à une certaine spécialisation internationale. En outre, ce sont les conditions particulières de la domination politique et de la résistance à la colonisation qui imprimeront au nationalisme algérien son caractère monolithique, populiste et autoritaire. Par conséquent, l'Etat issu de l'indépendance sera imprégné de ces caractéristiques originelles. Et, d'une manière générale, ce sont précisément toutes ces conditions qui influenceront les orientations politiques, sociales et économiques des dirigeants indépendantistes qui ont mené le pays à l'impasse actuelle. C'est pourquoi, notre ouvrage s'ouvrira sur un long chapitre ("L'héritage lourd légué par la colonisation") dans lequel nous tenterons d'esquisser les grandes lignes de l'analyse de caractéristiques socio-économiques et politiques de l'Algérie colonisée, après avoir brièvement rappelé quelques dates significatives de l'histoire longue d'un pays qui était doté, depuis les premiers royaumes berbères jusqu'à l'époque ottomane, de structures politiques, de traditions de résistance à la conquête étrangère, et d'une personnalité culturelle. L'objectif de ce chapitre premier ne consiste nullement à dresser un bilan exhaustif de toutes les conséquences pour l'Algérie indépendante de près de cent trente-deux ans de colonisation, ni à rendre compte de toutes les conséquences du profond traumatisme psychologique, culturel et social causé au peuple algérien pendant cette douloureuse phase de son histoire. Ce chapitre vise, en revanche, à dégager les caractéristiques du sytème économique dont va hériter l'Algérie indépendante et les soubassements sociaux sur lesquels allait s'édifier l'Etat post-colonial (section I), ainsi que la composition sociale et la nature politique et idéologique du nationalisme 17

algérien (section II). Repérer les différentes forces sociales qui ont constitué le support social et politique du mouvement de libération nationale, nous permettra certainement de mieux comprendre la nature des liens qui se sont tissés, à l'indépendance, entre l'Etat et la société. On oublie trop souvent que les nationalistes algériens étaient influencés par des courants de pensée très divers et que le nationalisme algérien était, par conséquent, pluriel. Cependant, les conditions extrêmement difficiles de la lutte pour l'indépendance et la convergence des intérêts des différentes composantes de ce nationalisme vers l'opposition au colonialisme avant tout, ont produit une idéologie unanimiste et populiste. Certes, celle-ci a constitué le ferment unitaire de toutes les forces politiques et sociales pour arracher l'indépendance du pays, mais elle a finalement abouti, après l'indépendance, à la mise en place d'un régime politique autoritaire. D'autre part, le système économique dont va hériter l'Algérie indépendante était extraverti et dominé par les orientations du capital industriel et financier métropolitain. C'est le secteur exportateur qui était privilégié puisqu'il devait répondre essentiellement à la demande du marché français en produits miniers, en céréales, en vins, en agrumes et en hydrocarbures. De surcroît, l'industrialisation - très tardivement entamée, avec le Plan de Constantine était insuffisamment développée: l'expérience de substitution d'importation n'a pas eu l'ampleur escomptée. En outre, l'agriculture traditionnelle ayant été complètement désarticulée et l'agriculture moderne réservée aux colons et à une minorité de gros propriétaires algériens, et tournée, elle aussi, vers le marché métropolitain, de profondes inégalités se sont aggravées, touchant la grande masse des paysans algériens pauvres déjà atteints par les effets de la législation coloniale en matière d'expropriation. Cette situation de paupérisation et de prolétarisation de la paysannerie - qui constituait l'immense majorité de la population algérienne - aura de graves conséquences sur l'économie de l'Algérie indépendante et pèsera lourdement dans les choix des dirigeants. Une place importante sera donc accordée ici à l'analyse des effets de la législation coloniale sur les structures agraires. Le régime algérien a été marqué,pendant près de vingt-huit ans, de l'empreinte des conditions historiques de son avènement lors de la guerre d'indépendance : subordination des intérêts contradictoires de la société aux impératifs de la consolidation de la jeune nation en formation, survalorisation de la légitimité historique - fondée sur l'idéologie du nationalisme et du populisme - au détriment de la légitimité démocratique, absence de la séparation des pouvoirs, suspension des libertés au nom de l'unanimisme, structuration autoritaire et coercitive des rapports de l'Etat à la société, pratiques de l'exclusivisme, du clientélisme et de la bureaucratie. Le Front de libération nationale (F.L.N.) se posait comme l'unique dépositaire légitime de l'autorité politique et s'est, de ce fait, accaparé le pouvoir, imposant un régime hyper-centralisé, bureaucratique et despotique. Grâce à une politique sociale redistributive - financée essentiellement par la valorisation internationale des hydrocarbures - ce régime a relativement réussi à maintenir un consensus social, malgré l'hégémonie qu'il exerçait sur le champ politique et la soumission qu'il imposait à la société civile. A la fin des années soixante-dix, à la faveur d'une crise économique et sociale, provenant, en partie, d'un contexte international défavorable, et, en 18

partie, des défaillances du système productif algérien lui-même - une profonde érosion de la légitimité historique du parti et de l'Etat commençait à se produire, accentuée par l'incapacité des pouvoirs publics à satisfaire les nouvelles aspirations d'une génération qui n'a pas connu la phase de la guerre d'indépendance, mais qui aspire au mode et au niveau de vie occidentaux. Cette situation va provoquer la première grande cassure du consensus né de l'indépendance, qui culminera avec les émeutes, sauvagement réprimées, d'octobre 1988 et l'irrésistible montée de la contestation islamiste. Actuellement, l'Algérie se trouve dans une nouvelle phase de son histoire politique, puisqu'une série de réformes institutionnelles profondes ont été entreprises plaçant le pays dans une situation de transition démocratique. Mais cette modification du système et du régime politiques se heurte à plusieurs obstacles, liés notamment à la difficulté de l'émancipation de l'économique vis-à-vis du politique, au caractère néo-patrimonial de l'Etat, à l'absence d'un espace public, au manque d'une véritable culture démocratique et aux menaces que fait peser une partie au moins du courant islamiste sur la paix civile. Le chapitre II est consacré à l'étude des différentes étapes de l'édification de l'Etat et de l'élaboration des orientations économiques. Dans la première section de ce chapitre, on s'intéressera à la situation politique au tournant de l'indépendance, pour démêler l'écheveau complexe des conflits qui ont déchiré le mouvement nationaliste et des alliances qui se sont nouées à sa direction. Ce qui nous permettra de jeter un éclairage - particulièrement utile pour la suite de l'analyse - sur la base sociale et politique du régime algérien. Dans la seconde étape, nous rappellerons les grandes caractéristiques de la phase de transition concernant la présidence de Ben Bella, entre 1962 et 1965. Enfin, c'est à la consolidation des structures étatiques, par le régime de Boumédienne, suite au coup d'Etat du 19 juin 1965, que nous consacrerons une place plus importante. La seconde section de ce chapitre complètera cet aspect politique par l'analyse des axes les plus importants de la stratégie algérienne de développement économique. Ces choix économiques ont reposé sur des fondements théoriques, en l'occurrence la thèse de G. Destanne de Bernis, désormais célèbre, des "industries industrialisantes" et sur d'autres théories du développement du Tiers-monde, qui avaient marqué cette période. Nous les examinerons brièvement à la lumière de ce qui a été concrètement entrepris sur le plan économique en Algérie. Ensuite, nous examinerons les différentes étapes de la mise en place du système productif algérien depuis les nationalisations jusqu'à l'application des différents plans de développement et

analyserons les priorités retenues.

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La pénétration, dans la société algérienne, des rapports marchands et monétaires, le contact de toutes les couches de la population avec le modèle occidental d'industrialisation, de salarisation et d'urbanisation, contribuent à expliquer la force des aspirations des Algériens à une amélioration rapide, radicale et durable des conditions, collectives et individuelles, d'existence. Le pouvoir d'Etat - qui s'est durablement affermi, après une phase transitoire caractérisée par des luttes de clans, et de personnes et par des incohérences quant aux choix économiques et politiques (présidence de Ben Bella) - ne pourra donc assurer, dans sa phase de consolidation, sa légitimation sans 19

témoigner d'une certaine capacité à prendre en charge ces aspirations et donc à engager le processus de modernisation du pays. Nous analyserons donc les grands axes de la stratégie adoptée, après avoir étudié les caractéristiques des élites qui vont accéder au pouvoir et montrer que la relative faiblesse de la bourgeoisie et des classes moyennes, mais également des autres mouvements sociaux, explique la radicalité des choix économiques, politiques et idéologiques et la double affirmation, par le régime de Boumédienne, de la prééminence absolue de l'Etat sur les forces politiques et les mouvements sociaux, d'une part, et du primat de l'industrialisation sur la régulation des rapports sociaux de l'autre. La référence à une double légitimité caractérisait donc ce pouvoir: une légitimité historique qui puise sa source dans la guerre d'indépendance, et une légitimité liée à la volonté de modernisation du pays, qui se mesure à la capacité du pouvoir à honorer sa promesse d'accès du plus grand nombre aux biens de consommation, aux biens sociaux et sa capacité à réaliser l'indépendance économique du pays par la mise en place d'un système productif complet, intégré et autocentré. Autoritarisme politique, d'un côté, volontarisme économique de l'Etat, de l'autre: ce sont ces deux choix qui vont être mis à l'épreuve et déboucheront finalement sur la crise des années quatrevingts et la montée des contestations. Le chapitre III sera donc entièrement consacré aux résultats de cette stratégie. On y abordera les causes profondes et les effets de la crise de ce système productif, à travers les problèmes suivants: les surcoûts et les faibles taux d'utilisation des capacités productives, la dépendance technologique et sa non maîtrise, le fardeau de la dette et la contrainte extérieure, la crise de l'agriculture et la dépendance alimentaire, et enfin la non maîtrise du rapport salarial. La mobilisation par l'Etat - principal entrepreneur en Algérie - de la rente énergétique a non seulement permis le financement d'un vaste programme d'investissements publics planifiés, et de capital fixe, dans l'industrie et les services, mais également la création en grand nombre, quoique de manière tronquée et insuffisante, d'emplois et le montage d'un salariat industriel. Mais les acteurs de cette industrialisation-salarisation, massive et accélérée, ont surestimé la capacité du système économique à absorber la masse des équipements installés, comme ils ont surestimé les effets induits par les "industries industrialisantes" sur le reste du sytème productif, particulièrement sur l'agriculture. A contrario, ils ont sous-estimé la dépendance commerciale résultant du caractère mono-exportateur des hydrocarbures, et la dépendance technologique vis-à-vis des pays capitalistes industriels, fournisseurs de biens d'équipement, d'usines clés-en-main et de savoir-faire. Le poids politique, administratif et financier des grandes entreprises publiques - ces cathédrales industrielles bâties dans le désert - a freiné la réalisation des articulations essentielles entre secteur public et secteur privé, entre agriculture et industrie, entre unités de production et modalités de mobilisation-reproduction du salariat, etc. De ce fait, et malgré les réalisations fantastiques qui ont doté l'Algérie d'un système productif moderne, les réusltats furent très éloignés des espérances des planificateurs. L'économie algérienne a ainsi accumulé d'énormes handicaps qui pèsent encore aujourd'hui sur son avenir, malgré les réformes économiques entreprises dès le début des années quatre-vingts. C'est 20

donc à l'analyse des causes et des effets de la crise du système productif algérien et à l'analyse des axes et des limites de la nouvelle politique économique de sortie de cette crise que sera consacré le chapitre ln. L'objet du chapitre IV est de développer une analyse du sytème politique algérien de manière à mieux comprendre d'une part les fondements idéologiques et les principes de la légitimation du pouvoir (section I) et d'autre part le fonctionnement des institutions: rôle dévolu au parti dans la vie politique. statut de la présidence de la République. fonctions de la justice et des différentes assemblées. rôle politique et statut de l'armée. nature de la techno-bureaucratie. etc (section n). L'Etat algérien ne repose pas exclusivement sur le monopole de la force. même si la pratique de la violence politique - acquise au cours de la guerre de libération a marqué d'une empreinte indélébile la vie politique et les relations de pouvoir. Il repose également sur la légalité révolutionnaire. Le régime politique avait mis en avant des principes de légitimation (à travers les discours sur le combat nationaliste et tiers-mondiste. le développement d'une économie redistributive moderne et industrialisée. la défense de la personnalité arabomusulmane et du modernisme. etc.) qu'il est indispensable d'étudier dans la mesure où ils ont constitué les fondements idéologiques du pouvoir et la base de sa reproduction: ce sera l'objet de la section I du chapitre IV. Dans la mesure où le régime algérien était fondé sur le parti unique. il est indispensable d'en examiner le statut et le rôle. Mais il faut aller au delà des textes officiels et se poser la question de savoir si le F.L.N. joue réellement un rôle dirigeant. Il convient aussi de s'interroger sur la prééminence institutionnelle de l'appareil d'Etat et sur la fonction précise du Président de la République. représentant de l'exécutif. Qui détient le pouvoir de décision? L'Assemblée populaire nationale 'A.P.N.) n'est-elle. dès lors. qu'une simple chambre d'entérinement des décisions prises au niveau de l'exécutif? Cependant. le poids de l'armée. depuis la guerre de libération. est décisif au sein des institutions. Il convient donc d'en examiner l'évolution. le statut et le rôle. Pour compléter notre approche de la nature du système étatique algérien et comprendre l'articulation entre la crise du sytème économique et les blocages du système politique. il est indispensable d'analyser la place et le rôle de la bureaucratie civile. En Algérie. l'économie était surdéterminée par l'instance politique. Pendant toute la phase dite des "industries industrialisantes". c'est le centre politique qui a donné les impulsions nécessaires à la machine économique tant au niveau du rythme de l'accumulation. qu'au niveau des priorités seciionnelles. budgétaires ou financières. Dans le même temps. la direction étatique a fait montre d'une certaine aptitude à légitimer et à consolider son pouvoir par la mobilisation de ressources symboliques ou la conclusion d'alliances plus ou moins efficaces. Parmi ces alliances. la bureaucratie administrative. technocratique et économique a joué un rôle important à côté de l'Etat. de l'armée et du parti. Mais elle a été aussi un facteur de blocage institutionnel et de dérèglement du système socioéconomique et politique dans une société caractérisée par les phénomènes de patronage et de clientélisme. la faiblesse du marché et l'impossible émergence de forces sociales autonomes vis-à-vis de l'Etat capables d'enclencher une

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véritable dynamique productive et de démocratisation de la vie publique. Une analyse institutionnelle et politique est donc nécessaire pour appréhender la nature et révolution du régime politique algérien depuis l'indépendance et pour comprendre les énormes bouleversements que connaît le système politique à l'heure actuelle. Le parti incarnait-il l'autorité souveraine ou était-il seulement le dépositaire symbolique de la légitimité politique? Est-ce l'Etat qui monopolise cette autorité? L'exécutif jouissait-il, dans le système politique algérien, d'une prééminence institutionnelle indiscutable? Quelle est la place de la bureaucratie civile dans le pouvoir exécutif? L'appareil d'Etat, tout comme le F.L.N., serai-il dans une situation de subordination par rapport à l'institution présidentielle? Quelle est la marge de manoeuvre, ou le degré de dépendance, du chef de l'Etat vis-à-vis de l'institution militaire? L'armée a+ elle un statut d'appareil au-dessus de l'Etat? Est-elle la -source réelle, du pouvoir politique? Quel est le rôle des élites administratives et économiques dans la reproduction du système? Quels rapports entretiennent-elles avec la hiérarchie militaire? Quelle est la réalité de la décentralisation administrative et politique en Algérie? L'institution judiciaire est-elle indépendante du pouvoir exécutif? Quelle a été l'évolution de l'affrontement politique qui a opposé les différents pôles du pouvoir, à savoir la présidence, le parti et l'armée? C'est à toutes ces questions que nous tenterons de répondre dans la section II du charpitre IV. Le séisme d'octobre 1988 a ébranlé tout l'édifice institutionnel et politique fondé par l'Etat-F.L.N. depuis l'indépendance. Le paysage politique est en train d'être complètement remodelé par la réforme constititionnelle initiée par l'équipe du président Chadli Bendjedid à la suite des émeutes. Le processus de construction nationale - qui fut dominé, pendant plus de deux décennies, par le volontarisme étatique, le monopartisme et l'autoritarisme du régime - est enrayé, mettant en évidence la crise profonde de la légitimité historique qui a été au principe de l'autorité politique. Le consensus social - maintenu pendant la décennie soixante-dix grâce notamment à une politique sociale distributive permise par la rente énergétique et le crédit international - a volé en éclats du fait de l'incapacité du système productif et de la stratégie des "industries industrialisantes" à créer les conditions favorables du passage d'une économie rentière à une économie productive. Nous analyserons dans le chapitre V les conséquences sociales de cette crise, l'ampleur et la signification des réformes institutionnelles et politiques en cours et les perspectives d'évolution du pays tiraillé entre la tentation islamiste et l'accomplissement de l'indispensable transition démocratique. A la faveur de la nouvelle Constitution de février 1989, votée après les émeutes d'octobre 1988, l'Algérie a mis fin au régime institutionnel du parti unique et s'est résolument engagée dans la voie du multipartisme. Le régime politique algérien va-t-il réussir à substituer à la légitimité symbolique et historique - entrée dans une profonde crise depuis le début des années quatrevingts avec l'échec de sa politique économique et sociale - une légitimité démocratique? L'Etat autoritaire et l'idéologie du nationalisme-populisme vont-ils définitivement céder la place à l'Etat de droit et au règne des libertés individuelles? Quels sont les obstables à la réussite de la transition

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démocratique en Algérie? Quelle articulation le pays trouvera-t-il entre démocratie constitutionnelle et rationalité du marché, entre espace public et sphères privées? Quelle sera l'attitude du mouvement islamiste vis-à-vis de la question démocratique? Et d'une manière générale, quelles sont les perspectives d'évolution politique et sociale de ce pays, déchiré entre la tentation islamiste et l'avènement d'une nouvelle ère de démocratie? Ce sont là quelques-unes des questions que nous aborderons dans le dernier chapitre de l'ouvrage. La section I de ce chapitre sera consacrée à l'examen de l'ampleur des réformes institutionnelles et politiques en cours. Ce qui permet de prolonger l'analyse de l'évolution du système politique algérien, entamée dans le chapitre précédent. Il est également nécessaire d'aborder la composition nouvelle du paysage politique qui traduit un pluripartisme à l'algérienne (principaux partis en compétition actuellement dans la perspective des prochaines élections législatives). Une place importante sera consacrée évidemment à l'analyse des premières grandes élections démocratiques du pays depuis l'indépendance: celles du 12 juin 1990. La percée électorale du Front islamique du salut (F.I.S.) aux élections pour le renouvellement des Assemblées populaires communales (A.P.C.) et des Assemblées populaire de Wilaya (A.P.W.) du 12 juin 1990, a souligné l'importance de la dimension islamiste dans la recomposition en cours dans le champ politique algérien. Cette percée électorale prouve que l'islamisme n'est pas un phénomène circonstanciel: il fait désormais partie de la sociologie politique de l'Algérie. Dans ces conditions, tout débat sur la transition démocratique dans ce pays doit nécessairement en tenir compte. C'est la raison pour laquelle, nous consacrerons la section II du chapitre V à l'analyse de ce phénomène: ses origines, les différents courants qui le composent, ses modes d'action, les thèmes centraux de son discours, etc. D'autre part, en mettant en rapport ce phénomène avec les modalités de la légitimation politico-religieuse de l'Etat, nous examinerons l'articulation en Algérie entre le champ politique et le champ religieux. Ensuite, nous nous interrogerons sur le rapport des islamistes et la transition démocratique en cours: faut-il les intégrer dans les circuits politiques et institutionnels? Menacent-ils les fondements de la jeune démocratie algérienne? Et plus fondamentalement, l'Islamisme est-il compatible avec la modernité ? Appréhendé, pendant un certain temps, comme un phénomène circonstanciel plus ou moins lié à la révolution islamique en Iran de 1979, sinon comme une simple réaction marginale à l'occidentalisaiton des sociétés, l'Islamisme s'est avéré solidement ancré sur le plan social et occupant une place centrale sur l'échiquier politique algérien. Après avoir démontré, à plusieurs reprises dans les quartiers, dans les mosquées, dans la rue l'étendue de son assise populaire, le Front islamique du salut (F.I.S.) a spectaculairement obtenu la consécration des urnes; ce qui lui fournit un surcroît de légitimité, dont il va certainement user pour imposer sa vision de la société. L'Algérie représente actuellement un véritable laboratoire politique pour les autres pays du Maghreb, compte tenu de l'écrasante victoire du F.I.S. En effet, le temps joue inexorablement en faveur des islamistes, à mesure que s'effrite la portée du discours des élites indépendantistes et que s'accentue la crise économique et sociale et les multiples carences de l'Etat et des services publics. Et les

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changements politiques, institutionnels et économiques dépendent largement du comportement des Islamistes. _ Si notre approche prétend à l"'objectivité scientifique", nécessaire à une meilleure intelligence du phénomène, elle n'en constitue pas moins une vision "de l'intérieur", dirions-nous, avec le degré d'implication personnelle que cela suppose, sans pour autant que l'on sacrifie à l'esprit critique et à la distanciation que toute analyse approfondie rend indispensables. C'est ainsi que l'on s'interrogera sur la place du religieux dans la société, avant de procéder au rappel des conditions d'émergence des courants islamistes et de leurs formes d'action. De même, introduirons-nous les distinctions nécessaires entre les différentes tendances et la généalogie de chaque courant. Une place plus importante sera octroyée au Front islamique du salut (p.lS.) et à la biographie de son leader Abbassi Madani. L'analyse de ce dernier mouvement, de l'influence considérable qu'il a acquise ces dernières années et de l'immense défi qu'il pose au processus de transition démocratique en Algérie, fera donc l'objet de la section II. La section III du chapitre V sera consacrée à une synthèse de toutes les données précédentes qui nous permettra de proposer une analyse des fondements théoriques et de la nature du pouvoir algérien à la lumière des changements institutionnels et politiques introduits notamment par la Constitution de février 1989 et initiés par la nouvelle équipe présidentielle: la notion de néo-patrimonialisme est-elle pertinente pour caractériser le régime algérien? Quelle est la place et la fonction des élites dans le système politicoadministratif? Comment contribuent-elles à sa reproduction? Quelles relations entretiennent-elles avec le pouvoir et quelles relations entretient ce dernier avec la société? Quel est l'impact de la crise économique et sociale sur la restructuration du système et sur la remise en cause des fondements du pouvoir précédent? Les changements sociaux et politiques qui affectent la société à l'heure actuelle vont-ils contribuer à conférer au régime une nouvelle configuration? Quelles sont, enfin, les conditions et les chances de succès de la thématique des droits de l'homme et des principes de l'Etat de droit dans la société algérienne d'aujourd'hui?

Quels sont les obstacles structurels, institutionnels, culturels à l'édification d'une véritable démocratie en Algérie? Seront-ils levés, pour qu'émerge un espace public démocratique, l'émancipation de la sphère économique et l'Etat de droit? Sera-t-il enfin possible de conjuguer modernisation politique et juridique et dimension culturelle? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles nous tenterons de répondre dans notre conclusion générale qui aborde, de manière synthétique, le thème de la crise de la forme néopatrimoniale de l'Etat et la problématique de la démocratie en Algérie.

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CHAPITRE

I

L'HERITAGE LOURD LEGUE PAR LA COLONISA TION

CHAPITRE I : L'HERITAGE LOURD LEGUE PAR LA COLONISATION INTRODUCTION: La crise actuelle en Algérie, tant sur le plan économique, social que politique, ne peut, à notre avis, être pleinement saisie si on occulte totalement la dimension historique et paniculièrement les effets de la colonisation. Evidemment, l'ensemble des problèmes que traverse ce pays actuellement doivent être essentiellement analysés comme conséquences des politiques économiques et sociales suivies depuis l'indépendance: options industrielles, choix technologiques, types de mobilisation du salariat, politique de l'enseignement et de la formation, etc. Néanmoins, cenains aspects de ces innombrables problèmes économiques et sociaux et cenaines caractéristiques du système politique trouvent précisément leur origine dans cette période de la colonisation. C'est pendant la période coloniale que l'Algérie a subi de profonds bouleversements socio-économiques et politiques qui vont imprimer à l'économie un caractère de dépendance et de sous-développement. Et c'est dans le cadre de la résistance à cette colonisation, qui a provoqué des chocs traumatiques culturels psychologiques, humains, politiques considérables, que s'est constituée l'idéologie nationaliste. Cette dernière imprimera un caractère un animiste, monolithique et autoritaire au futur pouvoir politique, issu de l'indépendance. Il faut, en effet, garder à l'esprit que la France s'était emparée d'un pays techniquement attardé, caractérisé par un équilibre de stagnation, qu'elle finira par laisser dans une situation grave de sous-développement, de dépendance et de soumission à une cenaine spécialisation internationale. La colonisation avait engendré des déséquilibres insurmontables qui penurberont longtemps le fonctionnement de la société algérienne. Cenaines structures anciennes ont pu résister à la pénétration coloniale et y fonctionner en se remodelant, en dépit des mutations subies. D'autres ont été complètement destructurées à l'occasion du processus d'intégration brutale du pays à l'économie capitaliste et de généralisation des rappons marchands et monétaires. Les caractéristiques et les orientations de l'Etat algérien indépendant ne seront donc pleinément intelligibles que si l'on intègre toutes ces données et celles relatives aux conditions de la guerre d'indépendance. Cette guerre est, ellemême, l'aboutissement d'un long processus historique de formation du nationalisme algérien qui débute dans les années vingt. La nature profonde du mouvement de libération nationale et du futur Etat indépendant provient, en panie, de cette spécificité du système colonial et des conditions paniculières de la guerre d'indépendance.

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SECTION 1 : COLONISATION ET BOULEVERSEMENT STRUCTURES SOCIO-ECONOMIQUES ET POLITIQUES:

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I Bref rappel historique: domination turque (1) :

des royaumes

berbères

DES à la

L'Algérie connut, à l'instar de ses voisins, de multiples invasions: royaumes berbères, carthaginois, phéniciens, romanisation, christianisation, islamisation et arabisation, domination turque, colonisation française... Mais le pays est très vaste territorialement : près de cinq fois la France, deux millions et demi de kilomètres carrés environ. Cette immensité spatiale a permis longtemps à chaque groupe de conserver une relative autonomie et de ne se plier à l'envahisseur qu'après une longue, âpre et farouche résistance. C'est qu'en effet les Algériens se glorifient du qualificatif de terre rebelle qu'on octroie à leur pays. Celui-ci a constamment été la proie de forces centrifuges qui ont longtemps retardé l'établissement et la stabilité d'un pouvoir central et fort, ce qui n'était probablement pas le cas du voisin marocain. En Algérie, les régions et les tribus ont joué un rôle prépondérant: leurs alliances et leurs conflits obéissaient à un jeu complexe de considérations politiques, économiques ou religieuses qui tantôt les rapprochaient, tantôt les éloignaient du pouvoir central. Rappelons brièvement les différentes phases de cette histoire longue et tumultueuse. Bien qu'une fruste civilisation berbère existait en Algérie depuis fort longtemps, les traces écrites qui témoignent du début de l'histoire du Maghreb central datent des derniers siècles du lIe millénaire avant Jésus Christ avec l'arrivée des Phéniciens dont la civilisation s'inscrivait d'emblée dans les villes. Les Carthaginois reprirent par la suite les établissements commerciaux fondés par leurs prédécesseurs. Mais ils ne parvinrent guère à coloniser l'intérieur du territoire et multiplièrent les comptoirs portuaires. Les chefs berbères - ou numides - qui dominaient l'intérieur du pays furent les alliés ou les clients des Carthaginois. Les Berbères apprirent d'abord des Phéniciens les procédés agricoles et industriels, pour la fabrication de l'huile et du vin par exemple, ainsi que l'exploitation et le travail du cuivre. Ils leur firent adopter la langue punique et surtout leur religion puisque les dieux carthaginois continuèrent à être célébrés par eux au delà même de la domination romaine. Et probablement trouvèrent-ils plus tard dans le christianisme et l'islam des symboles communs et une même mentalité sémitique. L'influence de la civilisation grecque fut au contraire très limitée, notamment dans le domaine de l'art. Sur le plan politique, le Maghreb central connut à côté des tribus indépendantes et de communautés villageoises, de vastes royaumes dotés d'un pouvoir fort qui se superposait aux structures tribales et dont les souverains s'appelaient: Syhax roi des Masaeyles, Massinia roi des Massyles, Micipsa et Jugurtha... Après avoir détruit Carthage, les Romains laissèrent d'abord subsister les royaumes numides comme états vassaux. Mais après l'insurrection de Jugurtha qui leur tint tête pendant sept ans (112-105 avant Jésus Christ), ils renforcèrent leur contrôle. Toutefois, les insurrections tribales continuaient et 28

les Romains annexèrent la Maurétanie en 40 après Jésus Christ. Cette dernière est divisée en deux provinces impériales: la Maurétanie tingitane et celle césarienne, laquelle correspondait au Tell oranais et algérois et à la partie occidentale du Constantinois actuel. Au Ille siècle, l'Algérie orientale forma la province indépendante de Numidie. La domination romaine ne s'étendait donc ni sur les Hautes plaines de l'Ouest, ni sur le Sahara. A noter que l'Afrique romaine reçut des contingents d'immigrés italiens et méditerranéens. La domination romaine accrut considérablement le nombre de sédentaires. La pratique de l'irrigation permit le développement de plantations d'oliviers et de vignes, l'accroissement des cultures céréalières et de l'élevage. L'Afrique du Nord devint ainsi la plus riche contrée agricole de l'Occident. De même les cités témoignent de la densité de peuplement et de la prospérité du pays. La conquête latine, maintenue par la force, avait été néanmoins favorable au progrès des populations berbères avec l'adoption de la langue et le développement des écoles. Il est ainsi impossible de dire si les écrivains Apulée de Madaure ou Fronton de Cirta, descendent des colons romains ou de Berbères romanisés et latinisés. D'ailleurs, les Berbères ne se jetèrent-ils pas avec fougue sur le christianisme qu'ils latinisèrent les premiers. Ce furent eux qui imposèrent le latin comme langue officielle aux chrétiens d'Occident et Saint Augustin constitua, de manière presque définitive, le dogme chrétien. Le donatisme coupa en deux l'Eglise chrétienne africaine. La civilisation romaine n'avait toutefois pas touché les tribus montagnardes du Maghreb. A partir de la seconde moitié du Ille siècle, la décadence de la puissance militaire romaine permit l'extension des insurrections berbères. Les Vandales, ces envahisseurs germaniques débarqués en 429, dominèrent bientôt l'ensemble de l'Afrique septentrionale: en 455, Genséric gouvernait tout le Maghreb romain. Les Vandales, qui étaient aryens, traitèrent en ennemies l'aristocratie romanisée et J'Eglise, et en alliée la masse incontrôlée des Berbères. La fragile domination vandale, qui laissa se reconstituer les principautés berbères indépendantes, fut ensuite abattue par les troupes de l'Empereur de Constantinople (533). Mais les Byzantins ne reconquirent que la partie orientale de l'Algérie actuelle, et le reste du pays fut abandonné. La domination byzantine ne résista pas à l'invasion arabe. La langue latine et le christianisme mirent certes plusieurs siècles à s'éteindre, mais l'Algérie médiévale fut définitivement islamisée et arabisée. Dès 647, les Arabes venus d'Egypte pénétrèrent au Maghreb. Mais ce fut seulement en 683 que la grande armée de 'Oqba ibn-Nâfi' al-Fihrî en entreprit la conquête. Berbères et Byzantins, souvent alliés, résistèrent de leur mieux. L'histoire a conservé deux noms de ces farouches résistants: Kosayla qui reprit même aux Arabes, un temps, la citadelle de Kairouan, et la Kahina qui défendit les Aurès. Une vigoureuse campagne d'islamisation réussit à gagner la population. Cependant, les Berbères adoptèrent le Khârijisme, hérésie musulmane à tendance puritaine et égalitariste. Les Khârijites expulsèrent les Arabes du Maghreb central et constituèrent de véritables théocraties indépendantes. Tel fut le petit royaume ibadite de Tahert (2) fondé par Ibn Roustem à la fin du VIlle siècle et qui ne fut détruit qu'en 911 par les Fatimides, maîtres de Kairouan. Vers 911, les Chî'ites réussirent à fonder en Ifriqiya une nouvelle dynastie, celle des Fâtimides. Celle-ci devait par conquête, étendre sa 29

domination jusqu'à l'Egypte. Cependant, l'Ouest de l'Algérie demeurait aux mains des Zenata nomades fidèles à l'imâm orthodoxe, qui recevait l'aide du Khalife omayyade de Cordoue. Des ilôts khârijites subsistaient encore: ce fut au nom de cette doctrine que, vers 943 Abou Yâzid tenta, sans succès, à partir de l'Aurès, de secouer la domination fâtimide. Au milieu du XIe siècle, le Maghreb subit l'invasion dévastatrice des tribus arabes guerrières, Banou Hilâl et Banou Soulaym, qui s'y installèrent défmitivement. Le pays subit également des bouleversements économiques puisque, demeuré jusque là une région agricole et boisée assez prospère, il fut livré aux troupeaux des nomades. La régression des cultures et la disparition des plantations déterminèrent l'exode des sédentaires et le recul de toute vie citadine. Cette évolution entraîna la décadence politique du pays. Vers 1080, les Almoravides, ces Berbères sahariens fidèles au Malékisme (3) qui étaient déjà les maîtres du Maroc, s'emparèrent de l'Algérie occidentale. Ils passèrent aussi en Espagne où ils bloquèrent la Reconquista et recueillirent l'héritage politique et culturel du califat de Cordoue. Grâce à eux, la culture andalouse put être transmise en Berbérie. Leurs successeurs les Almohades, maîtres de l'Espagne musulmane et de tout le Maghreb jusqu'à la première moitié du XIIIe siècle, imposèrent la doctrine de leur mahdi (guide et saint) Ibn Toumert grâce au génie militaire d'Abd alMou'min qui conquit l'Atlas, vainquit le souverain almoravide en 1145, ainsi que les tribus hilaliennes en 1152. Le Maghreb central connut entre le XIIIe et le XVe siècle une anarchie guerrière et une désagrégation politique. Au début du XVIe siècle, tandis que la Reconquista chrétienne amenait sur la côte algérienne des flôts de réfugiés moriques et que des armadas s'emparaient de Mers el-Kébir, d'Oran et de Bougie, les gens d'Alger appelèrent à leur secours des corsaires turcs, dont le célèbre Kheïr-eddine Pacha, dit Barberousse, qui fut à l'origine de la fondation de l'Etat d'Alger. Les Turcs réussirent ainsi à étendre leur domination à la majeure partie du territoire algérien. En fait l'Algérie jouait depuis le XIVe siècle un rôle socio-économique important dans le Maghreb. La montée en puissance de l'Europe et de l'Empire Ottoman incite celle-ci à choisir l'alliance avec ce dernier. Pour chasser les Espagnols, Alger fait appel aux corsaires sujets du sultan turc, qui reprennent Alger en 1516 et refoulent progressivement les Espagnols. Passés dans l'orbite de la Sublime porte, Alger et les territoires qui en dépendent trouvent après la défaite de Lépante, en 1571, une forme d'autonomie. Le pouvoir théorique appartient bien au sultan d'Istanbul mais il est exercé sur place par le dey d'Alger, représenté par des beys dans les autres régions proches de la côte : bey de Constantine à l'ouest, bey d'Oran à l'est, bey de Médéa pour le centre... Tandis que le sud et la plupart des montagnes, depuis le royaume de Sous juqu'à la plaine de Kairouan~ sont indépendants. Malgré le relâchement des liens avec Constantinople, les Turcs d'Alger reconnurent toujours la souveraineté des sultans. De nombreuses régions montagneuses restaient cependant insoumises et les turcs, très peu nombreux (15.000 hommes environ au début du XXe siècle), n'administrèrent jamais l'Algérie toute entière. Ils la contôlaient toutefois grâce au soutien de tribus privilégiées (makhzen) et à l'alliance de grandes familles mais surtout aux rivalités qu'ils suscitaient entre les clans et les forces religieuses locales. 30

Pendant les trois siècles de la domination turque, le pays fut islamisé en profondeur par les confréries mystiques (ou tarfqa : voie mystique) et par des personnages religieux, marabouts et chorfa (saints) dont certains ont été les instruments les plus efficaces de la caste militaire turque. La domination ottomane dut néanmoins faire face à de nombreuses révoltes. Grâce aux profits considérables de la course et de la vente des captifs, l'Etat d'Alger était prospère au XVIIe siècle. Les corsaires dominaient de leur richesse la ville qui abrita jusqu'à 35.000 captifs. Ces ressources diminuèrent ensuite constamment. Mais la piraterie algéroise subsistait encore au début du XIXe siècle en dépit de la pression des représentations diplomatiques européennes, des bombardements anglais et français ou des tentatives de débarquement de l'Espagne. Sept Etats européens versaient encore, après 1815, des tributs annuels au dey pour se mettre à l'abri des corsaires algériens. C'est la grande époque de la prospérité d'Alger, grâce entre autres à la course de ses navires corsaires. Puis les revenus déclinent sous les effets conjugués du changement des grandes routes maritimes et des modifications du commerce international. A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, s'amorcent le déclin économique et celui de l'oligarchie turque, de plus en plus contestée: révoltes en Kabylie, dans le Titteri, dans le sud... Les difficultés économiques et financières des deys accrurent l'impopularité du régime. De graves insurrections tribales et confrériques secouèrent le pays de 1804 à 1827. Les Turcs n'avaient pas encore établi entièrement leur autorité, lorsqu'éclata le conflit avec la France qui se solda par la prise d'Alger, le 5 juillet 1830, et la colonisation pendant cent trente-deux ans de l'Algérie.

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II

. L'Algérie

à la veille de la colonisation:

La société algérienne d'avant la colonisation se caractérisait tout d'abord par la faiblesse démographique. La population est minée par les maladies et les calamités atmosphériques qui provoquèrent des ravages dans les campagnes: destruction de troupeaux, déplacements des populations et parfois disettes et famines. Le régime démographique est comparable à celui de l'Ancien Régime en France: le rythme de la succession des crises est tel que le remplacement des générations ne peut être assuré que par une très forte natalité. La population, à la veille de l'invasion française, est estimée à trois millions d'habitants clairsemés dans un espace immense; Alger tombe en cent ans de cent mille à trente mille habitants. A cette pauvreté de la population et sa difficile transition démographique, s'ajoute sa division - et donc sa richesse - éthno-linguistique et religieuse qui caractérise surtout les régions telliennes et les villes. Les cités se caractérisaient, en effet, par un brassage intense et une plus grande hétérogénéité des groupes. Ainsi trouve-t-on des Turcs, des Cougoulis, des Andalous, des noirs, des Juifs, etc. Les Turcs, plus généralement sédentaires, sont citadins et constituent la milice de l'Empire ottoman; ils se différencient des Musulmans algériens par la pratique du rite hanafite (4). Les Cougoulis, issus de mariages entre Turcs et indigènes, sont plus nombreux mais ne partagent pas le prestige des Turcs. Les Andalous, descendants des Maures chassés d'Espagne, sont des artisans actifs, plus particulièrement à Alger. Les noirs,corps d'esclaves affranchis, sont dépourvus de tout moyen d'existence hormis leur solde puisqu'ils constituent l'armée de métier ou sont domestiques. Les Juifs, enfin, sont situés en bas de l'échelle sociale. Ils n'ont pas le droit de posséder la terre, sont éparpillés dans les zones rurales mais avec des noyaux plus denses dans les villes. Ils subissent des mesures infamantes: quartiers séparés, costume spécial, interdiction de porter des armes, d'avoir une monture, etc. Leur condition est inégale: leur plus grand nombre est confiné dans les petits métiers, tandis que certains se hissent aux entourages des souverains et des gouverneurs. Ces différents groupes qui composent les villes algériennes comptent à peine quelques milliers d'individus, les Arabes et les Berbères sont des millions. Car hors des villes, la distribution éthnique se simplifie. Les berbérophones occupent les Kabylies, le massif de l'Aurès et des ilôts moins compacts dans les régions d'Alger et Tlemcen et au Sahara: au total, ils constituent 50 % de la population. Les migrations sont nombreuses: descente de la montagne vers la plaine, poussée du sud vers le nord... Autre caractéristique de la société rurale algérienne: l'individu est perçu à travers sa descendance et sa généalogie et la société comme une juxtaposition de lignages. Cependant, la référence à l'arabité, et surtout à l'Islam, est très forte: elle sera ravivée plus tard dans la lutte contre la colonisation française. Mais d'une manière générale, on peut dire que la société est de type holistique (5). Lucette Valensi écrit à ce propos: "Cette image de la société révèle d'abord l'absence de perception de la profondeur du temps. L'histoire commence avec le fondateur et n'est pas mesurée. Hors du lignage, il n'y a d'histoire que si le groupe est impliqué. Au delà, la réalité est floue et comme

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étrangère. L'histoire s'identifie donc avec la généalogie et par conséquent, elle commence avec les Arabes et l'Islam" (6). La société est ainsi centrée sur la communauté: l'individu y est perçu comme membre d'un ensemble particulier, localisé. Il n'existe que dans son rapport au groupe, à la tribu, en fonction de la place qu'il y occupe et de sa généalogie. Par ailleurs, il y a comme une absence de perception de la profondeur du temps, à laquelle s'ajoute une juxtaposition du fabuleux et du réel; confrérisme et tribalisme sont mêlés: "les miracles accomplis par les saints de la tribu sont incorporés par son histoire, le naturel cohabitant avec le surnaturel" (7). Ces mythes d'origine définissent les champs de solidarité ou de conflits de groupes: distribution de la terre, morphologie de l'habitat, pratiques religieuses ou juridiques, elc. La base de l'organisation sociale esl la tribu, dont les membres sont unis par des liens de consanguinité, et dont la règle générale est l'endogamie; le douar réunit la famille agnatique (c'est-à-dire unie par les liens de parenté légitime, ou constituée de descendants d'une même souche masculine). Cette tribu est constituée par le Cheikh, chef de la famille, en plus de ses enfants, de ses proches et de ses descendants. L'assemblée de chefs de douars (ou Jamâ'a) prend des décisions, concernant les problèmes qui se posent à la famille ou à l'ensemble de la tribu; elle veille également aux intérêts du groupe. La tribu constitue donc une unité sociale et politique, mais elle est également une unité économique. Elle dispose d'une relative autonomie administrative: les impôts sont répartis entre les groupes, dont chacun établit l'assiette. Cette solidarité fiscale assure à l'Etat central ses revenus. Juridiquement, les conflits, y compris les guerres, se règlent à l'intérieur de la tribu, devant un conseil ou un juge. En cas de besoin, le recours au souverain (par exemple, le dey d'Alger) est possible. Une dichotomie existait entre le droit coutumier Corf} et le droit musulman: le premier règle les problèmes de la tribu et de la communauté villageoise (distribution de l'eau, répression des délits, etc.), tandis que le second concerne le statut personnel. "Ainsi, écrit L. Valensi, quoique la société est construite sur le modèle familial, l'appartenance à une entité politique définie - celle de chacun des Etats - ou à une ère culturelle plus vaste celle de l'Islam - corrige le schéma général et interdit de voir dans la société maghrébine un tissu de cellules parfaitement closes, rigides et étanches" (8). La mosquée, dans chaque village, la tente (lieu de culte aussi) dans les douars, symbolisent l'adhésion à l'Islam et servent d'écoles aux enfants, auxquels il faut ajouter le marabout, sorte de saint local. Ce dernier a une fonction agraire: la protection des moissons; mais également une fonction sociale: la conservation de la cohésion du groupe: son culte donne lieu à des manifestations collectives: pélerinages, fêtes, repas, prières, etc. Une autre forme religieuse existe également: les confréries qui débordent les frontières de la tribu ou du village; elles sont un moyen, pour l'individu, de s'affranchir du cadre familial naturel, car y adhérer procède d'une démarche quasiindividuelle. Reprenant l'analyse de Pierre Bourdieu, Lucette Valensi souligne qu'''il n'y a aucune raison de dissocier arabophones et berbérophones ; nomades et sédentaires; tribus maraboutiques ou non. La même structure est commune aux uns et aux autres: structure familiale, agnatique et patrilinéaire. Il faut cependant rectifier ce schéma. Des formes politiques ou religieuses 33

indépendantes du cadre familial se superposent à lui (...). En règle générale, on doit reconnaître aux berbérophones une vive originalité. Ils ont conservé de la culture pré-islamique un grand nombre de caractères: avant tout la langue, mais aussi un droit coutumier, une pratique religieuse extérieurs à l'Islam. Tous ces éléments contribuent à faire obstacle à l'intégration de la société" (9). La structuration sociale comporte des inégalités: - entre tribus exerçant le pouvoir (Maqhzen) et celles qui le subissent; - les tribus qui participent au pouvoir sont dotées de terres et jouissent d'immunités fiscales en échange de l'appui militaire prêté au souverain; - en outre, certaines tribus bénéficient d'un certain charisme qui les distingue des autres, de par leur origine supposée (tribus Chorfa, descendants du prophète, ou ayant un ancêtre marabout...) ; et enfin, les agents du pouvoir central (gouverneurs ou Caïds) ont toutes les prérogatives du monarque et du souverain à l'échelle locale. Examinons à présent la configuration d'ensemble des structures foncières dans l'Algérie pré-coloniale. Les Algériens sont avant tout des ruraux et c'est dans leur relation à la terre que ces groupes humains se définissent. A qui appartient la terre? Quels sont les instruments de travail et à qui appartiennent-ils? Qui bénéficie du produit du travail? Les réponses à ces questions peuvent nous éclairer sur les structures sociales à la campagne. D'emblée ont peut noter que la relation qui s'établit entre le système étatique "tributaire" et le système communautaire se caractérise par la faiblesse et l'instabilité. Dans la société algérienne pré-coloniale, à dominante rurale, s'exercent de multiples combinaisons pour des économies de subsistance: polyculture intensive, économie pastorale, etc. Elle se caractérise également par une diversité des formes de propriété et une multiplicité des types d'activité. Il existe toutefois un certain nombre de traits communs: faible niveau technique et de rendement (10) ; inertie des méthodes et des instruments de cultures; caractère relativement égalitaire de la propriété (11). Mais la polarisation sociale est manifeste puisqu'il y a des propriétés parcellaires et indivises d'un côté et de grands domaines de l'autre. Au sein du système communautaire, l'accès à la terre est donc pratiquement impossible par l'argent. La propriété tribale et familiale détermine l'inaliénabilité de la propriété foncière. Par ailleurs, le pouvoir et les classes dominantes turques n'exerçaient pas un contôle total sur les moyens de production. On note une domination instable du système "tributaire" étatique sur le système communautaire. Mais la caractéristique principale est la domination de la petite propriété et de la petite exploitation familiale. On est donc en présence d'un système qui s'apparente à celui de l'économie domestique dont l'objectif est de satisfaire l'essentiel des besoins de ses membres, mais qui n'exclut nullement l'échange. A cette caractéristique s'ajoute une organisation des solidarités à l'intérieur et entre les groupes qui compensent la faible dimension des terres et l'indigence des techniques utilisées. Enfin, des courants d'échanges réguliers existent entre nomades et sédentaires, villageois et semi-nomades des plaines (12) comme il existe de multiples relations avec les villes (13). En ce qui concerne les formes de propriété, elles sont nombreuses et imbriquées d'ailleurs de manière complexe. A côté des terres beylicales dans lesquelles le procès de travail implique le système du Khemmassat (métayage au cinquième) existent les terres Habous (cédées aux fondations pieuses). Il y a également les terres dites 'Azels (dans 34

lesquelles des producteurs directs produisent pour le compte des hauts dignitaires de la régence ou pour celui des fermiers individuels). Ensuite les terres tribales se distinguent selon deux catégories. Sur les haut plateaux, il y a les terres Arch' qui sont des propriétés juridiquement collectives; l'affectation des moyens de production y est déterminée par le niveau familial. Ce sont des terres plus vastes, sans clôtures et où "la possession familiale des parcelles cultivées, légitimées par le travail, est continue et héréditaire" (14). Elles concernent surtout des populations arabes qui s'occupent d'élevage et de culture de céréales. D'autre part, il existe, surtout en Kabylie, les terres Melk qui sont des propriétés privées cessibles et transmissibles. La propriété des familles est limitée par le fonctionnement de l'indivision et le niveau collectif prime sur le niveau individuel ou familial. L'unité économique de base semble donc être l'exploitation familiale. Mais c'est le caractère collectif qui prime dans la mesure où la tribu demeure le cadre de la reproduction. La tendance générale est dans l'absence de propriété privée; l'appropriation de la terre est étroitement liée au travail de la cellule familiale. En outre, le sytème fiscal pèse lourdement sur les paysans (dîme qui frappe toute la production rurale, taxes différentes selon les tribus et les régions, droit d'occupation des terres, prestations de corvées, contributions personnelles, etc.). Le produit de ces contributions, versé en nature, est en partie absorbé par la troupe et par les caïds. Ces agents du gouvernement central, n'étant pas régulièrement rémunérés, se font payer aux dépens des contribuables (les contributions levées sur les campagnes sont évaluées à 50 % des recettes du bey). Peut-on caractériser la société algérienne pré-coloniale de société féodale? Diverses interprétations ont été avancées. Pour Marx: "C'est l'Algérie qui conserve les traces les plus importantes, après l'Inde, de la forme archaïque de la propriété foncière, la propriété tribale et familiale y était la forme la plus répandue" (15). L. Valensi (16) critique l'interprétation donnée par R. Gallissot sur le mode de production féodal, et met l'accent sur l'archaïsme et le faible développement des forces productives. R. Gallissot (17) dégage les caractéristiques d'une féodalité qui se différencie de celle européenne. Sur le plan de la structure sociale, il y a prééminence d'une "classe supérieure militaire de fonction publique" et la spécificité serait dans l'existence d'un important domaine public. Sur le plan économique, le caractère fiscal de l'exploitation définit une "féodalité de commandement". A. Benachenhou (18) retient ce critère de l'exploitation et met l'accent sur la domination du système "tributaire étatique" sur "le système communautaire", avec toutefois une domination fragile du pouvoir central sur les tribus. L'essentiel de ces analyses privilégie les formes de propriété et surtout les transferts qui déterminent, dans le champ de la répartition, la dominance. Elles n'accordent pas suffisamment de place au procès de travail: qui produit l'essentiel des bien? et dans quelles conditions? (19). Or si ont veut comprendre la société algérienne pré-coloniale dans la cohérence et l'équilibre de ses communautés rurales, il ne faut pas perdre de vue que l'essentiel des moyens de production est constitué par la terre, les animaux et quelques instruments très rudimentaires. La terre constitue la base des différentes structures communautaires. Au niveau de ses formes de propriété on trouve

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aussi bien des petites productions individuelles et familiales, des grands domaines (donnés en culture à des fermiers qui utilisent des producteurs séparés de leurs moyens de production) que des propriétés collectives où joue le système de l'indivision. Mais en général, l'unité économique de base est bien familiale et non individuelle. Et c'est dans la tribu, en tant que cadre économique large, que s'inscrivent les activités des unités familiales qui peuvent coopérer entre elles (dans le cadre de ce qu'on appelle les Touiza).

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III . La conquête de l'Algérie par la France et les premières formes de résistance: La colonisation de l'Algérie par la France a été longue (1830-1962) et terrible. Elle a provoqué de multiples traumatismes et une coupure irrémédiable entre deux communautés qui cohabitaient dans l'inégalité en s'ignorant. Elle a également provoqué plusieurs chocs. Choc des armes, d'abord, qui ne durera pas longtemps après la prise d'Alger mais reprendra avec plus de vigueur en novembre 1954. Mais surtout choc des cultures qui durera pendant toute la période coloniale. La colonisation a provoqué également une massive destructuration humaine et culturelle qui s'ajoute à celle des structures économiques et sociales communautaires pré-coloniales. C'est aussi l'introduction, brutale et rapide, de rapports marchands et monétaires, de manière exogène. C'est enfin, l'insertion de l'économie dans une spécialisation internationale qui a aggravé le processus de soumission et de dépendance de l'Algérie vis-à-vis de la métropole. Cependant, jusqu'à la fin du XIXe siècle, les Algériens répondirent à la brutale pénétration militaire de la France par une série de résistances farouches, de soubresauts sanglants et de révoltes courageuses. La pacification n'a jamais été achevée puisque dès la fin de la première guerre mondiale, les mouvements nationalistes reprirent, avec plus de vigueur et bientôt de réussite, le flambeau de la résistance. La conquête coloniale n'a donc pas été aisée. Ainsi, il a fallu deux terribles sièges pour venir à bout de Constantine (1836 et 1837) et son dernier bey, Ahmed, réfugié dans les Aurès, tint tête encore onze ans. De même, l'Emîr Abd el-Kâder, qui s'était fait reconnaître à vingt-quatre anS comme sultan des Musulmans, livra une farouche résistance politique et militaire à la France. Le général Bugeaud dut même signer avec lui, le 30 mai 1837, le traîté de la Tafna: la France abandonnait à Abd el-Kâder les deux tiers de l'Algérie et ne conservait que deux enclaves autour d'Oran et d'Alger. L'Emîr édifiait avec l'aide des tribus arabes et de troupes régulières, un Etat organisé, fondé sur l'Islam et dirigé par des nobles d'origine religieuse. Alors qu'il appela à la guerre sainte (Jihâd) contre les envahisseurs chrétiens, le gouvernement français se prononçait pour la conquête totale et une guerre décisive les opposa de 1840 à 1847, année de la reddition d'Abd el-Kâder au général Lamorcière. En 1845, la guerre reprit dans les régions pacifiées à l'appel des divers mahdi, restaurateurs prédestinés de l'Islam" dont le plus célèbre, Bou Ma'za souleva le Dahra, le Chelif et l'Ouarsenis. Le sud oranais et le sud constantinois, de nouveau en révolte, furent déclarés pacifiés par les sièges de Zaatcha (1848), Laghouat (1852), et Touggourt (1854) : l'Algérie était désormais conquise. Mais il y eut des insurrections sporadiques, notamment celle des Kabylies orientales (1859-1860), celle de l'Aurès (1859), celle du Hodna (1860)... Mais la plus grave fut celle lancée par la grande confédération tribale à caractère confrérique des Oulad Sidi Cheikh, qui dura de 1864 à 1865 et s'étendit du sud oranais au Titteri, puis gagna la majeure partie du Tell. La répression fut particulièrement difficile dans la province d'Oran, et les troubles persistèrent dans le sud où il fallut envoyer une nouvelle expédition en 1870. En 1871, une nouvelle révolte, animée par la confrérie des Rahmaniya, parut plus sérieuse encore puisque le tiers de la population s'insurgea et que 37

les colonnes françaises durent combattre 80.000 combattants, mais dont beaucoup étaient démunis d'armes. Ce fut surtout une révolte de la plèbe kabyle encadrée par l'aristocratie féodale du constantinois. Cependant, d'autre tribus s'insurgèrent sous le commandement d'autres chefs. L'Algérie ne devait plus connaître avant 1954 de grandes révoltes armées; quelques troubles éclatèrent entre-temps qui restèrent fort limités: soulèvement d'El Amri (1876), agitation de l'Aurès (1879), insurrection du sud oranais conduite par un marabout des Guleb Sidi Cheikh, Bou 'Amama (1881-1883), révolte des Aurès contre la conscription (fin 1916), etc. D'autres formes de lutte reprirent bien plus tard d'abord par les partisans algériens de l'assimilation qui revendiquèrent l'égalité de droit avec les Français et une réelle intégration à la France. D'abord appelés "Jeunes Algériens", et regroupés au sein de la Fédération des élus indigènes, ils perdirent peu à peu audience auprès de leurs mandants, parce qu'ils ne purent pratiquement rien obtenir du Parlement français, hormis de timides réformes comme en 1919. De 1919 à 1944, aucun gouvernement fançais n'osa renouveler le geste de Clémenceau, bravant l'obstruction des Européens d'Algérie pour remercier les Musulmans de leur 25.000 morts pour la France. Le projet de loi Violette déposé en 1930, et repris par le gouvernement Blum de 1936, qui aurait conféré à 21.000 Musulmans de l'élite francisée le droit de voter avec les 203.000 électeurs français, souleva un tel tollé chez les Européens qu'il ne fut pas même discuté devant les Chambres. Son abandon condamnait définitivement, pour les Musulmans, la politique d'assimilation (20). Nous verrons plus loin dans quelles conditions et sous quelles formes le nationalisme algérien reprit naissance. Examinons, à présent, les dispositifs politiques, juridiques et socio-économiques, sur lesquels la colonisation s'est appuyée pour se soumettre le pays.

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IV

- Législation

coloniale

et dépossession

des paysans:

Le rôle de la législation coloniale dans la prise de possession de la terre fut d'une extrême importance: celle-ci visait l'indivision des terres et se fixait pour objectif l'établissement de la propriété individuelle en s'attaquant à l'institution tribale et en transformant la terre en article de commerce. Voici quelques dates significatives de ce long processus législatif qui a conduit à l'expropriation des paysans algériens pauvres et à la mise en place d'un capitalisme agraire. Dès 1833, l'Etat colonial entreprend la confiscation des biens du beylik turc ainsi que les biens habous (c'est-à-dire les biens de fondation pieuse). En 1845, il autorise les séquestres militaires en cas de rebellion des tribus ou de tout acte hostile à l'autorité coloniale (21). En 1851, deux millions de bois et de forêts sont annexés en domaine public. De 1857 à 1863, la pratique du cantonnement ne laisse aux tribus que les terres jugées nécessaires à leur subsistance. En 1863, un Senatus-Consulte préconise la délimitation définitive des terres des tribus pour arrêter le cantonnement. En même temps, les colons reçoivent le droit d'acheter des terres sur le territoire des tribus. C'est la période de la colonisation libre entreprise par les grandes sociétés qui obtiennent ainsi de vastes domaines dans les plaines de la Mitidja, de Bône, d'Oran et aux alentours de Sétif et de Constantine. En 1871, la révolte des Kabyles se traduit par d'importants séquestres; la colonisation par concession gratuite est rétablie donnant des lots de 40 à 60 hectares aux nouveaux colons tels les Lorrains et les Alsaciens. La colonisation avance alors de la Mitidja orientale, des vallées de l'1sser et de la Soummam, au nord de Sétif et de Constantine. En 1873, la loi Warnier francise toutes les terres, parcellise les terres collectives et les répartit entre les membres de la communauté. Ceci provoqua la vente massive des terres des tribus algériennes. En 1881, la colonisation officielle se ralentit, relayée par la colonisation libre qui établit des vignobles en bénéficiant de l'appui de l'Etat. Avec les décrets de 1904 les concessions de lots gratuits se multiplièrent et le domaine colonial s'élargit vers les steppes. De 1920 à 1940, l'installation de vignobles continue et les cultures maraîchères font leur apparition. L'Etat participera à cette entreprise de colonisation pendant la crise des années trente. Une des conséquences de ce processus est le développement de la propriété privée européenne qui comprend des terres et des forêts. René Gallissot (22) avance les chiffres suivants de cette propriété privée européenne: 115.000 ha (1850) ; 765.000 ha (1870) ; 1.245.000 ha (1880) ; 1.635.000 ha (1890) ; 1.912.000 ha (1900) ; 2.581.000 ha (1920) ; 3.045.000 ha (1940) et 3.028.000 ha (1945). Ainsi dès les premières années de la conquête française, les colons s'accaparèrent les zones agricoles les plus productives et les grands domaines implantés sur les terres fertiles. lis orientèrent la production vers l'exportation, tandis que les masses paysannes algériennes se trouvèrent rejetées vers les zones arides de l'intérieur ou bien forcées de vendre leur force de travail dans les nouvelles exploitations. L'Etat a joué un rôle de première importance dans ce processus par la promulgation d'une législation favorable à cette spoliation, par la mise en oeuvre de tout un arsenal jurudique visant la destructuration de l'équilibre des communautés rurales anciennes et la désagrégation irrémédiable des modes de vie collectifs, ensuite par la création de villages de colonisation,

39

parfois par l'octroi de terres gratuites à de nombreux colons et par l'aide à la colonisation dite libre (23). Le rétrécissement des bases de la reproduction des communautés incite aussi les paysans algériens à recourir à l'achat de quelques parcelles de terre et à se soumettre à certaines formes de métayage. Ce processus de soumission aux rapports marchands et monétaires est, dès 1846 date de l'instauration de l'obligation de payer des impôts, aggravé par les procédures visant à transformer la fiscalité et à généraliser la pratique de l'usure. Les paysans sont obligés de commercialiser une fraction de plus en plus grande de leur production pour pouvoir notamment payer les impôts. Par ailleurs, le capital colonial de négoce a pu étendre son emprise sur les producteurs et permettre ainsi l'extension des activités marchandes grâce à la mise en place d'un système d'escompte d'effets commerciaux par la banque d'Algérie (24). Les conséquences de ces lois foncières, de la pression fiscale, de l'orientation de la production agricole vers l'échange et l'exportation, de l'action combinée du commerce et de l'usure - qui se sont attaquées à l'indivision de la terre et ont réalisé un nouveau statut foncier de la terre, devenue bien négociable, article de commerce - sont nombreuses: altération des conditions de reproduction de l'ancien système communautaire, relâchement des liens de solidarité qui étaient au fondement de ce système, détérioration des conditions de vie des paysans parcellaires, concentration de la propriété aux mains des notables et des commerçants, etc. Dès les années 1850, on assiste à une amorce d'accumulation du capital et à un mouvement de monopolisation des moyens budgétaires et financiers au profit de la bourgeoisie agraire coloniale. La politique agraire va favoriser les sociétés de capitaux et les capitalistes individuels. La loi du 16 janvier 1851 qui établit l'union douanière entre la France et l'Algérie, va permettre la codification du pacte colonial, mettre fin à l'instabilité des débouchés et lever les obstacles juridiques à la réalisation d'un capitalisme agraire. Par ailleurs, le développement du processus d'expropriation des paysans algériens et d'extension de la sphère de la circulation a permis aux colons de mettre en place un système d'exploitation des forces de travail basé sur le salariat agricole et le Khammassat (Khammès : metayer au cinquième). Ce qui a conduit les paysans pauvres algériens vers une situation de précarité. Le capital commercial accentue aussi sa pression sur la petite paysannerie algérienne pour en obtenir le maximum de produits: celle-ci s'appauvrit davantage suite aux mauvaises récoltes, à la hausse des prix et à la pénurie. Un mouvement de migration vers les centre urbains et vers la métrolope se développe, tandis qu'augmente le nombre d'ouvriers agricoles. Cet exode rural fut ainsi le préalable à un processus plus général de prolétarisation. Les paysans expropriés sont maintenus sur leur terre comme Khammès ; les autres deviennent ouvriers agricoles journaliers ou chômeurs. Le développement de ce capitalisme agraire avait également abouti à une forte concentration de la propriété de la terre entre les mains d'une bourgeoisie européenne et dans une moindre mesure algérienne. Quatre-vingts pour cent des terres étaient, en effet, accaparées par la grande bourgeoisie agraire qui utilisait des moyens modernes de production et encourageait la mécanisation de l'agriculture. Elle utilisait également des salariés agricoles permanents ou saisonniers et avait mis en place un système d'exploitation tourné 40

essentiellement vers le marché métropolitain. Le caractère prédominant et fortement inégalitaire de ce capitalisme agraire peut être saisi à travers la liA la veille de structure de la propriété et le poids des exploitations: l'indépendance, notent M. Raffinot et P. Jacquemot, 22.000 exploitants d'origine européenne disposaient de 2.700.000 hectares, soit près d'un quart des terres agricoles totales et 40 % des surfaces effectivement cultivées. Une minorité de gros colons contrôlait l'essentiel de ces terres. Ce secteur contribuait à lui seul pour 65 % de la production agricole du pays. La mise en regard de la situation foncière réservée aux Algériens, soit 630.700 exploitants pour 7.340.000 hectares de terre souvent très pauvre, montre bien l'inégalité sociale: 120 hectares par exploitation du côté des colons, contre Il hectares seulement pour les propriétaires algériens (25). STRUCTURE DE LA PROPRIETE AGRICOLE DANS LE SECTEUR PRIVE (1950-1951) nbre d'exploitations

%

superficie (ha)

moins de Iha

105.954

16,8

37.200

de 1 à - de 10 ha

332.529

52,7

1.341.200

18,2

de 10 à - de 50 ha

167.170

26,5

3.185.800

43,3

de 50 à - de 100 ha

16.580

2,6

1.096.100

14,9

8.499

1,3

1.688.800

23

plus de 100 ha TOTAL ALGERIE

630.722 DU NORD

100

543.310

7.349.100

% 0,5

100

7.131.200

(sources: tableaux de l'économie algérienne, 1960 ; in M. Raffinot et P. Jacquemot, Le Capitalisme d'Etat algérien, Paris, éd. Maspéro, 1977, p. 313) C'est donc à travers la libération de la force de travail, le système du Khammassat, la pratique de l'usure et la domination du capital commercial sur la petite production marchande que se sont crées les conditions favorables au développement de l'accumulation du capital. L'instauration de l'Union Douanière favorise l'extension des débouchés, ce qui a rendu possible le développement de la viticulture, de la céréaliculture et d'autres cultures intensives maraîchères et fruitières. La stabilité des débouchés a permis d'assurer la rentabilité du capital et la mise en place de tout un édifice financier et un système bancaire nécessaires à l'accumulation du capital dans 41

l'agriculture. L'allocation de crédits permet alors aux colons d'assurer le financement à court terme de leurs exploitations, leur équipement et leur agrandissement. L'apparition d'établissements financiers dont le siège est en France montre cependant la main-mise du capital financier sur le capital productif. Et le mode de financement a fragilisé le processus de l'accumulation du capital (26). La fraction dominante du capital colonial monopolise les sources de financement privées en se soustrayant à la pression fiscale. Ce qui crée des inégalités devant le crédit parmi les colons eux-mêmes, l'exclusion quasi totale de la bourgeoisie algérienne et des masses algériennes qui participent largement au budget de l'Etat sans bénéficier des dépenses publiques. D'ailleurs une très faible partie de celui-ci est consacrée aux investissements sociaux. La force de travail à prix réduit constitue enfin une source inépuisable d'enrichissement des colons. L'accentuation du processus d'expropriation favorise l'utilisation progressive de la force de travail algérienne qui sera régulée en flux périodiques selon les besoins de l'agriculture coloniale ou des grands travaux publics. L'expropriation des producteurs rend donc possible le transfen gratuit d'une fraction du produit du secteur non capitaliste (qui prend en charge la reproduction de la force de travail) au secteur capitaliste. Ce transfen est rendu possible puisque cenains paysans sont amenés à chercher des revenus d'appoint dans le salariat agricole permanent ou saisonnier. EXPLOITATION AGRICOLES SELON LA NATURE DE LA MAIN D'OEUVRE EN 1951 Catégories

d'exploitations

Européens

EMPLOYEE

Algériens

N'employant pas de main d'oeuvre salariée

1.755

290.726

N'employant que des employés permanents

689

6.200

(dont 936 emploient (dont 28.508 emploient aussi des Khammes) aussi des Khammes)

Employant des salariés permanents et temporaires

13.692

24.390

N'employant que des Khammès

1.282

70.336

N:employant que des salariés temporaires

4.599

239.080

Ensemble

des exploitations

22.037

630.732

(sources: recencement général de l'agriculture en 1951; in A. Benachenhou, L'Exode rural en Algérie, Alger, 1979, p. 43) 42

La colonisation a assigné à l'Algérie un rôle de réservoir de produits agricoles, miniers et de main d'oeuvre et en a fait un débouché pour les produits manufacturés de la métropole. Cette insertion particulière dans l'économie mondiale capitaliste constitue un frein au développement économique du pays, particulièrement en ce qui concerne l'accumulation du capital dans l'agriculture. De ce fait, l'économie algérienne n'a cessé de subir régulièrement les effets de la crise qui affecte l'économie française et mondiale. Dans ce cadre, l'intervention de l'Etat français, pour faciliter l'accumulation du capital colonial, fut permanente. De 1830 à 1880 l'administration française fournit aux colons des terres qui proviennent des séquestres des biens de l'Etat Ottoman et des biens religieux, des domaines forestiers et des terres arables confisquées à titre punitif (exemple: 500.000 hectares de terres prises aux Kabyles en représailles de leur révolte en 1871). Jusqu'ici le capitalisme reste spéculatif, la terre n'étant qu'un simple produit commercial. De 1880 jusqu'en 1931, l'accumulation du capital devient le processus social dominant. L'Etat colonial - grâce à un arsenal juridique judicieux - accélère la spoliation des terres des paysans et provoque d'importants refoulements géographiques vers les zones déshéritées à cause de l'extension de la fiscalité et de la monétarisation. En 1931/1932, l'Etat français intervient pour organiser les marchés de la viticulture et de la céréaliculture et renforcer le soutien financier pour l'accumulation du capital agricole. A partir de 1943, une politique de restauration des bases de l'accumulation du capital se développe pour faire face à la montée des tensions sociales et politiques. La politique dite du "paysannat" dans l'agriculture visait à freiner le processus de dépossession des paysans algériens, à moderniser le secteur traditionnel et à renforcer l'équipement du secteur capitaliste colonial. A l'indépendance, l'agriculture - avec plus de 87 % de la population active algérienne - fournissait l'essentiel de la production. Mais sur les 58 millions d'hectares que représente l'Algérie (hors désert) la surface agricole utile (S.A.U.) est seulement de 6,8 millions d'hectares, le reste étant constitué de parcours (34,3 millions d'hectares), de forêts et de terres improductives. Le secteur colonial regroupe les terres les plus fertiles, les mieux irriguées et les plus mécanisées et bénéficie de variétés productives (blé, vigne, agrumes...). En outre, selon S. Amin, la main d'oeuvre algérienne travaillant sur ces terres s'élève, en 1955, à 600.000 travailleurs agricoles, dont plus des deux-tiers ne sont pas permanents. Le secteur privé moderne est constitué de grandes et moyennes exploitations bien équipées et dont la production est destinée à la commercialisation; il comprend entre 1.690.000 (exploitations de plus de 100 hectares) et 2.780.000 hectares (exploitations de plus de 50 hectares d'après le recencement de 1955. Quant au secteur dit traditionnel, il est privé de tout moyen, écrasé par la surpopulation, livré aux spéculateurs et marqué par une faible productivité, le sous-emploi, la misère et l'exode rural. Il regroupe la majorité de la population active rurale et fournit l'essentiel des candidats à l'émigration. Au total, environ un tiers des exploitants et salariés agricoles

43

travaillent sur 50 % des terres cultivées, tandis que les deux-tiers survivent et se déplacent constamment, sans moyens. En somme, l'agriculture algérienne se présente à l'indépendance complètement déséquilibrée et totalement intégrée au capitalisme colonial français, par ses méthodes culturales et les choix techniques de production. A cette situation il faut ajouter la sous-prolétarisation de la paysannerie due à la spoliation coloniale et aux regroupements: près des deux-tiers de la population rurale furent déplacés, soit environ quatre millions de personnes.

44

v - Le Plan de Constantine et l'échec de l'industrialisation: L'Algérie se trouvait donc intégrée à la France par son statut administratif et le rattachement de ses institutions civiles. Sa population se voit imposer un étroit assujettissement politique. Tandis que le système économique - entièrement cantonné dans une certaine spécialisation correspondant aux intérêts de la métropole - est dans l'impossibilité de connaître une réelle mutation du capitalisme agraire vers un capitalisme industriel. Cette dimension est essentielle pour comprendre pourquoi les dirigeants algériens - héritant d'une économie sous-développée et dépendante - ont opéré des choix radicalement . différents, à l'indépendance.

La tendance agraire de la politique économique coloniale en Algérie a été soutenue par les industriels métropolitains soucieux de protéger le marché pour l'écoulement de leur production. Elle a été également favorisée par le très faible engagement du capital colonial dans l'industrie. Un processus d'industrialisation par substitution d'importation n'a pu se réaliser après la seconde guerre mondiale du fait de l'incapacité du capital colonial agraire à transformer les bases de son accumulation et de la politique protectionniste de la bourgeoisie française. A cette absence des bases d'un réel développement industriel, il y a plusieurs raisons. Tout d'abord, le système de production agricole, basé sur le Khémmassat et le salariat agricole ne permettait guère aux travailleurs de reconstituer efficacement leur force de travail par un plus grand recours aux marchandises. L'étroitesse des marchés, surtout dans les campagnes, était un frein pour le capital industriel. A cela s'ajoute l'insuffisance des dépenses publiques en infrastructures pour les barrages, les routes ou d'autres voies de communication, etc. D'autre part, la bourgeoisie coloniale elle-même s'efforçait d'obtenir la protection des marchés pour l'écoulement des produits agricoles sans chercher à assurer une industrialisation tangible. De la fin du XIXe siècle jusqu'aux années trente du XXe, l'accumulation du capital dans l'industrie se limitait à quelques secteurs tels celui du bâtiment et travaux publics ou celui de la transformation des produits agricoles. Le capital privé s'orientait de préférence vers les activités de transformation des produits issus du secteur primaire: huileries, savonneries, filatures, conserveries, etc. Le rythme d'accumulation était principalement déterminé par l'évolution de la demande du marché français. D'où la faible intégration de l'économie algérienne, la dépendance des transports et du système bancaire (27) vis-à-vis de la finance métropolitaine, et le développement des seules cultures spéculatives et du secteur minier. D'ailleurs, ce n'est pas tant le capital colonial lui-même que le capital public (et accessoirement le capital privé) français qui avait entrepris de transformer les bases de l'accumulation en faveur de l'industrie. Avec la perspective de la découverte du pétrole, le financement public des investissements et l'attrait des capitaux privés métropolitains, le pouvoir économique commence progressivement à échapper à la bourgeoisie agraire coloniale. Ce n'est qu'après le déclenchement en novembre 1954 de la guerre d'indépendance et dans le souci de faire face à la montée des tensions sociales et des revendications politiques des nationalistes algériens, que l'Etat français amorcera une tentative d'industrialisation par substitution des importations et 45

du marché algérien, à l'instar de certains pays d'Amérique Latine. Mais cette dynamique économique, qui s'affirme avec le Plan de Constantine de 1958, est en réalité largement artificielle, en tout cas fragile et très inégale socialement et régionalement. Les effets globaux sont néanmoins considérables au vu de la période précédente. La part de l'agriculture décline: elle passe de 37 % en 1950 à 26 % en 1958 et 23 % en 1963. Aux mêmes dates, les contributions de l'industrie et des services à la formation du Produit intérieur brut (P.I.B.) sont respectivement de 27 et 36 %, de 27 et 47 %, de 37 et 40 %. Le poids de l'industrie se renforce de manière significative, tandis qu'on assiste à un gonflement du secteur tertiaire. L'évolution de l'emploi est encore plus significative: l'effectif des travailleurs masculins algériens des secteurs non agricoles est passé, entre la fin de 1954 et le milieu de 1960, de 547.000 à 789.000, soit un accroissement de 44 %. Ces emplois nouveaux se ventilent entre les secteurs de l'administration (122.700), du commerce (56.400), d'autres secteurs du tertiaire (24.900), des industries au sens strict (20.000) et du bâtiment et travaux publics (25.000) (28). C'est la croissance de l'emploi tertiaire de type administratif qui constitue le fait le plus marquant. Au 31 décembre 1959, le nombre total des Algériens soumis au statut de la fonction publique s'élevait - non compris les enseignants - à 36.518 personnes. Cette croissance se poursuivra dans la période qui suit l'indépendance: en 1964, l'effectif du personnel de l'administration centrale et des établissements publics à caractère administratif était de 93.073 personnes (29). D'une manière générale, les résultats de cette politique demeurent - malgré des efforts considérables et les bouleversements des choix économiques et sociaux précédents - très insuffisants pour instaurer un système productif cohérent et complet. De 1943 à 1945, la croissance du P.LB. ne dépasse guère 3,6 % par an, avec une part croissante de la valeur ajoutée que dégagent les secteurs du B.T.P. et du commerce. Par ailleurs, le rythme de progression des investissements est insuffisant et la progression de l'emploi dans l'industrie est extrêmement faible, au regard de l'ampleur de progression du chômage urbain et de l'exode rural. Les tableaux ci-dessous le montrent amplement:

46

P ART DE L'INDUSTRIE AU SEIN DE LA P.I.B. (en milliards d'anciens francs 1955) 1880

1930

1920

1910

1955

Mines

4

10

14

19

Energie

1

1

2

13

5

8

11

13

47

Industries de transformation

12

17

22

31

91

TOTAL

17

30

44

60

170

155

285

340

425

650

B.T.P.

P.I.B.

10,9

Part de l'industrie en %

14,1

12,9

10,5

26

(sources: J. Schnetzler, Le Développement algérien, Masson, 1981, p. 74)

F.B.C.F. DE 1880 A 1955 (en milliards d'anciens francs 1955) 1880 P.I.B. * F.B.C.F. * EB.C.F. x 100 P.lB.

1910

1920

1930

1955

170

310

375

460

730

18

38

50

55

138

10,6 %

12,2 %

13,3 %

Il,9 %

20,2 %

*P.I.B. : Produit intérieur brut; EB.C.F. : Formation brute de capital ftxe (sources: J. Schnettler, op. cit., p. 74) 47

On remarque que sur la période de 1880 à 1955, le taux de croissance annuel du Produit intérieur brut a été de 3 % environ et que la part de l'industrie dans le P.LR n'a augmenté que timidement. Cette faiblesse de la croissance du secteur industriel est liée à l'insuffisance des investissements (ERC.F.). Selon Samir Amin (30), durant la période 1880-1950, la croissance économique a évolué moins vite que la croissance démographique: PERIODE

1880-1910 1910-1920 1~

1930 1930-19~

Taux de croissance économique

2.7

20

2.8

0.5

Taux de croissance démographique

2.7

0.5

1.2

1.8

Taux de croissance réel

0

1.5

1.6

-1.3

(sources: S. Amin, L'Economie du Maghreb, éd. Minuit, 1966) A cela, il faut ajouter le caractère désarticulé, extraverti et dépendant de l'économie algérienne à la veille de l'indépendance, qu'on peut appréhender à travers les données statistiques suivantes:

COMPOSITION

DU COMMERCE

EXTERIEUR 10fAL

Energe

MlŒre; premïres

Equipem:nt

Con.sc:xnmOOn

Importations en %

6

20

16

58

100

Exportations en %

0,6

26

1,4

72

100

(sources: S. Amin, L'Economie du Maghreb, éd. Minuit, 1966)

48

EVOLUTION

DES ECHANGES COMMERCIAUX AVEC LA FRANCE 1950-52

1960-62

Part des exportations vers la France

68%

80%

Importation en provenance de France

74%

80%

(sources: K. Ammour et Ch. Leucate, La Voie algérienne, éd. Maspéro, p. 9) Au total, et contrairement à ce qui s'est passé dans quelques pays d'Amérique Latine (31), au lendemain de la seconde guerre mondiale, le processus d'''industrialisation par substitution d'importation" n'a pas pu aboutir en Algérie en raison du faible engagement du capital colonial dans l'industrie et du fait de la dépendance vis-à-vis de la métropole. Cette non-mutation du capitalisme agraire en capitalisme industriel est due à la fragilité des bases de l'accumulation du capital dans l'agriculture soumise en permanence à l'évolution de la conjoncture extérieure. Les conditions sociales, surtout à la campagne ne favorisent guère l'extension du marché pour les produits manufacturés fabriqués localement. Il n'y a pas de séparation radicale entre activité de production et de consommation qui ferait des métayers et des paysans une clientèle potentielle pour le marché local. La répartition inégalitaire des revenus ne favorise pas non plus le capital colonial et encore moins le capital algérien. De surcroît, à l'aval, l'essentiel des biens d'équipements est importé de la métropole. Le choix des secteurs et les décisions productives dépendent également des conditions internationales dont doit tenir compte le capital financier métropolitain. Le marché algérien est alimenté de l'extérieur par la métropole, soit à travers les unités de production situées en France, soit à travers les filiales d'entreprises françaises crées en Algérie et se livrant à des activités de montage sur la base des produits intermédiaires importés de France. Le Plan Constantine se donnait pour objectif de détacher les masses algériennes du Front de Libération Nationale (F.L.N.) en plein essor, en tentant d'impulser la petite et moyenne bourgeoisie algérienne comme une troisième force éventuelle et d'encourager certaines élites locales. De même, les autorités françaises s'efforcèrent de créer des emplois plus nombreux qu'auparavant afin de stabiliser le chômage et de fournir un surcroît de revenus aux salariés. Ce plan de développement, annoncé par le Général de Gaulle en 1958, puis exécuté en pleine guerre fut la dernière tentative de l'Etat français visant à surmonter les effets négatifs de la défaillance du capital local. Il s'agissait notamment de promouvoir le "bled" (32) et de développer une industrie de base (33), ainsi que des industries de transformation susceptibles d'employer une main d'oeuvre abondante, en faisant appel au financement 49

privé. Mais les réticences des capitalistes français privés à s'investir en Algérie, malgré d'innombrables avantages fiscaux qui leur étaient consentis, vont provoquer l'échec de l'industrialisation. En fait, l'application de ce plan s'est traduite par la concentration de l'effort d'investissement productif sur quelques zones en bordure du littoral et sur quelques branches privilégiées: - branches lourdes orientées vers la valorisation des produits du sous-sol (sidérurgie, chimie, hydrocarbures...) et quelques industries de substitution d'importation (industries alimentaires, textiles, cuirs, matériaux de construction...) qui ont créé quelques emplois dans les villes. A l'exception des hydrocarbures, le capital privé français a hésité à s'engager davantage et les réalisations effectives de ces projets, dans l'industrie, ont été insuffisantes, comme l'atteste le tableau suivant: EVOLUTION DU PLAN DE CONSTANTINE DANS LE SECTEUR INDUSTRIEL Investissements Secteur

Emploi

économique

I

II

III

I

II

Industries alimentaires

240

9,5 %

16,4 %

15.000

2,6 %

Matériaux de construction

260

Il,5 %

27,5 %

14.000

7,8 %

Mines et carrières

154

20,0 %

74,0 %

300

Ind. méca. & électriques

620

16,2 %

27,5 %

39.300

10,4 %

48

28,5 %

50,0 %

5.300

8,5 %

Textiles et cuirs

343

6,5 %

9,8 %

16.800

4,8 %

Industries diverses

302

7,4 %

10,5 %

11.600

7,5 %

Industries chimiques

TOr AL

2.043

12,9 % 25,5 % 113.000

III

7,9 % 13 %

I . Objectifs du Plan II. Réalisations effectives au 31 décembre 1961 III . En cours de la même date (sources: Les réalisations du Plan de Constantine de 1959 à 1962. Rapport CEDA 1964, p. 27 à 29, in A. Benachenhou, Formation du sousdéveloppement en Algérie, Alger, O.P.U., 1978)

50

Il s'agit d'une politique d'expansion économique de courte période en vue d'assurer une augmentation de l'emploi, mais absolument pas d'une politique de transformation des bases de l'accumulation du capital dans l'industrie. L'analyse de la structure des investissements globaux de ce plan révèle l'absence d'une nouvelle politique industrielle de transformation véritable des bases de l'accumulation du capital colonial. En effet, pour la période 19591963, il ne consacre qu'une part très médiocre des fonds de l'industrie proprement dite: 3.200 millions de N.F. sur un total de 18.930 millions de N.F., soit 16 % seulement. En outre, les effets du secteur pétrolier restent très faibles malgré l'ampleur des investissements consentis. Ceci est dû à la politique pétrolière française qui visait non pas la création des bases d'un développement industriel autonome, mais plutôt l'indépendance énergétique de la France. Cette stratégie d'accumulation du capital en métropole engendre la dépendance pour l'économie algérienne: 80 % de la valeur ajoutée du secteur des hydrocarbures vont à l'exportation, comme l'indique le tableau suivant:

POURCENTAGE POURCENTAGE

Année

DES HYDROCARBURES et DES HYDROCARBURES DES EXPORTATIONS

% hydro. dans P.L B.

Année

DANS LE P.I.B. SUR LE TOTAL

% hydro. / total export

1958

14%

1959

58 %

1960

34%

1960

54%

1961

54%

1962

59%

1962

48 %

(sources: Tableau de l'économie algérienne (1958-62), organisme saharien)

En ce qui concerne les autres secteurs de l'industrie, la dépendance est évidente: 40% de la production est locale, 60% de la production est importée principalement de France. Ce qui atteste, encore une fois, de l'échec du Plan de Constantine qui n'a fait qu'accentuer la situation antérieure d'extraversiondépendance, comme l'atteste le tableau suivant:

51

PRODUITS

PRODUCTION LOCALE

Electricité

4,1

Transfonnation des métaux

6

Extraction Produits chimiques

IMPORTATIONS

35,1 1

3

27,2 3,9

Caoutchouc Textile

8,8

40

Cuirs et chaussures

1,3

8

Bois et ameublement

0,5

5

Papier carton

5,3

5

Industries diverses

2

5

Carburants

7

Ind. Agric. et alimentaires

71,6

76

Services

40,8

5

TOTAL

40 %

60 %

Unité: million de N.F. (sources: note sur le degré d'indépendance de l'économie algérienne et de l'économie française, CEDA, 1961, in A. Benachenhou, op. cil., p. 322) En définitive le Plan de Constantine' n'a pu réaliser les bases d'une industrialisation durable de l'économie algérienne. En revanche, il a accentué l'extraversion et la dépendance à l'égard de l'économie française (34). La montée des contradictions socio-économiques et l'exacerbation de la lutte pour l'indépendance nationale font du Plan de Constantine le cadre d'une politique économique de "régulation politique" et non pas une politique économique de transfonnation des bases d'accumulation du capital en Algérie.

52

VI

. Polarisation

sociale et clivages de classes:

La politique économique coloniale a accéléré le processus de polarisation sociale. En effet, à une forte concentration dans l'agriculture s'adjoint une prolétarisation croissante dans les campagnes avec l'accroissement du nombre d'ouvriers agricoles et de Khammès (métayers au cinquième). D'autre part, la pauvreté incite bon nombre de petits paysans expropriés, qui ne sont pas maintenus sur leurs terres, à émigrer vers les villes ou la métropole, grossissant ainsi le nombre des chômeurs. Tandis que les emplois offerts sont instables et précaires, une fraction importante de travailleurs agricoles est constituée de saisonniers et l'entretien de leur force de travail incombe à leur famille. En 1954, selon A. Benachenhou, 25 % des salariés agricoles travaillent moins de 45 jours par an, 50% moins de 100 jours et 75 % moins de 290 jours par an. En 1950, 4.599 exploitations européennes (soit 20 % d'entre elles) n'emploient que de la main d'oeuvre temporaire. Un autre indice d'inégalité est celui de la concentration des revenus, comme l'indique le tableau suivant:

REPARTITION DU REVENU PARMI LES EXPLOITANTS ALGERIENS EN 1960 % d'exploitants

% des revenus

30,1

5,4

32,0

17,2

16,2

14,6

8,8

Il,07

6,6

Il,80

3,1

12,9

0,9

3,2

1,1

6,3

1,2

18,0

(sources: Politique des revenus, S.E.P., janvier, 1971, in A. Benachenhou, Formation du sous-développement en Algérie, Alger, D.P.U., p. 360) On peut noter que 62,1 % des exploitants ne reçoivent que 22,6 % du total des revenus, tandis que 6,2 % d'entre eux disposent de 40 % des revenus. 53

STRUCTURE

SOCIALE 1930

DANS LES CAMPAGNES 1938

1948

1954

1960 373.000

Propriétaires

617.544

549.395

537.800

503.700

Métayers-Khammès

643.600

713.000

132.900

60.500

50.771

55.600

Fermiers Salariés permanents

106.000

Saisonniers

428.000

462.467

483.900

Main d'oeuvre familiale (sources: 1962)

DE LA PROPRIETE

PetiteexploiJatioo.

-de1ha

Nbr. cfe.xpbi

%du1Ct:Ù

%du1Ct:Ù

147.000

459.000

274.000

1à-lOha

105.954 332.529 438.483 16.8

lOà-~ha

ALGERIENNE

~à-100ha

167.170 16.580 183.7~

52.7

26

26.5

EN 1951

Grarrle exploiJatioo.ToIal 100hact+ 8Ag)

630.732

1.4

1m

1.688.765

7.349.168

23.0

1m

29.1

37.2f.Jl 1.341.257 1.378.464

1.006.136 3.185.810 4.281.946

18.2

0.5

algérien, éd. de Minuit,

MJyenneexpbitaOOn

(f).5

S~

112.000

- 1.438.000

A. Nouschi, La Naissance du nationalisme

STRUCTURE

nd

43.3

18.7

15.0 58.3

(sources: A. Benachenhou, Formation du sous-développement en Algérie, Alger, O.P.U., p. 352) 54

La structure des classes sociales dans la campagne algérienne est marquée par de fortes inégalités. On a d'un côté, une paysannerie pauvre, en voie de prolétarisation et des masses nombreuses formées de salariés agricoles et de chômeurs. De l'autre côté, il y a une bourgeoisie coloniale dont l'activité économique demeure assez stagnante mais qui tente de tirer profit de la mécanisation, une bourgeoisie foncière algérienne traditionnelle, dont le système de production est fondé sur le khemassat et enfin une fraction de la bourgeoisie algérienne qui tente de développer un capitalisme agraire dynamique, mais dont les intérêts sont contrecarrés par les deux autres composantes de la bourgeoisie foncière. A ces inégalités de répartition, s'ajoLlte le problème de l'emploi qui "naît à la campagne, mais ne se résout pas sur place - comme le note René Gallissot (et) comme l'exode rural accroit ensuite le sous-emploi urbain, l'évolution

aboutit à un mal généralisé (oo.). Une surcharged'hommespèse donc sur les campagnes d'autant plus que l'économie rurale se décompose. Comme les moyens techniques sont faibles, il peut sembler que certaines campagnes manquent de bras, mais en réalité si l'on évalue l'emploi en rapportant le nombre de jours nécessaires pour la culture en une année au nombre de journées qui sont susceptibles d'être offertes par la population d'âge adulte (250 jours par an pour un homme, 100 jours par an pour une femme) le sous~ emploi ressort dramatiquement: dans l'Algérie de 1966 le taux de l'emploi dans l'agriculture ne serait que de 31,6 % (...). Globalement, deux-tiers de la main d'oeuvre des campagnes est sous-employée" (35). Pour ces raisons et alors que les effectifs progressent et que la terre ne peut plus ni occuper ni nourrir, un processus d'émigration des paysans pauvres vers les villes ou vers la France se développe: entre 1930 et 1960, 1.500.000 Algériens quittent les campagnes. Tandis qu'en ville, s'opère un processus de destructuration de l'artisanat et de bouleversement des conditions de la reproduction du système corporatif ancien. Il en a résulté une accentuation de la prolétarisation et de la paupérisation des travailleurs. En effet, la pression du commerce et de la fiscalité et l'orientation des produits vers l'exponation renchérissent et rendent difficiles les approvisionnements en marières premières (bois, laine, peaux, etc.). La prolétarisation, consécutive à l'expropriation des producteurs, et la dégradation du pouvoir d'achat contribuent au rétrécissement des bases de la reproduction du système de l'artisanat en limitant ses débouchés traditionnels. Evidemment, la concurrence des produits métropolitains aggrave cette situation. Pour certains produits, tels les tapis, dont la substitution par des produits manufacturés est difficile, le recours au travail des femmes et des enfants est courant. Par ailleurs, l'extension des échanges monétaires remet progressivement en cause l'ancien système corporatif ou en altère profondément les conditions de reproduction tant au niveau des approvisionnements qu'au niveau des débouchés. Il y a donc peu de chance pour que le procès de production artisanal puisse se transformer en un procès manufacturier ou industriel. La dislocation de cet artisanat traditionnel, rural et urbain, engendre soit l'exode rural, soit l'émigration, soit le chômage, c'est-àdire la "libération" des forces de travail comme condition de la généralisation du salariat.

55

Mais la salarisation rurale a bloqué la salarisation urbaine. En effet, la dominance d'un capitalisme colonial agraire extraverti, tourné vers la mise en valeur des cultures spéculatives d'exportation, a engendré l'expropriation de la paysannerie pauvre et donc le développement d'un salariat rural. D'où le blocage de la salarisation urbaine, aggravé par la faiblesse du système industriel et l'orientation du capital privé principalement vers les industries de transformation, ou le développement d'un salariat dans les administrations. Il est vrai qu'avec la crise et le déclenchement de la guerre d'indépendance, il y eut réaménagement de la politique économique coloniale et prise de conscience du problème de l'emploi, particulièrement dans les villes. Dès le lendemain de la seconde guerre mondiale, l'Etat allait intervenir massivement, surtout pendant la période de 1950 à 1962. Ainsi, entre 1954 et 1961, l'emploi va augmenter dans l'industrie, et surtout dans les services, suite aux accroissements des investissements publics. A partir de 1956, l'accumulation du capital dans le secteur pétrolier accélèrera le phénomène de stagnation de l'emploi agricole, comme on peut le constater dans le tableau suivant:

EVOLUTION

DU NOMBRE TOTAL DE SALARIES EMPLOI AGRICOLE

(en milliers):

1948

1949

19,:j)

1951

1952

1953

1954

1955

1956

285

m

314

374

431

384

395



431

(sources: A. Benchenhou, op. cil., p. 291)

Cependant J'accroissement de J'emploi industriel ne représente que 28 % de l'augmentation de l'emploi total, entre 1959 et 1964, comme le montre le tableau suivant:

56

EVOLUTION DE L'EMPLOI PAR SECTEURS (en milliers d'emplois à temps plein sauf dans l'agriculture) Effectifs 1964 Gains en 5 ans

Secteurs

1959

Agriculture et hydraulique

17 ()()

1720

20

Industrie

214

329

115

B.T.P.

130

275

145

Services

360

440

80

Administration

123

173

50

2527

2937

410

TOfAL

(sources: Rapport général du Plan de Constantine, p. 410) En réalité, il y a peu d'emplois stables et rémunérateurs et ce phénomène est encore plus grave en ville. L'emploi y est déguisé sous des occupations qui ne constituent pas un vrai travail et ne rapportent que peu de revenus: c'est le cas notamment des artisans et des commerçants sans moyens ou ayant peu de clients. C'est aussi le cas des nombreux portiers, plantons et tous ceux qui exercent des petits métiers citadins. Bref, il y a prolifération de petits ou faux métiers exercés par ceux qui constituent un véritable sous-prolétariat. Certes, il existe d'autres sources de revenus que le salaire, mais un adulte sur deux environ, soit la moitié de la population active, est exclu de la production. A cette situation s'ajoute la pénurie alimentaire et l'analphabétisme. Ainsi en 1960, 88 % des adultes algériens sont analphabètes et le taux dépasse 90 % dans les campagnes; les chiffres sont encore plus élevés en ce qui concerne les femmes. En 1954, la structure de l'emploi hors agriculture des Algériens est la suivante: Emplois industriels B.T.P. Transports Commerce Autres services Administration

106.700 49.600 32.800 84.800 24.900 37.200

1UTAL

334.600

(sources: Recensement du 31/10/1954, in A. Benachenhou, op. cit., p. 364) 57

Le commerce, les RT.P. et les services fournissent 50 % de l'emploi non agricole: manoeuvres du bâtiment, marchands ambulants, vendeurs à l'unité ou employés subalternes des services n'ont aucune sécurité de l'emploi. Parmi les actifs salariés, 47 % n'ont pas de travail du tout ou un emploi très irrégulier. De plus, il y a très peu de conventions ou d'accords collectifs sur les salaires. En outre, on applique couramment des salaires inférieurs au SMIG par le système de contrats d'apprentissage fictifs. Aussi en résulte-t-il une dégradation du pouvoir d'achat par hausse des prix et stagnation des salaires. A cette dégradation du pouvoir d'achat s'ajoute une dégradation des conditions de vie: en 1954, 30 % de la population du Grand Alger vit dans les bidonvilles, en 1942, cette ville comptait 16 bidonvilles abritant plus de 5.000 personnes; leur chiffre passe à 58 en 1947,90 en 1952 et 164 en 1954 avec 86.000 habitants (36). Les artisans ont un sort au mieux égal à celui des ouvriers. Paupérisation, chômage, bidonvillisation sont les mots-clefs qui désignent la situation des masses prolétarisées des villes. Après 1954, la politique économique réussit à accroître et stabiliser relativement l'emploi mais essentiellement dans l'administration, comme le montre le tableau suivant CROISSANCE

DE L'EMPLOI

ENTRE

1954 ET 1960

ACTIVITE

ALGERIENS

Industrie

+ 20.000

+ 9.000

+ 29.000

B.T.P.

+ 25.000

+ 4.000

+ 29.000

Commerce

+ 56.000

+ 38.500

+ 94.900

+ 122.000

+ 57.200

+ 179.000

+ 224.000

+ 108.700

+ 332.800

Administration TOTAL

EUROPEENS

ENSEMBLE

(sources: Enquête de 1960 : Travail et travailleurs en Algérie Pour l'essentiel, c'est l'administration qui constitue le débouché le plus important avec le commerce. Malgré ce progrès relatif dans l'emploi, le chômage ne peut être résorbé en raison de l'exode rural continu et de l'accroissement démographique urbain. En 1954, parmi les Algériens salariés de l'industrie, du commerce et de la fonction publique on compte: 172.000 manoeuvres (dont 84.000 en chômage partiel), 75.000 ouvriers spécialisés (O.S.), 60.000 ouvriers professionnels, petits fonctionnaires ou employés et 58

12.000 cadres ou techniciens seulement. Les Musulmans forment 95 % des manoeuvres, 68 % des O.S., 17,6 % des techniciens, et seulement 7,2 % des cadres. Selon Samir Amin, pour 1955, il y avait un effectif de 280.000 travailleurs urbains algériens contre 100.000 travailleurs européens et une population active totale de l'ordre de 2,5 millions de personnes (37). Le prolétariat se répartissait en trois catégories: 146.000 manoeuvres, 110.000 ouvriers et 25.000 domestiques, en grande majorité des femmes. "Ce prolétariat était en outre de formation récente, à l'exception d'une petite fraction d'ouvriers qualifiés anciennement urbanisés. L'exode vers l'étranger permettait le renouvellement constant de ses effectifs, entamant ainsi la solidité de son assise sociale. "Cette jeunesse", c'est-à-dire le soubassement rural récent des ouvriers les moins qualifiés, engendrait des sentiments de désorientation face à un mode d'organisation industriel. Cela explique en particulier la faiblesse du syndicalisme militant" (38). L'école française a été aussi un des lieux d'exclusion du prolétariat agricole et urbain. Elle a exclu les enfants de la paysannerie pauvre et les masses prolétarisées des villes. Elle a intégré les enfants des couches intermédiaires de la petite bourgeoisie urbaine et rurale, pour faire d'une fraction d'entre eux la force de travail indispensable au capital et métropolitain. Les autres (enfants de la bourgeoisie européenne et algérienne et ceux des notables de l'administration et des professions libérales) ont été les privilégiés du système. L'exclusion de l'écrasante majorité des Algériens de tout pouvoir et statut social à la sortie de l'école est un fait indéniable. Le taux de scolarisation de la population algérienne était d'ailleurs très bas: 3,8 % en 1908,4,5 % en 1920, 6 % en 1930, etc. "Cette prolétarisation massive - notent Marc Raffinot et Pierre Jacquemot - et l'urbanisation anarchique q.ui lui est associée furent à l'origine d'un des tournants les plus décisifs de l'histoire algérienne. S'entassant dans les centres de colonisation et les villes, les Fellahs découvrirent la société coloniale. De la juxtaposition, ils passèrent à la confrontation, au heurt des modes et des niveaux de vie. De la résignation, ils s'ouvraient à la prise de conscience de leur humiliation" (39).

59

SECTION 2 ALGERIEN:

AUX

ORIGINES

DU

NA TIONALISME

Introduction: Pour comprendre la nature politique et idéologique du nationalisme algérien, il est indispensable de réexaminer brièvement les caractéristiques globales de la structuration sociale dans l'Algérie coloniale, afin de repérer les différentes forces sociales qui ont constitué le support social et politique du mouvement de libération nationale. Cela nous permettra de mieux comprendre la nature des liens qui se sont tissés à l'indépendance entre l'Etat et la société. La guerre d'indépendance a été le résultat d'alliances, contradictoires et fort complexes, entre des forces sociales dont les intérêts économiques et politiques, étaient divergeants mais qui convergeaient dans leur opposition radicale à l'Etat et au capital coloniaux. Cependant, si l'idéologie nationaliste - qui a constitué le ferment unitaire de toutes ces forces - avait pour base le sentiment d'appartenance et de revendication d'une même identité culturelle, c'est-à-dire l'unanimisme dans la lutte anti-colonialiste, il n'en demeure pas moins que le mouvement qui l'a historiquement fondé n'était nullement monolithique. Le nationalisme algérien a évolué dans la diversité et les conflits: différents groupes sociaux et différentes familles politiques et idéologiques y avaient pris part. Et si à l'indépendance l'idéologie qui s'était imposée de manière hégémonique se présentait comme négation des classes sociales et comme occultation des diverses sollicitations en provenance de la société, parce qu'elle visait - pour répondre aux aspirations de la société - à se substituer à la volonté du "peuple tout entier" et de la nation entière, cela ne signifie nullement qu'elle n'était pas travaillée, dès les origines, par de terribles conflits.

I - Les bases sociales du nationalisme: a) Dans les campagnes: La bourgeoisie rurale algérienne ne peut totalement être assimilée à celle européenne du fait même que cette dernière exerçait une domination politique et bénéficiait d'un soutien privilégié de la part de l'Etat colonial tant pour son financement et l'obtention de ses crédits que pour l'aide technique et les débouchés de sa production. Cependant la grande bourgeoisie foncière algérienne, qui comprend les gros propriétaires, dispose de moyens techniques modernes mais limités et fait partie tout de même des couches dominantes, même si son poids politique se trouve réduit. Son système de production repose principalement sur le Khemmassat, ses moyens techniques et l'équipement de ses exploitations restent néanmoins assez faibles, ce qui limite grandement ses possibilités d'accumulation du capital. Elle ne pouvait prétendre à l'appui financier de l'Etat colonial à cause des discriminations au niveau du crédit: elle est donc en position de subordination. Mais cela ne l'empêche guère de s'allier à la bourgeoisie coloniale, qu'elle ne contestait pas. Elle remplit également des fonctions répressives au niveau des postes administratifs qui lui sont confiés. Au plan politique, ses revendications se

60

limitaient à demander l'égalité des moyens de financement et l'assimilation pure et simple à la France. Certes, elle a pu bénéficier pendant les dernières années de la colonisation de certaines facilités qui ont permis notamment à de gros commerçants algériens de se procurer des terres et des moyens modernes de production. Cette fraction de la bourgeoisie foncière demeurera pourtant très marginale. Selon Samir Amin (40), elle comportait 25.000 gros exploitants agricoles, c'est-à-dire 4 % du total des exploitants seulement. Quant à la fraction algérienne de la moyenne bourgeoisie rurale - qui comportait des propriétaires ayant entre 10 et 50 hectares - elle est beaucoup plus soumise au capital colonial; elle se consacre généralement à la culture extensive des céréales mais n'en tire pas suffisamment de profits du fait de la non-maîtrise des prix et de son accès difficile au crédit foncier. Elle est donc moins avantagée que la bourgeoisie moyenne européenne. La petite bourgeoisie rurale algérienne - qui comprend les propriétaires de moins de 10 hectares - est composée de paysans parcellaires et subit le processus de paupérisation puisque ses enfants (parfois les chefs de familles) quittent les petits lopins de terre, deviennent Khammès ou saisonniers ou émigrent vers les villes et la métropole. Tandis que la fraction européenne, en pleine ascension, est spécialisée dans la production marchande autour des villes (fruits, légumes, vignobles...) et utilise des moyens techniques et des travailleurs salariés. C'est donc la paysannerie pauvre qui constitue l'essentiel de la population algérienne à l'époque coloniale. Elle se compose de paysans possédant des exploitations d'auto-subsistance, parfois inférieures à un hectare, mais aussi de Khammès (métayers au cinquième) et des sous-prolétaires ruraux journaliers ou saisonniers. Déjà en 1930, 73,8 % (soit environ les trois-quarts) de la population active agricole était constituée de paysans pauvres et sans terre. Et à la veille de l'indépendance, 450.000 exploitations avaient une superficie inférieure à 10 hectares, soit une superficie totale de 1.430.000 hectares, tandis que 8.430 exploitations avaient une superficie supérieure à 100 hectares pour une superficie totale de 1.500.000 hectares.

61

REPARTITION CATEGORIE D'EXPLOITATION

DES EXPLOITATIONS

ALGERIENNES SUPERFICIE TOTALE

NOMBRE

moins de 1ha

110 000

90 000 ha

de 1 à - de 10 ha

340 000

1 340 000 ha

de 10 à - de 50 ha

170 000

3 260 000 ha

de 50 à - de 100 ha

16000

1 050 000 ha

8430

1 500 000 ha

plus de 100 ha

TOTAL

644 430

(sources: Tami Tidafi, L'Agriculture développement, éd. Maspéro, 1969)

algérienne

et ses perspectives

de

Les diverses couches de la paysannerie algérienne jouèrent des rôles différents dans la lutte de libération nationale. Les ouvriers agricoles saisonniers font partie des larges masses prolétarisées mais ne constituent pas un véritable prolétariat rural. Mais l'exploitation qu'ils subissent, la périodicité des réunions sur les lieux de travail peuvent les inciter à tisser des liens de solidarité et à rejoindre le combat anti-colonial. Les Khammès occupent une place tout-à-fait particulière (41). Plus nombreux que les ouvriers agricoles ils subissent une oppression politique et économique plus grande et leur subordination à la bourgeoisie foncière accentue leur isolement politique et empêche toute solidarité. Davantage encore que les ouvriers agricoles, ils sont soumis à l'influence des mouvements religieux maraboutiques. Les gros propriétaires ont cherché l'assimilation et l'approfondissement des avantages que leur conférait leur statut proche des colons. A l'opposé, les petits propriétaires, les exploitants des terres parcellaires et la masse du prolétariat agricole fournirent le gros des troupes de la lutte pour l'indépendance. Quant aux couches intermédiaires, telle la petite bourgeoisie rurale, elles ont fourni l'essentiel des cadres de l'A.L.N. (Armée de Libération Nationale). Frantz Fanon avait analysé le rôle de la paysannerie algérienne pendant la révolution; il a remarqué que "le paysan, le déclassé, l'affamé, l'exploité, découvre le plus vite que la violence seule paye" (42). Malgré son rôle très actif contre la colonisation, la paysannerie pauvre a été dans l'incapacité de 62

s'organiser efficacement au plan national ou de s'imposer politiquement. ,Elle n'a pu cependant échapper ni à sa condition de sous-emploi, de déracinement et d'oppression, ni aux influences du national-populisme. Ainsi, Pierre Bourdieu écrivait: "Le millénarisme révolutionnaire et l'utopie magique sont la seule visée du futur possible pour une classe dépourvue de futur objectif' (43). D'une manière générale, la base sociale du mouvement de libération nationale était essentiellement rurale en raison de la prolétarisation massive des campagnes. Cette dimension permet de comprendre pourquoi, à l'indépendance, les dirigeants nationalistes ont privilégié le mot d'ordre de restitution des terres expropriées aux paysans et d'octroi d'emplois stables et rémunérés. En revanche, la fraction traditionnelle de la bourgeoisie foncière algérienne qui cherchait le soutien politique de la France et l'amélioration de son statut dans le cadre colonial, fut combattue. La fraction moderniste de cette bourgeoisie apparue au lendemain de la seconde guerre mondiale et liée aux idées réformistes de l'Islam - tentait de s'opposer aux colons, tout en cherchant l'élargissement de sa base foncière à partir du domaine colonial. Progressivement, elle s'allie à l'idée de mettre fin au système colonial qui bloque ses aspirations. C'est ainsi que s'est dessinée l'ébauche d'une alliance objective avec les paysans parcellaires et ceux sans terre. b) Dans les villes: La bourgeoisie algérienne citadine se caractérise par son hétérogénéité et sa faible évolution. Certes le développement de l'urbanisation a permis l'élargissement des bases de la fraction commerciale de cette bourgeoisie algérienne et accessoirement celles de sa fraction industrielle, mais globalement elle est restée soumise au capital colonial. Cependant, la bourgeoisie commerciale a su tirer profit des activités de !'import-export et a joué un rôle d'intermédiation. Mais ses capitaux financiers amassés ne s'investissent pas dans l'industrie. ElIe privilégiait l'achat de terres comme simples réserves de valeur. La période d'après guerre sera marquée par l'émergence d'une bourgeoisie algérienne à vocation industrielle. Mais celle-ci n'est pas comparable aux entrepreneurs colons; elle est composée d'un nombre restreint d'entrepreneurs sans affirmation économique et politique. Elle n'a pas créé de véritable dynamique productive en raison du faible engagement de son capital dans l'industrie. Et sur le plan politique, elle n'a pas su affirmer son autonomie et sa rupture avec le colonialisme. Quant au prolétariat des villes, il était assez étriqué et considérablement divisé. Les algériens n'occupent que des emplois subordonnés et mal rémunérés alors que les travailleurs français fournissaient l'essentiel de la main d'oeuvre qualifiée. L'absence d'un capitalisme industriel et l'échec des différentes politiques coloniales de relance de l'accumulation du capital dans l'industrie, n'ont permis la création que de très peu d'emplois stables. Beaucoup de travailleurs algériens, réduits au sous-emploi ou au chômage, sont acculés à l'émigration. L'essentiel de la classe ouvrière algérienne se trouvait en France. 63

Mais la pratique patronale et les pressions racistes ont détruit chez les immigrés algériens le mythe de la France généreuse ce qui les a poussés à se mobiliser très tôt pour l'indépendance nationale. En Algérie, le prolétariat algérien minoritaire dans un pays à dominante rurale, se composant des couches les plus diverses et les plus exploitées (mineurs d'origine rurale, emplois industriels subordonnés, dockers et cheminots...) de formation récente se caractérise par la perdition face au mode d'organisation industriel et son inexpérience en matière de syndicalisme. TIn'a donc contribué que faiblement à la formation politique et idéologique du nationalisme. c) L'émigration

en France:

Le mouvement migratoire entre l'Algérie et la France est très ancien puisqu'il remonte au début du XXe siècle. Il a été très inégal selon les périodes. A l'origine l'immigration fut celle des convoyeurs kabyles de bestiaux enlevés d'Algérie. Elle fut également le relais du colportage qui annonce une première implantation commerçante. En outre, l'agriculture française fut le grand secteur d'emploi des travailleurs étrangers et l'Office français de la main d'oeuvre agricole envisageait même l'embauche directe en Algérie. Dès 1912, cinq mille Algériens résident en France et travaillent dans les mines du Nord et dans la région marseillaise. Avec la première guerre mondiale, l'Etat français facilite cet afflux pour les besoins de l'industrie et de l'armée (20.092 Algériens en France en 1914). Si les Algériens ne sont pas libres à l'intérieur même de l'Algérie, à cause du code de l'indigénat qui stipule des entraves aux déplacements, ils bénéficient néanmoins d'une libre circulation entre l'Algérie et la France depuis le début du siècle. L'année 1914 marque donc le début d'un mouvement de "va et vient" entre les deux pays: il y eut 6.000 rentrants et 7.444 départs en 1914, tandis qu'un nombre équivalent demeure en France. Le service des travailleurs coloniaux fut organisé pour assurer les travaux de défense nationale et pour fournir de la main d'oeuvre aux arsenaux et aux usines de guerre. L'immigration est ainsi placée sous le signe militaire: primes de recrutement, contrats et versements réguliers de la solde, protection en cas d'accident de travail, encadrement et hébergement militiaires, etc. L'empreinte de l'armée fut importante sur une société colonisée, et l'une des grandes solutions à l'exode rural fut le service militaire. A la différence des migrations européennes, telles italienne ou slave, l'immigration nord-africaine était modelée sur la vie militaire; elle était vouée à un déséquilibre poussé jusqu'à rassembler des hommes jeunes et célibataires entre eux. Durant la guerre, le nombre des engagés, attirés par la solde, l'emportait légèrement sur celui des appelés: 86.519 contre 82.571. Ces soldats ont servi pour la plupart en France, d'autres au Maroc, en Tunisie et en Orient. Ce sont quelques 170.000 Algériens qui auraient traversé la Méditerranée et, par le jeu des rotations, certains à de multiples reprises. A ces soldats, il faut ajouter les travailleurs coloniaux (80.000 environ) et ceux de l'émigration dite libre qui continue ou se pratique sur recrutement du Gouvernement Général (29.638 officiellement en 1915). Le nombre des Algériens en France, en 1918, 64

dépasse, selon R. Gallissot, les 280.000 hommes. C'est le tiers de la force de travail masculine qui se trouve ainsi retirée d'Algérie. L'immigration est, pendant la guerre, double: administrative et libre; le rôle de l'Etat fut prépondérant. Comme la surveillance des populations s'étend en temps de guerre, l'émigration "libre" est quasiment clandestine. Les conditions de vie en inétropole se dessinent: immigration encadrée et surveillée, naissance d'une "police nord-africaine", marginalisation, mobilisation de la force de travail dans les interstices des sociétés urbaines, etc. Pour R. Gallissot, l'immigration acquiert alors un triple caractère: une immigration étatique par les conditions de recrutement et de contrôle (l'armée assure directement l'embrigadement et la soumission aux rythmes de travail industriel) ; une immigration fournissant une main d'oeuvre d'assistance productive (manoeuvres, avec emploi prépondérant dans le terrassement et sur les chantiers...) et une immigration s'établissant à la marge, constituée de réserves de forces de travail. A cette première phase de la guerre, succède celle de la reprise économique des années 1921-24 qui a nécessité une main d'oeuvre étrangère supplémentaire du fait notamment du vieillissemment de la population française. La crise de 1929 voit la population étrangère, notamment algérienne, baisser jusqu'en 1936 (120.000 Algériens tout de même à cette date). En 1940, 80.000 Algériens (dont 60.000 originaires de la Kabylie) résident en France. Avec la libération, la croissance des entrées des Algériens en France s'accélère: 142.671 arrivés en 1951. Ces chiffres montrent que ce mouvement migratoire a été inégal selon les périodes, et qu'il se caractérisait par une tendance à la mobilité, et ce jusqu'à la seconde guerre mondiale. A vrai dire, on ne peut soutenir qu'il y ait une relation causale directe et linéaire entre destructuration de l'économie pré-coloniale, paupérisation des paysans, prolétarisation et émigration. Pendant la première partie du XXe siècle, alors que la dépossession agraire en Algérie était acquise, l'appauvrissement de la paysannerie n'a été que faiblement source d'émigration en raison de la salarisation rurale rétentrice des forces de travail à la campagne algérienne. Le mouvement migratoire des travailleurs coloniaux d'avant guerre a souvent été décrit en terme de rotation, de "noria" entre la colonie et la métropole: à l'âge des retours saisonniers et agricoles se succédait celui des allées et venues familiales. Quelquefois, le séjour en France durait jusqu'à la retraite, jusqu'à la succession des générations. Emigration et immigration ont été inextricablement liées, car s'effectuant dans un espace franco-algérien linguistique et symbolique commun et dans un territoire d'interrelations sociales et de "cohabitation à distance", selon l'expression de René Gallissot. Cette immigration n'est pas simplement la réponse à l'appel du capital industriel français; elle ne correspond pas uniquement au libre jeu du marché de l'emploi, mais à une manifestation de protectionnisme, de réserve privilégiée et protégée que représenta la colonie. Les conditions de travail répètent ainsi celles du capitalisme industriel naissant: emploi d'adolescents, négligence des accidents, entassement en taudis, "pathologie du migrant", misère physique et déracinement, etc.

65

L'immigration algérienne a été quasiment suspendue jusqu'aux années 195060. Après avoir été le grand recours de la défense nationale, elle ne fut qu'exceptionnellement celui du capitalisme français dans l'entre deux-guerres. La thèse du déracinement de la paysannerie et de ses trois âges migratoires se vérifie pour la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, mais beaucoup moins pour l'entre deux-guerres et jusqu'aux années 1960. La dépossession agraire en Algérie est acquise dès les années 1870 et la colonisation gagnera encore un million d'hectares au XXe siècle (en complément des deux millions déjà pratiquement acquis antérieurement). Cependant, la partie la plus productive est puissamment accaparée dès le XIXe siècle. En outre, la paupérisation fiscale, qui disperse le cheptel et amplifie les besoins monétaires, a exercé sa pression maximale à la fin du XIXe siècle. Il faut donc relativiser l'interprétation selon laquelle la ruine des campagnes algériennes devait donner cet équivalent du procès d'accumulation primitive qu'est la libération des forces de travail. La référence à l'accumulation primitive ne peut être qu'analogique, puisque le rapprochement ne porte que sur un aspect: celui de la paupérisation. Mais celle-ci s'effectue sans prolétarisation, car il n'y a pas de centralisation du capital. Le défaut de cette interprétation est d'occulter le fait que l'appauvrissement systématique de la paysannerie n'a été que si faiblement source d'émigration, d'autant qu'il y avait une réserve importante de main d'oeuvre. L'émigration est différée malgré les potentialités existantes (véritable "armée roulante" qui traverse les hautes plaines pour se présenter aux portes du domaine colonial) pour plusieurs raisons. L'emploi sur place est important (exemple: l'embauche en Algérie de la main d'oeuvre saisonnière agricole). D'autre part, il yale phénomène plus large de la rétention rurale. En outre, l'hostilité des colons envers l'émigration est fondée sur la crainte que les Algériens s'aperçoivent de l'écart trop important des salaires entre l'Algérie et la métropole. D'autre part parce que les Algériens assurent le renouvellement continuel de la main d'oeuvre agricole dont les colons ont besoin. A ce prolétariat agricole, il conviendrait d'ailleurs, d'ajouter quelques dizaines de milliers d'ouvriers algériens constituant des noyaux d'emploi minier et industriel (manoeuvres, le plus souvent). Ainsi la rétention rurale, qui concernait encore la majorité de la population, a freiné l'émigration (les Kabyles, par exemple, quittent leurs villages, mais la scolarisation agit comme substitut à l'urbanisation et ceux-ci investissent les bourgs proches et Alger). "Pour que l'émigration se généralise - note R. Gallissot - il faut sinon que l'urbanisation l'emporte, du moins que l'inversion du rapport démographique entre villes et campagnes s'accélère, que fonctionne un secteur relais de l'exode rural au grand départ" (44). L'une des motivations à l'émigration est l'aspiration au salariat, voire même la tentation d'établir sa propre petite entreprise de taxis, garage ou restaurant par exemple. Les destructurations occasionnées par la colonisation et les mouvements de déclassement qu'elle a provoqués incite, à terme, à l'émigration comme voie d'issue sociale et d'accès au salariat. Et puisque la paupérisation ne conduit pas forcément à la prolétarisation, qui reste circonscrite en Kabylie et ponctuellement ailleurs, c'est une immigration essentiellement commerçante qui s'était développée: celle ouvrière demeure marginale. Le capitalisme français, dans son alignement 66

géographique et géopolitique sur la mobilité internationale du travail, préfère les immigrés d'Europe centrale et méridionale (Polonais, Tchécoslovaques, Italiens, etc.) aux Algériens. Car cette immigration européenne fournit la main d'oeuvre de base, et favorise le regroupement familial au détriment du roulement de main d'oeuvre constituée d'hommes célibataires. L'immigration coloniale ne consitue donc qu'un appoint, qu'un phénomène marginal. Les colonies ont ainsi joué un rôle de réservoir de marchandises, de capitaux et aussi de main d'oeuvre. En 1936 et 1937, se produisit la succession des migrations et le recours à l'immigration coloniale. Ainsi, par exemple, le patronat, pour remplacer les ouvriers polonais en Lorraine, devint demandeur de main d'oeuvre algérienne. Avec la seconde guerre mondiale, revient la pratique du recrutement des travailleurs coloniaux, pour disposer de main d'oeuvre auxiliaire. Mais le tournant de la seconde guerre mondiale interdit son renouvellement. Après cette guerre, la reprise est progressive par grands escaliers: il faut attendre 1951 pour que les entrées dépassent la centaine de mille; puis 200.000 en 1955 ; plus de 130.000 en 1961 et 180.000 en 1962, pour dépasser les 200.000 tout au long des années soixante et les 300.000 et même les 400.000 au début des années soixante-dix. En cette phase, l'émigration algérienne a largement fourni la main d'oeuvre de base et non plus seulement un appoint ou une contribution marginale. Il y a même concordance entre immigration et croissance économique en France: aux besoins en France du secteur industriel, du bâtiment et de la manutention dans les services, paraît correspondre en Algérie le plafonnement puis la récession du travail agricole et l'accélération de l'exode rural. Le développement du flux migratoire entre l'Algérie et le France n'a pas donné lieu, pendant la période coloniale, à une politique française d'accueil, ni à la mise en place de structures indispensables à la vie des migrants en dehors du travail, à l'exception de quelques cités industrielles construites par certaines entreprises, encore que les multiples contrôles amenèrent nombre d'Algériens à les quitter. Des types d'organisation originale, une manière de vivre différente dans les lieux et les espaces hors travail en France vont se créer. Un certain nombre de traits caractéristiques de la communauté algérienne en France vont se dégager: isolement, hermétisme et marginalité. Les premiers arrivants, obligés de compter sur leurs propres moyens, vont se regrouper et investir des espaces particuliers: café, restaurant, hôtel... Ces sous-espaces remplissant plusieurs fonctions, vont constituer un lien collectif de solidarité et de reproduction. Souvent, cet espace n'aura pas seulement la particularité nationale (puisque quasiment fermé sur un environnement hostile), mais aussi régionale, locale ou ethnique (45). Ce phénomène aura des conséquences sur l'activité politique des immigrés dans leur combat pour l'indépendance nationale. La prolétarisation des éléments ruraux algériens en France ne réalise pas toujours, comme on pourrait s'y attendre, des transformations radicales des modes de vie et des représentations idéologiques et politiques. On y trouve même une certaine perpétuation de pans entiers du mode de vie rural original (solidarités locales, familiales, tribales notamment). Ceci comptera beaucoup au niveau politique, comme l'a souligné Mohammed Harbi (46). 67

La situation qui a marqué la vie des immigrés algériens en France, à l'époque coloniale (confinés à la périphérie du monde du travail industriel et "parias de la division du travail" - selon l'expression de Kamal Bouguessa (47) marginalisation ; absence de structures d'accueil adéquates...) va concourir au développement de regroupements socio-économiques et culturel communautaires grâce notamment à la survivance des liens de solidarité et de modes d'organisation collectifs hérités de la culture rurale. Ce terrain et cet espace collectif ainsi recréés vont permettre l'émergence et le développement du sentiment nationaliste et la participation active des immigrés au mouvement de libération nationale, notamment dans le cadre de l'Etoile Nord-Africaine (cf. les développements qui suivent sur le mouvement de libération national). Mais l'essentiel de la classe ouvrière algérienne se forme en France et le caractère "rotatif" de l'émigration renouvelle constamment ses effectifs et entame la solidité de l'assise sociale du prolétariat algérien en le privant de ses éléments les plus combatifs. Pourtant, l'immigration algérienne en France marquera le mouvement ouvrier algérien grâce à l'influence politique et à l'expérience syndicale qu'elle a acquise auprès des organisations françaises, particulièrement le Parti Communiste et la C.G.T. L'autre aspect est l'affirmation de la revendication de l'émancipation politique qui émerge au sein de l'immigration (Etoile NordAfricaine, communisme franco-algérien, etc.) sous la forme de l'idéal républicain du suffrage universel et de la "République sociale" d'abord, et progressivement ensuite dans le cadre du combat pour l'indépendance nationale.

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Il . L'école coloniale: la lutte nationaliste:

instrument

d'exclusion sociale et enjeu de

La présence coloniale en Algérie s'est traduite par l'exclusion de l'immense majorité des Algériens de l'école et, au mieux, par la formation d'une petite élite de fonctionnaires. La forte opposition des colons n'est pas la seule raison de cette exclusion. Cette politique trouvait son inspiration au coeur même du système colonial. L'éducation est l'objet de la sollicitude des autorités administratives et gouvernementales, mais elle se limite à la formation d'une petite élite coloniale destinée à servir de courroie de transmission entre l'Etat colonial et les masses algériennes. Néanmoins, l'enseignement progressait très lentement. Selon Charles-Robert Ageron (48), en 1861, la scolarisation touchait un centième de la population en Algérie (2.140 écoles "indigènes" pour 26.499 élèves). En 1870, il Y avait 36 écoles primaires (avec 130 écoliers musulmans), deux collèges arabes-français, trois écoles arabes supérieures ou medersa (à Médéa, Tlemcen et Constantine). En 1890, la scolarisation dans le cycle primaire concernait 1,73 % de l'effectif des enfants algériens scolarisables (soit 10.000 élèves). Après 1900, elle passait à 4,3 % (33.397). En 1917-18,49.000 enfants d'âge scolaire sur 850.000 (5,7 %) fréquentaient les écoles. A la veille du centenaire (1929) il Y avait 60.644 enfants scolarisés sur un nombre de 900.000 (6 %). TIa fallu quarante années pour assurer une scolarisation à 6 %. La scolarisation dans le secondaire était la suivante: 84 élèves algériens avant 1900 et 150 avant 1914. En 1914, la Faculté d'Alger avait délivré des diplômes à 34 bacheliers et 12 licenciés. Cette lenteur de la scolarisation est évidente, comme le montrent les chiffres suivants: SCOLARISATION 1920 422ffJ

1924

1929

54.150 62.~

1934

DES JEUNES 1940

1939

ALGERIENS

1941

1942

1943

1944

87.458 114.117 117.585 117.155 115.257 108.805 110.686

(sources: Ahmed Mahsas, Le Mouvement révolutionnaire L'Harmattan, 1979, pp. 340-341)

en Algérie, éd. .

En 1944, nous avons les chiffres suivants: Eléments ethniques Algériens Français

Scolarisés 110 000 200 000

Budget consacré

Ecoles

88 millions 339 millions

699 1400

(sources: Annuaire statistique de l'Algérie; in A. Mahsas, op. cit., p. 342)

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Les revendications de plus en plus fortes du mouvement nationaliste algérien imposèrent au gouvernement français une planification de la scolarisation des Algériens, mais les inégalités avec les Français subsistent. Ainsi, en 1950, l'Algérie compte 2.068 établissements primaires (8.035 classes) avec 130.000 élèves français et 177.000 algériens. La scolarisation des premiers est de 16 enfants pour 100 habitants, celle des seconds est de deux enfants pour 100 habitants. De plus, les enfants français bénéficient d'établissements de qualité et de meilleures conditions (20 à 35 élèves par classe). Les établissements algériens sont souvent vétustes et les classes surchargées ou à mi-temps (souvent plus de 40 élèves). Plus de 1.500.000 garçons d'âge scolaire ne fréquentent pas l'école. Le système scolaire, pendant l'époque coloniale, a toujours été l'enjeu d'une lutte politique. Le clivage portait notamment sur la quantité et la nature de l'enseignement à dispenser aux jeunes Algériens. Pour la bourgeoisie coloniale, le sytème scolaire doit répondre aux besoins de l'accumulation du capital et privilégier avant tout la formation des travailleurs agricoles et du personnel administratif. Aucune autonomie n'est ainsi reconnue à l'appareil scolaire. Pour le pouvoir politique français, l'accent est mis sur l'aspect idéologique: mythe de la "France généreuse", de l'''école de la République" civilisatrice, etc. Pour les Algériens, l'importance de l'école n'a été perçue que tardivement (pratiquement après la guerre). Elle devient l'instrument de l'ascension sociale même si elle ne concernait que les couches aisées. La petite bourgeoisie urbaine et rurale avait compris l'avantage de la scolarisation pour son ascension sociale: accès à la fonction publique, à l'emploi dans les secteurs économiques et aux professions libérales, etc (49). L'école française avait séparé les jeunes Algériens en trois groupes. Les enfants de la paysannerie pauvre et des masses prolétarisées des villes en étaient massivement exclus. Ceux de la petite bourgeoisie urbaine et rurale y étaient intégrés pour devenir la force de travail indispensable à l'accumulation du capital local et métropolitain et ceux, enfin des fractions dominantes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie en étaient les privilégiés et pouvaient aller en cycle supérieur. De manière générale, quels que soient les diplômes qu'ils recevaient, les jeunes Algériens furent concrètement exclus, tant sur le plan politique qu'économique. A la domination culturelle exercée par la colonisation à travers les canaux de l'école et des autres appareils idéologiques, a répondu une résistance ancrée sur les valeurs du peuple algérien (langue, religion, liens avec le monde arabe...). Au point de vue culturel, la politique coloniale s'est attaquée à la culture arabo-islamique dans une entreprise de dépersonnalisationdéculturation. Parallèlement la diffusion de la culture française s'est faite de manière limitée. Les Algériens étaient empêchés dans leur immense majorité d'accéder, à égalité avec les Européens, au savoir à travers l'enseignement. Cette politique sélective constitue une des causes essentielles du déséquilibre et des contradictions du sous-développement de l'Algérie et continue de peser encore aujourd'hui sur l'Algérie indépendante. La culture française est évidemment poneuse d'universalité et de progrès. Mais l'idéologie colonialiste s'est servi de l'école pour promouvoir l'aliénation et l'exclusion de la majorité des Algériens. Cenains Algériens refusèrent même d'envoyer leurs enfants à l'école française parce que celle-ci symbolisait à leurs yeux une entreprise de

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déculturation et de destruction des valeurs de la culture arabo-islamique. Pour la majorité des Algériens, la langue arabe (symbole de l'identité culturelle) et la religion (dimension essentielle d'appartenance à la Umma / communauté musulmane) ont constitué les ferments de cristallisation du sentiment national. Les nationalistes algériens ont utilisé ce sentiment mais la revendication de la scolarisation pour tous les Algériens sera inscrite dans leur programme. Progressivement, l'aspiration à l'indépendance nationale deviendra la seule issue possible pour réaliser les conditions d'une véritable intégration sociale et offrir les moyens de l'ascension sociale à la majorité des Algériens. L'élite intellectuelle rejoindra très tôt les rangs du mouvement nationaliste et constituera, à l'indépendance, l'agent disposant de savoir et imposant ses choix en matière de stratégie de développement.

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III

- Les

différentes composantes du nationalisme

algérien:

Le nationalisme algérien s'est nourri des apports de courants politiques et de forces sociales très divers. L'évolution politique et idéologique qui a conduit, au lendemain de l'indépendance, à l'hégémonie du Front de Libération Nationale (F.L.N.) n'est ni linéaire, ni simple: des transformations successives, des divisions et des conflits, souvent violents, entre diverses tendances ont marqué l'histoire du nationalisme algérien. Ce nationalisme comportait plusieurs branches, identifiées par leurs chefs historiques: le réformisme musulman de l'Association des 'Ulamâ du Cheikh Ibn Bâdis ; le mouvement assimilationniste et des libéraux dont le leader est Ferhat Abbas; le mouvement communiste (P.C.A.) et enfin le courant le plus important constitué de trois grandes tendances toutes d'inspiration populiste, même si leur histoire et leur sensibilité sont différentes: les berbéristes, les centralistes et l'islamo-populisme messaliste (50). D'emblée, la religion musulmane a été le ferment qui a cristallisé les revendications des Algériens et - de par sa prégnance dans le corps social - a constitué le repère de l'identité collective. Le mouvement religieux des 'Ulamâ, fondé en 1931, par Cheikh Ibn Bâdis avait un programme à la fois religieux et politique: ses références étaient conjointement l'Islam et l'arabité. Sa triptyque: "l'Algérie est ma patrie, l'Arabe est ma langue et l'Islam ma religion" a d'ailleurs été reprise par le futur Etat indépendant et utilisée par le F.L.N. dans sa propagande idéologique depuis des décennies. Ce mouvement politico-religieux est à classer dans le courant du réformisme musulman (Islâh ou Salaflyya : de Sala! al-Sâlih, qui veut dire les "Pieux Anciens" c'est-à-dire les compagnons du Prophète dont il s'agit de s'inspirer). Le mouvement réformiste musulman est né au XIXe siècle, ses fondateurs sont Jamâl ed-Dîne al-Afghânî (1838-1897), Mohammad Abduh (1849-1905) et Rashîd Ridâ (1865-1935). Ils étaient partisans d'un retour à l'Islam mais en le réformant, en l'adaptant au monde moderne (51). Pour les autres courants du nationalisme algérien, il convient de suivre leur évolution, à travers quelques dates emblématiques qui s'échelonnent quasiment sur un demi siècle. De 1926, avec la création de l'Etoile NordAfricaine (E.N.A.) à 1937, avec la création du Parti du Peuple Algérien (P.P.A.), à 1946, avec la création de l'Union Démocratique du manifeste algérien (U.D.M.A.), puis 1947 avec la création du Mouvement pour le Triomphe des libertés démocratiques (M.T.L.D.), jusqu'en 1954 avec le déclenchement de la guerre d'indépendance et la création du Front de Libération Nationale (F.L.N.). La révolution bolchévique d'octobre et la naissance du Parti Communiste français vont jouer un rôle de première importance dans la création du mouvement messaliste. C'est le premier mouvement organisé dans l'histoire du nationalisme algérien. Messali Hadj (1898-1974), le fondateur du nationalisme algérien a été, en effet, membre du mouvement communiste et dirigea par la suite la première force politique algérienne: l'Etoile NordAfricaine (E.N.A.). Née à Paris, en mars 1926, l'E.N.A. était marquée par le milieu de l'émigration, essentiellement kabyle, formée d'ouvriers non qualifiés pour la plupart et de petits commerçants. Ces émigrés restaient étroitement liés 72

à leur milieu d'origine paysan ou villageois car leurs séjours étaient généralement courts. Comme le souligne fort justement Gauthier de Villers: "le mode de "socialisation politique" des migrants s'expliquerait par cette position sociale singulière, par cette articulation au niveau des individus et des familles de l'expérience d'une société moderne et industrielle de type occidental et de celle d'une société traditionnelle colonisée, de la condition ouvrière en France et de la condition ouvrière en Algérie" (52). En effet, le déracinement, les dures conditions de vie en France (53), le racisme et l'hostilité que ressentent ces ouvriers en exil (mais qui n'ont nullement rompu leurs attaches avec leurs villages), avivent les sentiments de nationalisme et le besoin d'affirmation de leur identité culturelle. Dans le même temps, ceux-ci prennent conscience de la misère et de l'injustice qui règnent en Algérie. D'ores et déjà, le facteur religieux joue un rôle considérable dans cette prise de conscience, même s'il est mêlé aux idéaux de démocratie et de justice sociale. Cependant, c'est dans le giron du mouvement ouvrier français que le nationalisme algérien allait se développer jusqu'à adopter ses formes d'organisation. Faut-il rappeler que l'E.N.A. se situait, à l'origine, dans la mouvance du P.C.F. et qu'il a fallu plusieurs années pour qu'elle s'en sépare. La rupture de l'E.N.A. aveç le P.C.F., amorcée dès 1928, ne sera définitive qu'en mai 1933 (54). Contrairement au P.C.F. qui subordonnait l'indépendance de l'Algérie à la réalisation du socialisme en France, Messali Hadj considérait la nation comme une catégorie porteuse de valeurs révolutionnaires et mettait l'accent sur les aspects égalitaires de l'Islam. Entre 1927 et 1937, ce sont les ouvriers d'usine de l'immigration qui intègrent le mouvement, et l'enracinement en Algérie était encore très faible. Malgré les rapports tumultueux avec le P.C.F., le messalisme comptait sur l'appui de la classe ouvrière française. Mais la désillusion ne tardait pas à venir: le gouvernement du Front Populaire (Léon Blum) dissout l'E.N.A. le 27 janvier 1937, ce qui marque une nouvelle étape du mouvement messaliste. Le Il mars 1937 est créé, à Nanterre, le Parti du peuple algérien (P.P.A.). Le 18 juin, Messali, qui en est le Président, en transfère le siège à Alger. La période 1937 à 1944 marque la pénétration du messalisme en Algérie, avec le ralliement à son programme du Parti national révolutionnaire (P.N.R.) (55). Le messalisme commence à élargir sa base sociale, en offrant des perspectives à la bourgeoisie et aux 'Ulamâ. L'idée d'un parlement algérien, élu au suffrage universel, avancée dès juin 1936, passe au premier plan des revendications. Mais la politique de la bourgeoisie d'un côté, celle du P.C.F. de l'autre, entravent le développement de la question nationale. Pendant la guerre, Vichyssois et résistants, chacun à leur manière, se tourneront vers l'empire colonial comme symbole de la grandeur française (56). De 1939 à 1944, des mutations importantes vont affecter le mouvement messaliste : élargissement de sa base aux couches intermédiaires (petits commerçants et artisans, travailleurs indépendants, professions libérales, employés, diplômés, jeunes étudiants...). Sa nature sociale devient plus composite (57). Cette nouvelle génération socialement et idéologiquement destructurée et désunie, sans programme politique cohérent, fera de l'autorité morale de Messali son point de ralliement. C'est une des caractéristiques de la politique algérienne qu'on retrouvera après l'indépendance: la personnalisation du pouvoir (58).

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Le nationalisme étroit conduit le messalisme à devenir un mouvement conservateur sous prétexte de ne pas laisser le privilège de la défense de la religion aux 'Ulamâ. De surcroît, quand Messali rentre en Algérie en 1946, il va s'opposer au refus de l'action légale dont son mouvement se faisait un crédo. Il crée le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (M.T.D.L.) pour pouvoir présenter des candidats aux législatives de novembre 1946. Mais au congrès du P.P.A.-M.T.L.D. du 15 février 1947 (qui constitue une date emblématique pour les futurs fondateurs du F.L.N.), apparaissent des divergences entre ceux qui, comme Aît Ahmed, proposent la création d'un Etat-major de l'insurrection armée et un réseau de brigades armées qui entreront en action sur ordre du comité directeur et ceux, comme Messali, qui estiment prématurée la création d'une organisation para-militaire. Le congrès décide la création de l'O.S. (Organisation secrète qui s'organise à partir du 13 novembre 1947) et le maintien, sur le plan légal du M.T.L.D. En septembre 1947, le parlement français adopte un statut de l'Algérie (59). Le P.P.A.-M.T.L.D. mène une vaste campagne, aux élections d'octobre 1947 contre ce statut, pour la constituante algérienne souveraine et pour le mot d'ordre d'indépendance. Des sections très puissantes se forment, le P.P.A.M.T.L.D. est plébiscité, il devient le premier parti d'Algérie. La polarisation de la vie politique algérienne (nationalisme populiste du côté algérien, urtra-colonialisme du côté européen) s'accentue. Entre 1946 et 1953, le M.T.L.D. devient une organisation de masse. Il pénètre de larges fractions des couches moyennes et exerce une emprise quasi-hégémonique sur le sous~ prolétariat des grandes villes (comités de chômeurs). Les principaux aspects du mouvement sont le populisme, le spontanéisme, l'arabo~islamisme et la sacralisation du peuple, au sens plébéien, comme sujet absolu de l'histoire. Sur le plan sociologique, il reflète la nature hybride de la population algérienne mi-rurale, mi-urbaine. L'importance numérique des paysans dans les grands bourgs et les villes, permet une progression rapide du M.T.L.D. dans les campagnes. Mais les organisations rurales sont instables car leurs membres, confrontés aux provocations des caïds, émigrent. Dans les villes, la composition des kasma (sections locales) reflète la survivance des structures sociales traditionnelles: les adhésions se font par groupements d'originaires et par familles entières. Le poids du monde rural façonne donc l'édifice politique: clientélisme, cooptation, personnalisation. La bureaucratie et la routine s'installent. L'encrage dans le mouvement ouvrier et le développement d'une conscience ouvrière de classe ne sont pas réalisés (60). Pendant la période 1953/1954, les divergences s'accentuent au sein du M.T.L.D. A partir du mois d'avril 1954, la tactique du comité central va se développer dans trois directions: faire obstacle à Messali, faciliter la mise en congé des permanents et riposter à l'accusation de réformisme en s'alliant aux activistes. Du 14 au 17 juillet 1954, se tient à Homu en Belgique, le congrès du mouvement messaliste qui rompt avec l'orientation des centralistes (61). Le Comité Central est remplacé par un Conseil national de la révolution (C.N.R.) (62). Le congrès décide la ré-vision de sa politique électorale et il a représenté pour les militants, le prélude à une mobilisation intense qui ouvrira la voie à la lutte armée.

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Au total, Messali Hadj qui, de 1928 à 1954, a été à la tête des partis qui ont successivement représenté le nationalisme radical (E.N.A, ensuite P.P.A et enfin M,T.L.D.) refusera de se rallier au F.L.N. Il créera à la fin de 1954 le Mouvement national algérien (M.N.A) qui, après une impitoyable guerre fratricide, sera vaincu par le F.L.N. et éliminé de la scène politique (63). Mais il y a d'autres courants du nationalisme qui ont été plus ou moins influents et, en tous les cas, différents du messalisme. En effet, le mouvement nationaliste algérien ne va durablement s'implanter en Algérie qu'avec la création, en avril 1937, du Parti du peuple algérien (P.P.A), après dissolution par les autorités françaises de l'E.N.A Il prendra alors progressivement, comme l'écrit Mohammed Harbi, le caractère d'un "mouvement interclassiste à prépondérance plébéienne" (64). Le P.P.A. et son héritier le M.T.L.D. - qui domineront la scène politique algérienne de 1937 à 1954 - étaient à prédominance citadine. En leur sein, la petite bourgeoisie économique, les classes moyennes et l'élite intellectuelle joueront un rôle important même si leur base sociale demeurait plébéienne, c'est-à-dire constituée de ces catégories déclassées formées de petits producteurs appauvris ou ruinés, en voie de prolétarisation. Mais les courants assimilationnistes et libéraux y ont joué un rôle prépondérant, avant que l'emporte la tendance nationaliste modérée, suite aux déceptions causées par la politique coloniale. L'autre courant du nationalisme, plus radical celui-là, est représenté par le petit groupe de militants (trente-trois selon le décompte de M. Harbi) qui déclencheront, le 1er novembre 1954, l'insurrection armée, et fondent le F.L.N. Ce sont pour la plupart, écrit G. de Villers: "des cadres des structures clandestines du M.T.L.D. En engageant la lutte armée, ils s'opposent d'une part au point de vue légaliste de la direction du parti, alors dominée par le groupe des "centralistes", d'autre part à la position de Messali Hadj et de ses partisans qui jugent l'insurrection prématurée" (65). Fin mars 1954, les activistes et les centralistes créent le C.R.U.A (Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action). En son sein, les partisans de l'insurrection immédiate (Ben Boulaïd et Boudiaf), se sont regroupés dès juin 1954; ils vont s'appuyer sur les groupe des "vingt-deux", auquel se joint, en juillet, la délégation extérieure du M.T.L.D. (Aït Ahmed, Ben Bella et Khider qui siègent au Caire), ainsi que la Wilaya de Kabylie. A l'issue d'une réunion du "comité des Six" - dont les vues politiques se sont élaborées au sein de l'Organisation secrète (O.S.) s'est créé, le 23 octobre 1954, le Front de Libération Nationale (F.L.N.) qui n'apparaîtra publiquement que le 1er novembre 1954, date de l'insurrection armée. Pour l'essentiel, les militants à l'origine de la création du F.L.N.-AL.N. (Front de libération nationale - Armée de libération nationale) provenaient de l'O.S. (Organisation Secrète), structure para-militaire clandestine, créée en 1947. Le développement de l'insurrection permet au F.L.N. d'inclure progressivement une partie des cadres du M.T.L.D. (au début des années cinquante, le M.T.L.D. tend à évoluer vers des positions plus réformistes et électorialistes, ce qui provoque une grave crise au sein de l'organisation). C'est la tendance dite "centraliste" qui rejoindra le F.L.N. Ce n'est qu'en 1956 que le courant réformateur repésenté par les 'Ulamâ et l'U.D.M.A, rallie officiellement le F.L.N. Très vite, les principaux cadres de ces mouvements occupent des postes politiques très élevés dans les institutions 75

de la résistance. Dès 1958, F. Abbas dirige le G.P.R.A. (Gouvernement provisoire de la République algérienne), créé en septembre 1958 et responsable devant le C.N.R.A. (Conseil national de la révolution algérienne). Quant au P.C.A. (Parti Communiste algérien) il refuse d'abord de s'engager dans la lutte armée; seuls, quelques adhérents rejoignent le F.L.N. à titre individuel. Mais dès que la lutte gagne en ampleur, le P.C.A. entreprend de difficiles négociations pour rejoindre la résistance militaire et le Front, tout en préservant son autonomie. Le F.L.N. refuse, bien que le P.C.A. ait pris l'initiative de créer quelques maquis. En définitive, le P.C.A. se fond dans le F.L.N.-A.L.N. où les militants seront toujours gardés en méfiance, voire parfois combattus. La petite et moyenne bourgeoisie ralliée pour partie après coup, était représentée au C.N.R.A. et au G.P.R.A. Le G.P.R.A. jouit d'une autonomie d'autant plus grande qu'il s'est constitué avec son chef, ses ministres et ses ambassadeurs, comme le gouvernement d'un Etat. Les frontières étant étanches, organisées sur un mode para-étatique et la direction de la lutte étant située à l'extérieur du pays, le G.P.R.A. s'est coupé de la société et ne cherchait que la reconnaissance internationale. A l'intérieur, les maquis étant affaiblis par l'armée française, l'A.L.N. était décimée et éparpillée. Par ailleurs, l'A.L.N. et le F.L.N. organisés sur un mode para-étatique, ont relégué au second plan le travail de formation politique au profit de l'organisation administrative et militaire. Déracinées et rassemblées de force dans des centres de regroupement, plus de deux millions de personnes - sur une population totale de neuf millions - furent neutralisées par les forces coloniales, et isolées politiquement. En revanche, l'armée des frontières consitue à l'indépendance une force neuve et intacte. Le G.P.R.A. a tenté de la neutraliser en juillet 1962 (dissolution de l'Etat-Major dirigé par Boumedienne). Mais militairement bien organisée, l'A.L.N. venant du Maroc, rentre en force. C'est elle qui scelle l'alliance Ben Bella Boumedienne qui permettra à ce dernier de s'imposer à la tête de l'Etat.

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GENEALOGIE DU NATIONALISME ALGERIE des origines à l'insurrection ETOILE NORD-AFRICAINE - influence du Parti Communiste Françaismars 1926 E.N.A. - populiste MESSALI HADJ dissoute en janvier 1937 Parti du Peuple Algérien (P.P.A.) mars 1937 dissout en septembre 1939 Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques (M.T.L.D.) novembre 1946 Organisation secrète (O.S.) février 1947

M.T.L.D. - messaliste 14 juillet 1954

Centralistes Congrès d'août 1954

Comité Révolutionnaire Unité et Action (C.R.U.A.) - avril 1954 Comité des "22" juin 1954

dissout le 5 novembre 1954

Comité des" 5" Comité des "6" Comité des "9" F.L.N.

M.N.A. décembre 1954

(sources: Mohamed Harbi, Le FLN., mirage et réalité, éd. Jeune Afrique, Paris, 1980,p. 389) 77

IV - Les prémisses de l'Etat indépendant

et la nature de l'Etat-

F.L.N. a) La guerre d'indépendance et l'émergence de l'A.L.N. - F.L.N. : "La révolution par le peuple et pour les cadres" (66)

C'est la formation d'un courant activiste au sein du P.P.A. - M.T.L.D. qui a permis la création du F.L.N. - A.L.N. Pour les activistes, le but ultime était la lutte pour l'indépendance. Il appartiendra au futur Etat algérien de répondre des autres problèmes. Au niveau des moyens, stratégie et tactique sont unies sous un plan purement militaire. Vision messianique donc du combat anti-colonial qui trouvera un écho dans les régions où les Algériens ne sont pas mêlés aux Français. Pour M. Harbi, les hommes qui ont pris l'initiative de l'insurrection de novembre 1954 avaient des responsabilités importantes dans le M.T.L.D. P.P.A., mais ceux qui ont une connaissance du pays et de son histoire sont en minorité. Les principaux leaders sont originaires des petits centres, beaucoup n'avaient guère franchi les frontières de leur région natale. Il faut nuancer la thèse qui caractérise les fondateurs du F.L.N. comme représentant l'expression politique de la petite bourgeoisie (67). Comme le souligne M. Harbi, il s'agit d'un groupe politique composé en majeure partie de déclassés où se côtoient des fils de "grandes tentes", des prolétaires ayant réalisé leur promotion au sein du parti, des employés, des notables ou fils de notables ruraux, des fils de commerçants ou de paysans n'ayant jamais connu le travail. Ils ont rompu leurs attaches avec leur milieu d'origine pour en nouer d'autres avec la plèbe rurale et urbaine. Ils ont une vision abstraite et mythique du peuple, et sont anti-électoralistes. La fin du système colonial leur importe davantage que l'exercice des libertés individuelles. Ainsi, l'idéologie dominante du groupe fondateur du F.L.N. est nationaliste et populiste (68). Cet instrument de lutte politique, qui est désigné le 1er novembre 1954 par le sigle F.L.N., se voulait l'incarnation de la Nation, le seul à représenter la volonté algérienne. Il est le Parti-Nation avant de devenir l'Etat-Nation. Mais à la question de savoir qui dirige l'Etat algérien à l'indépendance, un parti ou une armée, on peut répondre, avec M. Harbi que "le F.L.N. n'est que l'expression de l'A.L.N., son porte-drapeau politique. Rien de plus. Par lui-même, il n'a aucune existence. Sur ce point, il n'y a aucune ambiguité" (69). Le 1er novembre 1954 inaugure de façon décisive un nouveau rapport entre les classes au sein du mouvement national. "Le village va supplanter la ville dans le leadership de la lutte" (70). De 1957 à 1959, le refoulement du F.L.N. hors des villes entraîne le renforcement de l'A.L.N. aux frontières et la formation d'une armée paysanne par sa base villageaoise, et urbaine par son encadrement. Le 20 août 1955, date de l'insurrection du constantinois, marque également un déplacement de l'axe social du nationalisme et même une rupture 78

avec l'esprit du 1er novembre 1954 (poids de la plèbe villageoise et rurale; ralliement des représentants politiques des couches moyennes au F.L.N., etc). Mais c'est le noyau populiste originel qui impose son hégémonie à toutes les fractions ('Ulamâ, F. Abbas, centralistes...) par tous les moyens, y compris la terreur. Son contrôle de l'appareil militaire lui garantit cette prépondérance. Le F.L.N. exige la dissolution de tous les partis et mènera la guerre contre le M.N.A (Mouvement National algérien créé par Messali en décembre 1954) jusqu'à l'indépendance. "La légitimité révolutionnaire que se donnent les chefs du F.L.N. ne sera pas celle d'une pratique, jugée politiquement sur ses effets, mais celle d'une date : "les combattants du 1er novembre"." (71). Le congrès de la Soummam (20 août 1956) exprimera dans un langage marxisant, trois tendances: le nationalisme (indépendance de la nation et unité du peuple toutes classes confondues) ; le populisme (exprimé par la liaison entre radicalité du discours et la référence au peuple) et le conservatisme social (exemple: rôle secondaire de la femme). Sur le plan organisationnel, le congrès affirme la primauté de l'action militaire sur l'action politique. Deux tendances s'y sont affrontées: celle potentiellement bourgeoise - démocratique qui était jacobine et centralisatrice, la seconde, représentée par l'AL.N. était plébéienne et s'appuyait sur les classes rurales. Le trait d'union entre les deux était l'élitisme et le manque de confiance à l'égard du peuple. Ainsi, dès ses débuts, le F.L.N. est constitué sous la forme d'une bureaucratie politico-militaire, et comme "l'agent de la révolution par le peuple et pour les cadres" (M. Harbi). En effet, la formation de l'appareil du F.L.N. s'est faite en quatre étapes: 1 . La force armée constitue le F.L.N. en corps politique: il ne s'agit pas d'une organisation unique, mais d'appareils différenciés exécutant des tâches militaires, logistiques et politiques, et modelés selon les circonstances et les tempéraments personnels des chefs. Ce sera une des raisons de la crise qui éclatera en août 1962. 2 . Le congrès de la Soummam créera des structures communes et une direction unique: le Comité de coordination et d'exécution (e.e.E.) dépendant du Conseil national de la révolution algérienne (e.N.R.A) géographiquement dispersé. Le congrès prend également une décision capitale pour l'avenir du système politique: l'incorporation de la police politique dans le corps politicomilitaire.

3 . Alors que les wilayas se réapproprient le pouvoir intérieur, l'embryon d'Etat doit se construire à l'étranger en dehors des réalités de la guerre. En effet, de mai 1957 à décembre 1959, quatre memebres du C.e.E. et dix chefs de wilayas quittent successivement l'Algérie. Les chefs "historiques" encore en liberté vont faire sortir les cadres pour épurer les wilayas des éléments difficiles à manipuler et construire des appareils dociles. 4. L'appareil se gonfle numériquement avec la naissance du gouvernement provisoire, mais la nécessité de tout subordonner aux exigences militaires inspire la centralisation de l'année aux frontières. 79

Le pouvoir du F.L.N. se hiérarchise: légitimité et légalité sont dissociées. Les assises des sphères dirigeantes sont constituées par des fonctionnaires civils et militaires. Ne sont considérés comme légitimes que les fondateurs du F.L.N. Le pouvoir de décision est entre les mains des chefs militaires (72). Ainsi, le système se distingue par l'absence d'organisations autonomes, le tout étant subordonné à une même hiérarchie de commandement et de pouvoir. C'est le début du processus vers le parti unique (73) et la fin du pluralisme politique (pluralisme qui a caractérisé le mouvement national algérien). Au niveau idéologique, des éléments empruntés à la vulgate marxiste (stalinienne) - s'appuyant sur un économicisme étroit et rejettant toute référence à la démocratie politique - viennent se greffer sur l'idéologie populiste. Cette idéologie est porteuse d'un modèle de société bureaucratique et d'une conception militaire de la hiérarchie sociale qui se donne l'alibi de l'antiimpérialisme et de la modernisation par le haut. Au stade de l'insurrection, les différents secteurs de la bureaucratie se préparent à la succession et aspiraient à occuper une position dominante dans le système social, d'où la condamnation de la propriété privée, l'appel à la réfonne agraire, la référence à la planification socialiste, etc. C'est la volonté de la bureaucratie de diriger l'économie et de se subordonner la bourgeoisie privée qui l'a emporté. A J'image des bureaucraties staliniennes, la bureaucratie algérienne s'élève audessus du peuple en utilisant l'action policière, la corruption et la terreur en même temps que le discours d'occultation de la réalité. La conviction de l'incapacité de la société civile à s'auto-organiser est la pierre angulaire de son idéologie. La toute puissance des chefs sur les cadres a pour contre-partie celle des cadres sur le peuple (74). Le discours des dirigeants du F.L.N., qui met l'accent sur l'indépendance nationale (réforme agraire, nationalisation...) et la rupture avec l'impérialisme, avait J'apparence d'une certaine radicalité. En réalité, celui-ci ne dépassait pas un nationalisme économiste dirigé contre un "extérieur" (l'impérialisme). Et dès les premières années de l'indépendance, la fixation du contenu et l'application des objectifs du programme du mouvement de libération nationale vont déterminer la structuration des forces politiques et les fonctions de l'Etat. Dès à présent, on peut dire que l'Etat sera le principal artisan du développement de l'Algérie indépendante face à la faiblesse du capital privé et à l'inexistence d'organisations politiques et syndicales autonomes. Et lorsque le cessez-le-feu interviendra le 19 mars 1962, le F.L.N. est devenu un instrument de pouvoir et "possède d'emblée tous les traits que son histoire va développer: centralisme autoritaire et mystique du secret, exclusivisme, recours à la terreur pour développer le sentiment de solidarité nationale, brider les égoïsmes de classes et les particularismes, intégration de la religion au système d'autorité, rejet d'une base de classe stable et priorité donnée à la préservation de l'appareil par rapport aux aspirations tant ouvrières que bourgeoises" (75). Reste à analyser le rôle et la place du mouvement syndical algérien dans la lutte pour la libération nationale. Nous avons déjà évoqué le rôle du syndicalisme dans l'immigration algérienne en France. L'histoire du mouvement ouvrier avant l'indépendance montre, malgré la faiblesse numérique et politique de la classe ouvrière algérienne, la présence d'une certaine tradition syndicale - qui a 80

émergé au sein du syndicalisme français pour suivre une trajectoire spécifique. L'idée de la création d'une centrale syndicale indépendante des centrales françaises (particulièrement la c.G.T.) avait été émise dès 1947 au sein du M.T.L.D. Dès 1952, le M.T.L.D. met en place une commission ouvrière présidée par un membre du Comité central (Aïssat Idir). A la suite de contacts avec la c.I.S.L. (Confédération internationale des syndicats libres), le M.T.L.D. décide de conquérir le syndicat de l'intérieur. Le P.c.A. (Parti communiste algérien) crée, en juin 1954, l'U.G.S.A. (l'Union générale syndicale algérienne) proche de la C.G.T. Rappelons que le P.C.A. (dépendant du P.c.F.) a toujours eu vocation à représenter seul la classe ouvrière; ce qui l'avait amené à contester au F.L.N. sa prétention à parler au nom de toute la Nation. Le P.C.A. dans la droite ligne du P.C.F. avait, à l'origine, relégué au second rang toute référence à la revendication d'indépendance politique. Il appelait encore pendant le déclenchement de la guerre d'indépendance à la solution démocratique qui respecterait les intérêts de tous les habitants de l'Algérie. Le P.C.F. avait même avancé l'idée de complot terroriste et condamnait les attentats des nationalistes. En mars 1956, le P.C.A créera une organisation militaire (les Combattants de la Libération) et le 1er juillet 1956, il intégrera l'A.L.N. L'idée de la création d'une organisation syndicale "algérienne" est conçue comme une rupture avec l'U.G.S.A; (filiale "algérianisée" de la C.G.T.) et reflètait donc l'échec de la politique du P.C.F. - P.C.A. En effet, les 22 et 23 septembre 1954, les messalistes réunissent à Alger les cadres ouvriers afin de jeter les bases d'une organisation syndicale. L'insurrection bouleversa leurs plans. Les dirigeants de l'AL.N. étaient opposés à la création d'une centrale ouvrière. Les messalistes fondent, quand même, le 16 février 1956, l'Union syndicale des travailleurs algériens (U.S.T.A.). Aussitôt ses dirigeants proches des "activistes" et des "centralistes" (Ben Khedda, Abbane, Ramdane, Aïssat Idir...) préparent les documents nécessaires à la création de l'Union générale des travailleurs algériens (U.G.T.A) et choisissent sa direction. Le F.L.N. avance les fonds nécessaires pour l'aider. Plus tard, l'U.G.T.A; prélèvera, au profit du F.L.N., une cotisation sur les ouvriers. Le 24 février 1956, en pleine guerre, naquit l'U.G.T.A. comme structure d'agitation nationaliste en milieu ouvrier. Elle se refuse à entamer toute discussion avec l'U.S.T.A (messaliste) et l'U.G.S.A. (communiste), et reprend aussitôt la démarche de son tuteur, le F.L.N., pour imposer le monopole syndical. Très vite, l'U.G.T.A. va connaître une certaine audience ches les postiers, cheminots, dockers et travailleurs agricoles. Trois unions régionales furent rapidement créées (Oran, Alger, Blida). La répression coloniale ne l'épargnera pas: saisies de "l'ouvrier algérien", perquisitions, attentats, arrestations... Elle parvient néanmoins à imposer sa combativité comme en janvier 1957 où elle lance une grande grève de plusieurs jours pour appuyer le F.L.N. à l'occasion du débat à l'O.N.U. sur la "question algérienne". La répression qui s'en suivra sera très sévère: assassinats, emprisonnements, licenciements de militants syndicalistes... Elle passera à la clandestinité, et sa direction s'exilera à Tunis. Renforcée par d'anciens militants de la fédération de France du F.L.N., son audience s'étendra. 81

Cependant, le combat nationaliste prendra rapidement de l'ampleur au détriment des revendications ouvrières. Et les références marxistes du mouvement syndical se heurteront au populisme du mouvement nationaliste. La volonté d'hégémonie de l'U.G.T.A. va contribuer à interdire toute expression politique autonome du mouvement ouvrier. M. Harbi note que les syndicats nationalistes opposés aux pratiques du Parti communiste, mais constitués eux-mêmes par en haut, à partir de tentatives extérieures au monde ouvrier, sont dès leur naissance comparables aux syndicats U.G.S.A. par leur organisation de type bureaucratique. Bientôt, les fonctionnaires vont supplanter les militants, et désormais, la subordination à la mystique populiste et au F.L.N. déterminera le succès ou l'échec des "représentants ouvriers" et non leurs liens avec le monde ouvrier et la défense de ses intérêts. Et, comme le note, à juste titre, M. Harbi "la position du F.L.N. sur la question syndicale procédait d'une conception politique globale. Entré en effraction sur la scène politique, le F.L.N. avait défini d'une manière autoritaire le mode de constitution des alliances, les buts de la revendication nationale, les moyens de les imposer" (76). b) La nature du F.L.N. et du futur Etat indépendant: Le processus d'édification de l'Etat algérien a commencé avant même l'indépendance dans des conditions qui marqueront le pouvoir politique d'une manière profonde et durable. En effet, dès 1957, devant le renforcement et l'efficacité de la répression militaire française, la direction du F.L.N. s'installe à Tunis: c'est le début de la construction d'un appareil d'Etat à l'extérieur du pays. Un gouvernement provisoire de la République algérienne (G.P.R.A.) est constitué en septembre 1958. Un Etat-major général est créé à la fin de l'année 1959, dirigé par le colonel Boumédienne. Une administration se met en place. Il y a plusieurs facteurs qui ont favorisé la séparation du sytème étatique embryonnaire avec le corps social: l'affaiblissement des maquis, la montée de l'armée des frontières au Maroc et en Tunisie (qui comprendra bientôt les forces les plus nombreuses et les mieux équipées de l'A.L.N. et prendra des traits plus classiques), le déplacement à l'extérieur du pays des organes dirigeants, la mise en place d'emblée d'une lourde administration, la primauté qui prendra l'action politique et diplomatique sur la mobilisation populaire, etc. L'Etat tend à se réduire à un appareil gouvernemental et militaire; le F.L.N. n'arrive pas à développer une capacité d'action autonome et il est réduit à ne plus être qu'un appareil administratif de gestion. L'amalgame des institutions étatiques et des instances du F.L.N. a eu pour effet de dessaisir le parti de ses responsabilités au profit de l'A.L.N. Le poids politique de l'armée - surtout celle de l'extérieur - s'accroît alors même que la dimension militaire est peu importante dans le processus qui mène à l'indépendance. Désormais, ceux qui contrôleront l'armée auront une influence décisive lors de chaque affrontement politique. Cependant, on ne peut pas dire que le régime politique algérien soit un régime militaire au sens strict, c'est-à-dire un régime où l'armée exerce le pouvoir. En outre, les élites politiques et militaires de cet Etat embryonnaire ne sont plus représentées que très partiellement par les leaders ayant déclenché l'insurrection armée et dirigé la première phase de la guerre. Le petit groupe 82

des activistes de 1954 a été décimé par la guerre. A partir de 1955-56, le F.L.N. rallie progressivement de nombreux dirigeants politiques et de nombreux militants des différentes organisations nationalistes. Le seul mouvement qui continue à s'opposer à lui et qu'il finira par éliminer est le mouvement national algérien (M.N.A.) de Messali Hadj. Trois grands types de sensibilité et d'orientation politique vont coexister au sein du Front, sans s'organiser véritablement en tant que courants politiques ou idéologiques distincts: un courant populiste, un courant "libéral" et un troisième d'orientation plus socialisante. La seconde et la troisième tendance seront progressivement éliminées, affaiblies ou intégrées sous différentes formes dans le giron du mouvement qui deviendra hégémonique, à savoir le populisme teinté d'un autre type d'idéologie qui valorisera l'institution étatique et l'économicisme (rationalité technicienne, souci d'efficacité, choix pour un modèle volontariste et développementaliste, etc.). Le pluralisme économique et politique, que préconisait le courant "libéral" se trouve dès lors écarté. Comme se trouvent écartés les choix du troisième courant: revendications ouvrières, autogestion, pouvoir syndical, sensibilité communiste, etc. En outre, lorsqu'en 1956, le P.C.A. décidera de rejoindre le F.L.N. il devra renoncer à en constituer une composante autonome et sera contraint d'accepter l'intégration individuelle de ses militants au sein du Front. Néanmoins, ce courant restera influent: à travers la fédération de France du F.L.N., à travers le syndicat créé en 1956, l'Union générale des travailleurs algériens (U.G.T.A.) et enfin, à travers la place non négligeable que tiendront les intellectuels aux idées marxistes et socialistes. D'une manière générale, on ne peut - comme le soutiennent certains auteurs de sensibilité marxiste - retenir comme facteur central d'explication de la nature du futur pouvoir algérien, le caractère prétendûment petit bourgeois du leadership nationaliste (77). L'analyse s'avère plus complexe. Il ne faut négliger aucune dimension: ni le contexte social général, modelé par les rapports de production et les rapports de classe, ni les forces politiques en présence, ni les trajectoires sociales, politiques, idéologiques et les autres caractéristiques des élites dirigeantes. A ce stade de l'analyse, on peut dire que le mouvement nationaliste était animé par un triple projet: la restauration d'une souveraineté politique, la modernisation économique et la réaffirmation d'une identité culturelle menacée par la colonisation. Pour cette raison, il a refoulé l'expression des conflits de classes internes à la société colonisée, au nom de l'unité nationale dans le combat pour l'indépendance. MaÎs cela ne signifie nullement que ce mouvement d'émancipation du peuple algérien ait un caractère de classe peu marqué ou absent. La lutte nationaliste a un fort contenu de classe du fait même des caractéristiques sociologiques de l'Algérie colonisée. Au delà de la revendication pour l'émancipation culturelle de toute la communauté, la lutte pour l'indépendance fut en effet, celle des paysans dépossédés contre leurs expropriateurs, celle des ouvriers agricoles et industriels contre leurs patrons et celle d'une petite bourgeoisie contre le capital colonial. Par ailleurs, avant l'insurrection de novembre 1954, le nationalisme algérien évoluait de manière pluraliste. Les forces politiques qui se sont succédé (messalistes, mouvement politico-religieux des 'Ulamâ, communistes, nationalistes libéraux et modérés, etc.) ont toutes un caractère pluric1assiste 83

plus ou moins large. mais les divisions politiques recoupent-elles nécessairement des clivages sociaux? La réponse n'est pas si simple. Ce qui différencie tout de même ces organisations, et confère à chacune d'entre-elles une certaine identité politico-idéologique, c'est le poids respectif qu'y représentè - tant au niveau de leurs bases que de leurs leaders - les différentes catégories sociales. De plus, la composition sociale de chaque mouvement évolue et peut même radicalement se modifier dans le temps. Ceci contribue à fournir un caractère pluriclassiste au nationalisme algérien et une dimension composite, sur le plan de la culture politique et des références idéologiques. Ainsi le type d'insertion sociale du courant nationaliste radical - depuis le mouvement de Messali Hadj dans les années vingt jusqu'à l'indépendance n'a cessé de connaître de profonds changements. Prenant naissance dans les milieux ouvriers et petits commerçants de l'émigration, le nationalisme algérien s'implanta, dans une deuxième étape, dans les couches plébéiennes des villes algériennes en pénétrant simultanément les classes moyennes citadines. Puis, dans les conditions de la guerre de libération, il passe sous la direction d'élites d'origine rurale et modeste, tout en prenant appui sur une paysannerie pauvre, elle-même influencée par l'exode rural et l'émigration. Mais finalement, avec l'exacerbation de la lutte nationaliste, le F.L.N. réalise, souvent par des méthodes autoritaires voire violentes, une certaine fusion politique et finira par imposer, à l'indépendance et sous prétexte de l'unité nationale, un certain monolithisme politique. Néanmoins, il n'opère nullement une fusion des mouvements sociaux et de leurs élites, ni une véritable intégration des diverses composantes du nationalisme. On distinguera, au sein même du F.L.N. plusieurs tendances: populiste, libérale, socialiste... Malheureusement le rejet de toute traduction institutionnelle de ce pluralisme, l'unanimisme imposé et la victoire dans la compétition âpre et violente pour le pouvoir des éléments de la fraction populiste, ont inéxorablement conduit à l'étiolement du système politique en tant que système de représentation et d'organisation des forces sociales, et au divorce entre l'Etat et la société civile.

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CONCLUSION L'objectif de ce chapitre ne consistait pas à dresser un bilan exhaustif de l'héritage légué par la colonisation française à l'Algérie indépendante. Il ne s'agissait pas non plus de rendre compte de toutes les causes et de tous les effets du profond traumatisme subi par le peuple algérien pendant cette douloureuse période aux plans humain, social et culturel. Il visait, plus modestement> à dégager les caractéristiques socio-économiques et politiques globales de la période coloniale. La société pré-coloniale à dominante rurale, était centrée sur la communauté qui définissait les champs de solidarité. La tribu constituait la base de l'organisation sociale. Confrérisme et tribalisme y étaient mêlés. La population, formée dans son immense majorité par une paysannerie pauvre, vivait une difficile transition démographique. Au delà de la diversité des formes de propriété et de la multiplicité des activités et des combinaisons productives (polycultures intensives, économie pastorale, etc.) il y avait toutefois des traits communs: faible niveau technique et de rendement (pour une économie essentiellement de subsistance mais qui n'excluait pas les échanges) et caractère relativement égalitaire de la propriété. A côté de ce secteur agricole dominant, il y avait un artisanat concentré dans quelques villes (Alger, Constantine, TIemcen). Cette base économique allait radicalement se transformer par la colonisation française. Dans l'agriculture, les meilleures terres sont appropriées par les colons qui développent souvent des cultures destinées à l'exportation vers la métropole au lieu des cultures répondant aux besoins de la population algérienne. Par ailleurs, l'intégration à l'espace économique français entraîne un déclin rapide de l'artisanat local qui subit la concurrence des produits manufacturés français. Ainsi une économie duale à dominante agraire se constitue: un secteur moderne de grandes exploitations aux mains des colons, et un secteur traditionnel à faible productivité assurant la subsistance de la population locale. En tant que colonie du peuplement, l'économie algérienne fonctionnait donc au profit conjoint du capital métropolitain et d'une puissante bourgeoisie locale: d'où un système dépendant et extraverti. Une domination politique s'exerçait sur le peuple algérien qui n'a pu bénéficier, après des décennies de lutte, que d'une citoyenneté tronquée dans le cadre du système du double collège notamment. A celle-ci s'ajoutait une domination économique et sociale, doublée de différenciations internes à la société colonisée. Ce qui explique l'ampleur des phénomènes de marginalisation et de déclassement, l'appauvrissement et la ruine des masses de petits paysans et indépendants et enfin, le déplacement des populations rurales. Pierre Bourdieu et A. Sayad ont analysé les effets de ces déplacements et regroupements de populations (78). Ils sont montré comment fut par là amplifiée la crise de l'agriculture traditionnelle dans sa double dimension économique et culturelle, aboutissant parfois à la crise de "l'esprit paysan", à la rupture du groupe vis-à-vis de la terre et au refus collectif du métier de paysan.

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En l'occurrence, la désorganisation sociale, due aux processus de déclassement et de déracinement, a engendré de fortes dépendances des populations à l'égard de l'Etat. Ce phénomène s'est d'ailleurs perpétué jusqu'à nos jours. Un autre phénomène aura des conséquences non moins négligeables sur l'Algérie post-coloniale : c'est le conflit entre d'une part, la référence identitaire à l'Islam et à l'arabité due à la prégnance du facteur religieux sur le corps social, et d'autre part, l'emprise sur les Algériens des modèles de la société industrielle et urbaine de type occidental. Sans parler évidemment de la dissolution progressive des repères hérités du passé. La prise en compte de cette dimension nous permettra, plus loin, de bien comprendre l'un des ressorts de la crise actuelle de la société algérienne, confrontée à la modernité. C'est un des facteurs essentiels de la montée, à la charnière des années soixante-dix/quatre-vingts, des mouvements de l'islamisme radical notamment. P. Bourdieu et A. Sayad ont montré l'importance des facteurs culturels, particulièrement le phénomène de "dédoublement", cette forme de dualité dans les modèles culturels qui exprime la coexistence d'un processus d'acculturation, parfois mimétique, à la société moderne du type occidental ainsi que d'attitudes de repli sur des normes et des valeurs traditionnelles perpétuées sous des formes durcies, en partie dénaturées (79). Jusqu'à la seconde guerre mondiale, les exportations de produits agricoles sont le seul moteur de la croissance algérienne. Il n'existe aucune tendance à la substitution d'une production locale aux importations des produits industriels puisque l'intégration à la France impose les importations de biens manufacturés et interdit toute protection douanière pour d'éventuelles industries naissantes. Aussi le mouvement d'industrialisation est-il très lent. Il sera néanmbins stimulé par l'isolement de l'Algérie au cours des années 1943-45 et par la pénurie de produits industriels qui en résulte. Mais c'est surtout l'essor rapide de la production pétrolière dans les années cinquante qui soutiendra ce mouvement. Pour faire face à la montée de la contestation sociale, puis des revendications d'indépendance des nationalistes algériens, l'Etat français lance le Plan de Constantine en 1958 pour industrialiser l'économie. Malgré cela, l'Algérie demeure, à la veille de l'indépendance, un pays agraire et dominé. Le secteur industriel ne représente que 27 % de la production globale, et encore, la moitié de ce secteur ne consiste qu'en la transformation simple de produits agricoles. L'essentiel de la population vit toujours d'une agriculture de subsistance. La croissance démographique excède les capacités d'emploi locales et l'émigration vers la France s'accèlère. Ce phénomène avait d'ailleurs commencé bien avant. En effet, l'agriculture traditionnelle a été désarticulée, ce qui a engendré de profondes inégalités sociales, la destructuration des structures anciennes, l'expropriation des petits paysans, leur prolétarisation et une salarisation insuffisante à dominante rurale. L'Etat colonial, à travers une législation sophistiquée et des modalités financières excluantes, avait provoqué la dépossession-parcellisation des terres et, par suite, la paupérisation, la salarisation partielle ou le chômage et l'exode. Le rétrécissement des conditions de reproduction de l'ancienne unité 86

familiale incite les petits paysans à aller louer, temporairement ou selon les saisons, leur force de travail aux colons. Et alors que les conditions de reproduction de ce salariat n'étaient pas pleinement assurées, l'essentiel des moyens d'existence sont réalisés dans l'exploitation familiale. D'autres paysans émigrent vers les centres urbains ou en France. Toutefois, les ouvriers temporaires, les travailleurs saisonniers et les chômeurs jouent le rôle d'une "armée industrielle de réserve" et représentent une force de travail potentiellement "libre", même si leurs liens avec l'unité familiale ne sont pas complètement dessérés. Le rejet de travailleurs de l'agriculture n'est pas suffisamment compensé par leur mobilisation dans l'industrie. Le phénomène de la rétention rurale par salarisation, et l'incapacité du capital colonial (lui-même dominé par les orientations du capital industriel et financier métropolitain) à construire les bases fiables et durables d'un capitalisme industriel n'ont pas permis de créer des emplois en nombre suffisant. Au total, le système économique dont va hériter l'Algérie indépendante est donc extraverti et dépendant: c'est le secteur exportateur qui est privilégié puisqu'il doit répondre à la demande du marché métropolitain en produits miniers, en hydrocarbures, en céréales, vins, agrumes, etc. L'industrie naissante est insuffisamment développée: l'expérience de substitution d'importation n'a pas eu l'ampleur escomptée. Cette situation va s'aggraver par huit années d'une terrible guerre d'indépendance (1954-1962) qui se solde par une perte considérable en capital humain: le départ des neuf-dixièmes de la population européenne, c'est-à-dire de la plupart des chefs d'entreprise, des cadres, des techniciens, des adminstrateurs, des enseignants, des médecins, etc. Les usines sont fermées, les grandes exploitations agricoles abandonnées, de nombreux établissements publics détruits. Bref, un pays exangue, un héritage lourd. C'est dans cet environnement précaire que la nouvelle équipe dirigeante doit définir une stratégie de développement. Le caractère inégalitaire de la colonisation et la nature de sa domination politique et militaire sur la société algérienne ont eu par ailleurs, de graves conséquences sur les conditions de déroulement de la guerre d'indépendance et sur l'élaboration de l'idéologie du nationalisme algérien. Ceci va peser sur les orientations politiques et économiques du futur Etat indépendant. Ce dernier tentera d'imposer de manière volontariste, - dans un souci de rupture radicale avec le capitalisme français - un processus d'industrialisation et d'extension du salariat. Ce volontarisme peut s'interpréter comme la promesse faite à la population de la faire accéder aux biens de consommation et de prendre en charge ses besoins sociaux grâce à un système économique àutocentré et indépendant. Sur le plan politique, l'édification de l'Etat prétendait traduire l'aspiration à l'indépendance et représenter l'expression politique et idéologique des différentes composantes du nationalisme. Mais les circonstances tragiques de la guerre ont créé les conditions de l'émergence, au lendemain de l'indépendance, d'un régime bureaucratique et autoritaire. En outre, le processus colonial qui avait de structuré l'ancien ordre social, n'a pas créé les conditions qui auraient permis le passage de la communauté à la société civile. L'Algérie indépendante a donc hérité d'une situation 87

caractérisée par le divorce entre l'Etat et la société civile et par l'insuffisance de la culture politique démocratique - due à l'exclusion par le système colonial de l'immense majorité des Algériens des institutions politiques et de l'école. Par conséquent, l'Etat indépendant - qui se voulait l'incarnation de la volonté du peuple toute entier - avait la charge d'assurer ce passage et la cohésion sociale contre l'hégémonie de telle ou telle catégorie sociale, ou de tel ou tel groupe politique. D'où l'accentuation de l'autoritarisme et le développement de la bureaucratie civile et militaire. L'Etat va donc exercer une tutelle sur la société et à l'égard d'une bourgeoisie nationale défaillante. Le groupe politique qui a investi l'Etat algérien, se trouvera soumis à de multiples contraintes politiques et économiques et choisira des options "anticapitalistes" et "anti-impérialistes" ) qui lui serviront à asseoir sa légitimité politique. D'autre part, le mouvement ouvrier et syndical - en gestation pendant l'époque coloniale - est, à l'indépendance, quantitativement et qualitativement faible et démuni de tradition syndicale et d'autonomie politique. Avec le ralliement des couches moyennes et la mutation bureaucratique de larges fractions d'entre elles, quelques années avant l'indépendance, le mouvement plébéien a été en quelque sorte un relai pour la prise du pouvoir par les groupes formés dans l'ombre et contre la colonisation.

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NOTES CHAPITRE 1 (1)

Nous nous inspirons largement ici de l'article de Charles-Robert AGERON : "De l'Algérie antique à l'Algérie française", in art. "Algérie", ~ 2, Encyclopaedia Universalis, corpus I, Paris, 1984, pp. 717-718.

(2)

Cf. Brahim ZEROUKI, L7mamat de Tahert : premier Etat musulman du Maghreb, éd. L'Harmattan, coll. Histoire et perspectives méditerranéennes, 1988.

(3)

Malékisme: de l'arabe Mâlikiyya : née à Médine, l'école Mâlikite sera assez vite connue en Egypte, et rayonnera sur l'ensemble de l'Afrique musulmane. Mâlik Ibn-Anas (mort en 179 hégire / 795 ère chrétienne) grâce auquel l'école du Fiqh (droit musulman) de Médine put unir les deux principes fondamentaux que sont le consensus des savants (Ijmâ') et le jugement personnel (Ra'y). Actuellement, si le Hanafisme continue d'avoir de représentants en Tunisie et en Algérie, le Malékisme y demeure l'école la plus suivie, et la seule connue au maroc. Les quatre grandes écoles sunnites du droit musulman sont le Malékisme, le Hanafisme, le Hanbalisme et le Shafi'isme.

(4)

Hanafite: une des quatre écoles juridiques sunnites, fondée par Abû Hanîfa, Iranien d'origine, mort en 150 H. /767 C.

(5)

Cf. Louis DUMONT, Essais sur l'individualisme, une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Le Seuil, 1983 ; Homo-Aequalis. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977 ; Homo-Hierarchicus (sur les sociétés de castes en Inde), Paris, Gallimard, 1975 ; et pour se familiariser avec l'oeuvre de l'auteur, cf. un petit ouvrage de vulgarisation, constitué de plusieurs conférences: La Civilisation indienne et nous, Paris, Armand Colin, (collection Prisme).

(6)

Lucette VALENSI, Le Maghreb avant la prise d'Alger (1790-1830), Paris, éd. Flammarion, 1969, p. 32.

(7)

Lucette VALENSI, ibid.

(8)

Ibid, p. 36

(9)

Ibid, p. 38

(10) "Qu'il s'agisse de semi-nomades ou d'arboriculteurs, tous emploient un instrument de labour unique, l'araire. De celui-ci, différents modèles coexistent dans l'ensemble de la presqu'île: les uns et les autres sont des outils de bois où seules les pièces d'assemblage et, généralement, le soc, sont en fer Le fellah se tourne vers Dieu et (00')'

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recourt à des pratiques magiques: rogations pour la pluie; rites d'inauguration des labours, réservés à des familles jouissant d'une puissance sacrée...", L. VALENSI, op. cil., p. 44. (11) "Dans les régions fortement sédentarisées, il s'agit d'une propriété parcellaire exploitée directement et dans l'indivision par le paysan propriétaire et sa famille (...). Les membres de la collectivité ont accès aux terres communes où ils envoient leurs troupeaux. Les eaux et les puits sont communs, eux aussi. Le domaine indivis n'est pas un cas isolé. Il est typique, non seulement de l'ensemble du Sahel d'Alger et de la Mitidja (...), mais encore de la Kabylie (...) chaque famille possède des parcelles de terre cultivée; et chacun trouve un complément à des ressources médiocres dans la participation à l'exploitation des biens collectifs (forêts, landes, terres de parcours)...", L. VALENSI, op. cil., p. 45. (12) Les montagnards et les paysans du Sahel apportent légumes, fruits, huile, produits de l'artisanat, les nomades des plaines apportent les graines, les oasis sont pourvoyeurs en dattes, fournissent aussi le sucre, les nomades sahariens apportent aussi les produits de leur élevage: moutons, laine, poils de chèvre et de chameaux, et les troquent contre les grains... (13) Ces relations sont de nature différente: "Par elles, les paysans accèdent aux produits de luxe: denrées coloniales ou produits de l'industrie locale (étoffes fines, selles et objets de cuir, armes, bijoux, etc.). Le paysan vient y offrir ses services, pour des travaux temporaires. Il y apporte le fruit de son travail. Il nourrit les citadins, en fournissant les marchés urbains; le grand commerce, car le Maghreb exporte vers l'Europe les produits ruraux; l'Etat et son armée enfin, en payant l'impôt"., L. VALENSI, op. cil., p. 48. (14) L. VALENSI, ibid., p. 42. (15) Karl MARX: "Le système foncier en Algérie au moment de la conquête coloniale française", in Sur les sociétés pré-capitalistes, CERM / éd. sociales, Paris, 1973, pp. 383-384. (16) Lucette VALENSI : "Archaïsme de la société maghrébine", in Sur le féodalisme, CERM / éd. sociales, Paris, 1974. (17) René GALLISSOT : "L'Algérie pré-coloniale", in Sur le féodalisme, op. cit.

(18) A. BENACHENHOU, Formation du sous-développement Algérie, Alger, OPU, 1978.

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en

(19) Ces critiques sont suggérées par Benaouda HAMEL, Système productif algérien et indépendance nationale, Thèse d'Etat d'économie, Université de Grenoble, 1980, pp. 78-80 (20) Cf. Charles-Robert AGERON, Histoire de l'Algérie contemporaine (1871-1954), P.U.F., 1966. (21) René GALLISSOT, L'Economie de l'Afrique du Nord, P.U.F. (colI. Que Sais-je?), 1962, pp. 27 et suivantes. (22) Ibid. (23) La colonisation libre progresse: en trente ans (de 1871 à 1900), un million d'hectares sont acquis à bon compte par les colons; alors qu'entre 1830 et 1870, seulement 481.000 hectares l'ont été. (24) A. BENACHENHOU,

op. cit., pp. 144 à 146.

(25) Marc RAFFINOT et Pierre JACQUEMOT, Le Capitalisme d'Etat algérien, Paris, éd. Maspéro, 1977. (26) Les sources de financement, à la fois budgétaires et privées, ont été monopolisées par la fraction dominante du capital colonial au détriment de certains colons et au prix de l'exclusion quasi-totale des Algériens. Ce qui fait dire à A. BENACHENHOU : "rarement la bourgeoisie n'a exprimé ainsi clairement dans lès faits son hégémonie politique". Cf. Formation du sous-développement, op. cit., p. 147. (27) Un appareil bancaire, sous la dépendance métropolitaine, et soumis à la pression coloniale, et un réseau de sociétés financières et commerciales ont commandé l'investissement. Dès 1851 : création de la Banque d'Algérie. Celle-ci fut nationalisée et devient en 1948 "La Banque d'Algérie et de Tunisie". Jusqu'en 1916, l'Algérie ne tenait qu'une place réduite comme pays d'exportation de capitaux métropolitains. Après la première guerre mondiale, le capital français précise son orientation vers les colonies qui deviennent peu à peu des champs d'investissements privés, malgré leur insuffisance. Après la seconde guerre mondiale: "Le crédit privé était essentiellement d'origine française (...) (les) investissements passaient par les filiales des groupes financiers métropolitains ou par des sociétés financières propres à l'Afrique du Nord, con situées par des participations de banques d'affaires françaises: -"La Compagnie algérienne de crédit et de banque" (C.A.C.B.) créée en 1869 qui dépend de la "Banque de l'Union parisienne" (RU.P.) (Groupe Mirabaud) s'était scindée en trois sociétés: "La Compagnie algérienne" qui disposait d'un domaine de 70.000 hectares; "La Société financière de l'Afrique du Nord" : société de participations

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industrielles; et "La Société nouvelle de la Compagnie algérienne de crédit et de banque". Elle participa, par ces trois sociétés, à d'importantes entreprises minières, comme Ouenza, les phosphates de Gafsa, Mokta el-Hadid, Ouesta Mesloula et à des entreprises industrielles, comme la Société algérienne des produits chimiques, à des compagnies de transport, comme la Transaharienne ou les Chemins de Fer sur routes d'Algérie, etc. Cf. René GALLISSOT, L'Economie de l'Afrique du Nord, op. cit. (28) A. DARBEL et J.-P. RIVIER: "Emploi et développement en Algérie", in François PERROUX (éd.), L'Algérie de demain, Paris, P.U.F., 1962, pp. 69-93. (29) A. REMILI, Les Institutions SNED, 1973, pp. 186-187.

administratives

algériennes,

Alger,

(30) Samir AMIN, L'Economie du Maghreb, Paris, éd. de Minuit, 1966. (31) Cf. notamment: Pierre SALAMA et Patrick TISSIER, L'Industrialisation dans le sous-développement, Paris, éd. Maspéro (P.C.M.), 1982 ; Pierre SALAMA et Gilberto MATHIAS, L'Etat sur-développé, Paris, La Découverte, 1983 ; et Carlos OMINAMI, Le Tiers-monde dans la crise, Paris, La Découverte, 1986. (32) Opération "Promotion du bled" du Plan de Constantine: - encouragement à l'accroissement de la production, - apport en faveur de la scolarisation rurale (6.000 classes primaires nouvelles, 5 écoles d'agriculture), - création de 81 sociétés agricoles de prévoyance (S.A.P.) transformées en coopératives agricoles), - création par élections de 1.200 communes rurales, - travaux de défense et restauration des sols (D.R.S.) sur 300.000 hectares, - construction de deux grands barrages (Bou Namoussa et en Oranie), - divers travaux d'extension d'irrigations (environ 40.000 hectares), - mesures de distribution des terres. L'ensemble de ces mesures visait l'isolement du F.L.N. des masses paysannes. Mais ces dernières n'adhérent point à la réforme agraire et l'évolution de la situation politique et surtout celle de la guerre de libération nationale n'a pas laissé le temps au plan d'avoir quelques effets... La coupure entre les masses paysannes algériennes et le colonialisme était déjà consumée. (33) On peut retenir quelques réalisations et des études de projets: - gazoduc de Hassi R'Mel à Oran et à Alger (mis en service en 1961 seulement), - gazoduc de Annaba (Bône),

- complexe chimique de la région d'Arzew, 92

- raffinerie de pétrole d'Alger, d'Annaba. Mais ces complexes n'utilisaient que peu de travailleurs et étaient conçus, non pour assurer une réelle industrialisation, mais pour assurer des avantages sociaux - salaires et énergie à prix moins élevé qu'en France -.

- sidérurgie

(34) Cette dépendance est notamment commerciale: 81 % des importations de France et 75 % des exportations en direction de la France! (35) René GALLISSOT, L'Economie de l'Afrique du Nord, op. cit. (36) A. BENACHENHOU,

op. cit., p. 365.

(37) Samir AMIN, L'Economie du Maghreb, Paris, éd. de Minuit, 1966, p. 145. (38) Marc RAFFINOT et Pierre JACQUEMOT, Le Capitalisme d'Etat algérien, Paris, éd. Maspéro, 1977, p. 44. (39) M. RAFFINOT et P. JACQUEMOT, op. cit., p. 29. (40) Samir AMIN, L'Economie du Maghreb, op. cit. (41) "Le khammessat est un pacte d'honneur entre le maître et les khammes beaucoup plus qu'une association entre le capital et le travail. Jugé selon nos critères ce contrat ressemble fort au servage. Le khammes est lié au patron qui dicte les clauses et s'assure seul contre les risques; il abdique toute liberté et initiative et ne reçoit qu'une très faible part des fruits du sol. ", Pierre BOURDIEU, in Travail et travailleurs en Algérie (en collaboration avec A. DARBI, J.-P. RIVET et C. SEIBEL), Paris, éd. Mouton, 1963. (42) Franz FANON, Les Damnés de la terre, Paris, éd. Maspéro, 1968, p. 25 (43) Pierre BOURDIEU et Abdelmalek SA YAD, Le Déracinement. La crise de l'agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, éd. de Minuit, 1964, p. 170. (44) René GALLISSOT : "Emigration coloniale, immigration postcoloniale", in Annuaire de l'Afrique du Nord, éd. du C.N.R.S., 1981, p. 42. (45) S. K. BOUGUESSA : "Mode de vie et reproduction sociale de la communauté algérienne en France pendant la colonisation", in Annuaire de l'Afrique du Nord, éd. du C.N.R.S., 1981, p. 53.

93

(46) Mohammed HARBI, Aux origines du FLN. - le populisme révolutionnaire en Algérie, Paris, éd. Christian Bourgois, 1975. (47) Kamal BOUGUESSA, op. cit., p. 69. (48) Charles-Robert AGERON, Les Algériens musulmans et la France, P.U.F., 1968, pp. 69 et suivantes; et Histoire de l'Algérie coloniale, P.U.F., p. 70. (49) A. BENACHENHOU, O.P.U., 1978.

Formation du sous-développement,

Alger,

(50) Mohammed HARBI, La Guerre commence en Algérie, Bruxelles, éd. Complexe, 1984, pp. 102 et 128. Cf. également du même auteur sur le sujet: Aux origines du FLN., Paris, éd. Christian Bourgois, 1975 ; et Le FLN. mirage et réalité, Paris, éd. Jeune Afrique, 1980. (51) Cf. notamment: anicle "Salafiyya", in Encyclopédie de l'Islam, par Ali MERAD et anicle "Islâh", idem. vol IV, pp. 146 à 170 par Ali MERAD, Encyclopédie de l'Islam, éd. Leyde - Ej. Brill / Maisonneuve et Larose, 1965,6 volumes, nouvelle édition 1973,4 volumes parus. Cf. également de Ali MERAD : aniele "Islâh ", in Dictionnaire des religions, sous la direction de Paul POUPARD, Paris, P.U.F., 1985, ainsi que son ouvrage L'[slam Contemporain, Paris, P.U.F. (colI. Que Sais-je? n° 2195), Paris, décembre 1984. (52) Gauthiers de VILLERS, L'Etat démiurge. Le cas algérien, Paris, éd. L'Harmattan, 1987, p. 19 (53) Mohammed HARBI, Le FLN. : mirage et réalité, Paris, éd. Jeune Afrique, 1980, p. 14 : "le fils d'un paysan pauvre de la banlieue de Tlemcen apparaît comme le symbole de la prolétarisation d'un peuple. Contraint de travailler dès sa plus jeune enfance, il connaît les meurtrissures de la misère et de la pauvreté. Au cours de la première guerre mondiale, il accomplit son service militaire en France où il s'installe définitivement après. Il exerce divers métiers: livreur, marchand forain, etc. ". (54) Le mouvement communiste, appliquant une politique de stabilisation dans le cadre de la politique anti-fasciste, élude la revendication d'indépendance au profit d'un discours social et syndical isolé du contexte national. Le P.C.F. a une faible audience au sein de la elasse ouvrière algérienne. Ainsi Maurice Thorez (1900-1964), secrétaire général du P.C.F., faisait de l'Algérie une "nation en formation", c'est-à-dire une multitude de communautés dont le brassage devait engendrer une entité nouvelle. , "En niant l'appartenance de l'Algérie au monde arabe et en renouant avec les conceptions du socialisme colonial qui imprégnaient 94

profondément le prolétariat français, victime de l'idéologie bourgeoise, le P.c.F. confortait dans leurs positions les travailleurs européens d'Algérie et entravait la cristallisation de la conscience de classe chez les Algériens (...). Le P.c.A. n'a pas réussi à marquer le développement du nationalisme révolutionnaire et a largement contribué à valoriser la condidature de la petite bourgeoisie à la direction du mouvement de libération". Cf. Abdelmalek BOUSSAID : "L'Etat, les cadres et les choix technologiques de l'Algérie", thèse de Sciences Economiques, Paris X, Nanterre, juin 1982, p. 37-38. (55) Le Parti national révolutionnaire (P.N.R.) fut créé en 1930 à l'initiative d'un militant communiste algérien Boualem qui, de retour de Moscou, protesta contre la "non-arabisation" de la "région algérienne" du P.C.F. et contre la mise à l'écart des cadres autochtones. Cf. M. HARBI, op. cit. (56) Le P.C.F. participe à cette mystique nationaliste: Cf. Programme du P.C.F., éd. de la Renaissance, 1944, cité par M. Harbi, op. cit., p. 22, où l'on peut lire "le but à atteindre est clair, unité et intégrité de la plus grande France, d'es Antilles à Madagascar, de Dakar à Casablanca, à l'Indochine et l'Océanie...". Face à ce nationalisme colonial, le messalisme lance le mot d'ordre: "Aucune préférence pour aucun impérialisme. Démocrates et totalitaires constituent deux blocs qui ne sont pas dissemblables quant à leur esprit et leurs méthodes impérialistes". Mais HARBI (op. cit. p. 23) note que Messali plaçait toutefois l'idéologie démocratique bien au-dessus de celle totalitaire. (57) "C'est une combinaison inédite de forces sociales propres à un ensemble agraire en voie de prolétarisation et que seul un projet de refonte totale de la société peut unifier", M. HARBI, op. cit., p. 25.

(58) "Le souvenir des principes tactiques empruntés au mouvement ouvrier s'estompe dans le lointain. Une seule chose compte: s'enraciner dans' le peuple, l'entraîner, le soulever. Les pratiques. des confréries religieuses, formes traditionnelles de l'encadrementlpopulaire refont surface (...). Le messalisme cesse peu à peu d'être un parti politique pour devenir, par ses méthodes, une conspiration. L'explication et l'analyse politique cèdent au subterfuge et à l'occultation. A l'égard des militants, la dissimulation est érigée en principe. La clandestinité justifie tout (...). (Le Comité directeur) est un ensemble de cliques davantage unies par des liens personnels que par une communauté ,de vues politiques". M. HARBI, op. cit., p. 26-27. (59) La loi considère désormais l'Algérie comme un groupe de départements doté de la personnalité civile et financière et confie le pouvoir exécutif à un gouvernement général français assisté d'un 95

conseil de gouvernement et le pouvoir législatif à l'Assemblée nationale. L'assemblée financière est transformée en une Assemblée algérienne composée de 60 délégués européens (premier collège) et de 60 Algériens (deuxième collège). (60) En juillet 1951 : 11 membres sur 30 au comité central appartiennent aux couches moyennes; en avril 1953 : 17 membres sur 30. Sur 52 candidats aux élections à l'Assemblée algérienne d'avril 1948 : 6 appartiennent au corps judiciaire; 9 au corps enseignant; 3 au corps médical; 2 à la fonction publique; 2 étudiants; Il commerçants; 4 agriculteurs; 1 artisan; 2 comptables; 2 militaires à la retraite et 10 permanents du Parti. Cf. M. HARBI, op. cil. (61) Selon M. HARBI : les centralistes s'appuient sur la petite bourgeoisie et les éléments de la bourgeoisie soucieux de contrôler la participation populaire aux luttes populaires. Ils se distinguent par l'accent mis sur la "compétence", la distance à l'égard de la tradition, l'orientation vers le pluralisme politique et l'hostilité au communisme. (62) Socialement, le C.N.R. est composé de petits commerçants, paysans moyens, ouvriers devenus professionnels politiques et de déclassés. Géographiquement, sur 30 membres du C.N.R., 10 viennent de l'Algérois, 4 des régions du Sud, 4 du Constantinois, 9 de l'Oranie et 2 de Kabylie. La représentation des messalistes se caractérise par la prépondérance des villes. Celle des activistes: villages et régions montagneuses. Le niveau d'instruction des messalistes est plus élevé que celui des activistes, plus faible que celui des centralistes. (63) Sur Messali Hadj et l'E.N.A. : Cf. outre les ouvrages de Mohammed HARBI déjà cités, ceux de Benjamin STORA aux éditions L'Harmattan (colI. "Histoire et perspectives méditerranéennes") : Messali Hadj, pionnier du nationalisme algérien (1898-1974) ; Les Sources du nationalisme algérien: parcours idéologiques, origines des acteurs; Nationalistes algériens et révolutionnaires français au temps du Front populaire... (64) Mohammed HARBI, Aux origines du FLN., Bourgois, 1975, p. 148.

Paris, éd. Christian

(65) Gauthiers de VILLERS, L'Etat démiurge, op. cil., p. 20. (66) Titre emprunté à M. HARBI, FLN. mirage et réalité, éd. Jeune Afrique, 1980. (67) M. HARBI cite J.-F. LYOTARD (Cf. "Le contenu social de la lutte algérienne", in Socialisme ou barbarie, n° 29, déco 19591février 1960) pour qui les hommes du F.L.N. "sont distincts idéologiquement et

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politiquement de la petite bourgeoisie(...). Leur vue sur l'économie et la société est qualitativement autre, leur désaliénation par rapport à la possession des biens de production irréductible à la religion de l'argent qui est celle des petits bourgeois. A cette divergence sociologique s'ajoute l'espèce de mépris que les clandestins traqués pendant des années (...) ne peuvent manquer d'éprouver pour une classe dont l'ambition la plus extrême a toujours été jusqu'à l'insurrection d'être assimilée à la petite bourgeoisie française". (68) "La fin justifiait tous les moyens: les subterfuges pour mobiliser les paysans, le discours religieux pour combler artificiellement la distance qui les sépare des classes populaires écrasées par la vie quotidienne. Les valeurs nouvelles inspirées par le contact avec l'Occident se fraient difficilement la voie. Le capitalisme est rejeté au nom des valeurs anciennes et d'une justice distributive (...). La condition sociale des masses algériennes est, à leurs yeux, liée à la colonisation et non à l'introduction d'un nouveau mode de production". M. HARBI, op. cit., p. 118. (69) M. HARBI, La Guerre commence en Algérie, éd. Complexe, 1984, p.66. (70) M. HARBI, FLN.,

mirage et réalité, op. cit. p. 170.

(71) M. HARBI, FLN.,

mirage et réalité, op. cit. p. 172.

(72) "Le F.L.N. comprend le corps militaire (wilayas, armée extérieure, renseignements et liaisons) et les branches civiles. Au sommet de la pyramide se tiennent les chefs "historiques", noyau moteur de la bureaucratie. Autour d'eux gravitent les détenteurs de la force, rigoureusement sélectionnés sur la base de l'obéissance inconditionnelle et dressés dans la méfiance des "politiques". Chefs de Wilayas et dirigeants de l'A.L.N. extérieure forment les corps dirigeants des couches militaires. Le ministère de l'armement et des liaisons générales a également un statut militaire et fait partie de l'A.L.N. En son sein, il faut distinguer le département de l'armement, le corps des transmissions et les services de renseignement. Ces derniers ont une action tournée vers l'extérieur mais veillent également à ee que des forees de contestation ne se développent pas au sein de l'appareil. Les branches civiles comprennent quant à elles, les ministères politiques et les finances rattachées à la Présidence, les affaires étrangères, l'information et l'intérieur. L'émigration algérienne (...) ainsi que les organisations dites nationales (Union Générale des Etudiants Musulmans algériens, Croissant Rouge) dépendent du Ministère de l'intérieur. Les couches politiques ont leur propre hiérarchie. Au sommet, il y a les ministres et les membres du C.N.R.A. qui n'appartiennent pas au groupe des chefs "historiques". Ce sont les "techniciens de la

97

politique" suivant le mot de Krim. Viennent ensuite les idéologues, les conseillers, les propagandistes ainsi que le corps diplomatique. Au bas de cette pyramide, se trouvent les gestionnaires des camps de réfugiés et les collecteurs de fonds. Ces derniers ont une activité militante d'autant plus simple que tout Algérien est défini automatiquement comme adhérent au F.L.N. ou comme contrerévolutionnaire donc sans position intermédiaire". M. HARBI, op. cit., pp. 301-302. (73) M. HARBI analyse cette tendance au parti unique comme réaction contre l'aspect faussement démocratique du pluralisme colonial et la volonté de restauration de formes politiques qui ont leurs racines dans le lointain passé.En outre M. HARBI remarque que les dirigeants du F.L.N. sont tiraillés entre deux mondes: le monde occidental, symbole de l'individualisme et du respect de la vie personnelle et le monde islamique, plus marqué par la religion et dans lequel l'individu ne se définit que par rapport à la communauté (holisme). D'ailleurs, le F.L.N. pendant la guerre emprunte à la tradition islamique la notion de Djihad (les moudjahidins) qui signifie consensus dans la représentativité et épuration des oppositions en tant qu'éléments d'érénie et de déviation: "Fondés sur la censure des conduites, les principes de commandement forment l'esprit public dans l'obéissance et le respect et font de la délation et de la surveillance mutuelle l'accomplissement d'un devoir communautaire (...). Les devoirs de l'individu n'existent pas". M. HARBI, op. cit, p. 305. (74) M. HARBI, op. cit, p. 306. (75) M. HARBI, op. cit, p. 299. (76) M. HARBI,

ibid.

(77) Cf. notamment la position de F. COLONNA: "Les spécialistes de la médiation: naissance d'une classe moyenne au Maghreb", in Histoire sociale de l'Algérie, publication du CRIDSSH (Oran) na 8, 1983, cité par Gauthiers de VILLERS, L'Etat démiurge, op. cit., pp. 31 et suivantes et note 39, p. 38. Pour P. COLONNA, le fait exclusif majeur et l'évolution politique algérienne dans les années 1945-1962 est qu'une "petite bourgeoisie" de "lettrés" qui possède pour principal capital une "compétence scripturaire" (en arabe ou en français, de type laïc ou religieux), s'érige au centre du processus politique. Le caractère "petit bourgeois" du pouvoir algérien est également avancé par deux auteurs: P. JACQUEMOT et M. RAFFINOT, Le Capitalisme d'Etat algérien, Paris, éd. Maspéro, 1977. Pour une critique de cette thèse: Cf. notamment Gauthiers de VILLERS, L'Etat démiurge, op. cit. et l'article: "L'Etat et les classes sociales en Algérie à l'époque du Président Boumédienne", in Peuples méditerranéens, na 27-28, avril-septembre 1984, pp. 207232. 98

(78) P. BOURDIEU et A. SA YAD, Le Déracinement - La crise de l'agriculture traditionnelle en Algérie, Paris, éd. de Minuit, 1964. Ils estiment qu'en 1961, trois millions et demi de personnes avaient été déplacées, soit 50 % des ruraux, (pp. 121-123). Cf. également: M. CORNA TON, Les Regroupements de la décolonisation en Algérie, Paris, Les Editions ouvrières, 1970. (79) P. BOURDIEU et A. SA YAD, Le Déracinement, op. cit., en particulier pp. 68-69 Cf. également: Gilbert MEYNIER, L'Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Librairie Droz, 1981, notamment pp. 684-685 et 745-746.

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>. Plus fondamentalement, le remarquable changement intervenu dans le statut du F.L.N. dépasse la simple exigence de démocratisation de la vie politique et institutionnelle. L'opposition du F.L.N. et de l'Etat recouvre en fait des enjeux sociaux et politiques considérables. L'explosion d'octobre 1988 a permis au pôle représenté par la Présidence de la République de faire triompher sa stratégie. De l'autre côté, le F.L.N. se trouve libéré de son encombrante identification symbolique à un système dont la faillite a éclaté au grand jour, ce qui n'a pas manqué d'aggraver sa disgrâce aux yeux de l'opinion publique et favorisé les desseins politiques de ses adversaires au sein de l'appareil d'Etat. Dès lors, observe M.T. Bensaada, "le F.L.N.n'aura plus de mal à se dédouaner des conséquences d'une politique économique et sociale dont le caractère impopulaire apparaîtra de plus en plus clairement et dont l'exécutif portera seul, cette fois-ci la responsabilité(47)". Mais la question fondamentale pour le F.L.N. demeure celle de son rapport à la société civile algérienne. Comment combler l'absence de programme politique et social clair? Comment construire un rapport adéquat avec les forces sociales? Comment créer une dynamique politique pour rompre sa paralysie et son impopularité? Comment favoriser des tendances démocratiques et progressistes fortes en son sein? Quels seront ses rapports avec les autres formations politiques?

258

II

- Les institutions

de l'Etat

A travers l'examen des institutions politiques et administratives édifiées depuis l'accession de l'Algérie à l'indépendance, apparaît l'œuvre de construction nationale et étatique que se sont proposés d'accomplir les dirigeants du F.L.N. Certes, l'analyse du régime politique ne peut se réduire à cet examen, elle doit englober la dynamique politique générale qui le sous-tend ainsi que les rapports complexes qu'il entretient avec la société civile ou avec l'armée et la ,

bureaucratie.

Après avoir rappelé le rôle symbolique prééminent du parti unique dans l'institutionnalisation du régime algérien, il convient, à présent, d'examiner le statut, le rôle et les fonctions des différentes institutions de l'Etat depuis l'indépendance: Président de la République, Assemblée populaire nationale, pouvoir judiciaire et Assemblées communales et départementales. A) L'institution

présidentielle

L'analyse de l'institution présidentielle en Algérie, dans le contexte général de l'évolution du régime politique, fait apparaître le renforcement du pouvoir exécutif aux dépens des pouvoirs législatif et judiciaire, ainsi que la concentration de la quasi-totalité des pouvoirs dans les mains du chef de l'exécutif. Le parlement est, dès lors, réduit au rôle d'organe d'entérinement puisque des décisions sont prises à d'autres niveaux. Le Chef de l'Etat a pu acquérir progressivement une prééminence institutionnelle indiscutable. L'institution d'un véritable gouvernement conventionnel n'a jamais été possible. Le Chef du Gouvernement et les ministres ne sont guère responsables devant l'Assemblée et il est difficile à celle-ci de retirer sa confiance au Gouvernement. Ceci n'est guère paradoxal, lorsqu'on sait que , c'est le F.L.N. qui sélectionnait les candidats à l'Assemblée. Ainsi déjà lorsque A. Ben Bella fut élu et son gouvernement investi par l'Assemblée le 29 septembre 1962, cette dernière n'a fait, dans la réalité, qu'entériner le choix du Bureau politique du F.L.N., lequel bénéficiait à l'époque du solide appui des militaires (48). Le règlement intérieur de l'Assemblée nationale (articles 131 et 132 notamment) montrait la suprématie du Chef du Gouvernement et rendait pratiquement impossible l'opposition parlementaire à la politique suivie par celui-ci. La concentration des pouvoirs dans les mains du Président avait commencé par le rattachement à la Présidence du Commissariat à la formation professionnelle, de la Direction générale du Plan, du Bureau national d'animation du secteur économique et l'Office national de la réforme agraire. L'éviction de ses adversaires du Bureau politique du F.L.N., M. Khider et R. Bitat, en avril 1963, avait permis à Ben Bella de s'assurer l'organe exécutif du Parti. Cumulant les postes de Président du Conseil et de Secrétaire général du Parti, le Président de la République règnera sans partage. En outre, le Chef de l'Etat ajoutait à son exercice du pouvoir exécutif, la législation par décrets, bien que la loi référendaire du 20 septembre 1962 ait établi que l'Assemblée nationale détenait l'exclusivité du pouvoir législatif. Les pouvoirs du Président A. Ben Bella étaient donc impressionnants. TIcumulait les pouvoirs d'un Chef d'Etat et d'un Chef de gouvernement; il assurait 259

l'exécution des lois et exerçait le pouvoir réglementaire; il nommait à tous les emplois civils et militaires; il pouvait déclarer la guerre; il était le Chef suprême des forces armées. Immédiatement après l'entrée en vigueur de la Constitution, il décidait -sous prétexte de remettre l'ordre public, après l'insurrection en Kabylie- d'user des pouvoirs que lui conférait l'article 59 : substituer, à tout moment, sa compétence propre à celle des organes normaux (49). Ben Bella gardera donc les pleins pouvoirs jusqu'à sa chute, le 19 juin 1965. Le pouvoir personnel se présentait donc comme un élément constitutif du système politique et l'article 59 constituait moins une procédure exceptionnelle qu'un mécanisme normal conforme à la logique du régime. C'est ainsi qu'en cas de crise politique grave, aucune solution légale ne pouvait être envisagée. "Certes -observe M- T Bensaada-, une motion de censure peut être déposée par un tiers des députés et si la majorité de l'Assemblée vote la motion, le Président est alors contraint de démissionner. Mais les députés, dont la sélection préalable aux élections est effectuée par le Parti, ne peuvent adopter semblable attitude que s'ils ont reçu le feu vert de la direction de celuici. Or, le Président est en même temps Secrétaire général du Parti (50)". Le régime était ainsi caractérisé par un pseudo-présidentialisme puisque ce dernier ne dispose d'aucun des mécanismes institutionnels qui régissent, en régime présidentiel classique, l'accès au pouvoir, son exercice et son contrôle. Le Président tirait son pouvoir non pas de l'Assemblée, comme l'indiquait la procédure formelle, mais du Bureau politique du Parti qui à son tour tirait son pouvoir de l'armée. Ben Bella qui fut porté au pouvoir par l'armée, n'a-t-il pas été en effet renversé par elle le 19 juin 1965 ? Au-delà de la fiction d'un régime constitutionnel, c'était, en fait, l'armée qui avait permis au Président de conquérir le pouvoir. En effet, c'est la tentative de limogeage par A. Ben Bella du Ministre des Affaires Etrangères représentant l'armée dans le gouvernement, A. Bouteflika, qui avait précipité la reprise du pouvoir par le Colonel H. Boumédienne "L'affaire Bouteflika -note M- T Bensaada- a montré combien la toute puissance du Président de la République ne représentait plus rien dès qu'il était lâché par l'institution militaire qui a fait auparavant sa fortune politique (51)". Et comme le remarque A. Yefsah : "Ben Bella allait se trouver seul, face à l'armée sur laquelle il n'avait pas cessé de s'appuyer d'abord, pour prendre le pouvoir, puis réduire l'opposition... A la veille du coup d'état, il n'y avait en Algérie que deux forces politiques principales: l'une détenue par A. Ben Bella, théoriquement puissante, parce que concentrant tous les pouvoirs dans ses mains, l'autre représentée et incarnée par l'armée qui «constitutionnellement» devait obéir à la première. En fait, la réalité était tout autre. Lorsque Ben Bella s'avisa d'opérer un changement d'alliance, en voulant mettre au pas le clan d'Oujda, ce dernier n'eut aucun mal à s'emparer cette fois-ci tout seul et pour son propre compte du pouvoir politique (52)". Après le coup d'Etat du 19 juin 1965, le Conseil de la Révolution (composé au départ de 26 membres, dont 24 militaires) allait connaître des rivalités politiques, personnelles et régionales. Très rapidement, le «clan d'Oujda» imposera la personnalité du Colonel H. Boumédienne. Le Conseil de la Révolution contrôlait le gouvernement. Il pouvait prendre des mesures ayant force exécutoire sans passer par lui, comme l'a illustré par exemple la 260

résolution du 26 octobre 1966 portant sur l'autogestion et la décentralisation. Le régime du 19 juin ne conçoit aucune séparation des pouvoirs et le gouvernement ne détient que des pouvoirs délégués (53). De 1965 à 1977 une situation politique et institutionnelle allait s'installer octroyant au Colonel H. Boumédienne un statut privilégié: il était en même temps Président du Conseil de la Révolution et Président du Gouvernement, Ministre de la Défense et Chef suprême des forces armées. Le 19 juin 1975, à l'occasion du dixième anniversaire du coup d'état, H. Boumédienne annonce l'élaboration d'une Charte nationale, l'élection d'une Assemblée nationale et l'élection du Président de la République au suffrage universel. Le 27 juin 1976, un référendum adopte la Charte nationale. Le 19 novembre 1976, un nouveau référendum permet l'adoption d'une nouvelle Constitution. Le 10 décembre 1976, H. Boumédienne est élu Président au suffrage universel mais il était le seul candidat: il a donc été plébiscité. Le 25 février 1977, des élections législatives ont eu lieu. Mais là encore, tous les candidats sont désignés par le F.L.N. Toutes ces mesures, intervenues avant le décès de H. Boumédienne (27 décembre 1978), n'ont pas modifié fondamentalement le système institutionnel et politique: il ne s'agissait pas à proprement parler d'un passage de la «légitimité révolutionnaire» (ou historique) à la «légitimité constitutionnelle» mais d'un simple habillage constitutionnel de l'ancienne légitimité. L'article 111 de la Constitution de 1976 montre toute l'étendue des pouvoirs dont disposait le Président. L'Assemblée était placée sous le contrôle du F.L.N. et de la présidence. Le Président détenait également l'initiative en matière législative. Il disposait du droit de dissolution de l'Assemblée. Le Premier ministre était sous tutelle présidentielle, etc. (54). La disparition de H. Boumédienne, en décembre 1978, n'a pas entamé, dans un premier temps, le système politique algérien ni la place prépondérante de l'institution présidentielle. Le 4e Congrès du F.L.N., réuni le 27 janvier 1979, n'a fait qu'entériner le choix de l'armée en élisant, le 31 janvier, le Colonel Chadli Bendjedid secrétaire général du Parti et en le désignant comme l'unique candidat à la présidence de la République. Il sera élu le 7 février 1979. Après les émeutes d'octobre 1988, le constituant a cherché à soustraire le Président de la République du champ des affrontements politiques. La modification constitutionnelle du 3 novembre 1988 introduit un changement significatif puisque l'article 104 de la Constitution fait désormais du Président le «garant de l'unité de la Nation». A travers l'image d'un Chef d'Etat arbitre des conflits, le souci était de préserver la pérennité de l'Etat. Mais c'est la nouvelle Constitution, approuvée par référendum le 23 février 1989 qui, tout en confirmant les pouvoirs du Président, allait introduire les modifications les plus significatives et permettre à l'Algérie d'entamer une nouvelle phase marquée par la naissance d'un système politique inédit. Un partage des pouvoirs et prérogatives de l'exécutif entre le Président de la République et un Chef de Gouvernement, désormais responsable devant l'Assemblée (nouvel art. 113), est introduit. Mais comme le fait observer M-T Bensaada : "L'étendue des pouvoirs et prérogatives du Président de la République est telle que le caractère présidentialiste du régime politique algérien reste inchangé. Tout au plus, pourrait-on parler, avec la nouvelle Constitution de février 1989, du passage d'un régime présidentiel autoritaire à un régime présidentiel démocratique (55)". 261

Il reste que le contrôle que l'Assemblée nationale exerce sur l'action du gouvernement dépendra de sa composition politique, c'est-à-dire du multipartisme, introduit par la nouvelle loi électorale. Et d'une manière générale, il faut toutefois nuancer la toute puissance de la fonction du Président de la République mise en évidence par l'analyse institutionnelle. Au niveau politique, les pouvoirs étendus du Président sont limités par les tendances, les forces et les institutions qui traversent le champ politique. Le Chef de l'Etat doit en tenir compte dans ses décisions et donner des gages aux divers groupes sans s'en aliéner, ni s'identifier à aucun.

B) Les assemblées nationales, l'institution judiciaire

communales

et départementales

et

1) Dans la période 1965-1977, lepouvoir législatif était théoriquement détenu conjointement par le Conseil de la Révolution et par le Conseil des ministres. Depuis l'élection de février 1977, ce pouvoir est en principe dévolu à l'Assemblée Populaire Nationale (A.P.N.) Rappelons qu'avant sa dissolution par le nouveau régime issu du coup d'Etat du 19 juin 1965, la première Assemblée nationale avait été progressivement dépossédée de ses prérogatives par l'ancien président A Ben Bella. Un trait commun caractérise cette Assemblée et celle de 1977 : la désignation des candidats-députés par la Direction centrale du F.L.N. "L'Assemblée -remarquent J. Leca et J-C. Vatin-, organe détenant le pouvoir constituant au sens formel, ne peut l'exercer que pour exécuter la volonté du Parti, détenteur du pouvoir constituant au sens matériel (56)". Dans ce contexte institutionnel, la séparation des pouvoirs est fictive. Il y a fusion de l'exécutif d'avec la direction du Parti et confusion des pouvoirs exécutif et législatif. En principe, l'AP.N. assume deux fonctions: législative et de contrôle. Dans la réalité, elles connaissent des limites graves, comme le souligne M- T. Bensaada : "La fonction législative (...), ne s'exerce que dans les domaines prévus par la Constitution, le Gouvernement (c'est-àdire en fait le Président de la République) intervient par règlement dans les matières non législatives. Ensuite, dans certains domaines importants, pourtant prévus par la Constitution, comme par exemple les libertés publiques, le droit de la famille, les obligations civiles et commerciales, les impôts, le budget, le Plan, l'organisation territoriale et administrative, la loi ne peut que définir la «règle générale» et les «principes de base», laissant le reste à l'Exécutif. Enfin, il faut rappeler l'action législative du Président de la République dans les intersessions qui totalisent six mois en une année. La fonction de contrôle, assurée par l'AP.N., ne s'exerce pas à l'encontre du Président de la République qui n'est pas responsable devant elle. Si elle peut théoriquement ne pas voter ses projets de loi, il reste que la menace de dissolution ou de révocation individuelle constitue entre les mains du Président un moyen dissuasif certain (.. .). Il reste le contrôle économique et administratif (. . .). Mais l'existence de la fonction de contrôle ne donne pas pour autant à l'AP.N. une prééminence institutionnelle par rapport à l'administration (...) (57)". Dans ce système institutionnel, il n'y a aucune conception d'un contrôle parlementaire qui soit d'ordre politique, dans la mesure où la seule représentation officiellement admise est celle du F.L.N. Fonctionnant dans le cadre du monopartisme, jusqu'aux récentes réformes, le gouvernement et 262

rAP.N. entretiennent des relations ne s'inscrivant ni dans le cadre d'une hiérarchisation fonnelle, nidans le cadre d'un véritable contrôle législatif. La révision constitutionnelle du 3 novembre 1988 et la nouvelle Constitution du 23 février 1989, ont apporté des modifications substancielles à cet égard: introduction de la notion de responsabilité du Chef du Gouvernement devant l'Assemblée (articles 76, 80 et 93 de la Constitution), motion de censure (articles 106 et 127), élargissement du pouvoir de légiférer de l'AP.N. dans des domaines aussi variés que le régime électoral, le découpage territorial, l'adoption du Plan, le vote du budget de l'Etat, le régime des banques, du crédit et des assurances, les règles générales relatives à l'enseignement et au droit du travail, droits et devoirs fondamentaux des personnes, notamment le régime des libertés publiques et la sauvegarde des libertés individuelles, etc. ? Il faudra néanmoins relativiser le pouvoir réel de l'AP.N. et ce au moins pour deux raisons. D'une part, parce que l'article 78 de la Constitution prévoit la dissolution de l'A.P.N. par le Chef de l'Etat si elle refuse, à deux reprises d'entériner le programme du Chef du Gouvernement. D'autre part, le contrôle de l'AP.N. sur l'action du gouvernement, pour qu'il soit politiquement significatif, suppose de mettre fin au monopartisme qui domine sa composition actuellement. 2) De la même manière, jusqu'à l'adoption des réformes politiques et constitutionnelles au lendemain des émeutes d'octobre 1988, le pouvoir judiciaire dépendait étroitement du pouvoir exécutif, c'est-à-dire de la présidence de la république. L'article 173 de la Constitution de 1976 stipulait que «le juge concourt à la défense et à la protection de la Révolution socialiste». En outre, le Chef de l'Etat présidait le Conseil supérieur de la magistrature qui avait pour fonction de se prononcer sur la discipline des magistrats dans l'exercice de leurs attributions. Il y avait donc une soumission du pouvoir judiciaire au pouvoir exécutif et au système du parti unique. En revanche, la Constitution du 23 février 1989 abroge ce contrôle direct et stipule que «le pouvoir judiciaire est indépendant» (art. 129). Elle met fin à son caractère partisan, puisque désonnais celui-ci «protège la société et les libertés. Il garantit à tous et à chacun la sauvegarde de leurs droits fondamentaux» (art. 130). 3) Les Asssemblées Populaires Communales (A.P.C.) et les Assemblées Populaires de Wilayas -ou départements- (AP.W.) constituent, selon la Charte nationale, les cellules fondamentales de l'Etat et des organes de la décentralisation administrative (58). Les candidats aux AP.C et AP.W. -jusqu'aux dernières élections de 1989- étaient soigneusement sélectionnés par le F.L.N. La «décentralisation» algérienne était fallacieuse puisque les assemblées ne devaient nullement s'écarter de la ligne idéologique et politique tracée par le Parti unique et qu'elles étaient assujetties aux représentants du pouvoir exécutif. Les délégués communaux, élus mais après avoir été proposés par le Parti, pouvaient être exclus par l'Exécutif (art. 92 du Code communal). Par ailleurs, la participation des AP.C. au développement économique et social demeure très limitée et celles-ci dépendent de la tutelle du wali (Préfet) (59). Comme l'observent J. Leca et J.C. Vatin : "Dépourvues de grosses ressources financières ou politiques, dépendantes des services gouvernementaux pour 263

l'élaboration et l'exécution de leurs programmes, les élus locaux apparaissent plus comme des délégataires du pouvoir central que comme un centre de décision autonome (60)". Ni les A.P.C., ni les A.P.W. ne constituent des organes publics de décision autonomes. Les élus locaux, dépendants de l'exécutif et des préfets, apparaissent comme des délégataires du pouvoir central. La Charte communale reconnaît d'ailleurs explicitement que «la décentralisation n'a pas pour objet d'exprimer une autonomie de la Commune». Il ne s'agit donc nullement d'une véritable décentralisation administrative mais d'un simple transfert aux agents locaux des pouvoirs de décision exercés par l'Etat central. Pour s'assurer le contrôle politicoadministratif des décisions, l'Etat s'appuie sur son représentant direct au niveau départemental, l'exécutif de la wilaya. Les walis, de leur côté, n'exercent leurs attributions que sous le contrôle étroit du pouvoir central.Les A.P.e. et les A.P.W. apparaissent donc comme un relais périphérique du pouvoir central. Loin d'être véritablement associées au développement politique et socio-économique et à la prise de décision, les collectivités locales étaient soumises au centralisme excessif d'un Etat qui répugne à accepter la diversité administrative et la pluralité des pôles de décision: les différents rouages de l'Etat obéissent, en fait, à un centre d'impulsion et de décision umque.

264

- Le rôle politique de l'armée: système politique) III

(ou la place de l'armée dans le

Dans le chapitre premier de notre ouvrage (>. Il faut attendre la révision constitutionnelle du 23 février 1989 pour voir le statut de l'AN.P. fondamentalement modifié: l'armée est désormais cantonnée à son rôle technique classique de sauvegarde de l'indépendance et de défense de l'intégrité territoriale (article 24 de la nouvelle Constitution). Un processus de professionnalisation et de dépolitisation de l'armée accompagne la démocratisation de la vie politique et institutionnelle et la démilitarisation du système politique algérien. Ce changement reflète également le rapport de force entre les trois pôles du pouvoir: la présidence, l'armée et le parti. La première, qui fut l'artisan du changement en cours, semble l'avoir emporté. La légitimité démocratique, que semble appeler de ses vœux la société civile, donne un contenu nouveau à ce relatif retrait de l'armée du champ des affrontements politiques. Mais avec la montée des contestations, l'exacerbation des mécontentements et des conflits, l'irrésistible ascension de l'islamisme, qui menacent la paix civile et la stabilité politique du pays, ne risque-t-on pas de voir resurgir l'armée comme arbitre des affrontements politiques et sociaux et par conséquent porter atteinte aux fragiles acquis démocratiques?

267

IV

- Le phénomène

bureaucratique

Pour compléter notre approche de la nature du système étatique algérien et de ses modes d'action et comprendre l'articulation entre la crise du système économique et les blocages du système politique, il est indispensable d'analyser la place et le rôle de la bureaucratie civile. En Algérie, l'économie était surdéterminée par l'instance politique. Pendant toute la phase des «industries industrialisantes», c'est le centre politique qui a donné les impulsions nécessaires à la machine économique, tant au niveau du rythme de l'accumulation, qu'au niveau des priorités sectionnelles, budgétaires ou financières. .. Mais impuissante à mettre en œuvre de manière cohérente ses projets socio-économiques, la direction étatique a fait montre d'une certaine aptitude à légitimer et consolider son pouvoir par la mobilisation de ressources symboliques ou la conclusion d'alliances plus ou moins efficaces... jusqu'à ce que la crise en révèle le terrible échec. Parmi ces alliances, la bureaucratie administrative, technocratique et économique a joué un rôle important à la fois comme pôle de pouvoir (à côté de l'Etat, de l'armée et du parti) et comme facteur de blocage institutionnel et de dérèglement du système socioéconomique et politique. On peut étudier le phénomène bureaucratique en Algérie selon deux modes d'approche. D'une part, comme type d'organisation rationnelle pour expliquer, dès lors, en quoi elle a été un facteur favorisant les dérèglements de la machine économique, dans une société caractérisée par la faiblesse du marché, l'inexistence des rapports capitalistes et de rationalité politique et économique. D'autre part, comme forme de pouvoir social et politique pour tenter de comprendre, à partir des liens qu'elle a noués avec les autres pôles du pouvoir politique algérien, comment elle a été un facteur de blocage institutionnel et politique. a) La bureaucratie: miques

facteur

explicatif

des dérèglements

écono-

L'entreprise étatique d'industrialisation et de modernisation accélérées, la volonté de refondre complètement la société en fonction d'un projet et d'une stratégie politique ont entraîné la montée d'une techno-bureaucratie (66) qui a instauré une nouvelle forme de domination dans la société et entretient des rapports complexes avec le pouvoir d'Etat. Max Weber avait analysé la bureaucratie comme un type d'organisation formellement rationnelle (67). Son fonctionnement est donc régi par un code de règles rationnelles générales à caractère impersonnel. Les différents postes correspondent à des statuts et à des attributs définis a priori. Les agents administratifs et économiques sont sélectionnés en fonction d'une compétence garantie par le système scolaire et professionnel. Les relations sociales et de travail sont hiérarchisées en fonction des rôles dans l'organisation. Mais chez Max Weber ce concept fonctionne comme un «idéal-type» : il est instrument d'analyse qui correspond à un modèle théorique. Il permet de mettre en lumière les écarts entre le modèle et les organisations réelles. Il peut expliquer les dysfonctions qu'entraîne nécessairement le développement de tout système bureaucratique. En outre, Max Weber analysait ce phénomène

268

dans le cadre de l'essor du capitalisme et comme manifestation du processus historique de rationalisation des sociétés européennes. Le cas algérien se trouve dès lors fort éloigné du modèle cité. D'une part, parce que la bureaucratie algérienne est née à l'ombre de l'Etat à la faveur de la décolonisation et de la défaillance des conditions socio-économiques internes. Elle s'est développée dans le cadre d'une société caractérisée par le sousdévelopppement et la dépendance où l'essor d'un capitalisme industriel et du marché était extrêmement faible. D'autre part, le phénomène bureaucratique algé-rien fournit de nombreux exemples des écarts vis-à-vis du modèle théorique de la bureaucratie rationnelle dans la mesure où les appareils d'Etat et les secteurs économiques fonctionnent dans une large mesure selon le système du clientélisme et des relations personnelles dans le cadre d'une société civile marquée par un autre système de valeurs que celui auquel se réfère le pouvoir d'Etat. Le mode d'organisation réel de cette bureaucratie recèle donc de nombreux dysfonctionnements qui ont participé au dérèglement du système socio-économique et politique. Ceci résulte de la rigidité des structures, du manque de compétence des agents mais également de l'incohérence des décisions prises non pas en fonction de critères économiques et techniques, pouvant engendrer une dynamique sociale et productive, mais en fonction de considérations politiques dans un contexte de compétition pour le pouvoir. Le concept idéal-typique de bureaucratie est peu pertinent dans le contexte algérien puisque celui-ci suppose des conditions structurelles de développement d'une forme d'organisation rationnelle-légale des appareils étatiques. Or en Algérie, il n'y a pas véritablement d'autonomisation du domaine public, ni de séparation nette d'avec le domaine privé. Les bureaucraties administratives et économiques n'y fonctionnent guère selon une logique de service public. De multiples liens informels se nouent entre les appareils d'Etat et le secteur privé ou souterrain. Dès lors, les pratiques de corruption, de détournement, de cumul d'activités, de clientélisme, ont tendance à se généraliser et à travestir tout le système. Le système politico-administratif algérien imbrique des relations hiérarchiques «rationnelles» et des relations personnelles et clientélistes (Cf. plus loin notre analyse de la forme néopatrimoniale de l'Etat algérien). La société civile est elle-même traversée par des systèmes de valeurs antinomiques. Cependant, la bureaucratie ne saurait être réduite à l'instrument socialement neutre du processus de rationalisation. Elle évolue dans un milieu social spécifique dans lequel elle tente de développer sa finalité propre et de façonner les institutions pour imposer son autorité et étendre son pouvoir même lorsque les conditions de l'organisation de la production et l'état de la division du travail ne favorisent guère l'éclosion de structures conformes au modèle rationnel moderne. Ainsi par exemple, le choix de certains responsables pour une entreprise de technologies sophistiquées (Cf. notre Chapitre III, Section I, ~ 1) peut se justifier par le prestige qu'elles confèrent. En outre le recours au financement extérieur renforce la position de leur entreprise et fournit par là même des occasions de détournement dé fonds et d'enrichissement. De par sa position dans les rapports de production, la techno-bureaucratie tente donc de concilier sa position de pouvoir avec la poursuite de ses intérêts. Par ailleurs, les relations de rivalité et de compétition, entre fractions de la 269

techno-bureaucratie, leur pennettent de progresser, dans chacun des cadres institutionnels où elles se constituent et d'accaparer une part croissante de pouvoir: accès privilégié aux crédits internationaux, recherche d'une allocation maximale de ressources, positions élevées dans la hiérarchie administrative, etc. La volonté de pouvoir est d'ailleurs souvent associée à la recherche de moyens d'accumulation d'avantages matériels (68). Sur le plan économique -comme le remarque G. de Villers -ce processus a conduit les bureaucraties algériennes «à étendre leur champ d'activité, à empiéter sur des domaines qui, légalement, ne relèvent pas de leur compétence (...). Les entreprises industrielles plutôt que de sous-traiter à d'autres opérateurs nationaux, publics ou privés, prennent souvent en charge ellesmêmes (avec le concours de leurs partenaires étrangers) le maximum de tâches et de services nécessaires au développement de leurs activités de production mais n'entrant pas directement dans le cadre de celles-ci (.. .). L'explication de cette tendance à une intégration poussée des activités est complexe. Les contraintes liées à la faiblesse du tissu industriel et au sous-développement de l'environnement économique poussent les entreprises à se rendre aussi autonomes que possible (.. .). La logique de l'auto-renforcement et de l'expansion conduit au gigantisme (exemple de la Sonatrach : véritable Etat dans l'Etat) (.. .). Le pouvoir algérien a une capacité réduite d'intervention du fait qu'il ne peut guère s'appuyer, pour diriger et contrôler les bureaucraties, sur un appareil de parti, le F.L.N. n'ayant (...) qu'une existence symbolique (69)>>. Cette techno-bureaucratie est différente de la bureaucratie des sociétés capitalistes industrielles, dont Max Weber avait analysé le type-idéal correspondant, dans un système régi par la recherche du profit à travers la concurrence par le marché, à une rationalité de type fonnel (c'est-à-dire qui se pose la question du choix entre des moyens et des procédures confonnes à un code de règles fonnelles.) Tout d'abord parce que l'économie algérienne est une économie redistributive. Les procédures de la rationalité moderne économique et politique y sont peu développées. Le marché -au sens capitaliste- n'y existe que de manière travestie. Cette bureaucratie -composée des agents de l'autorité (politique, idéologique, technique)- comprend outre les bureaucrates stricto sensu, les membres du gouvernement, les responsables du F.L.N., les responsables administratifs, et des entreprises nationales, des intellectuels et idéologues liés au pouvoir, une intelligentsia gestionnaire, etc. Ce phénomène marque le développement d'une fonne singulière de domination sur la société qui pennet d'éclairer la nature du régime politique algérien. Dans la mesure où l'économie étatique en Algérie est fondée sur la redistribution d'une rente dégagée par la valorisation des hydrocarbures sur le marché mondial et donc prélevée internationale ment (et non sur une redistribution portant sur un surplus provenant de la production interne) les groupes dominants sont définis par leur rôle de gestionnaires de l'articulation de l'économie algérienne au marché mondial, c'est-à-dire par une logique de rente. Cette logique entrave l'entreprise étatique d'édification d'une économie nationale industrialisée alors que la réussite de sa dynamique productive conditionne la légitimation de la techno-bureaucratie et la consolidation de sa domination. D'autre part, le pouvoir algérien prétend dès l'indépendance être investi par le projet de consolidation de l'indépendance nationale et de construction volontariste d'une économie moderne et auto-centrée. Dès lors, 270

s'appuyant sur cette double légitimité (historique, politique), les attitudes et les actes des dirigeants seront influencés par leur rapport au secteur d'Etat et par le maintien d'un consensus social et politique global. Ainsi tout en cherchant à donner l'image d'un pouvoir unifié, cohérent et poursuivant l'œuvre d'édification d'une société nouvelle conforme au projet nationaliste, les différentes fractions de la techno-bureaucratie entreront dans des conflits d'intérêts pour la satisfaction de leurs besoins et aspirations. La technobureaucratie forme dès lors une catégorie divisée, fragmentée. Cette division provient en partie de la compétition pour l'exercice des fonctions de domination politique et de redistribution du surplus social draîné par l'Etat. Le pouvoir d'Etat tend à fonctionner comme un champ de forces et de conflits. Il est un sysième politico- administratif fonctionnant selon un jeu interne d'affrontements, de négociations, de compromis (70). "Les conflits qui la divise -souligne G. de Villers- ne sont pas seulement le produit de la compétition pour le pouvoir économique et politique; ils traduisent l'existence de divers clivages au sein de ce groupe (71)" : technocrates, syndicalistes, politiciens-militaires «politico-historiques», etc. La techno-bureaucratie est une catégorie sociale spécifique occupant une position particulière dans l'appareil d'Etat. Mais c'est aussi un ensemble complexe, sans unité, formé de clans, de groupes entretenant des rapports diversifiés à la société civile, en particulier avec la bourgeoisie privée à travers le cumul, personnel ou familial, de fonctions dans l'administration et dans le secteur privé ou à travers les liens entre hauts fonctionnaires et représentants d'intérêts privés, etc. Il faut en effet considérer que le système socioéconomique algérien offre aux agents économiques privés un assez large éventail de moyens d'adaptation à l'hégémonie du secteur étatique et de reconversion pour les agents de ce dernier et leur familles: formes hiérarchisées de redistribution par l'Etat des pouvoirs, privilèges et avantages, place aménagée aux entreprises privées dans l'ombre protectrice du secteur économique public, multiplication, dans le cadre d'un développement économique aussi puissant et rapide que mal maîtrisé, d'occasions de détournement et de spéculation, etc. (72). A cet égard, le mode de développement en Algérie, en même temps qu'il offre des opportunités aux intérêts privés (mais dans le cadre de la primauté accordée au secteur public et des privilèges dont celui-ci bébéficie dans une économie rentière et non productive), entrave une accumulation capitaliste véritable. Le puissant essor de la techno-bureaucratie aggrave l'inefficacité de la gestion étatique, l'autoritarisme et l'arbitraire qui caractérisent les interventions économiques, le détournement des bien publics et des surplus réalisés et ne crée pas les conditions favorables à l'essor d'agents entrepreneurs actifs. La vie politique algérienne a été dominée par les phénomènes de patronage et de clientélisme, l'imbrication entre le politique, les relations de famille et les affaires. Dans le déroulement du jeu des alliances et d'évolution de la compétition pour le pouvoir politique et la domination économique, l'entrelacement d'un secteur public hégémonique et d'un secteur privé pourtant faible a été une constante. L'Etat a favorisé l'éclosion d'une bureaucratie affairiste. De larges fractions d'une nouvelle bourgeoisie proviennent du secteur public (cadres adminsitratifs ou dirigeants d'entreprises nationales). Elles se sont affirmées dans le sillage de l'Etat, grâce à des capitaux prélevés 271

sur les ressources publiques et à l'attribution de devises et de marchés. A cet égard, la diabolisation de la bourgeoise privée, dans le discours officiel, n'a pas empêché son élargissement. Mais elle est restée dépendante d'un secteur public dominant. L'économique a servi, dans ce cadre, d'instrument de domination politique. Et la détention d'une partie du pouvoir politique a conféré à une fraction des couches dominantes la possibilité d'exercer une certaine influence économique. D'autre part, le phénomène bureaucratique a engendré des blocages institutionnels, politico-administratifs et économiques qui ont favorisé le dérèglement du système productif et sa non mutation en système économique capable d'enclencher une véritable dynamique prductive. L'Etat a dirigé avec une autorité excessive l'ensemble de l'appareil économique et le politique a exercé une tutelle insupportable sur toutes les décisions en matière de stratégie et de développement. Dans ces conditions, l'absence de traditions démocratiques, l'insuffisance des expériences de créations d'entreprises privées et le peu d'initiatives venues d'en bas, de la société civile, pour innover et dynamiser l'économie n'ont fait qu'aggraver la situation. b) La bureaucratie

comme forme de pouvoir

L'analyse institutionnelle et politique nous a permis de voir que l'exécutif jouissait dans le système politique algérien d'une prééminence institutionnelle indiscutable. Cependant, la bureaucratie civile n'apparaît pas comme le dépositaire de l'autorité mais plutôt comme un mandataire auquel le Président de la République a délégué certains pouvoirs. L'appareil d'Etat, tout comme l'appareil du F.L.N., se trouve dans une situation de subordination par rapport à l'institution présidentielle. Mais c'est l'armée qui demeure la source réelle du pouvoir politique même si la hiérarchie militaire préfère le contrôler plutôt que de l'exercer directement. C'est celle-ci qui proposait le candidat à la présidence que le Parti ou l'Assemblée se contentaient d'entériner. Les exigences de la construction nationale ont favorisé le développement d'un régime politique centralisé et autoritaire, dans lequel le F.L.N. incarnait la légitimité symbolique sans détenir, dans la réalité, l'autorité souveraine. Celle-ci est monopolisée par un exécutif où la bureaucratie militaire exerçait une influence prépondérante. Mais grâce au développement d'un appareil productif public complexe et grâce à une politique sociale distributive facilitée par la rente énergétique, une bureaucratie civile technocratique et administrative a pu se développer et acquérir un segment de pouvoir non négligeable. Cette situation a provoqué le développement du clientélisme, érigé en modalité de régulation du politique. Le pouvoir algérien ne s'est pas appuyé exclusivement sur la violence politique et l'arbitraire. Il a mis en branle des mçcanismes de légitimation symbolique qui lui ont permis de construire son autorité et ceci grâce à la diffusion d'un certain nombre de principes idéologiques et politiques (Cf. Supra). Ainsi s'était-il présenté, dès l'indépendance, comme le détenteur de la légitimité historique et la seule expression politique de la société. Il a réussi, peu ou prou, à canaliser les divers intérêts catégoriels de la société en proportion de leur importance dans la société sans qu'il leur soit permis toutefois de s'exprimer en dehors des canaux contrôlés par le pouvoir (F.L.N., U.G.T.A., armée, A.P.N., administration, etc.). Les 272

responsables politiques du pays avaient dès le départ, présenté le secteur d'Etat comme le seul capable de réaliser le développement économique et la modernisation et de pallier les défaillances d'un secteur privé quasi inexistant. Mais loin d'être un véritable secteur public, il était soumis à la tutelle politique et administrative et à la prédation des groupements d'intérêts. Ces derniers s'étaient constitués à l'intérieur des structures officielles, se présentant sous diverses formes: courants politiques et idéologiques, couches sociales aux intérêts matériels, réseaux familiaux et clientélistes bénéficiant de situations de rentes, etc. Mais tous ces groupes, plus ou moins organisés dans des réseaux informels, ne contestaient nullement l'autorité de l'Etat. Au contraire, ils appartenaient à des clientèles différentes qui prennent leurs sources dans les différents centres de pouvoir. Les divers courants politiques et les différentes forces sociales et idéologiques qui avaient formé le bloc du pouvoir, au lendemain de l'indépendance, se sont donc progressivement constitués en clientèles politiques. Ils se sont vite livrés à une compétition, pour les postes et les richesses matérielles, qui a rapidement fait perdre au système son efficacité. Parce que ces luttes clientélistes trouvèrent dans le secteur public un terrain de prédilection l'autorité de l'Etat fut obstruée et les blocages institutionnels, politiques, administratifs et techniques aggravés. D'où l'exacerbation des mécontentements populaires, après des années de frustrations accumulées par tous ceux qui étaient exclus d'un système qui n'a pas su longtemps occulter la terrible inefficacité de son administration et de son économie. Ainsi d'une part, le secteur étatique évoluait dans un contexte où les conditions socio-politiques du pays ne permettaient guère de faire émerger un véritable secteur public efficace. D'ailleurs, des hauts responsables politiques et administratifs, attachés à la défense de ce secteur, possédaient d'importantes fortunes personnelles grâce aux détournements des biens publics, tandis que les couches sociales salariées du secteur qui participaient au financement de ses déficits chroniques voyaient leur pouvoir d'achat baisser et leurs conditions sociales se détériorer (Cf. notre Chapitre III). Déficitaire, soumis à la tutelle administrative, le secteur étatique seIVait les intérêts des groupes au pouvoir. D'autre part, les biens (et pouvoirs) publics sont «privatisés», détenus par des groupes d'intérêts et des réseaux clientélistes, ce qui empêche le secteur public d'être rentable et de créer une véritable dynamique productive et redistributive. En outre, le pouvoir s'appuyait sur l'étatisation d'une économie monoexportatrice et distributive (Cf. Chapitres II et III) pour étouffer toute vélléité d'autonomie politique de la société et toute démocratisation de la vie publique. La bureaucratie a joué à cet égard un rôle néfaste. Elle a bloqué toute possibilité de développement d'une économie dynamique et productive. Et elle a utilisé les réseaux clientélistes pour l'accumulation de richesses improductives. L'accès à ces richesses sociales impliquait son allégeance au régime et à l'un des réseaux c1ientélistes dominants qui assuraient à leurs protégés des licences d'importation, des autorisations de commerce, des locaux appartenant à l'Etat, des marché fructueux, des postes dans l'administration, etc. Au lieu d'être soumise à une logique de surproduit, de rentabilité économique et de s'appuyer sur une dynamique créative, l'économie soumise à une logique administrative et rentière devait seIVir les intérêts matériels des clientèles qui la composent et les intérêts politiques du pouvoir. 273

L'autorité de l'Etat était fréquemment bloquée par les conflits permanents qui opposaient des courants concurrents. Des compromis globaux étaient généralement atteints, mais leur application effective se heurtait au jeu de marchandages, aux lenteurs d'application qui exprimaient la volonté des différentes clientèles de tirer le maximum de profit des projets lancés, des postes économiques ou administratifs créés, etc. L'autorité de l'Etat, et le fonctionnement du système économique et administratif s'en trouvaient paralysés, voire asphyxiés. A cet égard, la crise qui a éclaté au grand jour en octobre 1988 était inscrite de longue date dans les structures constitutives du système. Et les émeutes ont précipité le processus de recomposition du régime entamé depuis l'accession au pouvoir du Président Chadli Bendjedid. Les réformes institutionnelles ont été initiées par la présidence car attentive au jeu d'équilibre des réseaux concurrents, elle est le lieu où les intérêts globaux du régime sont les mieux perçus. Leur objectif est très certainement le maintien par le régime actuel du pouvoir, même si c'est au prix d'un recentrage et d'une recomposition excluant les éléments incompatibles avec la nouvelle donne politique et sociale. Les conflits actuels au sein de l'appareil d'Etat et de l'appareil partisan reflètent d'ailleurs la résistance de certains courants aux mutations en cours. Limiter les effets néfastes du régime précédent (clientélisme, corruption, abus de pouvoir, bureaucratisation excessive, gâchis économiques, etc.) et ancrer l'autorité dans un système de pouvoir fondé sur des institutions dont on escompte qu'elles garantissent le consensus et la stabilité, ce sont les objectifs des réformes institutionnelles introduites après l'explosion d'octobre 1988.

"

274

CONCLUSION DU CHAPITRE IV Les émeutes d'octobre 1988 ont provoqué un terrible séisme politique qui a ébranlé tout l'édifice institutionnel, politique et idéologique de l'Etat-F.L.N. La crise de la légitimité historique -qui a été depuis l'indépendance, au fondement de l'autorité politique- est profonde. Le relatif consensus social -qui a fonctionné grâce au volontarisme étatique en matière de construction nationale et d'édification d'une économie distributive pennise par la rente énergétique et le crédit intemational- est remis en cause. L'incapacité du système productif et de la stratégie d'industrialisation à créer les conditions favorables de l'émergence d'une économie productive dynamique (Cf. notre Chapitre III) expliquent en partie cette crise. D'autres facteurs explicatifs existent également: notamment la faiblesse des forces sociales et des groupes d'intérêts économiques et politiques autonomes vis-à-vis de l'Etat, et la prédominance d'un système politico-administratif monolithique et fortement centralisé. Il y a aussi la défaillance d'une véritable culture démocratique au sein de la société civile provoquée par la bureaucratisation, le monopartisme, le clientélisme et l'autoritarisme du régime. Aujourd'hui, le paysage politique et culturel connaît un profond remodelage grâce aux réfonnes constitutionnelles initiées par la nouvelle équipe de Bendjedid et grâce à la naissance du multipartisme. Mais d'autres périls guettent cette société algérienne tiraillée entre d'un côté de nouvelles tentations populistes et islamistes et de l'autre, l'approfondissement des fragiles acquis démocratiques afin de réussir l'indispensable transition vers l'Etat de droit. Le prochain chapitre aura précisément pour objet d'analyser les conséquences sociales de la crise, l'ampleur et la signification des réfonnes en cours et les perspectives d'évolution de l'Etat et du système politique.

275

NOTES DU CHAPITRE IV (1)

David EASTON, Analyse du système politique, Paris, 00. Annand Colin, 1974, écrit page 265 : "Tout groupe dirigeant qui a eu l'audace de rassembler les prérogatives pour lui-même ou d'infliger des privations à d'autres doit s'identifier à un principe acceptable pour la Communauté comme justification de son exercice du pouvoir. De tels principes doctrinaux sont appelés principes de légitimité. Leur fonction est d'établir l'autorité comme distincte du pouvoir pur et simple". Cf. également Bertrand BADIE et Jacques GERSTLE, Lexique de sociologie politique, Paris, P.U.F., 1979, ou encore: Le Traité de science politique, en 4 vol., Paris, P.U.F., 1985, dirigé par Madeleine GRA WITZ et Jean LECA.

(2)

Mohamed Tahar BENSAADA, Le régime politique algérien, De la légitimité historique à la légitimité constitutionnelle, Paris, Anfass, 1989, p. 11.

(3)

Charles-Robert AGERON, P.U.F., 1974, p. 98.

(4)

M.T.L.D. : Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques. Cf. notre chapitre I, Section II, ~ III.

(5)

Mohamed HARBI, Le FLN. Afrique, 1980, p. 302.

(6)

Mohamed Tahar BENSAADA, Le régime politique algérien, op. cit., p. 46.

(7)

Charles-Robert AGERON, Histoire de l'Algérie contemporaine, op. cit. p.100.

(8)

«Il s'agit pour le F.L.N. de substituer à l'ordre colonial un nouvel ordre, d'opposer aux structures de l'Etat colonial, celles d'un Etat national menant une guerre de libération» : Slimane CHIKHI, l'Algérie en armes, Alger, O.P.U., 1981, p. 242.

(9)

Cf. Mohamed Tahar BENSAADA, Le Régime politique algérien, op. cil., pp. 27 à 32. Cf. également Mohamed BEDJAOUI, La Révolution algérienne et le Droit, Bruxelles, Ed. de l'A.U.D. (Association internationale des juristes démocrates), 1961.

Histoire de l'Algérie contemporaine,

Paris,

mirage et réalité, Paris, éd. Jeune

(10) Mohamed BEDJAOUI, La Révolution algérienne et le Droit, Ed. de l'Association internationale des Juristes démocrates, Bruxelles, 1961, p.95.

276

(11) «Ecoles de cadres, services sanitaires, corps de ttansmission, commissions politiques, services sociaux, constituent des rouages spécialisés de l'A.L.N.». Mohamed BEDJAOUI, op. cit., p. 53. (12) Cf. Mohamed BARBI, Le FLN. Afrique, 1980, p. 293.

mirage et réalité, Paris, éd. Jeune

(13) Cf. Mohamed HARBI, op. cit. pp. 311-312. (14) Cf. notamment Bertrand BADIE et Jacques GERSTLE, Lexique de sociologie politique, Paris, P.U.F. 1979, p. 85. (15) Maurice DUVERGER a écrit que «Le parti unique a pour but de forger des élites nouvelles, de créer une classe dirigeante neuve, de réunir et de f01mer les chefs politiques aptes à organiser le pays» : Les Partis politiques, Paris, A. Colin, 1951, p. 286. (16) Dès sa proclamation du 1er novembre 1954, le F.L.N. affirmait clairement sa vocation étatique en se proposant comme objectif l'indépendance nationale «par la restauration de l'Etat algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes islamiques». Cf. textes fondamentaux du F.L.N. (1954-1962) Ministère de l'Information et de la culture, Alger, 1979, p. 6. (17)'

Cf. Hocine AHMED, L'affaire Mécili, Paris, Ed. La Découverte, 1989.

(18) Cf. Mohamed BARBI, Le FLN. Mirage et réalités, op. cit. (19) L. ADDI, «L'Algérie, la démocratie et la gestion du politique», in Nouvel Hebdo n° 19 - 1ère année, Alger, novo 1990, p. 24. Cf. Emile DURKHEIM, La Division sociale du travail, Paris, P.U.F., 1960. Et sur la distinction holisme-individualisme : Cf. Louis DUMONT, Homo Aequalis, Gallimard, 1977 et Essais sur l'individualisme, Paris, Le Seuil, 1982. (20) Lahouari ADDI, «L'Algérie, la démocratie et la question du politique», in Nouvel Hebdo, Alger, n° 20, 1ère année, 7 au 13 novembre 1990, p.25. (21) F.L.N.,Charte

Nationale, 1976, Alger, p. 24.

(22) Idem, p. 93. (23) Textes fondamentaux du FLN. (1954-1962). Ministère de l'Information et de la Culture, Alger, 1979, p. 65.

277

(24) Cf. citation précédente de la Charte Nationale, p. 24. (25) Charte Nationale, op. cit. p. 27. (26) «Le socialisme, en Algérie, ne procède d'aucune métaphysique matérialiste et ne se rattache à aucune conception dogmatique étrangère à notre génie national. Son édification s'identifie avec l'épanouissement des valeurs islamiques qui sont un élément constitutif fondamental de la personnalité du peuple algérien». EL.N., Charte Nationale, Alger, 1976, p. 23. (27) J. LECA et J-c. VATIN, L'Algérie politique - Institutions et régime, Paris, P.EN.S.P., 1975, p. 13. (28) L'article 85 de la Constitution de 1976 stipulait: "Les Moudjâhidîn et leurs ayants-droits sont l'objet d'une protection particulière de l'Etat. La garantie des droits intrinsèques des Moudjâhidîn et de leurs ayants-droits et la sauvegarde de leur dignité sont une obligation de l'Etat et de la société" . (29) Lahouari ADDI, «L'Algérie, la démocratie et la question du politique», in Nouvel Hebdo, n° 19 - 1ère année, Alger, 31/10 au 06/11 1990, p.24. (30) Lahouari ADDI, «L'Algérie, la démocratie et la question du politique», op. cit., p. 24. (31) Cf. Jürgen HABERMAS, L'espace public, Paris, Payot, 1977. (32) L. ADDI «L'Algérie, la démocratie et la question du politique», op. cit., p. 25. (33) Déclaration de H. Boumédienne, Président du Conseil de la Révolution, le 5 juillet 1965, in Discours du Président Boumédienne, tome 1, p. 21, citée par M.T. BENSAADA, op. cit., p. 59. (34) Cf. M.T. BENSAADA, op. cit., pp. 59 à 64. (35) Le Décret n° 66-140 du 2 juin 1966 a établi la liste de ces emplois. (36) Ordonnance du 13 mai 1969 portant organisation du statut de la magistrature. (37) Jean LECA et Jean-Claude VATIN, L'Algérie politique - Institutions et régime, Paris, P.F.N.S.P., 1975, p. 116. (38) LECA et VATIN, op. cit. pp. 119-126 (39) «Dne fuite des cadres semblait même acceptée avec philosophie par les 278

responsables, quand elle n'était pas indirectement encouragée en direction des secteurs administratifs ou économiques» : Jean LECA et J.e. VATIN, op. cil., p. 98. (40) Mohamed Tabar BENSAADA, Le régime politique algérien, Paris, éd. ANFASS, 1989, p. 64. (41) Jean LECA et Jean-Claude VATIN, L'Algérie politique. - Institutions et régime, Paris, P.F.N.S.P., 1975, p. 103. (42) T.M. BENSAADA, op. cit., p. 67. (43) DERSA/CEDETIM,

L'Algérie en débat, Paris, Maspéro, 1981, p. 179.

(44) Bernard CUBERTAFOND, L'Algérie contemporaine, Paris, P.U.F., 1981, p. 39. (45) El Moujahid, 24.11.1988, cité par M.T. BENSAADA, op. cil., p. 69. (46) El Moujahid, 25.10.88, cité par M.T. BENSAADA, op. cil., p. 70. (47) M.T. BENSAADA, op. cil., p. 71. (48) Jean LECA et Jean-Claude VATIN, op. cit., pp. 49 à 51. (49) Jean LECA et Jean-Claude VATIN, op. cit., p. 69. (50) M.T. BENSAADA, op. cit., p. 76. (51) M.T.

BENSAADA, op. cit., p. 77.

(52) Abdelkader YEFSAH, Le processus de légitimation du pouvoir militaire et la construction de l'Etat en Algérie, Paris, Anthropos, 1982, pp. 91 et 92. (53) J. LECA et J.C. VATIN, op. cil., p. 76. (54) Cf. M.T. BENSAADA, op. cil., pp. 72 à 85 et Ammar KOROGHLI, Institutions politiques et développement en Algérie, Paris, L'Harmattan, 1988, pp. 147 à 156. (55) M.T. BENSAADA, op. cit., p. 84. (56) Jean LECA et Jean-Claude VATIN, op. cit., p, 60. (57) M.T. BENSAADA, Le régime politique algérien, op. cil., pp. 86-87 (58) F.L.N., Charte Nationale, 1986, «Les Assemblées populaires communales constituent les cellules fondamentales de l'Etat. Elles reflètent 279

l'esprit de la démocratie populaire et concrétisent la décentralisation» p. 100. En ce qui concerne les AP.W., la Charte rappelle qu'elles «constituent un instrument fondamental de l'exercice du pouvoir populaire par leur participation directe à l'élaboration des plans de développement et au suivi de leur exécution» (p. 99). (59) La Charte de Wilaya indique en effet: «Représentant du pouvoir central ; c'est-à-dire du Gouvernement et de chacun des Ministres, le Wali est seul dépositaire de l'autorité de l'Etat dont l'unité ne peut s'accomoder d'une confusion des responsabilités». F.L.N., Charte de la Wilaya, p. 19; citée par M.T. BENSAADA, op. cit., p. 92. (60) Jean LECA et Jean~Claude VATIN, op. cit., pp. 224 et 225. (61) Cf. Mohamed HARBI, Le FLN. - Mirage et réalité, op. cit., et «Vers l'armée de métier», Les Temps Modernes, n° 375 bis, octobre 1977. Cf. également Mohamed TEGDIA, L'Algérie en guerre, Algérie, OPU. (62) M.T. BENSAADA, Le régime politique algérien, op. cit., p. 97. (63) Pour William ZARTMAN: «Dn principe fondamental de la doctrine militaire professionnelle est de reléguer toute identité entre l'armée et le peuple au niveau abstrait de la «volonté générale» et de réduire l'effet des origines sociales par l'organisation militaire. Une partie de la logique de l'organisation militaire est de couper les troupes des intérêts civils afin qu'elles acceptent les ordres de leurs officiers sans question: «L'Armée dans la politique algérienne», in Annuaire de l'Afrique du Nord, Paris, CRESM/CNRS, 1967, p. 277. Et l'article 24 des statuts du F.L.N. d'avril 1964 souligne que: «Le travail politique au sein de l'AP.N. se fait par le département politique de l'Armée directement contrôlé, par le bureau politique. La politisation de l'Armée doit tenir compte de ses conditions spécifiques notamment en ce qui concerne la discipline et l'unicité de commandement». (64) «Le coup d'Etat du 19 juin 1965, tout en balayant l'édifice institutionnel mis en place par A Ben Bella pour «parachever sa propre légitimité», n'avait pas donné naissance à un pouvoir exclusivement militaire car si le clan d'Oujda détenait effectivement les monopoles de la politique et de la violence, il était loin cependant d'obtenir «le monopole de la technicité et de l'efficacité» tant nécessaire à la construction de l'Etat (.. .). Le pouvoir militaire incarné par le clan d'Oujda fera donc appel à tous les technocrates, quelles que soient leurs origines sociales ou leurs passés politiques et leur confiera des postes importants au sein de l'appareil d'Etat». Abdelkader YEFSAH, Le Processus de légitimation du pouvoir militaire et la construction de l'Etat en Algérie, Paris, Anthropos, 1982, pp. 107 et 108. (65) M. T. BENSAADA, op. cit., p. 101.

280

(66) Cf. G. KONRAD et I. SZELENYI, La marche au pouvoir des intellectuels (le cas des pays de l'Est), Paris, éd. du Seuil, 1979. Ces deux sociologues hongrois analysent la technobureaucratie des pays d'Europe de l'Est comme une classe en fonnation dont la position serait détenninée non par la propriété des moyens de production -comme c'est le cas de la bourgeoisie en système capitaliste- mais par le rôle joué dans la redistribution de la plus-value. Ce n'est pas la maximisation de profit qu'elle poursuit, mais la maximisation de son pouvoir de redistribution. Elle prétend fonder la redistribution qu'elle opère sur un projet rationnel de société. Monopolisant un savoir qui n'est pas seulement technique mais aussi et fondamentalement téléologique, la technocratie correspond à une intelligentsia. (67) Cf. Max WEBER, - Le savant et le politique, Paris, D.G.E., 1959. - Economie et société, Paris, Plon, 1971. - L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1967. Cf. également: Claude LEFORT: «Qu'est-ce que la bureaucratie ?», in Eléments d'une critique de la bureaucratie, Genève, Lib. générale DROZ, 1971. (68) Cf. Gérard Gauthier de VILLERS, L'Etat démiurge - Le cas algérien, Paris, L'Hannattan, 1987, pp. 172 à 177. (69) Gauthier de VILLERS, L'Etat démiurge, op. cit., pp. 175-177. (70) J. LECA et J.C. VATIN parlent, à propos de cet appareil d'Etat d'un «marché (politique) de substitution» : in L'Algérie politique: institutions et régime, Paris, P.F.N.S.P, 1975, p. 11. Cf. également Gauthier de VILLERS (auquel nous empruntons cette analyse de la «techno-bureaucratie») : «l'Etat et les classes sociales en Algérie à l'époque du Président Boumédienne», in Peuples Méditerranéens, na 27-28, avril-sept. 1984, pp. 207 à 232. (71) G. de VILLERS, art. précité, p. 225. (72) G. de VILLERS, «Etat et classes sociales en Algérie», op. cit. p. 216.

281

CHAPITRE

V

CRISE SOCIALE CHANG~MENTS POLITIQUES ET TRANSITION DEMOCRATIQUE

CHAPITRE V

- CRISE

SOCIALE, CHANGEMENTS

QUES ET TRANSITION DEMOCRATIQUE

POLITI-

INTRODUCTION A la faveur de la nouvelle Constitution de février 1989, votée après les émeutes d'octobre 1988, l'Algérie a mis fin au régime institutionnel du parti unique et s'est résolument engagée dans la voie du multipartisme. Le régime politique algérien va-t-il réussir à substituer à la légitimité symbolique et historique entrée dans une profonde crise depuis le début des années quatre-vingt avec l'échec de sa politique économique et sociale- une légitimité démocratique? L'Etat autoritaire et l'idéologie du nationalisme-populisme vont-ils définitivement céder la place à l'Etat de droit et au règne des libertés individuelles? Quels sont les obstacles à la réussite de la transition démocratique en Algérie? Quelle articulation le pays trouvera-t-il entre démocratie constitutionnelle et rationalité du marché, entre espace public et sphères privées? Quel sera l'attitude du mouvement islamiste -première force politique organisée dans le pays à bénéficier, de surcroît, d'un véritable ancrage social -vis-à-vis de la question démocratique? Et d'une manière générale, quelles sont les perspectives d'évolution politique et sociale de ce pays, déchiré entre la tentation islamiste et l'avènement d'une nouvelle ère de démocratie? Ce sont là quelques unes des questions que nous aborderons dans ce dernier chapitre de l'ouvrage. La Section I du présent chapitre sera consacrée à l'examen de l'ampleur des réformes institutionnelles et politiques en cours. Ce qui permet de prolonger l'analyse de l'évolution du système politique algérien, entamée dans le chapitre précédent. Il est également nécessaire d'aborder la composition nouvelle du paysage politique qui traduit un pluripartisme à l'algérienne (principaux partis en compétition actuellement dans la perspective des prochaines élections législatives). Une place importante sera consacrée évidemment à l'analyse des premières grandes élections démocratiques du pays depuis l'indépendance: celles du 12 juin 1990. La percée électorale du Front islamique de Salut (F.I.S.) aux élections pour le renouvellement des Assemblées Populaires Communales (A.P.e.) et des Assemblées Populaires deWi/aya (A.P.W.), du 12 juin 1990, a mis en évidence l'importance de la dimension islamiste dans la recomposition en cours dans le champ politique algérien. Cette percée électorale prouve que l'islamisme n'est pas un phénomène circonstanciel: il fait désormais partie de la sociologie politique de l'Algérie (et de tout le Maghreb). Dans ces conditions, tout débat sur la transition démocratique dans ces pays doit nécessairement en tenir compte. C'est la raison pour laquelle, nous consacrerons notre Section II à l'analyse du phénomène: ses origines, les différents courants qui le composent, ses types d'action, les thèmes centraux de son discours, etc. D'autre part, en mettant en rapport ce phénomène avec les modalités de la légitimation politico-religieuse de l'Etat, nous examinerons l'articulation en Algérie du champ politique et du champ religieux. Ensuite, nous nous interrogerons sur le rapport des islamistes à la transition démocratique en cours: faut-il les intégrer dans les circuits politiques et institu285

tionnels ? Menacent-ils les fondements de la jeune démocratie algérienne? Et plus fondamentalement, l'islamisme est-il compatible avec la modernité? etc. La Section III sera consacrée à une synthèse de toutes les données précédentes qui nous permettra de proposer une analyse des fondements théoriques et de la nature du pouvoir algérien à la lumière des changements institutionnels et politiques introduits notamment par la Constitution de février 1989 et initiés par la nouvelle équipe présidentielle: la notion de néo-patrimonialisme est-elle pertinente pour caractériser le régime algérien? Quelle est la place et la fonction des élites dans le système politico-administratif? Comment contribuent-elles à sa reproduction? Quelles relations entretiennent-elles avec le pouvoir et quelles relations entretient ce dernier avec la société? Quel est l'impact de la crise économique et sociale sur la restructuration du système et sur la remise en cause des fondements du pouvoir précédent? Les changements sociaux et politiques qui affectent la société à l'heure actuelle vont-ils contribuer à conférer au régime une nouvelle configuration? Quelles sont, enfin, les conditions et les chances de succès de la thématique des droits de l'homme et des principes de l'Etat de droit dans la société algérienne d'aujourd'hui?

286

SECTION I : LA PRESIDENCE LES REFORMES POLITIQUES I

- Ampleur

et signification

DE CHADLI

politique

BENDJEDID

ET

des réformes

Avant d'aborder l'analyse des réformes adoptées par le nouveau pouvoir algérien dans la nouvelle Constitution de février 1989 et des bouleversements institutionnels et politiques survenus à la suite des sanglantes émeutes d'octobre 1988, rappelons brièvement quels ont été les principes qui ont guidé l'organisation du pouvoir politique jusque là (1). L'idée générale qui gouvernait l'idéologie officielle et l'organisation du pouvoir politique, surtout pendant le règne de Boumédienne, était que les différents mouvements sociaux -dont certains représentaient effectivement la base sociale sur laquelle s'appuyait le régime- ne devaient nullement se transformer en mouvements autonomes, ni que les différentes demandes que ceux-ci pouvaient formuler ne devaient se traduire par une formule politique incluant pluralisme politique et diversité des associations et des syndicats. En un mot, l'Etat de droit n'était pas considéré comme étant à l'ordre du jour en Algérie. Car l'unité nationale primait. Et si des intérêts particuliers et divers devaient exister, ils ne pouvaient s'exprimer que dans le cadre d'un régime politique fortement concentré où le parti et ses différentes organisations jouaient un rôle crucial d'encadrement et de contrôle. De cette idée générale découlaient toute une série de principes de fonctionnement d'un système politique qu'on peut aisément qualifier de monolithique et d'autoritaire. Tout d'abord, l'affirmation par la Constitution de novembre 1976 du rôle dirigeant du parti unique, dont la direction oriente la politique du pays, recrute les élus des assemblées nationales (fonction «législative»), communale et de wilayas. La fonction confiée au Président de la République, chef des armées et membre de la direction du Parti, consiste à arrêter, conduire et exécuter la politique générale de la Nation. Ces principes ont déjà été affirmés par de nombreux textes qui ont précédé la Constitution de 1976 : Congrès de la Soummam de 1956, programme de Tripoli de juin 1962, première Constitution de septembre 1963, Charte Nationale de 1976. Bien entendu la nouvelle Charte Nationale dite «enrichie», dernier grand texte idéologique adopté par le Parti lors de son congrès extraordinaire de 1985 et ratifié par référendum en janvier 1986, a également réaffirmé ces principes du gouvernement par le parti unique. Le deuxième principe est celui de l'unité du pouvoir d'Etat: ni l'Assemblée, ni le gouvernement, ni le Président, ni les juges ou tout autre organe institutionnel, ne pouvaient être dotés d'une volonté politique propre légitimant un conflit entre eux. En outre, la magistrature suprême de l'Etat et la direction du Parti sont quasiment confondues: le Bureau politique du Parti apparaît comme une sorte de supergouverment composé, sous l'autorité du Président et Secrétaire général, des plus importants ministres et des responsables des grands appareils, au premier rang desquels l'armée. Quant au gouvernement, il était un organe d'exécution, et le secrétariat permanent du Comité central était chargé de suivre l'application des décisions et du programme du Parti. Le Parti jouait donc un rôle important de recrutement et de contrôle. D'ailleurs toutes

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les élites n'émergeaient pas de ses rangs; mais quand elles s'affirmaient, en provenance soit de l'armée, de la haute administration ou d'autres canaux, elles devaient immanquablement devenir membres importants du Parti, sans même avoir de rapport avec sa base. Autre principe d'organisation du pouvoir: c'est la réunion sur une même tête des magistratures suprêmes civiles et militaires. Le Chef de l'Etat devait être en mesure de contrôler l'armée après avoir eu son approbation, comme ce fut le cas lors du décès le 27 décembre 1978 de Houari Boumédienne et de la désignation, le 31 janvier 1979, du Colonel Chadli Bendjedid comme candidat à la présidence de la République. L'armée était de surcroît la seule institution à bénéficier d'une autonomie au sein du parti. L'hégémonie de l'idéologie, des orientations et des textes fondamentaux du parti imposait une vassalisation des «organisations de masse» composées de syndicats, d'associations de femmes, de jeunes, de paysans, etc. Cette règle, imposée par M. Khider alors à la tête du Parti lors du congrès de l'u.G.T.A. (Union Générale des travailleurs algériens) de 1962, fut officialisée aux congrès du Parti de 1964 et de l'U.G.T.A. de 1965 ; elle figurait dans les statuts du Parti de juin 1980. Dans ce cadre, une vision particulière de la représentation politique s'exprime. Les hautes instances de l'Etat et du Parti produisent en quelque sorte l'intérêt général et représentent le corps social tout entier rassemblé. Elles sont relayées par les élus des assemblées populaires et par les membres ordinaires du gouvernement qui sont chargés de mettre en œuvre les choix fondamentaux, ce qui implique un certain pouvoir d'amendement. Les permanents des organisations de masses sont chargés de transmettre aux représentants politiques les diverses demandes et sollicitations en provenance de la base. Ils doivent inscrire ces demandes dans la fidélité aux idéaux et projets de la nation et du parti: leur mission est donc aussi de contrôler la base, tout en gardant sa confiance pour ne pas perdre toute crédibilité. Même les représentants des intérêts professionnels, qui ont le droit de se comporter éventuellement en groupes de pression afin de faire connaître leurs exigences, sont soumis au contrôle du Parti et ont avantage à bénéficier d'un soutien solide au niveau des hautes instances (2). Mais le F.L.N. n'était pas un vrai parti politique susceptible de créer une dynamique sociale, parce que le système de pouvoirs mis en place depuis l'indépendance était incompatible avec l'idée de parti comme structure réunissant des citoyens ayant les mêmes sensibilités politiques et la même perception des tâches à accomplir pour résoudre les problèmes de leur pays, après confrontation, libre et consciente, de plusieurs programmes politiques. Le système institutionnel fonctionnait sans partis; il articulait l'administration et l'armée, ce qui a provoqué la coupure irrémédiable entre l'administration et son environnement social, entre le pouvoir et la population. Le recrutement du personnel politico-administratif, c'est-à-dire la reproduction de la classe dirigeante, plutôt que de se faire sur la base des virtualités qui s'exprimaient dans le Parti, se faisait dans les coulisses de la grande administration sur la base du clientélisme qui n'attire pas forcément les plus compétents. C'est une administration d'Etat et non un Etat politique soutenue par une administration qui a été mise en place depuis l'indépendance. Au lieu et place de l'Etat politique, il a été érigé l'Etat administratif coupé de la population et fonctionnant sur un système d'allégeances à des réseaux de clientélismes. 288

Le début des années quatre-vingt a connu une agitation sociale sans précédent qui allait bouleverser le paysage politique en Algérie et provoquer la réfonne de l'ancien ordre qui assurait jusque là une certaine stabilité au régime: agitation berbèriste de 1980, grèves ouvrières, montée de l'islamisme avec ses manifestations souvent violentes et parfois ses «maquis», émeutes urbaines notamment en 1986 à Sétif et Constantine, culminant par la révolte d'octobre 1988, sauvagement réprimée. La première phase de la présidence de Chadli Bendjedid fut marquée par la libération des prisonniers politiques, l'ouverture des organes de direction du parti et l'annonce d'une nouvelle politique économique. Mais le mois de juin 1980, avec la tenue du Congrès extraordinaire du F.L.N., il y eut renforce.ment du bureau politique du Parti, devenu le principal organe du gouvernement au plus haut niveau. En outre, pour donner plus de liberté d'action au président, le contrôle du gouvernement, des secteurs-clefs de l'administration, particulièrement la police, et des sociétés nationales fut renforcé. L'émeute d'octobre 1988 a incontestablement marqué un tournant dans la vie politique: les profondes réformes qui s'en suivirent sont inédites dans l'histoire de l'Algérie indépendante. Comme est inédite la rapidité de réaction du régime au défi lancé par la rue : mais cela tient au fait que les débats, commencés pratiquement avec le décès de Boumédienne, étaient très avancés au sein de la direction du Parti et des élites, notamment à propos des restructurations du secteur public et de la réorientation de la politique économique. Cette prise de conscience de la fragilité de l'ancien ordre politique et de la nécessité des réfonnes en prodondeur tient principalement à la révolte sociale, mais également au changement générationnel : la majorité absolue de la population actuelle n'est pas née en 1962 et les jeunes n'ont pas été forgés à la mémoire historique de la «lutte héroïque du Parti pour l'indépendance». En revanche, ils attendaient tout des promesses de cet Etat démiurge qui, en imposant son emprise sur la société au nom de l'unanimisme et des impératifs catégoriques de l'indépendance nationale et du développement autocentré, prétendait leur garantir, le plus rapidement possible, l'accès aux biens de consommation, d'éducation, de santé, de logements et d'emplois. C'est donc la conjugaison de deux facteurs essentiels, la crise de cet «Etat providence» d'un genre particulier, d'une part et la crise de la légitimité historique du pouvoir politique, axée sur le capital symbolique issu de la guerre de libération nationale, d'autre part qui expliquent la déliquescence des rapports politiques et sociaux, la perte de confiance dans les dirigeants et l'ampleur de la rébellion sociale. Les jeunes algériens n'ont donc pas été forgés à l'idéologie tiersmondiste et nationaliste; pour eux l'indépendance de l'Algérie est une donnée quasiment naturelle, ils ne prêtent pas une attention ou une importance particulière aux conditions difficiles et traumatiques dans lesquelles s'était déroulée la guerre d'indépendance, ni aux profondes séquelles, humaines, sociales, politiques, culturelles de plus d'un siècle de colonisation et donc aux terribles défis lancés à l'Algérie indépendante, qu'on ne peut relever ni facilement ni rapidement. En revanche, ces jeunes sont frustrés, impatients, non soumis à l'idéologie officielle: ils acceptent donc difficilement le contrôle culturel et social. En outre immergés dans le mode de vie occidental, ils sont enclins à comparer plus facilement et plus rapidement l'opulence de l'Europe à leur modeste niveau de vie et leur régime politique autoritaire, monolithique, ne 289

tolérant ni liberté d'expression, ni de libre circulation, aux havres des démocraties occidentales. De surcroît, le clientélisme, l'entrecroisement des .solidarités régionales, familiales et politiques, le développement du népotisme administratif et des multiples réseaux de patronages verticaux orientés vers l'acquisition de bénéfices et de prébendes de toutes sortes, etc. ajoutent à la frustration de ceux, nombreux, qui sont exclus du système et accroissent le désintérêt généralisé pour la chose publique et l'apathie au détriment du militantisme et de l'engagement civique. Face donc à ce qu'on peut appeler une véritable désarticulation entre l'Etat et la société civile, face à cette crise de la représentativité qui ont généré une certaine déperdition de pouvoir, et surtout face aux émeutes qui ont failli sérieusement menacer les assises des autorités en place, la réaction du pouvoir de Chadli Bendjedid fut si rapide et si profonde qu'il n'est pas exagéré de parler de l'amorce d'une véritable métamorphose de la république avec l'adoption par référendum le 23 février 1989 d'une nouvelle Consitution. Les émeutes d'octobre 1988 précipitèrent le processus: les responsables furent changés rapidement. Dès le 29 octobre 1988, Chérif Messadia fut remplacé comme responsable du secrétariat permanent du Parti par A. Mehri, ancien ambassadeur à Paris et membre éprouvé de la génération du premier novembre. De nombreux responsables militaires furent changés entre octobre et décembre; un nouveau gouvernement fut constitué au début du mois de novembre sous la direction de Kasdi Merbah, ancien ministre et ancien responsable de la sécurité militaire qui fut lui-même remplacé en septembre 1989 par un proche du Président Chadli, Mouloude Hamrouche. Mais bien plus significatif fut la réforme du système en lui-même: le référendum du 3 novembre 1988 adoptait un premier projet de réforme constitutionnelle, prévoyant notamment la responsabilité du Chef du gouvernement devant l'Assemblé Nationale Populaire. A la fin de novembre 1988, le VIe congrès du F.L.N. élisait A. Mehri secrétaire général du Parti, ce qui est une remise en cause d'un des principes fondamentaux du régime. Après la réélection pour cinq ans du Président Chadli Bendjedid, le 22 décembre 1988, la Constitution de février 1989, adoptée par 73 % des suffrages (le taux de participation étant de 79 %), remettait fondamentalement en cause les anciennes structures et institutions par lesquelles la vie publique fut organisée, maintenue, symbolisée et légitimée jusque là. La nouvelle Constitution est en effet allée beaucoup plus loin que les projets antérieurs, qui maintenaient le système du Parti unique: elle fait disparaître le Parti en tant qu'organe constitutionnel exerçant la fonction politique. Ses textes cessent d'inspirer les principes fondamentaux de l'Etat; l'option socialiste ne figure plus dans la Constitution. De même le droit de créer des associations à caractère politique est pleinement reconnu, comme est garanti la défense individuelle ou associative des droits fondamentaux de l'homme. La Constitution affirme également le principe de la séparation des pouvoirs, l'établissement d'un Conseil Constitutionnel et la garantie de la propriété privée. Ainsi cette option démocratique montre que les pouvoirs publics, les élites et les mouvements sociaux appellent de leurs vœux l'instauration formelle d'une société civile où les groupes politiques et sociaux peuvent être reconnus sans avoir besoin de l'aval du Parti ou de la bureaucratie.

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II

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Le multipartisme

algérien

La Constitution du 23 février 1989 et la loi du 5 juillet 1989 relative aux associations à caractère politique (Cf. annexe à ce paragraphe) ont créé les conditions juridiques qui vont très certainement permettre à l'Algérie d'amorcer une nouvelle phase de son histoire indépendante: accéder à l'Etat de droit. En effet, un projet de société politique fondé sur des principes radicalement différents de ceux qui avaient prévalu depuis l'indépendance du pays se dessine qui permet de substituer au populisme et à l'autoritarisme du régime précédent la reconnaissance légale des conflits et du pluralisme démocratique. L'enjeu de cette transition démocratique réside dans l'approfondissement des réformes constitutionnelles initiées par le haut et provoquées par des contestations diverses venues de la société depuis le début des années quatrevingt qui ont culminé avec les sanglantes émeutes d'octobre 1988. L'objectif étant de casser définitivement le monopole du commandement de la société par le «triangle» Armée-Etat central-F.L.N. et d'empêcher le retour non seulement du populisme autoritaire mais également des pratiques de la bureaucratie et du clientélisme qui avaient caractérisées les relations économiques et politiques dans la phase précédente. L'enjeu réside également dans la nature et le rythme des réformes économiques afin de réussir l'indispensable restructuration d'un appareil productif peu générateur de surplus et qui avait engendré d'énormes gaspillages sans permettre la réalisation d'une économie autocentrée et autosuffisante. Une autre finalité essentielle de ces réformes est de créer les conditions politiques et culturelles pour endiguer les tendances au retour en force d'un populisme autoritaire de type nouveau: l'islamisme. Cela dépendra évidemment de l'attitude des islamistes eux-mêmes dont les réactions ne sauraient être prévisibles in abstracto, sur l'unique base de leurs discours et de leurs demandes incantatoires d'application stricte de la sharî'a. Sont-ils définitivement gagnés aux vertus du légalisme et du processus démocratique ou bien en revanche leur participation au jeu institutionnel n'est-elle que pure tactique pour s'emparer du pouvoir et, le moment venu, remettre radicalement en cause tous les acquis juridiques et politiques? Cela dépend pour une large part de la capacité de mobilisation des autres formations politiques démocratiques et progressistes et des diverses associations pour la défense des droits de l'homme, de la femme et des minorités culturelles. La transition démocratique est à peine entamée et les résistances au changement sont nombreuses. L'ancien régime avait cru que la solution pour industrialiser, salariser, scolariser, urbaniser la société et satisfaire les demandes de biens de consommation, de loisirs et de biens sociaux résidaient dans l'économie étatisée, la rente énergétique ou les investissements planifiés. Son modèle des «industries indsutrialisantes» a dramatiquement échoué: crise de l'agriculture et dépendance alimentaire, explosion démographique et marginalisation de la jeunesse, endettement et dépendance technologique, etc. De plus, pendant toute cette période, le régime avait fondé un relatif consensus social (ie. «légitimité par la demande sociale») sur l'interdiction du pluralisme politique et cru à la pennanence de ce contrat social implicite qui liait la société à l'Etat-F.L.N. L'incapacité du système socio-économique et politique à répondre aux nouveaux besoins économiques mais également aux sollicitations 291

culturelles et d'expression démocratique d'une jeunesse fort éloignée de la légitimité révolutionnaire issue de la guerre d'indépendance a brisé tout l'édifice institutionnel et politique de l'ancien régime et provoqué, l'amplification des conflits des différentes factions du pouvoir qui vont déboucher sur l'implosion du système politique. A partir de 1987, le Président Chadli Bendjedid va entamer une série de réformes du système du Parti unique et d'ouverture d'espaces de liberté et de pluralisme: une sorte de Pérestroi"ka à l'algérienne. Une Ligue algérienne des Droits de l'homme indépendante du EL.N., présidée par Me Miloud Brahimi, se constitue avec l'aval des autorités. La loi du 21 juillet 1987 libéralise en profondeur le régime des associations. Les émeutes d'octobre 1988 vont inciter à l'accélération des réformes: amendement de la Constitution qui introduit le conflit dans un système politique régi auparavant par la règle de l'unanimisme, notamment par la création d'un poste de Premier ministre responsable devant l'A.P.N. ; réforme des statuts du EL.N. pour abolir son monopole sur la vie politique et instaurer la séparation du Parti et de l'Etat ainsi que l'indépendance des «organisations de masse». Après sa réélection le 22 décembre 1988, Bendjedid annonce que l'année 1989 sera celle de toutes les réformes. En effet, une nouvelle Constitution est adoptée par référendum le 23 février 1989 : la référence au socialisme et au rôle dirigeant du EL.N. disparaît,les libertés d'expression, d'association et de réunion sont garanties sans restriction (art. 39), le droit de grève et la liberté syndicale sont rétablis (articles 53 et 54) et le droit de créer des associations à caractère politique (art. 40) ouvre la voie au multipartisme (codifié par la loi 89-11 du 5 juillet 1989 : voir annexe à la fin de ce paragraphe). En quelques mois, le paysage politique du pays a incontestablement été radicalement métamorphosé. Le nombre de partis agréés par le Ministère de l'Intérieur est impressionnant. Avec le EL.N., il existe dorénavant officiellement une vingtaine de formations politiques. Pour certains partis -tels le Front des forces socialistes (EES.) dirigé par Hocine Aït Ahmed, créé en 1963, le Parti de l'avant-garde socialiste (P.A.G.S.), créé en 1966, le Mouvement pour le renouveau algérien (MRA), créé en 1967, et le Parti socialiste des travailleurs- il s'agit d'une sortie de clandestinité. Pour d'autres, créés après 1989, il s'agit d'une reconnaissance légale après un long combat de lutte oppositionnelle: c'est le cas du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (R.C.D.) et du Front Islamique du Salut. Mais leur situation est fort contrastée. Le ELS. est incontestablement le plus influent et le mieux ancré socialement (Cf. notre analyse de l'islamisme algérien -Section 11- et des élections du 19 juin 1990 dans le prochain paragraphe de la présente section). Le EL.N. bénéficie évidemment de plusieurs décennies de monopole de la vie politique: organisation structurée, cadres nombreux, «organisations de masse» et syndicats sous son influence, présence dans tous les rouages de l'Etat, de l'administration, de l'armée, etc. Dans l'opposition démocratique et progressiste, seuls le F.F.S. et le R.C.D. qui ont atteint un degré de structuration interne assez poussé, disposent d'une base sociale importante, de cadres et d'intellectuels en bon nombre et sont les plus féconds et les plus dynamiques dans l'animation des débats, des meetings publics et des initiatives démocratiques en tous genres. Ils animent par ailleurs de nombreuses associations de femmes, de jeunes, de défense de la culture 292

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Kabyle, et sont actifs au sein des Ligues des Droits de l'homme. Mais ils sont divisés et se disputent le contrôle de la même base sociale. Si le P.A.G.S. dispose d'une organisation structurée à l'échelle nationale et de relais dans les syndicats, sa base sociale est étroite et il doit affronter les reproches d'athéisme (Proférés par les islamistes) et d'avoir été longtemps à la lisière du F.L.N. (Proférés par les opposants démocrates et progressistes). Le Parti social-démocrate (P.S.D.), créé en novembre 1988, regroupe bon nombre d'entrepreneurs et d'intellectuels mais ne dispose pas d'une base sociale imponante. Premier parti à avoir été agréé (16 août 1989) ; il est aussi le premier à avoir tenu un congrès (octobre 1989) alors que de nombreuses formations plus importantes n'ont pas encore organisé leur congrès ni désigné de bureaux politiques ou dégagé de programme politique. Quant au M.D.A (Mouvement pour la démocratie en Algérie), créé par l'ex-président de la République Ahmed Ben Bella le 1er novembre 1982 en Europe et qui a déposé sa demande d'agrément le 21 janvier 1990, son influence dépend étroitement du charisme et de la popularité de son leader. Son attitude vis-à-vis du F.LS. ou du F.F.S./R.C.D. voire du F.L.N. pourraient transformer profondément la vie politique algérienne. Le multipartisme algérien se caractérise toutefois par plusieurs lacunes. Certes, l'importance du pluralisme démocratique ne doit pas être sous-estimée (nombreux meetings, communiqués de presse, débats contradictoires, etc.). Mais, dans l'immédiat, certains aspects montrent à l'évidence que ce pluralisme gagnerait à être singulièrement enrichi, corrigé, approfondi. Ainsi, la démocratie interne dans la vie de nombreux partis est insuffisante. Plusieurs dirigeants n'ont pas été élus sur la base d'une confrontation entre plusieurs candidats: c'est le cas de Ben Bella (M.D.A), d'Aït Ahmed (F.F.S.), de Sadek Hadjerès (P.A.G.S.), d'Abbassi Madani (F.LS.), etc. Pour la plupart ces formations n'ont même pas encore tenu leur congrès constitutif ou défini leur programme sur la base d'une confrontation démocratique entre plusieurs courants ou tendances. Les autres formations qui ont tenu leur congrès ont quasiment reproduit certaines pratiques du F.L.N. : désignation à main levée des présidents (c'est le cas d'Abderrahmane Adjerid du P.S.D. et de Saïd Saâdi du R.C.D.). En outre, la postion du F.L.N. -qui n'est plus désormais le Parti unique mais demeure largement le Parti-Etat- ne facilite pas un véritable pluralisme démocratique. Le gouvernement est exclusivement composé de membres du F.L.N. L'Assemblée Populaire Nationale (AP.N.), élue en 1987, à l'époque où Chérif Messadia dirigeait le parti, n'a pas été dissoute et se caractérise par l'uniformité et le monopartisme. Le F.L.N. continue à être quasiment le seul bénéficiaire des subventions étatiques lui permettant d'entretenir 13 000 permanents rétribués. Il dispose d'un parc immobilier, de véhicules, de nombreux réseaux de clientèle dans l'administration, le secteur économique d'Etat, l'armée, etc. Il monopolise les quotidiens et magazines à gros tirages, etc. Les islamistes du F.I.S. posent des problèmes autrement plus graves à cette jeune démocratie: nous examinerons dans la Section II cette redoutable question. D'une manière générale, c'est une vie politique autonome, un véritable espace public démocratique que réclament dorénavant, pour l'Algérie, les forces sociales, les diverses associations pour l'émancipation de la femme, pour le

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pluralisme culturel, pour les droits des jeunes à s'exprimer librement, les divers syndicats de travailleurs ou de paysans, les associations professionnelles, les ligues des droits de l'homme, et surtout les dizaines de partis et d'organisations politiques qui soit viennent de voir le jour, soit ont recouvré le droit à l'expression après des décennies de clandestinité. Voici la liste des principaux partis politiques légalisés en Algérie (3) : 1°) Il Ya bien entendu le FLN. dont on a beaucoup parlé ici; on se contentera de faire quelques rappels. Créé le premier novembre 1954, le Front de Libération nationale occupe seul le pouvoir en Algérie depuis l'indépendance en 1962, jusqu'à ce jour. L'idéologie du F.L.N., est faite de nationalisme, de socialisme tiers-mondiste et de référence à l'arabisme et à la dimension islamique de la nation algérienne; il n'en reste pas moins que la modernisation du pays, dans le cadre d'une économie industrialisée et auto-centrée, a été l'option prioritaire du Parti et de l'Etat. Le 27 novembre 1989, le Congrès du F.L.N. a rassemblé 4 970 délégués, répartis selon les tranches d'âge de la manière suivante: 62 % pour la tranche 19 à 40 ans, 21,7 % (41 à 50 ans), 5,8 % (51 à 60 ans) et 1,1 % au-dessus de 60 ans. Le niveau scolaire était le suivant: 21 % d'universitaires et 48 % ayant un diplôme secondaire. Le F.L.N. dispose de deux organes officiels: El Moudjahid (quotidien) et Révolution Africaine (hebdomadaire). Deux hommes, le Président de la République Chadli Bendjedid et Abdelhamid Mehri, coordonnent cette énorme machine, qui depuis les denrières élections municipales et départementales (12 juin 1990) a beaucoup perdu de son influence dans le pays, mais garde néanmoins un enracinement social et idéologique certain. Le Comité central et le Bureau politique du Parti, les instances les plus importantes, sont composés respectivement de 261 et 15 membres. 2°) Le Front Islamique de Salut (F.I.S.), mouvement islamiste le mieux structuré, est de loin l'organisation la plus représentative à l'heure actuelle en Algérie: les dernières élections municipales et départementales l'ont clairement démontré. On consacrera plus loin une section au phénomène de l'islamisme en Algérie et bien entendu au F.I.S. et à ses leaders. Retenons simplement ici que le Front a été créé le 18 février 1989 à la mosquée Sunna de Bab el Oued. Légalisé le 16 septembre 1989, il est le premier mouvement (il n'est pas encore constitué, en attendant son premier congrès, en parti politique) islamiste à être reconnu officiellement dans tout le Maghreb, même si son confrère tunisien le M.T.I. (actuellement Ennahda) a une existence quasi-légale depuis une dizaine d'années, mais pas de reconnaissance officielle. Trois hommes président à son destin: Abbassi Madani (Cf. plus loin sa biographie) qui en est le président et le porte-parole, l'imam et tribun virulent Ali Belhadj qui est professeur de lycée et Zbda Benazouz. Leur organe est le bimensuel El Mounquid (Le Salvateur) qui paraît depuis le 5 octobre 1989. Il est bilingue (arabe-français) et tire à 120000 exemplaires. Leur programme peut se résumer aux points suivants (Cf. plus loin l'analyse plus approfondie du discours islamiste) : réislamisation de l'Etat et de la société, application graduelle de la Sharf'a (loi islamique)..

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Avec 70 % environ des voix obtenues aux élections municipales et départementales du 12juin 1990, les trois millions de patisans qu'il revendique, les 32 Wilaya (départements) qu'il contrôle dorénavant sur 48 que compte l'Algérie et la gestion des municipalités de toutes les grandes villes du pays, qui lui a été confiée par les électeurs (Alger, Oran, Constantine, Annaba, Sétif, Guelma, Tlemcen; à l'exception de Tizi-Ouzou, passée dans l'escarcelle du R.C.D. du Dr Saïd Saadi), le F.I.S. est désormais la principale force politique du pays. 3°) Le Rassemblement pour la culture et la démocratie (R.CD.) est un mouvement culturel berbèriste, dont les assises tenues les 9 et 10 février 1989 à Tizi Ouzou en Kabylie ont officialisé l'existence. Légalisé le 16 septembre de la même année, il organise son congrès constitutif les 15 et 16 décembre 1989 à l'issu duquel Saïd Saadi est reconduit dans ses fonctions de secrétaire général. Deux organismes de direction sont élus par les 1 100 délégués du Congrès: un Conseil national de 124 membres et un Comité exécutif composé de 19 secrétaires nationaux dont trois femmes. Sur l'échiquier politique, le R.C.D. proclame se situer au centre gauche. Deux axes majeurs constituent son projet de société: le devenir de la langue et de la culture berbères et la laïcité de l'Etat algérien. Il entend être la force centrale d'une social-démocratie résolument moderne Il dispose de quatre publications: l'Avenir (en français), Asalu (en berbère), Tajamou' (en arabe) et Chronique des deux rives (en français, en direction de l'immigration). Le R.C.D. a rapidement dépassé le cadre régional Kabyle pour devenir une force politique nationale présente dans la plupart des Wilayas et comptant plusieurs dizaines de milliers d'adhérents. Ses deux périodiques en arabe et en berbère, tirent à 50 000 exemplaires chacun. 40) Le Parti social-démocrate (P.SD.) dont les fondateurs annoncent la création dès le 2 mars 1989, mais qui n'est officiellement reconnu que le 16 août. Abderrahmane Adjerid, avocat au barreau d'Alger, en est le président. Politiquement, il se définit au centre: refus de la voie capitaliste et de la voie socialiste. Mais idéologiquement, il fait référence à un islam moderne. Son congrès constitutif, organisé les 12 et 13 octobre 1990 à Alger, s'est soldé par une crise et l'apparition de deux tendances. Aujourd'hui, la scission est consommée puisque chaque tendance vient à tenir son congrès: l'une à Tipaza (16 mars) et l'autre à Annaba (22 et 23 mars). Toutes les deux ont présenté des candidats séparés aux élections communales et départementales du 12 juin 1990. Le P.S.D. publie deux journaux : Le Progrès (en français) et alTaqadum (en arabe). Sa base est principalement constituée par des hommes d'affaires et des membres des professions libérales. 50) Le Front des Forces Socialistes (F.F.S.) a une longue histoire, puisqu'il a été créé le 29 septembre 1963 et s'était rapidement opposé à la politique du F.L.N., y compris au moyen de la lutte armée jusqu'au 16 juin 1965. Après une longue période d'inactivité et de clandestinité, il obtient sa légalisation le 20 novembre 1989 (demande d'agrément en septembre 1989). Ce mouvement a connu plusieurs crises qui l'ont affaibli et qui ont notamment divisé ses deux principaux fondateurs: Hocine Aït Ahmed et Hafid Yahia. C'est finalement Aït 295

Ahmed qui s'est imposé à la direction du mouvement. Une des grandes figures du nationalisme algérien, il est rentré en Algérie le 15 décembre 1989 après 24 ans d'exil. Ce parti réclame la dissolution de l'Assemblée Nationale Populaire, le report des élections pour que tous les partis puissent avoir le temps de s'organiser (le EES. a d'ailleurs boycotté les électieons du 12 juin 1990), et une totale liberté d'expression. Il reprochait au F.L.N. de contrôler tous les moyens d'information et réclame du temps et des moyens pour garantir toutes les conditions pour des élections d'une Assemblée constituante. L'organe d'expression du EES. est Libre-Algérie. S'il lutte pour la reconnaissance du tamazight, le EES. affIrme être un parti à vocation nationale. Il revendique un approfondissement permanent de la démocratie, le maintien d'un secteur d'Etat puissant, tout en encourageant le secteur privé et une culture fondée sur le pluralisme, l'idéal de tolérance et les objectifs de progrès. Il est pour la laïcité de l'Etat. 6°) Le Parti de l'Avant-garde socialiste (ex-Parti communiste algérien) (P.A.G.S.). C'est l'un des plus anciens partis actuellement présents en Algérie. En effet, dès les 17 et 18 octobre 1936 intervient la transformation de la Fédération algérienne du Parti Communiste Français en parti Communiste Algérien.(P.C.A.). Ce n'est que ta,rdivement (1956-1962) que le mouvement communiste algérien rejoignit la lutte de libération nationale, menée par le F.L.N. et avant lui, l'Etoile Nord-africaine de Messali Hadj (qui avait d'ailleurs adhéré au mouvement communiste, dans les années vingt, avant de s'en séparer (Cf. notre chapitre I». Entre 1963 et 1965 (date du coup d'Etat de Houari Boumédienne), le P.C.A. apporte son concours au gouvernement du président Ben Bella. En janvier 1966, il abandonne son sigle pour celui du P.A.G.S. et apporte son soutien au régime de Boumédienne. Il a déposé sa demande d'agrément le 13 août 1989. Peu influent, il est légalisé le 12 septembre 1989 ; son secrétaire général est Sadek Hadjérès. Il propose la formation d'un «Front National Démocratique» pour sortir l'Algérie de la crise. Il dispose de milliers de militants des couches moyennes et apporte un soutien critique au gouvernement et au EL.N. Son programme consiste évidemment à instaurer le communisme en s'appuyant sur «l'alliance stratégique de la classe ouvrière et de la paysannerie laborieuse». Son organe central est la Voix du Peuple (arabe et français). Alger Républicain se situe dans sa mouvance. 7°) Le Mouvement pour la Démocratie en Algérie (MD.A.) a organisé son congrès constitutif les 25 et 27 mai 1984 à Chantilly à partir des «Comités de soutien à Ahmed Ben Bella». Il est inutile de présenter son leader, l'ancien président de la République algérienne déposé par le coup d'Etat de Boumédienne du 19 juin 1965, Ahmed Ben Bella, dont on a longuement évoqué le règne (Chapitre II). On reviendra sur le programme politique et l'historique du M.D.A. dans notre section relative à l'islamisme en Algérie. En effet, le M.D.A. se réclame d'une certaine lecture politique de l'islam et son leader a déjà apporté publiquement son soutien à la révolution islamique en Iran et à l'idéologie de Khomeynî, de même a-t-il soutenu le Colonel Kaddafi. Le 21 janvier 1990, après avoir boudé l'ouverture démocratique, le M.D.A. 296

dépose un dossier d'agrément: il est en voie de légalisation et Ben Bella a effectué son retour au pays au mois d'octobre 1990. Son organe d'expression est le mensuel Tribune d'Octobre (ex - al Badîlll'Alternative) ; son président officiel est Mohammed Seghir Nekkache, ancien ministre du gouvernement de Ben Bella. 8°) Le Parti du renouveau algérien (P.R.A.), formation reconnue le 15 septembre 1989, se veut «un parti politique à vocation nationale, ancré dans les valeurs civilisationnelles islamiques et les traditions patriotiques algériennes». Présidé par Noureddine Boukrouch, le parti a organisé son congrès les 3 et 4 mai 1990.. Comme le F.LS., le P.R.A. se réclame de la dimension islamique de l'identité algérienne; mais à la différence du mouvement islamiste, il ne préconise pas l'application de la Sharî'a (loi islamique) et veut concilier héritage islamique et modernité. 9°) Parti National Algérien (P.N.A.). Créé le 16 avri11989, le P.N.A. a déposé sa demande d'agrément le 10 septembre 1989 et a été agréé le 11 novembre. Le P.N.A. est dirigé par Noureddine Houam. Son programme est fondé sur «la libéralisation totale de l'économie» et l'application de la Shari'a. n se propose de créer 2 millions d'emplois nouveaux, de résorber la crise du logement et de faire du dinar une devise, en rendant à leurs propriétaires les terres et biens nationalisés, en abrogeant le monopole d'Etat sur le commerce extérieur, en mettant en vente les entreprises publiques et en assurant la promotion de l'investissement étranger. Le P.N.A. ne se manifeste quasiment plus de manière publique depuis sa reconnaissance officielle. 10°) Parti de l'Unité Populaire P.U.P. a déposé sa demande reconnu le 26 novembre 1989. P.U.P. se réclame du socialisme

(P.U.P.). Constitué en mars 1988, à Oran, le d'agrément le 30 septembre 1989 et a été Son président est Djamel-Eddine Habibi. Le et met l'accent sur le développement rural.

11°) Parti National pour la Solidarité et le Développement (PN.SD.). Créé à Constantine, le P.N.S.D. a déposé sa demande d'agrément le 20 août 1989 et a été agréé fin 1989. Le P.N.S.D. est dirigé par un commerçant, Ramdane Allaoua. Le programme du P.N.S.D. qui déclare se situer au «centre gauche» est fondé sur cinq principes: «le capital national investi, la science appliquée, le travail revalorisé à la recherche du profit, avec la propriété personnelle comme motivation et le crédit comme fortune de tous». Le P.N.S.D. s'est manifesté jusqu'à présent par la publication de communiqués. 12°) Parti Social Libéral (P.S.L.) Composé de 17 membres fondateurs, le P.S.L. a d~posé sa demande d'agrément le 19 septembre 1989 et a été agréé début 1990. Son président est Ahmed Khellil. Le P.S.L. se définit comme étant «la gauche dela droite». n propose une libéralisation radicale qui d'après lui permettrait de «résorber le chômage en créant, dans une perspective décennale, 3,4, 5 et même, 10 millions d'emplois» et de régler le problème du logement «par la vente de terrains à bâtir au profit de groupes de familles». La femme a droit à un long développement dans le programme du P.S.L., qui ne 297

se prononce tout de même pas sur le Code de la famille ... Le P.S.L. ne se manifeste quasiment plus de manière publique. Deux membres fondateurs, MM. Aimouche et Touhami, ont démissionné. 13°) Parti Algérien du Peuple (PA.P.). Selon ses fondateurs, le P.A.P. a milité dans la clandestinité depuis 1980 et s'est constitué en tant que parti le 24 mai 1983. Il a déposé sa demande d'agrément le 26 septembre 1989 et a été agréé début 1990. Le P.A.P. est dirigé par Miloud Nouari. Formation centriste modérée, le P.A.P. entend œuvrer à l'établissement d'un Etat laïc et à la coexistence des langues berbère, arabe et française. Le P.A.P. s'est principalement fait connaître par des communiqués. 14°) Union des Forces Démocratiques (U.F.D.). L'U.F.D. commence à se manifester à partir du 22 février 1989 et dépose sa demande d'agrément le 27 septembre 1989. Il a été agréé début 1990. L'U.ED. est dirigé par Ahmed Mahsas, ancien ministre de l'Agriculture à l'époque de Ben Bella et au début de l'époque Boumédienne. Le Parti se considère comme étant le continuateur du mouvement de libération nationale algérien et milite pour l'instauration d'un «socialisme démocratique». L'U.ED., qui s'est principalement manifesté par des communiqués, appelle à une concertation entre tous les partis pour sortir l'Algérie de «la crise aiguë que connaît le pays».

15°) Front national du Renouveau (FN.R.). Créé à Bedjaïa, il a déposé sa demande d'agrément le 3 octobre 1989 et a été agréé début 1990. Son président est Mohamed Zine Charifi. Partisan d'un arabisme intransigeant le EN.R. déclare s'inspirer des «valeurs de Novembre» et de la Charte Nationale de 1976. 16°) Parti Algérien de l'Homme Capital. Créé d'après son porte-parole le 5 octobre 1988, le P.A.H.C. a déposé sa demande d'agrément le 6 octobre 1989 et a été agréé début 1990. Son porte-parole est Malek Habouche. Le P.A.H.C. est né de l'idée que l'homme dispose d'«une force intellectuelle et physique qui constitue son capital, moyen de production égalant les autres moyens, voire les dépassant». partisan d'un «capitalisme populaire» sur le plan économique, il prône à la fois la consolidation des valeurs islamiques et la liberté de pensée. Le P.A.H.C. ne se manifeste quasiment pas de manière publique. 17°) Parti socialiste des Travailleurs (P.S.T.). Créé après octobre 1988, le P.S.T. est l'héritier du Groupement Communiste Révolutionnaire (G.C.R.) qui s'était constitué dans la clandestinité en 1974. Il a déposé sa demande d'agrément le 29 octobre 1989 et a été agréé début 1990. Son porte-parole est Salhi Chawki. D'obédience trotskiste, le P.S.T. milite pour l'établissement du socialisme, le non-paiement de la dette extérieure, la laïcité de l'Etat, l'égalité effective entre les sexes et la reconnaissance de la langue tamazight comme langue nationale. TIpréconise la formation d'un large front populaire ouvrier. Le P.S.T. s'affirme «présent parmi les travailleurs, parmi les étudiants, parmi les femmes et dans le mouvement culturel berbère». Il envisage de créer un hebdomadaire: El-Khatoua. 298

18°) UnionNationale des Forcespour le Progrès (UN.F.P.). Créé après la

nouvelle Constitution du 23 février 1989, l'U.N.F.P. a déposé sa demande d'agrément le 31 octobre 1989 et a été agréé début 1990. Ses principaux animateurs sont MM. Bouabdallah et Mentalechta. L'U.N.F.P. a pour devise «Efficacité économique, justice sociale, démocratie». Il prône la réduction du rôle de l'Etat au profit des élus locaux sur le plan politique. Au niveau économique, il est «centriste» : à l'Etat de gérer les secteurs stratégiques et au secteur privé de créer des richesses. Il insiste sur l'importance des sociétés mixtes entre les opérateurs algériens et les entreprises étrangères. Sur les problèmes culturels et de société, l'U.N.F.P. se contente d'affirmer qu'il «n'a pas d'à priori idéologique». Après une phase d'activisme en 1989, l'U.N.F.P. semble avoir réduit considérablement ses activités. 19°) Mouvement Démocratique pour le Renouveau Algérien (M.D.R.A.). Le M.D.R.A a été créé dans la clandestinité par un groupe de militants parmi lesquels figurait Krim Belkacem, en octobre 1967. Il a déposé sa demande d'agrément le 14 novembre 1989 et a été agréé début 1990.Son président est Slimane Amarat. Le M.D.R.A prône, depuis sa création, l'instauration d'une démocratie libérale et d'une économie de marché, ne laissant à l'Etat que «les gros moyens de production et les secteurs stratégiques». En matière culturelle, il déclare s'inspirer de l'«islam de Cordoue» et non de celui du «Moyen-Age». Il est partisan de l'égalité entre les sexes et à ce titre est contre le Code de la famille. Le M.D.R.A s'est principalement manifesté par des communiqués. 20°) Association Populaire pour l'Unité et l'Action (AP.U.A.). L'A.P.U.A a déposé sa demande d'agrément le 3 décembre 1989 et a été agréé en janvier 1990. Son président est Allalou El Mahdi Abbas. Sur le plan économique, il prône une privatisation de l'industrie, l'Etat se réservant les secteurs stratégiques. Il affinne que la femme doit occuper une place importante dans la société.

21°) Parti de l'Union Arabe Islamique Démocratique (P.U.I.D.). Créé le 31 mars 1989 à El Goléa, le P.U.I.D. a déposé sa demande d'agrément le 18 novembre et a été agréé en janvier 1990. Son président est Belhadj Khellil, artisan. Le P.U.I.D. se fixe trois objectifs, unifier la Umma du Golfe à l'Océan, appliquer la Shari'a et libertés individuelles.

... consolider

la démocratie en respectant les

22°) Organisation Socialiste des Travailleurs (O.S.T.). Parti en instance d'agrément. D'obédience trotskiste, l'D.S.T. succède au Comité de liaison des Trotskistes algériens qui a milité dans la clandestinité pendant une dizaine d'années. Il a déposé sa demande d'agrément le 23 décembre 1989. L'une de ses dirigeantes les plus connues est Louisa Hanoune. Son programme comprend la laïcité de l'Etat, l'égalité entre l'homme et la femme, la promotion de la langue tamazight en tant que langue nationale, l'élection d'une Assemblée constituante et le non-paiement de la dette extérieure. L'D.S.T., malgré le petit nombre de ses militants, est actif dans le Mouvement Culturel Berbère et le Mouvement des femmes.

299

23°) Parti du Peuple Algérien (P.P.A.). Parti dont l'agrément a été refusé. Héritier de la tradition messaliste, Mohamed Memchaoui qui fut responsable du M.N.A. (Mouvement National Algérien) pour l'Oranie a déposé le 28 août 1989 la demande d'agrément du P.P.A. en vue d'entrer dans la légalité après «27 années de clandestinité». Elle a été refusée le 25 octobre 1989 par le ministère de l'Intérieur. Ce rejet a été confirmé le 20 novembre par la chambre administrative de la cour d'Alger sur la base des articles 5 et 19 de la loi sur les associations à caractère politique qui stipulent qu'un parti ne peut fonder sa création sur «un comportement contraire à la morale islamique et aux valeurs de la Révolution du 1er novembre 1954» et que ses dirigeants doivent «n'avoir pas eu une conduite contraire à la Révolution de libération».

300

III

. Les

élections du 12 juin 1990 : un tournant

(4) :

Pour la première fois depuis l'indépendance, l'Algérie a connu sa première consultation démocratique: treize millions d'électeurs ont été convoqués le 12 juin 1990, pour désigner, parmi 13 600 candidats représentant une pluralité de partis politiques et de mouvements socio-culturels, les membres des Assemblées Populaires Communales (A.P.C. : municipalités) et des Assemblées Populaires de Wilayas (A.P.W. : dépanements). A travers cette consultation démocratique et pluraliste, en principe mineure puisqu'il ne s'agit que d'élections locales, c'est toute l'Algérie politique de demain qui se dessine en fliligrane, dans ces moindres composantes. Mais avant d'analyser l'importance politique de ces élections et leurs conséquences déterminantes sur l'avenir du pays, rappelons en brièvement les résultats et les principaux enseignements qui s'en dégagent. Pour la première fois dans l'histoire de l'Algérie indépendante le pays a connu un taux d'abstention anormalement élevé pour des consultations populaires. Officiellement reconnu, le chiffre s'élève à 45,75 % : ce n'est pas la lassitude qui peut expliquer ce phénomène. En effet, les Algériens n'ont pas été appelés aux urnes depuis le référendum constitutionnel du 22 février 1989, de plus, l'occasion de s'exprimer en toute liberté de choix est inouïe. L'appel pressant d'Aït Ahmed du F.F.S. en faveur du boycott a eu un impact important ; mais ni ce dernier, ni l'ancien président Ben Bella, exilé en Suisse au moment du vote, n'ont réussi à mobiliser plus que l'étiage naturel de leurs partisans. Donc toute l'explication ne réside pas là, et le triomphalisme affiché, au lendemain des élections, par les partisans du boycottage est pour le moins excessif. En fait, ceux qui ont été déçus par vingt huit ans de gestion désastreuse, d'autoritarisme et de pratiques bureaucratiques et de népotisme du F.L.N. sont allés soit grossir les rangs des formations politiques qui leur paraissent plus démocratiques, soit ont joué la force d'inertie et une masse de blocage au sein de cette formation officielle restée liée à des pratiques anti-démocratiques -donc se sont réfugiés dans l'abstention-, soit ont reporté leurs voix sur le F.I.S. pour exprimer leur mécontentement ou parce qu'effectivement ils panageaient maintes affinités avec le mouvement islamiste. En tout cas, le résultat fut édifiant et a bouleversé le paysage politique de l'Algérie: le F.I.S. a remporté très largement ces élections, en obtenant 57,44 % des voix aux municipales et en remportant 32 Wilaya sur 48. Désormais, c'est la première force politique qui contrôle toutes les grandes villes du pays, à l'exception de Tizi-Ouzou dirigée par le Rassemblement pour la culture et la démocratie du Dr Saïd Saadi, (Alger, Oran, Tlemcen, Constantine, Annaba, Sétif, Guelma). Seul le sud saharien a permis à l'exparti unique de ne pas perdre totalement le contrôle du pays: le F.L.N., avec ses 31,4 % des voix aux municipales, a perdu tous ses fiefs et ne dirige plus que 14 Wilaya; les deux restantes étant passées l'une aux mains des indépendants (6,81 % des suffrages) et l'autre au R.C.D. (5,65 % des voix).

301

LES RESULTATS OFFICIELS DES ELECTIONS LOCALES DU 12 JUIN 1990 Le mercredi 20 juin 1990, les autorités algériennes ont fourni les seuls chiffres vraiment significaùfs du scruÙn : le total des suffrages obtenus par chaque parù et non pas celui des communes. Officiellemement, 7 870 000 électeurs ont pris part au scrutin municipal (A.P.C. : Assemblées Populaires Communales) :

- 4331472,

soit 54,25 % des votants ont choisi le F.I.S.

- 2245 798, soit 28,13 % ont opté pour le EL.N.

. les autres listes (R.C.D., P.R.A. ) se partagent les électeurs restants : soit environ 17 % des votants.(55,42 % des communes vont au F.I.S. et 31, 64 % au EL.N.).Pour le F.I.S. (Cf. El-Mounqid «Le Salvateur», journal du mouvement, daté du jeudi 21 juin 1990) : Les résultats des élecùons départementales sont les suivants:

- Le EI.S. aurait recueilli 82,51 % (soit 6 582 534 voix) - Le F.L.N. aurait recueilli 17,49 % (Soit 1 441 568 voix)Remarque:

Le Ministère de l'Intérieur, lui, ne reconnaît au EI.S. que 57,44 % des votants, mais en accorde 27,53 % au F.L Source: Divers nwnéros du journal LE MONDE - Juin - Juillet 1990.

ELECTIONS LOCALES ALGERIENNES DU 12 JUIN 1990 REPARTITION DES SIEGES PAR TENDANCES Assemblées FLN PSD PAGS RCD PNSD FIS PRA PSL PARC PUAID APUA Indépend.

ulaires communales 4799 65 10 623 134 5987 61 5 2 1427

(36,60 (0,50 (0,08 (4,75 (1,02 (45,66 (0,46 (0,04

Assemblées

%) %) %) %) %) %) %) %)

667 6 I 55 8 1031 4 2

:

o ulaires de Wila a (35,61 (0,36 (0,05 (2,94 (0,43 (55,04 (0,21 (0,11

%) %) %) %) %) %) %) %)

(0,01 %) (10,88 %)

99

(5,29 %)

Source: François Burgat, «La mobilisation islamiste et les élections algériennes du 12 juin 1990», in Maghreb-Machrek, n° 129, juillet-septembre 1990, Paris, La Documentation française; p. 7.

302

Dans l'étude qu'il a consacrée à ces élections, François Burgat (5) dégage, à l'examen des résultats trois enseignements: 1°) L'effondrement du FLN. : L'ex-parti unique n'a plus été en mesure d'influer, comme il l'a toujours fait, sur le déroulement du scrutin. Usé par 28 années d'identification symbolique à un régime dont la crise économique avait brutalement réduit la capacité redistributive (Cf. notre Chapitre TII),le Parti avait traversé de violentes tensions entre le camp des réformistes proche de l'équipe présidentielle, et une vieille garde Boumédiéniste évincée du gouvernement au lendemain des émeutes, mais rentrée en force dans les instances dirigeantes du F.L.N. à la faveur de son congrès. 2°) Une très nette victoire du Fl.S. : Honnis le triangle Batna-Tebessa-Souk Ahras (où le F.L.N. a résisté, probablement parce que cette région a été traditionnellement le berceau d'une large composante des élites au pouvoir, dont le président Bendjedid, ce qui n'a pas empêché toutefois le F.I.S. de prendre le contrôle de l'A.P.c. de sa commune d'origine), et la Kabylie (où le RC.D. a remporté un certain succès), l'entière «Algérie utile» du Nord est acquise aux islamistes. Le FJ.S. , qui présentait des listes dans 1 275 des 1 551 communes, en a pris 853 -soit 55,42 %- (contre 487 qui sont allées au F.L.N. -soit 31,64 %-, 106 aux indépendants et 87 au RC.D.). Il contrôle également entre 31 et 35 des 48 wilaya (entre 6 et Il sont aux mains du F.L.N., une au RC.D. et une aux indépendants). En ce qui concerne le pourcentage des voix, officiellement (chiffres du Ministère de l'Intérieur), le FJ.S. est crédité de 54,25 % des voix (4331472), le F.L.N. de 28,13 % (2 245 798), les indépendants de 12 %, et la R.C.D. de 2 %. Mais ces chiffres sont contestables. Alors que, deux jours après le scrutin -fait remarquer F. Burgat-, le nombre de votants était estimé par le Ministère à 8366760, il n'était plus, à l'heure des résultats, que de 7 870 000, soit une diminution de près de 500 000 voix, sans qu'il ne soit nulle part dit qu'il puisse s'agir là du décompte des bulletins nuls. D'ailleurs, les résultats publiés par le F.LS. lui-même (nOspécial d'Al-Mounqid du 18 juin 1990) lui accordent pour le scrutin départemental 6 582 534 voix soit plus de 82 % des suffrages exprimés! Ces chiffres ont été eux-mêmes contestés. Et ils sont affectés de confusions entre les chiffres départementaux et communaux. Mais au total, dans toutes les grandes agglomérations, le F.I.S. est largement majoritaire: Alger 64,18 %, Oran 70,57 %, Constantine 72 %. Les scores les plus élevés se font. dans les quartiers populaires. La victoire islamiste est totale sur les 33 communes de la Wilaya d'Alger, les 29 de la Wilaya de Blida, les 12 de Constantine, et les 28 de Jijel. A Oran, deux communes seulement lui échappent pour aller aux indépendants. 3°) La déficience des formations démocratiques: F. Burgat note en effet que «ni sous le drapeau du Front des Forces Socialistes (F.F.S.) de M. Aït Ahmed,mal servi par une consigne d'abstention, ni sous celle du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (R.C.D.), la thématique libérale et laïque ne paraît avoir été capable de s'affranchir de la marque Kabyle de ses promoteurs. Dans les deux wilaya à forte population

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berbérophone mais là seulement, l'abstention prônée par le F.F.S. a atteint respectivement 77 et 73 %, et c'est là que le R.C.D. (sur lequel se sont peut être d'ailleurs reportées une partie des voix F.F.S.), a réussi ses meilleurs scores. Ailleurs, la démonstration est faite que la thématique démocratique n'a pas suffi à elle seule à asseoir une majorité électorale. Bien qu.e très partiellement engagée dans le scrutin, l'élite marxisante pagsiste (de P.A.G.S. : .

Parti de l'Avant-Garde Socialiste - ex-communiste, allié au régime sous

Boumédienne, et ayant constitué le noyau dur de l'opposition à la libéralisation économique mise en œuvre par Bendjedid) paraît avoir complètement échoué quant à elle à établir le contact avec une portion mesurable de l'électorat laissé vacant par le F.L.N. (.. .). Les indépendants (...) n'ont pas constitué une nette solution de remplacement (...) du F.L.N (...) Leur réussite dans les wilaya de Biskra, Batna et du Mzab doit faire l'objet d'une analyse circonstanciée. A Berriane, l'une des cités de l'agglomération de Ghardaïa, s'est assez clairement manifesté un clivage ethnico-religieux entre les berbères ibadites de la communauté mozabite et les arabes malékites qui y font figure de nouveaux venus (6)>>. Au-delà de l'interprétation des résultats de ces élections, il y a des enseignements politiques plus fondamentaux à tirer du scrutin. L'Algérie des années quatre-vingt avait déjà largement rompu avec un Etat et un parti unique qui ont perdu leur légitimité issue de la guerre de libération nationale; les élections du 12 juin 1990 ont permis au peuple algérien de le confirmer d'une manière éclatante et publique: l'Algérie a de ce point de vue tourné une page de son histoire et de fantastiques bouleversements en profondeur vont traverser le corps social et le système politique dans son ensemble. Ce scrutin aura des répercussions incalculables: le changement démocratique sera très certainement fortement encouragé et approfondi, car il y aura d'autres échéances électorales, mais l'ampleur du phénomène de l'islamisme est telle qu'on peut craindre des ruptures trop brutales, des conflits culturels, politiques et idéologiques exacerbés jusqu'à l'explosion et la remise en cause de la paix civile. Les observateurs pensaient que les immenses manifestations de mai 1990 qui rassemblèrent un million d'algériens à l'appel de plusieurs formations politiques, y compris le F.L.N., pour s'opposer à l'intransigeance du discours de l'islamisme radical, allaient provoquer un sursaut des forces démocratiques et laïques et confirmer l'importance politique et l'influence sociale des mouvements qui optent pour une Algérie nouvelle, démocratique, ouverte, tolérante et plurielle. Or le scrutin a confirmé l'irrésistible ascension de l'islamisme et son profond enracinement social et idéologique. En effet, toutes les grandes métropoles et toutes les villes intermédiaires de l'intérieur ont été conquises par le F.I.S. C'est parmi les citadins cultivés, la classe ouvrière, les couches marginalisées, les intellectuels arabisants et des ouvriers vivant dans les fiefs traditionnels des grandes sociétés nationales, les déclassés, les plébéiens et tous ceux qui sont «clochardisés», marginalisés socialement que le mouvement islamiste recrutait ses sympathisants et a trouvé les voix qui ont exprimé la contestation de la bureaucratie et une manière d'exister socialement. Autre phénomène inédit dans l'Algérie; le triomphe du F.I.S. s'observe dans toutes les régions, son électorat traverse tout le pays, brisant du coup l'appartenance régionale, qui constituait depuis vingt huit ans l'un des ressorts

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des rapports politiques. Au-delà des clivages régionaux, les électeurs se sont massivement reportés sur les candidats du F.I.S. Le F.L.N. conserve toutefois le sud du pays, là où précisément il est plus facile de contrôler le scrutin et les électeurs et où le Parti unique avait gardé la confiance des notables locaux. Au-delà du vote sanction, le discours du F.I.S. a très certainement séduit bon nombre d'électeurs: tout d'abord, les grands thèmes du mouvement nationaliste ont été incontestablement réactivés et réinterprétés selon un discours islamiste radical (rupture avec l'Etat impie et anti-islamique; permanence des accents millénaristes, et ce à travers la croyance naïve qu'avec un Etat et une organisation sociale islamiques, tous les problèmes seront résolus et un monde meilleur adviendra où l'Algérien sera respecté; résurgence du populisme: le F.I.S. s'appuie sur le peuple réel contre les élites jugées au service d'idéaux étrangers à l'identité islamique de la nation; logique anti-démocratique et exclusive; enfin, le mouvement islamiste est présenté comme le seul creuset de toute la nation des croyants -Umma- et le seul représentant du peuple tout entier, etc.). Quelles sont les conséquences de ces élections sur la vie politique en Algérie? Il y a plusieurs leçons à en tirer. Tout d'abord, le Président Chadli apparaît comme un arbitre incontesté et sa légitimité a été paradoxalement renforcé. En effet, il représente actuellement la seule institution stable et qui assure Ie-lien entre l'Etat, l'armée, le F.L.N., le F.I.S. et les autres formations politiques et forces sociales du pays. Considéré comme un simple Chef d'Etat de transition au lendemain de son élection à la magistrature suprême le 7 février 1979 (les dirigeants qui tenaient alors l'appareil d'Etat, le F.L.N. et l'armée s'étant ralliés à ce qu'ils considéraient comme une candidature de compromis, après que les deux autres candidats plus influents Mohammed Salah Yahiaoui et Abdelaziz Bouteflika se furent mutuellement neutralisés), sérieusement ébranlé par les émeutes d'octobre 1988 et la sanglante répression qui s'en était suivie, le Président Chadli Bendjedid a non seulement été réélu pour un troisième mandat, à la faveur de profondes réformes qui ont conduit à la démocratisation du pays, mais il a réussi, malgré les convulsions qui agitent le pays, une double opération. D'une part, l'éviction des ultimes représentants de la vieille garde Boumédienniste des postes de commandes qu'ils occupent au F.L.N., au sein de l'armée et dans l'appareil de l'Etat. Chérif Messadia l'inamovible maître du Parti unique et Taleb Brahimi le chef de la diplomatie, sont remplacés fin 1988. Les généraux Belhouchet et Attai1iya sont écartés du commandement suprême au profit du Général Khaled Nezzar, partisan du Chef de l'Etat. D'autre part, la dislocation du noyau triangulaire Etat-armée-parti qui enserrait le pays dans un pouvoir autoritaire et monolithique étouffant et qui limitait la liberté de mouvement du Président. La séparation entre le Parti et l'armée est assurée en mars 1989 et le F.L.N. est déchu de son statut de Parti unique et de Parti dirigeant pour ne plus bloquer insidieusement à l'Assemblée les projets du Président. Ainsi se trouve définitivement conforté son statut d'arbitre qui dialogue avec tous les partis, et son rôle de représentant de la seule institution stable et représentative du pays à l'étranger. Evidemment, ce constat est provisoire et dépendra de l'issue des prochaines élections législatives, annoncées pour la fin de l'année 1991. Autre donnée du système politique actuel: l'armée est quasiment neutralisée. Celle-ci a longtemps été la grande pourvoyeuse de postes clés à la tête de l'Etat 305

et envoyait naguère près de 600 délégués sur 3200 au congrès du F.L.N. Le Président Chadli lui-même était, à la veille de son accession à la magistrature suprême, l'officier général le plus ancien, dans le grade le plus élevé. Or, depuis la sanglante répression des émeutes d'octobre 1988, qui fit plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés, elle est tenue pour un appareil de répression anti-populaire. De ce fait, les multiples initiatives du Président Chadli tendent à démontrer une nette volonté de dépolitisation et de professionnalisation de l'armée. Enfin, les officiers supérieurs savent que toute intervention de l'armée contre le F.I.S. qui bénéficie d'un si large soutien populaire, serait désastreuse pour la paix civile dans le pays. Troisième conséquence du scrutin du 12 juin 1990, le F.L.N. en est sorti exangue et quasiment laminé alors qu'il trônait au sommet des institutions, sans concurrent aucun depuis vingt huit ans et qui présentait immanquablement son secrétaire général à la candidature à la présidence de la République. Sorti extrêmement affaibli du désastre électoral du 12 juin, et en attendant qu'il transmette un jour aux pouvoirs publics les biens considérables qu'il détient, le F.L.N. pourrait perdre encore plus de sa crédibilité et de sa légitimité historique, largement entamées, lors des prochaines élections législatives. Autre leçon à tirer de ce scrutin, l'affaiblissement de l'opposition laïque. En effet, le M.D.A. et le F.F.S. ont commis la lourde erreur de laisser le monopole de la contestation aux islamistes, même si effectivement ils n'ont pas disposé du temps et des moyens suffisants pour se préparer au scrutin, mais le F.I.S. non plus; ce qui constitue un aveu de leur part de leur faible ancrage social. Il n'est d'ailleurs pas certain qu'ils puissent se rattraper aux prochaines élections. Seul le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie semble être capable de mobiliser une partie de la population, mais uniquement en Kabylie. La leçon essentielle de ce scrutin est l'omniprésence du mouvement islamiste: il estdonc très important de s'arrêter sur ce phénomène dont l'analyse devient incontournable pour saisir la réalité sociale, culturelle et politique de l'Algérie. Ce sera l'objet de la Section II.

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SECTION 2 : L'ESSOR DE L'ISLAMISME L'objet de cette section consiste à proposer des éléments de réflexion sur le phénomène de l'islamisme en Algérie situé dans le contexte plus général de l'effervescence islamiste dans le monde arabo-musuJman de ces dernières années et saisi dans la spécificité institutionnelle, politique et culturelle locale. I - Réflexions

sur l'islamisme

algérien

Deux événements, en apparence éloignés- de par leurs mobiles, leurs ampleurs et la zone géographique où ils se sont déroulés -pris dans l'actualité la plus brûlante du monde arabe, permettent de jeter un éclairage particulier sur les raisons qui expliquent la montée des courants islamistes au Mlghreb : la crise du Golfe et la violente répression des émeutes de Fès au Maroc (décembre 1990). Ces deux exemples illustrent d'une part le contexte international et d'autre part le contexte socio-économique et institutionnel interne, propre à chaque pays, qui favorisent l'effervescence islamiste. La crise du Golfe, tout d'abord. En poussant à la guerre et en privilégiant leurs intérêts économiques et géo-stratégiques immédiats au détriment d'une solution arabe en faveur de la négociation et de la paix, en dédaignant les droits inaliénables du peuple palestinien, les puissances occidentales risquent de déconsidérer, chez les masses arabes, les idéaux des droits de l'homme et du droit international et favoriser ainsi toutes les tentatives de récupération, par les idéologies du national populisme et de l'islamisme, des sentiments d'humiliation et de désarroi. Pour endiguer la vague islamiste, il ne suffit pas de jeter l'anathème sur les «forces obscurantistes de l'islam». Il faut en saisir les raisons profondes. Il convient ensuite d'encourager toutes les forces de progrès et de démocratie. Le deuxième exemple est celui des émeutes de Fès qui rappellent celles d'octobre 1988 en Algérie. En répondant aux sollicitations des jeunes exclus par la répression, en refusant d'instaurer le dialogue social, l'Etat de droit et la justice économique, le régime marocain favorise la contestation islamiste. Quant aux partis démocratiques intégrés au système institutionnel comme «opposition de Sa Majesté», ils ne bénéficient probablement pas d'un véritable ancrage auprès des populations pauvres. L'évocation de ces récents événements qui se sont déroulés au Maroc ne nous éloigne guère de notre sujet. En effet, l'islamisme maghrébin se déploie dans des sociétés traversées par les mêmes problèmes. Dans les deux cas pré-cités (exacerbation des conflits sociaux et politiques au plan local d'un côté, crise du Golfe de l'autre), les mouvements islamistes se développent sur un terrain favorable. Ils ont réussi à se présenter comme la voix des exclus: ils représentent un islam de désespoir et de contestation. D'une manière générale l'islamisme s'enracine, à sa manière, dans une tradition qu'il est indispensable de bien connaître pour comprendre sa portée. Il est, par conséquent, tout à fait illusoire de se cantonner dans une attitude de pure dénonciation ou de peur. Le risque est sérieux de ne rien comprendre à ce phénomène -qui agite les pays musulmans de convulsions tumultueuses -si l'emporte le mépris intellectuel du facteur religieux, alors que ce dernier travaille en profondeur la société. 307

.

A) Etat et légitimité religieuse Le dév.e1oppement de ces mouvements ne saurait être compris sans référence à la conception des rapports entre le politique et le religieux -dominante dans les pays arabo-musulmans- et plus généralement aux représentations qui sont au cœur même du lien social et qui constituent les ressorts de la légitimité politique. Ainsi, en Algérie -comme dans le reste des pays musulmans-, les indicateurs de persistance de la religiosité sont divers; le phénomène religieux imprègne la société civile en ce qu'il constitue un phénomène identitaire, culturel et cultuel; il contribue à structurer l'espace et le temps des individus et des groupes; il détermine les comportements et les relations sociales. L'Islam imprègne également le champ politique: il détermine et définit les critères de distribution du pouvoir et fournit les éléments et les modalités -tant discursives que pratiques. de légitimisation/déligitimisation des pouvoirs politiques. Il convient donc de porter une attention toute particulière à la dimension institutionnelle et politique de l'Islam, c'est-à-dire à l'articulation entre espace religieux et système politique. On s'intéressera à l'Islam non pas uniquement en tant que référent identitaire et religieux, mais également en tant que lieu central de symbolisation du pouvoir et de repère de légitimité. En effet, le champ religieux (7) dans les sociétés islamiques est d'une grande importance politique; les discours religieux et les pratiques qui en découlent éclairent une partie des pratiques politiques: d'un côté, l'Etat l'investit pour asseoir et reproduire sa légitimité; de l'autre, des mouvements utilisent le discours religieux pour passer dans l'ordre de la contestation politique. L'Islam ne peut donc être réduit à l'unicité du dogme (Coran, Sunna, Sharî'a) ou aux seules représentations savantes que les différentes écoles du droit musulman s'en sont faites au cours de l'histoire; on ne peut uniformiser, par exemple, les pratiques et les conduites quotidiennes des croyants qui, parfois, sont en contradiction avec la norme orthodoxe; plus que cela, un travail de dévoilement est capital pour montrer que, trop souvent, des attributs religieux sont décernés à des attitudes politiques. L'Islam n'est donc pas uniquement religion et culture, il est également constitué de structures socio-culturelles concrètes où sont élaborées des stratégies qui tirent avantage de leurs références islamiques ou de leurs tentatives d'intégration des institutions modernes. Certes, l'Islam -comme les autres religions en somme- ne saurait être réduit à une simple idéologie, ni à un enjeu de lutte entre acteurs du champ politicoreligieux: son essence correspond, fondamentalement, au besoin profond du sacré qu'exprime l'individu ou qui anime une collectivité. Toutefois, celui-ci a toujours joué un rôle primordial dans l'action politique, comme on va le voir. La prise de distance critique par rapport à ce sujet -qui invite à exclure tout parti-pris, postulat implicite, engagement tacite susceptibles de biaiser l'analyse -s'avère en l'espèce singulièrement délicate, surtout pour les intellectuels issus des pays musulmans. Il n'est évidemment pas dans notre ambition de surmonter tous ces obstacles épistémologiques et ces pièges, ni d'examiner tous les aspects de la réalité actuelle ou de proposer des explications des causes globales de la contestation (8). L'objectif ici consiste à tenter de répondre à la double interrogation suivante: Qu'est-ce qui fait que dans l'Algérie actuelle, 308

une partie non négligeable de là contestation politique emprunte de plus en plus la voie de la religiosité? Et quel est l'impact de ce phénomène qu'on nomme l'islamisme (en tant qu'il est constitué de mouvements qui passent de l'ordre de la critique religieuse de la quotidienneté, à la contestation politique radicme) sur la société et sur les orientations politico-religieuses de l'Etat? D'une manière générme, l'évolution des mouvements islamistes ne saurait être comprise sans référence à la conception des rapports entre le politique et le religieux, et plus généralement aux représentations qui sont au cœur même du lien social. En effet, les facteurs de persistance de la religiosité sont divers. Le phénomène religieux imprègne la société civile en ce qu'il constitue un phénomène identitaire et contribue à structurer l'espace et le temps des individus et des groupes. Il détermine les comportements et les relations socimes. Le champ religieux recouvre des secteurs importants de l'activité normative: l'imaginaire social y puise et y projette ses représentations. D'autre part, l'islam imprègne le champ politique. Il détermine les critères de distribution du pouvoir et fixe les modalités de légitimation des régimes politiques. Il y a donc une articulation complexe mais bien réelle entre le champ politique et le champ religieux. Dès lors, l'islam ne joue pas uniquement comme référent identitaire et religieux, il est aussi le lieu central de symbolisation de l'autorité et le repère de la légitimité. Les discours religieux et les pratiques qui en découlent permettent de comprendre bien des aspects des pratiques politiques. D'un côté, l'Etat l'investit pour asseoir et reproduire sa légitimité. De l'autre, des courants sociaux divers l'utilisent pour produire de la contestation politico-religieuse. C'est le cas des mouvements islamistes. Le religieux devient ainsi enjeu de lutte pour le pouvoir et moyen pour le monopole non pas seulement des «biens du salut» mais aussi et surtout des instances de légitimation politique. En outre, le monde moderne a engendré une érosion profonde des contenus traditionnels de la religion et la dissolution progressive des repères hérités du passé. De ce fait, se produit un éclatement de la conscience religieuse et une confusion entre l'intentionnmité spirituelle et la finâlité idéologique. D'où la manipulation du religieux à des fins politiques et l'utilisation de l'identité islamique et du corpus théologique musulman au service des idéologies de combat. Bien évidemment, le degré de prégnance du religieux et les modalités de la légitimation politico-religieuse différent selon chaque pays considéré. Cependant, au-delà des projet de société et des programmes socio-économiques et politiques que chaque pays a adoptés, tous les Etats se réfèrent à l'Islam et toutes ces sociétés connaissent actuellement une effervescence de l'islamisme et donc une contestation sérieuse des relations établies entre le politique et le religieux. Dès le début de la colonisation, la résistance fut structurée par des mouvements d'inspiration islamique (insurrections paysannes au nom de l'Islam confrérique; Etat islamique de l'Emir Abd el,.Kâder puis association des 'Ulamâ d'Ibn Bâdis, d'inspiration Salafiste, en Algérie; République musulmane du Rif autour d'Abd el-Krim; référence du mouvement nationmistemarocain et de son leader Allâlal-Fassi au réformiste musulman, etc.). Et même si, dans une seconde phase de la lutte anti-coloniale, l'on a vu l'irruption des élites urbaines de la petite et moyenne bourgeoisie -ayant eu accès à l'école française et ayant 309

désespérément cherché l'assimilation intellectuelle et politique-, les mouvements nationaux ont utilisé l'Islam comme expression la plus profonde de cet unanimisme dont ils avaient besoin pour fonder l'identité nationale et écraser, du même coup, les particularismes ou les revendications en faveur du pluralisme culturel et politique. Aujourd'hui encore malgré les options officielles différentes d'un pays à l'autre (traditionalisme et modernisation lente et timide au Maroc; développementalisme en Algérie, modernisme et laïcisme en Tunisie), l'islam est inscrit comme religion d'Etat et tous les régimes politiques s'y réfèrent pOUfasseoir leur légitimité. Ainsi, l'Algérie se caractérise par le monolithisme du champ politico-religieux. Mais il convient de distinguer deux phases nettement séparées par cette date emblématique qu'est l'émeute d'octobre 1988 : celle-ci constitue, en effet, une rupture radicale en ce qu'elle a ouvert une phase nouvelle dans la vie politique algérienne. Nous analyserons ici la période précédente et nous reviendrons plus loin sur les perspectives ouvertes par le bouillonnement de la société civile au lendemain de l'émeute. La conception du religieux en Algérie fut, dès l'indépendance, soumise à une vision plus globale de la nation, du peuple et de la culture véhiculée par l'idéologie du parti F.L.N. au pouvoir. Cependant, la prégnance de l'Islam demeurait puissante et le régime tentait constamment de concilier propagande nationaliste, populiste, tiers-mondiste et réactivation des valeurs islamiques. Plus fondamentalement, il a constamment cherché à instaurer un monopole étatique de l'interprétation du dogme et de la structuration du corpus religieux. Le régime de Boumédienne, comme celui de Ben Bella d'ailleurs, ont imposé une vision unanimiste et totalitaire du pouvoir. Dans ce cadre, la légitimité révolutionnaire, issue de la guerre de libération nationale, s'accomodait parfaitement d'une référence à l'islam comme religion d'Etat et comme fondement de l'identité nationale et populaire (9). L'Etat-parti algérien s'emparait ainsi du champ religieux en marginalisant l'association des 'Ulamâ réformistes ou en intégrant ses membres dans la fonction publique et en combattant la conception résolument laïque de «l'aile gauche» du F.L.N. (Fédération de France du F.L.N., P.AG.S.-parti de l'avant-garde socialiste, ex-P.C.A. : Parti Communiste Algérien) et des autres composantes démocratiques laïques, libérales ou progressistes. Toutes les chartes adoptées (Soummam en 1956, Tripoli en 1962, Alger en 1964 puis la Charte nationale en 1976) reconnaissent le rôle joué par l'Islam dans la résistance à la colonisation et la formation de l'identité et de la personnalité algériennes. Il est significatif que le F.L.N. ait fait sienne la devise de l'Association des 'Ulamâ musulmans d'Algérie (AU.M.A) pendant la colonisation: «l'Islam est notre religion, l'arabe est notre langue, l'Algérie est notre patrie». La Constitution de 1976 dispose que «l'Islam est la religion de l'Etat» (art. 2) que le Président de la République doit être «de confession musulmane» (art. 107), qu'il «prête serment (H') de respecter et de glorifier la religion musulmane» (art.llO), et qu' «aucun projet de révision constitutionnelle ne peut porter atteinte à la religion d'Etat» (art. 195). La Charte nationale du 27 juin 1976 proclame que «le peuple algérien est un peuple musulman» et que «l'islam est la religion d'Etat», elle affirme que «l'édification du socialisme en Algérie s'identifie avec l'épanouissement des valeurs islamiques» (10). Les 310

statuts du EL.N. postulent, enfin, «la promotion du citoyen et de sa personnalité arabo-islamique» et «l'édification du socialisme dans le cadre des valeurs nationales et islamiques (11)>>.

Mais en plus de ces textes officiels, qui s'efforcent de montrer qu'il existe une symbiose entre les deux sources, islamique et nationaliste, de la légitimité et les codifient, le régime algérien -qui, pourtant, s'était efforcé, dès l'indépendance, de moderniser l'Etat et la société - a été amenéà composeravecles milieuxles plus traditionnalistes, en cédant aux revendications sur l'Islam. Plusieurs exemples l'attestent. Le 13 février 1966, les autorités créent un Conseil supérieur islamique et c'est l'administration qui nomme les recteurs des instituts de théologie et les gestionnaires des lieux du culte. De même, depuis 1968, l'Etat prend en charge des séminaires sur la pensée islamique, qui se déroulent annuellement en présence de personnalités officielles, et intègre les biens habous dans le domaine public. Le 16 août 1976, un décret est promulgué instituant le vendredi, jour saint en Islam, comme journée de repos, au lieu du dimanche. Le 12 mars 1976, les autorités interdisent les paris et la vente de boissons alcoolisées aux musulmans. En février 1980, le pouvoir entreprend la réorganisation du ministère des affaires religieuses, au moment du grand débat sur le code de la famille, dont la promulgation, en juin 1984, n'a pu se faire qu'au prix de graves concessions faites aux partisans de l'application stricte de la Sharî'a. Et sous la pression des islamistes, une vaste campagne est lancée visant l'arabisation de l'administration, de l'enseignement-recherche et des secteurs économiques. En septembre 1984, le pouvoir crée, à Constantine, une grande université de sciences islamiques «Emir Abdelkader», dont le recteur nommé n'est autre que l'idéologue égyptien des frères musulmans Mohamed Ghazali .., Au total, la légitimation politico-religieuse en Algérie semble se référer à une version moniste de l'islam, qui s'exprime par le monopole étatique de la gestion des affaires religieuses et par les tentatives d'exclusion des autres formes de religiosité mystique, confrérique, maraboutique ou salafiste. Cela n'empêche nullement l'existence, dans la société, de pratiques populaires comme celles du culte des saints, ni la cohabitation de l'Islam sunnite, de rite malékite, majoritaire avec les rites minoritaires hanafite et ibadite. L'Etat semble tout de même tolérer ce qu'Henri Sanson appelle une «pluriconfessionnalité du dedans (12)>>tout en imposant un contrôle très stricte de l'interprétation et de la pratique de l'islam. Un changement semble, cependant, progressivement, s'opérer avec le nouveau Président Chadli Bendjedid qui tolère davantage les mouvements confrériques et manifeste des signes patents d'ouverture à l'égard des revendications islamistes (Cf. infra). Plus tard, la politique du pouvoir va osciller entre la répression de l'islamisme ou la récupération de ses thèmes, voire l'ouverture conditionnelle. B) Crise de la modernité et émergence de l'islamisme en Algérie 1°) Les facteurs explicatifs Plusieurs facteurs permettent d'expliquer la montée, à la charnière des années soixante dix/quatre-vingt, du phénomène de l'islamisme au Maghreb. Pour le contexte arabe et international: la défaite du nationalisme arabe, incarné dans le 311

nassérisme (doublée de la répression très dure qu'il avait entreprise contre les frères musulmans (13), la débâcle des armées arabes face à Israël en juin 1967, la crise économique internationale, etc. ont constitué des facteurs de cristallisation des revendications et d'agitation des militants islamistes. La révolution khomeyniste en Iran, les accords de Camp David et les coups portés à la fois par Israël et certains régimes arabes à la résistance palestinienne ont accéléré encore plus le phénomène et provoqué sa radicalisation, ainsi que le développement, pendant la décennie quatre-vingt, d'actions plus violentes. Pourtant, ce sont, à n'en pas douter, des facteurs spécifiques -à la fois à l'ensemble du Maghreb et à chacune des entités nationales qui le constituentqui expliquent beaucoup mieux la gestation puis la montée de ces mouvements. En premier lieu, on peut souligner que les modèles et les pratiques de la modernisation occidentale -transposés dans des sociétés marquées, bien entendu, par les conditions du sous-développement et de la dépendance-, en révélant leur incapacité à satisfaire la promesse d'accès du plus grand nombre au salariat et aux biens de consommation et leur échec à concilier système politique démocratique et fonds culturel arabo-musulman, qui ont été générateurs de tensions de tous ordres qui ont, à coup sûr, alimenté l'activisme des mouvements islamistes. Ainsi si l'on prend l'exemple de l'Algérie, on constate que la crise et les risques d'explosion -telle celle d'octobre 1988- y étaient inscrits de longue date. Crise économique d'abord: la nouvelle politique économique, amorcée dès 1978 (et surtout avec le plan quiquennal 1980-84) n'a pu ni parer aux graves lacunes de l'orientation précédente: celle de la phase dite des industries industrialisantes (sureffectifs, surcoûts des investissements planifiés, non maîtrise des technologies importées, faiblesse des capacités de production, absentéisme, turn-over en plus de la crise de l'agriculture et de la dépendance alimentaire ...) ni réussir à impliquer le système industriel dans des modalités plus efficaces de reconstitution du salariat par le développement de la section des biens de consommation. L'expansion du secteur privé, au centre de cette réorientation n'a pu se faire qu'en lui garantissant une forte rentabilité, sans changer fondamentalement les structures bureautiques et de clientélisme, ce qui s'est traduit, notamment par une hausse des prix à la consommation de très fortes inégalités de revenus et le gonflement des privilèges exhorbitants d'une «Nomenklatura» exhibant ses signes extérieurs de richesse (magasins, quartiers de luxe, allocation prioritaire de devises, détournement des biens publics ...) : d'où les tensions sociales. A ces difficultés est venu s'ajouter l'effet catastrophique du contre-choc pétrolier, amorcé dès 1983, pour une économie bâtie essentiellement sur la valorisation internationale des hydrocarbures (90 % des recettes d'exportation). A cette crise économique, il convient d'ajouter le problème de l'explosion démographique (le taux de croissance démographique est de 3,2 % un des plus élevé au monde) et de la jeunesse de la population (60 % de celle-ci a moins de 25 ans). Chaque année, environ 300 000 jeunes arrivent sur le marché du travail, sans véritable perspective pour l'avenir. Sans parler de la dépolitisation catastrophique de cette jeunesse et de sa déresponsabilisation (14), voulues par les autorités officielles. Or, les mouvements islamistes -face au vide politique et à la crise des idéologies de combat qui ont marqué l'avènement des indépendances- tentent de

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capter les mécontentements dûs au désarroi moral et politique et recrutent essentiellement parmi les jeunes issus des milieux populaires et de ces couches exclues des grandes villes, ayant eu accès au système scolaire, mais vivant souvent dans la précarité. A ces causes socio-économiques, une place importante revient aux causes proprement politiques et surtout culturelles de l'émergence de l'islamisme. En effet, les Etats maghrébins se caractérisent par une faible légitimité politique et par l'incapacité à concilier les exigences de la modernisation politique (émergence d'un système politique démocratique original) avec l'identité culturelle propre et riche. On constate plutôt l'hégémonie d'une élite politique qui -au nom de l'unanimisme de l'idéologie nationaliste ou au nom d'une tradition vidée de son contenu et ne jouant qu'un rôle purement instrumental (15) -tente d'imposer sa prégnance sur le corps social et d'empêcher l'intégration véritable des expressions du mouvement social, l'autonomie de la société par rapport à l'Etat ainsi que la constitution progressive d'un espace public et l'épanouissement de l'univers démocratique. Dans ces conditions, la contestation n'emprunte souvent d'autre voie que celle de la violence sporadique, de l'êmeute et même quand elle s'exprime autrement, elle ne peut souvent le faire qu'en dehors des systèmes politiques établis qui sont de plus en plus en déficit de légitimité (16). Là encore, l'Algérie nous fournit un exemple édifiant. Mohammed Harbi (17) a admirablement décrit cette véritable confiscation de la révolution algérienne par le noyau populiste qui donnera naissance au F.L.N., depuis au moins novembre 1954 : centralisme autoritaire, mystique du secret, exc1usivisme, recours à la terreur ont été utilisés contre les autres composantes du mouvement nationaliste (messalistes du M.N.A., libéraux autour de Ferhat Abbas ...) pour imposer une vision messianique de la nation et un Etat monolithique, autoritaire, centralisateur ne souffrant aucun pluralisme politique ou syndical, aucune contradiction, étouffant tout projet de résoudre par la discussion publique les questions que se pose la société algérienne, empêchant l'exercice des libertés individuelles (18). Point n'est besoin d'insister: l'autoritarisme de l'Etat, l'aspect monolithique du politique, l'absence d'une démocratie authentique, le clientélisme... constituent des aspects communs sur l'ensemble des pays du Maghreb, au-delà des spécificités nationales. Cette situation se double de la coexistence conflictuelle des valeurs de l'ancienne société holiste (19) et des formes politiques exogènes: ce qui crée tensions et désarticulations supplémentaires et empêche l'autonomisation de l'espace politique et l'affirmation de sa légitimité propre. En effet, la diffusion -sous des formes étriquées- du modèle étatique occidental se heurte à la prégnance des structures et des valeurs communautaires, familiales, religieuses traditionnelles constituant des lieux extrêmement vivaces de forte socialisation mais contrecarrant du coup le processus d'individuation des rapports sociaux à laquelle renvoie la figure du citoyen-sujet de la logique étatique moderne. Et l'inadéquation entre ces valeurs et les institutions publiques conduit, très souvent, soit à des réactions de rejet de l'Etat et d'obéissance plus concrète à des solidarités communautaires, soit à l'inverse, à l'allégeance de pure forme à celui-ci, en vue de l'obtention de prestations diverses. L'inefficacité de l'Etat traduit sa faible légitimité et les techniques politiques et administratives qui en 313

découlent se heunent à des sociétés qui ne les ont ni construites elles-mêmes, ni complètement intégrées. De ce fait, ni le transfert de technologie et d'entreprises clés-en-main, ni le transfert des techniques juridiques et des discours idéologiques, coupés de la tradition et du fonds culturel arabomusulman, n'ont permis la sortie de la crise. La montée en puissance depuis deux décennies, de l'islamisme radical -avec son discours de rejet des concepts allogènes d'Etat et de nation et sa réactivation de la thématique de l'identité islamique fondée sur l'unité de la Umma (communauté) musulmanne, au-delà des particularismes ethniques, régionaux ou nationaux, (à leurs yeux, seule cette communauté de croyants est véritablement légitime) traduit cette crise des références idéologiques et des bases de la légitimation des Etats maghrébins. En Algérie, les élites dirigeantes, en imposant une gestion autoritaire et monolithique du champ politique et du champ religieux ont provoqué un repli d'une fraction de la contestation religieuse sur un Islam traditionnel ou le développement de courants radicaux, atomisés, cantonnés dans la clandestinité; du moins jusqu'à l'explosion d'octobre 1988. Le manque d'un lieu central de symbolisation du pouvoir et d'un repère de légitimation, après l'essoufflement de celle issue de la guerre de libération nationale, la marginalisation et la précarisation de larges fractions de la population, la caractère autoritaire de l'Etat, offrent un surcroît de reconnaissance à des groupes qui développent, le plus souvent, des actions sporadiques et violentes. Mais depuis deux ans, l'Algérie se distingue par le fait que c'est le seul pays du Maghreb qui a reconnu officiellement un courant islamiste qui s'est constitué en parti politique, le F.I.S. (Front Islamique de Salut) (Cf. infra). D'une manière générale et pour l'ensemble du Maghreb, les mouvements islamistes bénéficient d'une relative assise sociale; cependant aucun mouvement n'est pleinement intégré à la vie politique institutionnelle, ni reconnu en tant que tel, par les autorités officielles (excepté le F.I.S. en Algérie) et dans une moindre mesure le M.T.I.-Ennahda en Tunisie). A évaluer la signification et le degré d'influence des revendications islamistes sur les orientations politico-religieuses officielles, l'on est amené à la constatation suivante: lorsque l'Etat fait de l'islam la modalité centrale de sa légitimation et répond positivement aux diverses sollicitations religieuses, l'impact de l'islamisme semble le moins menacer la stabilité des assises du régime. Tel est le cas (provisoire ?) du Maroc. Néanmoins, l'approfondissement de la crise et particulièrement l'aggravation du désarroi moral et de la marginalisation, aussi bien politique qu'économique, d'un nombre toujours croissant de citoyens, ainsi que le désenchantement à l'égard du modèle occidental rendent quasi caduque une telle hypothèse. L'on comprend, dès lors, de quelle manière -au moment où la crise politique, socio-économique et culturelle s'approfondit et alors que les Etats sont en déficit de légitimité- la contestation islamiste trouve un terrain de prédilection, particulièrement chez ceux qui se sentent exclus à la fois du système politique institutionnalisé et du système socio-économique. En Algérie, la conception du religieux fut ,dès l'indépendance, soumise à la vision nationale-populiste du F.L.N. Le régime tentait constamment de concilier l'idéologie du développement à la réactivation des valeurs islamiques. Il a ainsi imposé un monopole étatique de l'interprétation du corpus religieux. 314

La légitimité révolutionnaire s'accommodait parfaitement d'une référence à l'islam comme religion d'Etat. Toutes les Chartes adoptées (Soummam en 1956, Tripoli en 1962, Alger en 1964, Charte Nationale de 1976...) ont fait de l'islam le fondement de l'identité nationale. La Constitution stipule que l'islam est la religion de l'Etat et impose au Président de la République d'être de confession musulmane. L'Etat exerce un monopole de la gestion des affaires religieuses: contrôle du Conseil supérieur islamique, prise en charge des Séminaires de la pensée islamique, intégration des biens Habous dans le domaine public, nomination des gestionnaires des lieux du culte et des imâms, institution du vendredi, jour saint en islam, comme journée hebdomadaire de repos, etc. Le pouvoir n'a cessé par ailleurs de composer avec les milieux les plus traditionnalistes : interdiction de la vente de boissons alcoolisées, graves atteintes aux droits de la femme dans le code de la Famille, arabisation de l'administration, etc. Ce processus n'empêche nullement l'existence de conflits et de contestation de la légitimité politico-religieuse. L'Etat de droit (c'est-à-dire le suffrage universel, l'alternance politique, l'indépendance de la justice, la garantie des droits individuels et collectifs, la liberté d'opinion et d'information, etc.) est à cet égard le meilleur garant de la stabilité politique. 2°) Les différents

courants

de l'islamisme

algérien

Qui sont ces islamistes? En Occident, ils sont souvent présentés comme des profondeurs animés par les forces les plus archaïques Ce n'est pas si simple. Réduire le phénomène islamiste plus spectaculaires, à ses formes les plus extrêmes ou

mouvements issus des et les plus rétrogrades. à ses manifestations les à la dérive fanatique et intolérante qui, souvent, l'accompagne, est une grossière erreur d'appréciation. En réalité, c'est un phénomène social politique et religieux fort complexe. Il constitue dorénavant, de par son ancrage social et culturel, une partie intégrante de la sociologie politique des pays arabo-musulmans. Il est donc nécessaire de prendre conscience de sa véritable signification sans complaisance ni mépris. D'ailleurs cette poussée islamiste s'inscrit davantage dans la continuité de l'histoire politico-religieuse des sociétés maghrébines. Elle prolonge sur le terrain culturel la dynamique nationaliste, en prétendant la dépasser et relancer le processus qui en constitue l'essence même, à savoir la distenciationrepositionnement à l'égard de l'Occident. Les références minimales de tout mouvement politico-religieux pouvant entrer sous la dénomination générale de fondamentaliste impliquent deux exigences: le retour aux sources et la réislamisation de l'Etat et de la société. Au-delà de leurs différences, tous les mouvements islamistes se réclament de la fidélité au Coran et à la Tradition prophétique (Sunna). Ils plaident pour l'instauration d'un ordre islamique établi sur les principes suivants: autorité exclusive de la Révélation et intangibilité de la Loi islamique (Sharî'a) ; obligation pour le pouvoir politique de veiller à l'application intégral de l'ordre islamique aux niveaux des prescriptions culturelles, des diverses juridictions (statut personnel, sanctions pénales), de la morale et des mœurs islamiques. Et dans 315

le domaine politique, en l'absence de l'institution califale, le gouvernement musulman doit s'inspirer du modèle éthique et politique de la Cité originelle (Médine). Ainsi tout gouvernement qui ne respecte pas l'idéal islamique d'organisation politique est contesté. Cet idéal repose sur les principes suivants : accession aux responsabilités par voie d'élection (d'où la contestation des régimes héréditaires et despotiques), gouvernement par voie de consultation (shûrâ), c'est-à-dire par le dialogue permanent entre le pouvoir et la communauté, égalité des musulmans devant la loi, statut spécial des nonmusulmans (les gens du Livre sont considérés comme des protégés), obligation du Djihâd, instauration d'un régime de justice et de bienfaisance, etc. Mais par delà ce fond commun, il existe des différences entre les divers courants: au niveau théologique, quant à la formalisation doctrinale des principes pré-cités et au niveau pratique, quant aux modalités de leur mise en œuvre. C'est ainsi que des clivages apparaissent. Faut-il considérer le Coran au sens littéral ou l'interpréter (Ijtihâd) ? Quelle méthode d'exégèse faut-il appliquer et sous quelle autorité? La Sunna est-elle une source constitutive à part entière. Ou bien une simple référence éclairante? Quel sens donner au concept de Djihâd: voie mystique et spirituelle, action pastorale, impératif d'engagement social et politique? etc. Sur la base de ces clivages, deux types de profil fondamentaliste se dessinent. Le fondamentaliste piétiste qui considère le message islamique comme une voie spirituelle, une espérance de salut, un message de transcendance. Il est disposé, dans sa quête de l'authenticité, voire dans sa volonté d'imitation du Prophète, à accepter la séparation de la foi et de la pratique religieuse avec le politique. L'autre figure est celle de l'islamiste radical. L'idéologisation de l'islam l'amène à utiliser les textes sacrés et les sources (révélée et prophétique) comme instrument de combat dans une perspective de libération sociale et politique. Le message islamique sert la mission de réforme (islâh) ou de révolution. Dans cette perspective l'islam est à la fois religion, monde temporel et gouvernement ou Etat politique (Dîn-Dunya-Dawla). L'islamiste radical vise en définitive à l'instauration, ici et maintenant, de la théocratie islamique: les Ulamâ, dépositaires de la légitimité, y ont vocation à exercer un rôle dirigeant et la tentation est grande de soumettre les critères de l'organisation juridique, politique, économique et sociale à la loi divine. Au niveau de la mise en pratique de ces principes, il existe plusieurs tendances du fondamentalisme qui on traversé le siècle. On peut en citer quatre. L'Association des Frères Musulmans née en Egypte en 1929. Tous les mouvements islamistes se réfèrent aux écrits de leur idéologue Sayyed Qutb (1906-1966) qui fut à l'époque de Nasser emprisonné pendant plusieurs années, atrocement torturé et pendu le 29 août 1966. Cette association qui connut un succès sans précédent dans les années cinquante-soixante (des centaines de milliers d'adhérents dans tout le Moyen-Orient) développe une lecture révolutionnaire du Coran et amalgame la référence à l'autorité exclusive de la Révélation comme Constitution idéale de la Communauté (Umma) à la justice sociale. Le deuxième courant est représenté par l'idéologie Wahhabite venue d'Arabie Saoudite par référence à Mohamed Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792) qui mêle

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les intérêts dynastiques et la légitimation islamique. C'est une tendance rigoriste et puritaine, à vocation internationale (création de l'Organisation de la Conférence Islamique - O.C.I. - à la Mecque en 1962) et qui a impulsé la création de nombreuses associations de prédication dans tout le monde arabe. La troisième tendance vient du sous-continent indien. Elle se réfère à l'indopakistanais Abû al-'Alâ'- al-Mawdûdî (mort en 1979) qui a marqué par ses écrits et sa pratique l'islamisme radical. Une quatrième branche, enfin, est représentée par le Khomeynisme marqué par la vision shi'ite de l'Etat musulman. Les courants maghrébins, tout en reprenant le tronc commun de la problématique islamiste posée par les Frères Musulmans d'Egypte des années trente, s'en sont à bien des égards dissociés tant sur le plan doctrinal que sur le plan tactique. D'une manière générale, ces courants maghrébins ont une spécificité certaine qui leur est octroyée par le contexte institutionnel, politique et religieux propre au Maghreb (différent du Machreck). Mais dans le même temps, ils subissent les influences venues d'Egypte/Syrie, d'Arabie Saoudite du Pakistan ou même d'Iran. Ils forment ainsi une mosaïque de courants fort différenciés. Le courant islamiste algérien et maghrébien en général est donc par définition polycentriste. On peut classer les différents courants en trois grandes catégories (20). A) Les groupes ou associations de maintenance classique ou de «revivalisme» qui opèrent en milieu rural et en milieu urbain, se regroupent pour des prières surérogatoires et entretiennent un prosélytisme pacifique. On peut parler à leur propos de néo-turuqisme, en tant qu'ils réactivent les Turuq (pluriel de Tarîqa : confrérie). Ils peuvent être classés dans l'islamisme, d'autant qu'ils visent la réappropriation du politique sur le mode de la religion populaire. Ce type d'action peut constituer une première phase de structuration dans les mosquées et de formation de cellules pour les activistes islamistes. Il existe des dizaines d'associations de ce type au Maghreb. B) Les associations de «conversionnisme» ou Jamâ'at at-Tablîgh wa-Da'wa (associations pour la transmission et la prédication) qui existent par dizaines dans tout le Maghreb. Ces associations développent plusieurs types d'actions: 1°) L'université constitue pour beaucoup de militants islamistes la première phase d'activisme. En effet, tous les régimes politiques maghrébins ont utilisé, au début des années soixante dix, les mouvements islamistes et les associations de la Da'wa pour contrecarrer l'influence politique et syndicale de la gauche chez les étudiants et les enseignants. Ces actions consistent à diffuser des prônes constestataires par cassettes (la figure du prédicateur égyptien Kichk, dont les prônes enregistrés circulent partout dans le monde arabo-musulman, y compris en Europe parmi l'immigration, joue ici un grand rôle (21».à participer aux meetings, à noyauter les syndicats étudiants, à diffuser des brochures, revues, affiches murales, etc.

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2°) D'autres types d'action consistent à investir, parfois par la violence, les mosquées pour les prêches libres et contestataires, ainsi que les quartiers populaires et les lieux de travail pour mobiliser les jeunes et développer des actions de solidarité sociale. Pour ces associations, la Da'wa (apostolat) prend la forme de la dénonciation de la dissolution des mœurs et de la pathologie produites par la corruption du monde moderne (qualifié de Jâhiliya, en référence à la période anté-islamique) pour se muer en théologie politique du Jihâd (combat sacré) contre les pouvoirs des Tâghût (despotes) qui ont trahi la légitimité islamique et pour la restauration de la Shârî'a seule loi de la cité musulmane et du pouvoir de Dieu (Hâkimiyat Allâh). On peut citer comme exemples, l'organisation tunisienne de l'«action Islamique» (al-'amal al-islâmf) qui fut fondée en 1976 et mena campagne pour le respect de l'islam: le gouvernement tunisien lui-même avait encouragé la création en 1970 de l'