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French Pages 230 [231] Year 2024
Logiques sociales Collection dirigée par Bruno Péquignot En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si la dominante reste universitaire, la collection « Logiques Sociales » entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action sociale. En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes conceptuels classiques.
Dernières parutions Laure CAPPELLE, Elizabeth CLAIRE et Mariem GUELLOUZ (dir.), Chorégraphier l’égalité culturelle. Pour une histoire décentrée de la danse, volume 2, 2024. Marie-Hélène DELAVAUX-ROUX, Florence POUDRU et Aude THURIES (dir.), Méthodes en mouvement. Pour une histoire décentrée de la danse, volume 1, 2024. Stéphanie TRALONGO, L’import/export scientifique. Ethnographie d’un projet international, pluridisciplinaire et financé, 2024. Sandy LAROSE et Francky SAINT-FLEUR, L’invention du sujet moderne à travers la mode, 2024. Serge EBERSOLD, Le temps de l’accessibilité, 2024. Lionel CLARIANA, Violences conjugales et protection de l’enfant. Enjeux et tensions, 2024. Georges JOURDAM, Regards croisés sur le monde du travail d’aujourd’hui. Les mutations en cours dans le champ professionnel, 2023. François-Xavier BAUDUIN, Rael et les mirages d’internet, Prosélytisme et pratiques communautaires : quand le Réseau brouille les réseaux, 2023. Alexander MARIA LEROY, Normes et valeurs dans les longs métrages d'animation Disney et Pixar, La nature, le féminin et le masculin dans le plus célèbre des répertoires, 2023.
Naissance de la transdisciplinarité
© L’Harmattan, 2024 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr/ ISBN : 978-2-336-44470-3 EAN : 9782336444703
Alain Depaulis
Naissance de la transdisciplinarité Préface de Pascal Roggero
Du même auteur Alain DEPAULIS, La clinique de la demande en consultation infantile, Presses Universitaires de Nancy, 1992 Alain DEPAULIS, Le complexe de Médée, Quand une mère prive le père de ses enfants, 1ère édition, 2003, 2ème édition, revue et augmentée, préface Alain MOLAS, De Boeck, Bruxelles, 2008 En collaboration Alain DEPAULIS avec Jean NAVARRO et Gilles CERVERA Travailler ensemble, un défi pour le médico-social, Complexité et altérité, préface d’axel KAHN, Eres, 2013 Alain DEPAULIS avec Jean NAVARRO et Alain MOLAS L’agir pluridisciplinaire, Ethique et réflexivité, préface de Michel CHAUVIERE, L’Harmattan, 2021
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A mes petits-enfants Pour que tiennent les promesses de la vie…
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Sommaire Sous la bienveillante vigilance d’Edgar Morin Préface Pascal Roggero Introduction : Est-il encore permis d’espérer ? Première partie : De l’Un au Multiple Chapitre I. L’homme se découvre Chapitre II. 1900. Une aspiration irrépressible au pluralisme. Chapitre III. Le pluralisme en question. Chapitre IV. Aux sources du pluralisme anglo-saxon Chapitre V. Rationalisme absolu, rationalisme en extension. Chapitre VI. La promesse perdue du pluralisme en sociologie. Chapitre VII. Le pluralisme anarchiste Deuxième partie : L’Un et le Multiple Chapitre VIII. La révolution copernicienne Chapitre IX. Comment se construit la connaissance ? Chapitre X. La révolution quantique. Chapitre XI. L’observation au risque de l’observateur Chapitre XII. La connaissance de la connaissance Chapitre XIII. La logique de l’énergie Chapitre XIV. L’acte de naissance de la transdisciplinarité Chapitre XV. L’anthropologie générale Conclusion : Un long effort de pensée
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Sous la bienveillante vigilance d’Edgar Morin En janvier 2022, j’adresse à Edgar Morin l’esquisse d’une étude sur l’émergence de la transdisciplinarité. Quelle ne fut pas ma surprise de recevoir cette réponse : « Cher Alain Depaulis, votre plan est d'autant plus intéressant que les auteurs que vous allez examiner sont inconnus ou méconnus aussi bien des scientifiques que des humanistes. » Et d’ajouter : « J'aurais bien aimé que vous examiniez la pensée de Heinz von Foerster dont l'apport épistémique a été très important pour moi avec l'espoir de demeurer assez valide pour vous lire. » A cette date, je n’ai nul empressement à mener ce chantier dont je sais qu’il va me demander des lectures hors de mes connaissances familières. Edgar a allégrement dépassé les cent ans et cette réalité donne peu d’espoir à lui faire partager mon développement. Sauf ! Sauf à m’y atteler dare-dare pour avoir le privilège de ses lumières. Durant un an et demi, s’est ainsi engagée une aventure intellectuelle passionnante. Je m’immerge complètement dans ce monde peu académique de la pluri-inter-transdisciplinarité animé par des penseurs originaux. Au fil des mois, je fais partager à Edgar la progression de mon enquête et ce dernier m’honore en retour de petits commentaires vivifiants. J’avoue combien j’ai été stimulé par ces échanges, certes lorsqu’ils étaient élogieux : « Ce que vous dites de Dilthey et Simmel est remarquable et nécessaire ». Mais ses messages ne se réduisaient pas à des compliments, ils nourrissaient mon cheminement : « Je viens de regarder votre excellent chapitre sur Bachelard, mais il manque que Bachelard est le premier à introduire la notion de complexité dans l'épistémologie et sa vision des sciences ». Ou encore : « Vous trouverez dans le tome 1 et le 3 de la Méthode les références pour tous ces pionniers de l'auto-organisation, de la systémique, de la cybernétique et surtout von Foerster qui a mis en relief l'auto-référence et la dépendance de l'autonomie ». Il ne manque pas de me rappeler son crédo sociologique : « Il faut considérer ma conception de la sociologie basée sur l'auto-éco-organisation et sur une méthode qui s'adapte au terrain plutôt que d'adapter le terrain à la méthode... ». Il me stimulait davantage lorsqu’il me suggérait de nouvelles pistes : « Très bien pour Piaget que j'insérerais dans un ensemble épistémologique avec Kuhn, Popper, Lakatos, Holton ». Voire lorsqu’il me rabrouait gentiment : « Vous liquidez à tort Hegel qui a insisté sur l’inéluctabilité des contradictions et mis en relief la négation dans toute sa puissance comportant la négation de la négation. La différence est qu’Hegel pense que l’on peut dépasser les contradictions en un terme supérieur, mais il est conscient que de nouvelles contradictions 11
apparaissent alors ». Sans jamais se départir de son humour, l’interrogeant sur les échanges intellectuels entre Lupasco et Lacan, il me rétorque : « je ne suis pas très lacanisé ! » Au fil de nos échanges le ton se fait plus familier, mon projet d’étudier l’émergence de la transdisciplinarité et les résistances qu’elle a suscitées est clair dans mon esprit, mais confus dans sa formalisation, ce qui ne manque pas de soulever des questions : « Cher Alain. J'ai lu Valery, Freud, épistémologie, mais je ne vois pas comment tout cela se relie ». Ou du désaccord : « Mon cher Alain. À mon avis vous privilégiez le multiple aux dépens de l'un. Le cœur de la révolution paradigmatique est l'inséparabilité de l'un et du multiple, le multiple dans l'un, l'un dans le multiple. Amicalement ». La remarque d’Edgar est légitime, pour cause, mon propos tend à tracer la progression qui conduit du monisme au pluralisme via les phases intermédiaires disciplinaire, interdisciplinaire et transdisciplinaire. Elle atteint selon moi sa plus juste formalisation dans La méthode 3, ce qu’exprime ma réponse : « La construction de mon plan s'attache à cette progression : il a fallu d'abord accepter le pluralisme, le mettre en pratique dans l'échange, avant d'atteindre le niveau supérieur du penser ensemble, de faire vraiment acte d'une pensée transdisciplinaire. C'est sans doute la raison pour laquelle vous vous étonnez de ne voir apparaître l'un et le multiple penser ensemble que dans le chapitre qui vous est consacré, simplement parce qu'avant vous (à ma connaissance) personne ne l'avait théorisé de cette façon ». La fin de mon parcours soulève la délicate question du réel. Edgar se montre sceptique : « J’en ai parlé dans mon livre Connaissance ignorance mystère. Le réel est évidemment ce qui résiste, mais sa notion se dissout dès qu'on essaie de la concevoir ». « Pour les "constructivistes", ajoute-t-il, de Kant à von Foerster nous n'avons que des représentations. Personnellement je suis co-constructiviste je pense que le "réel" contribue à nos représentations. Dans mon livre je traite le problème de la réalité de la réalité ». « Certes Edgar, répondis-je, le réel contribue à nos représentations, mais je reste en questionnement sur le statut de ce réel. Car selon moi, l'enjeu de la transdisciplinarité est ce qui du réel peut se traduire dans notre réalité. Le réel était là avant, il sera là après et la noblesse de l'homme est de l'affronter afin d'y gagner quelques clartés. Dans sa référence au mythe d'Amphitryon von Foerster apporte ce commentaire : "La simulation la plus parfaite laisse encore échapper quelque chose et c’est ce quelque chose qui est l’essence de l’amour, ce pauvre mot qui dit tout et n’explique rien." Ce qui est me semblet-il une très belle formule pour exprimer le réel comme impossible à dire ».
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C’est dans les termes suivants que je fais part à Edgar de l’achèvement de ma quête : « Mon cher Edgar. Voici un an et demi, je vous présentais le plan d'un essai que je projetais. Ce plan a retenu votre attention, je me suis alors attelé à la tâche afin de vous faire partager mon cheminement et bénéficier de vos remarques. Ce fut un plaisir émouvant pour moi de recueillir vos commentaires bienveillants mais toujours vigilants. Aujourd'hui je suis au terme de cette enquête passionnante dans laquelle j'ai voulu comprendre pourquoi la transdisciplinarité a mis tant de temps à émerger et à avoir le statut qu'on lui connaît de nos jours. Ce faisant, j'ai identifié le point de résistance en ce qu'elle travaille le réel. C'est sous le titre Naissance de la pluridisciplinarité que je vous le présente. Je suis émerveillé que vous ayez pu m'accompagner et soutenir mon exploration. En chemin, j'ai découvert vos écrits les plus personnels et votre profonde humanité. Autant d'enseignements que j'ai reçus en vous fréquentant. Merci cher Edgar. Aujourd'hui, je me permets de vous dire que je serai comblé si vous apposiez quelques mots en guise de présentation à cet ouvrage. Je conçois qu'il n'est pas aisé de faire un commentaire sur un texte qui vous met autant à l'honneur, mais n'est-ce pas justice ? Vous avez su assimiler toutes les leçons de vos pairs pour nous offrir une anthropologie globale ouverte et humaniste. Là est votre immense mérite. Avec toute ma reconnaissance et mon amitié. Alain ». Suivi quelques jours plus tard la réponse d’Edgar : « Très heureux, mais suis hospitalisé et ne sais jusqu’à quand je serai en incapacité. Attendons voir une semaine ». Quinze jours plus tard, il me met en relation avec Pascal Roggero, « complexiste très pertinent » qui a aimablement accepté cette mission.
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PREFACE C’est à une « enquête » qu’Alain Depaulis nous convie dans La naissance de la transdisciplinarité. Il s’agit d’un voyage vers un espace ignoré par les catalogues que les agences de voyages offrent au regard de consommateurs avides de destinations exotiques. Pourtant sur ce continent méconnu par nos contemporains y compris les scientifiques, le périple est surprenant, le dépaysement garanti et, plus rare, l’intelligence confortée. En reprenant le langage du tourisme international on pourrait parler d’une « terre de contrastes », riche et contradictoire. Je veux bien sûr parler du continent…épistémologique. Une fois lâché, l’adjectif suscite souvent son lot de perplexité, de méconnaissance voire de rejet. Il me revient en mémoire ce collègue économiste, dont je tairai le nom, qui, après une communication du regretté Jean-Louis Le Moigne exhortant les chercheurs à intégrer une réflexion épistémologique à leurs travaux, lui répondit que « l’épistémologie ne l’intéressait pas et qu’il n’en faisait pas ». Il s’attira alors le commentaire suivant : « Tu fais de l’épistémologie mais tu ne sais pas l’épistémologie que tu fais ». Dans une époque tout entière tournée vers l’efficacité, avec des technosciences enrégimentées par les intérêts économiques les questions épistémologiques, c’est-à-dire relatives à la connaissance que les humains se font du monde dans lequel ils sont plongés, apparaissent secondaires voire inutiles. On ne peut que le déplorer. Alors même que nos sociétés sont gravement menacées, qu’elles doivent opérer de très profondes transformations, il est suicidaire de négliger, si ce n’est d’ignorer, la réflexion sur les connaissances et, de manière intrinsèquement liée, sur notre représentation et notre rapport au monde. Dans ce contexte, le travail d’Alain Depaulis est bel et bien d’intérêt public. Il faut le lire et le faire lire car, d’une plume alerte, précise et documentée, il permet d’embrasser, au prix d’un effort de synthèse qui force le respect, l’histoire des conceptions et des débats épistémologiques depuis principalement deux siècles en Occident. De Hegel à Bachelard en passant par Piaget, de Meyerson à Husserl et von Foerster jusqu’à Morin, de James aux physiciens quantiques, de Bergson à Lupasco et Nicolescu, ce sont plusieurs dizaines d’auteurs dont les apports sont présentés avec clarté et cohérence. Ainsi permet-il à tout lecteur attentif, même totalement profane, d’entrer sans difficulté dans cet univers fondamental mais plutôt perçu comme un domaine obscur réservé à des philosophes éthérés. Cette pédagogie est suffisamment rare pour souhaiter la plus large diffusion à un texte qui contribue à placer le débat public sur les enjeux cruciaux de l’époque à son juste niveau, celui des conceptions du monde, des représentations et des actions qui en découlent, un niveau quasi 15
systématiquement ignoré au profit de la recherche de solutions techniques moins dérangeantes… Alain Depaulis parcourt cette abondante matière en se disant à la recherche de la naissance de la transdisciplinarité. Qu’il me soit permis de dire que l’ambition du livre s’avère, à mes yeux au moins, plus vaste. En effet, comme son plan le montre, l’auteur interroge son corpus en cherchant à distinguer, et souvent opposer, des conceptions unitaires de la connaissance scientifique et d’autres mettant l’accent sur sa nécessaire diversité. Cette tension entre « l’un et le multiple », l’homogène et l’hétérogène, structure l’ensemble du développement, la transdisciplinarité n’étant que l’aboutissement du parcours et la solution proposée par l’auteur à cette situation dialogique pour reprendre le concept d’Edgar Morin. Ainsi pour ne remonter qu’à la Renaissance et en reprenant les analyses de Koyre, on trouvera chez Galilée et sa fameuse affirmation : « La nature est un livre écrit en langage mathématique » une expression forte de l’ambition unitaire de la science. Du côté de la diversité lui répond la pensée d’un Giordano Bruno qui brûlera sur le bucher pour sa conception d’un univers infini contraire à l’omnipotence divine. L’auteur a choisi son camp : c’est du côté de la diversité qu’il situe l’ouverture, la tolérance, l’attention au réel et la considération du sujet connaissant. A la passion unitaire sont associés des antonymes : fermeture, rejet du nonscientifique, abstraction lointaine, méthodologie exclusive, et ignorance du sujet élaborant la connaissance. A la première le souci de la complexité et à la seconde le paroxysme de ce que Meyerson décrit comme le principe d’identité c’est-à-dire rassembler le divers dans des catégories homogènes qui nient la singularité au profit de la généralité et au détriment de la complexité. On pourra partager cette inclination et préférer, comme Robert Musil, Bruno à Galilée, Bachelard aux auteurs du Cercle Vienne, Simmel à Durkheim, etc. mais la vision dichotomique de James opposant, d’un côté, l’héroïque « barbare à l’esprit dur » capable d’ébranler les cadres cognitifs pour s’attacher au réel et, de l’autre, le passif « délicat à l’esprit tendre » qui se coule dans le moule de la « science normale » ne nous semble pas défendable sauf à accepter une abusive simplification. Alain Depaulis termine son cheminement en terre épistémologique par Edgar Morin dont il présente la pensée tout en lui rendant un hommage appuyé que je ne peux que partager tant je suis, comme lui, convaincu que la pensée complexe est une des portes d’entrée les plus pertinentes dans la transdisciplinarité qui en manque singulièrement. Cependant, bien qu’il expose le concept de dialogie, on peut regretter que, dans son développement
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général, il n’en ait fait usage autant qu’il était possible. En effet, la dialogie cette « unidualité » irréductible qui voit à la fois s’affronter et se compléter des logiques constitutives d’un même phénomène aurait pu structurer plus fondamentalement l’ouvrage. Par-delà la riche description des ambitions unitaire et « diversitaire » divisant la connaissance scientifique, on ne voit pas bien en quoi elles sont toutes deux nécessaires. A la décharge de l’auteur, il faut reconnaître que la dialogie présente de grandes difficultés d’opérationnalisation qui eussent, à elles seules, constitué un projet de recherche assez différent de l’ambition initiale du livre. Je ne sais si cela fait partie des perspectives d’Alain Depaulis mais il y a là un prolongement possible qui intéresserait beaucoup les « moriniens » dont je suis. Ne pas méconnaître le sujet connaissant, tel est l’un des principes d’une épistémologie qui ne soit pas aveugle aux conditions de la production de la connaissance. De ce point de vue, pour ceux qui, comme moi, n’ont pas lu ses ouvrages précédents, la présentation du parcours de l’auteur (Annexe. Une aventure humaine) nous éclaire utilement sur lui-même et son projet car, ainsi que Bachelard l’a si bien formulé : « La méditation de l’objet par le sujet prend toujours la forme du projet ». Et l’on découvre que le présent livre trouve son origine dans la pratique de psychothérapeute de son auteur, une pratique qui se caractérise par la mise en œuvre d’une démarche associant et faisant coopérer les divers services et personnes en charge de l’accompagnement des personnes vulnérables. On peut ainsi mieux comprendre ses choix ainsi que ses inclinations et, surtout, saluer cette volonté d’assoir sa démarche sur une conception de la connaissance et de la science. Cela nous change de la lancinante galerie de méthodes « nouvelles » qui, comme autant de produits, se suffisent d’exister sur le marché du conseil, souvent sans validation empirique et, encore moins, d’ancrage théorique et de fondements épistémologiques. Mais, insistons-y, le projet d’Alain Depaulis n’est en rien réservé aux psychothérapeutes ou aux personnes intervenant dans le médicosocial, sa portée bien plus générale est de nature à intéresser quiconque s’interroge sur la connaissance. J’aimerais maintenant terminer par une considération qui se veut empreinte d’humour et qui, pour le coup, convoque l’origine professionnelle de l’auteur qui se révèle un peu plus dans la conclusion. Salvador Dali a eu cette boutade concernant Pablo Picasso : « Picasso est espagnol, moi aussi. Picasso est un grand peintre, moi aussi. Picasso est communiste, moi non plus. » Je partage beaucoup des intérêts et des inclinations d’Alain Depaulis mais il est lacanien, moi non plus. Oserais-je
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dire que le réel selon Lacan reste à mes yeux de profane, quelque peu opaque et ses tentatives de formalisation mathématique, étonnantes ? Mais nul n’est parfait, d’ailleurs je suis sociologue. A toutes et tous, je souhaite une excellente et instructive lecture. Pascal ROGGERO Professeur des Universités et sociologue, membre de l’IDETCOM, UT Capitole et chercheur associé au Centre Edgar Morin (EHESS), membre du comité scientifique de la chaire Edgar Morin de la complexité à l'ESSEC, membre de l’UPEMM (Université Populaire Edgar Morin pour la Métamorphose).
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« Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? » Emmanuel Kant
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Introduction
Est-il encore permis d’espérer ? Face au spectacle désolant d’une humanité en crise, impuissante à affronter les urgences planétaires, est-il encore permis d’espérer ? Loin d’un multiculturalisme ouvert et tolérant c’est la tentation du repli qui inspire les nations quand elles ne sont pas livrées à des autocrates belliqueux. Les sociétés modernes ne peuvent pourtant plus se satisfaire d’un refuge autarcique, l’interdépendance les condamne à vivre ensemble et à faire front aux défis multidimensionnels de protection de notre bien commun, la terre. L’homme dans ses audaces n’a jamais manqué d’imagination ni de ressources, son histoire est jalonnée de révolutions tous azimuts, promesses de lendemains meilleurs. Mais l’homme du XXIème siècle a abandonné toutes les certitudes que la révolution industrielle lui avait vendues. Les profits qu’il en a tirés, au niveau de son confort matériel, lui apparaissent bien minces au regard des menaces que les conséquences dudit progrès font peser sur l’humanité. Du scandale de l’amiante au drame de Tchernobyl il en connaît tous les revers. S’offre aujourd’hui le triste spectacle d’un monde désorienté dans lequel chacun tente de tirer, pour lui seul, les moyens de sa survie. L’urgence se fait de plus en plus sentir d’imaginer une forme de pensée et d’action collectives pour répondre aux défis présents. Le problème rencontré au niveau des relations internationales est connu depuis l’Antiquité sous le nom de paradoxe de l’Un et du Multiple. Comment conjoindre avec le plus de cohérence possible et dans le respect de leur identité, des éléments épars tenus à des intérêts divers voire divergents ? Cette question s’est travaillée dans les sciences sous le nom de pluralisme, elle se décline sur trois plans : pluridisciplinarité, interdisciplinarité et transdisciplinarité. L’homme de science a découvert que son champ opératoire était intriqué aux questions économiques, sociétales, politiques, historiques… Il a constaté que la stricte pratique disciplinaire s’épuisait rapidement au croisement de multiples forces interagissant aléatoirement aux dépens des efforts patients consentis par chacun. L’homme de science s’est alors contraint à entrer dans l’échange avec des pairs qu’il côtoyait naguère sans les connaître. De la multiplication des croisements d’expériences surgit alors un nouvel espace, une intelligence collective née d’une perspective transversale dont le déchiffrage peut éclairer sans l’enfermer l’horizon de la connaissance.
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Nous avons voulu comprendre comment la pensée scientifique a cheminé d’une pratique disciplinaire centrée sur un seul objet d’étude à un échange avec les domaines voisins jusqu’au dessein d’un savoir qui assume sa diversité et se prête à l’intelligibilité de sa globalité. C’est l’expérience vécue de la découverte de ce paradigme que nous relatons, une étude de son émergence et de son affirmation au cours du XXème siècle. De fait, la transdisciplinarité est un concept éminemment contemporain. Le premier usage connu de l’adjectif pluridisciplinaire remonte à 1948 et interdisciplinaire à 1959. Le nom pluridisciplinarité est utilisé en 1971 par Edgar Morin lors de la création du Centre de Royaumont pour une Science de l’Homme. En 1972 l’adjectif transdisciplinaire apparait dans un article de Jean Piaget1 et le nom transdisciplinarité est cité en 1974 par le Dictionnaire historique. Il est étonnant de constater la jeune existence d’un concept que l’on croirait installé de longue date comme cadre de pensée. Les hommes n’ont-ils pas toujours éprouvé la nécessité d’échanger ? Les rencontres, les croisements entre divers domaines de connaissance ne sont-ils pas le propre de notre nature avide de comprendre le monde ? Le pluralisme n’est-il pas une évidence ? Cet avènement lexical serait ainsi le signe d’une révolution discrète, d’un nouveau paradigme qui viendrait se substituer à un ordre passé. Notre enquête est animée par cette curiosité : qu’est-ce que la transdisciplinarité ? Comment s’est-elle distinguée des concepts auxquels elle est souvent apparentée : pluridisciplinarité et interdisciplinarité ? Par quelles voies a-t-elle acquis le statut familier qu’on lui connaît de nos jours ? Pourquoi a-t-il fallu si longtemps ? Pourquoi cette aspiration naturelle à améliorer notre connaissance du monde a-t-elle activé tant d’opposition ? Philosophie, religion, métaphysique, spiritualité ou encore science : comment situer la transdisciplinarité ? Cette enquête aspire à tracer les conditions de gestation de la transdisciplinarité, le contexte dans lequel elle a pris forme, les débats qu’elle a suscités, c’est-à-dire les voies qu’elle a empruntées pour gagner ses lettres de noblesse. Ce parcours s’attarde aux résistances parfois virulentes qu’elle dut affronter. Il s’arrête à ses prémices dans la révolution Galileocopernicienne et à son affirmation par la révolution quantique. Parallèlement, notre chemin découvre les avancées scientifiques et intellectuelles qu’elle a permises. Cet essai s’attache également à restaurer la mémoire de penseurs 1
PIAGET Jean, L’Epistémologie des Relations Interdisciplinaires, article publié dans L’interdisciplinarité : problèmes d’enseignement et de recherche dans les universités, Paris OCDE, 1972.
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indisciplinés, ces trublions quelquefois oubliés qui ont pourtant renouvelé notre conception du monde en bousculant les repères établis. Notre exposé ne prétend pas donner des connaissances savantes des thèses visitées, mais identifier le corpus qu’elles ont contribué à forger et les ressorts de sa dynamique. Notre développement distingue deux mouvements qui se chevauchent, la première partie (De l’Un au Multiple) restitue le combat qui a marqué la reconnaissance du pluralisme dans les sciences ouvrant le champ de la pluridisciplinarité et de l’interdisciplinarité. La seconde (L’Un et le Multiple) interroge l’essence et la dynamique de ce multiple, libérant le champ original de la transdisciplinarité, un profond renouvellement de la pensée qui ne cache pas les conditions exigeantes de son application : comment penser ensemble l’Un et le Multiple. Chemin faisant, riche de toutes les expériences que l’histoire de la connaissance nous offre, se précise sa pertinence, celle d’être une science du réel qui assume la conjonction des sciences de la nature et des sciences dites humaines et sociales. Cette profonde singularité dessine une utopie réaliste, une promesse d’extension de la conscience humaine2, inspirant le rêve persistant d’une mutation intellectuelle (Gaston Bachelard), voire d’une révolution humaine (Basarab Nicolescu) ou encore d’une métamorphose de la pensée (Edgar Morin).
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L’expression est de Gerald Holton.
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Première partie
De l’Un au Multiple
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Chapitre I.
L’homme se découvre Où l’on devine l’inconfort de se penser Nous puisons aux sources du XXème siècle, certes les annonces de changement dans les modes de vie, mais surtout les frémissements d’un changement du mode de penser. La fin du XIXème siècle nous en donne de multiples indices : en médecine Robert Koch isole le bacille de la tuberculose, au niveau scientifique les travaux de Wilhelm Röntgen conduisent à la découverte des rayons X. En mécanique, Carl Benz construit la première automobile, en communication Marconi invente le télégraphe sans fil, les Frères Lumière nous ouvrent la voie du cinématographe. En 1900, la découverte de Max Planck des corps noirs annonce la révolution quantique. En philosophie, Nietzsche proclame la mort de Dieu, dans les sciences humaines Durkheim publie Les Règles de la méthode sociologique. En sculpture, Rodin présente les Bourgeois de Calais, en architecture, les constructions du Reichstag à Berlin et du Tower Bridge à Londres sont en cours. Autant de manifestations qui présagent de temps nouveaux, mais c’est autour de la question de l’esprit et de son fonctionnement qu’il est nécessaire d’aborder l’émergence d’une pensée plurielle, tant à l’orée du XXème siècle la représentation que l’homme a de lui-même est bouleversée. Trois penseurs tracent des voies dont les applications ont révélé la fécondité. Les Carnets de Léonard de Vinci donnent à Paul Valéry un terrain propice pour mettre en lumière la vision prophétique d’un esprit ouvert aux arts et aux sciences. Elle lui permet de décrire un modèle opératoire de conscience qui anticipe les recherches sur la cybernétique et les neurosciences. C’est l’autre versant de l’esprit, celui de l’inconscient, que la science des aliénistes conduit à étudier. L’appareil psychique décrit par Sigmund Freud met bas l’illusion d’un moi souverain au profit d’une division interne soumise à des forces contraires. Au sein même du groupe qui se donne pour mission la défense et la diffusion de la psychanalyse, des dissensions se font entendre. Sa rupture avec les Viennois, conduit Carl Gustav Jung à explorer, hors du champ freudien, un autre versant de l’inconscient, celui des mythes et des religions.
1. Paul Valéry, l’étude mécanique d’une conscience maîtrisée Publiée en 1895, L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci, est également celle de Valéry, c’est aussi pour nous une introduction originale à la complexité. Connu depuis le XVIème siècle pour ses peintures, le génie de Vinci se révèle au XVIIIème siècle avec la découverte de plus de 6000 27
feuillets de notes. Artiste certes : peintre, musicien, sculpteur, architecte, écrivain, mais aussi scientifique : anatomiste, botaniste, inventeur, ingénieur… Léonard s’est formé dans l’atelier polyvalent d’Andrea del Verrocchio qui produisait des œuvres en tout genre, peintures, sculptures, bijoux mais aussi des créations monumentales telle que l’énorme sphère dorée (six mètres de diamètre, de près de deux tonnes) qui couronne le Dôme de la cathédrale Santa Maria del Fiore de Florence. C’est en ce lieu rassemblant les corps de métiers les plus variés que Vinci acquiert des notions d’ingénierie, de machinerie, de métallurgie et de physique qui se complètent de rudiments d’anatomie, de technique du dessin et de la gravure... Cet homme d’esprit universel que Valéry qualifie « d’artiste du monde », mais aussi « pressentiment de l’ère moderne ». Ce qui transcende cependant l’envergure encyclopédique de l’œuvre de Léonard réside dans ce qui la sous-tend : une méditation sur l’élaboration de la pensée. C’est le point qui arrête Valéry, tel le reflet de la quête qu’il cultivera lui-même sa vie durant dans ses Cahiers. A l’instar de Léonard, Valéry n’a cessé d’ouvrir sa pensée à toutes les sources scientifiques dont son époque est comblée. Après un début d’études de droit, interrompues par la guerre, se révèle l’éclectisme de ses centres d’intérêt : les mathématiques, la géométrie, l’architecture, les traités d’électricité et de magnétisme de Faraday et de Maxwell qui lui donneront les bases de « sa physique mentale ». Ce qui intéresse principalement Valéry c’est le pouvoir de l’esprit et son fonctionnement dans ses diverses expressions, l’art, la science, le langage… Valéry rejette énergiquement ce qui se complaît dans l’approximatif, il se fait le chantre d’une intelligence maîtrisée forte de son pouvoir. Sa réflexion se construit sur un double rejet. D’abord celui de la poésie qui est pourtant sa vocation première. Convaincu de ne pouvoir atteindre la perfection de Rimbaud ou de Mallarmé, il est d’une implacable intransigeance à l’égard des rimailleurs : « J’ai connu bien des poètes. Un seul était ce qu’il faut ou ce qui me plaît. Le reste était stupide, ou plat, d’une lâcheté d’esprit inébranlable. Leur impuissance, leur vanité, leur enfantillage, et leur grandiose, dégoulinante répugnance à voir clairement ce qui est »3. Ensuite sur le rejet d’une éprouvante autoréflexion intime qui entretient les « grands maux et les idées douloureuses », préférant avancer dans le sens d’un contrôle de ses démons. Valéry en ira jusqu’à une franche répulsion de la théorie freudienne comme de la philosophie de Bergson. Freudisme, bergsonisme et mysticisme amalgamés et épinglés comme symptômes « d’une poussée inspirationniste ». C’est donc par un effort de maîtrise qu’il parvient à lutter contre cette souffrance : « La logique tait le mental » assure-t-il, et dans une lettre à Germaine Pavel : « Le passé est pour moi aboli dans sa
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VALERY Paul, Cahiers, t. II, p. 51
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structure chronologique et narrable »4. Sa théorie de la conscience s’appuie de fait sur une indéfectible pensée rationnelle. Pour Valéry : « L’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit. »5 En 1892, lors de la célèbre Nuit de Gènes, une « crise » lui souffle sa voie et lui inspire l’idée originale d’un système du moi qu’il appelle le CEM pour désigner l’interaction du Corps, de l’Esprit et du Monde. Le système recourt à des emprunts aux mathématiques (topologie, probabilité), à la physique (la thermodynamique, l’électromagnétisme, plus tard à la relativité). Les sciences sont des outils au service de la pensée à l’exemple des mathématiques qui sont des opérations mentales que l’on peut noter avec précision. La démarche est clairement orientée sur le fonctionnement du cerveau sur un mode descriptif et non explicatif. L’objet est d’en comprendre les mécanismes en leurs principes rationnels : « Mon idée est de considérer ce mon-corps, mon-monde et mon-esprit, comme trois variables principales entre lesquelles la vie sensitivo-consciente et agissante (à partir d’un moi) est relation »6, formulation dont on mesure à quel point son auteur anticipe la pensée complexe. Les Cahiers auxquels il consacre chaque jour quelques heures avant l’aube sont l’expression vivante de l’étude de sa conscience, en acte. Il passe assidûment à l’examen les variations de ses émotions, de ses sensations et de sa conscience. Les Cahiers nous font également témoins d’une réflexion soutenue durant un demi-siècle, de son insatiable curiosité scientifique, de ses sévères analyses critiques littéraires et philosophiques, mais aussi de son intérêt pour les phénomènes du rêve en lien avec les processus mentaux qui le conduiront d’ailleurs à un refus de la psychanalyse. Tout savoir, toute idée sont soumis au filtre de son exigence intellectuelle. Cet exercice d’étude des processus mentaux s’oppose à celui de la philosophie aux « résultats vagues et invérifiables », il lui trouve une application magistrale dans les foisonnants Carnets de Léonard, reconnu par Valéry comme lointain alter ego, celui qui pose des hypothèses qui vivent dans la réalité : « Il a le secret de composer des êtres fantastiques dont l'existence devient probable, où le raisonnement qui accorde leurs parties est si rigoureux qu'il suggère la vie et le naturel de l'ensemble. »7
4 VALERY Paul, Lettre du 19 janvier 1935 à Germaine Pavel, dans Lettres à quelques-uns (1952), Paris Gallimard, coll. L’imaginaire, 1997 5 VALERY Paul, Au sujet d’Eurêka, Œuvres, t.1, Pochothèque, 2016, p. 774 6 VALERY Paul, Cahiers, CNRS, (1957-1961) XXV, p. 178 7 VALERY Paul, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Œuvres, La Pochothèque, 2016, p. 893
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Valéry s’écarte de la critique d’art et des discours érudits qui se tiennent couramment sur Vinci. Son but est de composer un modèle de l’esprit de Vinci, « dans le sens de modèle mécanique ». Et de poursuivre par ces questions au fondement même de notre enquête : « "On dit que c’est un esprit universel, que signifie, quelle est la réalité de cette proposition, peut-on être universel ?" Y a-t-il une méthode pour se rendre universel ? Quelles sont les conditions nécessaires, logiques et analogiques, d’un tel esprit ? »8 En réponse, il se donne pour programme de combiner « peinture, architecture, mathématiques, mécanique, physique et mécanismes ». Clairement, pour Valéry, le processus de création est plus important que l’objet créé lui-même. Vinci est précisément celui pour lequel la pensée n’a de sens que dans son mouvement, armée de tout ce que l’expérience scientifique lui offre. Dit autrement : les hypothèses n’ont d’intérêt que par le chemin suivi pour les rendre plausibles. Par de superbes évocations poétiques, Valéry déploie l’infini génie que livrent les Carnets : « Il passe de la coquille à l’enroulement de la tumeur des ondes, de la peau des minces étangs à des veines qui la tiédiraient, à des mouvements élémentaires de reptation, aux couleurs fluides »9. La pensée circule librement à travers les domaines à priori séparés de l’artiste et du savant, l’image la plus poétique se mue naturellement en une vision tangible. C’est un hymne à l’universalité que Valéry nous invite à partager, il oppose à l’homme moderne figé dès sa formation dans une spécialité qui le contraint, « le poète de l’hypothèse ». Loin de la perspective monotone du premier, il vante les hardiesses du second, celui qui ose s’aventurer hors des espaces cloisonnés, « son rôle est de les enfreindre », celui qui circule librement, toujours curieux de l’ailleurs. L’auteur en veut pour preuve que la majorité des innovations résulte de la rencontre de l’imprévu et que ceux des éclaireurs qui ont donné pâture à des générations de perroquets et d’ergoteurs étaient tous plus ou moins des esprits universels. Valéry ne va pas sans chanter la jouissance de l’acte de création : « la richesse et la ressource et l'étendue spirituelle qu'illumine le fait conscient de construire » qui projette un ordre nouveau à partir d’un ordre donné. Et de s’étonner que la majorité des auteurs soient dans l’ignorance des chemins qu’a suivis leur esprit pour parvenir à ses fins et du pouvoir qu’il détient. Par quelles analyses, par quels calculs, par quelles combinaisons la production d’une œuvre est-elle possible, dans ce qu’elle nous apparaît dans sa continuité ? A la question : que peut un homme, nul ne s’étonne de la réponse que donne Valéry : « Hostinato rigore, obstinée rigueur. Devise de Léonard »10. Car ce que révèle l’expérience de création, et ce que signe la quête des Cahiers, c’est le possible dans l’homme : « Ce qui 8
Lettre à sa mère citée par Michel Jarrety in Paul Valéry, Œuvres. Ibid. p. 109 VALERY Paul, Introduction. Ibid. p. 894 10 VALERY Paul, Introduction, Œuvres. Ibid. p. 868 9
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est le plus vrai d’un individu, et le plus Lui-même, c’est son possible, - que son histoire ne dégage qu’incertainement »11. L’éclat d’une œuvre ne naît pas d’une obscure intuition mais d’une exigence qui implique l’homme en son entier. Valéry partage avec Vinci cette aptitude à traverser les domaines les plus étrangers, à questionner les disciplines les plus variées : « La spécialité m’est impossible, écrit-il. Je fais sourire. Vous n’êtes ni poète, ni philosophe, ni géomètre – ni autre. Vous n’approfondissez rien. De quel droit parlez-vous de ceci à quoi vous n’êtes pas exclusivement consacré ? » Puis il conclut : « Ma spécialité, c’est mon esprit »12. Sa modernité tient à cette acuité transversale des connaissances qui en fait un précurseur de la pensée complexe. Il fut une référence importante de Jean-Louis Le Moigne qui lui vouait une grande admiration et le décrivait comme un précurseur du constructivisme. Il renonce à l’introspection littéraire au profit d’un exercice intellectuel d’interprétation des informations en vue de l’action. Certaines pages évoquent le pragmatisme pluraliste de Charles-Sanders Pierce et de William James, mais la logique de Valéry va jusqu’à imaginer une modélisation des opérations mentales de Léonard de Vinci et avancer le principe d’une « histoire approfondie de la littérature » qui ne citerait pas le nom des écrivains !13 Ce qui fait Léonard ou Racine c’est un processus mental de composition nourri d’emprunts, d’analyse de perception, de transpositions, de combinaisons mu par une machine intellectuelle indépendante de ce qui l’a constituée, en quelque sorte impersonnelle. Valéry ne s’intéresse pas aux processus d’individuation, le sujet valéryen a soldé les comptes du passé, c’est un sujet sans histoire. Dans sa lettre à Germaine Pavel de 1935, il se déclare « le moins freudien des hommes ». Ainsi que l’analyse William Marx14, on mesure en effet l’écart entre le projet de Valéry et celui de Freud : alors que Valéry se tient à étudier les modalités opératoires créatives d’un homme nommé Léonard, Freud choisit d’éclairer son œuvre à partir d’un souvenir d’enfance, il s’attache à la constitution de l’homme à travers la singularité de son histoire personnelle.
2. Sigmund Freud, un savoir insu Qu’il loge en nous une sphère psychique qui échappe à nos pensées conscientes est une intuition ancienne, Hippocrate lui-même ne s’était-il pas livré à l’exercice d’interprétation du rêve ! Ce ne fut pourtant pas sans résistances que l’inconscient put gagner le statut de réalité psychique. La lente gestation du concept, particulièrement lisible dans l’histoire de la science des 11
VALERY Paul, Notes et digressions, Œuvres. Ibid. p. 826 Cité par Michel Jarrety, Préface, Œuvres, p.18 : VALERY, C.VI. 163 13 VALERY Paul, L’enseignement de la poétique au Collège de France, Œuvres t. 1, p. 1439 14 MARX William, Paul Valéry, "le moins freudien des hommes"? https://books.openedition.org/cdf/5709?lang=fr 12
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aliénistes en Allemagne au XIXème siècle, en témoigne. Un courant de pensée psychologique s’intéresse aux phénomènes sensibles, perceptifs et remet en cause les acquis d’une tradition somatique de nature panthéiste. Ainsi dès le moyen-âge, certains observateurs ont avancé que l’aliéné est un insensé, un malade. La folie s’est vue considérée comme un dérèglement des facultés morales. Elle est alors conçue comme un conflit entre les forces régulatrices de l’âme et de la raison face aux forces instinctuelles et aux besoins. A l’instar de l’organisation physique, il existe dans ce présupposé moral un principe d’unité, garanti par l’activité générale de l’âme. Si cette hypothèse favorise une autre façon de penser l’aliénation, elle véhicule aussi un fardeau de préjugés moraux. Sous la marque d’un ordre philosophico-moral, elle promeut la raison comme fondement de toute thérapeutique mentale. La thèse du psychiatre Johann Heinroth illustre bien ce moment de l’histoire des idées qui précède la désacralisation freudienne de la conscience. Pour Heinroth, la raison est le but supérieur de l’activité humaine, le développement de l’homme est une lente progression vers l’entendement, s’affirmant face aux forces contraires qui pourraient l’en détourner. L’activité mentale est jalonnée par des joutes entre un moi et un non-moi dont les mouvements sont soumis à un système unificateur, couronnant à un stade supérieur l’accomplissement humain. Si d’aventure l’esprit s’égare, attiré par des chimères, il se détourne de la voie qui doit le conduire à l’essence de son être, au prix de conflits et de souffrance. Le traitement préconisé consiste à remettre l’âme sur le bon chemin. Ces travaux restent enclavés dans le système moral de l’époque : « Heinroth est enchaîné par des liens philosophiquesmétaphysiques et théologiques dans sa façon d’envisager les troubles mentaux comme conséquence du pêché »15, un système que les philosophes vont bousculer. Pressentie dans des termes tels qu’imagination, rêve ou mémoire, la notion d’inconscient prend forme avec Leibniz. Il est le premier à avoir l’intuition d’un autre moi fondement de nos actes et de nos pensées. L’homogénéité de la conscience se fissure peu à peu sous l’effet de l’exploration d’un non-moi à laquelle se livrent les philosophes allemands tels que Schelling ou Schopenhauer. Parmi eux, Eduard von Hartmann a le mérite d’une formulation personnelle d’idées présentes chez ses pairs. Son œuvre majeure Philosophie de l’inconscient, publiée en 1869 (Ed. française en 1877) connut un succès important. L’étude embrasse des thèmes aussi variés que la physiologie nerveuse, le mouvement, les réflexes, la volonté, l’instinct, la 15 LASEGUE Charles, Etudes médicales, t. 1, Ecole psychique allemande. p.1-59, Ed. Asselin et Cie, Paris, 1884
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représentation, les processus de guérison, l’amour sexuel, le sentiment, la moralité, le langage, le mysticisme et la métaphysique. Cette démonstration hétéroclite atteste que les êtres vivants disposent d’une intelligence non consciente supérieure par son adaptabilité et sa pertinence. Une force vitale inconsciente présente dans les fonctions organiques mais aussi dans l’expression artistique. Von Hartmann a compris l’influence de cet instinct de vie dont la connaissance aide le philosophe à répondre au mieux à la question tragique de l’existence. Cette lignée de philosophes ne s’émancipe pas du carcan de la tradition morale qui obstrue une vision plus crue de la réalité psychique. La conscience centralisatrice reste garante de l’unité du moi et de l’orientation des âmes vers le bien malgré les sollicitations qui veulent l’en détourner. Nietzsche va changer l’orientation du questionnement philosophique, ce n’est plus la quête de la sagesse qui l’anime mais celle de la vérité à partir d’une analyse de l’origine de la morale. Sa pensée est délibérément atypique, dans ses aphorismes elle procède par affirmations et négations, une pensée tourbillonnaire qui affronte la contradiction. Nietzsche conteste le bienfondé d’une morale héritée de l’existence de Dieu qui nous impose de renoncer à nos instincts et à nos passions. La morale classique nie notre véritable nature, attaquer la passion à sa racine, c’est attaquer l’essence de la vie. Pour approcher la vérité le philosophe doit revenir à une réalité primitive, il doit se placer sur un autre plan, Par-delà le bien et le mal. Il doit assumer sa nature profonde qui se révèle dans les images, les pensées et les rêves car notre moi est constamment irrigué par des informations dispensées par notre subconscient. Nietzsche est ainsi le premier philosophe à accorder une valeur positive à l’instinct de vie mais aussi à reconnaître l’action déterminante du subconscient sur le conscient. Parallèlement, en France, de Charcot à la Salpêtrière à Bernheim à Nancy, la psychologie médicale ménage un espace propice à la reconnaissance des phénomènes inconscients. Contrairement à l’école allemande fixée à la physiologie du cerveau, l’école française octroie une indépendance à l’étude de la psychopathologie. Sa fréquentation de l’école française permet à Freud de s’émanciper de la neurologie. Et en 189916 la publication de Die Traumdeutung (L’interprétation des rêves) vient authentifier cette préscience de l’inconscient. A l’heure de sa parution l’ouvrage connaît une faible diffusion mais bénéficie en revanche d’un bon accueil dans des revues généralistes et spécialisées. On 16 FREUD Sigmund, Die Traumdeutung, publiée en 1899, mais datée 1900 par l’éditeur et traduite en français en 1922 par Ignace MEYERSON,
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sait en France l’éloge qu’en fit Bergson. C’est une des œuvres préférées de son auteur et un des textes théoriques les plus célèbres du XXème siècle. Son originalité ne tient pas seulement à ses conséquences sur le savoir et les représentations que l’homme a de lui-même, elle se complète de notions devenues aussi familières telles que le complexe d’Œdipe, de la mise en lumière du caractère érotique des relations entre enfant et parents, d’enseignements sur la vie infantile et le passage à l’état adulte, enfin d’une théorie cohérente de l’inconscient et des voies d’accès à ce savoir qui nous échappe. Le premier chapitre est une recension des travaux antérieurs consacrés au rêve, il se poursuit par l’étude approfondie de la dynamique du rêve, sa constitution, sa fonction, son interprétation, enfin le dernier chapitre est un exposé relativement complet de la théorie de l’appareil psychique dont il est utile à notre étude de donner quelques traits. Dès ses premiers travaux sur l’hystérie (1895) Freud a découvert qu’une résistance s’opposait à l’avancée du traitement, plus il s’approchait des souvenirs pathogènes, plus la résistance se renforçait révélant des forces contraires. L’analyse des rêves le conduit à identifier des mécanismes régis par des lois spécifiques qui expliquent la nature de ce conflit. Dans cette topique17, il décrit un processus primaire propre au système inconscient et un processus secondaire qui relève du système préconscient-conscient (Pcs-Cs), séparés par la censure. Le système inconscient peut être défini par une énergie libre qui tend à se décharger le plus directement et le plus rapidement possible, il est indifférent à la réalité et mû par le seul critère de déplaisir-plaisir. A la périphérie, le système préconscient-conscient reçoit des informations du monde extérieur (perceptions) et du monde intérieur (sensations). Il a une fonction de contrôle, de régulation du processus primaire. L’énergie libre y rencontre des obstacles, elle ne peut s’écouler que si elle trouve une voie acceptable de réalisation. Entre les deux systèmes, la censure fait office de filtre sélectif et génère le refoulement, elle explique par exemple les déformations observées dans le rêve. Cette théorie est étoffée par des concepts dynamiques originaux tels que déplacement ou condensation. Elle explique comment un symptôme névrotique est un compromis entre ces forces contraires. Par-delà sa construction rigoureuse, étayée par la riche expérience clinique de Freud, cette œuvre fait date parce qu’elle rompt avec les spéculations métaphysiques. Certains commentateurs18 ont relativisé le mérite de son 17 18
A partir de 1920, Freud s’attachera à l’élaboration d’une seconde topique. WHITE Lancelot, L’inconscient avant Freud, Ed. Payot, Paris, 1971
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auteur au motif que le concept d’inconscient était banal à la fin du XIXème siècle. D’un point de vue épistémologique, l’argument ne tient pas, la structure de l’appareil psychique et son fonctionnement lui octroient une réalité qui peut être mise à l’épreuve de l’expérience. L’inconscient avant Freud c’est l’innoir19, un espace confus, flou physiquement et moralement. L’accueil que reçut cet ouvrage ne trompe pas : à l’enthousiasme de mouvements artistiques tels que les surréalistes, répondit le rejet catégorique des milieux scientifiques officiels. Cette thèse explique clairement que nous sommes agis à notre insu, le moi perd ce sentiment de maîtrise dont il se confortait pour faire place à l’imprévisible, la conscience cède au doute dans sa fonction délibérative de décision. L’inconscient freudien bouleverse l’image que l’homme a de luimême et refonde sa façon d’appréhender le monde. Parfois considéré comme matérialiste, parfois comme idéaliste, Freud est simplement empiriste.20 Valéry et Freud sont étonnamment réunis dans l’étude de l’esprit dont chacun explore un versant à partir du langage ! Valéry a choisi de décrire le fonctionnement du cerveau dans le but d'en comprendre les principes et dans une volonté avouée de contrôle : « je veux être maître en ma maison », écrivait-il. C'est le registre de la conscience qui est son domaine. Ainsi, s’efforce-t-il d’ignorer la duplicité du langage qui finit pourtant par s’imposer à lui.21 Freud explore précisément cet autre versant, celui du savoir insu, celui qui agit en nous, celui des lapsus et des rêves. Cet autre versant est le terreau de l’homo démens qui déjoue nos plus nobles aspirations, il est l’enjeu premier de la question éthique consubstantielle à la pensée transdisciplinaire. C’est l’hérétisme de la découverte freudienne qui conduit Jung à partager un temps l’aventure de la psychanalyse, avant de s’en séparer en raison d’un désaccord sur la question de la sexualité et suivre sa propre quête : celle de l’exploration d’un savoir inconscient universel.
3. Carl Gustav Jung, l’inconscient collectif Le jeune mouvement psychanalytique a connu plusieurs dissidences dont la plus importante et la plus douloureuse fut sans doute la rupture entre Freud et Jung en raison du respect et de l’amitié que les deux hommes se vouent et de 19
LACAN Jacques, Ecrits II, Position de l’inconscient, Ed du Seuil, coll. Points, 1971, p.193 L’inconscient freudien n’est jamais étranger à son support somatique, ni au cadre environnemental, il est biologique et social. Freud a d’une part toujours lié les processus psychiques à des processus physiologiques : aucun psychisme n’existe sans cerveau. D’autre part via le processus secondaire, l’inconscient est toujours tributaire du contexte extérieur. 21 Dans Poétique et psychanalyse, l’autre versant du langage (Classiques Garnier, 2016), Michèle AQUIEN consacre un chapitre à Valéry, Le savoir du poète (p. 241-271). Elle trace le chemin que l’auteur accomplit dans les Cahiers, pour reconnaitre cette autre face du langage qu’il nomme expressément inconscient. 20
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l’espoir du maître de tenir en la personne de son cadet un héritier garant du patrimoine théorique et clinique de son enseignement. Lorsqu’il rejoint le mouvement en 1906, Jung semble vraiment adhérer aux thèses de Freud, cependant dès 1909, une dissonance se fait entendre qui ne se dissipe pas au fil de ses prises de positions. La gêne du zurichois à parler de la théorie sexuelle est probante, la diffusion de la psychanalyse gagnerait selon lui à se faire discrète sur la question de la sexualité, il est inutile de « s’attarder sur des détails répugnants »22. La bienveillance de Freud à l’égard de celui qu’il nomme son dauphin ne pouvait pas lui cacher longtemps que de sa place de président de l’Association Psychanalytique Internationale, Jung édulcorait le rôle de la sexualité sur la formation de l’inconscient et l’étiologie des névroses. La suite a révélé la résistance de ce disciple à tout ce qui touche trop crûment à cette question, à ce qui révèle de l’animalité dans l’homme. Nous constatons, en outre, que la reconnaissance et l’affection qu’il a portées à son aîné, n’ont jamais détourné le psychiatre suisse de ses intérêts premiers : l’étude de la maladie mentale, de la mythologie, de l’occultisme, de l’astrologie et du mysticisme. Ainsi affirme-t-il dans une lettre de 1909 : « Nous ne résoudrons pas le fond de la névrose et de la psychose sans la mythologie et l’histoire des civilisations ; cela est devenu tout à fait clair pour moi ; l’anatomie comparée va avec l’embryologie »23. La rupture devient inévitable après la parution en 1912 de Métamorphose et symboles de la libido, ouvrage dans lequel Jung étudie les matériaux recueillis par une patiente et les rattache aux grands mythes de l’humanité. Dès lors, se détournant de ce que la découverte freudienne a de plus incisif et de plus âpre, Jung affirme sa voie : une étude générale de la vie intérieure de l’être qu’il nomme l’âme24. L’âme comprend un conscient et un inconscient se compensant l’un et l’autre afin d’assurer l’équilibre du système. L’un ou l’autre ne peut se résorber au risque d’un effondrement des structures conscientes et d’un naufrage mental. La vie psychique est mue par ces « rapports de compensation ». Le conscient, siège du Moi, est l’instance de la volonté, le lieu qui intègre la connaissance et l’expérience, il est à l’origine de la signification et de la dimension objective de l’existence. Le conscient est en continuité directe avec l’inconscient individuel, siège des complexes. Décrit comme une force vitale, il est constitué des acquis personnels : le vécu, les souvenirs, les pulsions refoulées... Il est en relation constante avec la personnalité, se manifestant en particulier dans les rêves et les productions imaginaires. Cet inconscient est en communion avec des couches de plus en 22 JONES Ernest, La vie et l’œuvre de Freud, 2/Les années de maturité, tome 2, p. 148, PUF, 4ème éd. 1988 23 FREUD-JUNG, Correspondance 1906-1914, Lettre du 25. XII. 09, p. 363, Ed. Gallimard, 1992 24 Âme nommée également psyché ou système psychique.
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plus profondes fondues dans l’inconscient collectif25, siège des archétypes. Il est commun à toute l’humanité et source de tous les grands mythes. L’inconscient jungien a une réalité culturelle avant d’avoir une réalité libidinale personnelle. Si le psychisme individuel comporte des éléments inhérents au vécu du sujet, la psyché s’étend au-delà, elle est inscrite dans des représentations transpersonnelles liées à des symboles universels. L’inconscient collectif est un concept majeur de la psychologie analytique, il est universel, transnational et transhistorique. A l’image des fouilles archéologiques qui nous le rappellent régulièrement, il est à proprement parler le patrimoine psychique de l’humanité. Il constitue « une condition ou une base de la psyché en soi, condition omniprésente, immuable, identique à ellemême en tous lieux. »26 Dans cette couche la plus profonde de la psyché, siègent les instincts et les archétypes, ces « invariants de l’âme », ferments immémoriels et immuables de l’humanité. L’histoire de l’homme est riche d’expériences qui laissent leur trace dans ce bien commun sous forme « d’images originelles » qui « sont tout autant sentiment que pensée ; elles ont même quelque chose comme une vie propre, indépendante et autonome »27. Elles sont certes la trace de ce que l’humanité a pu penser, sentir ou éprouver de plus noble et de plus grand, mais aussi les pires infamies et inventions que l’homme a été capable d’imaginer. Les archétypes ne sont pas accessibles à l’expérience mais ils habitent les rêves et les mythes, ils sont au soubassement des religions. S’ils se manifestent sous des formes variées, ils conservent, en tout temps comme en tout lieu, leur signification et leur expression. Si bien que d’une civilisation à l’autre, ils recouvrent des interprétations similaires. La libido freudienne abandonne ici son contenu exclusivement sexuel pour orienter ses fantasmes sur les objets fournis par l’inconscient collectif. Ces images fonctionnent comme des centres autonomes dont la charge énergétique joue d’une fascination propre à altérer la conscience du sujet. Jung s’est efforcé de trouver des correspondances à cette dynamique, ainsi utilise-t-il le concept biologique et éthologique de pattern of behaviour28, en ce sens que l’archétype organise les perceptions et les idéations, mais aussi les comportements du sujet dans son rapport au monde. Dans l’inconscient collectif tous les éléments sont reliés, ce qui signifie que les instincts et les archétypes sont tous contaminés. La loi de contamination prend acte de cette réalité qui n’a aucune représentation tant son espace est étendu et son contenu 25 Nommé aussi inconscient impersonnel ou supra-individuel, objectif en opposition à l’inconscient individuel, subjectif. 26 JUNG Carl-Gustav, Aïon, études sur la phénoménologie du soi, Albin Michel, 1983, p. 19 27 JUNG Carl Gustav, Psychologie de l’inconscient, Le livre de Poche, Georg éditeur, 1993, p. 121 28 Concept introduit par l’ornithologue autrichien Johann Ferdinand Adam von Pernau (16601731)
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archétypique fusionné. Les mythes sont reliés entre eux formant un réseau multidimensionnel où les motifs se métamorphosent et se transmettent à travers le temps. Au nombre des applications de cet inconscient collectif, la synchronicité. Dans l’essai (1952) qu’il a signé avec le physicien Wolfgang Pauli, la synchronicité est définie comme « un principe d’enchaînement acausal », il traduit l’occurrence simultanée de deux éléments qui n’ont aucun rapport de causalité, mais qui ont des principes communs neutres « non constatables en soi »29. La synchronicité tend à établir des liens entre le monde archétypique et le monde empirique. Pauli y voit un langage à la fois symbolique et scientifique. Jung retient le fait que l’association des deux termes prend un sens pour la personne qui l’éprouve. Ce principe donne par exemple une explication à certains phénomènes paranormaux tels la télépathie, les visions fantomatiques ou encore les coïncidences étranges. Il en est ainsi de l’expérience vécue par chacun de recevoir un appel téléphonique d’une personne à laquelle il est précisément en train de penser. Pour Jung la psychologie analytique n’a de sens que dans le mieux-être et la compréhension de soi qu’elle peut procurer. La plupart des troubles névrotiques résultent de conflits inconscients qui déstabilisent le sujet conscient, le but de la thérapie consiste à accompagner le malade dans un mouvement qui lui permettra de retrouver une position d’équilibre. L’individuation décrit ce processus qui aide le patient à résorber les complexes inconscients qui l’affectent : les fausses enveloppes dont il se pare, la fascination illusoire d’images inconscientes… « La voie de l’individuation signifie : tendre à devenir un être réellement individuel et, dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi, dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison »30. Le cheminement permet au sujet d’intégrer les causes de ses conflits qui lui échappent. C’est un dialogue intime31 que le patient doit engager : « il faut se cultiver dans l'art de se parler à soi-même, au sein de l'affect, et d'utiliser celui-ci, en tant que cadre de dialogue, comme si l'affect était précisément un interlocuteur qu'il faut laisser se manifester, en faisant abstraction de tout esprit critique »32. Le dialogue intérieur est une aptitude à converser avec soi-même, à l’intimité de l’être. La psychothérapie analytique a pour but de restaurer le lien intime du sujet à ce qui le constitue. De modèle thérapeutique à son origine, cette technique tend à être utilisée comme processus de « réalisation de soi-même ».
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PAULI-JUNG, Correspondance, Albin Michel, 2007, p.162 JUNG Carl Gustav, Dialectique du Moi et de l’inconscient, folio, essais, Gallimard, 1964, p. 115, les italiques sont dans le texte original. Psychologie de l’inconscient, Ibid. p. 131 31 JUNG Carl Gustav, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Ibid. p. 178 32 JUNG Carl Gustav, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Ibid. p. 181 30
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En marge de la découverte freudienne, sous le nom de psychologie analytique33, C. G. Jung initie une conception originale du système psychique dont l’héritage demeure vivant. Nous voulons souligner ici sa contribution à l’épistémologie transdisciplinaire, car sa conception d’une humanité reliée par un inconscient commun fait écho aux spéculations de nombreux penseurs. La psychologie analytique emprunte par exemple au pragmatisme de James, elle se reconnaît dans la notion d’énergie psychique de Bergson. Sa conception de la psyché est énergétique, la dialectique du moi est mue par la dualité, les oppositions, les conflits… Jung rappelle la loi régulatrice des contraires d’Héraclite, l’énantiodromie, en vertu de laquelle tout excès dans une direction entraîne une course en sens opposé et de préciser : « Aussi diverses que soient ces puissances contraires, dans leur apparence comme dans leur finalité, elles n’en veulent pas moins tout de même au fond la vie de l’individu »34. Il évoque également la figure polynésienne primitive de mana, force magique présente partout, comme préfiguration du concept d’énergie en général. Ses développements ne sont jamais très éloignés des implications épistémologiques de la théorie quantique. C’est la vision d’une possible conscience universelle élargie que Jung nous laisse entrevoir. L’homme est l’aboutissement de l’évolution des espèces, son chemin est tracé. Si « l’humanité dans sa part la plus considérable en est encore, psychologiquement parlant, à un état d’enfance »35. Si l’immense majorité des hommes a encore besoin d’autorité et de directives, si nous sommes encore fort éloignés du « sommet d’une conscience absolue », nous pouvons penser que chacun est capable d’un degré de conscience plus élevé. Le processus d’individuation permet en effet à chacun de réaliser son Soi afin d’advenir au statut « de membre valable de la société humaine »36. Par la modification de ses attitudes, il peut alors contribuer à des changements universels significatifs. Valéry, Freud, Jung, du haut de son XXIème siècle, le lecteur est saisi par l’intérêt et la pertinence de ce qu’apportent aux humanités ces trois grands esprits. Leur progéniture a souvent disserté sur ce qui les distingue, voire ce qui les oppose au point du rejet. Notre propos s’attache au contraire à remarquer comment chacun élargit de sa place notre connaissance de la condition humaine. 33
La psychologie analytique, nommée aussi psychologie des complexes, psychologie des profondeurs, psychologie individuative ou encore psychologie jungienne. 34 JUNG Carl Gustav, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Ibid. p. 162 35 JUNG Carl Gustav, Dialectique du Moi et de l’inconscient, Ibid. p.256 36 JUNG Carl Gustav, Psychologie de l’inconscient, Ibid. p. 131
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Chapitre II.
1900 Une aspiration irrépressible au pluralisme Où l’on comprend que l’homme va devoir renoncer à sa lunette monoculaire Dans cette tendance à la certitude dont le scientifique peine à se déprendre, qu’il puisse exister plusieurs rationalités fait offense à la raison. Les révolutions scientifiques nées des découvertes de l’héliocentrisme (Copernic), de l’évolution des espèces (Darwin) et de l’inconscient – auxquelles il convient d’ajouter celle des corps noirs (Planck) inaugurant l’ère quantique – sont, disait Freud, des « blessures narcissiques ». La reconnaissance d’une pluralité de savoirs est un chemin chaotique qu’il est nécessaire de retracer, car son histoire est ponctuée de pages intellectuellement vivifiantes autant que de résistances coriaces. A l’orée du siècle, la pensée ne se satisfait plus de la compartimentation des connaissances, face aux progrès de la science la philosophie doit renouveler son questionnement, elle s’ouvre à l’échange. En France, la naissance de l’épistémologie en donne le ton.
1. Rosny aîné, entre science et littérature C’est à l’aube du XXème siècle que le débat sur la pluralité s’affirme comme enjeu épistémologique majeur. Deux conceptions de la recherche s’affrontent : les défenseurs d’un pluralisme scientifique opposés aux partisans d’un pur monisme méthodologique. Ce n’est pas la moindre des surprises que de découvrir sous la plume de l’auteur de La guerre du feu les premiers écrits consacrés au pluralisme dans les sciences ! Précurseur d’H-G Wells, Rosny l’Ainé37 est connu comme un des fondateurs de la sciencefiction moderne. L’imaginaire déployé dans son œuvre romanesque nous fait oublier sa formation scientifique : un bagage intellectuel nourri de mathématiques, de physique et de chimie. Dans le catalogue de son œuvre apparaissent en effet deux titres incongrus Le pluralisme et Les sciences et le 37
ROSNY J-H aîné, pseudonyme de Joseph Henri Honoré BOEX, est un écrivain franco-belge, né en 1856 à Bruxelles et mort à Paris en 1940. Son œuvre la plus connue est La guerre du feu publiée en feuilleton en 1909.
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pluralisme38, datés de 1909 et 1922. Une révolution philosophique est en cours qui va mettre sur le métier la question de la science. Si la thèse de Rosny l’Ainé retient notre attention c’est parce qu’elle pose le problème sans ambages. Les monistes considèrent qu’un principe unique, absolu préside à l’organisation du monde sensible. Ainsi tendent-ils à ramener les faits à une interprétation univoque. Ils sont guidés par la conviction que tout peut être rapporté à un seul et même élément, simple homogène, continu, éternel. L’éther fut, par exemple, en son temps un modèle récapitulant tous les phénomènes observés : atomes, agrégats d’atomes, électrons… Cependant la tentation unitaire n’a pas pu éviter une différenciation de ses objets, favorisant l’éclosion de divers domaines d’étude distincts. C’est ainsi que la compréhension de l’univers a été livrée à un éventail de sciences (et non plus à la Science) se constituant en autant de domaines hermétiques, coupés les uns des autres. S’appuyant sur les travaux contemporains de la physique et de la chimie, Rosny l’Ainé leur oppose une philosophie de la réalité concrète. Il démontre que dans toute recherche poussée, la réalité se révèle indéfiniment complexe et multiple. Aussi loin que l’on pousse les connaissances, nous apparaît sans cesse davantage de complexité, introduisant de nouvelles différences, de nouvelles variables. L’homogénéité est une illusion, là où le moniste quête une référence permanente, une continuité, une cohérence, ne s’offre qu’instabilité. C’est le propre de la vie : « Dans un monde homogène, il ne se passerait rien »39. L’auteur réfute tout autant les systèmes qui admettent l’existence de multiples catégories finies sans liens entre elles. Ces pseudos pluralismes ne sont en fait que juxtapositions de monismes fermés à toute communication qui ne reconnaissent pas la multiplicité indéfinie de l’univers et conservent les règles du monisme ordinaire. Rosny l’Ainé ne réfute pas pour autant le monisme, il ne l’oppose d’ailleurs pas au pluralisme. L’auteur fait le constat de découvertes concomitantes et indépendantes survenues dans différents domaines, à preuve que chacun est fécond et pertinent. Se prévalant l’une d’un esprit d’analyse et l’autre d’un esprit de synthèse, leurs orientations respectives sont indispensables à l’avancée de la science. Cependant un fait n’existe pas par lui-même, il est 38
ROSNY J-H aîné, Le pluralisme, publié sous le pseudonyme de BOEX-BOREL Félix Alcan, Paris, 1909. Les sciences et le pluralisme, Félix Alcan, Paris, 1922 39 ROSNY J-H aîné, Les sciences et le pluralisme. Ibid. p. 66
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solidaire d’une multitude de facteurs. C’est là que l’auteur pose le premier jalon d’un outil majeur, consubstantiel au concept de pluralisme : il préconise « un va et vient » constant entre la recherche dans un domaine précis et d’autres disciplines. C’est en effet sous le nom de reliance40 que ce principe va faire florès dans la deuxième moitié du XXème siècle. L’hommage qu’il est légitime de rendre à la pensée de Rosny l’Ainé ne serait pas complet si on ne signalait pas cette distinction indispensable qu’il apporte à l’étude de la pluridisciplinarité : entre pluralité et pluralisme. La pluralité identifie par la séparation divers domaines de recherche, le pluralisme permet l’opération de liaison entre eux. La pluralité n’est pas le pluralisme. C’est un fait de reconnaître la coexistence de systèmes de connaissance, c’en est un autre de les mettre en relation.
2. Aux fondements de l’épistémologie Dire que l’épistémologie française est née en 1900 est une coquetterie qui tend à auréoler ce mouvement des promesses du siècle naissant marqué par la grande Exposition Universelle. Et pourtant ! C’est bien en août 1900 qu’a lieu le 1er Congrès international de Philosophie organisé par la Revue de Métaphysique et de Morale qui pose les fondations de ce courant de pensée. Par-delà les dissensions qui n’ont pas manqué de se faire entendre par la voix des représentants des différentes écoles, un accord s’impose lors de cet événement : la nécessaire union de la philosophie et des sciences. La philosophie française a toujours entretenu des liens étroits avec la science, Auguste Comte en est un des derniers témoins. Malgré cette attention, le savoir de la psychologie et de la métaphysique persiste à se constituer indépendamment de la science, au prix d’une réflexion reversée sur ellemême. La nature des nouvelles découvertes scientifiques et leur formulation théorique bouleversent les repères établis. La philosophie ne peut plus ignorer que la science apporte des réponses à certains problèmes. La connaissance du réel échappe à la philosophie. Dans le même temps, un horizon autonome se dessine pour les sciences dites humaines (psychologie, anthropologie, pédagogie, le sociologue revendique son champ, la sociologie…). Face à cette crise, il lui est indispensable d’intégrer l’histoire des sciences à son champ, selon l’épistémologue italien Castelli-Gattinara : « Cette spécificité (française) correspond à l’idée que, face à la crise indéniable qui touche la
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BOLLE DE BAL Marcel, Reliance, déliance, liance : émergence de trois notions sociologiques, paru dans la revue Sociétés, 2003/2 (n°80) pages 99-131
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Raison, on n’a pas le droit de renoncer à son pouvoir et d’en déclarer la banqueroute »41. Grâce à Henri Poincaré, mathématicien et Pierre Duhem, physicien, tous deux philosophes, la philosophie reprend un dialogue avec la science. Ils parviennent à convaincre les congressistes de vraiment assumer la question du réel. Le mot épistémologie, employé par Jean Wilbois, est préféré à la formule consacrée de l’époque de critique des sciences. Se pose alors la question du contenu de cette philosophie de la connaissance. Pour les antiscientistes la métaphysique ne doit pas se compromettre avec le monde trivial des sciences, des techniques et de l’industrie. Il leur est opposé que l’exploitation de la matière ne doit pas faire négliger les idées et les valeurs humaines. C’est un thème récurrent dans les débats à aspiration pluraliste : la crainte des puristes de perdre leur âme en s’associant aux acteurs de la production. C’est par le biais de la logique que le lien s’établit le plus harmonieusement possible avec une section nommée Logique et histoire des sciences. Mais c’est surtout la conception même du travail du philosophe qui est en question, il ne peut plus se réfugier dans un travail solitaire, il doit se mettre « à l’école des sciences de la nature »42. C’est à ce prix qu’il veut poursuivre ce qui demeure sa mission principale : la recherche de l’harmonie dans les choses, l’unification du savoir, la mise en ordre du monde. Il s’emploie par là-même à sauver l’ordre de la raison menacé par des sciences techniques s’émancipant des valeurs fondamentales de la pensée. La conclusion magistrale du président du Congrès se passe de commentaires : « Bien loin donc de se laisser absorber par la science, elle (la philosophie) contrôle ses hypothèses et ses théories ; elle informe de son esprit les intelligences scientifiques ; elle reste [...] la science par excellence, architectonique et maîtresse »43.
3. Emile Meyerson, le principe d’identité C’est au domicile d’Emile Meyerson44, 16 rue Clément Marot que savants et philosophes se réunissent le jeudi après-midi : Louis de Broglie (mathématicien), Léon Brunschvicg et André Lalande (philosophes), Paul 41
CASTELLI GATTINARA Enrico, Epistémologie 1900, La tradition française, Histoire de l’histoire des sciences. Revue de synthèse : 4e série, nos 2-3-4, avr.-déc. 2001, p. 347-365 https://link.springer.com/content/pdf/10.1007/BF02969535.pdf 42 Epistémologie 1900, La tradition française, 43 Epistémologie 1900, La tradition française 44 Après un séjour au purgatoire, MEYERSON jouit d’un regain d’intérêt. Voir les études suivantes : BENSAUDE-VINCENT Bernadette et TELKES-KLEIN Eva, Les identités multiples d’Emile Meyerson, Editions Champion, 2016. DROUIN Marcel-J Causalité et Identité chez Meyerson (I) Laval théologique et philosophique.
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Langevin (physicien), Lucien Lévy-Bruhl (anthropologue), Hélène Metzger (chimiste), Alexandre Koyré (historien) et Gaston Bachelard lors de ses passages à Paris. Cet hôte entretient des relations avec des psychologues dont Ignace Meyerson45, son homonyme polonais, « mon cousin à la mode de Bretagne », disait-il. Les nouvelles théories scientifiques et leurs implications philosophiques animent les discussions. Comment chemine la pensée ? Comment se fait la science ? Comment traite-t-on l’erreur ? Science, épistémologie, histoire des sciences et des idées, c’est là que se dessine l’école épistémologique française au mérite d’introduire la dimension contextuelle de la découverte. De Meyerson à Morin en passant par Bachelard, Koyré, Canguilhem, Althusser, Foucault ou Latour, par-delà son hétérogénéité ce courant s’attache à décrire le contexte historique, philosophique, social, politique qui voit l’émergence d’une théorie scientifique. Les travaux oubliés de Meyerson ont eu une influence significative sur ceux d’Alexandre Koyré et de Thomas Kuhn. Emile Azriel Meyerson, installé à Paris en 1882, fait une carrière scientifique en Allemagne avant de se consacrer à la philosophie. De son départ de Pologne à l’émergence du mouvement sioniste en passant par l’affaire Dreyfus, il vit activement tous les bouleversements historiques des Juifs d’Europe. Son œuvre majeure Identité et réalité46 publiée en 1908 lui vaut les louanges d’Henri Bergson et d’Ernst Cassirer en Allemagne, elle lui octroie une rapide réputation internationale. Cet essai complexe, composé par un autodidacte ne bénéficiant pas d’une chaire professorale, force l’admiration par son sérieux et l’envergure de sa culture. Dans son Avant-Propos, Meyerson annonce son intention : les sciences ne sont pour lui qu’un moyen pour étudier les problèmes anthropologiques fondamentaux de l’esprit humain. Il s’intéresse moins aux théories en elles-mêmes qu’à la façon dont se constitue un énoncé scientifique. Se démarquant de la distinction classique de la philosophie allemande entre Naturwissenschaften (Sciences de la nature) et Kulturwissenschaften (Sciences de la culture), sa démarche de ne pas dissocier les sciences physiques et les sciences humaines en font un des fondateurs du style français en épistémologie.47 Meyerson élabore une théorie des théories : quelles sont leurs bases et leur portée, qu’est-ce qu’une connaissance de la nature ? La science a pour objectif la conquête de l’irrationnel, elle s’attache à déceler les constantes sous45
Ignace MEYERSON est le traducteur français de la Traumdeutung de Freud. MEYERSON Emile, Identité et réalité, 1908, réédition Alcan, Paris, 1926. 47 BRAUNSTEIN Jean-François, Les philosophes et la science, Folio Essais, Paris, 2002 46
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jacentes aux choses. Son cheminement consiste à réduire la diversité et à tendre vers l’identité de la réalité : « l’action de l’esprit réagissant à l’égard des impressions que les sens lui apportent, doit être conçue comme une identification, une réduction à l’identique du divers qui ainsi lui parvient »48. La science s’efforce de rendre identiques, pour la pensée, des choses qui étaient différentes à la perception. Le principe d’identité est au fondement de la science, il est la condition de la formation des concepts et des théories. Cette tendance psychologique consiste à réduire les phénomènes à leur cause afin de les expliquer. Car le savant autant que l’homme ordinaire a cette propension à vouloir tout expliquer. La raison aidant, il est enclin à simplifier, à unifier l’univers. Cependant si la nature est ordonnée et explicable, elle n’est jamais complètement intelligible, l’irrationnel dessine un horizon indépassable. Dirigée vers cette finalité sans fin qui la mue, la science n’atteindra jamais l’identité parfaite : « Les théories sont indispensables à notre intellect, parce que nous ne pouvons vivre sans une image de la réalité. Et la réalité étant partiellement d’essence irrationnelle, il est certain d’avance qu’aucune image que nous pourrons en concevoir ne pourra jamais lui être complètement adéquate. »49 En 1923, Meyerson en déduit une préconisation audacieuse : il constate que le philosophe assume les défauts de ce qui construit ses représentations alors que le savant travaille avec la conviction intime que les anomalies qu’il observe sont inhérentes au réel lui-même, à savoir que le réel ne se soumet pas entièrement aux exigences que formule la raison. C’est au contraire, avance l’auteur de La déduction relativiste50, en se pliant aux exigences que ce réel impose que le savant s’en rapprocherait davantage. Nous voyons avec quelle pertinence Meyerson pose le problème du réel. Nous y reviendrons. Le projet meyersonnien excède le simple cadre de l’histoire des sciences pour s’appliquer à la structure même de la connaissance. Le processus d’identité est le vecteur de l’unité de la raison humaine. Cette tendance est en effet présente dans la philosophie autant que dans le sens commun. Le principe d’identification n’est pas l’apanage du savant, l’homme ordinaire use du même stratagème face à l’irrationnel, il trie, classe, il tend à identifier. La structure de la pensée scientifique est la même que celle du primitif, il n’y a pas de rupture. Les animaux eux-mêmes s’y conforment. En présence des diverses espèces d’herbes que la nature lui offre, le ruminant n’annule-t-il pas cette diversité au profit de celle qu’il identifie comme herbe comestible ! A 48
MEYERSON Emile, Essais, Vrin, Paris, 1936, p.187 MEYERSON Emile, De l’explication dans les Sciences, Payot, Paris, 1927, p.86 50 MEYERSON Emile, La déduction relativiste, Payot, Paris, 1923, p.370-1 49
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l’instar du progrès de la connaissance scientifique, tout progrès de la connaissance, tout rapport humain au monde s’accomplit selon ce même schéma mental. Frédéric Fruteau de Laclos51 met en évidence les apports de l’œuvre de Meyerson à la psychologie. Le psychiatre Eugène Minkowski envisage la schizophrénie comme une exacerbation de la tendance à l’identification, une rationalisation radicale qui conduit à ne plus identifier que des formes géométriques. Jacques Lacan souligne une adéquation entre la psychanalyse freudienne et les principes décrits par Meyerson : « principe de conservation de l’énergie et principe de la dégradation de l’énergie ne sont rien d’autre en dernière analyse que les affirmations issues de la fonction identificatrice de l’esprit d’une part, de l’irréductible diversité du phénomène d’autre part, c’est-à-dire des fondements phénoménologiques les plus généraux de la connaissance »52.
51 FRUTEAU de LACLOS Frédéric, Emile Meyerson, coll. Figures du savoir, Les Belles Lettres, Paris, 2014 52 LACAN Jacques, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Coll. Le Champ freudien, Editions du Seuil, Paris, 1975, p.327-8
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Chapitre III.
Le pluralisme en question Où l’on découvre les thèmes de résistance au pluralisme Cependant bien des scientifiques ne s’accommodent pas d’un flirt entre philosophie et science n’augurant pour eux que confusion. C’est une autre page du pluralisme qui s’écrit à Vienne dans les années 20, elle est riche de son exigence de clarté, mais expose sa rigueur à un rigorisme stérilisant. Les arguments qui conduisent à prôner de stricts critères de scientifisation sont, pour nous, précieux autant comme leviers positifs de la construction scientifique que comme objets de résistance à l’élaboration d’un corpus pluraliste. Ils éclairent en effet les freins dont peut pâtir un idéal transdisciplinaire.
1. Le vérificationnisme du cercle de Vienne Alors qu’à Paris la crise de la métaphysique se traduit par une recherche de convergence entre philosophie et science, elle suscite à Vienne une autre orientation : celle de la rigueur, voire de la pureté scientifique. Autour de Moritz Schlick, le cercle de Vienne53 (1929-1936) réunit des savants et des philosophes tels Hans Hahn (mathématicien), Philip Frank (physicien), Otto Neurath (sociologue), Victor Kraft (philosophe) auxquels se joignent Rudolf Carnap (philosophe), Karl Menger (mathématicien et économiste) ou encore Kurt Gödel (logicien)... Réunis le jeudi soir, ils débattent de questions philosophiques : qu’est-ce qui caractérise la connaissance scientifique ? Les énoncés métaphysiques ont-ils un sens ? Sur quoi la certitude de propositions logiques repose-t-elle ? Dans leurs débats, ils ne se privent pas de critiquer librement les conceptions issues du kantisme alors dominantes en Allemagne. Les membres de ce groupe ouvert et évolutif ont, sur bien des points, des conceptions différentes. Ils ne prétendent d’ailleurs pas promouvoir une doctrine, et ce serait une trahison de leur prêter une théorie uniforme. Ils ont en revanche en commun le combat contre l’antirationalisme et le rejet des pseudo-théories métaphysiques qu’ils colportent, à partir d’un savoir infondé sur le monde, introduisant de la confusion dans la science. A l’initiative de 53
JUIGNET Patrick. Le Cercle de Vienne. In : Philosophie, science et société [en ligne]. 2017. Disponible à l'adresse : https://philosciences.com/philosophie-et-science/methode-scientifiqueparadigme-scientifique/111-cercle-de-vienne
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conférences, de congrès et de publications le groupe présente son projet dans un ouvrage collectif le Manifeste du cercle de Vienne qui développe sa conception scientifique du monde. Il est à l’origine de l’empirisme logique aussi nommé positivisme logique. L’aventure du groupe viennois prend fin en 1936 avec la montée du nazisme et la dispersion de ses membres dont la plupart émigre aux USA, pays dans lequel ses idées poursuivent leur chemin. La critique de la métaphysique s’appuie sur deux fautes logiques identifiées par Bertrand Russel et Ludwig Wittgenstein. La première relève de la formulation des énoncés, composés dans un langage ordinaire, ils ne rendent pas compte avec clarté de l’exercice logique de la pensée. Russel avait montré que la forme grammaticale du langage ne répond pas à des critères logiques. La seconde tient au présupposé selon lequel la pensée serait capable à partir d’elle-même d’apporter des connaissances fiables sans en référer à un matériel empirique. C’est en cela que le discours métaphysique perd son rapport au réel et produit des pseudo-vérités. Moritz Schlick dénonce quant à lui la prétention de communiquer ce qui par essence n’est pas exprimable, à savoir tout ce qui se situe au-delà de la perception sensorielle et qui ne peut pas être l’objet d’une « constatation ». Dans l’esprit de Schlick, comme de tous les membres du cercle il n’y a de confirmation d’une hypothèse que par le moyen de la vérification. Lorsqu’on appréhende un objet qui n’est pas vérifiable, on est hors du domaine de la connaissance. La métaphysique a voulu présenter « la soi-disant connaissance intuitive du transcendant »54 comme une science idéale échappant à l’examen de la science classique, mais elle n’a de signification qu’au royaume des hypothèses. Si Schlick reconnaît une légitimité à la métaphysique, elle est du même ordre que celle que l’on donne à la poésie, elle enrichit la vie mais pas la connaissance. Dans le même esprit Rudolf Carnap constate l’impasse de la métaphysique à vouloir témoigner de la vie intérieure en usant d’un discours prétendu objectif. La première erreur de la métaphysique, conclut Hans Hahn est d’avoir surestimé la pensée et de la prolonger par une seconde celle d’avoir surestimé la langue. Hahn distingue deux types de systèmes philosophiques, ceux qui sont tournés vers le monde et ceux qui sont détournés du monde. Les premiers se construisent à partir de notre vécu perceptif, ils se refusent à s’aventurer hors du monde sensible. Les seconds se méfient des sens, le monde n’est qu’une apparence dont il faut chercher l’essence et la vérité au-delà de ce qui se manifeste à nous. Se dessine ainsi la tâche des nouveaux acteurs de la science : traquer les connaissances idéalistes trompeuses. 54
SCHLICK Moritz, Le vécu, la connaissance, la métaphysique, in Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, collectif sous la direction d’A. Soulez p.184-185.
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La philosophie souffre de son manque de rigueur, si elle ne veut pas perdre sa vocation d’éclairer les hommes, elle doit assumer les progrès de la science et adopter un nouveau cadre de pensée : elle doit être rationnelle. La nouvelle philosophie doit épouser les exigences scientifiques, elle doit s’affirmer comme théorie de la connaissance capable de décrire et d’accompagner les transformations du monde. Son nouveau rôle consiste d’abord à clarifier les problèmes et précisément le sens des concepts et des énoncés. En exergue au manifeste siège la célèbre devise de Wittgenstein : « Tout ce qui peut être dit peut être dit clairement » qu’il complétait par : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence »55. Face à l’errance de la métaphysique, le cercle ne se cache pas de vouloir faire œuvre de salubrité scientifique. Sa première mission concerne donc le langage, son épuration aux fins d’une clarification de la pensée. Les conditions suivantes sont avancées : - la philosophie doit n’utiliser que des mots ayant une signification univoque ou pour le moins en donner une définition, - elle doit s’appuyer sur des règles logiques de la syntaxe, - elle doit instaurer des catégories pertinentes, une phrase à priori logique peut, par exemple, donner lieu à des confusions si elle a recours à des termes appartenant à d’autres catégories, - enfin, elle doit donner aux sciences un langage commun et s’il n’est certes pas évident d’harmoniser la terminologie spécifique à chaque domaine, par exemple entre la chimie et la physique, du moins est-il proposé que les énoncés soient formulés en concepts physiques. Une méthode de tri est héritée d’un philosophe du XIVème siècle, Guillaume d’Ockham. Le rasoir d’Ockham, également nommé principe de simplicité ou de parcimonie (lex parsimoniae) est un principe qui a pour but d’éliminer toute assertion approximative, toute explication improbable dans un énoncé. Il se recommande de la formule explicite : Pluralitas non est ponenda sine necessitate (les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité). Le principe ne prône pas pour autant le simplisme, il préconise d’écarter les hypothèses les moins plausibles au profit des plus probables. Le rasoir d’Ockham, utilisé comme méthode de vérification empirique, permet de débusquer les expressions sans occurrence avec l’expérience. Rudolf Carnap donne une formulation plus scientifique à cette méthode, à savoir qu’un mot
55 WITTGENSTEIN Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, Collection tel Gallimard (1993). Introduction de Bertrand Russel. Ouvrage célèbre pour son apport à la logique.
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ou une suite de mots doivent expressément être déductibles d’énoncés liés à l'expérience. La seconde mission de la philosophie est de garantir le caractère objectif des propositions de la science en excluant les spéculations qui ne sont pas confirmées par les données de l’expérience. Les membres du cercle observent que la connaissance se construit à partir de deux types d’énoncés : les énoncés analytiques et les énoncés synthétiques. Les énoncés analytiques répondent à une logique interne, ils sont validés par un raisonnement indépendant de la réalité du monde, ils relèvent de l’explication. En revanche les énoncés synthétiques sont empiriques, ils reçoivent leur validité de leur correspondance au monde, ils relèvent de la justification : « Est "réel" ce qui peut être intégré à tout l’édifice de l’expérience »56. En vertu de quoi, la théorie de la connaissance ne prend en compte que le seul critère de vérité, celui de la justification et laisse au sociologue ce qui est du registre de l’explication, en particulier l’examen du contexte de la découverte. La seule voie de la connaissance est celle qui est garantie par l’épreuve de l’expérience. A partir de l’unification du langage et de l’identification de la méthode qui lui octroient sa validité, le cercle veut poser les bases de l’unité de la science. S’opposant à la thèse de Wilhelm Dilthey distinguant deux groupes de sciences, celles de la nature soumise à l’explication et celles de l’esprit relevant de la compréhension (chapitre VI), les membres du cercle prônent une autre logique, ils affirment l’unité du champ de la connaissance. Il n’y a qu’un monde à connaître, celui dans lequel nous vivons, il n’y a qu’une seule méthode pour l’explorer, celle qui se recommande de la vérification du sens de l’énoncé. Après avoir été taxé de fossoyeur de la philosophie, le cercle voit son retour en grâce. Delphine Chapuis-Schmitz s’en fait l’avocate convaincue : « Loin du corps doctrinal unifié, les pensées des membres du cercle de Vienne se déclinent comme autant de variations autour d’un thème commun : celui d’une philosophie claire, ayant pour tâche de dénouer les fils de nos différents types d’approche du monde, grâce à une analyse fine de nos concepts »57. Sans doute cet effort de clarification et de rationalité était-il nécessaire, il trouve d’ailleurs un intérêt dans le cadre de notre étude dans la mesure où l’échange 56
SOULEZ A. (dir.), Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, p. 118. CHAPUIS-SHMITZ Delphine, Le cercle de Vienne, Labyrinthe, 18 | 2004, 11-16, URL : http://journals.openedition.org/labyrinthe/200 ; DOI : https://doi.org/10.4000/labyrinthe.200 57
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interdisciplinaire se construit d’autant plus positivement que chacun sait précisément de quelle place il parle, assumant clairement ce qui fait la singularité de son expertise. Cette remarque ne doit pas faire pour autant négliger les limites et les conséquences de ce positionnement. Jusqu’à quel point le vérificationnisme est-il praticable ? Peut-on toujours faire correspondre les faits à un énoncé formel ? Peut-on se priver des contenus de la pensée qui ne sont pas articulés à des faits empiriques ? Peut-on ignorer les facteurs psychologiques, sociologiques et historiques qui sous-tendent la connaissance ? A rester fixé sur la pureté du langage et des énoncés le projet du cercle n’annule pas les problèmes philosophiques classiques et sa radicalité réductrice se paie d’un appauvrissement de la pensée. Dans son intention d’assoir la science sur des bases rigoureuses le cercle préfigure les thèses de Karl Popper dénonçant les faussaires à l’aune de la falsifiabilité.
2. La réfutabilité de Karl Popper La même intention préside, en effet, à la démarche de Popper. La question fondamentale de la philosophie des sciences tient à la démarcation entre le domaine de la science et celui de la métaphysique. A cette différence majeure que ce dernier ne rejette pas la spéculation métaphysique, elle est indispensable à la production de nouveaux énoncés scientifiques. Cependant cette création de l’esprit, souffrant d’approximation et de subjectivité, doit être usinée. Le statut d’objet scientifique ne peut s’acquérir qu’au prix d’un rigoureux parcours d’expérimentation. Or, il n’existe pas de critère logique permettant de vérifier si une théorie est scientifique ou doctrinaire. Dès 1934, dans Logique de la découverte scientifique58, Karl Popper expose sa théorie de la falsifiabilité qui est la pierre angulaire de son épistémologie. Afin de clairement délimiter la science de la non-science, Popper introduit le critère de réfutabilité. Le seul moyen selon lui d’évaluer la pertinence d’un énoncé est son aptitude à être falsifié, c’est-à-dire réfuté, invalidé par des tests empiriques. Un énoncé est falsifiable « si la logique autorise l’existence d’un énoncé ou d’une série d’énoncés d’observation qui lui sont contradictoires, c’est-à-dire, qui la falsifieraient s’ils se révélaient vrais »59. Il ne suffit pas qu’une théorie soit vérifiée, il faut pouvoir la confondre en prouvant qu’elle est fausse. Une théorie n’est scientifique que si elle peut être soumise à un système de tests toujours plus précis qui identifie et corrige les erreurs qu’elle 58
POPPER Karl, R. Logique de la découverte scientifique, Préface Jacques Monod, Payot, Paris, 1984 59 POPPER Karl, cité par A. CHALMERS, Qu’est-ce que la science ?, La Découverte, Paris, 1987, p.76
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comporte. Contrairement à l’idée reçue, prétendre à l’irréfutabilité d’une thèse n’est pas un gage de pertinence mais une tare. Dès lors qu’elle a été reconnue réfutable, la théorie doit être corroborée (critère de corroboration) par des énoncés avec lesquels elle s’accorde. La science émet des hypothèses qu’elle corrige et affine peu à peu en les mettant à l’épreuve. La théorie précède l’expérience, elle n’est en rien une vérité, elle n’est qu’une hypothèse, une formulation approximative et temporaire de la vérité. Ces critères de scientificité évincent donc les domaines qui ne peuvent se soumettre à une expérimentation contrôlée : les sciences humaines, la psychanalyse mais aussi l’astronomie, la métaphysique et l’épistémologie. Ces cas où les variations des conditions d’expérience rendent impossible des mesures fiables. En conséquence, Popper distingue deux types de méthodes, celles appliquées aux sciences de la nature et celles appliquées aux sciences humaines. L’auteur reconnaît donc néanmoins la spécificité des sciences humaines, à la condition d’une exigeante rationalité. Le cas de la psychanalyse, loin de répondre aux critères de scientificité réclamés, a soulevé de vives controverses. Dans le principe de la cure les interprétations s’imposent au patient, leur refus étant précisément considéré comme une résistance de l’inconscient. Pour Popper ce système n’est pas recevable, car s’auto-justifiant par lui-même il ne permet pas au patient de faire valoir le principe de réfutabilité. Cette compréhensible croisade contre les dogmatismes, obscurantismes et autres fléaux a le mérite de faire le tri entre ce qui relève de la science ou de la doctrine. Mais là n’est pas l’essentiel de sa contribution au débat sur la pluridisciplinarité. En avançant qu’une théorie scientifique doit être faillible, Popper affirme l’incertitude comme règle méthodologique fondamentale. Tout d’abord parce que le principe de corroboration n’est en aucun cas un gage de vérité, il ne donne rien d’autre qu’une confirmation provisoire qui ne tient pas lieu de vérité absolue. Ensuite, parce que les théories sont périssables, l’évolution historique, culturelle, sociologique leur exposeront de nouvelles épreuves au risque de caducité. Une théorie scientifique n’a pas la maîtrise de l’objectivité ; tout au plus détient-elle un point de vue sur l’objet qui peut être détrôné par un point de vue différent. C’est donc la règle de l’expérimentation critique permanente où s’affrontent les oppositions qui donne crédit à la recherche scientifique. L’exigence de Popper a une conséquence positive : elle contraint les sciences non admises dans le cercle vertueux de celles qui ont franchi l’obstacle de la réfutabilité, à prouver leur légitimité. L’exemple le plus significatif est la réponse qu’apporte Jean Claude Passeron dans son essai,
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Le raisonnement sociologique60, en présentant un cadre argumentaire logique non poppérien. Le sociologue récuse l’idée que l’on puisse soumettre les sciences sociales et les sciences dites dures aux mêmes procédés de validation, en particulier au critère de réfutabilité. L’une et l’autre ne recouvrent pas la même réalité objective et ne suivent pas le même raisonnement expérimental. Les sciences sociales et les sciences expérimentales ne relèvent pas du même espace logique61. La règle poppérienne s’applique aux sciences régies par des principes universels, indépendants des conditions historiques et géographiques de l’expérience. Le raisonnement expérimental suppose que l’on octroie aux faits le pouvoir de dire le vrai d’une proposition théorique. En revanche, les sciences sociales sont inscrites dans un contexte spatio-temporel précis. Leur construction est indissociable du terreau culturel dans lequel elles sont formulées. De multiples variables incompatissent toute expérimentation sociale à l’épreuve de réfutation. Ce qui ne prive pas pour autant les sciences sociales de revendiquer des critères spécifiques de scientificité. C’est par la pluralité des énoncés, la confrontation des théories que se construit le savoir des sciences sociales, à l’aune de leur inscription dans un contexte daté et situé. D’être sociologique, ce raisonnement n’en concerne pas moins, pour l’auteur, les sciences sociales en général. On ne peut certes pas faire reproche à Popper d’avoir formé des disciples dociles, aux incartades de Feyerabend (chapitre VII) s’ajoute la dissidence de Lakatos. Imre Lakatos62 est un mathématicien et philosophe hongrois qui a fui sa terre natale en proie aux affres de l’histoire pour s’installer en Angleterre. Animé par une ferme exigence de rationalité scientifique, il rejette tout ce qui en pervertit la nature : les contextes, les institutions, la politique, les carrières… Feyerabend pour sa méthodologie anarchisante autant que Kuhn (chapitre IX) coupable de dérive psychologisante font les frais de cette épuration. Lakatos se donne pour mission de rendre son autonomie à la science et de redorer son autorité. Critique à l’égard du Cercle de Vienne, il partage un temps la thèse de Popper selon laquelle une théorie est scientifique à la condition qu’il soit possible de la réfuter. Affirmer cependant que la science procède par conjectures et 60 PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, un espace non poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, (Edition revue et augmentée), 2006. 61 La notion d’espace logique est empruntée à Wittgenstein. 62 LAKATOS Imre, Histoire et méthodologie des sciences : Programmes de recherche et reconstruction rationnelle. PUF, Paris, 1994
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réfutations, ne rend pas vraiment compte, selon lui, de l’histoire de la science. Ainsi va-t-il progressivement s’éloigner de ce qu’il nomme, à l’ire de son mentor, un falsificationnisme dogmatique pour développer un falsificationnisme méthodologique à partir du concept de programmes de recherche, une nouvelle méthode scientifique qui serait vraiment en mesure de témoigner du développement des sciences et de sauver la notion de rationalité. Les actes de vérification, de réfutabilité et de programmes de recherche ont pour objet de garantir le sérieux de toute entreprise scientifique. Quoi de plus légitime que de permettre à chaque domaine d’explorer en profondeur ce qui justifie et nourrit sa vision du monde ? D’outils indispensables ils se muent cependant souvent en instruments aveugles, dressés comme garde-fous d’une libre circulation de la pensée. Ils favorisent un monisme réducteur. Ces thèses d’origine austro-germanique ont trouvé un écho favorable dans les pays anglosaxons en raison de leur proximité avec la philosophie analytique de Bertrand Russel. Dans la même période, dans ces mêmes pays, un mouvement philosophique commence à s’extraire du joug de la pensée alors dominante de Hegel. A l’opposé de l’orientation de leurs confrères leur émancipation défriche la voie du pluralisme.
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Chapitre IV.
Aux sources du pluralisme anglo-saxon Où l’on constate que tout enclos offre des échappatoires A la fin du XIXème siècle, l’hégémonie de la philosophie allemande ne prive pas les Anglo-saxons de leur autonomie. Puisant chez Hegel le principe salutaire de la contradiction mais nourri des visions de Fechner et de Bergson, l’empirisme radical de William James plonge aux racines de l’expérience sensible pour y puiser les principes de la réalité. L’absolu cède aux leçons de l’expérience et le pragmatisme fraie sa voie à une conscience de la complexité.
1. L’héritage contrasté de Hegel En Angleterre, le système hégélien apporte en effet une réponse à des aspirations métaphysiques en berne face au scepticisme et à l’utilitarisme ambiant. Entendu comme une philosophie de la totalité du réel assumant le savoir de son temps, il est adopté par certains pour répondre à des besoins religieux. Cette pensée moniste apparaît au contraire à d’autres comme une négation de la religion car elle abandonne l’univers à la gouvernance d’une personne morale toute puissante. Dans ce sens, la philosophie ne saurait être réduite à une pensée mue par un absolu. Le cheminement de la philosophie de F-H Bradley illustre bien le nouage de ces deux inclinations, idéaliste et réaliste : l’union de l’un et du multiple, l’union d’un système moniste et d’un système multiple. Sa pensée référée en 1893 (Appearance and Reality) au principe de non contradiction et à l’idée de totalité fait place à l’expérience première, multiple et une en 1914 (Essays on Truth and Rality). « Tantôt on se sent près de la pensée de James et tantôt de celle de Hegel, commente Jean Wahl. Foi et expérience, totalité et diversité, pragmatisme et antipragmatisme, transcendance et immanence semblent s’unir en elle »63. Ainsi trouve-t-on chez certains philosophes anglais se recommandant d’un néo-hégélianisme (Taylor, Mac Taggart) une volonté de faire apparaître la diversité qu’elle contient.
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WAHL Jean, Les philosophies pluralistes d’Angleterre et d’Amérique, Les empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, 2005. p.28 Certaines parties de ce chapitre s’appuient sur l’étude indispensable de Jean Wahl
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Outre-Atlantique, chez les écrivains, les références monistes glorifiant l’unité aux dépens de « l’infernale dualité » (E. Poe) sont fréquentes. Elles coexistent cependant avec l’aspiration à une pensée orientée vers l’action et la diversité. Ainsi en est-il chez Henry James Sr, le père de William, nourri de la philosophie de Hegel, il ne s’est jamais départi d’un solide sens du concret. Pour lui la vérité ne doit pas être séparée de la vie car la vie révèle les vérités. Une idée de la vie qui fait bon ménage avec la conception hégélienne de la contradiction. Face à l’épreuve d’un monde en changements constants, il prône une solidarité entre les hommes en coopération avec Dieu. Ainsi en estil également d’Emerson, admirateur du génie de Montaigne et des Essais, il met en pratique « une philosophie de l’ici-bas ». Dans cette conception, la réalité siège dans le moment présent : « A travers le fait individuel brillait toujours pour lui, rapporte William James, le rayonnement de la raison universelle »64. En vertu de quoi, chacun doit construire sa vie au fil de l’expérience en portant sur le monde un regard neuf. L’absolutisme des philosophies américaines n’est jamais radical, c’est un monisme tolérant. La figure imposante de Hegel hante les débats entre monisme et pluralisme. Trop souvent réduit au concept hégémonique d’Idée absolue, les raisonnements intermédiaires de son système portent pourtant en germe une révolution épistémologique. Sa Logique décrit un monde où la raison donne une solution à toute chose, y compris à celles qui de prime abord peuvent paraître irrationnelles, mais il y introduit la notion de contradiction : « Toute chose est en soi-même contradictoire ». Toute inclination mais aussi tout concept appelle son contraire. Si Hegel n’entend pas abandonner le principe aristotélicien de non contradiction, il n’en affirme pas moins que sa philosophie est fondée sur la contradiction. Il ouvre ainsi des perspectives inouïes à l’histoire des idées. Schématiquement, la finalité intangible trouve sa légitimation dans la célèbre méthode dialectique. Celle-ci est définie couramment par la triade thèse, antithèse, synthèse, à laquelle l’auteur préférait les termes : affirmation, négation, négation de la négation. Le processus est un mouvement ternaire par lequel deux entités contraires s’entraînent mutuellement, entraînant nécessairement une troisième qui conjugue le meilleur des deux. La logique dialectique a une conséquence majeure : elle met bas la logique classique de l’identité. A se refermer sur une unité, cette dialectique n’en n’ouvre pas moins les portes de la diversité. Dans un style gentiment moqueur, James loue l’argumentation du philosophe : Non, non, Hegel n’est pas essentiellement un raisonneur, c’est au contraire 64
WAHL Jean, Ibid. p.56
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un observateur « naïf »65 installé simplement au milieu du mouvement du monde qui constate l’instabilité des choses, les accidents de la vie qui brisent les équilibres lentement acquis, les énigmes intellectuelles qui ruinent les certitudes installées… La logique « supérieure » à laquelle Hegel veut nous faire croire s’appuie constamment sur des expériences sensibles. Le penseur appréhendait le monde à partir de ses propres perceptions et ses exemples débordent les catégories logiques classiques. James offre un éventail explicite de contradictions : « Si vous parlez d’"indétermination", vous êtes en train de déterminer précisément cela », ou encore : « Si vous exprimez un doute, votre expression contredit son contenu, car le doute lui-même n’est pas mis en doute mais affirmé »66. C’est ce reporter génial restituant fidèlement une grande partie du réel que James salue. Il n’en déplore pas moins que repris par son impératif besoin logique, il dissolve les contraires dans une synthèse finale. Coutumier d’une critique de l’intellectualisme, l’américain se fait sévère à l’égard d’un langage ésotérique qui contrevient aux principes élémentaires de l’échange d’idées. Il considère « grotesque et saugrenue », la prétention d’être le dépositaire de l’authentique langue de la raison et de se trouver plus que tout autre en harmonie avec les règles de l’absolu. Il est convaincu que le mouvement dialectique gagnerait à être décrit par les moyens naturels de la pensée pluraliste.
2. Une conscience vivante du monde, Fechner, Bergson De son intime fréquentation des penseurs européens, James fait son miel. Au nombre de ceux auxquels il reconnaît une contribution déterminante à sa réflexion, deux noms attirent particulièrement son intérêt : Gustav Fechner et Henri Bergson. Le nom de Fechner est associé à la fondation de la psychologie expérimentale et de la psychophysique. Après avoir interrompu des études de médecine, il s’est tourné vers la physiologie et les mathématiques. Son œuvre s’attache à résoudre l’énigme philosophique de la relation entre l’âme et le corps. La pensée concrète de Fechner, résolument ancrée dans la vie, nourrie d’une imagination osée et auréolée d’inspiration poétique lui a valu des pages enthousiastes de James. Dans la philosophie de Fechner, l’omniprésence divine s’efface pour laisser libre court à la conscience individuelle. Le déterminisme rigide s’oublie au profit de la description d’un monde qui fourmille et s’agite. La vision dont Fechner se veut le messager se déploie par analogies, par exemple : « Ma maison a été bâtie par quelqu’un, le monde a également été bâti par quelqu’un. Le monde est plus grand que ma maison, 65
JAMES William, Philosophie de l’expérience. Un univers pluraliste, 2ème éd. Française, Les Empêcheur de penser en rond / Le Seuil, 2007 p. 67 en français dans le texte. 66 JAMES William, Ibid. p. 72
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quelqu’un de plus grand que moi doit avoir bâti le monde. Mon corps se meut sous l’influence de ma sensibilité et de ma volonté ; le soleil, la lune, la mer et le vent, étant plus puissants, se meuvent sous l’influence d’une sensibilité et d’une volonté plus puissantes… » En conséquence de quoi la terre entière doit avoir sa propre conscience collective. Ainsi en est-il de toute présence au monde, de l’homme à l’animal, au végétal jusqu’aux astres, chacune est entourée d’une couronne de conscience, des cercles qui se croisent et se coupent : « "un système qui se détermine tour à tour par des oscillations et de grands mouvements d’ondulations", un jeu d’activités. Les vagues courent les unes sur les autres, tourbillonnent, oscillent, s’avancent ou se réfléchissent ou se perdent »67. Fechner brosse le tableau lumineux d’une conscience universelle, déclinée sur de multiples niveaux depuis les grandes consciences comme celle du règne végétal ou animal, celle de la conscience collective de l’humanité qui forment ensuite l’âme de la terre, elle-même comprise dans le système solaire pour être in fine enveloppée dans la conscience divine. De chaque niveau émane une lueur qui rayonne dans l’infini. La vision de Fechner se fonde sur l’hypothèse que la terre pourrait avoir une conscience, hypothèse dont il a pris soin d’anticiper les critiques : Peut-il y avoir une conscience, là où il n’y a pas de cerveau ? Notre cerveau sert, avance-t-il, à corréler nos réponses aux stimulations extérieures, c’est une fonction à laquelle la terre répond d’une autre manière. Dans le système astral, les relations cosmiques qu’elle entretient font office de conscience, sans recours à un quelconque cerveau car chaque partie de l’univers est animée par des éléments vivants. Fechner professe que l’âme de la terre tisse des relations entre nos esprits dont chaque esprit pris séparément n’a pas conscience. Plus qu’anticiper la pensée pluraliste, la vision de Fechner a des accents transdisciplinaires anticipant celle du scientifique indépendant James Lovelock. Associé à la microbiologiste Lynn Margulis, l’auteur de La Terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa68 soutient la thèse selon laquelle l’ensemble du monde vivant sur la terre formerait un vaste superorganisme autorégulé, tel un système physiologique maintenant l’harmonie de la vie depuis plus de trois milliards d’années. Leurs recherches les conduisent à traiter conjointement des champs divers tels que les vivants, les océans, l’atmosphère, le climat, les sols…
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WAHL Jean, Ibid. p. 71 LOVELOCK James, La Terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa, Paris, Editions du Rocher, col. Champs, 1986 68
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C’est à la lecture de Bergson que James dit avoir été convaincu de renoncer à la méthode intellectualiste et à l’idée que la logique est le moyen le plus approprié pour appréhender la réalité. Il n’est guère surprenant que l’Américain se soit trouvé une filiation avec ce penseur atypique. Réfractaire à la philosophie allemande qui règne dans l’université française et plus généralement à la façon de faire de la philosophie, il trace un sillon qui rompt avec la tradition et ses thèmes rebattus éloignés de la vie. Pour Bergson, la philosophie est une discipline concrète, elle œuvre au plus près des objets et non sur des symboles. Bergson ne conteste pas la nécessité d’un système stable de concepts, mais il ne peut pas être détaché de l’expérience au risque de la rendre moins intelligible, voire d’en donner des conclusions qui contredisent les faits de la nature. La vie est continue et la tradition héritée de Platon et Aristote tend à l’appréhender dans des états. « Quand le mathématicien, écrit Bergson, calcule l’état d’un système au terme d’un temps t, rien ne l’empêche de supposer que, d’ici là, l’univers s’évanouisse, pour réapparaître soudainement au moment voulu dans la nouvelle configuration. C’est seulement le tième moment qui compte – ce qui s’écoulera dans les intervalles, c’est-à-dire le temps réel ne joue aucun rôle dans son calcul »69. Si nous voulons connaitre ce qui « arrive » réellement, il nous faut considérer ce qui se passe dans les intervalles. Les concepts étant par nature fixes, ils nous restituent une image figée de la réalité sans prendre en compte le mouvement. Les concepts appréhendent seulement les apparences que nos sens leur offrent et « notre intellect n’éclaire en rien le processus par lequel l’expérience se fait »70. La pensée n’œuvre que sur des surfaces, si l’on veut entrer dans l’épaisseur de la réalité, il nous faut en faire directement l’expérience. La vie est un mouvement continu en perpétuel changement, les concepts qui prétendent en rendre compte en trahissent l’essence : le temps exclut l’espace, le mouvement exclut le repos, la présence exclut l’absence, la pluralité exclut l’unité… Or, ainsi que le théorisera Lupasco (chapitre XIII), ce qui « existe » réellement, ce ne sont pas des choses ou des états, mais des choses « en train de se faire ». La vocation de la philosophie est de s’attacher à la compréhension vivante du monde. Dans le flux de la vie sensible les contraires se compénètrent au point qu’il n’est pas aisé de savoir ce qui est exclu ou ne l’est pas. L’exemple donné du passé et du futur71 est éloquent, séparés conceptuellement l’un et l’autre par la coupure du présent traçant une limite artificielle entre l’avant et l’après, alors qu’ils sont, si peu que ce soit, 69
Cité par James, Ibid. p. 160 JAMES, Ibid. p. 162 71 JAMES, Ibid. p. 171 70
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coprésents l’un à l’autre dans l’expérience : « Prononcez "maintenant", et cela était au moment même où vous le dites ». C’est donc en plongeant dans son flux que l’on peut connaître la réalité. Epousant ce que le rationalisme a toujours exécré Bergson nous invite à assumer notre rapport charnel au monde à nous tourner vers nos sens. Il nous invite à nous placer « d’emblée » à l’intérieur de ce qui vit, de ce qui anime le réel, dans ce qui est en activité. Contrairement à la logique de l’identité où le même ne peut être autre chose que le même, la réalité est une confluence de l’identique et du différent qui s’interpénètrent. Elle témoigne de jeux d’influences que la logique intellectualiste écarte, les choses sont en relation et interagissent constamment. A partir de ce retour à l’expérience, il devient possible d’affronter la question cruciale : Comment ce qui est multiple peut-il être un ? La philosophie de l’expérience ne s’oppose pas à la logique intellectualiste, elle la complète, lorsque l’une sonde l’existant l’autre en propose une vue distanciée. Le mérite de Bergson est d’avoir renversé la tradition platonicienne en prouvant la superficialité de la connaissance intellectuelle au regard de la profondeur de l’expérience sensible qui, seule, peut révéler la nature des choses.
3. Un univers pluraliste, William James Existe-t-il une façon anglaise de penser ? A n’en pas douter, elle est pour James, pragmatique. Le souci de l’expérience particulière et concrète est l’empreinte de la pensée anglo-saxonne. Ainsi que le remarque Jean Wahl72, même lorsqu’ils font des emprunts aux systèmes philosophiques allemands, les Anglais les soumettent à l’expérience, ce qui leur confère ce trait d’être des philosophes de l’individuel. William James, psychologue et philosophe, est le plus illustre représentant du mouvement pragmatiste pluraliste. Né à New-York, sa vie se partage entre l’Amérique et l’Europe, outre l’anglais, il parle couramment le français et l’allemand. Il commence des études scientifiques à Genève, les poursuit à Harvard, il engage ensuite une formation médicale et étudie la psychologie à Berlin. Ses séjours en Europe lui valent de nombreuses rencontres dans le monde de la philosophie et de la psychologie naissante. L’essentiel de son œuvre s’étend entre 1890 et 1910, année de sa mort. Deux ouvrages publiés en 1907 et 1909, retiennent particulièrement notre attention : Le pragmatisme, (Pragmatism : A New Name for Some Old Ways of Thinking) dont la traduction française est préfacée par Bergson et Philosophie de l’expérience, titre donné en France de A Pluralistic Universe73. 72
WAHL Jean, Ibid. p.124 JAMES William, Philosophie de l’expérience. Un univers pluraliste, 2ème éd. Française, Les Empêcheur de penser en rond / Le Seuil, 2007
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James fait le point sur les inclinations générales de la pensée philosophique, elles sont, résume-t-il, empiriques ou rationalistes. Dans le premier cas les touts s’expliquent par les parties et dans le second ce sont les parties qui expliquent les touts ! Le rationalisme suppose l’union, ce qui le rapproche du monisme, alors que l’empirisme tend vers une conception pluraliste. En conséquence de quoi, ces regards ne nous donnent jamais qu’un « tableau abrégé du monde », une vision déformée de la réalité. Le paradoxe, remarquet-il, est qu’une vision d’ensemble du tableau est réalisable grâce aux diverses pièces qui nous sont livrées. Chaque philosophe nous présente ainsi un monde qu’il a déduit de quelques traits particuliers ayant spécialement retenu son attention. James déploie à l’envi un éventail de mondes philosophiques expliqués à partir d’un critère privilégié. Chacun conduit sa démonstration convaincu que ses conclusions, guidées par la raison sont les seules logiques, « Or, ce ne sont jamais, en définitive, que des accidents d’une vision plus ou moins personnelle qu’il vaudrait bien mieux présenter pour ce qu’elle est »74. Ce ne sont que des manières singulières d’éprouver le sens de la vie, car la nature objective s’offre impartialement, laissant à chacun la libre exploration de l’une ou l’autre de ses parties, au risque d’extrapolations imaginaires opposées, générant ainsi de vives controverses. Ce regrettable constat inspire à son auteur un généreux plaidoyer universaliste. Tous les habitants de la Terre n’aspirent-ils pas à être mieux chez eux. Ils ont les mêmes intérêts fondamentaux, et aucun n’est le démon pervers que l’autre imagine : « tous sont loyaux au monde qui les porte »75. Les différences qui opposent les êtres humains sont secondaires au regard de cet accord profond : « Notre socius commun à tous est ce grand univers dont nous sommes les enfants »76. Avec élégance, tout au long de son chemin, James nous fait partager les sources auxquelles il s’est abreuvé pour dessiner cette large vision de l’univers. Il n’est pas réducteur de dire qu’elle s’est constituée en opposition aux philosophies de l’absolu et à l’intellectualisme. Son rejet du monisme s’est imposé au fil de sa réflexion en réalisant le hiatus qu’il y a entre l’action et l’idée d’unité. A l’origine du monisme siège, qu’elle soit matérialiste ou spiritualiste, une intention d’ordonner le fouillis inquiétant du monde pour en réduire l’étrangeté et le rendre plus aimable. Et d’échafauder ainsi d’ambitieuses constructions pour pallier le désordre inspiré par nos sens, des formes abstraites, esthétiquement pures visant à nous garantir l’harmonie du 74
JAMES William, Ibid. p.19 JAMES William, Ibid. p.20 76 JAMES William, Ibid. p.33 75
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monde. A l’exemple du système rationaliste qui pose à priori l’idée d’un tout et lui réfère toutes les parties qui le composent au mépris de tous les mouvements qui l’animent. Ces philosophies présupposent que l’absolu est logiquement sous-jacent à nos pensées et nos actes. Le raisonnement s’échoue cependant dans un reductio ad absurdum. Admettre avec les pluralistes que les choses puissent être parfois en relation, parfois indépendantes revient pour les monistes à désintégrer l’univers car admettre un minimum d’indépendance aux choses c’est en admettre de plus en plus. James reconnaît que comparé aux nobles et rassurantes images rationalisées, l’empirisme pluraliste nous menaçant du chaos est « une sorte de machin turpide, confus, gothique, sans contours majestueux ni noblesse picturale »77. Le pragmatique conteste aux philosophies de l’absolu la prétention de dire le réel. Il constate d’abord que « l’absolu est inutile pour des besoins déductifs »78. S’il donne une sécurité absolue, il ne nous est d’aucun usage dans le monde réel quelle que soient les expériences que nous vivons. Il peut faire sens « après coup », mais il n’a aucune vertu prospective. James dénonce ensuite la croyance selon laquelle, à partir du moment où l’unité est bonne, il y aura des catégories pour les unir au mépris d’évidentes disjonctions empiriques. Il conteste enfin les certitudes qui s’en déduisent, en raison des éléments irrationnels qu’elle comporte. L’absolu n’est en dernier ressort qu’une hypothèse « plutôt sublime émotionnellement », mais une hypothèse face au monde inachevé. La réalité n’existe pas sous la forme d’un tout « mais d’une série de chaque(s), comme cela semble être le cas : telle est l’hypothèse antiasbsolutiste »79. Sur les ruines de l’absolu, miné d’auto contradictions, James peut alors entonner son crédo : « Le seul parti que nous puissions prendre est de laisser l’absolu enterrer l’absolu, et de chercher la réalité dans des directions plus prometteuses, fût-ce parmi les détails du fini et de l’immédiatement donné. » Ainsi que le montre le système de Hegel, toute philosophie est tributaire de deux agents : une vision et les raisonnements intermédiaires qui servent sa finalité. La vérité du philosophe se distingue de celle de l’homme commun, elle est « raisonnée », mais par excès d’abstraction, elle a gagné, telle en Allemagne, la réputation de science ésotérique et occulte. La critique de l’intellectualisme par James repose également sur la prétention à tenir la réalité pour le concept, comme s’il suffisait de connaître la définition des 77
JAMES William, Ibid. p.40 JAMES William, Ibid. p.91, en italique dans le texte. 79 JAMES William, Ibid. p.93 78
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choses pour en connaître l’essence, excluant ainsi de la réalité ce qui n’est pas dans la définition. La vérité acquise par l’homme commun, à partir de son sens de la vie sera-t-elle pour autant moins recevable que celle formulée dans un discours abstrus et empesé par un abus de technicité. Pourtant si quelqu’un témoigne de son expérience en termes populaires, ses résultats sont aussitôt discrédités en raison de leur absence de valeur scientifique. L’esprit engoncé dans un excès d’érudition prive la pensée de sa spontanéité : « Dans un domaine comme la philosophie, il est vraiment néfaste de perdre le lien avec le ciel ouvert de la nature humaine et de ne plus penser qu’en termes traditionnels défraîchis »80. Dans un hymne lyrique, James en appelle ainsi à un retour au lien direct à la nature. Evoquant le monde primitif magique et inquiétant des sauvages suscitant frisson et curiosité, il constate que « La Nature, plus démoniaque que divine apparaît plus que tout multiple »81. James en appelle à une philosophie qui « mettra effectivement l’intelligence, d’une manière quelconque, en rapport avec le monde réel où se déroulent les existences finies, les vies humaines ! »82 Une philosophie qui permette une fois pour toute de sortir des controverses interminables. C’est dans un article (1878) intitulé : Comment rendre claires nos idées que le mot pragmatisme fait son apparition. Charles Peirce, son auteur, constate que nos croyances ne sont rien d’autre que des règles pour l’action. La signification d’une idée se trouve dans la conduite qu’elle doit susciter, elle est pratique et pour la comprendre il suffit d’interroger ses effets. La méthode pragmatique consiste donc à interpréter les faits d’après leurs conséquences pratiques. Elle se présente comme un programme qui interroge les différentes manières de modifier les réalités existantes. Plus qu’une théorie le pragmatisme est un instrument de recherche qui permet d’agir, « à l'occasion, de refaire le monde »83. Le pragmatisme donne de la souplesse et met la théorie en mouvement. En cela, la formule est forte : « Le pragmatisme accepte tout : il accepte la logique ; il accepte les sens et consent à tenir compte des expériences les plus humbles, les plus particulières. Si les expériences mystiques peuvent avoir des conséquences pratiques, il les acceptera »84. Le pragmatisme prend tout ce qui nous aide à nous orienter dans la vie, si l’idée de Dieu guide nos pas comment pourrait-il en nier l’existence ? Le
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JAMES William, Ibid. p.24 JAMES William, Ibid. p.27 82 JAMES William, Le pragmatisme, p.33 83 JAMES William, Le pragmatisme, p.52 84 JAMES William, Le pragmatisme, p.68 81
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pragmatique se refuse à contester quelque chose qui a des effets, quelque chose qui atteste d’une certaine vérité dans son accord avec la vie concrète. Au péché de superficialité du rationaliste, James oppose le tempérament empirique, celui qui préfère les faits aux principes, celui qui s’attache aux parties plutôt qu’à l’ensemble, celui qui veut voir « les faits non nettoyés, les faits bruts »85, celui enfin qui entre dans l’épaisseur des choses. De sa hauteur, le moniste voit les choses se confondre, là où le pluraliste reconnaît à chacune une existence distincte. Chacune de ses parties est unique et elle ne peut être traduite par des mots ou des images générales. Le monde est peuplé de choses particulières vues dans le détail avec toutes leurs différences. L’apparence est réhabilitée. James le psychologue a aussi le sens du corps, des sensations, de l’éprouvé : comment les choses nous apparaissent-elles, comment les sentonsnous ? Ce qui importe c’est de savoir comment nous connaissons les choses. Le pragmatisme ne s’arrête pas aux abstractions, ce qui l’intéresse ce sont leurs effets. La meilleure façon de vérifier une vérité est de la mettre à l’épreuve de la réalité. C’est aussi en étudiant ses conséquences pratiques que l’on peut le mieux comprendre une idée, un concept ou une croyance. Pour James le débat sur l’existence de Dieu est vain, on ne peut pas en donner la preuve, il ne s’intéresse pas davantage à la doctrine, en revanche il lui semble plus fécond d’en étudier les manifestations et les conséquences dans la vie religieuse, on constatera par exemple que la prière est une source d’énergie pour le croyant. Dans le souci de précision et de clarté, il n’a de cesse de témoigner du caractère concret des choses. Le monde dont il rend compte ne connaît pas de hiérarchie, chaque être est d’égale importance, ce qui conduit à dire que la philosophie du particulier est une philosophie démocratique. Il émane de l’empirisme de James une agréable fraicheur, chaque moment se laisse découvrir dans ce qu’il a de nouveau, de surprenant, de régénérant. James constate que cette aptitude à s’abandonner à l’inconnu requiert un tempérament bien trempé, il se demande pourquoi certains penseurs inclinent vers le monisme et d’autres vers le pluralisme. Le rationaliste compose un monde qui lui apporte confort et sécurité, l’empiriste est un aventurier qui se risque à affronter l’inconnu : « Accepte l’offre de la nature, risque quelque chose dans le combat de la vie, risque quelque chose dans la recherche de la vérité »86. Il en déduit deux dispositions mentales, d’un côté celle qui incline vers une certaine passivité, une acceptation résignée des choses, d’un autre côté celle énergique et combative qui se dresse contre les faits. James en arrive 85 86
WAHL Jean, Ibid. p.150 WAHL Jean, Ibid. p.162
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à une définition radicale de ce qu’il nomme « le barbare à l’esprit dur » : empiriste, irréligieux, matérialiste, pessimiste, fataliste, pluraliste, sceptique, engagé dans une lutte contre « le délicat à l’esprit tendre », rationaliste (se réglant sur des principes), intellectualiste, idéaliste, optimiste, religieux, partisan du libre arbitre, moniste et dogmatique87. Comme toujours chez cet auteur, les affirmations tranchées, nécessaires un temps à son argumentation, sont ensuite modulées, c’est ici le cas lorsqu’il s’efforce de concilier les deux tempéraments. Si l’on s’affranchit de l’outrance de sa formulation, il est notable que James, le psychologue, a identifié une des questions qui doit occuper toute personne qui œuvre au développement de la pensée pluraliste. Il ne lui a pas échappé les réactions suscitées par le tableau qu’il brosse du monde : « Un ami me disait un jour que la pensée de mon univers le rendait malade comme la vue d’une masse de vers horriblement grouillante dans leur lit de charogne »88. Que peut-on dire aujourd’hui de ce qu’il qualifie de « disposition d’esprit », entre celui qui se complaît dans une vision homogène rassurante du monde et celui qui assume le désordre du multiple ? Qu’est-ce qui peut faire de chacun un esprit ouvert au pluralisme ? La lecture de James nous révèle un homme éperdument amoureux de la vie, sa vision du monde est ancrée dans une réalité dont il ne cache pas la jouissance qu’il éprouve à en affronter les arêtes : « à gouter les faits dans leur indigeste variété »89. Il en résulte une philosophie ouverte, libre à l’image du portrait qu’en donne Jean Wahl : « Le pluraliste a horreur de ce qui est arrangé, ordonné et régulier. Il veut respirer librement, "avoir sa chance", il ne veut pas se sentir vivre terre à terre mais au milieu de perspectives aériennes. Sa philosophie laisse les fenêtres et les portes grandes ouvertes. Un pragmatique radical, dit James, est une espèce d’anarchiste, un être qui vit sans règles, "à la va comme je te pousse" »90. L’action et la conduite de la vie doivent primer sur la connaissance et dans son élan l’auteur n’est pas avare de formules abruptes contre le monisme, l’idéalisme, le rationalisme, les tempéraments tendres… Ces postures radicales auxquelles il a recours dans ses développements ne sont jamais définitives : son souci du détail ne lui fait jamais négliger la totalité concrète, face à la pluralité il accepte l’idée d’unité, il reconnaît l’utilité de la notion d’absolu, il ne s’interdit pas de soutenir le rationalisme… En fait, conclut-il, le pragmatisme n’a rien de vraiment nouveau, ce en quoi il s’accorde avec la plupart des anciennes tendances de la 87
JAMES William, Le pragmatisme, p.28 WAHL Jean, Ibid. p.163 89 JAMES William, Le pragmatisme, p.27 90 WAHL Jean, Ibid. p.162, 88
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philosophie et de préciser : « Mais, du moins pour commencer, il ne prend parti, je le répète, pour aucune solution particulière, il n’a pas de dogmes, et toute sa doctrine se réduit, - toujours pour commencer, - à sa méthode »91. En définitive, James n’exclut rien, son pluralisme pragmatique est éclectique, il est vraisemblablement un des premiers, sinon le premier à toucher du doigt ce qui sera théorisé sous le nom de complexité.
91JAMES
William, Ibid. p.53
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Chapitre V.
Rationalisme absolu, rationalisme en extension. Où la rencontre de deux esprits éminents offre le théâtre d’un dialogue improbable La philosophie allemande est bousculée par l’empirisme et le positivisme scientifique. La quête de vérité scientifique s’est substituée à celle d’un idéal philosophique de vérité absolue. C’est par un remède radical d’exigence et de pureté qu’Husserl répond à cette désorientation. Mais à ce système abstrait à visée unitaire, Bachelard oppose le constat de la diversité et de l’hétérogénéité livré par l’expérience vécue d’un sujet connaissant.
1. Husserl, l’idéal d’une philosophie universelle Dans cette période de crise où la philosophie s’efforce de reformuler sa relation aux sciences au risque de s’y perdre, se dresse, telle la statue du Commandeur, un monument, la phénoménologie. Le philosophe est un « Fonctionnaire de l’Humanité »92, c’est dire la responsabilité qui lui incombe ! Nous comprenons, par cette déclaration que Husserl ne transige pas sur le sens de sa mission : le retour au sens originel de la philosophie. En 1900, la philosophie allemande vit une crise similaire à celle de la France, elle est bousculée par l’empirisme et le positivisme scientifique. La quête de vérité scientifique se substitue à celle d’un idéal philosophique de vérité absolue. C’est dans le sillon tracé par l’auteur de La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale que cette désorientation trouve son remède le plus radical. L’homme moderne s’est laissé séduire et aveugler par les sciences positives fixées sur les faits et la prospérité qu’elles favorisent au point d’en faire l’unique horizon de son destin et au prix d’occulter les questions décisives pour « une humanité authentique ». Force est de constater que la science des corps ne nous parle que du monde des faits, les vérités qu’elle énonce ignorent 92
HUSSERL Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1ère édition 1954, mais le manuscrit est en grande partie composé en 1938, tel Gallimard, Paris, 1976, p.23
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ce qui est subjectif, elle ne nous dit rien de nous. L’auteur de la Krisis resitue le parcours de ce renversement. A la Renaissance, l’humanité européenne s’est détournée de l’héritage corseté du Moyen-Age pour s’éprouver à la liberté. Elle a emprunté au modèle antique son aspiration philosophique, cet art de se donner des règles de vie dictée par la raison : « On veut mettre en œuvre une façon réfléchie de traiter le monde, en se libérant des liens du mythe et de la tradition en général, une connaissance universelle du monde et de l’homme, dans une absence absolue de préjugés, qui finalement reconnaisse dans le monde lui-même la raison intime qui l’habite »93. Cet idéal philosophique dispense à tout être cultivé le privilège de liberté et le pourvoit d’autonomie, elle est universelle dans son application personnelle autant qu’à l’ensemble du monde. Husserl précise que cette conception de la philosophie héritée des Anciens a été pensée comme « science omni-englobante, une science de la totalité de l’étant »94. Dans cet esprit, les sciences au pluriel, existantes ou à venir ne sont que les rameaux dépendants de la science mère, la philosophie, qui elle seule donne leur sens à toutes les autres. C’est dans cet élan prometteur que d’une seule voix, ce chœur pouvait féconder la culture, éclairer l’éducation et les formes diverses de vie sociale. Ce trait ambitieux fut peu à peu négligé et le concept positiviste a laissé tomber toutes les questions comprises dans le concept métaphysique et donc les plus hautes, les plus essentielles à l’homme : « Le positivisme pour ainsi dire décapite la philosophie »95. Son sens originel est cependant la condition d’une « nouvelle philosophie », définie comme système théorétique, c’est-à-dire qui vise à la connaissance pure. Ce système unitaire englobe toutes les questions pourvues de sens sans exception, c’est un édifice unique, en perpétuelle évolution qui tient son unité des principes de la raison. C’est la raison qui ouvre la voie à la connaissance authentique soutenue par les véritables valeurs (en tant que valeurs de la raison), guidant un comportement éthique, cet élan enthousiaste et généreux oublié dont s’honorait pourtant le siècle des Lumières. L’idéal d’une philosophie universelle s’est dilué dans une prolifération de systèmes philosophiques disparates, émoussant le fil de sa haute vocation face à l’implacable avancée des sciences positives qui, fortes de leurs succès, dénouaient ses liens à la métaphysique, au prix de la perte du sens de Vérité. L’homme a perdu la foi « en lui-même », car la crise de la philosophie induit inévitablement une crise des sciences et bien au-delà une crise de l’humanité européenne dans la 93
HUSSERL Edmund, Ibid. p.12 HUSSERL Edmund, Ibid. p.13 95 HUSSERL Edmund, Ibid. p.14 94
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perte de ce qui donne sens à son existence. Pour retrouver la foi d’une connaissance universelle, un remède radical s’impose. Car l’ambition de restaurer cette vocation de la philosophie commande un retour à son sens originel et original, via « un radicalisme de re-commencement ». L’éclaircissement du sens de l’unité de la philosophie est le moyen de nous comprendre nous-mêmes afin de gagner en cohérence et en force : « obtenir une tenue intérieure ». Scientifique de formation, Husserl a fait ses premières armes dans l’étude du concept de nombre, c’est en mathématicien qu’il entre en philosophie à laquelle il applique les principes de la logique. Ce en quoi il réalise le rêve du Cercle de Vienne. Mû par sa foi en la raison et sa conviction en l’unité du savoir, il s’attèle à l’élaboration d’une méthode qui permettra à la métaphysique de retrouver son statut de Science universelle. Sa formation lui vaut l’originalité de sa pensée de s’attaquer directement à l’essence de la forme de la connaissance plutôt qu’à sa matière. Il rejette toutes les spéculations, systématisations, et même plus globalement tout ce qui a précédé sa propre réflexion avec pour principe directeur : Zu den Sachen selbst le retour aux choses en elles-mêmes. Moyennant quoi il réfute le psychologisme, l’historicisme, le naturalisme toutes les formes qu’endosse le relativisme… Contre l’idée admise en son temps, il démontre l’indépendance des problèmes logiques en les dissociant des facteurs psychologiques impliqués dans leur réalisation. Mérite ainsi formulé par Tran-Duc-Thao : « Quand j’énonce une proposition comme vraie, il est clair que je la prends dans son objectivité idéale, comme valable pour tous et pour toujours. Dès lors, les conditions logiques, sans lesquelles il n’y aurait aucune vérité possible, ne sauraient dépendre des états psychiques du sujet réel »96. C’est sur la base de cette épure que la phénoménologie aspire à se poser comme science universelle. Très brièvement, ce projet de refondation articule deux opérations qui permettent d’éclairer les liaisons entre le monde et la conscience. Le monde perçu des choses et des faits soumis à de nombreux aléas ne saurait être un objet de connaissance, la véritable connaissance est quête d’essences, définies comme réalités ultimes qui font que les choses sont ce qu’elles sont et pas autrement. La réduction eidétique (du grec eido, idée, essence) consiste donc à éliminer les impuretés empiriques, inhérentes à notre rapport immédiat au 96
Cité par Jean Dominique ROBERT, Approche rétrospective de la phénoménologie husserlienne, https://www.erudit.org/fr/revues/ltp/1972-v28-n1-ltp0984/1020275ar.pdf article auquel se réfère ce paragraphe.
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monde. Elle se complète d’une suspension de tout jugement, la réduction phénoménologique qui nous prémunit de tout présupposé sur l’existence du monde. Elle consiste à mettre le monde objectif entre parenthèses et libérer le moi transcendantal défini comme moi ultime identifié à la conscience pure. C’est à ce monument d’exigence de pureté et d’absolu que l’expansivité protéiforme de Bachelard est confrontée.
2. Bachelard : une invitation au mouvement et à la liberté créatrice La biographie de Gaston Bachelard illustre la vie d’un intellectuel pétri de l’esprit bouillonnant de ce jeune XXème siècle. Philosophe féru d’histoire et de poésie, engagé sur la question de l’éducation, il est un observateur passionné de la révolution scientifique, autant que de la psychanalyse. Il a d’abord enseigné la physique et la chimie, puis la philosophie. Son épistémologie est nourrie de cette double compétence : les avancées de la microphysique et l’incidence de l’inconscient. Il en résulte une pensée audacieuse qui ne dissocie jamais l’épistémologie de « la psychologie de l’esprit scientifique ». A embrasser si large, sa contribution n’est pas toujours appréhendée dans toute son envergure, écueil qui lui octroie en revanche une place d’honneur dans notre panthéon de la multi dimensionnalité. C’est à partir d’une analyse historique que Bachelard constate des discontinuités dans l’évolution de la pensée scientifique d’une époque à une autre. Dans La formation de l’esprit scientifique97 le philosophe distingue trois étapes, gagnant chacune en maturité et en pertinence sur la précédente : un état préscientifique naïf, dominant de l’Antiquité à la Renaissance jusqu’à la fin du XVIIIème siècle, caractérisé par une pensée concrète, où l’esprit se satisfait des premières images, suivi jusqu’au XIXème siècle d’un état scientifique, un rationalisme qui tend vers une conceptualisation, dit concretabstrait. Il devient au XXème siècle « le nouvel esprit scientifique, un rationalisme dialectique », détaché de l’expérience immédiate ouvert aux « abstractions les plus audacieuses ». Loin de s’inscrire dans une continuité logique ces stades sont marqués par des seuils, ce sont précisément ces entredeux qui intéressent Bachelard ; dans ce passage de l’une à l’autre, où se joue « l’émergence du rationnel ». La pensée scientifique est une succession d’erreurs rectifiées. Il utilise la notion de rupture épistémologique pour signifier cette discontinuité dans la façon de penser le monde. C’est par des ruptures que les sciences progressent vers plus de vérité, lorsque s’imposent 97
BACHELARD Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1986, p.7
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les limites des principes établis pour être erronés ou insuffisants à rendre compte de la réalité : « …il n’y a pas de méthode de recherche qui ne finisse par perdre sa fécondité première. Il arrive toujours une heure où l’on n’a plus intérêt à chercher le nouveau sur les traces de l’ancien, où l’esprit scientifique ne peut progresser qu’en créant des méthodes nouvelles »98. Une connaissance nouvelle s’affirme en détruisant une connaissance passée erronée. La recherche de la vérité est un parcours d’obstacles, fait de présupposés de natures diverses intellectuelle, culturelle... L’évolution de la connaissance est marquée par des butées dont la nature interroge – en partie – le scientifique lui-même. L’obstacle épistémologique est inhérent à « l’acte même de connaître » dans ce qu’il implique la subjectivité du chercheur. C’est un écran entre son désir de connaître et le réel : « le réel n'est jamais ce qu’on pourrait croire, mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser »99. La connaissance scientifique est une construction qui ne va pas de soi, elle souffre de l’opinion, ce présupposé qui empêche de penser. A l’usage, une idée novatrice devient une référence, un absolu qui bloque la circulation des idées, c’est un « facteur d’inertie » pour la pensée : « Il vient un temps où l’esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit, où il aime mieux les réponses que les questions. Alors l’instinct conservatif domine, la croissance spirituelle s’arrête »100. La pensée perd son acuité. Ainsi selon Bachelard, le savoir ne progresse pas de manière continue. L’histoire de la pensée se caractérise par une succession de constructions, de crises, de résistances et de révolutions qui imposent « une refonte totale du système du savoir ». C’est en renonçant à l’illusion d’une unité (unité de la création, unité de la nature, unité logique…) que la science franchit de nouvelles étapes. A l’exemple de la découverte de la lampe électrique à fil incandescent, jusqu’au XIXe siècle, les techniques d’éclairage consistaient à brûler de la matière, l’éclairage est une technique de combustion. Dans la lampe d’Edison, la technique est au contraire d’empêcher la matière de brûler, c’est une technique de non combustion. Il fallait rompre avec l’empirisme de la combustion, « la chimie de l’oxygène a réformé de fond en comble la connaissance des combustions »101. En renonçant au mirage du simple, le simple n’existe que dans notre esprit, mais il n’a pas de sens par rapport au 98 BACHELARD Gaston, Le nouvel esprit scientifique, (1ère édition 1934) Quadrige, PUF, 1983 p.139-143 99 BACHELARD Gaston, Ibid. 100 BACHELARD Gaston, Ibid. 101 BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, 1ère éd. 1949, Quadrige, PUF, 4ème édition, 2004, p.105
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réel. Un fait mal interprété est un obstacle pour l’épistémologue. Dans une remarque que Feyerabend aurait pu s’approprier, Bachelard constate que l’évolution de la pensée scientifique ne sert pas toujours l’évolution de cette pensée : « certaines connaissances même justes arrêtent trop de recherches utiles »102. L’épistémologue doit faire œuvre d’enquêteur, il analyse les conditions de la découverte scientifique, comment s’est forgé tel concept, comment il en a produit un autre, quelles résistances, quels blocages il a rencontrés ? Son exigence n’accepte aucun argument d’autorité et se nourrit du doute. Bachelard préconise une réforme de l’esprit, car l’objectivité n’est pas une donnée primitive mais une tâche psychologique et pédagogique difficile. Les obstacles à l’objectivité étant le fruit de notre interprétation du monde, de notre subjectivité, c’est à une thérapie que l’auteur de La psychanalyse du feu convie le savant : chercher « toujours l’inconscient sous le conscient, la valeur subjective sous l’évidence objective, la rêverie sous l’expérience » car « La science se forme plutôt sur une rêverie que sur une expérience et il faut bien des expériences pour effacer les brumes du songe »103. L’état préscientifique est primaire, affectif, il englue la réalité dans des représentations qui le portent à l’erreur. Psychanalyser l’esprit scientifique c’est le curer de cette gangue imaginaire pour tendre vers la connaissance objective. Dans la pensée commune, l’esprit croit penser, alors qu’inconsciemment, il ne fait qu’associer des métaphores. Une psychanalyse de la connaissance objective consiste à dévoiler ces représentations latentes. Psychanalyser l’esprit scientifique c’est l’ouvrir à une pensée discursive qui met un terme à la rêverie, c’est rompre avec l’objet immédiat, se livrer à un travail de critique : « la sensation, le sens commun, la pratique même la plus constante, l’étymologie enfin, car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée »104. La réflexivité prend chez Bachelard la forme facétieuse de l’ironie, cette « vigilance malveillante » qui aide à ne pas être dupe de soi-même, garante d’une authentique attitude objective. Le nouvel esprit scientifique est une discipline de combat : « l’esprit scientifique doit se former contre la Nature, contre ce qui est, en nous et hors du nous, l’impulsion et l’instruction de la Nature, contre l’entraînement naturel, contre le fait coloré et divers »105. C’est une culture de ruptures à 102
BACHELARD Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Ibid. p.17 BACHELARD Gaston, La psychanalyse du feu, Idées, nrf, Gallimard, Paris, 1949, p.44 104 BACHELARD Gaston, La psychanalyse du feu, Ibid.p.9 105 BACHELARD Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Ibid. p.23 103
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décliner sans cesse : contre notre inspiration intime, contre nos affects trompeurs, contre le sens commun, contre l’enseignement général, contre l’opinion, contre l’unité de la nature, contre le langage, contre la fausse rigueur, contre la science socialisée « bien immobilisée », contre « la cité savante »… La révolution spirituelle de Bachelard est une invitation au mouvement et à la liberté créatrice, individuelle, collective et institutionnelle, c’est, dit-il, un « état de mobilisation permanente » génératrice « d’une connaissance ouverte et dynamique »106. L’Ecole permanente est celle qui enseigne à « sortir du même et chercher l’autre »107. Le discontinuisme audacieux de Bachelard ébranle le dogmatisme philosophique et épistémologique, il impose une lecture différentielle de ce que Morin épinglera du nom de complexité du réel. Vingt-cinq ans séparent Husserl de Bachelard, ce dernier assume les questions posées par l’effervescence créative des sciences sans ignorer et reconnaître la pertinence de la quête rigoureuse de son aîné. Sans doute mesure-t-il son argumentation à l’aune de l’idéal défendu par le philosophe de Göttingen ? Ce sont en définitive deux voies très différentes que tracent Husserl et Bachelard. Dans sa thèse, Bachelard critique de Husserl, Bernard Barsotti108 éclaire cette fracture entre la phénoménologie et l’épistémologie. Il tente d’instaurer un dialogue à priori impossible entre les deux philosophes. Ce débat illustre selon lui le basculement entre le continuisme, perdurant dans la phénoménologie et le discontinuisme relativiste de Bachelard. Il importe ici de mettre en lumière la profonde originalité de l’auteur de la Philosophie du non. Par son intention de pallier les dérives des sciences positives, Husserl inscrit son système dans une visée unitaire abstraite face au penseur d’une raison ouverte qui assume « cette impureté métaphysique » qu’est le dialogue entre théorie et expérience : « La philosophie de la science est une philosophie qui s’applique, elle ne peut garder la pureté et l’unité d’une philosophie spéculative »109. L’un et l’autre ont bien le même objectif : assoir un socle normatif qui libère l’esprit des pollutions subjectives. Mais là où Husserl pose l’existence d’un substrat unitaire et ultime, union de tous les possibles, Bachelard fait le constat d’une diversité, d’une pluralité d’aspects hétérogènes, relative à l’évolution du progrès scientifique et qui ne cesse de 106
BACHELARD Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Ibid. p.18 BACHELARD Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Ibid. p.16 108 BARSOTTI Bernard, Bachelard critique de Husserl. Aux racines de la fracture épistémologie / phénoménologie, L’Harmattan, 2002 109 BACHELARD Gaston, Le nouvel esprit scientifique, 1ère éd. 1934, Quadrige, PUF, 15ème édition, 1983, p.7 107
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s’étendre. Face à la réduction abstraite du premier, le second élargit son champ d’analyse aux processus subjectifs, intersubjectifs, sociaux, culturels et techniques qui interfèrent dans la perception du réel afin que le sujet connaissant puisse s’en prémunir. Ainsi adjoint-il au pur rationalisme les conditions empiriques du sujet connaissant, le vrai rationalisme dialectise le registre des essences et celui de l’existence. Le point le plus significatif de leur divergence touche à la question du psychologisme. Là où Husserl soucieux d’abord des essences, croit pouvoir mettre la psychologie entre parenthèses, Bachelard lui donne au contraire une place centrale dans la formation des vérités scientifiques et s’il reconnaît la vertu de la quête d’une certaine pureté propre à la phénoménologie, il lui reproche d’être dans le déni du rôle effectif des mouvements psychiques dans le cheminement du savant. Bachelard ne manque pas d’ironiser : à être trop rigoriste le rationalisme s’expose à être victime du psychologisme en devenant un automatisme, au comble un trouble de la raison ! Il fait valoir la rémanence d’effets psychiques chez le sujet de la connaissance, la permanence d’une action psychique latente à toute pensée, la plus consciente d’elle-même, soitelle. Il ne croit pas que l’on puisse mettre son activité inconsciente entre parenthèse et atteindre directement les normes logiques qui gouvernent la pensée : « On ne vainc pas définitivement le psychologisme »110. Cette présence psychique latente porte la marque de l’intime du sujet, ce qui l’a constitué. Ce refoulé freudien est toujours présent depuis l’inspiration première, la rêverie, jusqu’aux plus hautes élaborations scientifiques. Là s’explique le rôle de la poétique qui n’est jamais étrangère à la science. La pure forme est constamment hantée par cette ombre. A cette influence insidieuse, Bachelard ajoute ce qu’il nomme le sur-moi intellectuel111 façonné par la famille, la société et la culture : une domination assurée par les parents abusant de leur omniscience, bientôt relayée par l’omniscience des maîtres, un terreau de dogmatisme paralysant l’élan créatif du jeune esprit. Ce constat explique l’importance que l’auteur de La formation de l’esprit scientifique octroie à l’éducation et à la pédagogie. Ce projet de fondation de l’épistémologie conduit Bachelard à conjoindre au rationalisme des essences un rationalisme psychologique, permettant de distinguer le psychisme contingent et le psychisme normatif : « La psychanalyse culturelle que nous essaierons de développer reviendra à 110 BACHELARD Gaston,
Le rationalisme appliqué, 1ère éd. 1949, Quadrige, PUF, 4ème édition,
2004, p.15 111 BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, Ibid. p.75-76
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dépersonnaliser les puissances du sur-moi, ou, ce qui sera la même chose, à intellectualiser les règles de culture »112. Ce projet commande au sujet de connaissance du début à la fin un travail de purification, de dépsychologisation : un psychologisme qui met au jour les sources inconscientes de l’action pour gagner une conscience de la rationalité, un psychologisme qui œuvre à résorber le sur-moi originel arbitraire par un surmoi cohérent, disponible pour la culture : « C’est alors que l’être est être de connaissance »113. Loin d’un psychologisme primaire c’est une cure jamais achevée, un orthopsychisme défini comme une surveillance de soi114, qui vise à donner une liberté de penser et insuffler un désir de progrès. On ne peut cependant pas réduire la contribution originale de Bachelard à l’intégration du fait subjectif dans le processus de construction de la connaissance. C’est en penseur scientifique, éprouvé à l’enseignement de la physique, instruit du rapport questionnant enseignant-enseigné, qu’il fait de la philosophie. Il livre le constat du dialogue permanent entre réalisme et rationalisme : « Dans le règne des sciences physiques, il n’y a pas de place pour une intuition du phénomène qui désignerait d’un seul coup les fondements du réel ; pas davantage pour une conviction rationnelle – absolue et définitive – qui imposerait des catégories fondamentales à nos méthodes de recherches expérimentales »115. La philosophie des sciences souffre précisément de ce cloisonnement entre l’étude des principes généraux assurée par les philosophes et l’étude des résultats particuliers endossée par les savants. Nourrie des enseignements de la science contemporaine, la pensée scientifique doit cultiver ce champ intermédiaire entre théorie et pratique, entre critères rationnels et recherche expérimentale. Dans l’avant-propos de La philosophie du non, Bachelard lance une invitation à une culture interdisciplinaire : « Aux philosophes, nous réclamons le droit de nous servir d’éléments philosophiques détachés des systèmes où ils ont pris naissance »116. Il les invite à renoncer à leur ambition de se tenir à un seul point de vue pour expliquer une science aussi « vaste et changeante » que la physique. Il leur propose de s’engager dans un pluralisme philosophique, en appréhendant les éléments de l’expérience et de la théorie. « Aux savants, 112
BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, Ibid. p.71 BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, Ibid. p.13-14-15 114 BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, Ibid. p.66. Même redoublée, une surveillance de la surveillance. 115 BACHELARD Gaston, Le nouvel esprit scientifique, Ibid. p.13 116 BACHELARD Gaston, La philosophie du non, PUF, Paris, 1ère éd. 1940, 4ème édition, 1966, p.12-13 113
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nous réclamons le droit de détourner un instant la science de son travail positif, de sa volonté d’objectivité pour découvrir ce qui reste de subjectif dans les méthodes les plus sévères. » Il demande aux savants un véritable exercice d’autoréflexion, d’analyse de leur fonctionnement psychique face à leur objet d’étude. Une telle enquête conduit nécessairement, selon lui, au constat d’une dispersion, chaque notion impliquant des tâches spécifiques, chaque hypothèse, chaque problème, chaque expérience réclamant une philosophie singulière. S’imposerait alors la nécessité d’une philosophie différentielle en parallèle à la philosophie intégrale des philosophes. La philosophie des sciences se définit alors comme une philosophie dispersée, une philosophie distribuée, et la pensée scientifique comme une méthode dispersée bien ordonnée. Une des originalités de cette vision est d’entretenir un aller-retour productif entre les deux espaces : « Cette essentielle coexistence des notions scientifiques est éminemment extensible ». Cette philosophie scientifique dynamique est un rationalisme en extension117. L’usage de cette expression est récurrent dans Le Rationalisme appliqué. Bachelard en fait d’abord une valeur individuelle fondamentale, la conscience aspire à dépasser l’apparence de l’objet commun pour en faire un objet de culture. Dans une envolée lyrique qui confine à la foi, l’auteur exprime l’enthousiasme de ce désir de culture et la grandeur de sa mission. Elle est valorisante et source de joie. Cette émulation se nourrit de la jouissance intellectuelle de sa « propre extension ». L’extension est ensuite le parcours qui conduit à la découverte du réel. Le réel est immuable, inaliénable, mais il ne se trouve pas naturellement dans la nature, ce n’est que par une succession de corrections que la science parvient à le dévoiler. C’est un chemin qui rompt avec la connaissance commune, un chemin toujours recommencé, qui conduit à des vérités démontrées, vérifiées, confirmées. L’empirisme part des faits évidents, mais la science déjoue ces évidences pour en découvrir les lois cachées. Ce passage de l’empirisme au rationnel est « un travail d’extension des notions premières » qui demande un effort, Bachelard le répète à l’envi, car il faut constamment repenser, réorganiser et se dégager de toutes les contingences qui en brouillent l’accès. Ce travail d’extension conduit à la nécessité de distinguer des secteurs, des régions, autonomes de connaissance. Ces rationalismes régionaux créent un espace « transrationnel » où se croisent les variables des divers domaines de recherche à la finalité de déduire des lois universelles. Ces diverses logiques 117 BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, Ibid. voir en particulier p.37-38-73-82121-123-135
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régionales sont constamment en relation, dialectisées par un rationalisme intégral ou intégrant. L’idée isolée est stérile, c’est de sa circulation, de ses conversions de valeur, de ses relations avec d’autres idées, de sa mise à l’épreuve dans des constructions variées qu’elle tient sa richesse. Par cette dynamique relationnelle, la vérité scientifique ne dépend plus d’une seule logique. Dans une formule audacieuse Bachelard donne la primauté à la relation sur l’être : la science contemporaine « multiplie ses corps de postulats ; elle place la clarté dans la combinaison épistémologique, non dans la méditation séparée des objets combinés. Autrement dit, elle substitue à la clarté en soi une sorte de clarté opératoire. Loin que ce soit l’être qui illustre la relation, c’est la relation qui illumine l’être »118. Une autre déclinaison de la notion d’extension conduit à une interprétation originale de la spécialisation disciplinaire. Bachelard constate cette orientation, mais plutôt que de la déplorer il loue « cet effort de la pensée », tout en concentration sur un objet. Contrairement à l’idée reçue d’un risque d’enfermement, il en montre la fécondité. Tout d’abord parce qu’une spécialité n’explique pas tout, à un certain stade elle conduit nécessairement à faire appel à d’autres pour rendre plus justement compte de son objet. Le physicien ne saurait expliquer la sensation visuelle par la seule physique des vibrations. Il s’en remet pour cela au biologiste et au psychologue. Cette constatation n’est pas sans évoquer la méthode complémentariste de Devereux (Chapitre XI). D’autre part parce qu’absorbé dans sa quête, imprégné à priori par sa seule partition, le spécialiste se forge « une façon de penser »119 qui finit par s’autonomiser par rapport à son objet initial au point d’être applicable à d’autres sciences, au point de devenir un mode de penser universel. C’est ainsi que des lois déduites d’une expérience disciplinaire précise peuvent trouver leur pertinence dans d’autres registres. Le théorème géométrique de Pythagore s’est appliqué dans l’algèbre, dans la théorie des ensembles et il est une notion de base dans la mécanique ondulatoire. Si dans ces extensions que Bachelard nomme transrelations la définition varie, la « manière de pensée » demeure. Le rationalisme est une philosophie transactionnelle. Bachelard introduit un élément profondément nouveau, qui corrige la fixité de la raison en lui donnant une dimension interactive, il devient un rationalisme actif. Une vérité universelle n’est pas seulement d’ordre rationnel, elle est aussi d’ordre relationnel. La confirmation d’universalité est apportée par son 118 119
BACHELARD Gaston, Le nouvel esprit scientifique, Ibid. p.147-148 BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, Ibid. p.167
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évidence dans la multiplicité des rapports, dans la multiplicité des points de vue : « Un poète120 l’a bien vu dans l’audace de ses images : c’est lorsque Christophe Colomb découvrit l’Amérique que la terre sûre d’être ronde s’est enfin mise résolument à tourner. Alors la rotation des cieux s’arrêta, alors les étoiles fixes devinrent - pendant les quatre siècles qui attendirent Einstein - les repères d’un espace absolu. Tout cela parce qu’un bateau s’en alla à l’envers du pays des épices. Il fallait que le fait de la rotation de la terre devînt une pensée rationnelle, une pensée qui s’appliquait dans des domaines différents pour que fussent détruites toutes les preuves de l’immobilité de la terre trouvées dans l’expérience commune »121. Cette parole du poète illustre avec bonheur la thèse de Bachelard et livre en filigrane le message prometteur d’une pensée ouverte. A la quête d’un absolu mythique, Gaston Bachelard oppose le constat trivial mais stimulant d’un réel protéiforme qui s’offre à une conscience courageuse avide de mettre en lumière les lois cachées de la nature : « Il faut renouveler l’esprit au contact d’une expérience nouvelle. ». Le rationalisme appliqué est une philosophie vivante qui engage l’esprit et le corps. Il entretient une dialectique jamais achevée entre l’esprit et les choses. Il nous apporte deux enseignements majeurs : - La science ne peut ignorer la position du chercheur, pris dans l’arbitraire de ce qui l’a constitué personnellement et dans les contingences historiques et culturelles vécues qui engendrent une pluralité de points de vue. Une gangue dont il ne doit cesser de s’extraire. - La science par son évolution nous présente une réalité complexe, multiforme, en constante extension, qui génère des champs toujours nouveaux à explorer. C’est peu dire le mérite de Bachelard de livrer un nombre important de clefs à ce nouvel esprit scientifique. Nous notons cependant que dans son aspiration régénérative il ne s’aventure pas aussi loin qu’un Feyerabend ou même qu’un Morin. La philosophie du non se refuse à suivre par exemple les propositions de Novalis122 : il ne voit aucun intérêt à l’idée d’une non-science, il ne croit pas qu’à l’instar des connaissances les non-connaissances s’enchaînent, il ne pense pas que le maître doive produire de la science et de l’ignorance. Il ne croit pas davantage à la pertinence de l’ontologie négative de Jean Wahl, il considère que « La négation doit rester en contact avec la formation première ». Au regard de cette œuvre débordante née d’une « vie aux études 120
DESCAUNES Luc, Les idées noires, p.246 (référence donnée par Bachelard) BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, Ibid. p.123 122 BACHELARD Gaston, La philosophie du non, Ibid. p.137-138 121
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oscillantes »123 la postérité est bien injuste. Les reproches d’inaboutie, d’inachevée, de lacunaire ne manquent pas, assortis du mépris d’être teintée de spiritualisme et de poétique. Nous avons à cœur de lui donner sa juste place dans notre galaxie pluraliste.
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BACHELARD Gaston, Le rationalisme appliqué, Ibid. p.214
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Chapitre VI.
La promesse perdue du pluralisme en sociologie Où l’on observe que l’abstraction nuit à la fécondité La constitution de la sociologie en discipline scientifique est une parfaite illustration du débat qui nous occupe. En Allemagne, les travaux de Dilthey et Simmel laissent présager la création d’une science transdisciplinaire, mais l’esprit du positivisme relayé par Durkheim appelle à donner à la jeune spécialité un cadre rigoureux. C’est ainsi qu’en édictant des règles inspirées des sciences exactes, cette aspiration en soi légitime, brise l’élan de ces pionniers à travers des échanges dont la violence ne manque pas de surprendre.
1. La sociologie, science fondamentale, Auguste Comte La philosophie positive attachée au nom d’Auguste Comte se fonde sur le rejet de la métaphysique et de la théologie. La science expérimentale délaisse les spéculations sur les causes premières pour se consacrer aux lois de la nature, formulées en termes mathématiques à partir de l’expérimentation. Elles sont seules garantes de l’explication des faits. Le positivisme d’Auguste Comte repose sur une théorie de la connaissance qui prône une classification des sciences déduite de la loi des trois états. Selon lui, en raison de la nature de l’esprit humain, nos connaissances évoluent nécessairement en passant par trois états : l’état théologique ou fictif, l’état métaphysique ou abstrait et l’état scientifique ou positif. Ce dernier état est l’objet d’une classification rationnelle de l’ensemble des sciences fondamentales suivant un ordre qui va du plus abstrait et éloigné de l’homme au plus concret, directement en lien à l’homme : les mathématiques, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie et la sociologie. Ainsi pris forme en 1828 dans le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte le tableau synoptique des disciplines qui allait, pour longtemps, dominer l’institution scientifique occidentale. C’est grâce à ce cadre qu’en 1839 la sociologie acquiert le statut de science fondamentale. Elle est la sixième et à l’instar de la biologie elle est considérée comme une science des corps organisés et doit être à ce titre étudiée comme un organisme.
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Il est significatif que la désignation initiale donnée par Comte soit physique sociale, terme déjà retenu pour les travaux statistiques. Il choisira celui de sociologie, créé par Emmanuel-Joseph Sieyès en 1780, du suffixe socio du mot latin socius, compagnon, associé, allié124 et du suffixe logie du grec logos, discours, parole, étymologiquement la sociologie est la science des relations. Comte la définit comme « la partie complémentaire de la philosophie naturelle, qui se rapporte à l’étude positive de l’ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux »125. Le positivisme postule que l’ensemble des phénomènes observables est soumis à des lois immuables et que le but de la science est de les découvrir. Comte transpose les concepts biologiques de Blainville pour dessiner une sorte de physiologie sociale dont il analyse les mouvements. Habitée par l’esprit des Lumières et de la Révolution, la nouvelle science porte un idéal politique, elle œuvre à une réorganisation sociale, promesse d’un fonctionnement plus harmonieux. Emile Meyerson126 soulignait que Comte réglementait la science au point de la restreindre à la recherche de lois positives au mépris des problèmes de l’homme au motif de leur inintérêt à les connaître. En effet, si Auguste Comte pose la première pierre de la sociologie, il la projette sur le vecteur très balisé d’une science expérimentale. Le Cours de philosophie positive a connu une influence importante dans le monde anglo-saxon et bien au-delà en Russie et en Amérique du Sud. John Stuart-Mill a entretenu avec Comte une complicité intellectuelle durant plusieurs années. Mais c’est sur un mode plus nuancé qu’il partage son projet de scientifisation générale soutenu par des règles rigoureuses. Le philosophe anglais ne souscrit pas à la classification rationnelle qui fait de la sociologie un prolongement de la biologie, il n’exclut pas radicalement la psychologie de son champ d’investigation. Il reconnaît même une marge d’autonomie aux sciences de l’esprit. Dans une franche opposition au positivisme, s’ébauche outre Rhin, à la fin du XIXème siècle une autre façon de concevoir ce nouveau registre de la connaissance. Si Comte trace le chemin qu’épousera un Durkheim, Wilhelm Dilthey ouvre une autre voie à la sociologie.
2. Wilhelm Dilthey, comment se fait la science ? En 1883, le titre Introduction aux sciences de l’esprit livre le projet auquel Dilthey se consacre. Son but est de donner leur autonomie aux sciences 124
Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Le Robert, 2016. p.2244 125 COMTE Auguste, Physique sociale. Cours de philosophie positive, leçons 46-60, 47ème leçon, Hermann, 1975 126 MEYERSON Emile, La déduction relativiste, Payot, Paris, 1925
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humaines, particulièrement l’histoire, la psychologie et la sociologie en les démarquant des sciences physiques et en démontrant leurs principes spécifiques, il le formule ainsi dans une note de 1895 : « Le but suprême est, par une critique de la raison historique, de mettre en valeur le pouvoir de celleci dans toute sa force. Ce que Kant a fait négativement, cela doit l’être positivement – libérer de la métaphysique le savoir que l’homme a de luimême et le mettre en valeur dans toute sa force positive. »127 Cette démarche s’origine dans une critique frontale du positivisme, accusé de monisme naturaliste, figé dans l’étude de corrélations entre les faits et aveugle à la spécificité des sciences sociales auxquelles elle prétend appliquer ces règles. Un des premiers travaux de Dilthey est consacré à Friedrich Schleiermacher128. Ce théologien philosophe est le fondateur de l’herméneutique philosophique. S’appuyant sur les principes de l’herméneutique religieuse dédiée aux textes sacrés, il élabore une théorie de l’interprétation des signes : les symboles religieux, les mythes et, plus généralement, tous les registres de la création humaine. Quel est le sens sousjacent d’une œuvre d’art, d’un événement historique ? En raison de l’absence de commentaires de son auteur et de l’éloignement dans le temps, le sens n’en sera jamais véritablement acquis. La compréhension du sens effacé est une tache infinie, sujette à des interprétations toujours renouvelables qui doit appréhender de multiples facteurs : langagiers, culturels, historiques, politiques… On mesure la portée épistémologique de la question que pose Schleiermacher : comment comprendre ? Qu’est-ce que comprendre ? Par l’exploitation qu’il fait de ce questionnement Dilthey affirme les intuitions de son prédécesseur et initie une formalisation de ce qu’on appellera la transdisciplinarité. Le positivisme tout occupé à s’interroger sur les moyens d’accroître les connaissances n’a pas jugé utile de s’arrêter à la question du comment les connaissances se constituent qui est pourtant le moyen de démarquer les sciences physiques des sciences humaines. « Nous expliquons la nature, nous comprenons la vie psychique » cette célèbre formule de Dilthey établit les logiques qui distinguent les deux groupes de sciences, si les sciences de la nature sont essentiellement soumises à l’explication, celles de l’esprit relèvent davantage de la compréhension A l’exemple de l’histoire qui n’est pas un 127 Citée par Sylvie MESURE. Cette analyse sur Wilhelm Dilthey s’appuie sur son excellente étude et les références bibliographiques aux GW : Dilthey et la fondation des sciences historiques, Paris, PUF, 1990 & son article dans l’Encyclopédie Universalis, Sciences humaines 12, p.1283, 2004 128 DILTHEY Wilhelm, Leben Schleiermachers, La vie de Schleiermacher, 1870
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simple enregistrement des faits, si l’historien peut repérer des liens de causalité objectifs, il ne peut négliger l’intentionnalité des acteurs sociaux, nécessitant alors une interprétation. Comme l’écrit radicalement Nietzsche : « Tous les historiens racontent des choses qui n’ont jamais existé, si ce n’est dans la représentation »129. La compréhension d’un événement ne se réduit pas à la description de son déroulement mais aussi à ce que Dilthey nomme le monde de l’esprit, elle ne peut ignorer cette dimension du sens liée aux facteurs humains, à l’incidence des motivations psychiques de ses acteurs. A la différence des sciences de la nature mues par des causalités inanimées, les sciences de l’esprit le sont par des mobiles et des valeurs qui font appel à la compréhension. Les sciences de l’esprit ne peuvent se concevoir autrement que dans un exercice articulant compréhension, herméneutique et interprétation. Elles requièrent des conditions d’étude spécifiques, indépendantes de celle des sciences de la nature. Dans son projet de fondation des sciences de l’esprit Dilthey identifie la psychologie comme pierre angulaire de l’édifice130. Cette assertion audacieuse s’appuie sur le constat qu’il n’y a de science de l’esprit que par le truchement de ce qui la formalise. Selon lui, tous les outils utilisés dans ce domaine sont nécessairement le fruit de ce qui les élabore, la psychologie ; ainsi en est-il des concepts (par exemple dans les sciences morales, la responsabilité…), comme des principes (en économie politique, le principe de rendement…). La psychologie est « la première et la plus élémentaire science de l’esprit », « celle dont les vérités (…) forment les fondations de l’édifice »131. Dilthey a eu conscience des limites de ce principe qui n’a pas manqué d’être qualifié de psychologisme et dénoncé par les adeptes d’une logique pure tel que Husserl. Il en relativise l’emploi en précisant que les vérités issues de la psychologie « ne contiennent qu’un "fragment détaché" de la réalité historique et sociale ». En d’autres termes, la théorie de la connaissance se doit d’être constamment référée à la réalité historique et sociale mais en faisant appel à cette aptitude de l’homme à se connaître lui-même, à pratiquer l’autoréflexion (Selbstbesinnung) : « du point de vue critique, un concept ne répondra aux exigences de la logique que si, dans un ensemble de connaissance où il se présente, se manifeste une conscience du processus de connaissance qui a permis à ce concept de se former ». De même un jugement doit-il être soutenu par la conscience « de la validité et de la portée de tous les actes psychiques 129 NIETZSCHE Friedrich, Aurore, pensées sur les préjugés moraux, § 307, Poche / Pluriel, 1987 130 MESURE Sylvie, op cité, le chapitre Psychologie et théorie de la connaissance. 131 DILTHEY Wilhelm, Introduction à l’étude des sciences humaines, PUF 1942 p.49
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qui constituent sa motivation »132. En effet cette théorie est audacieuse, elle assume la dépendance de la fabrique de la connaissance à la psychologie et suggère le moyen d’en contrôler les motivations. Elle préfigure les travaux qui s’imposeront dans le prolongement des théories de Bohr et d’Heisenberg révélant l’incidence de l’observateur sur l’objet observé et le recours indispensable à la réflexivité. Dans ses dernières œuvres, Dilthey revient sur cette recherche d’objectivité que l’on pouvait craindre occultée par la psychologie. La compréhension ne dépend pas seulement des mobiles des acteurs, elle n’est pas un simple effet de l’esprit elle implique une saisie de la cohésion interne de son objet d’étude. Elle consiste à prendre en compte tous les éléments identifiés et à les replacer dans l’ensemble (Zusammenhang) dans lequel ils font sens. L’objet de la compréhension pourra être un roman médiéval, un budget militaire ou une réforme… Comment comprendre par exemple l’esprit d’une réforme juridique ? Le droit en vigueur dans une société donnée se présente à nous « avec son dispositif d’ouvrages juridiques, de juges, de plaideurs, d’accusés, tel qu’il est visible en un temps et en un lieu déterminés ». Mais la « compréhension historique » de cette réalité juridique consiste « à remonter de ce dispositif extérieur à la systématique spirituelle des impératifs juridiques mis en place par la volonté générale »133, c’est-à-dire à l’ensemble des caractères dans lesquels se reconnaît cette société. Cette organisation juridique est ainsi une expression de l’ensemble historique, social, culturel, géographique, politique dans lequel elle s’inscrit. C’est un ensemble d’éléments aux relations complexes, interactifs qui donnent lieu à cette manifestation de « l’esprit de l’époque qui n’existe pour nous que dans les expressions de la vie qui surgissent de cette profondeur où elles s’enracinent et s’expriment ». C’est ainsi que l’esprit d’une époque s’est objectivé. L’herméneutique diltheyenne nous offre ici un moment fondateur de la transdisciplinarité. L’œuvre hétérogène de Dilthey a subi quelques critiques radicales qui ont nui à sa notoriété, celles d’Ebbinghaus et de Durkheim. En revanche Husserl lui a manifesté un intérêt sincère. Si l’auteur des Recherches logiques saluait la génialité de son aîné, leurs échanges n’ont pas dissipé leur différend, il considérait que sa théorie manquait de rigueur et conduisait au scepticisme et au relativisme. Quoiqu’il en soit les sciences de l’esprit font date, elles sont une philosophie de la vie, elles prennent acte de l’expérience vécue de son 132 133
DILTHEY Wilhelm, Introduction, p.152-153 L’édification, GS, VII, traduction Sylvie Mesure, Editions du Cerf, 1988, p.84-85
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expression et de sa compréhension. Elles assument l’impossible neutralité de l’historien. L’herméneutique est une interprétation jamais aboutie des faits transitant par le vécu de l’historien et la conjonction de phénomènes repérés en interaction pour lesquels ils sont signifiants. Elle assume l’infinie complexité du fait social, de la multiplicité des causes qui la traversent et interagissent. Loin des fresques globalisantes abstraites de la philosophie, Dilthey propose une démarche analytique qui explore la réalité sociale par le menu révélant les éléments qui la construisent. C’est la voie empruntée par Georg Simmel et Max Weber dans la sociologie allemande.
3. Simmel, une sociologie de l’action Dans L’Introduction à la science morale134, sous-titrée Critique des fondements éthiques de base, Simmel interroge la pertinence des principes purement formels. Que dire par exemple du devoir ? Le devoir peut être défini comme l’expression d’un idéal de conduite, mais que recouvre vraiment cet idéal ? Seule l’expérience au regard de l’histoire des mœurs peut nous éclairer. Ainsi constate-t-on que la façon de conduire son devoir est variable d’un individu à l’autre, chacun choisissant à sa manière. Certains font leur devoir en vertu de rituels dont la finalité est oubliée. Certains se font un devoir de lutter contre l’état de chose présent, d’autres au contraire de lutter pour sa conservation… Pour Simmel il est vain de rechercher le fait pur, tout autant que d’en rechercher les causes et d’en établir les lois. Partageant le même présupposé que Dilthey, il considère que l’histoire est toujours une reconstruction par laquelle l’historien rend le réel intelligible, ce en quoi c’est une production intellectuelle. Pour être scientifique la connaissance historique doit prendre en compte cet état de fait, elle ne peut prétendre reproduire le réel, ni se prêter à une rationalisation sous couvert d’une cohérence historique illusoire. C’est dans son manifeste Sociologie135 que l’on saisit le mieux l’originalité de la conception de Simmel. Il part de l’idée selon laquelle : « il y a société là où il y a action réciproque de plusieurs individus. » La notion d’action réciproque est la cheville ouvrière de ce qui fait société, tout ce qui fait que « l’homme entre dans des relations de vie avec autrui, d’action pour, avec, contre autrui, dans des situations de corrélation avec autrui, c’est-à-dire qu’il exerce des effets sur autrui et subit ses effets. » Ce qui fait lien entre les hommes est le contenu même de la socialisation : « tout ce que les individus, 134
Einleitung in die Moralwissenschaft, Eine Kritik der Ethischen Grundbegriffe 1893 SIMMEL Georg, Sociologie, Etude sur les formes de la socialisation, Quadrige, PUF, Paris, 1999, p.43-45 135
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le lieu immédiatement concret de toute réalité historique, recèlent comme pulsion, intérêt, buts, tendances, états et mouvement psychologique, pouvant engendrer un effet sur l’autre ou recevoir un effet venant des autres. » Ce réseau d’interactions complexe de l’action réciproque est la seule réalité historique, elle prévaut sur les causes extérieures telles que le climat ou l’économie qui n’ont d’effets que de modifier les états psychologiques. L’auteur prend soin de distinguer l’action psychologique qui est le fait d’agir individuellement qui exclut la réciprocité de celle qui met en jeu l’influence réciproque. En conséquence, la sociologie ne peut se fonder que sur une étude des actions réciproques, mais pour s’affirmer en tant que science des phénomènes sociaux, elle doit rechercher des formes sur lesquelles elle peut en observer les mouvements. Le sociologue ne peut interroger la réalité sociale que s’il procède à une identification de modèles accessibles à son examen. La sociologie de la forme ou sociologie formelle consiste donc à repérer et analyser des modèles applicables à des contextes variés. L’auteur observe que dans des groupes sociaux dont les buts sont très différents, on trouve néanmoins les mêmes comportements des individus entre eux. Parmi les exemples cités celui du fonctionnement de la secte, qui tend à imprimer une uniformisation de la pensée, conduit à marginaliser le groupe et à générer chez ses membres un sentiment de méfiance à l’égard du monde extérieur. Ainsi que le souligne Raymond Boudon136, Simmel est convaincu qu’il peut exister une connaissance du social intemporel. Il soutient que l’on peut émettre sur le social des propositions pertinentes, scientifiquement recevables, bien qu’elles ne se réfèrent à aucun contexte spatio-temporel déterminé. L’articulation entre le contenu et la forme est ainsi décrit par Simmel : « (…) voici les éléments de tout être et de tout fait social, inséparables dans la réalité : d’une part un intérêt, un but, ou un motif, d’autre part une forme, un mode de l’action réciproque entre les individus, par lequel ou sous la forme duquel ce contenu accède à la réalité sociale. » La forme est ce qui donne au contenu sa réalité sociale en sachant qu’un même contenu peut susciter diverses formes d’actions réciproques et donner lieu à une pluralité de socialisations. Simmel met sa thèse à l’épreuve dans une série de thèmes : le pauvre, l’étranger, domination et subordination, la religion, la parure…. Publiée en 1900, La philosophie de l’argent137 est considérée comme le chefd’œuvre de Simmel, une illustration majeure de ses principes 136 137
BOUDON Raymond, Georg Simmel, Encyclopédie Universalis, SH, 15, p.3891 SIMMEL Georg, La philosophie de l’argent, Quadrige, PUF, Paris, 1987
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épistémologiques. Cet essai analyse l’arrivée de la monnaie en tant que valeur d’échanges et la façon dont elle agit dans la socialisation. L’auteur en expose l’intention dans la préface : « S’il doit y avoir une philosophie de l’argent, elle sera en deçà et au-delà d’une science économique de celui-ci : elle peut d’abord présenter les postulats qui, dans la constitution psychique, dans les rapports sociaux, dans la structure logique des réalités et des valeurs, affectent à l’argent son sens et sa position pratique »138. L’économie n’est donc qu’un prétexte à la démonstration de sa thèse : comment tirer des enseignements généraux à partir de l’étude d’un fait social concret. Le choix de l’argent n’est pas accessoire, l’argent est devenu un phénomène central au point d’être un révélateur de tout ce qui s’exprime dans les relations sociales, du plus profondément individuel au plus général. La visée de l’ouvrage embrasse la totalité de la société et ses institutions dans de multiples aspects sans prétendre en saisir l’ensemble. Les conséquences sociales de l’introduction du paiement symbolique sont illustrées par une multitude de situations. L’exemple du servage139 montre comment l’introduction de la monnaie a modifié les relations entre le serf et le seigneur. Elle a permis au premier de gagner la liberté de choisir ce qu’il veut cultiver alors qu’auparavant il était contraint de répondre à la demande du maître. Elle affirme ainsi la position du paysan en tant qu’interlocuteur et inaugure une situation de conflit potentiel dans un nouvel ordre : « Multipliant ces modèles Simmel suggère, écrit Boudon, que l’introduction de l’argent a entraîné des effets d’individualisation et d’atomisation en même temps qu’il a entraîné en sens inverse des effets d’augmentation de l’interdépendance entre les acteurs sociaux »140. Via la construction du système monétaire, cette démonstration dessine l’avènement du sujet moderne éloigné de toute relation directe d’échange au profit d’une abstraction conditionnant l’organisation de la vie contemporaine. Dans la cour des mal compris, voire mal aimés, Simmel occupe une place de choix, hors de l’intérêt qu’il a suscité dans l’intelligentsia Berlinoise il a été parfaitement méprisé par la communauté universitaire. Il laisse de fait une œuvre atypique, hétérogène mais vivante. Atypique dans le sens où elle donne une lecture inédite des faits de société, hétérogène parce qu’elle fait fi des cloisonnements disciplinaires, vivante enfin par les précisions et les nuances qu’elle apporte au fil de l’évolution de la pensée de son auteur. A l’orée du 138
SIMMEL Georg, La philosophie de l’argent, Ibid. p.14 SIMMEL Georg, La philosophie de l’argent, Ibid. p.346 140 BOUDON Raymond, Ibid. 139
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XXème siècle, Simmel constate l’impasse de la philosophie et les conséquences de la révolution scientifique. Il prend acte de cette complexité et en déduit la vanité de vouloir donner une lecture homogène du monde. Renonçant aux formes pures, il trace un chemin qui privilégie la description de processus en mouvement susceptible de s’appliquer à une pluralité de situation sans leur prétendre une validité universelle. Plutôt que de dégager des lois, il décrit les voies multiples de socialisation se contentant d’offrir des généralités. En mettant en relation les sciences empiriques et les sciences humaines et sociales, il fait œuvre transdisciplinaire. Simmel a reçu le soutien de Weber, en revanche à l’instar de Dilthey, il s’est attiré les foudres de Durkheim. C’est dans un article141 publié en Italie que ce dernier répond à Simmel : la sociologie ne consiste pas à étudier ce qui se passe dans la société, mais la société elle-même. C’est en particulier l’absence d’étayage méthodologique de la notion de forme que cible sa critique : des abstractions non maîtrisées qui « dégénèrent en constructions imaginaires, en vaine mythologie. » Simmel a pâti, en France, des critiques assassines de Durkheim et de ses disciples, mais il vit aujourd’hui son retour en grâce. Considéré comme un des pionniers de la sociologie de l’action, il est à l’origine de la psychologie sociale, son nom est attaché à la notion de sociologie de la vie quotidienne et préfigure la sociologie de culture de masse.
Quelques repères bibliographies 1870 Dilthey, La vie de Schleiermacher 1883 Dilthey, Introduction aux sciences de l’esprit 1892 Simmel, Le problème de la philosophie de l’histoire 1893 Simmel, L’Einleitung in die Moralwissenschaft 1894 Simmel, La différenciation sociale, (Article) 1895 Durkheim, Les règles de la méthode sociologique 1897 Durkheim, Le suicide 1898 Création de L’Année sociologique. 1900 Simmel, La philosophie de l’argent 1900 Durkheim, La sociologie et son domaine scientifique. (Article) 1905 Dilthey, Etude sur les fondements des sciences de l’esprit 1905 Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme 1908 Simmel, Sociologie
141
DURKHEIM Emile, La sociologia e il suo domino scientifico. Rivista italiana di sociologia, 4, 1900, p.127-148, repris dans Emile Durkheim, Textes. Eléments d’une théorie sociale, Paris, Editions de Minuit, collection Le sens commun, 1975, p.30
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4. Durkheim, une sociologie autonome La sociologie durkheimienne se construit donc sur un socle différent : celui de l’affirmation de l’autonomie des sciences sociales au regard des données de la conscience individuelle, il existe un règne social différent du règne individuel parce que « Le groupe pense, sent, agit tout autrement que ne feraient ses membres, s’ils étaient isolés »142. Durkheim reconnaît sa dette à Comte et à Spencer qui ont su référer la sociologie au domaine des sciences de la nature, la prémunissant des spéculations littéraires et philosophiques, mais ils n’ont pas franchi le pas d’en constituer le domaine. La société est une réalité psychique qui n’est pas réductible à la somme des parties qui la compose, c’est une réalité sociale, ce en quoi elle requiert des outils d’analyse spécifiques. Afin de décrypter cette réalité singulière, Durkheim forge le concept de fait social : « Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles »143. Les faits sociaux sont l’expression de la conscience collective, ils existent indépendamment de l’individu qui plus est, ils s’imposent à lui. Durkheim décline les règles qui président à la construction de la sociologie. A l’instar du physicien, il recommande de « considérer les faits sociaux comme des choses », sans présupposé, afin de les relier au milieu social dans lequel ils sont enracinés et de voir les liens qui les unissent les uns aux autres. Au niveau de l’explication, la cause déterminante d’un fait social doit être recherchée parmi les faits sociaux précédents et les raisons de sa pérennité dans la fonction qu’il remplit. C’est à cette condition que l’on peut établir des lois or, interroge-t-il : « là OU il n’y a pas de lois, peut-il y avoir une science ? »144 La science sociale est caractérisée par son indépendance à la philosophie, son objectivité et sa spécificité de n’être que sociologique. Durkheim a déployé une belle énergie pour faire école et imposer son projet soutenu par la création de la revue l’Année sociologique (1898). Le titre de Père fondateur de la sociologie moderne qui lui est délivré n’est certes pas usurpé. En témoignent la reconnaissance internationale de son œuvre et son influence : de Marcel Mauss, Talcott Parsons jusqu’à Charles Taylor en 142 DURKHEIM Emile, Les règles de la méthode sociologique. Petite Bibliothèque Payot, Editions Payot er Rivages, Paris, 2021, p.170 143 DURKHEIM Emile, Les règles de la méthode sociologique, Ibid. p.74 144 DURKHEIM Emile, La sociologie et son domaine scientifique, Ibid. Le OU est en majuscule dans le texte.
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passant par Claude Lévi-Strauss et Pierre Bourdieu. Une certaine tradition sociologique et anthropologique se recommande de cette rationalité expérimentale. La sociologie de Durkheim célèbre l’avènement d’une science qui se veut respectable au regard de l’inextricable fouillis de la complexité du monde humain et social. Moyennant quoi, elle abandonne un espace, celui d’une exploration transversale des domaines humains de la connaissance qui recouvrent la psychologie, l’anthropologie, l’ethnologie, l’économie... La transdisciplinarité ne serait pas du registre de la science des sociétés ! Du haut de notre XXIème siècle, on est par ailleurs consterné par la violence des échanges entre les tenants d’une sociologie se réclamant des sciences expérimentales et ceux ouverts au questionnement de ce qui la fonde. Sylvie Mesure en retrace le fil145 : le noyau de la discorde tiendrait à un article de 1894, dans lequel Simmel conteste le projet « de trouver des lois de la vie sociale ». Durkheim rétorque : « De fait la tâche du sociologue apparaît dans ses conditions comme relativement aisée, puisque la société n’ayant pas de lois propres, il n’a rien à découvrir. Il ne lui reste qu’à emprunter à la psychologie des lois que celle-ci estime avoir formulées et à rechercher comment peuvent en être déduits les faits qu’il étudie. » Il lui reproche d’emprisonner sa sociologie dans l’idéologie métaphysique et dans le compterendu qu’il fait de La philosophie de l’argent, il est carrément assassin : « nous avouons ne pas attacher un très grand prix, quant à nous, à ce genre de spéculation bâtard, où le réel est exprimé en termes nécessairement subjectifs, comme dans l’art, mais abstraits comme dans la science ; car pour cette raison même, il ne saurait nous donner des choses ni les sensations vives et fraiches qu’éveille l’artiste, ni les notions distinctes que recherche le savant »146. Ce qui est consternant, comme nous le verrons plus bas, c’est que cette violence se prolonge entre Morin et Bourdieu. Une violence dont notre essai ne pourra pas faire l’économie d’un questionnement. Il est aisé d’écarter d’un revers de manche ce qui touche à la position du sujet (individualisme et psychologisme) et aux effets de la relation (relationnisme), mais ça ne supprime pas leur présence dans l’équation. En réalité la question n’a jamais été soldée, y compris dans les rangs des disciples de Durkheim, elle réapparaît régulièrement sous des formulations variables. D’ailleurs la question de la place de l’observateur dans l’observation n’a pas manqué de s’imposer aux sciences de la nature.
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MESURE Sylvie, Ibid. Introduction. DURKHEIM Emile, Journal sociologique, PUF, 1969, p.362
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Chapitre VII.
Le pluralisme anarchiste Où l’on voit l’outrancière liberté d’un franc-tireur pourfendre le formalisme de la science Comme un chien dans un jeu de quilles, Feyerabend éreinte toutes les méthodologies établies au motif de leurs inévitables limites au profit d’un contestable : Tout est bon ! En raison de son intempérance et de son égocentrisme, nous serions tentés de ne ménager qu’une référence polie à ce penseur rebelle, mais ses excès regorgent de vérités piquantes. Son œuvre pose avec acuité la question première du sens du progrès et de la science.
1. Paul Feyerabend, une insolente mais féconde liberté La méthodologie défendue par Popper a fait les frais de son intransigeance. Elle prend le risque d’enfermer les deux domaines majeurs de la connaissance, elle appauvrit la recherche en la privant de la stimulation interdisciplinaire. Il est assez cocasse que l’un des détracteurs les plus zélés du maître ait été nourri au sein de son école. Il faut bien reconnaître que Paul Feyerabend147 est un personnage complexe. S’autoproclamant anarchiste des sciences, il s’est plu à lancer quelques pavés dans la mare des principes confinés de son mentor. Rejeté par certains pour ses provocations, son humour corrosif et ses positions radicales, d’autres lui octroient le mérite d’avoir bousculé la pensée rationnelle au profit d’une épistémologie ouverte. Le parcours de cet iconoclaste assumé inspire beaucoup de méfiance. Quel crédit accorder en effet à un scientifique qui déclare que tout est bon (Anything goes, N’importe quoi va)) au motif qu’aucune idée ne justifie d’être rejetée parce qu’elle est mauvaise ou immorale ? Il développe très tôt une jouissive passion pour la contradiction : une tendance à « adopter des points de vue étranges et de les pousser à l’extrême »148. Soutenant un jour le contraire de ce qu’il avait déclaré la veille, encourageant ceux qui s’opposent à ses propres thèses, il revendiquait une posture dadaïste : « Pour être un vrai dadaïste, on
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Voir l’excellent article de Thierry HOQUET : Paul Feyerabend, anarchiste des sciences. La Vie des idées.fr 148 FEYERABEND Paul, Tuer le temps. Une autobiographie, Paris, Le Seuil, 1996, p.54
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doit également être un anti-dadaïste »149. C’est dans son rejet chronique de l’autorité et des mouvements grégaires qu’on peut lui reconnaître le plus de constance. Une seule question nous importe : par-delà ses provocations et ses coups d’éclats, Feyerabend délivre-t-il un message propre à régénérer la connaissance scientifique ? Ses commentateurs s’accordent à reconnaître le sérieux et la rigueur de ses démonstrations et si ses contradicteurs fustigeaient son style et ses excès de langages, ils ne mésestimaient pas l’intérêt de ses thèses. L’auteur de Adieu la raison ne fut-il pas l’hôte bien rémunéré des plus grandes académies (Berkeley, Londres, Berlin, Yale, Auckland)150 ? Au-delà de cette image de bouffon qu’on est tenté de lui coller, demandons-nous donc quelle contribution il apporte à la problématique du pluralisme et de la pluridisciplinarité. On n’est pas surpris par le commentaire que Feyerabend réserve à Popper. S’il reconnaît la pertinence de la thèse de la réfutabilité, il ne conçoit pas s’y soumettre comme à un sacrement. Il reproche surtout à son compatriote son rationalisme abstrait, son logicisme éloigné de la réalité de la science. Une pure spéculation qui n’a pas grand-chose à voir, selon lui, avec la science de Newton, Einstein ou Bohr. C’est son excellente connaissance de la physique contemporaine acquise en partie auprès du professeur Ehrenhaft (1879-1952) qui lui fit prendre conscience du « caractère précaire des connaissances physiques » et lui inspira son anarchisme scientifique. A l’occasion des cours consacrés à la théorie de Maxwell et à la théorie de la relativité, Feyerabend écrit : « Nous avons été surpris et déçus de découvrir qu’il n’y avait pas une chaîne de déductions bien nettes de la théorie à l’expérience et que nombre des démonstrations publiées étaient tout à fait arbitraires. Nous nous sommes rendu compte que presque toutes les théories tirent leur force d’un petit nombre de cas paradigmatiques et […] doivent être déformées pour pouvoir s’appliquer au reste »151. Les théories ne s’accommodent-elles pas légèrement des lois de l’observation ? Contre la Méthode, publié en 1975, sous-titré Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, retrace vingt ans d’un cheminement qui pardelà une apparence chaotique livre la continuité d’une pensée. Ce texte peut se targuer d’être un manifeste engagé du pluralisme. Une vigoureuse critique de la science officielle et de la formation scientifique préside à la prospective 149
FEYERABEND Paul, Contre la Méthode, Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance. Points, Sciences, Editions du Seuil, 1979 p.207-208. 150 FEYERABEND Paul, Tuer le temps, p.163. 151 FEYERABEND Paul, Contre la méthode, note p.37-38
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d’un anarchisme méthodologique. L’éducation scientifique simplifie la réalité observable, elle définit des domaines de recherche qu’elle sépare les uns des autres : la physique est, par exemple, séparée de la métaphysique et de la théologie. Chaque domaine se construit indépendamment des autres avec sa propre logique, sa propre méthodologie, forgeant une pensée orientée et uniforme. Elle pense ainsi identifier des faits stables dans l’ignorance des aléas de l’histoire et des interpénétrations de la culture. Elle inhibe en outre les intuitions marginales qui pourraient ouvrir d’autres horizons. Par ailleurs, les faits scientifiques sont traités indépendamment des opinions, croyances et appartenances culturelles ; en méconnaissance de ce qui les soutient, ils conduisent à des règles strictes qui obstruent d’autres perspectives. Le monde à explorer nous est largement inconnu, il nous invite à être ouverts à tous les possibles, à ne pas nous limiter par avance. Comment un rationaliste pétri des principes qu’il a reçus pourrait-il faire face à de l’impensé. L’esprit du chercheur est prédéterminé par des lois causales qui ne sont que les conséquences de l’enseignement qu’il a reçu. Pour faire face à des situations imprévues, pour décrire un nouvel élément, il ne dispose que des formes du langage qui l’ont façonné, là où il lui faudrait une plasticité idéatoire : « sans de constants abus de langage, il ne peut se faire aucune découverte, aucun progrès »152. Chacun peut concevoir que le chercheur a besoin de clarté, de précision voire du confort que lui prodigue une certaine objectivité, mais au risque d’un dogmatisme paralysant. L’histoire est jalonnée des preuves de la richesse et de la variété de la nature ainsi que de l’impossibilité d’en rendre compte par une théorie rationnelle fixe. Ne constatons-nous pas qu’il n’y a pas une seule règle épistémologique, solidement fondée qui n’ait été transgressée à un moment ou à un autre ? Qui oserait nier que la majorité des découvertes scientifiques est advenue par des idées non scientifiques ? Feyerabend part en croisade contre la falsifiabilité de Popper supposant que les lois de la nature sont manifestes et ne recouvrent aucune autre réalité ; contre l’empirisme, supposant que l’expérience des sens est plus fidèle que la pensée pure ; contre le rationalisme selon lequel les artifices de la raison sont plus probants que le libre cours des émotions. Et d’ajouter : « Si de telles hypothèses peuvent être parfaitement plausibles, et même vraies, encore est-il nécessaire de les vérifier de temps en temps – les vérifier, c’est-à-dire cesser de nous servir de la méthodologie qui leur est associée, commencer à pratiquer la science d’une 152FEYERABEND Paul, Contre la méthode, p.24 (la citation est donnée entre parenthèses par l’auteur)
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manière différente, et attendre pour voir ce qui arrive »153. De ce constat attestant que toutes les méthodologies ont leur limite, une seule règle résiste à l’épreuve : tout est bon, socle (non sacralisé154) de sa démarche pluraliste. La multiplication des opinions est la condition d’une connaissance objective. L’histoire de la science est une succession de tentatives pour atteindre la vérité, elle montre qu’il y a toujours plusieurs voies pour l’approcher et qu’il n’y pas une seule et unique vérité. Elle ne cesse de témoigner que rien n’est définitivement établi. L’Unité de La Science se prévalant de continuité et de cohérence et de convergence est un mythe. Feyerabend lui oppose la thèse de l’incommensurabilité, empruntée à Kuhn. Est incommensurable ce qui ne peut pas être ramené à des mesures communes comparables : « Par incommensurabilité, il faut entendre l’impossibilité de ramener les diverses positions scientifiques à une mesure unique, ce qui serait la condition pour les soumettre à une évaluation comparée. »155 C’est précisément de l’impasse à coordonner, conjoindre ou fusionner des théories incompatibles que naissent de nouveaux énoncés scientifiques. Fort de cette conviction que la vérité objective se trace dans la pluralité, Feyerabend propose une méthodologie pluraliste. Mû par sa logique contradictoire systématique, il met à l’épreuve les résultats expérimentaux les plus établis. La logique scientifique traditionnelle opère selon le principe de l’induction, elle part des faits, de leur singularité pour proposer des lois générales. Elle établit un lien direct entre les faits et leur traduction qui donne une interprétation univoque de la réalité. Or les faits purs n’existent pas, ils sont ce qu’on leur fait dire, anticipant Bruno Latour selon lequel « les faits ne parlent pas d’eux-mêmes ». Le principe de contre-induction vient remédier à ce défaut. Il consiste à introduire dans le raisonnement des hypothèses différentes des présupposés de l’expérience. L’exercice se nourrit de comparaisons permanentes avec d’autres idées. La méthode pluraliste se complète d’un examen des thèses sous tous leurs aspects, d’une analyse de leurs composantes et d’une interrogation sur leurs implications. Contrairement à Popper, cette méthodologie n’évince pas le non scientifique, elle entretient un échange vivant avec l’histoire des sciences et la philosophie. 153
FEYERABEND Paul, Contre la méthode, p.333 Feyerabend se défend de vouloir promouvoir le tout est bon comme un nouvel étendard de la science. 155 Cette définition est proposée par Pierre Macherey, Paul Feyerabend, anarchiste des sciences, Groupe d’étude de la philosophie au sens large, 2008, p.5 https://philolarge.hypotheses.org/files/2017/09/26-03-2008.pdf 154
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Elle donne une place aux hypothèses recalées du passé en les revisitant à la lumière de nouvelles connaissances ou de nouveaux outils. Certaines idées, longtemps remisées, ont un jour retrouvé une pertinente actualité. A l’exemple de l’extravagante idée pythagoricienne selon laquelle la Terre est douée de mouvement, vivement rejetée par ses pairs, nourrissant plus tard l’inspiration de Copernic. La méthode réhabilite l’intuition, qualité que les anciens prisaient, détrônée dans les temps nouveaux par l’expérimentation. Cette démarche radicale ne passe pas à la trappe les apartés au motif qu’ils sont accessoires, erronés ou fantaisistes. Anarchisante, elle ne s’interdit pas de puiser son inspiration « dans les mythes de l’Antiquité, comme dans les préjugés modernes ; dans les élucubrations d’experts, comme dans les fantasmes des charlatans »156. Loin de converger vers une représentation idéale et cohérente, les contre-règles de Feyerabend tirées d’horizons variés dégagent de nouvelles voies, des alternatives mutuellement incompatibles. Ce vaste champ expérimental n’a pas manqué de susciter des polémiques, mais il s’honore d’assouplir la pensée et de développer la conscience. S’il n’exclut aucune idée, aucune théorie, l’anarchisme épistémologique de Feyerabend ne leur reconnaît pas pour autant de valeur absolue, il jette d’ailleurs bas de leur piédestal les absolus vénérés des hommes et motif de leur soumission : Vérité, Objectivité, Rationalité. Son but est de s’opposer catégoriquement aux normes, lois et idées universelles. L’auteur de Contre la méthode prend soin de distinguer l’anarchisme qu’il promeut de l’anarchisme politique. Alors que ce dernier s’attaque à certaines formes de vie, l’anarchisme épistémologique les défend et ne prétend pas au chaos. Son intention est ailleurs. La science est malade, elle est sclérosée, son élan est paralysé par des principes rigides dont elle ne se libère que par crises aigues : lorsqu’elle transgresse les sacro-saintes lois de la raison, lorsqu’elle foule les critères de rationalité ou méprise les lois immuables de la nature. Dans ce sens, l’anarchisme est considéré comme un remède. Il s’offre comme une purge qui libère la science de sa « constipation mentale ».157 Feyerabend expliquera que le projet de Contre la méthode était de « libérer les gens de la tyrannie des philosophes qui leur jettent de la poudre aux yeux et des concepts abstraits […] qui rétrécissent la vision des gens et leur manière d’être au monde »158.
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FEYERABEND Paul, Contre la méthode, p.49 FEYERABEND Paul, Science in a Free Society, p.175, 1978, cité par Thierry Hoquet. 158 FEYERABEND Paul, Tuer le temps, p. 226. 157
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C’est de noblesse que Feyerabend auréole sa posture, n’est-elle pas promesse de liberté et d’humanité ? Le pluralisme appliqué à la science est consubstantiel d’une culture humaniste. Il éclaire notre esprit par la fréquentation d’opinions diversifiées. Il favorise l’épanouissement personnel, stimule la liberté individuelle et la créativité, enfin il génère des êtres humains dotés de conscience. Les références à John-Stuart Mill, et particulièrement son écrit Sur la liberté viennent régulièrement ponctuer ses développements scientifiques. Feyerabend défend une société libre ouverte aux traditions qui lui sont étrangères, valorisant la création artistique. Comment ne pas souscrire à cette envolée de La science en tant qu'art159 : « On peut retenir ce qu’on appellera la liberté de création artistique, et s’en servir au maximum, non pas seulement en tant qu’échappatoire, mais comme moyen indispensable à la découverte, et peut être même à la transformation des caractères du monde dans lequel nous vivons. Cette coïncidence entre une partie (l’homme en tant qu’individu) et l’ensemble (le monde dans lequel nous vivons), entre le subjectif pur, l’arbitraire, et l’objectif, le légal, constitue l’un des arguments les plus fort en faveur d’une méthodologie pluraliste »160.
2. Au risque du tout est bon ! Le présent exposé a le souci scrupuleux de rendre compte le plus justement possible de la contribution effective de Paul Feyerabend à l’épistémologie des sciences, il ne le prive pas d’un commentaire critique. On demeure en effet perplexe à la lecture de ces déclarations lyriques au regard de la personnalité que nous livrent ses déclarations et ses actes. C’est par plaisir de la contradiction, affirme-t-il, qu’il compare Goethe à Hitler dans une dissertation au lycée. C’est dans les termes suivants qu’il réagit à l’Anschluss : « Pour moi, l’occupation allemande et la guerre qui s’ensuivit constituaient une gêne et non un problème moral. »161 Sourd aux fracas de la guerre et au sort tragique réservé aux juifs par le régime nazi, il est resté fixé à ses préoccupations égocentriques : « L’idée que le destin de chaque être humain particulier était d’une manière ou d’une autre relié à ma propre existence était totalement en dehors de mon champ de vision »162. Loin d’être une parenthèse dans l’inconstance de sa vie, ce détachement d’esthète insiste à se faire entendre. Feyerabend n’a pas été inscrit au parti national-socialiste, mais précise-t-il c’est parce qu’on ne lui a pas demandé ! Dès lors que la thèse de Feyerabend 159 FEYERABEND Paul, La science en tant qu’art, Albin Michel, coll. « Sciences d’aujourd’hui » Paris, 2003 160 FEYERABEND Paul, Contre la méthode, p.53-54 161 FEYERABEND Paul, Tuer le temps, p. 53. 162 FEYERABEND Paul, Tuer le temps, p. 57
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repose sur le rejet des expertises communautaires au bénéfice du jugement individuel, on ne peut pas ignorer l’indifférence dont il fait preuve précisément en tant qu’individu. Ainsi ne peut-on pas considérer le Tout est bon, comme une ponctuelle posture épistémologique critique, l’auteur ne nous trompe d’ailleurs pas, c’est bien un système de dérégulation qu’il préconise. Dès lors que l’on se fixe comme idéal de tout accepter aux fins de contrebalancer toutes les idées, toutes les théories, toutes les instances qui les soutiennent, de rejeter les groupes constitués, que reste-t-il comme levier critique ? L’individu. C’est ainsi que le présente Pierre Macherey : « Davantage qu’un anarchiste, Feyerabend est un libertaire, c’està-dire un farouche défenseur des droits de l’individu contre les empiètements communautaires qui, en canalisant l’exercice de ces droits, tendent en dernière instance à les annuler : sa posture est celle du rebelle qui rejette les pouvoirs établis et ne se plie à aucune obligation »163. L’individualisme est la condition du pluralisme, il encourage toutes les initiatives particulières, portées par le tout va, tout marche, dégagées de toute contrainte. Mais si l’individu est la mesure étalon de la connaissance, la décision n’est-elle pas laissée à l’arbitrage de la subjectivité ? C’est un rejet, une négation absolue des groupes, des valeurs d’échanges, de la réflexion collective. Le monde de Feyerabend est peuplé d’individus auxquels il convient de garantir le plein épanouissement: « Le désir d’accroître la liberté, de mener une vie pleine et enrichissante, et parallèlement les efforts pour découvrir les secrets de la nature et de l’homme entraînent le rejet de tout principe universel et de toute tradition rigide »164. Une collection d’individus dont on ne sait pas bien comment ils se situent au regard de l’intérêt commun et de la société, comment ils tiennent ensemble ! Soutenir que toute thèse aussi extravagante, aussi nauséabonde soit-elle mérite d’être prise en compte a fait des émules. Au nom de l’anarchisme théorique, le linguiste Chomsky accordait du crédit aux thèses négationnistes ; contre la majorité des spécialistes Claude Allègre contestait la responsabilité de l’activité humaine sur l’évolution climatique ; en référence à l’argumentation de Contre la méthode, l’épistémologue Joseph Ratzinger, alias Benoît XVI pouvait déclarer que l’Eglise avait eu raison de condamner Galilée. Lors de la pandémie de la covid-19, le professeur Raoult trouvait auprès du frondeur la 163 MACHEREY Pierre, Paul Feyerabend, anarchiste des sciences, Groupe d’étude de la philosophie au sens large, 2008, p. 3 https://philolarge.hypotheses.org/files/2017/09/26-032008.pdf 164 FEYERABEND Paul, Contre la méthode, p.17
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caution à ses positions contre la médecine officielle. Enfin, Feyerabend luimême considérait qu’il n’y avait aucune raison pour que le créationnisme ne soit pas officiellement enseigné au même titre que la théorie de l’évolution. Si la voie de la contradiction est indispensable et salutaire, on constate que le pluralisme anarchisant est une aubaine inespérée pour les extrémismes et obscurantismes de tout poil auxquels il donne un label scientifique. Le jusqu’auboutisme de Feyerabend met en lumière les paradoxes du pluralisme. Il nous permet d’en interroger l’essence. Le pluralisme peut-il être une pure abstraction, détachée de toute considération humaine ? Le pluralisme peut-il se recommander d’une seule conscience individuelle aussi éclairée soit-elle, au mépris de l’altérité et de la réciprocité ? Le pluralisme, enfin peutil faire l’économie d’une réflexion éthique ? Le pluralisme égocentré de Feyerabend est une impasse car il ne nous prépare pas à penser ensemble. Passés l’examen des dérives auxquelles son message nous expose, cette aventure intellectuelle fait date. L’Adieu à la raison marque la fin d’un culte. Il est illusoire de penser que les différentes interprétations du monde rendront compte un jour de la réalité objective. Il est illusoire de prétendre à la découverte d’un référent unique qui viendrait clore la question, l’énigme de la vie. Seule la pluralité des points de vue permet de dire quelque chose du réel, mais pas tout. Cette aventure nous laisse un outil critique indispensable à la connaissance scientifique. S’il fut considéré par certains comme le pire ennemi de la science165, d’autres lui ont reconnu le mérite de faire souffler un air vivifiant et régénérateur sur ce monde autocentré. Dans cette pensée exposée aux quatre vents, Feyerabend soulève la question de la valeur et de l’utilité de la science et son regard porte loin : il interroge le sens de la civilisation occidentale, inféodée à la science. N’existe-t-il pas d’autres destins que celui scellé au fantasme du progrès scientifique ? La science estelle la seule et la meilleure réponse à l’épanouissement humain ? Au crédit de la perspicacité de la pensée de Feyerabend cette question fondamentale qu’il remâche inlassablement : comment se fait la science ? Tout au long de sa quête il interroge l’incidence de celui qui observe les faits. Comment dissocier l’objet de l’observation et le regard de l’observateur ? Que voit-on ? Comment le voit-on ? De quelle place voit-on ? Comment en parle-t-on ? Quel rôle joue le style ? « Chacun a des opinions bien définies qui donnent des couleurs à la partie du monde qu’il perçoit. Et quand les gens se 165 THEOCHARIS T. & PSIMOPOULOS M. Where science has gone wrong, Nature, 329 (15 oct. 1987), p.596.
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rassemblent, quand ils tentent de découvrir la nature du tout auquel ils appartiennent, ils sont condamnés à se méprendre les uns les autres… »166 A l’instar des œuvres d’art, les contenus de la science sont des productions de l’esprit. La perception et le langage ne sont jamais neutres, ils n’agissent pas moins sur la réalité. Ce questionnement tisse l’aventure de la science contemporaine, avec les notions de discontinuité, de subjectivité et de complexité.
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FEYERABEND Paul, Tuer le temps, p.65
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Durant ce premier parcours, nous avons voulu rendre compte d’une mutation de l’esprit s’affranchissant d’une vision moniste pour s’ouvrir au multiple. Nous marquons ici une suspension, pour bien mettre en relief ce premier mouvement de la pensée à reconnaître la pluralité et à s’ouvrir au pluralisme, à ne plus se satisfaire de parler d’une seule voix et à faire chorale. C’est un positionnement qui ouvre à l’altérité disciplinaire, au divers. De pratiques pluri et interdisciplinaires le monde s’est alors enrichi. C’est un autre parcours qui s’ouvre avec l’introduction de la notion de transdisciplinarité. Il demande un autre mouvement de la pensée dépassant le simple partage des connaissances au profit d’un savoir nourri de la traversée des domaines. Il tend à embrasser dans une même saisie des données issues de perspectives différentes. Il entend examiner un fait à la lumière des paramètres dont il est interdépendant. Il se déploie à partir d’un inlassable va et vient entre les parties et le tout. Il conduit à ce qui est l’essence d’une révolution de la pensée : celle qui consiste à penser ensemble l’Un et le Multiple en un cycle qui n’a de cesse.
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Deuxième partie
L’Un et le Multiple
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Chapitre VIII.
La révolution copernicienne Où l’on assiste à la résistance farouche au dévoilement du réel Un acte de foi préside aux études d’Alexandre Koyré : celui de l’unité de la pensée humaine commandant de ne pas dissocier l’histoire de la philosophie, de celle de la religion ni de celle de la science. Il nous conte l’aventure opiniâtre et téméraire de savants exposés aux foudres des autorités religieuses. La rupture est consommée, l’homme reprend en main son destin que lui avait confisqué l’autorité sacrée, il doit dès lors assumer la responsabilité de ses choix.
1. Alexandre Koyré, clinique de la révolution Galileocopernicienne A l’instar de Bachelard, c’est également l’histoire qui fonde l’épistémologie de Koyré. Alexandre Koyré a fait des études de mathématiques avec David Hilbert et de philosophie avec Husserl à l’Université de Göttingen avant d’assister au cours de Bergson au Collège de France et de s’intéresser à la science médiéviste révélée par Pierre Duhem. La meilleure introduction à son œuvre d’historien des sciences est écrite de sa main : « Dès le début de mes recherches, j’ai été inspiré par la conviction de l’unité de la pensée humaine, particulièrement dans ses formes les plus hautes ; il m’a semblé impossible de séparer, en compartiments étanches, l’histoire de la pensée philosophique et celle de la pensée religieuse dans laquelle baigne toujours la première, soit pour s’en inspirer, soit pour s’y opposer »167. Il lui est rapidement apparu qu’il ne pouvait pas écarter la structure de la pensée scientifique dans la mesure où elle détermine une vision du monde qui est présente dans le discours philosophique autant que dans les doctrines mystiques, à priori étrangères à ce genre. Ses travaux consacrés à Galilée font lien avec l’idée de mutation intellectuelle introduite par Bachelard. Dans ses conférences de 1929-1930, Koyré fait le constat que les travaux de Copernic sur l’héliocentrisme (de Revolutionibus) ont eu des répercussions 167
KOYRE Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, PUF 1966, tel Gallimard, Paris, 1973. Voir l’extrait d’un curriculum vitae, rédigé par Koyré en février 1951 : Orientation et projets de recherches, p.11
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religieuses avant d’avoir une influence scientifique. Il observe un lien étroit entre les idées qui traversent les sciences, la philosophie, la métaphysique et la théologie. La première originalité de l’analyse de Koyré est d’être transversale, il embrasse dans une même saisie des pans de l’histoire de la connaissance jusqu’alors dissociés. Elle est exemplairement 168 transdisciplinaire. Editées en 1939, les Etudes galiléennes constituent une enquête sur la révolution scientifique du XVIIème siècle. Elle entend replacer le cheminement d’une découverte dans son contexte intellectuel, spirituel et sociologique. Pour éviter le langage présent qui clarifie et trahit le sens de la découverte, son analyse prend en compte ce qui constitue son terreau. Elle examine les démonstrations d’un même théorème données par plusieurs savants, elle interroge les erreurs et les échecs qui l’accompagnent, révélateurs des obstacles rencontrés, elle étudie les polémiques et débats philosophiques qu’elle a provoqués. Enfin elle les interprète « en fonction des habitudes mentales, des préférences et des aversions de leurs auteurs »169. Cette révolution copernicienne mérite d’être explorée pas à pas au-delà même des riches enseignements de Koyré, en raison de ce qu’elle apporte à notre étude de la pensée plurielle. La révolution Galileo-cartésienne est née d’un long effort de pensée170, la philosophie et la science ont dû détruire un mode de pensée ancré dans les esprits les plus autorisés : l’aristotélisme. Dans la synthèse d’Aristote, le monde est un Cosmos bien ordonné, hiérarchisé, comprenant le Ciel et la Terre, la Terre trônant au centre de l’Univers, placé sous les auspices de la Divinité. Cette cosmologie limitée par la voûte stellaire, enveloppe l’immense cavité qu’occupe notre système solaire : un monde fini qui ne suppose pas l’existence d’autres espaces stellaires échappant à sa vue. Ce sont les progrès de l’astronomie qui créèrent les conditions de la naissance de la physique moderne. Ils conduisirent à l’abandon de cette conception d’un monde fermé pour faire place à une conception ouverte de l’Univers, un « ensemble indéfiniment étendu de l’Être », uni et gouverné par des lois fondamentales. La physique moderne à l’exemple des travaux d’Einstein reconnaît comme principe fondamental la loi d’inertie dont la découverte revient à Galilée et le mérite d’en signifier le sens et d’en déduire les conséquences à Descartes. Ce qui est en jeu dans cette découverte est au cœur de la révolution scientifique : elle consiste à tourner la page d’une science référencée aux seules données du 168
KOYRE Alexandre, Etudes galiléennes, 1ère édition 1939, Hermann, 1986 KOYRE Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Ibid. p.14 170 Galilée et la révolution scientifique du XVIIe siècle. Cette conférence prononcée le 7 mai 1955 au Palais de la Découverte est une excellente présentation de cette enquête. In Etudes d’histoire de la pensée scientifique, p.196 169
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domaine sensible au profit d’une science guidée par des hypothèses théoriques. Le florentin ne doit qu’à ses hésitations de ne pas avoir franchi le pas qui mène du Cosmos fini des Grecs à l’Univers infini des modernes. La loi d’inertie, cette clef qui ouvre la voie à la science moderne, ce pivot qui va bouleverser notre structure de pensée est « très simple », annonce Koyré, au point qu’on se demande pourquoi il fallut autant de temps pour la découvrir ! Cette loi affirme qu’« un corps abandonné à lui-même reste dans son état de repos ou de mouvement aussi longtemps que cet état n’est pas soumis à l’action d’une force extérieure quelconque. » Enseignée aujourd’hui, cette loi peut paraître à ce point évidente qu’elle semble le fruit de l’expérience et de l’observation alors qu’elle est celui d’une abstraction. La loi d’inertie ne s’observe pas, ce qu’elle stipule est contredit par l’expérience : un objet roulant ne continue pas indéfiniment sa course, soumis à la résistance de l’air et aux frottements il finit par s’arrêter. En outre un corps n’est jamais en état d’inertie, il est toujours soumis à des forces, ne serait-ce qu’à l’attraction terrestre. C’est grâce à l’observation des astres que cette loi put être énoncée, mais il fallut pour cela « réformer notre intellect, lui-même ; lui donner une série de concepts nouveaux ; élaborer une idée nouvelle de la nature, une conception nouvelle de la science, autrement dit une nouvelle philosophie. » Cette intuition est une rupture avec le sens commun ce en quoi elle semble absurde. Retraçant le chemin de cette révolution, Koyré insiste sur le rôle déterminant des philosophes. Ainsi en est-il de Nicolas de Cues qui entama la destruction de l’édifice sacré du cosmos hiérarchisé, en mettant sur le même plan l’ontologie de la Terre et celle des Cieux. C’est cependant Copernic qui fit le premier pas déterminant. Chacun connaît la théorie de l’héliocentrisme révélant que la Terre tourne autour du Soleil. Elle déloge la Terre de la place centrale qu’elle occupait pour en faire une planète parmi d’autres. Elle réduit à néant l’ordre cosmique traditionnel avec sa structure hiérarchique. Peut-on mesurer rétrospectivement l’effet de cette révélation ? Au-delà de l’incrédulité, de l’ahurissement qu’elle suscita immédiatement ses conséquences à long terme au plan philosophique, théologique et scientifique n’étaient pas imaginables. Une autre contribution remarquable revient à Copernic, celle d’avoir identifié la structure physique de la Terre à celle des astres, leur reconnaissant à tous le même mouvement circulaire. Le raisonnement sur lequel il s’appuie remet en cause la cosmologie instituée de deux mondes aux qualités différentes. On ne s’arrache cependant pas aisément à un cadre qui façonne la pensée et le rapport à la réalité depuis des lustres.
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Les conclusions de l’astronome polonais sont opposées à celles d’Aristote mais leur auteur demeure paradoxalement lié au modèle ancien ! Le système physique décrit par Copernic sera élaboré par Giordano Bruno, philosophe rebelle qui paya du bûcher son refus de rétracter ses thèses et surtout ses affronts à l’Eglise catholique. C’est par une intuition de génie et non par des preuves mathématiques qu’il postula l’existence d’un Univers infini, sans centre ni circonférence, peuplé d’une quantité innombrable de planètes et de mondes semblables au nôtre. Il n’y a pas pour lui de raison à donner une limite au monde car les sens donnent l’illusion d’un horizon fini mais c’est une apparence trompeuse car l’horizon est toujours tributaire de la place de l’observateur : « Nous affirmons qu’il existe une infinité de terres, une infinité de soleils et un éther infini »171. Le rejet de la conception d’un monde fermé et fini invalidait tous les présupposés établis à partir de l’hypothèse erronée d’un Cosmos divisé. Nous ne résistons pas au plaisir d’évoquer la démonstration de Bruno qui annule l’affirmation de l’immobilité de la Terre. Pour Aristote si l’on lâche une pierre du haut d’une tour elle tombe à la verticale, si la Terre tournait le point de sa chute serait décalé dans le sens inverse du mouvement terrestre. A cette preuve de la fixité de la Terre Bruno en oppose une autre. Si on lâche une pierre du haut du mât d’un bateau qu’il soit à l’arrêt ou en mouvement, elle tombe toujours au pied du mât. Ainsi ne peut-on pas appréhender le mouvement d’un corps dans l’absolu, mais en relation avec son système de référence, ici le bateau, le mât et la pierre. Tout ce qui se trouve sur la Terre se meut avec la Terre. Par cette théorie de la relativité du mouvement, Bruno pose les fondements de la loi d’inertie de Galilée mais aussi de la théorie de la relativité restreinte. Le monde de Giordano Bruno est infini, vivant parsemé d’étoiles qui se meuvent dans toutes les directions, la notion de ciel s’ouvre sur un espace homogène. Contre la doctrine de l’Eglise, il pose l’hypothèse de « la pluralité de mondes habités ». L’auteur de De l’infinito, universo e Mondi est au cœur de la révolution copernicienne, il bouleverse les points de vue scientifique, philosophique et religieux. La résistance au sens et aux conséquences de cette révolution est particulièrement flagrante dans la position schizophrénique de Kepler. De sa formation à l’école luthérienne, où il étudie la théologie, la physique et l’astronomie, il conserva toute sa vie une foi profonde. Alors qu’il se prépare à être pasteur, il est nommé professeur de mathématiques à Graz. 171
BRUNO Giordano, L’infini, l’univers et les mondes (1584), Berg international, 1987, p.86
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Parallèlement à ses cours, il doit tirer des cartes astrales et réaliser des prédictions astrologiques, mais séduit par la découverte de Copernic, c’est l’étude des astres (qui deviendra l’astronomie) qui mobilise son intellect. C’est ainsi que dans les pas du maître polonais, il découvre que les planètes tournant autour du Soleil ne suivent pas des trajectoires circulaires, mais elliptiques. Ce que les travaux de Kepler apportent de radicalement nouveau c’est l’idée que l’Univers est de part en part régi par les mêmes lois mathématiques. Il formule les lois précises qui régissent les mouvements des planètes sur leur orbite, préparant la découverte newtonienne de la gravitation universelle. Cependant si le monde de Kepler est hiérarchisé par rapport au Soleil il est harmonieusement ordonné par la Divinité, car le Créateur agit selon de strictes règles géométriques : « Kepler est un véritable Janus bifrons, écrit Koyré : on trouve dans son œuvre le passage, extrêmement caractéristique, d’une conception encore animiste de l’Univers à une conception mécaniste »172. S’il évoque d’abord la force des âmes pour mouvoir les planètes, il affirme plus loin qu’en réalité l’action des forces matérielles y suffit ! Etonnamment, alors qu’il découvre les lois véritables du mouvement des planètes, il butte sur celles du mouvement qui via la loi d’inertie présupposent l’abandon d’un Univers limité et fini ! L’astronomie de Kepler fait un pas considérable au regard de la cosmologie aristotélicienne et copernicienne mais son horizon reste borné par la voute stellaire. La pensée scientifique de Kepler est dominée par sa foi, le monde est l’expression de la Trinité divine, le Soleil est l’expression de Dieu le Père, le monde stellaire celle du Fils, la lumière et la force qui circulent entre les deux dans l’espace, celle de l’Esprit. Kepler s’évertue à opposer des arguments savants aux hypothèses gratuites et anti-scientifiques de Bruno, mais en vain c’est le raisonnement du philosophe qui s’imposa. Les débats qui animent Bruno et Kepler sont typiques de la Renaissance, ils ne sont plus de mise avec Galilée dont la pensée est profondément anti-magique. La pensée classique est régie par la physique d’Aristote, fondée sur l’expérience et la perception sensible, elle se refuse à l’utilisation d’abstractions géométriques. Galilée est au contraire convaincu du caractère mathématique de la structure de la Nature. En vertu de quoi le monde est traduisible en formes géométriques et les mouvements en lois mathématiques. Sa modernité tient à sa méthode, il considère qu’en opposition à l’expérience commune de la perception l’expérimentation se construit et il donne la priorité à la théorie plutôt qu’aux faits. Il ne suffit pas d’observer, encore faut-il poser les bonnes questions, qui plus est, savoir comprendre et interpréter la réponse 172
KOYRE Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Ibid. p.56
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en termes mathématiques. Il substitue la rationalité et la précision à l’approximatif connu empiriquement. Là s’exprime toute la mesure de cette rupture : substituer à l’exercice de l’expérience palpable du réel une prospective hypothétique sur un monde abstrait. Faisant des mathématiques la règle fondamentale d’analyse de la réalité physique, « Galilée est amené nécessairement à abandonner le monde qualitatif et à reléguer dans une sphère subjective, ou relative à l’être vivant, toutes les qualités sensibles dont est fait le monde aristotélicien. Et Koyré de conclure : La cassure est donc extrêmement profonde »173.
2. L’humanisme de la Renaissance Ces études galiléennes méritent d’être enrichies d’une note sur l’humanisme de la Renaissance. Les esprits universels qui animent la révolution galiléocartésienne sont pétris de l’aspiration humaniste. D’Erasme à Montaigne un renversement s’opère au niveau de la pensée qui écorne l’omniprésence divine dans les conduites humaines pour introduire le sens de la responsabilité individuelle. Par-delà la continuité de la pensée dont ils se recommandent, chacun suscite un pôle distinct qui ne cessera d’accompagner l’évolution de la connaissance, Erasme celui de la raison, Montaigne celui du doute. Erasme est sans conteste la figure la plus éloquente de l’humanisme, il porte haut les idéaux humanitaires, sociaux et spirituels envers et contre la violence qui promet de déferler sur l’Europe au nom des évangiles. Face au fanatisme religieux, il atteste l’universalité des valeurs morales, face aux conflits nationaux, il défend l’identité d’une Europe chrétienne, face aux querelles intellectuelles, il valorise la richesse des contrastes. Il fut en son temps le plus authentique défenseur de la diversité du monde : « Il croyait, dit Stefan Zweig, à la possibilité d’une union universelle même entre les choses qui nous semblent les plus inconciliables »174. Le moyen-âge dominé par le dogme rigide de l’Eglise catholique assis sur l’obscurantisme et la soumission, s’éteint. Un vent de fraicheur souffle sur l’Occident avide de connaissance et de vérité, promesses de progrès. Nul ne doit plus être écrasé par le poids d’une vérité révélée, c’est cet effacement progressif au divin que des historiens allemands ont nommé le Späthumnismus, (l’humanisme tardif). L’homme du XVIème siècle reprend en main son destin que l’autorité sacrée lui avait confisqué
173 174
KOYRE Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Ibid. p.60 ZWEIG Stefan, Erasme, Grandeur et décadence d’une idée. Livre de Poche, p.16
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Infatigable voyageur, par sa fréquentation des milieux intellectuels et artistiques, Erasme vit intensément cet éveil de la Renaissance. En 1509, un séjour à Rome lui laisse le goût amer du spectacle affligeant d’un clergé décadent, abandonné au luxe et à la débauche. Ces images lui inspirent Laus Stultitiae, Eloge de la folie, de l’art de se moquer élégamment des princes de l’Eglise par l’entremise de l’insolence innocente du fou. Simultanément auteur du Manuel du chrétien militant, c’est au retour des sources du christianisme et à la défense d’une religion intériorisée et humanisée qu’il œuvre. Son implacable pamphlet contribuera néanmoins à saper les prétentions morales des gens d’Eglise et leur autorité sur les hommes. Sa célébrité lui octroya le statut de porte-flambeau d’une Raison conquérante. Le doute ! Ce n’est pas la moindre des nuances que Montaigne apporte aux envolées lyriques de la Renaissance ! Entre L’éloge et Les Essais les guerres fratricides ont frappé, flétrissant l’espérance d’un monde pacifié. Mais c’est bien au-delà du rappel de la brutalité humaine tragique que porte la pensée du Gascon. La voie des Essais, cette constante et exigeante étude de soi est un des exemples les plus probants que loin d’être un exercice égotiste l’examen sincère du moi ouvre au sentiment d’altérité. La voie de l’essai, cette pensée buissonnière tâtonnante, qui se plaît aux détours, aux hésitations, aux contradictions condamne l’arrêt de certitude et l’édiction de vérités. La voie de l’essai, enfin, celle qui se refuse à se laisser figer dans un système, sans cesse offerte à l’étonnement. L’immortalité des Essais tient à ce caractère de porter une conscience aiguë de la diversité des choses et des jugements : « Nous flottons entre divers advis ; nous ne voulons rien librement, rien absoluëment, rien constamment »175. Il avait fait le constat qu’un même événement pouvait être relaté de manière différente, voire contradictoire. De relativisme Montaigne fait profession, il se plaît dans les opinions contrastées, la recherche des équilibres, au prix de ne jamais conclure les sujets qu’il traite et d’actualiser ses écrits à chaque lecture. La nature est inaccessible à la raison, le doute est inhérent à la condition humaine, il conduit à interroger les absolus, les vérités proclamées, les commandements religieux autant que les injonctions politiques : « La peste de l’homme, c’est l’opinion de savoir »176. Si l’homme reste respectueux du Créateur, il gagne son autonomie en cherchant lui-même les règles de sa vie. Montaigne accepte la réalité donnée et assume sa diversité ; il ne lui est pas sans plaisir d’explorer les disharmonies et contradictions qu’offrent la vie et 175 176
MONTAIGNE Michel de, Les Essais, Livre II, chapitre 1 MONTAIGNE Michel de, Ibid. Livre II, chapitre 12
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la nature. Son voyage à travers l’Europe témoigne du sens de son intérêt : il est plus enclin à la rencontre et au dialogue avec les habitants qu’à la contemplation des vestiges élégants du passé. C’est de leur vie, de leurs coutumes, de leurs usages dont il est curieux : « La beauté la plus singulière se trouve entre les mains de celles qui la mettent en œuvre »177. Claude LéviStrauss ne s’y est pas trompé qui voit en Montaigne le précurseur de l’anthropologie. L’humanisme tient sa grandeur des valeurs de tolérance et de bienveillance, mais nul n’a accordé autant de respect aux cultures que l’Europe découvre en s’ouvrant sur la planète. Il n’hésite pas à se faire l’avocat des traditions indigènes, mettant en perspective les mœurs de peuples qui nous sont éloignés, il nous demande : qui est barbare ? Ne nous privons pas de rappeler le célèbre passage de l’Essai nommé Des cannibales178 : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à deschirer par tourmens et par geénes un corps encore plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux… » Et d’ajouter en parenthèse : « comme nous l’avons veu de fresche mémoire non entre des ennemis anciens, mais entre voisins et concitoyens et qui pis est, sous prétexte de piété et de religions. » Ainsi est-il toujours possible de considérer les usages étrangers barbares, mais au titre de la raison et certainement pas au regard de nos propres conduites qui les surpassent souvent en barbarie. Cette révolution n’a pas été seulement un effort de la pensée, elle fut également un combat contre les dogmatismes religieux et intellectuels. La pensée scolastique règne, elle reconnaît l’utilité de la raison dans la limite de sa conformité aux Ecritures, critère absolu de vérité. Elle œuvre à établir des concordances entre la raison et la foi, tout ce que l’homme pense, tout ce que l’homme fait doit s’inscrire dans le cadre défini par les théologiens. Un détour historique donne la mesure de la violence des résistances et du prix à payer pour ouvrir l’esprit à la complexité du réel. La révolution dite copernicienne a duré un siècle, bien au-delà de la vie de celui qui lui prête son nom. Elle s’étend de 1543, la publication officielle de De revolutionibus à 1642, la mort de Galilée. Copernic est chanoine avant d’être médecin, mathématicien et astronome. Il vit au Palais épiscopal de Heilsberg où il participe à l’administration du diocèse. Lors de son séjour de formation à Bologne, il est initié à l’observation des astres par Domenico Maria Novarra, astronome italien, parmi les premiers à mettre en cause la thèse géocentrique de Ptolémée. A son retour en Pologne, Copernic poursuit ses recherches en 177 178
MONTAIGNE Michel de, Journal de voyage, Folio, Gallimard, 1983 MONTAIGNE Michel de, Ibid. Livre I, chapitre 31.
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astronomie en marge de ses activités officielles. Ses observations le confortent dans l’obsolescence du modèle antique au profit d’un système héliocentrique, mais les difficultés mathématiques à en donner la preuve diffèrent la présentation officielle de son étude. Le manuscrit définitif De Revolutionibus Orbium Coelestium, est publié par les disciples du maître en 1543, l’année de sa mort. Si Copernic n’a jamais été inquiété par les autorités de l’Eglise, encouragé même par les prélats à présenter son livre au Pape Paul III, ses successeurs durent affronter les foudres des gardiens des Saintes Ecritures. C’est sans doute à ses provocations contre l’Eglise catholique que Giordano Bruno doit sa condamnation. Mais il est certain que pour les inquisiteurs, affirmer dans le prolongement du système héliocentrique que l’Univers est infini est un blasphème. L’infinitude de l’Univers supposerait pour eux l’inachèvement, l’imperfection de la création mettant en cause la toutepuissance de Dieu. Le long procès qui conduira le rebelle au bûcher en 1600 préfigure la censure de l’avancée de Copernic. Au titre de mathématicien, Galilée est rapidement séduit par les thèses de Pythagore et d’Archimède au dépend du géocentrisme aristotélicien. C’est cependant à pas comptés qu’il abandonne ce système inadapté aux nouvelles observations célestes. Les progrès de l’optique lui offrent une meilleure visibilité des phénomènes stellaires. En 1610, il publie les conclusions de ses observations, Siderus Nuncius (Le messager céleste), son ouvrage fait l’effet d’une bombe dans les cours italiennes, à l’étranger Kepler lui apporte son soutien. Jusqu’alors discrets les partisans du géocentrisme aristotélicien réagissent vivement, l’autorité et la crédibilité de la science officielle est menacée. C’est ensuite au nom de la défense de la parole biblique que le corps religieux se met en branle. La violence des échanges croît au point que le cardinal Bellardin propose un compromis reconnaissant la pertinence mathématique de la thèse de Galilée mais ne remettant pas en cause le géocentrisme aristotélicien, ceci au prix du renoncement à ses conséquences cosmologiques. Convaincu du bienfondé de ses études, Galilée ne l’entend pas de cette oreille. Accepter un tel accord reviendrait à placer l’astronomie sous le contrôle de l’Eglise. Au nom de la philosophie et de la raison que Dieu a données à l’homme pour étudier la composition du monde, il n’hésite pas à affirmer que les théologiens n’ont pas compétence pour juger les savants qui aident à comprendre le monde.
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CHRONOLOGIE La révolution copernico-galiléo-cartésienne Début de la Renaissance 1450 Invention de l’imprimerie 1487 Léonard de Vinci rédige son premier carnet, ainsi jusqu’au douzième en 1508 1490 Martin Behaim réalise le premier globe planétaire (Erdapfel) 1492 Christophe Colomb atteint les côtes américaines 1517 Première dissection humaine à Strasbourg 1522 Magellan fait le tour du monde Nicolas de CUES 1401-1464 : La docte ignorance 1440 ERASME 1466-1536 : Laus Stultitiae, (Eloge de la folie) 1511 COPERNIC 1473-1543 : De révolutionibus orbium Coelestium (Sur les révolutions des sphères célestes) 1543 1562 Début des Guerres de religions MONTAIGNE 1533-1592 Les essais I, II 1580 Les essais I, II, III 1588 BRUNO 1548-1600 : La Cena de le Ceneri (Le Banquet des cendres), De la causa, principio, e Uno (La Cause, le principe et l’un), De l’infinito, universo e Mondi (De l’Infini, de l'univers et des mondes) 1584 1598 Fin des Guerres de religions GALILEE 1564-1642 : Sidereus Nuncius (Messager céleste) 1610, Il saggiatore (L’essayeur) 1623, Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo (Dialogue sur les deux grands systèmes du monde) 1632 KEPLER 1571-1630 : Astronomia Nova 1609, Harmonices Mundi, 1619 DESCARTES 1596-1650 : Discours de la méthode 1637, 1632-33 Traité du monde et de la lumière qui ne paraîtra qu'en 1664 (par prudence) Fin de la Renaissance 1642 Mort de Galilée
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En février 1616, le De revolutionibus est interdit, l’héliocentrisme est décrété contraire aux Saintes Ecritures et Galilée se voit invité à ne présenter ses travaux que sous forme d’hypothèses. Le mathématicien ne désarme pas, fort de son amitié avec le cardinal Barberini, devenu Pape sous le nom d’Urbain VIII et de son aura dans les milieux intellectuels réformistes, il publie Saggiatore, un ouvrage qui redouble la révolution copernicienne : « La philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours ouvert devant nos yeux, je veux dire l’univers, mais on ne peut le comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique et ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot »179. Le 21 février 1632, il publie Dialogo sopra i due massimi sistemi del mondo (Dialogue sur les deux grands systèmes du monde). Faisant fi de l’amitié et des conseils du souverain pontife, l’invitant à une présentation neutre des systèmes aristotéliciens et coperniciens, Galilée se livre à une caricature outrancière des tenants de la physique aristotélicienne. L’Eglise est contrainte de réagir, le pape lui-même se considère trahi. Galilée est convoqué au Saint-Siège, il lui est reproché de prôner des idées contraires aux Saintes-Ecritures. Eprouvé, malade, menacé de torture, Galilée rend les armes. Son Dialogue rejoint le De revolutionibus au rayon des interdits. Le 22 juin 1633 tombe la sentence, l’entêté est accusé d’hérésie, il doit abjurer les outrages commis à l’encontre de l’Eglise. Galilée prononce le texte d’abjuration qui lui a été préparé, il atteste tenir pour vrai tout ce que la Sainte Eglise catholique affirme et avoir prétendu que le soleil est le centre du monde et que la terre ne l’est pas et se meut : « J’abjure et maudis d’un cœur sincère et d’une foi non feinte mes erreurs. » L’histoire conte qu’à l’issue du jugement, le repenti aurait prononcé son immortelle formule Eppur si muove. En novembre 1633, Descartes vient d’achever son Traité du monde et de la lumière qui prend acte de la théorie de l’héliocentrisme. En apprenant la condamnation de Galilée, il renonce par prudence à publier l’ouvrage qui ne paraîtra qu’en 1664. Dans son Avant-propos à Du monde clos à l’univers fini, Alexandre Koyré rappelle les commentaires qui ont tenté de caractériser ce XVIIe siècle bouillonnant. Pour certains cette révolution a permis d’inverser le rapport de 179
GALILEE, L’essayeur de Galilée, Les Belles Lettres, 1980, en ligne, p.141.
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l’homme au monde, de spectateur passif il en est devenu le maître. N’en devient-il pas l’acteur privilégié, gagnant la liberté de le façonner à son image et pour son plus grand profit ! En vérité, la révolution Galileo-copernicienne, mère de la révolution technologique n’a jamais cessé d’avoir ses détracteurs. D’autres y ont vu la cause de la mécanisation de la conception du monde, des historiens lui ont attribué les motifs du désespoir que la philosophie nouvelle apporte dans un monde qui a perdu sa cohérence et son repère divin au plus haut des Cieux... Koyré lui-même y voit une conséquence plus profonde et plus grave : l’homme « a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l’objet de son savoir et a dû transformer non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu’aux structures même de sa pensée »180. Les Cassandre n’ont jamais pu faire entendre leur pressentiment à l’issue prévisible de la trajectoire aveugle dans lequel le progrès s’est engouffré. Parmi les voies les plus récentes, Cornélius Castoriadis : « La technoscience s’est autonomisée : personne n’en contrôle l’évolution et l’orientation, et, malgré les différents comités d’éthique (le dérisoire de l’intitulé se passe de commentaires et trahit la vacuité de la chose) il n’y a aucune prise en considération des effets indirects et latéraux de cette évolution »181. Ou encore l’appel militant d’Isabelle Stengers à une "prise de conscience" générale susceptible de nous éviter un avenir barbare : « Où sont les propositions actives qui rendent possible et désirable de faire autrement, c’est à dire d’abord ensemble, les uns pour mais surtout avec les autres ? Où sont les choix concrets et négociés collectivement ? Où sont les récits peuplant les imaginations, partageant réussites et apprentissages ? Où sont à l’école, les modes de travail ensemble qui créeraient le goût de la coopération exigeante et l’expérience de la force d’un collectif qui œuvre à réussir "tous ensemble" contre l’évaluation qui sépare et juge ? »182 Cette orientation était-elle inéluctable ? L’histoire n’aurait-elle pas pu s’ouvrir à un autre horizon ? Un livre tout à fait édifiant183 prend pour prétexte cette remarque d’Hannah Arendt : « Avant Galilée toutes les voies paraissaient libres. Si l’on pense à Léonard de Vinci, on peut imaginer que dans tous les 180
KOYRE Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, (1èr édition en anglais en 1957 et en français en 1962), Editions Gallimard, 1973, p.11 181 CASTORIADIS Cornélius, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe – 4, Editions du Seuil, Essais, 1996, p.83 182 STENGERS Isabelle, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Editions La Découverte/Poche, 2013, p.21 183 GRAS Alain, Fragilité de la puissance. Se libérer de l’emprise technologique, Fayard, 2003 p.125-142
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cas une révolution technique eût prolongé l’évolution de l’humanité », poursuivant ainsi à la perplexité du lecteur : « [l’évolution technique] aurait peut-être conduit aux machines à voler, réalisant un des rêves humains les plus anciens, les plus obstinés […] elle aurait amené à l’unification de la Terre, mais non pas sans doute à la transformation de la matière en énergie »184. C’est en anthropologue spécialiste des techniques qu’Alain Gras s’interroge : « la machine est-elle bien le fruit de la nécessité historique ? » L’homme peut-il vraiment se glorifier de l’évolution qu’il a ainsi imprimée au monde ? Sans ambages Robert Musil considère que l’Eglise catholique s’est trompée de cible, ce n’est pas Bruno qu’il fallait livrer au bûcher mais Galilée !185 La conception de la connaissance du monde de Giordano Bruno offrait des perspectives différentes de celles de Galilée, rejetant tout principe de causalité, il considérait que Metiri est mentiri (mesurer c’est mentir). Pour l’historienne Frances Yates, le supplice de Bruno marque la fin d’une tradition de pensée celui des magiciens hermétistes de la Renaissance. A cet imaginaire qui se jouait de la foi comme les deux acteurs contradicteurs et complices de la même pièce va succéder une nouvelle croyance bien plus aliénante. La véracité du monde garantie par les mathématiques ne se contente pas d’imposer un dogme irréfragable, il est de surcroît sans conscience. Cette réalité hors de l’humain donne tout pouvoir à l’homme de science, au nom de sa nouvelle croyance : l’absolue objectivité du monde : « [Le nouveau discours] n’appartient plus ni à Dieu, ni aux hommes mais à la Raison universelle qui s’exprime dans les énoncés mathématiques »186. L’homme perd la liberté d’imaginer et de créer qu’il croyait avoir gagnée ! Et si ne pas faire valait mieux que faire ? Interroge Alain Gras, remarquant que dans la pensée fondatrice chinoise, la volonté de ne pas faire prévaut au désir obstiné d’agir sur le monde. Les Chinois ont devancé l’Occident dans nombre d’inventions techniques telle la pompe à godets. L’auteur postule que si ce peuple n’a pas fouillé outre mesure les entrailles de la Terre, c’est au nom du sacrilège, pour une civilisation qui se réclame d’un équilibre entre le Ciel et la Terre, les Astres et les Enfers, le Haut et le Bas, justement nommé le milieu. Dans ce contexte particulier les Chinois n’ont pas fait le choix de s’engager dans l’exploitation des mines. C’est ainsi en termes de choix que se pose la responsabilité de l’homme sur le sens de l’histoire en tout lieu et en tout temps. L’auteur fait le constat de la non continuité des inventions et des 184 ARENDT Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983, p.360 (Cité par A. Gras) 185 MUSIL Robert, L’homme sans qualités, Paris, Ed. du Seuil, 1956, t.1, p.379-380 186 GRAS Alain, Ibid. p.137
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découvertes, l’homme est régulièrement confronté à des choix qui marquent des bifurcations, ainsi que l’écrit Franck Tinland : « Le devenir des systèmes [techniques] doit être pensé comme confrontation à des bifurcations sur fond de choix aléatoire, non comme développement logique et déroulement d’étapes aux moments soumis d’avance à la loi de son achèvement »187. A l’illusion de la continuité irréversible et universelle de l’histoire l’étude vivifiante de l’anthropologue nous rappelle que l’homme a toujours la liberté d’embrasser d’autres voies, il nous invite à renouveler notre mode de pensée dans le sens d’un retour à la conscience de la vie sur la terre.
187
TINLAND Franck, L’homme aléatoire, PUF, Paris, 1997, p.181 (Cité par A. Gras)
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Chapitre IX.
Comment se construit la connaissance ? Où l’on se demande comment penser l’ensemble ! Dès lors que la science se prend pour objet d’étude, elle est confrontée à la question : Qu’est-ce qu’une révolution scientifique ? Avec la notion de paradigme Thomas Kuhn donne une description de la rupture qu’inscrit la découverte avec la science académique sous l’effet d’une opération de connaissances partagées. A partir de cette interdépendance dont les sciences se nourrissent, Piaget entrevoit une métaconnaissance qui assume l’ensemble du champ du savoir.
1. Thomas Kuhn, d’un paradigme à l’autre « M’ont particulièrement influencé : Les Etudes galiléennes d’Alexandre Koyré ; Emile Meyerson, Identité et réalité ; Helene Metzger, Les Doctrines chimiques en France du début du XVIIe à la fin du XVIIIe ». C’est en ces termes que Thomas Kuhn reconnaît sa dette à ses précurseurs (notons que Bachelard n’est pas cité) dans la préface de son œuvre phare : La structure des révolutions scientifiques188. C’est justice, tant il est vrai que le concept de révolution scientifique emprunté à Koyré a déjà été abondamment exploré. Cependant plus qu’une histoire des sciences, cet essai est une analyse de la dynamique des théories scientifiques à partir d’une sociologie et d’une psychosociologie des groupes qui la fabriquent. Philosophe et historien des sciences, il est célèbre par la thèse selon laquelle le développement des théories est discontinu. Il lui revient le mérite d’avoir réalisé une synthèse vigoureuse et éclairante des travaux de ses devanciers, d’avoir élargi le socle d’application du concept de révolution scientifique et d’avoir forgé des outils conceptuels, aujourd’hui communs, à l’exemple de celui de paradigme. L’évolution de la science est caractérisée par une succession de paradigmes « c’est-à-dire les découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions »189. Le paradigme est l’ensemble de faits et de phénomènes qui répond le mieux à des problèmes particuliers posés à une 188
KUHN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, 1ère éd. 1962, Coll. Champs sciences, Flammarion, 2018, p.12 189 KUHN Thomas, Ibid. p.15
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communauté scientifique. Une théorie est acceptée comme paradigme, parce qu’elle semble meilleure que ses concurrentes. Les paradigmes sont l’ordinaire de la science, ce que Kuhn nomme la science normale en opposition à la science extraordinaire. La science normale est celle qui se pratique quotidiennement dans les centres de recherche ou dans les laboratoires. Elle a pour objet l’approfondissement et l’articulation des phénomènes et des théories fournies par le paradigme. Pratiquement, elle se concentre sur un secteur précis afin d’étudier des problèmes très pointus, qu’il ne serait pas envisageable de résoudre hors de ce cadre. La science normale n’a pas vocation à innover, elle est le fait d’une éducation rigoureuse et rigide, Kuhn la décrit comme « une tentative opiniâtre et menée avec dévouement pour forcer la nature à se ranger dans les boîtes conceptuelles fournies par la formation professionnelle »190. Fort de sa certitude et jaloux de ses prérogatives, son acquis institué la rend hostile aux théories rivales, supprimant tout ce qui menace d’ébranler ses fondations. Ainsi chemine la science normale réglée par une concordance entre les faits et la théorie. Si d’aventure sa progression est arrêtée par quelqu’anomalie, celle-ci est l’objet de réajustements permettant de l’intégrer au cadre de son paradigme. Mais une science n’est jamais totalement exacte, elle comprend implicitement l’insolubilité de certains problèmes et laisse donc quelques énigmes sans réponse. C’est le seuil qui révèle ses limites surtout si elles touchent à la cohérence même du système. Ces anomalies problématiques peuvent créer des tensions dans la communauté scientifique provoquant une crise qui ouvre une phase que Kuhn nomme science extraordinaire. Ces énigmes vont être prises en considération par certains chercheurs, incarnant fréquemment une nouvelle génération qui va remettre en cause l’ancien paradigme et permettre la naissance d’un nouveau. C’est un moment fécond où se cherche une autre théorie qui apportera une réponse à l’anomalie identifiée, assortie souvent de questionnements métaphysiques. C’est le temps des débats, polémiques et affrontements entre scientifiques, ceux arc-boutés sur les principes acquis et les jeunes mutins portés par les promesses d’horizons nouveaux, garants de progrès. L’ancien paradigme n’est considéré caduc que lorsqu’il a été remplacé par le nouveau. La science extraordinaire est le temps de substitution d’un modèle par un autre. Le chercheur formé à un paradigme n’applique pas seulement une théorie, il a aussi des méthodes et des critères d’évaluation appropriés que le changement de normes et de valeurs bouleverse. Ce temps est d’abord marqué par une 190
KUHN Thomas, Ibid. p.29
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résistance psychologique au changement, elle passe ensuite par des paliers qui intègrent les éléments de la controverse, il impose enfin pour le moins un renouvellement de point de vue voire de mode de pensée. Pour Popper lorsqu’une théorie a été réfutée elle cède aussitôt sa place à une autre, pour Kuhn une révolution scientifique est un passage qui voit simultanément la destruction du modèle antérieur et la composition du nouveau. Si parfois les tenants de l’ancien modèle parviennent à reconnaître le bien fondé des nouveaux arguments, il est le plus souvent constaté des divergences insurmontables entre les points de vue pré et post révolutionnaires. Kuhn utilise le terme d’incommensurabilité pour désigner l’impossibilité de comparer deux paradigmes successifs en raison de leurs différences : désaccords sur les problèmes à étudier, sur les normes de résolution et sur leur définition même de la science. Contrairement à ce que les manuels persistent à prétendre, l’histoire de la science n’est pas un cumul de connaissances continues. Dans les conclusions audacieuses de sa thèse, Kuhn avance comme l’a déjà montré Bachelard que la science n’est pas davantage une quête constante vers plus de vérité. Il n’est pas jusqu’au sens prétendu de progrès qui se trouve interrogé, car les révolutions scientifiques s’inscrivent chacune dans un contexte historique, philosophique et sociologique particulier qui influe sur l’orientation et la production des savoirs scientifiques. Dans une voie que prolongera Bruno Latour, ce relativisme invite à interroger la façon dont se fait la science dans le laboratoire jusque dans la tête du chercheur. De quoi est faite l’observation ? Peut-on faire abstraction de la perception de l’observateur dans l’acte d’observation : « l’expérience est-elle fixe et neutre ? Les théories sont-elles simplement des interprétations, élaborées, par l’homme, de certaines données ? »191 Si une tradition persistante répond par l’affirmative, l’expérience montre qu’il n’en est rien. Aucun langage n’est jamais parvenu à rendre compte de façon neutre et objective de son objet : « un pur langage d’observation » n’existe pas. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, parce que l’observation est déterminée par le paradigme lui-même et le contexte dans lequel il est inscrit mais aussi parce que l’observateur s’y trouve impliqué en tant que sujet. Nous ne sommes pas étonnés que la thèse de Kuhn trouve une virulente opposition chez des héritiers de Popper comme Lakatos lui reprochant au nom de la pureté scientifique sa dimension psychosociologique.
191
KUHN Thomas, Ibid. p.209
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L’organisation de l’institution scientifique occidentale est placée sous le règne du tableau synoptique des sciences positives d’Auguste Comte, un cadre compartimenté et hiérarchisé de la connaissance ne répondant plus au bouillonnement multidimensionnel de la recherche scientifique. L’exemplaire démonstration de Koyré a mis en relief les liens que cultivent plusieurs disciplines entre elles pour conduire à une révolution scientifique. Elle a montré comment s’interpénètrent les connaissances et les méthodes. Nous savons à présent l’influence du contexte historique, religieux, politique qui opère sur les changements de paradigme analysés par Kuhn. Nous savons également que l’observateur n’est jamais neutre. Autant de constats qui suggèrent à Jean Piaget cette interrogation : comment se construit la connaissance ? Ce sont ses travaux en psychologie génétique qui le conduisent à s’attacher à cette question fondamentale de la construction des connaissances.
2. Piaget, l’interdépendance du sujet et de l’objet Dans la préface à Logique et connaissance scientifique192, l’auteur présente son ambitieux projet de faire de l’épistémologie une discipline scientifique autonome « par nature essentiellement interdisciplinaire ». Il convie les principaux courants de l’épistémologie scientifique contemporaine à une large réflexion sur les systèmes de classification des connaissances : comment traiter toutes les formes de connaissance et faire émerger pour chacune ses interdépendances et complémentarités aux autres ? Piaget a déduit de ses travaux psychogénétiques que la logique de l’enfant se construit et évolue au fil de sa rencontre avec la réalité en suivant plusieurs étapes caractéristiques : « L’intelligence ne débute ni par la connaissance du moi, ni par celle des choses comme telles, mais par celle de leur interaction, et c’est en s’orientant simultanément vers les deux pôles de cette interaction qu’elle organise le monde en s’organisant elle-même »193. L’épistémologie constructiviste de la connaissance postule ainsi que notre image de la réalité et ses formalisations sont le fruit d’interactions entre l’esprit humain et cette réalité. (Voir chapitre XI, 2. Savoir et connaissance) Ce qui le conduit à cette formulation du cercle du sujet et de l’objet : « …l’objet n’est connu qu’au travers des actions du sujet et celui-ci ne se connaît qu’en relation avec les 192 Logique et connaissance scientifique, sous la direction de Jean PIAGET, Encyclopédie de la Pléiade, Editions Gallimard, 1967. Préface p. XI. On peut en lire une présentation succincte sur le site de la Fondation Jean Piaget : Piaget et l’épistémologie de Marie-Françoise Legendre. 193 PIAGET Jean, La construction du réel chez l’enfant, Delachaux-Niestlé, Genève, 1937, 1977, p. 311
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objets, d’où cette double conséquence que pour fonder la logique et les mathématiques il faut bien, sous une forme ou sous une autre, recourir au sujet et que, pour construire une science du sujet, il faut recourir à la biologie, donc également à la physique et aux mathématiques »194. L’affirmation de l’interdépendance du sujet et de l’objet met bas l’idée selon laquelle la connaissance pourrait vraiment rendre compte d’une réalité posée comme distincte de l’esprit humain qui la saisit. Dès lors, toute connaissance ne peut plus prétendre représenter un monde révélé par l’entremise de l’expérience, mais plus simplement un outil au service de notre expérience. Le champ de la connaissance oscille entre deux pôles : le premier réaliste, marque la prédominance de l’objet sur le sujet, le second, idéaliste, celui du sujet sur l’objet. Chaque discipline scientifique peut se situer selon qu’elle est orientée vers le réel et la quête d’objectivité ou vers la formalisation de l’expérience, inhérente à l’esprit humain. Certaines comme la biologie relèvent directement de la découverte du réel, d’autres comme les mathématiques sont tributaires de constructions intellectuelles, d’autres enfin comme la physique impliquent l’abstraction dans l’exploration du réel. Piaget consacre sa démonstration à un examen des différentes formes de dépendance entre les sciences. Il en résulte un modèle circulaire de l’organisation des connaissances se fécondant mutuellement, nommé Système cyclique des sciences. Une boucle qui relie les sciences logico-mathématiques (I) aux sciences physiques (II), elles-mêmes aux sciences biologiques (III), puis aux sciences psychosociologiques (IV), pour revenir aux sciences logicomathématiques (I). L’un des apports essentiels de Piaget à l’épistémologie réside dans ce mouvement en spirale qui s’origine dans ses travaux psychogénétiques, identifiant la connaissance comme l’opération simultanée de l’intelligence organisant le monde en s’organisant elle-même. La connaissance se pose dès lors en termes de projet, se construisant au fil d’un chemin s’ouvrant constamment sur de nouveaux possibles, où chaque pas ne saurait prétendre se fixer, empreint du précédent, déjà engagé dans le suivant : « Mais un tel cercle n’a rien de vicieux puisqu’il ne se ferme jamais et qu’à le parcourir on augmente à chaque tour le niveau de connaissance : le processus effectif est donc celui d’une montée en spirale ou, si l’on préfère, d’une machine dialectique, telle que chaque nouvel échange entre le sujet et l’objet ouvre la perspective d’un nouveau progrès possible soit dans la conquête du réel soit
194
Logique et connaissance scientifique, sous la direction de Jean Piaget, p.1159
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dans l’affinement des instruments déductifs »195. Ce système spiralé des sciences est illustré par la métaphore d’une l’île volcanique dont les plages baignent dans la mer Empirie surmontée d’un cratère bouillonnant Épistémè. Dans son ouvrage consacré à l’épistémologie constructiviste196 Jean-Louis Le Moigne décrit ce modèle de connaissance complexe dans sa forme allégorique. Entre 1967 et 1972, Piaget donne plusieurs conférences197 qui font état de sa réflexion sur l’interdisciplinarité et cet article de 1972, L’épistémologie des Relations Interdisciplinaires198 qui offre une clarification des termes multidisciplinaire, interdisciplinaire et transdisciplinaire, introduisant le concept de transdisciplinarité dans le lexique. Après avoir fait le constat de l’inclination de la recherche à morceler le réel en des domaines bien délimités, l’auteur montre qu’au-delà de caractères qui lui sont propres, toute discipline entretient des liens avec ses consœurs. A l’exemple de la chimie avec l’arithmétique, la géométrie ou la physique. La construction de la connaissance atteste la fécondité de la recherche d’interactions. L’auteur affirme ainsi la place centrale de l’interdisciplinarité dans la quête des connaissances : « L’interdisciplinarité cesse ainsi d’être un luxe ou un produit d’occasion pour devenir la condition même du progrès des recherches. »199 Il observe que toutes les sciences se développent sur des niveaux variés de conceptualisation ou de structuration, justifiant d’élaborer chacune sa propre épistémologie dont on se rendra compte alors, des liens qu’elle entretient avec les sciences voisines, et qui plus est de la circularité du système des sciences. Les sciences humaines et sociales ont également subi les conséquences de la spécialisation, mais le structuralisme a favorisé les relations interdisciplinaires à l’exemple des recherches psycholinguistiques, psycho-économiques ou ethnographiques. A l’issue de sa démonstration Piaget statue sur la nature de cette interdisciplinarité qui s’impose à l’extension de la connaissance. Il distingue trois degrés d’interactions entre les parties en jeu. Dans le premier cas, le 195
Logique et connaissance scientifique, p.1223-4 Le MOIGNE Jean-Louis, Les épistémologies constructivistes, Que sais-je ? PUF, Paris, 1995, 2012, p.102-108 197 PIAGET Jean, La psychologie, les relations interdisciplinaires et le système des sciences, Bulletin de psychologie, tome 20 n°254, 1967. p.242-254 & Méthodologie des relations interdisciplinaires, Archives de philosophie, Vol. 34, n°4, octobre-décembre 1971, p.539-549 198 PIAGET Jean, L’épistémologie des Relations Interdisciplinaires, accessible sur le site de la Fondation J. Piaget : http://www.fondationjeanpiaget.ch/fjp/site/textes/VE/jp72_epist_relat_interdis.pdf 199 PIAGET Jean, Ibid. p.156 196
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chercheur puise des informations dans d’autres corps de connaissances que le sien, sans qu’il leurs soit apporté de modifications. Ce niveau dit inférieur est nommé multidisciplinaire, il se résume à une transmission de données strictement informatives. Lorsqu’une dynamique d’échanges s’engage entre les parties, les interactions permettent des apports et entraînent des modifications dans les domaines impliqués. Il en résulte un enrichissement mutuel. C’est le niveau interdisciplinaire. Excluant les cas où l’apport est à sens unique, Piaget distingue plusieurs formes d’interdisciplinarité, par exemple lorsque des spécialistes se rendent compte que leurs analyses respectives révèlent des structures semblables dont l’étude détaillée offre un éclairage nouveau. Tel est le cas entre les structures physiques et les structures mathématiques, Dans certains domaines, telle la psycholinguistique, la recherche interdisciplinaire est implicite. Dans tous les cas, l’interdisciplinarité suppose une collaboration et une fructification mutuelles. Piaget appelle ensuite de ses vœux200 un troisième degré, un degré qui ne se contenterait pas d’établir des correspondances, des interactions ou des réciprocités entres les domaines spécialisés, « mais situerait ces liaisons à l’intérieur d’un système total sans frontières stables entres les disciplines »201 : le niveau transdisciplinaire. Et de préciser le sens de nouveau champ de connaissances en projet : « il y a place, en effet, pour des solutions de dépassement où la connaissance du vital enrichira de propriétés nouvelles les structures physiques ou chimiques déjà connues, tout en supprimant les frontières au profit de systèmes imprévus de transformations. ». C’est en ces termes qu’en 1971 Jean Piaget projeta l’avenir de la transdisciplinarité.
200
PIAGET Jean, L’épistémologie des Relations Interdisciplinaires, Piaget écrit : ‘’dans l’attente de cette transdisciplinarité que nous appelons de nos vœux.’’ p.166 201 PIAGET Jean, L’épistémologie des Relations Interdisciplinaires, p.170
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Chapitre X.
La révolution quantique Où l’on s’amuse à voir les apprentis sorciers se faire peur ! C’est la physique qui apporte la plus inconfortable des découvertes, celle des corps noirs dont les principaux acteurs ont, eux-mêmes, des difficultés à accepter les conséquences. Le monde harmonieux du physicien assis sur des constantes s’écroule. Les principes et les lois établies sont renversés avec des conséquences qui dépassent leur seul domaine. Les quantas nous projettent dans un monde définitivement étranger.
1. Max Planck, au-delà du visible Le citoyen ordinaire ne réalise certainement pas l’ampleur de cette révolution pourtant omniprésente dans le confort de son quotidien, à l’exemple du transistor, du laser, des circuits intégrés et de tant d’autres choses… Bien audelà elle gouverne la physique des atomes, une partie de la chimie et de la biologie, l’optique, la physique nucléaire… Le Béotien en matière de physique doit se rendre à l’évidence : la nature lui est définitivement étrange et étrangère. S’il est permis d’émettre des probabilités sur cette réalité, toute prédictibilité et tout déterminisme rassurants ne sont plus de mise. La révolution copernicienne a favorisé une modification de notre représentation du monde et notre rapport à la réalité. Ces transformations, liées à l’exploration directe du monde observable ont pu, non sans résistances, être intégrées. Aucune personne raisonnable ne peut aujourd’hui contester la loi de la gravitation universelle. Se pose à présent une question passionnante que travaille notre essai : comment la découverte de la microphysique si éloignée de notre sens commun, de notre logique, peut-elle prétendre favoriser de nouveaux changements profonds dans notre représentation du monde ? Qui plus est dans notre humanité ? C’est en 1900 que nous avons choisi de commencer notre voyage, c’est précisément en 1900 qu’est posé le premier jalon de la plus grande aventure scientifique et intellectuelle du XXème siècle : la découverte des corps noirs par Max Planck. C’est une révolution qui s’annonce par les bouleversements que cette révélation entraîne dans la connaissance du monde et dans ses conséquences sur le mode de pensée de la nature humaine. Une révolution qui n’a d’égale que la révolution Galileo-copernicienne. Les critères principaux
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de la physique du XVIII et XIXème siècle se trouvent balayés, en particulier le sacro-saint déterminisme. Notre exposé vise à identifier les concepts de la physique quantique202 qui ont eu une influence sur le développement de la pensée transdisciplinaire. La physique classique a produit des lois à partir de concepts catégoriques : l’espace absolu et le temps universel. Elle s’est honorée de découvertes majeures telles que la mécanique newtonienne, la théorie électromagnétique de Maxwell, l’optique ondulatoire ou encore la thermodynamique. La science est jusqu’alors livrée à la limite de l’observable, mais se fait jour peu à peu l’hypothèse d’une unité sous-jacente de phénomènes physiques aux caractéristiques inédites. L’existence des atomes est confirmée, leur structure identifiée et la découverte de la radioactivité révèle de nouvelles propriétés de la matière. S’engage alors une exploration d’un monde inconnu au-delà du visible. La physique quantique va s’imposer comme l’instrument indispensable à l’étude des phénomènes à l’échelle de l’atome. Elle apporte cinq découvertes aux conséquences insoupçonnables sur notre représentation du monde : la discontinuité, le principe d’incertitude, l’interprétation, la logique et la non-séparabilité. Tel Archimède lançant son eurêka en sortant de son bain, Planck s’écrie : « un éclair se fit dans l’obscurité où je me débattais et des perspectives insoupçonnées s’ouvrirent à moi »203. Le corps noir qui justifie son enthousiasme est un objet qui absorbe toute la lumière qu’il reçoit quelle que soit sa longueur d’onde, absorption qui se traduit par l’émission d’un rayonnement rendu possible par une constante que le physicien nomme quantum élémentaire d’action, quantum élémentaire parce qu’il n’intervient que par des multiples entiers et action parce qu’il a les dimensions d’une action (énergie multipliée par un temps). Ce quantum d’action mesure ainsi le caractère granulaire d’un échange énergétique. Lorsqu’au mois de décembre 1900 Max Planck présente ses travaux à la Société allemande de physique, c’est son interprétation du rayonnement des corps portés à haute température qui est considérée révolutionnaire, car sa démonstration introduit de la discontinuité dans un réel de physicien qui n’a jamais été pensé autrement qu’en termes de continuité. Ce quantum est sujet à révolutionner la 202 Des ouvrages de vulgarisation permettent de comprendre ses abstraites découvertes quantiques : - D’ESPAGNAT Bernard, A la Recherche du Réel, 1ère éd. 1979, EKHO, Dunod, Paris, 2021 - NICOLESCU Basarab, Nous, la particule et le monde, Ed. Le Mail, 1985, auxquels se réfère ce développement. 203 Max PLANCK cité par Basarab NICOLESCU Ibid. p. 21
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logique de la pensée physique assise sur la notion de continuité, riche des découvertes de Leibniz ou de Newton. C’est ainsi qu’il ouvre la voie à l’âge quantique, non sans résistance aux conséquences qu’il laisse supposer. Planck s’est en effet efforcé d’ajuster sa constante au cadre de la physique classique. Il dut pourtant se rendre à l’évidence et admettre la nature inédite des structures atomiques et les nouvelles méthodes de calcul et de raisonnement qu’elle imposait. Dans le commentaire qu’il consacre à la constante de Planck, Nicolescu204 remarque que la continuité est inhérente à la pensée humaine. Il suppose qu’elle est liée à l’évidence que nous renvoient nos organes des sens sur la continuité de notre corps, la continuité de l’environnement et la continuité de la mémoire. La continuité est une donnée immédiate des sens qui forge en nous une conception bien ancrée de la réalité. Dans cet esprit, toute rupture à l’image de la mort ou des cataclysmes naturels était considérée comme un accident. Le monde visible observable disait le vrai. Les découvertes mathématiques de Newton et de Leibniz confirmaient d’ailleurs ce principe. Dans sa logique, la physique classique faisait une nette distinction entre deux types d’objets : les corpuscules et les ondes, bien identifiés dans l’étude de la lumière. La mécanique quantique rompt avec cette représentation : les particules quantiques sont faites à la fois de corpuscules et d’ondes, elles constituent une entité abstraite inédite qui n’est ni l’un ni l’autre. Elle ne permet aucune représentation mentale autre qu’une équation mathématique. Les travaux de Heisenberg permettent d’en éclairer la dynamique. Dans la mécanique classique de Newton, la dynamique d’une particule peut être entièrement déterminée dès lors qu’à chaque instant on connaît sa position et sa vitesse. Tel n’est pas le cas pour une particule quantique qu’il est impossible de localiser avec précision. Le principe d’indétermination, connu sous le nom de principe d’incertitude affirme qu’il est impossible de connaître simultanément avec la même précision la position et la vitesse d’une particule quantique. En effet plus nous mesurons avec précision la position de l’électron (à un instant donné), plus notre détermination de son moment devient imprécise. Les chercheurs ont d’abord pensé que les électrons tournaient autour du noyau de l’atome de façon ordonnée, mais il est apparu qu’ils ont des mouvements partiellement anarchiques. S’il est possible de situer approximativement la position de l’électron, on ne peut présager du sens de sa trajectoire. Selon ce principe d’indétermination, on ne peut jamais avoir les informations complètes sur l’électron. Si nous saisissons sa position, nous ne saisissons rien de sa trajectoire autour du noyau et réciproquement. Les 204
NICOLSECU Basarab, Ibid. pp. 21-23
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mesures applicables à des objets macroscopiques ne le sont plus à l’échelle microscopique. La découverte quantique provoque des polémiques houleuses dans le monde des physiciens. En 1926, lors d’un échange avec Bohr qui soutient la discontinuité, Schrödinger qui est pourtant un acteur de l’avènement de la mécanique quantique rétorque violemment : « Si on doit adhérer à ce satané saut quantique, alors je regretterai toujours d’y avoir été impliqué »205. Un monde s’écroule ! Le monde du physicien est mû jusqu’alors par des constantes qui lui octroient une harmonie fonctionnelle, éthique et esthétique. Ce monde est construit sur le principe de causalité formulé par d’Alembert en opposition à la cause finale d’Aristote206 qui fait de l’événement futur la cause d’un événement passé, lorsqu’en effet la finalité produit un événement antérieur. Hypothèse dont la pertinence dut s’effacer en des temps de rationalisme conquérant. Le principe de causalité est né d’une intuition de Descartes, il est élaboré par d’Alembert dans son Traité de dynamique à partir des lois du mouvement. En son fond, la notion de cause suppose une logique des faits de la nature dont on peut rendre compte par des lois. Ce principe stipule que la causalité, soumise à l’ordre temporel, est indissociable de son effet. Il est associé au déterminisme selon lequel les mêmes causes produisent les mêmes effets. Dans la perspective classique la causalité physique se traduit tout aussi naturellement par des lois physiques : la loi de la gravitation universelle est par exemple la cause de la trajectoire de la pomme en tombant de l’arbre. En philosophie le déterminisme postule que tout événement est déterminé par les événements passés. L’hypothèse d’un déterminisme universel formulée par Laplace, assignait à l’univers une évolution prédictible, inhérente aux lois de la physique. S’il ne prétend pas que la science pourra un jour prédire l’avenir, il affirme cependant dans son Essai philosophique sur les probabilités qu’à l’instar de la physique l’avenir est déterminé par des lois dont la science des probabilités permettra d’identifier les ressorts. Les relations d’Heisenberg remettent en question le mythe déterministe de prédictibilité, elles vont provoquer une importante controverse, attestant que la foi déterministe est bien ancrée dans l’homme. Il faut dire que le principe d’indétermination soulève des problèmes qui dépassent largement le domaine de la science. Dans les années 1920, la physique quantique arrive à maturité, elle peut prétendre à la formulation d’une théorie cohérente du réel. Deux pierres d’achoppement 205 206
NICOLESCU Basarab, Ibid. p. 22 Aristote distinguait quatre causes : formelle, matérielle, efficiente et finale.
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majeures privent pourtant ses acteurs d’une vision unanime. La première concerne l’interprétation et la seconde la nature du réel avec en filigrane la persistance de la pensée déterministe.
2. L’Ecole de Copenhague, une part de hasard inéliminable La question de l’interprétation est attachée à l’Ecole de Copenhague, qui postule que l’on ne peut pas parler d’une réalité indépendamment du processus qui en donne la mesure. La réalité physique est composée d’un système à étudier et d’instruments de mesure indissociables. Selon Niels Bohr la science n’est pas la simple description d’une réalité intrinsèque donnée, elle est « œuvre de communication entre les hommes ». Ainsi s’exprimait-il en présentant sa thèse de la complémentarité sujette à clarifier la notion d’expérience : « L’argument est simplement que par le mot expérience, nous nous référons à une situation où nous pouvons dire aux autres ce que nous avons fait et ce que nous avons appris ». « Ce point crucial, précise-t-il, implique l'impossibilité d'une séparation nette entre le comportement des objets atomiques et l'interaction avec les instruments de mesure qui servent à définir les conditions dans lesquelles les phénomènes apparaissent »207. Par complémentarité, il faut entendre qu’une particule quantique n’étant ni corpuscule, ni onde ne peut être décrite qu’imparfaitement en terme de corpuscule ou en terme d’onde. « A l’échelle quantique, la lumière est une : elle est et ondes et corpuscules »208, deux aspects d’une même réalité qui coexistent en s’ignorant. S’il est vrai qu’en physique traditionnelle certains instruments donnent des mesures qui peuvent s’interpréter, des fonctions mathématiques donnent par exemple une représentation de la position et de la vitesse d’un corpuscule. En revanche, dans le monde quantique, il n’y a ni ondes ni particules. Une particule quantique n’est pas un objet localisable dans l’espace et dans le temps, si bien que l’accès à sa réalité est nécessairement indirect. Le principe d’indétermination atteste de limites au calcul des probabilités et fait supposer une part de hasard inéliminable consubstantielle au monde quantique. En conséquence, il n’est pas possible de prédire avec certitude les résultats d’une opération effectuée sur un système physique mais seulement émettre des probabilités par un éventail de résultats. La thèse danoise ne 207 BOHR Niels, Discussions avec Einstein sur les problèmes épistémologiques en physique atomique. In Physique atomique et connaissance humaine, folio essais, Editions Gallimard, 1991 208 NICOLESCU Basarab, Ibid. p. 135
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pouvait que heurter les physiciens attachés au principe de causalité, car elle en inférait un champ d’exploration définitivement soumis à des probabilités et un renoncement à une connaissance complète du monde quantique. Durant de nombreuses années se développa une controverse amicale opposant Niels Bohr et Albert Einstein. Attaché à certains principes classiques Einstein considère qu’une théorie aboutie doit éliminer le hasard : « Dieu ne joue pas aux dés ! » aurait-il déclaré. Il n’a jamais accepté l’interprétation de ses collègues de Copenhague incompatible avec sa conviction d’une réalité objective. Dérangé par l’indéterminisme, il considérait que la marge probabiliste de la mécanique quantique était la conséquence de son inachèvement et il resta convaincu que la poursuite de la recherche parviendrait à déterminer avec précision, à la fois, la position et la vitesse d’une particule. Einstein avoue ne pas comprendre l’idée de complémentarité, elle heurte sa conception de la logique. La logique est une qualité inhérente à la nature humaine qui ne saurait nous être dictée par l’empirique. Pourtant une autre logique mariant des éléments contradictoires s’impose par l’expérience qui vient défier le principe établi de non-contradiction. Il faudra attendre 1964 pour avoir une réponse à cette longue polémique. Dans ses travaux, John Bell s’attache à démontrer le principe de séparabilité qui postule qu’en vertu des règles de causalité locale, des objets distants ne peuvent pas avoir d’influence directe l’un sur l’autre. Deux expérimentateurs menant chacun leur expérience séparés dans l’espace-temps ne peuvent obtenir que des résultats indépendants l’un de l’autre. La logique de la physique observable nous fait supposer une absence de connexion entre les deux. Contre toute attente la démonstration contredit l’apparence d’indépendance de ces observations. Cette thèse de la non-séparabilité quantique, donnant raison à Bohr, a reçu plusieurs confirmations dont celle d’Alain Aspect. Le physicien montre que deux particules ayant été en interaction à un moment donné restent en corrélation même à grande distance, défiant la notion classique d’espace-temps. Bernard d’Espagnat la décrit ainsi : « si la notion d’une réalité indépendante de l’homme est considérée comme ayant un sens, alors une telle réalité est nécessairement non-séparable. Par non-séparable, il faut entendre que si l’on veut concevoir à cette réalité des parties localisables dans l’espace, alors si telles de ces parties ont interagi selon certains modes définis en un temps où elles étaient proches, elles continuent d’interagir quel que soit leur mutuel éloignement, et cela par le moyen d’influences instantanées »209. Le principe de causalité locale n’est 209
D’ESPAGNAT Bernard, A la recherche du réel, EKHO p. 54
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qu’une forme d’un plus large système de causalité qui nécessite de changer d’échelle et d’adapter notre vision du monde. Les conséquences de cette révolution portée par la physique mécanique ne se limitent pas au domaine des sciences de la nature et à ses effets dans le monde ordinaire, elles vont travailler notre représentation du monde ; la physique quantique nous montre que tout est à la fois séparé et inséparable (corpuscule/onde, espace/temps…). Ce sont ces conséquences dont nous devons prendre la mesure en particulier au niveau de la logique et du principe de non-contradiction.
3. La transdisciplinarité en acte, Niels Bohr Bohr occupe une place d’honneur chez les acteurs de la physique quantique, ainsi que dans notre étude : sa personnalité, sa formation, son style et sa méthode sont à ce point singulier qu’il est difficile de déterminer ce qui de la physique, de la littérature, de la philosophie ou de l’art prévaut dans sa façon de penser le monde. Son exigence scientifique ne le prive jamais d’élargir sa réflexion à des questions comme l’objectivité, la vérité, la description des états de conscience et in fine la langue… Nous voulons montrer ici que son rapport au monde présentifie l’idéal transdisciplinaire que nous voulons identifier. L’originalité de sa pensée n’est pas étrangère à la formation particulière de sa personnalité et aux méandres de son inspiration. Elle dit comment se fait la découverte scientifique à partir des sources les plus variées et comment à son tour, elle féconde d’autres domaines. Dans la passionnante étude qu’il consacre à Bohr, Gerald Holton210 s’efforce de reconstituer le terreau dans lequel le jeune homme s’est construit et tente de remonter aux racines de la théorie de la complémentarité. Niels est le fils d’un professeur de médecine de confession luthérienne, sa mère est de confession juive ce qui lui valut de fuir le Danemark occupé par les nazis. Christian Bohr est professeur de physiologie à l’université de Copenhague, féru de philosophie il s’intéresse plus précisément aux relations entre science et philosophie. Il s’est impliqué dans la controverse portant sur les divergences entre les théories vitalistes et les théories mécanistes des processus biologiques, relevant les mérites respectifs de chacune des thèses. Un de ses biographes rapporte que Christian Bohr aimait traiter les problèmes de la vie sous forme de paradoxes. Niels évoque une idée de son père à l’empreinte évidente sur le jeune homme, « cette idée que la théologie, lorsqu’il s’agit de décrire le comportement des êtres vivants, pourrait bien constituer une perspective à l’égal de la causalité »211. 210 211
HOLTON Gerald, L’imagination scientifique, NRF, Editions Gallimard, Paris, 1981 HOLTON Gerald, Ibid. p.112
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Dès son adolescence Niels fréquente le petit cercle intellectuel de son père, il côtoie les chercheurs de son laboratoire ainsi que des philosophes en particulier Harald Höffding avec lequel il noue une relation amicale. Ce philosophe porte un intérêt particulier à ceux qu’il nomme les philosophierende Naturforscher (les savants philosophes) tels que Copernic, Newton ou Maxwell et s’intéresse à l’application philosophique de leurs découvertes. Höffding entretient des relations épistolaires avec Emile Meyerson, il est nourri de la pensée de G.T. Fechner et de William James qu’il rencontre lors d’un séjour aux Etats-Unis. Les Principes de psychologie sont un de ses ouvrages de référence, il est moins évident de situer les relations entre James et Bohr, il semble que ce dernier n’ait eu connaissance des travaux du psychologue que bien après la formulation du principe de complémentarité. En tout état de cause, il est remarquable que certaines démonstrations de l’Américain sur les différents niveaux de conscience fassent écho à la thèse du Danois. Reprenant les cas d’anesthésie hystérique (perte de perceptions naturelles, visuelles, auditives, tactiles...) apportés par Pierre Janet et Alfred Binet dans L’Automatisme psychologique (1889), James observe que les malades se conduisent comme s’ils avaient deux consciences qui s’ignorent l’une l’autre : « Messieurs Pierre Janet et A. Binet ont établi que, au cours des périodes d’anesthésie, et coexistant avec cet état, la sensibilité aux parties anesthésiques demeure, sous forme d’une conscience secondaire entièrement séparée de la conscience primaire normale mais susceptible d’être mobilisée, et à laquelle on peut demander d’attester son existence de diverses façons curieuses. » C’est en ces termes que James présentait le concept de complémentarité dans le domaine de la psychologie212, une bien étonnante analogie avec le concept de complémentarité tel que Bohr le présente en physique ! Ce qui inspire à Holton la question de savoir pourquoi et par quelles voies, à une même époque, les mêmes thèmes émergent dans des domaines différents ? Dans un article de 1929 Bohr reconnaît les sources de son inspiration : « Ce sont surtout les problèmes psychologiques qui nous ont familiarisés avec cette nécessité de faire appel à un mode de description complémentaire, ou plutôt réciproque »213. Autre source d’inspiration, l’existentialisme. Dans une lettre adressée à son frère, datée de 1909, Bohr exprime le plaisir que lui a procuré la lecture d’un ouvrage de Kierkegaard. S’il n’épouse par tous les détours de sa pensée, 212
JAMES William, The Principles of Psychology, volume 1, Global Grey ebooks, 2018, p.185. A noter que c’est l’auteur qui souligne par des caractères gras 213 Cité par Holton, Ibid. p.118-9.
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certaines de ses idées ont nourri le terrain qui prédisposera son esprit à affirmer certaines de ses intuitions. Le philosophe existentialiste réintègre dans sa réflexion l’individu, négligé naguère par le rationalisme des Lumières. Pour traiter la question de la vérité, il faut partir de celui qui la pense et du chemin qu’il emprunte pour y répondre ; on ne peut ignorer la subjectivité avec ses mouvements irrationnels et ses ruptures. L’acte de décision en donne une parfaite illustration. Dès la naissance la vie nous demande de faire des choix, l’homme est constamment confronté à l’alternative ou bien, ou bien en conscience de ses éventuelles conséquences. L’individu marque le pas pour décider lui-même, il y a une interruption du cours de sa pensée. Le cheminement de la pensée n’est pas un continuum fait de simples transitions, il est ponctué de discontinuité, de sauts. Bien des développements du philosophe font le nid des avancées de l’école de Copenhague, que l’on songe au saut quantique, au probabilisme ou encore au rôle de l’observateur… Ce ou bien, ou bien qui se refuse à se fondre en un est le coup de génie du principe de complémentarité. Comment donc ces sources se mettent-elles à l’œuvre dans la révolution quantique ? Thomas Kuhn nous a expliqué comment s’opère un changement de paradigme, la science extraordinaire dit-il vient suppléer aux impasses rencontrées dans la science normale. La rupture peut se faire par la réfutation d’un modèle révolu, elle peut plus simplement approfondir un champ tracé ou en compléter les acquis… . Le domaine atomique confronte les chercheurs à une situation inédite, les corpuscules et les ondes, naguère séparés dans la physique classique, se retrouvent liés en termes de particules quantiques, soulevant le défi de leurs caractères contradictoires. Comment expliquer en effet que les objets physiques à l’exemple de la lumière puissent présenter selon les cas des propriétés de corpuscules ou des propriétés d’ondes ? La découverte quantique du registre de l’abstraction y répond mais soulève un problème insoluble avec les principes connus. Animés par un souci de cohérence les physiciens s’attachent surtout à dissoudre la contradiction, sur fond de préservation de la sacro-sainte notion de continuité. Einstein en faisait ainsi le constat en 1924 : « Nous disposons désormais de deux théories de la lumière, toutes deux indispensables, mais dont il faut reconnaître l’absence de connexion logique. » En 1927, au congrès de Côme, Bohr présente pour la première fois le point de vue de la complémentarité, « une manière générale d’envisager la question » dont il espère qu’elle : « ne pourra que concilier les conceptions apparemment contradictoires défendues par différents chercheurs. »
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L’école de Copenhague se soustrait à l’impasse en s’arrêtant à la question de la description, considérée comme le seul moyen de communiquer les résultats d’une expérience. Si en physique classique l’acte d’observation n’a aucune incidence sur l’objet observé, il n’en est pas de même en physique quantique ou le dispositif instrumental utilisé intervient sur l’objet de l’observation. En vertu de quoi les résultats recueillis dans des conditions expérimentales différentes ne peuvent pas être globalisés. A l’échelle quantique, aucune expérience ne peut faire apparaître simultanément les aspects corpusculaires et ondulatoires de la matière, elle ne peut présenter qu’une seule perspective à la fois. L’étude du système quantique conduit ainsi à deux descriptions, qui s’excluent mutuellement, mais qui sont toutes deux également valables. La proposition de Bohr consistait à ne pas vouloir dissoudre la contradiction mais tenter d’en comprendre la complémentarité214 en fonction des langages utilisés. Plutôt que de chercher un modèle unique réducteur, c’est par la prise en compte de descriptions divergentes qu’il procède, la multiplicité des phénomènes favorisant la plus large information possible sur les objets. En rupture avec l’esprit de clarté dont se recommande généralement le scientifique, c’est de complexité que les Danois nourrissent le débat. Loin de tendre vers une entité unificatrice réductrice, c’est de la prise en compte du multiple riche de ses divergences que cette école se nourrit. Bohr se plaisait à citer Schiller : Nur die Fülle führt zur Klarheit (Seule la plénitude amène la clarté). Les sciences de la nature sont tributaires d’artéfacts impliqués dans la relation du chercheur au monde qu’il se propose d’étudier et qui ont une incidence sur ce qu’il perçoit. Ainsi n’est-il plus suffisant de considérer la lumière comme un phénomène à la fois ondulatoire et corpusculaire. La physique nous enseigne que la lumière s’explicite par différents énoncés, à l’occasion contradictoires. A la question : « Qu’est-ce que la lumière ? » il nous faut répondre : l’observateur, ses divers appareils et types d’instruments, ses expériences, ses théories et ses modèles d’interprétation. Bohr se dégage de la recherche d’univocité et de cohérence du discours scientifique pour la déplacer sur une problématique différente celle qui consiste à interroger le langage qui préside à la construction de la science. Ainsi que le souligne Catherine Chevalley, l’intervention de Bohr rompt avec le présupposé de non ambiguïté des définitions, en physique quantique le langage devient équivoque, c’est un tournant linguistique : « La question, écrit Bohr, n’est pas celle du choix entre deux concepts rivaux mais plutôt celle de la description 214
Le terme complémentarité n’a pas le sens habituel, il désigne les aspects mutuellement exclusifs révélés par les phénomènes quantiques. Bohr a un temps envisagé de le remplacer par réciprocité.
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de deux aspects complémentaires du phénomène », ou encore : « Toute l’évolution des sciences physiques nous apprend que c’est souvent en un choix correct des définitions que se trouve le germe d’un développement fécond »215. Il est remarquable que dès 1927 Bohr ait pensé le principe de complémentarité dans sa dimension épistémologique. Ce qu’il ne cesse de confirmer dans ses essais : « Il est significatif que (…) en d’autres domaines de la connaissance, nous rencontrons des situations rappelant celle que nous connaissons en physique quantique. Ainsi l’intégrité des organismes vivants, et les caractéristiques de la conscience des individus, autant que celles des cultures humaines, présentent les traits d’un tout, qui impliquent pour en rendre compte, un mode de description typiquement complémentaire (…) Nous n’avons pas affaire à des analogies, plus ou moins vagues, mais à des exemples précis de relations logiques, qui, dans des circonstances diverses, se rencontrent dans des domaines de plus large extension. » Dans ces écrits, Bohr a plusieurs fois recours à un exemple psychologique216. Les mots pensées et sentiments sont tous deux indispensables à la description de nos états de conscience, ils sont précisément utilisés de façon complémentaire, car lorsque l’on tente d’analyser nos émotions, on ne les éprouve plus guère. L’usage de ces mots ne présente pas de clairs liens de causalité, mais il réfère à des expériences qui s’excluent l’une l’autre en raison de contenus différents de conscience. Catherine Chevalley217 fait une remarque propre à éclairer la profonde originalité de ce scientifique, dont la pensée est née d’une compétence transversale. Bohr n’étend pas le principe de la complémentarité aux sciences humaines, la mécanique quantique n’est autre que la redécouverte d’une expérience déjà acquise dans bien d’autres domaines de la connaissance questionnant la séparation entre objet et sujet, de la psychologie à l’anthropologie, de la religion à l’art, elle n’est pas non plus étrangère aux jeux des enfants. Son analyse le conduit en bout de course à interroger le langage, la complexité de la formation des concepts et leur usage toujours sujet à des variations sémantiques. Comment parler des atomes en ignorant les présupposés contenus dans le langage ordinaire, sans pervertir les objets quantiques par des représentations relatives au monde humain commun ? Et 215 CHEVALLEY Catherine, Introduction à l’ouvrage de Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Folio, 1991, p.70 216 BOHR Niels, Ibid. Pages 179, 187, 226, 290-1 217 CHEVALLEY Catherine, Introduction, Ibid. p.100-103
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Chevalley de signifier ainsi la vision audacieuse de Bohr : « L’homme est engagé dans les connexions qu’il choisit de faire entre les mots et les choses ; de simple compte rendu du monde, l’activité scientifique devient une œuvre. »
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Chapitre XI.
L’observation au risque de l’observateur Où l’on nous explique que l’on ne peut pas se regarder passer dans la rue ! La connaissance s’est constituée longtemps dans la plus parfaite ignorance de l’incidence de la position du chercheur, de sa personnalité et de ses intérêts sur l’objet de sa recherche. Quelques esprits chagrins ne se sont pourtant pas privés de remarquer que l’apparition d’une invention est rarement innocente, trouvant dans l’efficacité ou le profit son meilleur ressort. Ainsi est-il temps de retourner le questionnement vers celui qui est l’artisan des changements du monde, d’affirmer le tournant impératif d’une autoréflexion individuelle et collective.
1. La position de l’observateur, Devereux Une persistante tradition positiviste a figé la science dans une cécité profonde quant à la responsabilité de ses auteurs, au point de les exempter de ses errances. Le sujet écarté du procès ! Ce ne fut cependant pas toujours le cas. Pour rester dans le registre de la physique218, l’histoire de la lumière nous enseigne que les philosophes de l’Antiquité se sont intéressés à la relation entre l’œil et l’objet. Au IVème siècle avant J-C, Euclide, un homonyme du mathématicien postulait que l’œil émettait des rayons qui se portaient sur l’objet, rapportant en retour à la psyché des informations sur sa forme et ses couleurs. C’est une conception que Ptolémée reprend au IIème siècle ap. J-C dans son encyclopédique Almageste. Cette thèse trouve cependant déjà ses détracteurs, Démocrite réfute l’idée que l’œil émette des rayons, il accorde en revanche un rôle autre que réfléchissant à l’objet perçu, il introduit l’idée que l’agent extérieur influe sur l’œil. A la représentation mentale de l’objet, de nature subjective, nommée lux est opposé un agent physique nommé lumen, relatif à l’objet. Cette tentative de couplage entre le monde intérieur et le monde extérieur est présente chez Platon selon lequel si l’œil ouvert émet une lumière interne, il ne peut percevoir que grâce à une source extérieure de lumière (soleil, bougie…). Les études de Kepler rompent avec ce questionnement ; elles explicitent le traitement de l’information par l’appareil sensoriel indépendamment du récepteur. Dès lors, la science physique se fixe 218
HOLTON Gerald, Ibid. p.84-90
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sur l’analyse du seul rayon lumineux, marquant une séparation radicale entre l’objet observé et le sujet observant. La science moderne s’oriente alors de façon durable dans l’exploration du lumen au bénéfice de progrès dont nous lui sommes redevables mais aux dépens des recherches de liens entre les deux pôles. Les processus internes impliqués entre l’œil et le cerveau sont renvoyés à la physiologie et à la psychologie, les intermédiaires, le langage et les instruments, rendus au statut d’accessoires. C’est dans les pas de Bohr que cette disjonction sujet-objet est réinterrogée dans les sciences de la nature et dans les sciences humaines. Les travaux de Georges Devereux en sont une vivante illustration. Esprit universel à la vie intellectuelle particulièrement féconde, Devereux parle parfaitement sept langues et se consacre avec assiduité à la musique, aux mathématiques, à la physique, à l’ethnologie, à la psychanalyse et enfin à la civilisation grecque. Ainsi mène-t-il plusieurs carrières. A l’âge de dix-huit ans, il étudie la physique avec Marie Curie, il assiste aux cours de l’école des langues orientales où il suit l’enseignement de Marcel Mauss et de Lucien Lévy-Bruhl. Il fréquente les anthropologues américains. Après la guerre, il commence une analyse à Paris, puis à New-York où il s’installe psychanalyste. En 1962 il est invité par Claude Lévi-Strauss à enseigner l’ethnopsychiatrie à l’Ecole pratique des hautes études de Paris. Il est le père de l’ethnopsychiatrie. Dans son ouvrage intitulé : De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement219, Devereux analyse les interactions tant conscientes qu’inconscientes entre l’observateur et le sujet. Il s’intéresse aux travaux de l’école de Copenhague, en particulier aux interactions constatées entre l’observateur et la chose observée et au principe de complémentarité. Il est particulièrement sensible à l’extension que Bohr fait de son champ d’application à la biologie : « Toute étude expérimentale trop poussée du phénomène vie détruit précisément ce qu’elle cherche à cerner avec trop de précision : la Vie. » Devereux s’approprie cette thèse qui le conduit à la méthode complémentariste. Il tient pour évident que l’expérience trop poussée ou encore l’explication trop minutieuse dans un domaine donné conduit à détruire l’objet même de sa démonstration. L’expérience détruit le phénomène qu’elle veut étudier de trop près et escamote ce qu’elle cherche à trop bien expliquer. L’explication sociologique d’un fait poussé au-delà de certaines limites ne donne pas une réduction du sociologique au 219
DEVEREUX Georges, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Champs essais, Aubier, Paris 2012 (1ère édition 1967 en anglais)
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psychologique mais une disparition de l’objet même du discours sociologique. Ce qui apparaît à sa place est ce qu’il y a de psychologique dans l’homme. En somme, lorsqu’un discours est trop poussé, il laisse apparaître un autre versant et réciproquement. C’est le complémentaire qui apparaît. Ainsi existe-t-il un rapport de complémentarité entre l’explication psychologique et l’explication sociologique. La psychologie la plus perfectionnée ne pourra jamais formuler des lois sociologiques tout comme la sociologie la plus parfaite ne parviendra jamais à formuler des lois authentiquement psychologiques. Ceci parce qu’un fait brut n’appartient d’emblée ni au domaine de la sociologie, ni à celui de la psychologie. Ce n’est que par son traitement dans le cadre de l’une ou l’autre de ses deux sciences que le fait brut se transforme en donnée, soit psychologique, soit sociologique. Ainsi apparaissent des rapports de complémentarité entre la lecture psychologique ou sociologique du même fait brut. Plus près de nous, Bruno Latour porte son analyse du côté de l’observateur. Il interroge le résultat de l’observation au regard de la position du chercheur. Les faits parlent d’eux-mêmes220, tel est le cliché qui donne foi à tant d’extrapolations dans le domaine des sciences. Qui parle en effet dans les laboratoires ? Nul ne croit, les chercheurs en premier, que les particules, les fossiles, les économies, les trous noirs causent tout seul, sans intermédiaires, sans enquêtes et sans instrument, bref sans l’intervention du savant et de la traduction qu’il en fait. Il existe donc une inadéquation, un raccourci trompeur entre le je parle et le les faits parlent, entre ce qui relève de la persuasion et ce qui tient de la démonstration. Il existe un terme courant pour désigner la frange intermédiaire et aléatoire entre quelqu'un qui parle et un autre qui parle à sa place, entre le doute et l'incertitude, c’est le terme de porte-parole Cet état intermédiaire se caractérise par les notions de traduction, de trahison, de falsification, d'invention, de synthèse, de transposition. Dans la perspective de Latour la parole de tous ces intermédiaires devient une énigme, une gamme de positions allant du doute le plus complet – que l’on appelle artéfact ou trahison, subjectivité ou égoïsme – jusqu’à la plus totale confiance – que l’on appelle exactitude ou fidélité, objectivité ou unité. « Les blouses blanches sont les porte-parole des non-humains et comme on doit faire avec tous les porteparole, on doit douter profondément, mais pas définitivement, de leur capacité à parler au nom de leurs mandants. »
220 LATOUR Bruno, Politique de la nature, Comment faire entrer les sciences en démocratie, Editions La Découverte, Paris, 1999, p.101-104
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La société a délégué au Savant ce pouvoir de faire parler les choses, à faire parler un monde muet. Elle lui a octroyé ce pouvoir de dire le Vrai, sans que cela ne soit discuté. C’est ce pouvoir que Latour conteste. « On a contraint les blouses blanches (…) à intervenir avec autorité dans le débat avec des lois indiscutables, ainsi ont-ils oublié leur perplexité, leur savoir-faire, le doute inhérent à toute démarche scientifique. » Le Parlement des choses est la réponse que l’auteur de Politique de la nature, Comment faire entrer les sciences en démocratie propose, à savoir un collectif qui réintègre la recherche comme une composante du bien commun auquel chacun contribue. L’observation dans les sciences du comportement nous introduit à un autre niveau de complexité. Si la dimension unidirectionnelle de l’observation prévaut dans les sciences de la nature, la caractéristique fondamentale des sciences du comportement est la réciprocité de l’observation entre l’observateur et l’observé. Ce qui constitue un rapport à priori symétrique : l’Homme observe le Rat, mais le Rat aussi observe l’Homme. La prétention d’une observation unidirectionnelle dans les sciences du comportement est une fiction. Il est avéré que certains animaux de laboratoire, en particulier les mammifères supérieurs, sont parfois si contents d’être manipulés par leur surveillant qu’ils ne répondent pas correctement à une punition. Bohr présente une illustration que Devereux considère comme le paradigme de toute expérience et de toute observation dans les sciences du comportement : celle de l’exploration d’un caillou à l’aide d’un bâton. Si le bâton est tenu fermement, il devient un prolongement de la main. Il fait davantage partie de l’observateur. S’il est tenu de façon lâche, il fait moins partie de l’observateur et davantage parti de l’objet. L’expérience du bâton fermement tenu fournit principalement des données kinesthésiques alors que celle du bâton lâchement tenu fournit surtout des données tactiles. Ces deux façons de tenir le bâton illustrent la problématique de l’observation dans les sciences du comportement. Toute expérience qui ne laisse au sujet aucun choix conscient, ni aucun moyen de réfléchir sur le comportement, qui n’inclut pas, au moins en principe, les notions de choix conscient correspondent à l’expérience du bâton tenu fermement. Les expériences qui comportent un choix conscient dans lequel l’observateur est en mesure de penser que le comportement de son sujet reflète ou implique un choix conscient – en tant que variable intermédiaire – correspond à l’expérience du bâton mollement tenu. Dans le premier cas l’acte d’observation fait partie de l’observateur, dans le deuxième cas l’acte d’observation intègre le sujet qu’il soit homme ou rat. Devereux s’est particulièrement intéressé au fait que le comportement qu’un
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être humain manifeste en présence d’un observateur (au sens large du mot) n’est pas celui qu’il aurait eu alors qu’il n’était pas observé. En un sens, il adopte un comportement expérimental, même si l’observateur est le sujet luimême. C’est un problème méthodologique qui a fait l’objet de diverses études par exemple dans le cas d’enregistrements d’entretiens. Sous le nom de Paradoxe de l’observateur, William Labov221 a démontré l’importance des variables liées au contexte de production et leurs conséquences sur le résultat de l’étude. Ces considérations nous suggèrent cette interrogation : une information pure existe-t-elle ?
2. Savoir et connaissance Cette question trouve un éclairage dans une expérience connue sous le nom de robinet de Piaget assortie de son commentaire de Lacan dans Le Séminaire X222. Jean Piaget a embrassé un large champ de compétences, il a été professeur de psychologie, de sociologie, de philosophie des sciences, d’histoire de la pensée scientifique, nous avons dit plus haut sa contribution à l’épistémologie. Il a assuré la direction du Bureau International d’Education pendant 39 ans. Une grande partie de ses travaux est consacrée à l’étude de l’intelligence, envisagée comme mode d’adaptation du vivant à son milieu. Ils s’appuient sur les concepts d’assimilation, d’accommodation et d’adaptation forgés par John Baldwin. Ainsi observe-t-il chez l’enfant les stades de son évolution qui lui inspireront une théorie de l’apprentissage. Ses travaux sur la psychologie génétique ont connu un essor important, ils ont eu une influence sur la pédagogie et les méthodes éducatives, ils irriguent le mouvement constructiviste et ils ont trouvé un écho dans les recherches sur les systèmes ouverts tels que la théorie du chaos ou la théorie des catastrophes… « Quand les enfants se parlent se comprennent-ils les uns les autres ? » Que se passe-t-il lorsqu’ils échangent leurs idées sur un plan verbal ? Telle est la question à laquelle une série d’expériences doit répondre (robinet, seringue, histoires inspirées de mythes). Pratiquement l’expérimentateur se propose de faire raconter ou expliquer quelque chose par un enfant nommé l’explicateur à un autre dit reproducteur : « On s'arrange à leur présenter la chose comme un amusement ou un concours : "Tu sais bien raconter les histoires ? Eh bien, on va envoyer ton camarade derrière la porte. Pendant ce temps, on va te 221
William LABOV est l’un des fondateurs de la sociolinguistique dans les années 60. PIAGET Jean, Le langage et la pensée chez l’enfant, Delachaux & Niestlé, 1923. Chapitre IV, La compréhension et l’explication verbale entre enfants du même âge, de 6 à 8 ans. p 96130 de la version en ligne : https://pure.mpg.de/rest/items/item_2375486/component/file_2375485/content LACAN Jacques, Le Séminaire, livre X, L’angoisse, leçon du 12 juin 1963, p.323-339 222
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raconter une histoire. Tu écouteras bien. Quand tu auras bien écouté, on fera revenir ton camarade, et tu vas lui raconter toi-même l'histoire. On verra si tu sais bien raconter, ou s'il sait mieux que toi. Tu comprends ? Tu écouteras bien et tu raconteras ensuite la même chose... " » Piaget décrit ainsi l’esprit de l’expérience : « l’enfant disait ce qu’il voulait… l’enfant s’est retrouvé dans une atmosphère parfaitement naturelle. En outre chose importante, il ne s’est jamais douté que l’on notait ses questions, Melle Veilh avait toute la confiance de l’enfant… »
Soit l’expérience du robinet ainsi présentée à l’enfant223 : « (1) Tu vois ça, ces deux dessins (I et II), c'est un robinet. (2) Tu vois ça (a), c'est les branches du robinet. (3) Pour les faire tourner, tu vois, on fait comme ça avec les doigts (geste du doigt sur le dessin I. Montrer le résultat sur le dessin II). Ça devient comme ça (dessin II). (4) Tu vois là (dessin I) quand les branches sont ouvertes comme ça (faire le geste horizontal en montrant a), le canal, tu vois (montrer b. L'appeler aussi le petit trou ou la porte) est ouvert. (5) L'eau coule alors, tu vois (dessin I, montrer b). (6) Elle coule, parce que le canal est ouvert. (7) Tu vois là (dessin II), quand les branches sont tournées (montrer a, faire le geste vertical), le canal (montrer b. L'appeler aussi le trou ou la porte) est aussi fermé. (8) L'eau ne peut pas passer, tu vois (montrer c). C'est arrêté. (9) Elle ne peut pas couler, parce que le canal (montrer b) est fermé. » A noter que Piaget n’explique pas la fonction du robinet et ajoute une cuvette à son schéma dont il ne parle pas dans ses explications.
223
PIAGET Jean, ibid. p.101
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Piaget constate que l’enfant sait lui répéter spontanément et fidèlement tous les points de l’explication donnée, les traduisant en coefficient de conformité de la transmission de l’information. Il en déduit que l’enfant a tout compris pour son propre compte. Lorsque le même enfant doit répéter toutes les explications au deuxième, il apparaît qu’il ne répète pas du tout ce qu’il a dit à Piaget. L’auteur considère que ces variations sont dûes autant aux défauts de l’exposition qu’à ceux de la compréhension. L’expérience prouve, selon lui, que l’enfant de 6 à 7 ans parle encore pour lui-même sans faire d’effort pour se faire comprendre pas son interlocuteur, elle démontre le caractère égocentrique du style enfantin : « les paroles prononcées ne sont pas conçues au point de vue de l'interlocuteur, et celui-ci, au lieu de les saisir telles quelles, les sélectionne suivant ses intérêts propres, et les déforme en fonction de ses conceptions antérieures. La conversation entre enfants ne suffit donc pas d'emblée à faire sortir les interlocuteurs de leur égocentrisme, parce que chacun, qu'il essaye d'expliquer sa pensée ou qu'il essaye de comprendre celle des autres, reste enfermé dans son propre point de vue »224. L’objectif de Piaget est d’isoler la structure de la pensée sur un plan strictement rationnel. Dans son préalable, il prend soin de délinéer son champ d’exploitation, il évince tout ce qui ne relève pas de l’objet de sa recherche, qu’il nomme les facteurs du témoignage, qui sont donc exclus de l’analyse des résultats et de leur interprétation : « Or il importe d'éliminer ces facteurs pour n'étudier que la compréhension ou l'incompréhension elles-mêmes, indépendamment des déformations dues à d'autres causes »225. Dans le commentaire qu’il consacre à cette expérience, Lacan s’étonne de la grossièreté de la démonstration émanent d’un esprit tel que celui de Jean Piaget226. Il remarque que ce n’est pas parce que l’enfant lui répète mot pour mot son explication qu’il a compris. Il note en revanche que l’enfant introduit deux considérations dans son explication non évoquées dans la présentation de l’expérience : d’une part un robinet c’est fait pour fermer, d’autre part un robinet ça permet de remplir une cuvette sans qu’elle déborde. Ce que Piaget ne prend pas en compte, c’est « ce qu’il y a d’intéressant pour un enfant dans un robinet comme cause. » Il ignore dans sa démonstration, tout ce qu’un robinet peut susciter chez un enfant, par exemple une envie de faire pipi. Comment apparaît l’intelligence chez l’enfant ? Comment se construit-elle ? Comment évolue-t-elle ? Piaget répond par une méthodologie qui trouve sa 224
PIAGET Jean, Ibid. p. 111 PIAGET Jean, Ibid. p. 103 226 « Piaget est loin d’être un sot » dit Lacan. 225
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légitimité dans les sciences exactes, elle s’appuie sur les mathématiques pour déterminer le degré de compréhension ou d’incompréhension de l’enfant selon le cas de figure. Pour le psychanalyste la pulsion épistémologique n’est pas une construction progressive qui permet l’adaptation au réel, elle est liée à l’angoisse. Pour informé qu’il soit des choses de la psychanalyse, Piaget ne s’interroge pas sur la dimension phallique du robinet de la baignoire. Il fait fi de la question de la sexualité et de la question œdipienne, il conduit sa recherche comme si la construction de la pensée chez l’enfant était complètement indépendante de tout le tissu qui le constitue subjectivement. Il « ne voit pas, poursuit Lacan, le rapport des relations que nous appelons, nous, complexuelles, avec toute constitution originelle de cette fonction de la cause qu’il prétend interroger »227. Il n’échappe pourtant pas quelques fois au généticien qu’un autre questionnement est possible : « Jusqu’à quel point, concède-t-il, les enfants cherchent-ils à être objectifs quand ils parlent entre eux ? » Dans son commentaire Piaget nous dit que l’enfant a compris pour son propre compte, sans doute, mais qu’a-t-il compris ? Bien malin qui peut dire ce qu’il a compris, la construction de la pensée n’est pas une simple acquisition de connaissances, pas davantage une machine à communiquer. Lacan nous montre que l’enfant reçoit l’explication de sa place de sujet doué d’un langage, d’une histoire et d’un inconscient : il a un savoir propre. Pourquoi répond-il telle chose ? Pourquoi retient-il tel détail ? Qu’est-ce que cela éveille en lui ? C’est à ce niveau que joue la dimension subjective. La connaissance est du côté de l’avoir, le savoir du côté de l’être, du côté d’un sujet désirant. Le savoir ne se réduit pas à un cumul de connaissances à visée adaptative, il se construit dans l’expérience subjective. Ce terreau discret mais omniprésent au soubassement de la pensée invite l’acteur transdisciplinaire à ne pas en être dupe.
3. De l’auto-observation à la modernité réflexive A ce tournant de notre étude, s’impose donc un paramètre des plus retors, celui de la personne du chercheur, son cadre d’expérimentation et son contrôle. La physique nous explique que l’objet est facétieux, qu’il peut adopter des visages différents en fonction des conditions de l’expérience. L’histoire des sciences nous dit que l’observateur est tributaire du regard que la société porte sur l’univers, une découverte n’est possible que lorsqu’un certain nombre de conditions (historiques, philosophiques, scientifiques, religieuses, morales…) 227
LACAN Jacques, Ibid. p. 335
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sont réunies. Le réel est sous nos yeux, les données brutes sont disponibles, mais il faut que la conjonction de divers éléments éclaire sous un jour nouveau le rapport de l’homme à son univers afin que leur intelligibilité et leur conceptualisation soient possibles. Ce constat nous introduit à la question de la subjectivité qui n’a pas manqué d’occuper les sociologues. Sous le nom de neutralité axiologique, Max Weber propose une posture méthodologique qui prémunit le chercheur de l’incidence de ses valeurs personnelles dans son travail scientifique. Alain Touraine préconise une attitude critique à l’endroit des catégories de l’ordre social, des idéologies et des diverses pressions auxquelles il est exposées. Dans l’impossibilité de se distancier de sa société, de ne pas pouvoir nier son implication, il vit une position nécessairement inconfortable : « il ne peut travailler qu’en détruisant sa propre identité »228. Morin pose le problème en des termes très précis : « Être sujet, cela veut dire se savoir par principe égocentrique, ethnocentrique, capable de voir ses jugements déviés ou perturbés par sa propre affectivité, ses propres craintes ou ses propres désirs »229. Cette déclaration a le mérite de situer la subjectivité au sein de l’être de l’homo démens, cet intime qui nous habite pour le meilleur et pour le pire. Morin ne mésestime pas cette part psychique intime qui agit en nous à notre insu. Et de préconiser vivement une culture psychique, une auto distanciation : « Je dois, à chaque instant, me demander : ai-je assez contrôlé mes projections, vérifié mes pulsions ? Est-ce que je m’enivre, m’intoxique de mes propres fermentations théoriques ou est-ce qu’au contraire je suis trop craintif, trop prudent au sujet du sujet justement ? »230 Telle est sa prescription. Cependant toute réflexion sur les processus de création et de production scientifique dit la complexité de l’auto-observation. Comment intégrer l’observateur dans son observation ? Comment regarder notre regard. Ainsi que le constate Auguste Comte : on ne peut pas se mettre à la fenêtre et se regarder passer dans la rue ! Dans la pure ligne du principe de complémentarité Devereux nous offre un exemple intime d’autoobservation, il concerne l’orgasme : « 1. L’orgasme pleinement vécu produit un voilement de la conscience, ce qui rend l’observation de l’orgasme imprécise. 2. Si afin de mieux l’observer, on fait un effort pour empêcher ce voilement de la conscience, ce que l’on observera ne sera plus un vrai orgasme, vécu
228
TOURAINE Alain, Pour la sociologie, coll. Points, Le Seuil, Paris, 1974, p.16 MORIN Edgar, Sociologie, Points, Essais, Fayard, Edition revue et augmentée par l’auteur, 1994, p.36 230 MORIN Edgar, La méthode 2, La vie de la vie, Points, Essais, Editions du Seuil, 1980, p.297 229
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dans toute son ampleur, mais simplement un spasme physiologique qui aboutit à l’éjaculation. » Ainsi soit nous nous abandonnons à l’orgasme et nous sommes empêchés d’en observer le phénomène, soit nous nous concentrons dessus et il nous échappe. L’auto-connaissance se heurte à une difficulté logique qui fit l’objet de débats contradictoires dans le champ des mathématiques au début des années 1930. Face au programme de David Hilbert affirmant la cohérence et la finitude des mathématiques se levèrent les travaux des logiciens Alfred Tarski en Pologne et Kurt Gödel en Autriche. Le théorème de Tarski, dit de non définissabilité postule que l’on ne peut pas définir dans le langage de l’arithmétique la vérité des énoncés produits par ce même langage. Les théorèmes d’incomplétude de Gödel invalident quant à eux la démonstration de Hilbert. Ils établissent d’une part qu’une théorie arithmétique cohérente comporte toujours des énoncés non démontrables. D’autre part qu’une théorie ne peut pas produire d’énoncé rendant compte de sa cohérence par son propre langage. Ces théorèmes font la preuve qu’un système ne peut se valider par lui-même. Ils ont été généralisés à tout langage récursif, c’est-à-dire à toute démarche dont la description tient à la répétition d’une même règle. C’est sous le terme de réflexivité231 qu’un nouvel espace d’élaboration s’est ouvert chargé de contourner cette impasse. Dérivé de l’adjectif réflexif, utilisé à l’origine en mécanique et en optique, le mot réflexivité a acquis un usage courant en mathématique, en philosophie, en psychologie et dans les sciences humaines, ce qui ne l’exempt pas de complexité. Définie couramment comme « réflexion se prenant elle-même pour objet et comme aptitude à réfléchir sur soi-même », elle embrasse un très large éventail d’applications, depuis l’autoréflexion introspective dont la formule pléonastique insiste à désigner ce qui fonde l’action et les choix intimes du sujet, puis l’autoréflexion collective qui interroge la société à l’image de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas, jusqu’à l’analyse du contexte socio-politique de l’action dans le sens de modernité réflexive telle que définie par Ulrich Beck. Malgré son évidence, la réflexivité est un concept galvaudé de la postmodernité auquel il est indispensable de redonner du tranchant. La reconnaissance de ce gauchissement implicite du sujet dans son rapport au monde a conduit à la recherche de modalités de correction. A l’image de l’exercice individuel d’autoréflexion dont la psychanalyse donne une 231 Voir sur ce thème le chapitre consacré à la réflexivité dans : DEPAULIS Alain, MOLAS Alain, NAVARRO Jean, L’agir pluridisciplinaire, Ethique et réflexivité, 2021, L’Harmattan
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application par cet effort de l’analysant de saisir la trame qui l’a constitué, de ce qui l’inscrit comme petit d’homme dans la société. Ce mouvement a pour but de réduire les effets de cette inscription qui continue d’agir en lui à son insu. C’est le modèle auquel Jürgen Habermas se réfère dans son entreprise de refondation de la raison, la psychanalyse « seul modèle tangible d’une science qui recourt méthodiquement à l’autoréflexion »232. Le défaut des sciences de la nature et des sciences humaines réside selon lui dans leur refus d’interroger les ressorts qui les animent et les intérêts qui les commandent. Elles n’exercent aucun retour critique sur les motifs et le contexte qui nourrissent leur exercice. Son essai Connaissance et intérêt est précisément une tentative de doter la connaissance en général d’une conscience réflexive, une réflexion au second degré qui entraîne un mouvement critique. Pour Habermas cet outil d’émancipation ne peut pas être le fait d’un sujet solitaire, il n’a de sens que dans une coopération entre individus, dans un espace intersubjectif de communication langagière. Sa Théorie de l’agir communicationnel prône un cadre normatif propice à favoriser une communication libre soutenue par la recherche non violente du meilleur argument. Prenant acte des conséquences d’un prétendu progrès scientifique devenu aveugle aux maux qu’il génère, Beck découple la notion de modernisation, la première modernisation, forte de sa conviction de maîtrise des risques inhérents à son développement et la seconde, confrontée à la faillite de cette maîtrise, ostensible dans la crise de l’amiante et sa gestion socio-politique. En vertu de quoi, l’auteur distingue une scientificisation simple et une scientificisation réflexive. La première est mue par la volonté émancipatrice de l’homme sur la nature. Fixée sur son objectif, elle ignore l’incertitude et le doute méthodologique, elle externalise sans vergogne ses échecs en se cachant leurs causes. Tout accident est considéré comme inévitable dans l’avancée de la connaissance, promesse d’accroissement du progrès. Une foi aveugle anime cette première modernité que Beck situe entre la fin du XIXème siècle et la moitié du XXème. Cependant cette détermination sans limite fléchit peu à peu sous l’effet de ses premiers écueils, les sciences sont de plus en plus souvent confrontées aux revers de leur prétendues avancées, aux problèmes qu’elles créent et à l’obligation de les résoudre : « Elles ne sont alors plus uniquement la source des solutions aux problèmes, mais aussi et en même temps la source
232 HABERMAS Jürgen, Connaissance et intérêt, 1ère éd. allemande 1968, Editions Galimard, 1976 pour la traduction française, tel Gallimard, p.278
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des problèmes eux-mêmes »233. La société civile porte alors un regard nouveau sur la production de la connaissance et s’impose comme acteur dans le scénario privé de la science, revendiquant le droit de porter un avis et de peser dans les choix. La scientificisation réflexive s’ouvre au domaine public et s’octroie des moyens d’action sur les processus de production et sur l’utilisation des résultats scientifiques. Dans la deuxième moitié du XXème siècle, confrontée à ses erreurs la science doit rompre avec sa prétention à dire le vrai, elle devient humaine. Dans ce tournant le critère de vérité est détrôné au profit du caractère socialement acceptable de la découverte et de sa compatibilité éthique234. Pour mémoire, citons ce message d’espoir de Castoriadis : « Parmi les créations de l’histoire humaine, une est singulièrement singulière : celle qui permet à la société considérée de se mettre elle-même en question. Création de l’idée d’autonomie, de retour réflexif sur soi, de critique et d’autocritique, d’interrogation qui ne connaît ni accepte aucune limite »235. L’expérience prouve que la démarche réflexive requiert un effort individuel et collectif constant pour interroger l’origine et les motifs de son action, mais elle est la seule voie qui permette de vivre correctement ensemble, elle est le seul chemin de l’éthique. Nous pouvons prendre pour boussole l’orientation que lui donne Paul Ricœur : « Sous le vocable – réflexivité – l’accent est mis sur le mouvement par lequel l’esprit humain tente de recouvrer sa puissance d’agir, de penser, de sentir, puissance en quelque sorte enfouie, perdue, dans les savoirs, les pratiques, les sentiments qui l’extériorisent par rapport à luimême »236. La réflexivité est étrangère à une psychologie du chercheur, son aspiration ne la réduit pas à un savoir égocentrique, narcissique. Sa mise en œuvre prouve qu’elle est inscrite dans le lien social. Mue par une dynamique hétéro-réflexive, elle est une quête transdisciplinaire d’émancipation collective.
233 BECK Ulrich, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. 1ère éd. en allemand, 1986, Alto, Aubier, Paris, pour l’édition en français, préface de Bruno Latour, 2001, p.343 234 BECK Ulrich, Ibid. p.364 235 CASTORIADIS Cornélius, La montée de l’insignifiance, Les carrefours du labyrinthe – 4, Editions du Seuil, Essais, 1996, p.119 236 RICŒUR Paul, Parcours de la reconnaissance, Folio, Essais, Gallimard, p.7
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Chapitre XII.
La connaissance de la connaissance Où l’on apprend qu’il faut être deux pour danser le langage ! Notre voyage en transdisciplinarité est la rencontre d’esprits libres, de visionnaires, ainsi de Heinz von Forester. La cybernétique de second ordre prône une connaissance déliée de ses cadres institués. Elle présente des systèmes d’auto-organisation à jamais ouverts sur le réel. Elle restitue à l’homme sa liberté de choix et sa responsabilité implicite. C’est aussi la célébration d’une humanité liée par le langage.
1. La cybernétique, une école d’interdisciplinarité C’est en 1947 que le mathématicien Norbert Wiener introduit le mot cybernétique qu’il conceptualise l’année suivante dans un ouvrage de référence : Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine237. Ce manifeste formalise un mouvement scientifique qui se propose d’étudier les communications et leurs régulations dans les systèmes naturels et artificiels. Il s’attache à repérer des propriétés structurales communes à différents domaines (biologie, automatisme, sociologie…). Son objet est la modélisation d’une machine communiquant comme un humain. L’originalité de la démarche consiste à ne pas se limiter au domaine de l’ingénierie de la communication mais d’articuler la théorie et la pratique en unifiant plusieurs disciplines à partir de certains concepts de base tels qu’information, communication et rétrocontrôle. De fait la cybernétique puise ses sources dans des disciplines aussi éloignées que la thermodynamique et la physiologie et rayonnera dans les sciences et la philosophie. Ce nouveau paradigme connu sous le nom de première cybernétique ou cybernétique de premier ordre éclot lors des conférences Macy tenues à New-York entre 1946 et 1953. Elles réunissent des représentants de disciplines très différentes tels que Waren McCulloch (neuropsychiatre), Arturo Rosenblueth (neurophysiologiste), Laurence Kubie (psychanalyste) Gregory Bateson et Margaret Mead 237 WIENER Norbert, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts. La cybernétique, Information et régulation dans le vivant et la machine 1ère éd. française, Hermann et Cie, Paris, 1948. Rééd. Ed. du Seuil, 2014. A noter que sa traduction immédiate en France a suscité la création du « Cercle d’études cybernétiques » (1951-1953) à l’initiative de Robert Vallée. Il rassemble des ingénieurs, des mathématiciens, de médecins-biologistes, des philosophes…
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(anthropologues), John von Neumann (mathématicien)… Le commentaire de Margaret Mead exprime bien le sens de ce collectif : « En tant qu’anthropologue, je me suis intéressée aux effets cybernétiques dans notre société. Je ne me réfère pas aux ordinateurs ou à la révolution électronique dans son ensemble, ni à la fin de la dépendance à l’écriture pour la connaissance, ni à la façon dont les vêtements ont pris la suite de la ronéo en tant que forme de communication chez les jeunes en révolte. (…) Je veux considérer spécifiquement la signification de l’ensemble d’idées interdisciplinaires que nous avons appelé tout d’abord feed-back, puis mécanismes téléologiques, puis cybernétiques – forme de pensée interdisciplinaire qui a permis aux membres de nombreuses disciplines de communiquer entre eux facilement. » La première cybernétique se fonde sur le projet de fabriquer des machines intelligentes, c’est-à-dire capables de s’autogouverner. Ces machines comportent un système d’autorégulation mû par les principes d’homéostasie et de rétroaction (feedback). Introduit par Claude Bernard et décrit par Walter Bradford Cannon dans les domaines de la biologie et de la physiologie, le principe d’homéostasie en infère une notion de stabilité dans un système. Le processus de rétroaction est une interaction en boucle dont les variables intermédiaires permettent à l’effet d’agir sur la cause. L’exemple le plus simple est le thermostat qui agit rétroactivement sur la température ambiante. Lorsque la chaleur atteint un certain seuil le programme entraîne un effet inhibiteur sur le producteur pour maintenir la stabilité au niveau programmé. Le système s’autorégule en fonction des variations de la température. La cybernétique de premier ordre a pour objet l’étude de l’information, de sa structure et des modalités d’interactions internes aux fins de leur reproduction dans des systèmes mécaniques ou vivants. Sa caractéristique est de ne pas prendre en compte les phénomènes mentaux. Les émetteurs et les récepteurs dont on ne connaît pas le fonctionnement sont considérés comme des boîtes noires. La première cybernétique se tient aux processus comportementaux directement observables par un observateur extérieur. Ce cadre va être profondément réinterrogé par Margaret Mead. Lors du discours prononcé en 1967, elle définit « la cybernétique comme une façon de regarder les choses comme un langage pour exprimer ce qu’on voit. » Ce faisant, elle intègre la cybernétique comme fait social et acte de langage. Publié par Heinz von Foerster qu’il titre Cybernetics of Cybernetics238, cet article pose les jalons de la cybernétique de second ordre dont Von Foerster est la cheville ouvrière. 238 MEAD Margaret, Discours prononcé lors de la réunion inaugurale de l’American Society for Cybernetics (ASC) en 1967, publié sous le titre La cybernétique de la cybernétique, dans
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2. Heinz von Foerster, une théorie visionnaire de la connaissance Ainsi que nous l’avons vu, à l’aube du XXème siècle, Vienne théâtre d’une incroyable effervescence créatrice, recèle un rare vivier d’intellectuels et d’artistes. Serge Proulx239 rapporte que Heinz von Foerster reconnaissait sa dette au terreau culturellement foisonnant de sa ville natale. Il lui a inculqué « le désir de composer simultanément avec une multiplicité de regards pour se donner une vision de la réalité ». Von Foerster embrasse des études de physique, mais il se nourrit parallèlement de conférences philosophiques qui l’ouvrent à des rencontres déterminantes au Cercle de Vienne. Ses premiers travaux sont consacrés à la mémoire dont il tente de formaliser une théorie via les concepts de la mécanique quantique. En 1949 il part s’installer aux EtatsUnis avec pour carte de visite, son ouvrage The Memory. Von Foerster trouve rapidement sa place dans le groupe qui anime les conférences Macy dont on lui confie la charge de secrétaire dès la sixième séance. Et c’est lui qui propose, à l’émotion de Norbert Wiener, de baptiser ces rencontres Cybernétiques. En 1958, il fonde le Biological Laboratory Computer (BLC), un laboratoire international à vocation scientifique interdisciplinaire dont les travaux embrassent un large horizon depuis la création d’un nouveau type d’ordinateur muni de senseurs photo-électriques jusqu’à des études sur la démographie en passant par l’hématologie médicale. Cybernéticiens du monde entier, unissez-vous ! Von Foerster invite tous les savants de tous horizons à apporter leurs compétences afin de coopérer à un travail commun sur les problèmes de notre temps. En cela il n’est pas étonnant qu’il considère que la cybernétique constitue l’interface entre sciences et compétences dures d’une part et problèmes durs des sciences douces d’autre part. L’apport le plus important de l’œuvre féconde de von Foerster est épistémologique. Il redéfinit la notion d’auto-organisation, approfondit le rapport observateur/objet observé, précise la notion de réflexivité et apporte une contribution originale sur l’éthique. Nous nous attacherons à souligner le singulier traitement du réel au soubassement de ses thèses. La conférence qu’il prononce en 1959240 est une bonne introduction à sa pensée. Avec ce sens aigu Purposive Systems, édité par Heinz von Foerster, John D. White, Larry J. Peterson et John K. Russel, 1-11 New York, NY : Spartan Books, 1968 239 PROULX Serge, Heinz von Foerster (1911-2002), Le père de la seconde cybernétique, 2003 https://sergeproulx.uqam.ca/wp-content/uploads/2010/12/2003-proulx-heinz-von-foer-48.pdf 240 Sur les systèmes auto-organisateurs et leurs environnements, article adapté de la conférence prononcée au Symposium Interdisciplinaire sur les systèmes Auto-organisateurs, le 5 mai 1959, à Chicago, Illinois. https://philosciences.com/images/PDF/Foerster1959.pdf
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du paradoxe qui le caractérise, il lance de but en blanc à ses auditeurs : « les systèmes auto-organisateurs, cela n’existe pas ! » Von Foerster appuie sa démonstration sur l’exemple des organismes vivants. Comment en effet peuton parler d’auto-organisation pour une machine vivante qui est constamment en activité biologique, physiologique, mentale…, une activité qui use de l’énergie. Cette dégradation de l’énergie la condamne à se désintégrer sauf si elle parvient à compenser cette perte en puisant de l’énergie dans son environnement. Il n’existe pas de systèmes auto-organisateurs clos, ils sont nécessairement en relation avec un environnement adéquat « qui possède une énergie et un ordre disponible et avec lequel il est en interaction perpétuelle, de sorte qu’il réussisse en un sens à vivre aux dépens de son environnement ». Ainsi ne peut-on considérer et expliquer ces systèmes que dans leur totalité, à partir des échanges d’informations entre ces éléments. Un processus d’autoorganisation ne se génère pas de ses propres éléments, ni de ceux de son environnement, mais de l’incidence mutuelle de l’un sur l’autre. Dans la communication qu’il consacre à L’épistémologie von foersterienne241, Edgar Morin souligne l’importance de cette problématique. Elle répond au paradoxe de la notion d’autonomie recevable dans un registre intellectuel abstrait mais qui n’a pas de place dans une conception déterministe de la science : « Par cette nouvelle conception, on peut désormais concevoir l’autonomie dans la dépendance ». Un système auto-organisé est à la fois fermé et ouvert, il est mû par un processus en boucle, la circularité. Son fonctionnement se fonde sur des mouvements de rétroaction et de récursivité par lesquels ce qu’il produit a des effets sur ce qui le cause. Cette description s’illustre par exemple sur le plan individu-société. Les individus construisent la société, ils lui donnent des règles, des lois, développent une culture… qui rétroagissent sur les individus : « La société produit les individus qui produisent la société ». Ainsi que nous l’avons vu, depuis le début du XXème siècle des voix de la philosophie ainsi que de la physique et de la chimie font valoir l’impossible neutralité de la personne de l’observateur dans l’acte d’observer. La science classique isole l’objet et l’étudie de l’extérieur, marquant une séparation entre observateur et observé. Telle est l’objectivité, présupposant que l’objet existe indépendamment de l’esprit. L’observateur s’abstrait de l’opération qu’il anime. Or il n’existe pas de description sans sujet, toute description du monde est subjective. Von Foerster en dégage deux enseignements : « 1. Les observations n’ont pas une valeur absolue mais sont relatives au point de vue d’un observateur (Einstein) ; 2. Les observations affectent l’objet observé 241 MORIN Edgar, L’épistémologie von foersterienne, in Seconde Cybernétique et complexité, E. Andreewsky-R. Delorme (dir.) p.95-105, L’Harmattan, 2006
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jusqu’à annuler (obliterate) l’espoir de prédiction de l’observateur (Heisenberg) »242. Il analyse le rejet de ce constat évident comme une crainte du chercheur d’être confronté à de nombreux paradoxes insolubles. Pourtant remarque-t-il, on ne peut éliminer ce qui préside à l’acte d’observer et de décrire : « Ce qui est nouveau, c’est qu’on a pris profondément conscience que pour écrire une théorie du cerveau, il faut un cerveau »243. Il est personnellement impliqué dans ce qu’il décrit. Si on prend l’exemple du biologiste, observateur des organismes vivants, il se doit d’intégrer que « lui aussi est un organisme vivant, ce qui veut dire que, dans sa théorie, il doit non seulement rendre compte de lui-même, mais également de la formulation de sa théorie »244. Von Foerster prolonge cette assertion par une affirmation audacieuse, digne de Nietzsche : « l’environnement tel que nous le percevons est notre invention ». L’auteur en donne une illustration qui ne disconvient pas à la notion de transfert freudien : « En entendant ma voix, en me serrant la main, et au travers des corrélations constantes de sensations extrêmement variées, vous construisez un Heinz. » On pourrait d’ailleurs dire « votre Heinz ». Ainsi inventons-nous des figures à partir de notre perception que nous nommons réalité. Là est le germe du mouvement constructiviste. Dès lors une théorie de l’observation s’impose qui ne se limitera pas à la question « Que savons-nous ? » mais s’ouvrira à la question : « Comment savons-nous ? » intégrant l’observateur dans la boucle. Plusieurs conséquences en découlent, d’abord au niveau de l’observateur : « Celui-là même qui écrit cette théorie doit rendre compte de son écriture ». Mais ensuite dans la façon de faire la science, mais aussi d’enseigner, d’apprendre, de penser la vie des groupes… Von Foerster en appelle de façon impérieuse à la réflexivité. Il convient d’abord de prendre en compte ce qui se passe en nous, d’en analyser ensuite les effets sur son objet. Ce regard que l’acteur doit porter sur son acte et sa formulation renouvelle l’exercice scientifique qui doit trouver les moyens de son autorégulation grâce à des outils de contrôle, de vérification. Ce trait de l’œuvre de von Foerster est présent dans le titre qu’il donne lui-même à l’article de Margaret Mead, Cybernétique de la Cybernétique, annonçant une méta-connaissance, une connaissance de la 242 Von FOERSTER Heinz, Notes pour une épistémologie des objets vivants, in L’unité de l’homme. 2. Le cerveau humain, E. Morin, M. Piattelli-Palmarini (dir.), Points, Seuil, 1974, p. 139. 243 Von FOERSTER Heinz, Ethique et Cybernétique du Second Ordre, publié dans Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale, Y. Rey-B. Prieur (dir.) Pais, ESF, 1991 et in Seconde Cybernétique et complexité, E. Andreewsky-R. Delorme (dir.) p.135-150, L’Harmattan, 2006 244 VON FOERSTER Heinz, Notes pour une épistémologie des objets vivants, in L’unité de l’homme, Ibid. 1974.
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connaissance à savoir une réflexion continue sur la science et la façon dont elle se fabrique. Cette théorie de la connaissance est soutenue par une conception singulière de son objet qui court tout au long de son œuvre. Elle est présentifiée par la figure d’un petit démon, à l’instar du démon de Maxwell qui vient contredire la seconde loi de la thermodynamique. La pensée de Von Foerster se déploie dans un horizon qui ne cesse de se dérober, conscient de son infinitude et de la vanité à prétendre le sérier. Nous voulons mettre en relief comment se révèle dans ses démonstrations ce présupposé implicite à la complexité qui signe la profondeur de sa pensée. - L’exemple classique d’auto-organisation en est une première illustration. Elle consiste en un tas de cubes aimantés rassemblés dans une boite qui soumise à une agitation aléatoire donne des formes curieuses évoquant des sculptures surréalistes. Cette auto-organisation constate l’auteur n’est pas seulement due aux contraintes de l’aimantation mais aussi, se plait-il, à dire aux petits démons enfermés dans la boite. - Le physicien Erwin Schrödinger avait identifié deux mécanismes de base permettant de produire des événements ordonnés. Le premier produit de l’ordre à partir du désordre (Order from Disorder) et l’autre de l’ordre à partir de l’ordre (Order from Order). Von Foerster remarque qu’aucune des deux options ne rend compte des systèmes auto-organisateurs. Il propose un troisième modèle, l’ordre à partir du bruit (Order from Noise), que l’on peut comprendre par perturbations aléatoires. Cette notion de bruit est particulièrement intéressante, l’auteur l’apparente au non-sens245. Lorsqu’il évoque le dressage d’un chien, il suppose qu’une adaptabilité efficace de l’animal ne peut s’appuyer sur un strict modèle répétitif de commandes, il est nécessaire d’introduire régulièrement des variables inattendues pour que l’animal intègre un large spectre de réponses. Ces variables peuvent être considérées comme du bruit dépendant du cadre de référence. Le bruit est un petit démon qui vient dissoner dans le système. - Une autre illustration nous en est donnée par son commentaire du mythe d’Amphitryon. Pour séduire Alcène, Zeus prend la forme de son mari, Amphitryon. Alcène devrait aimer cette figure qui épouse parfaitement l’apparence de son aimé. Mais il n’en est rien car Amphitryon possède quelque chose que Zeus n’a pas. L’amour d’un être ne se réduit pas à une liste de caractères : « La simulation la plus parfaite laisse encore échapper quelque 245
Sur les systèmes auto-organisateurs et leurs environnements, Ibid. p.35
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chose et c’est ce quelque chose qui est l’essence de l’amour, ce pauvre mot qui dit tout et n’explique rien »246. Le petit démon, le bruit et enfin l’amour, trois exemples qui ont en commun de nous montrer que von Foerster met le doigt sur cette part de la réalité qui se spécifie d’être impossible à dire dont nous verrons qu’il y a lieu de l’identifier sous le nom de réel. C’est en cela que la science doit constamment être ouverte à l’imprévisible, assumer l’incertain en conscience d’un inconnaissable à jamais intelligible. C’est sans doute la raison pour laquelle von Foerster ne se recommandait d’aucun système de pensée, son petit démon facétieux y aurait étouffé. Il refusait d’être considéré comme un constructiviste, pas davantage comme un épistémologue. Être classé c’était déjà se fermer, là où il faut maintenir l’ouverture à la surprise. Sa conception de l’apprentissage en donne une parfaite argumentation.
3. Une humanité éclairée Dans ses recherches en neurophysiologie Heinz von Foerster s’est arrêté au phénomène de la tâche aveugle qui l’a beaucoup inspiré. Il existe en effet sur la rétine une petite partie dépourvue de photorécepteurs qui ne peut pas envoyer d’informations sensorielles au cerveau. Or nul n’a conscience de cette lacune physiologique qui réduit pourtant son champ visuel. Ainsi se satisfaiton de ce que notre œil nous donne dans l’ignorance de tout qui nous est caché. Transposé sur le plan cognitif, cette carence nous dit combien notre connaissance tend à occulter ce qui est à la marge, ce qui nourrit le paradoxe au risque de réorganiser notre conception du monde. Le moteur de la connaissance s’alimente de l’assertion classique de savoir que l’on ne sait pas qui garantit son développement linéaire dans un confort de penser. La métaphore de la tache aveugle introduit une perspective plus dérangeante l’ignorance de ne pas savoir. En termes d’apprentissage, il s’agit de sortir du champ du prévisible pour se rendre disponible à ce qui est hors champ. Comment être ouvert à ce qu’on ne sait pas ne pas savoir, à la surprise de ce qu’on n’attend pas ? Cette réforme de l’apprentissage qui a beaucoup occupé Bachelard est formulée ici de façon inédite. Pour von Foerster l’éducation traditionnelle tend à trivialiser nos enfants, c’est-à-dire à générer des comportements prédictibles, à l’instar des machines triviales, tels les automates, dont on connaît les mouvements quand on en connaît les déterminants. L’enseignement établi se résume en une répétition de ce que l’on sait déjà, l’élève est invité à répondre à des questions dont les réponses 246 Cité par Jean-Pierre Dupuy, Quatre moments dans la vie d’un homme remarquable, in Seconde Cybernétique et Complexité, Ibid. p.71
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sont acquises. « Est-ce qu’il ne serait pas fascinant, interroge-t-il, de penser un système éducatif qui détrivialiserait les étudiants en leur enseignant des questions légitimes, c’est-à-dire des questions dont on ne connait pas les réponses ? » 247 Pour servir cette aspiration Von Foerster se fait le chantre de l’imagination, de la créativité et de la poésie. Projet enthousiaste s’il en est, porté par l’impératif éthique : « Agis de façon à accroître le nombre des choix possibles, pour toi et pour les autres »248.. Comment von Foerster articule-t-il sa position éthique à sa théorie de la connaissance ? La distinction entre questions décidables et questions indécidables permet d’asseoir son développement. Il existe des questions auxquelles il est aisé de répondre par oui ou par non, « Le nombre 3.396.714 est-il divisible par 2 ? » Oui. La réponse est évidente. Certaines particulièrement compliquées restent en suspens, il faudra du temps pour trancher. Et puis il y a des questions par essence indécidables, von Foerster livre en exemple une variation d’interprétations du Big-bang, dont aucun témoin n’est là pour rendre compte. Dès lors que la réponse aux questions décidables est tranchée par le cadre et les règles même de la question, elle ne demande aucun choix. Elle permet en revanche de déduire ce postulat métaphysique : « Il n’y a que les questions qui sont par essence indécidables que nous pouvons trancher ». Là s’exerce notre pouvoir de choisir, notre liberté. A la source intime des questions indécidables, celles que chacun se pose plus ou moins consciemment : que vais-je devenir ? Quels choix vais-je faire ? Et von Foerster de donner là toute sa vigueur à son éthique : « Le complément de la nécessité n’est pas le hasard, mais le choix ! » Cette liberté de choix implique notre responsabilité. Certes il ne manque pas de situations où le décideur se dérobe en arguant de raisons prétendues objectives, de motifs institutionnels… : « Je n’ai pas le choix ! » Mais la condition de l’homme est de faire des choix, citant José Ortega y Gasset : L’homme « ne peut échapper à la nécessité de choisir. Il est condamné à être libre ». Enfin loin de l’égocentrisme d’un Feyerabend, Heinz von Foerster s’honore d’inscrire sa vision dans le lien social. Le langage revêt pour lui deux formes, celle de l’apparence et celle de la fonction. Dans le premier cas elle est monologue, elle désigne un sujet qui se vit distinct du monde dans lequel il est. Les mots qu’il échange sont réduits à des bruits produits par les cordes 247 Von FOERSTER Heinz, Les responsabilités de la compétences, in Seconde Cybernétique et Complexité, Ibid. p.125-133. 248 Cette partie sur l’éthique s’appuie sur le texte de Von FOERSTER : Ethique et Cybernétique du Second Ordre, publié dans Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale, Y. Rey – B. Prieur (dir.). Paris, 1991. Et dans Seconde Cybernétique et Complexité, Ibid. p.135-150.
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vocales. Mais le langage est aussi une fonction, il est dialogique, il implique autrui. Le langage est constructif parce que dans le dialogue il révèle la complexité et la richesse. Comme pour danser le tango : « Il faut être deux pour danser le langage ». La fin de cet article est emprunté à Martin Buber : « Tournez-vous à présent vers l’individu et vous le reconnaîtrez pour humain à sa capacité d’entrer en relation. Nous pouvons encore nous rapprocher de la réponse à la question : qu’est l’humain ? En en venant à le comprendre comme l’être dans la dialogique de qui, par son être – deux – ensemble mutuellement présent, la rencontre de l’un avec l’autre donne à chaque fois lieu à prise de conscience et reconnaissance ». Loin des injonctions moralisatrices à caractère culpabilisant, l’éthique ne s’exprime pas, discrète, elle est simplement une adéquation entre le langage et les actes. « Heinz von Foester était un homme généreux, charmant, rempli d’humour, pince-sans-rire, l’œil perçant, à la réplique intelligente et toujours pertinente, attentif aux questions que ses étudiants et collègues pouvaient lui poser. Il répondait souvent à une question par une autre question ce qui provoquait instantanément le dialogue avec son interlocuteur ». Tel est le portait largement partagé qu’en dresse Serge Proulx. Au-delà de cet éloge de la personne, c’est ici l’héritage inestimable de ce penseur inclassable, nourri des sciences techniques et de la philosophie, que nous retenons. Il ne lui suffit pas en effet de se défier de tout système, il porte avec constance un regard décalé sur le monde et ne cesse d’ouvrir de nouvelles perspectives. Dans l’hommage qu’il lui consacre, Morin exprime ainsi sa dette : « Il fut mon plus profond inspirateur, il m’a fait émerger la conscience des vérités informulées que je portais en moi, il a infléchi de façon décisive mon mode de penser. Ce que je suis dépend de ce qu’il m’a donné ».
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Chapitre XIII.
La logique de l’énergie Où l’on apprend qu’exister ce n’est pas être c’est devenir ! Les principes de non-contradiction, d’identité et de tiers exclu, hérités de l’Antiquité président à la logique classique : ce qui est vrai est vrai ! S’inspirant de la révolution quantique, Stéphane Lupasco lui oppose un autre modèle : La logique dynamique du contradictoire. Le dogme du vrai et du faux s’ouvre à des variations : ni vrai, ni faux, autre que vrai et faux, plus que vrai et faux… Ainsi forge-t-il de nouveaux outils propres à rendre compte de la complexité du réel.
1. La logique en défaut Pendant plus de vingt siècles l’intelligence occidentale a été façonnée par les principes logiques formalisés par Socrate et Aristote. Une fondation inaltérable à toutes les constructions philosophiques et scientifiques y compris celles qui prétendaient pourtant en faire table rase. Depuis l’Antiquité, trois principes commandent la pensée : le principe d’identité, le principe de noncontradiction et le principe du tiers exclu. Le principe d’identité se réclame d’une formule simple : « ce qui est est, ce qui n’est pas n’est pas ». Il suppose une cohérence, une immuabilité aux choses et aux êtres. Il est présent chez Aristote et les stoïciens, affirmé comme loi fondamentale de la logique : « ce qui est vrai est vrai ». Le principe de non-contradiction, édicte qu’il est impossible que deux qualités contraires soient attachées à la même chose au même moment. Dans cette logique on ne peut affirmer vraie et fausse la même chose. Deux propositions contradictoires ne peuvent être vraies ensemble : « Être en repos et en mouvement simultanément, sous le même rapport, est-ce que c’est possible pour la même chose ? Nullement ! »249 Cette vérité première conditionne l’accès à toutes les autres vérités. Dès lors que l’on affirme qu’une chose ne peut être vraie et fausse à la fois, à l’alternative : Socrate est mort ou vivant, il n’y a pas de troisième choix. Le principe du tiers exclu est un dogme majeur de la logique classique : il exclut qu’une proposition et sa négation soient toutes les deux fausses.
249
PLATON, La République, IV, 436b
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La prospérité de cette logique dite classique qui conduit au déterminisme est bien connue. Elle n’a jamais vraiment été remise en cause que ce soit par Descartes, Leibniz, Hume ou Kant, chacun d’eux ayant pourtant entrevu les limites qu’imposait cet horizon. Cette hégémonie s’est rendue coupable d’avoir étouffé des voix discordantes, sensibles à une diversité contradictoire. La liste est longue de ces penseurs dissonants dont Héraclite250 initie la lignée affirmant une dynamique des contraires traversée par le conflit. Pour le philosophe d’Ephèse, les choses ne sont jamais achevées, elles sont soumises aux mouvements de forces contraires permanentes. Les sophistes s’en sont fait les experts. A l’aube de la Renaissance, Nicolas de Cues rompt avec le formalisme scolastique au profit d’une étonnante méthode de connaissance qui tend à embrasser l’ensemble du savoir. En vertu du fait que Dieu ignore la non-contradiction, l’auteur de La Docte ignorance assume la diversité et ses oppositions. Dans leur essence les philosophies d’Orient (taoïsme, bouddhisme…) supposent d’ailleurs une réalité plus complexe dans laquelle les processus vitaux interagissent et qui ignore la dichotomie d’un monde objectif livré à la sagacité d’un observateur fixe. En Occident nous avons vu que Hegel est le premier à observer que dans tout développement des contradictions sont inéluctables et donne à la négation sa puissance constructive. Il cherche cependant à dépasser les contradictions, conscient qu’elles persistent. Il fallut attendre le début du XXème siècle pour que la révolution quantique fasse apparaître les limites de la pensée logique classique. C’est au nom de Lupasco qu’est attachée la profonde remise en cause des fondements de cet héritage.
2. La logique de la contradiction, Stéphane Lupasco Né en Roumanie en 1900, Stéphane Lupasco251 a fait sa scolarité en France. Il étudie les sciences et la philosophie, assiste au cours de physique de Louis de Broglie à La Sorbonne, suit les cours de psychopathologie à Sainte-Anne où il rencontre Jacques Lacan avec lequel il se lie d’amitié et auquel il présentera plus tard sa logique du tiers inclus. Lupasco fréquente les intellectuels roumains émigrés à Paris : Emil Cioran, Benjamin Fondane, Mircea Eliade, Eugène Ionesco et les surréalistes comme André Breton et Salvadore Dali ainsi que le peintre Georges Mathieu. Sa thèse : Le dualisme antagoniste et 250 MORIN Edgar, Lupasco et les pensées qui affrontent les contradictions, in A la confluence de deux cultures, Lupasco aujourd’hui, Actes du colloque international UNESCO, Paris 24 mars 2010, Ed. Oxus, p. 103-129 251 LANGEVIN Paul-Éric Langevin, Réflexions sur Stéphane Lupasco, sa vie, son œuvre, sa pensée. https://www.academia.edu/26513807/R%C3%A9flexions_sur_St%C3%A9phane_Lupasco_s a_vie_son_oeuvre_sa_pens%C3%A9e_par_Paul_Eric_Langevin
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les exigences historiques de l’esprit et Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance est remarquée par Léon Brunschvicg. Tout au long de sa vie le Roumain a exploré des domaines très variés, outre la philosophie, la physique, la biologie, la logique, la morale, la religion, la critique artistique… Ses travaux épistémologiques ont suscité des réactions très contrastées, rejetés parce qu’inclassables par certains, ils sont portés aux nues par d’autres, Claude Mauriac considère son essai Les Trois Matières comme un nouveau Discours de la Méthode. Le corpus qu’il fonde à partir de la notion d’antagonisme rebat les cartes de la logique aristotélicienne. Selon certains commentateurs de nombreux penseurs auraient puisé dans son œuvre, sans reconnaitre leur dette à son auteur. Lupasco parlait lui-même de pillage lorsqu’il comparait ses thèses de 1935 au contenu de La philosophie du Non que Bachelard a publié en 1940. Lupasco est un témoin passionné des progrès de la science, il acquiert très tôt une intime connaissance de la découverte quantique. En 1935 La physique macroscopique et sa portée philosophique annonce la voie originale qu’il va épouser. Sa pensée est façonnée par les enseignements de cette physique dont il tire les conséquences philosophiques au point de projeter une véritable vision quantique du monde. C’est en cela que la logique de Lupasco est une logique de l’énergie. Ainsi que le souligne Mireille Chabal : « le "logique" est tout ce qui, dans le réel ou dans la pensée, a les caractères du devenir, c’est-àdire tout ce qui "existe". "Exister" ce n’est pas "être", c’est devenir ». 252 Si l’on veut comprendre le monde abstrait de Lupasco, il ne faut plus penser en termes de choses ou d’objets situés dans l’espace mais en termes de mouvement, de dynamisme, de relation et de conflit : « Comme on le sait depuis Einstein, toute la matière se réduit à de l’énergie. On ne peut parler aujourd’hui qu’en termes d’énergie »253. En abordant la physique quantique, Lupasco relève une contradiction dans le quantum de Planck comportant une valeur arithmétique discontinue et une valeur ondulatoire continue254. Ce sont les valeurs de la logique qui vont aiguillonner son questionnement. La logique classique s’appuie sur des raisonnements rationnels et cohérents. Elle s’est constituée à partir d’un cadre 252
CHABAL Mireille, Stéphane Lupasco ou la puissance de la pensée, Etudes lupasciennes, 2004 & La logique du contradictoire de Stéphane Lupasco. http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php 253 Entretien de Stéphane Lupasco réalisé le 14 février 1987. https://www.revue3emillenaire.com/blog/la-logique-de-lenergie-entretien-avec-stepahnelupasco/ 254 Entretien 1987 Ibid.
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qui en garantit l’efficience dont le maître étalon est le vrai et le faux, le faux étant réduit à un statut d’inexistence. Ne reconnaissant que le vrai, elle est en fait monovalente, elle laisse à la marge le bi, le tri et le polyvalent (ni vrai, ni faux, autre que vrai et faux, plus que vrai et faux…) L’opération logique se valide par les lois logiques qu’elle a elle-même édictées : « c’est-à-dire aux axiomes et définitions que l’on a choisis comme points de départ et aux principes et règles de l’opération que l’on s’est donnés, même si ce choix est arbitraire et purement formel (…), soumission qu’on appelle cohérence logique, qui signifie que l’opération ne contredit pas ses propres lois et en vertu de laquelle l’opération est déclarée vraie… »255. La réalité se construit sur une affirmation seule garante de l’identité fondamentale de l’être, validée par le jugement de non-contradiction. Prétendre qu’une chose puisse être affirmée et niée en même temps et en même lieu, c’est énoncer une fausse réalité, puisque faite d’éléments contradictoires. Dans cet esprit, le faux est une erreur d’appréciation, voire un accident : « Être dans le faux c’est fausser la logique même. » Il en résulte que les valeurs d’identité et de non-identité, tributaires du même principe, évincent toute prise en compte de la diversité. Une métaphysique s’est ainsi développée dans le mépris de la pure logique de l’expérience. Au nom du principe sacralisé de non-contradiction la valeur de la négation n’a jamais été interrogée. Lupasco souligne qu’Aristote avait bien compris qu’il ne devait pas appliquer le cadre de la logique pure, il aurait fait apparaître la vacuité du principe de non-contradiction et la relativité des vérités qui s’en déduisent. Ainsi fait-il cette remarque d’ordre général que les constructions théoriques signent « une fuite de la contradiction et du désir tenace de sa suppression rigoureuse » par le refuge dans les valeurs qui lui apportent de l’affirmation. Cependant la science ne se nourrit pas d’assertions, ce sont les hypothèses qui en sont le ressort soumis au verdict des faits et de l’expérience. Envers et contre tout dogmatisme le réel s’impose toujours et la persistante tradition s’est heurtée aux découvertes de la physique contemporaine, mais aussi de la chimie, de la biologie… La physique des quantas rompt exemplairement avec les représentations monovalentes et les relations antithétiques binaires, elle en appelle à la reconnaissance d’une multiplicité de valeurs intermédiaires. L’expérience logique ne nous dit-elle pas que les notions d’affirmation et de négation sont les deux expressions d’une même réalité ? N’a-t-il pas été constaté (Goblot) que tout jugement affirmatif se réfère implicitement à un 255 LUPASCO Stéphane, Valeurs logiques et Contradiction, la Revue philosophique n°1 à 3, tome CXXXV, Janvier-Mars 1945, Paris, p. 4
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jugement négatif possible et réciproquement ? Tout système comprend cette dualité. L’expérience logique est un jeu constant ou une affirmation repousse une négation et réciproquement une négation repousse une affirmation. Elles n’existent que l’une par rapport à l’autre, la contradiction leur est constitutive. C’est au nom du principe de non-contradiction que l’on a opéré une disjonction entre ces deux termes et que l’on en a choisi un aux dépens de l’autre : « car ils sentaient qu’admettre les deux valeurs de l’expérience logique, que souscrire à la bivalence, c’était du même coup reconnaître la contradiction comme fondement irréductible de la logique en même temps que la trivalence et la polyvalence qu’elle engendre et dont elle est le lien structural »256. Dès lors que l’on assume cette contradiction structurale s’ouvre un champ dynamique fécond : les valeurs logiques y apparaissent comme des entités vivantes mues chacune par son propre dynamisme. Dans leur développement elles s’opposent, se contrarient, lorsque l’une évolue c’est aux dépens de l’autre. La logique implique deux mouvements inverses, l’un affirmatif ou identifiant et l’autre négatif ou diversifiant, en conflit : « Philosophiquement, ces considérations sont d’une extrême importance : l’identité et la diversité, le rationnel et l’irrationnel sont liés l’un à l’autre par la contradiction et constituent les deux articulations, les deux fonctions de la chose logique »257. Cette démonstration porte un coup à l’immuabilité du principe d’identité, l’identité n’est pas statique, elle est un dynamisme du contradictoire, de la diversification. Ainsi que l’œuvre de Lupasco s’attache à le démontrer, prendre acte de cette réalité n’est pas limoger la logique c’est au contraire lui donner plus d’envergure en l’arrimant vraiment au réel.
3. L’importun Tiers inclus En 1951 avec Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie258, la pensée de Lupasco arrive à maturité. L’objectif de cet essai consiste à examiner les conséquences du rejet du principe de non-contradiction dès lors que l’on inclut une contradiction irréductible dans un système. D’entrée l’auteur énonce ce postulat : « A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l'exprime, au signe qui le symbolise : e, par exemple, doit toujours être associé, structuralement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou 256
LUPASCO Stéphane, 1945, Ibid. p. 10 LUPASCO Stéphane, 1945, Ibid. p. 13 258 LUPASCO Stéphane, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, préface de Basarab Nicolescu, (1ère éd. 1951, Hermann) 2ème éd. L’Esprit et la Matière, Editions du Rocher, 1987 257
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anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire : non-e »259. En quelque sorte, tout système comporte une dualité contradictoire. Lupasco prend soin de préciser que cette logique de l’énergie se distingue de la dialectique hégélienne, dans le sens où elle ne conjoint jamais thèse et antithèse dans une synthèse finale qui de fait dissoudrait la contradiction. Le dynamisme n’est jamais achevé. C’est un enseignement majeur souvent négligé par des penseurs naturellement enclins à refermer le processus. Cette dualité peut se décliner sur différents modes : vrai/faux, rationnel/irrationnel, physique/biologique, identification/diversification, homogénéité/hétérogénéité… s’appliquant non seulement à des éléments mais aussi à des phénomènes ou à des événements. Le principe d’antagonisme exprime la nature dynamique de ces couples, c’est-à-dire le passage d’un état potentiel à un état actuel et réciproquement. Ils sont mus par ces deux dynamismes opposés, lorsque l’un s’actualise, l’autre se potentialise. Contrairement à la logique aristotélicienne (si l’un est vrai, l’autre est faux), l’actualisation de l’un des termes ne fait pas disparaître l’autre, lorsque l’un s’actualise, il refoule l’actualisation de son antagoniste et le potentialise. Ils sont irréductiblement liés l’un à l’autre. Nous pouvons nous représenter un vecteur sur lequel se déplace un curseur signalant les mouvements d’actualisation et de potentialisation antagonistes sans jamais se fixer à l’un des pôles ce qui signifierait la fin de la dynamique. Entre les deux se déploient ainsi de multiples degrés d’actualisation et de potentialisation. Dès lors que les deux phénomènes contradictoires sont au même degré d’actualisation ou de potentialisation, ils sont à l’état T, ils doivent être considérés « comme ni actuels, ni potentiels ou bien semi-actuels et semi-potentiels à la fois et chacun par rapport à l’autre »260 mais conservant bien évidemment une potentialité et une actualité. L’état T, "T" pour Tiers inclus est ce moment où les actualisations contraires sont à égalité, dit autrement : « il s’agit là d’un état où les événements dynamiques sont les plus contradictoires »261. Lupasco identifie ainsi les trois termes de sa logique : A pour actualisation, P pour potentialisation et T pour Tiers inclus. Cet état T est la clef de voûte262 de la pensée de Lupasco, il précise son intuition et charpente son système philosophique. L’état T n’est pas un simple 259
LUPASCO Stéphane, 1987, p. 9 LUPASCO Stéphane, 1987, Ibid. p.11-12 261 LUPASCO Stéphane, 1987, Ibid. p.27 262 NICOLESCU Basarab, Stéphane Lupasco et le tiers inclus. De la physique quantique à l’ontologie, Revue de synthèse : 5e série, année 2005/2, p.431-441 260
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moment d’équilibre entre les contraires, il possède sa propre logique qui s’ajoute à celles de l’antagonisme fondamental de l’homogène et de l’hétérogène. Le premier terme263, de l’ordre de l’identifiant, exprime le mouvement qui s’oriente vers l’actualisation absolue de l’homogène. Il correspond à la structure de la physique classique, la macrophysique. Il se caractérise par une succession de lois, de principes établis dans la logique traditionnelle de non-contradiction. Le deuxième terme, de l’ordre du diversifiant, de type biologique, s’oriente vers l’actualisation absolue de l’hétérogène. Il exprime le variant, l’instable, le mouvant, les causalités de l’irrationnel... Cette énergie du contradictoire est la Logique de la Vie. Dans cette configuration conflictuelle se dessinent les rapports que peuvent entretenir une matière dite vivante et une matière dite inanimée, évoluant en sens opposés vers des pôles contradictoires mais fondant ensemble une commune logique antagoniste. Enfin le troisième terme, déduit de ces contradictions, qualifié de quantique est caractérisé par « une dualité contradictoire dont les dynamismes antagonistes opèrent un équilibre symétrique, par leur refoulement réciproque. » Cette ultime voie se développe « aussi nécessairement » que les deux autres dont elle est l’effet. A ce stade, Lupasco émet l’hypothèse d’une matière T, imaginée comme une matièresource, une matière-mère d’où jailliraient les deux matières divergentes. Il évoque également l’idée selon laquelle cette matière-source qui engendre des contradictoires pourraient être le ressort de la dialectique spécifique de l’Art. Dans Les trois matières, Lupasco précise l’hypothèse selon laquelle la matière pourrait prendre trois formes différentes, la matière macrophysique, la matière biologique et la matière microphysique pour laquelle il établit des rapports étroits avec ce qu’il nomme la matière psychique. Le psychisme humain est constitué par la coexistence de la semi-actualisation et la semi-potentialisation identifiées dans l’état T du Tiers inclus : « La matière ne part pas de l’"inanimé" ainsi qu’on l’a soutenu parfois, pour s’élever par le biologique, de complexité en complexité, jusqu’au psychisme et même au-delà : ces trois aspects constituent […] trois orientations divergentes dont l’une, du type microscopique, se retrouvant dans la systématisation énergétique de la psyché, n’est pas une synthèse des deux, mais plutôt leur lutte, leur conflit inhibiteur, dans un antagonisme et une contradiction croissante »264. Le psychisme est
263 LUPASCO Stéphane, 1987, p.56-64. Lupasco parle d’ortho-déduction positive ou identifiante, d’ortho-déduction négative ou diversifiante et d’ortho-déduction quantique ou contradictorielle. 264 LUPASCO Stéphane, Les trois matières, (1ère éd. Juillard, 1960, 2ème éd. Coll. Poche 10/18, 1970) 3ème éd. Cohérence, Strasbourg, 1982, p.43
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une zone où le flux énergétique du système vital se manifeste avec le conflit et la contradiction. Pour Lupasco le monde n’est connaissable qu’à travers l’expérience logique, une philosophie de la connaissance qui prétendrait dire ce qu’est le sujet est hors de notre entendement, il faudrait embrasser des phénomènes qui nous dépassent. Selon lui, ce monde est une entité composée d’éléments interdépendants : « Or, il n’est pas d’élément, d’évènement, de point quelconque au monde qui soit indépendant, qui ne soit dans un rapport quelconque de liaison ou de rupture avec un autre élément ou événement ou point dans le monde »265. C’est en reliant le jugement scientifique antagoniste contradictoire au sujet lui-même que l’expérience logique permet d’en connaître un bout, sans jamais atteindre le tout : « Un jugement scientifique ne peut jamais être absolu, est toujours […] révisable et inachevé »266. L’histoire de la science ne nous offre-t-elle pas un démenti à toute croyance en une vérité absolue, à quelque loi éternelle ? La logique de Lupasco introduit une autre façon de penser le monde, une nouvelle doctrine de la science pour reprendre l’expression de Mireille Chabal. Ne plus penser en termes d’états mais en termes de dynamismes, d’énergie, assumer les couples antagonistes en les liant dans une même logique permet de dépasser l’opposition entre matérialisme et idéalisme. Pas plus que la géométrie non-euclidienne n’invalidait la géométrie euclidienne, la logique du contradictoire ne réfute la logique aristotélicienne, La logique née de la microphysique n’annule pas celle de la macrophysique, simplement elle en fait un cas particulier. La logique de l’énergie décrit trois matières aux orientations divergentes en conflit. Elle renouvelle le corpus épistémologique : aux concepts d’identité, de non-contradiction, de tiersexclu, de causalité, s’ajoutent à présent ceux de diversité, de contradiction, de tiers-inclus, de causalités multiples. Le déterminisme doit céder sa place à l’incertitude. La pensée généreuse de Lupasco offre de nouveaux outils pour appréhender le réel, elle réconcilie les sciences de la nature et les sciences exactes, enfin loin de tout système totalisant, elle est un processus ouvert.
265 266
LUPASCO Stéphane, 1987, Ibid. p.70 LUPASCO Stéphane, 1987, Ibid. p.21
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Chapitre XIV.
L’acte de naissance de la transdisciplinarité Où l’on voit persister le rêve de donner un sens au réel En disciple respectueux, Basarab Nicolescu s’est attaché à transmettre et prolonger l’œuvre de son compatriote roumain. En introduisant la notion de Niveaux de réalité, il a formalisé un dialogue entre sciences humaines et sciences exactes et théorisé une vision de l’unité du monde. Du Colloque de Venise en 1986 à la Charte de la Transdisciplinarité en 1994, Nicolescu a œuvré inlassablement à la reconnaissance de cette pensée humaniste.
1. Une vision de l’unité du monde, Basarab Nicolescu En effet, le destin de la logique de l’antagoniste nous laisse perplexe, pourquoi son auteur n’est-il pas reconnu ? Ainsi s’exprimait Lupasco : « Les scientifiques, tout autant que les philosophes sont attachés à leurs habitudes, surtout à éliminer toute contradiction qui peut apparaître dans les phénomènes ou dans la pensée. Donc je me suis heurté à une opposition radicale, et j’ai été pour ainsi dire honni par la plupart des chercheurs. Mais d’autres ont accueilli avec satisfaction ces travaux, et ont accepté mes démonstrations dans environ quinze livres »267. Face à ce rejet, Lupasco a heureusement pu compter sur des soutiens indéfectibles. Basarab Nicolescu a fait preuve d’un dévouement infatigable pour faire connaître et préciser l’œuvre de ce penseur marginal, chemin faisant, il a contribué à la reconnaissance de la transdisciplinarité. Né en 1942, Basarab Nicolescu est également originaire de Roumanie, une Roumanie alors communiste qu’il fuit en 1968 pour s’installer à Paris. C’est une carrière de physicien théoricien qu’il embrasse au CNRS suivie de contributions dans de nombreuses universités. En 1985, son ouvrage Nous, la particule et le monde268 signe son engagement dans une amitieuse réflexion qui est à l’origine du mouvement transdisciplinaire moderne. Sensible à la dérive incontrôlée de l’humanité, exposée à sa destruction, il projette un renouvellement de la connaissance, susceptible d’éclairer l’intelligence collective en lui offrant une vision globale afin qu’elle s’extrait de l’ornière dans laquelle elle s’est fourrée. Il est convaincu que l’environnement culturel 267 268
Entretien 1987 Ibid. NICOLESCU Basarab, Nous, la particule et le monde, Editions Le Mail, 1985
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est en mesure d’agir sur la destinée de l’homme : « Toutes les idées sociales, politiques, économiques, qui prévalent aujourd’hui ont été façonnées, consciemment ou pas, par une "vision du monde" »269. Il attribue à la science le pouvoir d’apporter un nouveau souffle à la philosophie et plus précisément de changer notre attitude devant le réel : « C’est ma ferme conviction que le décalage entre une vision dépassée du monde et une Réalité infiniment plus subtile et plus complexe (telle qu’elle se révèle à l’échelle quantique ou à l’échelle cosmologique) est à l’origine de beaucoup de tensions et de conflits dont nous sommes chaque jour les témoins plus ou moins impuissants ». Se dessine ainsi la mission à laquelle il consacre sa vie : la reconnaissance d’une nouvelle transdisciplinarité associant les sciences dites humaines aux sciences dites exactes, conçue comme « une recherche fondamentale de très longue haleine »270. De sa place de physicien, Nicolescu a précisé certaines thèses de Lupasco, en particulier la notion de Niveaux de Réalité. La Réalité recouvre pour lui deux dimensions, la première sur le plan de l’objet : la Réalité est d’abord « ce qui résiste à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisation mathématiques. »271 Elle se double d’une dimension ontologique, elle est trans-subjective. Le monde des humains est ainsi façonné par de multiples théories disciplinaires : sociologiques, économiques, politiques… autant de niveaux de Réalité qui regorgent de contradictions. Le physicien en donne pour preuve que nos corps ont une structure macrophysique et une structure quantique. Sa thèse suppose une cohérence entre ces différents niveaux de Réalité, une autoconsistance qui semble régir l’évolution de l’univers, depuis les interactions physiques jusqu’aux phénomènes de la vie. L’évolution de la science a produit une multitude de lois différentes mais il n’est pas exclu que des lois générales lui donnent une unité. Gérald Holton a, par exemple, dégagé des structures sous-jacentes stables dans l’évolution des idées scientifiques. Et la logique de Lupasco permet précisément de donner une structure à la multiplicité de la réalité. Nicolescu considère qu’il y a un changement de niveau de Réalité lorsqu’il y a une rupture des lois et un renouvellement de concepts fondamentaux, ce qui n’est pas sans évoquer la théorie complémentariste de Devereux. Un niveau de Réalité se caractérise par des lois spécifiques non transposables à un autre 269
NICOLESCU Basarab, Ibid. p.13 NICOLESCU Basarab, Ibid. p.241 271 NICOLESCU Basarab, La transdisciplinarité. Manifeste. Editions du Rocher, Collection "Transdisciplinarité" 1996. p.13 270
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niveau, les entités quantiques tributaires des lois quantiques sont en rupture avec les lois de la physique traditionnelle. Aucun paramètre ne permet de passer de la loi de Newton à la loi de Planck, il y a une discontinuité. Ceci étant il existe une multitude de niveaux de Réalité : un niveau de représentation, un niveau d’organisation, un niveau de langage… qui constituent la pensée complexe. C’est la logique du tiers inclus qui permet de concevoir la cohérence de ses divers niveaux de Réalité par un processus itératif : un couple de contradictoires (A, non-A) est unifié par un état T à un certain niveau, cet état T va engendrer un autre couple de contradictoires (A, non-A), à son tour unifié par un état T à un niveau différent de Réalité et ainsi de suite… Le processus se prolonge jusqu’à l’épuisement de tous les niveaux de Réalité possibles « connus ou concevables, sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètement unifiée, […] la connaissance est à jamais ouverte »272. Nicolescu ne se satisfait pas du constat d’un monde réduit à des descriptions d’interconnexions éparses, d’un réel à jamais inaccessible dans sa globalité. Il se saisit de la promesse de Lupasco de donner un sens à cette infinie multiplicité du réel à partir de la logique du tiers inclus. Le projet de transposer cette idée scientifique à toute réalité du monde fait naître l’espoir d’une vision de son unité : « L’antagonisme énergétique est donc une vision de l’unité du monde, unité dynamique, unité d’enchaînement indéfini des contradictions fondée sur une structure ternaire universelle »273. Lupasco n’avait-il pas déclaré que tout est lié dans le monde, ponctuant ainsi son affirmation : « si le monde, bien entendu, est logique ». C’est sur ce postulat que prend corps le projet transdisciplinaire porté par Nicolescu, l’unité du monde quantique suggère l’unité de l’univers entier. Fort de cette conviction, il écrit : Transdisciplinarité, Manifeste (1996) un ouvrage aux accents lyriques assumés. L’un des mérites de Nicolescu est de clairement définir les termes dont la proximité peut prêter à confusion : pluridisciplinaire, interdisciplinaire et transdisciplinaire274. Ainsi définit-il la pluridisciplinarité comme « l’étude d’un objet d’une seule et même discipline par plusieurs disciplines à la fois ». La découverte de la lunette astronomique par Kepler peut par exemple 272
NICOLESCU Basarab, De l’interdisciplinarité à la transdisciplinarité : fondation méthodologique du dialogue entre les sciences humaines et les sciences exactes, in Nouvelles perspectives en sciences sociales, 7(1), 89-103 https://doi.org/10.7202/1007083ar 2011 273 NICOLESCU Basarab, Nous les particules et le monde, Ibid. p.202 274 NICOLESCU Basarab, La transdisciplinarité. Manifeste. Editions du Rocher, Collection "Transdisciplinarité" 1996. p. 26 à 29.
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bénéficier du regard croisé de l’historien, du physicien, du mathématicien, du philosophe, de l’historien des religions… L’astronome approfondit la connaissance de son objet par des compléments pluridisciplinaires. L’ouverture pluridisciplinaire enrichit sa discipline, mais au profit de sa seule discipline. Cette consultation pluridisciplinaire nourrit un champ de recherche qui demeure mono-disciplinaire. L’auteur définit ensuite l’interdisciplinarité comme « le transfert des méthodes d’une discipline à l’autre ». Il observe trois degrés d’interdisciplinarité : un degré d’application (transfert de méthodes conduisant à des innovations), un degré épistémologique (transfert de concepts favorisant un enrichissement épistémologique), un degré d’engendrement de nouvelles disciplines (transfert de méthodes d’un domaine à un autre donnant lieu à l’émergence d’une nouvelle discipline). A l’instar de la pluridisciplinarité, l’interdisciplinarité excède les disciplines mais reste fixée à un seul domaine. Le préfixe trans donne immédiatement l’orientation du sens donné à la transdisciplinarité, elle est à la fois entre, à travers et audelà de toutes les disciplines. Pour Nicolescu, « sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance ». Il est essentiel de constater que la pertinence de chaque discipline en elle-même n’est pas contestée, mais en raison des limites de son champ d’application, elle est resituée dans un ensemble qui embrasse tous les domaines qui ne pâtissent plus d’être cloisonnés. Alors que la recherche disciplinaire s’applique à un seul et même niveau de Réalité, la recherche transdisciplinaire s’attache à l’action simultanée de plusieurs niveaux de Réalité et à leur dynamique, ainsi « les recherches disciplinaires et transdisciplinaires ne sont pas antagonistes mais complémentaires ». La transdisciplinarité se propose de substituer à la Réalité unidimensionnelle de la pensée classique une Réalité multidirectionnelle, composée de multiples niveaux. Le défi de la transdisciplinarité est de déterminer les conditions qui permettent de donner du sens au réel. Nicolescu s’appuie sur le constat de la coexistence de niveaux de Réalité que la pensée classique tient séparés et qu’il convient de relier sans qu’ils s’excluent. Il assoit la transdisciplinarité sur trois piliers épistémologiques : les niveaux de Réalité, attachés aux recherches disciplinaires, la complexité du réel objet d’une conquête sans fin et la logique du tiers inclus. Le tiers inclus est garant de la transdisciplinarité car il induit pour chaque discipline la conscience des limites de son savoir. La logique de l’état T engendre un espace transgressif ouvert qui permet de dépasser la pluralité des savoirs et d’appréhender la complexité du réel. Les niveaux de
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Réalité se prolongent par une zone rationnelle non rationalisable qui ne se soumet à aucune expérience et est de ce fait hors de tout niveau de Réalité. La méthodologie qui en résulte est fondée sur trois axiomes275: 1. L’axiome ontologique : l’existence de différents niveaux de Réalité de l’Objet et de différents niveaux de Réalité du Sujet. 2. L’axiome logique : le passage d’un niveau de Réalité à un autre niveau de Réalité s’effectue par la logique du tiers inclus. 3. L’axiome épistémologique : la structure de l’ensemble des niveaux de Réalité apparaît, dans notre connaissance de la nature, de la société et de nous-mêmes, comme une structure complexe : chaque niveau est ce qu’il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Par sa vocation de relier les sciences dites humaines et les sciences dites exactes la pensée transdisciplinaire se revendique nouvel humanisme. A l’opposé de la science classique, elle ne dissocie jamais l’Objet transdisciplinaire du Sujet transdisciplinaire. La connaissance transdisciplinaire est une connaissance in vivo, clairement distincte de la connaissance disciplinaire in vitro ainsi qu’en rend compte le tableau proposé par Nicolescu276. Connaissance disciplinaire IN VITRO Monde externe (Objet)
Connaissance transdisciplinaire IN VIVO Correspondance entre le monde externe (Objet) et le monde interne (Sujet) Compréhension
Savoir Intelligence analytique Orienté vers le pouvoir et la possession Logique binaire Exclusion des valeurs (Neutralité)
Nouveau type d’intelligence – Equilibre entre le mental, les sentiments et le corps Orienté vers l’étonnement et le partage Logique du tiers inclus Inclusion des valeurs (option humaniste)
Selon sa belle formule : « La transdisciplinarité est une voie de témoignage de notre présence au monde et de notre expérience vécue à travers les fabuleux savoirs de notre époque ». La pertinence de la connaissance transdisciplinaire est d’entretenir un équilibre entre le monde extérieur et le monde intérieur, de ne pas négliger l’un au profit de l’autre. Elle est une pensée forgée à l’expérience, elle ne dissocie pas l’action et la réflexion. Enfin, le projet 275
NICOLESCU Basarab, De l’interdisciplinarité à la transdisciplinarité : fondation méthodologique du dialogue entre les sciences humaines et les sciences exactes, Ibid. p. 98 276 NICOLESCU Basarab, Ibid.
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transdisciplinaire confère à l’être humain un pouvoir majeur celui de se transformer, de gagner sa liberté, liberté de choisir et d’agir sur le monde. L’attitude transdisciplinaire est résolument ouverte, elle accepte l’inconnu, l’imprévisible. Le constat de la coexistence dans le monde d’idées et de vérités lui inspire un sentiment de tolérance. Au-delà de l’engagement humaniste se dessine le rêve de Basarab, une œuvre portée par l’espoir qui nous promet une nouvelle étape de notre histoire. A la mort de l’homme et à la fin de l’histoire annoncée, Nicolescu oppose la résurrection du sujet, revitalisé par le développement de la nouvelle culture transdisciplinaire. Elle lui ouvre un espace « illimité de liberté, de connaissance, de tolérance et d’amour. » Il projette une vaste réforme de l’enseignement dans laquelle l’université retrouve sa mission d’étude de l’universel. Elle se doit d’assurer la formation à l’attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale, d’entretenir le dialogue entre l’art et la science. Les mégapoles nous dit-il, deviendront des centres d’archives et de musées. Le Centre d’Etudes Transdisciplinaires devrait être reconnu dans le droit international en tant qu’espace libre d’accès à tous. L’humanisme de Nicolescu est un acte de foi : « L’homo sui transcendentalis est en train de naître. Il n’est pas un quelconque "homme nouveau" mais un homme qui naît à nouveau »277. Dans la conception de Nicolescu, les différents niveaux de Réalité s’ouvrent sur une zone commune au Sujet et à l’Objet qui échappe à tout savoir, la zone du sacré à laquelle il reconnaît également un statut de Réalité. Entre le savoir et la compréhension, il y a l’être, dit-il. Le sacré joue précisément un rôle de médiateur, il assure l’harmonie entre le Sujet et l’Objet : « La Réalité englobe et le Sujet et l’Objet et le sacré, qui sont les trois facettes d’une seule et même Réalité. Sans une de ces trois facettes la Réalité n’est plus réelle, mais une fantasmagorie destructive »278. Dans cet esprit le sacré est indissociable de la connaissance. Elément garant de l’équilibre du trépied, le sacré occupe une place essentielle dans le modèle transdisciplinaire de Nicolescu : « Le sacré étant tout d’abord une expérience, il se traduit par un sentiment – le sentiment religieux – de ce qui relie les êtres et les choses et, par conséquent, il induit dans les tréfonds de l’être humain le respect absolu des altérités unies par la vie commune sur une seule et même terre »279.
277
NICOLESCU Basarab, La transdisciplinarité. Manifeste p.45 NICOLESCU Basarab, Ibid. p.44 279 NICOLESCU Basarab, Ibid. p.78 278
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Cette aspiration sacrée colore le projet transdisciplinaire de Nicolescu, elle n’est pas sans évoquer certaines spiritualités orientales, à l’exemple de celle initiée par le Bouddha, Shakyamuni. Dans La parabole des joyaux du filet d’Indra l’univers est perçu comme un immense réseau cosmique dans lequel les choses et les êtres s’entremêlent et s’entrelacent. Un gigantesque filet est déployé au-dessus du palais d’Indra. A chaque nœud est fixé un joyau qui à lui seul contient et reflète l’image de tous les autres joyaux du filet. Le bouddhisme illustre ainsi la sagesse émanant de cette résonnance empathique sous toutes ses formes de vie. Singulièrement, c’est sous cette promesse de révolution humaine que Josei Toda a fondé son mouvement bouddhiste, la Soka Gakkai. Le nom de Nicolescu est attaché à l’essor du mouvement transdisciplinaire. Dans les pas de Piaget, il a contribué à la clarification lexicale des termes pluridisciplinaire, interdisciplinaire et transdisciplinaire, il a tiré les leçons de la notion de tiers inclus, héritée de Lupasco, il a pris soin de ne jamais dissocier la réflexion humaine de la démarche scientifique. La perspective transdisciplinaire de Nicolescu est mue par la dimension du sacré, de fait la foi en l’homme exhale pour certains un sentiment de nature religieuse qui dit le lien entre les humains et le sens profond de notre présence au monde, il convient de préciser que ce sentiment qui suscite le sens et le respect de l’altérité s’exprime également pour d’autres hors de la foi. A l’exemple de Vladimir Jankélévitch frayant la voie d’une spiritualité humaniste. Dans les entretiens qu’il accorde à Françoise Schwab280 le philosophe déclare : « je n’appartiens à aucune confession, […] je ne pratique aucune religion, aucun credo n’est le mien et […] je ne reconnais par conséquent aucun culte et […] je suis étranger à tous ». Il invite via l’expérience intérieure à un voyage qui vise à élucider l’énigme de sa destinée et par là celle de la destinée humaine. Dans ses travaux sur l’éthique, le généticien Axel Kahn l’exprime de façon radicale : « Matérialiste darwinien, je considère que la vie n’a pas de sens. Agnostique irréductible, je ne crois pas à la création du monde, à un principe transcendantal de toute chose et de toute pensée, à l’Esprit déconnecté de l’humanité. (…) Ce qui m’importe le plus, c’est le sens à donner à une vie qui n’en a pas elle-même, cela est ma responsabilité. Une seconde après ma mort, j’aurai oublié tous ses éléments qui ont fait ma vie. Cela n’empêche pas que, au cours de cette vie l’itinéraire que j’aurai emprunté, les décisions que j’aurai prises importent.281 » 280
JANKELEVITCH Vladimir, Penser la mort, 2ème édition, Paris, Éditions Liana Levi, 1994, p.44 281 KAHN Axel, Un type bien ne fait pas ça… Nil, éditions, Paris, 2010, p.24
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2. La Charte de la transdisciplinarité Inlassable artisan de la reconnaissance de la transdisciplinarité, Nicolescu est, en 1986 la cheville ouvrière du Colloque de Venise : La science face aux confins de la connaissance, organisé par l’UNESCO. En réponse aux défis de notre époque – le défi d’autodestruction de notre espèce, le défi informatique, le défi génétique, etc. – la déclaration finale282 prône un nouvel humanisme, elle insiste sur « l’urgence d’une recherche véritablement transdisciplinaire dans un échange dynamique entre les sciences "exactes", les sciences "humaines", l’art et la tradition ». Son initiative se poursuit par l’organisation du premier Congrès international de la Transdisciplinarité qui se clôt par la rédaction d’une Charte de la transdisciplinarité. En 1987 Nicolescu est le fondateur de l’ambitieux Centre International d’Etudes et de Recherches Transdisciplinaires (CIRET) et directeur d’une collection consacrée à la transdisciplinarité, auteur d’articles traduits dans de nombreuses langues. Le projet visionnaire de Nicolescu est aujourd’hui ancré dans la pensée contemporaine, sous la direction de Florent Pasquier une nouvelle génération de chercheurs en assure le rayonnement international. En 1994 Basarab Nicolescu est à l’initiative du Premier Congrès International de la Transdisciplinarité tenu au Couvent d’Arrábida près de Setubal au Portugal. Cet événement fondateur se clôt le 6 novembre par la rédaction de la Charte de la transdisciplinarité, véritable acte de naissance de la transdisciplinarité moderne. Au nom du Comité de rédaction, il est cosigné par Lima de Freitas, Edgar Morin et Basarab Nicolescu. Dans cette charte, les membres du congrès prennent acte de l’impasse dans laquelle se trouve la connaissance en raison de la prolifération des disciplines et de la complexité du monde, rendant impossible à l’être humain un regard global. Ils mesurent le risque « d’autodestruction matérielle et spirituelle » auquel notre espèce est exposée et les méfaits causés par des technosciences mues par la logique aveugle de l’efficacité. Ils font le constat d’un appauvrissement de notre être intérieur et les signes d’un nouvel obscurantisme. Ils déplorent enfin les inégalités générées par la possession des savoirs. En contrepartie, les congressistes font le pari que la croissance extraordinaire des savoirs puisse conduire à une mutation de l’espèce humaine.
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RANDOM Michel, La pensée transdisciplinaire et le réel, Editions Dervy, 1996. Cet utile recueil d’entretiens, de témoignages donne en annexe La déclaration de Venise ainsi que La Charte de la transdisciplinarité.
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C’est le plus pur humanisme qu’exhalent les 14 articles de ce texte. Les 5 axes suivants en donnent la substance : - L’être humain. La place de l’être humain charpente le texte. La défense de sa « dignité cosmique et planétaire » et l’affirmation de sa liberté sont au cœur de l’aspiration transdisciplinaire. La Terre est sa patrie et à ce titre le droit international doit lui reconnaître sa double appartenance - à une nation et à la Terre. Le texte fait entendre que tout le génie humain doit être au service de l’humain. - Un champ singulier de réflexion et d’application à travers et au-delà des disciplines. La charte affirme l’existence de différents niveaux de Réalité, régis par des logiques différentes, non réductibles à un seul niveau de Réalité, ni à une seule logique. La transdisciplinarité est complémentaire aux approches disciplinaires, cependant elle est multiréférentielle et multidimensionnelle. Son objectif est d’initier un champ singulier de réflexion et d’application à travers et au-delà des disciplines. - Un espace ouvert. La notion d’ouverture est inhérente à la pensée transdisciplinaire. La transdisciplinarité est un espace qui dépasse le clivage sciences exactes / sciences humaines, il leur associe l’art, la littérature, la poésie et l’expérience intérieure, sans négliger les mythes et les religions dans un esprit transdisciplinaire. C’est aussi un espace ouvert à la révision constante du savoir établi, à l’examen des certitudes. La démarche transdisciplinaire ne recherche pas la maîtrise mais l’ouverture constante aux disciplines présentes et à venir dans ce qui « les traverse et les dépasse ». Elle est « l'acceptation de l'inconnu, de l'inattendu et de l'imprévisible ». - Une éducation. Les auteurs livrent de leur objet une définition en creux : la transdisciplinarité n’est ni une religion, ni une philosophie, ni une métaphysique, pas davantage une science des sciences, mais le texte lui confère une vocation : celle d’inviter chacun à soutenir un regard éveillé au monde. Une éducation transdisciplinaire est appelée précisément à stimuler ce rapport au monde, « à enseigner à contextualiser, à concrétiser et globaliser », en donnant sa juste place « à l’intuition, à l’imaginaire, à la sensibilité et au corps dans la transmission des connaissances ». - Une éthique. L’attitude transdisciplinaire est indissociable de l’éthique. Elle se nourrit du dialogue et de la discussion « quelle que soit son origine ». Elle est l’acceptation et le respect absolu des altérités. Le savoir partagé est la
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condition de la compréhension mutuelle et de la conscience de ce que nous avons en commun : la vie sur une seule et même Terre. Ainsi l’éthique transdisciplinaire est implicitement tolérance, définie comme « la reconnaissance du droit aux idées et vérités contraires aux nôtres ».
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Chapitre XV.
Une anthropologie générale283 Où l’on voit se dessiner le destin de Sisyphe ! Notre voyage nous a fait témoins de révolutions scientifiques, suivies de découvertes extraordinaires. Nous avons vu se forger de nouveaux concepts, se façonner des outils naguère inimaginables. Ces aventures nous ont fait toucher du doigt l’insaisissable complexité du monde. Mais chemin faisant nous avons vu se dessiner un nouveau mode de penser le monde. Il fallait un jour assumer sans l’enfermer ce foisonnant patrimoine éparpillé, il fallait lui donner corps et offrir ainsi aux nouvelles générations une perspective désirable de progrès et d’humanité. Edgar Morin l’a fait.
1. Edgar Morin : Qu’est-ce que l’anthropologie ? En 1951 paraît L’homme et la mort284, ce livre d’une portée considérable affronte le thème alors peu traité de la mort dans sa dimension anthropologique. La démarche d’Edgar Morin, son auteur, consiste à étudier les changements et les invariants à partir d’une perspective historique : « Avec toujours cette interrogation qui n’a cessé de me quitter : comment se fait-il que les choses restent elles-mêmes tout en se transformant ? »285 Les attitudes fondamentales des humains face à la mort traversent le temps, mais elles se transforment selon les civilisations, les croyances religieuses, les incroyances des sociétés occidentales marquées par le doute. Cette œuvre inaugurale préfigure l’esprit de La méthode, Morin met en relation le biologique, l’anthropologique, le psychologique et l’historique, il fait fi des séparations entre nature et culture. Il nous projette d’emblée dans ce qui fait la puissance de son œuvre, ce qu’il nomme son destin théorique286 : cet art d’assumer la diversité des connaissances et d’initier une pensée transdisciplinaire. 283 MORIN Edgar : « J’ai toujours pensé que je tenterais une anthropologie générale. Le mot doit être pris dans son sens allemand et non anglo-saxon. C’est science ou théorie générale de l’homme. Je dis science pour insister sur la nécessité de vérification empirique ; je dis théorie pour insister sur la nécessité de penser le problème humain et de chercher un système conceptuel qui puisse l’embrasser. » Mes démons, Stock, 2008, note p.40 284 MORIN Edgar, L’homme et la mort, Buchet et Chastel, 1951. Réédité en 1970 (Préface et nouvelle conclusion). Editions du Seuil. En 1976 ajout d’une introduction, en 2002 Ajout d’une préface. 285 Entretien avec Bernard Paillard, Plodémet, des germes pour La méthode, in En France rurale, Presses Universitaires de Rennes, 2010 http://www.openedition.org/6540 286 MORIN Edgar, L’homme et la mort, Ibid. p.21
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Qu’est-ce que l’anthropologie ? Dans sa préface à la deuxième édition (1970) de L’homme et la mort, Edgar Morin précise le sens de son projet : « L’anthropologie est la science du phénomène humain. A la différence des disciplines qui découpent des portions d’entendement dans le phénomène, l’anthropologie considère l’histoire, la psychologie, la sociologie, l’économie, etc., non comme des domaines, mais comme des composantes ou dimensions d’un phénomène global »287. Là où la science académique cantonne l’anthropologie à un domaine restreint, cette définition embrasse l’unité des sciences de l’homme. L’intérêt de l’auteur pour la pensée biologique le conduit en outre à poser l’hypothèse d’une convergence et d’une interaction entre le développement de la raison et la recherche de maîtrise de la vie. Au moment de la réédition de ce livre, Morin fait un séjour au Salk Institute for Biological Research (Californie) qui lui donne l’occasion de réfléchir à la relation biologie-sociologie. Cette orientation anthropo-socio-biologie le confirme dans les hypothèses de son essai de 1951. C’est l’enquête de Plozévet qui exprime le mieux le hiatus entre le travail rigoureux, distancié de la recherche classique et la démarche immergée, improvisée de Morin. L’expérience multidisciplinaire originale consacrée à cette commune du Finistère tient lieu de fabrique de sa méthode avec la mise en pratique des notions de complexité et de réflexivité. Invité à étudier la modernisation des campagnes, le sociologue est confronté à un concept particulièrement flou recouvrant des aspects très variés : économiques, sociaux, psychologiques, politiques…, concernant des groupes différents : classes sociales, âges, genres... . Il considère qu’il est artificiel d’isoler des processus interdépendants et qu’« il fallait saisir cela de façon liée. Ce fut le défi de mon enquête »288. Pratiquement, le contenu de l’enquête se construit sur le terrain et s’autoétudie. L’équipe de Morin se met à l’écoute de la population afin de déceler les problèmes fondamentaux, elle s’appuie sur ce que disent les gens, sur leurs connaissances et leurs réflexions. Ce préalable permet de projeter des entretiens approfondis sur telle ou telle population. Les étudiants consignent 287
MORIN, Edgar, L’homme et la mort, Ibid. p.18. Morin évoque les travaux d’ethnométhodologie, courant sociologique américain initié par Harold Garfinkel, inconnu en France au moment de l’enquête. Cette sociologie profane se recommande de pratiques semblables à celles mises en œuvre à Plozévet. Elle signifie d’une part que les enquêtés possèdent un savoir de leur propre réalité sociologique. Elle introduit d’autre part la nécessité d’une attitude réflexive du sociologue, de ne pas se considérer extérieur à son champ d’étude. 288
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dans un journal ce qui leur semble important. Deux axes d’investigation sont préconisés : le recensement de données et de problèmes et l’attention aux petits détails significatifs. La confrontation des journaux respectifs permet d’apprécier les acquis, de repérer les manques, les nouvelles pistes à explorer… Ainsi s’élabore l’enquête au fil de ce qui se dévoile au jour le jour. Dans la procédure classique une préenquête vise un recueil de données qui permet de déterminer la méthodologie, le plus souvent un questionnaire établi une fois pour toutes. La stratégie s’en distingue, elle permet de prendre en compte les effets rétroactifs des interventions et de s’adapter aux événements imprévus (à l’exemple du remembrement rural qui s’impose dans les discussions et offre l’opportunité inédite d’analyser le monde rural). Le premier principe de base de cette expérience est d’être en prise constante avec la réalité vécue, ouverte à tous les possibles : « Cette attention à l’événementiel nous permettait d’examiner dans l’hic et nunc les réactions d’une population confrontée à certains problèmes. » Le second étant de prendre en compte les effets de l’objectivité et de la subjectivité. Dès les années suivantes Morin engage son grand œuvre, La méthode qui voit se préciser le concept de complexité. Le mot complexité ne s’est pas imposé spontanément, l’auteur en explique la lente gestation dans le cheminement de sa pensée289. Sans qu’il soit nommé, il est d’évidence au soubassement de ses premiers travaux. Mais en 1960 la découverte de la pensée cybernétique est une révélation. Morin attribue aux fondateurs de la cybernétique Norbert Wiener, John Neumann et Heinz von Foerster, la primeur d’avoir mis en relief le caractère fondamental de ce concept. Il se forme alors aux trois théories qui lui inspirent sa voie : la cybernétique, la théorie des systèmes et la théorie de l’information. C’est ainsi que le concept de complexité a émergé sur « mon clavier » : « Il s’est alors dégagé de son sens banal (complication, confusion) pour lier en lui l’ordre, le désordre et l’organisation, et au sein de l’organisation, l’un et le divers. » Si le terme renvoie d’abord aux tissus (complexus, ce qui est tissé ensemble), Morin l’élève au statut de tissus des phénomènes de la vie. Il n’advient cependant au titre de concept qu’en 1970 dans la gestation de La méthode avec l’ouverture qu’il apporte au délicat problème des relations entre l’empirique, le logique et le rationnel. La résistance à l’avènement de ce concept n’est pas étrangère à ce qu’il infère d’inextricable, de confus, d’insécurisant, un repoussoir pour qui aspire à une pensée claire, maîtrisée… rationnelle. Morin le conçoit précisément comme le contrepoint d’une pensée qui ordonne, 289 MORIN Edgar, Introduction à la pensée complexe, Points, Essais, Editions du Seuil, 2005, p.12
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hiérarchise, classe et évince l’ambigu, l’incertain, l’accessoire… ce qui défie la raison. La pensée occidentale est inscrite dans une tradition cartésienne de clarté, garante de vérité. Elle procède par identification et séparation des faits, multipliant des domaines distincts de connaissance. Pour Morin, trois principes régissent le développement de la connaissance : le principe de généralité, le principe de réduction et le principe de disjonction : « J’appelle paradigme de simplification, l’ensemble des principes d’intelligibilité propre à la scientificité classique, et qui liés les uns aux autres, produisent une conception simplifiante de l’univers »290. Depuis le XVIIème siècle ce modèle de pensée a fécondé la recherche et permis d’innombrables progrès scientifiques, il fallut attendre le XXème siècle pour que se révèlent ses limites et sa potentialité perverse. La science ne s’honore pas que de bienfaits, elle produit également des monstres et se prête à asservir les hommes. Morin prend acte du morcellement de la connaissance, une juxtaposition de savoirs réduits à une vision mutilante de la réalité : la pensée simplifiante disjoint les couples antagonistes, élimine les contradictions, ainsi n’est-elle pas en mesure de concevoir la conjonction de l’Un et du Multiple. Soit elle unifie en annulant la diversité, soit elle juxtapose la diversité sans concevoir l’unité. Dans les interstices des disciplines file le réel. En conséquence les trois grands domaines de la connaissance : la physique, la biologie et la science de l’homme évoluent dans la plus grande ignorance réciproque. Une telle organisation de la connaissance n’a pas les moyens d’appréhender la complexité du réel. Là s’impose le problème de la complexité dont Morin souligne l’aveuglement persistant. Il est parfaitement ignoré dans les disputes épistémologiques entre Popper, Kuhn et Feyerabend291. C’est d’ailleurs fréquemment en termes de combat que l’auteur de La méthode présente cette aventure qui assume son errance, son incertitude, son infinitude. Nul slogan, nul maître mot garant d’une nouvelle voie d’accès aux vérités de la nature et de la vie : « J’appelle paradigme de la complexité l’ensemble des principes d’intelligibilité qui, liés les uns aux autres, pourraient déterminer les conditions d’une vision complexe de l’univers (physique, biologique, anthropo-social) »292. La méthode de la 290 MORIN Edgar, Science avec conscience, Points, Essais, Fayard, nouvelle édition, 1990, p.305 291 MORIN Edgar, Introduction à la pensée complexe, Ibid. p.24 292 MORIN Edgar, Science avec conscience, Ibid. p. 305
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complexité n’a pas pour mission de retrouver la certitude perdue et le principe Un de la Vérité. Elle doit au contraire constituer une pensée qui se nourrit d’incertitudes. « Elle doit éviter de trancher les nœuds gordiens entre objet et sujet, nature et culture, sciences et philosophie, vie et pensée… »293 La méthode a pour but de faire communiquer les savoirs, elle se conçoit comme encyclopédie au sens premier du mot mettre le Savoir en cycle294. Revenant aux sources de la connaissance, elle implique un questionnement et une critique constante et vise à stimuler « notre système mental pour réapprendre à apprendre. »
2. Mettre la connaissance en cycle En réponse au paradigme de simplification sous le vocable Les commandements de la complexité295 Morin oppose des principes qui permettent de mieux répondre à la complexité du réel. Ces propositions pallient le réductionnisme de la science classique. Au principe d’universalité, elles adjoignent le local et le singulier. Elles intègrent l’irréversibilité temporelle ainsi que tout ce qui relève de l’histoire. Elles réfutent la connaissance d’un ensemble réduite à l’étude de ses parties et prône de lier les parties et le tout. Ces propositions réinterrogent aussi les principes d’organisation de la connaissance, face aux principes d’ordre (lois, invariances, constantes…), elles instruisent la problématique de l’organisation. Au principe de causalité simple, linéaire, elles opposent celui de la causalité complexe. Au déterminisme de l’univers, elles intègrent l’intervention d’évènements aléatoires. Au principe d’isolement/disjonction de l’objet par rapport à son environnement, elles apportent le principe de distinction. Ces propositions répondent également à la disjonction entre l’objet et le sujet, elles introduisent le principe de relation entre l’observateur et l’objet observé. Elles font valoir la nécessité d’une théorie scientifique du sujet et la reconnaissance des catégories d’être et d’existence. D’un point de vue épistémologique, les limites de la démonstration logique imposent l’intégration des contradictions dans le raisonnement. Elles initient un principe discursif complexe comportant l’association de notions à la fois complémentaires, concurrentes et antagonistes.
293 MORIN Edgar, La méthode 2, La Vie de la Vie, coll. Points, Essais, Ed. du Seuil, Paris, 1980, p.9 294 MORIN Edgar, La méthode 1, La Nature de la Nature, Points, Essais, Ed. du Seuil, Paris, 1977, p.19 295 MORIN Edgar, Science avec conscience, p.304-9
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Morin propose trois principes fondamentaux pour penser la complexité logique : la dialogie, la récursivité et l’hologrammie296. Le principe dialogique est défini « comme l’association complexe (complémentaire / concurrente / antagoniste) d’instances, nécessaires ensemble à l’existence, au fonctionnement et au développement d’un phénomène organisé »297. La dialogie se distingue clairement de la dialectique. La dialectique analyse les faits, relève les contradictions du système et s’efforce de les dépasser. Elle tend à intégrer les différences en un tout cohérent. La dialogie assume la cohabitation de concepts, d’idées, de logiques qui s’opposent sans perdre l’unité du système qui les met en relation. En associant des termes à la fois complémentaires et antagonistes, le principe dialogique consiste à penser ensemble deux contraires sans les mélanger, c’est-à-dire en même temps et séparément. Pour Morin le mot dialogique inscrit l’impossibilité d’arriver à un principe unique quel qu’il soit, ceci parce qu’il y a toujours quelque chose qui échappe : « il y aura toujours quelque chose d’irréductible à un principe simple que ce soit le hasard, l’incertitude, la contradiction, l’organisation. » La pensée complexe ne cherche pas à éliminer les contradictions, à annuler les oppositions, à simplifier le réel. Loin d’exposer à la régression, comme ses détracteurs l’ont annoncé en ne voyant qu’inconvénients à ce qui peut être aussi un avantage, une mère de progression. Le principe récursif a son origine première dans la notion cybernétique de Wiener, le feed-back, mais c’est aux processus auto-organisateurs (vivants) décrits par von Foerster que Morin doit l’idée récursive. Il introduit une causalité circulaire qui dépasse la causalité linéaire. La boucle récursive se distingue de la notion de rétroaction. La boucle rétroactive décrit un circuit dans lequel des informations sont renvoyées au siège de commande afin qu’il réajuste son action, elle assure l’existence et la constance de la forme298. La récursivité excède une simple fonction de régulation, elle recouvre un processus circulaire selon lequel l’effet est aussi sa propre cause : « c’est un processus où les effets ou produits sont en même temps causateurs et producteurs dans le processus lui-même, et où les états finaux sont nécessaires à la génération des états initiaux »299. Avec son caractère d’auto-production, 296 MORIN Edgar, Les trois principes sont présents tout au long de son œuvre, on retiendra particulièrement : La méthode1, p.184, La méthode 3, p.98-103, Introduction à la pensée complexe, p.98-102 297 MORIN Edgar, La méthode 3, La connaissance de la connaissance, Points, Editions du Seuil, 1986, p.98 298 MORIN Edgar, La méthode 1. Ibid. p.184 299 MORIN Edgar, La méthode 3, Ibid. p.101 Voire aussi, La méthode 1, p.186
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l’idée de boucle récursive introduit une nouvelle dimension, celle de processus auto-organisateur. Elle met en évidence l’idée d’une totalité active, une dynamique du vivant dans laquelle la cause est suivie d’effet qui a lui-même une incidence sur ce qui l’a causé. Morin souligne que l’action totale dépend de chaque élément particulier. Ce principe permet par exemple de dépasser l’opposition classique individu et société : « La société est produite par les interactions entre individus, mais la société, une fois produite, rétroagit sur les individus et les produit »300. Le principe hologrammatique tient son origine du procédé d’image photographique en relief. L’hologramme se distingue de la photo par la projection dans l’espace de l’image en trois dimensions. Le dispositif permet de diffuser la totalité d’une image en relief dont chaque élément peut reconstituer toute l’image, au prix d’une perte de netteté. Cette réalisation est révélatrice d’un type inédit d’organisation, où le tout est dans la partie qui est dans le tout, et où la partie pourrait être plus ou moins apte à régénérer le tout301. Morin se plaît à rappeler Pascal : « Je ne peux pas concevoir le tout sans concevoir les parties et je ne peux pas concevoir les parties sans concevoir le tout ». Ainsi chaque partie ne peut être considérée indépendamment du tout car sans elle il n’y aurait pas de tout. Ce principe est avéré dans les sciences de la nature, par exemple en biologie avec le constat que les cellules contiennent le génome de tout l’organisme, lui-même constitué de cellules. Mais aussi dans les sciences humaines et sociales, où l’individu est une partie de la société, mais la société est présente dans chaque individu, à travers le langage, la culture, l’histoire, les normes… L’organisation du tout est donc conditionnée par l’inscription du tout dans chacune de ses parties qui a néanmoins sa propre singularité. Chaque partie dispose en effet d’une autonomie relative, elle peut établir des communications avec les autres parties et entrer dans des échanges organisateurs. Elle peut être également capable de générer le tout. Elle n’est pas pour autant un libre fragment indépendant, puisqu’elle comporte des caractères généraux du tout. Le principe hologrammatique suppose une articulation constante entre la complexité organisationnelle du tout et la complexité organisationnelle des parties. Impliquant une exploration multidimensionnelle illimitée, l’anthropologie générale d’Edgar Morin est une révolution en soi. Elle redouble en complexité 300
MORIN Edgar, Introduction à la pensée complexe, points, essais, Editions du Seuil, 2005, p.100 301 MORIN Edgar, La méthode 3, Ibid. p.101 en italique dans le texte.
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en assumant la problématique de la présence de l’observateur dans son observation. La méthode scientifique est fixée sur l’étude de l’objet, l’étude du sujet étant l’apanage de la philosophie et de la morale. Morin récuse cette séparation entre sujet de l’observation et objet observé pour en faire un paramètre majeur de la connaissance. La théorie morinienne de l’observation puise dans les considérations sur le regard et sur l’objet émises dans Le cinéma ou l’homme imaginaire302. Morin distingue deux regards : le regard synthétique lointain, distant qui appréhende des ensembles harmonieux et le regard analytique du microscope qui voit les choses de si près qu’il ne fait apparaître qu’un fouillis inextricable. A l’image du vol de l’oiseau : « Rien ne semble plus libre que l’oiseau dans le ciel. Rien n’est plus autonome que son vol et pourtant cette liberté, cette autonomie évidentes au premier regard, se décomposent au second regard, celui d’une connaissance qui découvre les déterminismes extérieurs (écologiques), inférieurs (moléculaires), supérieurs (génétiques) auxquels finalement obéit le vol triomphant de l’oiseau »303. La science classique a dissocié ces deux regards, ne privilégiant que celui qui promet plus de clarté, éliminant celui qui affiche le chaos et la multitude. La méthode se propose précisément d’assumer un va et vient constant entre ces deux regards. Cependant la connaissance n’est pas qu’une question d’optique, car ce regard s’origine dans la relation mère-enfant prédéterminant son orientation, il est tributaire de nos structures cognitives bio-cérébrales, il est habité par nos principes, nos théories, il est imprégné par l’époque dans laquelle elle s’ancre, sa vie politique, culturelle, sociale… : « Nous devons savoir que l’aventure scientifique n’est pas faite seulement à coup d’expériences impersonnelles, mais à travers imagination, imaginaire, fantasmes, obsessions, polémiques, affrontements, c’est-à-dire des interactions faisant intervenir de façon mêlée la subjectivité désintéressée et la subjectivité égoïste »304. L’aventure scientifique est nourrie par l’enthousiasme, le désir de comprendre, de maîtriser, c’est-à-dire par les passions. Nous savons également que toute société est mue par des intérêts particuliers, des conflits, des coalitions305. Grâce à des méthodes sophistiquées, la science a apporté des connaissances extraordinaires mais elle ne s’est paradoxalement pas dotée d’outils pour se connaître et se penser elle-même ! Elle ne s’est jamais interrogée sur ses ambivalences, la nature de ses choix et leurs conséquences. 302
MORIN Edgar, Le cinéma ou l’homme imaginaire, Ed. de Minuit, Paris, 1956, rééd. 1978 MORIN Edgar, La méthode 2, p.101 304 MORIN Edgar, La méthode 2, p.296 305 MORIN Edgar, La méthode 5, L’identité humaine, Ed. du Seuil, Paris, 2001, p.224 303
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Dans les années 1930, Husserl306 a désigné ce point aveugle : l’élimination du sujet observateur, expérimentateur, cet homme pourtant spécifié par une formation, une culture, une société, une histoire, ignoré dans le produit de son expérimentation ! La leçon de Morin est claire : aucune science ne peut prétendre à une vraie vision du monde et le savant n’est pas un être désintéressé, dépourvu d’instincts primaires. Il s’impose plus que jamais que la science se dote d’un outil d’auto-connaissance. « La science est et demeure une aventure. La vérité de la science n’est pas seulement dans la capitalisation des vérités acquises, la vérification des théories connues. Elle est dans le caractère ouvert de l’aventure qui permet, que dis-je, qui aujourd’hui exige la remise en question de ses propres structures de pensée »307. Plus encore que de renouer avec la philosophie, c’est à une autoréflexion constante que la science est invitée. En 1982, Science avec conscience introduit la réflexivité et l’éthique dans les sciences prétendues neutres : « Le progrès doit cesser d’être une notion linéaire, simple, assurée, irréversible, pour devenir complexe et problématique. La notion de progrès doit comporter autocritique et réflexivité »308.
3. Les méditations d’un humaniste La vie d’Edgar Morin couvre plus d’un siècle. Passé cent ans, le vieux sage continue à dispenser ses analyses sur le monde depuis la pandémie du covid19 jusqu’à la guerre en Ukraine. Son imposante œuvre exploratrice et ses engagements témoignent de son insatiable curiosité et de son vouloir vivre obstiné309. Car sous son apparente disparité, le chemin de Morin tient son unité de son amour et de la défense de la vie sous toutes ses formes. Il n’est pas ici utile de faire inventaire de ses engagements intellectuels, sociaux, politiques non exempts d’erreurs et d’errances (il le fait très bien lui-même), mais de tirer le fil qui conduit sa quête et donne l’envergure de son œuvre, en écho à Kant, celle de la condition humaine : « Que puis-je savoir ? Que m’est-il permis de faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? »310 On ne peut pas saisir le sens de l’œuvre de Morin si on ne la resitue pas dans la tradition intellectuelle dont elle se recommande : celle de Pascal, Montaigne et Rousseau. Le premier lui montre la voie d’un esprit dont la rationalité est 306 HUSSERL Edmond, La crise des sciences européennes et la phénoménologie de l’esprit, publié en 1954 seize ans après la mort de l’auteur, il est en grande partie rédigé en 1935-36. 307 MORIN Edgar, Science avec conscience, p.25 308 MORIN Edgar, Science avec conscience, Ibid. p.91 309 MORIN Edgar, Autocritique, 1ère éd. 1959, Point essais, Editions du Seuil, 1970, p.16 310 MORIN Edgar, L’aventure de La Méthode, Editions du Seuil, 2015, p.9-11.
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constamment travaillée par le doute, qui assume ses limites et affronte les contradictions au lieu de les voiler. Le deuxième lui a transmis les vertus de l’introspection, chemin privilégié d’accès à la condition humaine et particulièrement le questionnement récurrent de la relation entre le subjectif et l’objectif, la lutte obsessive contre la pseudo-objectivité. Le troisième lui a enseigné la fréquentation assidue de la science de l’homme, de la doctrine politique, de la sensibilité moderne indissociée des états de l’âme et de la rêverie, c’est-à-dire les diverses dimensions de notre existence. Ce patrimoine assume une sincérité que d’aucuns qualifieront d’exhibitionniste, mais qui ne fait pas l’économie de ses faiblesses, de ses doutes et de ses erreurs, il passe au crible le terreau dans lequel germe l’idée. Observer sa vie subjective qui le conduira au principe épistémologique premier : l’observateur/concepteur doit s’inclure dans l’observation et la conception, La connaissance nécessite l’auto-connaissance. Morin est conscient que cette plongée au cœur du sujetconcepteur sera un prétexte aisé à ses détracteurs de se détourner des idées qu’il avance. Edgar Morin est un des rares chercheurs à nous permettre d’assister à la construction du corpus de son œuvre en suivant les méandres de sa pensée. C’est un fait suffisamment exceptionnel pour être souligné. Peu de chercheurs ont régulièrement ponctué leurs travaux de l’exposé du ferment qui préside à leur gestation au niveau psychologique, intellectuel, politique et sociétal. Indépendamment des journaux personnels qui jalonnent son parcours, plusieurs ouvrages nous font témoins de la matière qui anime sa réflexion et commande son action. Dans Autocritique en 1959, il annonce son intention en ces termes : « Je cherche à me vider, me nettoyer, me rendre transparent, afin de voir clair, à travers moi-même, par-delà moi-même. » Soucieuses de sincérité, les introspections de Morin s’interdisent cependant toujours de nous livrer son plus intime, ses zones d’ombre d’homo sapiens demens. Autocritique est un témoignage vécu de cette période tragique de l’histoire où le communisme s’offre comme antidote aux fascismes conquérants. On y découvre les questionnements d’un homme et d’une jeunesse entre tentation pacifiste et engagement. D’avoir répondu aux sirènes du communisme, Morin n’est pas fier, mais il en tire la leçon de l’aveuglement de la Croyance. En 1962, l’auteur de Le vif du sujet (1969) est atteint d’une maladie qui suspend sa vie active et lui offre le temps d’une féconde méditation, propice à une renaissance qui va opérer un des plus importants changements dans sa vie, depuis ses relations avec ses proches jusqu’à son genre de vie. Cette autoobservation, un travail de soi sur soi, le construit : « j’ai cheminé avec moimême, vers moi-même. »
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En 1989, Vidal et les siens prolonge le questionnement ébauché sur ses racines et sur son père. Sans prétendre se livrer à une autoanalyse, l’auteur fait un travail sur ce qui l’a constitué. Embryon condamné à ne pas naître, au risque de la mort de sa mère à la santé fragile. Mort-né, sorti par le siège, étranglé par le cordon ombilical, giflé pour qu’il pousse son premier cri… « Vivre de mort, mourir de vie », cette formule d’Héraclite n’a cessé de le hanter. Enfant choyé il subit un Hiroshima intérieur à la mort brutale de sa mère. Violemment arraché à l’âge de dix ans à cet amour fusionnel, il dut, en outre, affronter le mensonge dont son père et sa tante couvrirent cette mort, l’abandonnant ainsi à un secret chagrin inconsolable. Il ne cache pas la haine du mensonge et le rapport à la Vérité que cela forgea en lui. Son refuge dans le roman et dans le cinéma nourrit son questionnement sur la vérité, l’erreur et l’illusion. S’engage ainsi une quête inlassable d’autres vérités, ailleurs, soutenue par une alternance de besoin de foi et d’instinct de doute définitivement ancrée en lui, terreau d’une culture des contraires. Son père peu respectueux des préceptes du judaïsme ne lui a d’ailleurs enseigné aucune foi, aucune morale, aucune vérité, il lui a donné en revanche un exemple de liberté face aux dogmes, à tous les dogmes. Emporté par ses engagements passionnés, ce doute sanitaire n’a jamais laissé Edgar s’enfermer. Dès que son exigence de rationalité confine à la foi, son petit démon le rappelle à la raison. Loin des certitudes établies, des cadres constitués, la constante recherche d’une autre voie est le fil tendu sur lequel il construit La méthode. Une voie constamment aérée tel un remède à l’angor oppressant dont il souffre depuis son enfance. Au-delà de la poursuite de défouissage de ses fantômes, Mes démons (1994) livre la profondeur humaniste de l’auteur. Plus que de répondre à son trouble identitaire de Marrane, sa quête de vérités universelles n’est jamais séparée d’une éthique : exigeante pour lui, tolérante pour autrui. Son éthique-pour-soi commande au premier chef un auto-examen critique constant qui ouvre à l’éthique pour autrui. Cette culture psychique prémunie contre tout jugement catégorique. Elle n’est pas laxisme mais complexification du jugement et conduit à la tolérance et à la compréhension. L’éthique selon Morin prend la mesure des déterminations et des évènements qui pèsent sur les choix et les actes d’un être humain. Elle ne le dédouane pas de sa responsabilité en tant que sujet, mais elle la contextualise. Chacun n’est-il pas le jouet de forces diverses et obscures, sociologiques, idéologiques, pulsionnelles… ? Aussi estil absurde de réduire un individu à un de ses actes qu’il soit sordide ou au contraire héroïque. La complexité éthique assume l’affrontement de l’homme
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à la difficulté de penser et de vivre, c’est, dit joliment Morin, la résistance à la cruauté du monde311. Le cheminement de notre étude aspire à repérer les fils qui dessinent le possible d’une pensée et d’une action plurielles dans le respect d’un va-etvient constant entre l’Un et le Multiple, il nous a conduits, naturellement, à Edgar Morin. Son œuvre impressionnante semble s’imposer à qui prétend assumer la diversité et la complexité. On ne peut cependant ignorer la place singulière que l’auteur occupe dans le monde universitaire sans parler de la détestation dont il est parfois l’objet. Pascal Roggero constate312 que La méthode est ignorée par la plupart des sociologues. Dans un ouvrage qui dresse un état des lieux de la sociologie française313, elle n’est citée qu’une seule fois. Des auteurs qui se targuent d’importer en sociologie des concepts issus des travaux sur les systèmes complexes ne font aucun cas des travaux de Morin !314 La sociologie souffre certainement encore de son exigence fondatrice, lorsque Durkheim, lui, forgeait un cadre disciplinaire spécifique, garant de son identité mais aussi de ses limites. Ainsi a-t-elle succombé au symptôme de la spécialisation : l’ignorance de la vie des autres champs scientifiques, dont celui de la philosophie dont elle est pourtant issue. Arcboutée sur de stricts critères de scientificité, elle s’est coupée des autres sciences humaines et s’est tenue dans l’ignorance des sciences de la matière et du vivant. La revendication à faire science a exclu nombres d’initiatives au motif de n’être pas de la sociologie ! La jeune science, confrontée au défi de la complexité a craint d’y perdre son âme et s’est enfermée dans cette logique mono-disciplinaire que Morin dénonce précisément. Avec Le cinéma ou l’homme imaginaire (1956), Les stars (1957) et L’esprit du temps (1962) Morin explore l’imaginaire social des sociétés modernes. Cette orientation vers la culture des masses, bien connue aux USA depuis les années 30, vaudra à son auteur l’exécution de Bourdieu et de Passeron315, pour lesquels il convient de bannir de l’univers scientifique cette vulgate 311 MORIN Edgar, Mes démons, Un ordre d’idées Stock 1ère éd. 1994, 2008, p.132 en italique dans le texte. 312 ROGGERO Pascal, Pour une sociologie d’après « La méthode », dans Communications 2008/1 (n°82), p.143-159 https://doi.org/10.3917/commu.082.0143 313 BERTHELOT J-M (dir.), La sociologie française contemporaine, Paris, PUF, 2000, p.125 314 Par exemple : BYRNE D., Complexity Theory and the Social Sciences, Londres, Routledge, 1998. CILLIERS P., Complexity and Postmodernism, Londres, Kentledge, 1998. URRY J. Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ? Armand Colin, Paris 2000. Global Complexity, Cambridge, Polity Presse, 2003. 315 BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, Sociologues des mythologies et mythologies des sociologues, Les Temps Modernes, n°211, p.998-1021, 1963
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pathétique. L’accusant de réductionnisme confus au mépris de la différence et de la diversité cet oukase signera son excommunication de la communauté scientifique. Considérée compliquée, hermétique, difficilement applicable, la pensée de Morin semble ne pas faire école, il demeure un penseur marginal qui ne manque cependant pas de reconnaissance dans les pays latins, ni auprès d’autres penseurs contemporains depuis Friedmann, Barthes, Castoriadis, Lefort, Monod, Delmas-Marty, Cassin… Un très bel hommage d’Emmanuel Lemieux tient à cette formule : « J’aime cet homme-chantier à ciel ouvert. J’aime l’anthropo-sage et le fou qui sont en lui »316. Sous l’impulsion de Pascal Roggero la création de l’Université Populaire Edgar Morin pour la Métamorphose (UPEMM) à Toulouse augure d’une reconnaissance croissante méritée. Il est utile à notre propos de constater que la démarche de Morin s’inscrit dans un réel dont elle assume l’âpreté. Quant à identifier le moteur de cet élan humaniste qu’il dessine, Morin préfère la notion de métamorphose à celle de révolution : « L'idée de métamorphose, plus riche que l'idée de révolution, en garde la radicalité transformatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, de l'héritage des cultures) »317. Il en donne des exemples dans le règne animal, lorsqu’une organisation vivante produit des qualités nouvelles à partir de constituants physico-chimiques arrivés au terme d’un cycle, à l’image de la chenille se muant en papillon. Mais également dans l’histoire des civilisations, lorsqu’à partir d’un agrégat de sociétés archaïques se constitue une nouvelle société structurée avec un état, des classes sociales, des religions assorties d’une spécificité culturelle et artistique, telle en Inde, en Chine ou au Mexique. Lorsqu’un cycle se clôt la désintégration est probable mais d’aussi improbable qu’elle soit, elle laisse la place à une possible métamorphose. Comme l’a montré Alain Gras, l’homme a toujours le choix de bifurquer, l’histoire ne manque pas de crises majeures promettant les pires désastres mais confronté à son anéantissement l’homme est capable de rebond. Sa réactivité, sa créativité lui en donne les ressources. Une conscience de notre bien commun, notre Terre-patrie peut nous permettre de trouver la Voie. Ni sociologue, ni philosophe, ni anthropologue, d’inclassable Morin fait vocation ! Son pragmatisme méthodologique le renvoie à la marge des courants clairement identifiés. En outre essentiellement théorique et épistémologique, La méthode ne se prête pas aisément à des applications : « La méthode de Morin est tellement globale que personne n’a trouvé le
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LEMIEUX Emmanuel, Edgar Morin l’indiscipliné, Biographie, Seuil, 2009 MORIN Edgar, Eloge de la métamorphose, Tribune Le Monde du 9 janvier 2010
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moyen de la mettre en œuvre empiriquement »318. A l’image de l’avènement d’un nouveau paradigme, elle bouscule la science rangée mais commence cependant à irradier le monde de la recherche. L’œuvre de Morin cristallise tous les problèmes, les enjeux et les résistances qui sont associés au paradigme de transdisciplinarité. Elle est nourrie d’espoir, mais elle en signale les exigences et n’en cache pas les obstacles. Elle nous offre un horizon d’incertitude et d’impossible : « Il ne s’agit nullement d’arriver à une société d’harmonie où tout serait pacifié. La bonne société ne peut être qu’une société complexe qui embrasserait la diversité, n’éliminerait pas les antagonismes et les difficultés de vivre, mais qui comporterait plus de reliance, plus de compréhension (moins d’incompréhension), plus de conscience, plus de solidarité, plus de responsabilité… Est-ce possible ? »319
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GROSSETTI Michel, Sociologie de l’imprévisible. Dynamiques de l’activité et des formes sociales, Paris, coll. Sociologies d’aujourd’hui, PUF, 2004 319 MORIN Edgar, La méthode 6. L’éthique, Editions du Seuil, Paris, 2004, p.93
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Conclusion
Un long effort de pensée L’histoire des sciences nous fait observer une tension permanente entre les positions affirmées des tenants d’un savoir qui ne se recommande que de luimême et ceux qui embrassent simultanément des voies différentes, divergentes parfois contradictoires. Cette tension obstrue la fécondité que présagent les relations entre les parties elles-mêmes et entre les parties et le tout, garantes de toute dynamique transdisciplinaire. Nous pouvons identifier plusieurs niveaux de résistance à ce mouvement qui libère d’une pensée centralisée au profit d’une pensée ouverte, assumant un monde multiple, indéterminé : - Le cadre de pensée. Le niveau de la conception du monde (Weltanschauung). Le chercheur est d’abord tributaire du contexte historique, politique, sociologique, culturel dans lequel il vit et de la conception métaphysique qu’ont de ce monde ceux qui l’habitent. - La formation à la recherche, il est ensuite le produit d’une formation qui le prépare à l’exercice de sa profession, celle du quotidien rigoureux de la recherche. Ses travaux sont régis par les principes du paradigme dont il est référent. - Le sujet, il est enfin un homme. La prétention à l’objectivité ne faisant plus illusion c’est l’effet de la subjectivité dans le chemin de la découverte qui est interrogée. Tout au long de notre périple nous avons repéré un intrus, omniprésent, si mystérieux : le réel. C’est lui qui mène le bal, quel statut doit-on lui reconnaître ? Quelle marge offre-t-il à notre espérance ?
1. Trois niveaux de résistance Le cadre de pensée La spéculation philosophique ne s’est jamais dissociée de l’étude de la Nature et de son essence. De l’Antiquité à l’ère classique les philosophes sont aussi des scientifiques. Une parenté garante, en principe, d’une évolution raisonnée et continue de la découverte du réel. L’histoire atteste au contraire de la discontinuité de la recherche, de ses accidents de parcours, des discussions, disputes et autres conflits qu’elle a provoqués. Notre étude s’est arrêtée à deux moments particulièrement significatifs de l’évolution de la pensée, nommés révolutions en raison de leurs conséquences sur l’histoire de l’humanité. La première rompt avec la recherche concrète propre à un Léonard pour 197
s’engager dans le monde de l’abstraction. Dans son appétit de conquête l’homme ne se satisfait plus de l’observation, l’essor de sa pensée se fonde sur les mathématiques. La seconde délaisse le monde macro physique de Newton pour s’aventurer dans le champ non visible de l’espace-temps, celui de la microphysique. C’est à la révolution Galileo-copernicienne que l’on doit les enseignements les plus significatifs du poids du contexte historique, politique, religieux, sociétal sur l’expression de la pensée. Ainsi que l’exprime l’amusante allégorie de l’astronome Pierre Chastenay : « C’est une révolution qui chasse les humains du centre du monde et qui les place en orbite sur une petite planète autour d’une étoile banale au cœur d’une galaxie démesurée dans un univers dont on ne connaît pas les limites. » Ce moment où s’effondre la conception d’un Univers clos, ordonné et hiérarchisé, homogène et continu pour céder sa place à un Univers infini et mobile. Ce bouleversement n’affecte pas seulement notre intelligibilité du monde, il ébranle les croyances religieuses qui se portaient garantes de son immuabilité. Kepler est à ce titre le meilleur exemple de la résistance que la Foi oppose aux conséquences de ses propres idées de génie. Les théologiens, garants des Lois sacrées sont les premiers à entrevoir les conséquences de ces découvertes dont le sens est clairement perçu par les philosophes. Devoir penser soudain un monde qui ne se comprend pas bouleverse en profondeur les fondements de la pensée et des croyances. Nous devons à Koyré d’avoir éclairé les liens étroits entre les sciences, la philosophie, la métaphysique et la théologie et les tensions que suscite le zèle de quelques-uns à mettre la divinité en défaut. Ainsi en est-il de toute époque, prise dans ses mythes, ses croyances, ses représentations, entraînée dans le flot incontrôlable de l’histoire, soumise aux mouvements imprévisibles et capricieux des gouvernants de la cité. Si la découverte est le fruit de la sagacité d’un chercheur, son moment est dépendant de la Weltanschauung, de la représentation que les hommes ont de l’univers. C’est grâce à une conjonction de multiples conditions historiques, religieuses, philosophiques, scientifiques… qu’une nouvelle connaissance du monde est possible. Les immuables données brutes du réel s’offrent, qu’un contexte particulier autorise alors à observer sous un nouvel éclairage. La conquête du réel Noblesse ou vanité ? L’homme de science s’échine à forcer ce cadre auquel son époque le contraint pour percer les secrets du réel. Son mouvement ne cesse d’osciller entre deux pôles s’excluant, aveugles à leur mutuelle fécondité. Il en est ainsi, éclaire Meyerson, de cet instinct animal à identifier,
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à ramener au même qui se mue en passion chez l’homme et anime le scientifique confronté dans sa réalité à la diversité des choses. Le principe d’identité est au fondement de la science, par lui se forgent les concepts et s’élaborent les théories. Par lui s’esquisse aussi le risque de réduction des phénomènes ; à trop vouloir expliquer le monde, l’homme tend à en stériliser la complexité vivante. Dès longtemps, la révolution Galileo-copernicienne a témoigné pourtant des fruits de la complicité des connaissances : la physique, les mathématiques, l’optique, l’astronomie, assurée par des savants et des philosophes. Au tournant du siècle, la philosophie aspire d’ailleurs à renouer des liens par trop distendus avec la science. Sous l’impulsion d’esprits doués de la double compétence des passerelles se dessinent. Mais cette mésalliance n’est pas du goût de tous au point de réactiver le conflit impérissable entre le noble espace de la pensée et le monde vulgaire de la matière. Comme principe premier de défense de la métaphysique trône l’argument de pureté, le refus d’une compromission avec le monde de la production par crainte de perversion des idées et des valeurs humaines dont elle se dit garante. En miroir, le même argument vient protéger la recherche scientifique du risque d’égarement à la fréquentation d’improbables spéculations intellectuelles. Les principes aristotéliciens assurent une claire ligne de conduite : rigueur, unité, cohérence… Les membres du Cercle de Vienne paient le prix de la notabilité de la nouvelle philosophie en la dotant d’un cadre rationnel exigeant : précision des concepts et des énoncés. C’est une tentation fréquente des jeunes sciences humaines, à l’instar de la sociologie, de se hisser au rang de leurs consœurs en se pliant à de stricts critères de scientificité. Facteur de biais, le sujet lui-même est écarté du procès au profit de l’observation de l’objet se soutenant de sa seule réalité. Exit tout ce qui pollue l’acte sacralisé du savant. Avec la notion de contradiction, Hegel met un coin dans cette aspiration à faire système au nom de la recherche de l’identité et de l’harmonie. Les explorateurs de l’empirie lui emboîtent le pas, ils tissent des liens entre vision moniste et perspective pluraliste. A l’exemple de James dénonçant l’opposition réductrice entre un rationalisme centralisateur et un empirisme diversificateur, avec pour écueil une vision partielle et déformée de la réalité. Ainsi font-ils apparaître l’hétérogène au-delà des principes unificateurs. La connaissance intellectuelle cède aux arguments de l’expérience sensible attestant que la réalité se nourrit des interactions de l’identique et du différent. Dès lors, plus rien n’empêche cette voie de prospérer, si quelque chose de la vérité peut se dévoiler c’est par un entrelacs des connaissances. L’expérience prouve d’ailleurs que la recherche fixée sur un objet précis ne pâtit pas
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d’échanges ponctuels avec des domaines étrangers. Un va-et-vient entre disciplines permet des transferts féconds de connaissances ou de méthodes. Le dogme de la continuité de la science s’effrite, la notion de révolution scientifique démontre la discontinuité de son évolution et l’incommensurabilité des paradigmes. La conception d’un monde ordonné déchiffrable par des règles logiques est définitivement abolie. Les protagonistes de la révolution quantique ne sont pas moins saisis que leurs confrères du XVIIème siècle. Leurs réactions en disent long sur leur émoi. Planck s’efforce de faire rentrer sa découverte dans le cadre académique, Schrödinger confie qu’il aurait préféré ne pas être mêlé à l’aventure. Envers et contre les intuitions de Bohr, Einstein est convaincu que l’on finira bien par donner un sens à tout ça ! De fait, la microphysique livre des découvertes qui bouleversent le cadre aristotélicien de la pensée et renouvelle le fonds épistémologique. Le trait sympathique de l’épisode tient à la fraîche stupéfaction de ces esprits éminents, acteurs quasi involontaires de ce que Kuhn a joliment nommé science extraordinaire. De la rupture épistémologique de Bachelard à la révolution scientifique se décrit ce moment où le chercheur se complet dans le confort d’un savoir maîtrisé. Il se satisfait de l’approfondissement sans fin du paradigme qu’il cultive, au risque de stérile répétition. Une limite s’impose pourtant toujours à ce conservatisme attaché à un savoir qui confine à la croyance, car tout système comporte des anomalies qu’il faut bien affronter. De là naissent les crises entre les défenseurs du temple et les mutins qui s’affranchissent du cadre institué. Nous avons constaté à plusieurs reprises la virulence qui accompagne les débats entre les anciens et les nouveaux, parfois une violence qui laisse à penser que la personne se sent atteinte dans son intégrité même ! Notre engagement à stimuler la rencontre des connaissances ne nous fait pas négliger l’importance et la pertinence de la recherche fixée sur un objet précis, c’est son isolement qui est dommageable et sa conséquence : le cloisonnement des connaissances. Existerait-il une transdisciplinarité sans champs spécifiques pour la nourrir ? Chaque point de vue sur l’objet élargit la perspective. C’est de reliance que les humains doivent vivre pour ne pas s’appauvrir. L’un et le multiple ne s’excluent pas, associés dans un mouvement cyclique perpétuel d’union et de séparation, ils sont la condition d’un savoir transversal. Les acquis de l’épistémologie nous disent le préjudice du mépris d’un agir inter et transdisciplinaire, force est pourtant de constater la persistance de savoirs qui ne se recommandent que d’eux-mêmes. Ce que
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l’histoire nous enseigne semble rester lettre morte, confronté à la réalité de la nature humaine. Un monde qui me ressemble ! C’est dans la tête du chercheur lui-même que siège l’ultime niveau de résistance. Le scientifique est d’abord tributaire du contexte général dans lequel il vit, il est ensuite le fruit de la formation que lui dispensent ses pairs, il est enfin un homme. Refoulé au nom de la pureté de l’acte scientifique, l’agent de l’exploration et de la découverte se voit réintégré dans le processus. La légitime exigence d’objectivité s’est appliquée durablement à ignorer la personne du chercheur, les progrès de la connaissance aidant, il ne s’imposait d’ailleurs pas de s’y arrêter. Mais envers et contre tout effort de l’abstraire du processus, on ne put longtemps négliger le fait qu’il faut un sujet pour penser l’objectivité. Sans doute la philosophie de Nietzsche et la découverte freudienne ont-elles porté un coup fatal au présupposé d’une réalité indépendante de celui qui la pense. Trois noms parmi d’autres éclairent le pas qui place définitivement le sujet au cœur du débat : Bergson, W. James et Bachelard. Assumant l’expérience sensible offerte par la vie concrète comme critère de pensée, Bergson ouvre une brèche dans une tradition fixée sur le concept. James reconnaît sa dette à l’auteur de l’Essais sur les données immédiates de la conscience, qui lui inspire de rompre avec une orientation intellectualiste qui ne lui sied plus. La philosophie doit être un guide pour mieux agir sur le monde, pour modifier les réalités et tendre vers une vie meilleure. L’originalité du pragmatisme tient à ce refus de dissocier l’action des effets qu’elle produit chez celui qui l’acte. La philosophie de l’expérience est nécessairement une philosophie de l’individuel, car la nature objective offerte à tous, laisse libre cours à chacun de privilégier l’une ou l’autre de ses parties, dans l’ignorance des autres. Moyennant quoi, chaque philosophe ne nous donne jamais qu’une vision restreinte de la réalité exposée à des extrapolations imaginaires. C’est vers cette conscience plurielle que l’homme doit s’élever pour éprouver vraiment le sens de la vie et agir sur le monde. Une vision qui chante l’accord profond de l’espèce humaine par-delà ses différences mais ne se gagne que par un esprit aventureux. James nous éclaire sur les ressorts psychiques qui induisent des variations dans le rapport que chaque homme entretient avec le monde. Si l’on néglige les expressions outrancières d’homme passif et d’homme au tempérament dur, il campe les portraits d’un homme plutôt attaché à des représentations établies
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opposé à celui d’un homme plus ouvert à l’inconnu. Par cette distinction, James décrit les traits d’une personnalité encline au rationnel, aux acquis, aux principes et aux valeurs reconnues, à l’identique… une disposition d’esprit propice à une vision homogène du monde qui prête au monisme. Il les distingue de ceux d’une personnalité encline à l’étrange, au risque, à la rupture, au conflit, à la diversification. Ainsi en déduit-il le portrait de l’homme qui assume de rompre l’ordre établi, celui qui s’arrache à l’identique pour affronter le divers. Celui qui assume l’altérité, la différence inconfortable, prêt à affronter l’hétérogénéité du monde. Par cette notion de disposition d’esprit, James nous explique que le pluraliste est porté à réinterroger les choses au risque de les bousculer. Le psychologue a du même coup touché du doigt les résistances qu’un esprit attaché à une vision stable et rassurante du monde peut opposer à l’agitateur qui le confronte à l’inquiétante inconstance des choses. Il exprime le sentiment de vide que peut éprouver un esprit timoré en l’absence d’un absolu sécurisant. L’écho de la thèse de James résonne chez Bachelard, selon lequel un des obstacles à la pensée est inhérent à l’acte même de connaître, l’esprit n’est-il pas toujours tenté de se ranger à ce qui confirme son savoir plutôt qu’à ce qui le contredit ? Son analyse identifie bien cette force d’attraction de l’unité à laquelle il faut s’arracher, à l’exemple d’Einstein définitivement attaché à sa conviction d’un tout cohérent. La distinction kuhnienne de science normale et de science extraordinaire en est une variation. Tout homme n’est pas naturellement enclin à affronter la pluralité. L’un des mérites de Bachelard a été de démontrer que si l’acte de connaître implique l’inconscient du chercheur, indépendamment des résistances qu’il peut nourrir ce refoulé freudien présent dans toute élaboration scientifique porte aussi en lui une féconde énergie imaginaire créatrice. Pour cette raison, notre développement s’est complété parfois de quelques détours biographiques, ainsi de Bohr et de Morin, illustrant le riche terreau personnel auquel leur généreuse pensée universaliste peut reconnaître sa dette. Dès lors, comment dissoudre cette résistance que l’esprit oppose à notre désir de connaître le réel, cette résistance qui nous fait penser autre chose que ce que nous devrions penser, nous dit Bachelard. Telle est la tâche éducative, pédagogique et psychologique difficile qui s’impose comme mission fondamentale commune à tous les penseurs qui se recommandent de la pensée transdisciplinaire : comment éveiller et cultiver un esprit ouvert à la complexité du monde. Un credo universaliste préconise une école permanente qui conduit comme Montaigne le préconise à avoir une tête bien faite plutôt
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qu’une tête bien pleine. L’objet de l’éducation qui incombe généralement aux parents est au premier chef de soutenir le désir de savoir320 de l’enfant contre les tendances inhibitrices. C’est une intention que partagent de nombreux modèles pédagogiques avec en commun ce principe premier d’apprendre à apprendre, de former l’esprit à penser par soi-même. Dans tous les cas il s’agit comme le dit Bachelard de susciter chez l’enseigné un mouvement à « sortir du même et chercher l’autre ». Ou encore à l’exemple de von Foerster d’apprendre à poser des questions légitimes celles dont on ne connaît pas les réponses ! En raison, les penseurs attachés à une métamorphose de l’esprit, ont investi le champ de l’éducation. Ils renouvellent la tradition déjà féconde d’une éducation populaire émancipatrice en l’ancrant dans une dimension transversale. L’approche transversale définie comme « une théorie psychosociologique existentielle et multiréférentielle de l’éducation » 321 proposée par René Barbier en est une vivante illustration. Sous la direction de Florent Pasquier322 l’éducation est aujourd’hui une orientation affirmée du CIRET. Aussi prometteurs que soient les systèmes éducatifs et pédagogiques que recommandent les humanistes, ils ne suffisent pas à éliminer cette essence humaine que Morin qualifie d’auto-égo-ethno-centrique. Elle nous impose de ne jamais oublier que nos jugements sont constamment exposés à être détournés par notre affectivité, nos craintes et nos désirs. C’est là que siège l’obstacle le plus retors à notre inclination épistémophile. Bachelard propose de curer l’esprit scientifique de sa gangue primaire, de l’arracher à ses représentations imaginaires pour entrer dans le symbolique. Une cure jamais achevée qu’il nomme un orthopsychisme défini comme une surveillance de soi, voire une surveillance de la surveillance, qui vise à donner une liberté de penser et insuffler un désir de progrès. Dans ce prolongement Morin préconise une culture psychique, soutenue par la pratique de l’autoréflexion. Autoréflexion, auto distanciation, auto observation, réflexivité, hétéro réflexion, nous touchons là le point sensible d’une pluridisciplinarité en acte, 320
Pour la psychanalyse, en particulier pour Freud et Mélanie Klein la pulsion épistémologique nommée aussi pulsion épistémophilique est dérivée de la pulsion sexuelle. 321 BARBIER René, L’approche transversale, L’écoute sensible en sciences humaines, Anthropos, 1997, p.311 322 DAVRET Florence, PASQUIER Florent, COLLADO Javier, CASTRO Gustavo : Transdisciplinarité et éducation du futur. Collection Interfaces et transdisciplinarités, L’Harmattan, 2023 BRIANCON Muriel, PASQUIER Florent, LAMARRE Jean-Marc, HAGEGE Hélène, Un entre-deux entre laïcité et religions pour penser la spiritualité en éducation, Education et socialisation. Les cahiers du CERFEE, 56/2020
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celle qui ne fait pas l’économie du questionnement de ce qu’insuffle l’intime dans le rapport au monde, celle qui conditionne l’éthique et l’émancipation collective.
2. En quête du réel C’est une aventure intellectuelle et humaine intrigante, à jamais inachevée, que livrent ces pages. C’est en effet un long effort de pensée confronté à des résistances, ponctué de combats, voire de drames humains… que révèle l’exploration du réel. Le réel, voilà bien le terme qui court tout au long de nos pérégrinations sur lequel nous devons nous arrêter. Nous souhaitons montrer ici combien il est essentiel de l’éclairer sous différents angles car il conditionne l’orientation de la pensée transdisciplinaire. Notre récit nous montre comment se fait connaître ce qui s’évoque d’abord comme Arlésienne. Voici en quels termes Koyré nous introduit à l’intrus : « Il n’est pas étonnant que l’aristotélicien se soit senti étonné et égaré par ce stupéfiant effort pour expliquer le réel par l’impossible – ou ce qui revient au même pour expliquer l’être réel par l’être mathématique. Le concept galiléen du mouvement (de même que celui de l’espace) nous paraît tellement naturel que nous croyons même que la loi d’inertie dérive de l’expérience et de l’observation, bien que, de toute évidence, personne n’a jamais pu observer un mouvement d’inertie pour cette simple raison qu’un tel mouvement est entièrement et absolument impossible (…) Nous ne sommes plus conscients du caractère paradoxal de sa décision de traiter la mécanique comme branche des mathématiques, c’est-à-dire de substituer au monde réel de l’expérience quotidienne un monde géométrique hypostasié et d’expliquer le réel par l’impossible »323. C’est en somme par l’impossible que l’on est contraint d’expliquer le réel, Koyré met ici l’accent sur les limites des outils symboliques, peu naturels, imaginés pour traduire le réel. Dès l’entrée de notre propos, nous avons perçu dans les démêlés entre Valéry et Freud que nous serions confrontés à un obstacle d’autant plus fascinant qu’il se dérobe au fur et à mesure qu’on s’en approche. Nous l’avons fréquenté dans ses diverses mues lexicales : réalité, niveaux de réalité, réalité de la réalité, réel voilé, réel en soi... Nous avons assisté à toutes les ruses de la raison pour le conquérir, à tous les combats auxquels il a donné lieu. Il nous fut expliqué qu’il fallait sortir des sentiers balisés, avoir une conscience courageuse pour l’affronter. Chemin faisant, nous avons vu se dessiner l’ombre d’un concept 323
KOYRE Alexandre, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, PUF, 1966, p.166
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autour duquel chacun tourne. Il se fait pourtant entendre dans l’aveu clairvoyant des plus perspicaces annonçant qu’il est vain de penser le maîtriser. Von Foerster approche au plus juste cet espace, pour lui, la pensée s’inscrit dans un réel qu’il est vain de prétendre comprendre. Dans un ouvrage qui tente de sonder la réalité de la réalité, Morin l’exprime joliment : « Nous sommes entre deux infinis, disait Pascal. La connaissance humaine s’effectue dans une bande moyenne entre ces infinis, zone de pénombre traversée de lueurs. C’est en nous tenant sur cette bande que nous devinons en abîme que le réel excède le pensable, s’y fragmente et s’y dissout »324. Chacun nous fait entendre sa fascination teintée de doute et d’angoisse pour ce mystère qui aspire l’action humaine. Emile Meyerson a la pertinence de poser le réel en termes d’énigme. C’est ainsi qu’il introduit le plus clairement qu’il soit la question qui nous occupe : « Il est certain, en effet, qu’à mesure que progresse notre connaissance du réel, si ce dernier se montre, d’une part, de plus en plus accessible à nos explications, pénétrable par la raison, nous acquérons aussi, d’autre part, la conviction de plus en plus profonde qu’il n’est point explicable entièrement, qu’il y a en lui quelque chose qui résiste à cette pénétration »325. Revenons donc à la thèse centrale de cet autodidacte : celle du principe d’identité. Meyerson se propose d’étudier les processus de penser à l’œuvre chez les savants du passé, tels que Galilée ou Newton mais aussi ses contemporains tels que Planck ou Einstein dans le but « d’étudier les ressorts auxquels obéit véritablement leur intellect » dans la recherche du vrai. A l’origine de la démarche du scientifique siège la ferme conviction de l’intelligibilité de la nature, conviction de pouvoir déchiffrer et comprendre le réel. La quête du savant est mue par le « désir essentiellement chimérique »326 de vouloir que le réel soit rationnel. Son mouvement consiste, qu’il le reconnaisse ou non, à l’image de tout homme, à formuler des hypothèses et à les mettre à l’épreuve. Son investigation le conduit à étendre ainsi son champ d’exploitation, mais « plus ou moins inconsciemment mais immanquablement » dit Meyerson, l’explication scientifique ramène à l’identité les données du monde réel qu’il étudie. S’appuyant sur une multitude d’exemples pris dans l’histoire de la connaissance, culminant dans l’étude de l’atome, l’auteur démontre que le procédé de l’homme de science 324
MORIN Edgar, Connaissance, Ignorance, Mystère, Pluriel, 2018, p.42 MEYERSON Emile, La déduction relativiste, Payot, Paris, 1923, p.369 (Nb, c’est nous qui soulignons). Gallica BnF : La_déduction_relativiste___Émile_[...]Meyerson_Émile_bpt6k68173m.pdf 326 MEYERSON Emile, Ibid. p. 198 325
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ne se distingue en rien de celui du sens commun : « Objets du sens commun et êtres des théories sont à tel point identiques d’essence qu’il y a transition continuelle, et bien souvent, insensible de l’une à l’autre classe »327. Moyennant quoi, ledit homme de science ne peut tenir pour vraies que les hypothèses qu’il a avancées, pas davantage, car « le réel reste le réel et ne peut se confondre avec notre pensée »328. L’identification mentale est le moteur de la connaissance, qui se révèle le fruit d’une projection. La science progresse dans cette tension entre le mouvement qui va de l’identité au divers empirique et celui qui va du divers empirique à l’identité. C’est dans cet écart qu’elle parvient à donner une part de rationalité à cet inconnaissable. Par la voix de Georges Bataille, se dessine un autre réel. Si l’on devait désigner d’un trait son œuvre inclassable ce serait celle de l’expérience d’un voyage au bout du possible de l’homme329. Lecteur attentif de Freud, il s’est particulièrement intéressé à la pulsion de mort, à la question du sacré ainsi qu’à l’identification des foules au chef. Ni philosophe, ni anthropologue, ni sociologue, ni économiste mais de tout un peu, écrivain sans aucun doute, il se définit comme anti-philosophe. A l’instar de Nietzsche il cultive un art du paradoxe qui exhume le non-dit, le refoulé, la part maudite de l’activité humaine. En 1933 dans La structure psychologique du fascisme330 il étudie la montée du nazisme mais c’est surtout son analyse de l’organisation des sociétés humaines que nous retenons ici. Les sociétés humaines sont selon lui structurées par deux principes opposés, celui de l’homogène et celui de l’hétérogène. Par homogène Bataille entend tout ce qui recouvre l’utile à la vie de la société, telle la production ou l’argent. Dans cette partie tout élément doit être utile à un autre et tout élément inutile est exclu. Elle se présente avec l’aspect « des objets strictement définis et identifiés ». Cependant cette homogénéité sociale n’est jamais définitivement acquise elle est constamment menacée par des éléments qui n’y ont pas leur place et qui peuvent en compromettre l’équilibre. Par hétérogène, l’auteur désigne la part inassimilable, le rebut, impossible à symboliser : « Le terme même d’hétérogène indique qu’il s’agit, écrit-il, d’éléments impossibles à assimiler et cette impossibilité qui touche à la base 327
MEYERSON Emile, Ibid. p. 20 MEYERSON Emile, Ibid. p. 208 329 BATAILLE Georges, L’expérience intérieure, Œuvre complètes, tome V, Gallimard, 1973, p. 19 330 BATAILLE Georges, Les structures psychologiques du fascisme, dans Hermès, La Revue 1989/2 (n° 5-6), pages 137 à 160 Edition en ligne, https://www.cairn.info/revue-hermes-larevue-1989-2-page-137.htm&wt.src=pdf 328
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l’assimilation sociale touche en même temps l’assimilation scientifique. Ces deux sortes d’assimilations ont une seule structure : la science a pour objet de fonder l’homogénéité des phénomènes. Ainsi les éléments hétérogènes se trouvent exclus du champ de l’attention scientifique : par principe même, la science ne peut pas connaître d’éléments hétérogènes en tant que tels. Lorsque la science se heurte à ces faits irréductibles, elle les exclut littéralement de son champ ordonné par l’homogène : « L’exclusion des éléments hétérogènes hors du domaine homogène de la conscience rappelle ainsi d’une façon formelle celle des éléments décrits (par la psychanalyse) comme inconscients »331. Au monde homogène commun, Bataille oppose un monde hétérogène incommensurable constitué de tout ce que la société rejette soit comme déchet, soit comme valeur supérieure transcendantale. Ces considérations inspirèrent à Bataille le concept d’hétérologie, emprunté à l’anatomo-pathologie et désignant les tissus morbides c’est-à-dire des éléments de structure différente à celle de son milieu ambiant. L’hétérologie se définit comme science de l’irrécupérable, de ce qui est autre, hors des normes, l’improductif, les déchets, la violence, la folie, le délire mais aussi l’extase mystique... La science du réel est pour Bataille un remède contre les idéologies. L’ethnologie nous enseigne que l’homme est devenu intelligent en acquérant la station verticale en lui libérant l’usage de ses mains. L’espèce humaine s’est ainsi éloignée de « la boue terrestre ». Elle s’est simultanément prise à mépriser les parties vulgaires de son corps. Bataille en veut pour exemple les sociétés où les pieds ou les organes génitaux sont l’objet d’un tabou. Les valeurs culturelles se sont édifiées sur des considérations anatomiques entre ce qui est élevé, moralement valorisé au regard de ce qui est bas, méprisable et rejeté. En quelque sorte, à rester le regard fixé sur le ciel, l’homme ne voit plus où il met les pieds ! Pour Bataille réintégrer ces organes bannis dans le champ de la pensée est l’antidote aux forces hétérogènes, véhicules d’idéologie. S’il est un espoir, il tient à l’acceptation de ce qu’est la crudité de l’existence et à ne pas nier le réel. C’est à Georges Bataille, sans jamais l’avouer, dit Roudinesco332, que Lacan a emprunté sa notion de réel. Le Réel apparaît dans un article de 1953, il est associé au Symbolique et à l’Imaginaire indépendamment desquels, dans la terminologie lacanienne, il n’aurait pas de sens. Dans son ébauche, la trilogie s’ordonne ainsi : Symbolique, Imaginaire, Réel (SIR), octroyant une place 331
BATAILLE Georges, Ibid. p. 140 ROUDINESCO Elisabeth-PLON Michel, Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 2023, le réel, (p. 889) 332
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prépondérante au symbolique. C’est à partir d’un article de Claude LéviStrauss L’efficacité symbolique333 que Lacan forge la catégorie du symbolique. Partant de la comparaison entre les procédés de guérison shamanistique et la cure psychanalytique l’anthropologue constate que loin d’être le dépositaire d’une histoire unique, l’inconscient « se réduit à un terme par lequel nous désignons une fonction : la fonction symbolique, spécifiquement humaine, sans doute, mais qui, chez tous les hommes, s’exerce selon les mêmes lois ; qui se ramène, en fait, à l’ensemble de ces lois »334. L’inconscient est un lieu où chacun engrange le vocabulaire de son histoire personnelle, vocabulaire qui prend sens par la médiation de l’inconscient qui l’organise selon ses lois et en fait un discours. Le symbolique façonne la réalité humaine : « L’homme parle […], mais c’est parce que le symbole l’a fait homme »335. Couramment utilisé aussi bien dans le langage commun que dans le vocabulaire psychologique l’imaginaire réfère à l’imagination, cette capacité à se représenter des choses indépendamment de la réalité. C’est le registre de l’image, de la représentation. Dans la topique lacanienne, il est lié à la construction du moi, via le stade du miroir à l’image spéculaire, c’est le lieu des illusions du moi, de l’aliénation, du leurre, de l’anticipation. C’est dans l’analyse du rêve de « l’injection faite à Irma » que s’impose le réel, aux traits que Lacan cultivera : « Il y a donc apparition angoissante d’une image qui résume ce que nous pouvons appeler la révélation du réel dans ce qu’il y a de moins pénétrable, du réel sans aucune médiation possible, du réel dernier, de l’objet essentiel qui n’est plus un objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse par excellence »336. Dans sa révision de 1970, le Réel devient la catégorie première de la trilogie, le réel supplante le symbolique (RSI). Dans un de ses nombreux commentaires, Lacan souligne un des caractères le plus significatif du réel, sa répétition. Il est remarquable que l’une des principales sciences de la Renaissance soit l’astronomie. Le ciel dans son infinie beauté nous offre le spectacle des astres qui, le tour de leur révolution terminée, reviennent à la même place : « Cette forme du réel qui s’appelle l’inexorable se présente en ceci que le réel revient toujours à la même place. C’est pour 333
LEVI-STRAUSS Claude, L’anthropologie structurale, chapitre X. L’efficacité symbolique, Plon, 1958, p.205. Lévi-Strauss s’appuie également sur la topologie Symbolique, Imaginaire, Réel, interprétée différemment. 334 LEVI-STRAUSS Claude, Ibid. p.224 335 LACAN Jacques, Ecrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 276 336 LACAN Jacques, Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, (1954-1955) Editions du Seuil, 1978, p.196
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cette raison que, curieusement, nous avons vu le prototype du réel dans les astres. Comment expliquer autrement la présence, à l’origine de l’expérience culturelle, de cet intérêt pour l’objet vraiment le moins intéressant qui existe pour quoi que ce soit de vital, c’est à savoir les étoiles ? »337 Le réel de Lacan intègre la réalité psychique de Freud c’est-à-dire le désir inconscient et les fantasmes, l’hétérologie, et toute réalité inaccessible à la pensée subjective. C’est dire qu’il se présente sous diverses formes338. Baignant dans le symbolique, la réalité se distingue du réel : « Je dis le réel, non pas la réalité, commente Lacan, car la réalité est constituée par tous les licols que le symbolisme humain, de façon plus ou moins perspicace, passe au cou du réel en tant qu’il en fait les objets de son expérience. Le propre des objets de l’expérience, remarquons-le, c’est précisément de laisser de côté – comme dirait M. de La Palice – tout ce qui dans l’objet échappe à cette expérience » La réalité est cette part du réel auquel l’homme accède grâce au système symbolique, ce qui lui octroie un semblant de maîtrise de la nature car le réel marque aussi la limite de son expérience. Lacan en trouve un écho chez Kant : Ein leerer Gegenstand ohne Begriff (Un objet vide impossible à saisir par le concept). Mais le réel, toujours là, se rappelle à nous en faisant régulièrement irruption dans l’ordre établi. C’est dans le sillage de la logique de Wittgenstein que Lacan entreprend de donner des formulations mathématiques et topologiques à son enseignement en vue de sa transmission et de donner un statut scientifique à la psychanalyse. Ces outils conceptuels portent également le vœu de construire une science du réel. En 1972 apparait le nœud borroméen, emblème de la famille Borromée. Cette figure géométrique est composée de trois anneaux entrelacés de telle sorte qu’il est impossible de les séparer, mais dont l’ouverture d’un seul libère les deux autres. Elle illustre que la catégorie du réel n’a de sens que dans son articulation aux deux autres catégories dont elle est néanmoins disjointe. Pour faire sens le réel doit être en lien au symbolique et à l’imaginaire, pris isolément il n’a pas de sens. La métaphore se veut une représentation de la réalité humaine dans ce qu’elle tient au nouage des trois catégories Réel, Symbolique et Imaginaire. Le réel y apparaît comme ce à quoi l’homme est soumis à l’exemple de la sexualité ou de la mort. Il y est organisé au moyen de constructions de l’ordre symbolique intriquées à des représentations 337
LACAN Jacques, Le Séminaire livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-59, Seuil, 2013, p. 565 338 En l’occurrence : macrophysique (les astres), biologique (le réel du corps) et microphysique (le monde des quantas)
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fictives et à des fantasmes. Pris dans ce nouage du symbolique et de l’imaginaire, le réel s’y révèle un reste impossible à symboliser dans la réalité humaine.
Le symbole de la famille Borromée, Stresa It. Tapis Atelier PINTON, Felletin. Propriété de l’auteur.
Le mathématicien Stéphane Dugowson relève la « curiosité contre-intuitive » du nœud borroméen, les trois cercles sont séparés deux à deux et pourtant liés dans un ensemble unique. Il a nommé « espace lacanien » ce type de figure aux qualités universelles. Riche des enseignements que nous avons tirés de ces rencontres, nous comprenons que le réel est une énigme auquel chacun se heurte quel que soit son champ d’investigation et que quelques-uns tentent de déchiffrer avec les outils dont ils disposent. Aspirant à dépasser les savoirs restreints, la transdisciplinarité ne nous offre-t-elle pas une plus large intelligibilité des problèmes du monde ?
3. La transdisciplinarité, une extension de la conscience collective L’universalisme de la pensée transdisciplinaire compte de nombreux atouts pour faire émerger une intelligence collective propre à favoriser une extension de la conscience humaine. La culture transdisciplinaire ouvre à la connaissance, à l’acceptation de la différence, elle incline à la tolérance, guidée par la science et sublimée par l’art elle porte les arguments d’une réconciliation entre les cultures, les religions et les nations. Ce en quoi elle peut répondre à des aspirations spirituelles et sacrées. Au titre d’utopie réaliste, elle a cette pertinence et cette humilité de ne pas se jouer du réel, elle
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en assume l’insaisissable. C’est ce patrimoine que nous avons reçu de nos ainés que nous voulons valoriser. Dans notre projet de nous intéresser au combat opiniâtre que les hommes de sciences, de tous les temps et de tous les pays, livrent à la nature, nous pouvons tirer quelques enseignements précieux afin que la pensée transdisciplinaire honore cette promesse. Nous avons constaté la difficulté à gagner quelques lumières sur l’obscurité qui nous entoure, car nous avons appris que le réel est à la limite de notre expérience, limite qui ne nous prive cependant pas d’en conquérir quelques territoires. Ce constat nous contraint en revanche à faire le deuil salutaire de vouloir le comprendre, encore moins le maîtriser, mais salutaire car en contrepartie il nous invite à la sagesse. Loin d’être abattu le penseur transdisciplinaire, lucide, assis au bord de cette béance vit au contraire l’impératif éthique que von Foerster nous a légué « Agis de façon à accroître le nombre des choix possibles, pour toi et pour les autres. » La position transdisciplinaire ne nous est pas offerte gracieusement, cet éveil constant sur la réalité de notre condition humaine se gagne par un travail personnel et collectif opiniâtre. Meyerson nous a expliqué que nous étions naturellement enclins à ramener nos plus larges explorations à l’identité, or précisément la transdisciplinarité est le renoncement à tout principe qui prétendrait en clore le mouvement par un maître-mot, ce en quoi il faut nous rendre à l’évidence la pensée transdisciplinaire est contre nature. Il est significatif que de nombreux travaux engagés dans une réflexion transdisciplinaire cèdent à l’écueil de la complétude. Le quiproquo fréquent consiste à penser que la finalité de la transdisciplinarité serait de fusionner les connaissances. Hors comme nous l’a montré la logique du Tiers inclus de Lupasco, le dynamisme de la contradiction n’est jamais achevé, c’est en cela qu’il faut penser ensemble les contradictions sans jamais les mélanger. Un exemple significatif est donné par Jacques Hamel339 : « la transdisciplinarité suscite une posture grâce à laquelle se cristallise la volonté non seulement de jeter des ponts entre les connaissances spécialisées et institutionnalisées formulées en science, mais de les fusionner en un savoir "ultime et commun" destiné à faire comprendre la "réalité" dans sa complexité. » L’auteur est alors confronté à une impasse : « En d’autres termes, la transdisciplinarité ne peut nullement être associée à la science. Son projet de fusionner les savoirs scientifiques déroge manifestement à l’intention qui lui donne sa raison d’être 339
HAMEL Jacques, Quelle posture pour la transdisciplinarité : scientifique, philosophique ou pédagogique ? Enjeux et société, 2023, 10(1), 1–18. https://doi.org/10.7202/1098695a
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et correspond donc à une tout autre posture que celle qui donne acte à la connaissance produite sous la gouverne de la science. » La transdisciplinarité serait étrangère à la science ! Il nous semble nécessaire de rappeler à cet égard l’être exemplairement transdisciplinaire de Niels Bohr dans sa découverte. Le physicien ne procède pas par synthèse, il ne fait pas d’emprunt à d’autres disciplines, c’est dans un après-coup qu’il peut dire les connexions qui se sont faites en lui à son insu et d’en déduire que finalement c’est par son savoir en psychologie au sein de son imposante culture que lui est venue son intuition. Ainsi que nous y avons insisté, telle est la transdisciplinarité en acte. Un rapport éveillé au monde, en lien insu à un savoir multiple déposé en nous et disponible à l’acte de reliance. Eurêka ! Lance Archimède, venant par cette exclamation libératrice ponctuer le processus intime qui l’a conduit à sa découverte. Au moment de clore cet essai, il est indispensable de mettre en relief deux concepts inaliénables de la pensée transdisciplinaire : la reliance et la dialogie. La reliance établit la relation entre les parties entre elles ainsi qu’entre les parties et le tout, elle est garante de la pluralité consubstantielle à la transdisciplinarité. La dialogie, ce discours qui se nourrit de l’échange, comporte cet impossible d’arriver à un principe unique quel qu’il soit. La transdisciplinarité consiste à faire communiquer les savoirs, elle se nourrit d’un questionnement qui jamais ne se clôt. Un espace définitivement ouvert à notre avidité de comprendre à condition d’assumer l’humilité de sa quête. A ces deux clefs nous voulons adjoindre deux aptitudes indispensables au penseur transdisciplinaire : l’éthique et la réflexivité. Ce travail passionnant que suscite notre curiosité se fonde sur une rencontre humaine, il ne se conçoit pas hors d’une éthique qui inspire le respect de la différence et de l’altérité soutenu par une vigilance autoréflexive constante. Déclarer que la pensée transdisciplinaire est contre nature, affirmer que la transdisciplinarité s’attache à percer l’énigme d’un réel à jamais indéchiffrable, permet de dessiner le possible d’une mutation de la pensée. C’est dans la conscience de ce qu’elle comporte d’efforts, de renoncement à des chimères qu’elle s’offre comme horizon désirable.
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SIMMEL Georg, La philosophie de l’argent, Quadrige, PUF, Paris, 1987 SIMMEL Georg, Sociologie, Etude sur les formes de la socialisation, Quadrige, PUF, Paris, 1999 STENGERS Isabelle, Au temps des catastrophes, Résister à la barbarie qui vient, Editions La Découverte/Poche, Paris, 2013 THEOCHARIS T. & PSIMOPOULOS M. Where science has gone wrong, Nature, 329 (15 oct. 1987) TINLAND Franck, L’homme aléatoire, PUF, Paris, 1997 TOURAINE Alain, Pour la sociologie, coll. Points, Le Seuil, Paris, 1974 URRY J. Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie ? Armand Colin, Paris 2000 VALERY Paul, Au sujet d’Eurêka, Œuvres, t.1, Pochothèque, 2016 VALERY Paul, Cahiers, CNRS, (1957-1961) XXV VALERY Paul, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, Œuvres, Pochothèque, 2016 VALERY Paul, Lettre du 19 janvier 1935 à Germaine Pavel, dans Lettres à quelques-uns (1952), Paris Gallimard, coll. L’imaginaire, 1997 Von FOESTER Heinz, Ethique et Cybernétique du Second Ordre, publié dans Systèmes, éthique, perspectives en thérapie familiale, Y. Rey-B. Prieur (dir.) Pais, ESF, 1991 et in Seconde Cybernétique et complexité, E. AndreewskyR. Delorme (dir.) p.135-150, L’Harmattan, 2006 Von FOESTER Heinz, Notes pour une épistémologie des objets vivants, in L’unité de l’homme. 2. Le cerveau humain, E. Morin, M. Piattelli-Palmarini (dir.), Points, Seuil, 1974, WAHL Jean, Les philosophie pluralistes d’Angleterre et d’Amérique, Les empêcheur de penser en rond/Le Seuil, 2005 WIENER Norbert, Cybernetics or Control and Communication in the Animal and the Machine, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts. La cybernétique, Information et régulation dans le vivant et la machine 1ère éd. française, Hermann et Cie, Paris, 1948. Ed. du Seuil, 2014 WHITE Lancelot, L’inconscient avant Freud, Ed. Payot, Paris, 1971 WITTGENSTEIN Ludwig, Tractatus logico-philosophicus, Collection tel Gallimard, 1993 ZWEIG Stefan, Erasme, Grandeur et décadence d’une idée. Livre de Poche
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ANNEXE
UNE AVENTURE HUMAINE L’ouvrage que vous venez de découvrir est le prolongement de travaux initiés par une équipe médico-psycho-sociale dont il est nécessaire de retracer le parcours. C’est d’une vocation de thérapeute que cette aventure est née. D’abord psychothérapeute d’enfants en situation de handicap, puis psychosocio-thérapeute des groupes chargé de les accompagner. Car la souffrance vécue par ces enfants excède souvent le cadre étroit de la psychologie, elle peut être associée à des atteintes organiques, à des facteurs sociaux et la difficulté de leur traitement est souvent majorée par un panel d’intervenants (travailleurs sociaux, rééducateurs, enseignants spécialisés…) dont la disparité ne manque pas d’induire de la confusion. La première tâche incombant aux thérapeutes est d’entendre la nature de ces troubles afin de leur apporter la réponse la plus adaptée, ce fut le thème de Clinique de la demande en consultation infantile (PUN, 1992). Mais de réponses l’enfant en difficulté ne manque pas au risque de voir se perdre le sens de sa parole. Les nombreux professionnels et services spécialisés qualifiés pour lui apporter un accompagnement opportun sont aussi sujets à lui faire supporter des remèdes contradictoires. Ils peuvent générer une cacophonie aux effets contreproductifs invalidant leurs meilleures intentions. L’échange d’informations, le partage des données, l’harmonisation des interventions s’imposent donc. L’interdisciplinarité permet en effet d’améliorer le service à la personne, elle est le quotidien des acteurs du champ médico-psycho-social. L’interdisciplinarité se pratique au cas par cas, entre partenaires entretenant des relations privilégiées, mais elle ne résout pas le problème du morcellement des actions engagées et les dysfonctionnements préjudiciables à l’accompagnement des patients. Comment mieux travailler ensemble ? Les difficultés à faire de la clinique en partenariat nous ont conduit à faire la clinique du partenariat, c’est-à-dire à identifier et analyser chaque difficulté rencontrée afin de lui apporter un remède. Pour exemple, une des causes de conflits couramment vécue par tout collectif tient à la méconnaissance des missions et des méthodes de ses acteurs. A ce facteur récurrent d’incompréhension fut apportée une solution : la reconnaissance mutuelle. A l’ouverture de tout nouveau partenariat, les différents services se rencontrent et se livrent à une présentation des personnes, des fonctions et de leurs missions. Ce rituel fort simple se révèle un facilitateur immédiat des relations entre professionnels. Cependant le plus 221
gros écueil à faire œuvre commune est la disjonction des disciplines : comment stimuler la cohérence du collectif ? Comment préserver la singularité de chaque contribution et la resituer dans un ensemble où se joue son interdépendance à d’autres ? Comment ignorer qu’un problème médical ou social a une incidence sur le développement cognitif et psychoaffectif de l’enfant ? Comment résoudre cette équation complexe ? Ce fut un des principaux apports de Travailler ensemble, un défi pour le médico-social. Complexité et altérité (Eres, 2013) avec l’élaboration de la notion de diagnostic en extension. Pensé comme outil fédérateur de l’ensemble des professionnels, le diagnostic en extension permet à chacun de projeter son expertise sur un plan multidimensionnel dans lequel il détient une part de la réalité complexe du sujet en souffrance, sans que tous n’en détiennent la totalité. C’est l’acceptation d’un non-savoir partagé qui ouvre un espace transdisciplinaire. Sur un mode synchronique, le diagnostic offre une vision panoramique de l’ensemble des actions entreprises, développé sur un mode diachronique, il permet une lecture dynamique de tous les effets : ceux qui en stimulent le mouvement autant que ceux qui l’inhibent, facteurs de régression. Les outils que nous avons forgés se sont révélés en adéquation avec les principes de la pensée complexe énoncés par Edgar Morin. Ils permettent de penser ensemble les différentes expertises dans leur complémentarité, leur antagonisme, leur continuité ou leur discontinuité opérationnelles, en tenant compte des acteurs qui les pensent et les mettent en œuvre. Cette démarche initiée dans un service restreint a ensuite été mise à l’épreuve dans des structures médicales, médico-sociales et sociales. Elle a identifié les conditions de la rencontre humaine permettant de générer une dynamique transdisciplinaire : état des lieux, objectif commun, usager-acteur, reconnaissance mutuelle, modalités de l’échange, éthique et réflexivité. Ces six axes d’élaboration sont présentés dans L’agir pluridisciplinaire. Ethique et réflexivité. (L’Harmattan, 2021). L’agir pluridisciplinaire décrit un processus susceptible de favoriser un espace réflexif transversal dont les effets ne sont jamais garantis car ils supposent que les éléments qui le conditionnent soient réunis. Ainsi comprend-on que, dans notre expérience, le moment transdisciplinaire est l’aboutissement d’un effort individuel et collectif, c’est une rencontre mutuelle qui se cultive patiemment. On ne décide pas de faire de la transdisciplinarité, on s’engage sur un chemin qui permettra – peut-être – de vivre cette expérience d’intelligence collective. Dans notre vécu, nous avons constaté le plus d’humanité que la rencontre peut susciter et l’enthousiasme qui s’exprime lorsque l’échange s’honore de créations collectives que nul séparément n’aurait produites. Nous le qualifions d’état de
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grâce ! La magie transdisciplinaire est à l’image de l’arc en ciel : quand les auspices sont réunis il illumine le ciel de sa palette de couleurs dans un harmonieux ruban éphémère. Ce parcours est fondé sur une opiniâtre analyse institutionnelle, il est animé du souci de rendre le meilleur service collectif possible. Il s’est attaché à interroger chacun de ses pas, à éclairer ses choix et ses orientations... Sa transdisciplinairance s’est nourrie de rencontres auxquelles elle reconnait sa dette. Chemin faisant, son expérience a inspiré une réflexion politique : comment mieux vivre ensemble ? Peut-on concevoir un processus collectif susceptible d’apporter ses lumières aux affaires humaines ? Pourquoi est-il si difficile de faire cause commune face à la menace scientifiquement reconnue du risque de rupture des équilibres planétaires ? C’est ce processus aux vertus curatives que Naissance de la transdisciplinarité a voulu retrouver dans l’histoire de la connaissance.
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Table des matières Sous la bienveillante vigilance d’Edgar Morin .............................. 11 Préface de Pascal Roggero ............................................................... 15 Introduction : Est-il encore permis d’espérer ? ............................ 21 Première partie : De l’Un au Multiple............................................ 25 Chapitre I. L’homme se découvre................................................... 27 Où l’on devine l’inconfort de se penser 1. Paul Valéry, l’étude mécanique d’une conscience maîtrisée........................... 27 2. Sigmund Freud, un savoir insu.......................................................................... 31 3. Carl Gustav Jung, l’inconscient collectif .......................................................... 35
Chapitre II. 1900. Une aspiration irrépressible au pluralisme .... 41 Où l’on comprend que l’homme va devoir renoncer à sa lunette monoculaire 1. Rosny L’Ainé, entre science et littérature ........................................................ 41 2. Aux fondements de l’épistémologie ................................................................... 43 3. Emile Meyerson, le principe d’identité ............................................................. 44
Chapitre III. Le pluralisme en question ......................................... 49 Où l’on découvre les thèmes de résistance au pluralisme 1. Le vérificationnisme du cercle de Vienne .......................................................... 49 2. La réfutabilité de Karl Popper ........................................................................... 53
Chapitre IV. Aux sources du pluralisme anglo-saxon .................. 57 Où l’on constate que tout enclos offre des échappatoires 1. L’héritage contrasté de Hegel ............................................................................ 57 2. Une conscience vivante du monde, Gustav Fechner, Henri Bergson ............. 59 3. Un univers pluraliste, William James ............................................................... 62
Chapitre V. Rationalisme absolu, rationalisme en extension ....... 69 Où la rencontre de deux esprits éminents offre le théâtre d’un dialogue improbable 1. Edmund Husserl, l’idéal d’une science universelle .......................................... 69 2. Gaston Bachelard, une invitation au mouvement et à la liberté créatrice ..... 72
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Chapitre VI. La promesse perdue du pluralisme en sociologie ... 83 Où l’on observe que l’abstraction nuit à la fécondité 1. Auguste Comte, la sociologie, science fondamentale ....................................... 83 2. Wilhelm Dilthey, comment se fait la science ? ................................................ 84 3. Georg Simmel, une sociologie de l’action ......................................................... 88 4. Emile Durkheim, une sociologie autonome ...................................................... 92
Chapitre VII. Le pluralisme anarchiste ......................................... 95 Où l’on voit l’outrancière liberté d’un franc-tireur pourfendre le formalisme de la science 1. Paul Feyerabend, une insolente mais féconde liberté ...................................... 95 2. Au risque du tout est bon ! ............................................................................... 100
Deuxième partie : L’Un et le Multiple .......................................... 107 Chapitre VIII. La révolution copernicienne ................................ 109 Où l’on assiste à la résistance farouche au dévoilement du réel 1. Alexandre Koyré, clinique de la révolution galiléo-copernicienne ............... 109 2. L’Humanisme de la Renaissance ..................................................................... 114
Chapitre IX. Comment se construit la connaissance ? ............... 123 Où l’on se demande comment penser l’ensemble ! 1. Thomas Kuhn, d’un paradigme à l’autre ....................................................... 123 2. Jean Piaget, l’interdépendance du sujet et de l’objet .................................... 126
Chapitre X. La révolution quantique ...................................................... 131 Où l’on s’amuse à voir les apprentis sorciers se faire peur ! 1. Max Planck, au-delà du visible ........................................................................ 131 2. L’école de Copenhague, une part de hasard inéliminable ............................. 135 3. La transdisciplinarité en acte, Niels Bohr ...................................................... 137
Chapitre XI. L’observation au risque de l’observateur ........................ 143 Où l’on nous explique que l’on ne peut pas se regarder passer dans la rue ! 1. La position de l’observateur, Georges Devereux ........................................... 143 2. Savoir et connaissance, Piaget, Lacan............................................................. 147 3. De l’auto-observation à la modernité réflexive .............................................. 150
Chapitre XII. La connaissance de la connaissance ..................... 155 Où l’on apprend qu’il faut être deux pour danser le langage ! 1. La cybernétique, une école d’interdisciplinarité ............................................ 155 2. Heinz von Foerster, une théorie visionnaire de la connaissance................... 157 3. Une humanité éclairée ...................................................................................... 161
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Chapitre XIII. La logique de l’énergie ......................................... 165 Où l’on apprend qu’exister ce n’est pas être c’est devenir ! 1. La logique en défaut ......................................................................................... 165 2. La logique de la contradiction, Stéphane Lupasco ........................................ 166 3. L’importun Tiers inclus.................................................................................... 169
Chapitre XIV. L’acte de naissance de la transdisciplinarité ...... 173 Où l’on voit persister le rêve de donner un sens au Réel 1. Une vision de l’unité du monde, Basarab Nicolescu ...................................... 173 2. La Charte de la transdisciplinarité ................................................................. 180
Chapitre XV. L’anthropologie générale ....................................... 183 Où l’on voit se dessiner le destin de Sisyphe ! 1. Edgar Morin : Qu’est-ce que l’anthropologie ?. ............................................ 183 2. Mettre la connaissance en cycle ....................................................................... 187 3. Les méditations d’un humaniste ...................................................................... 191
Conclusion : Un long effort de pensée ........................................... 197 Trois niveaux de résistance............................................................ 197 Le cadre de pensée ................................................................................................ 197 La conquête du réel .............................................................................................. 198 Un monde qui me ressemble ................................................................................ 201
En quête du réel .............................................................................. 204 La transdisciplinarité, une extension de la conscience collective. ......................................................................................... 210 Bibliographie ................................................................................... 213 Annexe : Une aventure humaine ................................................... 221 Table des matières .......................................................................... 225 Remerciements................................................................................ 228
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Remerciements A Mireille DEPAULIS, première lectrice intransigeante ! Alain MOLAS, Jean NAVARRO, complices de la première heure, Sylvie CHAVANCE et Pierre TAGAND, correcteurs infatigables, Vincent VIGUE, mon physicienconseil attitré, Claire GODEFROY, Florent MEALIER, Sandrine LARDILLER, Amandine ROUGEOL, Pascale TETE, Brigitte DUDRUT, acteurs du groupe de recherche Pluriact, Catherine CATTOIRE-TRIBOUT, Catherine BRUSSON, Jean-Louis PATEYRON compagnons de route. Alain ARLETAZ, Fabrice DEPAULIS, Magali GUILLARD, Madeleine LEMEIGNAN, lecteurs critiques du manuscrit. J’adresse ma reconnaissance à Pascal ROGGERO pour sa lecture attentionnée, l’intérêt que sa présentation suscite chez le lecteur et le débat auquel il invite.
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Structures éditoriales du groupe L’Harmattan L’Harmattan Italie Via degli Artisti, 15 10124 Torino [email protected]
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