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French Pages [435]
Ce volume aborde le vaste et stimulant sujet des formes très diverses de monstres et de monstruosités, dans la mythologie, l’art, la littérature, la culture, sur une large période (du jardin d’Éden à nos jours) et dans des zones géographiques variées (du Japon à l’Occident en passant par l’Iran, Byzance, le pays des Vepses et l’Islande). Le lecteur, promené du péché originel à Orange mécanique et Harry Potter, y rencontrera toutes sortes de monstres dans des sociétés et à des époques différentes. Ici l’idée directrice est en effet de montrer, au-delà de certaines constantes, la diversité de la notion de monstre selon le temps et l’espace. L’ouvrage rassemble les communications prononcées au colloque « Monstres et monstruosités » qui s’est tenu à l’Université de Paris Nanterre et à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm les 11 et 12 mai 2018. Contributions de Hélène Nutkowicz, Paul Mirault, Michel Mazoyer, Roberto Macellari, Silvia Fogliazza, Catalin Pavel, Émilie Thibaut, Catherine Cousin, Estelle Debouy, Marie-Jeanne Roche, Alessandro Saggioro, Christophe Burgeon, Laurie Lefebvre, Charles Guittard, Rajae El Ghandour, Marc Ballanfat, Patrick Guelpa, Florence Meunier, Avery Colobert, Édouard Divry, Thierry Léonce, Christian Banakas, Amandine Cosson, Guillaume Gibert, Pouran Amir Afsar, Shahraz Shakeri, Deerie Sariols Persson, Blandine Cuny-Le Callet, Aurélie Martinez.
Étienne Wolff est professeur de latin à l’Université de Paris Nanterre. Son champ de recherche principal est l’Antiquité tardive, mais il s’intéresse aussi à de nombreux autres aspects de la latinité. Il est actuellement membre senior de l’Institut Universitaire de France.
Illustration de couverture : Monstre (collage), Street Art, rue Mazarine, Paris, 2021.
ISBN : 978-2-14-030003-5
39 €
Étienne Wolff
Sous la direction de
En Occident et en Orient
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Étienne Wolff
MONSTRES ET MONSTRUOSITÉS DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS MONSTRES ET MONSTRUOSITÉS DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS
MONSTRES ET MONSTRUOSITÉS DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS
Collection KUBABA Série Antiquité
En Occident et en Orient
Monstres et monstruosités de l’Antiquité à nos jours En Occident et en Orient
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Sous la direction de
Étienne WOLFF
MONSTRES ET MONSTRUOSITES DE L’ANTIQUITE A NOS JOURS En Occident et en Orient
Président de l’association : Michel MAZOYER Comité de rédaction Secrétaire : Charles GUITTARD Comité scientifique : Sydney AUFRERE, Sébastien BARBARA, Marielle de BECHILLON, Nathalie BOSSON, Dominique BRIQUEL, Sylvain BROCQUET, Gérard CAPDEVILLE, Jacques FREU, Charles GUITTARD, JeanPierre LEVET, Michel MAZOYER, Paul MIRAULT, Dennis PARDEE, Eric PIRART, Jean-Michel RENAUD, Nicolas RICHER, Bernard SERGENT, Claude STERCKX, Patrick VOISIN Logo KUBABA : La déesse KUBABA, Vladimir TCHERNYCHEV Ingénieur informatique Laurent DELBEKE ([email protected]) Association KUBABA KUBABA, Université de Paris I Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05
Actes du Colloque « Monstres et monstruosités », Université Paris Nanterre et École Normale Supérieure 11-12 mai 2018 Publié avec le soutien de l’Université de Paris Nanterre (UMR 7041 ArScAn)
© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-14-030003-5 EAN : 9782140300035
Présentation Le monstre est un sujet qui a intéressé à toutes les époques, et particulièrement aux XXe et XXIe siècles, peut-être à cause du traumatisme suscité par certains dirigeants politiques monstrueux. Des publications importantes lui ont été consacrées (citons par exemple, avec des approches différentes, Étienne Wolff, La science des monstres, 1948 ; Jean-Louis Fischer, Monstres : histoire du corps et de ses défauts, 1991 ; Maddalena Mazzocut-Mis, Le monstre : l’anomalie et le difforme dans la nature et dans l’art, traduit de l’italien, 2018 ; Laurent Lemire, Monstres et monstruosités, 2017). Le monstre est, immédiatement, ce que l’on montre et ce qui se montre, provoquant la terreur, parfois l’admiration (le monstre est alors merveille), car le terme n’est pas forcément péjoratif. Rattaché par les Latins à la racine du verbe monere, « avertir », le monstre est un signe envoyé par les dieux, un prodige dont les hommes doivent tenir compte. Introduisant le désordre dans le cosmos, le monstre est un écart par rapport à une norme, physique, morale, mais les limites entre normalité et monstruosité varient selon les cultures, les sociétés, les époques, les sensibilités. Dans un sens atténué, le monstre est celui qui commet des actions réprouvées par l’opinion générale ; ou inversement, avec une connotation d’admiration, celui qui par ses qualités se démarque de ses contemporains. On trouvera ici, sur ce vaste sujet que nous n’avons fait qu’effleurer, les communications prononcées au colloque « Monstres et monstruosités », organisé conjointement par l’Université de Paris Nanterre, le Département des Sciences de l’Antiquité de l’École Normale Supérieure, la Société Ernest Renan et l’Association Kubaba, et qui s’est tenu à l’Université de Paris Nanterre et à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm les 11 et 12 mai 2018. Sont abordées des formes très diverses de monstres et de monstruosités, dans la mythologie, l’art, la littérature, la culture, sur une large période et dans des zones géographiques variées. Les communications sont présentées dans un ordre qui se veut chronologique. Étienne WOLFF
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Un possible péché ? Hélène NUTKOWICZ LESA UMR 8167 Orient et Méditerranée L’évocation d’un éventuel péché ou d’une faute en Genèse 2 et 3, récit qui verra dans sa conclusion le renvoi de ses protagonistes Adam et Ѐve du jardin ou gan Éden pour avoir consommé du fruit de l’arbre défendu, ne manque pas d’un immense intérêt que sous-tend le texte. Cet évènement se produit après la création de la femme, et lors du séjour paradisiaque d’Adam et Ѐve dans ce jardin. La première démarche consistera à mettre en situation ces personnages, puis à définir la notion de péché et/ou celle de faute dans le monde biblique, et à se poser la question de savoir si réellement nos deux héros ont commis le pire ou pas et ce qu’il en est résulté. Pour ce faire, le choix d’une approche anthropologique assistée par la sémantique et l’intertextualité, tentera d’en proposer une interprétation qui se dégage de cet ensemble d’informations, car il apparaîtra que ce récit révèle un aspect plus complexe dont les motifs cachés mettent en lumière une substance plus essentielle et dont la nécessité s’ouvre sur une réalité nouvelle du monde créé. Le rôle de chacun des personnages s’expose distinctement. La création de l’homme surgit dans un espace-temps déterminé par les récits de Genèse 1 et 2 où la nature est déjà prête à l’accueillir. Animaux de toutes sortes, bétail, reptiles, bêtes sauvages, poissons et oiseaux l’occupent déjà (Genèse 1, 24-26). Dieu s’adressant à l’humain « mâle et femelle » dépose à ses pieds une corbeille emplie de dons après l’avoir béni : « Croissez et multipliez ! Remplissez la terre et soumettez-là » (Genèse 1, 28). Mais, pour ce faire, il faudra à nos héros vivre les aventures que nous allons dépeindre. Dieu se préoccupe de la nourriture de ses créatures : « Or, je vous accorde tout herbage portant graine, sur toute la face de la terre et tout arbre portant des fruits qui deviendront arbre par le développement du germe. Ils serviront à votre nourriture » (Genèse 1, 29). Puis, le récit de Genèse 2 achève la peinture du jardin idéal et riant que Dieu destine à l’humain : « Dieu fit pousser du sol toutes espèces d’arbres, beaux à voir et propres à la nourriture ; et l’arbre de vie au milieu du jardin, avec l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Genèse 2, 9). Autres héros du récit mythique, ces deux arbres apparaissent en apparence mystérieusement, laissant le lecteur dans une certaine perplexité. La suite du récit dévoilera leur rôle. Dieu prend l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden : « pour le travailler/cultiver et le garder/le surveiller/le protéger » (Genèse 2, 15). Celui-ci ne peut se contenter d’être un simple agriculteur, son rôle se complète de celui de gardien, ses responsabilités sont ainsi établies et 9
néanmoins limitées. L’incursion du réel s’exprime d’ores et déjà avec l’obligation de « garder » le jardin. Quelle raison s’immisce-t-elle dans cette prescription ? Rien n’est précisé à ce sujet. De plus, le texte ne fait pas l’apologie d’une paresse, d’un repos absurde, mais celle d’une acuité et d’une énergie destinées à une activité essentielle, celle d’agriculteur, car si Dieu a donné des herbes, elles sont à cultiver. Aussi, Dieu prépare-t-il un domaine où tout est prévu et parfait afin d’assurer une existence à l’humain, où tout lui est dédié et rien ne manque. Le jardin est décrit et considéré comme le lieu de la vie idéale, dans l’espace de beauté de la nature offert par la prodigalité divine. L’homme y est donc l’hôte privilégié et actif, dont les obligations sont néanmoins spécifiées. La suite du récit rapporte l’ordre divin qui accorde puis affirme à Adam/l’humain/le glébeux : « Tous les arbres du jardin, tu peux t’en nourrir, mais l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras point ; car du jour où tu en mangeras de mort tu mourras » (Genèse 2, 16-17). L’emploi du substantif daʽat, évoque certes la connaissance, mais également la sagesse, la prudence, l’intelligence (Isaïe 5, 13), la science (Proverbe 2, 10), et la réflexion (Proverbe 13, 16). La deuxième partie de cette affirmation annonce le danger ou un danger à la suite de la transgression de cet ordre. Le texte insiste sur la conséquence qu’est la mort et qui menace : « de mort tu mourras » et la répétition souligne l’inquiétante dissuasion. Or l’homme ne sait pas ce que signifie cette interdiction et ne connaît pas la mort. Et comme il n’a pas consommé le fruit de l’arbre auquel s’accroche l’interdit, il ne connaît ni le bien ni le mal, la morale et l’éthique lui échappent et le texte laisse entendre que dès lors qu’il vit dans un monde idéal, cette pensée lui reste indifférente. Cependant, tous les acteurs de ce récit ne sont pas en place, l’homme est encore seul, et Dieu constate en son for intérieur : « Il n’est pas bon que l’homme soit solitaire, je lui ferai une aide à ses côtés » (Genèse 2, 18). Auparavant, il confie à l’homme la mission de nommer les espèces animées (Genèse 2, 19), ce que l’homme accomplit. À ce moment particulier : « L’Éternel Dieu fit peser une torpeur/un sommeil sur l’homme qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et forma un tissu de chair à la place. L’Éternel Dieu édifia en femme la côte qu’il avait prise à l’homme et il la mena à l’homme » (Genèse 2, 21-22). Et l’homme dit : « Cette fois-ci c’est un os de mes os et une chair de ma chair, celle-ci sera nommée ʼiššāh (femme) parce qu’elle a été prise de ʼîš (homme)1. Une information complète le tableau et la suite du récit témoignera de son importance : « Or, ils étaient tous deux nus, l’homme et sa femme et ils n’en éprouvaient point 1
Voir L. ATLAN, 2002, p. 318-328, spéc. p. 320, souligne que l’emploi des mots suivants : « cette fois-ci », prouve que la création de la « compagne d’Adam… n’a été réussie qu’après de nombreux brouillons jetés dans les poubelles des immensités ».
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de honte » (Genèse 2, 25). De par cette assertion le texte transmet un indice sur les évènements à venir. Alors que la première femme vient d’être créée par le geste de chirurgien de Dieu et que les deux personnages vivent dans ce jardin, le serpent considéré comme l’animal le plus intelligent au Proche-Orient apparaît. Le verset rapporte : « Et le serpent était rusé, plus que tous les animaux des champs qu’avait faits YHWH Élohim » (Genèse 3, 1). Les protagonistes de l’histoire sont enfin au complet et la pièce peut être jouée. Le verset emploie l’article défini « le » et non « un » parmi d’autres, signalant au lecteur que cet animal en particulier participe à la distribution. De surcroît, la polysémie qui s’attache au terme nāḥāÍ, serpent, désigne aussi un sortilège, un augure (Nombres 23, 23 ; 24, 1), et le verbe construit sur cette racine confirme ce contenu, qui évoque le fait d’user d’augures et prédire l’avenir par la divination (Genèse 30, 27 ; 44, 15 ; 1 Rois 20, 33). Ainsi le serpent/sortilège a-t-il fait son entrée par son appellation et sa signification. Le sortilège va-t-il aveugler les personnages qui doivent l’être ? Se pose alors la question suivante : pourquoi Dieu interdit-il de consommer du « fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal », qui sera néanmoins outrepassé ! L’épithète d’ʽārûm, accolée au serpent, est dotée d’une certaine ambivalence, qui définit celui qui est rusé/fin (1 Samuel 23, 22), le qualifie d’être sage ou prudent (Proverbes 19, 25), et renvoie également au fait de s’amonceler (Exode 15, 8). Elle se rapporte aussi à la sagacité, au discernement, à la sagesse (proverbes 1, 4). D’ores et déjà, l’apparition du serpent semble s’inscrire dans un espace de ruse et de sortilège et dans une certaine ambivalence tout autant de sagesse et d’évidence, signe de la logique du récit mythique et de la préméditation des évènements, car sa conclusion ne saurait être autre que celle du destin humain dont l’ébauche apparaît ici au second plan. L’animal s’adresse à la femme et la questionne avec une simplicité de bon aloi : « Bien que Dieu ait dit : « Vous ne mangerez rien de tous les arbres du jardin ? » et elle répond : « Les fruits des arbres du jardin nous pouvons en manger ; mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : « Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez point, sous peine de mourir » (Genèse 3, 3). Ѐve n’évoque pas le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : a-t-elle oublié ce détail involontairement ou non le récit ne le précise pas. D’autre part, l’apparition du verbe nāgaʽ, dont les significations se dévoilent, introduit de nouveaux éléments, qui dessine le fait de toucher (Psaume 114, 5), approcher, atteindre, parvenir mais également maltraiter, frapper (Genèse 26, 11 ; Ruth 2, 9), être battu (Josué 8, 15), faire toucher, détruire (Isaïe 26, 5), arriver (Daniel 12, 12), posséder (Lévitique5, 7), se veut menaçant avant même que ne soit brandi le risque de mort, renforçant plus encore la volonté apparente de dissuasion divine. Le serpent faussement naïf et jouant son rôle manipulateur avec légèreté évoque 11
« les arbres du jardin » mais il sait toutefois que l’interdiction ne concerne qu’un seul arbre, mêlant le vrai et le faux et déformant légèrement la réalité sans en avoir l’air2. Puis, le serpent rassure Ѐve, si cela était nécessaire, et lui assure : « Vous ne mourrez point ; car Dieu sait que du jour où vous en mangerez, vos yeux seront dessillés et vous serez comme Dieu connaissant le bien et le mal » (Genèse 3, 5). Aussi, notre héroïne ne met-elle pas en cause l’affirmation qui lui est faite, soit qu’il s’agisse de légèreté car elle ne sait pas ce que signifie réellement la menace divine n’ayant pas d’expérience, de naïveté, soit encore de confiance en la parole du sage animal, soit simple envie de goûter à l’objet prohibé, ou les quatre à la fois. L’interdit divin ne l’atteint pas, elle ne saisit pas la gravité possible et les conséquences de son acte. Le danger, si danger il y a, reste flou et indistinct au point de pouvoir l’outrepasser. En outre, les deux discours se contredisent, l’un est positif et l’autre mène à la destruction. À ce moment du récit, le serpent se contente de lui confier une information objective. Le récit révèle alors que : « La femme vit que l’arbre était bon comme nourriture, qu’il était attrayant à la vue et précieux pour l’intelligence ; elle cueillit de son fruit et en mangea, elle en donna aussi à son époux, et il en mangea » (Genèse 3, 6). L’effet de la consommation du fruit de la connaissance du bien et du mal ne se fait guère attendre : « Leurs yeux à tous deux se dessillèrent et ils connurent qu’ils étaient nus » (Genèse 3, 7). La kabbale rapporte à ce sujet que le texte primitif de la Torah avertissait Adam de ne pas échanger son vêtement de lumière contre un vêtement fait de la peau du serpent. Et, de fait, son être devient matériel à ce moment3. La nudité de nos deux personnages ne semble cependant pas les émouvoir, qui conservent leur sang-froid, découvrent une solution concrète et se confectionnent dès leur prise de conscience et de l’apparition d’un sentiment de pudeur des pagnes de feuilles de figuier, et ce pendant que Dieu ne s’occupe pas d’eux. Mais à ce moment, ils entendent la voix de Dieu : « parcourant le jardin du côté du jour » (Genèse 3, 8). Comme des enfants pris en faute : « L’homme et sa compagne se cachèrent de la face de Dieu parmi les arbres du jardin » (Genèse 3, 8). Dieu appelle et dit à Adam : « Où es-tu ? » (Genèse 3, 9). Il répond : « J’ai entendu ta voix dans le jardin, j’ai eu peur parce que je suis nu, je me suis caché » (Genèse 3, 10). La conscience et l’inquiétude émergent brusquement. Il apparaît alors que le serpent a dit le vrai et n’a pas usé de sortilège, aussi ne saurait-on l’accuser du pire. Seule Ѐve a décidé volontairement et par curiosité de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.
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Voir L. ATLAN, 2002, p. 321. Voir G. SCHOLEM, 1983, p. 133.
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Dieu répond : « Qui t’as dit que tu étais nu ? Est-ce de l’arbre dont je t’ai ordonné de ne pas manger que tu as mangé ? L’homme répondit : « La femme que tu as mise près de moi, c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre et j’ai mangé ». Adam dénonce lâchement Ѐve, il ne prend aucune responsabilité, pour autant il a bien accepté le fruit de sa main, son comportement reste encore infantile. Puis Dieu interroge la femme : « Pourquoi as-tu fait cela ? » La femme répond avec naturel : « Le serpent m’a entraînée, et j’ai mangé » (Genèse 3, 11-13). Le texte use du verbe nāšā`, et révèle une Ѐve qui travestit la situation à sa convenance espérant calmer la colère divine et qui dénonce également le troisième personnage avec plus de mauvaise foi que son compagnon, également dans un comportement enfantin. Ce terme qui signifie également égarer (Jérémie 49, 16), s’égarer (Jérémie 49, 16), tromper (2 Rois 18, 29), oublier (Jérémie 23, 39), séduire (2 Rois 19, 25), tend à confirmer le discours d’Ѐve, qui cherche à se défendre avec maladresse, tout comme Adam, oubliant que Dieu possède la connaissance absolue, l’omniscience. Mais plus un interdit se fait pesant, plus la tentation sera grande d’outrepasser cette prohibition. La nature humaine est ainsi faite ! Ainsi, à ce moment précis, se pose la question de la conséquence de la consommation du fruit de cet arbre. En effet, la responsabilité face au bien et au mal dépend étroitement de celui qui contrevient à l’application de la morale et de l’éthique. Premier élément d’importance, la responsabilité face au bien et au mal dépend étroitement de l’âge de celui qui contrevient à l’application de la morale et de l’éthique. L’âge de vingt ans semble marquer cette forme de majorité4. Seuls les individus ayant dépassé cet âge peuvent être considérés comme responsables, dont le récit de Nombres 14 constitue la référence. Endessous de cet âge, ils sont définis comme des enfants, qui sont des ṫap et ne sont ni responsables ni coupables. Deutéronome 1, 39 semble confirmer ce choix, qui témoigne de leur manque intellectuel et spirituel, lequel se comble à l’âge de vingt ans. En 1 Rois 3, 7-9, le roi Salomon requiert une pensée capable de reconnaître le bien et le mal. Isaïe 16, 14-17 se préoccupe de l’importance des capacités intellectuelles dans l’exercice de la politique. Le prophète rapporte au souverain Achaz la prophétie d’Immanuel, l’enfant qui ne sait pas différencier le bien et le mal. Ainsi, la capacité à choisir s’appuie sur les concepts de majorité et de minorité. En outre, deux ensembles permettent de définir et expliciter ces quatre notions telles que les considèrent les anciens Israélites : le ṫôb et le raʽ, d’une part, et le contenu des termes yādāʽ et bîn d’autre part. Pour le premier ensemble, le terme ṫôb témoigne de ce qui est plaisant, agréable,
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Voir J. FLEISHMAN, 1992, p. 35-48.
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bon, bien, dont les premières occurrences se rapportent à Dieu jugeant de ses créations. Le mot raʽ définit ce qui est mauvais (Lévitique 27, 10 ; 2 Rois 2, 19), mal (1 Rois 11, 6), déplaisant (Genèse 38, 7), méchant (1 Samuel 25, 3), désagréable (Néhémie 2, 11), sauvage (Genèse 37, 33), pernicieux, triste (Proverbe 25, 20), abattu (Genèse 40, 7), laid, dépravé (Jérémie 3, 17), malheureux (Jérémie 7, 6), nuisible (2 Rois 4, 41), jaloux ou envieux (Proverbe 23, 6), laid ou difforme (Genèse 41, 3). Le substantif dépeint des actions négatives et des situations inquiétantes et/ou pernicieuses. En outre, ces deux termes décrivent un comportement juste ou son contraire, qu’il s’agisse de pactes politiques et/ou de traités avec Dieu (Osée 3, 5 ; 8, 3 ; Jérémie 12, 6 ; 33, 9). Les racines yādāʽ qui désigne le fait d’apercevoir, reconnaître (Juges 13, 21), de savoir, apprendre (Exode 2, 4), connaître (Genèse 9, 24), prévoir (Psaume 35, 8), adorer (Osée 8, 2), et bîn, qui signifie distinguer, remarquer (Proverbe 7, 7), considérer (Proverbe 23, 2), comprendre (Daniel 12, 8), savoir (Daniel 9, 2), connaître, être intelligent (Psaume 49, 21), être sage (Isaïe 10, 13), expliquer (Daniel 8, 16), enseigner (Psaume 119, 27), faire comprendre (1 Rois 3, 9), constituent un ensemble exprimant la capacité de l’humain à discerner les bons choix et les bonnes décisions5. Le discernement est ce par quoi l’adulte et le mineur se distinguent. Le sens du verbe savoir n’induit pas nécessairement la connaissance à priori des opposés mais implique la capacité à faire le bon choix grâce à la connaissance des alternatives6. Son acquisition apparaît comme une condition indispensable. Ce savoir impliquerait la conscience du mal et serait associé à une sorte de sagesse. Ainsi, la présence ou l’absence de connaissance semblent le critère permettant de décider qui viole la loi intentionnellement ou pas (Deutéronome 4, 42 ; 19, 4 ; Josué 20, 3). Aussi, la préoccupation la plus prégnante s’extrait-elle de ces informations, celle qui ne quitte jamais l’homme de l’Ancien Testament, la morale et l’éthique, dont les textes ne cesseront de se faire l’écho. À l’observation de ces conditions, il ne semble guère concevable de considérer qu’Adam et Ѐve soient responsables, puisqu’ils n’ont acquis la connaissance et la morale qu’après avoir consommé du fruit de l’arbre défendu. Le temps qui s’est écoulé n’est pas suffisant pour les décréter coupables. Connaître le bien et le mal mènera Adam et Ѐve vers l’essentiel que sont l’éthique, la sagesse et la morale. En outre, la mort dont ils sont menacés s’avère symbolique, qui concerne leur état de naïveté et d’inconscience, afin d’évoluer et de naître à la conscience, et se rapporte à une réalité psychique et intellectuelle et non 5 6
Voir Y. AVISHUR, 1998, p. 366-367. J.A. EMERTON, 1970, p. 145-180. Voir H.S. STERN, 1958, p. 405-418, spéc. p. 409 sq.
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physique et concrète. De surcroît, Dieu dans son omniscience sait que plus il interdit plus la curiosité sera forte de goûter le fruit de l’arbre de la connaissance. Il attend donc de ses protagonistes, qu’ils ne déçoivent pas son attente, et n’hésitent pas en dépit de la menace totalement abstraite qu’est la mort ! Il ne sera pas déçu, ses créatures fonctionnent comme il l’attend. Son projet était d’importance et ses protagonistes ne devaient pas trahir son attente. Néanmoins, puisque ces personnages ont outrepassé l’interdiction divine, ils seront punis de diverses manières. Le serpent se voit châtié le premier et Dieu lui affirme : « Parce que tu as fait cela, sois maudit plus que tous les animaux et plus que toutes les bêtes des champs : tu marcheras sur ton ventre et tu te nourriras de poussière tous les jours de ta vie » (Genèse 3, 14). Puis, il ajoute : « Je ferai régner la haine entre toi et la femme, entre ta postérité et la sienne ; il te visera à la tête, et toi tu le viseras au talon » (Genèse 3, 15). L’inimitié est ainsi introduite dans les rapports avec l’animal, qui à ce moment se transforment radicalement. Dieu punit Ѐve : « J’aggraverai tes peines et ta grossesse ; tu enfanteras avec douleur ; ta passion t’attirera vers ton époux, et lui te domineras » (Genèse 3, 16). Adam se voit reprocher d’avoir écouté la voix de sa femme et d’avoir consommé du fruit dont Dieu lui avait enjoint de ne pas manger, aussi le châtiment prend-il cette forme extrême : « maudite est la terre à cause de toi : c’est avec peine que tu en tireras ta nourriture tant que tu vivras. Elle produira pour toi des ronces et des épines et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton front que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été tiré : car poussière tu fus et à la poussière tu retourneras ! » (Genèse 3, 17-19). Cette invitation transforme du tout au tout ce que Dieu avait offert à ses créatures dans le jardin d’Éden : « Tout herbage portant graine sur toute la face de la terre et tout arbre portant des fruits... Ils serviront à votre nourriture » (Genèse 1, 29). L’homme donne alors son nom à sa compagne : Ѐve, la mère de tous les vivants (Genèse 3, 20). Dieu leur fait des tuniques de peau afin de les vêtir (Genèse 3, 21). La condition humaine vient d’adopter ses couleurs, l’amour et la haine, la passion, la douleur, la honte, l’obéissance et son contraire, l’apprentissage du choix et de la responsabilité7, la faiblesse de l’homme devant sa femme et les difficultés du travail de la terre. L’irruption du réel dans le mythe s’inscrit par ces punitions, et qui était nécessaire afin de sortir du jardin d’Éden et/ou du conte. Bien que Dieu ait prévu et espéré la curiosité de ses personnages, la sanction fait partie de la représentation, qui permet de saisir qu’outrepasser la loi divine est passible de lourdes sanctions pour les temps à venir. 7
Voir E. BIZOUARD, 2002, p. 337-345, spéc. p. 338.
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Mais, le récit ne se termine pas ainsi, et après avoir vêtu ses créatures, Dieu se dit : « Voici l’homme devenu comme l’un de nous en ce qu’il connaît le bien et le mal. Et maintenant, il pourrait étendre sa main et cueillir aussi du fruit de l’arbre de vie ; il en mangerait et vivrait à jamais… » (Genèse 3, 22). Aussitôt Dieu qui n’a nullement prévu que l’homme soit immortel et ne veut pas courir ce risque le renvoie du jardin : « Pour cultiver la terre d’où il avait été tiré. Il chassa l’homme et il posta en avant du jardin d’Éden les chérubins, avec la lame de l’épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie » (Genèse 3, 22-24). Effectivement, le serpent avait certes invité Ѐve à consommer du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, mais à aucun moment n’avait évoqué le fruit de l’arbre de vie. Il semble ne concerner aucun de nos protagonistes. À aucun moment, cette préoccupation ne s’est faite jour, ce qui semble logique puisque nos héros ne savent pas ce qu’est la mort et ses conséquences et dont ils ne prendront connaissance qu’avec le meurtre d’Abel par son frère Caïn. Pourquoi s’intéresser à ce qui n’est pas connu ? Et comme le serpent paraît indifférent, et que Dieu prend d’ultimes précautions, le fruit ne sera pas consommé, et la vie éternelle ne leur sera pas offerte. Pour conclure, il est à noter en tout premier lieu, que le verset de Genèse 1, 28 sera concrétisé grâce à l’attitude libre, indépendante et décidée d’Ѐve, qui a choisi sans se poser de question de goûter au fruit défendu tandis qu’Adam se contente de l’imiter. La présentation féministe de ce personnage qui prend l’initiative courageusement transmet le premier indice sur la présentation future des héroïnes bibliques. Le libre-arbitre transmis par YHWH aux humains nullement destinés à être immortels, atteste ainsi de la liberté des humains de choisir le chemin qu’ils emprunteront en dépit des conséquences et du prix à payer ! En outre, la désobéissance ne débouche pas toujours sur un impact négatif. De fait, l’innocence des protagonistes apparaît d’évidence qui ne savaient rien, mais le destin humain doit se réaliser et concrétiser le dessein divin. Le futur de l’humanité se dessine et se clarifie. En effet, les personnages sont châtiés pour la forme car accusés d’avoir voulu concurrencer Dieu, et le serpent l’est également pour s’être mêlé de l’histoire des humains et de leur relation avec Dieu, qui a bien joué son rôle. Pour autant, tous trois ont bien servi l’ordre et le projet divin, car si Ѐve n’avait pas goûté de ce fruit le miracle n’aurait pas eu lieu, ils seraient demeurés dans le jardin d’Éden, et elle n’aurait pas donné naissance à une espèce humaine dorénavant répandue sur toute la terre conformément à la bénédiction divine de Genèse 1, 28 : « Fructifiez et multipliez-vous ! Remplissez la terre et l’assujettissez ! ». Désormais Adam et Ѐve occuperont la terre et pourront transmettre aux générations futures la connaissance des notions du « bien et de mal » qu’ils ont acquis, de même que l’intelligence, la sagesse et la réflexion nécessaires afin de s’essayer à construire une société qui s’appuiera sur ces concepts afin de maintenir son équilibre. 16
Bibliographie • • • • • • •
L. ATLAN, 2002 : Liliane ATLAN, « La découverte d’Ѐve », La bible et l’autre, Les dialogues bibliques, Paris, in Press, 2002, p. 318-328. Y. AVISHUR, 1998 : Yitzhak AVISHUR, Stylistic Studies of Word Pairs in Biblical and in Ancient Semitic Literatures, Neukirchen, Vlyun, 1998. E. BIZOUARD, 2002 : Elisabeth BIZOUARD « Quitter le jardin d’Éden », La bible et l’autre, Les dialogues bibliques, Paris, in Press, 2002, p. 337-345. J.A. EMERTON, 1970 : John EMERTON « A Consideration of Some Alleged Meanings of ידעin Hebrew », JSS 15, 1970, p. 145-180. J. FLEISHMAN, 1992 : Joseph FLEISHMAN « The Age of Legal Maturity in Biblical Laws », JANES 21, 1992, p. 35-48. G. SCHOLEM, 1983 : Gershom SCHOLEM Le nom et les symboles de Dieu dans la mystique juive, Traduction de M.R. Hayoun et G. Vajda, Paris, Le Cerf, 1983. H.S. STERN, 1958 : Herold STERN « The Knowledge of Good and Evil », VT 8, 1958, p. 405-418.
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La monstruosité dans le jardin d’Éden ou des conséquences de l’invention du péché originel Paul MIRAULT Professeur de philosophie au lycée Charles Péguy à Paris En recevant le programme de ces journées consacrées à la monstruosité, j’ai vu que l’on m’invitait à parler des conséquences du péché originel. Ce n’est pas ce que j’avais initialement prévu et pour une raison : le péché originel tel qu’il est enseigné dans les catéchismes chrétiens est absent des textes qui sont censés le fonder. De ce fameux péché originel, il n’y a aucune trace dans la bibliothèque hébraïque. Dès lors, la première conséquence était de renoncer à prendre la parole, car à quoi bon évoquer les conséquences d’une absence ? Pour autant, cette absence est rendue présente par une doctrine qui organise profondément notre représentation du monde. De ce fait, les conséquences « monstrueuses » de cette lecture religieuse des textes méritent effectivement toute notre attention. Je vais donc aborder ici, en m’appuyant sur les travaux de Claude Tresmontant, les répercutions désastreuses de la doctrine du péché originel à partir de ses origines philosophico-théologiques, puis nous montrerons l’inversion ontologique que cette théologie a opérée, pour finir par rendre un hommage appuyé à Jean-Jacques Rousseau dont toute la pensée anthropologico-politique consiste en un subtil et profond commentaire biblique. On ne souligne jamais, ou tout juste à la marge, ce fait qui pourtant lui valut d’être critiqué, voire haï de tous : des penseurs des Lumières qui lui reprochaient au fond d’être chrétien et donc insuffisamment acquis à leur cause, des penseurs catholiques qui, voyant dans sa distance au néoplatonisme augustinien une hérésie destructrice du christianisme, ne pouvaient envisager de faire un pas de côté pour mieux saisir ce que sa pensée avait de profondément catholique.
I. Les origines philosophico-théologiques du Péché Originel Dans la tradition platonicienne, puis néo-platonicienne, la perfection (πλήρωμα) est en arrière du monde qui n’est que le lieu où elle s’abîme. Dès lors le temps n’est que la mesure de cet éloignement, de cet arrachement à l’Un, au monde éternel des Idées archétypales, condamnant nos âmes à errer dans cette caverne en trompe-l’œil qu’est le monde matériel, en attendant leur délivrance et leur retour au bercail. Ainsi, par exemple, chez Plotin, l’Un sort de lui-même en une procession vers la matière, vers le mal, vers
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l’individuation. Le salut consiste alors dans un retour à l’origine, à l’unité, à l’éternité hors du temps. (cf. Ennéades III, 7) C’est justement cette métaphysique panthéiste à laquelle il était initié qui amena le penseur chrétien Origène à proposer une lecture néoplatonicienne du christianisme, posant que Dieu créa des étants spirituels, sans matière, sans corps qui s’abimèrent dans la nuit de la matérialité pour s’être lassés de contempler la splendeur divine. Notre vie biologique serait une conséquence, pour ne pas dire une punition. Il s’agirait donc dorénavant, ayant pris conscience de cette situation, de retrouver notre état originel. On reconnaît là l’une des caractéristiques essentielles des pensées dites gnostiques : le monde dans lequel nous vivons et souffrons est une déchéance. Saint Augustin, qui était imprégné par sa formation de toute la culture philosophique grecque, enseignait au fond la même chose lorsqu’il rendait Adam responsable de la situation humaine. Adam et son épouse Ève seraient responsables de notre malheureux destin, promis que nous sommes à la souffrance, à la misère spirituelle et à la mort. Dès lors, le rôle du Christ serait de rendre possible la réconciliation avec son Père par sa propre mort. Il effectuerait, pour reprendre le mot d’Augustin, une restauratio. Le plus étonnant en cette affaire étant qu’Augustin explique la contamination de tout le genre humain par une transmission biologique, par le sang et donc par la procréation sexuelle. Ce péché originel serait ainsi responsable de la corruption de notre corps, de notre mortalité et de notre nécessaire damnation. Avant la faute adamique nous étions sains et purs et n’éprouvions aucune tentation qui pût nous écarter de la contemplation de Dieu ; tout était alors harmonie. C’est le péché inoculé lors de notre conception par nos parents qui est la cause de notre malheur, de notre corruption. On voit donc qu’Augustin confond le péché et un état ontologique. « C’est là que l’homme, après la première transgression de la loi de Dieu, commença d’éprouver en ses membres une autre loi opposée à celle de son esprit : et il ressentit le mal de sa désobéissance quand il rencontra la désobéissance de sa propre chair comme une rétribution pleinement méritée. » Mariage et concupiscence I, 6, 7
Dans les Confessions, au livre V, chapitre IX, 16, nous pouvons lire : « Or voici que pour m’accueillir j’y trouvai le fouet de la maladie. Je m’en allais vers l’infernal séjour, portant pardessus le péché originel qui tous en Adam nous lie à la mort, une copieuse et lourde charge : tout le mal commis par moi envers toi, envers moi-même, envers autrui. Nulle remise, en effet, ne m’avait été faite par toi dans le Christ et lui n’avait 20
non plus dénoué sur sa croix les inimitiés contractées de moi à toi par mes péchés. »
Pourtant ainsi que le rappelle sans cesse Claude Tresmontant, en hébreu, adam, est un nom commun générique, que nous devrions traduire par l’Homme ou l’Humanité, ou encore l’espèce humaine et non pas un nom propre. Ce sont les traducteurs juifs alexandrins qui aux IIIe et IIe siècles avant notre ère choisirent de transposer, dans le chapitre 2 de la Genèse, le mot hébreu adam en lettres grecques au lieu de le traduire par le mot grec anthrôpos, alors que partout ailleurs ils effectuèrent bien cette traduction. Il est difficile de savoir précisément pour quelle raison ils prirent ce parti ; on peut supposer que ce texte allégorique (en hébreu maschal) les poussa à personnifier davantage le récit. Dès lors, le lecteur non hébraïsant, ne connaissant pas la signification de ce nom commun, s’imagine qu’il s’agit bel et bien d’un nom propre. L’exégète Samuel Amsler, dans un article, « Adam le terreux », publié dans la Revue de théologie et de philosophie en 19588 explique fort bien cette folle histoire. On peut également lire les analyses qu’en fit Claude Tresmontant dans plusieurs de ses ouvrages auxquels je renvoie le lecteur et dont je m’inspire ici. Cette interprétation grecque du texte biblique se retrouve dans la pensée de Thomas d’Aquin. On y trouve en effet la théorie de l’individuation par la matière et l’idée de la restauration. D’ailleurs, la Somme théologique est structurée selon ce schéma néoplatonicien : Dieu, la création, la nature originelle, la faute, la morale et les sacrements, la béatitude. On voit bien le double mouvement gnostique évoqué plus haut. Encore une fois, il faut bien comprendre que toute la théologie chrétienne et donc l’idée que nous nous faisons du message chrétien est très largement dû à ces premiers grands commentateurs et penseurs qui ont structuré l’architecture théologique sinon dogmatique du catholicisme. Il est quasiment impossible aujourd’hui de revenir sur ce point pour le corriger. Il est dorénavant si profondément inscrit dans nos représentations anthropologiques qu’il est vain de croire pouvoir les infléchir. Il est des erreurs qui sont mieux intégrées que beaucoup de vérités et qui à force de répétitions sont devenus des impensés inscrits quasiment dans le subconscient collectif et individuel. Notons que cette doctrine augustinienne a été aggravée par les courants de la réformation initiés par le prêtre allemand Martin Luther. Quelques citations suffiront à nous en convaincre. Par exemple, dans la troisième partie du De peccato :
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Cet article est consultable https://www.jstor.org/stable/44351221?seq=1.
21
en
ligne à
l’adresse
suivante :
« Ce péché héréditaire est une si profonde et si pernicieuse corruption de la nature, qu’il ne peut être compris par la raison d’aucun homme, mais qu’il est donné à connaître par la raison qu’en donne l’Écriture (…). Et c’est pourquoi ce sont des erreurs et des ténèbres contre cet article, les doctrines des docteurs scolastiques selon lesquelles : après la chute d’Adam les forces naturelles de l’homme sont restées intégrales et non corrompues et que l’homme a naturellement une raison droite et une bonne volonté, comme l’enseignent les philosophes. Et que l’homme a un libre arbitre pour faire le bien et ne pas faire le mal… ».
Lisons encore quelques lignes, qui rendent bien compte de la pensée protestante, extraites de la Formule de Concorde9 : « Nous croyons, nous enseignons et nous reconnaissons que le péché originel, loin d’être une corruption légère, est une corruption si profonde de la nature humaine, qu’il ne subsiste rien de sain, rien qui ne soit corrompu, dans le corps et l’âme de l’homme… ».
Et un peu plus loin, dans la fameuse Solida Declaratio, I : « C’est sous l’impulsion du Diable que par un homme le péché est entré dans le monde (…). Le péché originel est propagé par la conception charnelle et par la naissance de père et de mère issus d’une semence corrompue par le péché. »
On ne peut pas mieux résumer le fond de cette lecture du texte biblique qui est souvent par ailleurs très littéraliste. Certes, les théologiens protestants ont été encore plus loin que les théologiens catholiques puisqu’ils affirment que notre nature est entièrement corrompue par le péché originel quand les catholiques ne nient pas que notre nature reste ontologiquement bonne, n’étant qu’entachée par la faute.
II. Ontologie hébraïque Or, ainsi que l’enseigne Tresmontant, les écritures hébraïques disent le contraire : la plénitude, la perfection, n’était pas à l’origine, mais elle est le but de la création. Le premier homme, adamique, c’est-à-dire nous, que saint Paul appelle l’Homme animal (l’homme psychique) dans sa première 9 À propos de cette formule, voir l’article de Wikipedia qui lui est consacrée et qui en explique le contexte religieux et politique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Formule_de_Concorde.
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Lettre aux Corinthiens (2,14 ; 15,44), n’est pas une espèce fixée, mais une chrysalide à laquelle est proposée une métamorphose. Saint Paul nous dit donc que nous pouvons, si nous le voulons, être recréés Homme spirituel, homme nouveau (Romains 6,6 ; Ephésiens 2,15 et 4,22-24 ; Colossiens 3,9). Nous devons donc accueillir en nous la parole créatrice. Saint Paul est le théologien de la métamorphose et non pas celui de la restauration. Si on retourne au texte hébreu on se rend compte que lorsque l’auteur dit qu’après lui avoir insufflé une haleine de vie, l’homme devint un vivant, il n’utilise pas un verbe accompli, mais un verbe d’intention, de mutation. C’est la différence entre euyi et vayeui, qui marque la distinction entre ce qui est permanent ici et ce qui est permanent au-delà. Tel est de ce fait le projet du 7e jour, celui du retrait de Dieu : donner à l’homme le soin de réaliser l’homme, comme nephesh raia, comme âme vivante pourrionsnous traduire, c’est-à-dire non pas au sens biologique mais bien entendu au sens spirituel. Cette ontologie biblique n’est donc pas gnostique ; sa conception du temps et de la création est profondément optimiste : l’univers, pour reprendre et paraphraser la dernière phrase de l’œuvre de Bergson, est une machine à fabriquer des dieux. Or, on ne crée pas des dieux sans leur consentement libre. L’homme est promis au baiser de sa bouche pour reprendre l’image du Cantique des cantiques. Certes son corps biologique obéit à des lois dont il ignore tout, mais son destin spirituel dépend de son acceptation ou de son refus de ce baiser, de ce souffle de vie que la nature seule ne saurait lui offrir. N’en déplaise à Augustin et Luther, pour les écrivains bibliques, l’enfant qui naît, au moment de sa conception, n’est pas un être déchu et mauvais, les penseurs hébreux disent le contraire (on ne peut donc pas leur faire dire ce qu’ils ne disent pas). Pour autant, cet enfant n’est pas non plus un tsadik, un saint, pourquoi donc ? parce que ce que la doctrine hébraïque appelle la sainteté est un état ontologique et non un statut juridique ou moral : la sainteté est la transformation de l’homme-animal en une nouvelle créature métamorphosée par le Créateur (« Qu’il me baise du baiser de sa bouche »). C’est donc, ainsi que le souligne Tresmontant, une autre conception du temps, de l’histoire, de la création qui nous est proposée : nous sommes invités à librement participer à l’œuvre d’un génial artiste. Les conséquences de cette corruption gnostique de la pensée hébraïque sont donc : - Intellectuelles : on s’est privé de la métaphysique juive pendant des siècles en lui surimposant les pensées platonicienne, néo-platonicienne, aristotélicienne. Certes, de la sorte le christianisme a produit une théologie brillante, mais qui a tout de même en partie au moins occulté la pensée originale et originelle des sages hébreux. Cette lecture malencontreuse a conduit à trahir le message optimiste de la Bible en faisant croire qu’elle enseignait une doctrine gnostique, c’està-dire que la nature est mauvaise, que l’homme est mauvais, que l’enfant qui 23
nait est mauvais. Ainsi faisant a-t-elle pris le risque de porter un éclairage négatif sur la vie, allant jusqu’au pessimisme de certaines sectes chrétiennes tels les Cathares. - Ontologique : ce pessimisme, qui s’accompagne d’un dualisme corps-âme, nous a fait oublier l’anthropologie tripartite de la pensée hébraïque, puis elle nous a fait oublier que nous ne sommes que des chrysalides en gestation d’une nouvelle humanité. Elle nous a donc empêchés de comprendre la véritable nature du temps, ce qu’ont bien mis en évidence Henri Bergson et Claude Tresmontant. - Pratique : elle a réduit le salut à une affaire juridique et induit l’idée que l’homme est coupable et doit donc être dressé. Or, les chrysalides ne deviennent pas papillons en étant contraintes et empêchées et encore moins en se soumettant à des règles extrinsèques. - Psychologique : tout cela conduit à l’idée que ce Dieu que nous appelons notre père nous aime en nous demandant de lutter contre ce que nous sommes et qu’il a pourtant créé : cela est très rassurant et en plus nous sommes invités à répéter, dans le mépris le plus complet de la logique que Dieu est amour et qu’il nous aime comme nous aimons nos enfants ! Il n’est pas étonnant que beaucoup vivent dans la détestation d’une telle religion. Cela a également conduit, par la contrainte éducative, morale et juridique, à interdire aux individus d’épanouir leurs talents propres et à se penser comme étant des monstres. - Politico-social : si l’adhésion à Jésus sauveur est une affaire purement juridique : il suffirait de croire que notre péché est effacé par le meurtre rituel d’un bouc émissaire divin, alors, pour le dire trivialement, celui qui n’adhère pas au parti, qui ne prend pas son assurance-paradis auprès de la maison mère, est destiné à l’enfer (autre conséquence effroyable de cette contamination grecque dont Michel Fromaget a montré également l’absence dans les écrits bibliques). Dès lors, en lieu et place d’une religion mystique annonçant la création continuée et ouverte, nous avons eu des religions closes et dogmatiques qui n’attendaient que notre soumission à un catéchisme. Le plus important pour beaucoup de chrétiens est l’orthodoxie bien plus que la sainteté effective, c’est-à-dire la métamorphose. On comprend dès lors assez bien pourquoi beaucoup de saints ont été persécutés par les religieux. De plus, les chrétiens, au lieu de travailler allègrement à la création, se contentent, persuadés que tout ne peut aller que de mal en pis, de renifler toutes les bonnes raisons qu’ils ont de détester le monde. - Morale : Dieu est présenté comme un satrape légaliste qui réclame des sacrifices sanglants pour être apaisé, tout comme les divinités des religions païennes. Son amour infini consiste à ne pouvoir pardonner qu’en torturant. 24
III. Rousseau ou la juste interprétation des écritures hébraïques. Les chrétiens, contaminés par l’augustinisme et le thomisme, n’ont pas compris qu’en niant la doctrine du péché originel Rousseau se faisait lecteur attentif du livre de la Genèse et avait raison de partager son optimisme ontologique. Mais les esprits chagrins n’aiment pas la joie. Voltaire était plus perspicace puisque sa haine effroyable contre Rousseau venait d’une fine compréhension de sa pensée. Dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau nous montre l’homme sortant des mains de la nature, créature de Dieu : il est bon ; bien que n’étant premièrement qu’un animal, il est perfectible (il va devoir choisir quel arbre de son jardin il va privilégier). Il vit d’abord nu, désarmé, ne comptant que sur le présent, ne prévoyant pas, mais faisant confiance à la nature et à son créateur ; il est en bonne santé, car son régime est sain et végétarien. Pour Rousseau donc, nous ne naissons pas mauvais, corrompus, mais réussis, bons et faits pour aimer la vie (et Dieu vit que cela était très bon). Aucune violence dans cet être, bien au contraire, l’amour de soi (arbre de vie) lui fait éprouver de la pitié pour les autres, tous les autres, jusqu’aux bêtes (raison pour laquelle, l’homme primitif est végétarien tout comme l’était Rousseau). Quel est donc le point de rupture pour Rousseau ? Que nous transmettons-nous de génération en génération qui rende le mal bien souvent victorieux ? Le moment où, prenant conscience de son libre-arbitre, de sa perfectibilité (l’arbre de la connaissance), l’homme voit l’amour naturel, qui n’est que l’amour pour la création, se muer en amour-propre, par l’effet de ce que Girard appellera le désir mimétique et qui est clairement présent dans la psycho-anthropologie de Rousseau. Cet amour-propre qui conduit l’homme à vouloir dominer les autres, les surpasser, jusqu’au crime (Caïn tue Abel), l’amène à quitter l’insouciance du présent pour le souci de l’avenir en prétendant devenir propriétaire de la nature qui pourtant appartient à tous (Caïn l’agriculteur sédentaire tue le monde nomade pastoral symbolisé par Abel), instaurant la pire des injustices qui conduira certains hommes à devenir dépendants du bon vouloir des plus rusés : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargné au genre humain celui qui arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié à ses semblables : gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que
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les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. » (Introduction de la seconde partie du Discours sur l’inégalité).
Dès lors toute la culture transmet comme un droit naturel cette usurpation et tous les vices qui l’accompagnent comme une conséquence de cet oubli de la pitié (Discours sur les arts et les lettres). On retrouvera la même intuition chez un autre penseur : Joseph Proudhon, lui aussi très proche du christianisme. Défendre l’idée que la propriété des moyens de survivre, des moyens de production soit un droit naturel (comme on le voit chez Locke ou Pufendorf) revient à s’approprier la vie des autres par la dépendance. Et puis, notre culture, manifestation de l’organisation sociale de l’homme civil (premier Discours), consacre ce droit de propriété en le protégeant par l’institution de l’État. En effet que défend l’État ? Les lois défendent la propriété privée, affirme Rousseau à la suite de Locke. Cette institution, fondée sur cette confiscation et l’instauration de la division du travail, peut dériver vers le despotisme (mythe de Babel). Dès lors, ce que nous propose Rousseau, ce n’est pas de remonter aux arbres comme le lui écrivit ironiquement Voltaire mais de réformer, sans violence, avec prudence et patience, nos institutions pour, sans en perdre les bénéfices, retrouver en nous cette tendresse, cet amour de soi, cette pitié, qui pourront nous faire vivre fraternellement. Il faudra aider l’humanité à se retrouver par l’éducation (Émile), pour pouvoir refonder des familles aimantes (La nouvelle Héloise) pour ensuite réformer les institutions et les rendre à l’homme (Du Contrat social). Rousseau a donc une lecture positive du temps. Certes les choses ont mal commencé, mais la nature n’est pas corrompue, juste endommagée par la mauvaise orientation de notre liberté. Nous devons donc aller de l’avant pour construire une cité qui soit à l’image et à la ressemblance du Créateur. Rousseau donc, avant Teilhard, Bergson et Tresmontant, dans le sillage de la théologie franciscaine, défendait une théologie de l’histoire ontologiquement positive. Nous pourrions conclure, au moins provisoirement, que la seule monstruosité est d’avoir premièrement détourné les textes hébreux de leur sens et deuxièmement de s’être ainsi privés de l’intelligence dont ils sont porteurs ; enfin et plus gravement, si toutefois on admet comme certaine l’existence d’un Créateur bon, d’en avoir de la sorte fait un monstre.
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Quelques réflexions sur les monstres à l’époque hittite Michel MAZOYER Université Paris 1 Pour qu’il existe un monstre, il est nécessaire qu’il existe une norme et un écart par rapport à une normalité qui peut être vue comme une merveille ou une monstruosité. D’où une certaine ambiguïté. C’est pourquoi dans l’Antiquité, on peut hésiter à considérer comme monstre ou merveille les Titans, les Sirènes, les faunes ou même les cyclopes. Polyphème, que rencontre Ulysse, n’est pas perçu d’emblée comme monstrueux par son aspect, pourtant terrible, de cyclope, car l’on sait qu’il est le fils du Dieu de la mer, Poséidon. Il ne devient monstrueux dans le regard des hommes qu’en s’excluant des règles de la civilité qui lui fait violer les codes humains de l’entraide, et laisse apparaître son appétit cannibale. Sa figure le donne à voir comme merveille fascinante, mais ses actes le rendent horrible, il est donc à la fois un être relevant du merveilleux et devenant une monstruosité. Dans le cadre de la mythologie hittite, Illuyanka et Ḫaḫḫima, le Gel, sont-ils des êtres monstrueux ?
Illuyanka, le serpent monstrueux Première version du Mythe d'Illuyanka10 Le début du texte précise le cadre rituel dans lequel la narration de ce mythe prend place, à savoir la fête du Purulli, qui est organisée quand la terre devient féconde (§1-2). Le dieu de l’Orage, qui a été vaincu par le serpent (§3), appelle à l’aide les autres dieux. La suite du mythe est moins claire, en raison du caractère fragmentaire du texte qui nous est parvenu. Inara installe Ḫupasiya dans une maison qu’elle a bâtie sur un roc au-dessus de la ville de Tarukka. Avant de s’absenter, elle lui interdit de regarder par la fenêtre pour qu’il ne puisse pas voir sa femme et ses enfants dehors et qu’il n’ait pas la tentation de retourner chez lui. Après avoir résisté durant vingt jours, il transgresse l’interdit. Quand Inara retourne chez elle, Hupasiya lui demande en pleurant de le laisser rentrer chez lui (§13-15). Le récit reprend après une lacune. Il ne semble plus être question d’Ḫupasiya. Il y a une allusion à Inara, à des flots 10 Pour une traduction et une étude récente, voir NICOLLE, Raphaël, Les dieux de l'Orage Jupiter et Tarḫunna : essai de religion comparée, Paris, 2018, p. 240-253 et 399-412.
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souterrains remis au roi (§17). La fin de la première version s’achève sur la mention de la montagne Zaliyanu, à laquelle on demande d’apporter la pluie (§18-19). Deuxième version du Mythe d'Illuyanka Dans la deuxième version du mythe, le serpent qui a vaincu le dieu de l’Orage lui prélève son cœur et ses yeux (§21). Pour récupérer son bien, le dieu de l’Orage se lie à une femme pauvre dont il a un fils. Une fois devenu grand, ce fils est marié à la fille du serpent (§22). Le dieu de l’Orage demande alors à son fils de ramener de chez son beau-père comme cadeau de mariage le cœur et les yeux dont il a été privé (§22-23). Le fils s’exécute et ramène à son père ses précieux attributs. Le dieu de l’Orage qui a recouvré ses forces se rend vers la mer pour livrer bataille au serpent. Alors qu’il s’apprête à tuer le serpent, son fils lui demande de ne pas être épargné non plus ; il est alors tué avec le serpent (§24-26). La fin du texte, après une lacune, porte sur un autre sujet, à savoir l’organisation d'un culte qui implique le dieu Zaliyanu également cité à la fin de la première version (§27-35). Monstre et monstruosité dans le Mythe d'Illuyanka Pour Aristote le monstre est un produit qui ne ressemble pas à ses parents, un être défectueux par rapport à la norme dont il est issu11. Un relief trouvé à Malatya présente un dieu de l'Orage en prise avec un serpent gigantesque dont la forme n'est pas sans évoquer un animal présent en Anatolie : la vipère du Levant12. Ce caractère animal se voit couplé à un comportement humain qui s'exprime par des pratiques sociales, notamment les usages du mariage. L’union de la fille d’Illuyanka avec le fils de dieu de l’Orage correspond au mariage traditionnel qui voulait que le mari s’installe chez ses beaux-parents, devenant ainsi un antiyant. Le monstre et le monstrueux sont également mis en rapport avec le divin et le merveilleux. Sur ce point, dans la deuxième version du mythe, le dieu de l’Orage vit sans son cœur et ses yeux, ce qui relève du fantastique. Cette mutilation contient une signification métaphorique pour le lecteur. Le dieu de l’Orage se voit arracher les organes nécessaires pour régner13.
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Aristote, Physique, II, 8, 199 b 1. MAZOYER, Michel, « Histoire de serpents dans le monde hittite », Anthropozoologica, 47.1, 2012, p. 315-321. 13 NICOLLE, Raphaël, Les dieux de l'Orage Jupiter et Tarḫunna : essai de religion comparée, p. 243-248. 12
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Première faiblesse : la taille De taille gigantesque, le serpent est doté d’une puissance fantastique. Dans les deux versions du mythe, le dieu est vaincu par le serpent. Le seul recours pour vaincre le monstre est la ruse. Illuyanka est pourvu d'une force extraordinaire, capable de rivaliser avec celle du dieu de l’Orage Tarḫunna, que l'étymologie de son nom associe à l'idée de puissance physique14. Ce caractère est sans doute lié à une taille hypertrophiée. Cette taille gigantesque le rend alors vulnérable. Dans la première version du mythe, Illuyanka ingurgite tant de boissons durant le gigantesque banquet offert en son honneur par Inara qu'il ne peut plus rejoindre sa tanière. Deuxième faiblesse : Illuyanka mange et boit sans retenue La faiblesse d'Illuyanka se manifeste par sa gourmandise et par le fait qu’il s’enivre sans réserve. Cette intempérance illustre le fait que comme la terre, dont il est issu, Illuyanka boit tout. Il est un sensuel dont le défaut va causer la perte. Cette sensualité le rend alors aveugle : il ne soupçonne pas le piège que lui tend Inara. Il ne soupçonne pas les stratagèmes du dieu de l’Orage.
Ḫaḫḫima, le Gel personnifié Le Mythe de la Disparition du Soleil15 Ḫaḫḫima apparaît quand le Soleil se réfugie dans le fond de la mer et demeure dans la chambre qui lui est réservée, couvrant alors une marmite avec de la cire et la fermant avec un couvercle de cuivre : image de la disette qui s'installe sur la terre. Il semble que la fille de l'Océan s'adresse à l'Océan du haut du ciel pour que le Soleil rentre sur la terre. Ḫaḫḫima s'étend alors progressivement sur le pays, immobilisant l'eau et l'herbe, ainsi que les animaux des pâturages, les bœufs, les moutons, les animaux domestiques, les chiens et les porcs. En revanche il ne parvient pas à saisir les graines, ni les enfants, dont le cœur est épargné selon le texte. Il invite ses parents à boire et manger dans le monde. Le dieu de l'Orage tente de lutter contre cette agression en demandant aux dieux de retrouver le Soleil. Les dieux qu'il missionne échouent tous et sont saisis par le gel. Certes, Ḫaḫḫima immobilise les dieux, en revanche il ne parvient pas à saisir les semences et les enfants d'Hašamili. Le dieu de l'Orage est lui-même progressivement gagné par le gel. Aucune divinité ne peut lutter contre Ḫaḫḫima. Seul, le 14 15
Ibid., p. 44-48. MAZOYER, Michel, Télipinu, le dieu au marécage, Paris, 2003, p. 165-184.
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retour du Soleil peut entraîner la disparition de Ḫaḫḫima. On trouve alors un rituel d'évocation du Soleil et de Télipinu à la suite du mythe.
Monstre et monstruosité dans le Mythe de la Disparition du Soleil Contrairement à llluyanka, Ḫaḫḫima n'a pas de représentation physique. Son nom se range dans la catégorie des noms d’action formés du suffixe -ima-/-ema-/-ama- issu de l’indo-européen -mo-. Ces noms ont une valeur sémantique bien déterminée : ils désignent des phénomènes climatiques, des qualités physiques ou des manifestations de la sensibilité16. Ḫaḫḫima est donc littéralement une entité dont la présence est évoquée dans le mythe par les catastrophes qu’il provoque. Il s'agit ici d'une marque surprenante et inédite pour ce type de nom d'action, il est doté d'une carrure mythologique que ce soit à travers une geste qui lui est dédiée, mais aussi par la présence de parents. Ces éléments, comme pour Illuyanka, lui donnent un caractère monstrueux par l'anthropomorphisme. De la même manière que dans le Mythe d'Illuyanka, les dieux paraissent subir les affres de la mort sans disparaître pour autant. En effet, la religion hittite perdure, les dieux semblent saisis momentanément jusqu'au retour du Soleil. Par ailleurs, les enfants du dieu Hašamili survivent ainsi que les semences. Le monde paraît seulement frappé d'une léthargie temporaire marquée par la fin du cycle temporel assuré par le Soleil. Un monstre du chaos La mythologie hittite est pourvue de nombreux mythes de disparition relatant la colère des dieux, leur fuite et l'arrêt des fonctions qu'ils assurent dans l'univers. Les maux qui en résultent sont toujours énumérés, mais seul le Mythe de la disparition du Soleil mentionne l'existence d'un personnage apparaissant au moment du chaos provoqué par le départ d'un dieu. Ḫaḫḫima incarne le mal infligé à l'univers lorsque le Soleil disparaît et ne veut plus revenir. En cela il est une figuration d'un état de chaos dont le caractère inhabituel s'exprime dans sa victoire absolue sur les dieux. Ce caractère inédit lui donne à incarner littéralement la fin du temps. Une faiblesse : le Soleil La présence d'un rituel d'évocation du Soleil et de Télipinu à la suite du mythe révèle la seule faiblesse de Ḫaḫḫima : le cycle solaire. Télipinu est présenté dans la mythologie hittite comme le dieu manipulateur du Soleil qui 16
LAROCHE, Emmanuel, « Hittite -ima- : indo-européen -mo- », BSL, LII, 1956, p. 75-82.
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donne l'impulsion à l'astre pour assurer les cycles temporels17. L'ordre cosmique est donc la seule façon de chasser le monstre. Il est donc nécessaire que le Soleil et Télipinu s'associent pour que le cycle cosmique ininterrompu fasse disparaître le Gel. Cette préoccupation paraît structurer la religion hittite, par exemple durant la Fête d'Automne de Télipinu18, où tous les neuf ans, le royaume, mais aussi tout le cosmos, se voyaient restaurés.
Conclusion : Illuyanka et Ḫaḫḫima comme monstres Être hybrides et monstrueux, Illuyanka et Ḫaḫḫima disposent d’un comportement humain et formé par agglomération, comme on le voit avec les centaures ou les sphinx, ou encore avec les trolls. Tous ces hybrides monstrueux ont eu, avec d’autres, leur source dans diverses mythologies, dans lesquelles les auteurs des littératures ont puisé pour donner une couleur de crédibilité à leurs inventions, jusqu’aux types inventés par H. G. Wells dans L’île du docteur Moreau. Le monstre ne se reproduit pas, il a une descendance, qui sera cause de son échec. Il a un comportement humain. Il n’est pas cruel, il n’est pas laid. Il tend en général à provoquer chez le lecteur, après l’étonnement ou la sidération, non pas l’admiration mais la peur, la terreur, l’horreur, l’épouvante. Il n’est pas à l’écart des normes. Il effraie par sa taille, par sa force et aussi par les conséquences destructrices de sa domination qui remet en cause l'ordre du monde. Dans le Mythe d'Illuyanka, le serpent boit et empêche la circulation des eaux par sa présence. Dans le Mythe de la disparition du Soleil, il est simplement l'incarnation de l'absence du dieu. Le monstre est alors nuisible, non pas tant par le fait qu'il soit monstre. Il est nuisible car ses caractères monstrueux engendrent des dangers dans l'ordre cosmique.
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NICOLLE, Raphaël, « Télipinu et le Soleil dans la mythologie hittite : la ‘manipulation’ du Soleil », in P. Taracha, M. Kapełuś (eds.), Proceedings of the Eighth International Congress of Hittotology : 5-9 Sept. 2011, Warsaw, 2014, p. 601-613. 18 MAZOYER, Michel, La vie cultuelle du dieu Télipinu, Paris, 2011.
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Le dieu de la mort de Servirola (Reggio Emilia, Italie) Roberto MACELLARI Musei Civici di Reggio Emilia et Université de Parme Silvia FOGLIAZZA19 Université Paris Nanterre et Université La Sapienza de Rome Nous exprimons un vif remerciement20 aux organisateurs de cet important colloque pour l'invitation qui nous a été adressée. Cette occasion nous permet d’attirer l'attention sur une réalité archéologique à laquelle nous travaillons depuis longtemps, sans nier que cela reste marginal même dans le cadre de l'Étrurie padane.
I. Servirola et son sanctuaire Notre recherche se concentre sur le village étrusque de Servirola, qui est situé sur la commune de San Polo de Reggio Emilia. Le village est situé sur un plateau d'au moins six hectares de surface, à l'embouchure de la vallée du torrent Enza, qui a probablement érodé une partie de la couche archéologique (fig. 1)21.
19 Les paragraphes n. 1, 2 et 3 ont été rédigés par Roberto Macellari, les paragraphes n. 4 et 5 ont été rédigés par Silvia Fogliazza. 20 Nous exprimons nos très vifs remerciements à Dominique Briquel pour son précieux avis scientifique et à Christian Banakas pour la relecture efficace qu’il a donnée à l’article que nous présentons. 21 Pour le site de Servirola, voir R. MACELLARI, 2014, p. 48, 57, 74-75, 85-87, 98-110, 129130, 139, 144-145.
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Figure 1 Les seules explorations systématiques sont de Gaetano Chierici, qui, au milieu du XIXe siècle, concentra ses investigations sur les trois secteurs dans lesquels la stratification archéologique a survécu aux prélèvements du sol d’origine anthropique par les paysans de la zone22. La fréquentation du site semble commencer déjà dans la phase villanovienne23 et se développer entre le VIIe et le VIe siècle av. J.-C. À cette époque le village était doté d'installations productives (comme l’atelier d’un forgeron)24. Entre la fin du VIe et le début du IVe siècle av. J.-C. se développe une agglomération de type urbain, bien que d’extension limitée, aménagée avec des rues soigneusement orientées, pavées et dotées d'un sanctuaire communautaire25. Au début de cette phase nous notons la construction d'un puits très profond, recouvert d’une chemise en galets à sec. Ce puits situé exactement au centre du plateau doit avoir précédé la mise en place du centre aux formes régulières. Nous 22 Pour l’histoire des recherches archéologiques sur le site de Servirola, voir R. MACELLARI, M.G. BERTANI, 1998. 23 R. MACELLARI, 2014, p. 48, fig. 28. 24 R. MACELLARI, 2014, p. 57, 74-75, 85-87, fig. 41-43 e 56, 60, 72, 74-75. 25 R. MACELLARI, 2014, p. 98-110, 129-130, fig. 84-115.
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pouvons supposer que c’est là le véritable cœur de l’aménagement de l'agglomération. En raison de l’embouchure monumentale formée par une plate-forme carrée de six mètres de côté, nous avons proposé d’y reconnaître le mundus26 c'est-à-dire l'altissimus puteus in quem descendebat puer, selon Virgile27, l’autel des enfers dédié à Dis Pater, qui, selon la tradition relative à la formation de l’Étrurie padane par Tarchon, doit avoir joué un rôle central dans la fondation des villes qui constituaient la dodécapole padane (fig. 2)28.
Figure 2
Ce qui renforce cette hypothèse, c’est la découverte au fond du puits, scellé par une couverture en bois encore bien conservée, de deux stamnoi avec couvercle. Ces deux pots avaient été déposés avec leur contenu conformément à un rituel précis, sans doute pour offrir au dieu les prémices de la récolte, et ils n'étaient certainement pas tombés au fond du puits pendant les opérations d'approvisionnement en eau29. Sur l'épaule d'un des 26
R. MACELLARI, 1995, p. 91-94, fig. 3-5; G. SASSATELLI, R. MACELLARI, 2002, p. 426. 27 Virg., Ecl. 3, 104. 28 G. SASSATELLI, 2017, p. 186-187, fig. 6. 29 R. MACELLARI, 2014, p. 104, fig. 92 e 101.
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deux vases on lit un digamma étrusque, dans lequel on peut reconnaître l'initiale de Vei, la déesse étrusque homologue de Déméter30, dont le nom apparaît sûrement dans une inscription de dédicace sur un bol du Ve siècle av. J.-C. retrouvé non loin de là (fig. 3)31, et probablement dans le digramme Ve qui se lit sur le fragment d'un second bol32.
Figure 3
La forme du vase33 et l’offrande de porcelets34, documentée par la fouille du puits, semblent renvoyer au culte de Vei, attesté dans les principaux établissements de l’Étrurie padane (Felsina, Mantua, Kainua et probablement Spina)35. Dans le sanctuaire au centre de l'habitat de Servirola, les rites de fondation se conjuguaient donc avec le culte des divinités chtoniennes comme cela était attendu. 30
G. SASSATELLI, R. MACELLARI, 2002, p. 426, fig. 13. G. SASSATELLI, 2017, p. 196, fig. 20, avec bibliographie antérieure. 32 A. MAGGIANI, 1992, p. 213, n. 16, tab. V, n. 58. Évidemment on ne peut exclure qu’il s'agisse de l'abréviation du prénom masculin commun Venel, o Vel, voir D. BRIQUEL, 2016, p. 232-234, n. 93-95. 33 S. CAROSI, 2002, p. 368-371. 34 M. MIARI, 2000, p. 94-95. 35 G. SASSATELLI, 2017, p. 194-195, note 25 et 198, fig. 17 et 18 ; D. F. MARAS, 2013, p. 156, n. 23. 31
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II. Laa statuettee dee l’homme-loup p Dans ce contexte s'insère une statuette en terre cuite dont la datation est au cœur d’un débat entre les spécialistes. Elle est conservée dans la Collection de Palethnologie du Musée de Reggio Emilia, qui réunit le matériel provenant du site de Servirola. Même si nous n’avons pas d'indications relatives à l'endroit exact de sa découverte, nous ne pouvons pas douter de cette provenance, comme l’indique l’inventaire au numéro d'entrée 1341 sur le dos de la statuette. En autre elle est représentée dans une des tables de l’Atlas de Palethnologie du Reggiano, oeuvre de Gaetano Chierici, préparée pour l’impression mais restée inédite36. Cette table recueille justement les témoignages de Servirola (fig. 4).
Figure 4
Haute d’environ quatre centimètres, en terre cuite rougeâtre, la statuette d’un aspect presque anthropomorphe a été façonnée à la main. Elle représente un être monstrueux, intermédiaire entre l’homme et la bête, figuré 36
R. MACELLARI, J. TIRABASSI, 2014.
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en pied, avec la tête et le museau d’un loup, les yeux et la bouche ouverts apparaissant comme des cavités obscures, les oreilles pointues, les bras réduits à des moignons levés au niveau de la poitrine. Ithyphallique, elle exhibe des organes sexuels proéminents et une queue à peine évoquée (fig. 5 et 6)37.
Figure 5
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A. Babbi croit qu’il ne s’agit pas d’une queue, mais d'un appendice destiné à assurer la stabilité de la figurine en position debout sur les jambes (A. BABBI, 2008, p. 80).
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Figure 6 La chronologie est très discutée. Ce monstre est habituellement mis en relation avec les témoignages de l’habitat de la culture de terramares, qui se trouvent au-dessous des niveaux étrusques du site de Servirola et qui comprennent une série de petits animaux en terre cuite. On y a reconnu un être fantastique avec un masque rituel, engagé dans une sorte de danse, lié aux cultes de la fertilité et de la reproduction38. Récemment James Tirabassi l’a mis en relation avec le fragment d’une figurine barbue en terre cuite découvert dans la cabane-atelier d’un forgeron dans le village voisin de Torlonia, qui date de l’Âge du Bronze récent, et interprétée par lui comme l’image d'un forgeron-magicien39. Une statuette en terre cuite qui représente un homme-animal, trouvée sur le site archéologique de Scarceta de Manciano, dans la vallée du Fiora (Grosseto) et datée à l’Âge du bronze final offre un point de comparaison avec notre statuette40. L’Âge du Bronze final ou le début de l’Âge du Fer est évoqué par contre par Andrea Babbi41, qui souligne la relation entre cette figurine et une autre statuette anthropomorphe en terre cuite, également avec les organes génitaux masculins proéminents, retrouvée dans le cadre de la Villa Cassarini à Bologne, site destiné à devenir l’acropole et le siège du lieu de culte principal de Felsina, la Bologne 38 Pour l’établissement de Servirola de la culture des terramares, voir J. TIRABASSI, 2003, p. 15-35 (pour les nombreux petits animaux en terre cuite, boeufs, cochons, chevaux, peut-être chiens, voir p. 25-26, fig. 36-39 ; pour la figurine anthropomorphe, que l'auteur assimile à un « sorcier », voir p. 26, fig. 40 a-b). Sur les statuettes en argile d'animaux de l’établissement de l'Âge du bronze, voir aussi P. BIANCHI, S. LINCETTO, 1997, p. 737, fig. 441, 1-5. 39 Sur l’établissement de Torlonia, proche de celui de Servirola, et sur l’atelier de forgeron ici évoqué, d'où provient une statuette en argile d'un homme barbu, voir J. TIRABASSI, 2015, p. 242-244, fig. 2, 1-2. 40 R. POGGIANI KELLER, 1999, p. 108-109, fig. 88, 11 et 91-92. 41 A. BABBI, 2008, p. 36-37, n. 8, tab. 4, A ; fig. 3, A et pp. 79-80.
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étrusque42. Il ne manque pas non plus de spécialistes, comme Paola Bianchi et Stefania Lincetto, pour attribuer cette œuvre à l’Âge du Fer, en interprétant la statuette de Servirola comme un démon étrusque43. Pour vérifier la crédibilité de cette dernière proposition, nous avons tenté d’approfondir la question. Tout d’abord l’isolement présumé d'un témoignage de l’Âge du Bronze final ou de l'Âge du Fer sur le site de Servirola, qu'on a cru jusqu’à présent déserté par le peuplement étrusque, semble aujourd’hui devoir être remis en cause, là comme en général dans toute l'Émilie occidentale. Dès qu’on essaie de recueillir les témoignages de la culture proto-villanovienne et de la culture villanovienne présentant la même provenance que notre statuette, on constate que ces attestations sont certes peu nombreuses, mais cependant significatives, apparaissant comme les disiecta membra d’une réalité d’habitat plus articulée. Tirabassi a réuni le petit dossier des matériaux de l'Âge du Bronze final à Servirola : il comprend des céramiques, des objets d’instrumentum et des ornements métalliques44. Quelques fibules en bronze de type villanovien ont été retrouvées à proximité immédiate ou à Servirola même, dont un exemplaire du type à sangsue qui rappelle les types de l'Étrurie tyrrhénienne du début du VIIIe siècle av. J.-C.45, ainsi que d’autres objets de décoration en bronze46 semblent attester l'importance de notre village le long de la vallée de l’Enza, qui mettait en relation directe l’Étrurie proprement dite avec l'arrière-pays padan47. Passant à des considérations d’ordre iconographique, les attributs sexuels accentués du monstre de Servirola peuvent trouver des analogies dans la petite plastique en bronze de la période villanovienne tardive48. Regardant les zones situées au-delà des Alpes vers l'Europe continentale, nous pouvons rapprocher de notre statuette les figurines en terre cuite trouvées en Allemagne à Erbenheim. Elles sont associées à la poterie de la phase la plus ancienne de la culture Hallstatt (Ha C), en particulier deux statuettes d’homme ithyphallique49.
42 A. BABBI, 2008, p. 37-38, tab. 4, C ; fig. 3, C. Ce n’est pas un hasard si nous constatons une continuité de la sacralité du lieu de découverte de cette « petite idole d'argile » jusqu'au VIe-Ve siècle av. J.-C., époque à laquelle remonte une série de bronzes votifs de la même origine (S. ROMAGNOLI, 2014, p. 66, fig. 35). 43 P. BIANCHI, S. LINCETTO, 1997, p. 737. 44 J. TIRABASSI, 2003, p. 32 et p. 80. 45 R. MACELLARI, 2014, p. 48, fig. 26 et 28. 46 R. MACELLARI, 2014, p. 48. 47 R. MACELLARI, 2017, pp. 172-177. 48 A. MAGGIANI, 1997, p. 439, fig. 3. 49 G. AMANN-ILLE, P. ILLE, 1994, p. 37-38, nn. 2 et 6, Abb. 2 ; K. REBAY-SALISBURY, 2016, p. 114. Un remerciement particulier pour ses précieux conseils doit être adressé à Roberto Tarpini.
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L’attribution de la statuette de Servirola à la phase villanovienne nous semble être une hypothèse qui ne doit pas être écartée a priori : l'homme-loup pourrait représenter un démon de la mort évoquant la thématique religieuse des origines étrusques50.
III. L’homme-loup de Servirola après le crépuscule de l’Étrurie padane Nous avons également une autre statuette bien plus récente que celle-ci. Elle est toujours inédite, mais elle pourrait confirmer la présence du culte de l’homme-loup sur le site de Servirola. Il s’agit du fragment supérieur d'une figurine en argile dépurée rosée, de cinq centimètres de haut, qui représente un être humain enveloppé dans un manteau, mais avec le museau d'un loup (fig. 7).
Figure 7
Dans la région nous connaissons des exemples de petite plastique en terre cuite attribués à l’époque hellénistique : les treize statuettes votives de fidèles des deux sexes retrouvées aux alentours de Castelfranco Emilia, l'ancien Forum Gallorum51 ; les figurines de divinités trouvées tant dans la ville52 que dans les nécropoles de Spina53 ; cinq statuettes fragmentaires de 50
M. SANNIBALE, 2003, p. 82. D. NERI, 2017, p. 54, fig. 6, tab. 4. 52 P. DESANTIS, 2013, p. 169, fig. 1. 53 F. BERTI, C. CORNELIO CASSAI, P. DESANTIS, S. SANI, 1987. 51
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fidèles qui portent une main sur le ventre, faisant allusion à la condition de la femme dans l'attente de l'accouchement, retrouvées aux portes de Parme et qui évoquent, dit-on, le culte de Déméter/Cérès54. La datation à l’époque hellénistique de la figurine de Servirola pourrait cependant empêcher son identification avec la divinité égyptienne Anubis, en raison du fait que les cultes orientaux ne se sont répandus en Émile qu’à l'époque romaine impériale55. Notre dieu à tête de loup, ou démon de la mort, continue à assembler autour de son culte les habitués du sanctuaire de Servirola encore après la disparition de l'Étrurie padane. Il ne manque pas dans le site d’autres témoignages de la fréquentation du site depuis l’époque hellénistique56 au moins jusqu’au début de l’époque romaine impériale57, quand le plateau de Servirola deviendra siège de nundinae58. De plus, dans le fanum Voltumnae, aux portes de Volsinii veteres, a été retrouvée une lampe à huile à volutes du premier siècle avec l’image d’une figure en pied à tête canine59. Interprétée comme une représentation syncrétique du dieu Anubis assimilé à Hermès-Mercure, dieu psychopompe, elle montre encore la survivance dans le premier âge impérial de formes de culte à caractère chtonien et catachthonien anciennement dédiées aux divinités vénérées dans le temple A du sanctuaire pan-étrusque (Vei, Tluschva, Fufluns)60. Comme à Campo della Fiera d’Orvieto61 et aussi à San Polo d’Enza, l’héritage des cultes très anciens consacrés aux divinités infernales aurait été repris à San Polo d’Enza par le culte de l’apôtre Pierre, à qui était dédiée l'église paroissiale de Caviano/Caviliano attestée depuis l'an 98062.
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L. MALNATI, A.R. MARCHI, 2013, p. 87 et 89-90, n. 1-4, fig. aux p. 87 et 90. F. BERTI, 2000, p. 329. 56 R. MACELLARI, 1997. 57 M. BOLLA, 2007-2011, p. 13 et 57-58, n. 31. 58 Cela pourrait être attesté par une dédicace perdue à l'empereur Claude, que Gaetano Chierici croyait avait été trouvée à San Polo d'Enza (R. MACELLARI, 1997, p. 8-10, 12-13, n. 4 et 5, fig. 8). 59S. STOPPONI, A. GIACOBBI, 2017, p. 140, fig. 17. 60 A. GIACOBBI, 2016, p. 701. 61 L’église paroissiale de San Pietro in Vetere a été construite sur les ruines d'un ancien lieu de culte chrétien entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle (S. STOPPONI, 2018, p. 9699). 62 Les deux volumes des actes d'une conférence tenue en 2016 ont été dédiés à l’église paroissiale de San Pietro de Caviano (F. BOLONDI, L. FERRARI, 2018). 55
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IV. Le loup, les initiations et les rituels de fondation. Pourquoi le loup ?63 Au niveau biologique le loup est un animal insaisissable mais social par excellence, capable d’établir de liens forts entre les individus de la meute, cellule de base de leur société. Une meute, composée de quatre ou cinq individus, peut contrôler un territoire de 200 km carrés. Chaque loup peut parcourir 50 km par jour, en se déplaçant surtout la nuit. Une véritable hiérarchie règne au sein de la meute, chaque membre ayant un rôle précis. Des comportements soit agressifs, soit coercitifs assurent la stabilité du groupe et maintiennent la hiérarchie. « Super prédateur », il est au sommet de la chaîne alimentaire car il n’a pas de prédateurs naturels. Il sélectionne les proies et les tue en les mordant à la gorge, provoquant ainsi un collapsus cardio-vasculaire. Il commence ensuite son repas en mangeant le cœur, le foie et les poumons. Le loup influence l’ensemble de l’environnement et il est essentiel pour l’équilibre de l’écosystème. Cette espèce garantit donc une bonne qualité environnementale64. Ces particularités du loup n’ont pas échappé aux Anciens, qui étaient de bons observateurs de leur environnement, comme en témoigne l’importance de cet animal dans l'imagerie religieuse de la région méditerranéenne, où, comme nous le verrons, il est associé à des thèmes récurrents : l’au-delà, les rituels d'initiation et la fondation des villes. Pourquoi ? Je pense que grâce à sa capacité à se déplacer et à parcourir de grandes distances, surtout la nuit, au fil du temps probablement, il a été considéré comme un animal des passages65, notamment le plus difficile, celui qui existe entre la vie et la mort. Les hurlements nocturnes du loup, évoquant des peurs ancestrales, ont probablement contribué à renforcer cette association. Donc au fil du temps cet animal a été associé à un état de transition, comme démontre aussi l’usage de l’expression « entre chien et loup » utilisée en France dès l’Antiquité66 pour désigner le moment de transition entre le crépuscule et la nuit noire. De même la cohésion sociale qui caractérise la meute de loups est à la base des rituels d’initiation que plusieurs sociétés primitives mettent en place. Le monde grec garde le souvenir de ces rituels, comme en témoigne le fait que plusieurs maîtres d’initiation soient décrits comme des figures 63 Je remercie infiniment madame Giulia Piccaluga et monsieur Bernard Sergent pour leurs précieux conseils. Je voudrais remercier aussi madame Fabiana Ferrari, biologiste et monsieur Riccardo Rossi, vétérinaire responsable de Wildlife Rescue Center de Piacenza, pour les informations sur le loup qu’ils m’ont fait partager. 64 Sur la biologie du loup voir F. MARUCCO 2014. 65 Sur ce point, je voudrais remercier l’écrivain Mario Ferraguti pour les réflexions qu’il m’a apportées dans ce domaine. 66 Infra horam vespertinam, inter canem et lupum (Marculfi Formulae, VIIe siècle).
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monstrueuses et mystérieuses, mi-hommes et mi-animaux. Parmi ces êtres on trouve surtout des hommes-chevaux et des hommes-loups, parce que ces deux animaux sont en rapport avec la mort et sont des êtres psychopompes qui conduisent les âmes dans l’au-delà. Il est donc normal de les rencontrer dans des rituels d’initiation pendant lesquels le novice doit faire face à la mort symbolique (ou réelle en certains cas) pour renaître à une nouvelle vie. On rappellera Autolykos, « le loup en personne », grand-père d’Ulysse, qui mit à rude épreuve le héros par la chasse au sanglier, Harpalykos, « le loup ravisseur », qui apprit l’art de la guerre à sa fille Harpalyké et Lykomède, « celui qui pense en loup », maître d’Achille et de Néoptolème67. Ces « maîtres d’initiation » ont souvent une nature ambivalente, ils ne sont ni bienveillants ni méchants simplement, ils conduisent le novice à travers le passage de l’adolescence à l’âge adulte68. Leur fonction est de « tuer » les garçons pour qu’ils renaissent hommes. Ils ont le pouvoir de mettre l’initié en contact avec des forces non-humaines. Cette habilité n’est pas humaine, c’est pour cela qu’ils sont représentés ou nommés comme des êtres thériomorphes69. Nous rencontrons dans le monde italique70 des traces de rituels d’initiation impliquant la présence des hommes-loups, par exemple dans la fête des Lupercalia, liée au mythe de fondation de Rome, et dans le rituel des Hirpi Sorani. Plusieurs savants71 ont consacré leurs travaux à l’étude des Lupercalia. nous limiterons donc mes propos aux points communs avec les rituels d’initiation72. La fête des Lupercales dans la Rome antique était une fête de purification73, de fécondité74 et de « désordre rituel »75 liée à la fin de l’année76 et célébrée le 15 février. Chaque année les Luperques sacrifiaient
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A. MOREAU 1992, p. 198. Sur les rituels d’initiation en Grèce ancienne voir H. JEANMARIE 1939 ; P. VIDAL-NAQUET 1968 ; A. BRELICH 2013. 68 A. MOREAU 1992, p. 197-199. 69 A. BRELICH 2008, p. 141-143. 70 Voir entre autres l’origine des Brettiens selon Strabon 6, 1, 4 (255) et Diodore, XIV, 15, 1. 71 Voir entre autres G. PICCALUGA 1962 ; A. BRELICH 2010 ; G. DUMÉZIL 1974 ; D. BRIQUEL 1980 ; S. TORTORELLA 2000 ; P. CARAFA 2006 ; A. GRANDAZZI 2017. 72 Sur le lien entre les Lupercales et les rituels d’initiation voir A. BRELICH, 1960, p. 106 ; voir aussi A. BRELICH 2010, p. 154-155 ; D. BRIQUEL 1992, p. 51-57 ; T. CAMOUS 2012, p. 104. 73 Varr., Ling. 6, 34 ; Cens. 22, 15. 74 Ov., Fast. 2, 429-448. 75 A. BRELICH 2010, p. 153-154. 76 À l’époque romaine l’année commençait au mois de mars.
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plusieurs boucs77 au pied du mont Palatin. Ensuite le prêtre touchait de son couteau le front de jeunes garçons, qui devaient devenir Luperques et qui avaient assisté au sacrifice, et le nettoyaient du sang avec un flocon de laine imprégné de lait. Alors les garçons devaient rire et commencer à courir nus dans la ville de Rome, portant à la taille seulement une bande faite en peau des boucs sacrifiés. En utilisant des lanières, taillées dans la peau des victimes sacrificielles, ils fouettaient les femmes nues qu’ils rencontraient sur leur chemin et qui désiraient avoir un enfant78. Les sources anciennes79 évoquent le « temps des origines », quand Romulus n’avait pas encore fondé Rome et quand il y avait seulement sur le site des communautés de bergers80. À cette époque la course des jeunes gens n’existait pas, selon tous les auteurs du moins, et la fête comprenait une série d’exercices destinés aux adolescents. Romulus et Rémus participaient aux jeux et, comme l’a souligné Giulia Piccaluga, c’est de cette compétition que serait issue la fondation de Rome81. Les jumeaux devaient être initiés et devenir Luperques avant de fonder Rome. Ainsi, comme les auteurs nous la présentent, la fête des Lupercales était plus ancienne que la fondation de la ville de Rome. Le rituel du couteau, du sang, du lait et du rire symbolise la mort et la renaissance de l’initié82 qui doit mourir symboliquement avant de devenir Luperque. Les Luperques devaient être comme les loups83 : leur nom dérive selon toute vraisemblance du mot « loup »84, et leur nudité 77
Comme l’a souligné S. Tortorella (voir S. TORTORELLA, 2000, p. 247), le sacrifice d’un bouc, chez les Romains, est typique d’une divinité des enfers, Vediovis. Nous reviendrons plus loin sur cette divinité. 78 Plut., Rom. 21, 6-7 ; Plut., Caes. 61, 2-3. 79 Ov., fast. 2, 359-380 ; Liv. I, 5 ; Val. Max. 2, 2, 9 ; Aur. Vict., orig. 22. 80 Selon la version de Valère Maxime la fête découle de la joie des jumeaux de fonder une ville : Val. Max. 2, 2, 9. 81 Le jour de la fondation de Rome est en fait le 21 avril, jour de la fête des Parilia. Comme l’a souligné G. Capdeville, les Parilia sont une fête liée aux initiations de la pastoralis iuuentus, qui devaient former les nouveaux citoyens (voir G. CAPDEVILLE 1993, p. 186). On peut envisager une période liée au renouvellement de l’année, qui comprenait une série de rituels d’initiation avec plusieurs épreuves et plusieurs passages dont les fêtes du calendrier romain gardent le souvenir. G. Piccaluga a souligné le lien entre la fête des Lupercales et la trasvectio equitum, célébrée le 15 juillet, en supposant que les deux fêtes faisaient partie du même complexe rituel à caractère initiatique (G. PICCALUGA 1962, p. 61-62). 82 A. Brelich relève que de même, dans beaucoup de peuples, les initiations tribales sont célébrées quand on célèbre le renouvellement annuel (A. BRELICH 2010, p. 154, n. 35). 83 Voir les scènes de razzias qui caractérisent la jeunesse de Romulus et Rémus. 84 Pour l’étymologie du nom on a différentes interprétations. Selon Nilson, Wissowa et Deubner Lupercus dérive de lupus et de arceo, les Luperques sont donc ceux qui gardent le troupeau de loups. Selon l’interprétation de Mannhardt le nom dérive de lupus et hircus et souligne la double nature de loup et de bouc qui caractérise Faunus Lupercus. Voir J.A. HILD, 1912, p. 1399. Selon Jordan Lupercus dérive de lupus comme noverca formé sur novus. Même dans l’étymologie des Luperques on retrouve ainsi la double nature qui caractérise le loup (Voir infra).
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représentait leur caractère bestial et leur condition de vie sauvage85 ; le même type de vie caractérisait les adolescents soumis aux rituels d’initiation en Grèce (en Arcadie et à Sparte). Selon un passage de Properce86, Romulus lui-même était représenté habillé d’une peau de loup. Pendant la fête des Lupercales qui renvoyait à un stade de vie primitif on retournait donc au temps des origines et la vie civilisée était suspendue87. En outre la version du mythe étiologique des Lupercalia transmise par Ovide88 nous dit que Rémus89 avait volé et mangé la viande d’une victime qui avait été sacrifiée à Faunus. Ce vol et cette consommation des exta semicruda nous rappellent la dichotomie entre bête et homme, entre monde sauvage et vie civilisée90, entre cru et cuit91. Le rôle des loups est donc important dans l’initiation des jumeaux romains. Ces animaux sont caractérisés par une double nature : ce sont des fauves mais ils ont été domestiqués très tôt et, grâce à cette domestication, ils ont été destinés à la protection des troupeaux, comme chiens. En tant que fauve, le loup est associé aux guerriers, en tant que canidé, il est associé à la protection et à la fonction nourricière, bien attestée dans le mythe des jumeaux romains par la présence de la louve92. À l’époque historique93 la fête se déroule à partir de la grotte du Lupercal, d'où sortaient les loups, c’est-à-dire les Luperques, animaux liés au monde souterrain. La fête était célébrée le 15 février au cours de la période des dies parentales, du 13 au 21 février, pendant laquelle on célébrait les
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Sur ce point voir le passage de Cicéron Pro Cael, 26, « fera quaedam sodalitas et plane pastoricia atque agrestis germanorum Lupercorum, quorum coitio illa silvestris ante est instituta quam humanitas atque leges ». 86 Prop. 4, 10, 20. 87 A. MASTROCINQUE 1993, p.154. 88 Ov., fast. 2, 361-380. 89 Même s’il n’est pas devenu fondateur de Rome, Remus fonde Remoria, née sur le lieu de son auspicatio, hors du pomerium. F. Coarelli a mis en relation la double prise des auspices du rite de fondation de Rome avec la définition de l’Urbs par Romulus et de l’ager par Rémus (F. COARELLI 2003, p. 48). 90 Cette dichotomie caractérise l’acte de fondation des villes, comme l’a souligné D. Briquel à propos de la fondation de Rome. La sauvagerie est marginalisée et la ville représente un nouvel ordre. Il y a donc une opposition entre la cité et le monde sauvage qui reste aux marges, à l’extérieur du pomerium (Voir D. BRIQUEL 1990, p. 175-176). Sur la contradiction qui caractérise le comportement de Romulus voir R. SCHILLING 1990. 91 Voir C. LÉVI-STRAUSS, 1964. 92 Sur la double nature du loup et sur son rôle dans la fondation de Rome voir F. BADER 1985, p. 52-54. Sur le sacrifice du chien pendant la fête des Lupercalia voir Plut. Quaest. Rom, 68 et 111 ; Rom, 21, 8. Sur la peur du loup à l’époque romaine, surtout s’il entre dans la ville en passant la ligne pomériale voir l’étude de J. TRINQUIER 2004. 93 La fête célébrée tout au long de l’histoire de Rome fait revivre chaque an la fondation de l’Urbs, le passage du monde sauvage à la culture. Sur ce point voir A. GRANDAZZI 2017, p. 90-91.
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ancêtres, précurseurs des vivants. Les Lupercales étaient dédiées à Faunus94. Les Romains le considéraient un infernus deus95. Dieu du bois96, dieu oraculaire97 et fondateur98, il était apparenté à Dis Pater et à Pluton99. L’oracle du dieu se trouvait auprès de la source Albunea, un lieu caractérisé par des émanations méphitiques100. Son nom vient de *dhaunos qui signifie « le loup »101. Mais Faunus, selon le mythe, était même l’un de premiers rois du Latium (cf. Brelich) ; il était marié avec Fauna102, identifiée avec Bona Dea103. Un jour le roi découvrit sa femme ivre et la tua en la fouettant avec de branches de myrte. Ensuite, repenti, il fonda un culte en son honneur. Le mythe nous dit aussi qu’il avait violé sa fille en se transformant en serpent104. Dans ce roi, on peut donc retrouver le caractère sauvage qui caractérise le dieu du bois, connu pour son habitude de s’attaquer aux femmes, trait qui marque aussi l’attitude des Luperques pendant la fête105. Le lien entre Faunus et le loup est souligné, entre autres, par A. Carandini et L. Cerchiai. A. Carandini rappelle que ce dieu était vénéré par les épouses romaines106, qui enduisaient le seuil de leur nouvelle maison avec la graisse du loup107, son animal sacré. Dans ce cas le loup est donc lié à un passage, de l’extérieur à l’intérieur, du monde sauvage au monde civilisé. Selon L. Cerchiai Faunus est représenté en forme de démon à tête de loup sur un plat étrusque à figures noires du « Groupe Pontique » (vers 520 av. J.-C.) sur 94
Varro, ling. 5, 85 ; 6, 13 ; Ov., Fast. 2, 261-268 ; D.H. 1, 80 ; Prop. 4, 1, 25 ; Val. Max. 2, 2, 9 ; Plut., Rom. 21 ; Quaest. Rom. 68 = 280 B ; Cass. Dio XLIV, 6, 2 ; Iustin. XLIII, 1, 7 ; Serv., Aen. 8, 343. 95 Serv. Aen 7, 91 : « ACHERONTA ADFATVR AVERNIS potestates quae sunt in Acheronte, ad quem per Avernum venitur. Hoc autem ideo, quia Faunus infernus dicitur deus: et congrue ; nam nihil est terra inferius, in qua habitat. Hinc est quod eum Horatius inducit nocentem, dicens ‘lenis incedas abeasque parvis aequus alumnis’ ». 96 Silvicola Faunus (Verg. Aen. 10, 551). 97 Serv., Aen. 8, 314 : « hos Faunos etiam Fatuos dicunt, quod per stuporem divina pronuntient ». 98 A. BRELICH 2010, p. 93. 99 Serv., Georg. 1, 43 ; Lyd., de mens. 4, 25 ; voir A. BRELICH 2010, p. 110. 100 Verg., Aen. 7, 81-84 : « At rex sollicitus monstris oracula Fauni, fatidici genitoris, adit lucosque sub alta consulit Albunea, nemorum quae maxima sacro fonte sonat saevamque exhalat opaca mephitim». 101 A. MASTROCINQUE 1993, p. 152 ; voir aussi p. 191 n. 749. 102 Gav. Bass. in Lact., inst. 1, 22, 9. 103 Bona Dea est apparentée à l’étrusque Vei, déesse chtonienne vénérée avec Hercle/Faunus auprès du sanctuaire nécropolaire de la Cannicella di Oriveto. Voir G. COLONNA 1987, p. 16-26 ; V. BELLELLI 2012, p. 463-467. 104 Macr., Sat. 1, 12, 24 : « Transfigurasse se tamen in serpentem pater creditur et coisse cum filia ». 105 A. BRELICH 2010, p. 100-103. 106 A. CARANDINI 2000, p. 135. 107 Serv., Aen. 4, 458 : « ...ii tamen, qui de nuptiis scripsisse dicuntur, tradunt, cum nova nupta in domum mariti ducitur, solere postes unguine lupino oblini, quod huius ferae et unguen et membra multis rebus remedio sunt. »
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lequel est évoqué l’épisode d’Héraclès, Nessos et Déjanire. À travers la figure du loup le peintre Tityos a représenté le sujet des rivaux amoureux et bestiaux du héros108. Dans la fête des Lupercales, on retrouve donc des éléments précis : la vie sauvage précédant la fondation de la ville, un homme-loup, initié, en rapport avec l’au-delà et destiné à devenir le fondateur éponyme de la ville de Rome, le culte d’un dieu oraculaire et infernal, une fête qui comprend des compétitions sportives. En ce qui concerne les Hirpi Sorani, Servius109 raconte le mythe étiologique de ces prêtres et leur lien avec le loup : sur le mont Soracte des loups interrompent un sacrifice à Dis Pater et volent sur l'autel de la viande sacrificielle. Poursuivis, les animaux se réfugient dans une grotte à partir de laquelle, en raison de leur souffle empoisonné, se répand la peste. Un oracle révèle que, pour résoudre la situation, les bergers doivent vivre comme des loups et donc devenir les Hirpi Sorani, loups de Dis Pater. Pline aussi, dans le livre VII110 de la Naturalis Historia traite des Hirpi Sorani et nous raconte leur rituel annuel, dédié à Apollon, qui se déroulait près du Mont Soracte : les prêtres couraient sur un tas de bois ardent sans se brûler. L’auteur nous dit même que seules peu de familles étaient appelées Hirpi, on peut donc supposer que ce sacerdoce était l’apanage de seulement certaines gentes111. Le passage de Pline nous dit aussi que ces familles étaient dispensées du service militaire et d’autres munera. Selon J. Scheid112 ce privilège était lié à la fonction sacerdotale des Hirpi. D’un avis différent, G. Piccaluga estime que cette exclusion avait été décidée par les autorités romaines pour donner une place très marginale à
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L. CERCHIAI 1999, p. 177-185 ; L. CERCHIAI 2000, p. 190. Serv., Aen. 11, 785 : « SVMME DEVM ex affectu colentis dicitur : nam Iuppiter summus est. SANCTI CVSTOS SORACTIS APOLLO Soractis mons est Hirpinorum in Flaminia conlocatus. In hoc autem monte cum aliquando Diti patri sacrum persolveretur nam diis manibus consecratus est - subito venientes lupi exta de igni rapuerunt. quos cum diu pastores sequerentur, delati sunt ad quandam speluncam, halitum ex se pestiferum emittentem, adeo ut iuxta stantes necaret : et exinde est orta pestilentia, quia fuerant lupos secuti. De qua responsum est, posse eam sedari, si lupos imitarentur, id est rapto viverent. Quod postquam factum est, dicti sunti ipsi populi Hirpi Sorani : nam lupi Sabinorum lingua vocantur hirpi. Sorani vero a Dite : nam Ditis pater Soranus vocatur : quasi lupi Ditis patris. Vnde memor rei Vergilius Arruntem paulo post comparat lupo, quasi Hirpinum Soranum ». 110 « Haut procul urbe Roma in Faliscorum agro familiae sunt paucae quae uocantur Hirpi : hae sacrificio annuo, quod fit ad montem Soractem Apollini, super ambustam ligni struem ambulantes non aduruntur et ob id perpetuo senatus consulto militiae omniunque aliorum munerum uacationem habent » (NH 7, 19). 111 Voir sur ce point L. GERNET 1936, p. 206, n. 23 ; G. PICCALUGA 1976, p. 213 ; M. DI FAZIO 2013, p. 233. 112 Voir J. SCHEID 2006, p. 81. 109
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une religion, celle des Hirpi Sorani, qui pouvait « renverser l’ordre de l’État »113 . Solin et Silius Italicus enfin nous apportent un dernier élément important : pendant le rituel, les Hirpi exécutent une danse sur le tas de bois ardent, en portant les exta à l’autel114 et à la fin du rite on proclame un victor115 : nous sommes donc en présence d’un agôn116. Dans le rituel des Hirpi Sorani on retrouve des hommes-loups liés spécifiquement à certaines familles qui vivent comme des loups et mangent des exta dédiés à un dieu infernal, une grotte qui représente un passage vers l’au-delà, un scénario qui se déroule dans le monde sauvage avec des bergers et un agôn sportif. Nous devons considérer que les sources anciennes117 nous parlent d’un groupe de familles d’origine sabine qui ont émigré, guidées par un loup, en raison d’un ver sacrum118 dédié à Mars119. En considérant que dans la langue sabine hirpus120 signifie loup, le rite des Hirpi Sorani peut être lu comme l’histoire de la fondation des Hirpini121. Kim R. McCone122 a mis en relation ces rituels qui conservent la trace de plus anciennes initiations avec des confréries de jeunes guerriers, les Männerbünde, qui caractérisent le monde celte et le monde germanique. Ces bandes de jeunes gens vivaient aux marges de la société, selon un style de vie sauvage, comme celui des loups auxquels ils étaient associés. Les célèbres guerriers scandinaves nommés Berserkir en sont un exemple. Ils étaient habillés des peaux de loup ou d’ours et se battaient avec une telle fureur qu’ils semblaient en transe. La mort violente leur donnait accès à l’audelà auprès d’Odin123. K.R. McCone considère que dans le monde pré-indo-européen existaient des « war-band » (Männerbund) composés de jeunes garçons,
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G. PICCALUGA 1976, p. 231. Solin, II, 26, 11. 115 Sil. It. 5, 180. 116 G. PICCALUGA 1976, p. 221. 117 Paul. Fest. p. 93 L ; Serv., Aen, 11, 785 ; Str. VI, 4, 12. 118 Voir D. BRIQUEL 1997, p. 186 -187 ; pour le ver sacrum des Picéniens voir G. CAPDEVILLE 2006, pp. 107-110 ; pour l’ensemble de traditions des populations d’Italie relatives au ver sacrum S. BOURDIN 2012, p. 727-735. 119 G. PICCALUGA 1976, p. 214. 120 Par la même racine qui donne le nom au bouc. L’indo-européen possédait deux formes pour le nom « loup » : wḷkwos et lukwos. L’une est probablement la déformation de l’autre. En raison d’un tabou, le nom du « loup » avait été remplacé dans les parlers du groupe sabin par celui du « bouc ». Voir G. BONFANTE 1939, p. 81 (note n. 3 en particulier). 121 Voir n. 52. Du lat. hirquos (au sens de bouc) = sabell. hirpos (au sens de loup) (voir G. BONFANTE 1939, p. 79 n. 1). 122 K.R. McCONE 1987, p. 117-129. 123 Voir entre autres G. DUMÉZIL 2011, p. 58 ; voir aussi p. 79. 114
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célibataires, qui vivaient de vol, loin de la société, et qui étaient associés surtout aux loups124. Les mythes de fondation comme le ver sacrum et le mythe de Romulus et Rémus, les rituels des Lupercalia et des Hirpi Sorani gardent donc la trace des rituels d’initiation plus anciens125, qui ne pouvaient plus avoir leur place dans les polythéismes méditerranéens de l’Âge du fer aux sociétés bien structurées. Dans ces initiations la figure du loup jouait un rôle important comme en témoignent les noms des maîtres d’initiation dans le monde grec et les noms de plusieurs peuples dont l’origine est liée à cet animal : les Daces, les Dauniens, les Volsques126, les Hirpini, les Lucaniens127. Le rite de passage pour devenir un loup prévoyait probablement un repas à base de viande crue, c’est-à-dire un acte de bestialité qui faisait ainsi disparaître la distance entre l’homme et l’animal. Ces confréries de jeunes initiés, devenus hommes-loups qui vivaient à l’état sauvage, représentaient une classe d’âge d’adolescents qui devaient se former pour devenir membres adultes de la société et redoutables guerriers. Au sein de ces groupes, les mythes nous disent qu’on pouvait rencontrer des héros fondateurs, qui avaient accompli de dures épreuves et qui étaient prêts à fonder de nouvelles communautés. Comme l’a souligné Brelich128, le thériomorphisme et la capacité de se transformer sont les caractéristiques typiques des héros fondateurs et des êtres initiateurs. Ces êtres sont oraculaires, ils habitent les bois, lieu d’initiation par excellence, et ils sont liés à l’au-delà.
V. Un dieu insaisissable Si nous prenons en considération les divinités qui sont impliquées dans les rituels mentionnés ci-dessus, Faunus Lupercus et Apollon Soranus, nous découvrons qu’elles ont les mêmes caractéristiques que ces êtres et que leur animal symbolique est le loup. Ces dieux sont liés à la fondation des villes ou de lignées exactement comme Aplu-Rath-Śur/Śuri-Manth, dieu 124
Voir l’étude de S. WIKANDER 1938 qui le premier a avancé l’idée. Voir sur ce point A. BRELICH 2013, p. 383-384 ; voir aussi p. 408. 126 S. BOURDIN 2012, p. 727. 127 En ce qui concerne les Lucaniens, leur nom ne dérive pas directement du nom grec du loup, lukos. Le nom de ce peuple est plutôt lié au nom de la lumière, lux en latin, leukos en grec. Les Lucaniens étaient donc à l’origine « les brillants ». Toutefois à une certaine époque de leur histoire, ils ont choisi de se référer à la tradition du ver sacrum en choisissant le loup comme symbole de leur identité, comme on peut voir sur leurs monnaies portant une tête de loup avec la légende ΛΥΚΙΑΝΩΝ. Voir D. BRIQUEL 1997, p. 189 et S. BOURDIN 2012 p. 728-729. 128 A. BRELICH 2010, p. 113. 125
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étrusque oraculaire et infernal, qui est impliqué avec la déesse Vei dans les rituels de fondation de villes. Ce dieu, insaisissable comme le loup, est apparenté à l’ancienne divinité indigène adorée sur le mont Soracte comme Pater Soranus, dieu considéré comme le père du peuple des Falisques (comme le pater Indiges, auquel sera identifié Énée, l’était pour les Latins), que les sources latines129 identifient avec Apollon. Comme l’Apollon archégète130 en Grèce ancienne, ce dieu étrusque intervient dans le processus de la fondation des villes. À cette divinité infernale, connue sous les épiclèses de Śur/Śuri et Manth, est dédiée une des étapes les plus caractéristiques du rituel de fondation étrusque : la construction du mundus131. Selon la tradition transmise par l’auteur étrusque Caecina, ce puits était dédié à Dis Pater-Hadès, qui aurait présidé aux opérations de fondation des villes de la dodécapole padane, lorsque Tarchon, leur héros fondateur, établit la domination étrusque dans cette région. Comme dieu oraculaire, avec l’épiclèse Rath, sur le miroir de Tuscania132, daté d’environ 300 av. J.- C., il préside la cérémonie d’initiation d’un jeune haruspice et est donc relié à l’extispicium133 (rite qui intervient dans le rituel de fondation) et lié à l’excavation du mundus134. Ce puits, comme ceux découverts à Servirola, Marzabotto, Verucchio, Rome, Pyrgi, Bolsena constitue pour les Étrusques l’entrée de l’au-delà. Dans le cas de Servirola on pourrait donc concevoir, à côté de Vei, la présence d’un parèdre dont l’identification est rendue difficile par la polysémie des objets votifs placés dans le puits, qui peuvent être associés à plusieurs divinités. La pointe de flèche et les pointes de javelots135 font probablement allusion à la foudre et aux rayons du soleil, le poids en bronze avec tête d’oiseau rappelle le thème des oiseaux aquatiques tirant la barque solaire, tandis que la céramique attique du symposium, kilykes et cratères, évoque de rituels de type dionysiaque. En l'absence d'inscriptions à l'intérieur du « puits du centre » et compte tenu de la polysémie des objets ici 129
Verg., Aen., 11, 785 ; Sil. It. 5, 179-180 ; 7, 662 ; 8, 492 ; Plin., N.H. 7, 19. Pour l’Apollon archégète voir M. DETIENNE 1990 ; M. DETIENNE 2009. 131 J’utilise le mot « mundus » au sens technique de « puits » ou « fosse de fondation », selon l’usage des étruscologues. Le puits souterrain que les Romains appelaient mundus était associé au culte de Cérès et il était ouvert trois fois par an. Pendant la période d’ouverture, il était impossible de mener à Rome des activités publiques ou privées. C’est l’historien grec Plutarque qui associe le mundus à la fondation de Rome Etrusco ritu (Rom., 11, 2). Voir sur ce point A. BENDLIN 2002, p. 54-55. 132 Voir P. BRUSCHETTI 2015, p. 112. 133 L’examen des entrailles des animaux sacrifiés. Pour l’importance de l’extispicium par rapport aux choix d’installation des Étrusques voir V. BELLELLI, M. MAZZI 2013. 134 J. RYKVERT 1981, p. 46-55. 135 R. MACELLARI 1995, p. 103. 130
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retrouvés, il est difficile de déterminer quel était le dieu destinataire des rituels documentés. La seule considération possible est la présence d'offrandes destinées à une ou plusieurs divinités chthoniennes, liées aux cycles agraires, à la sphère de la croissance de la végétation, au vin, à la vendange, aux rites de passage et au monde souterrain136. Dans la vallée du Pô, le culte de Śur/Śuri est probablement attesté aussi à Quara de Toano à proximité du mont Surano, dans la commune de Villa Minozzo. Depuis les temps anciens, ce lieu était caractérisé par la présence de sources d'eau thermale et des émanations de gaz naturel qui provoquaient des phénomènes de combustion spontanée. Selon l’hypothèse de N. Cassone ces « fontaines de feu » ont peut-être contribué, dans l’Antiquité, à la naissance d'un culte de la divinité infernale Śur/Śuri, comme en témoignerait le nom du mont Surano137. Cette hypothèse semble être confirmée par la découverte, près des sources de Quara de Toano, d’un poids en plomb et d’un fragment de statuette en bronze de dévot138. Ces émanations nous rappellent aussi des phénomènes similaires qui se produisaient à l’époque romaine le long du Tibre au lieu-dit « Tarentum », là où se déroulaient de sacrifices nocturnes139. Ici les Romains avaient construit un autel souterrain dédié à Dis Pater et Proserpine140.
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S. FOGLIAZZA, à paraître. G. SASSATELLI, 2017, p. 196. 138 N. CASSONE 2014, p. 44-45. 139 Voir E. LA ROCCA, 1984. 140 Val. Max. 2, 4, 5 (ed. Karl Friedrich Kempf) : « Et quia ceteri ludi ipsis appellationibus unde trahantur apparet, non absurdum uidetur saecularibus initium suum, cuius generis minus trita notitia est, reddere. Cum ingenti pestilentia urbs agrique uastarentur, Valesius uir locuples rusticae uitae duobus filiis et filia ad desperationem usque medicorum laborantibus aquam calidam iis a foco petens, genibus nixus lares familiares ut puerorum periculum in ipsius caput transferrent orauit. Orta deinde uox est, habiturum eos saluos, si continuo flumine Tiberi deuectos Tarentum portasset ibique ex Ditis patris et Proserpinae ara petita aqua recreasset. […] ex gubernatore cognouit haud procul apparere fumum, et ab eo iussus egredi Tarentum - id nomen ei loco est - cupide adrepto calice aquam flumine haustam eo, unde fumus erat obortus, iam laetior pertulit, diuinitus dati remedii quasi uestigia quaedam in propinquo nanctum se existimans, inque solo magis fumante quam ullas ignis habente reliquias, […] qua potata salutari quiete sopiti diutina ui morbi repente sunt liberati patrique indicauerunt uidisse se in somnis a nescio quo deorum spongea corpora sua pertergeri et praecipi ut ad Ditis patris et Proserpinae aram, a qua potio ipsis fuerat adlata, furuae hostiae immolarentur lectisterniaque ac ludi nocturni fierent. Is, quod eo loci nullam aram uiderat, desiderari credens ut a se constitueretur, aram empturus in urbem perrexit relictis qui fundamentorum constituendorum gratia terram ad solidum foderent. Hi domini imperium exequentes, cum ad xx pedum altitudinem humo egesta peruenissent, animaduerterunt aram Diti patri Proserpinaeque inscriptam ». 137
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Dans la religion romaine nous rencontrons, par ailleurs, une divinité que son iconographie apparente à Apollon : Vediovis141, une sorte d’antiJupiter142, vénéré à Rome sur l’Île Tibérine143 et dans l’Asylum144, deux lieux associés à la liminalité. Selon G. Colonna, le dieu Śur/Śuri, apparaît sous les noms de Veive et Vetis, qui sont les rendements étrusques de celui du Vediovis latin, sur le Liber Linteus et sur le foie de Plaisance, ces deux documents essentiels pour notre connaissance de la religion étrusque, remontant à l’époque hellénistique145. L’archéologue italien suppose que le nom Śur/Śuri146 vient du mot šur qui désignerait la couleur noire : la forme dérivée Śuri signifierait donc « ce qui est du Noir »147 où, par « Noir », on entendrait l’au-delà148. Un argument en faveur de cette interprétation est la présence de bornes149 de pierre volcanique noire, dans certains cas, avec le symbole de l’éclair, qui ont été trouvées dans les sanctuaires de Volsinii150 et de Pyrgi liées à ce dieu. Au Ve siècle av. J.- C., la même divinité était vénérée avec le titre d’Apa, père, près du sanctuaire du Belvédère d’Orvieto151, d’où provient un pocolom à vernis noir daté au début du IIIe siècle av. J.-C., avec une dédicace à Tinia, Zeus, de dieu étant à comprendre ici comme le Zeus des enfers. Calu(s) est l'ancien dieu étrusque de la mort : on connaît de lui des prescriptions sacrificielles et l’inscription ś : caluśtla152 sur une figurine en bronze en forme de canidé (IIIe siècle av. J.-C.)153. Cette divinité semble 141 Gell. 5, 11-12 : « Simulacrum igitur dei Vediovis, quod est in aede, de qua supra dixit, sagittas tenet, quae sunt videlicet partae ad nocendum. Quapropter eum deum plerumque Apollinem esse dixerunt. Immolaturque ritu humano capra, eisque animalis figmentum iuxta simulacrum stat ». 142 Sur Vediovis voir G. PICCALUGA 1963. 143 Pendant l’époque de la République l’Île Tibérine était située en dehors du pomerium, elle fut intégrée à la cité sous l’Empire. 144 L’Asylum était un espace situé sur la colline du Capitole, un refuge sacré où, selon la légende, Romulus avait accueilli des criminels et des individus en rupture avec la société, à l’époque de la fondation de Rome. Voir D. BRIQUEL 2018, p. 251-253. 145 G. COLONNA 2005, p. 2349. 146 Des études récentes de R. Massarelli ont réexaminé les problèmes liés à l’interprétation du mot et ont exposé les faiblesses de la lecture proposée par G. Colonna. Voir R. MASSARELLI, 2014, p. 103-107 ; R. MASSARELLI 2016, p. 529-530. 147 G. COLONNA 2012b, p. 13. 148 Sur l’origine du nom Śur/Śuri voir G. COLONNA 2009, p. 111-113 ; G. COLONNA 2012b, p. 13. 149 Un lien entre les offrandes des pierres et des bétyles et certaines divinités comme Zeus et Apollon est attesté en Grèce et en Crète. Voir C. ANTONETTI ET AL. 2013, p. 10-12. 150 G. COLONNA 2009, p. 117. 151 G. COLONNA 2005 (= G. COLONNA 1996), p. 2343. 152 La consonne san suivie par un signe de ponctuation constitué de deux points permet d’avancer l’hypothèse que le destinataire de la dédicace soit Śelvanś (voir infra). 153 Voir D. F. MARAS 2009, p. 253-254 ; G.C. CIANFERONI 2015, p. 119.
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donc avoir un lien avec les loups, comme le Pater Soranus des Falisques. Une figurine en bronze en forme de canidé a été trouvée aussi en Garfagnana auprès de la Buca di Castelvenere, dans une grotte marquée par la présence d’une rivière. Plusieurs statuettes154 en bronze d’orants datées de l'époque archaïque et classique, la présence de bucchero et de céramiques attiques atteste l’existence de rituels qui, selon l’hypothèse de Maggiani, étaient liés à Śur/Śuri. On relève en faveur de cette thèse qu’un fragment de vase en céramique du peintre de Kodros représente un garçon avec l’indication du nom Lykos ou >---@ ilykos. Ce nom renvoie au champ sémantique du mot « loup ». Comme dans le cas du Soracte, nous sommes en présence d’une grotte où étaient célébrés des rituels dédiés à un dieu infernal lié au loup155. Cet animal caractérise aussi l’iconographie de Aita, dieu étrusque de l’audelà assimilé au grec Hadès. Cette divinité est peinte dans la tombe de l’Ogre II de Tarquinia (fin du IIIe siècle av. J.-C.) et dans la tombe Golini I (milieu du IVe siècle avant J.-C.) d’Orvieto, avec une peau de loup sur la tête, assis sur un trône à côté de Perséphone. Comme l’a remarqué D. Anziani, les Étrusques, considérant le loup comme un animal infernal, ont représenté leur dieu de l’au-delà coiffé d’une tête de loup156. De la même façon, ils ont imaginé les démons liés au monde souterrain avec un aspect thériomorphe en privilégiant l’image du loup et du cheval157 qui, comme nous l’avons vu précédemment, sont des animaux psychopompes. G. Colonna suppose que, derrière les noms de Śur/Śuri et Soranus, se cache la plus ancienne divinité Manth. Selon Servius158 (Serv., Aen. 11 785), Soranus était en fait l'équivalent du Dis-Pater latin, qui fut à son tour assimilé à l’étrusque Manth159, dieu éponyme de la ville de Mantua, l’actuelle Mantoue160. L’inscription étrusque qui nous donna pour la première fois le nom du dieu Manϑ à été trouvée près du Temple d’Apollon à Pontecagnano (début du VIe siècle av. J.-C.)161. Trois inscriptions grecques du même complexe sacré, qui portent le nom d’Apollon, avaient fait auparavant 154
Plusieurs spécialistes ont établi une comparaison entre ces ex-voto anthropomorphes et ceux qui ont été trouvés dans la vallée du Po, en particulier à Servirola, lieu de provenance de notre démon à tête de loup. Voir entre autres G. SASSATELLI 1983 p. 145 ; MAGGIANI 1992, p. 198-199. 155 Sur la Buca di Castelvenere voir A. MAGGIANI 1992, p. 198-199 ; G. CIAMPOLTRINI, P. NOTINI, 2008. 156 ANZIANI 1910, p. 275. 157 Voir sur ce point L.G. PEREGO 2012, p. 761-765. 158 Voir n. 30. 159 G. COLONNA 2009, p. 113. 160 Pour la fondation de Mantoue et de la dodécapole padane par Tarchon voir D. BRIQUEL 1984, p. 230 sq. 161 Pour le sanctuaire méridional d’Apollon à Pontecagnano voir G. BAILO MODESTI ET AL. 2005.
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attribuer ce lieu de culte à ce dieu ; mais la nouvelle inscription montre qu’Apollon et Manth sont ici les appellations de la même divinité162. Ici comme à Servirola, le culte du dieu infernal a joué un rôle significatif dans le processus de refondation de l’établissement au début du VIe siècle av. J.C.163. À l’époque de la romanisation de l’Étrurie Vediovis, sous ses dénominations étrusques de Vetis et Veives, prend la place de Śur/Śuri dans le panthéon étrusque, comme le montre le foie de Plaisance, où Vetis occupe la région des divinités des Enfers. Pour en revenir à notre sujet, nous avançons l’hypothèse que le petit monstre à tête de loup de Servirola peut être interprété comme une des représentations les plus archaïques de cette ancienne divinité. L’image du loup, comme nous l’avons vu, évoque l’au-delà et les rituels d’initiation mis en place dans la région méditerranéenne à l’époque primitive. À l’époque historique, nous rencontrons des fêtes qui gardent la trace de ces rituels. Les dieux impliqués dans ces fêtes sont liés à la fondation des villes et aux héros fondateurs. Ils ont un caractère oraculaire et infernal et, au niveau iconographique, ils sont liés à l’image du loup, comme l’insaisissable dieu étrusque de la mort, engagé à son tour dans les rituels de fondation et vénéré, entre autres, dans le village de Servirola, lieu de provenance de notre statuette. Dans le Reggiano, la continuité du culte de ce dieu à l’époque romaine peut être probablement documentée par le cippe de bornage, retrouvé aux limites occidentales de la ville de Reggio Emilia ; ce cippe porte une dédicace au dieu Terminus164 (CIL XI 956), dont la fête des Terminalia était célébrée le 23 février. Ce dieu est apparenté à l’étrusque Śelvanś, dieu des confins, des passages entre les lieux cultivés et les lieux cultivables. Ce n’est pas un hasard si le dieu est représenté avec la dépouille féline sur la célèbre statuette de Cortona et si, à Tarquinia, son nom est associé à celui de Śur/Śuri sur une stèle du IVe siècle av. J.-C. où on lit śuris selvansl165.
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G. COLONNA 2012a, p. 210-211. Pour le rôle du culte d’Apollon-Manth dans la refondation de Pontecagnano, voir C. PELLEGRINO 2011, p. 213-222 ; L. CERCHIAI 2017, p. 302-313. 164 Pour le cippe de bornage voir R. MACELLARI 2007, p. 88 ; F. CENERINI 2017, p. 294 ; pour le culte du dieu Terminus voir G. PICCALUGA 1974. 165 Voir J.R. JANNOT 1998, p. 169 ; D.F. MARAS 2009, p. 382. 163
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Fig. 1. Attestations de l’occupation de l’Émilie occidentale aux IXe et VIIIe siècles av. J.-C. (Archives des Musei Civici di Reggio Emilia).
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Fig. 2. Le mundus de Servirola (Archives des Musei Civici di Reggio Emilia). Fig. 3. Inscription étrusque sur le fond d’un bol avec une dédicace à Vei (Archives des Musei Civici di Reggio Emilia). Fig. 4. Statuette de l’homme–loup de Servirola dans une table de l’Atlante di Paletnologia del Reggiano (ouvrage non édité ; Archives des Musei Civici di Reggio Emilia). Fig. 5. Statuette en terre-cuite de l’homme-loup de Servirola (Archives des Musei Civici di Reggio Emilia). Fig. 6. Statuette en terre cuite de l’homme-loup de Servirola (A. BABBI, 2008). Fig. 7. Figurine fragmentaire de l’homme-loup, ou Anubis, de Servirola (Archives des Musei Civici di Reggio Emilia).
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Political monsters in Greek art Catalin PAVEL Ovidius University, Constanța, Romania I propose that Greek art has repeatedly invested hybrid monsters with political symbolism. Such monsters, however, have never been studied systematically. By looking at political, or rather politicized, hybrids in Greek art, I endeavor to map the way politics and mythology end up being mutually constitutive, and how the protean figure of the monster can repeatedly act as a pivot to help the artistic transposition of history into myth. By hybrid monsters I understand, quite simply, mixanthropic or interspecies mythological beings, that is, human-beast or animal-animal composites (to the exclusion of animals of gigantic size, humans with abnormal abilities etc.). Identifying political symbolism in Greek art in general is a daunting task. Instances of politicization of monsters are less frequent and less specific than in Roman, Renaissance, or early modern art166. This is perhaps the reason why, in spite of much recent interest in monsters in different cultures167 or in Greek literature168, whenever the focus is on Greek art, the scholarship tends to be either sensationalist or stolid. This is despite the occasional excellent investigation with various religious169 or, more generally, non-political approaches170. The political aspect of Greek monster iconography is discussed only in isolated case studies171 and the attempts to generalize are rare and chronologically very circumscribed172. The absence, so far, of an integrative approach precludes a reliable general conclusion. I attempt to begin to fill this gap in the literature by triangulating from art historical, archaeological, and literary data in order to reconstruct past political instrumentalization of monsters. My paper also brings to bear on the study of these ”figures of abjection”173 a battery of theoretical approaches which can only demonstrate their usefulness when applied to an extensive array of material, rather than to isolated case studies.
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There is no question here of reading all representations of hybrid monsters in Greek art as a roman à clef and finding the “code” to understanding which historical enemy of the state, from within or without, lurks behind this or that monster. Such a simplistic approach would not do justice to monster figures, nested as they are in a complex web of cultural counterpoints. On the other hand, scholars who see in the popularity of Mischwesen a mere fascination for the decorative, teratological etiology, plain flights of fancy, or indeed a misunderstanding of, or subservience to Oriental models, do so at their own peril. Even the exclusive focus on otherwise defensible explanations – involving the underlying funerary symbolism of most hybrid beings174 or psychoanalytical 175 sublimation/rationalization of fears – appears misguided. It is paramount to recognize that Greek art provides more than just desultory clues that monsters can be players in the political game. Once the scattered strands of evidence are collected, it becomes possible to establish the true dimension of the political instrumentalization of monsters. Hence the need to resort to a range of theoretical contributions for understanding the interplay between myth, image (vase painting and architectural decoration), and polis176. These ought to be complemented by research on how to define and discuss monsters177, including their religious178 and philosophical implications179. Whether the monster is to be understood, following Foucault180, as “ce qui combine l’impossible et l’interdit”, “une infraction qui se met automatiquement hors la loi”, or rather “la forme naturelle de la contrenature”, it plays a fundamental role in Greek mythology. The monster is in fact one of its operational interfaces, effecting societal changes, quenching anxieties, and fostering community self-definition. Hybrid or composite monsters are, by definition, interstitial creatures, straddling across major classes181. Cohen (1996) summed this up by naming the monster “harbinger of category crisis”. Since they challenge cultural and ontological taxonomies, the meaning of their iconography is correspondingly fluid, indeed, open. The monster is part of Greek political thought from the very beginning. The development of threatening, fantastic figures in the collective imagination was one among a number of related phenomena associated, in 174
D. TSIAFAKIS, 2013. R. WITTKOWER, 1942. 176 F. LISSARRAGUE AND A. SCHNAPP, 2007, S. WOODFORD, 2003, R. BROCK, 2013, J.-P. VERNANT, 1974. 177 J.J. COHEN, 1996, F. FRONTISI-DUCROUX, 2003. 178 E. ASTON, 2011. 179 M. FOUCAULT, 1966, 1999, J. DERRIDA, 2006. 180 M. FOUCAULT, 1999, p. 37-38, 51-58. 181 M. DOUGLAS, 1966, 1975. 175
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the 8th-7th centuries BCE, with the conceptual birth of the polis. On a very general level, this is due to their acting as a foil in the self-definition of the Greek individual. For example, De Polignac (1984) has shown that the geography of cult centers shaped the Archaic concept of the city-state. Constructing the sacred landscape and defining the boundary between sacred and profane, or natural and cultural, were tantamount to creating the very premises for the polis. This is perhaps symbolically expressed by the invention of the neatly organized frieze with rows hybrid monsters and/or animals (Mischwesenfries / Tierfries) in the late 8th c., soon after the beginning of the great colonization. The animal/monster frieze plays a major part in vase painting from the 7th to the mid-6th c. in Corinthian and Ionian pottery, especially around 600 BCE, and affects all vessel shapes and uses, from funerary to ritual. The centrality of this frieze must owe something to the accumulated frontier experiences entailed by the colonization movement and to the ensuing reflection on the meaning (and benefits) of social order. This must have also been encouraged by local rulers, such as the Kypselids. One also wonders whether the use of hybrids monsters in early art was not, additionally, the expression of failed negotiations, miscommunication, and political frustration. A hybrid being finds itself under several jurisdictions: who makes the Centaur’s decisions – the man or the horse? We would like to know more of the transactions of the colonists with indigenous people, but some of them must have been hampered by such taxonomic, and insofar political, confusion. But taming and ordering animal life is precisely a response to border anxiety, and is inherent in polis-building182, just as borders are inherent in the construction of otherness183. Mischwesen following one another in order on vases may signify defused threats and disciplined turbulence. It can be no coincidence that an analysis of De Polignac’s key example for the relationship between sanctuary and polis, the Argive Heraion, shows the abundant presence of monsters on Orientalizing artefacts, including pottery184 and ivory disc-seals (with two-bodied sphinxes) etc., showcasing the dichotomy polis vs. eschateia, city vs. wilderness / frontier land. The overlap between the process of polis formation and the use of friezes featuring monsters can therefore, first, reflect a mental effort to discipline chaos and bring about social order. Secondly, such monsters arguably stand for the foes encountered by the colonization movement. The monsters of myth, as Emma Aston (2011) pointed out, are doomed to be defeated and, more importantly, to be ousted 182
L. WINKLER- HORAČEK, 2015. M. UEBEL, 1996, cf L. WINKLER- HORAČEK, 2008, p. 505, for whom the presence of hybrid monsters in art shows “wie sehr eine Wildnis aus Tieren, Mischwesen und auch Pflanzen zum Weltbild des frühen Griechenlands gehörte und wie sich das gesellschaftliche Handeln im Angesicht dieser Wildnis formierte.” 184 E. MARER-BANASIK, 1997. 183
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from their habitat, forced to withdraw from their cult center, and expelled from their sphere of activity. All of this, in order for humans (and reason) to take their place. At the same time, the fact that the monster is, on some level of consciousness, something both repulsive and fascinating has been well understood in monster studies. For Jean Brun185, essential to the monster is the ambivalence of the feelings it inspires : it terrifies and attracts, it is at the same time hideous and seductive, it haunts nightmares and nourishes dreams. This is also what the Other does, and the Other is generally found across the border. Remnants of these early experiences and contacts are different conceptions of the Other, often lumped together into communities of Others, from the isolated centaurs, which threaten human order, to the mingling satyrs, which accompany Dionysos among humans. It should be noted that, whatever their original vile dimension, hybrid monsters end up sooner or later on coinage. This indicates that they are cultural assets that help to build civic identity and international profile. Among them are monsters for which apparently no (other) political use can be identified (Sirens, Pegasos, Chimaira, Gryphon). It is true that among the many centaurs on Thessalian, Macedonian or Thracian coins there might be a preference for the positively regarded Cheiron, as in the case of Hellenistic Magnesia. By the same token, the Pan figure chosen by the Arkadian league for their coins is highly humanized (perhaps as they did not want “their federal ambassador to be substantially theriomorphic”186). Nevertheless, hybrids remain instrumental in political self-definition. The presence of the Minotaur on Cretan coins in the 5th c. BCE proves that the effectiveness of a powerful identity marker could overrule the drawback of being associated with a negative figure. Coins from Magna Graecia use Mischwesen (e.g., Acheloos on Classical coins from Metapontum) whose homes are on the Greek mainland simply to assert their tradition or emphasize their kinship with the mother-cities. The issue of autochthony brings us to Kekrops, the epitome of the native. An inventor of political institutions, he is the one cultural hero to be human with the bottom half of a serpent or a fish. At the same time, the fact that he is, in some sources, considered to be Egyptian, may well be an ancient critique to the Athenian construction of ideal Greek identity through autochthony187. One of the few mixanthropic divinities (with Pan) to not be 185
J. BRUN, 1967, p. 301-303. E. ASTON, 2011, p. 198. A similar evolution, from Archaic bestiality to Classical and Hellenistic humanity and nobility is visible in the iconography of other hybrids, from Acheloos to the Sirens, Gorgons and sphinxes. In other cases, distinctions are made between less human and more human monster by the use of clothes or lack thereof. „Good” Centaurs like Pholos and Cheiron may, for example, wear a chiton. Nereus wears a chiton and a himation, while Triton does not etc. 187 D. FOURGOUS, 1993, E. ASTON, 2011, p. 123. 186
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relegated to extra-urban sanctuaries, he is also one of the few to play an active role in the engineering of culture from natural material, as well as driving the political development of the community188. As opposed to monsters which merely flaunt the nature-culture divide, Kekrops embodies several ambiguities, being, as he is, at the same time Greek and Egyptian, man and woman, human and animal. This is a most accomplished monster, if we, following Foucault, see the mixed character as the supreme ingredient of monstrosity – mixture of species, of individuals, of sexes, of forms, of life and death. There are further examples from the Archaic period. The sudden appearance of the sea-monster theme in Attic b.-f. vases dated around 590 BCE, and therefore at the time of Solon’s reforms (594 BCE), might suggest that this is a representation of Solon fighting against social stasis189. It is known from Pseudo-Demosthenes that stasis, the antonym of homonoia, was represented by painters as accompanying the damned souls in the Underworld. Should such images ever surface, as it happened with the personification of homonoia190, it may well turn out to be a hybrid monster. It is important to note that some modern scholars see the invention of certain hybrid monsters in the visual arts as an attempt to show them in the process of changing their shape, in other words undergoing an incomplete metamorphosis (to which the non-hybrid generally resort in order to escape a threat)191. I suggest that such monsters incorporate and visualize the idea of change, and change is always frowned upon by the establishment, as it can lead to stasis. As for Peisistratos, he decidedly had an active role in setting trends in Athenian Archaic art. Thus, the battle of (young, evil) Triton with Herakles (standing for the tyrant himself), a fight never mentioned in ancient sources, becomes suddenly popular around 560 BCE, superseding the previous theme of Herakles fighting (the distinctively old, form-changing, and rather benevolent) Nereus. It then disappears from art with the demise of the Peisistratids192. The scene features almost exclusively on vases and Attic reliefs, particularly in 530-510 BCE, and Attic art is the only one to preserve 188
I. LADA-RICHARDS, 2002, p. 67-68. G. AHLBERG-CORNELL, 1984, p. 103. 190 Homonoia is shown (with name inscribed) on a fragmentary Apulian pelike stemming from the workshop of the Darius Painter (340-330 BCE). Pseudo-Demosthenes (Ps.-Dem. 2552) mentions alongside stasis, neikos (hatred – the antonym of philia) (A. C. SMITH, 2003). R. M. COOK, 1987 debates whether the Hydra may have been used as a representation of stasis. The Hydra (typically not a hybrid monster, but mentioned here because occasionally in art it can have a human face) is rare in Athenian art (as opposed to art produced in the Peloponnese), and when it does appear it is probably because of a poros pediment on the Archaic Acropolis which featured its fight against Herakles. 191 F. FRONTISI-DUCROUX, 2003, E. ASTON, 2011, p. 62. 192 J. BOARDMAN, 1975, p.10. Triton appears from then on just as an escort for Theseus. 189
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the name Triton in this scene193. It obviously meant a lot to Athenians since it features on two Acropolis pediments. The rationale for the substitution of Nereus with Triton may have been some maritime success of the Athenians during the Peisistratids194. In any case, Peisistratos resorted repeatedly to promoting the figure of Herakles as a spearhead of his propaganda, and it has even been put forward that the snake-tailed Triple-bodied monster (the so-called “Bluebeard”), on the limestone temple on the Acropolis, represented the domestic counterpart to his foreign policy success and should be taken as a token of the reconciliation of the three Attic parties195. With respect to the Classical period, it is worth discussing the image of the Erinyes, bearing in mind that its paternity belongs to Aeschylus’ Oresteia (458 BCE). It is possible that the Erinyes were occasionally represented in art as metics. Otherwise described as winged women with snakes in their hair, dog's heads, and bat's wings, they tend to appear in art as remarkably beautiful – even their wings and serpents are graceful. Could this bear on the public perception of metics? J. Heath 196 makes the point that the infernal Erinyes re-cast as metics suggest an “inappropriate conflation of human, animal, and divine”197. The productive incorporation of the monster in the (imaginary) life of the city is expressed symbolically by the mythological option of keeping the Erinyes in the city, but without allowing them to devastate it, as Whitehead has pointed out 198. He concluded that to have metics in the city was advantageous, while to actually be a metic – was not. This is relevant for the study of Mischwesen, which are also good to represent and ”good to think with”, but which have to be kept at a safe distance. On a Corinthian Sam Wide Group cup, showing the male Sphinx engaging in public autoerotic behavior, E. L. Brown199 saw a caricature of Cleon - seeped in the obscene puns of Aristophanes -, and therefore a critique of Athenian imperialism around 430-420 BCE. On this cup, Oedipus (in which we are supposed to see Brasidas) is confronting the dog-like shamelessness of Cleon, who is “haranguing the demos from the bema” (id., 168) and whose “beetling brows” Brown moves on to compare to Cleon’s description in Scholia in Lucianum. J-M. Moret 200 discards the scene as a 193
D. TSIAFAKIS 2003, p. 94-95. Candidates here are the expulsion, in 566 BCE, of the Megarians resident in Salamis and the capture of Sigeion, establishing Athenian control at the Hellespont: R. GLYNN, 1981; some skepticism in G. AHLBERG-CORNELL, 1984, p. 103, R. M. COOK, 1987, p. 168. 195 G. AHLBERG-CORNELL, loc. cit. 196 J. HEATH, 1999, p. 32 and 39. 197 Cf. P. VIDAL-NAQUET, 1997. 198 D. WHITEHEAD, 1977, p. 38-39. 199 E. L. BROWN, 1974. 200 J.-M. MORET, 1984, p. 144-146, cat. no. 195. 194
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mere mythological parody, doubting that a Corinthian vase may be meaningfully associated with a critique of Athenian imperialism at this date, but R. Brock201 recently countered that Cleon is time and again described by Aristophanes as a hybrid monster.202 I shall conclude this brief overview with two more characters, Pan and the Centaurs, related to the conflict that irreversibly altered the Greek world. The cult of Pan was basically a religious spin-off of the Persian wars. The grateful Athenians instituted it because their enemies – just as the god had heralded – “panicked” during the battle of Marathon. This battle practically represented the birth certificate of Pan’s iconography. A belated birth, given that all other important hybrids were already known in art around 700 BCE203. One would be hard pressed not to notice that the iconography of Pan, one of the most profoundly Greek of the hybrid divinities204, was triggered by a political and military event205. Initially receiving a cult as an all-goat, Pan soon becomes a young athlete, occasionally with a goat’s head, frequently with a human head, “discreetly horned and tailed”206. This gradual development, “away from the bestial and the monstrous and towards the human and the idealized”207 is not specific to Pan, but rather typical for many other hybrids and reflects societal and aesthetical changes. Despite its political birth, over the course of history Pan’s iconography lends itself ever more poorly to political statements, and only occasionally is his figure later put to use by Hellenistic rulers. Pan’s siblings, the satyrs, are similarly difficult to use politically. Satyr plays seem to embed no political allusions. However, satyrs constitute “an antitype of the Athenian male citizenry, and present us with an inverted anthropology (or andrology) of the ancient city-state”208. Consequently, they are hybrids which participate, antithetically, in value-formation in the ephebeia. Satyr life teaches future citizens the prolegomena of social order209. Indeed, their iconography responded to political events such as the mutilation of the Hermai in 415 BCE. This scandal dealt a blow to the institution of the symposion inasmuch as it represented a display of aristocratic privilege. This may have led to a decrease in the production of 201
R. BROCK, 2013, p. 13. Namely Typhon, Ar. Eq. 511, or some composite monster Vesp. 1030-1036, Pax 752, 754759). 203 D. TSIAFAKIS, 2003, p. 97-98. 204 E. ASTON, 2011, p. 232 deems him and Cheiron “not just Greek, but über-Greek”, given that Thessaly and Arkadia are seen, in Greek mythology, as some sort of pristine reservoirs of primitiveness. 205 P.H. VON BLANCKENHAGEN, 1987, p. 91-92, J.M.PADGETT, 2003 at cat. no. 99, p. 353-355. 206 J. BOARDMAN, 1997, p. 940. 207 E. ASTON, 2011, p. 196 ; D. TSIAFAKIS, 2003. 208 F. LISSARRAGUE, 1987. 209 F. LISSARRAGUE, 2013. 202
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sympotic vessels, as well as to a less extravagant iconography on them, where satyrs had once been so popular. Finally, the possibility that Centaurs ought to be understood as the Persian enemy in the decoration of major architectural projects during the Classical era, perhaps even later, is by far the case of Greek political monster most commonly discussed by scholars210. Despite the lack of consensus, this remains the example par excellence of a hybrid monster possibly being enlisted for oblique political statements. Importantly, the Centaurs are the only hybrid to be represented more often in Classical vase painting (from which it then passes into architectural reliefs) than in Archaic art211. Indeed, Centauromachies feature in all significant sculptural projects of the 5th c. BCE: the temple of Zeus in Olympia, the Parthenon, the temple of Apollo at Bassai, the Hephaisteion, and the temple of Poseidon at Cape Sounion212. Even where they do not represent architectural decoration per se, they retain their public character (e.g., Centauromachies on the bronze shield of the statue of Athena Promachos on the Acropolis or on the colossal cult statue of Athena Parthenos, which incidentally also featured hybrid monsters on her helmet – griffins and sphinxes). Robin Osborne believes that such projects do not reflect the fight against the Persians, but rather conflicts leading to the crystallization of a citizen body213. Osborne’s skepticism is echoed by some scholars214, but ultimately his theory only replaces one political interpretation with another. The crux of the matter is that in Archaic public sculpture, centaurs are only shown in the frieze of the temple of Athena at Assos and one metope of the Athenian treasury at Delphi, whereas after the Persian wars, the Centauromachy becomes a sine qua non on public monuments. Similarly, it 210
P. DU BOIS, 1982, R. OSBORNE, 1994, D. CASTRIOTA, 1992, J. HUGHES, 2010, LEVENTOPOULOU, PETROCHEILOS et al. 1997, D. M. JOHNSON, 2005, J. M. BARRINGER, 2008, ALANYALI, 2013. 211 P.H. VON BLANCKENHAGEN, 1987, p. 86-87, E. ASTON, 2011, p. 38-39. 212 It is likely that the temple of Zeus in Olympia also reflects local conflicts leading to the hegemony in NW Peloponnese. I am specifically referring here to the inglorious role of the troops from Elis at the battle of Plataia, for which they were too late, but also their role postconflict in mediating between the Greeks who had fought against the Persians and those who had allied themselves with them (U. SINN, 1994). It was argued that some (4 out of 11) of the Centaurs on the South metopes of the Parthenon are so humanized, or indeed noble, as to make it difficult to identify them with the Persians (E. ASTON, 2011). On the other hand, the inclusion there of the myth of Ixion reinforces the analogy between Persians and Centaurs, since in Pindar’s Odes (II, 25-29) Ixion exhibits, just like Xerxes, an unquenchable, hubristic hunger for more wealth (E. SIMON, 1975). In turn, the decoration of the temple from Bassai might allude rather to the Peloponnesian war, if we see the Thessalian Centauromachy as a fratricide war, given that the Centaurs and the Lapiths were related (H. S. ALANYALI, 2013, R. OSBORNE, 1994). 213 R. OSBORNE, 1994, p. 83. 214 U. SINN, 1994, E. SIMON, 1975.
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is only after the war that vase painting, one step ahead of the architectural decoration, starts addressing the multifaceted offense perpetrated by the Centaurs. On post-war vases, first, the mythical Centauromachy takes place during Peirithoos’s wedding and secondly, it causally connects the fight with Eurytion’s attempt to carry off the Lapiths’ king’s bride, both features absent in Archaic art. In so doing, vase painting recast the fight with the Centaurs as “an attempt to contain and punish evident affronts to modesty, marriage, hospitality”215. Of course, post hoc non est propter hoc. Classical Centauromachies cannot be proven to be a metaphor for the Persian wars, but are by no means more likely to describe Greeks fighting Greek allies of the Persians, or Athenians fighting Spartans. Moreover, the heroes of Marathon, Salamis, and Plataia had to be celebrated somehow, and they were indeed celebrated in this sublimated form. In later art it becomes harder to follow the avatars of this topic. Centauromachies still appear in the 4 th c. on the Mausoleum in Halikarnassos, but it is generally argued that the Hellenistic period had no use for them216. There are indeed much fewer discoveries from the Hellenistic period; they are, however not unheard of. For example, a Lapith on the back of a Centaur features on a metope discovered in 2000 at a Hellenistic circular temple (the so-called Ptolemaion) in Limyra217. Versatile by definition, like all hybrid monsters, Centaurs are not always liable to stand, in art, for the defeated barbarian. The noble Centaur is an iconographical theme in itself. Nor do they have a symbolical monopoly on the representation of the Persian wars. In certain contexts, the fight with the Trojans, the Amazons, or the Giants218 can also offer a proxy for the confrontation with the Orient. Whether the average Greek viewer truly saw Persian wars when looking at a low-relief with a Centaur fighting a Lapith is a moot point. They certainly saw a conflict between Greek sophrosyne and arete and the barbaric violence of outrageously hubristic non-Greek beings. And what matters is that this ambiguity was cultivated because it was culturally satisfying. It reinforced both the rejection of historicization and the liminality of hybrid monsters. I have proposed here to set the discussion about the Classical Centauromachy against the background of Greek attitudes to the politics of alterity219. 215
D. CASTRIOTA, 1992, p. 40. R. OSBORNE, 1994. 217 H. S. ALANYALI, 2013, p. 178. 218 The Giants themselves become not just barbaric, but actual composite beings in Hellenistic art. S. WOODFORD, 2003, p. 125. 219 Certain scholars (G.S. KIRK, 1974) have also seen Herakles as similar to the Centaurs, since the hero straddles the nature-culture divide, bringing together civilization and chaos, as shown by his club and lion skin, his excessive sex life, eating and drinking habits, and his exploits as héros civilisateur. 216
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Ecce animot, as Derrida said in L'animal que donc je suis (2006). This portmanteau neologism was coined by the French philosopher with the intent to 1. capture singular and plural alike in one word, suggesting the enormous multiplicity of limits and heterogeneities among non-humans; 2. include in itself the (French) noun “word”, opening onto the referential experience of the thing as such, beyond words that build artificial barriers; 3. permit access to a “pensée… chimérique” not hampered by the absence of words. I will convert Derrida’s three-pronged rationale into “political monster” theses as follows: 1. The monster is always a category, not a discrete instance; 2. The monster is the most cultural being of all nonhumans; 3. The monster is not words, but images, namely performative images, given that seeing the monster entails attitudes, allegiances, and actions. By identifying all possible Mischwesen candidates for the political animot in Archaic, Classical, and Hellenistic art and by scrutinizing the patterns, perhaps light can be shed on a long-obscured chapter of Greek political imagination. A case can be made, based on this investigation in the collective imagination, that man is not only the animal who classifies, as Karl Jaspers put it. Granted, most early classifications in Greek thought – of animals, for example – are imbued with social concerns220. But the human being is also the animal at work imagining beings he himself cannot classify. This would validate Jean Brun’s221 intuition that, after all, “le créateur de monstres… joue avec son propre corps.” I recognize two general types of political instrumentalization of composite beings. Following Deleuze and Guattari’s (1980) political analysis, I shall call them molecular and molar. On the molecular level (“micro”, specific), I submit that the most reliable tool in ascertaining political influence over monster iconography is the identification of a chronological correlation between the unusually sudden appearance/disappearance/modification of artistic representations of a monster, or the surge in the popularity thereof, and a specific political event from the histoire événementielle as known from written and/or archaeological sources (war, a tyrant’s reign, elections etc.) By modification I mean either a change of the usual iconographic scheme (mythical episodes, attributes, inscriptions etc.), or a change in artistic medium (e.g., a hybrid monster popular in vase painting promptly becomes popular in architectural decoration). Should this condition obtain, we will have identified a candidate for a mythical figure’s political appropriation. Validation of each instance must be done only after all candidates are identified, when putative trends can be discerned. On the molar level (“macro”, generic), correlations can only be sought for by mapping recurring social crises, rooted in permanent 220 221
M. DOUGLAS, 1975. J. BRUN, 1967, p. 303.
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questions at the heart of the Greek civilization, onto enduring (perhaps century-long) iconographic devices. I consider here situations where certain monster schemes on vase painting seem to accompany, unchanged, processes of the longue durée, often processes of socio-political definition, such as the Archaic conceptualization of the polis (Mischwesenfries), the Classical self-perception of the male citizenry (satyrs), or Hellenistic coinage design (“identitary” monsters), as seen above. I hope to have shown that Greek monsters lend themselves to political manipulations and do acquire political meaning, in an art which otherwise only has a gentle political or historical touch. The study of monsters sheds light on Greek politics, and is not without relevance for contemporary political cryptozoology. Although considered much less prone to express a political stance than Roman art, Greek art actually employs its own brand of complex political iconography – monsters as rhetorical devices – at the interface between history and myth.
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Les Étrusques et la chasse aux monstres durant les périodes préromaine et républicaine Émilie THIBAUT Docteure en Histoire et Archéologie, UMR 7041 équipe THEMAM Le questionnement sur la présence de monstres et sur la monstruosité sous tous ses aspects est récurrent dans tous les domaines et toutes les époques historiques, si bien qu’il a donné lieu à de riches échanges lors du colloque auquel j’ai eu l’honneur de participer. Le terrain était alors propice pour savoir si chaque civilisation avait ses monstres et comment elle gérait leur présence, mais s’intéresser au cas étrusque relevait du défi, car nous comprenons certes de mieux en mieux certains des aspects de la vie des Étrusques, mais d’autres demeurent encore obscures. Avant, toutefois, de s’attacher à l’étude de ce phénomène, il est préférable de définir ce que l’on entend par « monstre », car ce mot, lorsqu’on l’évoque, fait surgir un cortège hétéroclite de créatures fantastiques, d’anormaux effrayants et d’assassins terribles… Usuellement, en effet, ce terme désigne une créature possédant les caractéristiques de plusieurs espèces, et si elle paraît si monstrueuse aux yeux des gens c’est qu’elle est différente de celles qui leur sont connues, peut-être même inquiétante et dangereuse, fantastique. Mais de manière plus générale, la monstruosité est associée à un individu. Elle est soit liée aux actions qu’il a pu commettre et que la société réprouve, soit à des singularités physiques. Quoi qu’il en soit, ces particularités, qu’elles soient physiques ou morales, le font sortir de la norme et c’est la raison pour laquelle il est considéré comme un monstre. Le dossier qui suit se focalisera donc sur les êtres qui étaient considérés comme tels par les proches voisins des Étrusques dans l’Antiquité, comment ces derniers étaient alors demandés pour « régler la question » et, par conséquent, comment eux-mêmes les percevaient. Ces analyses permettront alors d’aborder la question des croyances d’une civilisation, mais aussi d’une époque, puisque c’est principalement au cours de la période républicaine que les sources commencent à mentionner le rapport entre les Étrusques et les monstres. Toutefois, la question se pose de savoir si la façon de penser de la République sur des phénomènes ayant eu lieu au cours de la période antérieure était similaire à celle des civilisations qui l’ont précédé. Je tenterai donc de définir ce regard en le comparant, s’il
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le faut, avec celui des Grecs avec qui les Étrusques ont entretenu de longs échanges222.
1. Les monstres dans les récits latins et l’Etrusca disciplina Ces témoignages restent cependant précieux, car ils précisent les termes employés pour désigner les monstres, la façon avec laquelle les communautés les appréhendaient et le sort qui leur était réservé. 1.1. Une assimilation à des êtres contre-nature Les textes les désignent comme des monstra, des prodigia, des portenta ou des ostenta223, ce qui signifie qu’il y avait plusieurs degrés, plusieurs catégories de monstruosités. Ces quatre termes sont mis en relation et expliqués par Festus dans les propos qu’il rapporte d’Aelius Stilus, un grammairien du Ier siècle av. J.-C., puis dans ceux de Sinnius Capiton, un grammairien de la fin de la République romaine : MONSTRUM, ut Aelius Stilo interpretatur, a monendo dictum est, velut monestrum. Item Sinnius Capito, quod monstret futurum, et moneat voluntatem deorum. Quod etiam prodigium, velut praedictum et quasi praedictum quod pradicat eadem, et portentum, quod portendat et significet. Inde dici apparet id quartum, quod mihi visum est adiciendum, praesertim quum ex eadem significatione pendeat, et in promptu sit omnibus, id est ostentum : quod item ab ostendendo dictum est apud auctores224.
Ces différentes appellations avaient donc un dénominateur commun : elles symbolisaient l’expression de la rupture des relations existant entre les humains et les dieux, de la pax deorum, à laquelle il fallait remédier au plus vite si l’on voulait éviter que des évènements néfastes pour la communauté ne se produisent225. 222
TRUCCO, 2012, p. 195-248. Sur la terminologie latine, voir : LE CALLET, 2005 ; RUATTA, 2008, p. 113-132 ; GAVAERT, LAES, 2013, p. 214. 224 Fest., p. 122.8 : « Monstrum, comme l’explique Aelius Stilon, vient de monere « avertir » ; on dit aussi monestrum. Sinnius Capiton précise encore qu’un monstrum montre l’avenir et donne une prémonition de la volonté des dieux. De ce fait, on dit aussi prodigium, « prodige », comme chose prédite et quasi-prédiction, parce qu’il prédit ces mêmes choses, et portentum, « présage », car il présage (portendat) et donne des signes (significet). Et le quatrième mot qu’il m’a semblé devoir ajouter, surtout parce que la relation saute aux yeux, c’est ostentum (« manifestation »), parce que dans nos exemples le mot se déduit de la même manière de ostendere (« manifester ») » (éd. Lindsay) 225 SCHEID, 1998b, p. 98 ; VALLAR, 2013, p. 203. 223
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Cette façon de percevoir le monstre fut juridiquement confirmée par le juriste Labéon lorsqu’il donne, au début du Principat, la première définition de l’enfant handicapé : “Ostentum” Labeo definit omne contra naturam cuiusque rei genitum factumque. Duo genera autem sunt istentorum : unum, quotiens quid contra naturam nascitur, tribus manibu forte aut pedibus aut qua alia parte corporis, quae naturae contraria est : alterum, cum quid prodigium videtur, quae graeci fantasmata vocant226.
Ainsi, pouvaient être considérés comme des monstres, tout être vivant né contraire à la nature, donc trop grand227, ou, au contraire, atteint de nanisme228, de rachitisme229, de macrocéphalie230, de trisomie231, d’épilepsie232, de gémellité fusionnée233 ou d’une naissance multiple234. Dans le cas des hermaphrodites235 ou des androgynes236, l’incertitude de leur sexe ne pouvait être tolérée237, car elle remettait en cause la distinction homme/femme238 tolérée et diminuait les chances pour les uns et les autres, de concevoir, ce qui était souhaitable à terme, afin d’assurer de nouvelles générations pour la communauté. Ces différentes raisons expliquent la 226
Dig., 50, 16, 38 : « Labéon définit comme prodige tout ce qui a été procréé ou fait contre la nature de toute chose. Il y a deux types de prodiges : le premier, chaque fois que naît quelque chose contre nature, avec trois mains ou trois pieds ou quelque autre difformité corporelle, dont la nature est contraire ; le second, lorsqu’on voit quelque chose qui tient du merveilleux et que les Grecs appellent prodige. » (trad. S.-A. RUATTA, 2008, p. 123). 227 Liv., 27, 37, 5-6. 228 Sur ce point, voir par exemple Arstt., De la mémoire, 453b ; Du sommeil, 457a. Voir aussi DASEN, 2006, p. 431-452 ; 2009a, p. 215-233. 229 Gal., Caus. Affect., 7. 230 Plusieurs cas d’enfants et d’adultes macrocéphales ont été inhumés en différents endroits du monde antique gréco-romain. Philippe Charlier les recense dans la partie consacrée à cette pathologie : CHARLIER, 2008, p. 199-201. 231 CHARLIER, 2008, p. 123-136. 232 Je reviendrai plus en détail sur ce type de cas ultérieurement. 233 Cic., Div., 1, 53 ; Obs., 71 ; 73 ; 79 ; 80 ; 84 ; 86 ; 87 etc. 234 Obs., 14 ; HA, Pius 9, 1-5 ; Plin., HN, 7, 33 ; Varr., RR, 2, 4, 16. 235 Plin., HN, 7, 34. 236 Plin., HN, 7, 34. 237 THOMAS, 1991, p. 104. 238 Dans le cadre des sociétés gréco-romaines, le comportement actif était réservé aux adultes mâles qui se définissaient notamment par la guerre, alors que le comportement passif revenait aux femmes, dont la fonction sociale se réduisait à la reproduction dans le cadre du mariage, et aux puer, c’est-à-dire aux jeunes garçons. Ainsi un homme qui se montre lâche au combat se voit-il qualifié d’androgyne. Et une femme qui conteste l’institution du mariage se trouvait projetée du côté de la guerre : Mart., 7, 67-70. En vérité la bisexualité ne s’attachait pas au corps, mais au comportement : être un homme c’est tenir un rôle actif et être femme c’est tenir un rôle passif.
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défiance envers les individus atteints de handicaps physiques ou mentaux sévères. Quel sort réservait-on alors à ces différents monstres ? 1.2. Régler son sort aux monstres, or not ? D’après Cicéron239, l’infanticide ne doit pas être regardé comme une chose peu banale, étrange et barbare, puisque le néonaticide était évoqué dans les sources comme pratiqué par la sage-femme si, lorsqu’elle plaçait le nouveau-né sur le sol, ce dernier ne se mettait pas à pleurer et à bouger. Alors, elle tranchait le cordon ombilical à hauteur de ce dernier, le faisant se vider de son sang240. Il s’agissait en réalité d’une pratique enracinée dans la société, puisqu’elle aurait été établie mythiquement par Romulus lui-même afin d’assurer sa viabilité241, qui aurait encore été exécutée au tout début de l’Empire. Sénèque explique en effet ainsi le raisonnement de ses contemporains : […] Portentosos fetus exstinguimus, liberos quoque, si debiles monstrosique editi sunt, mergimus ; nec ira sed ratio est a sanis inutilia secernere242.
Certains penseurs pouvaient faire preuve d’une sévérité impassible envers les anormaux ; les philosophes, de préférence sans enfants, avaient toujours sur la pédiatrie et la pédagogie des opinions sévèrement tranchées. Il s’agit cependant d’une pratique qui semble s’étioler au fur et à mesure de l’établissement de l’Empire, grâce aux progrès de la médecine qui pouvaient corriger certains handicaps physiques, mais aussi parce que les êtres dotés des deux sexes, à l’instar des nains, étaient désormais considérés comme des sources d’amusement et de plaisir243. On pourrait alors croire que sous la République et le Principat les parents d’une telle progéniture n’avaient guère le choix, ni même l’envie de la garder, surtout si sa naissance ne leur rapportait rien. Celles-ci avaient donc toutes les raisons de s’en débarrasser, surtout si elles n’avaient pas les moyens de l’entretenir. Pourtant les sources littéraires rapportent la découverte d’enfants et d’adultes monstrueux, preuve que l’élimination 239
Cic., Leg., 3, 8, 19. Sor., 2, 5. 241 L’ancienneté de cette pratique est attestée par l’historien Denys d’Halicarnasse : D. H., 2, 15, 1-2. 242 Sen., Col., 1, 15, 2 : « […] nous étouffons les nouveau-nés monstrueux ainsi que les enfants, s’ils sont venus au monde infirmes et monstrueux nous les noyons, ce n’est pas la colère mais la raison qui distingue ce qui est sain de ce qui est nuisible » (trad. par A. BOURGERY, Paris, Les Belles Lettres, 1922). 243 Plin., HN, 7, 34 ; Quint., Inst., 2, 5, 11. 240
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n’était pas systématique et, qu’avec le temps même, la famille devait finir par s’habituer à cet être anormal, voire même à éprouver de l’affection pour lui. En vérité, sa suppression tenait à son degré de handicap, mais aussi au milieu social dans lequel il voyait le jour. Il devait être plus facile de le garder et d’en prendre soin dans une famille aisée244. Par ailleurs, si le handicap n’était pas trop sévère, ni trop voyant et qu’il n’enlevait pas la capacité de procréer ou d’effectuer les tâches qu’on attendait de lui, il est fort probable que l’individu dit « monstrueux » devait avoir la vie sauve. Finalement, ce qui nous est parvenu, ce sont les cas dont les autorités ont eu vent. Leur liste a été établie principalement par Tite-Live, reprise au IVe siècle apr. J.-C., par Julius Obsequens pour établir un inventaire des prodiges qui se seraient produits entre 249 et 12 av. J.-C. Dans trois cas, ce sont les haruspices qui interprétèrent le prodige que constitue la naissance d’un androgyne et qui fixèrent son sort245. Julius Obsequens246 fait état, dans l’année 589, de la naissance à Terracine de trois jumeaux attachés ensemble, ainsi que de celle d’une petite fille sans main à Priverne, et, au contraire, de celle, à Céré, d’un porc ayant des mains et des pieds d’homme247. Ces cas pouvaient passer inaperçus dans la sphère publique, sauf s’ils étaient associés à d’autres cas, tout aussi singuliers et que tous ces comportements et phénomènes anormaux, étranges avaient un contexte angoissant ou un caractère de nouveauté, de répétition ou de durée particulièrement inquiétante. Un enfant malformé constituait la catégorie la plus effrayante de prodige. Sa naissance était un signe envoyé par les dieux à l’ensemble de la communauté248. C’est la raison pour laquelle ce genre d’évènements suscitait dans la société une angoisse suffisamment importante 244
Pline l’Ancien nous rapporte l’anecdote suivante : sous Auguste, un enfant muet de naissance vint au monde à Rome, mais, loin d’être abandonné ou laissé pour compte, il reçut une éducation adaptée à son infirmité et réussit finalement à communiquer par le dessin (Plin., 35, 21). Son accès aux soins, et notamment à une rééducation, fut considérablement facilité, car il était de noble origine. Il s’agit toutefois d’un cas isolé et il n’est pas sûr que toutes les personnes handicapées aient été rééduquées. 245 Liv., 27, 37, 5 : en 207 av. J.-C., à Frusino naquit un nouveau-né que les haruspices décidèrent de purifier par la mer. En 142 av. J.-C., les haruspices décidèrent de jeter à la mer un nouveau-né de Luna. Seul le premier cas est celui dont s’occupent les haruspices d’Étrurie. 246 Obs., 73. 247 Qu’elle que soit la civilisation, celle-ci reconnaissait que la « difformité est souvent perçue comme une malédiction, une punition divine qui frappe le rejeton de celui qui s’est rendu coupable envers les dieux ou la communauté toute entière, mais aussi comme un maléfice ou, plutôt, comme la marque d’un enfant maléfique pour ceux qui doivent être punis. ». J.-P. Bonnard tenait en effet ces propos dans son article sur l’exposition des nouveau-nés handicapés dans le monde grec : BONNARD, 2018, p. 234. L’idée selon laquelle la naissance d’un enfant anormal constituerait une menace pour l’ensemble de la communauté grecque n’est cependant pas retenue par V. Dasen, qui pense que cela est davantage le cas de l’Italie à l’époque républicaine : DASEN, 2013, p. 84. 248 Obs., 73, 12.
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pour qu’on le reconnaisse comme un signe funeste envoyé aux hommes par les dieux pour manifester leur colère et pour annoncer la destruction de l’espèce humaine. Le Sénat romain se montrait alors sensible à l’anxiété qui s’était emparée des populations, même celles qui étaient non romaines, mais pour des raisons qui dépassaient souvent la simple compassion249. Il redoutait en effet, les conséquences de ce genre de débordements, et, dans ce cas, autorisait ou ordonnait que ces évènements soient expiés par des autorités compétentes qui avaient reconnu ces signes afin de rétablir la pax deorum. De nombreux auteurs ont souligné250 que la procuratio prodigiorum prescrite consistait en l’élimination pure et simple, par des cérémonies rituelles d’origine étrusque251, d’êtres contra formam humani generis, autrement dit considérés comme néfastes. 1.3. Les monstres et l’Etrusca disciplina Parmi les personnalités compétentes à Rome en matière de prodiges figuraient les haruspices étrusques ainsi que l’indiquent les sources relatives aux périodes royale et républicaine. À 36 reprises, il est fait mention de leur intervention dans le processus d’expiation des prodiges, principalement au moment de crises religieuses, autrement dit quand le nombre de prodiges s’accroît. Or, celles-ci avaient atteint leur paroxysme au moment des grandes menaces que fait peser sur Rome la présence d’Hannibal en Italie252. Il est alors possible que, pour suppléer à la religion traditionnelle des Romains qui ne parvenaient pas à endiguer des phénomènes de plus en plus graves, parmi lesquels figuraient la naissance d’êtres malformés, l’haruspicine ait été demandée, car elle offrait un mode d’observation des sentiments et des ressentiments des dieux à l’égard des hommes qui n’avait pas d’égal chez les Romains253. D’un autre côté, même
249 En reconnaissant l’existence de ces évènements, le Sénat romain montrait qu’il reconnaissait également celle des populations qui les subissaient et, en les annihilant, il détruisait par la même occasion l’existence de sensibilités religieuses ayant pu être à l’origine de l’apparition de ces croyances envers des phénomènes anormaux. Le Sénat affirmait ainsi, par des moyens religieux, son hégémonie temporelle sur l’ensemble du territoire de l’Italie : BRESSON, 2008, p. 27. 250 Sur ce point : PETER, 2001, p. 212, note 9 ; BERTHELET, 2011, p. 1-17. 251 BERTHELET, 2011, p. 1-17. 252 L’approche des armées d’Hannibal, leur arrivée en Italie padane, les premières défaites des légions romaines au cours de l’hiver 218-217 ouvrent une période de l’histoire romaine durant laquelle se sont succédées les plus graves crises religieuses que Rome ait connues. 253 Y. Berthelet a démontré que les récits mettant en scène les haruspices étaient certes plus nombreux que ceux faisant intervenir les pontifes parce que ce qu’ils agissaient de façon plus exceptionnelle, mais que les derniers devaient être davantage sollicités, en raison de la loi de Numa, même si la plupart du temps, leur rôle n’était pas mentionné, car considéré comme
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si ces derniers étaient impressionnés par les techniques divinatoires des Étrusques, les haruspices étaient aussi des aristocrates, membres de l’oligarchie locale de leur cité, ou apparentés à des oligarques. En les consultant, les Romains appuyaient ainsi ces argyrocraties et s’assuraient peut-être le soutien d’un collège conservateur, hostile aux conséquences qui pourraient apparaître en ces temps de conflits parce qu’elles ébranleraient la stabilité du régime politique en vigueur254. C’est alors à eux qu’on fait appel en 209 et en 207 av. J.-C., parce qu’il s’agissait de l’apparition des premiers cas d’androgynie intéressant le destin de Rome et que, de fait, ils étaient considérés comme les plus inquiétants des présages. Le mode d’élimination alors mis en place est particulier, mais il fut, par la suite, généralement préconisé, c’est-à-dire la suppression par immersion255. Depuis Arnold Van Gennep, les historiens de l’Antiquité ont cherché à expliquer cette procédure en s’appuyant certes sur des auteurs anciens, mais en y appliquant des topos modernes. C’est ainsi que l’idée s’est répandue que les très jeunes morts possédaient une puissance magique inquiétante leur permettant de se transformer en créature malfaisante, s’ils étaient simplement enterrés256. La terre nourricière serait alors contaminée et elle les ferait renaître sous une forme horrible257. Un commentaire de Marcus à Atticus dans Les Lois de Cicéron suggère, en effet, la résurrection d’un enfant encore plus monstrueux qu’avant258, mais elle est évoquée à titre de comparaison pour permettre de comprendre ce qu’est devenu le Tribunal de Rome au fil du temps. Dans la mesure où les Étrusques côtoyaient les Hellènes depuis le VIIIe siècle av. J.-C.259, soit bien avant leur rencontre avec les Romains, il serait tentant de se référer aux sources grecques pour essayer de trouver un début d’explication à cette façon de procéder. Cependant, l’étude menée par Nathalie Baills-Talbi et Véronique Dasen260 a démontré que, quel que soit le texte antique, il ne corrobore pas la thèse de nouveau-nés et d’enfants irrités et malfaisants, susceptibles de venir hanter les vivants ayant participé à leur élimination261. En revanche, Tite-Live mentionne le fait que ces êtres, considérés comme des monstres, ne devaient pas répandre leur sang sur le sol pour ne pas le contaminer et que, pour purifier la souillure qu’ils avaient engendrée et trop habituel, ou tout simplement méconnu comme cela est le cas pour les procurations anonymes : BERTHELET, 2011, p. 1-17. 254 Voir Cic., Har. resp., 60 ; HAACK, 2003, p. 56-75 ; GUITTARD, 2007, p. 337. 255 Sen., Col., 1, 15, 2. 256 Il s’agit d’un argument que réfutent N. Baills-Talbi et V. Dasen dans leur article « Rites funéraires et pratiques magiques » : BAILLS-TALBI, DASEN, 2008, p. 597-598. 257 DELCOURT, 1938. 258 Cic., De Leg., 3, 8, 19. 259 TRUCCO, 2012, p. 195-248. 260 BAILLS-TALBI, DASEN, 2008, p. 595-618. 261 BRESSON, 2008, p. 19.
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l’éliminer définitivement, il fallait les jeter dans l’eau, afin qu’ils soient emportés par le courant, sans laisser aucune trace d’eux. On possède de très nombreux exemples de ce type d’exposition dans les sources littéraires262. Tite-Live, toujours, rapporte dans ce sens des cas de nouveau-nés hermaphrodites ou androgynes263, mais aussi des découvertes d’enfants hermaphrodites264 considérées comme encore plus terrifiantes. En 205 av. J.-C, un enfant de deux ans a fait l’objet d’une procuratio prodigiorum, ainsi que nous le rapporte l’auteur : ... ut Sinuessae biennio ante, incertus mas an femina esset natus erat. Id vero haruspices ex Etruria acciti foedum ac turpe prodigium dicere: extorre agro Romano, procul terrae contactu alto mergendum. Vivum in arcam condidere, provectumque in mare proiecerunt265.
Des rites de procuration et d’expiation, dont les haruspices étaient les spécialistes, se déroulaient au début de chaque année pour rétablir l’entente avec les dieux. La durée et la complexité des cérémonies variaient selon la gravité des cas, mais impliquaient toujours l’ensemble de la communauté. Le sacrifice d’animaux adultes (hostiae maiores) était généralement accompagné de processions et prières aux temples (supplicationes), et d’une fête de neuf jours (nouemdiale sacrum). Dans les cas graves, la ville devait être purifiée par une grande procession (lustratio urbis) s’achevant par un sacrifice. Iulius Obsequens266 évoque lui aussi le cas de plusieurs androgynes ayant été exposés en mer ou sur l’eau. Qu’il s’agisse de nouveau-nés267 et de 262
L. A. Graumann a répertorié trente cas de bisexualité mentionnés dans les récits. Il apparaît que le plus ancien remonterait à environ 314/313 av. J.-C. et le plus récent à 53 av. J.-C. : GRAUMANN, 2013, p. 185- 86. 263 En 207 av. J.-C., un nouveau-né de la taille d’un enfant de quatre ans fut découvert à Frusinone. Il s’agissait certes d’un phénomène inquiétant mais moins que l’incertitude sur son sexe (Liv., 27.37). Sur ce passage, voir SCHEID, 1998a, p. 21-26. J. Scheid considère que les Livres Sibyllins et les décemvirs n’intervinrent pratiquement pas. L’expiation de ce prodige fut prescrite par les haruspices et gérée par les édiles curules : ABAECHERLI BOYCE, 1937, p. 157-170. 264 Tite-Live rapporte une autre naissance d’hermaphrodite en Sabine en 200 av. J.-C. Ce nouveau-né est considéré comme abominable, il sera jeté à la mer : Liv., 31, 12, 6-8. 265 Liv., 27, 34, 5-7 : « ... A Sinuessa était né deux ans auparavant, un enfant de nature incertaine, on ne savait s’il était né homme ou femme. Mais les haruspices d’Étrurie ont été consultés et l’ont qualifié de prodige terrible et infâme : ils l’ont fait enlever du territoire romain, loin du contact avec la terre, pour le précipiter dans les profondeurs. Placé vivant dans un coffre, ils le jetèrent à la mer. » (trad. P. JAL, Paris, Les Belles Lettres, 1998). 266 O. M. Peter signale que Iulius Obsequens, auteur présumé actif au IV e siècle apr. J.-C., se fonde sur les informations contenues dans les Libri ab Urbe condita de Tite-Live. Les cas d’hermaphrodisme ou de difformité qu’il rapporte vont de 209 à 92 avant J.-C. Elle reprend
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« découvertes »268 d’enfant plus âgés269, ils ont tous été in mare deportatus, in flumen deiectus, in mare delatus, in mari demersus, in mare mersus. Des jumeaux siamois ne furent toutefois pas directement mis en contact avec l’élément liquide, puisqu’ils furent au préalable brûlés avant que leurs cendres ne soient jetées dans la mer, ce qui est une chose exceptionnelle, car cette action indique qu’ils n’étaient même pas considérés comme des êtres humains. Ce sort était réservé d’ordinaire aux animaux inquiétants270. L’autre type d’abandon attesté par les sources est celui sur une île déserte. Le cas d’une jeune vierge vivant encore chez ses parents est ainsi rapporté par Pline271 mais aussi par Aulu-Gelle272. Elle devient en effet « garçon » en 171 av. J.-C. Pour quelle raison les haruspices n’ont-ils pas eu recours à l’exposition habituelle dans l’eau mais ont choisi la déportation sur une île déserte ? On pourrait supposer que ce choix s’explique simplement par l’âge de la victime, qui aurait alors eu trop de chance de survie. L’autre élément de réponse réside très probablement dans le contexte politique de 171 av. J.-C., avec notamment la peur engendrée par la troisième guerre
d’ailleurs (note 3) tous les cas, et fait remarquer la richesse des sources sur la morphologie de la malformation humaine : PETER, 2001, p. 209. 267 Obs., 22 : en 142 av. J.-C., un nouveau-né androgyne a été jeté à la mer sur le conseil des haruspices. Obs., 27a : en 133 av. J.-C., un androgyne né dans la campagne de Ferento est immédiatement jeté dans un fleuve. Obs., 32 : en 122 av. J.-C., un androgyne est in mare delatus est ; Obs., 50 : en 95 av. J.-C., un androgyne est in mare deportatus. 268 Obs., 34 : en 119 av. J.-C., un enfant de 8 ans est jeté à la mer et en 117 av. J.-C., un androgyne de 10 ans qui est in mari demersus. Obs., 47 : en 98 av. J.-C., un androgyne est in mare mersus est sans plus de précisions. Obs., 48 : en 97 av. J.-C., un autre androgyne dont l’âge n’est pas mentionné est découvert (inventus) et in mare deportatus erat. Obs., 53 : en 92 av. J.-C., deux androgynes sont découverts. Sur ce sujet, voir LENTANO, 2010, p. 295-296. 269 E. Cantarella, considère que les monstra « erano stati trovati vaganti (bambini attorno agli otto-dieci anni) nelle campagne in cui erano evidentemente stati abbandonati e dove erano pressoché miracolosamente sopravvissuti per qualche tempo » : CANTARELLA, 2005, p. 283. Or rien dans les sources ne permet d’arriver à une telle conclusion. Dans ces deux cas Julius Obsequens mentionne au §34 un : Androgynus in agro Romano annorum octo inventus, et au §36 la découverte à Saturnia : Saturniae androgynus annorum decem inventus. Il n’y a aucune précision sur les circonstances de la découverte de l’hermaphrodite de dix ans ou de celui âgé de huit ans. La mention in agro romano, n’implique pas qu’il ait été trouvé à travers champs. Agro ici ne fait que désigner un territoire ayant des limites. 270 Obs., 25 : ces siamois seraient nés à Rhégium en 136 av. J.-C. 271 Plin., HN, 7, 36 : Ex feminis mutari in mares non est fabulosum. Invenimus in annalibus P. Licinio Crasso C. Cassio Longino cos. Casini puerum factum ex virgine sub parentibus iussuque haruspicum deportatum in insulam desertam (« Le changement de femmes en hommes n’est pas une fable. Nous avons trouvé dans les annales qu’à Casinum, sous le consulat de P. Licinius Crassus et de C. Cassius Longinus, une fille encore sous la puissance paternelle devint garçon et fut transférée sur les ordres des haruspices dans une île déserte ») (trad. É. LITTRE, Paris, Les Belles Lettres, 2016). 272 Gell., 9, 4, 15.
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macédonienne. Il s’agissait, en effet, d’une période considérée comme très néfaste à cause des troubles engendrés par les différents conflits273. Dans la mesure où les prodiges « rythmaient en quelque sorte la vie religieuse et politique de la cité, surtout en période de guerre indécise »274, ils donnaient lieu à une procédure bien établie, issue du ritus Romanus, dont Tite-Live en note le détail. Toutefois, le nombre exponentiel de ces prodiges et leur enchaînement dramatique durant l’année 207 donnèrent lieu à une procuration de prodiges que l’historien décrit dans le long passage faisant référence au deuxième cas de sa liste. Il nous rapporte ainsi que les haruspices soupçonnaient les citoyennes romaines mariées (matronae) de s’être rendues coupables de méfaits, ce qui aurait eu pour conséquence d’avoir mis en péril la paix des dieux et d’engendrer ces androgynes. Elles auraient été mandées pour faire un sacrifice et une offrande à Junon Reine, afin, sans doute, de racheter ce prodige auprès de la divinité du mariage, divinité patronnant donc le statut de ces femmes. L’auteur ne donne aucun indice sur l’origine de cette accusation, mais la méfiance envers les femmes dans le monde gréco-romain n’est pas nouvelle. On les disait incapables de raison lorsque se produisait un évènement funeste. Aussi devait-il paraître normal de les accuser d’avoir commis une faute envers les dieux. Le rite négatif de la destruction de l’être malformé engendré par ces actes dissolus devait être accompagné d’un autre rite, positif cette fois, de purification275. C’est à cette fin que le chœur de 27 jeunes filles était sollicité, car d’une part, le carmen qu’elles devaient chanter et danser devait être une lustration du rite de destruction de l’être malformé. D’autre part, la pureté rituelle de ces jeunes personnes conférée par leur virginité, puisqu’il s’agit de personnes encore nubiles (uirgines), s’opposait à l’impureté des femmes mariées qui avait perdu leur chasteté, causant alors la création de ces prodiges. En définitive, comme nous l’explique Jacqueline Champeaux : « les deux actions, articulées et complémentaires, l’une, d’annulation, l’autre, de réparation, obtiendront l’effet attendu.276» Le récit de Tite-Live277 constitue une admirable synthèse, jusque dans les détails, de la purification et les cérémonies expiatoires qu’entraîne la découverte d’un androgyne. Elle combine tous les procédés habituels mis en œuvre par les pontifes, c’est-à-dire, les rituels du sacrifice, du nouendiale, de la supplication et de l’obsecratio, avec la pratique étrusque de la deportatio et de l’immersio afin de tout mettre en œuvre pour restaurer la paix avec les dieux. 273
A. Allély a répertorié, dans son article paru en 2003, 15 cas d’androgynies entre 218 et 42 av. J.-C. : ALLELY, 2003, p. 132-134. 274 GUITTARD, 2004, p. 57. 275 Liv., 31, 12, 6 et 8-9 ; Obs., 22 ; 27a ; 32 ; 34 ; 48. 276 CHAMPEAUX, 1997, p. 80. 277 Liv., 27, 11, 4-5 ; 27, 37, 5-15.
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La crise religieuse de 207 av. J.-C. est en effet telle, qu’à peine un prodige expié, un autre survenait, plus abominable pour finir par l’apparition d’un enfant de sexe incertain. Les autorités avaient sans doute voulu s’assurer de la réussite de la procuratio « traditionnelle » en faisant appel, cette fois, à la science étrusque. Jusque-là, en effet, les calamités engendrées étaient peut-être d’une nature moindre et pouvaient aisément être contrôlées par les autorités romaines compétentes, peut-être aussi était-ce dû au fait que le prodige n’avait pas été suffisamment établi ou qu’il n’avait pas été possible de l’identifier278, qu’on n’avait pas demandé à d’autres autorités d’intervenir. Cela ne fut cependant plus le cas durant cette année, où un cas d’androgynie est signifié à Frosinone279. Il semble que, cette fois, la monstruosité de l’enfant a pu être établie. La situation oblige alors à l’adoption de nouvelles mesures : les Jeux Apollinaires, la procuration du monstre ainsi que les chœurs et processions lustrales de vingt-sept jeunes filles qui devaient parcourir la ville en chantant un hymne. La liste de Tite-Live, complétée par les notices de Julius Obsequens280 et par l’oracle de Phlégon démontrent que le rituel s’enrichit à chaque apparition d’un nouvel épisode dramatique jusqu’à introduire Cérès et Proserpine aux côtés de Junon, ce qui tend à démontrer une évolution vers un caractère chtonien281. Sans doute également, le moment est-il opportun d’associer à la déesse romaine, des divinités d’origine sicilienne, car de graves mouvements sociaux s’étaient greffés à cette crise « sanitaire ». Dans la mesure où elles « parlaient » à la plèbe, elles pouvaient atténuer leur hostilité toujours plus grandissante envers la domination de Rome et de sa nobilitas282. Outre le souci d’apaiser ces dieux et ceux qui les soutenaient, les divinités qui étaient alors honorées par de tels rituels se rapportaient au souci de protéger la fécondité (Junon, Uni, patronnes des matrones), de purifier la cité (Apollon). Si la pratique étrusque consistait principalement en la deportatio et en l’immersio, on possède également deux cas précis de mise à mort par le feu. La première date de 136 av. J.-C. et est rapporté par Julius Obsequens. Il concerne deux frères siamois possédant quatre pieds, mains, yeux, oreilles et deux sexes masculins :
278 Cela est le cas pour la naissance d’un enfant de sexe incertain à Sinuessa, en 209 av. J.-C. et que Tite-Live n’arrive pas à catégoriser. Ch. Guittard l’a parfaitement démontré dans son article : GUITTARD, 2004, p. 68. 279 Liv., 27, 37, 5. 280 Obs., 43, 46 et 53. 281 GUITTARD, 2004, p. 68. 282 GUITTARD, 2007, p. 255-256.
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[…] puer ex ancilla quattuor pedibus, manibus, oculis, auribus, et duplici obscoeno. Aruspicum iussu crematus cinisque eius in mare deiectus283.
Dans cet exemple encore, un rapport avec l’eau est malgré tout conservé. Le second cas est évoqué, quant à lui, par Diodore de Sicile284 et il concerne un hermaphrodite. Il explique qu’en 90 av. J.-C., une femme mariée à un certain Italicus, vivant dans les environs de Rome, devint homme sans cesser d’être femme. Italicus en informe le Sénat qui, après consultation des haruspices, la condamne à être brûlée vive. Diodore blâme cette décision qu’il pense relever de la superstition et de l’ignorance. D’après lui, l’hermaphrodisme était une simple maladie. On peut s’interroger, dans ce cas, sur les raisons ayant poussé à prendre des décisions aussi radicales et violentes. La réponse est apportée par le contexte historique. L’année 207 av. J.-C. voit, en effet, l’arrivée en Italie du général carthaginois, Hasdrubal Barca, considéré comme le paroxysme d’une crise ayant eu pour prélude la mort de deux consuls l’année précédente. Durant l’année 136 av. J.-C. également, débutent les premières révoltent d’esclaves et la guerre sociale. En 90 av. J.-C., enfin, commence le conflit contre les Marses. En temps de guerre, les superstitions étaient exacerbées. On cherchait alors par tous les moyens le retour à la pax deorum. En cas de prodige, la procuratio était, de ce fait, proportionnelle à la peur ressentie. Enfin, la décision de brûler vivants des êtres prouve qu’ils n’étaient même pas considérés comme des humains, mais plutôt comme des animaux inquiétants, car l’usage de la crémation d’animaux est confirmé par Tacite qui, dans ses Annales, évoque en effet des enfants avec deux têtes humaines ou animales jetés sur la voie publique ou immolés comme des victimes pleines, lors de sacrifices : bicipites hominum aliorumve animalium partus abiecti in publicum aut in sacrificiis, quibus gravidas hostias immolare mos est, reperti285.
283 Obs., 25 : « [...] un enfant naquit d’une servante avec quatre pieds, quatre mains, quatre yeux, quatre oreilles et un double membre viril. L’enfant dont il vient d’être question fut brûlé par l’ordre des haruspices et l’on jeta ses cendres dans la mer. » (Paris, Everat, 1825). 284 D. S., 32, 12, 1. 285 Tac., Ann., 15, 47 : « embryons à deux têtes, soit d'hommes, soit d'animaux, jetés dans les chemins, ou trouvés dans les sacrifices où l'usage est d'immoler des victimes pleines. » (trad. par P. WUILLEUMIER, Paris, Les Belles Lettres, 1978).
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2. Les monstres étrusques ont-ils un visage ? Et pour quel vœu ? C’est parce qu’ils étaient apparus dans un intervalle de temps bien précis que ces prodiges paraissaient si nombreux, mais au regard des siècles durant lesquels Rome a dominé, ils semblent moins légions. Le seront-ils davantage parmi les squelettes inhumés ou dans l’art ? Et celui-ci nous permettra-t-il d’appréhender les croyances des Étrusques, leur conception du monde, de la religion ou de la morale ? La paléotératologie286 semble démontrer qu’il est difficile de prouver l’existence de monstres. Les os, par exemple, peuvent avoir subi des déformations aux cours de l’inhumation de l’individu, ils peuvent s’être cassés à cause d’une mauvaise alimentation de son vivant ou d’un mauvais emmaillotage qui était couramment pratiqué pour le nouveau-né. Il n’était donc pas forcément question de monstruosités, mais de carence pouvant provoquer le rachitisme. Il existe cependant un exemple archéologique pouvant contrarier les propos précédents. 2.1. Une assimilation à des êtres contre-nature Le site de Cività, à Tarquinia, serait un cas intéressant, car un enfant de 7 à 8 ans y a été découvert dans l’aire sacrée A du temple. Il y aurait été enterré au IXe siècle av. J.-C., dans une épaisse couche de cendres et à proximité d’un puits rituel287 (FIG. 1). Il reposait en décubitus dorsal, orienté est-ouest, les mains ramenées sous les cuisses. Le corps n’a pas été déposé dans une fosse, mais directement sur le sol puis recouvert de terre. Il était entouré de nombreuses cornes animales sciées à la base de l’implantation crânienne. Était-ce des victimes offertes en sacrifice. Les fouilleurs qui l’ont mis au jour ont déclaré qu’il devait être albinos et encéphalopathe288. Il est difficile de confirmer la première conclusion, mais il semble que la paléoteratologie ait corroboré le fait qu’il avait eu un anévrisme cérébral dans le lobe temporal gauche, dont la cause serait peutêtre une crise d’épilepsie289. Au VIIe siècle av. J.-C., quatre autres corps d’enfants furent déposés dans la même zone sacrée : un nouveau-né de 51, 5 cm de long au squelette quasiment complet, un autre de près de 49 cm de long dont les seuls membres étaient bien conservés, un bébé de 51 cm environ dont seul subsistait le squelette postcrânien et un nourrisson de quelques mois représenté seulement par un fémur290. 286
CHARLIER, 2008, p. 13. BONGHI JOVINO, 2001, p. 21-29. 288 BONGHI JOVINO, 2001, p. 21-29 ; BONGHI JOVINO, 2005, p. 73-87. 289 CHARLIER, 2008, p. 63. 290 CHARLIER, 2008, p. 62. 287
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On aurait pu croire que ces cinq individus avaient été sacrifiés parce qu’ils avaient été déclarés monstrum. En vérité, les quatre derniers ont pu être sacrifiés dans le cadre de rite de fondation, car au terme de ceux-ci, des vases utilisés au cours de la pratique étaient ensevelis avec la victime. On lui confiait ainsi l’immortalité d’un édifice sacré. Or, des fragments de ce type d’offrandes ont été découverts auprès des petits squelettes291, mais aucune malformation n’a pu être décelée sur eux.
FIG. 1
Pour ce qui est du petit garçon, son décès ne semble pas dû à un sacrifice sanglant, mais à la crise d’épilepsie ou des suites d’une rupture d’anévrisme292. Par ailleurs, les textes auxquels il est fait allusion précédemment précisaient bien que l’être monstrueux était, le plus souvent, immergé afin d’éviter toute souillure à la terre et pour ne pas risquer qu’il renaisse plus monstrueux encore. Or, dans ce cas précis, l’enfant a été inhumé à même le sol, ce qui ne correspond pas aux croyances étrusques évoquées. D’un autre côté, son état épileptique devait paraître assez effrayant aux yeux de ses contemporains qui devaient avoir l’impression qu’il était possédé par des forces malfaisantes ou qu’il était périodiquement mis en contact avec elles293. Si bien que si son mal n’avait pas fini par le 291
FORNACIARI, 1988, p. 63-69. BONGHI JOVINO, 2007-2008, p. 776 ; CHARLIER, 2008, p. 63. 293 FORNACIARI, 1988, p. 63-69. Jusqu’au Ier siècle av. J.-C., on prêtait à l’épilepsie une origine surnaturelle. Les Grecs la nommaient la « maladie sacrée », nom repris en latin sous différentes formes, telles que morbus diuinus (Apul., Apol., 50, 7 ; 51, 1) et sacra passio dans des traductions ou adaptations du grec des IVe-Ve siècles. P. Gaillard-Seux, qui s’est penchée sur la question, précise même que « la croyance en l’intervention plus exclusive d’une 292
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tuer, qui nous dit qu’ils ne l’auraient pas éliminé ? Dans la mesure où le sang n’a pas été versé puisqu’il est mort de cause naturelle, aucune souillure en soi ne pouvait naître au contact de la terre, d’où, peut-être, le fait que son cadavre ait été autorisé à toucher le sol. D’autant plus que le sol en question avait été brûlé au préalable, donc purifié. L’a-t-on déposé là, parmi les offrandes animales, dans le but de conjurer le mauvais présage qu’il représentait pour la communauté ? Cette hypothèse serait crédible si on prend en considération les propos tenus par Tite-Live294 grâce à qui on sait que chez les haruspices étrusques, la tête symbolisait le pouvoir et la domination politiques. Ainsi, lorsque Tarquin le Superbe commença la construction du temple de Jupiter Capitolin, les ouvriers découvrirent dans les fondations une tête humaine dont les traits étaient intacts. Les haruspices de Rome et d’Étrurie interprétèrent le prodige en annonçant que la Ville serait à la tête du monde. Mais quand des anomalies ou des malformations de la tête étaient rapportées, les haruspices y voyaient des troubles au sein de l’État. La divinité honorée à Cività était Uni, dont les attributs donnaient à penser qu’elle était plus ou moins l’équivalent de Junon ou Héra295. Bien qu’on ne puisse prouver qu’au IXe siècle elle patronnait déjà ce lieu, lui aurait-on offert l’enfant pour qu’elle accorde la fertilité à la communauté et qu’il n’y ait plus d’autres monstres ? Ce sont des questions qui restent, hélas, sans réponse. De même, son inhumation avait-elle fait l’objet d’un rituel particulier ? Était-il public ou privé ? Dans le premier des deux cas, qui, parmi les personnes présentes devaient se sentir visées ? Une anomalie physique actuellement jugée légère pouvait alors être perçue comme d’une extrême sévérité pour des raisons plus ou moins rationnelles (superstition, mauvais œil, etc.). Mais cette importance était-elle liée à la conséquence physique pour l’individu ou aux retombées religieuses pour la communauté ? La perception symbolique de ces malformations physiques a ici toute son importance pour interpréter les conséquences de leur présence chez certains sujets « mal nés », c’est-à-dire porteurs du « mauvais œil ».
divinité, la Lune, est attestée à partir du IIIe siècle av. J.-C. (Call., Or., 75, 12) et surtout à partir du Ier siècle. La maladie est alors appelée « maladie de la lune », selêniasmos et le malade, selêniazomenos ou selêniakos. L’épilepsie serait due à un péché contre la divinité lunaire, selon divers auteurs rapportant sans doute la croyance la plus ancienne (Artem., 2, 12). Chez d’autres auteurs, l’action de l’astre est rationalisée : sa lumière influencerait la survenue d’une crise » : GAILLARD-SEUX, 2017, p. 176. 294 Liv., 8, 55, 5. 295 BAGNASCO GIANNI, 2013, p. 594-612.
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2.2. Le cas des nécropoles de Monte Bibele et Monterenzio Vecchia Le peu de matériel ostéologique dont nous disposons ne constitue pas en soi une preuve que l’élimination des monstres n’avait pas lieu dans la mesure où les témoignages littéraires nous parlent d’immersion pour qu’il ne reste aucune trace de ces êtres. Cela ne constitue pas non plus une preuve de leur intégration au sein de la communauté, même si des chercheurs ont essayé d’aller dans ce sens avec l’étude des nécropoles étrusco-celtiques de Monte Bibele et de Monterenzio Vecchia, situées dans la province de Bologne. Respectivement 136 et 140 individus y avaient été mis au jour, inhumés entre le Ve et le IIIe siècle av. J.-C.296 Parmi eux, douze sujets présentaient de sévères malformations osseuses au niveau de la colonne vertébrale ayant entraîné des troubles qui ne pouvaient pas passer inaperçus et ils avaient pourtant été inhumés au même endroit que les autres. Il ne s’agissait que de personnes formées. Parmi elles, une femme de 45-65 ans souffrant de microcéphalie, un homme ayant entre 16 et 19 ans avec une asymétrie de longueur des membres inférieurs, un deuxième, de plus de 45 ans atteint de rachitisme, un troisième de 45-65 ans avec une luxation congénitale des hanches et un quatrième, enfin, sur lequel je m’attarderai ultérieurement. Par conséquent, ce sont des personnes qu’on a jugées capables de vivre jusqu’à l’âge adulte, peut-être parce que leur malformation n’était pas si handicapante que cela, leur permettant d’exécuter des tâches au quotidien pour la communauté et même, d’avoir une famille. Pour autant, sur trois siècles d’utilisation et qui plus est dans deux cimetières différents, seuls douze individus malformés ont été inhumés aux côtés d’autres personnes. Il n’y a certainement pas eu que douze cas en 300 ans, mais où sont donc passés les autres ? Revenons au dernier cas inhumé. Il s’agissait d’un jeune homme ayant entre 13 et 16 ans atteint de la maladie de Marfan. Ce syndrome est une affection héréditaire assez rare, qui touche les vaisseaux et le cœur et qui a, entre autres, pour conséquence une myopie, une dissection aortique, des pneumothorax spontanés et une croissance exagérée des membres par rapport au tronc. Dans la mesure où une personne atteinte de cette maladie ne cumule pas forcément tous les symptômes, ce jeune homme a dû paraître suffisamment normalement constitué pour être accepté. Ce cas peut avoir son correspondant dans la statuaire antique. Des ex-voto longilignes représentant des prêtres et des dévots, et datés entre les IVe et les IIIe siècles av. J.-C., ont ainsi été découverts en plusieurs endroits d’Italie centrale. Le visage aux traits réguliers, proche des modèles grecs classiques, contraste volontairement avec un corps démesurément allongé et 296
CHARLIER, 2006 ; 2008, p. 315.
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plat, sommairement détaillé, où seins et genoux sont indiqués par de simples protubérances. Cela est le cas avec ces effigies en bronze provenant, pour la première, du territoire de Volterra en Étrurie297 (FIG. 2) et, pour la seconde, du sanctuaire de Diane, à Némi dans le Latium298 (FIG. 3). Pour quelle raison les a-t-on fabriquées ? Pour qu’elles aient un pouvoir apotropaïque ? Pour que celui ou celle qui était atteint de ce syndrome puisse être guéri ou que la maladie n’évolue pas davantage encore ? Par qui ont-elles été offertes : une famille pour son enfant qui en était atteint ou qui ne souhaitait pas que la grossesse tant attendue aboutisse à ce genre d’être ? Une femme s’en voulant parce qu’elle croyait qu’elle était responsable de cet état ? Il était en effet reproché à la mère toute difformité infantile, car les Anciens pensaient que le moindre heurt survenu durant la grossesse et qui aurait touché le ventre laisserait son empreinte299. De même, le corps d’un enfant étant comparé à de la cire molle sur laquelle toute empreinte pouvait s’imprimer300. Le mauvais emmaillotement, mais aussi tout choc, pouvait être perçu comme dramatique durant les premiers mois de la vie d’un nourrisson, car il pouvait causer des déformations plus ou moins importantes, ainsi que le précise Galien301.
297
CIANFERONI, 2013, p. 251. Musée du Louvre, Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. 299 La normalité du corps du nouveau-né était conditionnée, selon les Anciens, par les actions entreprises par la femme enceinte durant sa grossesse, par ce qu’elle avait pu ingérer au cours de cette période et par ce que son corps avait pu endurer. V. Dasen les a détaillés dans son article : DASEN, 2009b, p. 35-54 et dans son ouvrage : DASEN, 2015, p. 153-177. 300 Plut., Ed., 5. Bien que postérieurs à cette démonstration, les médecins Galien et Soranos d’Éphèse décrivent précisément cette croyance en un corps infantile mou comme de la cire que l’on pouvait façonner pour lui donner ses caractéristiques naturelles : Gal., De Tem., 2, 2 ; Sor., 2, 6 et 12. 301 Gal., Caus. Affect., 7. 298
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FIG. 3
FIG. 2
2.3. Les monstres dans l’art, l’art de fabriquer des monstres Cela est le cas de cette terre cuite (FIG. 4), datée entre le IIIe et le IIe siècle av. J.-C., qui été retrouvée à Corvaro, dans le Latium302. Elle représente un pied gauche porteur d’une hexadactylie. L’absence de contexte précis de la trouvaille ne permet pas de spéculer davantage sur les motifs de sa fabrication : est-ce pour se prémunir de cela, pour en guérir ? Pour se moquer peut-être ? Ou, au contraire, pour se démarquer et exprimer son identité sociale et familiale303? Il ne s’agissait pas d’une malformation grave, qui donc, n’entraînait aucune inquiétude particulière, mais cette façon de se distinguer est tout à fait perceptible dans les dires de Pline l’Ancien. Il évoque en effet un certain Marcus Coranus qui avait nommé ses deux filles Sedigita parce qu’elles avaient toutes les deux cette malformation. Le poète latin Volcacius reçut pour la même raison le surnom de Sedegitus304. Elle était plutôt considérée comme une gêne et n’était physiquement pas agréable à regarder dans une société où il fallait que le corps soit le plus parfait possible305. Dès la fin de la République, Cicéron écrivait : Quam molestum est uno digito plus habere; quid ita? Quia nec speciem nec usum alium quinque desiderant306.
Ce skyphos falisque Full Sakkos (FIG. 5) a, lui en revanche, été découvert en Étrurie, plus précisément à Tarquinia. On y voit la peinture de l’hémiface gauche d’un homme caractérisé par une légère obésité, un bombement frontal, un visage aplati, un philtrum307 court, un petit nez plat et des oreilles mal ourlées. Il s’agit de la représentation de la trisomie 21308. Cette anomalie chromosomique était sacrifiée, comme on l’a constaté pour une fillette inhumée en 1900-1200 av J.-C. et retrouvée sous la statue équestre de Domitien, sur le Forum Romain. Elle fut mise à mort d’un coup 302
Museo Archeologico Nazionale Romano : BAGGIERI, 1999, p. 52, fig. 34. Ce constat a été établi par V. Dasen dans son article : DASEN, 2007, p. 26-28. 304 Plin., 11, 49 ; Gell., 15, 24. 305 Ph. Charlier, qui a étudié médicalement parlant ces cas, pense que le comportement envers les divers individus considérés comme « différents » varierait en fonction de la position géographique et de la période historique, ainsi que de la « classe sociale » à laquelle appartient le sujet anormal : CHARLIER, 2008, p. 66. 306 Cic., ND, 1, 92 : « Des membres en trop sont une gêne…un doigt en trop ne peut qu’embarrasser beaucoup. Pourquoi ? Parce que cinq suffisent et pour la beauté et pour l’usage » (trad. par C. AUVRAY-ASSAYAS, Paris, Les Belles Lettres, 2018). 307 La petite gouttière entre le nez et la lèvre supérieure. 308 GRMEK, GOUREVITCH, 1998, p. 221-226 ; CHARLIER, 2008, p. 129. 303
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de hache porté au crâne. Bien qu’il existe d’autres cas avérés, ils ne sont pas nombreux.
FIG. 4
FIG. 5
Des chercheurs ont prétendu que si ces « monstres » n’étaient pas forcément légion dans la réalité, ils étaient en tout cas heureusement remplacés par de nombreuses statuettes permettant de faire un diagnostic rétrospectif des handicaps les plus significatifs. N’a-t-on toutefois pas cherché des monstres là où il n’y avait peut-être qu’un défaut de fabrication. Cela aurait pu être le cas de ce petit creux entre l’épaule et la tête de cette représentation d’un enfant assis retrouvée à la porte Nord de Vulci (Étrurie) (FIG. 6). Il est également possible qu’une déformation ait eu une valeur
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apotropaïque ou grotesque309, ainsi que le démontre une statuette d’homme déformé au phallus proéminent310 (FIG. 7).
FIG. 6
FIG. 7
Finalement, l’association entre les monstres et l’Étrurie semble davantage relever du contexte historique et politique plutôt que d’une systématisation. C’est la raison pour laquelle les haruspices ont pu être perçus comme les spécialistes de la purification des êtres « aberrants » puisque seuls les faits les plus marquants à ce sujet étaient relatés ; ceux-là même dans lesquels ils intervenaient la plupart du temps. Selon certains chercheurs, la pratique de l’Etrusca disciplina serait également liée aux circonstances du moment : à la fin de la République, il aurait fallu s’appuyer sur elle pour redonner à la vieille religion romaine la place qu’elle méritait devant le succès croissant des superstitions étrangères. D’où l’importance pour Claude, dans un discours rapporté par Tacite, que le Sénat réforme le collège des haruspices, afin que la pratique soit conservée sous son 309
Dans son article, A. G. Mitchell analyse ces grotesques : MITCHELL, 2013, p. 275-297. Le sexe masculin, généralement de taille démesurée, sert à repousser le mauvais œil et augmente le pouvoir apotropaïque des personnages dont la protection s’étend à la sexualité et à la fécondité : JOHNS, 1982 ; CLERC, 1995, p. 101-103.
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autorité311. Les prodiges, quand ils étaient associés à la dangerosité même qu’était la monstruosité, ainsi que ceux qui se chargeaient de les annihiler, étaient alors stratégiquement récupérés pour dénoncer certains types d’évènements. Cette démonstration a ainsi permis de nuancer l’importance de l’intervention des haruspices. Elle a peut-être cependant mis en lumière quelques croyances étrusques se rapportant à l’état monstrueux et les moyens employés pour le « corriger », même s’il est possible qu’on ait vu dans des représentations d’humains difformes le moyen de se prémunir de la réalité ou de la conjurer, là où il n’y avait peut-être qu’un défaut de fabrication ou un aspect corporel singulier à souligner. Cette ultime constatation laisse bien des questions en suspens que Véronique Dasen s’était déjà posée et avec lesquelles j’achèverai cet article : « Où placer la limite entre une anomalie tolérable et une monstruosité irréductible ? Là où nos sources se taisent ? Et si le véritable monstre était celui qu’on ne représentait pas ?312 »
311 Tac., Ann., 11, 15 ; A. Allély a en effet démontré que l’Etrusca disciplina a connu un renouveau à partir des Sévères : Plin., Ep., 6, 2, 2 ; ALLELY, 2003, p. 85. 312 DASEN, 2013, p. 96.
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Légendes FIG. 1 : L’enfant épileptique. Prov. Cività (Tarquinia)-Planimétrie du « complexe monumentale sacrificiel » à l’État du Fer (IXe-VIIIe siècles av. J.-C.) avec localisation des restes de cervidés. Datation : IXe siècle av. J.-C. Extrait de BONGHI JOVINO, 2005, tav. II. FIG. 2 : Statuette de jeune homme longiligne. Prov. : territoire de Volterra. Datation : milieu du IIIe siècle av. J.-C. H. : 20,5 cm. N° inv. 150, Museo Archeologico Nazionale, Florence. Extrait de CIANFERONI, 2013, fig. 201, p. 251. FIG. 3 : Statuette féminine longiligne. Prov. : sanctuaire de Némi. Datation : deuxième quart IVe siècle avant J.-C. H. : 50,50 cm. Acquisition 1898, ancienne collection Tyszkiewicz. Département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Musée du Louvre. © 1990 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski. FIG. 4 : Ex-voto représentant un pied gauche avec une hexadactylie. Prov. : Corvaro (Latium). Datation : IIIe-IIe siècle av. J.-C. Museo Archeologico Nazionale Romano. Extrait de BAGGIERI, 1999, fig. E.0.2, p. 31. FIG. 5 : Skyphos falisque Full Sakkos représentant un enfant atteint de la trisomie 21. Prov. : Tarquinia (Étrurie). Extrait de CHARLIER, 2008, fig. 12, p. 130. FIG. 6 : Statue d’un petit garçon assis malformé ? Prov. : Porte Nord (Vulci). Datation : moitié du IIe siècle av. J.-C. N° inv. 59748, Museo di Villa Giulia, Rome. Extrait de PAUTASSO, 1994, E3, tav. 33, p. 62. FIG. 7 : Statuette d’homme déformé au phallus proéminent. Extrait de BAGGIERI, 1999, fig. E.0.1, p. 31.
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Monstruosité et hybridité des démons et dieux infernaux étrusques Catherine COUSIN Équipe AOROC Les Étrusques croyaient en une survie dans l’au-delà, comme en témoignaient les Libri Acheruntici, livres rituels malheureusement perdus qui contenaient des prescriptions relatives au fatum et à une vie post mortem313. Des sacrifices spécifiques leur permettaient même de transformer certains défunts en dieux, les dii animales314. De nombreux documents iconographiques attestent aussi de cette croyance en une existence d’outretombe. Or représenter la mort ou suggérer l’au-delà ne va pas de soi. Comment différencier une scène figurée qui se déroule ici-bas d’une scène située dans les enfers ou à la frontière entre le monde terrestre et le monde infernal ? Ce questionnement apparaît notamment dans les peintures des tombes, mais aussi sur des vases, des miroirs, des sarcophages et des urnes étrusques. Un des moyens utilisés par les Étrusques est la présence de démons qui, par leurs caractéristiques, font figure de marqueurs infernaux. Ces êtres se distinguent des humains par leur monstruosité et leur hybridité. Nous nous intéresserons d’abord aux raisons de cette hybridité, puis nous étudierons la façon dont les artistes l’ont traitée avant de considérer quelles valeurs métaphoriques elle véhicule. Si l’on considère l’ensemble des démons et dieux infernaux étrusques, on constate qu’à de rares exceptions près, tel le nocher de la tombe des Démons bleus à Tarquinia (fig. 1) emprunté à l’imagerie grecque315, ce sont tous des êtres hybrides. On peut s’en demander la raison. Les peintres se devaient, pour que leur représentation soit comprise, de 313 ARNOBE, Ad nationes, II, 62. SERVIUS, dans son Commentaire à l’Énéide (ad Aen. VIII, 398) parle des sacra Acheruntia. Voir F.-H. MASSA-PAIRAULT, 1998, notamment p. 89. 314 Sur ce point, voir D. BRIQUEL, 1987, p. 269-272 ; id., 1999, p. 262-263 et id., 2000, p. 142143. 315 Le nocher Charon est très fréquemment représenté en Grèce sur les lécythes à fond blanc. Sur l’imagerie de Charon, voir LIMC III, s.v. Charon I (Chr. SOURVINOU-INWOOD), n° 2 à 44 ; C. COUSIN, 2012, p. 255-266. Sur les circonstances de la découverte de la tombe des Démons bleus en juin 1985 et sa description détaillée, voir M. CATALDI DINI, 1987, p. 37-42. L’influence de l’iconographie grecque est nette : le nocher d’apparence humaine gouverne une barque à la poupe recourbée (seule partie conservée de l’embarcation). Il tient à deux mains une longue rame. Sous la barque sont encore faiblement visibles les traces bleues des eaux de l’Achéron. Voir F. RONCALLI, 1997, p. 37-44 ; S. STEINGRÄBER, 2006, p. 163 et 181-182 ; M. MORRIS, 2016, p. 7-8.
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distinguer les ministres de l’au-delà des hommes vivants ou des défunts ; il leur fallait marquer ou souligner la frontière qui existe entre le monde terrestre et le monde infernal. Pour cela, plusieurs solutions se présentaient, par exemple jouer sur la taille des différents personnages ou encore les doter d’attributs spécifiques. Ainsi, les peintres grecs ont parfois choisi de réduire l’âme du défunt et de lui adjoindre des ailes pour la différencier : qu’elle s’échappe du cadavre ou gagne les enfers, elle apparaît comme un être humain miniature doté d’ailes316. On peut noter la présence de ce schéma iconographique en Étrurie dès le troisième troisième quart du IVe siècle avant J.-C., dans le fragment de nékyia de la tombe dell’Orco II, où des arbustes avec de petites figures noires aptères qui se balancent et sautent de branche en branche, probablement des représentations des âmes, séparent les héros homériques317. Pourtant, tel n’est pas le choix des Étrusques en ce qui concerne les démons infernaux : ils diffèrent rarement par leurs dimensions des hommes qu’ils côtoient. Une autre solution, qui a parfois été adoptée à l’époque hellénistique, est la différenciation entre la couleur et le dessin pour souligner l’opposition entre la vie et la mort. Par exemple, à Chiusi, dans la tombe de Tassinaia318, datée du IIe siècle avant J.-C., les deux personnages des parois de droite et de gauche, probablement la femme et le fils du fondateur de la tombe ensevelis également dans le tombeau familial, sont dessinés en noir, alors que les festons qui imitent une véritable ornementation sont peints en couleur. Le monde d’ici-bas rendu par la couleur y est opposé à l’au-delà évoqué par le dessin : les personnages semblent des silhouettes évanescentes, des ombres telles qu’on imaginait les défunts dans les enfers. Néanmoins, cette technique n’a pas été appliquée aux démons infernaux, probablement parce qu’ils voyagent d’un monde à l’autre. La solution qui a été retenue par les peintres et les sculpteurs étrusques dès l’époque archaïque est donc celle de l’hybridité. Elle se présente sous deux formes : la plus rare mêle deux animaux, l’autre emprunte à l’homme et à l’animal. Pourquoi les Étrusques ont-il choisi de faire de leurs démons infernaux des êtres monstrueux ? La localisation des enfers n’y est sans doute pas étrangère. En effet, le pays des morts était situé par les Grecs dans
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Par exemple sur l’eschara à figures noires de Francfort, Liebieghaus 560 (vers 500 av. J.C. ; LIMC Charon I, 1) ou sur les lécythes à fond blanc de Boston MFA 95.47 (vers 450 av. J.-C. ; LIMC Charon I, 4), de Carlsruhe Bad. Landesmus. B 2663 (fin de la première moitié du Ve siècle ; LIMC Charon I, 2) ou d’Athènes Mus. Nat. 1758 (début du dernier quart du V e siècle ; LIMC Charon I, 28). 317 Voir S. STEINGRÄBER, 2006, p. 189. Ces figurines sombres, mais aptères contrairement aux représentations grecques, sont particulièrement visibles sur l’arbuste qui sépare Tirésias d’Agamemnon. 318 S. STEINGRÄBER, 1984, p. 282, n° 27 et id. , 2006, p. 277.
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les régions périphériques du monde, aux confins des terres et de l’Océan319. Les frises de vagues stylisées qui sont peintes dans certaines tombes étrusques320 reflètent également l’idée d’un voyage maritime pour gagner l’au-delà. Or les régions périphériques au monde habité abritaient la plupart des monstres321. Il n’est donc pas étonnant que les démons infernaux revêtent un aspect monstrueux qui transparaît à travers leur hybridité. Leur degré d’humanité ou d’animalité semble dépendre des lieux qu’ils fréquentent. Ainsi le gardien Cerbère, destiné à veiller éternellement à la porte des enfers322, est-il composé d’une monstruosité purement animale : chien à multiples têtes, à la queue serpentiforme et au corps qui se hérisse de serpents. Cette hybridité empruntée aux Grecs est due à ses origines : selon la Théogonie d’Hésiode (vers 310-312), il est fils d’Echidna et de Typhon. Nous ne nous appesantirons pas davantage sur Cerbère qui, malgré son hybridité et sa monstruosité, n’est pas à proprement parler un démon323. Pour ceux-ci, les Étrusques ont créé des êtres originaux qui ont la capacité de fréquenter aussi bien les régions terrestres qu’infernales : leur physique, qui n’a pas d’équivalent dans le monde hellénique324, reflète cette ambivalence. 319 Les chants X (vers 483-540) et XI (vers 1-50) de l’Odyssée en témoignent. Sur la localisation infernale grecque à la fois souterraine et aux confins terrestres, voir C. COUSIN, 2012, p. 41-67. 320 Par exemple les grottes peintes de la nécropole Pian Gagliardo à Blera ou Pianmiano à Bomarzo (S. STEINGRÄBER, 1984, p. 265, n° 1 et 2), la tombe de l’Onde marine et la tombe des Sarcophages de la nécropole de la Banditaccia à Cerveteri (S. STEINGRÄBER, 1984, p. 268, n° 8 et p. 270, n° 10), la tombe Peinte à Grotte S. Stefano (S. STEINGRÄBER, 1984, p. 283, n° 29), la tombe des Hescanas à Orvieto (S. STEINGRÄBER, 1984, p. 285-286, n° 34), la tombe du Corridietro à Populonia (S. STEINGRÄBER, 1984, p. 286, n° 35), la tombe Bruschi à Tarquinia (S. STEINGRÄBER, 1984, p. 298, n° 48), etc. La tombe de la Chasse et de la Pêche (S. STEINGRÄBER, 1984, p. 299-300, n° 50) offre, quant à elle, un véritable paysage maritime, avec un plongeur qui représenterait symboliquement le passage dans l’au-delà (voir A.-M. ADAM, 1990, p. 149-150 ; A. ROUVERET, 2000-2001, p. 199) comme dans la tombe du Plongeur à Paestum. La diversité des lieux où se situent les tombes qui comportent une frise marine prouve qu’il s’agissait d’une idée couramment répandue en Étrurie. Les nombreux animaux marins (hippocampes, dauphins…) peints dans les tombes archaïques confirment l’hypothèse d’un voyage par mer pour atteindre l’au-delà : voir B. D’AGOSTINO et L. CERCHIAI, 1999 ; M. MORRIS, 2016, p. 11 et note 56. 321 Voir, entre autres, G. BERNARD, 2012. 322 Sa seule absence est la conséquence de son enlèvement par Héraclès qui le conduit à Eurysthée. Hermès s’empresse ensuite de le reconduire aux enfers. 323 Pour plus de détails sur Cerbère, voir C. COUSIN, 2007, p. 46-48. 324 Même si la dénomination d’un des démons, Charu(n), est un emprunt au grec Charon (voir I. KRAUSKOPF, 1997, p. 28 et G. COLONNA, 1997, p. 171-172), son iconographie se montre originale. On connaît par Pausanias (X, 28, 7) le démon Eurynomos à la peau bleu noir qui était assis sur une peau de vautour sur la rive infernale de l’Achéron dans la Nékyia de Polygnote à la Lesché de Delphes ; le Périégète indique qu’il « montre les dents », mais ne mentionne pas de caractéristique hybride. Le même auteur fait aussi allusion (VI, 6, 11) à un spectre noir à l’aspect terrible et vêtu d’une peau de loup qui hantait la cité de Témésa en Grande Grèce vers 460 avant J.-C. Mais là encore, il n’est pas question d’hybridité.
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L’hybridité devient alors le moyen iconographique de noter un espace de transition, qui appartient à deux mondes différents (celui des vivants et celui des morts) tout en n’étant ni l’un ni l’autre. Les démons infernaux étrusques opèrent une union entre ce qui est physiquement le propre de l’homme, c’est-à-dire se tenir debout et marcher sur deux pieds, et des éléments empruntés aux animaux qui ont un lien avec les enfers : ils appartiennent ainsi aux deux espaces et symbolisent un entre-deux-mondes. Les démons sont donc liés à la mort en tant qu’événement, et non en tant qu’état : ils incarnent le moment qui marque le passage de la vie à la mort, et leur hybridité traduit à la fois leur appartenance à cet espace liminaire et la perte d’humanité. Voyons comment s’opère l’hybridité. Comme l’a remarqué Ingrid Krauskopf325, l’hybridité des démons étrusques est particulière. En effet, ce ne sont pas des êtres mi-hommes mianimaux, comme le centaure (cheval avec un buste et une tête d’homme) ou le Minotaure (homme avec une tête de taureau), dont les deux moitiés sont clairement distinctes et identifiables, mais les deux composantes se mêlent sans qu’on puisse clairement distinguer la frontière entre les deux. La forme générale est celle d’un être humain ; cependant, à y regarder plus attentivement, on remarque des composantes animales qui concernent souvent, mais pas uniquement, tout ou partie de la tête ainsi que les membres supérieurs et parfois inférieurs. L’exemple le plus frappant de cette hybridité complexe se voit dans la représentation d’un démon-loup au médaillon d’un plat étrusque à figures noires conservé à Rome, au musée de la Villa Giulia326 (fig. 2). Le démon, debout sur ses deux pieds, est représenté en train de courir : sa position, genoux fléchis, est similaire à celle que l’on trouve pour les humains sur les représentations du VIe siècle avant J.-C. Son torse pourrait également être assimilé à celui d’un humain, mais ses épaules supportent une tête de loup, œil écarquillé et gueule ouverte laissant voir la langue. Ses ongles de pied ont été remplacés par des griffes et ses mains, par des serres d’oiseau de proie. Un pelage, indiqué par des traits blancs, le couvre entièrement, sauf les pieds et les serres327. On a donc affaire à un démon infernal dont la rapacité est soulignée à la fois par l’image du loup la gueule ouverte et les serres qui en font un animal de proie328. Sont ici 325
I. KRAUSKOPF, 1987, p. 81. Plat étrusque à figures noires, Rome, musée national de la Villa Giulia, inv. 84444, diamètre 20 cm, groupe pontique, peintre de Tityos, vers 520 avant J.-C. Ce plat provient de la tombe 177 de la nécropole de l’Osteria à Vulci. 327 Partant de cette constatation et voyant des mains à la place des serres, Jean-René Jannot (1991 b, p. 287) conclut qu’il s’agit d’un comédien revêtu d’une peau de loup. L’hypothèse n’est guère convaincante pour plusieurs raisons : les bords du costume aux poignets et aux chevilles ne sont pas représentés ; si le peintre avait figuré le pelage sur les pieds, on aurait difficilement distingué les griffes, elles aussi peintes en blanc ; par ailleurs, le sexe ne serait pas visible par-dessus le costume ; enfin la longue langue tirée n’est pas celle d’un humain. 328 Sur les animaux prédateurs, voir M. TROCHET, 2015. 326
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illustrées deux des trois grandes catégories d’hybridité que présentent les démons infernaux étrusques : l’être humain y est en effet mêlé aux volatiles (notamment des oiseaux de proie), aux canidés (chien ou loup) ou aux serpents. La catégorie la mieux représentée se caractérise par l’association de traits humains et volatiles. Ainsi, un bec de vautour est la caractéristique de Tuchulcha dans la tombe de l’Ogre II (fig. 3). La tombe 5203 conserve également sur la paroi de droite un démon à tête d’oiseau très semblable au Tuchulcha de la tombe de l’Ogre, mais aptère329. Le nez aquilin de Charun, comme dans la tombe de l’Ogre I à Tarquinia (fig. 4) ou dans la tombe François à Vulci (fig. 5), et sa prognathie, prolongée par sa barbe, constituent également une référence aux oiseaux. Ces traits sont parfois tellement accentués qu’ils donnent l’impression de se rejoindre et de constituer un bec de rapace. Ainsi, le Charun de la tombe des Anina (fig. 6) ou celui de la Tombe Bruschi (fig. 7), dont l’aspect général est celui d’un humain, s’animalisent au niveau du bas du visage330. Parfois, les pieds portent également la trace d’une caractéristique volatile : la présence d’ergots. On les identifie sur le démon de droite d’un cratère de Vulci avec le sacrifice d’Alceste pour Admète conservé au Cabinet des Médailles (De Ridder 918 ; fig. 8)331 et sur un cratère de Tuscania au musée de Trieste332 où le démon qui suit la défunte possède des pattes d’oiseau, avec des griffes et des ergots. Le démon aux serpents de la tombe des Démons bleus (fig. 1) présente aussi des pattes de vautour333. Cependant, l’allusion la plus significative aux volatiles est constituée par la présence d’ailes. Les démons infernaux ailés ont connu une longévité particulière en Étrurie, puisqu’ils sont attestés de la fin du VIIe siècle au IIe siècle avant J.-C.334. Ils ont à la fois la capacité de marcher et de voler, et les ailes marquent la légèreté de 329
Voir G. COLONNA, 1984, p. 15 et fig. 32. Sur de rares représentations, Charun n’a pas le nez crochu : elles sont recensées par F. DE RUYT, 1934, p. 145. Nous ne connaissons que très peu de noms de démons étrusques qui nous ont été livrés par des inscriptions tardives. Les autres, qui se distinguent par une multitude de variantes iconographiques, tant pour leur physique que pour leurs attributs, restent pour nous anonymes. Voir à ce propos J.-R. JANNOT, 1993 et F. SACHETTI, 2011, p. 263-264. On a parfois même l’impression que le nom qui leur est attribué est un nom générique sous lequel se cachent des êtres multiples : voir J.-R. JANNOT, 1992 et G. COLONNA, 1992. 331 Paris, BNF, Cabinet des Médailles, cratère à volutes, groupe d’Alceste, entre 350 et 340 av. J.-C. 332 Cratère en calice, Trieste, musée civique 2125 (87), de Tuscania, troisième quart du IV e siècle av. J.-C. Voir LIMC III, 1, s.v. Charu(n) (E. MAVLEEV), p. 232, n° 85. 333 Voir F. RONCALLI, 1996, p. 48. 334 I. KRAUSKOPF, 2013, p. 224. Des inscriptions attestent également la présence de ces démons infernaux à date ancienne : une offrande funéraire de la fin du VIIe siècle av. J.-C. est dédiée à Vanth et le nom de Charun apparaît sous le pied d’une coupe d’Oltos (CVA, Paris, Louvre III, 1b, t. 1, 5-8), vers 530-520, trouvée à Orvieto. Sur ces témoignages, voir G. COLONNA, 1992, p. 171. 330
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ces êtres hybrides, capables de se rendre rapidement des enfers à la surface terrestre. Deux démons infernaux sont souvent, mais pas obligatoirement, dotés d’ailes plus ou moins grandes : Charun et son acolyte féminin Vanth. Ces ailes sont reliées au corps de trois façons différentes : soit, le plus fréquemment, aux épaules soit à la tête ou encore aux chaussures, comme Hermès en Grèce. Ainsi, sur le cratère de Vulci conservé au Cabinet des médailles dont vous avons parlé (fig. 8), Charun, maillet sur l’épaule, s’approche d’Alceste à gauche. Il porte des chaussures blanches à l’arrière desquelles sont accrochées deux petites ailes335. Sur une urne en albâtre de Chiusi conservée au musée archéologique de Florence (inv. 5796)336 et sur une seconde urne du musée national de Palerme (n° 63, collection Casuccini ; fig. 9)337 sont même représentées deux grandes ailes aux épaules de Charun et deux petites sur les tempes, redoublant ainsi sa capacité et sa rapidité à voler d’un monde à l’autre. Dans la plupart des cas cependant, les ailes prennent naissance à l’arrière des épaules, comme dans la scène du sacrifice des prisonniers troyens dans la tombe François de Vulci (fig. 5) ; mais la façon dont s’opère l’hybridité n’est malheureusement jamais visible, même lorsque le démon est représenté de profil comme dans la Tombe de l’Ogre I (fig. 4) ou sur une urne de Volterra en albâtre (Musée Guarnacci, n° 400 ; fig. 10). Parfois, comme dans cette dernière urne et sur une urne de Volterra avec la défaite d’Oenomaos (fig. 11)338, un œil est figuré au milieu de l’aile. Nous verrons plus loin quelle peut en être la signification. Le deuxième type d’hybridité mêle aux traits humains des caractéristiques de canidés. L’idée de l’être humain présenté comme proie des divinités infernales a probablement contribué à imaginer la mort sous l’apparence d’un chien ou d’un loup. En Grèce, les Érinyes, déesses infernales de la vengeance, étaient fréquemment assimilées à des chiennes en chasse, notamment chez les Tragiques339. Mais les Grecs en sont restés aux images littéraires, ils n’ont jamais représenté de tels monstres. Les Étrusques, eux, ont franchi le pas. Le plus souvent, ils ont choisi le loup comme référence et n’ont pas hésité à figurer cette hybridité sur celui qui, en 335 Voir aussi l’urne de Volterra en albâtre (Musée Guarnacci, n° 400 ; fig. 10) où les ailes des chaussures, pendantes, sont au repos. 336 F. DE RUYT, 1934, n° 11 et fig. 10. 337 F. DE RUYT, 1934, n° 12 ; H. VON BRUNN et G. KÖRTE, 1916, volume III, pl. CXIX, 3. 338 De F. RUYT, 1934, n° 9 ; G. MICALI, 1810, p. 106, pl. XLIII. 339 ESCHYLE, Euménides, v. 230-231 : ἐγὼ δ’ […] δίκας / μέτειμι τόνδε φῶτα κἀκκυνηγετῶ, « je poursuivrai cet homme comme un chien à la piste ». Et la comparaison devient rapidement métaphore ; les Érinyes sont pour Oreste « les chiennes irritées de [s]a mère » (μητρὸς ἔγκοτοι κύνες, Choéphores, v. 1054), et pour Clytemnestre qui s’adresse à son fils : « songe bien aux chiennes de ta mère » (φύλαξαι μητρὸς ἐγκότους κύνας Choéphores, v. 924). Cette assimilation se trouve également chez EURIPIDE (Électre, v. 1341 : κύνας τάσδε, « voici les chiennes ») qui synthétise cette caractéristique par une épithète : αἱ κυνώπιδες θεαί, « les déesses à la face de chienne » (Électre, v.1252 ; voir Oreste, v. 260).
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tant que souverain des enfers, incarne la mort. La tombe Golini I à Orvieto, la tombe de l’Ogre II à Tarquinia et une œnochoé à figures rouges de Cerveteri (fig. 12)340 s’inscrivent dans cette tradition spécifiquement étrusque : une tête de loup est superposée à la tête humaine d’Aita (fig. 13 et 14 b). Comme l’a remarqué Ingrid Krauskopf341, le schéma iconographique est celui d’Héraclès recouvert de la peau du lion de Némée ; néanmoins, ce qui recouvre la tête d’Aita est un véritable animal, non une dépouille. En effet, l’œil est grand ouvert et brillant342, comme celui d’un animal vivant. Et sur l’œnochoé, la pupille est nettement visible. L’hybridité est ici formée par superposition : Aita est à la fois humanisé et animalisé, à la fois homme et loup, sans qu’on puisse dissocier les deux comme dans le démon-loup du plat étrusque à figures noires du musée de la Villa Giulia dont nous avons parlé ci-dessus (inv. 84444 ; fig. 2). Cette hybridité entre l’homme et le loup se retrouve sur un groupe d’urnes provenant de Volterra, Pérouse et Chiusi343 : un monstre humain avec des composantes de loup émerge d’une margelle de puits. L’hybridité s’opère selon différents degrés. Une urne de Pérouse, en terre cuite, (fig. 15)344 rappelle le schéma d’Aita dans la tombe de l’Ogre II : une tête de loup est superposée, en guise de casque, à un être humain. Le monstre, de sa main, ou plutôt de sa patte droite, saisit les cheveux d’un homme à moitié agenouillé qui essaie de le repousser de son bras gauche. De l’autre côté du puits, un homme, lui aussi agenouillé, esquisse un geste de recul. À l’arrière-plan, un troisième homme brandit une pierre. À son côté se tient un démon féminin ailé, signe d’une mort imminente. Puis un personnage masculin barbu verse le contenu d’une patère sur le monstre. Enfin, un dernier personnage lève la main gauche (en signe d’épouvante ?). Sur une autre urne de Pérouse, en travertin (fig. 16)345, la tête du monstre est devenue une simple tête de loup, comme si les deux versions étaient interchangeables. L’hybridité s’opère au niveau du lien qui enserre le cou du monstre. Le reste de son corps est humain, y compris les mains. De la main gauche, il s’appuie sur la margelle du puits, de la droite, il 340
Œnochoé à figures rouges de Cerveteri, Paris, Louvre K 471, Troisième tiers du IVe siècle av. J.-C. ; P. DEFOSSE, p. 496, pl. 8 ; M. DEL CHIARO, p. 292-293, pl. 73.1 ; LIMC IV, 1, s.v. Hades / Aita, Calu (I. KRAUSKOPF), n° 11. 341 I. KRAUSKOPF, 1992, p. 28. 342 Cette remarque est surtout valable pour la tombe de l’Ogre II, car les peintures très abîmées de la tombe Golini I et le dessin qu’en a réalisé Conestabile au XIX e siècle ne permettent pas de se prononcer. 343 P. DEFOSSE, 1972, en recense huit exemplaires. 344 Pérouse, musée national, inv. 367, des environs de Pérouse ; première moitié du IIe siècle av. J.-C. Voir P. DEFOSSE, 1972, pl. V : H. VON BRUNN et G. KÖRTE, 1916, volume III, pl. X, 5 ; LIMC VII, 1, s.v. Olta (J. G. SZILÁGYI), n° 8. 345 Pérouse, musée national, inv. 341, de San Sisto, près de Pérouse, premier quart du II e siècle av. J.-C. P. DEFOSSE, 1972, pl. IV : H. VON BRUNN et G. KÖRTE, 1916, volume III, pl. X, 6 ; LIMC VII, 1, s.v. Olta (J. G. SZILÁGYI), n° 6.
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a saisi un guerrier au poignet. Un démon féminin se tient à l’arrière-plan, grandes ailes dorsales déployées, ailettes au sommet du front, et torche dans la main droite. Un guerrier est déjà mort, face contre le sol, à gauche du puits. Sur la droite, un autre s’apprête à frapper le monstre qu’il retenait sans doute avec une corde (l’avant-bras a disparu), tandis qu’un homme tombé à terre cherche à se protéger de sa main droite. Une troisième urne, conservée au musée de Florence, mais qui provient peut-être de Chiusi, présente un monstre entièrement loup, sans caractéristique humaine (fig. 17)346. L’animal agresse le personnage agenouillé à gauche du puits. Le démon féminin ailé, torche allumée en main, se tient entre les deux à l’arrière-plan. À droite de l’animal, on retrouve le personnage barbu qui effectue une libation et un personnage agenouillé qui cherche à retenir le monstre en tirant sur sa chaîne. La scène est complétée à droite par trois hommes dont deux avec un bouclier et un glaive. La mise en série du schéma adopté pour ces urnes montre donc la parenté, voire l’assimilation, entre le loup (ou le monstre avec des caractéristiques de loup) et la mort. La troisième catégorie d’hybridité mêle traits humains et serpentins. Le serpent est l’animal chthonien par excellence. Le fait qu’il rampe l’associe étroitement à la terre, et son repère souterrain ainsi que sa morsure, souvent fatale à cause du venin, sont conséquences de son assimilation à un être infernal. Il a été considéré comme véhicule de mort dès l’Antiquité grecque347. On le trouve fréquemment sur la peinture funéraire pariétale dans différents endroits d’Étrurie348 de la fin du VIe siècle au IIe siècle avant J.-C., 346
Urne en albâtre, Florence, Musée archéologique, inv. 5781, quatrième quart du II e siècle av. J.-C. P. Voir P. DEFOSSE, 1972, pl. II : H. VON BRUNN et G. KÖRTE,, 1916, volume III, pl. IX, 4 ; LIMC VII, 1, s.v. Olta (J. G. SZILÁGYI), n° 2. Trois autres urnes figurent une scène identique, mais les reliefs sont tellement abîmés que les composantes du monstre sont méconnaissables. Sur une quatrième, conservée au musée de Volterra, inv. 350, le monstre a bien des pattes de loup, mais sa tête ressemble plutôt à celle d’un cheval (maladresse du sculpteur ?). Voir P. DEFOSSE, 1972, pl. III ; H. VON BRUNN et G. KÖRTE, 1916, volume III, pl. VIII, 1 ; LIMC VII, 1, s.v. Olta (J. G. SZILÁGYI), n° 5. Pour d’autres représentations sur la céramique ou les bronzes, voir M. A. DEL CHIARO, 1970 et E. H. RICHARDSON, 1977. 347 Les Erinyes des Tragiques sont « enlacées de serpents sans nombre » (καὶ πεπλεκτανημέναι / πυκνοῖς δράκουσιν, ESCHYLE, Choéphores, v. 1049-1050) qu’elles n’hésitent pas à brandir (EURIPIDE, Électre, v. 1256 ; Iphigénie en Tauride, v. 287). Leur corps est même serpentiforme : « leurs bras de serpents » (χειροδράκοντες, EURIPIDE, Électre, v. 1345), « à l’aspect de serpent » (δρακοντώδεις, EURIPIDE, Oreste, v. 256), et l’Erinye est même appelée « vipère d’Hadès » (Ἅιδου δράκαιναν, EURIPIDE, Iphigénie en Tauride, v. 286). 348 À Bomarzo : Grotte peinte, fin IVe siècle av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 2) ; à Cerveteri : tombe des Reliefs, fin IVe siècle av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 9) ; à Chiusi : tombe du Singe, autour de 480-470 (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 25) ; à Orvieto : tombes Golini I et II, milieu ou troisième quart du IVe siècle av. J.-C., tombe des Hescanas, fin IVe siècle av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 32, 33, 34) ; à Sarteano : tombe du Quadrige infernal, fin IVe siècle av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 2006, p. 215-218) ; à Tarquinia : tombe du Cardinal, IIIe siècle av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 54), tombe Ceisinie, seconde moitié du IVe siècle
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ainsi que sur les vases et les reliefs. C’est donc une croyance bien ancrée. D’ailleurs, à la chevelure de la reine des enfers, Perséphone (Φersipnei en étrusque), se mêlent des serpents dans la tombe de l’Ogre II (fig. 14 c). Sur le cratère de Vulci conservé au Cabinet des Médailles (De Ridder 918 ; fig. 8), le démon de droite s’approche d’Alceste et d’Admète en brandissant deux serpents qui s’enroulent autour de ses bras, comme s’ils étaient le prolongement de lui-même. Le démon Tuchulcha de la tombe de l’Ogre II (fig. 3) adopte la même attitude : le serpent enroulé autour de son bras gauche le prolonge jusqu’à l’inscription θese, nom du héros qu’il menace dans les enfers. Son bras droit n’a malheureusement pas été conservé, mais on peut supposer qu’il tenait un serpent menaçant Peirithoos dont le visage est encore visible. Les deux amis étaient en effet condamnés à rester aux enfers, assis sur les sièges ou les rochers de l’oubli, pour avoir voulu enlever Perséphone. La tombe des Démons bleus (fig. 1) présente un démon dans une pose similaire, bien qu’il soit aptère : il brandit deux serpents enroulés autour de ses bras écartés. Le Charun de la tombe de l’Ogre I (fig. 4) est particulier, car le serpent surgit de son épaule droite ; on a également l’impression que ses mèches de cheveux sont des serpents. Qui plus est, le tour de ses ailes et leur partie inférieure adoptent une ornementation avec des points et des dessins qui font penser à la peau d’un serpent. C’est encore plus flagrant pour le Tuculcha de la tombe de l’Ogre II où le serpent du bras et le pourtour de l’aile sont rendus exactement de la même façon (fig. 3)349, si bien qu’on a l’impression que le serpent est constitutif du corps du démon. La plupart du temps, l’hybridité fait appel au moins à deux ou trois composantes bestiales. Le Charun de la tombe de l’Ogre I (fig. 4) allie à la fois le serpent, les ailes et le bas du visage à l’image du bec d’un oiseau de proie. Le Tuchulcha de la tombe de l’Ogre II (fig. 3) ajoute à un corps humain un bec de rapace, des oreilles allongées semblables à celles d’un âne, des serpents et des ailes. Comme l’a montré A. Minetti350, les Charuns de la av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 56), tombe des Eizene, première moitié du IIe siècle av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 61), tombe des Olympiades, autour de 510 av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 92), tombe de l’Ogre I et II, du milieu à la fin du IV e siècle av. J.C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 92, 93), tombe de la Tapisserie, IIIe siècle av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 113), tombe du Typhon, première moitié ou milieu du IIe siècle av. J.C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 18), tombe 1999, vers 510-500 (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 141) ; à Vulci : tombe François, seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. (S. STEINGRÄBER, 1984, n° 178). Les serpents sont parfois représentés seuls, au fronton, mais le plus souvent ils se trouvent autour des bras ou dans les mains des démons infernaux. D’après K. L. HOSTETLER, 2007, il ne s’agirait pas de n’importe quel serpent, mais d’une variété spécifique, la vipère (Vipera berus berus) que les Étrusques connaissaient bien puisqu’elle vit sur les coteaux où ils construisaient leur habitat. 349 C’est particulièrement net sur la reproduction qu’en propose S. STEINGRÄBER, 2006, p. 108. 350 A. MINETTI, 2007, p. 79.
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région d’Orvieto se caractérisent souvent par un nez crochu et un menton proéminent avec des traces de barbe qui rappellent l’oiseau de proie, des oreilles allongées, deux serpents au sommet de la tête, et un croc de loup qui sort de la lèvre inférieure351. À l’oiseau de proie sont donc associées des caractéristiques relatives au serpent et au loup. On pourrait donner de nombreux exemples de ces hybridités multiples, mais il est temps de s’intéresser à leur fonction. Comme nous l’avons déjà signalé, l’hybridité des démons infernaux souligne au premier abord leur différence avec les hommes. Elle insiste sur leur statut distinct. Mais si telle était sa seule fonction, n’importe quel élément hybride aurait convenu. Pourquoi les artisans ont-ils donc spécifiquement choisi les trois grandes catégories d’hybridité que nous avons relevées ? Quelle valeur prennent-elles ? On constate que cette hybridité n’est pas due au hasard. Elle les caractérise comme des êtres appartenant à l’au-delà et insiste sur des composantes spécifiques à ce domaine, à savoir l’aspect chthonien, le passage et la rapacité. L’aspect chthonien de ces êtres hybrides est mis en évidence par la présence de serpents auprès d’eux ou sur eux. Le serpent qui se dresse de l’épaule du Charun de la tombe de l’Ogre I (fig. 4) le caractérise immédiatement comme être infernal. Cette information est vérifiée par l’épais nuage noir qui forme l’arrière-plan des personnages situés dans le loculus de la paroi du fond et sur la paroi droite. De même, dans la tombe de l’Ogre II, les serpents de la chevelure de Phersipnei (fig. 14 c) confirment sa situation souterraine et redoublent l’information donnée par le paysage : le couple infernal est assis à l’intérieur d’un antre souterrain caractérisé par la présence des rochers qui les entourent et par les traces encore visibles d’un énorme serpent qui s’enroule derrière Aita (fig. 14 a). La même information est donnée par Tuchulcha et ses serpents qui prennent aussi place parmi d’énormes rochers et se situent à l’intérieur du monde des morts (fig. 3). L’aspect souterrain des enfers est également suggéré sur les urnes hellénistiques par le démon-loup qui émerge d’un puits : il est représenté à mi-corps, moyen d’indiquer son ascension vers le monde des vivants. Sa venue était ressentie comme la mort en marche : la présence du démon féminin ailé à l’arrière-plan, ainsi que la terreur des hommes présents le suggèrent. Une inscription funéraire de Tarquinia précise d’ailleurs que le défunt « est descendu par Calu » (TLE 99 = Rix, ET, Ta 1.170) ; il serait alors l’équivalent du Thanatos grec qui vient chercher les vivants pour les 351
On retrouve ce croc chez un démon nommé Nathum par une inscription sur un miroir conservé à Berlin (Staatlichen Museen 2728 (Fr 148) ; voir LIMC VI, 1, s. v. Nathum (I. KRAUSKOPF), p. 711-712) et peut-être, d’après M. MORRIS, 2016, p. 7, sur le démon noir qui escalade un rocher dans la tombe des Démons bleus : un ergot rouge sort en effet de sa bouche qui pourrait être un croc.
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conduire dans l’Hadès352. Il faisait l’objet d’un culte au cours duquel on lui donnait comme offrande des reproductions de canidés : un petit chien en bronze provenant de Cortone porte une dédicace votive à Calu (TLE 642 = Rix, ET, 4.10). L’hybridité des démons infernaux fait également allusion à leur extrême mobilité et à leur rapidité. Le démon-loup sort des enfers, il fait irruption ici-bas pour agripper sa proie, ce qui est flagrant sur les urnes où il apparaît. Le loup, bien connu des Étrusques, faisait partie des animaux les plus effrayants de leur pays. C’est un animal porteur de mort et associé à la nuit, dont les yeux qui brillent étrangement dans l’obscurité sont le signe d’une menace353. Il est donc normal qu’il ait été assimilé aux êtres qui peuplent ténèbres infernales et qu’il incarne la mort. La tête de loup qui couvre la tête d’Aita sur l’œnochoé du Louvre (fig. 12), dans la tombe Golini I et la tombe de l’Ogre II (fig. 13 et 14 b) est assurément à interpréter en ce sens : elle fait de lui le souverain de la mort. Elle ne peut en effet être assimilée à ce que les Grecs appelaient « casque d’Hadès » pour deux raisons : la première est que le « casque d’Hadès » n’est jamais porté par le souverain infernal, mais par des héros tel Persée354 ; la seconde est que ce couvre-chef ressemble à une tête de chien, et non de loup. En Grèce, le casque d’Hadès permet de rendre invisible celui qui le porte. Telle n’est pas, semble-t-il, la valeur de la tête de loup d’Aita, car les Étrusques avaient inventé un autre moyen de figurer la notion de ténèbres et d’invisibilité : d’épaisses nuées noires, à l’arrière-plan, indiquent que les personnages se situent dans les ténèbres infernales (par exemple, dans la tombe de l’Ogre I, derrière les banqueteurs du loculus de la paroi du fond ou dans la tombe du Quadrige infernal de Sarteano, derrière la tête du démon qui conduit le quadrige sur la paroi de gauche). Or il est peu probable que deux indices iconographiques soient totalement redondants. Il faut donc chercher une autre signification. L’aspect effrayant de la tête de loup et la rapidité avec laquelle le loup attaque et emporte sa proie tend à en faire une allégorie de la mort. Le loup constituerait alors la transcription iconographique de l’idée que les Étrusques avaient de la mort : elle surgit sans qu’on s’y attende et sans qu’on puisse lui échapper. L’hybridité d’Aita serait ainsi une manière de souligner le caractère inflexible et cruel du dieu infernal, auquel aucun homme n’échappe. Cette signification est confirmée par le plat du peintre de Tityos qui présente au médaillon un démon-loup (fig. 8) et qui a été trouvé dans une tombe. Le pourtour du plat, entre le médaillon et le bord, est également décoré : il retrace l’enlèvement de Déjanire par le centaure Nessos qu’Héraclès poursuit. La représentation du démon-loup au centre du 352
Voir EURIPIDE, Alceste, vers 24-25, 45-49, 73-76. Voir I. KRAUSKOPF, 2013, p. 524 et fig. 25.17. Et aussi J. ELIOTT, 1995, p. 23. 354 Sur le casque d’invisibilité, voir C. COUSIN, 2014. 353
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plat n’est pas anodine et fait sens avec la scène qui l’entoure. Le démon représente l’irruption de la mort sur terre : c’est le moyen pour le peintre de suggérer la fin d’Héraclès. En effet, le centaure Nessos, blessé mortellement par le héros pour avoir tenté de violer Déjanire, donne à cette dernière un flacon de son sang qu’il présente comme un philtre d’amour. Il lui recommande d’en imprégner la tunique du héros et de l’en revêtir pour recouvrer son amour. Or ce philtre se révèle être un poison qui entraînera la mort d’Héraclès. À travers la représentation du monstre, le destin en marche est figuré. Tel est aussi le sens à donner aux scènes des urnes où un démonloup sort d’un puits pour s’emparer d’un homme. Les Étrusques le représentent avec des traits de canidé qui illustrent à la fois sa rapacité et le passage de la vie à la mort. D’ailleurs, les autres êtres infernaux hybrides soulignent aussi cette notion de passage. Charun et Vanth, par exemple, apparaissent au moment de la mort : dans la tombe François de Vulci, à la scène de sacrifice des prisonniers troyens, le peintre a ajouté les deux démons (fig. 5) qui attendent que le prisonnier soit tué pour l’emmener vers sa nouvelle demeure. Les démons marquent la réappropriation de l’image par les Étrusques. Encadrant le groupe formé par Achille et le prisonnier troyen assis à terre, ils mettent l’accent sur la scène d’égorgement. Ils représentent allégoriquement les portes de l’Hadès355 que l’âme de Patrocle, située à gauche de Vanth, ne peut franchir tant qu’elle n’a pas reçu les honneurs funèbres. Selon Jean-René Jannot356, Charun aurait d’ailleurs initialement eu pour fonction de garder les portes des enfers qu’il aurait eu pour mission d’ouvrir et de fermer, d’où certains de ses attributs (clefs, maillet et petits marteaux, épée) et sa place de chaque côté des portes feintes dans la tombe des Charons (fig. 18). Dans cette fonction, il est souvent associé à Vanth, chacun flanquant une porte véritable ou feinte qui symbolise l’entrée infernale. La tombe des Anina est un exemple de ces démons janitores Orci (fig. 6). Un démon féminin ailé, très semblable à Vanth, mais nommé Culsu, semble assumer la même fonction. Sa proximité avec Vanth est illustrée sur le sarcophage en albâtre d’Hasti Afunei357 : toutes deux, identifiées par des inscriptions en noir au-dessus d’elles (Rix, ET, Cl. 7.4 ; fig. 19) sont représentées ensemble et habillées de manière identique. Culsu, torche allumée sur l’épaule droite, sort de la porte infernale entrebâillée. Dans la main gauche, elle tient un objet qui pourrait être une clef et confirmerait son rôle de gardienne. Vanth, quant à elle, est debout à droite de la porte et tient une énorme clef. Toutes deux semblent regarder vers la défunte à l’extrême droite de la scène. En ouvrant la porte des enfers, 355
Voir A. ROUVERET, 2002, p. 357-358. J.-R. JANNOT, 1991 a, p. 454-460. 357 L. B. VAN DER MEER, 2004, sarcophage H76, vers 200 avant J.-C ; LIMC VIII, 1, s.v. Vanth (C. WEBER-LEHMANN), n° 6 = s. v. Culsu, n° 1. Le sarcophage provient de Chiusi, mais il est conservé au musée de Palerme, MAR 8468, collection Casuccini 24. 356
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ces démons assument le rôle de passeur : ils introduisent le défunt dans les enfers et referment derrière lui la porte, lui interdisant à tout jamais le monde des vivants. Progressivement, leur rôle s’est élargi : ils quittent les portes infernales pour aller chercher le mort sur terre. Comme dans le sacrifice des prisonniers troyens ou sur les urnes avec le démon-loup, la présence des démons indique une mort imminente. Ils attendent que l’être humain soit mort pour le guider depuis la surface terrestre sur le chemin qui le mènera jusqu’à l’intérieur des enfers. Ils le font passer du monde des vivants à celui des morts. Les ailes soulignent cette notion de passage358. Ces démons jouent, auprès du défunt, le rôle de psychopompes. Ils protègent le mort, lui indiquant les écueils à éviter, pour qu’il arrive à bon port. La mobilité du démon est indiquée par son habit, la plupart du temps une tunique courte caractéristique de ceux dont l’activité exige une certaine liberté de mouvement359. La fonction de passage serait enfin confirmée d’une part par la couleur bleue de Charun qui indiquerait la décomposition des chairs, c’est-à-dire le passage de l’être vivant au squelette et qui en ferait un être intermédiaire entre la vie et la mort ; d’autre part, par son bec de rapace qui pourrait faire allusion au vautour, rapace nécrophage360. Cette dernière caractéristique hybride permet de mettre en évidence la troisième composante spécifique des êtres infernaux : la rapacité. En effet, deux traits hybrides, le bec d’oiseau de proie et les éléments empruntés au loup, insistent sur le caractère rapace et ravisseur de la mort. Ces deux espèces sont des animaux carnassiers qui guettent leur proie et fondent sur elle une fois qu’elles l’ont repérée. La proie, quant à elle, a peu de chances, voire aucune, de leur échapper. Grâce à cette hybridité, la mort361 est présentée comme inéluctable pour l’être humain. L’iconographie étrusque de Cerbère, systématiquement doté de trois têtes362, alors que dans 358
Outre l’indication du passage de la vie à la mort, les démons peuvent revêtir un rôle purement iconographique et faciliter le passage d’une scène à l’autre, comme sur le sarcophage du Prêtre où ils constituent l’arrière-plan et forment le lien entre l’amazonomachie et le sacrifice des prisonniers troyens. Voir à ce propos, L. HAUMESSER, 2005. 359 C’est par exemple le vêtement des serviteurs ou des artisans. Voir F. SACCHETTI, 2000, p. 153. 360 D’après PAUSANIAS (X, 28, 7), dans la Nékyia de Polygnote à la Lesché de Delphes, le démon Eurynomos se situait à l’entrée du royaume infernal, juste après le passage de l’Achéron : sa fonction était de ronger les chairs des cadavres jusqu’aux os et sa peau était d’un bleu qui tire vers le noir. Un autre détail intéressant est donné par Pausanias : Eurynomos est assis sur une peau de vautour. 361 Sur l’idée de l’être vivant comme proie de la mort et des êtres infernaux, voir déjà SOPHOCLE, Oedipe à Colone, v. 1689-1691 : « qu’Hadès meurtrier fasse de moi sa proie, afin que je meure avec mon vieux père », et à propos des Kères, Oedipe Roi, v. 471-472 : « et sur ses traces courent les déesses de mort, les terribles déesses qui n’ont jamais manqué leur proie ». 362 Voir le Cerbère de la tombe des Reliefs (fig. 20) ou celui qui est représenté sur les hydries de Caeré.
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l’iconographie grecque il en possédait seulement une ou deux, va dans le même sens : la multiplication des têtes, et donc des gueules, insiste sur sa voracité, sa capacité à dévorer les morts, d’abord au sens figuré en les acceptant aux enfers, et au sens propre s’ils cherchent à en sortir. Une troisième sorte d’hybridité confirme la rapacité des êtres infernaux étrusques : l’œil grand ouvert qui est parfois dessiné sur les ailes des démons des urnes étrusques, par exemple l’urne n° 400 du Musée Guarnacci de Volterra (fig. 10) ou celle avec la défaite d’Oenomaos (fig. 11). Que symbolise-t-il ? L’œil du rapace qui voit tout et auquel rien n’échappe comme aucun humain ne peut échapper à la mort ? Ou bien l’œil du canidé, lui aussi animal de proie ? À moins qu’il s’agisse de l’œil du souverain infernal en personne, Aita, qui déjà en Grèce était supposé tout connaître et tout voir363 ? Cette dernière hypothèse n’exclut d’ailleurs pas la précédente puisque le loup entre comme composante de l’hybridité du souverain des enfers. Cet œil est également figuré sur les ailes de quelques démons des tombes peintes tarquiniennes, tel le démon à droite de la paroi d’entrée de la tombe 5512, celui sur le pilier central de la tombe 5636364, et un des démons de la tombe des Charons : d’après Laurent Haumesser365, l’inscription du démon à gauche de la porte de la paroi du fond, dont l’aile porte un œil, est à lire aχrumụṇe, c’est-à-dire « démon de l’Achéron ». Fleuve qui marque la frontière entre le monde des vivants et celui des morts, l’Achéron désigne aussi par métonymie les enfers et le souverain infernal366. L’œil sur l’aile d’Achrumune symboliserait donc l’œil d’Hadès. Ainsi, la monstruosité et l’hybridité des dieux et démons infernaux obéissent à des objectifs très précis. L’humain y est essentiellement mêlé à trois composantes bestiales : les volatiles, les canidés et les serpents, animaux en relation étroite avec la mort et les enfers. L’hybridité confirme donc iconographiquement la différence entre les humains et les êtres infernaux et souligne la frontière qui existe entre le monde terrestre et l’audelà souterrain. À travers la métaphore du loup et de l’oiseau de proie, elle insiste également sur le choc que cause l’irruption de la mort chez les vivants, sur l’engloutissement que cette mort constitue et sur la notion de 363
Cf. ESCHYLE, Euménides, 273-275 : Μέγας γὰρ Ἅιδης ἐστὶν εὔθυνος βροτῶν ἔνερθε χθονός, δελτογράφῳ δὲ πάντ’ ἐπωπᾷ φρενί. « Hadès, sous la terre, exige des humains de terribles comptes, et son âme, qui voit tout, de tout garde fidèle empreinte ». 364 Tombe 5512 : G. COLONNA, 1984, p. 12-13 et fig. 22 ; LIMC III, 1, s.v. Charu(n) (E. MAVLEEV), p. 229, n° 51 ; tombe 5636 : G. COLONNA, 1984, p. 14-15 et fig. 28 ; LIMC III, 1, s.v. Charu(n) (E. MAVLEEV), p. 226, n° 3. 365 L. HAUMESSER, 2006, p. 70-71. 366 Voir par exemple SAPPHO, fragm. 65 Voigt, v. 10 ; EURIPIDE, Antigone, v. 816 : Ἀχέροντι νυμφεύσσω, « j’épouserai l’Achéron ».
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passage entre les deux mondes. Son aspect inéluctable est cependant adouci par les démons psychopompes, souvent ailés, qui guident le défunt jusqu’à sa destination finale. Par conséquent, ces démons hybrides, loin d’être, comme on l’a longtemps affirmé, des êtres qui tourmentent le mort, aident au contraire à son intégration dans son nouveau royaume, et les éléments caractéristiques de leur hybridité mettent l’accent sur cette fonction.
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Liste des figures Fig. 1. Tombe des Démons bleus, Tarquinia, paroi droite, fin Ve siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin, d’après E. Ferrero. Fig. 2. Plat étrusque à figures noires, groupe pontique, Peintre de Tityos, Rome, musée national de la Villa Giulia, inv. 84444, vers 520 av. J.-C. Dessin de C. Cousin. Fig. 3. Tuchulcha, tombe de l’Ogre II, Tarquinia, paroi droite, dernier quart du IVe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin. Fig. 4. Charun, tombe de l’Ogre I, Tarquinia, paroi du fond, à droite, milieu ou troisième quart du IVe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin. Fig. 5. Sacrifice des prisonniers troyens, tombe François, Vulci, paroi gauche du tablinum, seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin, d’après Monumenti Inediti, VI, 1859. Fig. 6. Charun et Vanth encadrant la porte, tombe des Anina, paroi d’entrée, Tarquinia, seconde moitié du IIIe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin. Fig. 7. Charun, tombe Bruschi, pilastre, Tarquinia, fin du IIIe - IIe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin, d’après MonInst, VIII, 1866, pl. 36. Fig. 8. Cratère à volutes de Vulci avec le sacrifice d’Alceste pour Admète, Paris, BNF, Cabinet des Médailles (De Ridder 918), groupe d’Alceste, entre 350 et 340 av. J.-C. Dessin de C. Cousin. Fig. 9. Urne de Chiusi en albâtre, musée de Palerme, n° 63, collection Casuccini. Dessin de C. Cousin, d’après H. Brunn et G. Körte, III, pl. CXIX, 3. Fig. 10. Charun, urne de Volterra en albâtre, Musée Guarnacci, n° 400. Dessin de C. Cousin, d’après H. Brunn, H. et G. Körte, III, pl. III, 5. Fig. 11. Charun, urne de Volterra avec la défaite d’Oenomaos. Dessin de C. Cousin, d’après G. Micali, pl. XLIII (détail). Fig. 12. Aita et Phersipnei, œnochoé à figures rouges de Cerveteri, Louvre K 471, troisième tiers du IVe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin.
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Fig. 13. Aita et Phersipnei, tombe Golini I, Orvieto, chambre de droite, paroi gauche, milieu ou troisième quart du IVe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin, d’après G. C. Conestabile, pl. XI. Fig. 14. a. Aita et Phersipnei, tombe de l’Ogre II, paroi du fond, Tarquinia, dernier quart du IVe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin. b. Détail d’Aita. Dessin de C. Cousin, d’après le calque de L. Schulz. c. Détail de Phersipnei. Dessin de C. Cousin, d’après le calque de L. Schulz. Fig. 15. Démon-loup, urne en terre cuite, Pérouse, musée national, inv. 367, des environs de Pérouse, première moitié du IIe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin, d’après H. Brunn, H. et G. Körte, III, pl. X, 5. Fig. 16. Démon-loup, urne en travertin, Pérouse, Musée National, inv. 341, de San Sisto, près de Pérouse, premier quart du IIe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin, d’après H. Brunn, H. et G. Körte, III, pl. X, 6. Fig. 17. Démon-loup, urne en albâtre, Florence, musée archéologique, inv. 5781, provenance incertaine, peut-être Chiusi, quatrième quart du IIe siècle av. J.-C. Dessin de C. Cousin, d’après H. Brunn, H. et G. Körte, III, pl. IX, 4. Fig. 18. Charuns flanquant la porte feinte de la paroi du fond de la tombe des Charons, Tarquinia, début IIIe siècle av. J.-C. Photo de C. Cousin. Fig. 19. Culsu et Vanth sur le sarcophage en albâtre d’Hasti Afunei, provenant de Chiusi, Musée national de Palerme, MAR 8468, collection Casuccini 24. Dessin de C. Cousin. Fig. 20. Cerbère, tombe des Reliefs, Cerveteri, paroi devant le loculus central du fond. Photo de C. Cousin.
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Figures
Fig. 1. Tombe des Démons bleus, Tarquinia
Fig. 2. Plat étrusque à figures noires du Peintre de Tityos, groupe Pontique
Fig. 3. Tuchulcha, tombe de l’Ogre II, Tarquinia, paroi droite
Fig. 4. Charun, tombe de l’Ogre I, Tarquinia
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Fig. 5. Tombe François, sacrifice des prisonniers troyens, Vulci
Fig. 6. Charun et Vanth, tombe des Anina, Tarquinia
Fig. 7. Charun, tombe Bruschi, Tarquinia
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Fig. 8. Alceste et Admète encadrés par deux démons infernaux, cratère à volutes de Vulci, Cabinet des Médailles
Fig. 9. Urne de Chiusi en albâtre, Palerme n° 63 (collection Casuccini)
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Fig. 10. Urne de Volterra, Musée Guarnacci, n° 400, côté court
Fig. 11. Charun, urne de Volterra avec la défaite d’Oenomaos
Fig. 12. Aita et Phersiphnei, œnochoé étrusque à figures rouges, Paris Louvre K 471
Fig. 13. Eita et Phersipnei, tombe Golini I, Orvieto
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Fig. 14 a. Aita et Phersipnei, tombe de l’Ogre II, paroi du fond, Tarquinia
Fig. 14 b. Tombe de l’Ogre II, paroi du fond, tête d’Aita
Fig. 14 c. Tombe de l’ogre II, paroi du fond, tête de Phersipnei
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Fig. 15. Démon-loup, urne en terre cuite, Pérouse, Musée National, inv. 327
Fig. 17. Démon-loup, urne en albâtre (de Chiusi ?), Florence, inv. 5781
Fig. 16. Démon-loup, urne en travertin, Pérouse, Musée National, inv. 341
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Fig. 18. Tombe des Charons, porte du fond
Fig. 19. Culsu et Vanth, sarcophage d’Hasti Afunei
Fig. 20. Cerbère, tombe des Reliefs, Cerveteri
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Un aspect de la difformité : l’exemple des personnages d’atellanes Estelle DEBOUY Université de Poitiers Le genre de l’atellane qui fut en vogue sous Sylla est mal connu. Deux noms seulement nous sont parvenus : Pomponius et Novius (Ier s. av. J.-C.) qui ont donné à ce divertissement venu des Osques ses lettres de noblesse. De leurs pièces, il ne nous reste que des fragments transmis par la tradition grammaticale, et essentiellement par Nonius (IVe s. apr. J.-C.) qui, pour composer son dictionnaire, le De compendiosa doctrina, choisit des extraits d’auteurs pour illustrer l’emploi d’un mot ou d’une locution rare. Aucune pièce atellane ne nous est parvenue dans son intégralité : il nous reste soixante et onze titres d’atellanes écrites par Pomponius, et quarantequatre par Novius. Et pourtant jusqu’aux premiers Empereurs elles connurent un vrai succès. Ce qui a très certainement contribué à leur succès, c’est le plaisir que le spectateur avait de retrouver d’une pièce à l’autre les mêmes personnages grotesques qu’il reconnaissait dès leur entrée en scène : ce sont ces difformités comiques qui seront étudiées ici. *
Des masques grotesques Les acteurs d’atellanes jouaient masqués et, contrairement aux autres acteurs, avaient le privilège de conserver leur masque jusqu’au bout. C’est ce qu’explique Festus367 : Personata fabula quaedam Naeui inscribitur, quam putant primum actam a personatis histrionibus. Sed cum post multos annos comoedi et tragoedi personis uti coeperint, uerisimilius est eam fabulam propter inopiam comoedorum actam nouam per Atellanos, qui proprie uocantur personati368 ; quia ius est is non cogi in scaena ponere personam, quod ceteris histrionibus pati necesse est. 367
FESTUS, De uerborum significatu, 238. Persona désigne le masque de théâtre, puis le rôle attribué à ce masque, d’où le personnage.
368
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On attribue à Névius une fabula personata dont on pense qu’elle a été jouée, au départ, par des acteurs masqués. Mais comme ce n’est que de nombreuses années après que les acteurs de comédies et de tragédies se sont mis à utiliser des masques, il est plus vraisemblable que c’est en raison du manque d’acteurs de comédies que cette pièce a été rejouée par les acteurs d’atellanes que l’on appelle au sens propre masqués ; parce qu’on n’a pas le droit de les contraindre à quitter leur masque sur scène, ce que les autres histrions doivent supporter. Le propos de Festus est très clair : il oppose les acteurs de comédies et de tragédies aux Atellani, car on ne peut contraindre ces derniers à quitter leur masque. Si au départ le masque permettait de dissimuler l’identité de l’acteur et, par là-même, de le protéger de l’infamie, par la suite, quand on s’est mis à utiliser non plus des demi-masques mais des masques entiers, on peut supposer que c’est la fonction scénique du masque qui est devenue primordiale369 : il permettait de représenter toutes sortes de difformités qui définissaient chaque personnage-type.
Des personnages-types : la difformité comique On compte, au total, vingt-trois atellanes dans lesquelles apparaît un de ces personnages types dont dix-neuf où ils sont éponymes. Ces représentations, comme l’indiquent les titres des atellanes, étaient donc organisées autour d’un personnage qu’on reconnaissait dès son entrée en scène, ce qui rendait l’intrigue assez simple : il suffisait de le placer dans une situation qui fût opposée à son caractère pour l’amener dans mille aventures et susciter le rire. Ces personnages-types se caractérisaient aussi par un aspect extérieur caricatural et par la bizarrerie burlesque de leurs costumes : ils devaient porter un accoutrement ridicule, fait d’une tunique et d’un bonnet multicolores composés de lambeaux d’étoffes cousues ensemble, et on peut même supposer qu’ils arboraient à l’occasion un phallus postiche. Cette laideur caricaturale et cette bizarrerie burlesque dans le costume permettaient certes au spectateur d’identifier immédiatement tel ou tel rôle, mais révélaient aussi le naturel et les mœurs des personnages. Le choix des laideurs n’est pas arbitraire, comme va le montrer l’étude des quatre personnages traditionnels de l’atellane, Maccus, Pappus, Bucco et Dossennus.
369
Cf. P. GHIRON-BISTAGNE 1970, p. 253-282.
136
Maccus Ce nom vient du grec μακκοῶ, « être stupide ». Pour A. Ernout370, le sobriquet de ce personnage est authentiquement italique : le redoublement caractéristique de la consonne dans Maccus est la marque d’une infirmité physique, comme c’est aussi le cas dans flaccus qui signifie aux oreilles tombantes, par exemple. Maccus est donc, selon lui, l’homme aux grosses mâchoires, mala signifiant la mâchoire. Il était affligé du mal campanien : les Latins appelaient mal campanien les excroissances de chair ou verrues qui poussent sur le front ou les tempes. Cela apparaît clairement sur l’illustration 1 : il s’agit d’une tête du Ier siècle apr. J.- C. d’un artiste anonyme, probablement fabriquée en Campanie, conservée au musée du Louvre371.
Illustration 1 : Maccus (musée du Louvre)
On a une description de ce mal campanien dans les Satires d’Horace (I, V, 60-62) : [...] at illi foeda cicatrix saetosam laeui frontem turpauerat oris. Campanum in morbum, in faciem permulta iocatus
370 371
A. ERNOUT, 1925, p. 117-118. Aile Sully, premier étage, section 38, vitrine 10, Ancien fonds S 2776.
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une horrible cicatrice avait rendu la partie gauche de son visage hideuse. Après l’avoir raillé longuement sur le mal campanien, sur sa figure [...] Ce devait être un personnage particulièrement repoussant car il était aussi représenté avec un long nez busqué en forme de bec de poulet comme on le voit sur l’illustration 2.
Illustration 2 : Maccus (Metropolitan museum)
Par ailleurs, il était chauve, ce qui était chez les acteurs de mime le signe de la bêtise et la marque des dupes372. Le vers 52 de l’atellane Maccus exilé de Novius nous montre un personnage, probablement Maccus, qui apparaît comme un souffre-douleur sur lequel s’acharne le peuple373 : Verberato populus homini labeas pugnis caedere. 372 Cf. Nonius qui définit ainsi la forme verbale caluitur : caluitur dictum est frustratur : tractum a caluis mimicis, quod sint omnibus frustratui, « être chauve signifie être dupé : cela vient des [acteurs] chauves des mimes, parce qu’ils étaient, dit-on, les dupes de tout le monde » (De compendiosa doctrina. p. 10). 373 Toutes les citations et traductions des atellanes sont tirées de l’édition que j’ai présentée dans ma thèse (E. DEBOUY, 2012). La numérotation des vers suit celle de l’édition de P. Frassinetti (P. FRASSINETTI, 1967).
138
Après l’avoir battu, le peuple se mit à lui fendre les lèvres à coups de poing. On peut donc se le représenter comme une sorte de balourd maladroit qui accumule les gaffes, rustre, grossier et débauché. En proie à toutes sortes d’appétits, à commencer par le plus élémentaire, comme on le voit dans Maccus soldat où il va jusqu’à se battre parce qu’on lui a mangé sa part, il se voit souvent entraîné dans des aventures qui tournent vite à la confusion et qui finissent par le conduire à l’exil. C’est le personnage, avec Pappus, dont il nous reste le plus de fragments dont il est le héros éponyme, ce qui nous permet de comprendre comment ont été déclinées diverses intrigues mettant toutes en scène le même personnage : on a ainsi un Maccus (de Pomponius mais aussi de Novius), un Maccus et son jumeau, un Maccus soldat, Maccus entremetteur, Maccus cabaretier, Maccus exilé (Novius), et même un Maccus jeune fille (Pomponius) !
Pappus Ce nom vient du grec πάππος. Ce personnage correspond au type du vieux libidineux. Il se rapproche en cela des vieillards de la comédie nouvelle grecque et du drame satyrique car, comme eux, on l’imagine chauve, décrépit, barbu et ventru. Avare, à la recherche de sa femme ou de son argent que lui dérobent d’habiles esclaves, il est la victime toute désignée, raillé par tout le monde, joué par sa femme et dupé par les jeunes gens. On peut donc certainement identifier comme Pappus le vieux mis en scène aux vers 131-132 de l’atellane de Pomponius Le second crieur public : Ad Veneris profectust mane uetulus, uotum ut solueret ; ibi nunc operatust. Le petit vieux est parti le matin pour le temple de Vénus, afin de s’acquitter d’un vœu ; là, maintenant, il a fait un sacrifice. C’est bien sa lubricité qui nous apparaît à travers les titres des pièces où il est mis en scène : on le voit, en effet, se donner des airs de jeune premier dans La fiancée de Pappus puisqu’il est le fiancé d’une jeune femme. Et le titre de l’atellane L’hernie de Pappus semble bien être une allusion à l’hernie, fâcheuse infirmité qui interdit au vieux le jeu de Vénus. Il apparaît aussi dans d’autres pièces dont il n’est pas le héros éponyme : c’est le cas, par exemple, au vers 110 de l’atellane Les peintres de Pomponius où il est qualifié d’insignifiant : non sescunciae, « qui ne vaut pas une once et demie ». On peut supposer que ce personnage devait être mis en scène dans toutes sortes de situations propres à faire rire. 139
Bucco Il faut probablement rattacher ce nom à une étymologie italique populaire bucca, la bouche. L’Italie a d’ailleurs gardé le nom de Buffone, l’homme aux joues enflées ; dans la langue française, le mot « bouffon » vient vraisemblablement de là. Ce personnage est donc l’homme de la bouche : c’est bien d’ailleurs sa bouche, d’une taille disproportionnée, qui attire tout de suite l’attention quand on observe les représentations qui nous sont parvenues. Plusieurs statuettes de ce personnage nous sont aussi parvenues, dont notamment une statuette en terre cuite, représentant un Bucco soldat, qui a perdu ses bras et ses jambes et dont une partie du dos est mutilée. Son visage porte un demi-masque : on remarque des sourcils arqués et froncés, des yeux globuleux et un nez camus. Tous ces traits rappellent ceux sous lesquels Cicéron décrit Pison, tant du point de vue physique que moral374 : relevons d’abord la description des sourcils au ch. VI du Contre Pison : respondes altero ad frontem sublato, altero ad mentum depresso supercilio crudelitatem tibi non placere, « tu lui réponds, élevant jusqu’au front l’un de tes sourcils et rabaissant l’autre jusqu’au menton, que la cruauté ne te plaît pas » ; puis Cicéron traite Pison d’horrible goinfre au ch. XVII : Nam ille gurges atque helluo natus abdomini suo non laudi et gloriae, « car ce gouffre, ce glouton, né pour son ventre et non pour l’éloge et la gloire ». Il semble bien que les personnages d’atellanes étaient familiers aux Latins, puisque Cicéron semble penser à l’un d’entre eux quand il dresse le portrait de Pison. Les Latins ont même fait de Maccus et de Bucco des noms communs. En effet, on peut lire dans l’Apologie d’Apulée : Omnes isti quos nominaui et si qui praeterea fuerunt dolo memorandi, si cum hac una Rufini fallacia contendantur, macci prorsus et buccones uidebantur. Tous ceux que je viens de nommer, et tous ceux qui sont restés dans la mémoire à cause de leur rouerie, s’ils rivalisaient avec cette unique fourberie de Rufinus, seraient tout à fait considérés comme des Maccus et des Bucco. Ou encore dans la bouche de Nicobule, dans les Bacchides de Plaute (v. 1088) : Quicumque ubi sunt, qui fuerunt, quique futuri sunt posthac 374
Je remercie Blandine Le Callet de m’avoir suggéré ce rapprochement.
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stulti, stolidi, fatui, fungi, bardi, blenni, buccones, solus ego omnis longe antideo stultitia et moribus indoctis. Tous les sots du monde, passés, présents, ou futurs, tous les niais, les fous, les imbéciles, les crétins, les benêts, les Bucco, à moi seul je les dépasse – et de loin – en sottise et en ignorance. Par la taille démesurée de sa bouche, Bucco représenterait aussi le type même du glouton : il incarne le parasite toujours à la recherche de quelque chose à se mettre sous la dent, comme on le voit dans l’atellane Petit Bucco de Novius (v. 7) : Quod editis, nihil est ; si uultis quod cacetis, copia est. À manger, il n’y a rien ; si vous voulez de quoi chier, il y a abondance ! Il est enfin le héros des pièces Bucco adopté et L’haruspice ou le barbier du village dans laquelle l’haruspice n’est autre que Bucco. La fonction promet donc d’être tournée en dérision puisqu’elle est remplie par un tel personnage.
Dossennus Son nom indique qu’il était bossu, puisque le terme dorsum, qui signifie « le dos », se prononçait dossum. Ce personnage, si l’on en croit J.P. Cèbe375, avait de fortes ressemblances avec les démons toscans. Contrairement aux trois dupes qui l’entouraient, Maccus, Bucco et Pappus, il ne semble pas dépourvu d’ingéniosité. Il fait parade de sa science, exerce la divination dans l’atellane Philosophie, activité lucrative si l’on croit cette interjection non didici hariolari gratiis, « Je ne suis pas devin gratis ! », et fait même office de maître d’école, certes d’un genre dissolu, comme le montre l’atellane Maccus jeune fille de Pomponius (v. 71-72) : Praeteriens uidit Dossennum in ludo reuerecunditer non docentem condiscipulum, uerum scalpentem natis. En passant, il a jeté, dans la salle d’école, un coup d’œil sur Dossennus qui n’instruisait pas son élève avec respect, mais qui lui chatouillait les fesses ! 375
J.-P. CEBE, 1961, p. 38.
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Ce personnage semble très connu, puisque Horace, dans les Épîtres, II, 170-174 écrit : [...] Aspice, Plautus quo pacto partis tutetur amantis ephebi, ut patris attenti, lenonis ut insidiosi, quantus sit Dossennus edacibus in parasitis, quam non adstricto percurrat pulpita socco. Vois de quelle manière Plaute soutient le rôle d’un éphèbe amoureux, d’un père regardant, d’un proxénète perfide, quel vrai Dossennus il se montre dans les rôles de parasites gloutons, comme il parcourt les planches avec une chaussure mal attachée. Ce passage a été l’objet de nombreuses discussions mais ce qu’il faut retenir, c’est que ce personnage, chez Horace, est assimilé au parasite glouton, tout comme Bucco, lui aussi caractérisé par la gloutonnerie. Aux quatre personnages traditionnels, faut-il en ajouter un cinquième : Manducus376 ?
Manducus C’est en se fondant sur ce passage de Varron, tiré du traité sur La langue latine (VII, 95), qu’on peut vouloir faire de Manducus un personnage type de l’atellane : Apud Matium : Corpora Graiorum maerebat mandier igni dictum mandier a mandendo, unde manducari a quo in Atellanis ob obscenum uocant Manducum. Dans Matius377 on lit : « Elle éprouvait du chagrin de ce que les corps des Grecs étaient réduits par le feu. » Mandier (être mâché) vient de mandere (mâcher), d’où manducari, à partir duquel dans les atellanes on dit Manducus en raison de son obscénité. 376
Pour J.-Ch. Dumont et M.-H. Garelli, Dossennus et Manducus désignent un seul et même personnage (J.-C. DUMONT et M.-H. GARELLI, 1998, p. 174). 377 Poète latin du début du Ier siècle av. J.-C. Il est l’auteur d’une traduction en vers latins de l’Iliade. Le vers cité par Varron, qui s’intéresse ici à la forme passive archaïque du verbe mandier, décrit la pitié qu’éprouve Héra à la vue des Grecs dont les corps sont brûlés (cf. Iliade, I, 56).
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Ainsi, Varron aurait expliqué qu’à partir du verbe manducari les Latins formaient aussi Manducus pour désigner ce qui dans les atellanes se rapporte à l’obscène. Par ailleurs, il apparaît que le masque de Manducus, avec d’autres, était brandi dans les cortèges pour exciter le rire ou l’effroi comme une sorte de croque-mitaine (voir l’illustration 3).
Illustration 3 : Modèle de masque en argile représentant Manducus
C’est ce qu’explique Festus quand il étudie le nom MANDUCUS378 : Manduci effigies in pompa antiquorum inter ceteras ridiculas formidolosasque ire solebat magnis malis ac late dehiscens et ingentem sonitum dentibus faciens, de qua Plautus ait (Rudens, 535-536) : - Labrax. Quid, si aliquo ad ludos me pro manduco locem ? - Charmides. Quapropter ? - Labrax. Quia pol clare crepito dentibus. On avait coutume de porter, dans la procession des anciens, entre autres figures ridicules et effrayantes, la 378
FESTUS, De uerborum significatu, 115.
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figure de Manducus auquel on donnait de grandes mâchoires et une bouche énormément fendue, et qui faisait un grand bruit avec ses dents ; c’est au sujet de cette figure que Plaute dit (Rudens, 535-6) : - Labr. Et si je me louais dans les jeux pour faire le Manducus ? - Charm. Pourquoi ? - Labr. Parce que ça s’entend que je claque des dents. Ce masque par lequel devaient s’échapper des grincements de dents peut certes évoquer la voracité du personnage, mais n’est pas sans faire penser à la figure médiévale de l’ogre, ce dont témoignerait ce passage de Juvénal (III, 172-176) si on voit dans le masque qui est décrit une figure de Manducus : [...] ipsa dierum festorum herboso colitur si quando theatro maiestas tandemque redit ad pulpita notum exodium, cum personae pallentis hiatum in gremio formidat rusticus infans [...] Si on célèbre une fête solennelle sur un théâtre de gazon et qu’à la fin un exode connu remonte sur les planches, au moment où l’enfant de la campagne dans les bras de sa mère redoute la bouche ouverte du masque blême de l’acteur [...]. Ce personnage de Manducus incarnerait donc, dans l’atellane, cette tradition populaire, reflet des terreurs enfantines : la peur des ogres. Rabelais, dans le livre IV du Pantagruel (ch. LVII), y fait allusion : Ainsi virent devers messer Gaster, suivants un gras, jeune, puissant ventru, lequel sus un long baston bien doré portoit une statue de bois, mal taillée et lourdement peincte, telle que la descrivent Plaute, Juvenal et Pomp. Festus. A Lyon, au carnaval, on l’appelle Maschecroutte ; ils la nommoient Manduce. C’estoit une effigie monstrueuse, ridicule, hideuse, et terrible aux petits enfants, ayant les œilz plus grands que le ventre, et la teste plus grosse que tout le reste du corps, avec amples, larges et horrifiques maschoires bien endentelées, tant au dessus comme au dessous : lesquelles, avec l’engin d’une 144
petite corde cachée dedans le baston doré, l’on faisoit l’une contre l’autre terrifiquement cliqueter, comme à Metz l’on fait du dragon de sainct Clement. On peut se figurer à quoi ressemblait le Manducus décrit par Rabelais en se reportant au dessin réalisé par Gustave Doré (cf. l’illustration 4)379 :
Illustration 4 : Dessin de Manducus d'après Gustave Doré
* Peut-on pour autant penser que l’atellane et ses personnages difformes et grotesques ont survécu ? Certains, en effet, ont voulu voir dans la commedia dell’arte une survivance de l’atellane. Qu’en est-il ? Nous ne pouvons que relever des similitudes ou des analogies entre les deux. Mais il est peu vraisemblable de concevoir une continuité historique entre ces pratiques théâtrales380. En effet, l’atellane est presque entièrement perdue
379 Épreuve d’essai d’une planche hors texte destinée à illustrer les Œuvres de Rabelais par Gustave Doré, J. Bry aîné, Paris, 1854, p. 257 (BnF, département des Estampes et de la Photographie, DC-298 J, 2-FOL). 380 C’est aussi la conclusion de J.-Ch. Dumont et M.-H. Garelli qui soulignent combien il est difficile d’établir une filiation directe entre les deux genres (J.-C. DUMONT et M.-H. GARELLI,
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pour nous, puisque ces pièces ne nous ont été transmises – à peu d’exceptions près – que par les grammairiens : comment, dans ces conditions, les comédiens du milieu du XVIe siècle auraient-ils pu s’en inspirer ? Si l’hypothèse de la survivance de l’atellane dans la commedia dell’arte est séduisante, il faut bien convenir qu’elle peut difficilement être retenue.
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Figures monstrueuses nabatéenne
dans
l’iconographie
Marie-Jeanne ROCHE (UMR 7041 ARSCAN, THEMAM)
Introduction Comment une civilisation qui ne possède pas de mythes et dont les représentations divines sont traditionnellement aniconiques peut-elle produire des figures monstrueuses ? C’est à ce paradoxe que cette communication est consacrée, à travers des documents provenant de quelques grands sites nabatéens : Pétra la capitale au sud-est de la mer Morte, le temple de Khirbat aṭ-Ṭannūr dominant le wādī al-Ḥasā à la limite nord de l’ancien Édom, Wādī Ramm dans la Ḥismā jordanienne, et Hégra/Madā’in Ṣāliḥn le poste frontière nabatéen méridional381. À l’époque perse, les Nabatéens sont encore nomades et conduisent leurs caravanes d’encens et d’aromates des oasis du nord de l’Arabie vers Alexandrie et l’Égypte via le Négev et le Sinaï. Les rois nabatéens sont mentionnés à l’épique hellénistique mais c’est le Ier siècle de notre ère qui constitue l’apogée de la civilisation nabatéenne, avec le développement en particulier des sites de Pétra, Hégra ; Pétra est alors une cité de type hellénistique où l’influence alexandrine est prédominante382. En 106 Rome annexe le petit royaume qui devient la province d’Arabie et progressivement le style romain s’impose et prend un style provincial aux IIe-IIIe siècle. La diversité ethnique de la population, d’origine nabatéenne et nord-arabique, mais aussi édomite et araméenne et les influences extérieures donnent un caractère composite à l’art. Il n’y a pas de panthéon organisé, et l’on ne connaît aucun récit mythologique. Les divinités sont topiques ou personnelles, parfois d’origine stellaire, dans un contexte où l’associationnisme, un aspect bien attesté dès l’époque préislamique, est très présent dans les sanctuaires à ciel ouvert et les temples, imposants mais rares. Le grand dieu dynastique Dūsharā, dont le nom signifie « Celui du Sharā » - un massif au nord-est de Pétra - est représenté traditionnellement par un bétyle, une stèle rectangulaire aniconique, très présentes sur le site de Pétra383. À Pétra, Dūsharā est parfois associé à sa parèdre la déesse al-‘Uzzā, un aspect de la planète Vénus ; celle381
Sur l’histoire de la Nabatène, cf. G.W. BOWERSOCK, 1983. Cf. J.S. MCKENZIE, 1990, pl. 58, fig. a (« Female bust ») et fig. d (« Winged head »). 383 M.-J. ROCHE (sous presse). 382
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ci et les deux autres déesses mentionnées dans le Coran, Allāt384 et Manāt (sourate XLI, v.18-20), apparaissent sous des formes étranges, qui ne sont ni anthropomorphiques ni aniconiques et qui se démarquent complètement du modèle bétylique de Dūsharā, comme de tout modèle de type hellénistique ; à cela s’ajoute une tradition religieuse héritée de l’ancien Édom. Un répertoire de figures monstrueuses à fonctions apotropaïques, essentiellement en contexte funéraire à Hégra et à Pétra, provient de deux grands courants artistiques, le monde mésopotamien d’une part, minoritaire, et le monde hellénistique, essentiellement alexandrin d’autre part. On peut aussi préciser que l’histoire nabatéenne, telle qu’elle nous apparaît dans les sources historiques, paraît beaucoup moins sanglante que celle de ses voisins hasmonéens et hérodiens ; par ailleurs, le système judiciaire ne semble connaître ni exécution capitale ni supplice, si l’on excepte l’éventualité de la lapidation pour cause d’impiété385. Ce contexte culturel, absence de mythes et aniconisme d’une part et pratiques sociales d’autre part, paraît peu favorable à des représentations monstrueuses, par définition effrayantes.
Représentations des divinités féminines Les trois divinités féminines, Allāt, al-‘Uzzā et Manāt, sont mentionnées dans le Livre des idoles, de Hisham Ibn al-Kalbî, qui date des VIIIe-IXe siècles et rapporte des traditions remontant à l’époque des destructions de sanctuaires préislamiques386 ; on y trouve de rares mentions des représentations cultuelles des divinités, certaines connues en Nabatène. Un monument bétylique à Allāt La grande déesse arabe Allāt, ’lt, « La Déesse », est vénérée par les tribus nord-arabiques : tribus safaïtiques du Ḥarra, dans le nord-est du royaume, et tribus thamoudiques de la Ḥismā, dans le sud. Allāt n’est pas représentée dans les graffites nord-arabiques où elle est très souvent
384
On a remarqué que les deux déesses Allāt et al-‘Uzzā ne sont jamais mentionnées ensemble dans les inscriptions nabatéennes, ce qui laisse supposer qu'elles représentaient chacune un aspect de la même grande divinité arabe qui était ’Aṯtār, une forme araméenne d’Ishtart ou d’Astarté, personnification de la planète Vénus, cf. J. STARCKY, 1966, col. 10031005. 385 Cf. la mention de Flavius Josèphe à propos du ministre du roi Obodas III, Syllaios, qui refuse l’adoption de la religion judaïque pour épouser Salomé la sœur d’Hérode, au motif qu’il se ferait lapider par les siens (AJ XVI, 7, 6 [225]) ; voir mon commentaire, M.-J. ROCHE, 2016b, p. 117. 386 Cf. H. IBN AL-KALBĪ, 1969.
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invoquée387, et elle n’est pas mentionnée à Pétra. Cependant elle apparaît dans les inscriptions du Ḥaurān et dans les régions orientales de la Nabatène388 ; son interpretatio graeca est Athéna, connue par de rares représentations dans le Ḥaurān389. Au Wādī Ramm, au sud de la Jordanie, un temple lui est dédié au pied d’un massif gréseux, au pied duquel coule la source ’Ayn ash-Shallālah, qui lui est consacrée ; les ouvriers ont laissé de nombreuses dédicaces à la déesse390, et c’est là que l’on trouve le bétyle d’Allāt, le seul que l’on connaisse. L’inscription gravée à gauche est datée de l’an 121 de notre ère391, et donc du début de l’époque romaine : « Ceci est la déesse Allāt de Buṣrā [......] qu’a faite Taym’allāhī [...] serviteur du prêtre au mois de Sheba[ṭ, l’an 15 ?] ». Ce monument bétylique a défié les interprétations : J. Starcky y avait reconnu une forme humaine, avec deux bras, qu’il interprétait comme éventuellement ceux d’une parturiente392 (fig. 1) ;
387 Le nom d’Allāt est le nom divin le plus souvent invoqué en safaïtique (ex. dans A. ALJALLAD, 2015, p. 299, ’lt) ; le nom d’Allāt apparaît dans des graffites nord-arabiques, cf. S. FARES-DRAPEAU & F. ZAYADINE, 1998 ; l’inscription lue à haute voix a une valeur évocatrice plus puissante qu’un élément concret comme un dessin. 388 S. KRONE, 1992, p. 88 sqq ; sur Allath en général, cf. J. STARCKY, 1981. 389 Par exemple sur une petite plaque conservée au Louvre., Le Louvre, AO 11215 ; Inoubliable Pétra 1980, n° 68, p. 99 ; Allāt est aussi assimilée à Palmyre avec la déesse grecque Athéna, cf. H.J.W. DRIJVERS, 1976. 390 Ce petit sanctuaire a été créé autour d’un suintement sur le flanc d’une haute falaise gréseuse, dans un renfoncement, cf. R. SAVIGNAC, 1933, 1934 ; un temple est construit dans la plaine plus bas et on y a retrouvé une statue fragmentaire d’époque romaine, cf. R. SAVIGNAC & G. HORSFIELD, 1935. 391 M.-J. ROCHE, 2019, n° 116 ; le texte nabatéen est le suivant : 1) d’ ’lt ’lht’ d[y] bbṣr’2)[…] dy ‘bd tym’lhy 3) […] ’lymy ’pkl 4) by[r]ḥ šb[t šnt]… 392 J. STARCKY, 1966, col. 1002 ; J. STARCKY, 1981.
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Figure 1
J’avais proposé de voir dans les deux appendices latéraux un symbole lunaire, ou éventuellement des cornes de taureau - mais celles-ci appartiennent normalement à un dieu masculin393. En fait, pour interpréter ce relief bizarre il faut se référer au Livre des idoles (supra) ; l’idole Allāt est ainsi présentée (12, d)394 : Puis ils prirent al-Lāt. Cette idoles, érigée à Ta’if est plus récente que Manāh. C’était un bloc de pierre carré, près duquel un Juif préparait une sorte de sorbet, Le sawîq. C’est donc sous la forme d’un bloc carré, semblable à un autel, que la déesse est représentée dans le Hijāz à l’époque préislamique. On propose donc d’interpréter le relief de ‘Ayn ash-Shallālah comme un autel-bétyle sur lequel sont accumulées des offrandes ; on a en effet des parallèles sur des 393
L’interprétation masculine ou féminine d’une divinité n’est pas un phénomène isolé dans le milieu ouest-sémitique. 394 Cf. H. IBN AL-KALBI, 1969 ; le « sorbet » peut être utilisé pour des offrandes.
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reliefs provenant de Taymā’, la grande oasis du nord-ouest de l’Arabie ; ainsi un autel carré datant de l’époque perse, est décoré sur sa face d’un autel également quadrangulaire, sur lequel est placée une tête de bœuf sacrifié, l’ensemble étant présenté de face395. On trouve un autre parallèle sur la face B de la grande stèle du Louvre AO 1505, provenant également de Taymā’, où est représentée une scène de culte : le prêtre, les mains levées, s’approche d’un autel chargé d’une tête de bœuf396. Le type de représentation d’un monument cultuel chargé d’offrandes se retrouve aussi sur des monnaies de Buṣrā célébrant les Dusaria, des fêtes périodiques en l’honneur du grand dieu Dūsharā : on y voit représentée une estrade sur laquelle sont figurés trois bétyles surmontés d’objets plats, sans doute des pains déposés en offrande397. C’est donc ce type de monument cultuel qui paraît être représenté au Wādī Ramm : un autel-bétyle carré sur lequel on a accumulé des offrandes consistant en une tête de bœuf surmontée de deux objets non identifiables mais qui sont des offrandes ; une petite cavité sous les offrandes accumulées pouvait servir à faire des libations ; on retrouve ainsi des petites cupules sur des représentations de bétyles anonymes à Pétra. La bizarrerie de cette représentation divine, un autel-bétyle chargé d’offrandes, peut étonner, mais c’est la vision que le fidèle avait de sa déesse dans le sanctuaire de Buṣrā, cité dans l’inscription. La représentation d’Allāt ne transgresse donc pas ici les règles de l’aniconisme mais présente un caractère unique, centré sur le rituel398. Les stèles aux yeux d’al-‘Uzzā Al-‘Uzzā, « la Très Forte », est une autre forme de la planète Vénus, et est la grande déesse nabatéenne mentionnée ou représentée à Pétra, parfois aux côtés d’un dieu parèdre dans lequel on reconnaît Dūsharā ; ses représentations sont parmi les plus bizarres de l’iconographie nabatéenne, car la déesse est figurée sous la forme d’une stèle au visage humain stylisé399. Hisham Ibn al-Kalbî rapporte ainsi la destruction de son culte (Les idoles, 14, c) : 395 Les têtes de bœufs, symboles de sacrifice, ornent de nombreux reliefs sud-arabiques, cf. Yémen, au pays de la reine de Saba, 1997. 396 Cf. Routes d’Arabie, 2010 : la grande stèle de Taymā’, Le Louvre, AO 1505, face B, fig. 4, p. 51 ; ibid. : Le cube d’al-Hamrā’, Riyadh, Musée national, n° 1021, p. 254. 397 Un type de représentation connu par une monnaie d’Adraa, cf. Inoubliable Pétra, n° 39, p. 64. 398 Une statue divine de la déesse dans le temple au pied du massif a été retrouvée dans le sanctuaire ; il ne reste que le bas d’une figure drapée, cf. R. SAVIGNAC & G. HORSFIELD, 1935, pl. IX. 399 Pour la bibliographie sur al-‘Uzzā-Isis, cf. F. ZAYADINE, 1981, 1984, 1991 ; M.J. ROCHE, 2011 ; P. ALPASS, 2010.
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Puis ils prirent al-‘Uzzā qui est plus récente qu’al-Lāt et que Manāh. al-‘Uzzā était un démon femelle qui hantait trois acacias d’Arabie dans le vallon de Nahla (Hijāz)… Halid revint vers elle pour la détruire, il tira son sabre et se vit en face d’une femme noire, dévêtue et les cheveux défaits. L’envoyé du prophète avait montré quelque réticence à s’attaquer au « démon femelle », et son apparition avait de quoi justifier ses appréhensions : c’est une sorte de furie, nue, échevelée et noire qui apparaît, et qui n’est pas sans évoquer les figures de femmes nues dansant les cheveux dénoués que l’on voit sur des gravures rupestres des déserts d’Arabie et de Syrie400. Ce qui semble donc être une figure monstrueuse fait plutôt penser à celle d’une prêtresse, peut-être une Abyssine, dont le rôle est d’effectuer des danses rituelles et des geste apotropaïques. C’est également au Wādī Ramm, au sanctuaire rupestre de ‘Ayn ashShallālah401 que l’on trouve deux représentations de la déesse à côté d’un parèdre ; un premier couple associe al-‘Uzzā au « Maître de la Maison » (mr ’l-byt), un autre nom de Dūsharā ; la déesse y apparaît à droite sous la forme d’une « stèle aux yeux », qui est la représentation caractéristique d’al-‘Uzzā en Nabatène402. La stèle est surmontée d’un bandeau ; les yeux en forme d’étoiles suggèrent l’origine stellaire de la divinité, la planète Vénus, très brillante. Ce type de stèle aux yeux se retrouve, sous la forme d’ex-votos, dans les fouilles de Pétra ; une stèle de ce type a été trouvée au temple Nord de Pétra (« Temple aux Lions ailés ») consacré à al-‘Uzzā/Isis403 ; en effet on note aussi un symbole isiaque, la couronne de laurier décorée du basiléion404. La plus remarquable stèle aux yeux représentant al-‘Uzzā est un autre ex-voto de la déesse, trouvé également dans le temple Nord de Pétra (fig. 2).
400 L’étude des dessins rupestres safaïtiques ne permettent pas d’y reconnaître avec certitude des divinités, cf. E. LITTMANN, 1943. 401 Il consiste en quelques niches à bétyles et de nombreuses inscriptions votives en nabatéen, cf. R. SAVIGNAC, 1933, 1934. 402 Cf. J. STARCKY, 1966, col. 993-996 ; J.F. HEALEY, 2001, p. 85. 403 Très bonne reproduction dans P. BIENKOWSKI, éd., 1991, fig. 49, p. 48 S ; sur les attributs d’Isis décorant le haut de la stèle, cf. M. LINDNER, 1988 ; F. ZAYADINE, 1991 ; P. ALPASS, 2010. 404 Al-‘Uzzā est parfois assimilée à la déesse égyptienne Isis, et à l'époque romaine elle est assimilée à l’Aphrodite grecque. F. ZAYADINE, 1981, 1984.
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Figure 2
L’inscription ne donne pas le nom de la déesse mais seulement celui du dédicant : « La déesse de Ḥayyan fils de Nybat »405 ; on remarque un basiléion sur la couronne de laurier qui ceint le haut de la tête, comme sur l’autre stèle. Ce qui est remarquable, c’est le visage stylisé, avec des yeux qui étaient à l’origine incrustés de pierre semi-précieuses, peut-être de la turquoise. L’effet produit devait être encore plus saisissant devant ce regard hypnotique, qui exprime ainsi la « force » de la déesse. On note aussi la présence de la bouche, un aspect très inhabituel ; son interprétation est difficile, peut-être a-t-on voulu suggérer que la déesse puisse répondre à une prière. Le modèle iconographique des stèles aux yeux divines représentant al-‘Uzzā’ provient des stèles funéraires araméennes d’époque perse trouvées à Taymā’, au nord-ouest de l’Arabie ; certaines sont décorées, au-dessus de l’inscription funéraire, d’un visage élégamment stylisé en bas-relief, ne représentant que les yeux vides en amandes sous la ligne des sourcils qui se 405 P.C. HAMMOND, 1980 ; cette stèle remarquable a été maintes fois mentionnée et reproduite ; sur mon interprétation, cf. M.-J. ROCHE, 2011.
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terminent par le nez ; la bouche est absente406. C’est très probablement ce type de stèle qui a inspiré deux ou trois siècles plus tard, quand la signification religieuse de ces monuments funéraires était oubliée, la série des stèles aux yeux nabatéennes représentant la déesse al-’Uzzā’. Dans le cas de la stèle funéraire, c’est le regard vide qui représente le défunt, ou plutôt sa présence407, et ce motif, réinterprété sur les stèles de la déesse, évoque une force intense. Une forme allégorique de Manāt On vient de voir que l’iconographie du monde divin offre parfois des rapprochements avec celui des morts. Dans le cas de Manāt qui personnifie le Destin, un aspect fondamental de la pensée arabe ancienne, ce sont ses symboles que l’on retrouve dans le décor funéraire à Hégra. Contrairement aux autres déesses vénérées en Nabatène et qui sont représentées soit sous une forme aniconique (Allāt, al-‘Uzzā), soit sous une forme anthropomorphique (Isis), on ne connaît pas de représentation bétylique ni de représentation anthropomorphique de la déesse Manāt en Nabatène408. L’auteur du Livre des idoles mentionne son sanctuaire, très sommaire, et l’idole est une (10.a.)409. L’idole était érigée sur la côte, dans les environs de al-Mushallal, à Qudayd, entre Médine et la Mecque. Tous les Arabes la vénéraient. Les Aws, les Ḫazraǧ et tous ceux qui faisaient quelque séjour à Médine, à la Mecque ou dans les environs honoraient Manāh, lui immolaient des sacrifices et lui présentaient des offrandes. La racine du mot traduit par « idole » désigne une stèle, ici un bétyle-autel, comme dans le cas d’Allāt. Mais contrairement aux autres déesses vénérées en Nabatène et qui sont représentées soit sous une forme aniconique (Allāt, al-‘Uzzā), soit sous une forme anthropomorphique (Isis), on ne connaît pas de représentation bétylique ni de représentation anthropomorphique de la déesse Manāt en Nabatène410. C’est par des motifs d’origine hellénistique qu’elle est représentée sur une façade funéraire à Hégra, au-dessus de la porte du tombeau B15/IGN37. Le relief, unique, légèrement érodé, est particulièrement remarquable : une roue crantée à six 406
Sur ces stèles, cf. J. SCHIETTECATTE, 2010. Cf. M.-J. ROCHE, 2016a, p. 47. 408 Sur Manāt, voir en particulier F. ZAYADINE, 1997. 409 H. IBN AL-KALBÎ, 1969, p. 9. 410 Sur Manāt, v. en particulier F. ZAYADINE, 1997. 407
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rayons, symbole du Destin, est flanquée de deux griffons, animaux fabuleux munis d’un bec d’aigle, avec des ailes puissantes et un corps de lion (fig. 3) ;
Figure 3
Ils sont les gardiens des trésors, et donc des tombeaux qui sont sacrés. J. Dentzer-Feydy commente ainsi le relief, en faisant référence aux documents palmyréniens411 : Devant cette représentation de félins posant une patte avant sur une large rosette centrale à six pétales, il est difficile de ne pas penser à la représentation classique du griffon posant la patte sur la roue de Némésis, une divinité de la justice divine. Le symbole de la roue à six rayons, l’attribut de la déesse grecque de la vengeance divine, Némésis, l’interpretatio graeca de Manāt412, est représenté sous la forme de rosettes sur de nombreuses façades de tombeaux du site 413. Dans une inscription funéraire de Hégra la déesse est mentionnée avec son Qaysh c’est-à-dire sa « Mesure », son attribut comme déesse mesurant la part attribuée au défunt, c’est-à-dire sa vie mais aussi le lieu de 411
J. DENTZER-FEYDY, 2015, p. 389. Sur Némésis à Palmyre, cf. H.J.W. DRIJVERS, 1976, pl. LXVI, 2 ; à Palmyre la déesse grecque de la vengeance, Némésis, est reconnaissable à son geste, celui de se cracher sur le sein gauche, un geste d’aversion ; ses attributs sont le griffon, animal fabuleux gardien des trésors posant une patte sur la roue, symbole de la Fortuna, le destin ; elle est aussi représentée avec la Mesure, autre symbole du Destin. 413 À Hégra, des rosettes de types variés, à six rayons ornent des frises de métopes, cf. les types de rosettes dans J. DENTZER-FEYDY, 2015, vol. I, p. 366-368 ; une ou deux rosettes décorent parfois la façade d’une tombe, ex. tombes B21, E3 ; j’interprète comme des symboles de Manāt les frises de rosettes ou les motifs de rosettes isolées (à six ou à huit branches) qui décorent de nombreux tombeaux de Hégra. 412
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sa tombe dont elle garantit la pérennité414. Il faut noter que Manāt n’est pas mentionnée à Pétra, et que le motif funéraire de la rosette n’est pas normalement utilisé à Pétra415. La déesse de la végétation à Khirbat aṭ-Ṭannūr et à Pétra Au nord de Pétra, dans l’ancien Édom appelé Gobolène à l’époque romaine, les deux temples situés au sud du wādī al-Ḥasā présentent une iconographie exubérante très originale416. Alors que le temple de Khirbat aṭṬannūr est consacré au dieu édomite Qôs, un Ba‘al dieu de l’orage mentionné dans une dédicace datée de l’époque du roi Arétas IV, sa parèdre, qui n’est pas nommée, est probablement la divinité de la source ‘Ayn La‘abān située dans un vallon où un établissement agricole s’est développé près d’un temple, sur le site de l’actuel Khirbat adh-Dharīḥ417. La figure féminine qui ornait le linteau du temple de Khirbat aṭṬannūr est présentée sous la forme d’une divinité des eaux, émergeant d’un feuillage foisonnant, le visage à moitié couvert de feuilles, et la chevelure en mèches épaisses, non bouclées, comme ruisselante d’eau (fig. 4) ;
414 CIS
II, 197, l. 5 ; cf. J. STARCKY, 1966, col. 1000-1001 ; J. HEALEY, 2013, n° 1, p. 47. Une exception, « Arch Tomb », J.S. MCKENZIE, 1990, pl. 157, e. 416 Cf, la riche iconographie dans N. GLUECK, 1965. 417 R. SAVIGNAC, 1937. 415
158
Figure 4
Le motif de feuilles sur le visage évoquant une source encombrée de végétation est connu dans la sculpture d’époque romaine418 ; la figure féminine du linteau pourrait donc représenter la source de La‘abān, mentionnée dans l’inscription419. À Pétra, une tête féminine fragmentaire provenant de l’enceinte du Qasr al-Bint, porte aussi sur le visage des feuilles évoquant donc une divinité des eaux420 et sur un fragment de relief trouvé autour de la voie dallée qui conduit au temple, un buste féminin semble émerger du feuillage421. Ces figures féminines ne représentent pas de divinité nabatéenne ou gréco-romaine connue, mais pourraient évoquer des génies 418
N. GLUECK, 1965, pl. 15a-b ; le motif des feuilles sur le visage évoquant une source encombrée de végétation est connu à Pouzzoles, où les Nabatéens avaient un temple ; cf. aussi J.S. MCKENZIE et al., 2013, p. 204-206, fig. 355. 419 Cf. J.F. HEALEY, 2013, p. 47-48. 420 On ne sait pas de quelle source ou bassin il peut s’agir, mais Pétra n’était pas dépourvue de ressources en eau, grâce aux travaux hydrauliques, cf. U. BELLWALD, 2007. 421 M. LYTTELTON, T. BLAGG, 1990 ; M.-J. ROCHE, 1990, p. 391, fig. 10.
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des sources vénérées par les populations iduméennes, descendantes des Édomites. Les trois divinités d’origine arabe et la divinité locale liée aux sources présentent donc des traits bizarres, sinon monstrueux, à l’opposé des représentations aniconiques du grand dieu Dūsharā.
Les figures monstrueuses et la fonction apotropaïque De nombreuses façades funéraires à Hégra422 et quelques-unes à Pétra sont décorées de reliefs figurés dont la fonction est de protéger le tombeau lui-même ainsi que les sépultures, non seulement du pillage mais aussi de toute réutilisation. Alors que les tombes de Hégra sont de type oriental leur iconographie, bien que très sobre, fait donc appel à des motifs figurés à caractère apotropaïque ; par ailleurs à Pétra, on ne note que trois exemples de ce type de décor sur les façades funéraires423, mais des sculptures d’animaux fantastiques de type hellénistique, souvent fragmentaires, ont été trouvées au centre-ville, autour du temple Nord dédié à al-‘Uzzā. Les masques sur les façades funéraires Six des façades funéraires des tombeaux de Hégra portent des masques, que les Pères A. Jaussen et R. Savignac appellent très justement des « mascarons », à la fonction apotropaïque424 (fig. 5).
422
Hégra se distingue par les reliefs d’aigles et de vases ornant des frontons, outre trois motifs de sphinx. 423 On ne compte pas les quelques exemples de reliefs de défunts, cf. J.S. MCKENZIE, 1990. 424 A. JAUSSSEN, R. SAVIGNAC, 1909, p. 398 ; Ch. HUBER, 1891.
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Figure 5
Ces masques sont placés soit au fronton de la porte pour cinq d’entre eux, soit directement sur la surface (E8), au même emplacement où l’on a vu le relief aux Griffons. L’effet décoratif est recherché mais de plus ces figures complètent ou remplacent les malédictions, amendes ou déclaration de propriété mentionnées sur certaines inscriptions425. La figure barbue flanquée de deux rosettes (E8) et les deux têtes masculines aux yeux immenses, d’aspect mortuaires entourées de deux serpents au corps ondulé (B7, B22), ont été diversement interprétées ; il faut y voir plutôt Humbaba le monstre mésopotamien426, que Bês, le nain de l’entourage isiaque427. Les masques du type « Méduse », d’un type inhabituel, évoquent clairement la mort ; l’un, martelé, est probablement une figure de Gorgone-Méduse (B1), un autre avec une perruque courte est de type égyptisant (B11), et un troisième a une coiffure en calotte et un aspect mortuaire (B23).
425 Tombes de Hégra : B22 (masque mortuaire de type Humbaba et inscription avec malédictions) ; B7 (id. et inscription avec amende) ; B23 (masque féminin) ; B1 (id. et inscription avec amendes) ; B11 (id. et inscription avec déclaration de propriété). 426 J.S. MCKENZIE, A.T. REYES & A. SCHMIDT-COLINET, 1998. 427 I. SACHET, 2012 ; M.-J. ROCHE, 2013.
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Dans cinq de ces décors funéraires, les deux serpents accolés aux masques apparaissent comme des génies protégeant le défunt contre toute violation428 ; dans le cas des masques de type féminin, les têtes des serpents sont cachées derrière les oreilles au lieu d’apparaître comme un élément de la chevelure de la Gorgone-Méduse. Ces figures de serpents renvoient à des croyances attestées en Arabie préislamique ; les serpents ont des rapports avec les jinns, mentionnés dans les textes429, et ils jouent un rôle protecteur, comme les Pères Jaussen et Savignac le suggèrent très justement430. Contrastant avec ces six exemples sur les tombeaux de Hégra, seules trois tombes de Pétra présentent des figures sur leurs façades431. Dans le fronton de la Khaznah est représentée une figure féminine, très érodée, entourée de rinceaux ; l’iconographie de la façade funéraire est isiaque, mais le rapport avec le fronton n’est pas clair ; on peut y voir un symbole de renaissance en accord avec les mystères du culte d’Isis432. Sur le fronton du tombeau de Sextius Florentinus un buste féminin, très effacée mais reconnaissable, se présente de trois-quart vers la droite, les cheveux en mèches avec des serpents noués autour du cou, d’un style clairement hellénistique appartenant probablement au début du Ier siècle. Le masque de Méduse se retrouve sur plusieurs reliefs de Pétra ; Le triclinium aux Lions à fonction funéraire, au pied de l’escalier conduisant au Dayr, présente deux masques de Méduse sur son entablement433 (fig. 6), un motif que l’on retrouve par exemple sur des parties peu visibles de la Khaznah. Sur un fragment de panoplie trouvé dans le centre de Pétra, une belle tête de Méduse décore un bouclier ovale, dans le style pergaménien434. La face de la Gorgone est devenue un élément magico-religieux dans le baroque nabatéen.
428
Sur le rôle apotropaïque du serpent dans l’Orient ancien, cf. Z. AL-SALAMEEN, 2012. CHELHOD, 1986, p. 74. 430 A. JAUSSEN & R. SAVIGNAC, 1909, p. 398. 431 Cf. J.S. MCKENZIE, 1990, tombeau-temple de la Khaznah, B62, p. 140 sq. ; tombeau de Sextus Florentinus, B763, p. 165 sq. 432 Sur le culte d’Isis à Pétra, voir en particulier F. ZAYADINE, 1991. 433 Triclinium aux Lions, B452. 434 J.S. MCKENZIE, 1990, pl. 63, b, pl. 65, b. 429 J.
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Figure 6
Le seul exemple connu à Pétra d’un masque grimaçant de type oriental, orne la frise du tombeau aux Cuirasses de Pétra435 (B649) dans le nord-est du site ; deux figures barbues et chevelues, aux yeux globuleux, sont sculptées en bas-relief de chaque côté d’une panoplie inspirée des modèles pergaméniens436. Alors que Bês a un caractère grotesque, ce n’est pas le cas de Humbaba, qui est probablement représenté ici. Le mythe du démon oriental Humbaba présente des affinités avec celui de Méduse et a sans doute influencé le mythe de cette dernière437.
435
Tombeau aux Cuirasses, B649. MCKENZIE, 1990. 437 Ch. CLERMONT-GANNEAU, 1885. 436 J.S.
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Les animaux fantastiques La tradition des animaux fantastiques gardant les tombes est attestée à l’époque perse sur le site d’al-Kharaybah, au sud de Hégra : deux groupes de tombes rupestres sont protégés par des protomés de lions monstrueux438. À Hégra deux couples de sphinx (A6, F4) et un modèle isolé (Qasr al-Farid) décorent trois façades de tombeaux à Hégra ; leur iconographie est inspirée des modèles hellénistiques, mais dans un style plus fruste. À Pétra, de beaux reliefs d’animaux fantastiques proviennent du centre-ville439. Un relief de deux lions ailés entourant un Éros a été retrouvé dans les fouilles du temple Nord de Pétra, consacré à al-‘Uzzā, mais on ne peut dire avec certitude quelle est sa signification440 ; un autre beau relief de lion ailé441, fragmentaire, a aussi été retrouvé dans le secteur, de même qu’un sphinx en haut relief, de type hellénistique, provient aussi des fouilles du centre de Pétra442. Ces reliefs de Pétra appartiennent au répertoire hellénistique et ils se distinguent clairement des figures de sphinx des tombeaux de Hégra, qui sont placés au-dessus ou de chaque côté de la porte, qu’ils sont censés ainsi protéger ; leur rôle apotropaïque est donc évident à Hégra. À Pétra, au contraire, aucun n’a été retrouvé in situ ; ils proviennent non de tombes, mais des sanctuaires du centre-ville, aux alentours en particulier du temple Nord, dédié à al-‘Uzzā. On constate donc que les bestiaires fantastiques de Hégra et de Pétra bien qu’ayant des fonctions apotropaïques pour les tombes et les sanctuaires, diffèrent par leurs styles et leurs emplois, très différents.
Conclusion En conclusion, les traditions iconographiques, qui ont illustré cette étude sur les représentations monstrueuses en Nabatènes, sont les suivantes : Dans le cas des représentations de divinités féminines : - un aniconisme d’origine arabe fondé sur le culte et inspiré de modèles plus anciens provenant de Taymā’ (autel chargé d’offrande, stèle funéraires) ; - un motif symbolique inspiré de modèles hellénistiques (griffons et roue) ;
438
A. PARROT, 1939 ; ALULA, 2019, p. 64, haut, p. 65, haut, p. 127, bas. Sur les sculptures trouvées autour de la voie dallée, voir en particulier, P.J. PARR, 1957. 440 J.S. MCKENZIE, 1990. 441 J.S. MCKENZIE, 1990, pl. 63, a ; P.C. HAMMOND, 2003, a ainsi appelé le temple Nord, « Winged Lions Temple ». 442 J.S. MCKENZIE, 1990, pl. 63, b. 439
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- une tradition iduméenne dans le cas de la déesse de la végétation et de l’eau dans un style inspiré de reliefs romains ; Concernant les motifs apotropaïques : - une tradition orientale avec la tête du monstre babylonien Humbaba en contexte funéraire ; - une influence iconographique hellénistique qui s’exprime dans les variations du thème du masques de Méduse, le pendant hellénique de Humbaba ; - des animaux fantastiques comme le griffon et le sphinx, présents sur les monuments funéraires à Hégra, et sur des reliefs religieux à Pétra. Notre étude montre donc que les aspects dits monstrueux dans l’iconographie nabatéenne concernent essentiellement deux domaines : d’une part les représentions des déesses, d’autre part les aspects funéraires dans lesquels la déesse Manāt joue un grand rôle. Les masques de Méduse et de Humbaba ont un type inhabituel évoquant clairement la mort et renvoyant à des croyances attestées en Arabie préislamique concernant les serpents, génies protecteurs, que l’on peut rapprocher des jinns, selon les croyances traditionnelles. Ces exemples concernant les croyances en Nabatène s’ajoutent d’une part aux sources épigraphiques et textuelles, et d’autre part aux recherches archéologiques, en particulier les fouilles de la nécropole de Hégra.
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Fig. 1. Wādī Ramm, ‘Ayn ash-Shallālah, inscription et bétyle d’Allāt, (ph. M.-J. Roche). Fig. 2. Pétra, temple Nord, stèle de Ḥayyan, Musée archéologique d’Amman (ph. M.-J. Roche). Fig. 3. Hégra, tombe B17, deux griffons affrontés, une roue crantée au centre (dessin M.-J. Roche). Fig. 4. Khirbat aṭ-Ṭannūr, panneau de la déesse de la végétation, Musée archéologique d’Amman (ph. M.-J. Roche). Fig. 5. Hégra, masques sur deux frontons de tombeaux (Ch. Huber, 1885). Fig. 6. Pétra, montée du Dayr, triclinium aux Lions B452, tête de Méduse sur l’entablement à gauche (ph. M.-J. Roche).
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Fama: un mostro senza tempo Alessandro SAGGIORO Université La Sapienza de Rome 1. Fra le tante creature mostruose che popolano le mitologie di ogni tempo, Fama occupa un posto particolare. Terribile ed immenso mostro, appare repentinamente nel IV libro dell’Eneide e si ritaglia e viene ad occupare uno spazio enorme nell’immaginario epico: spazio destinato ad amplificarsi e moltiplicarsi anche in considerazione dell’evoluzione spropositata dell’azione umana del comunicare. Dalla poesia ai tabloid, dal mito ai moderni mezzi di comunicazione di massa, gli strumenti rendono tutti i messaggi sempre più diffusamente fruibili e attingibili da un pubblico via via più vasto, dotato di ogni possibile marchingegno per fruire notizie lontane. Le bocche, gli occhi e gli orecchi che innumerevoli due millenni fa balenarono dal genio creativo di Virgilio per rappresentare fisicamente il diffondersi della notizia dell’amore di Aeneas e Dido sono oggi materializzati nelle mani di ognuno di noi, non più icona fantasiosa e simbolica, ma oggetti fisicamente palpabili, tecnologicamente impeccabili, mostruosamente pervasivi ben oltre il limite cui arrivò la maestosa fantasia virgiliana. D’altra parte, l’idea stessa di monstrum e di mostruosità ha avuto un ruolo di straordinaria ampiezza nell’immaginario antico443, con tutte le connotazioni del caso rispetto alle diverse epoche storiche e ai diversi contesti. Innestato nelle vicende mitiche di dèi ed eroi o tradotto nelle dinamiche rituali di questa o quella civiltà, il «mostro» ha assolto a varie tipologie di funzioni ed è divenuto sempre più argomento di ricerca e di riflessione in ambito storico-religioso oltre che letterario e artistico. Segno evidente che l’anomalia entra nelle prospettive di riflessione sulla costruzione delle alterità, in positivo e in negativo, come modalità di elaborazione di una propria identità o come strumento di contrasto nei confronti di ciò che è sentito e rappresentato come diverso, anomalo, fuori canone, in quanto difforme, ibrido, mostruoso in relazione a diversi piani o parametri definiti socialmente e culturalmente444. Come tutto ciò che compare nell’Eneide e nell’opera virgiliana, Fama ha generato un’ampia bibliografia e riflessioni di ogni genere, con 443
Specificamente si veda: Cl. MOUSSY 1977, pp. 345-369; A. MAIURI 2012, pp. 525-547. Io stesso ho contribuito ad organizzare a Palazzo Massimo alle Terme, con P. FORTINI e G. PICCALUGA, nei giorni 29-30 marzo 2006, il convegno internazionale Il mostro e il sacro. Coordinate mitiche e rituali della difformità fra emarginazione e integrazione, con l’obiettivo di confrontare i ritrovamenti archeologici e le analisi storico-religiose. Per l’ambito degli studi «romani» sull’argomento si vedano I. BAGLIONI (dir.), 2013; Id., 2017.
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diversi approcci e sviluppi, in diversi contesti di studio445. Il mio intento consiste nel considerare Fama in quanto divinità con caratteristiche particolari, a partire dal suo essere definita quale mostro in maniera esplicita e chiara (al verso 181, v. sotto), soffermandomi poi, in particolare, sulla questione della dimensione culturale in cui si colloca e viene fatta agire. Come annuncia il titolo di questo mio breve contributo, Fama ha un rapporto speciale con il tempo, che cercherò di illustrare in relazione ad alcune specificità che emergono nel narrato virgiliano. Le divinità del politeismo antico hanno una vicenda temporale, basata su una genealogia, una nascita, una vicenda più o meno articolata che contribuisce a definirne le caratteristiche fondamentali, su cui si innesta la dimensione cultuale, la sfera di influenza, la capacità percepita di agire nel presente degli umani446. Divinità apparentemente «inventata» da Virgilio, Fama viene da lontano, parte dalla capacità e volontà umana di comunicare, di elaborare le situazioni in racconto, di storificare. E quindi va anche lontano, perché quell’esigenza umana permane, con nomi diversi e in diverse culture e civiltà. Lo stesso concetto di fama nel mondo di Roma antica ha un significato stratificato: entra nell’agone politico447, è parte della retorica e delle sue molteplici funzioni, assume valenze diverse a seconda degli approcci e delle correnti filosofiche. A partire dalla radice di fari, che già in Varrone ne moltiplicava, come vedremo a breve, le valenze e la rete di relazioni, fama è parte del dibattito storico-culturale e intellettuale in relazione a tempi della politica, della propaganda, dell'ideologia448. 2. Lo studio di Fama suscita e impone dunque due riflessioni preliminari: sull’ambivalenza fra divinità Fama e concetto di fama; e sulle caratteristiche di una divinità che identifica un concetto astratto. Anzitutto, trattandosi di una personificazione divina di qualcosa di astratto, lo studio delle sue occorrenze è reso più complesso dall’equivoco dovuto alla potenziale identificazione e sovrapposizione fra l'idea sottesa e il suo corrispondente in forma divina449. Mentre le occorrenze di Fama in quanto divinità sono in numero limitato, la nozione di fama è molto diffusa, nelle diverse accezioni di buona e cattiva fama, ovvero di notorietà e
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Si vedano, per le occorrenze latine, J. ILBERG 1890; O. WASER 1909. Fra le opere più recenti, con ampio respiro rispetto alla mitologia antica e all’immaginario da essa generato: Ph. R. HARDIE 2012; G. GUASTELLA 2017. 446 A. BRELICH 2007. 447 Cfr. ad esempio J. HEJDUK 2009, pp. 279-327. 448 J.-P. NÉRAUDAU 1993, pp. 27-34. 449 Sulla storia e le potenziali interpretazioni del concetto di personificazione divina: K. REINHARDT 1989, pp. 7-40; P. SAUZEAU 2004, pp. 93-111. Con riferimento a Fama si vedano le riflessioni metodologiche preliminari di GUASTELLA 2017, pp. 5-9.
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diceria450. Accanto alla divinità e a ciò che fama rappresenta nella vita comune e sintetizza in una parola, vi è poi un’intera pletora di declinazioni in rapporto alla radice verbale del termine, che moltiplica a dismisura le implicazioni. Nella etimologia varroniana (De lingua latina VI 7) la fama è incastonata in una rete di parole che hanno tutte implicazioni storicoreligiose: fatum e res fatales, fatidicus, dies fasti e nefasti, effata in relazione alla definizione dello spazio da parte degli augures definita come un effari, fana in relazione all’azione creativa della parola dei pontifices, profanum da cui profanatum, fabula, etc.451. Questo peso specifico rilevante sul piano religioso assume un significato ulteriore quando una delle derivazioni di fari viene elevata a rango divino. Come ha giustamente notato Maurizio Bettini, Fama ha un potere che deriva dalla dimensione sociale di ciò di cui è personificazione divina: «public speech is capable of imposing itself on, and nullifying, other potential types of speech. This is why ancient cultures marked it as similar to divine speech. It is, so to speak, the social power of public discourse -its acting as the standard of credibility and acceptability, as the consensus of community- that allows it to assume the characteristics of a religious power»452. Il peso della voce popolare può essere omen, assolvere ad una funzione sociale e politica, eventualmente anche bellica, ed essere conseguentemente codificato per farne divinità personificata453. Il gioco dialettico fra Fama e fama e fra le due diverse tipologie di significati non poteva sfuggire a Virgilio, che incastona l’episodio dell’amore proibito fra Dido e Aeneas fra due occorrenze del concetto di fama e colloca poi la dea mostruosa Fama al centro dell’episodio, facendone l’elemento scatenante della partenza di Aeneas e della fine tragica di Dido. Al verso 170, infatti, vediamo la regina che non si preoccupa del fatto che la sua buona fama possa essere trasformata dalle sue azioni, non si pone il problema di come possa apparire agli occhi del suo popolo e delle dicerie che potrebbero scaturire dalla vicenda amorosa che sta per intraprendere: Ille dies primus leti primusque malorum causa fuit; neque enim specie famave movetur nec iam furtivum Dido meditatur amorem: coniugium vocat, hoc praetexit nomine culpam.
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Sulla necessità di storicizzare i concetti in relazione alle diverse epoche storiche si vedano le riflessioni di G. GUASTELLA 2011, pp. 35-74, in part. p. 36: «versante della rinomanza» e «versante della diceria». Sulla varietà semantica di fama nelle traduzioni moderne: A. SYSON 2013, p. 29. 451 Su fari e la rete di significati già in Varrone: M. BETTINI 2002, pp. 33-78 (poi ripreso nell’articolo di cui alla nota successiva). 452 M. BETTINI 2008, pp. 357-358. 453 Cfr. A. SAGGIORO 2007, pp. 155-164.
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Quello fu il primo giorno di morte, e la prima causa di sventure. Didone non si preoccupa di apparenze o di fama, ormai non medita un amore furtivo: lo chiama connubio; vela con questo nome la colpa.454 È questa, appunto, la buona fama, quella che al verso 323 sarà evocata come fama prior, la fama di prima, che c’era e che non c’è più. Dunque, le occorrenze del concetto incorniciano l’apparizione di Fama come personaggio: se qui l’intreccio fra le due realtà è funzionale alla costruzione del racconto, quasi a tratteggiare un confine all’interno del quale collocare la personificazione divina in relazione alla sua potenziale sovrapponibilità con un concetto diffuso, la fama come tema letterario non ha sempre e necessariamente questo tipo di intersezione con la divinità Fama. In secondo luogo, si deve riflettere sulla presunta debolezza o ininfluenza delle divinità che risultano quali trasfigurazioni e personificazioni di concetti astratti. L’assenza di un nome proprio, basato su una tradizione prolungata e stratificata, può apparire come segno di uno statuto minore, quasi fosse un’assenza di carattere o di una forza propria, maturata attraverso una tradizione prolungata e un’affermazione diffusa. Ma se un nome proprio può indicare una potenza e un carattere precipui, la corrispondenza fra nome proprio e concetto rappresentato vuole indicare una chiara demarcazione della sfera di influenza. Questa immedesimazione rappresenta una certezza nella delimitazione della sfera in cui la divinità è attiva ed agisce, che costituisce il potere di quella divinità, la sua peculiare e speciale forma di esplicitazione. Quintiliano ricorda che in Virgilio Fama è il risultato di una fictio, al pari di altri esseri divini inventati dai poeti per le loro esigenze letterarie o di messa in scena: Sed formas quoque fingimus saepe, ut Famam Vergilius, ut Voluptatem ac Virtutem, quem ad modum a Xenophonte traditur, Prodicus, ut Mortem ac Vitam, quas contendentes in satura tradit, Ennius Spesso tuttavia inventiamo anche figure che non esistono, come fanno Virgilio con la Fama, Prodico con il Piacere e la Virtù (secondo la versione tramandata da Senofonte), Ennio con la Morte e la Vita che sono protagonisti di un contrasto all’interno di una satira455. 454
Verg., Aen., IV 169-173. Qui e altrove nel testo affianco il latino con la traduzione di L. CANALI, in Virgilio, Eneide, Volume II (Libri III-IV), a cura di E. PARATORE, Milano Fondazione Lorenzo Valla / Mondadori, 1978. 455 Quint., Inst. or., 9, 2, 36: trad. di S. BETA in Quintiliano, Istituzione oratoria, Milano, Mondadori, 1997.
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L’identificazione dei paralleli in Prodico di Ceo, con riferimento a Voluptas e Virtus, e Ennio, con Mors e Vita in lotta tra loro mette in gioco concetti di dimensioni e prospettive diverse, ma posti sullo stesso piano, con le stesse forze e debolezze. Mentre Fama è idea positiva e negativa, che risolve in sé sola la coppia di opposti, Voluptas e Virtus, Mors e Vita rappresentano modalità dialettiche in contrapposizione fra loro, in una contesa che ne costruisce le rispettive caratteristiche e funzionalità. 3. Il fatto che sia una fictio non ne riduce la rilevanza, tanto nell’opera di Virgilio, quanto nelle occorrenze che ne conseguiranno. Se la presenza di una dea Pheme in Grecia, con scaturigine da analoga radice, era risalente all’epica più remota, questa materializzazione di un mostro alato con fattezze particolari è originale. Già citata in Esiodo come dea fuori del normale, ma tuttavia priva di una connotazione fisica456, Fama riprende alcune fattezze della Eris omerica: nella personificazione divina della discordia, infatti, erano già in nuce le caratteristiche fisiche di avere dimensioni ridotte all’inizio e di crescere poi fino a toccare con la testa il cielo mentre i piedi restavano a terra457; la molteplicità di lingue e occhi era invece un attributo di Typhon in Esiodo458. Dunque Virgilio riprende dei tratti che ricavava da una lunga tradizione, ma per primo fornisce a Fama una forma propria459. La descrizione è stata celebrata da tante rappresentazioni figurative che hanno tentato di materializzare visivamente il monstrum horrendum ingens460 virgiliano. I momenti descrittivi formali sono molto famosi, ma li riprendo ai fini di questa analisi: Extemplo Libyae magnas it Fama per urbes, Fama, malum qua non aliud velocius ullum: mobilitate viget virisque adquirit eundo, parva metu primo, mox sese attollit in auras ingrediturque solo et caput inter nubila condit. Subito va la Fama per le grandi città della Libia, 456
Hes., Herg., 794. Si veda M. DETIENNE 1982, pp. 71-80. Hom., Il., IV 442-443. 458 Hes., Theog., 820-835. 459 G. GUASTELLA 2017, pp. 167-168. Ha particolare rilievo nella rivalutazione di Fama nella storia degli studi classici A.-M. TUPET 1981, pp. 81-91; Ead., 1985, p. 462. Alla valorizzazione di Fama come monstrum speciale si è rivolta S. CLÉMENT 2000, pp. 309328. 460 Verg., Aen., IV 181. G. GUASTELLA 2017, dal cap. 8 in poi, per un’analisi dell’iconografia di Fama che si intreccia con quella della gloria, della vana gloria etc. in un’eredità complessa dell’antico nelle epoche successive. 457
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la Fama, fulminea fra tutti i mali; possiede vigore di movimento, e acquista forze con l’andare; dapprima piccola e timorosa; poi si solleva nell’aria, e avanza sul suolo, e cela il capo tra le nubi.461 Questa prima sequenza ai versi 174-175 insiste sul movimento e sulla potenza ad esso collegata e corrisponde formalmente alla diffusione delle notizie, al loro essere capaci di acquisire forza con il movimento, nel duplice senso che si moltiplica la loro portata in quanto verità o in quanto falsità, in quanto pettegolezzo o in quanto calunnia. Fama è un malum, e fra i mali è la più veloce a colpire. Le dimensioni sono terrestri ed aeree, e il suo incedere è di dimensioni spropositate e maestose. Accanto a questa idea della lievitazione della potenza e dell’elevazione verso l’alto, a unire le dimensioni separate della terra e del cielo vi è una descrizione altrettanto mostruosa delle sue fattezze fisiche: Illam Terra parens ira inritata deorum extremam, ut perhibent, Coeo Enceladoque sororem progenuit pedibus celerem et pernicibus alis, monstrum horrendum, ingens, cui quot sunt corpore plumae, tot vigiles oculi subter (mirabile dictu), tot linguae, totidem ora sonant, tot subrigit auris. La Terra madre, incitata dall’ira contro gli dèi, la generò, dicono, ultima sorella a Ceo e a Encelado, veloce di passi e d’infaticabili ali, mostro orrendo, immane; di quante piume riveste il corpo, sotto ha tanti vigili occhi – mirabile a dirsi -, tante lingue e altrettante bocche risuonano e orecchi protende.462 Si tratta di versi molto significativi, perché al tempo stesso fortemente evocativi ma difficilmente rappresentabili in forma figurativa. Le piume del corpo, infatti, indicano una numerosità infinita, incalcolabile, a rappresentare la modalità spropositata di quantificare un fenomeno, tipica della narrativa mitologica. Il corrispondente numero di occhi, di orecchi, di bocche moltiplica a dismisura, in una dismisura incommensurabile, le dimensioni del mostro. Come ha sottolineato Séverine Clément, lo scopo di Virgilio è «de représenter par le langage ce monstre dont il a avant tout voulu faire un monstre de langage»463. Questa mostruosità del linguaggio 461
Verg., Aen., IV 174-177. Verg., Aen., IV 178-183. 463 S. CLÉMENT 2000, p. 310. 462
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passa attraverso la fisicità degli organi di comunicazione, che rappresentano lo spazio figurato della trasmissione, visione, ricezione dell’evento. Le stesse piume sembrano individuare la dimensione tangibile, quasi tattile, di questa pervasività mirabilis. 4. Questa mostruosità trova origine, sì, dall’incontro fra Aeneas e Dido, ma è quest’ultima ad apparire come la responsabile di un’epifania divina e mostruosa senza precedenti. La regina, infatti, compie una triplice hybris, che la condurrà inesorabilmente alla fine: a) La prima è contro Fama stessa, che ella disprezza e ignora, secondo uno schema di normale tracotanza umana nei confronti del divino. In questo caso, l’atto di hybris è tale da suscitare addirittura una dea che non c’è, che si forma in quel momento in una teogonia spettacolare, per sottolineare l’errore umano e rintuzzare l’uscita dal giusto limite464. Dido disprezza la sua buona fama e da questo atto scaturisce una divinità mostruosa che prima non esisteva, non aveva fattezze fisiche, forma certa, immagine: l’esito è soverchiante rispetto alle dimensioni umane, che ne saranno annichilite. b) La seconda è contro il buon costume o contro quello che è rappresentato come il corretto comportamento femminile, è atto contro la pudicitia, dissimulato dal tentativo di trasformare la relazione in coniugium465: la condizione mitica dell’evento è evidente, poiché l’unione diviene una presunta fusione matrimoniale pur in assenza dei rituali a ciò preposti, e anche la responsabilità di questa accelerazione viene attribuita a Dido. D’altra parte, il modello della matrona romana implicava di necessità una pudicitia, appunto, cui la regina non si riferisce se non nel momento in cui Aeneas la tradisce con la partenza: allora Dido rivendicherà l’aver perso il pudor (v. 321) e la fama prior (v. 322), stavolta più nello specchio di un modello matronale romano466, basato sul comportamento irreprensibile467 e sull’assenza totale di qualsiasi fabula che possa intaccare il decoro della donna onesta468. c) Infine, il terzo livello di hybris è anch’esso squisitamente mitico, giacché quel coniugium rischia di fermare il percorso di Aeneas. Come ha notato Hardie nel commentare il verso 171 (‘nec iam furtivom Dido 464
Sul tema della hybris: A. BRELICH, 2010. Verg., Aen., IV 171-172. 466 Il tema ha un’ampia bibliografia: si veda da ultimo F. LAMBERTI 2014, pp. 61-84. 467 Per la pudicitia: Sen., Consolatio ad Helviam matrem, 16, 3: Non te maximum saeculi malum, inpudicitia, in numerum plurium adduxit … unicum tibi ornamentum, pulcherrima et nulli obnoxia aetati forma, maximum decus visa est pudicitia. 468 Per l’obiettivo di preservare la pudicitia anche evitando di far parlare di sé: Sen. rh., Controversiae 2,7,9: unus pudicitiae fructus est pudicam credi, et aduersus omnes inlecebras atque omnia delenimenta muliebribus ingeniis est ueluti solum firmamentum in nullam incidisse fabulam. 465
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meditatur amorem’), «Dido herself is responsible for making the affair public, but at the same time she is attempting to shift it from one register to another, from the irregular liaison of the elegist to the dynastic marriage proper to a historical epic»469. Quella direzione presa dal mito è tutt’altro che un’epica storica, perché rappresenta una sovversione irrealizzabile del mito, che deve essere interdetta dagli eventi e sospesa in maniera definitiva, proprio perché è necessario che l’eroe troiano, come è ovvio, raggiunga la Saturnia tellus per dare luogo al primo atto della prototipica fondazione di Roma470. A contrastare l’opposizione di Dido ai fata interviene lo scontro con quella materializzazione appunto mostruosa che è Fama. La hybris di Dido è tale da richiedere un intervento senza precedenti di una nuovissima e crudelissima divinità mostruosa: il dispositivo mitico diviene dispositivo letterario, atto di nascita divina, creazione originale virgiliana471. A fronte di questa novità, il motivo mitico della fama divenuta Fama viene elaborato secondo canoni di straordinaria pregnanza. Mi soffermo qui sulla dimensione del rapporto con il tempo, rispetto al quale si costruisce su più livelli l’eccezionalità di questa dea472. La parallela e successiva elaborazione di Fama da parte di Ovidio come divinità dello spazio non è qui presa in considerazione per i limiti che mi sono proposto: e tuttavia è importante rimarcare una disposizione dialettica fra le due grandi creazioni mitopoietiche coeve473: tempo e spazio sono le due grandi coordinate contestuali in cui si può realizzare un’analisi formale del mito. Virgilio e Ovidio le hanno sfruttate in maniera quasi speculare per costruire le rispettive visioni mitologiche in relazione ai tempi e all’epoca che vivevano.
469
Ph. R. HARDIE 2012, p. 86. Ancora una volta: sull’indirizzo di Aeneas verso i suoi fata la bibliografia è molto ampia. Mi limito a ricordare una mia riflessione in rapporto all’incontro con il personaggio fatidico della Sibylla cumana e, in particolare, all’indirizzo dell’eroe verso la direzione dettata dal narrato mitico: A. SAGGIORO 1996, pp. 481-490. Cfr. Ph. R. HARDIE 2012, p. 104: «This gigantic creature's assault on the heavens does not threaten the divine order; instead the message that finally reaches the ears of Jupiter recalls him to an awareness of the need to further his own plan for the future of Aeneas and his people». 471 Mi trovo quindi in dissenso con alcune delle conclusioni di S. CLÉMENT 2000, in particolare (p. 325) quando ritiene che Virgilio opponga alla storia difforme di Fama l’autenticità della sua storia. La studiosa individua molto correttamente il fatto che qui si rappresenti la possibilità di «un arrêt de l’epos», ma l’uso che Virgilio fa di Fama va nel senso di risolvere il rischio di questa interruzione, non di una contrapposizione rispetto al personaggio che egli stesso ha creato per far scorrere il mito nella direzione prevista e strutturata fin dall’inizio in maniera univoca. 472 Rispetto alla caratteristica della velocità si veda G. GUASTELLA 2017, per Pheme: p. 62; per Fama: pp. 171-174. 473 Ov., Met., XII 39-63. Cfr. L. BRAUN 1991, pp. 116-119; Ph. R. HARDIE 2012, pp. 150174. 470
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5. Fama è una divinità mostruosa in forma di uccello: Nocte volat caeli medio terraeque per umbram stridens, nec dulci declinat lumina somno; luce sedet custos aut summi culmine tecti turribus aut altis, et magnas territat urbes, tam ficti pravique tenax quam nuntia veri. Di notte vola tra il cielo e la terra nell’ombra, stridendo, e non chiude gli occhi al dolce sonno; di giorno siede spiando sul culmine d’un tetto, o su alte torri, e sgomenta grandi città, tenace messaggera tanto del falso e malvagio, quanto del vero474. Il significato simbolico dei volatili è stratificato. Protagonisti di un’infinità di racconti mitici nelle più diverse culture, colpiscono l’immaginario per lo spazio che occupano, intermedio fra terra e cielo. L’atto del volo e lo strumento fisico che lo permette, l’apparato alare, vengono traslati dagli animali che ne dispongono per natura, gli uccelli, a dèi ed eroi e altre tipologie di creature mitiche, che ne fanno uso in relazione alle rispettive funzioni e vicende. Qui voglio però sottolineare la valenza temporale di questo strano tipo di uccello divino e mostruoso che è Fama: Virgilio evoca l’antichità genealogica di Fama, in relazione a Tellus, cui è attribuito il ruolo di madre della dea. Ha come sorelle Coeus e Enceladus, generazione antichissima di esseri mostruosi, cui Virgilio la aggiunge come ultima nata, esprimendo al massimo la sua possenza creativa capace di intervenire su miti divini remoti, da lui resi ancora elastici e quindi riplasmabili in funzione dei suoi obiettivi. Al di là di questo aspetto, il suo essere uccello la colloca in una dimensione temporale remota, risalente agli strati più profondi della dimensione sacra delle origini dove gli animali – e fra questi in particolare i volatili – servono a produrre la vicenda mitica in uno stadio ancora fortemente indeterminato475. In questa temporalità senza tempo, il mito stesso è vox populi e Fama, materializzazione divina e mostruosa della parola, impersona questo ruolo per eccellenza. Così come la dea personifica la parola popolare, il pettegolezzo, la diceria, il riferimento a eventi non noti o non completamente formati che per un processo progressivo si allargano a dismisura, a sua volta, come protagonista mitico, essa si colloca in una dimensione originaria 474 475
Verg., Aen., IV 184-188. Cfr. B. ZANNINI QUIRINI 1987.
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ancora in divenire. Questo ragionamento porrebbe notevoli difficoltà se il racconto virgiliano consistesse in una narrazione di fatti storici e se volessimo indulgere a pensare all’idea di diffusione di una fama come atto umano, riferito al concetto e alle dinamiche sociali che lo connotano: viceversa, la qualità mitica della narrazione giustifica appieno il ricorso a strumenti mitopoietici originali e innovativi, di efficacia immediata, anche se in una eredità e riformulazione di strumenti che vengono da lontano nel tempo. Gli uccelli erano esseri che intervenivano nelle vicende mitiche già nelle generazioni antecedenti lo stesso costituirsi teogonico del pantheon; similmente, Fama è legata a Tellus, da cui origina, e unisce fisicamente terra e cielo, creando una condizione generale strutturalmente precosmica. La sua fisicità rappresenta una fase antecedente rispetto alla stessa istituzione e fondazione della distinzione cosmologica fra cielo e terra e il conseguente ordinato scorrere del tempo. 6. Un secondo aspetto da sottolineare e considerare è l’inquantificabilità e indeterminatezza della mostruosità fisica di Fama. Gli attributi sono di una numerosità incalcolabile, quante sono le piume di un corpo di cui non viene data una misura, se non con la quantificazione ingens che dà il senso di una dimensione incalcolabile, proiettata all’eccesso senza limite. In questa indeterminatezza, è invece individuata una corrispondenza esatta nella sequenza quot... tot... tot...: tanti occhi, tante bocche, tante lingue, tante orecchie. Ciò sta ad indicare la capacità di vedere tutto, sentire tutto, e ripetere tutto, con un effetto moltiplicatore all’infinito. La prima caratteristica temporale che abbiamo individuato faceva riferimento all’antichità, questa seconda occupa il tempo in maniera continuativa, proiettandosi nel futuro apparentemente senza limiti: non c’è evento o incidente o particolare che possa sfuggire a un meccanismo di continua azione, che si cheta di giorno ma si riaccende di notte, e di giorno registra vigile ciò che di notte contribuisce incessantemente a diffondere e perpetuare. Se il suo essere uccello primordiale la colloca prima del tempo, la sua propensione nell’attualità degli uomini, nel presente, la rende pervasiva rispetto a una dimensione temporale che dura, capace come è di agire in maniera illimitata e perenne. A mala pena le rappresentazioni figurative successive cercano di rendere gli occhi, le bocche, le orecchie, ma nessuna immagine, in cui Fama compare più o meno personificata, più o meno antropomorfa o teriomorfa, è in grado di rendere questa capacità di invadere e pervadere illimitatamente il tempo e lo spazio. 7. In terzo luogo, Fama è dotata di una rapidità puntuativa eccezionale. Anche in questo caso si può individuare un contrasto e un’interrelazione con le due caratteristiche temporali appena individuate. 180
Fama arriva repentina, colpisce rapida, coglie nel segno infallibilmente. Tanta è la velocità con cui Fama è posta in atto ad animare l’intreccio della vicenda mitica, quanto può essere rapida la corrispondente dinamica comunicativa per come emerge nel vissuto quotidiano, come parte del reale. Il suo cantare facta atque infecta la colloca a cavallo fra l’evento che si è verificato e quello che è solo narrato, fra il vero e il falso, il certo e l’incerto, il divenuto e il divenire, lo storico e l’astorico. La sua efficacia improvvisa viene meno quando la notizia si consolida e perde l’ambigua collocazione in questo limbo informativo e assume criteri di verità certa o, per dirla altrimenti, l’evento si sposta dalla dimensione della temporalità mitica e assurge a quella di temporalità storica. Lo spostamento mitico di Aeneas dalla terra d’Africa comporta il suo avvio verso il destino di fondazione che gli compete: così Fama contribuisce ad innescare il prosieguo della vicenda dell’eroe, a interrompere la fallace e irrealizzabile prospettiva fondativa ‘africana’ cui egli si era dedicato in conseguenza dell’incontro con Dido. Fama, una volta compiuta questa azione, insieme a altri fattori del mito è destinata a sparire. 8. In questa disposizione particolare nel tempo, Fama è latrice di messaggi disparati, ma l’azione assolve ad una funzione univoca. Torniamo ai versi virgiliani: Haec tum multiplici populos sermone replebat gaudens, et pariter facta atque infecta canebat: venisse Aenean Troiano sanguine cretum, cui se pulchra viro dignetur iungere Dido; nunc hiemem inter se luxu, quam longa, fovere regnorum immemores turpique cupidine captos. haec passim dea foeda virum diffundit in ora. protinus ad regem cursus detorquet Iarban incenditque animum dictis atque aggerat iras. Allora esultante riempiva di molti discorsi le genti e annunziava ugualmente il reale e il fittizio: era giunto Enea, nato da sangue troiano, a cui la bella Didone non disdegnava di unirsi; ora passavano tutto l’inverno in reciproche mollezze, immemori dei loro regni, presi da turpe passione. Questo la malvagia dea spargeva sulla bocca degli uomini. Subito rivolge il cammino verso il re Iarba, e gli accende l’animo con parole e ne stimola l’ira476 476
Verg., Aen., IV 189-197.
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L’azione comunicativa è assimilata ad un replere, un riempire gli umani di chiacchiere che divengono sermones, in cui la parola è cantata per essere distribuita e resa pubblica. In questo canto si intersecano il vero e il falso, ciò che è in effetti avvenuto e ciò che non è avvenuto o potrebbe avvenire. Vero è che Dido e Aeneas si uniscono, non vero e non verosimile è che rimangano definitivamente immemores delle responsabilità di ciascuno di loro. Nel seguito del libro IV l’epilogo mostrerà entrambi alle prese con la memoria dei rispettivi obblighi, in cui il coniugium diviene passo passo opzione inavverabile e sospesa, con l’esito ben noto. Mentre l'eroe prepara la partenza, la regina intuisce (praesensit, v. 296) quanto sta avvenendo, ma è Fama a darle conferma: ...Eadem impia Fama furenti detulit, armari classem cursumque parari ...La stessa empia Fama riporta alla furente che armavano la flotta, pronti a partire477 Fama rende Dido furens riferendo la notizia concreta, facendo conoscere il vero e non quello che la regina vorrebbe fosse falso, ossia i fatti come stanno e quello che sta per accadere: Aeneas prenderà presto il largo, immemore stavolta non del regno e del destino che lo attende, ma delle premesse dell’episodio amoroso che si appresta a concludere478. La stessa caratteristica nel segno del furor si trasmette però a Fama stessa, quando Dido compie il gesto estremo di suicidarsi e il sentimento si ritrasmette dalla regina alla comunità tutta: ... It clamor ad alta atria; concussam bacchatur Fama per urbem. Lamentis gemituque et femineo ululatu tecta fremunt, resonat magnis plangoribus aether, non aliter quam si immissis ruat hostibus omnis Karthago aut antiqua Tyros flammaeque furentes culmina perque hominum volvantur perque deorum. ... Vanno le grida negli alti atrii; imperversa la Fama per la città sgomenta. Le case fremono di lamenti, di gemiti, di urla femminee; il cielo risuona d’un grande pianto. 477 478
Verg., Aen., IV 298-299. Mostra attenzione a questo passo A. SYSON 2013, p. 35.
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Come se, penetrati i nemici, precipiti tutta Cartagine o l’antica Tiro, e fiamme furenti si propaghino per i tetti degli uomini e i templi degli dei479. Fama si agita e dimena fuori controllo come una baccante e scatena un sentimento di panico e timore nella comunità tutta, perché l’epilogo della vicenda terrena di Dido prefigura la fine della città, che avverrà in età storica e rappresenterà l’affermazione del dominio romano sul Mediterraneo. Nello stesso segno furentes sono le fiamme immaginate, presentite, mediate dalla follia di Dido e dal furor di Fama, che dal futuro invadono il passato mitico e ne divengono predeterminazione narrativa e di fondazione del tempo a venire480. Le fiamme che distruggeranno la città “passano” attraverso la porta dell’immaginario dal futuro verso il passato, a risalire all’antica Tiro e alla dimensione ulteriore delle origini storiche e mitiche: bruciano le case degli uomini e degli dèi, a simboleggiare una fine che non può avere continuità, neanche nella capacità romana di accogliere e rispettare le divinità altrui481. Il coniugium originariamente ordito da Dido per tessere la tela di una storia alternativa aveva provocato l’avvento di Fama, e con essa si era materializzata l’interdizione di una direzione implausibile per l’azione concorde di uomini e dèi di parte troiana-romana; il disastro provocato dal fallimento del coniugium e dalle sue conseguenze provoca quell’apertura di uno spazio-tempo in cui Fama bacchatur, ovvero apre una condizione dalle coordinate speciali, in cui il mito è in atto in una stretta correlazione con la condizione storica futura. Fama emerge dal tempo e ristabilisce la coordinata intradimensionale da cui Aeneas dovrà emergere – alla fine del percorso tratteggiato nel poema – per dare le fondamenta alla Roma che sarà e che dovrà essere, in quanto già è per l’autore e i fruitori dell’epica482. 9. La capacità creativa di Virgilio implica una specifica abilità. Il poeta riesce a tratteggiare e gestire il mito padroneggiandone le caratteristiche e i meccanismi, fino ad elaborare, in un trionfo di arte e fantasia che si concretizzano in un neomitema plausibile, un essere mitico divino e mostruoso, pervicacemente ancorato alla dimensione temporale e da 479
Verg., Aen., IV 665-671. Secondo Ph. R. HARDIE 2012, p. 98, lo spazio di intermediazione è piuttosto quello infero, in cui Aeneas incontrerà Dido (Verg., Aen., VI 456-457): credo che le due letture siano parallelamente efficaci, perché anche l’incontro negli inferi prelude alla gloria futura. A. SYSON 2013, p. 52, presta attenzione a questo «Dionysian language». 481 Anche se, come è noto, l’evocatio degli dèi cartaginesi ci è ben documentata e per gli studi storico-religiosi diviene una sorta di emblema di questo specifico rituale: Macrob., Sat., Libro 3, 9,6. Sull’evocatio G. FERRI 2010. La porta aperta da Fama con il suo bacchari va addirittura oltre la storia stessa perché si registra all’interno di un’alterazione dello stato di coscienza fuori controllo. 482 Cfr. Ph. R. HARDIE 1986, p. 284; A. SYSON 2013, p. 54. 480
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essa completamente slegato. L’horrendum monstrum ingens appare nel libro IV dell’Eneide a rubare la scena all’amore fra Aeneas e Dido, lo sottrae al divenire mitico, interrompe una prospettiva e una direzione che si proponevano come alternative rispetto al destino segnato per i due protagonisti. Mostruosa personificazione della parola, ma anche, e soprattutto, materializzazione incommensurabile della potenza della parola stessa tradotta in mito e nella forma mostruosa magnificamente inventata da Virgilio, Fama ha un’efficacia fuori dal tempo e che dura nel tempo. Come ha scritto Philip Hardie, uno dei più attenti studiosi di Fama, «she might, indeed, be taken as an emblem of hyperbole, for she represents the power of the spoken word to exceed the truth while yet remaining anchored to it»483. Se Virgilio ha dato il primo determinante contributo ad una personificazione e visualizzazione del mostro484, la dea mutatis mutandis ha attraversato l’immaginario poetico ed artistico, emergendo in ogni circostanza con caratteristiche proprie, ogni volta peculiari, in una lunga tradizione che l’ha vista affermarsi, intersecarsi con altre figure e concetti, ibridarsi e meticciarsi485. Mi sembra interessante osservare che in nessuna immagine di una lunga tradizione iconografica verifichiamo la compresenza di occhi, orecchie e bocche come nel dettato virgiliano. Viceversa, i tre organi di senso, insieme a quello tattile, sono ora presenti negli oggetti «smart» (altro termine dalla potenza iperbolica!) che popolano la nostra civiltà e accompagnano individualmente le nostre vite. A mala pena, però, i moderni sistemi di comunicazione sociale e globale possono essere paragonati alla mostruosità del personaggio virgiliano, che rimane un capolavoro senza tempo486.
483
Ph. R. HARDIE 1986, p. 274. Per l’iconografia innestata nella tradizione virgiliana si veda Ph. R. HARDIE 2012, pp. 603-615. 485 Di nuovo i riferimenti sono ai monumentali lavori di Ph. R. HARDIE 2012; G. GUASTELLA 2017. 486 La conclusione di questo lavoro avviene nell'estate del 2020, durante la crisi del Covid 19 e dopo il lockdown che ha fermato gran parte del mondo. Alcune verifiche che avrei voluto effettuare non sono state possibili; al contrario però devo esprimere gratitudine a Carolina Del Bufalo e Walter Montanari che in diversi modi mi hanno aiutato nel raccogliere alcuni dei materiali necessari; inoltre a Silvia Fogliazza, che mi ha spinto a completare l'articolo e mi ha aiutato nella normalizzazione, offrendosi di rileggerlo in una generosa peer review estiva. Un pensiero di gratitudine ai colleghi e amici curatori del volume, che, oltre ad avermi accolto nella loro bella università in occasione del convegno, hanno avuto la benevolenza di voler attendere con pazienza il completamento della stesura in un periodo di obiettiva difficoltà. 484
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Regulus et le serpent du Bagradas dans les Punica de Silius Italicus Christophe BURGEON Université de Lille À la fin du Ier siècle p.C.n., le poète latin Silius Italicus rédigea une épopée patriotique consacrée à la deuxième guerre punique, de son commencement en Hispanie citérieure en 219 a.C.n., jusqu’à la défaite finale de l’armée carthaginoise, conduite par Hannibal en 202 a.C.n. Ce conflit, que Tite-Live décrit comme « le plus mémorable de l’histoire »487, et que Silius considère comme celui qui permit à la moralité romaine d’être au faîte de sa quintessence, constitua une période de résistance active mais non moins laborieuse de la romanité vertueuse face à la barbarie carthaginoise. En choisissant le genre de l’épopée historique, Silius suit le précepte d’Horace488, qui considère que c’est le genre littéraire le plus apte à transmettre à son lectorat le passé comme un exemple au service du présent. Le poète flavien entend donc faire passer un message moral489, lequel se retrouve, à certains moments clés de l’ouvrage, dans l’analyse des modèles de vertu du deuxième épisode de la lutte romano-carthaginoise490. Les impératifs de la uirtus, de la fides et de la pietas ont maintes fois tiraillé les protagonistes de l’œuvre. L’exemplum digne d’émulation constitue une force conductrice sous-tendant l’action héroïque des Punica. Si les Punica présentent Regulus comme un exemplum de fides, celui-ci est néanmoins incomplet, car dépourvu des obligations inhérentes à la pietas. Cependant comment le poète flavien perçut-il la geste reguléenne à Bagradas ? C’est à cette question que nous tenterons de répondre dans le présent article. L’épisode de la rencontre de Regulus et d’un serpent sur les bords du Bagradas (ou Bagrada), l’actuel oued Medjerda, a fait couler beaucoup
487
LIV., XXI, 1, 1 : bellum maximum omnium memorabile. La « Guerre d’Hannibal » est une appellation utilisée par POL., I, 3, 2 ; II, 37, 2. D. HOYOS, 2008. 488 HOR., Ep., II, 1 : Cum sustineas et tanta negotia solus. 489 SIL., I, 1-6 : Ordior arma, quibus caelo se gloria tollit / Aeneadum, patiturque ferox Oenotria iura / Carthago. Da, Musa, decus memorare laborum / antiquae Hesperiae, quantosque ad bella crearit / et quot Roma uiros, sacri cum perfida pacti gens Cadmea super regno certamina mouit. 490 La première guerre punique (264-241 a.C.n.) n’a jamais mis Rome en danger, et n’a pas été un duel à mort. Ch. BURGEON, 2017, p. 25-40.
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d’encre. Plusieurs historiens, à savoir Tite-Live491, Valère Maxime492, Florus493 et Zonaras494, racontent de façon similaire la même anecdote fantasmagorique probablement empruntée à une source commune. Pline l’Ancien, pour lequel ce monstre était avant tout une curiosité de la nature, affirme qu’il « avait cent vingt pieds de long »495. Silius Italicus écrit que la boueuse Bagradas s’écoulait lentement à travers les sables de ses berges, et qu’aucune autre rivière libyenne n’étendait ses eaux plus loin ou ne ruisselait plus que par un étroit passage à travers les plaines496. Le besoin d’eau que le pays possédait en relative quantité rendit les Romains heureux de camper sur les berges de la rivière en territoire hostile. Près de là, se dressait un sombre bosquet d’où s’échappait une vapeur épaisse de laquelle se dégageait une odeur fétide. Ce bocage abritait une tanière aux multiples replis souterrains et lugubres, poursuit l’auteur des Punica497. Un serpent long d’une centaine d’aunes498 y somnolait. Le sol de la caverne sombre était jonché d’os à moitié rongés, recrachés par l’animal après les horribles repas qu’il s’était offerts499. Silius Italicus ajoute que, comme Antée, le reptile se nourrissait de lions500. Admirateur de la figure mythique herculéenne, le poète fait écho à l’histoire du sauvetage d’Hésione par le héros des Douze Travaux dans les Argonautiques, lorsqu’elle faillit être engloutie par un monstre marin501.
491
LIV., Per. XVIII. VAL. MAX., I, 8, 19. 493 FLOR., II, 2. 494 ZON., VIII, 13. 495 PLIN., N.H., VIII, 37, 2. Fr. CAVIGLIA, 2011, p. 111-119. 496 SIL., VI, 140-143. Turbidus arentes lento pede sulcat harenas / Bagrada, non ullo Libycis in finibus amne / uictus limosas extendere latius undas / et stagnante uado patulos inuoluere campos. La similarité entre ces vers (140-141) et ceux de Lucain (LUC., IV, 587-588 : qua se / Bagrada lentus agit siccae sulcator harenae) sont frappantes. 497 SIL., VI, 144-150 : hic studio laticum, quorum est haud prodiga tellus, / per ripas laeti saeuis consedimus aruis. / Lucus iners iuxta Stygium pallentibus umbris / seruabat sine sole nemus, crassusque per auras / halitus erumpens taetrum expirabat odorem. / Intus dira domus curuoque immanis in antro / sub terra specus et tristes sine luce tenebrae. Cette description s’inspire probablement, du moins pour l’essentiel, de la narration virgilienne des espaces intra-terrestres de Polyphème, de la Sibylle, du Lac Averne : VERG., Aen., II, 150 ; III, 631-322 ; VI, 11. 498 SIL., III, 314-316 reprend à son compte l’explication mythique de l’origine des grands serpents de Libye donnée par Lucain. 499 SIL., VI, 159-161 : ac tabe adflatus uolucres. Semesa iacebant / ossa solo informi dape quae repletus et asper / uastatis gregibus nigro ructarat in antro. On y trouve des échos de la reddition de Polyphème par VERG., Aen., III, 613-683, mais la similarité avec la figure de Cerbère dans sa caverne dans l’œuvre du Mantouan est plus remarquable encore (Aen., VIII, 296-297). 500 SIL., VI, 118-293. 501 SIL., II, 451-549 ; VAL. FLACC., II, 536-537. M. MARTIN, 1979, p. 21-42. 492
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Selon la légende, qui inspire probablement Stace lorsqu’il se livre à la description du reptile qui tua l’enfant Opheltès ou Archemorus502, ce serpent gigantesque dévorait les soldats qui assuraient la corvée d’eau. Après avoir « gémi de pitié pour le destin amer des hommes »503, au moyen de plusieurs machines de guerre (catapultes de sièges notamment) et de sa cavalerie, Regulus aurait engagé une lutte sans merci contre la bête504, qui se révélait invulnérable505. Seule une pièce d’artillerie, une baliste, put en venir à bout506. Après avoir terrassé l’animal, Regulus aurait envoyé sa peau à Rome, où elle aurait été exposée pendant plus d’un siècle507. Au dire de Pline l’Ancien, celle-ci fut conservée avec ses mâchoires dans un temple (inconnu) de l’Vrbs jusqu’à la guerre de Numance, en 133 a.C.n.508 Si le rationnel Polybe tait cet événement, Vibius Sequester, un compilateur latin du Ve siècle p.C.n.509, précise que cette lutte surnaturelle se déroula à proximité de Musti, une cité située près de la Medjerba, au sud-ouest de Dougga510. L’image du serpent est omniprésente dans les Punica. Cet animal est associé à Hercule, mais surtout à l’Afrique, et à Hannibal plus particulièrement. Nous pouvons notamment mentionner, en plus de la lutte entre Regulus et le reptile de Bagradas511, le rêve où Hannibal se voit ravager l’Italie sous la forme d’un serpent512, ainsi que les nombreuses comparaisons dans lesquelles le chef punique et l’animal sont mis sur un pied d’égalité513. Pourtant, le serpent était un symbole qui pouvait aussi représenter Scipion : dans la nekyia, l’ombre de Pomponia raconte comment Jupiter, sous la forme d’un serpent, la viola pour devenir le père de Scipion514. Une partie de l’histoire de Regulus semble avoir été influencée par le portrait d’Hercule, notamment lorsqu’il commit le viol de Pyrène, un 502
STAT., Theb., V, 505-587. SIL., VI, 207 : ingemuit casus iuuenum miseratus acerbos (rendu dans la traduction de P. MINICONI et G. DEVALLET, 2002, p. 40). 504 SIL., VI, 208-232. 505 SIL., VI, 233-248. 506 SIL., VI, 270-272 : um fractus demum uires ; nec iam amplius aegra / consuetum ad nisus spina praestante rigorem / et solitum in nubes tolli caput, acrius instat. La fin de ce récit est une réminiscence d’un épisode de VERG., Georg., III, 149-155, où le taon suce le sang de juments. E. L. BASSETT, 1955, p. 7. 507 Q. Aelius Tubero (Instit., F. 2), jurisconsulte contemporain de César, racontait ce mythe. D. OGDEN, 2013, p. 66. 508 PLIN., N.H., VIII, 37, 2. 509 A. S. HOLLIS, 2007, p. 240. 510 H. BLASS, 1876, p. 133-136. 511 SIL., VI, 140-293. 512 SIL., III, 183-197. 513 SIL., III, 208-210 ; XII, 6-10 ; 55-59 ; XVII, 774-450. 514 SIL., XIII, 615-649. 503
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héros tourmenté mais bienfaiteur de l’humanité et que les stoïciens prenaient pour une sorte de mentor515. Par ailleurs, ce motif rappelle celui du serpent sagontin des Punica. Après que la Furie Tisiphone, déguisée en Tiburna, avait encouragé les Sagontins assiégés à se suicider, elle se dirigea vers le tombeau élevé par Hercule au sommet de la colline, en hommage aux cendres de son compagnon, Zacynthe516. Alors qu’elle approchait, à ses appels, un serpent à la peau sombre et tachée d’écailles d’or et dont les yeux ardents lançaient des flammes couleur de sang, sortit de la tombe, et, au son de sifflements aigus, abandonna la ville pour plonger dans les flots écumants517. Il convient de rapprocher cet événement avec celui où, dans le livre XV, l’animal chtonien est associé à la fois à Asclépios à Épidaure et au poison. En effet, de nombreux termes analogues sont dénombrés : squalentibus auro maculis518 correspond à maculis auro squalentibus519, ad caeliferi tendit litus Atlantis520 à uicina ad litora tendit521, et anguis522 à anguis523. La direction empruntée par le serpent dans ces deux épisodes, l’un à l’amorce de l’épopée, l’autre à son issue, est pertinente quant à la compréhension de leur relation : dans le livre II, il quitte l’Hispanie, constituant un mauvais présage annonciateur du siège et de la destruction de Sagonte, alors que dans le livre XV, il indique la direction que Scipion doit suivre pour arriver en Hispanie et venger les fidèles Sagontins524. Les deux serpents sont donc l’avers et le revers d’une même médaille, puisque leurs actions distinguent tout en les réunifiant les deux phases de la guerre dans la péninsule ibérique ; comme la sortie du serpent du tombeau de Zacynthe dans le deuxième livre marque le début de l’oppression carthaginoise en Espagne, son retour sur ces terres dans le livre XV en signale la fin et, concomitamment, le retour du pouvoir romain. Cependant, Hannibal et Scipion étaient, une fois encore, opposés, car bien que le Carthaginois, en tant que serpent, ait pris le contrôle de Sagonte et de la péninsule hispanique, il était désormais temps pour Scipion, né d’un serpent, de reprendre celles-ci. Le rôle du futur imperator, en tant que Némésis principal d’Hannibal dans les trois derniers livres des Punica, est donc préparé dès le début de l’épopée. 515
SEN., Her., 3. SIL., II, 580-583. 517 SIL., II, 584-591. 518 SIL., XV, 139-140. 519 SIL., II, 585. 520 SIL., XV, 142. 521 SIL., II, 590. 522 SIL., XV, 143. 523 SIL., II, 589. 524 SIL., XV, 142-143. 516
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L’usage par Silius de l’image de cet animal dévoile un art que le récit du poète développe largement. Celui-ci consiste à appliquer thèmes, images, traits de caractère ou modèles héroïques spécifiques à Scipion comme à Hannibal pour établir une base de comparaison entre les deux, mais, au final, cette approche a pour but de miner une similarité qu’ils pourraient partager afin de les opposer l’un à l’autre et, de façon systématique, plutôt à l’avantage de Scipion. De même, ce dernier, exemplum de moralité par excellence, avait peu de choses en commun avec l’imparfait Regulus. Au demeurant, si tous deux affichent une uirtus exemplaire, seule celle de l’Africain est effective. L’histoire mythique du serpent du Bagradas, avec sa coloration herculéenne et, dans une moindre mesure, stoïcienne ne présente aucune vraisemblance sans être dénuée d’intérêt pour l’historien militaire, car il est fort probable que Regulus se soit réellement approché de la lisière du fleuve, située à quelque 24 km de Tunis, son lieu de séjour. Par ailleurs, nous pensons qu’elle devait, à tort, renforcer l’historicité de l’acte qui laissa son nom gravé dans la memoria collective : son retour à Carthage pour mieux exalter sa fides. Silius Italicus analyse les défaites et les victoires des Romains et de leurs alliés par le biais de la notion d’exemplum appliquée à l’exercice de la uirtus, de la fides et de la pietas. Au cours de la guerre d’Hannibal, Rome connut d’abord de multiples revers jusqu’à se retrouver au bord de l’effondrement. Elle parvint ensuite à se redresser, puis finit par écraser ses ennemis barbares. Pour Silius, il existe indubitablement un lien entre les revers subis par les Sagontins, Regulus, Solimus, Varron et les autres protagonistes peu ou prou vertueux et leur mauvaise application ou leur incapacité à lier la fides à la pietas. De même, les victoires de Scipion en Hispanie puis en Afrique découlent-elles d’une meilleure compréhension de ces valeurs. Par la manière dont il construit les épisodes centraux des Punica, le poète flavien oblige en outre à s’interroger sur le type de vertu affiché par les acteurs historico-épiques et à envisager différentes manières d’interpréter les événements en fonction de leur conduite morale. Le lecteur doit se poser diverses questions liées à la vertu et à la morale et évaluer les indices fournis par Silius pour finalement comprendre toute l’importance d’un comportement moral et vertueux. Il lui faut en outre se rendre compte que le schéma vertueux proposé par le poète est loin d’être binaire. En effet, Silius fait moins apparaître une opposition entre « vertueux » et « non vertueux » qu’une différenciation entre plusieurs catégories de comportements enclins ou non à respecter la uirtus, la fides ou la pietas. Dans ce mode de pensée non figé, les affrontements ne sont pas posés comme intrinsèquement manichéens puisqu’ils incarnent des polarités diverses. Ils sont le fait de la perception éminemment subjective du conflit militaro-moral. Si l’exemplification est par nature non seulement sélective mais aussi sujette à controverse, il est évident que l’armure du binaire se fend 193
donc souvent chez les principaux acteurs de la guerre d’Hannibal, et, hormis le cas de Scipion l’Africain, l’homogénéité d’un hypothétique Romain vertueux est factice.
Bibliographie x E. L. BASSETT, 1955 : E. L. BASSETT, “Regulus and the Serpent in the Punica”, CPh, 5, 1955, p. 1-20. x H. BLASS, 1876 : H. BLASS, “Zu Vibius Sequester und Silius Italicus”, RhM, 31, 1876, p. 133-136. x D. HOYOS, 2008 : D. HOYOS, Hannibal : Rome’s Greatest Ennemy, Exeter, Bristol, Phoenix Press, 2008. x Ch. BURGEON, 2017 : Ch. BURGEON, La première guerre punique et la conquête romaine de la Sicile, Louvain-la-Neuve, Academia, 2017. x Fr. CAVIGLIA, 2011 : Fr. CAVIGLIA, « Un mostro molteplice (Pun. VI 140-292) », in Studi su Silio Italico, Milan, Vita e Pensiero, 2011, p. 111-119. x S. HOLLIS, 2007 : A. S. HOLLIS, Fragments of Roman Poetry c. 60 BC – AD 20, Oxford, Oxford University Press, 2007. x M. MARTIN, 1979 : M. MARTIN, « Le monstre de Bagrada (Silius, Punica 6) », Eidôlon, 7, 1979, p. 21-42. x P. MINICONI et G. DEVALLET, 2002 : P. MINICONI et G. DEVALLET, Silius Italicus, Les Punica, traduction, t. 2, Paris, 2002. x D. OGDEN, 2013 : D. OGDEN, Drakon : Drakon Myth and Serpent Cult in the Greek and Roman Worlds, Oxford, Oxford University Press, 2013.
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Une déclinaison complète du monstrueux : le paradigme Néron Laurie LEFEBVRE Univ. du Littoral Côte d’Opale / Laboratoire Halma-Ipel, UMR 8164 Le concept de monstre englobe des sens variés ; il éveille les notions d’abomination, d’atrocité, d’horreur, d’inhumanité ; d’anomalie, de bizarrerie, de difformité ; d’avertissement et de colère divine ; d’extravagance, de folie, de perversité. À tous ces titres, la figure de Néron, dernier empereur de la dynastie julio-claudienne, a tout naturellement – et même inévitablement – sa place au sein d’un volume consacré à la monstruosité. Les principaux chapitres de la monstrueuse saga néronienne sont dignes d’un « il était une fois ». Fils de Gnaeus Domitius Ahenobarbus, autrement dit « Barbe de bronze », et de la redoutable Agrippine, le futur Néron voit le jour à Antium, dans la baie de Naples, le 15 décembre 37 de notre ère, autrement dit sous le règne de Caligula, son oncle maternel bien connu pour ses fantaisies cruelles et ses délires tyranniques. Grâce aux habiles machinations de sa mère (laquelle était parvenue à épouser l’empereur Claude – qui était pourtant son oncle – et à convaincre ce dernier d’adopter son fils), Néron (nom que lui avait conféré l’adoption) devient le maître de Rome à l’âge de 17 ans, succédant à Claude dont Agrippine passe généralement pour avoir orchestré la mort. Il meurt quatorze ans plus tard, le 9 juin 68, alors que la sédition de certains de ses gouverneurs, appuyés par le Sénat, l’a contraint à fuir et à se donner la mort dans la banlieue de Rome. Entre ces deux dates, les historiens antiques (et notamment le biographe Suétone, qui publie ses Vies des douze Césars environ cinquante ans après la mort de Néron, dont il n’a pas connu le règne) placent toute une série d’atrocités et de folies diverses : ils nous décrivent Néron comme un passionné maladif de théâtre et de musique qui poussa le vice jusqu’à monter lui-même sur scène et notamment participer aux concours théâtraux grecs, déshonorant ainsi la fonction impériale525 ; la scène où on le voit chanter la 525
Plin., N. H. XIX 108 ; XXX 14 ; XXXIV 166 ; XXXVII 19 ; Jos., B. J. II 251 ; Tac., An. XIV 14, 1 ; 15, 4 ; XV 33-34 ; 65 ; 67, 2 ; XVI 4 ; H. II 71 ; Suet., Ner. 20-21 ; 22, 5-9 ; 23-25 ; Vit. 4 ; Vesp. 4, 8 ; Plin., Pan. 2, 6 ; 46, 4 ; D. Chr., III 134-135 ; XXXII 60 ; LXXI 9 ; Plut., M. 56e ; Galb. 14, 3 ; Juv., VIII, 198-199 ; 220-230 ; DC., LXI 20-21 ; LXII 6, 4 ; 29, 1 ; LXIII 1, 1 ; 6, 3 ; 8-10 ; 14 ; 20-21 ; 22, 4-5 ; Ps. Luc., Ner. 2 ; 6-7 ; 9 ; Philstr., V. Ap. IV 36, 2 ; 42, 1 ; 44, 1 ; V 7-10 ; 28, 1 ; VII 12, 3 ; Aur.- Vict., 5, 5 ; Eutr., VII 14, 2 ; Jul., Caes. 310c-d ; Hier, Chron., p. 182h ; 183e ; 184d ; 184f ; Claud., Eutr. II 61-62 ; Oros., Hist. VII 7, 1.
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ruine de Troie devant le spectacle de Rome ravagée par les flammes est illustre526 ; dans un autre domaine, il fit construire, au cœur de la Ville éternelle, une demeure gigantesque à laquelle sa somptuosité valut le nom de « Maison dorée » et qui enfermait en son parc une statue colossale de l’empereur qui donnera plus tard son nom au Colosseo, le Colisée527 ; il utilisait des filets tissés d’or lors de ses parties de pêche528 ; viola une Vestale, prêtresse à la virginité sacrée529 ; était un adepte des festins arrosés et des virées nocturnes530 ; se jetait, déguisé en bête, sur les organes génitaux de partenaires attachés à des poteaux531 ; entretint une relation incestueuse avec sa mère532 ; contracta divers mariages, dont deux unions homosexuelles, avec un certain Pythagoras puis avec Sporus (préalablement émasculé), ce qui, sans grande surprise, choqua considérablement la mentalité majoritairement ultraconservatrice des sénateurs et des hauts fonctionnaires romains533. Mais plus que pour ses délires, ses débauches et ses irrévérences, Néron est connu, surtout, pour les victimes sans nombre que sa folie meurtrière a laissées derrière lui. Dès 55, Néron fait empoisonner Britannicus, le fils légitime de Claude et à ce titre un rival dangereux534. Il se prend ensuite de passion pour la vénéneuse Poppée, qui le convainc de se débarrasser de l’encombrante Agrippine : son meurtre, perpétré en 59, est maquillé en suicide535. Une fois le matricide consommé, Néron, prétextant la 526 Tac., An. XV 39, 3 ; Suet., Ner. 38, 6 ; DC., LXII 16, 2 ; Eutr., VII 14, 3 ; Hier., Chron., p. 183g ; Aug., Serm. 296, 6 ; Oros., Hist. VII 7, 4 ; 39, 16. Juvénal nous apprend que Néron était, de fait, l’auteur d’un poème sur Troie, les Troica (Juv., VIII 221). 527 Ps. Sen., Oct. 624-625 ; Plin., N. H. XXXIII 54 ; XXXIV 84 ; XXXV 120 ; XXXVI 111 ; XXXVI 163 ; Mart., Spect. II ; Tac., An. XV 42, 1 ; Suet., Ner. 31, 1-3 ; D. Chr., XLVII 1415 ; Oros., Hist. VII 12, 4. 528 Suet., Ner. 30, 7 ; Eutr., VII 14, 1 ; Hier., Chron., p. 182g ; Oros., Hist. VII 7, 3. 529 Suet., Ner. 28, 1 ; Aur.-Vict., 5, 11. 530 Plin., N. H. XIII 126 ; Tac., An. XIII 25, 1 ; 74, 2 ; Suet., Ner. 26 ; 27, 2 et 4 ; Juv., IV 136139 ; DC., LXI 8, 1 ; 9, 2-4 ; LXII 14, 2 ; Tert., Pall. V 7 ; HA., Ver. 4, 6 ; Hel. 18, 4. 531 Suet., Ner. 29, 1 ; DC., LXIII 13, 2 ; Aur.-Vict., 5, 7 ; Ps. Aur.-Vict., Epit. 5, 5. 532 Tac., An. XIV 2 ; Suet., Ner. 28, 5-6 ; DC., LXI 11, 3-4 ; LXIII 22, 3 ; Aur.-Vict., 5, 8 ; Ps. Aur.-Vict., Epit. 5, 5 ; Oros., Hist. VII 7, 2. Peut-être aussi Paus., IX 27, 4. 533 Mart., XI 6, 10 (la relation de Néron avec Pythagoras n’est cependant ici pas condamnée) ; Tac., An. XV 37, 4 ; Suet., Ner. 28, 3-4 ; 29, 1 (avec erreur sur le nom de l’époux) ; D. Chr., XXI 6-7 ; DC., LXII 28, 2-3 ; LXIII 13, 1-2 ; 22, 4 ; Aur.-Vict., 5, 5 ; 5, 16 (évocation de la castration de Sporus, sans mention du mariage) ; Ps. Aur.-Vict., Epit. 5, 5 ; 5, 7 ; Sulp. Sev., Chron. II 28, 1 ; Oros., Hist. VII 7, 2. 534 Ps. Sen., Oct. 45-46 ; 112-113 ; 178 ; 242 ; Jos., A. J. XX 153 ; B. J. II 250 ; Tac., An. XIII 15-17 ; Suet., Ner. 33, 3-7 ; Juv., VIII 217-218 ; DC., LXI 7, 4 ; Eus., Hist. eccl. II 25, 2 ; Eutr., VII 14, 3 ; Oros., Hist. VII 7, 9. 535 Ps. Sen., Oct. 45 ; 95-96 ; 126-129 ; 165-166 ; 243 ; 310-376 ; 598-609 ; 954-957 ; Plin., N. H. XXII 92 ; Jos., A. J. XX 153 ; B. J. II 250 ; Mart., IV 63 ; Stat., S. II 7, 118-119 ; Tac., An. XIV 3-9 ; XV 67, 2 ; Suet., Ner. 34 ; Plut., Ant. 87, 9 ; Galb. 14, 3 ; Juv., VIII 215-216 ; DC., LXI 12-14 ; LXIII 22, 3 ; Ps. Luc., Ner. 10 ; Philstr., V. Ap. IV 38, 3 ; V 10, 2 ; V. soph.
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découverte d’un complot, répudie, en 62, son épouse Octavie (fille du défunt Claude, fiancée à Néron à l’époque des manœuvres maternelles initiales visant à lui assurer le pouvoir) et exile la jeune femme sur l’île de Pandataria, au large de la Campanie, où elle reçoit bientôt l’ordre de s’ouvrir les veines (sa tête est ensuite rapportée à Rome)536. Trois ans plus tard, Poppée (que Néron s’était vite empressé d’épouser), succombe à son tour : la pauvre femme, enceinte et malade de surcroît, a en effet le malheur de reprocher à son impérial époux de rentrer un peu tard d’une course de char, ce qui lui vaut un coup de pied dans le ventre, fatal à la jeune épouse et à l’enfant à naître537. Néron épousera plus tard, en troisièmes noces, une certaine Statilia Messalina, qui aura la chance de survivre à son mari538. Non content de tuer un à un les membres de sa famille (y compris Domitia Lepida, la tante qui l’a élevé539), Néron, en 64, donne l’ordre de mettre le feu à Rome – par caprice ou cupidité, selon les versions antiques540. Il faut bien trouver des coupables, et détourner la fureur populaire : Néron désigne et condamne les Chrétiens, martyrs qui vaudront à jamais à l’empereur, dans l’imaginaire occidental, le titre de premier persécuteur541, voire d’Antéchrist542. I 481 ; Aur. -Vict., 5, 12 ; Hier., Chron., p. 182f ; Eus., Hist. eccl. II 25, 2 ; Eutr., VII 14, 3 ; Aus., Caes., Mon. 35 ; Ps. Aur.-Vict., Epit. 5, 5 ; Sulp. Sev., Chron. II 28, 1 ; Prud., Sym. II 669 ; Oros., Hist. VII 7, 9 ; Rutil., II 57-60. 536 Ps. Sen., Oct. ; Jos., A. J. XX 153 ; Tac., An. XIV 64, 1-2 ; Suet., Ner. 35, 4 ; Plut., Galb. 19, 9 ; DC., LXII 13, 1-2 ; Hier., Chron., p. 184h. Ailleurs, il est question du meurtre d’une épouse, sans que le nom de celle-ci soit précisé (il peut donc s’agir d’Octavie ou de Poppée) : Jos., B. J. II 250 ; Tac., An. XV 67, 2 ; Plut., Galb. 14, 3 ; Juv., VIII 218-219 ; Eus., Hist. eccl. II 25, 2 ; Eutr., VII 14, 3 ; Oros., Hist. VII 7, 9. 537 Tac., An. XVI 6, 1 ; Suet., Ner. 35, 5 ; DC., LXII 27, 4. Peut-être aussi Ps. Sen., Oct. 728733. 538 Suet., Ner. 35, 1-2 (cf. Tac., An. XV 68, 3). 539 Suet., Ner. 34, 9 ; DC., LXI 1-2 ; Hier., Chron., p. 182f. 540 Plin., N. H. XVII 5 ; Stat., S. II 7, 60-61 ; Tac., An. XV 38-45 ; 67, 2 ; Suet., Ner. 38 ; DC., LXII 16-18 ; Eutr., VII 14, 3 ; Hier, Chron., p. 183g ; Sulp. Sev., Chron. II 29, 1 ; Ps. Sen., Ep. Paul. 11 ; Oros., Hist. VII 7, 4-6 ; 39, 16 ; Aug., Serm. 296, 6. Peut-être aussi Ps. Sen., Oct. 831-833. 541 Tac., An. XV 44, 2-5 ; Suet., Ner. 16, 3 ; Tert., Apol. V 3 ; XXI 25 ; Nat. I 7, 8 ; Scorp. XV 3 ; Commod., Apol. 827-828 ; Lact., Mort. 2, 6 ; Eus., Hist. eccl. II 22, 8 ; 25, 1-5 ; III 1, 3 ; Hil., C. Const. 4 ; 7 ; 8 ; 11 ; Chrys., Oppug. monas. vit. I 3-4 ; Hom. Matth. XXXIII ; Contr. Jud. Gent. 15 ; Hom. 2 ep. Tim. III 1 ; IV 4 ; X 2 ; Hom. Act. Apost. XLVI, 3 ; Hier., Chron., p. 185c ; Vir. ill. 1, 1 ; 5, 8 ; Ps. Sen., Ep. Paul. 11 ; Sulp. Sev., Chron. II 29, 1-2 ; Ep. II 9 ; Prud., Perist. II 469-472 ; XII 11-12 ; 23-24 ; Sym. II 669-671 ; Oros., Hist. VII 7, 10 ; Aug., Serm. 296, 6 ; Civ. XVIII 339 ; Petil. II 202. 542 Victorin.-Poet., Comm. in Apoc. 13, 2-3 ; Commod., Apol. 823-935 ; Instr. 1, 41 ; Lact., Mort. 2, 8-9 ; Ps. Sen., Ep. Paul. 11 ; Sulp. Sev., Chron. II 28, 1 ; 29, 3 ; Dial. II 14 ; Aug., Civ. XX 450. L’assimilation de Néron à l’Antéchrist apparaît déjà dans l’Ascension d’Isaïe 4, 2-3, écrit apocryphe chrétien rédigé probablement à la fin du Ier siècle de notre ère ou au début du IIe. Si Lactance et Augustin réfutent la légende du Nero rediuiuus (croyance selon laquelle Néron, mort mais destiné à ressusciter ou bien, selon une autre version, toujours
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En 65, une conjuration tente bien de renverser Néron : elle échoue543 et, accusés d’avoir pris part au complot, le philosophe Sénèque544 et le poète Lucain545 se voient (à leur tour) intimer l’ordre de se suicider. À ce bilan meurtrier doit être ajoutée la mort de nombre de sénateurs et personnalités diverses jugés hostiles ou dangereux546. Les portraits du dernier Julio-claudien réunissent, de ce fait, tous les registres du monstrueux et correspondent, dans les moindres détails, aux différentes acceptions du latin monstrum547 : du point de vue social, il est l’exact contraire de ce que la cité définit comme la norme ; du point de vue religieux, il est un être maléfique lié aux notions d’impiété, de sacrilège et de colère divine, un avertissement, monitum, une souillure dont la communauté doit se laver ; du point de vue philosophique et éthique, il est un anti-humain bafouant toutes les lois de la morale ; du point de vue physique, il est un être difforme et effrayant ; et il est, surtout, une figure qui captive, à la fois repoussoir et objet de fascination, qui s’exhibe et que l’on exhibe, monstrare.
La monstruosité sociale : le principat néronien ou la cité impossible De manière générale et en premier lieu, Néron apparaît dans les textes antiques, et notamment ceux de Tacite et de Suétone qui ont donné de sa vie les premiers récits détaillés parvenus jusqu’à nous, comme l’antithèse parfaite des valeurs romaines traditionnelles héritées de la République, à tel point que la figure de Néron semble avoir été créée selon un processus d’inversion systématique des principes fondateurs de la culture romaine, rigoureusement appliqué point par point au dernier Julio-claudien. Il est, de ce fait, celui qui permet, en négatif, de définir le bien, la norme, et donc les conditions romaines de la vie en société ; il est une figure de transgression, un espace d’anormalité, un être dystopique voire atopique, toujours au-delà
vivant et tenu caché, reviendra sur terre à la fin des temps), Victorin de Poetovio, Commodien et Sulpice Sévère, en revanche, croient en sa réalité. Selon Jean Chrysostome, Néron ne va pas revenir pour précéder l’Antéchrist mais en a, de son vivant, été le type (Chrys., Hom. 2 ep. Thess. IV 1). Voir aussi Hier., Daniel 11, 30 ; Ep. 121, 11. 543 Jos., A. J. XX 153 ; Tac., An. XV 56-71 ; Suet., Ner. 36, 2-4 ; DC., LXII 25 ; 27, 3 ; Aur.Vict., 5, 14 ; Hier, Chron., p. 183f. 544 Tac., An. XV 60-64 ; Suet., Ner. 35, 11 ; Juv., X 15-18 ; DC., LXII 25 ; Hier, Chron., p. 184e. 545 Mart., VII 21, 3-4 ; Stat., S. II 7, 100-104 ; Tac., An. XV 70, 1 ; Hier, Chron., p. 183f. 546 Pour les noms des victimes et les références des passages antiques, voir L. LEFEBVRE, 2017, p. 275-276. 547 À ce sujet, voir CUNY-LE CALLET, 2005, p. 33-39.
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des limites et des frontières. Ainsi, à chacune des facettes de l’idéal romain548, l’on peut opposer un des éléments de la geste néronienne. La mentalité romaine repose en premier lieu, on le sait, sur la pietas, envers les dieux et envers les parents, garante de la précieuse pax deorum et donc de la pérennité de Rome. Cette valeur est incarnée par le héros Énée, dont le dernier Julio-claudien, par son matricide, est devenu l’exact contrepoint. C’est ce que souligne l’une des épigrammes infâmantes que nous a retranscrites le biographe Suétone : Quis negat Aeneae magna de stirpe Neronem ? Sustulit hic matrem, sustulit ille patrem. (Suet., Ner. 39, 3549)
La structure parallélique du deuxième vers, avec la reprise anaphorique du verbe sufferre et la paronomase matrem / patrem, accentue l’antithèse entre les deux figures. Outre le matricide, Néron est accusé d’avoir commis non seulement des parricides variés, mais aussi d’innombrables sacrilèges. Nous avons à ce titre évoqué le viol de la Vestale ; on pourrait y ajouter le pillage de temples550, et le sort malheureux d’une statue souillée d’urine : Religionum usque quaque contemptor, praeter unius Deae Syriae, hanc mox ita spreuit, ut urina contaminaret, alia superstitione captus, in qua sola pertinacissime haesit, siquidem imagunculam puellarem, cum quasi remedium insidiarum a plebeio quodam et ignoto muneri accepisset, detecta confestim coniuratione pro summo numine trinisque in die sacrificiis colere perseuerauit uolebatque credi monitione eius futura praenoscere. (Suet., Ner. 56551)
Le recours au terme superstitio est évidemment significatif : soit Néron méprise et bafoue toute forme de croyance, soit il adhère à une
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Tel que l’a défini par exemple J. HELLEGOUARC’H, 1972. « Qui prétend que Néron n’est pas de la race illustre d’Énée ? Celui-ci a emporté sa mère, celui-là a porté son père. » (texte H. AILLOUD, 1931-1932 ; trad. personnelle). 550 Sur le vol par Néron d’œuvres d’art, notamment en provenance de temples, voir Plin., N. H. XXXIV 48 ; 82 ; 84 ; XXXV 120 ; Tac., An. XV 45, 1-2 ; XVI 23, 1 ; Agr. 6, 6 ; Suet., Ner. 32, 7 ; D. Chr., XXXI 148 et 150 ; Plut., M. 815d ; Paus., V 25, 8 ; 26, 3 ; IX 27, 3-4 ; X 7, 1 ; 19, 2 ; DC., LXIII 11, 3 ; Philstr., V. Ap. V 7, 3. 551 « Méprisant toutes les formes de religion, il n’eut de culte que pour une déesse syrienne, mais par la suite il lui marqua un tel dédain, qu'il la souilla de son urine, lorsqu’il se fut abandonné à une autre superstition, la seule à laquelle il resta inébranlablement attaché : un homme du peuple, qu'il ne connaissait pas, lui avait fait cadeau d’une statuette représentant une jeune fille, qui devait le préserver des complots ; or une conspiration ayant été découverte aussitôt après, il l’honora jusqu’à la fin comme une divinité toute-puissante, lui offrant chaque jour trois sacrifices, et il voulait faire croire qu'elle lui dévoilait l'avenir. » (texte et trad. H. AILLOUD, 1931-1932). 549
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croyance dévoyée. Le passage de Suétone mêle, en ce sens, les différentes significations possibles de l’impiété. L’idéal romain repose aussi sur la fides, le respect de la parole donnée, la confiance sans laquelle aucune relation n’est possible. Or Néron est, comme tout tyran qui se respecte, celui qui n’accorde sa confiance à personne (sauf dans l’épisode fameux du trésor de Didon, où l’on voit Néron faire confiance… à un Carthaginois552), celui surtout à qui on ne peut pas faire confiance. Il est à ce titre sans cesse accusé par les historiens antiques d’avoir trahi de manière générale les intérêts nationaux de Rome, ce dont témoigne notamment la fascination pour l’Égypte qui lui est systématiquement attribuée. Tacite rapporte à ce sujet l’épisode suivant : Nec multo post, omissa in praesens Achaia – causae in incerto fuere – Vrbem reuisit, prouincias Orientis, maxime Aegyptum, secretis imaginationibus agitans. […] deseruit inceptum, cunctas sibi curas amore patriae leuiores dictitans. Vidisse maestos ciuium uultus, audire secretas querimonias, quod tantum itineris aditurus esset, cuius ne modicos quidem egressus tolerarent, sueti aduersum fortuita adspectu principis refoueri. (Tac., Ann. XV 36553)
Ce passage, qui évoque la Grèce pour enchaîner de façon surprenante (car sans transition) sur l’Égypte présentée comme une obsession coupable (« secretis imaginationibus agitans »), est immédiatement suivie par la description du grand banquet de Tigellin554 – où l’honneur de Rome, transformée pour l’occasion en vaste lupanar, fut souillé – puis par celle de l’incendie de Rome, où la Ville fut détruite ; le texte tisse donc, par son agencement, un lien clair entre la tentation égyptienne et la ruine morale et physique de Rome ; entre la trahison des intérêts romains, le manque de fides donc, et la mort de la cité. À cela s’ajoute le fait que les explications ici données par Néron pour justifier l’ajournement de son départ sonnent faux : présentées sous forme de discours indirect dont l’historien, clairement, se désolidarise et se détache, elles apparaissent comme des faux prétextes et des mensonges – l’antithèse de la fides, en d’autres termes.
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Tac., An. XVI 1, 1. « Et peu de temps après, renonçant momentanément à l’Achaïe – pour des raisons qui restèrent incertaines – il regagna Rome, l’imagination secrètement occupée par les provinces d’Orient et surtout par l’Égypte. […] il abandonna son projet, ne cessant de répéter que tous ses désirs avaient pour lui moins de poids que l’amour de la patrie. Il avait vu, disait-il, les visages attristés de ses concitoyens, il entendait leurs plaintes secrètes à l’idée qu’il allait entreprendre un si grand voyage, lui dont ils ne supportaient même pas les brèves absences, étant accoutumés à trouver dans la vue du prince un réconfort contre les coups du hasard. » (texte et trad. P. WUILLEUMIER, 1974-1978). 554 Sur ce passage, voir notamment A. J. WOODMAN, 1998, p. 179-189. 553
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La culture romaine repose ensuite sur des valeurs militaires, courage au combat, sens du sacrifice, force mentale et physique, dont le motif du Néron artiste (celui du Néron débauché, aussi) constitue exactement l’envers. La cité romaine considérait en effet le métier d’acteur comme incompatible avec la sphère militaire et, plus largement, la dignité civique : les comédiens étaient, chez les Romains, frappés d’infamie, laquelle impliquait perte des droits politiques et restriction des droits civils ; ils ne pouvaient donc prétendre aux magistratures, ni même voter ; interdiction avait été faite aux sénateurs et aux chevaliers de paraître sur scène ou dans l’arène, sous peine de radiation ; les acteurs ne pouvaient être soldats et à l’inverse les soldats ne pouvaient être acteurs, sous peine d’être condamnés à mort555. Un empereur citharède est donc un monstre. Elle repose également (surtout depuis Auguste et ses tentatives de remoralisation de la société romaine) sur les valeurs de la famille : or Néron n’eut aucune descendance (Octavie n’eut jamais d’enfant, Poppée accoucha d’une petite fille qui mourut à quatre mois, puis décéda enceinte) ; les historiens antiques l’impliquent dans le meurtre de tous les rejetons de la branche julio-claudienne (c’est l’anecdote de la mort des lauriers de Livie556) ; et surtout il contracta deux mariages stériles, avec Pythagoras et avec Sporus : Puerum Sporum exectis testibus etiam in muliebrem naturam transfigurare conatus cum dote et flammeo per sollemnia nuptiarum celeberrimo officio deductum ad se pro uxore habuit […]. Hunc Sporum, Augustarum ornamentis excultum lecticaque uectum, et circa conuentus mercatusque Graeciae ac mox Romae circa Sigillaria comitatus est identidem exosculans. (Suet., Ner. 28, 3-4557) 555
Sur le statut des acteurs à Rome, voir par exemple C. HUGONIOT, 2004. Suet., Galb. 1. Suétone raconte qu’un jour Livie reçut en son sein une poule tenant en son bec une branche de laurier, qu’un aigle en volant avait laissé tomber ; qu’elle fit alors élever la poule (laquelle eut une abondante progéniture) et planter la branche (qui finit par former un vaste bois, où les Césars prirent l’habitude de cueillir leurs lauriers de triomphe). Suétone introduit et conclut son récit comme suit : Progenies Caesarum in Nerone defecit : quod futurum compluribus quidem signis, sed uel euidentissimis duobus apparuit […]. Ergo nouissimo Neronis anno et silua omnis exaruit radicitus, et quidquid ibi gallinarum erat interiit (« la famille des Césars s'éteignit avec Néron : maints présages l’avaient annoncé, mais il y en eut deux tout particulièrement clairs […]. Aussi, durant la dernière année que vécut Néron, le bois tout entier se dessécha jusqu'aux racines et toutes les poules moururent » ; texte et trad. H. AILLOUD, 1931-1932). 557 « Après avoir fait émasculer un enfant nommé Sporus, il prétendit même le métamorphoser en femme, se le fit amener avec sa dot et son voile rouge, en grand cortège, suivant le cérémonial ordinaire des mariages, et le traita comme son épouse […]. Ce Sporus, paré comme une impératrice et porté en litière, le suivit dans tous les centres judiciaires et marchés de la Grèce, puis, à Rome, Néron le promena aux Sigillaires en le couvrant de baisers à tout instant. » (texte et trad. H. AILLOUD, 1931-1932). 556
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Suétone insiste bien ici sur le caractère subversif de l’événement : les thématiques de la métamorphose (« transfigurare ») et du travestissement (« exectis testibus », « pro uxore »), lesquelles renvoient à la notion de monstruosité, sont mises en avant. Tacite y ajoute la thématique de la souillure : Ipse, per licita atque inlicita foedatus, nihil flagitii reliquerat, quo corruptior ageret, nisi, paucos post dies, uni ex illo contaminatorum grege – nomen Pythagorae fuit – in modum solemnium coniugiorum denupsisset : inditum imperatori flammeum ; missi auspices ; dos et genialis torus et faces nuptiales, cuncta denique spectata, quae etiam in femina nox operit. (Tac., An. XV 37, 4558)
Le comportement monstrueux de Néron met donc à mal la pérennité même du sang romain. L’on pourrait multiplier les exemples à l’infini ; évidemment la dimension sociale de la monstruosité néronienne culmine dans l’épisode de l’incendie de Rome, que Néron passait dans l’Antiquité pour avoir sciemment provoqué559, et dans la construction de la domus aurea, que les auteurs antiques accusent d’avoir chassé les Romains de leur propre cité560. Systématiquement, en tout point, la figure de Néron prend le contre-pied de ce que la société romaine attend et exige.
Le portentum religieux Le Néron de la littérature antique est aussi un monstrum au sens où l’entendait la religion romaine traditionnelle, c’est-à-dire un être à caractère extranaturel, le signe de l’ira deorum, une souillure, dont la communauté doit à tout prix se débarrasser par des sacrifices expiatoires. À de nombreuses reprises les textes relatifs à Néron font ainsi intervenir les notions religieuses de colère divine, d’impiété et de piacula. Tacite lie à ce titre crimes de Néron et calamités publiques à de nombreuses reprises561 : divers prodiges vinrent annoncer la conjuration de Pison et sa 558
« Le prince lui-même, souillé de toutes les voluptés licites et illicites, semblait n’avoir négligé aucune honte qui pût accroître sa dépravation, si, quelques jours après, il n’avait pris, dans ce troupeau de dévoyés, un individu, nommé Pythagoras, pour l’épouser avec toutes les solennités du mariage : on mit sur la tête de l’empereur le voile sacré ; on fit prendre les auspices ; il y eut dot, lit nuptial et flambeaux d’hyménée ; tout enfin fut offert en spectacle, même ce que, dans le cas d’une femme, la nuit couvre de son ombre. » (texte et trad. P. WUILLEUMIER, 1974-1978). 559 Seuls Tacite et Sulpice Sévère se montrent plus réservés : le premier avance deux hypothèses, l’accident ou l’attentat du prince (Tac., An. XV 38, 1) ; le second parle de rumeur (Sulp. Sev., Chron. II 29, 1 ; cf. Tac., An. XV 40, 2 ; 44, 2). 560 Voir notamment Mart., Spect. II et Suet., Ner. 39, 3. 561 Tac., An. XV 47, 1 ; XVI 13, 1. Sur les prodiges datés du règne de Néron, voir aussi Plin., N. H. II 92 ; Suet., Ner. 6, 2 ; DC., LX 33, 2 ; LXI 16, 4-5 ; 18, 2 ; LXIII 26, 5.
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répression sanglante, coups de foudre, comète, apparition d’êtres monstrueux ; l’année 65 fut également marquée de tempêtes et de maladies ; aux lendemains de la mort d’Agrippine, déjà, de nombreux prodiges inquiétants s’étaient manifestés, faisant intervenir les notions d’animalité (femme accouchant d’un serpent) et de renversement (obscurcissement du soleil) : Prodigia quoque crebra et inrita intercessere : anguem enixa mulier, et alia in concubitu mariti fulmine exanimata ; iam sol repente obscuratus et tactae de caelo quattuordecim Vrbis regiones. (Tac., An. XIV 12, 2562)
Les termes « portentum » ou « prodigium » sont par ailleurs à plusieurs reprises employés par les auteurs antiques pour désigner non pas des prodiges survenus sous le principat de Néron, mais Néron lui-même563.
La monstruosité morale : Néron aux confins de l’humanité La mise en forme littéraire de la geste néronienne fait par ailleurs intervenir souvent la thématique de l’animalité, ce qui nous renvoie à la notion philosophique de monstruosité morale. Les biographies de Néron, donnant à voir un processus de dénaturation ayant éloigné le prince de son humanité, se plaisent en effet à le réduire à l’état de bête et de barbare. Cette dimension est très nette dans cet extrait de Philostrate : Tὸ δὲ θηρίον τοῦτο, ὃ καλοῦσιν οἱ πολλοὶ τύραννον, οὔτε ὁπόσαι κεφαλαὶ αὐτῷ οἶδα, οὔτε εἰ γαμψώνυχόν τε καὶ καρχαρόδουν ἐστί. Καίτοι πολιτικὸν μὲν εἴναι τὸ θηρίον τοῦτο λέγεται καὶ τὰ μέσα τῶν πόλεων οἰκεῖν, τοσούτῳ δὲ ἀγριώτερον διάκειται τῶν ὀρεινῶν τε καὶ ὑλαίων, ὅσῳ λέοντες μὲν καὶ παρδάλεις ἐνίοτε κολακευόμενοι ἡμεροῦνται καὶ μεταβάλλουσι τοῦ ἤθους. Τουτὶ δὲ ὑπὸ τῶν καταψηχόντων ἐπαιρόμενον ἀγριώτερον αὑτοῦ γίγνεται καὶ λαφύσσει πάντα. Περὶ μέν γε θηρίων οὐκ ἂν εἴποις, ὅτι τὰς μητέρας ποτὲ τὰς αὑτῶν ἐδαισαντο, Νέρων δὲ ἐμπεφόρηται τῆς βορᾶς ταύτης. (Philstr., V. Ap. IV 38564) 562
« Des prodiges aussi se manifestèrent, nombreux mais vains : une femme accoucha d'un serpent ; une autre fut tuée par la foudre dans les bras de son mari ; puis le soleil s'obscurcit tout à coup et le feu du ciel tomba dans les quatorze régions de la Ville. » (texte et trad. P. WUILLEUMIER, 1974-1978). 563 HA., Hel. 1, 2 ; Tac. 6, 4 ; Claud., IV Cons. Hon. 313. 564 « Quant à cette bête que beaucoup appellent tyran, je ne sais combien elle a de têtes ni si elle a des griffes crochues et des dents acérées. Quoi qu’il en soit, cette bête est, dit-on, urbaine, habite au cœur des villes et est d’autant plus sauvage par rapport aux bêtes des montagnes et des forêts, que les lions et les léopards, parfois, quand on les flatte, s’apprivoisent et changent de caractère. Cette bête-ci au contraire, excitée par ceux qui la
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Cette thématique sera ensuite abondamment exploitée par les auteurs chrétiens dans leur condamnation de celui qu’ils considèrent comme leur premier persécuteur, et qu’ils présentent à ce titre systématiquement comme un fauve assoiffé de carnage565. Le récit suétonien de la fin de Néron parfait d’ailleurs la bestialisation progressive de ce dernier. Suétone précise en effet que l’empereur, après avoir refusé de se cacher dans un specus, ce qui, au sens premier, désigne une caverne (Dion Cassius situe, de la même manière, la fin de Néron dans une grotte, « ἄντρον »566), finit néanmoins par pénétrer à quatre pattes, « quadripes », par une « cauerna », un « trou », dans un réduit. C’est donc sous les traits d’une bête rampant pour entrer dans son terrier que Néron est décrit à ses derniers instants : Ibi hortante eodem Phaonte, ut interim in specum egestae harenae concederet, negauit se uiuum sub terram iturum, ac parumper commoratus, dum clandestinus ad uillam introitus pararetur, aquam ex subiecta lacuna poturus manu hausit et : « Haec est », inquit, « Neronis decocta ! » Dein diuolsa sentibus paenula traiectos surculos rasit, atque ita quadripes per angustias effossae cauernae receptus in proximam cellam decubuit super lectum modica culcita, uetere pallio strato instructum. (Suet., Ner. 48, 5-6567)
La créature mythologique et spectaculaire Pis même qu’un animal, le dernier Julio-claudien est à plusieurs reprises explicitement présenté comme l’émule des monstres fantastiques de la mythologie. Il est ainsi, dans l’Octavie du Pseudo-Sénèque, un second Typhon568, et un nouveau Cyclope dans la Vie d’Apollonios de Tyane : caressent, devient plus sauvage qu’elle ne l’était et dévore tout. En outre, tu ne peux dire des bêtes qu’elles ont un jour mangé leurs propres mères, tandis que Néron s’est gorgé de cette pâture. » (texte C. P. JONES, 2005 ; trad. personnelle). 565 Tert., Apol. V 3 ; XXI 25 ; Eus., Hist. eccl. II 22, 4 ; Hier., Vir. ill. 5, 7 ; Lact., Mort. 2, 7 ; Chrys., Hom. Paul. IV ; Hom. 2 ep. Tim. X 2 ; Sulp. Sev., Chron. II 28, 1 ; Prud., Sym. II 671 ; Aug., Serm. 296, 6 ; Oros., Hist. VII 7, 9. 566 DC., LXIII 29, 2. 567 « Là, comme Phaon l’invitait à se cacher un moment dans une carrière de sable, il déclara qu’il ne voulait pas s’enterrer tout vif et, faisant une courte halte, en attendant qu’on lui eût ménagé une entrée secrète dans la maison, pour se désaltérer il puisa dans le creux de sa main l’eau d’une mare étalée à ses pieds et dit : « Voilà les rafraîchissements de Néron ! » Ensuite, avec son petit manteau déchiré par les ronces, il se fraya un passage à travers les broussailles et pénétra, en se traînant sur les mains par un couloir étroit qu’on venait de creuser, dans le réduit le plus proche, où il se coucha sur un lit garni d’un mauvais matelas et d’un vieux manteau, en guise de couverture. » (texte et trad. H. AILLOUD, 1931-1932). 568 Ps. Sen., Oct. 238-239 (réplique d’Octavie à la nourrice) : Non tam ferum Typhona neglecto Ioue / irata Tellus edidit quondam parens, « Moins bestial fut Typhon, que la Terre-
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Εἰ δὲ ἀπόλοιο ἀναχθεὶς καὶ Νέρων σε ὠμὸν φάγοι μηδὲν ἰδόντα ὧν πράττει, ἐπὶ πολλῷ ἔσται σοι τὸ ἐντυχεῖν αὐτῷ καὶ ἐπὶ πλείονι ἢ τῷ Ὀδυσσεῖ ἐγένετο, ὁπότε παρὰ τὸν Κύκλωπα ἦλθεν. Ἀπώλεσε γὰρ πολλοὺς τῶν ἑταίρων ποθήσας ἰδεῖν αὐτὸν καὶ ἡττηθεὶς ἀτόπου καὶ ὠμοῦ θεάματος. (Philst., V. Ap. IV 36, 3569)
Philolaos tâche ici de mettre en garde Apollonios qui, estimant qu’il n’y a pas de spectacle plus intéressant pour un philosophe que la vue d’un empereur se déshonorant tel Néron, a décidé de se rendre à Rome, malgré le danger encouru. L’auteur mêle en fait ici plusieurs définitions du monstre, qui se rejoignent en Néron : la créature difforme et dangereuse (« ἀτόπου καὶ ὠμοῦ ») semblant sortie de l’imaginaire mythologique ; l’être sauvage et bestial étranger à la commune civilisation, ce que suggèrent l’allusion à l’anthropophagie et la mention de la viande crue (« ὠμὸν φάγοι ») ; le phénomène spectaculaire qui séduit et attire, ce que souligne la thématique du regard ici employée (« ἰδόντα », « ποθήσας ἰδεῖν », « ἡττηθεὶς […] θεάματος »). Car Néron est évidemment aussi celui qui, en montant sur scène, se montre et dont la monstruosité fascine, comme s’il y avait, à l’instar des grands héros tragiques, un plaisir cathartique à voir sa tyrannie se développer. Indépendamment même de la question des spectacles théâtraux, Néron apparaît comme une attraction au sens visuel du terme. C’est effectivement un être difforme au corps hideux, maculé de taches et puant, aux jambes grêles et au ventre proéminent que nous met sous les yeux le portrait physique brossé par Suétone : Statura fuit prope iusta, corpore maculoso et fetido, subflauo capillo, uultu pulchro magis quam uenusto, oculis caesis et hebetioribus, ceruice obesa, uentre proiecto, gracillimis cruribus, ualitudine prospera. (Suet., Ner. 51, 1570)
Nous ne sommes là pas loin du « phénomène de foire », tel que ceux que l’on exhibera dans les cirques en Europe au XIXe siècle. Mère courroucée mit jadis au monde au mépris de Jupiter » (texte et trad. G. LIBERMAN, 1998). 569 « Si tu es emmené et mis à mort et que Néron te dévore vivant sans que tu aies rien vu de ses occupations, il t’en aura coûté cher de l’avoir rencontré et même plus cher qu’à Ulysse, lorsqu’il vint chez le Cyclope. Ulysse en effet perdit beaucoup de ses compagnons pour avoir voulu voir le Cyclope et s’être laissé séduire par le spectacle d’un être monstrueux et cruel. » (texte C. P. JONES, 2005 ; trad. personnelle). 570 « Sa taille approchait de la moyenne ; son corps était couvert de taches et malodorant ; sa chevelure tirait sur le blond ; son visage avait de la beauté plutôt que de la grâce ; ses yeux étaient bleuâtres et faibles, son cou, épais, son ventre, proéminent, ses jambes, très grêles, sa santé robuste. » (texte et trad. H. AILLOUD, 1931-1932).
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De la réalité au phantasme À en croire Suétone, Néron était prédestiné à devenir un monstre : son père, au sujet duquel on racontait qu’il avait volontairement écrasé un enfant en lançant sur lui ses chevaux au galop et arraché un œil à un chevalier romain qui lui adressait des reproches avec trop de liberté, aurait déclaré, à la naissance de son fils, que ne pouvait naître d’Agrippine et de lui qu’un fléau funeste à l’État, « detestabile et malo publico571 ». Probablement inventée a posteriori par des détracteurs, cette prédiction, signe annonciateur des atrocités et des crimes à venir, a le mérite de donner le ton. La suite de l’histoire, telle qu’on la lit chez les auteurs latins et grecs, donnera d’ailleurs raison à Gnaeus. Mais Néron a-t-il commis toutes les abominations dont on l’accuse ? Oui, auraient répondu les historiens antiques (qui se sont en cela inscrits dans la lignée tracée, dès les lendemains de la mort de l’empereur, par ses successeurs, soucieux de légitimer leur pouvoir et de justifier leur accession au trône en réduisant le règne néronien à une funeste tyrannie à laquelle leur avènement avait heureusement mis fin) ; sans doute pas, disent généralement les historiens d’aujourd’hui, lesquels admettent désormais que le jeune Britannicus a succombé non à une machination, mais à une crise d’épilepsie ; que le terrible incendie qui a vu périr des milliers de Romains a été accidentel ; que la malheureuse Poppée est morte d’éclampsie. En tout cas c’est là que le bât blesse : cette monstruosité, si systématique, si exhaustive, en devient trop parfaite pour être vraie. Un problème se pose alors : cette monstruosité est-elle inhérente à Néron, ou s’agit-il d’une création idéologique postérieure à son règne ? Tout en dédouanant Néron d’une partie de ses crimes, ou en proposant un éclairage nouveau destiné à en modifier la signification et la portée, un certain nombre d’historiens modernes (notamment E. Champlin, en 2003) admet que l’empereur a lui-même conçu son principat comme une révolution culturelle, assise sur un renversement des valeurs romaines traditionnelles, une grande Saturnale en quelque sorte (E. Champlin qualifie Néron de princeps Saturnalicius572), conçue et assumée par un empereur revendiquant la monstruosité de son règne, quitte à rencontrer l’incompréhension de ses concitoyens (on ne saurait en effet remettre en question la réalité du goût de Néron pour les arts de la scène, ni sa participation à certains spectacles). Un révolutionnaire donc, un visionnaire573, qui aurait notamment, suivant en cela la voie tracée par son ancêtre Marc Antoine, cherché à s’inspirer de la culture et des traditions 571
Suet., Ner. 6, 2. E. CHAMPLIN, 2003, p. 159-160. 573 J. SCHMIDT, 2010. 572
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orientales (et partant, pour un Romain traditionaliste, barbares et monstrueuses)574. Mais on pourrait opter pour la réponse inverse : une monstruosité non pas assumée mais imposée, par des auteurs propagandistes ayant appliqué consciencieusement et méthodiquement à Néron l’intégralité des codes de la monstruosité, afin d’envoyer un message clair au lecteur et de lui permettre de percevoir, par l’intermédiaire de cette figure, les limites à ne pas franchir. À ce titre nombre de crimes imputés à Néron relèvent clairement du lieu commun : le cas des récits relatifs à la mort de Poppée est assez révélateur à cet égard, le motif du tyran tuant son épouse enceinte d’un coup de pied dans le ventre suite à une fureur subite remontant en réalité à Hérodote, dans un passage traitant de Cambyse575. Sans doute la réponse à la question posée tient-elle de ces deux voies : les auteurs antiques ont probablement systématisé les aspects subversifs du programme néronien, transformant ainsi un syntagme défectif en un modèle paradigmatique présentant une déclinaison complète du monstrueux et applicable à d’autres cas. D’ailleurs, à partir du IVe s. (et même avant, de manière résiduelle, chez Tertullien), des formes substantivées du terme Nero apparaissent, actant la paradigmatisation de la figure576. La monstruosité originelle va alors pouvoir se doter, au fil des siècles, d’aspects inédits, en fonction de l’évolution des normes sociales et, partant, de l’évolution de la définition du monstre. La mutation qui s’est opérée, assez récemment577, dans la perception de la figure néronienne (que l’on cherche désormais à comprendre, à expliquer, voire à excuser), n’est d’ailleurs assurément pas étrangère à l’évolution même de la perception de la monstruosité. De plus en plus, aujourd’hui, la société cherche à comprendre ses monstres ; l’approche est davantage de l’ordre de la compassion que de la répulsion ; et effectivement, dans le cas Néron, deux attitudes se sont dessinées : celle des historiens cherchant à comprendre cette mystérieuse figure désormais souvent perçue comme en partie persécutée ; celle, toute récente, de maints romanciers, qui ont troqué la figure du monstre fou et sanguinaire contre celle de l’artiste perdu et incompris, engagé contre son gré dans la tourmente de la politique 574
Sur les liens entre Néron et Marc Antoine, voir les actes du colloque Marc Antoine, son idéologie et sa descendance publiés en 1993. 575 Hdt., III 32. Sur les récits antiques de la mort de Poppée et leurs liens avec la littérature antérieure, voir notamment F. HOLZTRATTNER, 1995, p. 130-131 ; L. LEFEBVRE, 2017, p. 185186. 576 Tert., Pall. V 7 ; HA., Car. 3, 1-2 ; Ver. 4, 6 ; Alex. 9, 4 ; Alb. 13, 5 ; Hel. 1, 1 ; Aur. 42, 6 ; Tac. 6, 4 ; Car. 1, 3. 577 Si les tentatives de faire la part de la vérité et de la calomnie remontent vraiment à la fin du XIXe siècle (H. SCHILLER 1872 ; A. H. RAABE 1872 ; au XVIIIe siècle déjà les philosophes des Lumières s’interrogeaient : voir par exemple D. DIDEROT, 1782), c’est véritablement au XXe qu’elles ont commencé à se développer.
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(on peut penser, notamment, à Maman, je veux pas être empereur de F. Xenakis578). Une culture individualiste de l’épanouissement personnel telle que la nôtre est sans doute plus à même d’apprécier la monstruosité fantasque et révolutionnaire d’un Néron, que les sociétés collectivistes anciennes.
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Hercule et les monstres en Occident : l’exemple de Géryon Charles GUITTARD Université Paris Nanterre Rajae EL GHANDOUR Université de Rabat et Musée de Fez Hercule, dans l’accomplissement de ses travaux579, est amené à lutter contre tous les types de monstres, monstres humains, terrestres, aquatiques : il fut un pourfendeur de dragons580. Le combat contre Géryon fait partie de la dernière série de ses exploits, avec les Pommes des Hespérides et la lutte contre Cerbère, le gardien des Enfers. Ces exploits se déroulent en Occident, au pays du couchant et des morts581. Leur cadre fait intervenir des lieux 579 F. BROMMER, Die zwölfe Taten des Helden in antiken Kunst und Literatur, MunsterCologne, 1953. La liste canonique peut se présenter selon l’ordre suivant : lion de Némée, hydre de Lerne, sanglier d’Érymanthe, biche de Cérynie, oiseaux du lac Stymphale, écuries d’Augias, taureau de Crète, cavales de Thrace, ceinture de la reine des Amazones, bœufs de Géryon, enlèvement de Cerbère, pommes d’or du jardin des Hespérides. Cet ordre apparaît sur les métopes d’Olympie, plutôt tardivement donc, et s’imposera ensuite comme modèle. Cf. M. DELCOURT, Légendes et cultes de héros en Grèce, Paris, 1942, p. 118-138 ; R. FLACELIERE et P. DEVAMBEZ, Héraclès. Images et récits, Paris, 1968 ; tome II de la Griechische Mythologie de L. PRELLER, nouvelle édition, Zurich, 1967 ; C. ROBERT, Die Griechische Heldensage, Berlin, 1966-1967, 3 vol., p. 422-675 ; G. DUMEZIL, Heur et malheur du guerrier, Paris, 1969, p. 100-105, sur les trois péchés d’Héraclès. Restent utiles les études de J. Bayet, Les origines de l’Hercule romain, Paris, 1926 et Herclé. Étude critique des principaux monuments relatifs à l’Hercule étrusque, Paris, 1926. Nous adopterons le nom latin du héros au cours de notre étude, forme plus répandue dans le monde moderne, alors que le héros est grec (Héraclès). 580 E. GILIS, A. VERBANCK-PIERARD, « Il y a dragon et dragon », in C. BONNET, C. JOURDAIN-ANNEQUIN, V. PIRENNE-DELFORGES (éd.), Le Bestiaire d’Héraclès, IIIe Rencontre héracléenne, Kernos, supplément 7, 1998, p. 37-60 ; A. VERBANCK-PIERARD, « Sur la piste des dragons antiques », in C. STERCKS (éd.), Dragons, monstres et démons. Les conflits paradigmatiques dans les mythes celtes et indo-européens. Actes de la 9e journée belge d’études celtologiques et comparatives (8 février 1997). 581 Il existe une étude fondamentale sur le sujet : C. JOURDAIN-ANNEQUIN, Heraclès aux portes du soir. Mythe et histoire, Paris, Annales Littéraires de l’Université de Besançon 402, 1989 ; on se reportera aussi à l’étude exhaustive de F. BADER, « De la préhistoire à l’idéologie tripartite : les Travaux d’Héraklès », in R. BLOCH (éd.), D’Héraklès à Poséidon. Mythologie et protohistoire, Genève-Paris, 1985, p. 9-124, cf. tableau p. 16, pour le classement des travaux, qui renvoie à l’article de la Real-Encyklopädie, Suppl. III (1918), col. 1020-1082 (art. signé GRUPPE), et au Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine de P. GRIMAL (1ère éd., Paris, 1951, nombreuses rééd., cf. p. 187-206). Cf. C. BONNET, C. JOURDAINANNEQUIN (dir.), Héraclès d’une rive à l’autre de la Méditerranée, Bilans et perspectives, Bruxelles-Rome, 1992 (cf. p. 43-65) ; C. BONNET, C. JOURDAIN-ANNEQUIN (dir.), IIe
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mythiques qui ont suscité l’imagination des Anciens et des Modernes, pour restituer une géographie mythique. Dès l’Antiquité, plusieurs interprétations ont été avancées sur le sens de cet exploit et la nature du monstre en question. Ces interprétations s’inscrivent dans le cadre général des travaux du héros promis à l’immortalité : le monstre triple est l’image de la mort, les pommes d’or sont un gage d’immortalité. Géryon est un monstre caractérisé par la prolifération d’organes. C’est même un monstre au triple corps, à partir de la taille, ou à trois têtes. En raison de cette particularité physique il est aussi surnommé tricorpor, triformis ou tergeminus.
I. Géographie mythique : l’île d’Érythie et les bœufs de Géryon. Il faut replacer l’exploit dans son contexte mythologique et géographique. Il s’agit de la dernière série des travaux du héros, en Occident, avec le vol des pommes d’or des Hespérides et la capture de Cerbère. Hercule triomphe de la mort et s’empare des gages de l’immortalité, avec les pommes d’or symboliques. Cerbère est un monstre triple, un monstre animal ; le chien du troupeau est aussi un animal monstrueux ; c’est un serpent monstrueux, un dragon, qui veille sur les pommes d’or des Hespérides : sur les représentations, il est enroulé au tronc de l’arbre qui porte les fruits merveilleux. L’exploit se déroule dans une île lointaine, l’île d’Érythie, où Géryon garde un troupeau. Géryon est un bouvier, c’est un monstre au triple corps, il vit sur les confins de l’Océan ; on reconnaît aisément là une représentation des Enfers, d’Hadès, et son chien lui-même est un double du gardien des Enfers, Cerbère, que le héros ira affronter dans le royaume des morts. Pour gagner cette île, le héros a obtenu la coupe du Soleil, une grande coupe sur laquelle le Soleil s’embarquait chaque soir, lorsqu’il avait atteint l’Océan afin de regagner son palais situé à l’Orient du monde. Hercule avait obtenu cette faveur lors de la traversée du désert de Libye, alors qu’il souffrait de la chaleur et qu’il menaça le Soleil de ses flèches. Lors de sa traversée, Hercule dut aussi menacer le dieu Océan de ses flèches pour ne pas affronter de tempêtes. Héraclès tue le berger Eurysthion, le chien Orthros, et s’empare du troupeau qu’il doit ramener en Occident. Érythie est le nom de l’une des Hespérides ; le nom est en rapport avec le couchant puisqu’il évoque le pays rouge, le pays du soleil couchant. Ses sœurs sont Aéglé, en rapport avec la Rencontre héracléenne. Héraclès, les femmes et le féminin (Colloque de Grenoble, 22-23 octobre 1992), Bruxelles-Rome, 1996 ; C. BONNET, C. JOURDAIN-ANNEQUIN, V. PIRENNEDELFORGES (éd.), Le Bestiaire d’Héraclès, IIIe Rencontre héracléenne. L’article Herakles, paru à la fin du tome IV du Lexicon Iconographicon Mythologiae classicae (LIMC, IV, 1 p. 728-838), a été complété dans le tome V.
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course diurne de l’astre et Hespéraréthuse, en rapport avec l’éclat du zénith. Dans l’accomplissement de cet exploit, le rapt des troupeaux de Géryon, Hercule est à la fois chasseur et guerrier, on y reviendra. C’est pendant le retour d’Hercule en Grèce avec le troupeau de Géryon que prennent place la plupart des aventures qui se déroulent dans l’Occident méditerranéen ; le héros suit les côtes d’Espagne, puis de Gaule, de Ligurie, d’Italie et de Sicile avant de regagner la Grèce ; ainsi s’explique l’assimilation du héros grec avec des divinités locales ; Hercule aurait pu emprunter une route septentrionale à travers les pays celtiques, il aurait le premier franchi la muraille que constituaient les Alpes, précédant ainsi la traversée historique d’Hannibal582. Arrivé sur le site de la future Rome, qui n’était alors que Pallantée, où il est accueilli par l’Arcadien Évandre, Hercule va affronter un nouvel adversaire, le géant Cacus, donné pour un fils de Vulcain, qui vit dans une grotte de l’Aventin et qui lui dérobe ses bêtes (quatre taureaux et quatre vaches selon Virgile), alors qu’il est endormi583. Cacus était un être pourvu de trois têtes et de trois bouches crachant le feu584. L’épisode met donc en scène un monstre au triple corps, proche de Géryon en l’occurrence. La légende est interprétée comme la transposition sur le sol romain de l’épisode grec de Géryon.
II. La tradition littéraire. La tradition grecque Sur l’exploit d’Hercule face au monstre Géryon, les plus anciens témoignages sont ceux d’Hésiode qui, dans sa Théogonie, décrit Géryon avec un corps mais doté de trois têtes anthropomorphes585, et de Stésichore, qui avait composé un poème qui constituait une Géryonide, dont il ne reste que des fragments586. Eschyle ne mentionne Géryon qu'à titre de comparaison : il le dote de trois corps joints à la taille587. 582 Diodore, Bibliothèque historique, 4, 19. Sur le parcours précis d’Hannibal comparé à celui d’Hercule, cf. R. DION, « La voie héracléenne et le parcours transalpin », in M. RENARD (éd.), Hommages à Albert Grenier, Bruxelles, Latomus, 1962, p. 527-543 : sur cette route dite héracléenne et ses enjeux stratégiques, cf. J. DE WITT, « Rome and the road of Hercules », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 72, 1941, p. 56-69. 583 Virgile, Énéide, 8, 184-279 ; cf. Tite-Live, Histoire romaine, 1, 7 ; Properce, Élégies, 4, 9, 1 ; cf. G. CAPDEVILLE, Volcanus. Recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, Rome, BEFAR 288, 1995, p. 97-146. 584 Properce, Élégies, 4, 1, 10 : per tria partitos qui dabat ora sonos. 585 Hésiode, Théogonie, 287-294 (triképhalos). 586 Nouveaux fragments de la Géryonide publiés par E. LOBEL in D. L. PAGE, Lyrica Graeca selecta, 1968, p. 263-268 et Supplementum lyricis Graecis, 1974, p. 5-24. Cf. aussi M. ROBERTSON, « Geryoneis, Stesichorus and the vase painters », CQ, 19, 1969, p. 207-221. 587 Eschyle, Agamemnon, 870 ; cf. Euripide, Hercule furieux, 422-424.
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Diodore de Sicile : Bibliothèque historique Dans le livre IV de sa Bibliothèque historique, qui offre le récit le plus complet des mythes grecs avec celui d’Apollodore, Diodore de Sicile588 reprend l'histoire du vol des bœufs de Géryon. Hercule entreprend une expédition guerrière avec l'appui de toute une armée, recrutée en Crète, en Libye et en Égypte, dans les terres inconnues de l’Ouest. Cette armée est destinée à combattre les trois fils de Chrysaor qui se distinguaient par leur force physique, leur courage. Hercule triomphe de leurs trois armées. Chez Diodore, Hercule n’affronte pas un monstre, mais trois armées. Chrysaor, « l’homme à l’épée d’or », fils de Poséidon et de Méduse, engendra Géryon de son union avec la nymphe Callirhoé, fille d’Océan. Apollodore : Bibliothèque Le texte le plus complet concernant le dixième des travaux d’Hercule est dans la Bibliothèque du pseudo-Apollodore589 du Ier ou IIe siècle apr. J.-C. Dans cette version, Hercule arrive en Érythie après avoir traversé le désert libyen ; il tue dans un premier temps le bouvier Eurytion, puis affronte Orthros, le chien à deux têtes qui garde le troupeau de Géryon. Orthros serait le frère de Cerbère. Avec un seul coup de sa massue en bois d'olivier, Hercule tue le chien. Lorsque Géryon est mis au courant, il s'arme de ses trois boucliers et de ses trois lances et met ses trois casques. Il poursuit Hercule et tombe, victime d'une flèche empoisonnée qui avait été plongée dans le venin de l'Hydre de Lerne. Hercule peut ainsi dérober les bœufs et les ramener à Eurysthée. Parmi les sources secondaires, il faut mentionner Dion de Pruse, Philostrate et les géographes grecs. Dion de Pruse : Discours VIII Dion de Pruse, ou Chrysostome, présente dans son discours VIII une version différente, à caractère historique : Géryon aurait régné sur un opulent royaume en Occident. Le discours ne parle pas d'un roi à trois têtes, mais dit qu’Héraclès le tua lui et ses frères. Philostrate : Vie d'Apollonios de Tyane Autre représentant de la seconde sophistique, au IIIe siècle apr. J.-C., Philostrate, dans sa Vie d’Apollonios de Tyane590, mentionne la présence de 588
Diodore, Bibliothèque historique, 4, 18. Apollodore, Bibliothèque, 2, 5, 10. Cf. P. SCARPI, « Héraclès entre animaux et monstres chez Apollodore », in C. BONNET, C. JOURDAIN-ANNEQUIN, V. PIRENNE-DELFORGES (éd.), Le Bestiaire d’Héraclès, p. 231-240. 590 Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, 5, 4-5. 589
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la tombe de Géryon à Gades (Cadix). Il décrit la tombe comme une colline sur laquelle poussent deux arbres merveilleux, nés du croisement d'un pin maritime et d'un pin silvestre, d’où coule du sang. Philostrate insiste sur le culte rendu à Hercule thébain et Hercule égyptien ; le temple se trouverait en fait sur une île voisine de Gadès. Pour s’emparer du troupeau, Hercule se serait rendu dans la ville d’Érythie, voisine de Gadès, sans autre précision. Les géographes grecs Les exploits d’Hercule, qui se déroulent dans l’ensemble du monde méditerranéen, ont retenu l’attention des géographes grecs. Strabon, dans sa description de l’Ibérie et des Celtibères, évoque le Baetis, le Tartessos, l’île d’Érythie et le monstre Géryon, en citant les vers du poète Stésichore591 . Deux références succinctes aux bœufs de Géryon se trouvent aussi chez Pausanias dans sa Périégèse592. La tradition latine Géryon est présent dans la tradition latine en général593, chez les poètes en particulier, Lucrèce594, Virgile595, Horace596, Ovide597. Justin, qui abrège les Histoires philippiques de Trogue Pompée, donne aussi, comme Diodore, une interprétation évhémériste du mythe598 ; il mentionne trois frères qui se montraient d’une telle concorde, qu’on les voyait tous comme une âme d’un seul règne. Il affirme ainsi que Géryon aurait été non pas un homme à trois têtes, mais bien trois frères et il souligne l’extraordinaire richesse de l’île. Derrière les trois corps du monstre, il faut donc reconnaître trois frères unis dans la bataille. À la fin de la latinité, en 630, Isidore de Séville explique que Géryon n'est pas un géant monstrueux, mais qu'ils étaient trois frères, tellement proches qu'ils n'avaient qu'une âme pour trois corps599. 591
Strabon, Géographie, 3, 2, 11. Pausanias, Périégèse, 3, 18, 13 (description du trône d’Apollon Amycléen) et 4, 36, 3 (à propos de la richesse que constituent les troupeaux de bœufs). 593 Hygin, Fables, 30 (Geryonem Chrysaoris filium trimembrem uno telo interfecit) et 151 (Geryon trimembris). 594 Lucrèce, De la nature, 5, 28 (tripectora tergemini uis Geryonai). Une brève lacune suit ce vers, où le poète crée l’adjectif tripectorus et le rapproche de l’autre adjectif tergeminus 595 Virgile, Énéide, 6, 289, dans le récit de la descente aux Enfers d’Énée. 596 Horace, Odes, 2, 14, 7-8 (amplum Geryonem). 597 Ovide, Métamorphoses, 9, 184-185 (pastoris Hiberi forma triplex). 598 Justin, Histoires philippiques, 44, 4, 14. 599 Isidore, Étymologies, 11, 3, 28 : Dicuntur autem et alia hominum fabulosa portenta, quae non sunt, sed ficta in causis rerum interpretantur, ut Geryonem Hispaniae regem triplici forma proditum. Fuerunt enim tres fratres tantae concordiae ut in tribus corporibus quasi una anima esset. 592
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Dans la tradition latine est attestée l’existence d’un oracle de Géryon à Padoue (Patavium), près de la source Aponus, mentionné en particulier par Suétone dans la vie de Tibère, à propos d’une consultation de l’Empereur se rendant en Illyrie600.
III. Interprétation de la monstruosité Représentations. Les mosaïques.
de
Géryon.
Dans l’accomplissement de cet exploit, le rapt des troupeaux de Géryon, Hercule est à la fois chasseur et guerrier, il fait partie des guerriers chasseurs, comme le souligne F. Bader601. À propos de la monstruosité de Géryon se dégagent deux interprétations : une tradition voit en Géryon un monstre triple, une autre met en scène trois guerriers ou trois armées qu’Hercule doit affronter. La lutte contre l’adversaire triple fait partie de l’initiation du guerrier dans la tradition indo-européenne602. Cette triplicité du monstre se retrouve, comme l’a bien montré G. Dumézil, dans les mythes et légendes d’initiation guerrière : ainsi, le géant tricéphale des légendes indo-iraniennes que tue le dieu védique Indra, patron des guerriers, ou que soumet le guerrier avestique Traëtona, démon qui confisque toute nourriture grâce à sa triple bouche. En Scandinavie, on retrouve un monstre du nom de Hrungnir, géant au cœur tricornu que finit par abattre Thor ; dans le monde celtique, le parallélisme le plus flagrant est offert par Cuchulainn, qui affronte trois frères, non monstrueux, mais doués de qualités surhumaines, comme les Curiaces à Rome, ou comme les trois armées que doit affronter Hercule dans la version que donne Diodore du mythe de Géryon603. On peut aussi suggérer un rapprochement avec un autre monstre infernal, le Tricaranos des stèles dauniennes604 et, bien sûr, avec le monstre qui vole les bœufs d’Hercule lors de son passage à Rome, Cacus, ; Virgile a décrit leur affrontement dans l’Énéide605. Sur la plus ancienne représentation, figurant sur une pyxide du VIIe siècle, provenant de Corinthe, Hercule se précipite au combat armé de son 600 Suétone, Vie de Tibère, 15 ; A. BOUCHE-LECLERCQ, Histoire de la divination dans l’Antiquité, Paris, 1878-1882, t. IV, livre 2, p. 155-156 (= rééd. en 1 vol. Grenoble, J. Millon, 2003, p. 924-926) ; C. JOURDAIN-ANNEQUIN, Héraclès aux portes du soir, p. 281. 601 F. BADER, « De la préhistoire à l’idéologie tripartie : les travaux d’Héraklès », p. 42 ; cf. P. WALCOT, « Cattle Raiding, Heroic Tradition and Ritual : the Greek Evidence », History of Religions, 18/4, 1979, p. 326-351. 602 G. DUMEZIL, Heur et malheur du guerrier, Paris, 1969, p. 100-105. F. Bader cite en parallèle Nestor, Cuchulainn, Patrocle et Bellérophon où elle retrouve ce schéma. 603 G. DUMEZIL, Mythes et dieux des Germains, Paris, 1939, p. 92-106 ; id., Les Horaces et les Curiaces, Paris, 1942. 604 C. JOURDAIN-ANNEQUIN, Héraclès aux portes du soir, p. 394 et 487. 605 Virgile, Énéide, 8, 184-279.
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arc et de ses flèches, cependant que Géryon brandit des lances au-dessus de sa triple tête606. Les trois corps sont cachés par trois boucliers ronds et ils s’individualisent de nouveau au niveau des jambes. De nombreux vases reprennent le même thème avec de menues variantes : si Hercule combat de près, il abandonne son arc (mais le carquois demeure, en bandoulière) et use alors de l’épée ou de la massue ; les armes sont interchangeables (épée, arc, massue). Géryon, quant à lui, apparaît toujours armé comme un hoplite : casque à haut cimier, lances, cuirasses, cnémides et boucliers ronds607. Sur les scènes, où Hercule occupe le premier rôle, on peut voir parfois les autres acteurs du drame : le chien qui garde le troupeau, le berger, Athéna veillant sur le héros ; une femme auprès de Géryon, peut-être Callirhoé sa mère ou bien Érythie la nymphe du lieu. Dans la Géryonide, Stésichore608 décrit l’adversaire d’Héraclès avec bouclier, casque à cimier, cuirasse ; il lui attribue trois corps : l’un des corps, blessé par une flèche s’écroule. Il paraît bien lui attribuer six mains et six pieds. On trouve chez Stésichore une particularité que l’on devait retrouver dans la céramique, il lui attribue des ailes : le monstre triple peut être ailé. On en trouve une illustration sur une amphore du Cabinet des médailles, provenant d’Italie du sud, peut-être de Rhegion, et datée de 540520 ; le monstre est représenté avec un triple corps et le chien Orthros est blessé à terre, sur le dos ; le troupeau est symbolisé par cinq animaux et Athéna veille sur le héros, qu’elle assiste609. Sur une autre amphore du Cabinet des médailles, dont la provenance est incertaine et qui est datée de la même période, on retrouve Athéna (avec casque, péplos, égide avec serpents, bijoux) debout de profil à droite, le bouclier au bras gauche, la 606
T. J. DUNBABIN, The Greeks and their Eastern Neighbours, Londres, 1957, p. 78 ; F. BOMMER, Herakles, p. 39-42 ; M. Robertson, « Stesichorus and the vase-painters », CQ, 19, 1969, p. 207-221. 607 Amphore d’Exékias, provenant de Vulci (Gerhard 197) ; amphore de Bassegio (Gerhard 108) ; amphore attique à tableaux et à figures noires du Musée du Louvre (F 55, CVA 3, pl. 15). Cf. C. JOURDAIN-ANNEQUIN, Héraclès aux portes du soir, p. 531. 608 Cf. supra. 609 CVA 1, pl. 24, 1-4 ; 25, 1-7 ; P. BRIZE, Die Geryoneis des Stesichoros und die frühe griechische Kunst, Wurzbourg, 1980, 42-43, 134 n° 12, pl. 3, 1 ; C. JOURDAIN-ANNEQUIN, Héraclès aux portes du soir, p. 476-477, fig. 2 ; H. METZGER, « Problèmes de langage iconographique grec », CRAI, 1992, 140-141, fig. 1, a-b ; M. TRUE, « The Murder of Rhesos », in J. B. CARTER, S. P. MORRIS (éd.), The Ages of Homer. A Tribute to Emily Townsend Vermeule, Austin, University of Texas Press, 1995, p. 424, fig. 25. 6a-b ; F. LISSARRAGUE, Vases grecs, les Athéniens et leurs images, Paris, 1999, p. 170-171, fig. 130131 ; M. DENOYELLE, M. IOZZO, La céramique grecque d’Italie méridionale et de Sicile : productions coloniales et apparentées du VIIIe au IIIe s. av. J.-C., Paris, 2009, p. 83, fig.111 ; S. ALBERSMEIER (éd.), Heroes: Mortals and Myths in Ancient Greece, Baltimore, Walters Art Museum, 2009, p. 34, fig. 10 ; LIMC II, 1, p. 104, Athena n° 512 * ; IV, 1, p. 115, Eurytion II n° 47 ; IV, 1, p. 188, Geryoneus n° 16 * ; V, 1, p. 74, Herakles n° 2464 * ; VII, 1, p. 105 Orthros I.
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lance dans la main droite), le chien Orthros, de profil à gauche, l'une de ses deux têtes, frappée par deux flèches, s'affaisse ; les trois corps sont difficiles à distinguer, deux têtes, de part et d’autre de la tête centrale, regardent dans des directions opposées, on voit deux boucliers de part et d’autre des corps610. Sur une métope du Temple de Zeus à Olympie, conservée au Musée du Louvre, trois fragments, datés d’environ 460 av. J.-C., représentent Héraclès affrontant le triple Géryon. Héraclès, de profil à droite, brandit la massue et s’avance sur Géryon en prenant appui sur la jambe gauche611. Sur une amphore à col provenant de Vulci (conservée au Cabinet des médailles), Géryon est mentionné sous le nom de Garufones. Le héros tend son arc, s'apprêtant à décocher une flèche contre le triple Géryon qui lui fait face, avec trois lances et trois boucliers. Il est assisté de la déesse Athéna, munie de sa lance. Le chien Orthos et Eurytion sont morts au sol. Derrière le monstre, Iolaos attend dans le quadrige d’Héraclès. Enfin sont figurés les cinq boeufs du troupeau612. Sur une amphore à figures noires de Caeré613 conservée au British Museum (dite du Peintre des inscriptions), Hercule est assisté d’Athéna ; deux têtes, deux torses sont déjà tombés (l’un en arrière, l’autre en avant). Sur l’une et l’autre amphore, ne figure qu’une paire de jambes : le monstre ailé n’est triple que depuis la ceinture. Cette triplicité peut être mise en relation avec le tricéphale étrusque, Cerun614, qui sur une paroi de la Tomba del Orco à Tarquinia est représenté dans le monde infernal avec cuirasse, lance et bouclier rond, face à Hadès (Eita) et Phersipnai (Perséphone), ou avec un petit bronze archaïque du Musée de Lyon qui représente un guerrier casqué et cuirassé, avec deux têtes ajoutées sur les épaules de part et d’autre d’une tête centrale615.
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LIMC V, 1, Herakles n° 2467 ; VII, 1, Orthros I n° 12 *. B. ASHMOLE, N. YALOURIS, Olympia. The Sculptures of the Temple of Zeus, Londres, 1967, p. 27 ; fig. 180-181, 185. 612 A. DE RIDDER, Catalogue des vases peints de la Bibliothèque nationale, Paris, Leroux, 1901-1902, n° 202, p. 406-408 ; P. BRIZE, Die Geryoneis des Stesichoros und die frühe griechische Kunst, 41-43, 134 n° 12, Taf. 3, 1 ; LIMC II, 1, p. 1004, Athena n° 512 ; IV, 1, p. 115 Eurytion II n° 47 ; IV, 1, p. 188 Geryon n° 16 ; V, 1, p. 74 Herakles n° 2464 ; VII, 1, p. 105, Orthros I n° 1. 613 C. JOURDAIN-ANNEQUIN, Heraclès aux portes du soir, p. 534, fig. 39 ; Gerhard 523. 614 J.-R. JANNOT, Devins, dieux et démons : Regards sur la religion de l'Étrurie antique, Paris, Picard, coll. « Antiqua », 1998, p. 83. 615 E. RICHARDSON, Etruscan Votives bronzes. Geometric, Orientalizing, Archaic, Mayence, 1983, p. 355, n° 8536 ; A. M. ADAM, « Monstres et divinités tricéphales dans l'Italie primitive : à propos de deux figurines de bronze étrusques », Mélanges de l'École française de Rome, tome 97, n° 2, 1985, p. 577-609, p. 584, fig. 6 ; Musée des Beaux-Arts de Lyon. Guide des collections. Les antiquités, 1977, 89 ; Guide du département des Antiquités, 1997, 89 ; Le Guide du Musée des Beaux-Arts de Lyon, 2014, 49. 611
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Les mosaïques On retrouve ces exploits sur des mosaïques qui méritent de retenir notre attention : elles viennent compléter utilement ce répertoire par leur documentation iconographique. Six sites archéologiques ont conservé des mosaïques d’Hercule dans le bassin occidental de la Méditerranée : Volubilis, Acholla, Liria, Cartama, Saint-Paul-lès-Romans et Piazza Armerina. Les provinces de l’Empire concernées sont les suivantes : Bétique, Maurétanie, Gaule, Afrique romaine, Sicile. L’Espagne est la mieux représentée avec deux sites, Liria et Cartama. Liria correspond à l’ancienne Edeta mentionnée par les géographes anciens, non loin des sites de Sagonte et de Valence. Cela peut s’expliquer par la proximité de Gadès. Le plus célèbre, le plus connu est certainement Piazza Armerina en Sicile, avec son splendide complexe. Sur la mosaïque de Volubilis, le combat d’Hercule contre Géryon est manquant, ainsi que les travaux concernant les cavales de Diomède et la biche de Cérynie. Mosaïque d’Acholla Le cas d’Acholla en Tunisie est intéressant car on dispose de nombreuses précisions sur son environnement, sur le propriétaire, son identité, sa fonction et donc on peut dater le contexte616. La maison a été construite ou reconstruite par Asinius Rufinus Sabinianus vers 184 de notre ère, quand il exerça le consulat. Le site comprend un amphithéâtre, un théâtre, deux baptistères, deux établissements thermaux, et trois domus avec de célèbres mosaïques, dont une mosaïque du triomphe de Neptune et une Tête d’Océan non moins célèbre. Les Achollitains, qui avaient déjà choisi le bon camp lors du conflit romano-carthaginois, se sont ralliés à César pendant la guerre civile et ce ralliement au futur vainqueur leur a valu deux siècles de prospérité. Sur la mosaïque d’Hercule à Acholla, le monstre est debout, tourné vers la gauche, dans l'attitude du combat. De son corps, au bassin unique, émerge un triple torse gainé d'une cuirasse. Il prend un solide appui sur le sol par trois paires de jambes, chaussées de chaussures vertes. Des trois têtes, une, au centre, est de face ; les deux autres, aux traits grossiers, de profil, 616
V. GUERIN, Voyage archéologique dans la région de Tunis, I, Paris, 1962, p. 161-162 ; G. CHARLES-PICARD, « Acholla », CRAI, 91, 3, 1947, p. 557 ; M. FENDRI, « Cités antiques et villas romaines de la région sfaxienne », Africa, IX, 1982 [1986], p. 151-208 ; S. GOZLAN, « Acholla ou la mosaïque de Byzacène au IIe siècle », Dossiers d'Archéologie 31, novembredécembre, 1978, p. 62-79 ; S. GOZLAN, « Les mosaïques de la maison d'Asinius Rufinus à Acholla (Tunisie) », in La mosaïque gréco-romaine, IV, 1994, p. 161-172 ; G. CHARLESPICARD, « Acholla (Botria, Tunisie), I. Les mosaïques », BullAIEMA, 15, 1994-1995, p. 405-407.
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sont encore coiffées d'un pileus conique vert. Trois bras sont représentés, tendus, menaçants, l'un avec le traditionnel bâton noueux, l'autre brandissant un glaive, le troisième, à l'arrière, s'apprêtant à lancer un court javelot. Attentif, en position de défense, Géryon n'a pas encore été blessé. Au triple corps en position de combat se trouvent donc associés trois types d’armes.
Figure 1 : le triple Géryon, détail de la mosaïque des Travaux d’Hercule à Acholla, 184 après J.-C. (mosaïque actuellement conservée au Musée archéologique national de Bardo), Tunisie. Sur la droite la photo de fouille. Cartama L’histoire de la mosaïque de Cartama relève d’une véritable enquête policière. La description des lieux de découverte et de conservation des mosaïques est d’une grande précision, et il est important historiquement et archéologiquement de préciser le contexte617. Il s’agit aussi de préciser quelle était la fonction de la pièce où figuraient ces mosaïques ; triclinium, cubiculum, tablinum ? Pièce d’apparat ? La mosaïque oriente toutes les images dans la même direction, face à l’entrée. Hercule victorieux est représenté dans le rectangle central, entouré de ses ennemis vaincus. La moitié supérieure de la mosaïque est très endommagée et lacunaire : quatre panneaux sont entièrement perdus. La mosaïque de Cartama présente le 617
A. BALIL, « Mosaico con representación de los trabajos de Hércules hallado en Cartama », Boletín del Seminario de Estudios de Arte y Arqueología, 43, 1977, p. 371-379.
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même schéma de petites images figuratives adjacentes qu’à Liria, sans toutefois la figure du héros. Géryon est représenté frappé à mort. Le corps est unique, supportant trois têtes. Il est protégé par une cuirasse (en cuir ?) ceinturée, de teinte jaune, où les épaulières semblent vaguement indiquées. Une tunique, un peu plus longue au-dessous, peut être suggérée par un filet de tesselles en pates de verre, apparaissant aussi au bord d'une manche. Deux des têtes sont déjà mortes : l'une à gauche est de face ; de celle de droite, vue de dos, n'apparaît que la chevelure hirsute. La tête centrale semble encore vivante, mais elle est atteinte. Le sang coule des blessures. Au creux du bras droit, une flaque (de sang ?) de couleur rosée est certainement une restauration du motif mal compris. Le bras gauche tient encore levé le bâton noueux de pasteur, traditionnel dans l’iconographie de Géryon. Trois jambes seulement sont apparentes, très mal dessinées. Une grande partie de l'image a donc été refaite : ainsi l’avant-bras droit, les jambes et les pieds, comme le prouve la présence du contour marron qui paraît propre au restaurateur 618. Les têtes semblent aussi avoir été reprises. Alors que, sur la mosaïque de Cartama, Géryon est en pleine action, la mosaïque d’Acholla montre le résultat de l’exploit en question.
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On le retrouve, en filet de tesselles rectangulaires, dessinant le dos du lion de Némée, et le torse d'Eurysthée. Il apparaît aussi, entre autres, le long de la jambe droite d'Hercule, et le long des bras et de la jambe gauche du personnage assis en dessous de lui.
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Figure 2 : le triple Géryon, détail de la mosaïque des Travaux d’Hercule de Cartama, IIe s. ap. J.-C., Espagne. Sur la droite la photo de fouille. La mosaïque du site archéologique de Líria Le site de Liria bénéficie de la proximité de Sagonte et de Valence. Le territoire des Edetani est mentionné par Pline dans son Histoire naturelle. Au centre de la mosaïque, le héros est représenté au service de la reine Omphale. Héraclès est vêtu de la peau de lion. Il se lance à l’attaque du monstre en un saut, dans une attitude offensive, avec sa massue. Le triple Géryon porte un bouclier rond, il est représenté avec trois têtes protégées par des casques surmontés de hauts panaches ; il est dans une position de défense. Le style de la mosaïque se caractérise par l’abandon de toute représentation volumétrique et naturaliste. Le mosaïste utilise des tons clairs et sobres dans les volumes, sans aucun paysage en arrière-plan.
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Figure 3 : Héraclès et le triple Géryon, détail de la mosaïque des Travaux d’Hercule de Líria, première moitié du IIIe siècle ap. J.-C. (mosaïque actuellement conservée au Musée archéologique national de Madrid, Espagne). Mosaïque de Saint-Paul-lès-Romans619 À Saint-Paul-lès-Romans, dans la Drôme, la « villa des Mingauds » a conservé de précieux vestiges. À cet emplacement, une luxueuse villa, occupée du Ier au IVe siècle, était située à l'époque galloromaine sur le territoire des Allobroges de la cité de Vienne. Les principales fouilles ont été effectuées entre 1964 et 1969. La mosaïque est datée de la fin du IIe siècle de notre ère (170-180). Géryon n’est identifiable, dans la 619 H. LAVAGNE, « Au dossier des mosaïques héracléennes : la mosaïque de Saint-Paul-lèsRomans », Revue Archéologique, n s, fasc. 2, 1979, p. 269-290 ; H. LAVAGNE, Recueil général des mosaïques de la Gaule, III, Narbonnaise, 2, Partie sud-est, Paris, CNRS, 2000, p. 85-90 ; J. LANCHA, Mosaïque et culture dans l’Occident romain, Ier-IVe s., Rome, L’Erma di Bretschneider, coll. Bibliotheca archeologica, 20, 1997.
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partie droite, que par ses trois pieds, le reste manque. Hercule, qui tend une main vers lui, s'apprête à le frapper de sa massue qu'il brandit derrière sa tête. Il est barbu et porte la peau de lion dont les extrémités retombent derrière sa jambe droite.
Figure 4 : Hercule et le triple Géryon, détail de la mosaïque des Travaux d’Hercule, Saint-Paul-lès-Romans, 170-180 ap. J.-C. (mosaïque actuellement conservée au Musée archéologique de Valence), France. Sur la droite la photo de fouille. La mosaïque de Saint-Paul se distingue par le classicisme de son style (composition équilibrée, volumes, formes, modèles anatomiques). Elle montre des faiblesses de détail, en particulier dans les proportions des personnages. Le mosaïste a voulu rendre l’acharnement des combats. Aucune scène n’est purement statique et, lorsque Hercule est représenté en vainqueur, comme dans le cas de l’épisode du sanglier d’Érymanthe, il est en mouvement, marchant d’un pas rapide, le vêtement flottant. La position cabrée du héros qui s’apprête à frapper l’adversaire avec sa massue est bien mise en valeur. La mosaïque de Piazza Armerina La célèbre villa romaine de Piazza Armerina en Sicile, qui est l’un des plus précieux témoignages sur les mosaïques antiques, nous livre une
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représentation de Géryon620. La mosaïque des Travaux d’Hercule se trouve dans le triclinium de la Villa. Géryon se trouve à gauche d'un rocher au centre supérieur. Le bétail est invisible : Hercule a donc déjà emporté les animaux621. La mosaïque est située dans une salle de banquet ; quatre thèmes sont répartis dans trois absides et un panneau central. Dans une des absides, le héros apparaît en pied, couronné de lauriers, portant une pardalide et recevant la couronne : il est introduit dans l’Olympe par un personnage qui pourrait être Dionysos. Les Travaux d’Hercule sont représentés dans le panneau central, figurant non pas la lutte du héros contre ses adversaires, mais les corps vaincus de ses victimes mortes ou agonisantes, abattues au sol, de la même manière que sur la mosaïque de Cartama. Le maître de maison apparaît dans un contexte surhumain, associé à la force mythique et au pouvoir du héros.
Figure 5: le triple Géryon, détail de la mosaïque des Travaux d’Hercule, Piazza Armerina, 400 ap. J-.C., Italie.
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B. STEGER, Piazza Armerina. La villa romaine du Casale en Sicile, Paris, 2017, p. 147 ; G. V. GENTILI, La villa Erculia di Piazza Armerina, i mosaici figurati, Milan, 1959 ; S. SETTIS, « Per l'interpretazione di Piazza Armerina », Mélanges de l'École française de Rome, vol. 87, no 2, 1975, p. 873-994 ; H.-I. MARROU, « Sur deux mosaïques de la villa romaine de Piazza Armerina », in Christiana tempora, Mélanges d’histoire, d’archéologie d’épigraphie et de patristique, Rome, Publications de l'École française de Rome, vol. 35, 1978, p. 253-295.
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Sur la mosaïque de Piazza Armerina, le monstre est donc abattu, à terre, vaincu ; les trois têtes sont casquées, un bouclier est visible. Il présente des analogies avec la mosaïque de Cartama où il n’est cependant pas casqué. *** L’un des intérêts de l’exploit d’Hercule contre Géryon est le lien avec les traditions romaines, en particulier à travers le combat entre Hercule et Cacus sur le site de la future Rome. L’iconographie trahit une certaine difficulté à exprimer la triplicité du corps, une monstruosité particulière. Le combat lui-même peut se traduire de plusieurs façons, en fonction de l’armement ou de l’attitude du héros affrontant le monstre. La présence du chien, Orthros, la présence du troupeau, celle d’Athéna assistant son héros sont des éléments secondaires de l’iconographie. Il s’agit d’un aspect du mythe d’Hercule, en Occident, symbolisant le conflit entre humanité et barbarie, entre l’humain et l’inhumain.
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Les monstres dans l’épopée indienne du Râmâyana Marc BALLANFAT Enseignant-invité au Centre Sèvres
I. Les monstres dans le cadre de l’épopée Les épopées indiennes ont en commun avec la littérature épique en général de placer, sur le chemin du héros, des monstres plus terrifiants les uns que les autres, comme autant d’obstacles à franchir et qui mettent en évidence la valeur remarquable de celui qui les affronte. Or, l’épopée consacrée à « La marche de Râma » (Râmâyana) offre ceci de particulier, qu’elle est susceptible d’une lecture idéologique qui reflète parfaitement un moment de l’histoire religieuse de l’Inde. À l’époque de la composition de l’épopée (fin du IIe siècle avant notre ère), en effet, un conflit religieux global divise l’Inde entre deux courants majeurs. Le brahmanisme, source de l’orthodoxie et de l’orthopraxie des brahmanes, est construit sur l’idée qu’il existe un ordre socio-cosmique (dharma) à respecter ; l’hétérodoxie du bouddhisme dessine, au contraire, une finalité sotériologique : il faut libérer tous les êtres de la souffrance où les plonge le monde social. Dans ces conditions, il s’agit pour les poètes de l’épopée, brahmanes conscients de la menace que le bouddhisme constitue, de représenter des bouddhistes sous l’apparence de monstres, au sens littéral du latin monstrum, car ils doivent servir d’« avertissement » à toute la société brahmanique et lui permettre de réagir à l’expansion, à la fois géographique et morale, des idées bouddhiques dans le sous-continent indien. Le prince Râma, exilé injustement de son royaume, a l’obligation de passer dix ans dans la forêt en compagnie de son épouse et de son frère, avant de pouvoir revenir jouir du pouvoir qu’il a abandonné. Le livre III de l’épopée, intitulé « Chant de la forêt », relate le séjour sylvestre du héros et ses rencontres avec plusieurs groupes de monstres. Le nom de la forêt, Dandaka, est signifiant puisque cet adjectif porte un double sens, selon qu’il est en rapport avec l’exercice du pouvoir royal ou bien avec la punition. Le monarque déchu qu’est Râma doit ainsi se faire reconnaître au bâton (danda) qu’il manie comme un roi et qui lui sert à punir ceux qui le méritent. Les habitants de la forêt sont des brahmanes-ermites qui vivent en harmonie avec la nature, s’adonnent religieusement aux rites prescrits et travaillent à la préservation de l’ordre tout en se souciant de leur salut personnel. Seule ombre au tableau, ils subissent régulièrement les attaques répétées de monstres qui les agressent et menacent leur paix sans pouvoir s’en défendre. Ils trouvent donc dans la personne de Râma le représentant providentiel du
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pouvoir dont ils ont besoin pour les protéger ; ils attendent surtout que Râma punisse les agissements monstrueux qui menacent l’ordre brahmanique. Les monstres, quant à eux, profitent du désordre politique et moral (adharma), occasionné par l’exil injuste d’un roi destiné à régner, pour semer la terreur dans la forêt en perturbant les rituels des ermites, voire en dévorant ces derniers, comme les artistes indiens se plaisent à peindre ces êtres à l’apparence hideuse. Qui sont-ils ? En vérité, la réponse de l’épopée est bien embarrassée, et embarrassante. Le terme générique sanscrit râksasa vient du verbe râks « protéger, surveiller » ; en ce sens, le râksasa a pour fonction de veiller à la bonne exécution des rites, des sacrifices principalement, ce qui lui donne le pouvoir, en retour, de les arrêter chaque fois qu’il décèle des fautes dans leur accomplissement ou qu’il désire les perturber. Il y a donc bien une ambivalence du monstre épique, censé protéger les rituels des brahmanes, mais capable aussi de les mettre en péril chaque fois que l’ordre socio-cosmique chancelle, comme c’est le cas dans le chant III. Ce point est important car il signifie que ce n’est pas le monstre qui crée le désordre : il profite du dérèglement occasionné par l’exil du monarque Râma pour semer le mal autour de lui. Ce n’est pas tout. Les monstres font des incursions meurtrières dans la forêt Dandaka en provenance d’un domaine voisin, dont le nom à lui seul soulève des difficultés. Il s’appelle Janasthâna, littéralement « le lieu du peuple ». De quoi s’agit-il symboliquement ? Le sanscrit jana dérive du verbe jan « naître », d’où le sens de « celui qui est né, autochtone, indigène » par opposition à l’étranger, l’immigré, le non natif. Or, le lieu de ceux qui sont indigènes désigne la nation, au sens de la terre de naissance, et la nation renvoie au peuple qui la compose. Mais Janasthâna n’est pas le nom propre d’un peuple, ce qui signifie que le peuple en question s’entend au sens général d’une population qui habite le territoire où elle est née. Les râksasa appartiennent donc, dans le chant III, au peuple qu’ils représentent, avec la mission de veiller au maintien de l’ordre social, sauf si, cet ordre n’étant plus respecté, ils en profitent pour propager et amplifier le désordre en dévorant ceux qui en sont les garants, à savoir les brahmanes, responsables de la bonne exécution des rites, donc de l’ordre social. Un dernier point : il existe deux catégories de râksasa. Certains monstres doivent leur apparence hideuse et leur comportement meurtrier à une malédiction dont ils ont été victimes à la suite d’une faute de leur part, morale ou rituelle. Dans ce cas, ils attendent d’être délivrés de leur monstrueuse métamorphose par le courage d’un héros, qu’ils ne peuvent que remercier. Tels sont le premier monstre, que rencontre Râma dans la forêt, et le dernier, qu’il combat à la fin du chant. L’un et l’autre attendaient depuis longtemps leur libération et se montrent reconnaissants à l’égard du héros épique, qu’ils vont aider à progresser dans sa marche jusqu’à la victoire finale, ce qui les distingue nettement de la seconde catégorie de monstres, les plus nombreux. Ces derniers témoignent une violence et une haine intenses à 228
l’adresse des brahmanes, dont ils sont proches par leur fonction protectrice, on a vu pourquoi, mais dont ils font leurs ennemis sitôt qu’ils ont le malheur de s’opposer à la réalisation de leurs désirs. Tel est le cas du roi des monstres, Râvana, fou de rage criminelle à l’intention de Râma et de désir passionnel pour son épouse, et qui met tout en oeuvre pour organiser son rapt et en faire sa prisonnière.
II. Les monstres que combat le héros Râma 1) Première rencontre dans la forêt Dandaka, le monstre reconnaissant Le premier monstre sur le chemin de Râma se nomme Virâdha « L’offenseur ». Atypique, cet être monstrueux doit son aspect repoussant à la malédiction du dieu des richesses, Kubera, un râksasa lui-même, frère du roi des râksasa, Râvana ; en réalité, Virâdha appartient à la catégorie des musiciens célestes, êtres divins qui s’emploient à charmer la vie des dieux par des chants et des airs de leur composition. Frappé à mort par Râma, il le remercie de l’avoir délivré de sa malédiction et s’engage à aider l’infortuné exilé à retrouver le chemin de la gloire. On voit ici que l’apparence monstrueuse peut dissimuler la bonne nature de celui qu’elle défigure, ce qui montre la leçon de moralité que l’épopée veut retirer de cette catégorie de monstre. 2) Deuxième rencontre, l’ogresse Les exilés font ensuite la rencontre d’une râksasi nommée Surpanakhâ « qui a des ongles en forme de van », c’est-à-dire, pour le traduire en langage familier, celle qui attise le feu (avec ses ongles démesurés). Comme l’épopée s’y emploie, elle va se comporter en parfaite conformité avec le sens de son nom, faisant tout son possible pour enflammer de haine son frère, roi des monstres, contre les deux frères héroïques. Elle se caractérise par la violence de ses pulsions sexuelles, comme le fait observer Sheldon Pollock dans un article de 1985622, et par l’impossibilité de les refouler ou simplement de les différer : elle désire Râma au premier coup d’œil. Or, comprenant que le héros vit dans la forêt en compagnie de son épouse aimée, Sitâ, elle devient folle de rage et tente de la mettre à mort, parce qu’elle la trouve trop belle et voudrait prendre sa place auprès du prince. Le prince et son frère en retour se moquent de ses prétentions avant de lui trancher le nez et les oreilles623. Furieuse d’avoir été 622
POLLOCK, 1985. Trancher le nez et les oreilles d’une femme adultère est la punition prévue par les codes de loi de cette époque (cf. POLLOCK).
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mutilée et humiliée devant la belle Sitâ, l’ogresse retourne dans le Janasthâna pour soulever une armée de monstres. Au nombre de 14000, les ogres attaquent les deux frères qui les repoussent et les massacrent presque tous, à l’exception de Surpanakhâ qu’ils laissent s’enfuir, bien à tort car elle s’empresse de retourner, non dans le Janasthâna voisin, mais encore plus loin, dans l’île de Lankâ, auprès de son frère, Râvana. 3) Troisième rencontre, l’antilope Comme son étymologie l’indique, Râvana, « celui qui fait hurler de terreur », occupe une place centrale dans l’épopée dans la mesure où il est l’antihéros, le monstre sans pitié, prêt à commettre tous les forfaits possibles pour assouvir ses désirs de pouvoir, sa soif de vengeance et, surtout, sa libido irrépressible. Au récit de sa sœur, en effet, qui lui raconte comment Râma l’a traitée dans la forêt, il décide de la venger et d’enlever Sitâ comme sa sœur le lui conseille pour en faire, nul ne peut en douter, son esclave sexuelle. Pour cela, il demande le concours d’un monstre magicien, lequel prend l’apparence d’une antilope pour éloigner les deux frères et permettre à Râvana d’enlever Sitâ. C’est l’occasion idéale pour instruire le public d’une autre caractéristique des monstres, leur puissance de métamorphose, leur capacité à prendre tous les déguisements possibles afin d’assouvir leurs désirs les plus funestes. Râma, qui a retrouvé la tranquillité après la bataille avec l’armée des monstres, tombe dans le piège et cède à son instinct de chasseur à la vue de l’antilope. Il part à sa poursuite, rejoint par son frère, laissant tout le temps à Râvana de combattre le vautour Jatâyus, chargé de protéger Sitâ, avant de l’emporter dans les airs sur un char ailé en direction de son royaume. 4) Lankâ, terre des monstres De retour dans son île, le roi des monstres enferme Sitâ dans un bosquet nommé Asokavanikâ « le petit bois d’Asoka ». Le poème devient ici presque explicitement idéologique. Pour un lettré de cette époque, en effet, le sanscrit asoka, littéralement « sans chagrin », renvoie directement au grand souverain Maurya, Asoka, qui régna au siècle précédent et se convertit au bouddhisme. Après avoir installé sa capitale dans le royaume voisin de celui où le Bouddha exerça sa prédication, le roi s’employa à diffuser l’idéal non violent du bouddhisme dans tous les États qu’il contrôlait, et il n’est pas douteux que ce nom est associé, aux yeux des brahmanes qui composent l’épopée, à la menace que le bouddhisme fait peser sur la société brahmanique. En outre, l’île de Lankâ, déjà convertie au bouddhisme à l’époque de la rédaction de l’épopée, devient le centre monastique où les sermons du Bouddha sont compilés et mis en forme. Le bois qui sert de prison à Sitâ devient donc comparable au refuge religieux, où s’est installée la communauté des moines bouddhistes. La mise en garde est claire : le 230
souverain bouddhiste Asoka, qui prétendait développer l’absence de chagrin (asoka) devant la souffrance et la mort, ne faisait qu’enfermer les esprits crédules dans la prison enchantée du bouddhisme. 5) L’anéantissement de Lankâ Quand Râma apprend l’enlèvement de son épouse et comprend que le roi des monstres en est l’instigateur, il n’a plus qu’un seul désir, reconquérir son épouse, car Sitâ symbolise à ses côtés la terre624 dont il doit reprendre possession, et détruire le roi qui a osé par sa magie s’emparer de la terre pour la retenir captive. Au moment où il assemble les troupes de singes qui vont le seconder dans sa conquête, il reçoit le soutien inattendu du frère de Râvana, Vibhisana « Le terrifiant », lequel, contrairement à son nom, désapprouve le rapt de Sitâ et décide d’aider Râma à vaincre son propre frère. La guerre qui s’allume sur l’île de Lankâ se termine par la mort de Râvana, à l’issue d’un combat presque interminable, et par l’incendie de son palais, qui se propage à toute l’île. Entre temps, la belle et vertueuse Sitâ est libérée pour être rendue à son époux et maître, comme il se doit.
III. L’idéologie brahmanique des monstres L’ambivalence du monstre, on l’a vu, est conforme à l’étymologie du sanscrit râksasa, « qui protège, dont il faut se protéger », mais elle ne l’épuise pas. Au début de l’épisode des monstres et à la fin de l’épique lutte contre leur roi, l’épopée montre deux râksasa dont le comportement illustre à merveille l’aspect bénéfique que peut prendre leur existence. Le premier remercie Râma de l’avoir délivré d’une ancienne malédiction en lui permettant de recouvrer sa forme céleste. Le second rejoint Râma quand il comprend que son frère met l’ordre social en péril et mérite lui-même de périr. Dans les deux cas, le monstre se situe du côté de l’ordre brahmanique, ce qui justifie pleinement la marche de Râma et son combat contre les autres monstres, ceux qui refusent, par violence et par désir libidinal, de se placer sous la protection du roi. Plus symboliquement, le monstre désigne dans l’idéologie des brahmanes celui ou celle dont il faut se protéger parce qu’il ou elle menace la bonne marche du monde en se déguisant, en terrifiant et en dévorant sans pitié les brahmanes qui président aux rituels. Or, qui menace les brahmanes au IIe siècle avant l’ère commune ? Ce sont les bouddhistes. Précisément, les monstres représentent une terrifiante menace quand ils mettent à mort les ermites qui demeurent dans le « lieu du peuple » (Janasthâna) afin de prendre leur place et de régner sur leur terre ; ce faisant, ils deviennent le 624 Je suis ici le commentaire de Madeleine BIARDEAU dans son Introduction générale à l’édition française du Râmâyana.
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principal danger pour tous ceux qui, comme Râma, vivent dans la forêt du pouvoir royal (dandakâranya). De la même façon, les bouddhistes625 prennent dans l’épopée l’apparence des monstres dans la mesure où ils parcourent les mêmes terres que les brahmanes en vue de convertir le peuple à leur foi, de discréditer les brahmanes- ermites et de prendre leur place auprès des habitants de l’Inde ; ce faisant, ils deviennent les principaux adversaires du brahmanisme, sous la forme du roi Asoka, premier grand souverain bouddhiste de l’Inde, ou bien de la communauté des moines, réfugiés sur l’île de Lankâ en vue de compiler le canon bouddhique626.
Conclusion Les bouddhistes sont-ils les seuls responsables du désordre qui menace la société brahmanique au IIe siècle avant notre ère ? Après le règne mémorable d’Asoka (IIIe siècle avant notre ère), à l’origine du premier grand empire indien, l’Inde est morcelée à nouveau en petits royaumes, comme celui de Râma, qui se font la guerre pour la conquête de la terre, symbolisée dans l’épopée par l’épouse de Râma, Sitâ, sans pouvoir y parvenir ni mettre fin aux prétentions politiques des royaumes concurrents. Profitant du désordre politique, il existe toujours des monstres qui sèment la terreur et font le mal de toutes les manières possibles, mais il serait faux de juger que les monstres créent le désordre ; ils se contentent d’en tirer profit à leur avantage personnel. En réalité, chaque fois que l’ordre social brahmanique est ébranlé, ici dans l’épopée par l’exil injuste du prince Râma, le désordre règne ; or, la propagation du bouddhisme parmi le peuple indien est incontestablement un facteur de désordre, d’un point de vue brahmanique ; donc, les bouddhistes sont assimilables à des monstres. Tout désordre produit, selon l’idéologie brahmanique, deux types de conséquence, complémentaire l’une de l’autre. D’abord, les monstres se croient autorisés à se comporter de façon criminelle sans craindre d’être punis par le pouvoir (danda) légitime du roi, puisque ce dernier est exilé. Concrètement, des souverains qui se convertissent au bouddhisme et consacrent une partie de leur richesse à construire des monastères, sont autant de rois éloignés du brahmanisme et qui ne le soutiennent plus. Ensuite, le dieu Visnu, averti des périls qui menacent la souveraineté royale, doit « descendre » sur terre pour restaurer l’ordre social du brahmanisme, tel est le sens étymologique du sanscrit avatâra, « descente » cosmique du dieu suprême. Sous la forme du prince Râma, le « Charmant » ou le « Sombre », la divinité qui symbolise 625
Ici encore, je m’autorise de l’interprétation formulée par Madeleine BIARDEAU. On pourrait se demander comment des moines bouddhistes peuvent être symboliquement associés dans l’épopée à des rages sexuelles et à des actes d’une extrême violence. Pour qui s’en étonne, je recommande la lecture de l’ouvrage de René GIRARD, Le bouc émissaire.
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l’orthodoxie brahmanique, Visnu, doit forcément combattre les monstres du bouddhisme, comme on le comprend à mesure que se précise la signification idéologique de « La marche de Râma ».
Bibliographie x POLLOCK Sheldon, « Râksasas and others », Indologica Taurinensia, vol. 13, 1985-1986, p. 263-281. x Râmâyana, Paris, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999.
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Les monstres dans la mythologie nordique. Essai de synthèse627. Patrick GUELPA (Université de Lille 3)
Introduction Monstre... Un vocable chargé de sens dans l’imaginaire mythologique, mais dont il faudrait vérifier la pertinence. Le mot français évoque deux aspects : la taille inquiétante, affreuse, hideuse, et le rôle maléfique ou à tout le moins menaçant envers les hommes. Tentons une brève étude de vocabulaire : Un « monstre » en français est un être qui présente une importante malformation, un être fantastique des légendes de la mythologie ou bien encore un animal effrayant ou gigantesque par sa taille, son aspect. Il fait peur. En islandais ancien (la langue de la mythologie nordique, essentiellement connue par les Eddas et les poèmes scaldiques) et moderne, on a comme équivalents de « monstre », « monstrueux », « monstruosité » les mots suivants628 : — Monstre : • skrímsli(ð), ófreskja(n) [qui renvoie à l’idée d’anormalit é], ferlíki(ð) [qui comporte la nuance de corps anormal) skrímsl[i] (skrimsl[i]), -is, - h, : ófreskja, ferlegt kvikindi (« créature très laide ») ófreskja, -u, -ur kv. 1. skrímsl (treme générique pour « monstre »), óvættur [le contraire d’ « esprit protecteur »), forynja (évoque le côté inquiétant), hræðileg skepna (« créature effrayante ») ferlíki, is, - h, e-ð geysistórt og fyrirferðarmikið forynja, -u, -ur kv, ófreskja, draugur (« revenant ») 627
Ce travail se fonde essentiellement sur trois de mes ouvrages : 1/ « Les monstres dans la mythologie nordique », in : Monstres et monstruosités dans le monde ancien, Cahiers Kubaba, volume IX, L’Harmattan, Paris, 2007, p. 113-139. 2/ Dieux et mythes nordiques, nouvelle édition revue et augmentée, Collection Savoirs mieux, N° 27, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2009. 3/ Les 100 légendes de la mythologie nordique, PUF, coll. Que saisje ? N° 4095, Paris, 2018. 628 Cf. Frönsk-Íslensk Orðabók, Thór Stefánsson ritstjóri, Reykjavík, 1995, Örn og örlygur h.f., Dictionnaires Le Robert ; Árni BÖÐVARSSON, Íslenzk orðabók handa skólum og almenningi, Bókaútgáfa Menningarsjóðs, prentsmiðjan Oddi, Reykjavík, 1. prentun 1963, 4. prentun 1976.
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óvættur, -ar, -ir kv eða k, illur andi (« esprit mauvais ») ; ófreskja, forynja, hræðileg skepna • vanskapningur (inn) [évoque la malformation), viðundur (viðundrið évoque le caractère étrange), skrípi(ð) (renvoie à la forme curieuse) — Monstrueux : • tröllslegur (« gigantesque et affreux »), hroðalegur (« horrible), viðbjóðslegur « épouvantable, repoussant ») • tröllaukinn, risavaxinn, gríðarlegur, hrikalegur (termes qui évoquent la taille gigantesque, l’énormité) — Monstruosité : • hryllingur (qui convoie l’idée d’effrayer), viðurstyggð (qui désigne quelque chose de repoussant) ; skepnuskapur (idée d’horreur) • afmyndun, vansköpun (allusion à la déformation) Curieusement629, dans la mythologie nordique les monstres ne sont quasiment jamais appelés « monstres » : on ne rencontre aucun des vocables islandais considérés ci-dessus, si ce n’est óvættur dans Hrólfssaga kraka, mais ce n’est pas là un texte mythologique. Jamais on ne rencontre dans les Eddas le mot skrímsl(i) ou forynja ou ófreskja, qui sont employés en langue moderne (pour le monstre du Loch Ness, c’est le mot skrímsli qui est utilisé, de même dans la littérature pour la jeunesse). Est-ce à dire que les monstres n’existent pas dans les récits mythologiques ? On trouve par contre les quatre termes qui servent à désigner les géants, ces êtres difformes, laids, affreux, effrayants et souvent maléfiques : Le tröll (Gylfaginning, « Fascination de Gylfi », première partie de l'Edda en prose de Snorri Sturluson, chap. 12 et 42) désigne le géant, c’est-à-dire un être démesuré, mais le mot est indissociable de son côté maléfique, dangereux. Le risi (correspondant à l’allemand moderne Riese, « géant » ; Gylfaginning 15, 21, 37, 42, 49) est un terme plutôt neutre qui ne fait allusion qu’à la taille démesurée et désigne surtout les géants des montagnes. Le jötunn (Gylfaginning 1, 5, 6, 7, 10, 12, 14, 18, 23, 25, 33, 34, 42, 45, 48, 51) est un synonyme de tröll et de risi, mais avec une nuance gargantuesque : en effet, ce terme est un déverbatif sur éta « manger, en parlant des animaux » et il est synonyme de « ogre », déformation du mot
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Alors que dans la Bible, le Léviathan, monstre du chaos primitif dans la mythologie phénicienne, est désigné comme dragon, serpent fuyard, et identifié comme monstre : cf. Livre de Job 3,8 et 40,25 ; Psaumes 74,14 et 104,26 ; Isaïe 27,1 et 51,9 ; Amos 9,3 ; Apocalypse 12,3.
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« Hongrois », allusion évidemment abusive à ces derniers envahisseurs de l’Europe au Xe siècle. Le thurs (Gylfaginning 3, 5, 7, 15, 17, 21, 42, 49, 51) désigne lui aussi un géant et surtout un géant du givre, donc un être primitif dépositaire du savoir des premiers âges, mais avec en plus une connotation magique. Graver sur un bâton ou sur un autre objet la rune acrophonique correspondant au thurs signifie poser un acte de magie noire, jeter un sort qui rendra la victime folle, lui donnera la fièvre et la précipitera dans la mort à brève échéance. C’est ainsi que Freyr, qui courtise la géante Gerdr, laquelle se montre réticente à ses avances, menace celle-ci des pires tourments en lui gravant un thurs sur son épée ; cf. Skírnismál 36, Simek tome II, p. 335[2]. De même, Ódinn parvient à posséder la géante Rindr, qui lui résiste, uniquement en la menaçant d’un charme ; cf. Edda de Snorri, trad. Dillmann, p. 169[3]) et maléfique. Tröll et thurs sont donc les géants monstrueux. Le mot tröll désigne une « affreuse créature gigantesque que l’Église réduira au rang de démon » (cf. R. Boyer, Sagas islandaises, p. ) et que nous retrouverons plus tard sous le vocable de « lutin ». Il figure dans Eyrbyggjasaga XX, Laxdælasaga LI, Gíslasaga XXV, Grettissaga LXI, Vatnsdælasaga XXXIII, Njálssaga Brennu XXXVI, toutes Sagas d’Islandais. Les monstres, qu'ils fassent partie des dieux, des géants ou des animaux, sont tous laids et maléfiques, mais un seul est de belle apparence : Loki, le trublion de la mythologie nordique qui est aussi un héros civilisateur. Il est ambigu du point de vue sexuel (on le verra infra) et aussi dans ses actes car il plonge les dieux dans des difficultés insolubles pour ensuite les en délivrer par une prouesse magique. Il est en tous points ambivalent, mais reste tout de même redoutable et monstrueux parce qu'il est l'instigateur du meurtre de Baldur le bon, fils d'Ódhinn. Mais voyons d'abord la généralité :
1. Laids et maléfiques Ce sont aussi bien des dieux que des géants ou des animaux : 1.1. Les dieux Ódhinn630, dieu suprême, est considéré comme un monstre. Les Énigmes de Gestumblindi (en fait : Gestr-inn-blindi, qui signifie « hôte aveugle » ; ce dieu borgne n’est autre qu’Ódhinn) sont un poème de 630
dh est la translittération du caractère islandais ð (majuscule : Ð) qui note le son de l'anglais th dans father, quant à th, c'est la translittération du caractère islandais þ (majuscule : Þ) qui note le son de l'anglais th dans thank you.
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29 strophes qui figure dans une fornaldarsaga (« saga des temps anciens ») : Hervararsaga ok Heidhreks 10 (« Saga de Hervör et de Heidhrekur »). Il s’agit, comme dans les Vafthrúdhnismál, d’une joute d’érudition entre Gestumblindi et le roi Heidhrekur. Comme dans les Vafthrúdhnismál, Óðinn tromphe de son adversaire en demandant quelles sont les paroles qu’Ódhinn a dites à Baldur avant que celui-ci ne soit brûlé. La conclusion est donnée par la réponse du roi Heidhrekur, qui s’avoue vaincu : « Toi seul sais cela, créature monstrueuse ! ». 1.2. Les géants Prenons un exemple : Hrungnir Le combat du dieu Thórr contre le géant Hrungnir (Skáldskaparmál, « Poétique », deuxième partie de l'Edda en prose de Snorri Sturluson, chapitre 3). Ce mythe nous est connu également par les poèmes de l'Edda que sont Hárbardhsljódh (« Lai de Hábardhur » 14 sq.), Hymiskvidha 16 (« Chant de Hymir »), Lokasenna 61,63 (« L'esclandre de Loki »), Grottasöngr 9 (« Chant de Grotti »), et par le poème Haustlöng 14-20 (« Longueur d'automne ») du scalde norvégien Thjódhólfur ór Hvini (IXe siècle). Prenons Skáldskaparmál 3 comme référence : Ódhinn se rend sur Sleipnir au Jötunheimr. Il rencontre un géant nommé Hrungnir (= « le bruyant », nom courant pour un géant). Ce dernier admire le coursier d’Ódhinn, mais Ódhinn fait le pari qu’il ne s’en trouve pas de semblable au Jötunheimr. Hrungnir relève le défi avec son cheval, Gullfaxi (« crinière d’or »), et se met à galoper derrière Ódhinn sans parvenir toutefois à le rattraper. Il file cependant tellement vite qu’il ne réussit à s’arrêter qu’unefois arrivé à Ásgardhur. Invité à boire par les dieux (Thórr est absent), il s’enivre et se vante sans mesure : il prétend porter la valhöll [« salle des occis », paradis des guerriers]jusqu’au Jötunheimur [« monde des géants »], précipiter Ásgardhur (« demeure des dieux ») dans la mer, occire tous les dieux à l’exception de Freyja et de Sif qu’il compte enlever. Les dieux font alors appel à Thórr pour chasser l’impudent, mais comme Hrungnir n’est pas armé, on décide qu’un duel aura lieu à Grjótunargardhur (« demeure du jet de pierres »). Thórr se présente avec son serviteur, Thjálfi. Leurs adversaires sont Hrungnir, dont le cœur est en pierre (« il était de pierre dure, avait des bords tranchants et présentait trois cornes saillantes comme le signe magique qui a été fait depuis à son imitation et qui est appelé ‘cœur de Hrungnir’. », cf. F.-X. Dillmann, cf. bibliographie) ; ce symbole magique est une sorte de triskèle gravé sur des pierres runiques), et un géant artificiel en argile, dont le cœur est celui d’une jument et qui s’appelle Mökkurkálfi (« mollet de brume »). Thjálfi prévient Hrungnir que Thórr va l’attaquer par-dessous. Du coup, Hrungnir se place sur son bouclier. Thórr lance Mjöllnir (son marteau), Hrungnir sa pierre à aiguiser, qui se brise sur le marteau. Un éclat pénètre dans le crâne de Thórr qui 238
s’écroule. Les autres éclats tombent à terre. C’est l’origine des carrières. Thjálfi tue Mökkurkálfi, qui tombe sans gloire, et Mjöllnir fracasse la tête de Hrungnir. Mais lors de la chute, l’une des jambes de Hrungnir vient reposer sur Thórr, qui se trouve ainsi prisonnier. C’est son fils, Magni, âgé de trois ans, qui vient le délivrer. La voyante Gróa a pour mission de retirer l’éclat de pierre à aiguiser qui s’est logé dans le crâne de Thórr. Celui-ci lui raconte l’histoire d’Aurvandill, son mari ; Thórr, voulant franchir à gué les rivières Élivágar, transporte Aurvandill sur son dos, dans un panier. L’un des doigts de pied d’Aurvandill dépasse du panier et gèle. Thórr le casse et le lance dans le ciel. Le doigt de pied d’Aurvandill devient alors une étoile. Gróa en éprouve une grande joie et oublie ses incantations. Voilà pourquoi le morceau de pierre à aiguiser est toujours dans la tête de Thórr. Cf. P. Guelpa, « Le poème Haustlöng (‘‘Longueur d’automne’’) du scalde norvégien Thjóðólfr ór Hvini (IXe siècle) », Actes des journées universitaires de Hérisson (Allier) organisées par les Cahiers Kubaba (Université de Paris 1), l’Université de Limoges, l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve (UCL), le CRLMC (Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand) et la ville de Hérisson du 23 au 24 juin 2006. D’âge en âge. Actes des journées universitaires de Hérisson, éd. Michel Mazoyer et al., Paris, L’Harmattan, 2008, p. 119-160. 1.3. Les animaux 1.3.1. Le serpent de Midhgardhur La pêche de Thórr ou : le combat de Thórr contre le serpent de Midhgardhur (Gylfaginning 48, Hymiskvidha, Þórsdrápa d’Eysteinn Valdason). La Hymiskvidha (« Chant de Hymir »), en 39 strophes, nous conte comment Ægir (géant qui personnifie l’Océan, il correspond à Pontos) est chargé par les dieux de brasser la bière qui sera servie lors du prochain festin à Ásgardhur. Or Ægir ne dispose pas de chaudron assez grand. Thórr et Týr se rendent alors chez le géant Hymir. Thórr laisse ses boucs chez un paysan. Chez Hymir, Thórr et Týr rencontre d’abord la mère du géant, qui a 900 têtes. Sa femme, toute d’or vêtue, cache ensuite les deux dieux sous les chaudrons afin de préparer Hymir à la présence d’invités. Au dîner, Thórr engloutit, au grand dam du géant, deux des trois taureaux que celui-ci a rapportés. Hymir annonce qu’il va falloir aller à la pêche le lendemain et envoie Thórr à la recherche d’un appât approprié. Thórr arrache la tête au plus gros des taureaux de Hymir, Himinhrjódhur (« celui qui dévaste le ciel ») et l’emporte pour aller pêcher. Il rame ensuite jusqu’en haute mer et appâte le serpent de Midhgardhur avec la tête de taureau. Hymir capture deux baleines. Lorsque le serpent de Midhgardhur mord à l’appât, il tire tellement sur la ligne que les pieds de Thórr passent à travers le plancher de la barque. Le géant est pris de panique et lorsque Thórr frappe de son 239
marteau le serpent de Midhgardhur (qui se love autour des terres habitées en se mordant la queue et est une incarnation du Mal ; c’est l’équivalent nordique du Léviathan vétéro-testamentaire), les monts craquent, les rocs se fracassent, la terre tremble et le monstre s’enfonce dans la mer (Snorri, lui, ajoute que Hymir, dans sa panique, coupe le fil, Gylfaginning 48). Sur le chemin du retour, Hymir, mécontent, fait porter à Thórr les deux baleines et les rames. Une fois rentré, il le met une nouvelle fois à l’épreuve : il possède une coupe que personne ne peut briser. Thórr est invité à essayer sa force. En lançant la coupe, Thórr fait voler en éclats une colonne de pierre, mais la coupe demeure intacte. Alors, la maîtresse de maison, que la strophe 8 nous donne pour mère de Týr, conseille à Thórr de lancer la coupe sur le crâne de Hymir. Aussitôt dit, aussitôt fait : la tête de Hymir demeure intacte, mais le choc est fatal à la coupe, qui se brise (ironie du poète : les géants ont le crâne très dur, ils sont stupides). Hymir déplore cette perte, mais émet des doutes sur la capacité des dieux à emporter le chaudron qu’ils sont venus chercher. Týr ne parvient pas à le déplacer et c’est donc Thórr qui le charge sur sa tête. Ils s’en retournent ainsi. C’est alors que Thórr, regardant par-dessus son épaule, voit sortir des cavernes avec Hymir une armée d’hommes à multiples têtes (les géants avaient souvent plusieurs têtes). Saisissant Mjöllnir, il occit Hymir et tous les géants qui les poursuivaient. L’un des boucs de Thórr fait une chute qui est attribuée à Loki. Le poème dit également qu’un géant a donné ses deux enfants en dédommagement à Thórr. Finalement, le chaudron arrive chez les Ases et Ægir est en mesure d’y brasser la bière. 1.3.2. Le loup Fenrir Tout comme la sinistre déesse Hel et le terrible serpent de Midhgardhur, le loup Fenrir a été engendré par Loki et la géante Angurbodha (« Celle qui cause de l’affliction »). Ódhinn apprend que ces enfants sont élevés aux Jötunheimar (« Mondes des géants ») et découvre que les dieux auront à subir grand dommage de leur part. Il décide de s’emparer d’eux et jette le serpent dans la mer. Désormais, le serpent de Midhgardhur entoure les terres habitées et se mord la queue. Ódhinn précipite Hel dans le Niflheimur et lui donne l’autorisation d’exercer son pouvoir sur neuf mondes afin qu’elle loge ceux qui lui seraient envoyés (ceux qui meurent de maladie ou de vieillesse). Les Ases élèvent le loup. Týr est le seul dieu qui ose lui donner à manger. Mais comme il grandit très vite et que les prophéties disent qu’il mènera les dieux à leur perte, ces derniers l’enchaînent avec Loedhing (« le Finaud »), lien extrêmement solide, mais que le loup rompt avec une grande facilité. Le même épisode se déroule avec une seconde chaîne, Drómi (« ficelle »). Alors Alfadhir (« Père de tous », autrement dit : Ódhinn) demande à Skírnir (« le Brillant »), messager de Freyr, de descendre chez les alfes noirs, c’est-à-dire les nains, et de leur faire fabriquer un lien infrangible. Ce sera Gleipnir (« le Moqueur »), fabriqué avec de la soie et les 240
ingrédients suivants : du bruit de pas de chats, de la barbe de femmes, des racines de montagnes, des tendons d’ours, du souffle de poisson et de la salive d’oiseaux. Les Ases emmènent alors le loup dans un îlot appelé Lyngvi (« Bruyère ») situé dans le lac Ámsvartnir (« Entièrement Noir »). Mais Fenrir se méfie. Il exige que l’un des dieux mette sa main dans sa gueule en gage que tout est fait sans tromperie. Aucun ne veut y consentir, sauf Týr qui tend sa main droite. Le loup a beau s’arc-bouter, il ne parvient pas à rompre cette chaîne. Tous les dieux éclatent de rire, sauf Týr : il vient de perdre la dextre. Týr est un dieu du droit et relève de la fonction de souveraineté sous son aspect juridique. En ayant perdu sa main droite, il est garant de la paix du monde jusqu’aux ragnarök, les « destinées des puissances »Ǥ
2. Les beaux et maléfiques Loki est l'unique monstre beau et maléfique. Tout au début des temps, quand les dieux eurent institué Midhgardhur (« demeure du milieu », là où vivent les hommes) et construit la valhöll (« la halle des guerriers morts au combat »), le palais d’Ódhinn, un artisan forgeron se présenta et leur proposa de leur bâtir en trois semestres une citadelle tellement solide et tellement sûre que les géants des montagnes et les géants des frimas, ennemis jurés des dieux, ne pourraient l’investir, même s’ils venaient à pénétrer dans Midhgardhur. Il demanda pour salaire à épouser la belle déesse Freyja et, accessoirement, à posséder le soleil et la lune. Les Ases se réunirent et se concertèrent. Ils passèrent un marché avec l’artisan-forgeron. Celui-ci obtiendrait ce qu’il demandait s’il parvenait à construire la citadelle en un hiver. Et le premier jour de l’été, s’il se trouvait encore quelque chose d’inachevé à la citadelle, il serait privé de son salaire. En outre, il ne devait, pendant son travail, recevoir l’aide d’aucun homme. Lorsqu’ils lui eurent énoncé ces conditions, le géant leur demanda de lui permettre de se faire aider par son cheval, qui s’appelait Svadhilfari (« celui qui entreprend un voyage périlleux »). Ce conseil fut donné par Loki et on lui laissa en prendre la responsabilité. Le géant commença la construction de la citadelle le premier jour de l’hiver, transportant de nuit des blocs de rochers sur son cheval. Cela sembla merveille aux Ases que le cheval puisse transporter de si gros blocs de rochers et accomplisse deux fois plus de prouesses que son maître. Or, lors de leur marché, il y avait eu force témoins et de nombreux serments, car le géant n’était pas rassuré de se trouver sans sauf-conduit chez les Ases au cas où Thór reviendrait. Ce dernier, guerrier redoutable, était en effet parti sur la route de l’Est occire des géants. L’hiver s’écoulait et la construction avançait de façon impressionnante. Elle était si haute et si solide qu’on ne pouvait l’attaquer. Et lorsqu’il ne resta plus que trois jours avant l’été, on en était à la porte. Alors les dieux s’assirent sur
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leurs sièges et débattirent, se demandant l’un l’autre qui avait conseillé de marier Freyja à un géant et de détériorer l’air et le ciel en en enlevant le soleil et la lune pour les donner aux géants. Ils furent tous d’accord pour dire que c’était sans doute celui d’entre eux qui faisait le plus de mal, à savoir Loki Laufeyjarson, et ils dirent qu’il méritait la mort s’il ne trouvait pas une solution pour priver l’artisan-forgeron de son salaire. Attaqué, Loki prit peur et fit des serments, jurant qu’il s’arrangerait pour que l’artisan-forgeron soit privé de son salaire, quoi qu’il lui en coûtât. Le soir même, lorsque l’artisanforgeron s’en alla chercher des blocs de rochers avec le cheval Svadhilfari, une jument sortit au galop d’une forêt et se dirigea vers l’étalon en poussant des hennissements de rut. Et lorsque l’étalon se rendit compte de quel genre de cheval il s’agissait, il devint fou, rompit les attaches et se mit à galoper vers la jument qui disparut dans la forêt. L’artisan-forgeron les poursuivit, voulant s’emparer du cheval, mais les chevaux galopèrent toute la nuit et l’ouvrage demeura au point mort cette nuit-là. Le lendemain, le travail ne fut pas accompli comme il l’avait été auparavant. Lorsque l’artisan-forgeron vit qu’il ne pourrait sans doute pas terminer l’ouvrage dans les temps, il entra dans une fureur de géant. Les Ases eurent la certitude qu’ils se trouvaient en présence d’un géant des montagnes et ne respectèrent plus leurs serments, firent appel à Thór, lequel arriva immédiatement et, l’instant d’après, son marteau Mjöllnir vola à travers les airs. Du premier coup de son marteau magique, il lui fracassa le crâne, l’expédiant en bas dans le Niflheimur (« monde des brumes »). Thór versa ainsi au géant le salaire de sa construction, qui n’était ni le soleil ni la lune. Ce n’était autre que Loki qui était allé galoper avec Svadhilfari, et peu après il mit bas un poulain qui était gris et avait huit jambes, Sleipnir (« celui qui glisse »). C’est le meilleur cheval qui soit chez les dieux et chez les hommes. Ce fut le cheval d’Ódhinn.
3. La fin du monde L'existence des monstres menace en tout cas la vie de ce monde, dont la fin est déjà programmée : en effet, le mot islandais ragnarök (toujours pluriel) signifie « destinées des puissances », autrement dit la fin du monde des dieux, des géants et des hommes, selon l’eschatologie nordique. Les ragnarök se caractérisent par cinq événements terribles : (1) Le fimbulvetur ou « formidable hiver ». Il durera trois ans, sans été intermédiaire. La neige tombera en abondance ; il y aura de grandes gelées et le vent sera glacé. Le soleil ne brillera plus. Il y aura tout d’abord trois hivers pendant lesquels surviendront de grandes guerres accompagnées d’une débauche inconnue jusqu’alors. (2) Le soleil s’obscurcira, ciel et terre seront ébranlés. Le soleil sera englouti par un loup et un autre loup avalera la lune. Les étoiles disparaîtront du ciel. La terre entière tremblera, les montagnes s’écrouleront, toutes les chaînes, tous les liens se briseront et seront arrachés. 242
(3) Le loup Fenrir se déchaînera. Après son enchaînement par les dieux, moyennant le sacrifice de la dextre de Týr, la paix sera sauvée jusqu’à la fin du monde, moment où il se libérera, lui, ainsi que toutes les forces du chaos (le mal, chez les Nordiques), montant à l’assaut du monde des dieux et des hommes. (4) Le serpent de Midhgardhur fera déferler la mer sur la terre. Le navire Naglfari (« nef onglée ») se détachera. Il sera fait des ongles des morts. C’est pourquoi il faut couper les ongles des morts, sans quoi ils donneront beaucoup de matière à Naglfari. Le géant qui le dirigera s’appellera (5) Le combat de la fin des temps et l’incendie cosmique. Gueule béante, le loup Fenrir, qui viendra de se détacher, attaquera le monde des hommes et des dieux (Midhgardhur et Ásgardhur). Le serpent de Midhgardhur crachera son venin. Yggdrasill tremblera, le pont Bifröst s’effondrera. Pour avertir les dieux, Heimdallur sonnera du cor Gjallarhorn (« cor tonitruant »). Ódhinn consultera la tête de Mímir et les dieux tiendront conseil. De toutes parts afflueront les puissances de l’autre monde. Le géant Surtur (« noir »), géant du feu qui habite le sud (Múspellsheimur), pays du feu et de la chaleur, conduira les fils de Múspell (le souverain du sud), son épée étincelante à la main. La bataille s’engagera furieusement sur le champ Vígrídhur (« endroit où le combat fait rage »). Tous les dieux, puissamment appuyés par la formidable armée des einherjar, troupes d’élite d’Ódhinn, se rueront au combat. Chaque dieu prendra personnellement part à la bataille, y compris Ódhinn. Détail des opérations : Ódhinn se battra contre le loup Fenrir et se fera dévorer. Ce sera Vídharr (« celui qui règne sur un vaste domaine ») qui le vengera : il est le dieu taciturne, qui possède le puissant brodequin, fabriqué par les temps de toute éternité, lanières que l’on coupe aux chaussures, aux talons et aux orteils. Il faudra jeter ces languettes pour venir en aide aux Ases. Vídharr fondra sur le loup et, d’un pied, lui écrasera la mâchoire inférieure qui traînera jusqu’à terre. D’une main, il saisira la mâchoire supérieure et lui arrachera la gueule. Ódhinn sera vengé. Thór parviendra à tuer le serpent de Midhgardhur, mais, asphyxié par le souffle méphitique du monstre, il fera encore neuf pas puis s’écroule, mort Freyr, qui n’aura pas son épée (car il l’aura confiée à Skírnir), affrontera Surtur et périra. Týr et le chien Garmur, Heimdallur et Loki s’entretueront. Finalement, Surtur, en lançant des flammes sur la terre, provoqueront l’incendie gigantesque qui détruira le monde entier. Mais à ce cataclysme succédera le paradis, à la mort, la résurrection : la terre surgira de la mer et elle sera verte et belle, les champs porteront du fruit sans avoir été ensemencés.
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Conclusion Incarnation du mal physique, les monstres ont pour fonction de mettre en évidence la précarité de la paix des dieux et des hommes et font prendre conscience à l’homme de sa petitesse. Ils l’invitent donc à l’humilité, c’est à dire à reconnaître la vérité, à se savoir constamment sorti de l’humus pour y retourner pour reprendre la paronymie homo-humus chère à Mircea Eliade. Il y a donc un enseignement commun à toutes les mythologies : l’homme et les dieux sont sans cesse exposés au danger des monstres, lesquels constituent des figurations des forces de la nature. Les monstres incarnent les forces de la nature qui dépassent l’homme et l’écrasent. En effet, l’homme s’est souvent senti dépassé par cette Nature toute-puissante qui lui rappelle sans cesse sa condition modeste et humble dans le cosmos. On peut voir dans cette conception des monstres un mentalité préchrétienne dont fait largement état le plus célèbre poème de l’Edda, la Völuspá. Le monde ancien est voué à la destruction finale pour renaître sous une forme purifiée : c’est ainsi que la nouvelle foi pourra se frayer plus rapidement un chemin dans l’univers mental des Germains. Appartenant aux forces du désordre, les monstres ne peuvent qu’être des instruments utiles du Destin, qui régit tout, même la vie des dieux. Aux hommes il revient de s’éprouver et de prouver leur caractère ou leur valeur en affrontant courageusement un monstrueux destin dans un combat perdu d’avance pour eux. Et si l’embrasement final de l’univers met un terme à ce monde des dieux, des monstres et des hommes, c’est pour faire renaître un monde nouveau exempt de violence et revenir à l’univers primitif, à l’harmonie originelle : conception cyclique empruntée au cycle végétal comme dirait Frazer, un moment de l’Éternel Retour selon Mircea Eliade. Mais ne serait-ce pas aussi interprétable comme un nouveau départ, une continuité, une ligne de progression, ainsi que le suggère la conception linéaire de l’histoire qu’avaient les Hébreux et qu’ont reprise les Chrétiens, attendu que la célèbre Völuspá (« Prédiction de la Voyante ») a probablement été écrite vers l’an mille, précisément au moment où le paganisme scandinave cédait définitivement le terrain au christianisme triomphant ?
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La monstruosité chez Dracontius et Symphosius Étienne WOLFF Université Paris Nanterre, UMR 7041 On qualifiera de monstruosité ce qui constitue un vice de conformation grave, affectant au physique ou au moral le type normal d’un être animé. Le monstre, de forme humaine ou animale, s’écarte du standard naturel de son espèce par son apparence ou par son comportement. Par extension, le monstre est une créature hybride composée de plusieurs éléments empruntés à des êtres vivants de nature différente. Nous étudierons la monstruosité chez les poètes latins de l’Afrique vandale et, plus précisément, chez deux auteurs qui sont vraisemblablement plus ou moins contemporains mais dont la production est très différente, Dracontius et Symphosius631. La vie de Dracontius est mal connue dans le détail. On sait qu’il a occupé une charge judiciaire à Carthage. Il fut emprisonné à deux reprises par les souverains vandales, pour des fautes peu claires, et libéré sous Thrasamond (qui régna de 496 à 523). Il est l’auteur simultanément de poèmes chrétiens (De laudibus Dei, Satisfactio) et de poèmes à sujet profane ou mythologique (Orestis tragoedia, Romulea632). La monstruosité chez Dracontius633 prend plusieurs aspects. Elle touche en effet le domaine animal comme le domaine humain (nous intégrons le monde de la mythologie à l’univers humain). Dans le domaine animal, la monstruosité concerne avant tout les serpents634. La critique a souvent relevé la fascination de Dracontius pour le serpent. Bien sûr les serpents ne sont pas tous monstrueux. Mais ils sont toujours impressionnants et dangereux. Le serpent est un animal qui a été voulu par Dieu malgré son caractère nuisible (De laudibus Dei 2, 242-244). 631 Il y a chez Luxorius et l’anonyme auteur de la série 90-197 de l’Anthologie latine, qui sont aussi d’époque vandale, quelques pièces sur des cas de monstruosité, mais elles sont assez attendues : épigrammes satiriques contre des nains (190-191, 286, 310 ; voir aussi 209, d’un autre auteur), contre un bossu (315), épigrammes descriptives sur des créatures mythologiques fabuleuses (180, 355). Plus intéressantes sont les deux pièces 137-138, qui se moquent d’un homme affecté d’une énorme hernie inguinale ou d’une tumeur analogue : on dirait qu’il a une amphore accrochée au ventre (137) et on pourrait croire qu’il a deux têtes (138). 632 Nous adoptons par commodité ce titre traditionnel, bien qu’il ne se soit jamais appliqué à la collection des dix poèmes auquel on l’associe. 633 Pour Dracontius, on utilisera l’édition complète de ses œuvres, en 4 volumes (1985-1996), aux Belles Lettres (CUF). 634 Bon développement sur le serpent chez Dracontius dans la thèse d’Annick S TOEHRMONJOU, 2007, p. 750-829.
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Au livre 1 du De laudibus Dei, Dracontius évoque la création des êtres vivants au sixième jour de la genèse. L’importance qu’il accorde au serpent est particulièrement originale. Il modifie d’ailleurs l’ordre biblique de Genèse 1, 24 pour mettre en valeur le serpent à la fin de l’énumération. Il lui consacre cinq vers (De laudibus Dei 1, 287-291). Ce serpent générique a la gueule béante, des écailles qui lui permettent de se mouvoir, la peau bigarrée, il émet des sifflements et injecte le venin635. Un peu plus loin (De laudibus Dei 1, 296-297), Dracontius glorifie Dieu pour avoir prévu par l’alternance que les phénomènes cruels n’arrivent pas en même temps : le serpent apparaît comme l’archétype de l’animal nuisible. Un passage étrange du livre 2 du De laudibus Dei 208-244 montre l’ensemble de la création louant Dieu. Le serpent clôt l’énumération des bêtes qui célèbrent leur créateur (de même qu’il apparaissait le dernier dans la création). Auctorem uitae gaudet stridore minaci / materies laudare necis, « Cet être meurtrier se réjouit avec un sifflement menaçant de louer l’auteur de la vie » (2, 241242). Certes, continue Dracontius, Dieu aurait pu ne permettre la naissance d’aucun serpent, mais il ne l’a pas voulu. Là aussi le serpent est le type de l’animal nuisible. Cependant son caractère dangereux relève de son instinct, contrairement à la méchanceté humaine (De laudibus Dei 2, 273-274). Un serpent évidemment nuisible est celui qui tenta Ève, et auquel est consacré un long développement (De laudibus Dei 1, 459-480). Peu de détails physiques sont donnés : les écailles, la dent qui injecte le venin, la bave. Ce serpent est essentiellement caractérisé par la ruse et la volonté de tromperie. Le serpent peut devenir monstrueux par concentration. Ainsi dans le De laudibus Dei 3, 302-314, Dracontius, en dressant à propos de l’exploit des frères Philènes un tableau du rude désert de Libye, offre une accumulation de serpents. C’est un lieu coupé de Dieu et abandonné à la seule Méduse. Il y a ici une allusion à la fable selon laquelle les serpents sont nés des gouttes de sang qui tombent de la tête coupée de Méduse (Ovide, Métamorphoses 4, 614-620). Ce phénomène de concentration touche particulièrement des serpents de la mythologie. Dans Romulea 10, 439-442, la chevelure de serpents des Furies fait de celles-ci des créatures hybrides, composées de serpents vivants qui bougent. En effet, contrairement à la tradition, où les serpents sont entremêlés aux cheveux des Furies (cf. Virgile, Georg. 4, 482483), ici les serpents semblent constituer leurs cheveux636, et ces serpents sont suffisamment longs pour qu’elles puissent les brandir comme des fouets 635
Le groupe ante uenena nocens (1, 289) fait allusion aux serpents qui sont censés nuire également par leur odeur, leur haleine, leur sifflement ou leur regard. 636 L’interprétation de Romulea 10, 439-440 est discutée, voir H. KAUFMANN, 2006, p. 378. Plusieurs critiques refusent de comprendre que les serpents forment la chevelure des Furies.
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(Romulea 10, 483). Dans l’Orestis tragoedia 822-823, Clytemnestre morte apparaît à Oreste sous la forme d’une Furie. Elle a la tête ceinte de serpents, ou plus vraisemblablement elle porte une ceinture de serpents (selon la manière dont on interprète succincta au vers 622637), et elle jette ces serpents à la tête du jeune homme, les utilisant donc comme des armes. La pièce 4 des Romulea, une brève éthopée intitulée Paroles d’Hercule voyant les têtes de l’hydre repousser plus nombreuses après avoir été tranchées, est entièrement consacrée aux serpents qui marquent le destin d’Hercule. Il y a d’abord les serpents qui attaquèrent Hercule tout enfant et qu’il étouffe (Rom. 4, 20-25). Ils ont le cou gonflé, la tête couverte d’une crête, un regard de feu, l’écume qui sort de leur gueule est du venin, leur langue trifide émet de vibrants sifflements. Dracontius par souci de vraisemblance ne leur a pas attribué une taille gigantesque. Il y a ensuite l’hydre, dont la renaissance infinie obsède Hercule. L’animal lui-même n’est pas décrit, on a seulement les plaintes et les interrogations d’Hercule qui ne réussit pas à le tuer. Il n’est pas impossible de donner une interprétation allégorique de ce poème : Hercule symbolise traditionnellement la lutte contre le mal, et l’hydre peut représenter le péché ou le Vandale hérétique638. D’autres serpents mythologiques ne sont que mentionnés rapidement : ceux dont est victime Laocoon (Romulea 5, 285), le dragon qui garde la Toison d’or (Romulea 10, 33 et 359). Le serpent est toujours aux marges de la monstruosité, car même les serpents normaux sont inquiétants du fait des éléments récurrents qui les caractérisent (écailles, sifflement, etc.). Cependant le serpent n’est pas univoque chez Dracontius. Il est aussi parfois un animal porteur de guérison (De laudibus Dei 1, 291 ; 2, 262264 ; Satisfactio 65-68 ; Romulea 7, 49). Le serpent servait en effet dans l’Antiquité à la préparation de nombreux remèdes639. Certes l’Afrique produit des serpents redoutables. Mais on ne peut arguer de l’origine africaine de Dracontius pour expliquer la place des serpents dans son œuvre. Son intérêt pour les serpents est d’ordre littérature (souvenirs de Virgile, Lucain, Stace, etc.), et s’explique également par sa culture biblique. Dans ses œuvres chrétiennes, le serpent est ambivalent : animal nuisible mais voulu par Dieu, il offre par sa mue une analogie avec la résurrection (De laudibus Dei 1, 636-638) ; cependant c’est aussi le Malin qui causé la chute. Dans les œuvres profanes, le serpent est toujours monstrueux et mythologique.
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La seconde solution correspond mieux au sens latin de succincta, et il faudrait alors rectifier la traduction de la CUF, t. III. 638 A. STOEHR-MONJOU, 2007, p. 799 et 801. 639 Voir les notes ad loc. dans l’édition de la CUF.
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Dans le domaine humain, le cas le plus frappant de monstruosité chez Dracontius est celui de Médée. Dracontius est en effet l’auteur d’un epyllion de 601 vers intitulé Medea, la dernière œuvre antique sur le sujet, que les ouvrages sur le mythe de Médée ignorent en général superbement640 (tout comme le centon d’Hosidius Geta641). La Médée de Dracontius présente pourtant de nombreux points d’intérêt642. Dracontius impose à la doxa mythologique des infléchissements importants. Il fait de Médée une prêtresse de Diane chargée de mettre à mort tous les étrangers qui abordaient en Colchide, ce qui est une version manifestement inspirée par l’histoire d’Iphigénie (une héroïne dont il est beaucoup question dans l’Orestis tragoedia). Cette inflexion est importante du point de vue narratif. Médée doit sacrifier Jason qui s’est imprudemment aventuré en Colchide, et seule l’intervention de Cupidon, voulue par Junon, empêche son immolation ; la scène de sacrifice se termine alors par un mariage. De plus, Dracontius supprime les deux épreuves imposées à Jason par Aeétès et décale le vol de la Toison (qui d’ailleurs est à peine mentionnée, cf. 32-34 et 352-366) : il laisse les mariés vivre quatre ans en Colchide, qu’ils quittent ensuite parce que Jason se prétend nostalgique de sa patrie, où en réalité il ne retourne pas. Car les époux, après s’être rapidement emparés de la Toison, fuient à Thèbes auprès du roi Créon. Dracontius a-t-il confondu Créon de Thèbes avec le Créon de Corinthe, ou est-ce un moyen de rattacher le mythe au cycle thébain, peut-être sous l’influence de Stace ? Il est difficile de le déterminer643. Et comment Jason et Médée peuvent-ils aller en Grèce alors que la Colchide à cette époque ignore ce qu’est un bateau (cf. 36-41) et que le navire Argo a continué sa route sans eux et en oubliant apparemment le but de l’expédition (41-44) ? On laissera cette inconséquence de côté. Enfin c’est Médée elle-même qui donne à Glaucé le présent fatal, non ses enfants comme habituellement, et Jason trouve la mort dans l’incendie final, alors qu’en général il survit à cette destruction644. Dracontius est d’emblée défavorable à Médée, présentée dans le prooemium de l’œuvre à la fois comme une magicienne effrayante qui maîtrise les éléments naturels et domine les dieux, et comme une prêtresse 640
Deux exceptions seulement à notre connaissance : Alain MOREAU, 1994, p. 214-215, et A. BERRA, Bl. CUNY-LE CALLET, Ch. GUERIN (éd.), 2016, p. 174-176. 641 Voir cependant Martha MALAMUD, 2012. 642 Voir la bonne synthèse de A. STOEHR-MONJOU, 2016. Pour cet epyllion, on utilisera, outre l’édition CUF, t. IV, l’édition commentée avec traduction allemande de H. K AUFMANN, 2006, déjà citée, et la petite édition avec traduction italienne de Fabio GASTI, 2016. 643 Le vers 366, qui ouvre la seconde partie du poème, à Thèbes, contient précisément une reprise de Stace, Thébaïde 2, 65 ; et l’épilogue de la pièce inscrit l’action de Médée dans la suite des épisodes légendaires thébains, mentionnés par Stace au début de son épopée. Voir aussi l’édition de la CUF de Dracontius, t. IV, p. 210-211 la note 175. 644 Ibid., p. 220-221 les notes 252 et 254. Jason meurt avec Créuse et Créon chez Hygin (Fab. 25).
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sanguinaire. Il amplifie la facette de magicienne malfaisante de Médée, là où certains auteurs pouvaient montrer quelque indulgence pour la jeune fille amoureuse et trahie. Elle est qualifiée de uirago (12, 62, 252), c’est une femme toute virile. À l’inverse Jason est un personnage faible et falot, dont le comportement est parfois incompréhensible (cf. 41-44) ou hypocrite et lâche (il cherche à abandonner Médée en Colchide, 355-357 ; il accepte Glaucé en mariage quoiqu’il ait déjà une épouse, 379-380). Certes Dracontius montre en général des hommes mous voire apeurés face à des femmes énergiques (Égisthe et Clytemnestre, Pâris et Hélène). Plus largement cependant, on observe dans l’évolution du mythe une dégradation de l’image de Jason645 qui perd toute consistance face à la puissante Médée. Ici les termes de nauta (18, 44, 200, 215, 248, 294, 519), pirata (210, 235, 248), peregrinus (198) appliqués à Jason indiquent clairement un ravalement de son statut épique. Magicienne, meurtrière et barbare, Médée se situe dans une triple altérité. Mais sa monstruosité est surtout liée à son activité sacrilège de magicienne, et il est possible que Dracontius ait voulu dans ce poème montrer le caractère néfaste et dangereux de la magie, qu’il condamne fermement dans de De laudibus Dei (2, 331-336). C’est après la fuite de Colchide que la magie se déploie pleinement. Médée observe les astres, procède aux rites de purification, se rend dans une plaine où se trouvent de nombreux tombeaux pour entrer en contact avec les divinités infernales (d’abord la Lune, puis Pluton et les Furies), auxquelles elle adresse ses prières (396-460). Ces divinités exaucent ses vœux, et les Furies signent le contrat de mariage entre Jason et Glaucé, les vouant ainsi aux Enfers. Ensuite Médée fabrique la couronne que des serpents empoisonnent en la léchant (484-493). Elle invoque le Soleil pour lui demander son aide, et la couronne, offerte à Glaucé, brûle la jeune fille, ainsi que Jason, Créon, et tout le palais (494-521). Enfin, après une courte prière au Soleil, à la Lune, aux Furies, à Proserpine et à Pluton, Médée immole ses deux fils (527-555). Une fois ses crimes accomplis, elle appelle son char pour fuir. Suit alors une scène centrée sur ce char attelé de serpents (556-569)646 : on a d’abord la description des serpents ailés, puis celle du char lui-même sur lequel Médée monte et s’envole. Ces serpents sont, à l’image du char mortifère, une mise en abyme des terribles pouvoirs de Médée. Quant au char, il s’oppose clairement au char de Vénus évoqué dans la première partie de l’œuvre (156-170). L’envol de Médée n’est pas une apothéose. En principe, le char est un don de Phébus à sa petite-fille (chez Ovide par exemple, Métamorphoses 645 646
Voir A. MOREAU, 1994, p. 173-190. Voir A. STOEHR-MONJOU, 2013.
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7, 398, mais rien de tel n’est précisé chez Sénèque). Ici c’est impossible, car chaque composant du char relève de la magie et le Soleil n’est jamais associé à la magie qui veut l’obscurité. Il doit d’ailleurs intervenir pour empêcher le char d’empoisonner les cieux. Cette corruption s’oppose à l’effet agréable et bienfaisant que produisait dans le ciel le vol de Cupidon (113-121). Médée est souvent qualifiée de sacerdos (63, 136, 184, 186, etc.), ce qui souligne son rôle de prêtresse d’une déesse sanguinaire qui exige des sacrifices humains et que les chrétiens ont souvent condamnée (Dracontius lui-même dans le De laudibus Dei 3, 217-221). Cependant il n’y a pas lieu de faire une lecture chrétienne de notre pièce. Dracontius raconte une histoire pleine d’émotion et d’horreur sur une héroïne maudite et monstrueuse. Il y a chez Dracontius une monstruosité dans un sens plus large. C’est celle de la violence exacerbée qu’on trouve dans certains épisodes des mythes, surtout dans l’Orestis tragoedia647. Le goût pour le sanguinolent et la cruauté atteint chez Dracontius une intensité remarquable. Plusieurs vers sont consacrés à décrire les coups qui brisent la tête d’Agamemnon et font jaillir la cervelle hors du crâne (258-262)648. Mais c’est surtout dans la scène du meurtre d’Égisthe puis de Clytemnestre que le poète se complaît à des détails répugnants et surtout à une mise en scène presque sadique. Pylade ordonne qu’on traîne par les pieds Égisthe et que des haches brisent ses membres (719-723) ; puis Dracontius s’attarde sur le spectacle du démembrement de son corps, qu’il paraît avoir inventé (727-728). Mais ce n’est rien en comparaison des tourments qui accompagnent la mort de Clytemnestre, traînée par les cheveux et massacrée par Oreste malgré ses supplications, et dont on observe les spasmes d’agonie (731-794). Il ne s’agit pas seulement de traduire l’horreur du crime d’Égisthe et de Clytemnestre en le punissant de manière horrible. On a affaire à une esthétique de la violence qui n’est pas motivée par un souci moral. Le poète a clairement le désir de créer une forme de pathétique reposant sur la production d’émotions fortes. On ne sait rien de précis sur la vie de Symphosius649, sa datation à l’époque vandale est vraisemblable sans être absolument certaine. Il est l’auteur d’une série de cent énigmes qui sont parmi les premières en latin et ont été très souvent copiées et reprises au Moyen Âge. Ces cent énigmes sont intégrées dans le recueil qu’on appelle l’Anthologie latine, où elles sont réunies sous le numéro 286 (édition Riese). Elles sont toutes composées sur 647
Cet aspect a été souligné par Bruno BUREAU, 2003, auquel nous empruntons certains éléments. 648 On peut comparer avec Sénèque, Agamemnon 901-905. La question de savoir si Dracontius connaissait le théâtre de Sénèque divise les spécialistes. 649 Deux éditions récentes, celle de Manuela BERGAMIN, 2005 et celle de Timothy J. LEARY, 2014.
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le même modèle métrique : trois hexamètres. Elles portent sur des sujets divers, mais qui font toujours référence à la vie quotidienne, et se présentent par séries : plantes, animaux, objets, aliments, etc. On obtient ainsi une sorte d’inventaire assez hétéroclite du quotidien. Ces sujets prosaïques sont néanmoins traités de manière à les rendre extraordinaires et à dérouter par là le lecteur ; ainsi, les objets sont généralement personnifiés et ils prennent la parole à la première personne ; quant à la description, elle se focalise souvent sur un détail caractéristique. Symphosius cultive donc l’obscurité et la complication : c’est tout le piquant de ses énigmes, dont on aurait souvent du mal à trouver la solution si elle n’était fournie par le titre. Ce qui nous intéressera ici, c’est la présentation anthropomorphisée des animaux et des objets, qui deviennent des personnages étonnants ou monstrueux. Prenons d’abord l’exemple de la mite (16, Tinea) et du taureau (32, Taurus). Littera me pauit, nec quid sit littera noui. In libris uixi, nec sum studiosior inde. Exedi Musas, nec adhuc tamen ipsa profeci.
Moechus eram regis, sed lignea membra sequebar. Et Cilicum mons sum, sed non sum nomine solo. Et uehor in caelis et in ipsis ambulo terris.
La mite se nourrit de lettres, sans savoir ce que sont les lettres. Elle passe sa vie dans les livres, sans devenir savante. Elle dévore les Muses, sans tirer profit d’elles. C’est une allégorie humoristique du mauvais étudiant. Le taureau est l’amant de Pasiphaé, enfermée dans une vache de bois. Il est le mont Taurus, en Asie Mineure, qui a plusieurs noms selon Pline l’Ancien (5, 98). Il est la constellation du Taureau et enfin l’animal luimême. Sa multiplicité monstrueuse le rend incernable. Mais le phénomène est beaucoup plus net pour les plantes et les objets. Prenons l’exemple du pavot (40, Papauer), de la mauve (41, Malua) et de la violette (46, Viola). Grande mihi caput est, intus sunt membra minuta ; pes unus solus, sed pes longissimus unus. Et me somnus amat, proprio nec dormio somno. Anseris esse pedes similes mihi, nolo negare ; nec duo sunt tantum, sed plures ordine cernis ; et tamen hos ipsos omnes ego porto supinos. Magna quidem non sum, sed inest mihi maxima uirtus. 253
Spiritus est magnus, quamuis sim corpore paruo. Nec mihi germen habet noxam nec culpa ruborem.
Le pavot est un être humain difforme ou monstrueux. Il a une grande tête avec à l’intérieur des membres minuscules (allusion aux capsules à l’intérieur desquelles se trouvent les graines du pavot). Il a un seul pied, mais très long (sa tige). Il est aimé du sommeil sans dormir d’un sommeil propre, ce qui signifie sans doute que le pavot, plante aux propriétés soporifiques, procure un sommeil qui n’est pas spontané ni naturel. La mauve a des pieds semblables à ceux d’une oie, et elle en a plus de deux ; cependant, elle les porte tous tournés vers le haut (ces pieds alignés et tournés vers le haut désignent les feuilles de la mauve, qui sont palmilobées). La violette est présentée comme une femme vaniteuse : elle est petite mais de grande vertu, son parfum (avec un jeu sur spiritus, qui peut en latin signifier aussi « suffisance, arrogance ») est grand, bien que son corps soit petit. Le dernier vers s’explique par opposition à la rose, sujet de l’énigme précédente : la violette n’a pas d’épines et sa couleur n’est pas liée à la pudeur comme pour la rose (selon l’équivalence rosa-uirgo). Les objets aussi deviennent des monstres. Voici le trident (64, Tridens) et le pilon (87, Pistillus) : Tres mihi sunt dentes, unus quos continet ordo ; unus praeterea dens est et solus in imo. Meque tenet numen, uentus timet, aequora curant. Contero cuncta simul uirtutis robore magno. Una mihi ceruix, capitum sed forma duorum. Pro pedibus caput est : nam cetera corporis absunt.
Le trident a trois dents sur une même rangée et une dent en bas (cette dent est le manche du trident, quand le trident est tourné vers le haut). Malgré cette difformité, une divinité le tient dans sa main, et le vent et les eaux le respectent. Le pilon broie toutes choses avec force. Il a un seul cou mais deux têtes. Il a une tête à la place de pieds et il lui manque le reste du corps. Le cou du pilon est son manche, les deux têtes sont ses deux extrémités arrondies (la tête inférieure, qui sert à broyer dans le mortier, remplace les pieds qu’on attendrait s’il s’agissait d’un être humain). De même la scie (60, Serra) a le corps couvert de dents (Dentibus innumeris sum toto corpore plena) ; la cruche (81, Lagena) a des oreilles qui ornent son ventre creux (Auriculae regunt redimito uentre cauato) ; le marteau (86, Malleus) a une grande tête et tout son poids est en elle (Grande mihi caput est, totum quoque pondus in illo).
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Traditionnellement l’énigme cache un référent réel sous un énoncé qui est inacceptable ou incompréhensible logiquement. Symphosius procède ainsi, mais il va parfois plus loin. En anthropomorphisant certains animaux, et en présentant certaines plantes et certains objets comme des créatures vivantes animales ou humaines, il dresse une galerie de monstres. Ces plantes et ces objets, qui appartiennent à notre univers familier et quotidien, en deviennent inquiétants. Symphosius semble avoir voulu par là inviter le lecteur à porter sur le monde qui l’entoure un regard différent, à réfléchir sur ces choses ordinaires ou d’usage courant qui nous entourent et sur lesquelles nous ne nous interrogeons pas. Les poètes latins de l’Afrique vandale offrent donc un riche matériau sur le thème de la monstruosité, et Dracontius, comme souvent, se montre particulièrement original.
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Le monstre à Byzance : un mangeur d’hommes ? Florence MEUNIER Collaboratrice scientifique au C.I.E.R.L, U.L.B., Bruxelles Qu’ont donc fait les Byzantins, si imprégnés de culture de l’Antiquité, du modèle homérique du dévoreur d’hommes, le Cyclope ? Présenté comme le protagoniste essentiel du premier épisode du récit de ses aventures douloureuses narré par Ulysse à Alkinoos, le Cyclope Polyphème dans l’Odyssée offre des caractéristiques spécifiques, exclusivement négatives. Il se démarque ainsi de la figure mythologique représentée par ailleurs chez les Grecs de l’Antiquité, force brute certes, mais pas dans un rapport de dévoration avec les mortels. Au livre IX de l’Odyssée, il apparaît à la fois dans son milieu et son mode de vie. Il fonctionne, comme ses semblables, en autarcie, la peuplade des Cyclopes étant ainsi fragmentée en unités autonomes, non rattachées à une collectivité650, sans existence politique donc. Êtres primitifs non socialisés, les Cyclopes ne constituent de peuple que par le partage de leur double monstruosité dans la difformité physique : taille gigantesque651, un seul œil au milieu du front652. Mais parmi eux Polyphème se singularise par sa monstruosité comportementale : son anthropophagie, quand l’occasion s’y prête653. Dévorateur d’êtres humains654, il est en outre expert, si l’on peut dire, en torture mentale. Que promet-il à Ulysse ? De lui faire la grâce de le dévorer le dernier655, c’est-à-
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Od., IX, 112-115 : τοῖσιν δ’ οὔτ’ ἀγοραὶ βουληφόροι οὔτε θέμιστες, ἀλλ’ οἵ γ’ ὑψηλῶν ὀρέων ναίουσι κάρηνα ἐν σπέεσι γλαφυροῖσι· θεμιστεύει δὲ ἕκαστος παίδων ἠδ’ ἀλόχων· οὐδ’ ἀλλήλλων ἀλέγουσι. 651 Od., IX, 187 : ἀνὴρ [ Polyphème ] πελώριος ; 190 θαῦμα πελώριον ; 256-257 ; αὐτὸν πέλωρον. 652 Od., IX, 332-333 et 452-453. 653 Od., IX, 288-298 ; 310-312 ; 343-344 ; 369-370 ; 475-479. 654 Au vers IX, 428, πέλωρ a une double valeur : il renvoie à la fois à la monstruosité physique, la taille gigantesque de Polyphème, et à sa monstruosité sur le plan moral, son refus de toute loi humaine et divine, qui l’amène à dévorer les compagnons d’Ulysse en outrageant Zeus Χένιος. 655 Od., IX, 355-356 : Δός μοι ἔτι πρόφρων καὶ μοι τεὸν οὔνομα εἰπὲ αὐτίκα νῦν, ἵνα τοι δῶ ξείνιον, ᾧ κε σὺ χαίρῃς. et IX, 369-370 : Οὖτιν ἐγὼ πύματον ἔδομαι μετὰ οἷσ’ ἑτάροισι, τοὺς δ’ ἄλλους πρόσθεν· τὸ δέ τοι ξεινήῖον ἔσται.
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dire concrètement de le faire souffrir intensément, sur le plan affectif, en voyant tous ses compagnons déchiquetés et mangés l’un après l’autre, et pour lui-même en imaginant les souffrances physiques qu’il subira quand viendra son tour d’être dévoré. Près d’un millénaire et demi plus tard, dans la première moitié du VIIe siècle byzantin, l’Héracléiade, œuvre de Georges Pisidès, auteur profondément imprégné de foi chrétienne, offre un échantillon de monstres fort intéressant à observer. Épopée à la gloire du souverain Héraclius (610641) célébrant sa victoire définitive sur les Perses en 627-628, l’Héracléiade met en scène un empereur byzantin face à son ennemi Chosroès II sur fond de mythologie grecque. L’affrontement entre les deux souverains, byzantin et perse, est assimilé, dans le cadre d’un renvoi non explicité à Homère656, à certains des combats d’Héraclès contre des créatures monstrueuses par leur taille ou leur difformité et leur capacité à semer la mort, créatures auxquelles est identifié le Perse : chien Cerbère à la voracité sans limites, gigantesque serpent tueur, hydre de Lerne, lion de Némée657. En cela Héraclius, au nom prédestiné, se montre par sa force et son courage le digne successeur d’Héraclès. Plus encore, il transcende les exploits du héros antique en se hissant grâce à sa victoire au rang de κοσμορύστης658, « sauveur du monde » et par là-même de néo-démiurge659 non pas rival de Dieu mais instrument de Dieu dans ses conquêtes et lui offrant, reconnaissant, le monde dont il est devenu maître660. Face à lui, le Perse Chosroès, adorateur du feu661, contempteur de Dieu662, bête monstrueuse par sa cruauté, sa soif de sang663 qui détruisent la Création divine664 et si rempli d’ὑβρίς qu’il se prend luimême pour un Dieu665, un païen dont la monstruosité psychique s’exerce malgré le lien consanguin à l’encontre de sa propre famille. Héritage génétique chez les souverains perses, affirme Pisidès, ils se massacrent de père en fils666, tels autant de Cronos successifs, Cronos auquel est donc lui-
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Ἡρακλίας [Héracléiade], éd. Weber, 1837, I, 65 : Ὅμηρε, τὸν πρὶν μηδαμῶς Ἡρακλέα θεὸν προσειπεῖν ἀξιώσῃς ἀσκόπως. 657 Héracl., I, 71-77. 658 Héracl., I, 70. 659 Héracl., I, 82-83 : καὶ δεύτερος νῦν κοσμοποιεῖται βίος καὶ κόσμος ἄλλος καὶ νεωτέρα κτίσις. 660 Héracl., I, 33-34, 215-218 et 220-221. 661 Héracl., I, 14 : ὁ πυρσολάτρης Χοσρόης ; Ι, 22-23 : ὁ Χοσρόης / καὶ πῦρ θεουργεῖ. 662 Héracl., I, 32 : χραῖνων τὰ θεῖα. 663 Héracl. I, 2 et 36-48. 664 Héracl., I, 26-29. 665 Héracl., I, 23 : θεὸς φαντάζεται. 666 Héracl., II, 187-190.
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même assimilé Chosroès, meurtrier de son père assassiné par son fils667 dans un enchaînement mécanique et implacable de l’horreur parricide668. Chez un auteur de l’importance de Georges Pisidès aussi bien par son œuvre que par sa fonction officielle de Chartophylax de Sainte-Sophie, c’est-à-dire de directeur des archives auprès du patriarche, auteur aussi qui entretient des relations de proximité avec l’empereur, la figure du monstre a inévitablement pris une dimension historique, reliée à la réalité à la fois historique et religieuse. Le monstre, en la personne de Chosroès, incarne le pouvoir absolu perverti et, en tant qu’ennemi de Dieu et du souverain byzantin sous la protection de Dieu, il incarne une force démoniaque traduite par la métaphore de « chien des Enfers » que combat Héraclès/Héraclius. Païen dévoreur de vies en même temps que de territoires byzantins, Chosroès s’exclut ainsi de la Création divine dont Pisidès par ailleurs, dans son long poème de l’Hexaëmeron669, célèbre la perfection voulue par Dieu. Chosroès ne peut par conséquent qu’être rejeté dans le corpus des figures monstrueuses de la mythologie antique issues de l’imaginaire humain dans une société qui méconnaissait Dieu, sans qu’il soit toutefois question ici de Cyclope, autre représentation antique du dévoreur, mais dépourvue de toute fonction politique, et sans rattachement à un quelconque noyau familial. Il est notable que dans l’Héracléiade le monstre sanguinaire, bien que païen et non-Grec, ne soit pas désigné comme « Barbare », mais toujours précisément dénommé, « Chosroès » donc, ainsi que son peuple, Πέρσαι, les Perses. Il faut sans doute voir là la subsistance des relations apaisées nouées précédemment par l’empereur Maurice (582-602) avec les Perses en fin du VIe siècle : c’est grâce à l’appui de Maurice que Chosroès II accède au trône, et par là-même rétablit l’unité dans son empire. Les Perses, en tant que peuple, bien qu’ennemis, font donc ici partie, dans l’œuvre de Pisidès, du domaine du connu et du reconnu et ne sont pas rejetés dans le monde perçu comme étranger des « Barbares ». Ce d’autant moins que Chosroès est bien loin d’apparaître comme le seul « monstre » de l’Héracléiade. L’empereur Héraclius a en fait affronté victorieusement deux tyrans sanguinaires contemporains : certes un païen perse, mais aussi un Byzantin chrétien. Héraclius a succédé en l’éliminant à l’empereur Phocas (602-610) qui s’était emparé du pouvoir après l’assassinat de l’empereur Maurice et de ses deux fils et avait immédiatement instauré un régime de terreur dirigé en particulier contre l’aristocratie – on est donc dans le domaine du politique – et les monophysites des provinces asiatiques – il s’agit ici d’une question à la fois 667
Héracl., I, 63-64 : πάντως ἔδοξεν ἐμπεσεῖν τῷ τοῦ Κρόνου· τέκνου γὰρ ὁρμαῖς ὁ σφαγεὺς ἀνῃρέθη. 668 Héracl., II, 191-193. 669 Éd. L. TARTAGLIA, 1998.
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politique et religieuse, les monophysites s’opposant au pouvoir central totalitaire avec Phocas mais orthodoxe. Le monstre grec et chrétien, Phocas, est présenté selon le même profil que le Perse, c’est-à-dire doté du même goût sauvage et immodéré du pouvoir et de la domination sur ses semblables, qui l’amène à faire verser des flots de sang670. Aussi n’est-il pas étonnant que sa description par Pisidès aboutisse juste après sa caractérisation comme un κῆτος, une bête monstrueuse, effrayante, à le comparer aussi à un monstre mythologique, une Gorgone, et ainsi à le déposséder du statut de chrétien dont il n’est pas digne, puisqu’il sème la mort en particulier sous prétexte d’imposer l’orthodoxie. Chosroès et Phocas : deux monstres unis par leur caractère sanguinaire et leur comportement non chrétien qui les définissent comme tels (monstrueux) dans l’exercice de leur pouvoir suprême. Aux environs de deux siècles un tiers plus tard, dans un texte fondamental tant sur le plan politique que religieux, l’encyclique de Photius, patriarche de Constantinople, adressée à l’occasion du concile de Constantinople de 867 aux patriarches orientaux671, on observe un glissement des concepts de « monstre » et de « monstruosité ». Le contexte d’envoi de cette encyclique est particulier et mouvementé. Il s’agit d’une attaque en règle par Photius contre les Latins, motivée à la fois par le refus du pape Nicolas Ier de le reconnaître comme patriarche de Constantinople, et par la rivalité entre Byzantins et Latins dans la catéchisation des Bulgares, qui a abouti à l’échec des Byzantins. L’enjeu politique est important. La Bulgarie basculera, en tant qu’alliée, du côté de l’évangélisateur. Mais il est tout aussi important sur le plan religieux : une extension à l’Est du territoire couvert par l’Église latine au détriment de l’empire byzantin. Aussi Photius, construisant une argumentation destinée à faire voter la déposition du pape Nicolas Ier au cours du concile constantinopolitain de 867 organisé par l’empereur Michel III dresse-t-il la liste des déviances des Latins par rapport aux canons apostoliques et dogmatiques et soulève-t-il avant tout la question du « Filioque », déviance suprême. Dans son encyclique les Arabes – l’adversaire officiel sur les plans politique et religieux – sont qualifiés de « Barbares »672, de même que les Bulgares et les Russes avant leur conversion au christianisme673. Les « Barbares » sont donc pour Photius les non-chrétiens et non pas les peuples étrangers. Mais l’ennemi véritable pour lui, en fait, celui qui est présenté comme un monstre, c’est le chrétien, l’autre chrétien, l’hérétique, par le choix du « Filioque » l’ennemi du Christ donc des orthodoxes. Les hérétiques, les Latins ici, sont qualifiés d’ 670
Héracl., II, 5-11. P.G., 102, 721 A-742 C. 672 P.G., 102, 740 D. 673 P.G., 102, 724 A-B et 736 D. 671
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ἀποτρόπαιοι674, « dont on se détourne avec horreur », « abominables », avec quelque chose d’infernal : ἐκ σκότους ἀναδύντες, « surgissant des ténèbres », métaphore suggestive pour les désigner comme d’origine occidentale mais peut-être aussi démoniaque. Car dans leur évangélisation des Bulgares en termes hérétiques (le « Filioque » surtout) ils sont présentés métaphoriquement ὡς ἄγριος μονίος ἐμπηδήσαντες … ποσὶν καὶ ὀδοῦσιν675, « comme une bête sauvage qui s’est jetée toutes griffes et toutes dents dehors » sur les Bulgares nouvellement convertis, c’est-à-dire comme une bête sauvage qui a massacré l’âme des nouveaux convertis. Photius file la métaphore du monstre en précisant un peu plus loin dans l’encyclique que l’hérétique confessant son hérésie, affirmant sa foi par le « Filioque », profère une monstruosité, τερατολογεῖ676. Si l’on voit bien apparaître une continuité dans la présentation du monstre de Pisidès à Photius – ce n’est plus un être de fiction comme les figurations antiques du monstre –, en revanche sa conception a changé. Il ne se définit plus chez Photius par son caractère sanguinaire, mais par sa perversion sur le plan psychique traduite dans ses errances dogmatiques. Les violences qu’il commet ne sont plus d’ordre physique mais spirituel et aboutissent à compromettre le salut de leurs victimes, à anéantir leur droit à la vie … éternelle. La monstruosité exercée entre chrétiens a ainsi changé de nature tout en permutant ses termes : d’une part Phocas massacre les hérétiques monophysites, d’autre part les Latins déjà intrinsèquement monstrueux par leur hérésie massacrent, dépravent en leur transmettant leurs dogmes hérétiques l’âme de leurs nouvelles ouailles. Le monstre appartient donc très concrètement à la réalité politique et religieuse byzantine. Cela signifie-t-il qu’il ne puisse plus apparaître que dans des œuvres qui retranscrivent cette réalité ? Non. La résurgence subite du genre du roman d’amour et d’aventure hérité de l’Antiquité, simultanément chez quatre auteurs du XIIe siècle, témoigne d’un renouveau du goût pour une fiction qui se donne d’autant plus comme telle que le contenu de ces quatre romans se déroule apparemment dans le contexte polythéiste de l’Antiquité. Et dans ces œuvres de fiction il y a aussi des monstres. Des monstres dévorateurs, aux sens propre et figuré. Dans l’un de ces quatre romans, Aristandre et Callithée de Constantin Manasses, roman qui ne subsiste plus qu’à l’état de fragments677, on trouve l’équivalent des Bulgares tels qu’ils sont présentés par Photius avant leur conversion au
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P.G., 102, 724 B. P.G., 102, 724 C. 676 P.G., 102, 732 A. 677 Voir O. MAZAL, 1967, et l’édition du texte de F. CONCA, 1994. 675
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christianisme : des Barbares païens qui se livrent à des δαιμωνίων ὀργίων678, « des rituels démoniaques ». Chez Manasses le héros a failli se faire dévorer les entrailles par une bande de brigands non nommés « Barbares », à la différence du texte de Photius, se livrant à des pratiques rituelles cannibales679. Mais en fait il s’agit dans ce roman non pas d’un épisode créé par l’auteur lui-même mais emprunté à l’un des romanciers grecs de la période impériale romaine, Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius680. Il n’est donc pas révélateur d’une perception byzantine du monstre mis en scène dans une œuvre de fiction. Dans le roman de Makrembolites, Hysminè et Hysminias, livre VIII, apparaissent des pirates éthiopiens se livrant à leurs activités habituelles de Barbares. Le narrateur-héros décrit en détail les massacres et outrages auxquels ils se livrent : égorgements, décapitations, viols681. Leur cruauté bestiale, en grec ὡς θῆρες ἀγρίως682, indique clairement leur inhumanité, et en cela leur monstruosité. Ils partagent ce caractère sanguinaire avec les « monstres » Chosroès et Phocas chez Pisidès. Mais ces Ethiopiens sont si stéréotypés, voire caricaturaux dans leur présentation par le narrateur-héros puis par l’héroïne qui la confirme dans les mêmes termes683, qu’ils ne paraissent pas avoir l’épaisseur de la réalité. Dans le roman de Théodore Prodrome, Rhodanthè et Dosiclès, le même type de Barbares est mis en scène, selon des modalités de massacre en partie identiques : égorgements, décapitations, mais démultipliées par la grande variété de leurs armes tranchantes qui infligent des blessures atroces et mortelles. Ces Barbares vont jusqu’à faire brûler des matelots en même temps que leurs navires684. Dans le sillage de Théodore Prodrome, Nicétas Eugenianos, à l’ouverture du roman de Drosilla et Chariclès, décrit, mais succinctement, une troupe de Barbares déchaînés, des Parthes, à l’assaut d’une ville côtière qu’ils sont venus piller685. On a donc dans les trois romans de Makrembolitès, Prodrome et Eugenianos la présentation à l’unisson d’une catégorie de monstres au profil nettement cerné : exerçant la violence physique sous toutes ses formes, se gorgeant de meurtres, par leur barbarie, leur inhumanité, ils n’appartiennent pas au monde civilisé et sont par conséquent rabaissés au statut de bêtes laissant libre cours à leur instinct de cruauté. Leur fonction de pirates 678
P.G., 102, 724 B. Arist. et Call., v. 74-75 dans la reconstruction du texte par Mazal. 680 Leuc. et Clit., III, 15, 5, éd. Belles-Lettres, 1991. 681 Hys. et Hys., VIII, 1, 1 à 4, 3, éd. M. MARCOVICH, 2001. 682 Hys. et Hys., VIII, 2, 2. 683 Hys. et Hys., XI, 15, 2 à 16, 2. 684 Rhod. et Dos., I, 1-36 et 475-498, éd. M. MARCOVICH, 1992. 685 Dros. et Char., I, 23-35 et 66-68, éd. F. CONCA, 1994. Un second épisode faisant intervenir en IV, 12-30 d’autres pirates, non nommément désignés, n’est que le récit de leur combat contre les matelots, sans qu’ils soient à aucun moment présentés comme des monstres sanguinaires. 679
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récurrente dans les trois romans pousse à interpréter les épisodes qui décrivent leurs massacres et leurs pillages, même si le trait peut être forcé jusqu’à la caricature, comme autant de renvois à une réalité bien connue des Byzantins : depuis le IXe siècle la moitié Est du bassin méditerranéen est infestée de pirates, ce dont témoigne à sa façon l’ouverture du roman de Prodrome, Rhodanthè et Dosiclès, par la localisation précise de l’attaque des pirates, la ville de Rhodes, localisation géographique réelle rarissime dans ces romans. À la mise en scène dans ces trois œuvres de pareils monstres barbares répond chez Eugenianos celle d’un représentant de l’espèce opposée, un anti-monstre pour ainsi dire en la personne d’un chef de guerre présenté comme « Arabe » mais à aucun moment qualifié de « Barbare ». Et pour cause : il fait preuve d’une grande humanité, qui se manifeste d’abord au moment de la prise d’une ville parthe. À l’issue du combat contre les troupes ennemies, les Arabes vainqueurs ne se livrent à aucun massacre de la population. Ils se bornent à faire des prisonniers de guerre et traitent les femmes avec égard686. Plus encore, le chef de guerre arabe se montre plein de compassion pour les malheurs du héros et de son compagnon de captivité, et les libère sur fond d’argumentation logique d’ordre politique et non de réaction impulsive : puisqu’ils étaient précédemment prisonniers des Parthes, ses ennemis, ils sont donc de facto ses alliés. Il leur offre même la somme nécessaire à un retour facile dans leur patrie687. Intelligent, tolérant, généreux, ce chef arabe met en évidence par son comportement l’évolution au fil du temps chez les Byzantins de la notion de « Barbare » souvent liée à celle de « monstre ». N’est plus systématiquement barbare, voire monstrueux, tout ce qui est étranger, de culture non-grecque, mais l’opposition entre Barbares et non-Barbares se fait à partir d’une analyse comportementale de l’individu. N’est plus barbare que celui qui se montre inhumain, ne respecte pas l’autre dans son intégrité, et en cela est monstrueux. Cette évolution des mentalités suit l’évolution historique, les deux camps, Byzantins et Arabes, ont appris à se connaître, voire à s’apprécier. Le chef arabe lui-même en témoigne, en reconnaissant face au 686 687
Dros. et Char., V, 429-454 ; VI, 1-6. Dros. et Char., VI, 137-159. VI, 146-154 : ἐλεύθεροι στέλλεσθε σὺν καλῇ τύχῃ. Μὴ γὰρ τοσοῦτον ἐκκυλισθείη Χάγος [lui-même, le chef arabe] τῆς συμπαθείας τοῦ καθήκοντος τρόπου, ὡς αἰχμαλώτους μηδὲν ἠδικηκότας, μὴ τῶν Ἀράβων ἀντιβάντας τῷ κράτει, ξένους, πρὸ πολλοῦ δυστυχεῖς δεδειγμένους, δεσμοῖς βιαίοις συγκατασχεῖν εἰσέτι, τῶν φύσεως ἔξωθεν ἐκπίπτων νόμων. Μᾶλλον μὲν οὖν δίδωμι καὶ μνᾶς χρυσίου …
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héros et à son compagnon de captivité l’ouverture aux autres, la tolérance des Grecs688. Il s’agit peut-être aussi chez l’auteur du roman, Eugenianos, au-delà d’une influence chrétienne dans l’approche de l’autre, son semblable, de la reconnaissance du lien étroit entre christianisme et islam : le chef arabe en bon musulman pratique lui aussi le respect de la vie689. Le contexte apparemment polythéiste690 du roman ne fait pas obstacle à ce constat. Corrobore par opposition le contenu de cet épisode de Drosilla et Chariclès un épisode du roman de Makrembolitès, Hysminè et Hysminias, offrant une vision négative de Grecs qui asservissent leurs semblables. Placé dans la même situation de captivité que Chariclès chez Eugenianos, le héros Hysminias, fait d’abord prisonnier par les Barbares Ethiopiens que j’ai mentionnés plus haut, puis par des Grecs qui attaquent et vainquent ces Ethiopiens, est réduit en esclavage par les Grecs691. Ils ne procèdent pas à la distinction entre lui, en tant que Grec, et les Barbares692. Non seulement ils refusent donc toute compassion à un être humain dont ils avaient auparavant partagé le malheur (c’est-à-dire la servitude sous le joug des Barbares), mais ils s’attaquent à un compatriote et n’hésitent pas pour justifier leur comportement à faire appel au droit de la guerre693 appliqué ici volontairement sans discernement aucun. Quel renversement des rôles ! C’est le chef arabe du roman d’Eugenianos qui donne une leçon d’humanité à des Grecs au comportement de Barbares ! La complémentarité de cet épisode d’Hysminè et Hysminias par rapport à celui de Drosilla et Chariclès montre bien que la modification du regard porté sur le « Barbare » constitue un fait de société à Byzance, tout au moins au sein d’une élite intellectuelle représentée par exemple par les auteurs de ces deux romans. Dans le même roman d’Eugenianos la question du monstre se trouve par ailleurs traitée selon d’autres paramètres que l’épisode de piraterie initial, avec la réapparition du Cyclope Polyphème nommément désigné, figure antique mise en scène sur deux modes différents, et toujours dans le cadre d’un discours amoureux. C’est d’abord le héros, Chariclès, qui pour exprimer sa passion envers l’héroïne recourt à l’exemple de Polyphème amoureux de la Néréïde Galatée composant pour elle un chant d’amour694. 688
Dros. et Char., VI, 145 : ἄλλως γὰρ ἐστὲ καὶ φιλάλληλον γένος. Voir F. MEUNIER, 1998, I, p. 139 et 275-277. 690 Voir F. MEUNIER, 2012, p. 305-326. 691 Hys. et Hys., VIII, 11, 1. 692 Hys. et Hys., VIII, 9, 2 : καὶ τὸ μὲν βάρβαρον ἅπαν ἄλλο κατεληίζετο, ἡμεῖς δ’ Ἑλληνικὴν βαρβαρικῆς δουλείας ἀντηλλαττόμεθα, καὶ δοῦλοι πάλιν ἐκ δούλων γεγόναμεν, καὶ βαρβάροις δεσπόταις ὄντες ὁμόδουλοι καὶ αὐτοῖς δεσπόταις ξυναιχμαλωτιζόμενοι ὁμογλώττοις Ἕλλησιν ἐδουλογραφούμεθα. 693 Hys. et Hys., X, 14, 3 : οὐχ ἡμεῖς … ἀντινομοθετοῦμεν, ἀλλ’ αἰχμὴ καὶ νόμος τούτους ἐδουλογράφησε στρατιώτικος. 694 Dros. et Char., IV, 381-386. 689
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Puis sur le même mode plus loin dans le roman un rival de Chariclès, pour séduire l’héroïne, décrit longuement695 et en détail les sacrifices (dans tous les sens du terme) auxquels comme Polyphème amoureux de Galatée il est prêt à consentir pour obtenir son amour. Mais pareille métamorphose du Polyphème sanguinaire de l’Odyssée n’est pas due à Eugenianos. Il emprunte ce contenu dans les deux cas (discours du héros et de son rival) à l’Idylle XI de Théocrite intitulée « Le Cyclope » et consacrée à l’expression de sa passion par Polyphème amoureux transi de Galatée696. En revanche à l’intérieur du même roman, dans la bouche du même rival du héros Chariclès, Polyphème est présenté sous un autre visage, dans une fonction antithétique. Désespérant de convaincre l’héroïne de céder à son amour, le rival de Chariclès, qui prétend que le héros est mort, le compare pour avoir à ce point séduit l’héroïne à un Cyclope d’une force redoutable, dévoreur sans mesure au regard sanguinaire697. Exit le Cyclope emprunté précédemment par Eugenianos à Théocrite. On retrouve sans qu’il soit ici précisément nommé description et fonction du Cyclope qui correspondent à celles de Polyphème dans l’Odyssée mais de dévoreur de corps transformé métaphoriquement par Eugenianos en dévoreur … de cœur. À la violence physique, externe, s’est substituée la dévoration affective, interne. Le caractère monstrueux attribué à Chariclès par son rival vaincu en amour déteint en quelque sorte sur l’héroïne puisque ce rival dans son désespoir la qualifie aussitôt après de fille « au cœur de pierre »698 en lui déniant tout sentiment humain. Il est un autre personnage dans ces romans byzantins dont, comme en est accusé Chariclès, la capacité de dévoration sur le plan affectif, ici donc dans le domaine amoureux, génère des souffrances, et potentiellement la mort, dans son entourage. À la fin d’Hysminè et Hysminias, roman de Makrembolitès, la mère d’Hysminè, l’héroïne, se lamente devant l’autel d’Apollon sur le sort de sa fille entraînée par Hysminias dans des aventures qui ont peut-être causé sa mort. Elle traite Hysminias d’ἄγριος θῆρ, une bête dévoreuse de virginité, pour s’être emparé du cœur d’Hysminè et pour la faire souffrir, elle, à ce point, depuis la disparition de sa fille699. Θῆρ ἄγριος, « une bête féroce » : c’est une expression fort proche de celle qu’utilise déjà 695
Dros. et Char., VI, 501-531. Théocrite, Idylles, éd. Belles-Lettres, 1967, p. 70-77 ; voir F. MEUNIER, 1998, I, p. 203208. 697 Dros. et Char., VI, 583-586 : Τολμηρὸς ἦν ἐκεῖνος, ὡς Κύκλωψ νέος, βαρὺς βριαρὸς αἱματωπὸς παμφάγος, ὃς εἰς ἐμὴν δείλαιος ἀνθρώπων μόνος πολλὴν ὀδύνην ἐξεχαλκούργησέ σε; 698 Dros. et Char., VI, 592 : Τῆς καρδίας σου τῆς λιθοστερεμνίου. 699 Hys. et Hys., X, 11, 1-10. 696
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Photius (ἄγριος μονίος), dans le même sens, pour désigner les hérétiques latins dans leur monstrueuse déviance dogmatique. On voit bien à cela qu’à Byzance la monstruosité au fil des siècles continue à être envisagée également sur le plan psychique et métaphorisée en termes de dangerosité physique. La présence du dévoreur de cœur dans les romans, qui se substitue aux hérétiques chez Photius trahissant foi et amour en Dieu, n’a rien d’étonnant, étant donné leur centrage thématique sur l’amour, qui met en valeur avant tout les relations individuelles et familiales à une époque, le XIIe siècle, où les Byzantins commencent à avoir conscience que présent et avenir ne coïncident plus avec la représentation mentale traditionnelle d’un Empire byzantin solide, brillant dans le maintien de son hégémonie. À la remise en question de la conception universaliste d’un Empire en cours de déstructuration correspond dans les romans la plongée dans l’imaginaire personnel du romancier qui construit « un nouveau monde » fondé sur des valeurs individuelles (l’amour, le noyau familial protecteur) et non plus collectives, politiques700. Ceci dit, l’image du « monstre » dans ces romans est éclatée, le concept est devenu plus riche, plus large, puisqu’il englobe à la fois une représentation plus traditionnelle de verseur de sang (les pirates) et une représentation décalée par rapport à celle-ci, d’inspiration chrétienne, mettant l’accent sur la souffrance intérieure générée chez ses victimes par la cruauté psychique attribuée au monstre. Un petit apologue présenté comme une pièce de théâtre conçu par Prodrome, intitulé Τὰ σχέδη τοῦ μυός, que je traduis par Variations sur la souris, allie ces deux formes de monstruosité, et plus encore en une seule et même bête, une vraie, un chat, monstrueux physiquement par sa taille gigantesque aux yeux de la souris qu’il tient entre ses griffes701 et torture psychiquement. C’est un avatar du Polyphème de l’Odyssée, ce chat monstrueux qui n’a qu’un objectif en tête : dévorer la souris. Il prend le temps auparavant, comme Polyphème lui-même avait procédé pour Ulysse, de la faire souffrir en évoquant par avance les souffrances physiques qu’il va lui infliger en la croquant. Mais il est plus cynique encore que Polyphème. Alternativement d’une part il lui décrit sa mort atroce dans ces conditions avec une expression qui laisse la souris imaginer concrètement, phonétiquement même, son corps intégralement broyé sous la dent du chat, et le bruit de craquement de ses os : κατάβρωμα γένῃ καὶ σπάραγμα, « tu vas être déchiquetée pour être dévorée ». D’autre part il lui fait espérer qu’elle échappera à ce supplice702. Pour finir, il la dévore en se déchargeant de toute culpabilité dans ce meurtre, en en rejetant la responsabilité sur sa
700
Voir F. MEUNIER, 1998, I, p. 211-212. Texte, traduction et analyse de cette petite pièce in F. MEUNIER, 2016, p. 287-370. 702 Schédè, II, 57-58 : « ἢ γοῦν φθέγγου τὰ σά, ἢ κατάβρωμα ἤδη γένῃ καὶ σπάραγμα ». 701
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victime703. S’agirait-il là, avant l’heure, de l’identification et de la description d’un authentique pervers par un auteur du Moyen-Âge qui serait descendu au plus bas de l’âme humaine ? En tout cas, dans cette petite fable, le chat résume au XIIe siècle la quintessence et la multiplicité de la monstruosité : physique – le chat gigantesque pour sa victime – et psychique – la souffrance physique et mentale imposée dans la délectation à sa victime. Avec la rupture que crée dans l’histoire de Byzance la prise de Constantinople par les Croisés (1204), une page de l’histoire de la littérature romanesque se tourne aussi. Les romans de la période paléologue (XIVeXVe siècles)704 s’occidentalisent en situant les aventures de leurs héros dans un cadre chevaleresque sans qu’aucune indication ne soit fournie au lecteur de nature à inscrire d’une manière ou d’une autre leur contenu dans l’Histoire705. Parmi les cinq romans paléologues, l’un d’entre eux, Callimaque et Chrysorrhoé (première moitié du XIVe siècle), intégrant le merveilleux comme ressort de la dynamique de l’action, fait en particulier intervenir en début d’œuvre un « monstre » sous forme de dragon emprunté à la mythologie, le fonds mythologique ici étant plutôt d’inspiration orientale, dans le sillage de Digénis Akritas, épopée byzantino-arabe du XIIe siècle. Le monstre est un dragon dont le narrateur n’offre pas de description physique, il est simplement désigné comme tel (δράκων). Le récit met l’accent sur sa monstrusosité comportementale, à double caractéristique. C’est d’abord un dévoreur sans limite de vivant, un παμφάγος (v. 633), un παντοφάγος (v. 687), un ἀνθρωποφάγος (v. 221, 489, 562), car il engloutit tout autant les bêtes que les hommes706. En cela il transcende les capacités du Polyphème de l’Odyssée. Monarque et richissime, pour châtier ceux qui ne se plient pas à sa volonté et qu’il considère par conséquent comme ses ennemis – c’est-à-dire ici les parents de l’héroïne, eux-mêmes monarques, et leur cour – il les dévore en même temps que toutes les bêtes de leur royaume707. Θήρίον, « une bête féroce », le qualifie donc de manière récurrente708 dans le récit de ses malheurs fait par l’héroïne au héros et au cours de leur dialogue. L’acte de dévoration du monstre est lié à un désir de vengeance, c’est un « passage à l’acte » qui a pour origine une déviance psychique : une capacité hors-normes de cruauté, en rapport avec sa soif de pouvoir absolu sur les autres. Mais la cruauté manifestée dans l’acte de dévoration ne suffit pas encore à définir ce monstre. Il fait preuve envers l’héroïne d’un sadisme affiché et revendiqué en la torturant physiquement 703
Schédè, II, 89-97. Callimaque et Chrysorrhoé, Belthandros et Chrysantza, Florios et Platziaflore, Imperios et Margarona, Libistros et Rhodamnè. 705 Voir F. MEUNIER, 2011, p. 198-199. 706 Call. et Chrys., v. 665-680, éd. M. PICHARD, 1956. 707 Call. et Chrys., v. 663-685. 708 Call. et Chrys., v. 556, 557, 560, 576, 654, 664. 704
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méthodiquement parce qu’elle ne répond pas à son amour : pendaison permanente au plafond d’une chambre par les cheveux, flagellation régulière de tout son corps qui en a fait une plaie immense, pour seule nourriture un morceau de pain709. Aussi dans son récit au héros de ses souffrances l’héroïne, comme l’a fait le narrateur, le caractérise-t-elle par une série d’adjectifs qui mettent en évidence son insensibilité totale, son goût pour la souffrance qu’il inflige savamment : ἀφιλάνθρωπος (v.502 et 504), « inhumain », ἄσπλαχνος (v. 692), « impitoyable », πέτρινα σπλάχνα (v. 606), « entrailles de pierre », σιδηρᾶ καρδία (v. 503), « cœur d’acier ». Audelà de la création d’un être de fiction sur fond de mythologie, voilà un portrait par l’auteur d’un personnage qui a l’épaisseur de la réalité, dont la personnalité perverse exacerbée par l’exercice sans frein du pouvoir est susceptible de trouver son correspondant, de même que deux siècles plus tôt le chat des Schédè tou muos, dans le vécu humain. Le monstre à Byzance est donc protéiforme. Ce monstre lorsqu’il est présenté comme tel à travers la réalité de ses agissements prend une dimension historique. Il peut ainsi être montré comme jouant ou ayant joué un rôle fondamental tant dans le domaine politique que religieux, étroitement corrélés à Byzance, en influant de manière déterminante sur le cours des événements. Mais il peut aussi sévir au sein de la société selon les mêmes modalités comportementales à un niveau individuel, détruisant ainsi partiellement le tissu, le lien social. Dans les deux cas, c’est-à-dire à une échelle individuelle ou collective, le dénoncer comme monstre pour les auteurs byzantins, c’est mettre à jour sa responsabilité, sa culpabilité dans l’évolution historique de Byzance et dans la stabilité des constituants de la société byzantine. La défense de l’orthodoxie – son contenu étant soumis à variabilité – définit le fonctionnement de la société byzantine. D’où le rejet virulent par Photius au IXe siècle des Latins dont l’hérésie le pousse à les qualifier de « monstrueux ». L’Église romaine ne le lui a pas pardonné, et le « monstre » hérétique occidental s’est vengé. Pendant des siècles, les ecclésiastiques occidentaux ont dressé de lui le portrait d’un être infâme jusqu’à en faire à leur tour – c’est ce qui nous intéresse ici – une personnalité perverse, un monstre sur le plan psychique. Au milieu du XIXe siècle, en 1845, l’abbé Jager, historien de l’Église, publie à Louvain une Histoire de Photius dans laquelle il relate les événements qui ont précédé l’envoi de l’encyclique de Photius aux patriarches d’Orient710. La stratégie malfaisante de Photius, sa perversité – le terme est employé – est décrite en détail, fondée sur une méthode précise destinée à éliminer son adversaire, à détruire l’autre, ici le pape Nicolas Ier : fabrication de faux à la chaîne, trahison et manipulation de 709 710
Call. et Chrys., v. 502-529. Abbé JAGER, 1845, p. 133-147.
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son entourage, à force de duplicité, qui aboutit à une inversion des rôles. Il rejette sur d’autres celui d’agresseur en se composant une image d’homme bienveillant. Il transgresse toutes les valeurs morales et comportementales. L’abbé Jager résume en ces mots à la fois la personnalité de Photius et sa capacité de nuisance, toutes deux hors-normes : « Photius n’a que sa plume : c’est sa seule arme, il n’en a point d’autre ; mais il en tire un parti merveilleux qui montre toute la fécondité de son génie et toute la perversité de son cœur »711. Voilà comment on a fabriqué de toutes pièces, bien au-delà du Moyen-Âge, avec cet ennemi du « Filioque », un Photius de fiction, un monstre destiné à discréditer en tant que représentant emblématique de la défense de l’orthodoxie les hérétiques que sont les orthodoxes. La démarche est révélatrice. Certes l’Histoire a produit des monstres, mais l’épithète est commode. Elle permet aussi de se débarrasser de ses adversaires personnels ou politiques par exemple, en caricaturant ou même en transformant la réalité, en les excluant par leur pseudo-monstruosité de l’humanité, en les rendant par conséquent étrangers à leurs semblables qui vont ainsi être enclins à les rejeter. Autrement dit, l’Histoire du monstre, le vrai, le faux, ne s’est pas arrêtée à Byzance, et elle est bien loin d’être achevée.
Bibliographie chronologique Textes-Sources x x x x
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711
Homère, Odyssée, Belles-Lettres, Paris, 1931. Théocrite, Idylles, Belles-Lettres, « Bucoliques grecs », t. I, Paris, 1967. Achille Tatius, Leucippé et Clitophon, Belles-Lettres, Paris, 1991. Georges Pisidès : • Héracléiade, in Corpus scriptorum historiae byzantinae, éd. WEBER, Bonn, 1837, p. 69-88. • Hexaëmeron, in Carmi Giorgio Pisidia, éd. L. TARTAGLIA, Turin, 1998. Photius, Encyclique aux patriarches d’Orient, P.G., 102, 721 A-742 C. Nicétas Eugenianos, Drosilla et Chariclès, in F. CONCA, Il romanzo bizantino del XII secolo, Turin, 1994. Eustathe Makrembolitès, Hysminè et Hysminias, éd. M. MARCOVICH, Eustathius Macrembolites, de Hysmines et Hysminiae amoribus libri XI, Münich-Leipzig, 2001.
Ibid., p. 135.
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Constantin Manasses, Aristandre et Callithée : • in F. CONCA, Il romanzo bizantino del XII secolo, Turin, 1994. O. MAZAL, « Der Roman des Konstantinos Manasses. Überlieferung, Rekonstruktion, Textausgabe der Fragmente », Wiener Byzantinische Studien, 4, 1967. Théodore Prodrome, Rhodanthè et Dosiclès, éd. M. MARCOVICH, Theodori Prodromi, de Rhodantes et Dosiclis libri IX, LeipzigStuttgart, 1992. Théodore Prodrome, Schédè tou muos, in F. MEUNIER, Théodore Prodrome. Crime et châtiment chez les souris, L’Harmattan, coll. Kubaba, Paris, 2016, p. 288-295. Callimaque et Chrysorrhoé (anonyme), Belles-Lettres, Paris, 1956. Études
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Georges Pisidès : F. MEUNIER, Théodore Prodrome. Crime et châtiment chez les souris, L’Harmattan, Paris, 2016, p. 247-278. Photius : Abbé JAGER, Histoire de Photius, patriarche de Constantinople, Louvain, 1845. Schédè tou muos : F. MEUNIER, Théodore Prodrome. Crime et châtiment chez les souris, L’Harmattan, Paris, 2016, p. 287-370. Romans byzantins période Comnène : • F. MEUNIER, Roman et société à Byzance au XIIe siècle, P.U. du Septentrion, Lille-Villeneuve d’Asq, 1998. • F. MEUNIER, « Polythéisme et christianisme dans le roman byzantin du XIIe siècle », in Les hommes et les dieux dans l’ancien roman, Actes du colloque de Tours, CESR, 22-24 Oct. 2009, éd. B. POUDERON, Lyon, 2012, p. 305-326. Romans byzantins période Comnène et Paléologue : F. MEUNIER, « Le roman byzantin : un pré-texte pour Amadis de Gaule ? », Erytheia, 32, 2011, p. 187-215.
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Le Liber monstrorum et la tératologie médiévale Avery COLOBERT (Agrégé de lettres classiques)
Généalogie conceptuelle Pour entendre ce qu'était au Moyen Âge un monstre, dans les écrits latins de tératologie, nous devons dresser la généalogie de ce concept depuis les Anciens. Contrairement à l'étymologie populaire qui voudrait que monstrum soit lié à monstrare, au sens qu'un monstre est ce qu'il faudrait montrer du doigt, monstrum vient en réalité de monestrum, comme l'explique le grammairien Pompeius Festus712, qui est issu du verbe moneo713, signifiant « faire songer, donner un avertissement, éclairer, instruire ». Le monstre est donc avant tout un signe, dont les irrégularités naturelles traduisent aux yeux des Romains un avertissement des dieux. C'est justement dans l'idée qu'un monstre est un signe que Cicéron emploie l'expression monstra narrare, à savoir « raconter les prodiges »714. Si le monstre est un signe, c'est parce qu'il est la manifestation d'un message divin, et qu'il a la vocation d'annoncer quelque chose. Les monstres surgissent en général pour signifier la décadence d'une époque, en tant qu'avertissement divin. Il s'agit d'une matérialisation de la décadence, comme bouleversement de l'ordre moral. On retrouve la mention de monstres à de nombreuses reprises chez les historiens, comme lorsque Néron est sur le point de perdre le pouvoir et de mourir, et se trouve confronté à de monstrueuses apparitions : asturconem, quo maxime laetabatur, posteriore corporis parte in simiae speciem transfiguratum ac tantum capite integro hinnitus edere canoros (« Son cheval asturien, qu'il idolâtrait, lui apparut transformé en singe, à l'exception de la tête, et poussant des hennissements harmonieux »)715, ou lorsque chez Tite-Live apparaissent partout en Italie des monstres à cause d'actes sacrilèges716. Le monstre exprime en outre la tare morale survenue dans une maison, une famille. Il s'agit du résultat physique d'un vice, de la retranscription dans 712
FEST., De uerborum significatu 138. M. BREAL et A. BAILLY, Dictionnaire étymologique latin, Paris, Hachette, 1885, p. 199. 714 CICERON, Tusc. 4. 54. 715 SUETONE, Vie de Néron 46. 2. 716 TITE-LIVE, Ab Urbe condita 31. 12. « On annonçait aussi la naissance de plusieurs monstres en différents endroits : dans la Sabine, c'était un enfant d'un sexe douteux, homme et femme tout à la fois ; on y avait aussi trouvé un autre hermaphrodite âgé de seize ans ; à Frosinone, c'était un agneau avec une tête de porc ; à Sinuessa, un porc avec une tête d'homme ; en Lucanie, dans un champ qui appartenait à l'État, un poulain à cinq pattes. » 713
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l'ordre naturel, et spécifiquement le règne animal, d'un dérèglement politicoreligieux. Le monstre est comparable à un signe à valeur prospective, qui permet d'annoncer l'avenir, s’inscrivant en cela dans le système sémiologique plus large des stoïciens. Voilà pourquoi Sénèque écrit : alia ratione fatorum series explicatur indicia uenturi ubique praemittens, ex quibus quaedam nobis familiaria, quaedam ignota sunt. Quicquid fit, alicuius rei futurae signum est. Fortuita et sine ratione uaga diuinationem non recipiunt ; cuius rei ordo est, etiam praedictio est717. « Le destin se déroule d'une tout autre manière : il envoie d'avance et partout des indices précurseurs, dont les uns nous sont familiers, les autres, inconnus. Tout événement devient le pronostic d'un autre ; les choses fortuites seules et qui s'opèrent en dehors de toute règle ne donnent point prise à la divination. Ce qui procède d'un certain ordre peut dès lors se prédire. »
L'étymologie de prodigium (signifiant « prodige, monstruosité ») converge d'autant plus vers cette idée. Ce terme vient soit de prodigo (qui a donné « prodigue » en français), dans le sens de « ce qui doit être écarté » (prod + ago)718, ou encore « ce qui dépasse la mesure », soit de prodicium, le signe prophétique, venant de prodico (« annoncer par anticipation », ou « parler pour les dieux »). De même, le mot portentum, qui désigne un présage, un signe miraculeux, ou une monstruosité, un monstre, est construit sur le participe passé de portendo, qui signifie aussi « présager » et « prédire ». Ces étymologies corroborent la vision stoïcienne de la monstruosité, et l'explicitent même. Cicéron, dans son De diuinatione fait du monstre, du prodige, un signe précurseur. Puisque le monstre constitue une anomalie dans l'ordre naturel, il faut que cette bizarrerie ait des répercussions dans la réalité, en ce que le monstre n'est pas tant une rupture, qu'un corps auquel doit correspondre un autre événement, eu égard à la cohérence intrinsèque dans la cosmologie stoïcienne. Nous touchons du doigt le système dans lequel s'inscrit le phénomène monstrueux chez les Romains. Pour les Stoïciens, toutes les parties du monde sont soumises et irriguées par un pneuma, à savoir un souffle d'air et de feu, premier principe de l'univers, et cause synectique et matérielle des correspondances entre le signe et
717 718
SENEQUE, Questions naturelles II. 32. M. BREAL et A. BAILLY, op. cit., p. 5-6.
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l'événement signalé, qui impose une logique cohérente à l'univers719. C'est ainsi que Posidonios a développé le concept de « sympathie », une sorte d'attraction qui permet une force cosmique unificatrice720. Cicéron traduit cette « sympathie » par le concept de contagio, l'influence par contact, qui permet la relation à distance d'objets radicalement différents ; il y a une logique universelle qui va du caillou, de tel animal, jusqu'aux astres, en sorte qu'il existe une interdépendance entre tous les éléments du cosmos, une idée de cohérence immanente en toutes les parties du monde. Le monstrum, avant que d'être effrayant, disgracieux, ou funeste, procède d'abord d'une métaphysique qui ne souffre pas de rupture dans l'harmonie cosmologique, mais cherche à établir sa solidité irréfragable. Ainsi, Cicéron écrit : Nam non placet Stoicis singulis iecorum fissis aut auium cantibus interesse deum ; neque enim decorum est nec dis dignum nec fieri ullo pacto potest ; sed ita a principio inchoatum esse mundum ut certis rebus certa signa praecurrerent, alia in extis, alia in auibus, alia in fulgoribus, alia in ostentis721. « Pour les Stoïciens, Dieu ne s'occupe pas de chaque fissure de foie et de chaque chant d'oiseau (ce ne serait ni convenable, ni digne des dieux, ni d'aucune manière possible), mais ils pensent que, dès l'origine, le monde a été organisé de manière que certains signes soient avant-coureurs de certains événements, ces signes apparaissant les uns dans les oiseaux, les autres dans les foudres, dans les prodiges ».
De ce fait, tel phénomène astronomique – par exemple – se traduit par tel événement, ou tel comportement chez un homme. Donc une bizarrerie, un prodige qui sort de l'ordinaire, exprime un vice, une catastrophe. Le monstrum cristallise donc la volonté de déceler une cohérence absolue dans le monde, malgré l'apparente rupture de l'ordre naturel qu'il semble dénoter, dans le modèle épistémologique des stoïciens. Un tel système justifie pleinement l'apparition de monstra. Cela permet d'expliquer comment les penseurs chrétiens ont envisagé par la suite la monstruosité, car la conception stoïcienne contient en germe les principes qui ont présidé à la tératologie médiévale chrétienne. Cette vision du monstre chez les Stoïciens ressemble beaucoup aux écrits 719 A. A. LONG, D. N. SEDLEY, trad. fr. J. BRUNSCHWIG, P. PELLEGRIN, Les Philosophes hellénistiques, Paris, Flammarion, 2001, 3 vol., t. II, n° 47 et commentaire, p. 264-285. 720 Voir K. REINHARDT, Kosmos und Sympathie, neue Untersuchungen über Poseidonios, Munich, Beck, 1926, p. 327-328. 721 CIC., De diu. I. 118.
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des penseurs chrétiens, chez qui l'on trouve de nombreux échos. Les naturalistes du Moyen Âge, les auteurs de bestiaires, de listes de monstres, ont opéré une sorte de syncrétisme entre la conception stoïcienne et le christianisme. Ainsi, déjà pour saint Augustin, le monstre n'est pas non plus une anomalie de la nature, une rupture de l'harmonie universelle, puisque Dieu a créé tout l'univers : omnipotentem Deum posse omnia facere quae uoluerit, siue uindicando siue praestando722 (« Dieu tout-puissant peut faire tout ce qu'il souhaite, soit par vengeance, soit par aide »). Augustin définit ainsi la monstruosité et les prodiges : Portentum ergo fit, non contra naturam, sed contra quam est nota natura723 (« le prodige n'advient donc pas contre la nature, mais contre la nature telle qu'elle nous est connue »). Il ne peut donc y avoir à proprement parler d'injustices naturelles, la monstruosité n'est en rien un mal en soi, et les démons ne peuvent œuvrer que dans le champ d'action que leur accorde Dieu. La monstruosité chez Augustin est avant tout, dans une perspective de justification théologique, le signe de l'omnipotence de Dieu ; le fait qu'il puisse à sa guise créer des êtres tout à fait différents de ce qui est habituel724, sans que l'on puisse le taxer d'erreur, ou lui imputer un quelconque « vice de fabrication », ce qui légitime l'existence des êtres monstrueux725. Pour les physiologues (ou naturalistes) chrétiens, Dieu a créé le monde par son Verbe726. Or puisque le Verbe de Dieu n'est que vérité, la création doit traduire une vérité morale, à cause de la cohérence voulue par Dieu dans le monde. Tous les éléments de la création étant solidaires les uns avec les autres, et le Verbe divin étant à leur origine, ils expriment une vérité morale. Le Physiologus, texte du IIe ou IVe siècle727 qui eut une postérité considérable au Moyen Âge, aborde précisément cette question, en cherchant derrière les natures particulières de certains animaux, qu'ils soient normaux ou monstrueux, authentiques ou fantastiques, la signification spirituelle qu'ils portent en eux728. Puisque « l’événement naturel n’est pas là pour prouver (demonstrare) le fait spirituel, [...] mais bien pour le symboliser (significare) »729. Le but d'un tel ouvrage est de « permettre au chrétien de déchiffrer le monde à travers un réseau d'équivalents 722
AUGUSTIN, De ciu. Dei XVIII. 18. AUGUSTIN, ibid. XXI. 8. 2. 724 Liber monstrorum, éd. et trad. F. PORSIA, Bari, Dedalo Libri, 1976, p. 30. 725 AUGUSTIN, De ciu. Dei XVI. 8. 726 In principio erat Verbum et Verbum erat apud Deum et Deus erat Verbum hoc erat in principio apud Deum omnia per ipsum facta sunt et sine ipso factum est nihil quod factum est, SAINT JEAN, Évangile I. v. 1-3. 727 A. ZUCKER, Physiologos. Le bestiaire des bestiaires : Texte traduit du grec, introduit et commenté par Arnaud Zucker, Grenoble, J. MILLON, coll. Atopia, 2004, p. 12. 728 A. VERMEILLE, Physiologus. De l’Orient à l’Occident. Un patchwork multiculturel au service de l’Écriture, Neuchâtel, Université de Neuchâtel, 2006. 729 Ibid., p. 76. 723
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symboliques »730. Il s'agit, toutes choses égales par ailleurs, de l'équivalent chrétien de l'art augural chez les Romains. En fait, cette conception s'apparente elle-même à l'exercice de l'exégèse biblique, qui depuis Philon d'Alexandrie, et ensuite chez tous les docteurs et pères de l'Église, a incorporé l'interprétation allégorique. Corrélativement cette lecture allégorique est plaquée sur le réel même731. Dans les bestiaires médiévaux, les animaux prennent ainsi la valeur d'un principe moral, selon un système qui ressemble à une espèce d'exégèse naturaliste, à une interprétation symbolique de la création. Mais pour ce qui est des monstres, deux attitudes s'opposent. Dans le premier cas : on considère que la monstruosité, que le caractère effrayant de tel animal traduit allégoriquement un vice, un principe démoniaque (ou pour ce qui est de la difformité d'un être humain, que cela traduit la marque d'un grave péché). Cette conception tente de conférer une logique divine à ce qui paraît de prime abord contre-nature, et donc explique les anomalies, et justifie la création de Dieu. Ce principe herméneutique équivaut au postulat exégétique voulant que la Bible ne puisse se contredire, et qu'il faille trouver une explication aux contradictions apparentes des textes. La lecture allégorique permet un degré d'interprétation qui dépasse les problématiques littérales732. Il semble qu'il existe une parenté entre la méthode d'interprétation scripturaire et la lecture symbolique des phénomènes naturels. Les physici (naturalistes) expliquent donc de cette façon la création, même dans les récits imaginaires et merveilleux. Par exemple, certaines caractéristiques animalières prennent une valeur symbolique. La licorne qui se laisse apprivoiser dans le giron d'une vierge devient le parangon de l'Incarnation, le phénix qui renaît de ses cendres trois jours après s'être consumé par le feu est le symbole de la résurrection christique. Les cornes prennent une valeur diabolique chez certains animaux, d'où l'interprétation des cérastes (serpents à cornes de bélier), comme des démons, ainsi que l'écrit saint Jérôme733 :
730
J. VOISENET, Bestiaire chrétien : l'imagerie animale des auteurs du Haut Moyen Age, VeXIe s., Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1994, p. 112. 731 La lecture allégorique du réel est d'ailleurs explicitement décrite dans le Psaume 18, v. 25 : Caeli enarrant gloriam Dei, et opera manuum ejus annuntiat firmamentum. / Dies diei eructat uerbum, et nox nocti indicat scientiam. / Non sunt loquelae, neque sermones, quorum non audiantur uoces eorum. / In omnem terram exiuit sonus eorum, et in fines orbis terrae uerba eorum. (« Les cieux proclament la gloire de Dieu, le firmament raconte l'ouvrage de ses mains. / Le jour au jour en livre le récit et la nuit à la nuit en donne connaissance. / Pas de paroles dans ce récit, pas de voix qui s'entende ; / mais sur toute la terre en paraît le message et la nouvelle, aux limites du monde. ») 732 ORIGENE, De principiis IV, 11. 733 JEROME, De Benedictionibus Jacob patriarchae, PL XXIII, 1314 C.
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Qui non solum coluber, sed etiam cerastes uocatur. Κέρατα enim Graece cornua dicuntur. Serpens ergo ille cornutus esse perhibetur, per quem digne Antichristus asseritur, quia contra uitam fidelium cum morsu pestiferae praedicationis armabitur etiam cornibus potestatis. Quis autem nesciat semitam angustiorem esse quam uiam ? « Car il n’est pas seulement appelé coluber, mais cerastes. Κέρατα signifie en effet cornes en grec. Donc ce serpent est nommé cornu, et en cela il désigne l’Antéchrist, qui pour s’attaquer à la vie des fidèles est armé non seulement de la morsure empoisonnée de la prédication, mais aussi des cornes du pouvoir. Qui ignore, de plus, que le sentier est plus étroit que le chemin ? »
Ou bien, seconde possibilité : les chrétiens estiment que les récits antiques qui décrivent les monstres mentent. C’est-à-dire que les auteurs antiques parlant de ces monstres, en tant qu'ils contredisent les récits bibliques et ne se concentrent que sur la production poétique, nécessairement fictive, sont fallacieux, et qu'ils ne visent nullement une morale tropologique. Ce sont là les résurgences d'une conception platonicienne ; Platon a beau interpréter les mythes sous le mode allégorique, il n'en condamne pas moins les poètes qui narrent des mythes dénués de valeur morale. Ce n'est pas tant que les poètes ou artistes racontent n'importe quoi, c'est qu'ils sont en deçà, aux yeux de certains penseurs médiévaux, de la vérité biblique, et qu'ils ne recherchent pas à conférer une valeur morale à leur propos. Les monstres ne sont pas tant une contradiction de la création que des mythes vides de sens. Et c'est dans cette veine-là que s'inscrit le Liber monstrorum, qui dévoile le tissu mensonger des sources. Même si l'auteur reconnaît une valeur historique à certains monstres, ce sont les sources des poètes qu'il condamne, puisqu'elles ne se prêtent à aucune herméneutique morale. C'est dans cette optique platonicienne que se place le Liber monstrorum, notamment dans un passage où il est question de bêtes de la mer Tyrrhénienne, moitié fauves dans le haut du corps, moitié poissons pour le bas, que l'auteur aurait vu représentés sur une fresque. C'est l’œuvre d'art en tant que pure poesis – donc mensongère – qu'il condamne. L'auteur s'attaque aussi à la mimésis des philosophes, des poètes, et des peintres, en ce que ceux-ci s'éloigneraient, dans leurs productions, purement et simplement du réel. Il y a un écart conséquent, de plusieurs degrés entre leurs représentations, et la vérité. Comme chez Platon734, il 734 PLATON, La République X, 598e-599a, dans Œuvres complètes, t. VII, éd. et trad. E. CHAMBRY, Paris, Les Belles Lettres, coll. C.U.F., 1934, p. 190.
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s'agit de voir « si ces personnes ne se sont pas laissé tromper par cette espèce d’imitateurs ; si elles n’ont pas oublié de remarquer, en voyant leurs productions, qu’elles sont éloignées de trois degrés de la réalité, et que sans connaître la vérité, il est aisé de réussir dans ces sortes d’ouvrages, véritables fantômes, où il n’y a rien de réel ». L'acte même des philosophes et des poètes s'affranchit nécessairement, selon cette conception, de la vérité. Et la transmission de leurs œuvres, à travers les siècles et les mers, a renforcé cette altération, par le biais de ces « propos dorés ». Les anomalies et les bizarreries de la nature ont ainsi été exacerbées, déformées dans le temps et l'espace. Cependant, le Liber monstrorum s’attelle surtout à la critique des productions en tant que telles des Anciens. L'auteur cherche à mettre en évidence ces mensonges, à extraire son lecteur de l'illusion où il se trouve, pour le détromper sur la véracité qu'il accorde aux écrits des païens, puisque ces monstres « grâce à l'influence de nombreux écrits, ont presque partout miroité aux yeux de l'humanité, jouissant d'une splendeur analogue à celle d'un astre culminant »735. C'est précisément au charme illusoire de la littérature et des arts qu'il s'attaque, à la vacuité des représentations artificielles et enchanteresses, « que les poètes et les philosophes dépeignent sans fondement dans leurs écrits, par des propos couverts de dorures »736. Il ne se contente pas de questionner la mimésis dans sa forme – qui conduit fatalement à l'élaboration de fantasmagories étrangères à toute réalité – mais critique l'intentio auctoris chez les Anciens. Ainsi que l'écrit l'auteur, « les captieuses fables des poètes se forgent exprès bon nombre de choses qui n'arrivent pas »737. Le caractère falsifiant de la littérature est attaqué. La monstruosité et les merveilles accumulées dans le Liber monstrorum sont le fruit de cette menteuse entreprise artistique, car « ce sont les écrits des philosophes et des poètes qui en sont à l'origine, et qui nourrissent les mensonges »738. L'auteur s'inscrit en cela dans une longue tradition chrétienne, méfiante de la production poétique ; ainsi saint Jérôme avertit Damase Ne legas philosophos, oratores, poetas, ne in eorum lectiones requiescas (« Garde-toi de lire les philosophes, les orateurs, les poètes, et de te reposer en leurs lectures »), et plus loin, qualifie même les œuvres des auteurs anciens de démoniaques : daemonum cibus est carmina paetarum, saecularis sapienta, rhetoricorum pompa uerborum739 (« c'est la nourriture
735
Liber monstrorum, Prologus, dorénavant, nous utiliserons l'abréviation Lm. pour désigner l'œuvre. 736 Ibid. 2. Prologus. 737 Ibid. 3. 24. 738 Ibid. Prologus. 739 JEROME, Lettres XXI, éd. et trad. de J. LABOURT, Paris, Les Belles Lettres, coll. CUF, t. I, 1949.
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des démons que les chants des poètes, la sagesse des anciens, l'emphase de leurs figures de rhétorique »). La tératologie recouvre donc une part essentielle de fiction artistique, d'invention, qu'elle soit littéraire ou picturale, et c'est cette constituante fallacieuse que fustige le Liber monstrorum. Les histoires merveilleuses dont il est question « n'en ont pas moins été inventées »740. Cela prolonge la critique platonicienne des œuvres des poètes et artistes741, qui donnent une vision erronée de la réalité, et sont par conséquent immorales à cause de ce travestissement volontaire, suivant très exactement les considérations de Platon742, qui condamne « les poètes Homère et Hésiode qui ont donné des dieux des représentations immorales et inacceptables. Il les proscrit de l’éducation des futurs gardes de la cité et donne aux gouvernants le droit de censurer les œuvres des poètes »743. Pour résumer, les physiologues médiévaux s'opposent ainsi ; d'un côté ceux qui reconnaissent une valeur aux écrits des Anciens, et dans un syncrétisme philosophico-religieux, christianisent leurs récits sur les monstres en y injectant une valeur morale, qui puisse permettre une lecture allégorique de ces monstres. Et de l'autre, ceux qui s'intéressent à la tératologie fantastique, et considèrent purement et simplement que Lucain, Lucrèce, Homère, Virgile, n'ont pas eu accès à la vérité biblique, et que leurs écrits ne sont que purs mensonges, quand bien même on ne saurait vérifier ou non l'existence de ces monstres.
Les sources Le Liber monstrorum est un recueil tératologique, une liste mythographique formant un catalogue non exhaustif – sans qu'il y ait un agencement particulier en cette liste – de ce qui est de nature prodigieuse, motivé par la volonté critique de divulguer la nature mensongère, et parfois authentique, des définitions des monstres dont il est question. L'œuvre fut écrite probablement au milieu du VIIIe siècle, dans un cadre anglo-saxon, potentiellement proche du monachisme, et l'on attribue sa paternité à Aldhelm de Malmesbury (abbé mort en 709). L'œuvre est divisée en trois parties : d'abord au livre I (le De monstris), le Liber monstrorum traite des monstres qui ont quelques caractéristiques humaines, puis il est question des bêtes monstrueuses (le De beluis), et enfin des reptiles et des serpents (le De serpentibus). 740
Lm. Prologus. PLATON, Apologie de Socrate 22a-22c. 742 PLATON, Rep. X. 377d-398a. 743 M. GUICHETEAU, « L'art et l'illusion chez Platon », Revue Philosophique de Louvain, n° 42, 1956, p. 219-227. 741
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Les sources de ces descriptions sont très variées. Les auteurs de bestiaires semblent influencés par le Physiologus744, œuvre qui, au Moyen Âge, fut la base incontestée de la science zoologique allégorisante, à laquelle le Liber monstrorum s'oppose. L'auteur puise en outre dans des thèmes exotiques tels que le De rebus in Oriente mirabilibus745, l'Epistula Alexandri ad Aristotelem magistrum suum746 ; ces sources relèvent de la catégorie générique des paradoxographoi, qui traitent des voyages où l'on rencontre des êtres étranges et merveilleux. Mais la principale matière provient de la littérature classique, de Virgile, Lucain, Servius, Augustin, Jérôme, Isidore, des historiens tels Valère Maxime ou Quinte-Curce et Orose (ces deux derniers ayant contribué à la légende d'Alexandre le Grand), ou des naturalistes comme Pline l'Ancien. L'auteur s'inspire donc à la fois de l'héritage classique païen, et chrétien. Andy Orchard propose de diviser les sources principales de l'œuvre en trois groupes souches747 : 1 – La prose chrétienne, particulièrement illustrée par le De ciuitate Dei d'Augustin et les Étymologies d'Isidore de Séville. 2 – La prose païenne, principalement issue de textes narrant les exploits d'Alexandre le Grand. 3 – La matière virgilienne, qu'elle vienne de l'Énéide, des Géorgiques, des Bucoliques, ou des commentaires de Servius. La richesse de ces sources fait de l'œuvre un véritable patchwork littéraire, une sorte de centon collectant un peu partout des monstres, sans que l'on comprenne précisément la cohérence de cet assemblage dans le discours tératologique. Cette prolifération référentielle et leur rapiècement tend à élargir le spectre de la monstruosité, de telle sorte que l'œuvre paraît brasser de manière exhaustive les histoires sur les monstres. Cette recherche érudite tend à opérer une forme de syncrétisme épistémologique de la monstruosité, en unifiant les mythes, la poésie, les écrits historiques et scientifiques, et la prose théologique.
744
Physiologus Bernensis. Voll-Faksimile-Ausgabe des Codex Bongarsianus 318 der Burgerbibliothek Bern, éd. et comm. Chr. VON STEIGER et O. HOMBURGER, Bâle, AlkuinVerlag, 1964. 745 De rebus in Oriente mirabilibus, dans E. FARAL, « Une source latine de l'Histoire d'Alexandre. La Lettre sur les Merveilles de l'Inde », Romania, 43, 1954, p. 353-356. 746 Epistola Alexandri ad Aristotelem ad codicum fidem edita et commentario critico edita, éd. W. W. DE BOER, La Haye, Excelsior, 1953. 747 A. ORCHARD , Pride and prodigies : Studies in the Monsters of the Beowulf-Manuscript, Cambridge, D. S. Brewer, 1995, p. 94.
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Généalogie littéraire Mais la généalogie des monstres suit une évolution principalement littéraire, de sorte que l'hybridation, l'excroissance monstrueuse est d'abord une altération des sources et une métamorphose textuelle. Ainsi l'écriture tératologique est indissociable de phénomènes purement littéraires ; les monstres dans les œuvres sont avant tout le fruit de plusieurs processus stylistiques, dans l'écriture, et la transmission des sources. Paradoxalement le Liber monstrorum, en voulant dénoncer les mensonges des Anciens, monstrifie ; l'œuvre adopte des procédés littéraires qui favorisent l'apparition de monstres, et contribuent à les créer sans le vouloir. La plus ancienne source d'erreur, qui transforme les animaux en monstres dans la littérature, est sans doute l'usage de la comparaison par les naturalistes. Par exemple, en voulant rendre compte de l'aspect de bêtes inconnues, les naturalistes emploient des comparaisons comme « tel animal a la vitesse du lion, l'appétit de l'éléphant, et l'ouïe d'un âne », ce qui finit par donner dans la transmission textuelle un animal à patte de lion, à la taille d'un éléphant, et aux oreilles d'âne. Du point de vue de la philosophie de la perception, Lucrèce, déjà, explique ces constructions monstrueuses comme la réunion de simulacres qui se superposent et se réunissent, donnant lieu dans notre esprit à des êtres qui n'existent pas, comme Scylla, les Centaures748. Voici comment il décrit le processus de telles créations idéales :
Omnigenus quoniam passim simulacra feruntur, partim sponte sua quae fiunt aere in ipso, partim quae uariis ab rebus cumque recedunt, et quae confiunt ex horum facta figuris749. « En effet, des simulacres de toute sorte sont emportés dans l'espace, les uns engendrés spontanément dans l'air même, d'autres échappés des différents objets, d'autres enfin formés de la réunion des diverses images. »
Une telle réunion de simulacres est permise par la ténuité de ces images (quae facile inter se iuguntur in auris, obuia cum ueniunt, ut aranea bratteaque auri750, « qui dans les airs n'ont pas de peine, en se rencontrant, à se souder les uns aux autres, comme des toiles d'araignées ou des feuilles 748
LUCRECE, De rerum natura IV. 721-748. Ibid. 735-738. 750 Ibid. 726-727. 749
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d'or »), à l'origine de la création de ces idées fabuleuses. Et tous ces assemblages morphologiques proviennent de là (Cetera de genere hoc eadem ratione creantur751, « toute autre idée semblable a la même origine »). Mutatis mutandis, en termes littéraires, la principale et la plus ancienne fabrication d'un monstre résulte de ces synecdoques comparatives. Dans le Liber monstrorum, on en trouve de nombreux exemples. Certaines bêtes « portent au sommet de leurs têtes des os dentelés à la manière de glaives »752 (in suis uerticibus ossa serrata uelut gladios gestant), les Conopènes ont des têtes canines sous lesquelles « pend une crinière de cheval le long de l'encolure »753 (quibus sub caninis capitibus equina dependet per ceruices iuba) ; il s'agit évidemment d'une comparaison qui induit une espèce de bimorphisme et une hybridité monstrueuse. Les hippopotames sont comparés « pour la largeur de leur gueule, à un van »754 (qui oris latitudine uanno comparantur), certaines bêtes « au milieu d'incroyables créatures surnaturelles ont des cornes de bœufs »755 (cum incredibilibus quibusdam prodigiis boum cornua habentes), d'autres ont de « longues cornes qui ont la forme d'une scie »756 (longuis cornibus, quae serrae figuram habent), et des reptiles « ont des cornes de béliers »757 (cornua habent arietina) ; notons dans ce dernier exemple que le véhicule de la comparaison est un simple adjectif qui établit une nature duelle chez cet animal. L'œuvre mentionne un reptile dont la « tête est comme le bec d'une tourterelle »758 (est caput eius sicut turturis rostrum). Le discours tératologique et naturaliste s'articule autour de l'analogie qui permet de rendre compte de réalités étrangères au paradigme des auteurs. Il y a une nécessité de comparer les êtres merveilleux à ce qui est plus directement cognoscible. D'où des comparaisons et des analogies entre des rapports et des modes de vie, comme c'est le cas pour la salamandre dont « on affirme qu'elle peut vivre au milieu des feux, ainsi que les poissons dans l'eau »759, pour le reptile « qui avait repoussé tous les traits de ses écailles, telle la carapace courbée des boucliers »760, ou pour celui au sujet duquel « ceux qui ont vu la tanière où il se cachait, affirmaient qu'un bœuf aurait pu y rentrer »761. C'est dans l'analogie que surgit le caractère monstrueux. En ce sens, les précisions analogiques, telle celle sur le « venin 751
Ibid. 744. Lm. 2.12. 753 Ibid. 2.13. 754 Ibid. 2.17. 755 Ibid. 2.3. 756 Ibid. 2.24. 757 Ibid. 3.6. 758 Ibid. 3.22. 759 Ibid. 3.14. 760 Ibid. 3.9. 761 Ibid. 3.12. 752
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digne du Tartare » de l'hydre762, sont à l'origine de la formation de monstres. L'auteur décrit de ainsi la vipère : Vipera autem eo quod ui pariat ita nuncupatur. de qua scribunt physici quod ignota genus quaedam humanae formae simillimum usque ad umbilicum habeat et semen ore concipiat et fracto latere moriens pariat. « La vipère est ainsi nommée de ce qu'elle met bas par violence (ui parit)763. Les naturalistes écrivent qu'il en existe une inconnue, qui a un type comparable à la morphologie humaine jusqu'au nombril764, qu'elle reçoit la semence par la gueule, et meurt lors de la mise bas par la rupture de son flanc. »765
Or nous voyons que la comparaison de la vipère avec l'espèce humaine, du fait qu'elle est vivipare et non ovipare, conduit à l'assimilation entre la vipère et l'homme, et qu'elle finit par incorporer les caractéristiques morphologiques de l'être humain. En conséquence, la simple habitude d'écriture qui cherche à raccrocher une caractéristique physique à une morphologie plus connue, conduit à créer des êtres composites. La comparaison devient de ce fait le vecteur de la monstruosité en ce qu'elle établit un croisement entre plusieurs animaux. La deuxième façon de fabriquer des monstres selon des mécanismes littéraires est sans doute l'usage d'une métaphore littéralisée ou de l'allégorie. Il est difficile de savoir si ce mécanisme préside à proprement parler à la création de monstres, ou s'il s'agit d'une impression rétrospective, par laquelle une relecture rationaliste de la description des monstres se forgerait de toute pièce les soubassements réalistes de récits fantastiques ; est-ce une herméneutique qui recherche l'origine véritable des monstres, par décryptage des structures mythologiques, ou une révision non moins fantaisiste des mythes766 ? Il est évidemment difficile de trancher ; mais cette méthode permet de concevoir un processus que l'on retrouve aussi à l'œuvre dans le Liber monstrorum ; la métamorphose d'une donnée réelle en métaphore monstrueuse. Plus concrètement, dans l'Antiquité, Paléphatos de Samos dans ses Histoires incroyables cherchait à établir le fond de vérité derrière les mythes ; dans une optique de démystification et de reconstruction 762
Ibid. 3.1. Considération étymologique héritée de ISID. Orig. XII. IV. 10. 764 Cette hybridité humaine et serpentine se retrouve dans le Physiologus, éd. cit., ch. 8, comme en témoigne la référence aux physici. Néanmoins, le Physiologus mentionne que la vipère a le bas de son corps comparable aux membres du crocodile. 765 Lm. 3. 18. 766 Voir P. VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l'imagination constituante, Paris, Seuil, 1983. 763
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rationnelle, il évoque par exemple l'Hydre de Lerne767, qui aurait été une citadelle fortifiée, gardée par cinquante archers ; or lorsque l'un d'eux tombait, deux autres prenaient sa place. D'où s'en est suivi le mythe du serpent de Lerne aux multiples régénérations céphaliques. De même Servius explique que la Chimère n'était en réalité qu'un volcan, encore en ignition ; au sommet il y avait des lions, au milieu de nombreux troupeaux de chèvres, et au pied une myriade de serpents, ce qui aurait donné lieu à la monstrueuse bête à la triple morphologie qui crache du feu768. Il s'agit d'un mode d'explication érudite qui est peut-être aussi fantaisiste que le monstre luimême. Il n'en demeure pas moins qu'un tel système explicatif permet de dégager des constantes dans la création de monstres. C'est par ce mécanisme que le Styx devient dans le Liber monstrorum un monstrueux serpent aux Enfers. L'auteur écrit en effet : Et atram apud inferos Stygem rumoroso sermone gentes, anguem totius mundi maximum, describunt, quae nouem uicibus, ut fingunt, per Stygiam paludem Tartara ululantium animarum atris ingens orbibus modo lacrimabili cingit. Et ita uipereo muro Styx ipsa et palus putridae undae, quam nullus audet terribilem adtingere metam, animas, ut putant, rugientes in aeternis fletibus cludunt769. « Les nations aux propos rumoreux décrivent le noir Styx aux Enfers comme le plus grand serpent du monde entier, qui en neuf circonvolutions, d'après ce qu'ils imaginent, à travers le marais stygien, ceint démesurément de ses noirs anneaux le Tartare aux âmes vociférantes, d'une pitoyable manière. Et ainsi le Styx même au vipérin rempart ainsi que le marais au fétide flot, dont nul n'ose accoster les terribles bords, cloîtrent, d'après ce qu'ils croient, les âmes rugissantes dans l'éternelle désolation. »
Il semble que cette description serait issue d'une extrapolation des vers de Virgile, qui écrit et nouies Styx interfusa coercet (« et le Styx qui neuf fois les enferme dans ses plis »770) ; cette attitude serpentine du Styx avec ces neuf circonvolutions conduit à une description ophiologique du fleuve et à la création d'un monstre avec neuf anneaux, d'autant plus qu'une confusion de quelques vers, où il est d'abord question du Styx, puis de la 767
PALEPHATOS, Histoires incroyables XXXVIII. Cuius hodieque ardet cacumen iuxta quod sunt leones, media autem pars hujus pascua habet, quae capreis abundant ; ima uero montis serpentibus plena sunt. Hunc Bellerophontes habitabilem fecit, unde Chimaeram dicitur occidisse. SERVIUS, E. VI. 288. 769 Lm. 3. 13. 770 VERG., Georg. IV. 480. 768
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constellation du Serpentaire, provoque par ailleurs l'amalgame entre le Styx et un serpent : at illum sub pedibus Styx atra uidet Manesque profundi. maximus hic flexu sinuoso elabitur Anguis circum perque duas in morem fluminis Arctos771. « L'autre est sous nos pieds, vis-à-vis du Styx noir et des profondeurs où vont les Mânes. Ici l'immense Serpentaire monte et glisse en replis sinueux, passe, à la façon d'un fleuve, autour et au travers des deux Ourses. »
Le monstre naît ici d'une lecture littérale des sources poétiques, par le prisme de la métaphore. Cela nous amène à considérer les erreurs dans les textes transmis, et leur variabilité, qui au Moyen Âge rendent loisible l'évolution d'une information, et corrélativement la transformation en monstres, à la manière d'un téléphone arabe. Tout se passe comme si la transmission des textes suivait la même logique que les mutations propres à la théorie de l'évolution de Darwin. C'est la plus prolifique façon dont se sont fabriqués les monstres dans l'œuvre. Le Liber monstrorum fournit mille exemples de ces modifications. La Chimère par exemple finit dans le Liber monstrorum par posséder trois têtes : eo quod tria capita ignem habuisset uomentia (« en raison de ce qu'elle possédait, dit-on, trois têtes qui crachaient du feu »772), ce qui provient d'une méprise de vers de Virgile qui mentionne le casque de Turnus : Cui triplici crinita iuba galea alta Chimaeram / sustinet, Aetnaeos efflantem faucibus ignis (« son haut casque, empanaché d'une triple crête, est surmonté d'une Chimère, dont la gueule crache du feu comme l'Etna »773). Ailleurs, l'auteur du Liber monstrorum parle des monstres qui ont poursuivi Cléopâtre avant son suicide, et mentionne les nubes latrantes774 (à savoir, les « nuages aboyant »). À nouveau, c'est la mauvaise lecture des Anciens qui est en cause, car les vers de Virgile mentionnaient latrator Anubis775, c’est-à-dire Anubis, le dieu de la mort, « aboyant », puisqu'il a une tête de chien ; par le simple mécanisme de l'aphérèse, nous voyons que nous aboutissons à la création d'un nouveau monstre, des nuages aboyant. À moins qu'il ne s'agisse, et c'est fort probable, d'une espèce de récréation ludique et parodique de la part de notre auteur,
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VERG., Georg. I. 242-245. Lm. 2.11. 773 VERG., En. VII. 785-786. 774 Lm. 3. 23. 775 VERG., En. VIII. 698. 772
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qui s'amuserait à éprouver la culture classique de ses lecteurs, par distorsion textuelle. L'exemple paradigmatique de ces confusions intertextuelles est sans doute celui du Pardus (animal légendaire qui est censé engendrer, par croisement avec le lion, leo, un léopard, leopardus), où le mélange des sources conduit à la création d'un monstre : Pardus est fera rapax et toto corpore discolor, qui Alexandro et Macedonibus cum caeteris nocuerunt bestiis, paulo postquam Aornim petram expugnauit in India, a qua prius Hercules terrae motu fugatus reccessit. Et Indorum rex, quodam tempore, quia ibi maxime nascuntur, ad regem Romae Anastasium duos pardulos misit in camelo et elephanto quem Plautus poeta ludens lucabum nominauit776. « Le pard est un fauve prédateur, bariolé dans l'intégralité de son corps. Ce sont eux qui meurtrirent Alexandre et les Macédoniens, entre autres fauves, peu après qu'Alexandre eut pris le rocher d'Aornis en Inde, d'où Hercule fit auparavant marche arrière, mis en fuite par un tremblement de terre. Le roi des Indiens un jour – car les pards naissent surtout en Inde – envoya à l'empereur romain Anastase deux petits pards sur un chameau et un éléphant, que le poète Plaute, pour rire, nomma ‘lucabœuf’. »
Ce chapitre ne mobilise pas moins de quatre sources radicalement différentes : l'anecdote sur Alexandre vient de la lettre fictive d'Alexandre à Aristote, qui a beaucoup circulé au Moyen Âge777, celle sur le rocher d'Aornis, avec la précision herculéenne, est rapportée par Quinte-Curce778, la référence au cadeau du roi des Indiens à l'empereur byzantin Anastase Ier provient de Marcellinus Comes779, et le bon mot final est issu de la Casina de Plaute780. Outre ce patchwork référentiel, l'auteur commet une erreur sur la nature même de l'animal dont il est question, confondant les petits pards avec des girafes, puisqu'il y a ici un imbroglio entre le nom grec de la girafe, καμηλοπάρδαλις, et le pardus781. De la fusion bariolée des sources, l'on 776
Lm. 2.6. Ep. Alexandri, éd. cit., p. 15. 778 QUINTE-CURCE, Histoires VIII. 11. 22. 779 MARCELLINUS COMES, Chronicon, éd. Th. MOMMSEN, Chronica Minora, M.G.H., A.A. XI, Berlin, 1894, vol. 2, p. 94 : India Anastasio principi elephantum, quem Plautus poeta noster lucabum nomine dicit, duasque camelopardalas pro munere misit. 780 PLAUTE, Casina 737. 781 « Pour les Grecs, à partir de l'époque hellénistique où il commence à être question de la girafe, l'animal est nommé καμηλοπάρδαλις (fém.), chameau-léopard (ou plutôt chameauléoparde, chameau-panthère). Le mot se transmet au latin, généralement camelopardalis 777
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aboutit à la fusion des espèces, et le référent du pardus devient purement fictif, ou du moins, s'hybride. On comprend que le processus d'écriture tend à créer à la fois ici un monstre littéraire, à travers ce centon, et un monstre qui croiserait la girafe et le pard. Il est patent que l'écriture sur les monstres est elle-même à l'origine de la création de monstres et ce, par le fait-même d'écrire. La monstruosité serait indissociable de la littérature ; lieu où elle naît, où elle évolue, où elle mute sans cesse. La généalogie des monstres est davantage tributaire des logiques textuelles : c'est finalement la littérature qui est monstrifer, qui engendre les monstres ! Comme en biologie, où les phénotypes s'altèrent, où dans la longue chaîne de reproduction les espèces se développent en branches divergentes, de même les créatures littéraires, par les mécanismes intertextuels ou les figures de style, finissent par se greffer les unes aux autres, croître, se transformer, pour donner lieu – selon les auteurs qui sont comme les maillons d'une chaîne – à des monstres toujours particuliers, toujours en évolution. Le titre de notre œuvre en dit long : le Liber monstrorum. Les monstres ne sont jamais que complément du nom, ils sont bien subordonnés au Liber. Or c'est bien le livre, c'est bien la littérature et ses mécanismes textuels qui offrent les conditions de possibilité de l'émergence de la monstruosité. La tératologie est avant tout permise par l'exercice d'écriture, elle est essentiellement discours, puisque c'est au travers du texte que peut croître un monstre. La littérature qui croise les sources, qui superpose les hypotextes, qui parodie, imite, ou déforme, n'est-elle pas le lieu de prédilection pour qu'une créature s'hybride, se défigure, et poursuive son processus de spéciation ?
Bibliographie Sources
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Monstrum chez saint Thomas d’Aquin Fr. Édouard DIVRY o. p. Docteur en théologie Absent de l’encyclopédie Catholicisme, du Dictionnaire de théologie catholique, du Dictionnaire critique de théologie (Lacoste), ‘monstre’ ne constitue pas une entrée dans la pensée théologique de l’Église. La réflexion sur l’existence de monstres parmi les hommes et la raison de celle-ci remonte cependant à l’antiquité chrétienne. Dans la Cité de Dieu (XVI, 8)782 saint Augustin s’interroge déjà sur les récits mythologiques qui ont recours à des monstres tels que les sciapodes indiqués parmi les mythes populaires de l’antiquité. Tout en se référant à des cas singuliers contemporains, attestés, des hommes ayant un doigt de trop aux mains ou aux pieds ou autre défaut comme l’hermaphrodisme, saint Augustin demeure prudent pour tout le reste : « nous ne sommes pas obligés de croire tout cela », c’est-à-dire l’existence des sciapodes, des êtres possédant une jambe unique terminée par un pied gigantesque : unijambiste le sciapode suit à la course les animaux les plus rapides alors que son pied lui sert de parasol pour se protéger du soleil au moment de repos ! L’évêque d’Hippone évoque aussi des races humaines affectées d’une particularité commune, tels les Pygmées, à propos desquelles il déclare pour finir : « Ainsi, pour conclure avec prudence et circonspection : ou ce que l’on raconte de ces nations est faux, ou ce ne sont pas des hommes, ou, si ce sont des hommes, ils viennent d’Adam. » La représentation marginale des monstres sur les chapiteaux ou dans les œuvres d’art médiévales, telles les enluminures, n’offre en cette confluence originale qu’une réconciliation imaginaire, accidentelle, entre monstre et loi naturelle où pointe une apologie en faveur de la toutepuissance divine inséparable de sa bonté et de sa sagesse : tout vient de Dieu, tout lui demeure soumis et contribue de manière bénéfique à ceux qui l’aiment (cf. Rm 8, 28)783. Les gargouilles des cathédrales, en forme de démons, ou des animaux monstrueux sculptés dans les chapiteaux servent ainsi à l’unité de l’ensemble selon un ordre supérieur où chacun sert le tout. 782
AUGUSTIN, La Cité de Dieu, « BA, n°36 », Paris, DDB, 1960, p. 206-213. Cf. Philippe CHARLIER, Les monstres humains dans l’Antiquité, analyse paléopathologique, Paris, Fayard, 2008. 783 Cf. AUGUSTIN, La Cité de Dieu, « BA, n°36 », p. 213 : « Pourquoi Dieu n’aurait-il pas voulu créer […] certaines races (gentes), de peur que nous ne croyions, en voyant naître un monstre parmi nous, que la sagesse qui a façonné la nature humaine a failli dans son œuvre comme un artiste maladroit ? »
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Autre chose le monstre représenté par l’art médiéval, autre chose, selon une forme complémentaire d’apologie, des restes gigantesques d’animaux cloués sur les murs d’édifices sacrés provoquant tout à la fois la peur et l’assurance du triomphe des saints qui les auraient combattus. La langue populaire a conservé la désignation métaphorique de monstre pour indiquer un délinquant moral qui dépasse les cas usuels des passions communes. Il n’est que de noter quelques ‘monstres’ du crime : Gilles de Rais, maréchal de France, avec ses cent quarante victimes ou plus, pendu en 1440 ; outre le légendaire André Désiré Landru (m. 1922), ainsi qu’Eugène Weidmann avec au moins six victimes à son palmarès qui fut le dernier guillotiné en place publique à Versailles en 1939. Récemment Mohamed Merah (m. 2012) a été qualifié de monstre par le président de la République, Nicolas Sarkozy, et par le ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé. Réciproquement devant une horreur artistique l’expression critique s’exclame : quel péché ! Ce va-et-vient entre l’imperfection vitale ou artistique et le défaut moral demeure constant dans l’histoire des différentes langues et cultures. L’intelligence relève une malformation constitutive ou une anomalie d’action analysées en leurs différentes facettes pour en tirer telle ou telle comparaison morale. En retour, la défection morale illustre l’œuvre ratée, technique, artistique ou naturelle. Quand apparaît un monstre naturel, il ne s’agit pas, dans le discernement chrétien habituel, de la conséquence d’un péché moral, mais d’une simple carence par déficience naturelle. Les paroles de l’Évangile de Jean ont contré en large part certains mythes ou croyances païennes, à propos des infirmités de naissance : « Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu » (Jn 9, 3). Tout ne s’explique donc pas ratione peccati (en raison du péché actuel)784. La foi et la charité chrétiennes ont fait appel à la raison pour rejeter progressivement les accusations aberrantes, populaires, contre les nains, les malformés et les infirmes. Bien que le monstre marin apparaisse croqué sur de nombreuses cartes maritimes du XVIe au début du XVIIIe siècle, la contestation issue de la Renaissance par sa soif d’une science exacte impliquant une lutte contre les mythes et les fables, et une exaltation de la nature parfaite, a fait rejeter le monstre, produit des arts, inscrit traditionnellement dans les monuments d’église, ainsi que les humains affectés de difformités et renvoyés en maisons spécialisées d’incurables et de fous785. 784
Dans certains cas, demeure le lien entre péché et mauvaises dispositions physiques (l’infirme de Bethesda) en Jn 5, 14 : « Après cela, Jésus le rencontre dans le Temple et lui dit : “Te voilà guéri ; ne pèche plus, de peur qu’il ne t’arrive pire encore.” ». 785 Cf. Gilbert LASCAUX, « art. Monstres (Esthétique) », Encyclopédie Universalis, tome 15, 1996, p. 711-714, [p. 714 2e col.]. L’A. note que dans la tradition byzantine le monstre ne représente pas toujours le mal (saint Christophe à tête de chien).
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C’est dans un climat où raison et foi vivent encore en harmonie, que les théologiens du Moyen Âge, marqués par l’apport renouvelé d’Aristote, dressent une analogie de proportionnalité qui entraîne, il convient de le noter comme pour toute proportion analogique, une limite de sens : l’analoguant essentiel (le naturel) n’est pas l’analogué moral (l’agir)786 : Natura – forma (= détermination) – bonitas specifica (bonté spécifique) Actus – objectum – bonitas specifica (bien conforme à la raison) Defectus in forma – malum in specie (espèce de mal) Defectus in objecto – malitia specifica (malice spécifique) Le défaut de forme est à l’objet naturel ce que la malice spécifique est à l’objet moral dans un acte normalement conforme à la raison. La malice d’une action provient de l’objet mauvais, intention comprise, qui la spécifie, ce qui équivaudra en proportion à ce qu’est, dans l’ordre des réalités naturelles, la génération d’un monstre privé de la forme et donc de l’espèce provenant normalement de ceux qui l’ont engendré. Avant de relire la pensée de saint Thomas d’Aquin, fidèle disciple de saint Augustin, et pour mieux comprendre l’intention thomasienne, il convient de constater que le monstre relève d’un sujet qu’aborde spécifiquement le théologien du Moyen Âge par comparaison du défaut, ou peccatum, dans l’agencement qui relie immanquablement nature et acte humains : « Une déficience dans une activité naturelle (génération aboutissant à un monstre) ou artistique (barbarisme) est un “peccatum”787. » Quand donc un monstre apparaît-il ? Il est naturel que ce qui est faillible défaille quelquefois788. Cette sentence réaliste auquel aboutit saint Thomas sur la créature toujours chancelante trouve son apogée dans le quelquefois : non pas toujours, non pas jamais, de temps à autre, sans qu’on sache vraiment pourquoi en dehors de ce qu’il conviendra d’appeler plus tard, avec les courbes de Gauss, la loi des grands nombres. La multiplicité des causes en jeu, inscrutables par l’esprit humain limité, explique finalement la défaillance. C’est l’histoire du pont construit par un gadzart, un polytechnicien ou un centralien789 ! Les impondérables étant ce qu’ils sont, rien ne permet de tout expliquer puisque la matière demeure en partie indéterminée. 786 Servais PINCKAERS, dans THOMAS D’AQUIN, Les Actes humains, II, « nouvelle édition de La Revue des Jeunes », Paris, Cerf, 1997, p. 168-169 sur ST, Ia-IIæ, q. 18, a. 2. 787 Michel LABOURDETTE, Les Actes Humains, Paris, Parole et Silence, 2016, p. 270. 788 Cf. THOMAS D’AQUIN, ST, Ia, q. 48, a. 2, ad 3. 789 Quand un gadzart construit un pont il s’écroule, et le gadzart ne sait pas pourquoi ; quand un polytechnicien construit un pont il s’écroule, et il croit savoir pourquoi ; quand un centralien construit un pont il tient, mais celui-ci avoue ne pas savoir pourquoi.
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Mort à 49 ans, saint Thomas a utilisé, dans ses œuvres transmises, trente-trois fois le mot monstre ou son dérivé monstrueux790. Pour recueillir un enseignement synthétique, il convient de réaliser d’abord une lecture diachronique791 de l’usage du mot monstre, en regroupant les œuvres du Docteur commun par genre littéraire. Ces textes sont en premier redevables d’Aristote (Physica II, 199b 2-7)792 et, plus probablement, d’Averroès (In Physica II, 82)793, surnommé le Commentateur, et lui-même évoqué par l’Aquinate. Cette référence à la Physique montre que le problème du monstre relève d’une considération philosophique qui inclut causalité et finalité, ce qui en élargit la perspective. L’usage thomasien est donc plus extensif que celui de la morale et s’exerce en parallèle principal à la métaphysique concernant le mal, mais aussi à l’anthropologie et enfin seulement à la théologie morale.
Premières synthèses thomasiennes Dans son premier livre intitulé le Commentaire des Sentences de Pierre Lombard, Pierre Lombard l’évêque de Paris, le Bachelier sententiaire, en scrutant le mal, évoque la naissance des monstres comprise comme un mal accidentel qui provient d’un empêchement (impedimentum) relatif à la génération de la nature, ce qui est assez rare comme le note saint Thomas (hoc est raro), car tout agent univoque agit toujours selon l’orientation de sa nature (secundum debitum naturae suae)794. Cet empêchement vient d’un défaut de la matière, celle-ci est dite littéralement in-disposée (indisposita), 790
Monstrum et monstruosus correspondent chez saint Thomas à monstre et monstrueux. Les mots apparentés monstrifer, monstrificabilis, monstrificus, monstrigenus, monstriger, monstrivorus, monstrose, monstrositas n’apparaissent pas dans le vocabulaire conservé de l’Aquinate. Prodigium, prodigiosus ainsi que portentum, portentuosus ne sont pris que dans le sens de prodige, prodigieux. Infandus est associé au vocabulaire d’idole, horrible. Immanis ne prend pas le sens de monstrueux. Draconis a le sens de Lucifer (cf. Super Sent., lib. 2, d. 6, q. 1, a. 5, exp. : « Per draconem intelligitur ipse Lucifer. »). 791 Cf. Jean-Pierre TORRELL, Initiation à saint Thomas d’Aquin : sa personne et son œuvre, Paris, Cerf, 22015. 792 ARISTOTE, Physique II (8), Paris, Les Belles Lettres, 1926, p. 199 a 33-199 b 7 : « Il y a aussi des fautes dans les choses artificielles ; il arrive au grammairien d’écrire incorrectement, au médecin d’administrer mal à propos de sa potion ; par suite, évidemment, cela est aussi possible dans les choses naturelles, et les monstres sont des erreurs de la finalité. Alors, quant aux constitutions initiales, si les bovins n’ont pas été capables d’arriver à un certain terme et à une certaine fin, c’est qu’ils avaient été produits par un principe vicié, comme maintenant les monstres le sont par une semence viciée. En outre il fallait que la semence fût engendrée d’abord et non pas tout de suite l’animal. » 793 AVERROÈS, In Physica, II, édit. Venise, tome 4, 1574, p. 80, 2e colonne sur 4 (L). 794 THOMAS D’AQUIN, Super Sent., lib. 2, d. 1, q. 1, a. 1, ad 3. L’ad 3 se poursuit avec le mal moral ce qui confirme que le monstre sert à saint Thomas de metaxu entre le mal métaphysique et le mal moral.
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alors qu’elle reçoit l’action d’un agent qui tend par lui-même à induire dans la matière sa perfection795 : Super Sent., lib. 2, d. 34, q. 1, a. 3 : « bonum per se causam habet ; sed defectus incidit praeter intentionem agentis. Hoc autem contingit tripliciter. Aut ex parte ejus quod intentum est ab agente, quod cum non compatiatur secum quamdam aliam perfectionem, excludit eam, ut patet in generatione naturali […]. Aut ex parte materiae recipientis actionem, quae indisposita est ad consequendam perfectionem quam agens intendit inducere, ut patet in naturalibus in partubus monstruosis, et in artificialibus in ligno nodoso, quod non dirigitur ad actionem artificis; unde remanet artificiatum aliquem defectum habens. Aut ex parte instrumenti, ut patet in claudicatione, quia a virtute gressiva sequitur gressus distortus propter curvitatem cruris. »
Le bien a une cause par soi, mais sa carence échappe à l’intention de l’agent. Or, cela arrive de trois manières. Soit du côté de ce qui est visé par l’agent : puisqu’il ne supporte pas une autre perfection avec lui, il l’écarte, comme cela ressort clairement dans la génération naturelle […]. Soit du côté de la matière de ce qui reçoit l’action, qui n’est pas disposée à recevoir la forme que l’agent a l’intention d’y amener, comme cela ressort dans les réalités naturelles pour les enfantements monstrueux, et, dans les réalités artificielles, pour le bois noueux, qui ne se redresse pas par l’action de l’artisan. L’œuvre d’art continue donc d’avoir une carence. Soit du côté de l’instrument, comme cela ressort dans la claudication, car, de la puissance de marcher, découle une démarche déformée en raison de la courbure d’un os. »
Plus avant, le Docteur angélique discerne que le défaut (defectus), quel qu’il soit, peut venir soit de l’agent soit de la matière informée par l’agent, la matière ne pouvant accueillir toute la vertu (force) de l’agent (non potest recipere totam virtutem agentis)796. Le monstre provient toujours de cette deuxième hypothèse, le défaut de la matière. Saint Thomas ne changera plus cette analyse réaliste qui manifeste la rupture vis-à-vis du paganisme
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Super Sent., lib. 2, d. 34, q. 1, a. 3, co. Saint Thomas distingue trois raisons d’une défectuosité : 1/ du côté du sujet, 2/ du côté de la matière informée, 3/ du côté de l’instrument agi par le sujet. 796 Super Sent., lib. 3, d. 11, q. 1, a. 1, co. L’instrument séparé n’est plus évoqué, car l’instrument conjoint est naturel ou quasi naturel aux yeux de l’Aquinate.
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que la chrétienté a déjà opérée en séparant définitivement monstruosité et mauvais présage797. Dans une objection à propos du corps mystique, l’Église, saint Thomas remarque que le Christ ne pouvait avoir deux sexes (uterque sexus) parce que c’est un fait monstrueux et non naturel (monstruosum et innaturale)798. Le qualificatif innaturale (non naturel) semble vouloir rajouter à monstruosum un comble, le fait d’avoir envisagé une réalité totalement incongrue, inconvenante pour le Christ, vrai Dieu et vrai homme (homo et vir), qui ne peut que jouir des attributs les plus parfaits. Dans le Contra Gentiles, œuvre plus tardive, qui tente un dialogue hypothétique avec des non-chrétiens, sarrasins ou juifs, ainsi que des malcroyants parmi les chrétiens, ce qui a été énoncé au livre très complet des Sentences est répété et approfondi. Il constitue le lieu thomasien où apparaît le plus souvent le mot monstre (7 fois), concentré dans le livre troisième dédié à Dieu comme fin des créatures, la partie la plus volumineuse de l’œuvre. Saint Thomas compare le mal moral et le mal trouvé dans la nature ou dans l’art qui imite la nature. Il découvre donc ressemblance et différence certaine entre mal moral et mal physique. Du côté de la ressemblance, le mal n’est causé par le bien que par accident. L’analyse de la fin permet de préciser le « défaut (peccatum) » car, pour Aristote et saint Thomas, tout agent agit pour une fin (propter finem)799. Un défaut dans l’action d’un agent ou dans son effet proviennent d’une anomalie dans les principes de l’action. Un agent n’agit que par ses vertus (forces) actives, et non en raison de ses propres défauts. Il cite alors le défaut dans la semence qui provoque la naissance d’un monstre, la courbure d’une jambe qui provoque la claudication (sicut ex aliqua corruptione seminis sequitur partus monstruosus, et ex curvitate cruris sequitur claudicatio)800. L’agent tend à un acte parfait de sorte que le mal dû au hasard provient d’une privation (privatio) totalement fortuite, c’est le mal d’un sujet (malum alicujus)801, un mal relatif dirions-nous. Quand cette privation est telle que l’engendré est privé de ce qui devrait être requis à son intégrité, il s’agit d’un mal absolu (simpliciter traduit ici l’ ἁπλῶς grec), non relatif, ce qui est le cas du monstre. Il s’ensuit, puisque le mal simpliciter est hors d’intention, que 797
Sous cette influence, l’étymologie populaire du mot monstre tend à s’orienter de monstreavertissement (monstrum de monere avertir) à ce que l’on montre ou exhibe (cf. monestrum, monstrare). 798 Super Sent., lib. 3, d. 12, q. 3, a. 1, qc. 1, ad 1. 799 Contra Gentiles, lib. 3, cap. 2, n. 7. 800 Contra Gentiles, lib. 3, cap. 4, n. 3. Il ajoutera que cette corruption de la matière pour la naissance des monstres vient de ‘l’indigestion (indigestionem)’ c’est-à-dire l’inassimilation ou indisposition de la matière (materiae indigestionem) (cap. 10 n. 8), puisqu’à une matière inapte en général à recevoir l’impulsion de l’agent s’ensuit nécessairement quelque défaut dans l’effet. 801 Contra Gentiles, lib. 3, cap. 5, n. 9.
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tout défaut de nature s’avère contre l’intention naturelle : « De ces prémices on conclura que dans les activités de la nature, le mal pur et simple est totalement en dehors de toute intention, tels les enfantements monstrueux, tandis que le mal d’un sujet, qui n’est pas un mal pur et simple, n’est pas voulu pour lui-même par la nature, il l’est par accident802. » Cette distinction, mal simpliciter et mal accidentel, permet de rendre compte du volontaire direct en comparaison du volontaire indirect. Le volontaire indirect vient à provoquer un mal qui s’impose selon une raison apparue accidentellement, selon l’exemple classique de celui qui jette à la mer ses marchandises pour délester le bateau et ainsi se sauver en sacrifiant son bien. Il veut accidentellement ce qu’il ne veut pas absolument, la perte de sa marchandise. Pour saint Thomas, la tendance au bien est commune à l’agent intelligent et à la nature, le mal ne peut donc pas suivre l’intention d’aucun agent si ce n’est de manière étrangère à l’intention, dirions-nous, conaturelle. En analysant les défauts de nature, le mal est un effet accidentel du bien, soit en raison de la matière de l’effet produit par la nature, soit en raison de sa forme. L’analyse de la défectuosité s’approfondit en passant de l’agent déficient (actio defectiva) à l’effet défectueux (effectus deficiens) de l’agent, donc pareillement soit du côté de la matière soit du côté de la forme. « La matière est-elle inapte à recevoir l’impulsion de l’agent ? suit nécessairement quelque défaut dans l’effet : ainsi l’indisposition de la matière produit-elle les enfantements monstrueux803. » On retrouve ici aussi l’indisposition de la matière (materia indisposita) comme origine du monstre. Le Docteur commun n’envisage ensuite les défauts de forme que dans le cadre successif de la génération et de la corruption : « Du point de vue de la forme, le mal est produit par accident quand, à une forme donnée, suit nécessairement la privation de quelque autre804. » Par exemple, en raison d’une certaine similitude des races, l’ânesse ensemencée par un cheval met à bas un bardot privé de configuration conforme à la nature de l’âne (et pareillement à celle du cheval) ; et semblablement pour son homologue croisé l’âne et la jument dont la progéniture est le mulet. Ce n’est pas une difformité monstrueuse, car la forme parfaite, seule, a fait défaut. Cette forme résultante, déficiente, est le plus souvent inféconde. Saint Thomas n’envisage pas l’alchimie biologique ou le défaut voulu de forme qui viendrait de l’artefact de l’homme. Le défaut de forme ne peut venir, à ses yeux de contemplatif, que d’un accident. Tout agent naturel univoque possède une vertu déterminée, proportionnée à sa nature.
802
Contra Gentiles, lib. 3, cap. 5, n. 15. Contra Gentiles, lib. 3, cap. 10, n. 8. 804 Contra Gentiles, lib. 3, cap. 10, n. 8. 803
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La recherche de saint Thomas consiste à rechercher le vrai et à rejeter l’erreur comme la nature elle-même a soin de rejeter, dira-t-il, les monstres qui sont « en dehors de l’ordre de l’opération naturelle (extra ordinem naturalis operationis)805 », stériles la plupart (ut in pluribus). Selon un raisonnement néoplatonicien, la monstruosité vient aussi d’un éloignement de la cause (causa), dont Dieu est le summum, cause première ou suprême (causa prima ou suprema). À l’inverse, « plus on approche d’une cause plus on bénéficie de son influence806 ». La faillibilité plus ou moins grande des êtres se comprend ici. En conclusion, dans les premières Synthèses, saint Thomas exprime de manière directe la raison d’un monstre. Tout agent agit en raison d’une fin ; et tout agent univoque agit selon l’orientation de sa nature limitée. Si la nature tend à transmettre sa forme en sa perfection, un mal accidentel peut provenir d’un empêchement relatif à la génération de la nature, ce qui est assez rare. Cette entrave vient principalement d’un défaut de la matière, indisposée par une in-assimilation (indigestio - inassimilatio). Le mal, pur et simple, s’avère totalement en dehors de toute intention ce qui provoque à terme une perte d’intégrité légitime pour le sujet engendré, atteint en conséquence par une monstruosité qui s’inscrit dans la matière.
Questions disputées Dans les amples questions disputées, le De veritate et le De malo, le Maître d’Aquin aborde, environ cinq fois par œuvre, la thématique étudiée des monstres. À propos du rapt dans le De veritate, saint Thomas s’interroge sur la façon dont une réalité est transportée hors de son opération naturelle, soit par défaut de la puissance propre qui reste insuffisante soit par l’opération de la puissance divine qui peut la dépasser. Dans le premier cas, est citée l’apparition d’un monstre qui provient d’une cause intérieure : « comme lorsque par un défaut de la puissance formatrice dans la semence, un fœtus monstrueux est engendré807 ». Dans son approche de l’état d’innocence avant la faute adamique, saint Thomas reprend à Averroès, en le citant, la comparaison suivante, de nature plus anthropologique que morale : « Le Commentateur [Averroès] dit aussi au troisième livre sur l’Âme que l’opinion fausse est aux objets de la connaissance ce que le monstre est à la nature corporelle. En effet, l’opinion 805
Contra Gentiles, lib. 3, cap. 43, n. 3. Contra Gentiles, lib. 3, cap. 64, n. 8. La monstruosité apparaît parfois « dans les corps inférieurs qui sont au maximum distants de Dieu par la dissimilitude de la nature (in corporibus inferioribus, quae sunt maxime a Deo distantia naturae dissimilitudine) ». 807 De veritate, q. 13, a. 1 : « sicut cum ex defectu virtutis formativae in semine generatur fetus monstruosus ». 806
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fausse survient en dehors de l’intention des premiers principes eux-mêmes, qui sont comme les vertus séminales de la connaissance, comme les monstres surviennent en dehors de l’intention de la puissance naturelle agente ; et il en est ainsi parce que “tout mal est en dehors de l’intention” comme dit Denys au quatrième chapitre des Noms divins. Par conséquent, de même que, lors de la conception du corps humain dans l’état d’innocence, aucune monstruosité ne serait advenue, de même aucune fausseté n’eût pu exister dans son intelligence808. » Plus avant, dans la question sur la volonté de Dieu, saint Thomas relève que dans toute action, il convient de distinguer ce qui relève de l’agent et ce qui ressort du récepteur. C’est ce qui vient de l’agent qui s’avère principal, c’est-à-dire l’intention première qui transmet à la matière réceptrice la forme de l’agent. Est secondaire, par contre, l’intention seconde de la nature qui, ne pouvant transmettre à la matière, à cause de sa mauvaise disposition, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est capable comme dans la génération des monstres809. Dans la question sur le libre arbitre, eu égard à la cosmologie aristotélicienne, en fait fréquemment référée depuis le début de ces analyses médiévales sur la physique, les corps célestes ne peuvent pas défaillir. Mais les réalités soumises à la génération et à la corruption peuvent être empêchées ou peuvent défaillir en raison de leur « transmuabilité (transmutabilitas) » qui favorise un défaut dans leurs principes actifs, comme dans la génération des monstres. Donc, le défaut ou le désordre de l’action propre advient lorsqu’une chose est accomplie non comme elle devrait être810. Dans le De malo, saint Thomas en diversifiant la triple approche métaphysique du mal – au sens abstrait, au sens du mal absolu (ou en soi), au sens du mal ni absolu ni en soi –, atteint de nouveau le cas des monstres pour ce qui relève du mal absolu ou en soi : ils proviennent d’un défaut d’agir, d’un dés-agir, par un manque de puissance : « ainsi la semence mal disposée fait défaut dans la génération et produit un monstre, et c’est la corruption de la nature811 ». Plus bas, il énoncera clairement que la cause du mal « qu’est la naissance d’une monstruosité, c’est une déficience de la semence. Et si on recherche la cause de cette déficience qui est le mal de la semence, il faudra bien en arriver à quelque bien, qui est la cause du mal par accident, et non pas en tant qu’il est lui-même déficient. En effet, la cause de 808
De veritate, q. 18, a. 6. De veritate, q. 23, a. 2. 810 Cf. De veritate, q. 24, a. 7. 811 De malo, q. 1, a. 1, ad 8 : « sicut semen indigestum deficit in generando et producit partum monstruosum, qui est corruptio naturalis ordinis ». Juste après (a. 3) et, plus bas (q. 3, a. 1), saint Thomas reprend la même compréhension sur l’origine du monstre, dans le défaut de la vertu active de la semence : De malo, q. 3, a. 1 : « quod natura peccet in formatione animalis, sicut contingit in partibus monstruosis, contingit ex defectu activae virtutis in semine ». 809
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cette déficience dans la semence, c’est un principe altérant qui introduit la qualité contraire à celle qui est requise pour la disposition convenable de la semence. Plus sera par-faite la puissance de cet élément altérant, plus il introduira cette qualité contraire et, par conséquent, la déficience de la semence qui en est le résultat. Le mal de la semence n’est donc pas causé par le bien en tant que déficient, mais elle est causée par le bien en tant qu’il est par-fait812. » Quand il aborde le cas de l’intellect des démons incapable d’erreur, saint Thomas reprend à Averroès la même analogie de proportionnalité, rencontrée au De veritate, qui compare une opération défectueuse de l’intelligence, l’opinion fausse, à l’opération défectueuse de la nature, la naissance du monstre813. Au terme de cette recherche dans les Questions disputées, questions théologiques approfondies, le monstre apparaît en raison d’un défaut de la puissance formatrice dans la semence, en dehors de l’intention de la puissance naturelle agente. Pour discerner les causes de malformation, il convient de distinguer l’intention première d’un agent libre et l’intention seconde de la nature qui, ne pouvant transmettre à la matière, en raison de sa mauvaise disposition, la forme de la perfection, lui transmet ce dont elle est seulement capable. La défaillance relève d’êtres astreints à la « transmuabilité (transmutabilitas)814 », c’est-à-dire susceptibles de subir ce qui peut favoriser un défaut dans leurs principes actifs. Un défaut d’agir, un dés-agir, par manque de puissance, entraîne que la semence ainsi mal disposée fasse défaut dans la génération, en corrompant la nature. C’est un principe altérant qui introduit la qualité contraire à celle qui est requise pour la disposition convenable de la semence. Plus sera parachevée la puissance de cet élément altérant, plus il introduira cette qualité contraire qui corrompra la nature.
812 De malo, q. 1, a. 3, c. On peut être surpris par ce dernier mot parfait. La déficience n’a pas d’efficience propre. Saint Thomas, plus haut, a montré, en remontant l’ordre des causes déficientes, que le bien ne cause par soi que le bien, et le mal par accident. La cause du mal s’explique, selon un premier mode, dans le fait que le bien agit de manière imparfaite selon une déficience propre ; selon un second mode, un certain bien agit de manière parfaite mais en tendant à un bien auquel est dévolue une privation. Par exemple, des chromosomes mal agencés provoquent la formation d’un monstre (1er mode) ; un virus dans les chromosomes altère le développement normal de la semence au point qu’advienne un autre type de monstre (2e mode). 813 De malo, q. 16, a. 6, co. 814 C’est surtout le cas de la matière : De malo, q. 16, a. 7, ad 11. Cf. Expositio Posteriorum Analyticorum, lib. 1, l. 41, n. 3.
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Synthèses théologiques Dans le Compendium, saint Thomas, à propos de l’Incarnation, affirme qu’on ne peut supposer rien qui ait pu se produire qui soit monstrueux ou contre nature815. Il compare, dans un chapitre antérieur, les êtres incorruptibles et ceux qui leur sont inférieurs, corruptibles, faillibles. « Dans les corps inférieurs de nombreux défauts peuvent survenir en raison de corruptions ou de défauts qui peuvent affecter leurs natures : un défaut de quelque principe naturel peut causer la stérilité des plantes, la monstruosité dans la génération des animaux ainsi que d’autres désordres816. » Saint Thomas reprendra plus tard cette analyse de la corruption, de manière plus universelle et déjà citée : « Il est naturel que ce qui est faillible défaille quelquefois (quandoque)817. » Contemporaine du De Malo, la Somme de théologie, que saint Thomas n’achèvera pas malencontreusement, s’adresse à des débutants. L’exemple du monstre apparaît quatre fois dont une fois avec un sens seulement symbolique818. Trois occurrences restent à examiner. 1/ À propos du péché, l’Aquinate expose classiquement la différence entre un effet débridé de la nature et un acte humain mauvais moralement. Il voit un défaut (defectus) provenant toujours d’une cause interne. Ainsi, c’est « par la corruption d’un principe intérieur quelconque (ex corruptione alicuius principii interioris) » d’une nature qu’est généré un monstre, de même que l’acte humain devient vraiment fautif en raison d’une décision volontaire, intérieure à l’homme, quelles que puissent être les influences extérieures dispositives qui ont comme effet, tout au plus, de diminuer la culpabilité819. 2/ Dans le traité sur la prudence, en traitant de la perspicacité, saint Thomas envisage une vertu capable de dépasser intellectuellement, selon un discernement de sagesse, la raison obvie de l’apparition de monstres qui ne s’expliquerait pas seulement par la seule déficience du côté de la « vertu du germe fécondant (virtus activa in semine)820 », mais par des raisons supérieures, à dire vrai, plus difficilement scrutables (l’influence des corps célestes encore envisagée dans une cosmologie médiévale, de la divine Providence). 3/ Dans les parties du péché de luxure, le plus grave est évoqué en dernier, le péché fait contre nature, le Maître d’Aquin y évoque 815
Compendium theologiae, lib. 1, cap. 205. Compendium theologiae, lib. 1 cap. 112. 817 Summa theologiae Ia, q. 48, a. 2, ad 3. 818 Summa theologiae IIIa, q. 64, a. 4, arg. 3. 819 Summa theologiae Ia-IIæ, q. 75, a. 3, arg. 2. 820 Summa theologiae IIa-IIæ, q. 51, a. 4. 816
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figurativement des « pratiques monstrueuses et bestiales821 » au lieu et place de l’accouplement naturel. Sans doute aurait-il rangé ici les tentatives de croisement entre la semence masculine et d’autres espèces animales. L’évaluation morale ressortit à l’axiome universel : « En tout genre ce qu’il y a de pire est la corruption du principe dont le reste dépend822. » La curiositas insensée de fabriquer des monstres n’est jamais envisagée par saint Thomas, moins parce qu’elle serait impossible à l’époque médiévale faute de moyens biotechniques, que parce que l’optimisme thomiste ne fait jamais dériver la réflexion vers ce qui avilit l’homme au-delà de son intention conforme à sa nature (praeter intentionem), mais le Maître d’Aquin procède toujours vers ce qui l’élève au sommet de sa nature, la contemplation. Au total, les Synthèses de théologie enseignent incidemment des axiomes de sagesse sur les monstres, notamment dans la Somme de théologie qui opère une réflexion en vue d’un approfondissement de la théologie morale : c’est par la corruption d’un principe intérieur quelconque d’une nature qu’est généré un monstre car il est naturel que ce qui est faillible défaille quelques fois ce qui peut survenir en tout ce qui subit génération et corruption. Les êtres hylémorphiques, composés de matière et de forme, n’échappent pas au fait qu’en tout genre ce qui advient de pire est la corruption du principe dont tout le reste dépend.
Commentaires à nature philosophique En commentant l’anthropologie d’Aristote alors que celui-ci cherche à montrer que les parties motrices du vivant sont l’appétit volontaire et l’intelligence pratique, l’Aquinate écrit : « on pourrait dire que ce n’est pas parce que le principe du mouvement manque [aux plantes], mais parce que les instruments qui habilitent au mouvement leur manquent. Aussi, pour exclure cela, [Aristote] ajoute que la nature ne fait rien en vain ni ne laisse rien manquer des instruments nécessaires, sauf chez les animaux mutilés et imparfaits, comme le sont les animaux monstrueux ; mais ces monstres se produisent en dehors de l’intention de la nature, en raison de la corruption de quelque principe dans la semence. Par contre, les animaux immobiles sont parfaits dans leur espèce et ne sont pas mutilés comme des monstres. Un signe en est qu’ils engendrent semblable à eux et qu’ils ont croissance et décroissance due, ce qui n’est pas le cas pour les animaux mutilés. Donc, même chez des animaux de la sorte, la nature ne fait rien en vain ni ne laisse rien manquer des instruments nécessaires. » Outre la cosmologie périmée des animaux immobiles (corps célestes), le postulat que la nature ne fasse 821 822
Summa theologiae IIa-IIæ, q. 154, a. 11 : « monstruosos et bestiales modos ». Summa theologiae IIa-IIæ, q. 154, a. 12.
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rien en vain a fait couler beaucoup d’encre. Il est clair qu’il s’applique toujours en ce sens que l’exception confirme la règle naturelle. L’exemple suivant se fondera sur cette certitude. Dans les Physiques saint Thomas évoque le défaut de certains êtres, plus rédhibitoire quand il remonte à leur origine, ce qu’enseigna Aristote à l’encontre des Centaures, mi-hommes mi-chevaux, évoqués déjà par Empédocle823 : « Ainsi en va-t-il aussi dans les choses naturelles, où les monstres sont comme les fautes de la nature qui agit en vue d’autre chose, dans la mesure où fait défaut l’opération correcte de la nature. Alors, le fait même qu’il puisse y avoir faute dans les choses naturelles est le signe que la nature agit en vue d’autre chose. Cela s’applique aux substances qu’Empédocle a prétendues constituées du genre des bœufs, au début du monde, c’est-à-dire moitié bœufs moitié hommes ; si elles n’ont pu parvenir à leur fin et terme naturel — à sauvegarder leur existence, par exemple —, ce n’a pas été parce que la nature n’y visait pas, mais parce qu’il n’était pas possible de les sauvegarder, du fait de leur génération non conforme à la nature, conséquence de la corruption d’un principe naturel. Cela arrive encore maintenant, que des monstres soient engendrés à cause de la corruption d’une semence824. » Dans son commentaire de la Métaphysique d’Aristote, saint Thomas traite, pour les réalités contingentes, de la convergence par accident de causalités différentes : a/ causes conflictuelles ; b/ défaut formel de l’agent ; c/ défaut de la matière : « Si donc nous ramenions seulement à des causes prochaines et particulières les choses qui sont contingentes en ce monde, plusieurs nous sembleraient être produites par accident, a/ tant en raison du concours de deux causes dont l’une n’est pas contenue dans une autre, comme lorsque, indépendamment de mon intention, des bandits surviennent. (Cette rencontre en effet est causée par deux puissances motrices, à savoir la mienne et la leur) ; b/ tant aussi en raison d’un défaut de l’agent auquel il arrive une faiblesse telle qu’il ne puisse parvenir à la fin qu’il se proposait, comme lorsque quelqu’un tombe sur le chemin en raison de la fatigue ; c/ tant aussi en raison d’une indisposition de la matière qui ne reçoit pas la 823
Le traducteur français (http://docteurangelique.free.fr/accueil.html), Yvan Pelletier, commente ce passage : « Les exceptions : Loin d’annuler une constance, la perception d’exceptions la confirme. Pour qu’on remarque que parfois et même souvent la nature n’atteint pas le bien qu’elle vise, il faut avoir perçu qu’elle le visait. Même dans l’art, les échecs et les fautes ne font que confirmer que l’artisan qui les commet recherchait une autre fin ; c’est seulement en comparaison de la fin recherchée que le résultat apparaît fautif. Il en va de même dans la nature : tous les désastres, tous les monstres n’en sont qu’au vu d’une fin bonne que la nature a échoué à réaliser. La nature ne produit pas un infirme parce qu’elle ne vise pas la santé, mais parce que des circonstances accidentelles l’ont empêchée de la réaliser. » 824 THOMAS D’AQUIN, In Physic., lib. 2, l. 14, n. 3.
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forme telle qu’elle est recherchée par l’agent, mais qui la reçoit autrement, à la manière dont elle est reçue dans les parties difformes des animaux825. » Aristote ayant rappelé que la semence « n’est pas un animal », saint Thomas commente l’univocité relative de celle-ci : « bien que la génération de l’animal à partir de la semence ne provient pas de la semence d’une manière univoque car la semence n’est pas un animal, cependant ce par quoi la semence est produite est en quelque sorte univoque par rapport à ce qui est produit à partir de la semence. Car la semence provient d’un animal. Et en cela il y a une différence entre la génération naturelle et la génération artificielle : car la forme de la maison qui est dans l’esprit de l’artisan ne provient pas d’une maison, bien que parfois cela se produise, comme lorsque quelqu’un produit une maison en prenant pour modèle une autre maison. Mais c’est toujours qu’il faut que la semence provienne d’un animal. Mais il explique ce qu’il avait dit par ces mots : “univoque en quelque sorte” car il n’est pas nécessaire que pour toute génération naturelle il y ait univocité absolue, comme lorsqu’on dit qu’un homme vient d’un homme. “En effet la femme vient de l’homme” comme de sa cause agente ; et le mulet ne vient pas du mulet, mais du cheval et de l’âne entre lesquels il y a cependant une certaine ressemblance ainsi qu’Aristote l’a dit plus haut. Et ce qu’il a dit en disant que ce par quoi la semence est produite doit être en quelque sorte univoque, il ajoute que cela doit se comprendre de la manière suivante, à savoir “s’il n’y a pas de privation”, c’est-à-dire s’il n’y a pas dans la semence un défaut de la puissance naturelle. Alors dans ce cas la semence ne produit pas quelque chose qui est semblable à celui qui engendre ainsi qu’on le voit dans les enfantements de monstres826. » Pour Aristote, l’art imite la nature, et si parfois la raison agit nécessairement, d’autres fois, elle peut, sans défaillir toujours, être sujette à des déficiences ce qu’on retrouve dans son homologue, c’est-à-dire dans la nature même des choses : « dans les actes de la nature on retrouve une triple diversité. Dans certains de ses actes en effet la nature agit avec nécessité de telle manière qu’elle ne peut défaillir (1). Dans d’autres actes cependant elle arrive à poser son opération dans la plupart des cas, bien que parfois elle puisse s’écarter de l’acte qui lui est propre (2). C’est pourquoi dans ces cas il est nécessaire de retrouver deux sortes d’actes : 2’/ le premier est celui qui se présente le plus souvent, comme lorsqu’à partir d’une semence un animal parfait est engendré ; 2’’/ l’autre est celui qui se présente quand la nature faillit par rapport à l’effet attendu qui lui convient, comme lorsqu’à partir d’une semence un monstre est engendré en raison de la corruption de quelque principe827. » 825
Sententia Metaphysicae, lib. 6, l. 3, n. 20. Sententia Metaphysicae, lib. 7, l. 8, n. 22-23. 827 Expositio Posteriorum Analyticorum, lib. 1, l. 1, n. 5. 826
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Dans son commentaire des Noms divins de Denys le PseudoAréopagite, saint Thomas analyse les espèces de mal et ordonne les trois manques ou maux en regard d’un bien : « du côté de celui qui est privé par le mal, il faut d’abord saisir la notion du bien entendu universellement, laquelle comporte trois caractéristiques : 1/ à savoir premièrement la mesure de ce dont une chose est composée, comme la santé est la mesure des humeurs et la beauté est la mesure des membres et, par opposition, le mal est la démesure, comme le sont par exemple la maladie et la laideur. 2/ La deuxième caractéristique qui se rapporte à la notion du bien est que l’acte parvienne à la finalité attendue et, par opposition, Denys dit que le mal est une faute : car on parle de faute tant dans la nature et dans l’art que dans la volonté, lorsque l’acte ne parvient pas à la finalité qui lui est due : comme lorsque la nature produit un membre monstrueux, lorsque l’écrivain ne rédige pas bien son document et que la volonté ne produit pas un acte vertueux. 3/ Enfin, que l’acte soit intentionnel fait aussi partie de la notion du bien car le bien est ce que tous désirent et, par opposition, Denys dit que le mal est sans intention. Et ces trois rapports peuvent se ramener au mode, à l’espèce et à l’ordre dont parle Augustin : car la démesure se rapporte à la privation du mode, la faute à la privation de l’espèce et l’absence d’intention à la privation de l’ordre828. » Il en résulte que ces textes à connotation philosophique enseignent de manière répétitive que la nature peut faillir par rapport à l’effet attendu qui lui convient, alors des monstres se produisent en dehors de l’intention de la nature à cause de la corruption de la semence, donc par une indisposition de la matière, en raison d’une privation de l’espèce, selon un défaut (peccatum) de la puissance naturelle qui tient de la corruption de quelque principe.
Parole de Dieu et spiritualité Dans les commentaires bibliques, l’allusion aux monstres sert là aussi de simple rapprochement. Comparaison n’est pas raison et la portée de ce qu’écrit saint Thomas ne conduit pas à une réflexion approfondie sur les monstres ni à un jugement éthique. Certains noms, tels que Béhémoth ou Léviathan pour le Diable, font penser à des monstres, ainsi dans son Commentaire du livre de Job : « Il faut considérer que de même que les anges fidèles qui ont gardé leur dignité possèdent une excellence supérieure aux hommes, d’où ils apparaissent aux hommes dans une clarté plus brillante, ainsi aussi les démons possèdent une certaine excellence et un domaine dans la malice supérieurs aux hommes ; et donc on les décrit sous
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In De divinis nominibus, cap. 4, l. 22.
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l’aspect d’animaux extraordinaires et monstrueux829. » Il s’agit d’écriture simplement symbolique puisque le Diable peut aussi se transformer « en ange de lumière » (cf. 2 Co 11, 14). Le symbole monstrueux, inscrit sur les chapiteaux ou les gargouilles évoqués supra, exprime à la fois la difformité morale irréversible des démons et leur puissance angélique irrévocable830. Parmi les catégories d’eunuque, au chapitre dix-neuvième de l’évangile selon saint Matthieu, il existe, entre autres, ceux qui naissent ainsi, difformes, voici ce qu’en dit saint Thomas : « Il aborde donc trois genres d’eunuques. Certains le sont naturellement : “ils sont eunuques depuis le sein de leur mère”. Comme certains naissent monstrueux en raison d’un défaut de la main, de même certains [naissent] sans organes génitaux. Et cela est le fait de la providence de Dieu, car si tout arrivait selon le cours commun de la nature, cela serait attribué à la nature, et non à la divine providence. Ainsi, Sg 8, 8 : Il connaît les prodiges et les monstres avant qu’ils n’arrivent. De même, certains [sont eunuques] par violence, comme ceux qui sont castrés par des tyrans ou des barbares, ou ceux qui sont castrés parce qu’ils veillent sur des femmes831. » De même, dans un Sermon sur l’Enfant Jésus, la thématique de ce qui peut être monstrueux sert à saint Thomas pour faire saisir les fidèles que l’Enfant, afin d’éviter tout effet monstrueux, ne pouvait grandir que simultanément et du côté de son corps et du côté de son âme : « Premièrement, examinons l’avancement en âge du Christ, qui se rapporte au corps, et qui nous est proposé en exemple afin que nous avancions par l’âge du corps et de l’esprit comme lui, car un perfectionnement en âge du corps est vain s’il n’est pas accompagné de celui de l’âme. Ainsi, il faut traiter en même temps des progrès du Christ en sagesse et en grâce, car si l’homme ne progresse pas par l’esprit alors qu’il progresse par le corps, il en découle quatre inconvénients : cela est monstrueux, nuisible, pénible et dangereux. D’abord, je dis que progresser par l’âge du corps sans progresser par l’esprit est monstrueux. L’homme est composé d’âme et de corps, comme le corps est composé d’autres membres. Mais disons qu’un corps se développe dans un seul de ses membres, en demeurant petit dans les autres : cela est monstrueux. C’est la même chose lorsque quelqu’un est homme selon le corps et non selon l’esprit. C’est pourquoi l’Apôtre dit, 1 Corinthiens 13, 11 : “Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant. Lorsque je suis devenu homme, j’ai mis fin à ce qui était propre à l’enfant.” Les enfants pensent à jouer et aux choses de ce genre. » 829
Super Iob, cap. 40. C’est ici qu’il conviendrait de donner un commentaire sur les bêtes monstrueuses de l’Apocalypse. L’usage fréquent (37 fois, surtout en Ap 13) de qhrivon et dès Ap 6, 8 (au pluriel) désigne une bête monstrueuse ou vile (Bailly 4). 831 Super Mt. [rep. Leodegarii Bissuntini], cap. 19, l. 1. 830
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Comparaison n’est pas raison, et rien dans ces commentaires bibliques n’est exprimé de nouveau hormis un recours, à propos des eunuques, à la cause supérieure, la Providence divine qui ordonne les êtres à leur fin, le gouvernement divin conduisant ces mêmes réalités à leur fin.
Conclusion Saint Thomas n’a pas abordé directement le problème moral de la survie accordée au monstre et il ne s’est pas exprimé sur celui-ci en ses manifestations connexes, c’est-à-dire ni sur sa laideur qui s’oppose au transcendantal beau, l’être en tant qu’il plaît ; ni sur la frayeur que le monstre peut causer suscitant les passions conséquentes de peur ou de crainte, voire s’il est nocif d’espoir d’en triompher, ou de désespoir d’en être vaincu. Pour saint Thomas, à la suite d’Aristote, aucun agent n’agit que pour une fin, et tout agent univoque agit en suivant la détermination limitée de sa nature. Si la nature tend à transmettre sa forme en son achèvement, un mal accidentel peut cependant advenir. Il provient d’un empêchement relatif à la génération et à la corruption de cette même nature. Cet obstacle dans la génération, assez rare, vient principalement d’un défaut de la matière, selon une indisposition, par une sorte de non-assimilation (inassimilatio) de la détermination naturelle. Une monstruosité constitue donc une perte d’intégrité naturelle lors d’une génération advenue en dehors de l’intention de la puissance naturelle agente. Elle est provoquée par un défaut de la puissance formatrice dans la semence. La forme ne transmet à la matière, en raison de la mauvaise disposition de celle-ci, que ce dont elle-même est capable. La défaillance relève de réalités susceptibles d’instabilité, de « transmuabilité (transmutabilitas) », c’est-à-dire selon une capacité à subir ce qui peut favoriser un défaut dans les principes actifs. C’est donc par la corruption d’un principe intérieur d’une nature qu’est généré un monstre, car il est naturel que ce qui est faillible défaille quelquefois, ce qui peut survenir en tout ce qui relève de la matière. Ce qui advient de pire est la corruption du principe principal dont le reste dépend. En résumé, la philosophie aristotélico-thomiste enseigne que la nature peut faillir par rapport à l’effet attendu, alors des monstres se produisent en dehors de l’intention de la nature à cause de la corruption de la semence, par une indisposition de la matière, en raison d’une privation partielle (peccatum) qui affecte alors l’espèce. Ce défaut de la puissance naturelle provient de la corruption de quelque principe. Par ailleurs, saint Thomas a peu développé la thématique de l’aide à la nature (adjuvatio naturæ), sauf ponctuellement en évoquant la
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collaboration de la volonté humaine et de l’art832. Au-delà du Maître d’Aquin, il est clair que pour un esprit réaliste, thomiste, l’adjuvatio naturæ ne pose pas de problème éthique, mais seulement la substitution à la nature (substitutio naturae). Dans ce deuxième cas, le projet inscrit dans la nature risque d’être détourné de sa finalité. Dans la procréation assistée, par exemple, la méthode FIVETE est réprouvée par la morale catholique833, alors que la méthode plus féconde GIFT ne l’est pas selon la pratique de l’hôpital Gemelli à Rome et St-Louis dans le Missouri aux USA834. La FIVETE procède par une substitutio naturæ plus totale (fécondation hors du sein maternel), alors que la GIFT emploie une adjuvatio naturae plus explicite (fécondation dans le sein maternel). En éliminant du champ de notre réflexion les robots anthropoïdes, qui relèvent du leurre en anthropologie, c’est aussi sur ce critère de la distinction entre l’adjuvatio naturæ et la substitutio naturae que sera évalué au niveau éthique toute forme de transhumanisme835. Pour éviter la formation d’un monstre, le réalisme thomiste se situera toujours en faveur de l’adjuvatio naturæ. Par exemple, si le diagnostic pré-implantatoire débouche sur la découverte d’une malformation, décider l’homicide de l’embryon serait une substitutio naturæ condamnable selon la loi naturelle. Semblablement, l’euthanasie, la mise à mort directe, se substitue à la nature et sera réprouvée alors que les soins palliatifs, opposés à l’acharnement thérapeutique, offrent une adjuvatio naturæ à la mort naturelle. Le regard thomiste sur le monstre se veut simplement objectif, réaliste, et sans jugement moral : une privation objective, naturelle, est seulement constatée. Rien ne permet de juger subjectivement la nature, la création ou le Créateur puisque toute anomalie se réfère théologiquement à l’insondable gouvernement divin pour expliquer ou interpréter ce qui est. Cependant, la nature, en sa capacité obédientielle par rapport à Dieu, 832
De veritate, q. 24, a. 10, ad 8 : « L’effet de la nature est toujours naturel ; et de là vient que son action et son mouvement ont toujours pour terme le repos naturel. Mais l’action et le mouvement de la volonté peuvent avoir pour terme l’effet et le repos naturel, en tant que la volonté et l’art aident la nature ; par conséquent, il peut y avoir un mouvement volontaire, et l’effet ou le repos conséquent sera naturel et découlant nécessairement (effectus naturae semper est naturalis ; et inde est quod eius actio et motus semper ad quietem naturalem terminatur. Sed actio et motus voluntatis potest terminari ad effectum et quietem naturalem, in quantum voluntas et ars adiuvant naturam ; unde potest esse motus voluntarius, et effectus vel quies consequens, erit naturalis et necessitatem habens). » 833 CONGREGATION POUR LA DOCTRINE DE LA FOI, Instruction Donum vitae, AAS 80 (1988) 70102. 834 http://www.infertile.com/gift-gamete-intra-fallopian-transfer/ 835 Pour l’heure le transhumanisme apparaît en génétique comme un eugénisme condamnable. Cf. Jacques TESTARD, « Le trans-humanisme est le nouveau nom de l’eugénisme », Le Figaro, 06 avril 2018.
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pourrait en théorie se re-conformer, par miracle, à la sagesse inscrite initialement de manière univoque en elle : « Par “capacité de la créature”, on entend la puissance de réceptivité qui est en elle. Or la créature a deux puissances pour recevoir : l’une naturelle, qui peut être entièrement remplie, car elle ne s’étend qu’aux perfections naturelles ; l’autre est la puissance obédientielle, par laquelle elle peut recevoir quelque chose de Dieu ; et une telle capacité ne peut être remplie, car quoi que Dieu fasse concernant la créature, elle demeure encore en puissance à recevoir de lui836. » Mais, la volonté divine étant aussi sa toute-puissance divine, en tenant compte de la circuminsession des attributs divins, Dieu peut tout sauf ce qu’il ne veut : « En effet, le pouvoir de Dieu, c’est sa volonté ; ce qu’il ne peut pas, c’est ce qu’il ne veut pas837. » Sa toute-puissance ne peut s’émanciper de sa sagesse et sa bonté, son dessein d’amour bienveillant pour l’homme à sauver et à déifier. Quant à la capacité naturelle de la créature, elle n’est pas toujours entièrement remplie ; ainsi en advient-il dans les rares cas où apparaît un défaut de nature (defectus naturae) monstrueux ; la capacité dite puissance obédientielle pourrait pallier ce défaut, mais la Providence n’y cède visiblement pas ou rarement838. Saint Thomas, avec les anciens, ne concède pas un regard de suspicion sur le réel tel qu’il se donne, mais procède avec prudence sur les capacités de jugement de l’homme entaché par la faute originelle, souvent capable de méprise et de fausseté quand il quitte l’amplitude du réel : « L’illusion et l’erreur sont pour une grande part dans la vie humaine839. » Certes, après Kant, il serait loisible de contester l’évidence que l’homme puisse déjà accéder cognitivement à un être quelconque en acte, en raison de ce que réalise inévitablement l’intelligence humaine qui perçoit audedans de soi ce qui se trouve être en référence avec quelque réalité de ce monde. Mais, autre chose est la nature in-exhaustive de l’intelligence 836
De veritate, q. 29, a. 3, ad 3 : « Una naturalis, quae potest tota impleri ; quia haec non se extendit nisi ad perfectiones naturales. Alia est potentia obedientiae, secundum quod potest recipere aliquid a Deo ; et talis capacitas non potest impleri, quia quidquid Deus de creatura faciat, adhuc remanet in potentia recipiendi a Deo. » 837 TERTULLIEN, De carne Christi, cap. 3, 1, CCSL, n°2, p. 875 : « Deo nihil impossibile nisi quod non vult. » ; Contra Praxéas, cap. 10, 9, CCSL, n°2, p. 1170 : « Dei enim posse velle est, et non posse nolle. » Cf. THOMAS d’Aquin, De potentia, q. 1, a. 5, arg 12 : « Augustinus in Libro de symbolo dicit : hoc solum Deus non potest nisi quod non vult. » (= Sermo 214, 3 : « Quod ergo non vult Omnipotens, hoc solum non potest. » ; AUGUSTIN, Sermo 214, 4 : « dixi hoc solum Omnipotentem non posse, quod non vult. »). 838 Dans les Acta Sanctorum (6 Mars, Vie par Stéphane Julianus, n°11, AASS, Mars I, Anvers, 1668 : Paris, Palmé, col. 540), apparaît le cas de sainte Colette de Corbie (†1447) née de trop petite taille et agrandie par miracle suite à son instante prière. 839 THOMAS d’Aquin, Contra Gentiles, III, cap. 39, n°4 : « deceptio et error magna pars miseriæ est. »
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humaine à propos du réel et dont il faut tenir compte à l’instar de saint Thomas lui-même, et autre chose est la capacité réelle de cette connaissance. De fait, à l’égard de celui qui prétend connaître les réalités seulement comme elles lui apparaissent et non comme elles sont, il convient d’observer : pour distinguer la différence entre les réalités comme elles sont et comme elles apparaissent, un penseur sans a priori devrait connaître les réalités comme elles sont, et pas seulement comme elles lui apparaissent. Mais s’il connaît les réalités comme elles sont, fausse est la thèse selon laquelle les réalités comme elles sont ne peuvent pas être connues. Si, par contre, il ne connaît pas les choses telles quelles sont, il est impossible qu’il détienne une quelconque information certaine sur la différence entre les réalités telles qu’elles sont (appelées noumènes) et les réalités comme elles lui apparaissent (appelées phénomènes) : donc la présomption que les réalités existent sans être connaissables telles qu’elles sont, est une présupposition arbitraire qui aboutit à nier l’identité intentionnelle de pensée et d’être840, ce qui n’est pas le cas dans la philosophie aristotélico-thomiste. Cependant, la différence entre un regard subjectif et un regard objectif pourrait-il se justifier chez saint Thomas ce qui pourrait, dans cette accentuation, conduire à des regards évolutifs, nuancés, et peut-être plus positifs, sur le monstre ? De fait, le Maître d’Aquin reconnaît que tout récepteur a un mode propre de recevoir le réel : quidquid recipitur per modum recipientis recipitur (tout ce qui est reçu, l’est selon le mode du sujet récepteur)841 ; ou encore : omne quod est in altero est in eo per modum recipientis (tout ce qui 842 est dans un autre s’y trouve selon le mode de cette réalité réceptrice) . La limite du ‘mode’ affirme l’indigence pour chaque sujet à connaître la réalité non pas vraiment, mais entièrement. Ces deux axiomes ne permettent pas d’imaginer une subjectivité sui juris, si l’on peut dire, qui permettrait de reconsidérer le monstre sous un regard différent, disons plus positif en dehors de l’objectivité du defectus naturæ. La mutation ne peut être que morale, subjective, débouchant sur une conversion intérieure, et même collective dans la lutte, par exemple, contre l’exploitation historique des nains, utilisés jadis dans des cirques ou des foires843. Le monstre reste objectivement un élément défectueux de la nature. L’adjuvatio naturæ peut aider à ce qu’il se produise le moins souvent possible. La science a ce rôle de promoteur pour lutter contre l’impondérable des defectus naturæ, mais le réel, à quelque terme qu’il aboutisse, possède sa 840
Cf. Gustave BONTADINI, Conversazioni di metafisica, 2 vol., Milano, Vita e pensiero, 1971. 841 Par exemple : THOMAS D’AQUIN, ST, Ia, q. 75, a. 5, c. 842 THOMAS D’AQUIN, De Veritate q. 2, a. 3. Cf. Serge-Thomas BONINO, « Collection antique et médiévale », Paris/Fribourg, 1996, p. 417, note 65. 843 Cf. Martin MONESTIER, Les nains, Paris, J.-C. Simoën, 1977.
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valeur propre et rien ne permet de lui substituer une approche meurtrière selon l’arrogance totalitaire de média qui manipulent l’émotion humaine, une « fausse pitié, et plus encore une inquiétante “perversion” de la pitié : en effet, la vraie “compassion” rend solidaire de la souffrance d’autrui, mais elle ne supprime pas celui dont on ne peut supporter la souffrance844 ». Il existe un hôpital à Turin, dans le quartier Aurora, fondé par saint Giuseppe Benedetto Cottolengo (†1842) qui accueille dans un climat de charité des monstres d’origine humaine jusqu’à leur mort naturelle. Depuis l’antiquité chrétienne, en passant par le Moyen Âge, le christianisme a toujours manifesté pour celui qui naît ‘monstrueux’ une attention caritative exemplaire, rectificatrice des rejets spontanés, populaires. La charité chrétienne a ainsi stimulé la prise en charge des enfants qui ont des signes d’anomalie.
844 JEAN-PAUL II,
Encyclique Evangelium Vitæ, n°66 (1995).
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Les monstres dans la peinture de la Renaissance nordique (Jérôme Bosch, Bruegel, Grünewald) Thierry LÉONCE (Docteur en langue et littérature françaises) Il existe, à l’Albertina de Vienne, une feuille de dessins de Jérôme Bosch où sont représentées toutes sortes de personnages845. Comme Bruegel, Jérôme Bosch aimait fréquenter les foires et les pèlerinages. Nous pouvons l’imaginer, installé dans un coin d’une place ou près du porche d’une église, observant toute une foule de marchands, de vendeurs, de visiteurs, de gens en procession. Le peintre regarde les objets, les paysans, les mendiants, et son regard d’artiste est d’une triple nature : c’est le regard de celui qui voit, le regard du voyant, et le regard du visionnaire. Il voit des culs de jatte accroupis sur leurs planches, des infirmes, des gens qui marchent avec des béquilles, des aveugles, des gueux qui sautent sur une jambe, des annonciateurs de fin du monde, des messagers de l’Enfer… Il suffit de presque rien pour faire de cette scène un sabbat infernal. Juste un coup de pouce, un trait de crayon qui va tout à coup associer un pied à un corps d’oiseau, un moignon à une marmite, une béquille à une patte d’animal. C’est l’artiste voyant. On voit apparaître, dans une autre planche de dessins, une profusion de monstres846. Il s’agit peut-être, de la part du dessinateur, d’un amusement, de caprices dans le sens de Goya. Mais il semble qu’il y ait plus que cela : l’image d’un monde, le nôtre, où peuvent se manifester des monstres. Qu’est-ce qu’un monstre à la fin du Moyen-Âge847 ? Les monstres sont ceux qui ont des formes différentes de celles des hommes normaux. Les éléments qui les composent s’organisent de façon inhabituelle, ainsi que nous le rappelle Claude Kappler : « Les monstres sont avant tout, pour l’homme normal, des formes différentes de lui »848. Un troisième regard, visionnaire cette fois, replace tout cela dans l’histoire mythique de l’humanité. De quoi est faite l’histoire de l’homme ? Une grande catastrophe a détruit l’harmonie première de la Création : la Chute. C’est un moment de craquement qui provoque une exclusion de
845
Jérôme Bosch, Les Gueux, dessin. Jérôme Bosch, Croquis de personnages grotesques, dessin à la plume, University Gallery, Oxford. 847 Jérôme Bosch nait vers 1450, meurt en 1516. 848 Claude KAPPLER, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen-Age, Payot, Paris, 1980, p. 116. 846
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l’éden primitif. Les hommes – c’est ce qui les caractérise – ont été chassés du Paradis. Cette chute des hommes s’accompagne de la chute des anges que peint Bruegel849. Le récit de cette brisure est raconté dans un récit apocryphe : le Livre d’Hénoch, dans le premier livre, Le Livre des Veilleurs composé à une époque antérieure à 200 avant Jésus-Christ. Ce livre décrit la rébellion et la chute des anges déchus. Hénoch raconte l’union charnelle des anges avec les filles des hommes, la procréation des géants avec lesquels les maux se répandent sur la terre850. La splendeur primitive, l’enchantement du premier printemps, Bruegel la représente dans la partie supérieure du tableau. En haut, les anges musiciens célèbrent l’harmonie initiale du cosmos, un temps sans durée. Il y a là absence de rupture chez l’être humain. C’est un paysage de pure intensité lumineuse. L’âme s’est ensuite tournée vers la matière. Il s’agit d’une plongée dans une matière dépourvue d’ordre. Dans le tableau de Bruegel, les anges sont devenus des animaux monstrueux, des crabes, des batraciens qui se précipitent et se dévorent les uns les autres. Voici comment Claude-Henri Roquet décrit cette plongée : « (…) c’est un déferlement de monstres béants. Ils tombent du ciel et ils sont comme des poissons affreux de la mer : bouches flasques, dentues, et panses molles et blêmes. Comment ont-ils pu, si vite, à la vitesse de la foudre, perdre leur visage de lumière et leur figure céleste pour se masquer de ces gueules de lamproie, pour se changer en crapauds et en couleuvres, en crabes, en mufles des abîmes ?851 ». L’un des anges emporte dans sa chute un théorbe, sorte de violoncelle. On aperçoit un papillon qui déploie ses ailes, mais son corps est minéralisé. Les anges qui chassent les monstres sont jeunes, gracieux, vêtus de robes blanches, armés d’épées. Ils volent au-dessus de la mêlée en dansant, et au milieu d’eux, le prince des anges, saint Michel a une armure dorée et porte un bouclier rond tourné vers le bas recouvert d’une croix rouge. Et ClaudeHenri Roquet ajoute à propos des anges déchus : « Ils chavirent comme des requins crevés (…). Ce sont des amas d’entrailles et leur ventre craque et se fend comme la grenade : leur ventre est plein d’œufs venimeux et de la pullulation d’autres démons »852. Les comparaisons sont ici intéressantes. Elles suggèrent un mélange inquiétant et une confusion entre les différents règnes du vivant. Les « ventres » sont encore plus inquiétants dans leur capacité de génération et même de « pullulation ». Les monstres sont liés à un monde confus où les formes se mêlent, où il n’y a plus de repères, un monde qui ne sait pas où il va. 849
Bruegel, La Chute des anges rebelles, 1562, Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts. Ce texte est connu en Europe à partir du XVe siècle. 851 Claude-Henri ROQUET, Bruegel ou l’atelier des songes, Denoël, Paris, 1987, p. 111. 852 Claude-Henri ROQUET, op. cit., p. 111. 850
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Les maux se sont donc répandus sur la terre. En 1557, Bruegel dessine et grave pour l’éditeur anversois Jérôme Cock une série de sept planches : Les sept péchés capitaux. Dans La Luxure par exemple il puise dans l’univers démoniaque de Jérôme Bosch fait de monstres composites, de créatures obscènes et de diableries853. C’est dans ce contexte qu’intervient le thème de la Tentation de saint Antoine854. Le terme de tentation vient du latin temptatio dérivé de temptare signifiant attaque de maladie. En vieux français, le mot tenter a souvent le sens de sonder au sens où on peut l’entendre en médecine. Le thérapeute essaie de voir à travers des regards portés sur les forces du corps et de l’esprit comment l’être menacé peut répondre aux agressions et se rétablir dans sa santé. Puis, dans un contexte chrétien, le mot désigne le mouvement intérieur portant l’homme au mal. Par extension, il se dit de ce qui incite à une action en éveillant le désir. « Les Tentations sont l’expression d’un état de crise où la violence se manifeste d’une façon inusitée », écrit René de Solier855. Dans le dessin de Bruegel, saint Antoine se trouve en bas à droite. Quelle est son aventure ? C’est un ermite du désert égyptien qui apparaît très fréquemment dans les dessins, les gravures, la peinture de la fin du Moyen-Âge. La créature, l’être humain, est exposée à de multiples périls, aux maladies du corps et aux maladies de l’âme, aux péchés capitaux : l’orgueil, la luxure, l’envie, la colère, la gourmandise, la paresse, l’avarice. Bruegel, Jérôme Bosch, Grünewald sont fascinés par l’histoire de saint Antoine et par sa tentation856. Il y a là une double perspective : d’un côté les ravages possibles des péchés inscrits dans la tradition biblique. D’un autre côté, le thème prend une signification plus vaste : il s’agit d’une mise en scène du destin de l’être humain incarné par Antoine. Antoine s’en va au désert, non pas pour s’exposer aux épreuves de la faim, de la soif, de la chaleur ou du froid, mais pour entrer de manière solitaire dans un espace où les monstres vont venir le tracasser. Ces monstres sont à surmonter pour trouver un chemin de lumière. La gravure sur cuivre de Martin Schongauer, l’artiste alsacien, est tout à fait incroyable857. C’est une œuvre à part dans l’ensemble de l’œuvre de celui qu’on a surnommé le « beau Martin », « gravée probablement pour
853
Bruegel, Les Sept péchés capitaux, La Luxure, 1557, plume et encre, Bruxelles, Bibliothèque Royale Albert Ier , Cabinet des Estampes. 854 Voir le dessin à la plume de Bruegel de 1556, Oxford, Ashmolean Museum. 855 René de SOLIER, L’Art fantastique, J.-J. Pauvert, 1961, p. 66. 856 Dans l’œuvre de Jérôme Bosch, il existe plusieurs versions de la Tentation de saint Antoine. Ces visions jalonnent l’itinéraire du peintre. Il peint la Tentation, triptyque vers 1505, Lisbonne, Musée national d’art ancien ; une autre Tentation vers 1515, Madrid, Musée du Prado. 857 Martin Schongauer, La Tentation de saint Antoine, gravure sur cuivre.
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le couvent des Antonites d’Issenheim »858. Antoine, qui a son Évangile à la ceinture, est enlevé dans les airs par une bande de démons qui s’acharnent sur lui, le tirent dans tous les sens, le frappent à coups de bâton, le griffent, le déchirent, lui arrachent la barbe et les cheveux. Antoine, résigné, entouré de démons à écailles, velus, moitié chauve-souris, moitié reptiles à trompe, à suçoirs, ne se défend même pas859. Grünewald peint lui aussi une Tentation pour les Antonites d’Issenheim860. Antoine est renversé, piétiné, mordu, déchiré par les démons qui tiraillent ses vêtements, essaient de l’assommer. On peut y voir l’image des vexations diaboliques. Ces tortures peuvent être comprises comme les assauts du péché qui tenaillent la chair et l’âme, chaque monstre étant l’incarnation d’un péché particulier. L’un d’entre eux a retenu en particulier l’attention des médecins : le démon syphilitique qui représenterait la luxure, ce qui semble possible parce que l’histoire des Antonites est liée à la médecine. C’est la raison d’être de leur ordre et du couvent d’Issenheim. L’art et la pensée de Bruegel et de Jérôme Bosch évoluent dans deux mondes différents. Bruegel représente la vie réelle et il n’a suivi qu’occasionnellement l’enfer de Jérôme Bosch dans la Chute des anges rebelles, le Triomphe de la mort, et dans Dulle Griet861. Que signifie Dulle Griet ? Est-ce une allégorie de la guerre ? Le spectateur s’interroge sur tous ces figurants, ces monstres impossibles. Bruegel montre peut-être le triomphe de la paysanne sur les démons, c'est-àdire le triomphe de la vérité quotidienne sur les délires de l’imagination. Nous voyons une femme casquée, qui traverse un paysage infernal. Elle tient devant une épée, porte toute une batterie de cuisine et un panier plein. Elle a un coffret sous son bras, un gantelet d’homme d’armes. Derrière elle, un groupe de villageoises se livre à une mise à sac. Dans une mare à droite nagent des monstres. D’un poisson sort une jambe. Sur la maison, un personnage en robe, à califourchon, puise dans l’œuf cassé qui lui sert de derrière. Il porte sur son épaule une barque chargée d’un globe de verre dans lequel des personnages s’occupent autour d’un poulet rôti. Le ciel est incendié, et dans ce ciel volent des êtres absurdes. Une gueule est ouverte à gauche. S’agit-il d’une représentation de l’enfer ? Ou c’est la campagne ellemême qui est devenue tout à coup infernale ? « Parce qu’il était si étroitement engagé dans la vie quotidienne, Bruegel ne pouvait rester indifférent aux événements qui allaient
858
Claude CHAMPION, Schongauer, Librairie Felix Alcan, Paris, 1939, p. 57. Michel-Ange, nous dit Claude Champion, a été enthousiasmé par ces monstres et en a fait une copie. C’est en tout cas ce que rapporte Vasari. 860 Grünewald, La Tentation de saint Antoine, Colmar, Musée Unterlinden. 861 Bruegel, Le Triomphe de la mort, vers 1568, Madrid, Musée du Prado. Dulle Griet, 1564, Anvers, Musée Mayer van den Bergh. 859
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ensanglanter les Pays-Bas »862. Charles Quint y a envoyé les troupes espagnoles. Philippe II renforce le pouvoir des inquisiteurs devant la montée des calvinistes (1556). Il y a des bagarres fréquentes entre les Espagnols et les Flamands… La toile de fond n’est guère réjouissante ! C’est le monde même qui est devenu monstrueux, une nef démoniaque, une idée que nous retrouvons chez Jérôme Bosch. Le monde est devenu une nef des Fous, résumé de toute l’humanité. Une société d’insensés s’est embarquée dans une barque qui n’a ni voile ni gouvernail. Cette barque, où ont pris place des passagers hurlant et buvant, porte en elle le naufrage863. L’enfer chez Jérôme Bosch n’est plus limité au monde souterrain ; Il monte au grand jour, envahit toute la Création. Il rampe parmi les hommes et s’installe jusque dans le paradis terrestre. Les monstres déferlent sur le monde entier. Regardons ceux qui emmènent le char de foin864 : ce sont des monstres ! L’immense char de foin, l’humanité est emmenée par des monstres ! Ils déferlent dans bien des tableaux de Jérôme Bosch, en particulier dans Le Jardin des délices865. Que voyons-nous ? Un carrousel de figures nues qui chevauchent des licornes, des griffons, des chameaux, des léopards, des étangs où se baignent des nixes, des sirènes. Tout ceci dans un paysage qui lui aussi est monstrueux : des aiguilles de cristal traversent des rochers, des cactus géants, d’énormes fruits, d’énormes poissons… Les hommes vivent en compagnie des monstres mêlés d’oiseaux, de poissons, d’insectes, de fleurs cannibales. C’est la caricature de la Création divine. Sur la terre et dans le ciel se déploient tout un ensemble d’associations insolites. Dans le Char de foin par exemple, un monstre joue de son long nez étiré en clarinette. Jérôme Bosch utilise des objets réels, familiers, les fragmente et les recompose de manière imprévisible. On a ainsi un réajustement de parties non destinées à se trouver rapprochées : des assemblages de parties humaines et animales, des fragments d’objets usuels, de troncs et de branches d’arbres, etc… Cela donne des hybrides non viables mais convaincants dans leur anormalité. Un des meilleurs exemples de ces associations est l’Homme866 arbre . Ses pieds sont des barques, les jambes des troncs d’arbres évidés, le corps un œuf brisé. A la coquille se greffe une tête surmontée d’une piste circulaire. Voici le commentaire qu’en fait Wilhelm Fraenger dans son livre sur Le Royaume Millénaire de Jérôme Bosch : « Plongé dans la nuit de l’Enfer, se dresse un monstre aux contours anguleux brutalement découpés par une lumière crue. Ses pieds sont plantés dans deux grandes barques et 862
Robert L. DELEVOY, Bruegel, Skira, Genève, 1990, p. 81. Jérôme Bosch, La Nef des fous, vers 1490, Paris, Musée du Louvre. 864 Jérôme Bosch, Le Char de foin, vers 1490, Madrid, Musée du Prado. 865 Jérôme Bosch, Le Jardin des délices, vers 1505, Madrid, Musée du Prado. 866 Jérôme Bosch, L’homme-arbre, dessin à la plume, Vienne, Graphische Sammlung, Albertina. 863
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deux troncs d’arbres pourris lui servent de cuisses. Une articulation hybride, moitié genou moitié coude, conduit à l’épaule. Là nous découvrons un gigantesque œuf crevé : c’est le torse du spectre infernal. La coquille cadavérique est percée en plusieurs endroits par les branches desséchées qui partent des deux jambes-troncs. La tête du monstre, tournée en arrière, regarde par-dessus l’épaule »867. Nous retrouvons ici les associations insolites qui mêlent le végétal, l’humain, le monde des objets. Wilhelm Fraenger insiste sur les articulations, ce qui met fort mal à l’aise. L’œuf qui normalement doit donner la vie est « crevé », la coquille est « cadavérique », ce qui montre que le cheminement de la vie est menacé. Enfin, le regard « par-dessus l’épaule » est un regard à rebours qui montre une capacité d’inversion. On pourrait considérer ces monstres d’un œil amusé. La création de ces monstres serait le résultat d’un divertissement. On s’amuse de la variété, de l’ingéniosité de ces drôleries. Mais ces monstres cessent d’être drôles quand ils pénètrent dans le monde de la nature, c'est-à-dire qu’ils franchissent une barrière qu’ils ne devraient pas franchir. Ce sont des représentations, mais l’inquiétude est là. Que nous rencontrions les monstres en enfer, passe encore. Mais si on les croise dans nos campagnes, c’est autre chose. Si les monstres viennent se répandre sur la terre, il n’y a plus de sécurité. Cette fabrication de monstres correspond à l’idée que l’univers peut basculer dans le chaos, que l’ordre divin peut être détruit, qu’il peut y avoir subversion de la Création. Et c’est un retour au chaos bien plus terrible que celui des origines car ce chaos n’est pas l’informe, mais la destruction des formes qui ont été défaites.
867 Wilhelm FRAENGER, Le Royaume Millénaire de Jérôme Bosch, Les Lettres Nouvelles, Denoël, Paris, p. 109.
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Jonathan Swift et les monstres Christian BANAKAS Université Paris 1 La monstruosité apparaît dès la plus haute antiquité. En effet, ne voit-on pas dans l'Iliade et l'Odyssée, au cours d'un voyage, l'arrivée de terribles géants venant de tous côtés ? C'est bien au cours d'un voyage que Gulliver fait ses expériences monstrueuses. Quant à la ligne directrice de ce roman, il est possible de se référer à Platon : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». Cette phrase qui aurait été inscrite à l'Académie de Platon implique des exigences de raisonnement et un niveau élevé de connaissances. Jonathan Swift ne met-il pas indirectement en application cette devise ? Voici ce que nous lisons au tout début du roman : « De temps à autre, mon père m'envoyant un peu d'argent, je l'employais à étudier la navigation et les parties des mathématiques indispensables à ceux qui ont l'intention de naviguer868 ». Par ailleurs, Gulliver a fait d'impressionnantes études dans de nombreux domaines et, notamment celui de la chirurgie ce qui conduit Gulliver à devenir médecin pendant six ans à bord de plusieurs bateaux ; ceci prépare et explique la place occupée par la description anatomique de la personne, dans ce roman. Les unités de mesure utilisées par les Anglais : « le pied » et le « pouce » n'évoquent-ils pas le corps humain, en s'alliant à cette description anatomique que J. Swift fait tout le long du roman ? Par ailleurs, Jonathan Swift jongle avec les chiffres impressionnants et gigantesques, qui sont utilisés avec une très grande abondance dans son texte. Ainsi, pour montrer de quelle manière Gulliver est véhiculé dans le voyage à Lilliput, nous pouvons constater l'exagération ses évaluations : « Neuf cents hommes, choisis pour leur force, furent occupés à tirer ces cordages fixés aux poteaux par poulies. Et c'est ainsi, qu'en moins de trois heures, je fus soulevé et projeté sur le chariot869 ». En ce qui concerne son incarcération toujours dans le pays de Lilliput on notera les phrases suivantes : « Les forgerons du roi, par la fenêtre de gauche, avaient introduit quatre-vingt-onze chaînes comme celles qui attachent les montres des dames en Europe, et presque aussi grosses. Elles furent passées autour de ma cheville gauche et fermées par trente-six
868 869
Jonathan Swift, Les voyages de Gulliver, Lilliput, chap. 1. Id., p. 47.
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cadenas870 ». Ces chaînes font penser à l'esclavage sévissant sur beaucoup de continents. Ou encore en ce qui concerne son habillement : « Il fut de même décidé que trois cents tailleurs me confectionneraient un costume à la mode du pays871 ». Les moyens et les précautions mis en œuvre pour protéger la société contre la personne du seul Gulliver : « L'empereur avait donné l'ordre à trois mille hommes de ses meilleures troupes avec leurs arcs et leurs flèches, prêts à tirer sur moi872 ». Tous ces moyens paraissent démesurés, pourtant, les forces publiques n'hésiteraient pas aujourd'hui à dépasser ce chiffre dans des cas où la sécurité s'imposerait. Pour sa nourriture « Il me serait alloué une quantité de viande et de boisson suffisante à la subsistance de 1 728 Lilliputiens873 ». C'est bien la crainte de la famine dans le monde qu'il invoque ici, indirectement et, par là même, le problème de la surpopulation. Les monstres apparaissent dans la littérature et le cinéma avec de nombreux moyens techniques qui mettent en évidence toutes les pensées de Jonathan Swift. Il fait usage essentiellement des mesures anglaises comme le pouce et le pied pour décrire par exemple, les portes de la capitale Mildendo. Jonathan Swift part toujours de petites mesures tel le pouce (2.54 cm) ou le pied (30 cm) dont la multiplication fait monter les enchères. Par cette technique, il peut mettre en opposition « le microcosme » et « le macrocosme ». Tout le roman se construit autour de ces deux mesures qui contribuent à le rythmer. La montée très progressive de l'inflation ou de l'impôt sont des phénomènes qui peuvent se rapprocher des calculs monstrueux que J Swift fait tout au cours de son ouvrage. En effet, le cumul des petits nombres additionnés devient impressionnant et peut servir à des fins politiques. « Les grandes portes d'une cour à l'autre n'étaient que de dix-huit pouces de haut sur sept de large874 ». [Un pouce 2.54 cm ; 2.54 x 18 = 45.72 cm et 2.54 x 7= 17.78 cm] Voici pour la description d'une cour : « La cour extérieure est un carré de quarante pieds et comprend deux autres cours875 ». Nous passons du macrocosme au microcosme, ces deux extrêmes se rejoignent par les chiffres qui s'inversent mais restent toujours impressionnants. 870
Id., p. 49. Id., p. 56. 872 Id., p. 61. 873 Id., ch. 3, p. 74. 874 Id., chap. 4, p. 76. 875 Ibid. 871
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Le voilà à Brobdingnag parmi les très grands. Les difficultés qu'il rencontre pour monter un escalier, fait penser à la hiérarchie sociale : « Il me fut impossible de franchir cette barrière, car chacune des marches mesurait bien six pieds de haut et la pierre centrale plus de vingt876 ». [un pied = 0.30 cm x 6 = 1.8 m ; 0.30 x 20 = 6 m] L'impressionnante et déconcertante rencontre des habitants de ce pays qui dominent Gulliver, au point de lui faire regretter Lilliput : « Tout à fait découragé par l'effort que je venais de fournir et accablé de chagrin et de désespoir, je me couchai entre deux sillons et je souhaitais ardemment d'y finir mes jours. Je pleurai ma veuve désolée et mes enfants orphelins. Je déplorai ma folie et mon obstination à vouloir entreprendre un second voyage contre l'avis de mes amis et de mes parents877 ». Nous pourrions trouver des situations semblables à notre époque. Cependant Gulliver n'a pas oublié sa famille : « Je laissai quinze cents livres à ma femme et je l'installai dans une maison confortable à Redriff 878». Il donne un grand nombre de mesures exceptionnelles, pour mettre à l'abri toute sa famille ; en s'appuyant sur une comptabilité précise qu'il expose en une page. Nous pensons à tous les systèmes d'assurance qui sont proposés à notre époque. Ce passage fait sans doute référence au triste épisode où un grand nombre de commerçants britanniques a connu la ruine en achetant des actions de la Compagnie des mers du sud. Cela a donné probablement l'idée à J Swift de développer cette idée d'accroissement, et de déclin de l'économie et des finances, par le changement de taille de Gulliver qui devient en effet par sa taille elle-même, le baromètre des fluctuations et des transactions commerciales. Gulliver se met à regretter Lilliput comme nous l'avons mentionné précédemment car il ne supporte pas d'être dominé. Il fait preuve d'un orgueil démesuré : « Dans cette terrible agitation d'esprit, je ne pus m'empêcher de songer à Lilliput et à ses habitants qui me regardaient comme le plus grand prodige qui ne fût jamais apparu en ce monde879 ». Son orgueil s'amplifie encore dans les propos qui suivent : « Là j'avais pu entraîner toute une flotte royale d'une seule main et accomplir des exploits qui seraient consignés dans les chroniques de cet empire, et que la postérité croirait à peine, bien que des millions de gens pussent témoigner de leur véracité880 ». 876
J. Swift, Les voyages de Gulliver, Brobdingnag, ch. 1, p. 134. Id., p. 136. 878 Id., p. 129. 879 Id., p. 136. 880 Ibid. 877
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Cet orgueil démesuré se traduit par une remarque ironique : « La sauvagerie et la cruauté humaines sont proportionnelles à la taille de l'homme, et que pouvais-je attendre de ces barbares, si ce n'est que le premier qui viendrait à me découvrir ferait de moi une bouchée ?881 ». Il relativise cette situation : « Et qui sait, cette race de géants même est peut-être dépassée en quelque partie du monde encore inexplorée ?882 ». Nous pouvons imaginer toutes les nations qu'il ne mentionne pas dans ces textes et, auxquelles il n'a pas pu, ne pas y penser. La force s'exprime avec des chiffres comme aujourd'hui, on peut le faire pour mesurer la force dissuasive d'un pays avec son arsenal militaire composé par exemple d'ogives nucléaires. Jonathan Swift insiste sur la cruauté humaine et sa ruse : « L'énorme créature s'arrêta net, et regardant attentivement autour d'elle, finit par me découvrir. Elle me considéra quelque temps avec la circonspection d'un homme qui tâche d'attraper un petit animal dangereux de façon à n'être ni griffé, ni mordu, comme je l'avais fait moi-même en Angleterre avec une belette. Le moissonneur se risqua à me saisir par derrière, et par le milieu du corps, entre le pouce et l'index, et m'amena à une toise de ses yeux883 ». Il mentionne la cruauté des enfants : « Me souvenant de la cruauté naturelle des enfants envers les oiseaux, les lapins, les petits chats, les petits chiens…884 ». Un chat devient pour sa taille une menace : « Le ronron de cet animal qui paraissait trois fois plus gros qu'un bœuf, à en juger par sa tête et l'une de ses pattes885 ». Il a le vertige tel l'alpiniste qui mesure au pied d'une haute montagne, tous les risques qui pourraient se présenter à lui. Il expose sa situation au moment des repas : « Je vins à buter sur une croûte de pain et je m'affalai, la figure sur la table, mais sans me faire du mal886 ». L'attitude du roi du pays de Brobdingnag manifeste toute la curiosité et l'intérêt qu'il porte à l'Angleterre et à ses institutions. Là encore, il mesure tout le temps qu'il a fallu pour que le roi puisse comprendre tout ce qui était nouveau pour lui, avec encore, et, toujours des chiffres et des heures : « Il me fallut pas moins de cinq audiences de plusieurs heures pour achever cette conversation, et le roi écouta le tout avec la plus grande attention, prenant
881
Ibid. Ibid. 883 Id., p. 137. 884 Id., p. 141. 885 Id., p. 142. 886 Id., p. 141. 882
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fréquemment des notes et rédigeant d'avance des listes de questions qu'il avait l'intention de me poser887 ». Les lois de son pays évoquées pour les faire connaître au roi du pays de Brobdingnag sont pour J. Swift un prétexte, pour donner de son pays, une image très positive : « Imagine, aimable lecteur, combien j'ai pu envier alors la langue de Démosthène ou de Cicéron qui m'aurait permis de chanter les louanges de ma chère patrie en un style digne de ses mérites et de sa félicité888 ». Il manifeste tout son attachement à son pays : « J'ai toujours eu pour ma patrie cette louable partialité que Denys d'Halicarnasse, si justement recommande à l'historien. Je cachais les points faibles et les difformités de mon berceau politique pour mettre en lumière ses vertus et ses beautés889 ». Cependant il manifeste un pessimisme certain pour l'humanité, pour ne pas dire une forme de misanthropie. Ces voyages dans différentes îles imaginaires lui permettent d'exercer une satire sociale et politique très violente en utilisant l'ironie, la politique, la logique, le fantastique et la science-fiction. Aux pays des Houyhnhnms ce sont des chevaux beaux et intelligents qui sont les maîtres des Yahoos qu'ils dominent. Dans ce passage J. Swift se montre encore une fois très pessimiste sur la nature humaine : « Quant à ces infâmes Yahoos, bien que je fusse animé à cette époque par un rare amour de l'humanité j'avoue que jamais je n'ai vu d'être vivant aussi répugnant à tous points de vue890 ». Ce jeu subtil des dimensions permet à J. Swift d'évoquer les problèmes de son temps, avec tout ce qui grandit ou affaiblit les hommes qui entreprennent des voyages, dans un but commercial et tous les écueils qu'une telle démarche peut entraîner. J. Swift annonce probablement ce que Wells a décrit dans L'île du docteur Moreau. À Laputa, il découvre une société composée de « Struldbruggs », qui peut donner naissance à des enfants qui ne connaissent pas la mort. Gulliver s'en réjouit en un premier temps : « Je reconnais volontiers que je fus frappé d'une joie indicible en apprenant cette nouvelle891 ». En effet, il se met à spéculer sur tout le temps qu'il lui serait accordé pour réaliser des projets chimériques sans fin, qui va faire rire tous les habitants de ce pays car il découvre que ces « immortels » ne sont pas épargnés par la maladie, la vieillesse et l'oubli, et qu'ils deviennent ignobles, irascibles et détestés de tous. 887
Id., ch. 6, p. 199. Id., p. 197. 889 Id., ch. 7, p. 207. 890 J. Swift, Les voyages de Gulliver, Houyhnhnms, ch. 2, p. 342. 891 J. Swift, Les voyages de Gulliver, Laputa, ch. 1, p. 312. 888
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Voici la réalité qu'il nous fait découvrir dans la fiction qui s'imbrique dans la fiction elle-même, pour déboucher sur la vision bien pessimiste de J. Swift. « Quand ils arrivent à l'âge de mourir ils n'ont pas seulement toutes les manies et toutes les infirmités des autres vieillards, mais beaucoup d'autres qui viennent de l'effroyable perspective de ne jamais mourir. Ils ne sont pas seulement entêtés, hargneux, avides, maussades, vaniteux, bavards, ils sont incapables d'amitié, morts à toute tendresse naturelle, laquelle ne s'étend jamais au-delà de leurs petits-enfants. Leurs passions dominantes sont l'envie et les désirs impuissants. Ils sont surtout jaloux des vices de la jeunesse et de la mort des vieux892 ». Sa géométrie et ses calculs font penser à toutes les statistiques qui sont utilisées de nos jours pour mesurer la force ou les faiblesses d'un pays afin d'en tirer, une géopolitique. Par ailleurs, les progrès des sciences médicales pour prolonger la vie sont ici, indirectement évoqués mais, il s'agit plus généralement des progrès scientifiques qui se manifestent dans tous les domaines. La géopolitique de son temps est présentée dans les dernières pages de son ouvrage : « On m'a suggéré, je l'avoue, que j'étais tenu d'abord, en bon sujet anglais, de remettre à mon retour un mémoire à un secrétaire d'État. Car toute terre découverte par un sujet britannique revient à la couronne893 ».
En conclusion Ce récit nous fait penser à tous les nouveaux continents que les navigateurs découvraient à l'époque. Gulliver donne de ces découvertes des impressions très contrastées où la dimension positive de ces découvertes est souvent éclipsée par des aspects très négatifs. « Je pensai à la mortification que ce serait pour moi d'avoir à paraître aux yeux de cette maison de géants aussi insignifiants qu'un Lilliputien le serait parmi nous894 ». L'audace et l'humour de J. Swift se révèle dans sa conclusion où il affirme la véracité de tous ses récits : « Ainsi donc cher lecteur, je t'ai donné un récit fidèle de mes voyages sur un intervalle de seize années et sept mois. J'ai été plus soucieux de vérité que d'élégance895 ». Il va encore plus loin en écrivant : « Je souhaite de tout mon cœur une loi qui imposerait à tout voyageur de faire serment, devant le Lord
892
Id., ch. 10, p. 319. Id., ch. 10, p. 319. 894 Id., ch. 12, p. 433. 895 Id., ch. 12, p. 430. 893
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Chancelier, que l'ouvrage qu'il a l'intention de publier est rigoureusement véridique, au meilleur de sa connaissance896 ». Il est encore ici question d'une sorte d'immense baromètre bien gradué de la notion de vérité, qui vise la presse de l'époque qui s'attaquait aux principes fondateurs de la culture qu'il défendait ardemment. Enfin, après la lecture de Gulliver comment ne pas penser au phénomène du microcosme qui a été exploité au cinéma dans le film américain de 1932 intitulé Freaks (La monstrueuse parade) de Tod Browning. Des êtres difformes atteints de nanisme, se produisent dans un célèbre cirque, afin de s'exhiber en tant que phénomène de foire. Tous ces voyages ne lui sont pas très profitables, il évoque sa difficile réadaptation dans son propre pays : « La première année, je ne pus supporter la présence ni de ma femme, ni de mes enfants. Leur odeur même m'était intolérable897 ». Jonathan Swift a toutes les caractéristiques d'un monstre de la littérature. Il a voulu défendre avec beaucoup d'humour et d'ironie la civilisation à laquelle il appartenait. « Un autre grand avantage de l'abolition du christianisme est le gain d'un jour sur sept, et donc une perte pour le royaume d'un jour de commerce, d'affaires et de plaisir…Les établissements maintenant entre les mains du clergé pourraient aisément être convertis en maisons d'échange, lieux de plaisir, dortoirs, et autres édifices publics898 ». Ce procédé d'ironie mordante utilisé ici, se retrouve dans sa proposition pour résoudre le problème de la famine en Irlande. Par ailleurs, il a influencé Wells qui, dans son roman intitulé La nourriture des dieux, décrit deux savants qui ont mis au point une substance chimique accélérant la croissance des enfants nouveaux nés, des insectes, des plantes etc… Wells fait bien allusion à Gulliver dans ce roman.
Bibliographie x x x
Jonathan Swift, Voyages de Gulliver, traduction de André Bay, notes de Jacques Pons, préface de Maurice Pons, Paris, Gallimard, 1964. The correspondence of Jonathan Swift, H. WILLIAMS (éd.), Oxford, Oxford UP, 1965. The works of Jonathan Swift, éd. W. SCOTT, London, Bickers and Sons, 1883.
896
Id., ch. 12, p. 431. Id., ch. 11, p. 429. 898 J. Swift, Argument sur l'abolition du christianisme (1708). 897
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x
Laurent JAFFRO, « Abolition ou réformation du christianisme ? L'argument de Jonathan Swift contre les libres penseurs », La Lettre clandestine (Classiques Garnier) 13, 2005, p. 15-33.
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Monstres japonais : divertissement et morale à l’époque Edo Amandine COSSON
(Professeure certifiée en lettres modernes) Si l’étude des monstres grecs et latins, qu’on trouve en profusion dans les arts graphiques et dans les lettres classiques, a évolué jusqu’à rencontrer la reconnaissance qu’on lui connait, l’étude des monstres japonais, quant à elle, développe timidement, mais non moins fièrement, ses premiers balbutiements. En effet, nous partageons avec plaisir les rencontres fabuleuses d’Ulysse et de ses compagnons de voyage, et nous reconnaissons sans rougir les créatures qui peuplent les mythes et les livres saints, spécialement quand elles ont trouvé le succès auprès des artistes tout au long des siècles. Nous allons tenter à présent d’éclairer le large pandémonium surnaturel qui s’est constitué sur l’archipel nippon et d’en tirer les fils majeurs afin, tout d’abord, de montrer la richesse artistique et littéraire propre au Japon, et de faire partager ce plaisir que l’on éprouve à la découverte des liens particuliers qui unissent un peuple à son imaginaire. Nous nous bornerons à l’ère Edo (1600-1868) qui s’étend des lendemains de la bataille de Sekigahara (j. Sekigahara no Tatakaiؖϴݬક͏) jusqu’à l’arrivée du commodore M. Perry qui précipita la fin du Bakufu. Le premier colloque français qui aborda la question du monstre au Japon, et en Asie orientale plus généralement, se déroula en 2014 à l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) à Paris899 et suscita l’interrogation de l’importance d’un tel sujet, jusque-là relayé au rang des divertissements peu sérieux. Quatre ans plus tard, le musée du quai Branly ouvre ses portes à un genre nouveau d’exposition avec Enfers et Fantômes d’Asie, installant ainsi la question des monstres asiatiques dans une sphère de raisonnement bien plus large qu’un catalogue de curiosité. Le monstre, à la fois réalité et invention, composition et décomposition, expression et création, est œuvre d’art. Plus encore, il expose les peurs et les fantaisies de ses contemporains, il se plie aisément dans le temps et ne craint pas de s’adapter, enfin il porte en lui souvent plus qu’une simple anormalité car il interroge sur les principes mêmes de notre humanité. Seule réserve, lorsque ce monstre ne fait pas partie de notre système de représentations habituelles, il devient cette extravagance d’un autre monde qu’on ne peut prendre au sérieux. Il nous faut donc découvrir comme un 899
Voir DURAND-DASTES et LAUREILLARD 2017.
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Japonais envisagerait ces phénomènes surprenants, telle est l’expérience que nous proposons ici.
Quand monstres et science font bon ménage La langue d’abord nous offre une définition des monstruosités pleine de nuances. Le terme ancien mononoke ≀ࡢ désigne les revenants comme les cas de possession par un esprit démoniaque menant au trépas du possédé. C’est un état dont la source du mal est invisible de fait mais dont les conséquences, elles, sont observables. Vient ensuite bakemono ࡅ≀, la créature monstrueuse dans son acception la plus large. Un humain aux capacités prodigieuses ou au physique contre nature peut être étiqueté de la sorte. Mais le terme qui marque aujourd’hui les mentalités, c’est de toute évidence le terme yōkaiዿ. Utilisé comme terme générique par les ethnologues, yōkai recoupe un ensemble d’éléments hétérogènes avec lesquels il est indispensable de raisonner : monstruosités physiques, psychologiques, anomalies de la nature, phénomènes météorologiques et optiques incompris, humeurs étranges et violentes, créatures composites imaginaires, êtres humains marginaux. En 2008, le dessinateur de manga Mizuki ShigeruỈᮌ ࡋࡆࡿ (1922-2015) publia un Dictionnaire des yōkai qui n’en contient pas moins de cinq cents différents. En 2010, le professeur Komatsu Kazuhiko ᑠᯇᙪ (né en 1947) met au point une base de données, consultable à loisir sur internet900. L’entreprise est de taille car il faut relever et classer l’ensemble des témoignages que nous offrent les arts et la littérature japonaise, sans oublier les témoignages – accès sensible aux représentations mentales. Le but de tels relevés vise à déceler les mouvements conceptuels de l’esprit japonais au cours de l’histoire. Comment l’homme se représente et ordonne les phénomènes auxquels il est confronté ? Sur le plan cognitif, les êtres surnaturels font partie d’un même espace de représentation, qu’ils soient bénéfiques ou maléfiques. Les bons phénomènes surnaturels – qu’on appellera les kami ਈ, les dieux japonais dits « autochtones » - côtoient les mauvais phénomènes surnaturels – les yōkai. Aussi, le monde des esprits, des monstres et des marginaux n’est pas, par définition, celui des hommes, des vivants et des êtres qui se construisent en société. Le monde ainsi divisé entre les hommes et les monstres est par endroit poreux : des failles901 se forment entre les deux et ainsi naît l’expérience du surnaturel. Komatsu explique dans sa thèse que c’est 900
Consultable à l’adresse : http://www.nichibun.ac.jp/YoukaiGazouMenu/. MIYATA Noboru parle de « failles », en japonais kyōkai ቃ⏺, telles que « des carrefours, des puits, des maisons hantées au fond des villes ». Voir MIYATA 2007.
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l’attitude des hommes vis-à-vis de ces phénomènes étranges qui transforment ces derniers soit en kami, soit en yōkai. Le yōkai serait une forme dégradée, oubliée d’une déité. À l’inverse, un yōkai que l’on fréquente spirituellement devient un protecteur. Nous illustrerons notre propos avec le kappa Ἑ❺, aussi appelé Kawatarō, dangereuse créature des eaux au corps de reptile, à la carapace de tortue et au bec d’oiseau. Son crâne tantôt orné d’écailles ou de cheveux porte en son centre un trou dans lequel il conserve l’eau de la rivière, son habitat naturel. Il y attirait les chevaux pour les noyer, ce qui lui valut son surnom de « tireur de chevaux » Ἑ❺㥖ᘬ902. Yanagita Kunio ᰗ⏣ᅧ⏨ (1875-1962) fut le premier à relever la présence de cette créature, sous diverses appellations, dans l’ensemble de l’archipel. Au XVIIIe siècle, sous l’influence croissante des encyclopédies naturalistes (j. honzōgaku, ᮏⲡᏛ) et des traités médicaux, le kappa fait l’objet d’une rationalisation. Les encyclopédies Wankan Sansai Zue, « Kawatarō », 1712. d’inspiration chinoise du début du siècle le classe parmi les animaux aquatiques de Shikoku et Kyūshū. Nombreux dans les plaines et les rivières de Shikoku et Kyūshū, le kawatarō est aussi grand qu’un enfant de dix ans en position debout. Il formule des paroles. Ses poils sont courts et peu nombreux et au sommet de son crâne se trouve un renfoncement où stagne un peu d’eau. Il vit dans l’eau. A la tombée de la nuit, il sort aux alentours pour grignoter les récoltes de légumes ou de céréales. Il aime les combats de sumo et lorsqu’il voit quelqu’un, il veut engager un combat. Pour le vaincre, il faut d’abord s’incliner, la tête basse. Le kawatarō fera de même et perdra en s’inclinant l’eau contenue dans le creux de son crâne, perdant ainsi sa force. Vous pourrez ainsi le renverser sans crainte. Son crâne est plein d’eau, sa force est égale à celle de deux hommes courageux. Ensuite, il étire son bras et peut le mouvoir librement dans n’importe quelle direction : alors il n’y a rien pour vous sauver. Avec cette main, il tire de force les vaches et chevaux 902
Voir ISHIDA 1950.
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dans l’eau et aspire leur sang directement par leur anus. Ceux qui doivent traverser une rivière doivent donc rester sur leurs gardes.903
La description encyclopédique inspire les lettrés qui pratiquent assidûment, entre autres, les activités des lettres et des arts. Toriyama Sekien illustre dans ses Parades904 le kappa dans son élément aquatique et redonne une apparence plus proche de la grenouille que du singe. Aussi, quand certains donnent à l’attaque sanglante du monstre emblématique des allures comiques905, d’autres la soulignent avec des couleurs sanglantes906. Aujourd’hui, le kappa est utilisé à des fins pédagogiques sur les panneaux signalétiques, proche des points d’eau à risques. Il est particulièrement apprécié au cinéma et dans l’animation comme ami du héros. Le philosophe Ino.ue Enryō ୖ, fondateur de la Société d’études des mystères (j. fushigi kenkyūkai ᛮ㆟◊✲ 1886), fut le premier à rassembler les intellectuels et scientifiques de son temps dans l’élaboration des études de monstres, appelée « yōkaigaku » ዿᏛ. Il propose dans sa Lecture sur les études des mystères907 un découpage des monstres japonais tel qu’il apparaît sur le schéma ci-dessous :
Les monstres réels sont divisés en deux natures. Ceux qui sont qualifiés de « véritables » regroupent l’ensemble des animaux existants mais peu connus et par conséquent exotiques. L’album Tayasu 84 présenté dans 903
Voir TERAJIMA 1712 (article « Kawatarō »). Voir TORIYAMA 1776, « Le kappa, aussi appelé Kawatarō ». 905 Voir HOKUSAI 1814. 906 « Enfant attaqué par un enkō à la rivière Shingaigawa », Ehon atsumegusa ࠗ⤮ᮏ㞟Ⱁ࠘, 1836. 907 Voir INO.UE 1893. 904
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l’ouvrage d’Alain Briot intitulé Monstres et Prodiges dans le Japon d’Edo récence, parmi les singes à trois bras et les comètes en forme de tube, un faisan d’ornement dont le plumage rappelle la couleur de l’or. Cette espèce qui existe encore de nos jours attisait les esprits par sa rare beauté. Elle n’en reste pas moins bien réelle. Les monstres dits « naturels » sont tout aussi possibles et tout aussi rares. Cette branche regroupe l’ensemble des malformations, qu’elles soient génétiques ou infligées. L’enfant monstre de la province d’Aki908 témoigne de la naissance d’un enfant anencéphale : son crâne absent laisse apparaître les organes de la tête fusionnés dans le buste, et ses testicules sont d’une taille disproportionnée. L’album Tayasu 84 témoigne également de la naissance d’une tortue bicéphale et d’un chiot à huit pattes. Ces pathologies sont largement expliquées et rationalisées par M. Briot dans son ouvrage, mais pour les Japonais qui vivaient à l’époque Edo, la signification de telles naissances n’était pas liée à la science ou à la médecine. Ces naissances prenaient place dans le cycle des causes et des effets. Cette conception ontologique établie un système où « tout ce qui existe représente un procès karmique : êtres animés ou inanimés, les bêtes, les hommes et les dieux eux-mêmes n’existent que d’une existence sérielle (s. saṃtāna) faite de causes et de fruits (s. hetuphala), où l’instant et l’acte présents sont conditionnés par ceux qui précèdent et conditionnent ceux qui suivent909 ». Ainsi, une naissance monstrueuse est la conséquence d’un acte antérieure qui vient contredire la Loi bouddhique : les parents, premiers fautifs, voient leurs fautes rejaillir dans la difformité de leur enfant. Le rôle de l’enfant ne s’arrête pas à l’expiation des péchés de ses parents. Exhibé aux yeux de tous dans les foires, il devient un symbole du pouvoir divin actif et agit de manière prophylactique sur les autres pécheurs qui viennent admirer la puissance divine à travers lui. Le monstre n’est donc jamais pleinement défectueux, il est aussi exemplaire.
Exhibitions et spectacles Les êtres difformes ne sont pas soumis à la seule force des causes et des effets. Dans les foires (j. misemono ぢୡ≀) du Japon de l’époque Edo, et ce jusqu’à leur suppression progressive à la fin du XIXe siècle, on trouve de fabuleux spectacles où sont exhibés tour à tour des avaleurs de bambou, des jongleurs d’éventails et d’assiettes, des acrobates, humoristes et dresseurs de tigres ou de chevaux. Le public circule de scène en scène pour voir les impressionnantes performances, mais aussi les plus grandes étrangetés. Les chimères tiennent ici une place importante et les chefs de foire n’hésitent pas à redoubler d’ingénuité comme de sadisme. L’exhibition d’une fausse sirène, 908 909
Voir BRIOT 2013 (planche 13). Voir BUGAULT 1968.
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d’une femme serpente ou d’un fantôme sans pieds nécessite l’intervention de cul-de-jatte, fort appréciés pour les rôles monstrueux. Enfin, la plus effrayante créature qui apparaît sur les planches est sans conteste la démone (j. oni musume 㨣ፉ) : le visage voilé, elle entre accompagnée du présentateur qui annonce au public la peur qui ne va pas tarder à le saisir. Soulevant son voile, la démone met au jour un visage repoussant, une large bouche béante dans laquelle on a installé des dents proéminentes. Sur sa tête se dressent deux cornes. Le présentateur détourne la tête dans un signe de dégoût mêlé de pitié910. Le visage de la démone, probablement créé grâce à des incisions, suit les traits canoniques du masque de Hannya, figure légendaire de la femme qui revient à la vie pour se venger, fréquemment représentée sur les scènes du théâtre Nō.
Nai Shinkō, Hanamomiji futari ankōࠗⰼ⣚ⴥே㩣㫘࠘, 1805. Consultable en ligne sur le site de l’université de Waseda : http://archive.wul.waseda.ac.jp/kosho/he13/he13_02946/he13_02946_0097/he13_02946_00 97 df
Si l’on revient au schéma d’Ino.ue, on peut ajouter que les monstres dits « réels » sont des phénomènes sensibles qui ont été observés dans la nature ou dans les foires et qui nous sont parvenus majoritairement par les illustrations que les contemporains en ont faites. Les monstres dits « imaginaires » sont d’une nature différente et parfois plus complexe. Ils sont souvent, mais pas uniquement, la déformation d’un phénomène qui s’est réellement produit mais sur lequel est venu s’ajouter des éléments inventés. 910
Inconnu, Oni no shikogusaࠗ㨣ࡢ㊃ྥⲡ࠘, 1778, p. 14. Consultable en ligne : http://www.dl.ndl.go.jp/info:ndljp/pid/10301043.
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La fameuse sirène de 1805, dont l’image se retrouve sur des feuilles volantes (j. kawaraban ⎰∧) qui circule de main en main, enjolive une scène de pêche au gros en remplaçant la face du poisson ou du cétacé par le visage de Hannya. (voir illustration ci-dessous accompagnée de sa traduction).
Une sirène est apparue dans la baie de Yokata en Etchû et tourmentait les bateaux de pêche. Elle fut encerclée par un grand nombre de bateaux de pêche et abattue par 450 arquebuses. Sa taille était de 3 jô 5 shaku (10m) sa tête mesurait 3 shaku 5 sun (1m environ), sa chevelure avait 1 jô 8 shaku de long (11,5 m). Elle avait trois yeux sur chaque flanc et portait deux cornes d’or recourbées. Ses nageoires avaient des nervures en arabesques. Sa queue était comme celle d’une carpe. Sa voix résonnait à une lieue à la ronde. Ceux qui voient ce poisson une fois auront une longue vie, seront protégés des calamités et connaîtront le bonheur toute leur vie. 5e mois de Bunka 2 (1805)911
Cette créature composite mélange les attributs des créatures mythiques chinoises (trois yeux sur le flanc, cornes d’or), ceux du théâtre traditionnel de masques, de beauté féminine et des descriptions naturalistes. La capture ou la simple vision d’une telle créature apporte une protection karmique et assure la prospérité d’un individu. Puisque l’illustration a la même valeur magique qu’une amulette, bon nombre de foyers copiaient sur papier l’illustration de la sirène et la conservaient pour se protéger des 911 BRIOT Alain, traduction proposée dans son article « Sirènes Japonaises », consultable en ligne.
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maladies ou de la mauvaise fortune 912. La valeur magique de la sirène remonte au XVIe siècle : on fabriquait des statuettes en terre cuite qu’on offrait en ex-voto aux temples en prévention des épidémies. À l’époque Edo, un tout autre genre de statuettes voit le jour et perdure jusqu’à l’arrivée du commodore Perry. Les fausses momies de sirènes sont d’habiles constructions : une tête et un torse de singe momifié, une queue de saumon évidée, séchée puis doré ou laquée, le tout assemblé par une structure interne en métal afin de lui faire prendre les positions que l’on souhaite. Cette œuvre de crypto-taxidermie connait son plus ancien exemple offert comme ex-voto au temple Zuiryūji à Ōsaka en 1682. On les retrouve plus tard dans les foires, exhibées Fausse momie de sirène, conservée au sur un trépied comme des British Museum, Japon, 18ème siècle. N° référence : restes de créatures As1942,01.1 surnaturelles. Le pouvoir © The Trustees of the British Museum magique qu’on leur accorde attire des foules de curieux qui souhaitent profiter de sa protection. Le journal de campagne du commodore témoigne de la vente fréquente de fausse sirènes fabriquées par les pêcheurs japonais. Les étrangers pouvaient acheter ces créatures comme souvenir. Aujourd’hui, en Occident, on retrouve ces antiques souvenirs conservés dans les musées comme témoignages du passé. La sirène conservée au British Museum est un exemplaire typique du XVIIIe et du XIXe siècle. Sur le visage déformé par un inquiétant hurlement, les poils dessinent une barbe autour d’une bouche pleine de petites dents pointues. Les mains sont portées aux joues pour accentuer l’effet dramatique d’une mort brutale. La queue de poisson est recourbée dans une sorte crispation mortelle.
912
Kato Eibian, Waga koromo, vol. 14, 1820.
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Ces fausses momies, dont on connait aujourd’hui tous les secrets, font naître de nombreuses interrogations chez les chercheurs. Comment les Japonais pouvaient-ils croire en l’existence de telles créatures ? Cette question, en réalité, n’est pas pertinente quand on sillonne l’univers intellectuel du Japon d’Edo, pour la simple raison que les lettrés et les médecins de l’époque ne se posaient pas la question en ces termes. Si l’on retrouve dans les encyclopédies ou les carnets naturalistes ces monstres côtoyant les animaux, à traitement égal, nous sommes dans l’obligation de comprendre quelle démarche intellectuelle est alors à l’œuvre. La question de la réalité n’est pas fondamentale pour le naturaliste du XVIIIe siècle, ce qui compte c’est la compilation de tous les phénomènes vivants observables. Savoir si la sirène à tête humaine est vivante ne change pas le poids « Sirène » illustrée dans réel qu’elle a dans l’esprit des l’Encyclopédie naturelle illustrée contemporains. Le naturaliste Mōri Baien (1838), microfilm N°33. ẟ ᱵᅬ (1798-1851) n’hésite pas à représenter dans son Encyclopédie naturelle illustrée913 une sirène hurlante en tout point similaire à celle du British Museum (voir illustration ci-contre).
Jeux d’esprit quand vient le soir La dernière catégorie proposée par Ino.ue propose de classer sous l’étiquette « monstres accidentels » les phénomènes de l’esprit tels que la paréidolie, interprétation déformée d’un phénomène sensible. Lorsque la perception humaine laisse voir dans les traces de la nature des images surnaturelles, il est souvent difficile de rationaliser l’évènement. Toutefois, les intellectuels d’Edo ne sont point crédules sur les mécanismes de l’esprit. Le fantôme vu par ces deux individus n’est ni vrai ni faux. Si chacun de nous est capable de ressentir ce genre de chose au fond de sa poitrine, elle n’en reste pas moins ni vraie ni fausse. Une formule d’éveil du bouddhisme dit : « ni « il y a » ni « il n’y a pas », il y a et il n’y a pas ». Si l’on voit un 913
Voir MORI 1838.
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fantôme, c’est que fantôme il y a. Si on se rend seul dans un cimetière en plein milieu de la nuit et que, sur nos gardes, nous pensons à la peur, alors n’importe qui en viendrait à prendre l’ombre des feuillages pour un fantôme. C’est ce que l’on appelle une « acquisition de transformation » et c’est une monumentale erreur. Les hommes se trompent et c’est pourquoi le monde est rempli de fantômes.914
Les fantômes (j. yūrei ᗃ㟋) sont très appréciés du public d’Edo. On les trouve en littérature, dans les anecdotes étranges, au théâtre dans de sanglantes histoires de vengeance, et dans les arts graphiques tantôt amusants, tantôt inquiétants. Hokusai inventa notamment les premiers fantômes « sans pieds » dans ses estampes. La question de la mort est centrale dans la société japonaise. Si le culte des ancêtres n’est pas respecté, l’esprit du mort est condamné à errer sur terre sous une forme altérée, un feu yin, et provoque des catastrophes. La rencontre avec un monstre attise les fantasmes. Aussi, les gens des villes se plaisent à se regrouper à la tombée de la nuit pour lire des histoires de monstres. Ces réunions qui portent le nom de « hyaku monogatari kaidankai » ⓒ≀ㄒㄯ [Rassemblement des cent histoires étranges] s’organise de la façon suivante : On raconte depuis bien longtemps, qu’une fois que l’on a raconté cent contes, un bakemono apparaît mais même si l’on montre beaucoup de volonté dans cette activité, personne n’y croit sérieusement. Si l’on parle de la méthode à suivre pour raconter ces cent contes, on dirait qu’il faut d’abord remplir les lampes jusqu’à ce qu’elles soient pleines et que les mèches soient tendues, on allume des lampions ; et puis on raconte une histoire effrayante, et on éteint un lampion, et puis on raconte une autre histoire et on éteint un autre lampion, et ainsi de suite jusqu’à ce que l’obscurité grandisse et laisse, dit-on, apparaître un bakemono. Autrement dit, c’est un art de l’esprit.915
Un art de l’esprit. Le mot est dit. Les monstres « accidentels » ne sont donc pas uniquement des accidents mais des hallucinations provoquées volontairement à des fins ludiques. Peu de représentations de ces jeux nous sont parvenues. Une image a tout particulièrement retenu notre attention, une gravure issue du recueil de contes Tonoigusa où une araignée géante jaillit au milieu de la réunion. On peut observer au centre de la pièce de petits 914
Conclusion du chapitre « Sen.nichi no Haka » ༓᪥ࡢ [Tombes des milles jours], Sansai in.nen bengi ୕ᡯᅉ⦕ᘚ [Dispute sur la causalité des Trois Augustes], 1726. 915 Voir MURAI 1805.
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lampions renversés. Les hommes dégainent leurs sabres et l’un d’eux coupe une patte du monstre qui grimpe sur la paroi de la pièce (voir ci-dessous).
Gravure « la patte coupée de l’araignée durant une partie de lecture de cent contes », dans Ogita Ansei, Tonoigusa, 1660.
On sait par divers témoignages et grâce à l’exposition du Musée du Quai Branly, que nous avons mentionnée plus haut, que les salles de ces réunions étaient souvent agrémentées de rouleaux verticaux illustrés de fantômes. Plongés dans l’obscurité de la nuit, les participants, rassasiés d’un bon repas et d’alcool, s’enfoncent dans un rêve soumis au rythme du conteur. La lecture de contes d’épouvantes reste vivace de nos jours, principalement à Tōkyō, cœur de l’expérience paranormale postmoderne.
Un supportt à laa réflexion n moralee Les histoires de monstres se diffusent sous forme de recueils, dits des Cents Contes (j. hyaku monogatari ⓒ≀ㄒ) ou d’Histoires étranges (j. kaidan ㄯ). En observant leurs préfaces, il nous est apparu que les auteurs avaient, en plus d’une visée ludique, un projet d’éveil moral. Pour Ban Yūsa 916 , les histoires de monstres ont un but réflexif : elles permettent de « faire entrer les gens dans le monde des avantages et des inconvénients d’être sage ou idiot, et dans le monde du discernement sur ce qui est bien et sur ce qui ne l’est pas ». Les lettrés, sensibilisés par l’élite bourgeoise aux vertus confucéennes, participent à la diffusion d’une organisation morale globale 916
Voir BAN 1732.
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où chacun prend soin de son prochain et respecte les valeurs philosophiques héritées du continent. Ces vertus énoncées par Confucius ᏍᏊ917 sont nécessaires à la mise en place d’un gouvernement stable dont les participants, à toutes les échelles sociales, fonctionnent et interagissent dans la plus grande harmonie possible. Si les êtres humains tendent à respecter ces prescriptions, ils enrayent les tensions politiques et civiles, assurant ainsi la pérennité d’une civilisation. Les vertus confucéennes furent adoptées par le shogunat918 grâce à l’influence du philosophe Hayashi Razan ᯘ ⨶ᒣ (1583- 1657), tuteur des premiers shoguns de la dynastie des Tokugawa. Hayashi leur transmis son intérêt pour les pratiques confucéennes et incita grandement la classe guerrière, alors maitresse du Japon, à se cultiver - les lettres étant pour lui les véritables armes face aux phénomènes du monde. Aussi est-il l’auteur d’un recueil d’histoires étranges qu’il composa afin de distraire le shogun Tokugawa Iemitsu ᚨᕝᐙග (1604-1651) lorsque celui-ci était malade 919. La présence de réflexions morales confucéenne dans les histoires de monstres n’est donc pas dues au simple hasard puisque l’élite qui constitua les premiers recueils adopta l’idéal des cinq vertus (j. go toku ᚨ). En se diffusant dans les couches de la société par l’intermédiaire des lettrés, à leurs tours sensibilisés, elles participent à la mise en place d’une pensée sociale, philosophique et humaniste. ோ jin Bienveillance et Mansuétude ⩏ gi Droiture ♩ rei Dévouement et Tolérance ᬛ ji
Connaissance
ಙshin Sincérité C’est en instruisant les hommes par des histoires divertissantes que les lettrés comptent réprimer les maux qui touchent la société. Les exempla visent l’instruction publique non pas par la justice des hommes mais par la justice divine. Par exemple, dans le Florilège des histoires singulières advenues à Bashō au cours de ses pérégrinations920 (1777), les héros, le 917
CONFUCIUS, Les analectes ࠗㄽㄒ࠘, VIe-Ve siècle avant notre ère. Shogunat : gouvernement militaire établi par le grand général Tokugawa (shogun) qui s’étend de 1600 à 1868. 919 HAYASHI Razan, Kaidan zensho ࠗㄯ᭩࠘ [Anthologie d’histoires étranges], 1627. 920 Voir COSSON 2017. 918
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poète Bashō et ses disciples, rencontrent tour à tour des monstres isolés dans des situations dramatiques et adoptent, selon la pensée confucéenne, une attitude exemplaire pour leur venir en aide. Les renardes, les fantômes et autres créatures effrayantes sont fréquemment la cible des humains qui sont dépeints dans leurs plus noirs aspects. La question de la nature de la monstruosité est toujours au cœur du propos. Le véritable monstre de l’histoire est finalement un être humain qui déclenche, par une mauvaise action, l’apparition d’un être surnaturel. Le héros lettré, modèle de vertu, vient en aide aux victimes de ces mauvaises actions, lorsque cela lui est possible, et ses réflexions visent à convaincre le lecteur de la nécessité de faire le bien. Le modèle de la femme jalouse qui empoisonne sa rivale est un classique du genre. La pièce de kabuki Tōkaidō Yotsuya Kaidan ࠗᮾᾏ㐨ᅄ㇂ㄯ࠘, sans conteste l’une des pièces de kabuki les plus connues et appréciées du public japonais, raconte, entre autres, comment Oume, jeune femme amoureuse d’un homme marié, va comploter afin d’envoyer un pot de crème empoisonnée à l’épouse qu’elle croit plus jolie qu’elle. Le mari constatant l’horrible physionomie de sa femme décide de la répudier, et cherchant un prétexte valable, il demande au propriétaire de la maison close Takuestu de la violer. Ce dernier va finalement renoncer et, tendant un miroir à Oiwa pour qu’elle se regarde, déclenche chez elle une panique qui la mènera à une mort violente. Avant de rendre son dernier soupir, Oiwa maudit son mari. Elle réapparaît ensuite sous la forme d’un fantôme qui sort d’une lanterne, provoquant la folie et la destruction de ceux qui ont causé sa perte. La jalousie féminine provoque une malédiction (j. tatari ⚅ࡾ) sur le foyer. […] les deux maîtresses se lièrent d’une forte amitié, mais comme le dit la sentence : « [sous un visage de boddhisattva] un cœur de démon ». Depuis un certain temps, la maîtresse de Tasabe.e entretenait une relation avec Sawaji Yutei, son médecin habituel. Elle concocta un poison pour le faire boire à Osome. Yohei, le cuisinier, se rendit aussitôt compte de l’affaire et prévint Tasabe.e. Lorsqu’ils l’arrêtèrent pour l’interroger, la maîtresse se suicida. Tasabe.e en fut très surpris et décida de faire mander Yutei, mais celui-ci, comprenant la situation, s’était enfui on ne sait où. On peut se demander si c’est l’opiniâtreté de cette femme qui fit en sorte qu’un peu plus tard, Yutei tomba dans un fleuve et s’y noya alors qu’il marchait sur une route, et qu’Osome perdit la
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raison jusqu’à en perdre la vie au bout de cent jours d’agonie. De même, les trois enfants décédèrent par la suite.921
La malédiction est telle que nul n’est épargné. Les maléfices qui adviennent à la suite d’une mauvaise action sont causés par une âme errante qui provoque des catastrophes. Cette idée est héritée des conceptions taoïstes chinoises qui divisent les qualités de l’âme en deux parties : Ciel et terre, montagnes et rivières, arbres et herbes, eau et feu, pierres et poussières, tous les êtres sont yin-yang. La force du yang est appelée kami, et la force du yin est appelée oni […] Depuis que tout le mauvais et le démoniaque revient au yin, les âmes des personnes faibles sont appelées oni […] leurs âmes faibles n’ont nulle part où aller et personne ne les chérit. Ainsi ils errent dans l’air et provoquent divers problèmes.922
Les âmes abandonnées par leur famille apparaissent comme des feux yin, des feux froids qui restent en suspension dans l’air. En japonais, on les appelle aussi « Hitodama »923. Cette âme est dans l’incapacité de se réincarner, comme bloqué dans l’espace des vivants car personne n’honore sa mémoire. Dans l’anecdote « L’âme du couple de Totsuka », l’âme errante raconte son histoire à Bashō : J’ai eu une liaison avec la femme du maître du village, Genzaemon, qui habitait près d’ici. Cette chose-là s’est sue et nous avons été tous deux enfermés vivants dans un sac de paille. Après ça, j’ai été jeté en amont du fleuve et sa femme fut coulée en aval. Le regret de ce moment ne me quitte pas et je ne peux me réincarner. […] Je me suis rendu au pied du château des Akizuki un bon nombre de fois pour parler de ça à nos parents et nous les avons encouragés à nous faire des funérailles.924
921
Ibid., p. 126. Voir YAMAOKA 1732. 923 Voir TORIYAMA 1779. 924 Voir COSSON 2017, « L’âme du couple de Totsuka », p. 134. L’illustration en-dessous du texte, à droite, est une gravure qui appartient à la première version imprimée du recueil, datant de 1886. Consultable en ligne : http://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/pid/881848. 922
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Toriyama Sekien, « Hitodama », Konjaku Gazu Zoku Hyakki, 1779.
Gravure illustrant Bashô au bord de la rivière et écoutant les plaintes d’une âme errante, Bashô-ô angya kaidan bukuro, 1886.
L’amant, exécuté avec sa maitresse, est un exemple efficace. Le corps perdu dans la rivière n’a jamais reçu de tombeau ni de cérémonie religieuse et reste oublié dans le monde des vivants, effrayant les passants par ses gémissements plaintifs. Les crimes commis à Edo pouvaient être d’une rare violence. On se rappelle notamment le samurai925 qui, ayant surpris la liaison que sa concubine entretenait avec un des domestiques, les cloua sur une porte et les ensevelit dans la rivière Kandagawa. Ce fait divers fut mis en scène au kabuki et illustré sur estampe926. Les mauvaises actions recensées par les histoires effrayantes sont nombreuses et variées. Le meurtre sous la colère d’un humain ou d’un animal est toujours sanctionné par la mort violente du responsable. La consommation d’alcool et les dérives qu’elle amène sont toutes aussi répréhensibles. La correction envers les femmes est aussi abordée. Une personne au milieu de l’assemblée déclara : « Ça ressemble bien à une femme, mais son visage n’a pas changé lorsqu’elle a bu cet alcool fort. C’est tout à fait stupéfiant ! À tous les coups, c’est un tour de métamorphose ! » […] Elle but après ça près de dix coupes de saké et les personnes présentes 925 Le guerrier est l’une des quatre classes sociales sous Edo. Les autres sont l’artisan, le paysan et le commerçant. 926 UTAGAWA Kunisada, Tōkaidō Yotsuya Kaidan ࠗᮾᾏ㐨ᅄ㇂ㄯ࠘, date inconnue.
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en furent très étonnées. En effet, c’est ainsi, à force de s’enivrer, que son visage s’affaissait petit à petit et qu’elle se mit à somnoler. Tous regardèrent le résultat et dirent : « C’est le moment ! Attachez-la ! ». Ils l’attachèrent à un pilier, les mains dans le dos et tous commencèrent une beuverie en la regardant.927
Le héros décide de venir en aide à la femme renarde et prononce un discours pour obtenir sa liberté. L’argument qu’il donne est le suivant : « Ce chien viverrin s’est transformé ainsi pour entrer, mais ce n’est pas une raison pour lui faire du mal impunément. Il n’est pas nécessaire de le tuer. Lorsqu’il sera réveillé, relâchez-le s’il vous plaît. ». La renarde disparait dans un mystérieux brouillard qui endort toute l’assemblée… la magie de l’alcool opérant sûrement. Les voleurs sont aussi représentés, ce qui est plutôt rare, car comme nous le savons bien, les arts et les lettres laissent peu de place aux marginaux de la vraie vie. C’est pourquoi il faut souligner la présence de bandits de grands chemins qui résident cachés dans les forêts afin de ne pas payer d’impôts et qui dépouillent les passants. La description qui est donnée du petit enfant bandit est proche de celle qu’on ferait d’un bête sauvage. Puis, alors qu’il pensait avoir parcouru un demi chō, un individu qui ressemblait à un singe lui courut après, les cheveux en désordre, en criant : « Héééé ! Héééé ! ». En essayant de voir ce qui s’approchait de lui, Bashō vit que c’était l’enfant de la famille de tout à l’heure. On ne savait si c’était un homme ou une femme mais ses poils étaient ceux d’un ours brun. Il portait des feuilles d’arbres et de la paille sur sa nudité.928
Il est difficile à croire que tous ces détails ne soient que fiction et l’histoire nous a davantage transmis les meurtres sanglants de la capitale que la qualité de vie de bandits de la montagne. Toutefois, les mauvaises actions que nous avons citées en exemple sont si fréquemment représentées dans les arts que nous pouvons les considérer comme archétypales. Aussi, si les histoires de monstres rencontrent une telle popularité, c’est bien qu’elles parlent au public de son temps, qu’elles mettent en scène les problèmes que rencontrent les Japonais d’Edo et qu’à ce titre, elles sont paratopiques. Elles représentent au sein de leur constitution les conditions qui ont rendues possibles leurs créations.
927 928
Voir COSSON 2017, « Le tanuki travesti en femme », p. 83. Ibid., « Bashō rencontre des bandits », p. 108.
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Conclusion L’étude des monstres japonais est comme une gigantesque toile d’araignée qui prendrait ses appuis sur les divers aspects spécifiques à la civilisation japonaise et qui offrirait en son centre, tel un diamant aux mille facettes, une myriade de petits reflets du passé. Si les Japonais d’Edo donnent l’impression d’avoir dompté les démons des enfers bouddhiques en les représentant dans des histoires humoristiques, il n’en reste pas moins vrai que le goût du frisson et de l’incertitude faisait partie de leurs habitudes. Le dicton kowashi mitashi ෑ͢( ͪ͢ݡJ’ai peur, mais je veux voir) pourrait illustrer cette tension entre la curiosité, clef signifiante de l’apprentissage, et la crédulité humaine. Cette dernière ne vient pas, comme on pourrait le penser, réduire la rationalisation puisqu’elle peut cohabiter avec cette dernière. Les Japonais appellent ce double état de la conscience hanshin hangi [semi-croyance] que nous traduirons plutôt par « vérité ajustable » : une incertitude ponctuelle, une « immanence de l’impossible » pour reprendre l’idée de Victor Hugo929. La question des monstres dans le réel ne se réduit donc pas à l’idée de croire ou non, comme nous avons tenté de le démontrer, mais prend toute sa pertinence au travers de la compréhension des perceptions sensibles du monde, avec ses stabilités et ses irrégularités. Cette perception singulière du monstrueux nous en apprend beaucoup sur les pratiques des Japonais des XVIIe et XVIIIe siècles, sur leurs représentations sociales et leurs préoccupations philosophiques liées aux comportements humains, aux rapports que ceux-ci entretenaient avec la nature, les étrangers et leurs morts. Nous souhaitons vivement encourager les chercheurs dans cette voix à mettre en lumière ces spécificités sans chercher à les couvrir d’un œil parfois trop rationalisant ou trop homogénéisant.
Bibliographie x
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BAN Yūsa, Hyakumonogatari hyōban ࠗⓒ≀ㄒホุ࠘ [Cent Contes de la Grande Paix] Préface, 1732. BRIOT Alain, Monstres et prodiges dans le Japon d’Edo, Paris, Collège de France, IHEJ, 2013. BUGAULT Guy, La notion de « prajñā » ou de sapience selon les perspectives du «Mahāyāna ». Part de la connaissance et de l'inconnaissance dans l'analogie bouddhique, Paris, 1968. COSSON Amandine, La littérature fantastique de l’époque Edo. Le cas du Bashō-ō angya kaidan bukuro (1777), mémoire de recherche soutenu
929 HUGO
Victor, citation originelle : « Rien n'est plus imminent que l'impossible ».
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le 5 septembre 2017, École Pratique des Hautes Études, sous la direction d’Alain Rocher. DURAND-DASTES Vincent et LAUREILLARD Marie (dir.), Fantômes dans l'Extrême-Orient d'hier et d'aujourd'hui, publié en 2017 en deux tomes (ISBN : 978-2- 858312-610). HOKUSAI Katsushika, « Comment pêcher un kappa ? » ྠἙ❺ࢆ㔮ࡿࡢἲ, Hokusai manga ࠗᩪₔ⏬࠘, 1814. INO.UE Enryō, Yōkaigaku KōgiࠗዿᏛㅮ⩏࠘, 1893. ISHIDA Eiichirō, « The "Kappa" Legend. A Comparative Ethnological Study on the Japanese Water-Spirit "Kappa" and Its Habit of Trying to Lure Horses into the Water », Folklore Studies, Vol. 9 (1950), p. i-vi+1152+1-11, Nanzan University. MIYATA Noboru, Yōkai to densetsu, ዿఏ䦂, Yoshikawa Kōbunkan, Tōkyō, 2007. MORI Baien, Encyclopédie naturelle illustrée ࠗᱵᅬ⏬㆕࠘, « Rubrique des poissons marins » ࠗᱵᅬ㨶㆕࠘, 1838. Consultable en ligne : http://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/pid/1286914 MURAI Yoshikiyo, Kyōkun hyaku monogatari ࠗᩍカⓒ≀ㄒ࠘ [Cent contes moraux], Préface, 1805. TERAJIMA Ryōan, Wankan Sansai Zue ࠗ₎୕ᡯᅗ࠘, 1712. TORIYAMA Sekien, « Hitodama », Konjaku Gazu Zoku Hyakki ࠗ᫇⏬ᅗ⥆ⓒ㨣࠘, 1779. YAMAOKA Genrin, Hyakumonogatari hyōban ࠗⓒ≀ㄒホุ ࠘ [Explications des cent contes étranges], 1732.
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Le « monstrueux » dans l’épopée vepse Virantanaz : quelques réflexions Guillaume GIBERT (LRL (EA 999), Université Clermont Auvergne)
Introduction : L’Épopée, l’épopée vepse et le monstrueux En 2012930, Nina Grigorievna Zaiceva931 publie une épopée intitulée Virantanaz, vepsläine epos « Virantanaz, épopée vepse ». Il s’agit de l’épopée d’un petit peuple finno-ougrien932, les Vepses, vivant principalement dans la république autonome de Carélie, en Russie, dans un territoire situé entre deux des plus grands lacs d’Europe septentrionale, les lacs Ladoga et Onega933. Ce mot d’« épopée » est inséparable, dans un cadre culturel indoeuropéen et méditerranéen des textes d’Homère ou de Virgile ; il déclenche 930 La parution de l’épopée finno-carélienne du Kalevala par E. Lönnrot a vu se créer à sa suite différentes épopées « nationales » fenniques : le Kalevipoeg des Estoniens, le Peko des Setos, et plus récemment, le Virantanaz vepse puis en 2013, l’épopée Liekku des Ingriens. 931 NINA ZAICEVA est professeur, linguiste, spécialiste de langue, littérature et culture vepse, membre de l'Institut de langue, littérature et histoire du centre de recherche de Carélie. Outre ses travaux scientifiques, elle publie régulièrement des œuvres littéraires. Elle est appelée par les Vepses « mère de la langue écrite » car elle a joué et joue un rôle majeur dans le processus de revitalisation de la langue écrite vepse. Le vepse devient une langue écrite à partir des années 1930 où sont publiés notamment des livres scolaires. Le premier livre à caractère littéraire écrit en vepse est publié en 1994 ; il s'agit du recueil de poèmes, Koumekümne koume, « Trente-trois », du poète vepse NIKOLAI ABRAMOV, dont le redaktor est N. ZAICEVA. Sur ces questions, nous renvoyons entre autres, à N. ZAICEVA, 1998, p. 95-101. 932 Le vepse est une langue finno-ougrienne appartenant à la branche fennique de la famille. La langue vepse comprend trois dialectes : le vepse du nord, le vepse central et le vepse du sud. D'un point de vue géographique et administratif, les Vepses sont répartis entre la République de Carélie et les oblasts de Leningrad et de Vologda. En 2010, selon L. SIRAGUSA, 2012, p. 24, la population vepse est de 5936 personnes. Au niveau linguistique, le vepse est une langue en situation de vulnérabilité malgré son intérêt linguistique majeur, comme le soulignent J.-L. LEONARD & K. DJORDJEVIC'-LEONARD, 2014, p. 2 : « Cette langue, bien qu’abondamment décrite par des spécialistes finnois ou russiens, souvent à partir de recherches sur le terrain et de données de première main, est peu connue en France en dehors du cercle étroit de spécialistes du monde ouralien. Lorsque c’est le cas, il s’agit souvent de connaissances livresques, sans contact direct avec la réalité du terrain ni avec des locuteurs. Cependant, son importance pour la connaissance des structures linguistiques des langues du monde est telle qu’une recherche de terrain nous a semblé nécessaire, d’autant plus que la langue vepse se trouve aujourd’hui en situation de grande vulnérabilité, menacée de disparition à plus ou moins court terme, et qu’en tant que linguistes, nous étions conscients que les conditions d’étude de cette langue ne seraient bientôt plus réunies. » 933 Voir la carte jointe en annexe.
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toute une série de représentations, parmi lesquelles les héros, Achille, Ulysse, Énée et d’autres encore occupent une place privilégiée. Or, comme le souligne Aurore Petrilli : « Que faut-il pour faire un bon héros grec ? Un bon adversaire, à sa mesure, et si possible un monstre. »934 Nous associons effectivement aux noms des héros, des monstres comme le cyclope, les sirènes ou méduse… On retrouve dans l’univers culturel fennique auquel appartiennent les Vepses de tels héros et de tels monstres épiques, comme aux chants XLII et XLIII du Kalevala, lorsque Louhi, la magicienne, envoie le monstre marin Iku Turso attaquer Väinäimöinen et son équipage ou lorsqu’elle se change en un aigle « monstrueux »935 : 1) Alors elle changea d’aspect, Osa modifier sa forme : Elle rassembla cinq faucilles, Six rebuts de bêches usées, Elle s’en façonna des serres, Les disposa comme des griffes ; La moitié du bateau brisé Lui servit de support solide, Les planches devinrent des ailes, La godille fut une queue ; Cent hommes se mirent sous l’aile, Mille héros au bout des plumes, Cent hommes avec leurs épées, Mille héros portant des arcs. Ensuite elle prit son envol, S’éleva sous l’aspect d’une aigle. Kalevala, XLIII, 147-162 Cependant, à partir du Kalevala, œuvre qui fonde l’identité culturelle finnoise, le mot « épopée » n’a plus tout à fait le même sens. Le monde héroïque du Kalevala, dans son ensemble même, se distingue du
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A. PITRELLI, Camenae, 4, 2008, p. 1. Voici la citation complète : « Dans la plupart des cas, le monstre est un animal fabuleux doté de capacités physiques exceptionnelles et surtout d’un corps hybride, composite, qui rassemble dans un même être des parties de corps d’animaux réels pour former un animal unique et inédit dans la nature. » 935 Nous utilisons pour le Kalevala la traduction de J.-L. PERRET, Le Kalevala, 2009.
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cadre épique traditionnel936. Et selon Madis Arukask937, à partir du Kalevala, les épopées des peuples fenniques, sont avant tout des « textes identitaires » pour des nations nouvellement nées dans lesquelles le héros n’est pas, dans ces conditions, nécessairement un « champion » masculin938. C’est précisément ce que l’on retrouve dans le Virantanaz939 : le héros Vir940 est un vepse de naissance ordinaire, élevé par son père et la sœur de sa mère, et qui est introduit de la manière suivante dans l’épopée941 : 2) Ani jogen randal 936
Le héros, Väinämöinen, reste assez proche du héros épique traditionnel par son ascendance divine : il est fils d’une déesse, plus précisément, il est le fils d’Ilmatar ou Luonnotar : « Seul Väinämöinen vint au monde / Apparut le barde éternel, / Enfant d’une mère divine, / Issu de la vierge Ilmatar. » Voir le chant I du Kalevala, et plus particulièrement les vers 107-110 et 289-344. Il se distingue néanmoins du cadre épique indo-européen antique et médiéval. Comme le souligne J. MONNIN-HORNUNG, Avant-propos au Kalevala, 2009 : « Dans ce poème unique au monde, les héros sont puissants non par la violence, mais par la force du verbe, un verbe qui n’est pas celui d’une divinité mais d’un héros capable de réflexion, et grand par ses connaissances de la nature. » 937 M. ARUKASK, texte de la conférence de Narva, 2017 et communication personnelle. 938 À ce titre, l’épopée Peko des Setos est emblématique. En 1927, PAULOPRIIT VOOLAINE avait passé une commande à ANNE VABARNA, chanteuse seto, illettrée, dont on aurait recueilli 150 000 vers. Il lui avait fourni un canevas dont la figure centrale était Peko et dont il voulait faire un héros épique romantique porteur de l’identité nationale seto. ANNE VABARNA, plutôt que suivre cette voie, décrit les travaux des champs de Peko et sa vie quotidienne. Il s’agit selon ANTOINE CHALVIN, d’une épopée « paysanne du quotidien », voir A. CHALVIN, 2015, p. 115-116. 939 Le titre de l’épopée peut se traduire par « le tanaz ( = maison à cour ouverte, ferme) de Vir ». Vir est un nom propre vepse et le substantif tanaz était utilisé pour désigner, dans les toponymes, un « village possédant une grande cour pour le bétail ». C'est le nom d'un village actuel. Virahtan, voir I. MULLONEN, 2005, p. 52. D'un point de vue structurel, Virantanaz est composé d'un nom propre au génitif à valeur possessive et du lexème tanaz. Voir également N. ZAICEVA, 2015, p. 167. Le titre, Virantanaz est lui-même explicité dans l’épopée : Vir tanhan pani / Virantanh mäni, « Vir installa une ferme / Il y eut « La ferme de Vir » », IV, 56-57. Sur les oikonymes vepses, voir I. MULLONEN, 2005, p. 51-64, où les oikonymes en tannaz/tanaz sont précisément étudiés. L’auteur signale, p. 52, que ce mot signifie actuellement dans les dialectes vepses « courtyard (for keeping cattle), cattle-shed. ». Enfin, on peut souligner le lien étroit et subtil avec le Kalevala que constitue le titre de l’épopée vepse, comme le remarque D. GOROH, 2015, p. 47 : « Muga eposan nimespäi nägub jo parallelid tetabanke Kalevala-eposanke (…) » : « Ainsi à partir du nom de l’épopée voit-on déjà des éléments parallèles au Kalevala (…) ». Le nom Kalevala a lui aussi une valeur toponymique signifiant, dans l’une de ses acceptions, « la maison des fils de Kaleva », voir J.Y. PENTIKÄINEN, 1999, p. 155. 940 Voir à ce propos, N. ZAICEVA, 2015, p. 15, point 4 : « Fiction and Fact in Virantanaz ». 941 Sur la composition de l’épopée et son processus de création, nous renvoyons à N. ZAICEVA, 2015, p. 162-164. L’auteur mêle dans le Virantanaz des textes issus des recueils et recherches consacrés au folklore ou aux traditions vepses, des textes issus de la littérature « récente » et des passages de sa propre composition.
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Süvän järven rindal Oli Viran tanaz, Hänen kodi armaz. Sur les bords de la rivière, Sur la plage du grand lac Était la ferme de Vir, Le foyer qu’il chérissait942. VI, 1-4 Bien plus, il n’est le personnage central de l’épopée que dans deux chants sur les seize composant l’œuvre. Dans le Virantanaz, les personnages centraux sont des femmes943 et l’objet de l’épopée est simple : il s’agit de la narration d’une tranche chronologique de la vie de Vir et de sa famille, à partir de l’établissement des Vepses dans la forêt jusqu’au départ de la fille de Vir, Tal’oi, qui deviendra la femme d’un prince russe. Si le « héros épique » subit un tel changement par rapport au cadre habituel, qu’en est-il de son « opposant épique » traditionnel : le monstre, dans le Virantanaz ? Nous étudierons tout d’abord la figure mythologique du mecižand, « le maître de la forêt », puis nous examinerons celle du prince russe, le knäz’, présentant des traits, selon nous, de monstruosité morale pour montrer un lien original entre le genre épique et le monstrueux dans le Virantanaz.
I Monstruosité mythologique : le mecižand « le maître de la forêt » 1.1 Monde mythologique russe et vepse La première figure que nous voudrions examiner se retrouve dans le monde mythologique russe. Il s’agit du léchi леший, « esprit redouté de la forêt », « démon des bois », etc. dont S. Montagne & E. Pak ont souligné les caractéristiques physiques dysharmoniques et asymétriques944, indiquant la « 942
Les traductions des différents exemples sont issues de notre traduction de l’épopée destinée à paraître aux éditions Borealia. 943 Voir G. GIBERT, 2017. 944 S. MONTAGNE & E. PAK, 2007, p. 195-196. L. GRUEL-APERT, 20162, p. 111-112, mentionne également les caractéristiques physiques suivantes qui signalent son appartenance à l’autre monde : sa peau ressemble à l’écorce du pin ou du sapin, il peut avoir une grande barbe blanche, il est habillé à l’envers, permute droite et gauche : sa veste est retournée, sa chaussure gauche est sur le pied droit ; il peut lui manquer la moitié du corps, une oreille, etc. Il peut prendre une multitude d’aspects : homme ou femme, animal, arbre, etc. ; il peut prendre la forme d’un soldat, d’un être aux pieds fourchus ; il peut changer de taille (être gigantesque ou minuscule).
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monstruosité » ainsi que sa prédilection pour le côté gauche945. L. GruelApert, dans son ouvrage consacré au monde mythologique russe, met en avant l’importance de ce personnage : il est le maître de la forêt qui, tel un souverain cruel et gardien du gibier, régit le rapport entre les hommes et les bêtes sauvages et peut punir les hommes en les gardant prisonniers dans la forêt. On le retrouve chez les peuples finno-ougriens, dont l’auteur souligne les influences sur le monde mythologique slave. Chez les Vepses, il est connu sous plusieurs dénominations, car on évite de prononcer son nom946. On retrouve tout d’abord le mot lešii emprunté au russe ainsi que les mots russes чёрт et бес qui signifient « diable ». En vepse, les noms les plus fréquents sont construits sur le nom de la forêt mec, soit par composition, soit par dérivation. On relève ainsi mecižand, litt. « le maître de la forêt », mecamez’, litt. « l’homme de la forêt, l’homme-forêt », mecuk, litt. « le vieillard de la forêt » et mechine, korbhine947. On trouve enfin parfois l’expression toine pol’, toine čura, litt. « l’autre moitié, côté »948 qui insiste sur l’altérité incarnée par ce personnage, figure centrale de la démonologie vepse. Le mot mechine peut, en outre, être utilisé pour désigner le diable, чёрт en russe. Dans le Virantanaz, on retrouve les noms de mecižand, de mechine et de mecamez’ pour désigner cette entité centrale, le maître de la forêt, espace géographique constituant 85% du territoire de la Carélie. 1.2 Morphologie et apparence Une des caractéristiques de cette créature est sa diversité d’aspects. Selon I. Vinokurova, le maître de la forêt connaît trois aspects principaux : il peut être phytomorphe : il peut prendre l’aspect d’un arbre ou d’une souche, il peut être zoomorphe et apparaître sous les traits d’un chien, d’un loup ou bien d’un ours949; il peut enfin prendre une apparence humaine. Dans ce cas, un trait le distingue d’un homme ordinaire : des vêtements, par exemple, de 945 Son nom est un quasi-homonyme du mot lievcha signifiant « gaucher » en russe, comme le soulignent les auteurs p. 196. 946 Voir K. SALVE, 1995, p. 417. 947 Voir Y. ELISEEV & N. ZAICEVA, 2007, p. 309 ainsi que I. VINOKUROVA, 2015, p. 252-253. Ces « titres » mettent l’accent soit sur le caractère anthropomorphe de la représentation du « maître de la forêt », soit sur son autorité et son pouvoir, soit sur la forêt elle-même. 948 Voir I. VINOKUROVA, 2015, p. 252-253. 949 Voir, à ce propos, par exemple, V. DAVIDOV, 2017, p. 39 : « In Vepsian lore, the Khozyain could manifest in the guise of an animal, usually a bear. But more frequently he is thought to appear as a man of various ages and heights – a short old man ‘the height of the juniper’ or a young man as tall ‘as the tallest trees’ (AZOVSKAYA 1977 : 147) – always wearing a coat with the left front flap overlapping the right, and a red sash. » V. DAVIDOV explique, p. 53 note 2 qu’un de ses informateurs a vu le maître de la forêt sous la forme d’un ours géant aux yeux rouges qui était dans un premier temps insensible aux balles puis qui se mit à saigner et à disparaître.
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couleurs particulières, une taille gigantesque ou encore un détail corporel comme des ongles très longs. Enfin, il peut combiner plusieurs apparences, c’est-à-dire, présenter un aspect humain puis se métamorphoser en animal950, comme le montre cette anecdote : 3) Kerdan oli Soutarves ravaz uk Sergei. Mäni mecha toht otmaha. (…) Hän oti toht äjan, ištuihez pule, keri tohen keraižele i dumei : « Iil’ä milei den’gid (…) ». I tuli hänneno mechiine i sanui : « Tule milei radmaha, ka mina andan silei den’gid. (…) » I uk sanui : « Hospodi, blagoslovi », - i risti silmad. Mechiižel säregatihe käded, i hän kändihe koiraks, nuutandanke läksi mecad möto. I Sergei dädei pelgasti, i dät’ tohen, i pageni kodihe. Une fois, il y avait à Soutjärv’ un vieillard appelé Sergei. Il alla dans la forêt prendre de l’écorce. Il prit beaucoup d’écorce, s’assit sur un arbre, pelotonna l’écorce en petites pelotes et réfléchit : « je n’ai pas d’argent… ». Arriva vers lui le maître de la forêt qui lui dit : « Viens travailler pour moi, et je te donnerai de l’argent. » et le vieillard dit : « Seigneur, bénis ! » et il croisa les yeux. Les mains du maître de la forêt se mirent à trembler et il se transforma en chien puis partit en aboyant à travers la forêt. Le vieux Sergei prit peur, laissa l’écorce et s’enfuit chez lui. Dans l’épopée, il apparaît essentiellement sous un aspect anthropomorphe : Anni, jeune fille partie cueillir des baies, s’est perdue et aperçoit une créature : 4) Midäk tehnus, kuna mänin ? Segoin mecha, avoi-voi ! Sid’-se nägišt’ kuti čudos : « Kenak nece mägen al ? Mitte ristit, kuti kudes, Mištta-miččed sobad päl ? » Tarkas kacuhti konz Anni Homaič : olii lehtiš om ! Que m’advient-il ? Où donc m’en suis-je allée ? Malheur à moi, je me suis égarée ! 950
I. VINOKUROVA, 2015, p. 252-253.
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Puis avisant un être très étrange : « Qui vois-je là, au bas de la colline ? Quel genre d’homme, en si curieux habit Qu’on le croirait en tout point travesti ? » Après un temps Anni se rendit compte Que de feuillage il était tout couvert, IX, 7-14 Cette créature, le mechine, lui propose de l’épouser en échange d’un baiser, ce que la jeune fille finit par accepter : 5) Kacuht’ - mechine kut ristit : Štanad, paid i šapuk päs, Vaiše vil’skoi sil’mänripsuil, Anni pän konz sirdi läz. Čukoi mecahižen hul’he, Riži, kut om lendnu heng… Ses cils avaient un éclat lumineux, Mais il avait la semblance d’un homme, Chapeau, chemise et pantalon tout comme… Alors Anni sa tête rapprocha. Elle embrassa le grand maître des bois, Elle sentit son âme s’envoler… IX, 57-62 Le caractère anthropomorphe du maître de la forêt ne fait pas de doute ici mais deux points peuvent être soulignés. Le maître de la forêt présente un caractère hybride. Il est en effet fondamentalement lié au végétal, c’est un « être feuillu », litt. « en feuilles » et il a des vêtements typiquement humains : il est donc kut, litt. « comme » un homme, la conjonction comparative marquant, certes, une identification mais instaurant également une distance ou un hiatus irréductible. De plus, le détail, ou ce qui est présenté comme tel par la jeune fille, « ses cils avaient un éclat lumineux », constitue un défaut d’harmonie dont souffre souvent les figures démoniaques du monde russe951 . En somme, il suffit d’un détail qui échappe à l’ordre des choses, un écart morphologique par rapport à une norme 951
Voir S. MONTAGNE & E. PAK, 2007, p. 195. Ceci se manifeste par : des yeux différents, un regard divergent, une jambe de bois comme chez la Baba Yaga, la claudication ou encore les tics faciaux.
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humaine, comme l’a si bien montré Canguilhem, pour qu’apparaisse le monstrueux952. 6) Il est cependant précisé que son aspect est changeant et imprévisible : il peut donc également apparaître sous la forme d’un animal sauvage : 7) No konz otad liigad, Ka kärzaižen sigan Hän ozutab mecas. Hän ol’ hibjas neciš… Mais si tu te sers en trop, Il placera devant toi, Un vieux sanglier sauvage Dont le corps est son apanage. V, 57-60 Et notamment sous la forme d’un serpent, dont les fonctions sont complexes dans les représentations traditionnelles vepses, mais qui peut être lié au monde infernal953 : 8) Tuli mecanižand madol, Kelenmahton Annin vei. Le maître alors en serpent se montra Et de sa bouche il ôta tous les mots. La pauvre Anni fut conduite muette. 952
Voir à ce propos G. CANGUILHEM, 2015, p. 171 : « L’existence des monstres met en question la vie quant au pouvoir qu’elle a de nous enseigner l’ordre. Cette mise en question est immédiate, si longue qu’ait été notre confiance antérieure, si solide qu’ait été notre habitude de voir les églantines fleurir sur les églantiers (…). Il suffit d’une déception de cette confiance, d’un écart morphologique, d’une apparence d’équivocité spécifique, pour qu’une crainte radicale s’empare de nous. (…) C’est seulement parce que, hommes, nous sommes des vivants qu’un raté morphologique est à nos yeux vivants, un monstre. (…) le monstre ce serait seulement l’autre que le même, un ordre autre que l’ordre le plus probable. » 953 Voir I. VINOKUROVA, 2015, p. 236 sq.
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IX, 91-92 Ainsi, ce qui caractérise le maître de la forêt, c’est sa diversité d’aspects : il appartient à un autre monde, un monde autre qu’humain, celui de la forêt. 1.3 Fonctions : autorité et punition 1.3.1 Les lois de la forêt La principale fonction du maître de la forêt est de régir celle-ci. Il en est le maître et à ce titre, il édicte les lois et veille à leur stricte application. Il est l’autorité à laquelle tous ceux qui vivent dans la forêt ou tous ceux qui pénètrent dans cet espace sont soumis. Ainsi l’ours, animal totémique et père mythologique des Vepses, souligne sur le mode injonctif les interdits concernant la forêt : 9) Algat vigad togoi, Algat vaiše olgoi, Mecaha tö pahad. Ne commettez point de fautes, Ne soyez jamais mauvais, Même envers notre forêt. III, 53-55 Les règles et les fautes à ne pas commettre sont de trois ordres :
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Il faut surveiller ce que l’on fait : on ne peut prélever plus que nécessaire et on ne doit pas détériorer la forêt.
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Il faut respecter certaines périodes ou certains jours pendant lesquels il est interdit d’aller en forêt.
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Il faut surveiller ce que l’on dit : on ne doit pas dire de « mauvais mot », paha sana en vepse.
Ainsi Anni comprend pourquoi elle est punie par le mechine : 10) Muštho tuli maman sana, 351
Mittušt virkta-ki ei sand : « Mäne marjaha i tänna Tule teramb. Läznas – mänd » Mamoi unoht’ rigos veroid, Blaslovida unoht’ hän, Sikš-se tütär necil kerdal, Mecahižen valdha män’. À ce moment lui revinrent les mots Que sa maman n’aurait jamais dû dire : « Va-t’en chercher des baies, et reviens vite : Le bois de pins est là tout à côté. » Mais la maman en son empressement Avait omis de bénir son enfant. Voilà pourquoi sa fille ce jour-là Entre les mains du grand maître tomba. IX, 45-52 Dire en effet « reviens vite » illustre la croyance selon laquelle nous sommes acteurs et agents de notre retour qui ne dépend que de nous. C’est donc une contestation de la toute-puissance du maître de la forêt dont seul dépend le retour de la forêt954. C’est, en quelque sorte, faire preuve d’hybris ou d’arrogance955. Les Vepses considèrent la forêt comme un être vivant. 11) Mec om olii eläb Tundeb teiden meled. La forêt est un vivant Qui connaît notre pensée. III, 106-107 Et dans le cas où l’on transgresse les lois de son maître, elle peut devenir elle-même monstrueuse.
954 Voir à ce propos, I. VINOKUROVA, 2015, p. 312, qui signale que dire « je reviens vite », par exemple, peut être puni car le maître de la forêt entend les mots et pour montrer aux hommes que lui seul détient le pouvoir, il les retient dans la forêt et les empêche de rentrer chez eux. 955 V. DAVIDOV, 2017, p. 41 : « For instance, there is a strong belief that it is forbidden to say ‘I will be right back’ or to indicate any other kind of a clear plan when embarking on a trip to forest, because such articulations are arrogant : they presume to know how things will unfold in the forest, where only the Khozyain has full mastery over space and time. »
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1.3.2 Punition : putta hondole jäl’gele « tomber/se trouver sur une mauvaise trace » ou comment la forêt devient monstrueuse L’apparition du maître de la forêt sous quelque forme que ce soit est signe de faute envers la forêt et ses lois et en ce sens, l’on retrouve la signification étymologique de monstrum : il s’agit d’un avertissement956 de la transgression. Le « contrevenant » ou « l’imprudent » tombe alors aux mains du maître de la forêt, ce que les Vepses appellent putta hondole jäl’gele « tomber/se trouver sur une mauvaise trace » et qui se traduit concrètement par une situation « monstrueuse » : cela signifie être perdu au milieu de la forêt sans pouvoir rentrer. C’est ce qui attend Anni si elle refuse de devenir la femme du maître de la forêt et de lui donner son âme : 12) A ku ed – ka eläd mecas, Hot’ i om-ki kodi läz, Sada vot hot’ sidä eci, Ümbärdatoi – linned täs. Anni-raukoi, kündled – sil’miš : Mecamehen kutak voiž Akan tehtas ? Pimed – il’mas ! (…) Kaiktä pimed korb om ani, Annin ümbärdab kuz’žom. Si tu dis non, tu vivras dans les bois, Et même à quatre pas de ta maison, Et même en la cherchant pendant cent ans, Dans la forêt tu tourneras en rond. La pauvre Anni fut prise par les larmes : Comment pourrais-je bien être la femme Du maître des forêts ? L’obscurité Couvrit tout l’air. Que pouvait-elle faire ? (…) Partout le noir aux branches et buissons Et des sapins tout autour la prison. IX, 33-44 Il y a ici accumulation d’éléments menant à une situation où se cristallisent les peurs humaines : la forêt est associée à la perte de
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E. BENVENISTE, 1969, p. 257.
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l’orientation957 et à l’obscurité, mentionnée à deux reprises, peurs primordiales donc que l’on retrouve abondamment dans d’autres cultures et littératures. On peut, par exemple, songer aux premiers vers de La divine comédie : 13) Nel mezzo del cammin di nostra vita Mi retrovai per una selva oscura, Ché la diritta via era smarrita. Ahi quanto a dir qual era è cosa dura Esta selva selvaggia e aspra e forte Che nel pensier rinova la paura ! Tant’ è amara che poco è più morte ; Ma per trattar del ben ch’i’ vi trovai, Dirò de l’altre cose ch’i v’ho scorte. Io non so ben ridir com’i’ v’intrai, Tant’ era pien di sonno a quel punto Che la verace via abbandonai. Au milieu du chemin de notre vie Je me retrouvai par une forêt obscure Car la voie droite était perdue. Ah dire ce qu’elle était est chose dure Cette forêt féroce et âpre et forte Qui ranime la peur dans la pensée ! Elle est si amère que mort l’est à peine plus ; Mais pour parler du bien que j’y trouvai, Je dirai des autres choses que j’y ai vues. Je ne sais pas bien redire comment j’y entrai, Tant j’étais plein de sommeil en ce point Où j’abandonnai la voie vraie. Dante, La divine comédie, L’enfer, I, 1-12 La forêt vepse devient ainsi monstrueuse, un labyrinthe hostile d’où l’homme ne peut sortir. On comprend dès lors le désarroi d’Anni qui consentira à embrasser le maître de la forêt pour échapper à cette situation.
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Voir, entre autres, le chapitre 3, « Forest of Fear » de l’ouvrage de C. C. KONIJNENDIJK, 2008.
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Cette monstruosité de la forêt lors d’une faute est bien mise en évidence dans cet autre exemple, tiré du recueil Lendi Linduine de V. Lebedeva958, par la présence et l’abondance surnaturelle des serpents : 14) Zdviženjan peiväl mecha ii sa kävelta. A sil’ suguzel oli diki äi griboid, i jo zavodihezoi hallad. Baboi vareiži, mišto jäb seneta, i mäni Zdviženjoil mecha. Kerazi griboid i mäneškanz’ jo kod’he, da vaiše kacub, ka kaikjou gadad ! Gadad oma jougoiden al, gadad puišpei ripputas ! Baboi odva läksi sigäpei i joksi kod’he kaiken ten. Le jour de l’exaltation de la croix, il ne faut pas aller en forêt. Mais cet automne-là, il y avait énormément de champignons et il avait déjà commencé à geler. Grand-mère craignait qu’il n’y ait plus de champignons et alla dans la forêt le jour de l’exaltation de la croix. Elle ramassa des champignons et se mit en route pour rentrer quand elle voit – des serpents partout ! Des serpents sous ses pieds, des serpents suspendus aux arbres ! Grand-mère se sauva de là et courut tout le long du chemin pour rentrer. On perçoit ici ce que l’on pourrait appeler un « univers monstrueux vepse », un « antimonde humain » : le monde de la forêt et de son maître offensés. Si l’on est pris dans cet « antimonde », nous dit I. Vinokurova959, il convient de se déshabiller, d’inverser ses vêtements (mettre la chaussure droite à gauche, par exemple) et de se peigner. Dans cette partie mythologique de l’épopée, la monstruosité est liée à l’altérité et à l’autorité : une créature non-humaine règne sur un monde dont l’homme n’est pas le maître, auquel il se soumet et dont la punition constitue une peur première des Vepses. Elle fonctionne comme un « repoussoir » dans les formules comme « va à la forêt » signifiant « va au diable ». Ainsi l’on retrouve, sous une autre forme, certes, la formule de Canguilhem, le monstre « c’est un vivant dont la valeur sert de repoussoir »960.
II Monstruosité humaine : le prince russe961 Il existe une autre forme d’altérité et d’autorité dans l’épopée : un prince russe décide de rencontrer Vir dont il a entendu vanter les talents de 958 V. LEBEDEVA, 2012, p. 10. Voir sur l’interdit mis en évidence dans cette anecdote, I. VINOKUROVA, 2015, p. 239. 959 Voir I. VINOKUROVA, 2015, p. 313 : « À la base de ces actions (scil. retourner ses vêtements, etc.) résidait la représentation de la forêt comme un autre monde inversé. » 960 Voir G. CANGUILHEM, 20153, p. 220. 961 Cette partie de notre travail doit beaucoup aux échanges avec N. ZAICEVA et M. ARUKASK. Les éventuelles erreurs sont nôtres.
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chasseur car il veut chasser un ours et mesurer sa force à celle de cet animal. Ce passage962 constitue le dernier épisode du récit et mérite une attention toute particulière : il est le seul où Vir occupe un rôle central et accomplit un exploit, il est le seul à conférer à Vir un statut de « héros » au sens traditionnel du terme. L’interprétation générale de cet épisode est relativement claire : il s’agit de montrer l’alliance et la paix entre les Vepses et les russes dans un temps nouveau de l’histoire de ces derniers ainsi que la fin de l’ancien monde. Cependant, cette harmonie finale est précédée par le rappel des souffrances imposées à Vir et à ses compagnons par le prince russe. 2.1 Monstruosité morale 2.1.1 Le roi et le monstre Dans ses cours au collège de France de l’année 1974-1975, M. Foucault établit un lien entre la figure royale et le monstre. Le roi est le « hors-la-loi permanent », le despote est un monstre juridique et à ce titre, Foucault en fait la figure primordiale du monstre moral963. Or c’est précisément ainsi qu’apparaît le prince russe dans le Virantanaz, du moins dans sa jeunesse. Son caractère despotique, tyrannique et violent apparaît dans un passage où Vir reconnaît en lui, l’homme qui battait à mort les soldats vepses, ses sujets, appelés à servir dans l’armée : 15) Ed-ik mušta, kut vicoil löid ? Viran sil’miš jo hüptas kibinad, Kuti aigas siš tullei toi, 962
Il s’agit de l’adaptation et de l’intégration dans l’épopée vepse d’une « légende » vepse dont l’action se situe vraisemblablement au XVIIe siècle, célébrant un certain Martyanov, chasseur vepse, capable de tuer un ours avec son seul couteau. Voir à ce propos N. ZAICEVA, 2015, p. 167. 963 M. FOUCAULT, 2012, cours du 29 janvier 1975 : « Le premier monstre juridique que l’on voit apparaître, se dessiner dans le nouveau régime de l’économie du pouvoir de punir, le premier monstre qui apparaît, le premier monstre repéré et qualifié, ce n’est pas l’assassin, ce n’est pas le violateur, ce n’est pas celui qui brise les lois de la nature ; c’est celui qui brise le pacte social fondamental. Le premier monstre, c’est le roi. C’est le roi qui est, je crois, le grand modèle général à partir duquel dériveront historiquement, par toute une série de déplacements et de transformations successives, les innombrables petits monstres qui vont peupler la psychiatrie et la psychiatrie légale du XIXe siècle. Il me semble, en tout cas, que la chute de Louis XVI et la problématisation de la figure du roi marquent un point décisif dans cette histoire des monstres humains. Tous les monstres humains sont les descendants de Louis XVI. »
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Kuti möst oli olnu sigana, Placcal necil. Min tehta voi ? Surman sid’ saiba äjad prihaižed Kunutvazišpäi, löndan täht, Hätken kibišti heiden lihaižed… Siš ol’ knäzin-ki noren taht. Te revois-tu courir le fouet en main ? Et dans ses yeux brillaient des étincelles. Comme tiré par le vent en arrière, À cet instant il était retourné Au beau milieu de cette place d’armes Où, impuissant comme ses camarades, Il subissait les blessures du knout ; Beaucoup mouraient ; meurtris, ils l’étaient tous… Selon la volonté du jeune prince. XV, 116-124 Or cette violence est illégitime et injustifiée : 16) Oli se hillän mirun keskustan, Ved’ ei olend se torapöud… Služda armijas heile käsktihe, Pidi mända, hot’ ed, hot’ void. On vivait lors au doux temps de la paix, Loin de la guerre et des champs de bataille… Mais l’ordre était aux hommes de servir, Bon gré mal gré, de partir à l’armée. XV, 125-128 Et ce n’est donc pas un hasard si ce prince n’est pas désigné autrement que par son titre dans l’épopée : il est le seul personnage à ne pas avoir de nom. Vir se retrouve ainsi devant l’homme dont le titre et la fonction condamnaient les subalternes à subir la violence illégitime. 2.1.2 Alcoolisme et monstruosité La violence du prince est non seulement associée à son statut mais elle est la conséquence d’une autre caractéristique monstrueuse : l’alcoolisme dont à plusieurs reprises le texte fait mention :
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17) Vodes pälič ak knäzin koli-ki, Hänes mušton jo tullei vei. Elo sirdihe pirun humalas : Se om praznik, a se om sai… Après un an sa femme s’éteignit ; Son souvenir dans le vent s’en alla. Passant sa vie de banquets en festins, Il sombra donc dans l’ivresse sans fin… XV, 55-58 Or, comme l’a montré J. Foucart, l’alcoolisme et les effets de l’alcool relèvent précisément de la monstruosité : l’alcool inverse la nature de l’homme, le déshumanise et le fait basculer dans l’état de nature : la violence en est un des symptômes964 et ce n’est donc pas un hasard si le passage cité plus haut dans lequel le prince bat ses soldats se poursuit ainsi : 18) Sündui kuva sid’ knäzin sil’mihe, Muštho langeni norištaig, Kutak jonusoiš ani pölühü Luihe saldatoid löi hän : krak ! Viroi paidan-ki äkkid libuti, Ozut’ knäzile : rubiš sel’g. En lui alors, le prince se revit, Se rappelant le temps de sa jeunesse : 964
J. FOUCART, 2010, p. 51 : « Il y a inversion de sa nature considérée comme sa vraie nature, perte de sa nature originelle, positive, et passage d’une « bonne nature » (les sujets parlent également d’un « bon naturel ») à une « mauvaise nature » ou à une contre-nature (inversion). L’alcoolique est donc un autre être, inversé par rapport à sa nature originelle. La perte de ses caractères humains en est à la fois la condition et la conséquence. Le buveur passe de l’état de consommateur à celui d’alcoolique lorsqu’il passe de l’état d’humain à l’état de non-humain. Le discours sur ce qu’est l’alcoolique se présente ainsi comme la description d’un processus de déshumanisation ou d’une perte de l’humanité qui le caractérise. Mais il y a plus : avec l’alcoolique, il y a à la fois passage d’une bonne nature à une mauvaise nature, c’est-à-dire une inversion dans le registre du caractère et ce passage de l’état de culture à l’état de nature sur lequel les sujets rabattent l’alcoolique en l’animalisant. Violence, férocité, déplacement « à quatre pattes », inconscience, sont autant de figures de la déchéance évoquées par les sujets, consécutives à la perte des caractères humains que sont les rôles sociaux (le « savoir-vivre », l’esprit de famille, la maîtrise de soi, la capacité de raisonner). »
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Il se revit, ivre à tomber par terre, Frappant si fort que les os en craquaient ! Et Vir soudain souleva sa chemise, Montrant son dos couvert de cicatrices. XV, 129-134 La forme jonusoiš du verbe joda signifiant ici « être pris de boisson » est une création « poétique » de l’auteur de l’épopée. Il s’agit d’une forme participiale (passé) réfléchie du verbe joda « boire » construite par analogie avec des formes dialectales. La forme vepse utilisée dans la langue écrite normalisée est jonus. L’emploi de la forme jonusoiš s’explique certes pour des raisons métriques - l’auteur avait besoin d’une forme trisyllabique - mais parmi toutes les formes qu’offraient les variantes dialectales, l’auteur a choisi celle qui présentait le matériel phonique le plus étoffé965 soulignant de manière iconique la monstruosité engendrée par l’alcool et la violence subie par Vir ; en quelque sorte le mot ici est lui aussi « monstrueux ». L’ivresse démesurée est contraire au monde vepse et lorsque Vir emmène le prince et ses hommes chasser l’ours, il leur rappelle que boire est contraire aux règles de la forêt : 19) Tulit mecha, ka meiden sändonke, Algat otkoi i humaljom ! Dans la forêt on obéit aux règles, Dans la forêt n’allez pas vous saouler ! XV, 215-216 Le prince russe et ses hommes présentent donc des traits « monstrueux ». Il est cependant remarquable que, l’épopée mette en jeu un schéma d’inversion : dans un premier temps, le prince considère les Vepses comme des barbares : 20) Hän-ki meleti, miše rumemba Ei voi olda, mi vepsän kel’. 965 Nous remercions N. ZAICEVA pour les explications morphologiques qu’elle nous a données sur cette forme. Sur les formes réfléchies du verbe en vepse, leurs spécificités dialectales et leur histoire, voir N. ZAICEVA, 2001, p. 170 sq.
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Knäz’ i kucui sen keleks čuharikš, Pidänd ei sen i keleks hän… Pour lui aussi, nulle part n’existait De langue plus horrible que le vepse. Aussi le prince appelait-il le tchoude Ce vepse qui n’était pas une langue… XV, 47-50 Pour le russe, l’autre, le non-russe devient en quelque sorte un monstre966 et le sentiment qui anime le prince, dans un premier temps, est la peur devant Vir. Ainsi, ce prince russe présente deux caractéristiques relevant de la monstruosité : il est despotique, violent et soumis à l’alcool. Ces deux traits rentrent dans un schéma d’opposition entre le prince russe et Vir : l’un est violent, tyrannique, excessif, arrogant, statique, peureux, capricieux tandis que le second est courageux, respectueux, dynamique, modéré, bon. On retrouve alors, si l’on transpose le cadre épique traditionnel, la relation d’opposition qui peut exister entre le héros et le monstre967. On peut également enrichir la lecture de ce passage si l’on admet que Vir est un représentant du peuple vepse : la fin de l’épopée devient alors, sur un mode allégorique, le récit des relations entre les peuples russe et vepse et les cicatrices sur le dos de Vir, conséquence des coups de knout, peuvent être lues comme les cicatrices de ce que l’on pourrait appeler les « monstruosités de l’histoire », des répressions dont ont été victimes les Vepses968. Exécutions, déportations, mariages mixtes forcés, déplacements de population, interdiction de la langue, sont autant d’évènements monstrueux que symbolisent les cicatrices de Vir.
III Résorber l’altérité et la monstruosité : un lien original avec le monstrueux Dans une épopée traditionnelle, le rapport attendu entre le héros et le monstre est d’ordre conflictuel, la victoire du premier contre le second 966
Voir à ce propos, J. BURGOS, 1975, p. 18 : « Ce monstre, alors c’est l’étranger venu d’ailleurs… » à la différence que dans notre passage, c’est le prince qui vient chez Vir. 967 Cette relation d’opposition est souvent plus complexe qu’il n’y paraît comme le souligne C. ORIOL-BOYER, 1975, p. 31-33. Le gigantisme est ainsi une caractéristique partagée par le monstre et le héros. 968 Voir à ce propos L. SIRAGUSA, 2015, p. 73-74 ; sur l’histoire des Vepses, voir également V. DAVIDOV, 2017, chapitre 1 ainsi que Z. STROGALŠČIKOVA, 2008, p. 8 sq., pour les données démographiques ainsi que p. 186 sq.
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participant précisément à l’héroïsation du personnage. On pourrait donc s’attendre, dans l’épopée vepse, à ce que Vir, après avoir reconnu le prince russe monstrueusement violent et tyrannique qui l’avait battu et qui avait sauvagement tué les jeunes Vepses, réclame justice d’une manière ou d’une autre : c’est d’ailleurs ce que redoute le prince russe. Il n’en est rien. Non seulement, Vir pardonne au prince mais en plus il le sauve de l’ours qui allait le tuer, tous les hommes du prince russe ayant pris la fuite : 21) Kondi pezaspäi hüppäht’ – šahmati, Kida avaitud, karval bur. Voi, Sur’ Sünduižem, voi sä, rahmanni : Om jo katkaitud kuzen jur’ ! (…) Nene mecnikad – pagho jurenke, Vaiše knäz’ kondjad vaste jäi. (…) Sid’-se Viroi om tulnu edehe, Hodras tembaitud hänen veič, Hoštab kibinoil, ottud kädehe… (…) Viroi veičel sil iški kerdalas (…) Valui lumehe veri purukaz, Rusttaks kattud jo lumi ol’. L’ours a bondi, la gueule grande ouverte, Ébouriffé, dans sa fourrure brune. Mon Dieu, sois bon pour chacun d’entre nous : Il a déjà déraciné un pin ! Tous nos chasseurs s’enfuient à toutes jambes, Et face à l’ours, seul est resté le prince. (…) Mais c’est alors que Vir s’est avancé. De son fourreau son couteau a tiré, Brillante lame en sa main tenue ferme… De son couteau Vir le frappe à nouveau Et sur la neige un sang chaud et fumant De l’ours s’écoule en la teintant de rouge. XV, 269-290 22) Bien plus, l’épopée se termine par la demande en mariage du prince russe à Tal’oi, fille de Vir. Le prince a changé et il est devenu beaucoup plus humain après avoir rencontré Tal’oi : il ne considère plus les Vepses comme des barbares et les respecte. Or Tal’oi représente également la poésie vepse : nombre de passages qui lui sont attribués sont des adaptations de textes issus 361
du folklore vepse ou des insertions de poèmes vepses modernes. En somme, la poésie séduit et humanise le prince969 qui répond après le voik (chant de lamentation) de mariage de Tal’oi : 23) Völ-ki enamba sindai armastan, Hot’ i el’gendand voikud en. Sula, čomaine, nügüd’ kabrastan, Sindai kodihe käzil ven. Vepsänkeližed sanad – hengedme, Čoma om teiden rodun kel’. Ani käbedas sanad lendiba, Sinus olin mä korktad mel’t. Et même si ton chant m’est incompris, L’amour pour toi n’en est pas moins grandi. Aussi Tal’oï, ma belle amie, viens-t’en, Dedans mes bras, je t’emmène chez moi. Droit dans mon cœur vont tes phrases en vepse ; Oui, votre langue est une belle langue, Tes mots ont pris une belle envolée Et je te tiens en estime très haute. XVI,144-151 Et il en va de même pour Anni avec le maître de la forêt, seuls les mots la sauveront. Après sa seconde rencontre avec le maître de la forêt, Anni perd l'usage de la parole970 et devient « possédée » par la forêt et son maître. Cette possession prend fin grâce à l'action d'un arbre, le bouleau, auquel Anni explique sa situation et adresse une incantation, un puheg qui, comme le voik de Tal’oi présente des caractéristiques linguistiques poétiques : 24) Tuli Anni koivunnokse, Silitaškanz‘ vauktad toht : « Mecanižand mindai koski, päzuta sä, koivut, oh ! » 969
On pourra comparer cette déclaration du prince avec celle présentée dans l’exemple 20 pour constater la transformation du prince. 970 Voir à ce propos L. STARK, 2015.
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Sana pule mel’he oli, Oksil ani maihaht’ hän, (…) sündui mugoi puheg ani, Avaita sen tuli aig. Anni vint donc auprès d’un bouleau blanc, Et dit à l’arbre en caressant son bois : « Puisque le maître des forêts m’a prise, Petit bouleau, de lui libère-moi ! » Et le bouleau, l’ayant entendue dire, Empli de joie, remua ses rameaux. (…) L’incantation qu’alors il en naquit, C’est le moment de la chanter ici. IX, 157-168 Anni est ainsi libérée de l'emprise du maître de la forêt et retrouve, comme le prince russe, sa part d'humanité.
Conclusion Ainsi, l’épopée vepse présente bien deux figures monstrueuses dont la monstruosité est liée à l’altérité et à l’autorité : le mechine/mecižand et le prince russe, dans sa jeunesse. Cette monstruosité n’engendre cependant pas de conflit dans l’épopée mais se trouve résorbée par la parole. La parole et plus particulièrement la parole poétique sauve l’homme de la monstruosité dans l’épopée vepse qui, loin de mettre en avant un quelconque aspect conflictuel, souligne les alliances et la paix, comme si, des vieilles épopées d’Homère et de Virgile, elle n’avait gardé que la paix de Diomède et Glaucos ou celle d’Énée et d’Achéménide…
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Annexe : carte
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Territoires vepses, L. Siragusa, 2017, p. 76.
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Un aperçu des croyances populaires et rites païens dans le sud de l’Iran moderne Pouran Dokht AMIR AFSAR et Shahraz SHAKERI Écrivaines L’homme a toujours tenté de mettre un nom sur ses peurs, en créant des monstres qui rationalisent ce qu’il ne voit ou ne comprend pas. Rampant à travers les écrits des voyageurs qui ont visité l’ancienne Perse, ils parviennent jusqu’à nous, matérialisés par les histoires de nos grands-mères ou les rituels qui leur sont liés. À travers l’étude des créatures les plus présentes dans les provinces de Boushehr et de Hormozgān971, nous tenterons de présenter les croyances les plus marquantes qui persistent encore aujourd’hui dans le quotidien des Iraniens du sud. Le sud de l’Iran, d’où nous tirons l’une de nos origines, est connu pour son hospitalité, ses étés brûlants, et un bestiaire haut en couleur. Dû à sa situation géographique, le Golfe Persique est propice à un métissage culturel et historique. L’influence de la péninsule arabique et du continent africain se retrouvent dans certaines croyances et certains rituels. Ils ont tous en commun la mer. Elle est tellement importante dans la vie des habitants du littoral sud, qu’on l’appelle dargāh, « point de repère » en persan. Les habitants de la côte la placent au centre de leur vie. Vous les entendrez prêter serment sur « le Bleu972 ». De plus, la présence de cette vaste étendue d’eau nourrit l’imagination des marins et de la population locale. La mer apporte la vie en les nourrissant, et la mort, en se nourrissant parfois de ceux qui s’y aventurent. Dans une première partie, nous allons présenter les monstres marins les plus présents dans tout le littoral sud de l’Iran. Estakhri973 établit l’une des premières cartes marines974 du monde musulman. Dans son œuvre, il évoque les croyances des populations rencontrées lors de ses voyages. Puis en second lieu, nous aborderons certains des monstres chtoniens les plus marquants du folklore du sud. 971 Ici nous nous intéresserons aux provinces de Boushehr et de Hormozgān ainsi qu’aux îles du Golfe Persique. 972 Sous-entendu « de la mer ». 973 AL-ISTAKHRI Abu Ishaq Ibrahim Ibn Muhammad al-Farisi, dit ESTAKHRI en persan, géographe du monde musulman, Xe siècle. 974 AL-ISTAKHRI, Kitab al-masalik wal-mamalik = « Le livre des Routes et des Royaumes », Xe siècle.
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Fig. 1. Daryā-ye Fārs « La mer de Perse », extrait de Kitab al-masalik wa’lmamalik d’Estakhri, Topkapi Museum Library, Istanbul.
Boussalameh h (Bou u Salamah)) / Bābā Daryā (Bu u Daryā)) Gholām Hossein Sāedi, l’un des géants de la littérature iranienne moderne, décrit dans son ouvrage Ahl-e Havā975 quelques monstres tirés des croyances populaires des villes côtières du sud de l’Iran. Il mentionne la monstruosité de Boussalameh, une créature nocturne sortie du fin fond des eaux de la mer Fārs. Elle est très rusée et peut se métamorphoser à volonté. Dans son œuvre, Sāedi rapporte les propos des habitants de Boushehr : Boussalameh, ayant pris l’apparence d’un des membres de l’équipage d’un bateau, se jette à l’eau. Lorsque l’un des marins se rue à son secours, il l’entraîne dans les profondeurs. Les Boushehri racontent également que 975
SAEDI Gholām Hossein, Ahl-e Havā = « Le peuple du vent », Téhéran, 1966.
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Boussalameh sort de l’eau et prend les enfants avec lui. On parle de lui comme du croque-mitaine pour effrayer les petits et les dissuader de sortir à la tombée de la nuit. Bābā Daryā976 est une variante de Boussalameh, dans les Bandar977. Bien que le nom soit en persan, la tradition du Bābā Daryā vient de la péninsule arabique978. Comme la plupart des légendes, celle-ci comporte différentes variantes. L’une de celles d’origine arabe parle d’un marin injustement accusé de vol. Pour le punir, ses mains furent coupées et il fut jeté à la mer. Un djinn prit alors possession de son corps et décida de venger toutes les victimes d’injustice. Cependant, la version partagée avec la région qui nous intéresse est la plus répandue979. Elle évoque l’existence d’une créature marine qui surgit des profondeurs entre la prière du soir et celle de l’aube. Durant le sommeil des personnes à bord, elle tue l’un d’entre eux et coule le bateau. Afin d’éviter une fin aussi funeste que celle de l’infortuné équipage des légendes, les marins et pêcheurs auraient ainsi instauré des gardes de nuit par deux ou trois, pour alerter les autres si Bābā Daryā décidait de leur rendre une petite visite. Nous trouvons les traces du Bābā Daryā au Xe siècle, dans l’œuvre d’Estakhri. Il décrit980 une créature à visage de buffle, haute de quatre mètres et très large, habitant les fonds marins. Ses mains et ses pieds sont humains et munis de petits doigts. À la tombée de la nuit, il sort de l’eau et entraîne dans les profondeurs ceux qui croisent son chemin. Malgré sa férocité, Bābā Daryā a peur des objets coupants tels que les scies, les haches ou les couteaux. Lorsque les marins l’aperçoivent, ils font du bruit en entrechoquant des objets métalliques pour le faire fuir. Sāedi981 rapporte que des bateaux auraient attrapé dans leur filet un Bābā Daryā. Les marins le découpent et jettent les morceaux dans la mer. Aussitôt, ils les voient se rassembler pour reconstituer le corps mutilé du monstre. Il ajoute que des navigateurs de Bandar Lengeh racontent encore aujourd’hui qu’au XIXe siècle un bateau anglais aurait pris dans ses filets un monstre décrit comme étant Bābā Daryā. En abordant l’histoire de la navigation iranienne à travers les âges, Raïn cite un passage du Shāhnāmeh982 de Ferdowsi983. Il mentionne 976
Le mot signifie en persan « père de la mer ». « Bandar » signifie « port » en persan. Le nom de plusieurs villes côtières du sud de l’Iran commence par « Bandar » : Bandar Abbās, Bandar Khamir, Bandar Moallem,... 978 HUSEIN Husein Mohammad, « Myths and folktales about sea creatures in Bahrain », Folk Culture, 33, printemps 2016, p. 60-69. 979 KWONG Matt, « Tales preserved for the future », The National UAE [en ligne], novembre 2009. 980 ESTAKHRI, op. cit. 981 SAEDI, op. cit 982 FERDOWSI, Shāhnāmeh = « Le Livre des Rois », poésie épique rédigée entre la seconde moitié du Xe siècle et le début du XIe siècle. Cette œuvre très importante fait partie de la 977
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une créature mâle aux cheveux longs, le corps velu, avec une tête de taureau, rencontrée lorsque le roi Key Khosrow, allant combattre Afrāsiāb, traverse les eaux de Zarā qui se déversent dans le lac de Hāmun984. Moniro Ravānipour985, écrivaine iranienne originaire de Boushehr, rappelle dans ses œuvres consacrés aux légendes du sud l’importance de la mer dans le quotidien des habitants du littoral. Elle compare la mer au monde des morts, et les caprices du temps deviennent des manifestations de l’existence de ces monstres986. Elle explique que les vents et tempêtes sablonneux qui viennent de la péninsule arabique sont considérés comme les souffles de mauvais augure de Boussalameh.
Melmédas (Ommoldas, Menmédas, Momdas, Um al Duwais) Les nuits de pleine lune, elle surgit du fond de la mer, et avec charme et séduction, elle attire à elle les marins. Lorsque ces derniers s’approchent d’elle, Melmédas s'agrippe à eux, et les entraîne dans sa demeure. C’est ainsi que le compositeur Farid Bahrami, décrit cette autre version de la sirène dans son album dont le titre est simplement Melmédas. Nous retrouvons cette légende dans la péninsule arabique987 où elle est dépeinte comme une créature fatale pour les hommes infidèles988. Les histoires qui sont transmises de génération en génération dans le littoral sud décrivent des femmes à la beauté envoûtante, mais dont les pieds cachés sous l’eau ne sont rien d’autre que des faucilles aiguisées et mortelles989. Conquis, les marins se dirigent vers elles, et finissent découpés en morceaux990. Ces créatures mi-femmes, mi-monstres extraites de la culture du Hormozgān991, sont comparées aux sirènes de la Grèce antique992. culture populaire en Iran. Les histoires sont racontées, mises en scène, et les héros sont souvent cités pour leur bravoure. 983 RAÏN Esmaïl, journaliste et ethnologue, Darya navardy-é Iranian = « Navigation iranienne », vol. 1. Des temps légendaires jusqu’à l’arrivée de l’islam, 1972. 984 Sud-est de l’Iran actuel. 985 RAVANIPOUR Moniro, Ahl-é Ghargh = « Les noyés », 1989, Kanizu = « L’esclave », 1988. 986 Entretien accordé en 2003, Iranian Students’ News Agency. 987 ZACHARIAS Anna, « The ghost of Emirati present », The National UAE [enligne], 24 octobre 2013. Disponible sur : https://www.thenational.ae/lifestyle/the-ghost-of-emiratipresent-1.293127 (consulté le 10/04/2018). 988 AL SAFADI Majida, Um Duwais - Short animation, mars 2012, sur Youtube. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=YvYTAG6eCU8 (consulté le 30/05/2018). 989 D’autres versions existent tout au long du littoral sud. La Melmédas a toujours un corps, un visage et une chevelure de femme à la beauté inestimable, mais certaines versions mettent les faucilles à la place des mains, non des pieds. 990 HINNELLS J.R., Persian Mythology, London, Chancellor Press, 1985. 991 MORADI Zohreh, « Fish as a marvellous creature in myths and manuscripts: An overview », Journal of Ichthyology, septembre 2017.
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L’une charme par son corps, tandis que l’autre attire ses victimes par sa voix enjôleuse. Cependant, dans les deux versions, la victime de ces créatures ressent du désir, et ne pense qu’à convoiter l’objet de ce désir. Ali Rezā Dāvari993, auteur et metteur en scène de Sanguinaire Melmédas (2015), dit de sa pièce de théâtre qu’il a voulu amener sur scène un sujet original994 et qui lui tient à cœur. Selon lui995, les chercheurs attribuent souvent une zone géographique aux légendes. Il considère que cette démarche n’est pas toujours justifiable car des équivalents peuvent exister ailleurs. Ces histoires sont véhiculées par une tradition orale qui ne connaît pas de limite géographique. Elles ont souvent un même fond commun, et traduisent les préoccupations d’une humanité constante dans ses craintes et ses fantasmes. Ainsi, la victime de Melmédas devient un homme puni pour son infidélité, et les monstres, des justicières, femmes puissantes armées d’attributs mortels. C’est pour cela que Dāvari ne souhaite pas faire porter à ses comédiens les tenues traditionnelles de Bandar Abbās, ouvrant ainsi les frontières à Melmédas. En 2015, il en fait une femme fatale, une allégorie de l’amour interdit, et de l’infidélité, sa beauté s’opposant à sa monstruosité. Cette dualité, nous la retrouvons également dans l’œuvre éphémère d’une communauté d’artistes contemporains de l’île de Hormoz996 : un tapis composé des terres multicolores de l’île997. Leur intention première était d’attirer l’attention des autorités sur l’île et son potentiel artistique et culturel. Interrogés, ils donnent leur interprétation de la légende. Pour eux, Melmédas représente aujourd’hui l’innovation des biens matériels et les bénéfices économiques qu’elle engendre, détruisant ainsi la nature et les valeurs morales.
992
SHAHBAZI M.R., AVARAND S., JAMALI M., « An Anthropological study of Melmedas in Iran and Siren in Greece », Journal The Anthropologist, 18, 3, 2014. 993 Né à Bandar Abbās, dramaturge et anthropologue. 994 Par rapport à Téhéran et au reste de l’Iran. 995 Entretien accordé lors du Festival de Théâtre International de Fajr 2016. 996 Armenian Centre for Contemporary Experimental Art, Legend in Iranian contemporary art [en ligne], février 2014 (consulté en juin 2018). Disponible sur www.accea.info/en/artand-legend-iranian-contemporary-art. 997 Plus de 20 couleurs différentes.
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Fig. 2. Pochette de l’album Melmédas de Farid Bahrami, 2015.
Fig. 3. Tapis éphémère réalisé avec les terres multicolores de l’île de Hormoz, représentant une Melmédas avec ses pieds prêts à déchiqueter ses victimes.
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Di Zangaro998 On ne peut pas parler de la mer sans parler de la lune. L’histoire de Mithra et la création de la lune sont dans toutes les mémoires, et l’influence des cycles lunaires rythme les jours et les nuits des habitants. Ce n’est donc pas surprenant de voir la place qu’elle occupe dans leur vie. Boushehr est une petite ville portuaire de plus de 200 000 habitants dont les origines remontent au moins à l’époque sassanide. Lors d’une éclipse ou de la pleine lune, les Boushehri sortent de chez eux munis de tous les ustensiles métalliques en leur possession, plateaux, couverts, casseroles, et de grandes cuillères accrochées à leur cou. Ils montent sur les toits, déambulent dans les rues, en chantant et frappant en rythme le métal froid de leurs instruments de musique improvisés, comme une sorte de litanie vieille de plusieurs siècles : « Laisse la Lune partir, Di Zangaro, Laisse la pleine999 lune, Laisse la lune libre, laisse la pleine lune, Laisse la pleine lune Tu as pris la lune, vraiment Tu l’as vraiment prise Di Zangaro, laisse-la partir ».
Les habitants de Boushehr ont leur propre explication pour ce phénomène. La légende raconte que Di Zangaro, le crabe géant, s’agrippe à la lune afin de l’étrangler, volant ainsi l’astre nocturne à la vue de tous. La seule chose que Di Zangaro craint est le métal. Habib Meftāh Boushehri, musicien de renommée mondiale, et enfant du pays, rend un bel hommage vibrant à cette légende avec son album sorti en 20151000 qui porte le nom de ce fameux monstre. Lorsque l’on cherche les premières traces de la légende de Di Zangaro, les Boushehri nous répondent qu’elles remontent aux premiers habitants du port, et qu’elles se perdent dans les méandres de l’Histoire.
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C’est-à-dire « la mère au noir visage ». Dans le texte en persan, il est dit « la lune du 14 ». 1000 Di Zangaro, album composé par Habib Meftāh Boushehri, 2015, deuxième morceau. 999
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Fig. 4. Di Zangaro, croyances des habitants de Bouchehr , album de Habib Meftāh, 2015.
Yāl /Āl Ma mère1001 nous a mis au monde dans le sud, à Abadan. Étant l’aînée, je me rappelle avoir entendu la sage-femme conseiller de mettre un couteau sous l’oreiller du nouveau-né ainsi que sous le sien, après chaque naissance. Cette pratique était courante chez les Iraniens et chez les Arméniens du sud de l’Iran. Le couteau devait protéger de l’attaque du Yāl, créature monstrueuse redoutée par toutes les femmes. Les Yāls ou Āls1002 s’attaquent aux femmes enceintes et aux nouveau-nés jusqu’à leur 40e jour. Bien qu’ils soient apparentés aux esprits maléfiques, donc masculins et féminins, ils sont souvent représentés sous les traits de vieilles femmes repoussantes, aux longs cheveux hirsutes et aux yeux rougis. Diakonoff1003 cite Hérodote selon lequel les Yāls femelles descendraient des Amazones. Bien que de l’autre côté du Golfe Persique son équivalent existe sous une autre appellation1004, nous trouvons des traces du Yāl dans l’ancienne Perse ainsi qu’en Mésopotamie1005. D’après
1001
La mère de Pouran. À ne pas confondre avec le Alû Babylonien. 1003 DIAKONOFF Igor Michaelovich, History of Media from the most ancient times up to the end of the 4th century BCE, Moscou et Léningrad, 1956, traduit en persan en 1963 par Karim Keshavarz. 1004 Umm al-Subyan. 1005 DIAKONOFF, op. cit. 1002
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Ananikian1006, les légendes arméniennes ont en commun avec le sud de l’Iran actuel la peur du Yāl et il compare le Yāl à Lilith ou à la Lamia grecque. La légende du Yāl traduit l’une des craintes les plus répandues au monde : une grossesse difficile, le décès d’une femme qui vient d’accoucher, un mort-né, ou la mort subite du nourrisson. Toujours en quête d’une explication, la faute revient à l’esprit maléfique du Yāl. Aujourd’hui, dans certaines familles traditionnelles, les parents attachent un petit parchemin enroulé comportant une prière extraite du Coran, à l’avant-bras gauche du nouveau-né. L’artefact aurait le pouvoir de les protéger du mal et ainsi repousser les Yāls. Au quotidien, les Iraniens eux-mêmes vous diront que les Yāls existent encore dans l’inconscient collectif, si bien qu’ils sont entrés dans le langage courant. Lorsqu’une personne lance une malédiction menaçante contre son adversaire, elle lui dira « Que Yāl t’emporte avec elle ». En 2009, Bahrām Bahrāmiān réalise Āl, un long métrage d’horreur basé sur cette légende. L’année suivante, un jeu vidéo basé sur cette même histoire est lancé, confirmant l’attrait du public pour ces vieilles histoires et leur omniprésence dans la vie de tous les jours.
Nasnās (Nisnās, Nesnās) Il s’agit de l’un de nos monstres dont l’existence est la plus documentée, puisqu’elle appartient à la mythologie arabo-musulmane. Allāmé Tabātabāï1007 mentionne les nombreuses références aux Nasnās dans le Coran1008. Ils auraient existé avant la naissance d’Adam et Ève. Les Nasnās auraient donc foulé la terre avant les nās (en arabe, nās signifie « gens, « homme »). Dans le Bihar al-Anwar1009, les Nasnās étaient déjà sur terre 7000 ans avant le premier homme. Ils auraient vécu en même temps que les djinns auxquels ils sont affiliés, et parlent arabe comme eux. Allāmé Morteza Askari1010 cite, entre autres, de grands historiens du monde musulman1011 1006
ANANIKIAN Mardiros H, Armenian Mythology (The Mythology of all races, vol. VII), New York, 1925, p. 88. 1007 Interprète du Coran reconnu et respecté pour ses travaux, mort en 1981. 1008 Sourate de la Connaissance (142), de la Lumière (55), ... 1009 MADJLESI Mohammad Baqer (dit Allamé MADJLESI), Bihar al-Anwar = « Les mers de lumières », volume 11, XVIIe siècle. Bien que faisant partie des Hadiths (le recueil des paroles du prophète Mohammad), c’est une référence majeure pour les chiites. 1010 ASKARI Morteza, dignitaire et chercheur religieux, 'Abdullah Ibn Saba' wa asatir ukhra = « Abdullah Ibn Saba et autres légendes », 1983. 1011 TABARI (mort en 923), historien et commentateur du Coran, Chroniques de Tabari. IBN AL-ATHIR (mort en 1233), historien arabe. Yaqut AL-RUMI (mort en 1229) érudit du monde musulman.
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dans son œuvre 'Abdullah Ibn Saba' wa asatir ukhra. Il raconte un épisode issu du Grand Déluge en s’appuyant sur les travaux de Sayf Ibn ‘Umar1012. Le peuple de ‘Ād1013 se rebella contre son créateur. Ce faisant, ils provoquèrent la colère de Dieu qui les punit en effaçant la moitié de leur corps. Tous s’accordent sur la même description. Les Nasnās sont des moitiés de femme ou d’homme, leur corps ayant été coupé en deux dans le sens de la longueur, l’autre partie ayant été effacée1014. Leur tête ne comporte qu’une joue, leur corps, un bras, une jambe, et ainsi de suite... d’où le nom de nim savār (en persan « à moitié monté »). Ils se déplacent en sautillant. Les Nasnās habitent en hauteur, dans les arbres1015, d’où ils peuvent bondir sur leurs proies. Chez les chiites, on les considère comme des causes perdues, des créatures sorties du droit chemin. D’où la création d’êtres plus parfaits, plus complets, la femme et l’homme tels que nous les connaissons. En Occident, les Nasnās sont présents dans la littérature notamment chez Edward William Lane1016 et Jorge Luis Borges1017. Malek Chebel1018, anthropologue des religions, offre une étude plus détaillée, et place les origines du Nasnās en Kabylie. Quant à Flaubert1019, il les met face à son Antoine et livre la description suivante : « Les Nisnas n’ont qu’un œil, qu’une joue, qu’une main, qu’une jambe, qu’une moitié du corps, qu’une moitié du cœur. Et ils disent très haut : Nous vivons fort à notre aise dans nos moitiés de maisons, avec nos moitiés de femmes et nos moitiés d’enfants. »
En Iran, le Nasnās est réputé pour son caractère malin, rusé et toujours enclin à jouer de mauvais tours à ceux qui croisent son chemin. Bien qu’il ressemble en partie à l’homme, il n’est pas considéré comme humain, à cause de ses mauvaises actions. Dans le sud, on dit de quelqu’un qu’il est un Nasnās1020 lorsque ce dernier commet des actes répréhensibles 1012 Historien du monde musulman, VIIIe siècle. La fiabilité de ses travaux est remise en question, car il est accusé d’avoir mené une existence d’hérétique. Cependant, tout en citant Sayf, Allāmé Askari conteste les trouvailles de sa propre source. 1013 Descendant de Noé. 1014 AL-QAZWINI Zakariya Ibn Muhammad Ibn Mahmud Abu Yahya, Aja’ib al-makhluqat wa ghara’ib al-mawjudat = « Les merveilles des choses créées et les curiosités des choses existantes », XIIIe siècle. 1015 DEHKHODA Ali Akbar, Farhangnāmeh = « Dictionnaire », 1re édition 1931. 1016 Première traduction en anglais des Mille et une nuits basée sur le texte en arabe, 18391841. 1017 BORGES Jorge Luis, Le livre des êtres imaginaires, Paris, Gallimard, 1987. 1018 CHEBEL Malek, Dictionnaire amoureux des Mille et une nuits, Paris, Plon, 2010. 1019 FLAUBERT Gustave, La tentation de Saint Antoine, Paris, Charpentier, 1874, p. 145. 1020 NAFISSI Mirza Ali Akbar, Farhangueh nazem-ol atéba, XIXe siècle. L’auteur était le médecin particulier de Mozafareddin Shah, et a rédigé la première encyclopédie en persan.
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(trahison, médisance, injustice, …). Sur un forum persanophone, lors d’une discussion sur la légende des Nasnās1021, l’un des intervenants répond de façon ironique « vous êtes en train de faire des recherches sur les Nasnās ? Vous n’en avez pas assez d’en croiser tous les jours ? Je viens d’avoir une discussion avec l’un d’entre eux… celui-là était un pur Nasnās ! ». Enfin, vous ne serez pas surpris d’apprendre que le Nasnās a, lui aussi, été adoubé par le milieu artistique contemporain, puisqu’on retrouve groupe de musique et autres œuvres portant son nom.
Fig. 5. Al-Qazwini, Aja’ib al-makhluqat wa ghara’ib al-mawjudat, Walters Art Museum, Baltimore.
Douāl pā1022 Lorsque j’étais petite, ma mère m’appelait Douāl Pā, et avant moi, c’est elle que ma grand-mère appelait Douāl Pā. C’est ainsi qu’on désigne les personnes collantes, celles dont on ne peut se défaire. Le Douāl Pā est décrit1023 comme une pauvre créature ayant besoin d’aide pour se déplacer. La partie supérieure de son corps est tout à fait 1021
Forum de discussion du magazine Ham-mihan, concernant le mythe des Nasnās, septembre 2015. 1022 Davāl Pā en persan signifie littéralement « pied-ceinture ». 1023 AL-QAZWINI, op. cit.
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normale, mais ses pieds sont des ressorts de trois à quatre mètres cachés à l’intérieur de son abdomen. D’après Al-Qazwini, le Douāl Pā serait une sorte de Nasnās, sans qu’il précise si les deux espèces auraient coexisté ou si l’une aurait été l’évolution de l’autre. Le mode opératoire du Douāl pā est de vous attirer en faisant appel à la pitié qu’il inspire. Il vous attendrit par sa mobilité réduite, et vous demande de l’aide pour se déplacer. Lorsque vous le mettez sur votre dos1024, il s’agrippe à vous en enroulant ses longues jambes autour du corps de sa victime. Le seul moyen de s’en débarrasser est de l’enivrer. Dans le folklore du sud de l’Iran, on entend l’histoire de Salim Djavāheri1025 qui se fait prendre au piège par un Douāl Pā. Afin de s’en débarrasser, il n’a pas d’autre choix que d’utiliser la ruse à son tour. Pour cela, Djavāheri fait pousser du raisin, puis le laisse fermenter et injecte le produit au cœur d’un fruit qu’il donne au Douāl Pā. Celui-ci croque le fruit à pleines dents, et se retrouve assommé par la quantité d’alcool ingérée. C’est ainsi que Salim se débarrasse de ce compagnon indésirable. Les Douāl Pā sont également cités dans l’œuvre posthume de Hedāyat1026 où il établit une liste des créatures issues de la tradition orale en Iran. Dans le Shāhnāmeh1027 de Ferdowsi, le roi Farhād arrive dans une ville dont la description des habitants rappelle celle des Douāl Pā : « Ils avaient des jambes molles [...] ceux-là même dont les jambes étaient comme des ceintures ». « Narm-pāyān boudand, [...] hamānā ké boudand pāshān davāl ».
Lorsque vous discutez avec des Iraniens, ceux originaires du Hormozgan vous diront qu’aujourd’hui le Douāl Pā existe encore1028, mais qu’il a pris d’autres formes, et continue à faire des victimes après les avoir amadouées avec des mensonges1029.
1024
Moyen traditionnel utilisé pour aider les plus faibles à se déplacer. Personnage de contes populaires dont les racines remontent à l’époque safavide. Ses aventures ont été écrites pour la première fois à l’époque Khadjar au XIXe siècle. La similitude avec les Mille et une nuits vient de la condition de conteur du personnage central. Il doit raconter une histoire drôle et triste à la fois au gouverneur pour échapper à la mort. L’une des histoires se passe sur l’île des Douāl Pā. 1026 HEDAYAT Sadegh, Farhangué amyané mardomé Iran, œuvre posthume, Téhéran, Tcheshléh, 2004. 1027 Histoire de Shirin et Khosrow. 1028 Le Douāl Pā vu par l’illustrateur et satiriste Ardeshir Mohasses : https://nakhjavan.blogsky.com/1388/07/02/post-132/. 1029 Référence aux membres du gouvernement depuis 1979. 1025
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Fig. 6. Les Aventures de Salim Djavāheri, auteur inconnu, ouvrage du XIXe siècle.
Fig. 7. Al-Qazwini, Ajā’ib al-makhluqāt wa gharā’ib al-mawjudāt.
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Zār Le dernier monstre que nous abordons ici existe dans presque toutes, sinon toutes les cultures. C’est le mauvais esprit, celui qui possède le corps des vivants. Hollywood en a fait des centaines de films, et sur tous les continents, nous avons des histoires de possession. Celui du sud de l’Iran s’appelle Zār et nous le partageons avec une partie du continent africain1030. Les origines de ces rites seraient liées à l’histoire de l’esclavage dans le sud de l’Iran1031 au XIXe siècle. Sāedi consacre une grande partie de son œuvre Ahle Havā1032 aux rites de possession pratiqués dans le sud. Havā, le vent, fait référence à la constitution de ces entités invisibles qui arrivent à contrôler des êtres de chair et de sang. Le titre fait également référence à la personne qui a été possédée au moins une fois. Son corps devient un vaisseau pour une puissance invisible comme le vent. Une fois délivrée, elle peut alors à son tour assister, ou bien même conduire une de ces cérémonies en devenant Zār-Guir1033, Māmā Zār ou Bābā Zār. Cette profession est également héritée du père ou de la mère ou transmise dès l’enfance. Sāedi précise que les ZārGuir peuvent se spécialiser puisque ces vents sont différents, de différentes nationalités, et de différentes religions, d’où différents remèdes pour soigner le malade. Lorsqu’une personne agit de façon inhabituelle, voici les étapes à suivre, selon Sāedi. Une première visite est effectuée auprès d’un médecin généraliste conventionnel. Celui-ci doit déterminer si le mal est physiologique. Dans le cas contraire, il est recommandé de consulter un psychologue qui donne son avis sur l’état mental du patient. En troisième recours, si les deux premières consultations ne s’avéraient pas concluantes, la personne affectée est dirigée vers un mollah ou dignitaire religieux. Après un premier diagnostic, il prescrit les prières nécessaires à la guérison. Enfin, si toutes ces prescriptions, remèdes, consultations et autres prières ne donnent aucun résultat positif quant à l’état du malade, une visite chez Māmā / Bābā Zār s’impose. Taghi Modarressi, écrivain et psychiatre, s’intéressa au phénomène du Zār lorsqu’un de ses proches manifesta des signes de psychose. Suite à une de ses visites à son ami, qu’il qualifie « d’expérience traumatisante », il
1030
BODDY Janice, Wombs and alien spirits, Madison, University of Wisconsin Press, 1989, chapitre 4, p. 125, à propos des cérémonies de possession dans le nord du Soudan. 1031 NATVIG Richard, « Oromos, Slaves and the Zār spirits: a contribution to the History of the Zār cult », The International Journal of African Historical Studies, vol. 20, 4, 1987. 1032 SAEDI, op. cit. 1033 Le mot signifie en persan « extracteur de Zār ».
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entame des recherches qui le mènent dans les différents villages du sud de l’Iran1034. Cependant, les rituels liés aux Zārs étaient mal vus à l’époque du Shah, le ministère de la santé ayant interdit ces pratiques non conventionnelles. Malgré cela et le durcissement amené par la première décennie de la révolution de 1979, l’île de Qeshm demeure une référence, et Zār continue à faire ses demandes à travers la voix des Māmā et Bābā Zār. De nombreux textes font référence au déroulement de ces rituels codés où la musique joue un grand rôle1035. À l’issue d’une préparation qui se déroule sur une semaine1036, la cérémonie finale met en scène un spectacle réglé dans ses moindres détails. Tandis que les mains des musiciens s’abattent sur les cuirs des percussions, le corps hanté par Zār s’anime peu à peu et entre dans une transe incontrôlée1037. C’est alors que la maîtresse ou le maître de cérémonie entre en contact avec le vent et ses exigences. Durant l’automne 2004, Mehrdād Oskouei, réalisateur de documentaires et chercheur iranien, consacre une série de photos à Zār1038, dans le village de Salakh, sur l’île de Qeshm. C’est pour lui l’occasion de démontrer la survivance d’une croyance étendue dans le temps et l’espace. Aujourd’hui, à l’image des Ta’zieh1039, la cérémonie de Zār s’exporte également sur scène en Europe et dans le monde1040, apportant au sacré une dimension plus profane. Enfin, nous avons distingué plusieurs catégories de monstres. Certains sont issus des croyances préislamiques et d’autres de l’influence de l’islam même. Ils nous sont parvenus depuis des temps immémoriaux par tradition orale, représentations dans les manuscrits anciens, récits de voyageurs ou de chercheurs. De nombreux autres attendent leur heure pour sortir de l’ombre et se révéler au grand public, à travers les histoires qui continuent à déambuler dans les ruelles de notre enfance. Les monstres des légendes existent encore aujourd’hui. Parmi ceux que nous n’avons pas cités, certains sont uniquement qualifiés de « monstres » à cause de leur physique 1034
MODARRESSI Taghi, The Zār cult in South Iran, Montréal, Raymond Prince, 1986. GHARASOU Maryam, Du malheur à l’initiation : les cultes de possession Zār et leurs musiques (Hormozgān, Iran), thèse Paris 10 Nanterre, 2014. 1036 SABAYE MOGHADAM Maria, « Negāhi be eʿteqādāt va marāsem-e Zār dar miān-e sākenān-e savāhi-e jonub-e ḡarbi-e Irān » = « Un regard aux croyances et aux cérémonies de Zār, au milieu de la population du littoral sud-ouest de l’Iran », Najvā-ye Farhang, novembre 2009. 1037 Court-métrage documentaire de TAGHVAÏ Nasser, Bādé Djenn « Vent du djinn », en persan, 1969. 1038 http://boushehr.irib.ir/-/ ھﺮﻣﺰﮔﺎن-اﺳﺘﺎن-در-زار-ﻣﺮاﺳﻢ. 1039 Tradition théâtrale iranienne liée au chi’isme, mise en scène naïve des histoires religieuses relatant le martyre de la famille de Hossein, petit-fils du prophète Mohammad. 1040 Festival de l’Imaginaire, Maison des Cultures du Monde, Conférence « Le culte du Zār sur les côtes iraniennes du golfe Persique », par Maryam GHARASOU, 2014. 1035
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atypique, tel que le Dāmāhi1041 ou les femmes Anshartou1042. Mais avec eux, le débat s’élèverait à un niveau plus philosophique et linguistique. Qu’est-ce qui définit un monstre et qu’est-ce qui définit sa monstruosité ? Ceux que nous avons choisis de présenter font figure de croquemitaines utilisés par les grands pour effrayer les petits, et les protéger de menaces réelles et omniprésentes. Ils deviennent également des symboles repris dans tous les domaines artistiques allant du cinéma, du théâtre, de la musique, à des créations plus expérimentales. Ces monstres perdurent dans le temps, et la fascination dont ils sont l’objet les métamorphose. Ces artistes dépoussièrent et remettent au goût du jour les créatures redoutées d’hier, peut-être parce qu’ils ont trouvé plus monstrueux. En persan il existe une expression assez éloquente, « le loup dans un habit de brebis ». C’est avec elle que nous bouclons la boucle et revenons de ce voyage aux rivages français, en nous référant à certaines de ces créatures avec l’équivalent dans la langue de Molière : « l’habit ne fait pas le moine ». L’apparence peut être trompeuse, mais la nature revient toujours au galop. Vous pouvez compter sur les Monstres et les Monstruosités.
1041 1042
Immense poisson qui se sacrifie pour sauver les marins de la tempête. Les femmes à nageoires.
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L’Orange mécanique : Alex, un ami qui vous veut du mal Deerie SARIOLS PERSSON CERC - Centre d'Études et de Recherches Comparatistes (Sorbonne Nouvelle Paris 3) Le monstre, être unique s’il en est, a une infinitude de formes et de personnalités. Hybride, animal, bestial et même informe sont souvent les attributs qui le caractérisent, mais nous savons tous que nul autre monstre n’est pire que l’humain. L’humain monstrueux a aussi bien de facettes. Si l’on s’éloigne de la monstruosité purement physique (que ce soit le monstre gentil, dans un corps comme celui de l’homme éléphant, ou le monstre hideux et malveillant pas toujours puni), il nous reste le mal à l’état pur dont l’incarnation peut être très variée. Le physique, dans bien des cas, est loin d’être anormal, et c’est ce qui le rend encore plus inquiétant parce que plus difficilement identifiable.
Le monstre et le mal L’absence totale de figuration du mal absolu s’est frayé un long chemin depuis le genre fantastique jusqu’à la science-fiction. Le fantastique obtus refuse la représentation et l’explication de faits étranges, le plus souvent liés au mal. Depuis à peu près deux siècles il est de plus en plus exprimé dans le moi et ses parties obscures dans une intériorisation de la malignité. Avant la psychanalyse, les éléments constitutifs du mal s’identifiaient au pêché, en particulier celui de l’orgueil, dont la représentation littéraire la plus répandue est le thème faustien, qui représente l’homme devant ses faiblesses, face à son désir de dépasser Dieu. Bien après les sursauts sadiens dans la littérature du dix-huitième siècle où l’humain assume d’une manière « moderne » la cruauté extrême, d’autres figures humaines incarnant le mal absolu en marge d’un discours moral envahiront l’expression artistique dans tous ses domaines. Si la base du mal est de nuire autrui par la violence, la douleur est son expression la plus aigüe. Douleur morale et surtout douleur physique, ce que le protagoniste de L’Orange mécanique appelle « une bonne petite fête d’ultraviolence », à savoir, son activité préférée. Alors que la douleur nous rapproche des animaux par son côté instinctif et incontrôlable, le fait de la provoquer en restant insensible nous rend bestiaux, des monstres qui n’ont pas de remords quant à la douleur qu’ils infligent.
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Le méchant impuni a pris une place de choix dans la littérature et dans le cinéma pour devenir un héros. L’homme violent et le serial killer sont des figures ambivalentes qui se prêtent à des représentations positives ou ambigües dans lesquelles la morale est écartée, laissant le champ libre à la fascination, à l’instar du dandy du romantisme noir. Alex DeLarge, le personnage principal du roman d’anticipation L’Orange mécanique (1962) de l’auteur britannique Anthony Burgess est un avatar de ce type de personnage d’une manière très particulière. Est-ce que toute représentation du Mal vise soit à le dénoncer, soit à le vanter ? Cette dichotomie se place du côté de la morale, inhérente au concept même du Mal et du Bien. Dans le cas des récits d’horreur « classiques », le mal est un avertissement. L’originalité et le côté transgressif de ce roman est justement le fait de prendre un chemin autre que la dénonciation ou l’apologie. L’image du diable incarné, par exemple (qui colle souvent au personnage d’Alex) est un raccourci de nombreux récits, que ce soit de contes, de mythes et de leurs variantes. Le mal à l’état pur passe ainsi de l’image du diable aux faits diaboliques. Un processus similaire à celui qui a fait passer du monstre au monstrueux, de l’humain amoral aux forfaits qu’il commet. L’historien français Robert Muchembled, dans son essai Une histoire du diable (2007), résume le sens de cet engouement comme le besoin d’entrevoir le mal présent dans la vie de tous les jours, pour mieux l’éviter : Le message de Dracula, d’Alien, des films d’horreur, des livres de Stephen King et de nombreux autres supports est identique : regardez, mais ne cédez pas aux tentations ! Il faut entrevoir le Mal pour connaître les pièges de la vie. À condition de ne pas se laisser emporter par lui. […] La conviction mythique américaine, à la fois intime et communautaire, est que la société n’offre qu’un rempart précaire contre la bête sommeillant en l’homme : la violence irradie du cœur même du sujet qui oscille sans cesse entre sauvagerie et civilité.1043
C’est la conscience de la dualité intrinsèque à l’homme sans son acceptation, de manière similaire mais souvent plus simpliste que ce qu’avait montré Stevenson avec docteur Jekyll et M. Hyde. Rien de tout cela dans L’Orange mécanique ; c’est le lecteur qui apporte ce bagage de stéréotypes sur la malignité, dans les souvenirs des fables et des histoires où les méchants sont le mauvais exemple, l’ennemi à combattre. Et l’étalage de la 1043
R. MUCHENBLED, 2000, p. 353-354.
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violence crue affichée du point de vue de l’agresseur contribue à remettre en question toute l’ancienne vision de la morale traditionnelle. Anthony Burgess a créé, avec le personnage d’Alex, un monstre très humain, complètement voué à la violence. Entre fausse autobiographie, fable et roman dystopique, L’orange mécanique est dans le sillage littéraire des confessions du monstre, auquel Marie Shelley avait donné ses lettres de noblesse avec Frankenstein ou le Prométhée moderne, notamment dans les parties dans lesquelles la créature parle, s’explique et se justifie. Mais un siècle et demi plus tard, les monstres ne sont plus les mêmes, les écrivains et les lecteurs non plus. Le traitement du mal au XXe siècle va au-delà des décalogues et des dogmes ; il se situe fréquemment du côté des marges non seulement pour dénoncer ses causes profondes mais aussi pour creuser dans une nature humaine bien plus complexe que ce que l’on croyait. Alors que les sociétés ont perdu l’assistance des croyances religieuses pour comprendre, accepter, voire combattre le mal, l’art reprend de nouveaux questionnements sur la violence, la perversité et la monstruosité. La société, dans L’Orange mécanique, est la bouche de l’enfer moderne et la génitrice de monstres comme la bande de vandales d’Alex et ses drougs, mais elle possède aussi la capacité individuelle d’évolution. Un autre aspect changeant du traitement du mal est son rapport au corps. Le monstre est devenu dissocié de la laideur, puisque de plus en plus c’est l’intérieur qui compte, et surtout, l’individualité de chaque être. Les monstres parlent et racontent leurs raisons. Leur histoire nous dit que la laideur ne comporte pas nécessairement de perversité et, au contraire, un physique dans les normes humaines peut appartenir au pire des assassins. Dans ces conditions, reconnaître le mal est plus complexe. Sur le mal, les études psycho-sociologiques actuelles essaient de comprendre, de prouver, de prévenir, en posant des questions : le mal est-t-il intrinsèque à l’homme, ou pas ? Est-il naturel ou social ? L’histoire de la vie d’Alex DeLarge met le lecteur devant un certain nombre d’interrogations liées à ce thème universel, et laisse le lecteur face à autant de paradoxes. Comme dans un conte de fées qui mettrait en scène un personnage débrouillard, ce terrifiant picaro se montre léger et fringant dans le récit de ses « aventures ». Cette version trash d’un récit initiatique, nous rappelle que dans bien des contes anciens à tradition orale, avant d’être expurgés de leur morale pragmatique et pas toujours chrétienne, le mal est tout simplement une partie de la vie ; et le bien ne gagne certainement pas toujours. Le rôle du hasard dans L’Orange mécanique est un rappel ironique et amer de cela. La chance protège parfois l’assassin, parfois elle le punit, mais sans avoir le moindre rapport avec la morale. L’origine du mal n’est pas abordée dans les contes : il existe, c’est tout, répartit dans tout humain. Dans le roman de Burgess, quelques personnages représentant des institutions (l’éducateur, le chapelain de la 387
prison) étalent leurs théories sur ce thème. Les réponses d’Alex sur le sujet sont des moqueries sarcastiques contre ces tentatives modernes de comprendre les assassins et leurs motivations, les jeunes délinquants et leurs folies. Antonin Artaud a décrit cette réalité dans « Sur le suicide » (in L’art et la mort) : « Le mal est déposé inégalement dans chaque homme, comme le génie, comme la folie. Le bien, comme le mal, sont le produit des circonstances et d’un levain plus ou moins agissant. »1044 Dans le cinéma et dans la littérature moderne d’horreur, le monstre (l’assassin humain ou la bête hideuse) est non seulement celui qui poursuit le plaisir de la cruauté, mais celui qui englobe ces mouvements contradictoires qui existent enfouis dans l’inconscient humain et que déjà les romantiques avaient assumé pleinement. Ils ont compris le plaisir du mal, la beauté de la laideur, la volupté de la peur. C’est l’homme puissant ennemi de l’homme faible, dont l’image extrême est le tueur en série. Comme l’ogre des contes de fées, il reflète la partie terrifiante de soi, et les envies destructrices inhérentes à chacun. L’Orange mécanique a hérité de ces tendances et les expose dans un récit truculent et perturbant. Nous apprenons les aventures du personnage à travers sa perspective, à la manière d’un roman picaresque. On se trouve dans un pays qui pourrait être l’Angleterre, dans une société où la violence et le désordre règnent et la justice a du mal à s’imposer. Sa manière de raconter et de percevoir le monde nous absorbe jusqu’à en ressentir, sinon de la sympathie, au moins quelque chose qui y ressemble. À quatorze ans, Alex DeLarge mène une bande de drougs (copains) et ses seuls plaisirs sont la musique classique et l’ultraviolence sur les personnes qu’ils rencontrent. « Toujours sapés à la super plus énième mode »1045 ils fréquentent des endroits branchés et se droguent avec de l’héroïne et avec un mélange de lait et de drogues synthétiques appelé moloko. Alex est suivi par un éducateur, M. Deltoïde, et a déjà visité plusieurs établissements pour mineurs. Ses parents sont complètement démissionnaires et ont peur de lui. Après quelques épisodes d’extrême violence (sur un professeur, sur des jeunes filles), un soir, lui et sa bande attaquent une vieille femme dans sa maison. Elle meurt à la suite des coups reçus. Alex est le seul à aller en prison. Là-bas, après avoir tué un des détenus, il s’initie aux principes chrétiens à travers le chapelain de la prison (« le charlot de la prison ») afin d’essayer de sortir le plus tôt possible. Il apprend qu’il existe une méthode comportementale, appelée Ludovico, qui guérit la violence des détenus. Après la visite du ministre de l’Intérieur, il décide de se porter volontaire en échange, pour être libéré en échange. Ce traitement pavlovien inhumain de 1044 1045
A. ARTAUD, 1975, p. 181. A. BURGESS, 1993, p. 203.
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plusieurs semaines va lui empêcher d’être violent, faute de quoi il subit d’affreuses nausées. Il s’agit d’une méthode brutale qui mélange musique classique, drogues et images insoutenables. Une fois guéri, en partant de la prison, il va être puni par les circonstances. Comme s’il s’agissait d’un châtiment de Dieu, Alex rencontre un par un tous les personnages qu’il avait agressés auparavant. Chaque ancienne victime lui fera payer cher ses agissements. Il est désormais incapable de faire du mal et de se défendre ; quand il essaie, d’affreux malaises le paralysent. Il arrive par hasard chez un écrivain appelé F. Alexander qui avait jadis subi ses violences, et dont la femme est morte à cause des sévices infligés par la bande. Le jeune a la chance de ne pas être reconnu et Alexander décide de l’utiliser pour renverser le gouvernement, au profit d’un groupe d’opposition. L’écrivain finit par reconnaître Alex et le piège dans une chambre fermée avec de la musique classique, qu’il ne peut plus supporter en raison de la méthode Ludovico. Il tente de se suicider mais survit. Le ministre de l’Intérieur lui rend à nouveau visite, cette fois à l’hôpital. Dans un mea culpa qui va le rendre plus fort, le politicien avoue devant la presse que le traitement que ce jeune a subi était barbare et injuste. Il fait enfermer le groupe d’opposition pour manipulation et propose à Alex de travailler pour le gouvernement avec un très bon salaire. Après avoir parlé avec un de ses anciens drougs qui mène désormais une vie normale, Alex finit par se ranger quand il ressent le besoin de trouver une compagne et d’avoir un enfant.
Les mots, masque du monstre Alex raconte son histoire à la première personne, en tant que « Votre Humble Narrateur », avec un ton enjoué et un ton original. C’est un jeune chef de gang (très jeune même, nous saurons plus tard qu’il n’a que treize ou quatorze ans) habitué à vandaliser et à agresser tout autour de lui. Sa manière de s’exprimer est simple et parsemée d’un argot inventé de toutes pièces par l’auteur. L’ensemble est un résultat si naturel que l’on peut facilement penser à un jargon juvénile existant quelque part. Les mots et les expressions qui constellent son langage peuvent être considérés comme des « infiltrations »1046 qui dévoilent une personnalité et une manière de vivre dans la société, subissant ses influences et lui rendant une violence décuplée : […] les « infiltrations » relèvent d’une pénétration de la brutalité et d’un viol de la conscience dont nous voyons et pouvons mesurer presque chaque jour la croissance et 1046
G. BELOMONT et H. CHABRIER, Note des Traducteurs, in A. BURGESS, 1993, p. 7.
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les effets. L’argot (un « méta-argot », souvent, si l’on peut dire), le manouche (le parler romani), le russe (la « propagande » déclare Burgess lui-même) marquent l’intrusion et cet aspect d’une révolution, subie sinon passive, du langage.1047
Le parler utilisé par Alex pour narrer son histoire, un mélange d’anglais standard et de mots en langues existantes ou inventées, dissimule et travestit sa violence. Comme tout langage (soit oral, écrit, visuel ou musical), il expose une perception du monde et de la société. Appelé nadsat (le suffixe russe -nadstat (-надцать), est l’équivalent du suffixe anglais teen, « adolescent ») c’est une langue qui évoque un parler exclusif des jeunes pour éviter d’être compris par les adultes. Cet argot crée par Burgess à base de mots russes essentiellement, fonctionne comme un écran pour la cruauté dont le lecteur va être témoin. L’auteur britannique était un passionné de la linguistique et un polyglotte notoire. En dehors du nadsat (qui n’est pas une langue à strictement parler mais un vocabulaire d’à peu près deux cents mots) il a créé les langages préhistoriques pour le film La guerre du feu (1981), de J. J. Annaud. Le brassage entre l’anglais et le nadsat est de la même nature que celui de n’importe quelle langue avec l’argot des hors-la-loi. C’est un langage que, dans le roman, parlent les jeunes branchés et marginaux et n’est compris que par eux. Cela les rapproche et les éloigne des adultes, qui forment un univers à la fois d’ordre social et de manipulation calculée. L’auteur indique avec la formation de cette langue nouvelle des idées similaires à celles d’Orwell dans 1984 avec la création de la « novlangue » (newspeak). C’est par les mots que l’esprit arrive à se faire une idée du monde qu’il perçoit. Si on les réduit ou on les change on restreint ou modifie la signification même de la réalité. Alex utilise le masque du nadsat et la drôlerie de ses expressions pour nous entraîner dans un tourbillon d’horreur parsemé d’étoiles, celles qu’il voit et nous fait partager en dépit de notre propre aversion. Ces mots étrangers agissent comme des euphémismes pour cacher la violence et la déguiser. Le fait de mélanger des mots russes, manouches et argotiques à l’anglais représente un monde partagé en deux puissances, les États-Unis et la Russie, en équilibre instable à l’époque de l’écriture et la publication du roman (1962). Le russe fait naturellement penser aux « lavages de cerveau » communistes. Le manouche et l’argot sont des expressions de la marginalité. Ils évoquent un imaginaire instinctif, en dehors de la culture dite « raffinée », ce qui contraste avec la profonde culture musicale du protagoniste, normalement un privilège des gens instruits et le plus souvent 1047
Ibid.
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adultes. Contrairement au newspeak orwellien qui est la langue imposée par le pouvoir, le nadsat est celle des malfaiteurs et des asociaux et elle leur permet de rester dans une certaine discrétion à l’écart de la légalité. C’est la marque de l’existence d’une ou de plusieurs sous-cultures des jeunes marginaux. Ce signe distinctif sert à la reconnaissance mutuelle de ses « membres » et les sépare du reste de la société normalisée. Un langage monstrueux pour des êtres monstrueux. Les interrogateurs d’Alex vont d’ailleurs décrire cet argot comme ayant une « pénétration subliminale ». Non seulement il n’est pas compréhensible par les citoyens normaux mais possède une force de cohésion très forte. Alors que dans quelques éditions récentes (dont celle utilisée pour cet article) incluent un glossaire, ce n’était pas le souhait de l’auteur. Pour lui, le nadsat dans L’Orange mécanique a le rôle d’un instrument de lavage de cerveau (« brainwashing device »)1048 pour le lecteur, un exercice de programmation linguistique, où l’exotisme des mots nouveaux serait graduellement éclairci par le contexte. S’il n’a pas voulu utiliser le cockney, l’argot anglais « monstrueux » par excellence, c’était pour ne pas ancrer l’œuvre dans une époque et un espace déterminé et échapper au risque de le voir devenir obsolète.1049 Et soudain j’ai trouvé la solution au problème stylistique de L’Orange mécanique. Le vocabulaire de mes vauriens de l’ère spatiale pourrait être un mélange de russe et d’anglais parlé, assaisonné d’argot rimé et de bolo des manouches. Le suffixe russe pour -teen (marque des années d’adolescence) était nadsat : c’est ainsi que je baptiserais le dialecte de mes drugi, droogs ou frères de violence. […] Comme il y avait beaucoup de violence dans le brouillon qui couvait dans mon tiroir et qu’il y en aurait plus dans le produit fini, ce jargon étrange serait une brume destinée à cacher en partie le massacre et à protéger le lecteur de ses vils instincts. Et puis, quelle ironie dans le fait que cette race adolescente à l’écart des courants politiques, adepte de la brutalité totalitaire comme fin en soi, soit équipée d’un dialecte fondé sur les deux langues politiques dominantes de l’époque…1050
Ce paradoxe ironique est présent dans tout le roman à plusieurs niveaux. D’un côté, la banalité du personnage marginal, pauvre et agressif, pris comme représentant de la lie de la société (ce qu’on appellerait 1048
https://www.anthonyburgess.org/a-clockwork-orange/a-clockwork-orange-and-nadsat/, 2018. 1049 J. POCHON, 2010. 1050 A. BURGESS, 1993, p. 53.
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aujourd’hui « la racaille »), de l’autre l’exceptionnalité d’une personnalité charismatique dont la culture et la sensibilité musicale est largement supérieure à la moyenne des gens cultivés. Comme les monstres, Alex est unique et fascinant. Ce langage aberrant enveloppe et banalise la violence exercée et la transforme en une série d’images mouvantes et colorées, un peu comme des dessins animés dans lesquels les personnages se frappent et se battent mais ne meurent jamais. L’attaque au Refuge, où habitent F. Alexandre et sa femme, pendant laquelle elle est violée sauvagement et lui battu presque à mort, semble un jeu d’enfants à travers le langage d’Alex : Alors il [Momo, un membre de la bande] a joué les gros bras sur la dévotchka [jeune fille], qui n’arrêtait pas critch critch critcher [crier] à quatre temps, tzarrible ; il lui a fait une clé aux roukeurs [bras] par-derrière, pendant que j’arrachais ci et ça et tout et que les autres continuaient à pousser leurs « hah aha aha », et c’étaient des groudnés [seins] drôlement chouettes tzarrible qui ont montré alors leur glaze [œil] rose, O mes frères, tandis que je dénouais les aiguillettes et me préparais au plongeon. Tout en plongeant je slouchis [écouter] des cris de douleur, et le veck [mec] écrivain qui saignait et que Jo et Pierrot retenaient a failli leur échapper en gueulant comme un bézoumni [fou] les slovos [mots] les plus dégoûtants que j’avais jamais entendus et d’autres de son invention. […] On est remontés dans la bagnole qui attendait et […] on est repartis pour la ville en écrasant en chemin des drôles de trucs qui couinaient.1051
L’utilisation d’onomatopées (crich crich critcher, hah, aha, aha) nous plongent dans l’action, avec tous les sens en éveil, dans une expression simplifiée à l’extrême. Comme le faisait la novlangue, le nadsat modifie et réduit la vision du monde, protège ses utilisateurs de la subtilité qui remettrait en cause cette vision, et projette une représentation primaire de la réalité. Cette langue déformée et presque primitive fait penser aux expressions enfantines de la nouvelle Journal d’un monstre (Born of man and woman, 1950), de l’écrivain américain de science-fiction Richard Matheson, référent mondial du genre. Là aussi la violence est travestie par l’impossibilité du langage de rendre l’horreur de manière humaine. Tout est simplifié et passé par le crible d’un esprit, sinon malade, privé de sens moral.
1051
Ibid. p. 34.
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Néanmoins la simplicité est fictive car elle cache un travail et une réflexion en amont pour ce résultat si authentique. Burgess était un excellent musicien et compositeur d’un grand nombre de symphonies. En dehors de la passion que ressent Alex pour les compositions classiques (et qui sera utilisée par le gouvernement comme son talon d’Achille pour lui infliger la méthode Ludovico), la musique, et surtout le rythme, est présente dans la structure des phrases, les sonorités des mots et les cadences dans les combinaisons lexicales. Les sons et le tempo de plus en plus rapide soulignent l’escalade de la violence et font également penser à la musique syncopée et chaotique qu’était le garage-rock dans les années soixante et son descendant « monstrueux », le punk, apanage des jeunes marginaux dans l’Angleterre des années 70.
L’esthétisation de la violence Alex a une perception esthétique de la violence que son intelligence et sa sensibilité ont réussi à élever à l’état d’art. Sa passion pour la musique classique, notamment pour Beethoven et Mozart, assure la sympathie du lecteur, qui le perçoit comme quelqu’un d’éveillé et émotif. Le lecteur est manipulé par cette image cultivée du personnage et se retrouve gêné par des scènes insoutenables où se mélangent la mélodie sublime et les agissements violents. La Neuvième Symphonie de Beethoven (« la ravissante Neuvième »1052) résonne quand « l’Humble narrateur » se pique à l’héroïne, juste avant de violer brutalement les deux jeunes filles qu’il a amenées chez lui : Et c’est parti, les contrebasses genre govoritant [disant] à tout va de dessous mon lit avec le reste de l’orchestre, et puis la golosse [voix] humaine mâle qui entrait et disait à tous d’être joyeux ; et ensuite la béatitude du ravissant air sur la joie qui est une Divine Etincelle genre Descendue du Ciel, et alors j’ai senti les vieux tigres des familles me sauter dans le moteur et moimême j’ai sauté sur les mini-ptitsas [filles].
La beauté et la perfection de la symphonie le haussent, certes, vers des fortes et sublimes émotions qui, dans son cas, sont des pulsions de viol et de destruction pour le seul assouvissement de ses envies du moment. Un autre jour, pendant qu’il écoute un concerto de Geoffrey Plautus et semble jouir de bonheur, son esprit se fond dans une volupté sanglante : O félicité, félicité terrestre. […] Oh, c’étaient la splendeur et la splenditude faites chair. Les trombones 1052
Ibid., p. 56.
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broyaient de l’or rouge sous le lit et derrière mon gulliver [gueule] les trompettes triplaient leur flamme argentée, […]. Pendant que je slouchais [écouter], les glazes [œil] hermétiquement clos pour enclore la félicité qui valait mieux que n’importe quel Gogre ou Dieu synthémétique [de la drogue], j’ai connu de bien belles images. Je voyais des vecks [mecs] et des ptitsas [fille], jeunes et viokchos [vieux], étalés par terre et gueulant pitié pitié, et moi je me fendais la rote en me bidonskant [rigoler], et je leur écrasais ma botte sur le litso [visage]. Et aussi des dévotchkas [jeune filles] à poils qui critchaient [crier] contre les murs, et moi je leur plongeais dedans comme une sclaga [trique] : et de fait quand la musique, qui se composait d’un seul mouvement, a monté au sommet de sa plus haute et de sa plus grosse tour, alors couché là sur mon lit, les glazes hermétiquement clos et les roukes [mains] derrière le gulliver, j’ai explosé et crié « aaaaaah » de félicité.1053
La musique marque les états d’esprit d’Alex et le transporte dans un monde imaginaire de plaisir des sens et de sensation de pouvoir. Associée aux ressources linguistiques du nadsat et au ton ironique mêlant des expressions cultivées (« O félicité, félicité terrestre »), poétiques et argotiques (« Les trombones broyaient de l’or rouge sous le lit et derrière mon gulliver [gueule] les trompettes triplaient leur flamme argentée, ») la scène effroyable de viol réel accompagné des images mentales sanglantes du personnage (« Je voyais des vecks [mecs] et des ptitsas [fille], jeunes et viokchos [vieux], étalés par terre et gueulant pitié pitié, et moi je me fendais la rote en me bidonskant [rigoler], et je leur écrasais ma botte sur le litso [visage]. ») devient une sorte de patchwork d’une violence inouïe patiné de lyrisme. C’est cette association d’opposés qui à la fois rend la scène supportable et presque belle pour le lecteur, à contrecœur. La musique ne fonctionne pas ici comme instrument civilisateur chez l’humain, ni comme moyen de domestiquer la bête qui semble être en lui. Alex n’est pas un animal, mais un être humain dont l’origine de la jouissance est concentrée dans la violence. La musique classique est un élément perturbant pour le lecteur parce qu’elle est associée à la sensibilité, à la tranquillité et même à des couches sociales aisées qui y ont souvent plus facilement accès, ce qui est l’opposé de ce qu’est le protagoniste. L’art devient un canal pour assouvir l’agressivité, comme le sera aussi la religion plus tard. Une fois en prison, Alex adopte une conduite 1053
Ibid., p. 44.
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modèle afin d’accélérer son départ. Sa participation aux offices et son intérêt pour la Bible ne sont que des actes simulés pour donner une bonne image de lui. Mais, comme pour la musique, son cerveau est sensible aux lectures de l’Ancien et du Nouveau Testament, et les adapte à ses propres pulsions : Du coup j’ai lu toute l’histoire de la flagellation et du couronnement d’épines et aussi la vesche [chose] de la croix et tout le gouspin, et j’ai mieux reluché [voir] qu’il y avait vraiment quelque chose là-dedans. Pendant que la stéréo jouait des bouts de ravissant Bach j’ai fermé fort les glazes [œil] et je me suis reluché donnant un coup de main et même me chargeant de la toltchocke [coup] et du cloutage, vêtu d’un truc genre toge à la super plus énième mode romaine.1054
Si on parle volontiers de l’esthétisation de la violence dans notre époque, liée surtout au développement de l’audiovisuel, l’art chrétien a déployé depuis ses débuts des représentations jouissives de la douleur et de la violence. Les morts affreuses des martyrs et des saints, celle du Christ avec tous les détails de sa souffrance que l’on connait par la Passion, ont été peintes, sculptées et recréés en musique pendant des siècles et ont imprégné l’imaginaire de la culture occidentale. L’impact visuel (pour la peinture, la sculpture et l’architecture) et auditif (pour la musique) ont été recherchés par l’art religieux afin de marquer les spectateurs et consolider la foi. Plus près de nous, et bien après L’Orange mécanique, des films comme Apocalyse now (F.F. Coppola, USA, 1979) ou La passion du Christ (Mel Gibson, USA, 2004) ont sublimé la violence de manière presque obscène. Dans le film de Coppola, la scène culte des hélicoptères poursuivant la population vietnamienne sous "la Chevauchée des Walkyries" de Wagner réveillent chez le spectateur à la fois l’horreur des images de la tuerie et l’enthousiasme esthétique de l’opéra. Ce mélange de beauté et de violence maléfique est proche du sublime, concept du sentiment esthétique de l’excès, née au XVIIIe siècle en Angleterre et en France. Nous trouvons également dans les aventures d’Alex et sa vision de la vie des éléments philosophiques proches de la pensée sadienne qui implique la destruction de l’être, notamment de l’Autre, en passant par-dessus de toute morale. Ou plutôt, le fait de transgresser la morale est ce qui rajoute du plaisir, dont la cause est à la fois esthétique (la « beauté du mal ») et transgressive. L’individu et ses pulsions règnent sur tout le reste. Il s’agit de détruire pour son propre plaisir et de subvertir le sacré. Dans L’Orange mécanique le sacré est représenté par les quelques allusions à la religion chrétienne à travers le chapelain de la prison et surtout par la musique classique : Mozart, Plautus, Bach, Beethoven, en particulier la Neuvième Symphonie. Ce lien entre 1054
Ibid., p. 95.
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raffinement culturel et perversité a des racines qui nous mènent au romantisme noir et ses sombres dandys, dans la peau et les œuvres de poètes comme Oscar Wilde ou Baudelaire. Pour ce dernier « la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. »1055. Il ne s’agit pas seulement de faire le mal, mais surtout d’être certain de le faire, ce qui constitue la cerise sur le gâteau des pulsions meurtrières d’Alex DeLarge. Les monstres modernes sont parmi nous, ce sont des humains comme tout le monde. Pensons aux bourreaux nazis cultivés amateurs de Beethoven et de Wagner. Des monstres à l’apparence normale, voire élégante et distinguée, capables des tortures les plus abjectes. La conscience de faire le mal, associée à l’enveloppe de la beauté, est l’apanage du monstre contemporain. Dans le travestissement de la violence de L’Orange mécanique, le succès du film de Kubrick a beaucoup compté dans la critique de celle-ci. Le livre n’a jamais eu un grand retentissement, c’est à partir de la sortie du film que le public et les critiques s’y sont un peu intéressés. Burgess a attaqué cette adaptation cinématographique de son roman sous bien d’aspects, en particulier la suppression du dernier chapitre, le 21, qui était particulièrement important pour l’auteur. Du point de vue de l’interprétation de l’histoire, cela changeait beaucoup de choses. Chez Kubrick, Alex s’en sort et « gagne » même s’il est aidé par le hasard. Jouet des puissants, ses pulsions agressives et immorales vont être utilisées par eux à des fins politiques et leur protection va cautionner son comportement. Mais il ne va pas évoluer, il restera comme au début. Aucune morale n’est donc prévue pour cette fin. L’opinion publique a d’ailleurs été très choquée par cette représentation ludique de la violence. Bien que ce ne fût jamais prouvé, la presse anglaise écrivit que des délinquants avaient perpétré des actes de violence gratuite se vantant de l’influence du film, ce qui a provoqué qu’il soit retiré des salles.
Peut-on imposer le bien ? Anthony Burgess n’émet pas de jugement sur les actes de son personnage : nous les voyons à travers celui qui les commet. Dans son cas, l’écrivain réfléchit au problème du choix individuel sur le bien et le mal et considère que le bien imposé n’a aucune valeur, parce qu’il transforme l’individu en une orange mécanique. Cette expression est le titre du livre que l’écrivain F. Alexander, sorte d’alter ego d’Alex, était en train d’écrire lorsque le narrateur et ses drougs entrent chez lui pour agresser le couple. Les seules lignes qu’Alex arrive à lire avant de déchirer l’ouvrage en mille morceaux parlent de la liberté de la personne. Pour lui, l’individu est une « créature d’évolution et susceptible d’exquise douceur »1056. La suite du 1055 1056
M. PRAZ, op. cit., p. 147. A. BURGESS, 1993, p. 32.
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roman illustrera toute l’ironie contenue dans ces mots, puisque Alex est véritablement capable d’évolution alors qu’il ne la souhaitait pas. Ce changement sera d’abord imposé par le gouvernement, et ensuite par l’avènement d’une sorte d’âge de raison. L’imposition de toute répression machinale est condamnée par le roman. Alex n’oubliera pas ceci quand il s’appellera lui-même « orange mécanique », après le traitement Ludovico. En relation avec le titre du roman, Burgess s’est indigné de la traduction de l’article indéfini A Clockworck orange en défini L’Orange mécanique, en plusieurs langues. Son intention était d’indiquer le caractère indéterminé de l’objet mécanique en quoi Alex se transforme à cause du conditionnement expérimental : une orange mécanique parmi des milliers d’autres. Ses cheveux roux, les cheveux du diable, (« ma luxuriante splendeur »1057) rappellent la couleur de l’orange du titre, lui-même devenant un jouet dans les mains du pouvoir. L’acteur Malcom Mac Dowell a donné vie à Alex dans le film éponyme de Stanley Kubrick de manière exemplaire. Son visage enfantin, sa chevelure rousse et ses habits « ultramode » (chapeau melon noir et tenue blanche bien serrée) le rapprochent de la poupée Chucky, un autre robot de l’horreur, dont l’action démarre dès qu’il voit une possibilité de nuire. La méthode Ludovico (peut-être une allusion au prénom de Beethoven) imposée frôle la parodie des expériences des savants fous et montre un groupe de médecins et de sages dans un environnement hygiénique opérant des expériences cruelles sur le cobaye Alex, devenu un martyr. La Cinquième Symphonie est utilisée comme la bande son d’images terrifiantes de l’Allemagne nazie pour dégoûter le prisonnier, obligé de voir et d’écouter, coincé dans un siège qui l’immobilise et lui maintient les yeux ouverts. Et c’est là, pour Alex, l’hérésie suprême, de l’obliger à détester la musique : -C’est un crime ! […] -Qu’est-ce qui est un crime, hein ? -Ça, j’ai dit, tout ce qu’il y a de malade. Se servir comme ça de Ludwig van. Il n’a fait de mal à personne. Il n’a rien fait que d’écrire de la musique, Beethoven.
Mais l’ensemble comporte une ironie plus profonde. Avant de subir la thérapie, ses pulsions violentes non maîtrisées le transformaient aussi en une machine à tuer sur laquelle il n’avait pas de contrôle. Il était dominé par ses instincts, et même quand il n’avait pas l’intention de tuer, il le faisait. 1057
Ibid., p. 47.
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Son intelligence l’amène à essayer de manipuler (« avec mon astuce habituelle »1058 les docteurs de la prison pour échapper à la suite des supplices : -Vous m’avez prouvé que tout ça, la dratse et les ultraviolents et donner la mort, c’est tout ce qu’il y a de mal, ou, de mal, d’affreusement mal. J’ai appris la leçon, messires. À présent, je vois ce que je n’avais encore jamais vu. Dieu soit loué, je suis guéri.1059
Mais dans cette fabrique du Bien qu’est la prison et la méthode Ludovico, les experts ne sont pas dupes : -Pas encore. Il reste beaucoup à faire. C’est seulement quand votre corps réagira promptement et violemment à la violence […] sans autre aide de notre part, sans médication, oui c’est seulement alors. […] Je vois ce qui est bien et j’acquiesce, mais je fais ce qui est mal. Non, non, mon garçon, il faut vous en remettre entièrement à nous. Mais prenez-le gaiement. Dans moins de quinze jours vous serez un homme libre.1060
Les mots « un homme libre » possèdent un double sens ironique : être libre en société est devenir une orange mécanique. La liberté étant aussi celle de faire du mal, la seule issue possible pour un être comme Alex est la parodie du libre arbitre que donne cette méthode comportementale. Dans L’Orange mécanique la question des origines du mal ne se pose pas vraiment, mais elle est la constatation d’une société monstrueuse dont les institutions (la famille, les travailleurs sociaux, la police, la prison, les hommes politiques…) n’arrivent pas à contenir la violence innée de l’humain, ou d’une partie des humains, notamment des jeunes. La science est impuissante (la scène de l’attaque contre le professeur sortant de la bibliothèque en est un symbole) et l’art est, sans le savoir, une arme de l’agressivité. Violence juvénile et violence institutionnelle constituent deux faces de pouvoir « ultraviolent », pour utiliser le mot utilisé par Alex, dans une société dont le totalitarisme est pris à la lettre : les jeunes sont totalement voués à leurs pulsions violentes, la politique n’a aucun scrupule dans la manipulation pour gagner des voix, et ceux qui essaient de contrer tout cela ne sont que des pauvres victimes, faibles, et sans défense (les parents d’Alex, les personnes qu’il attaque, l’assistant social M. Deltoïde…).
1058
Ibid., p. 136. Ibid, p. 137. 1060 Ibid. 1059
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Le narrateur vit dans une banlieue pauvre, dans un HLM dégradé où les bandes de jeunes vandales font la loi et où la violence est perçue comme quelque chose d’inévitable. Les parents sont faibles et sans autorité, le gouvernement est le grand manipulateur des masses et des individus. Les causes semblent multiples, notamment sociales, mais la raison première est le choix. Quand Alex faisait le mal, c’était par option individuelle. Dans le roman, ce choix est étendu à tous les jeunes, comme si les instincts étaient totalement hors contrôle familial et social jusqu’à un certain âge. M. Deltoïde, son éducateur, essaie de comprendre ce choix qui lui semble illogique : « Qu’est-ce qui vous prend, à tous ? […] Voyons, tu as un bon foyer, ici, de bons parents aimants, tu n’es pas trop bête. C’est quoi, c’est un démon qui te démange en dedans de toi ? »1061 À ce propos, Alex comprend tout à fait le problème de la morale et la dépasse, en ridiculisant son étroitesse d’esprit : D’accord, j’ai pensé, je fais le pire, entre la craste [vol violent] et les toltchockes [coups] et les découpes au britva [rasoir] et le vieux dedans-dehors [copulation] des familles, et si je me fais lovretter [arnaquer], eh bien tant pis pour moi. Oh mes petits frères ; et c’est bien vrai qu’on ne pourrait pas gouverner un pays si tous les tchellovecks [types] avaient mon genre de comportement nocturne. […] Seulement, frères, quand je vois leur façon de se ronger les ongles de pied pour chercher la cause du mal, moi je dis qu’il y a là de quoi me transformer en bon petit maltchick [jeune] rigolard. Est-ce qu’ils vont chercher la cause du bien ? Alors, pourquoi l’autre bord ? S’il y a des lioudis [gens] qui sont bons, c’est qu’ils aiment ça, et c’est pas moi qui les gênerai dans leurs plaisirs, mais vice-versa. Et moi je suis un pilier de l’autre bord. Sans compter que le mal est dans le soi, l’un et le moi soli solo et le soi c’est ce vieux Gogre ou Dieu des familles qui l’a fabriqué, à sa grande fierté et à sa grande radostie [joie]. Mais le nonsoi ne peut admettre le mal, autrement dit les mecs du gouvernement et de la justice et de l’école ne peuvent permettre le mal vu qu’ils ne permettent pas le soi. Et toute l’histoire de notre temps, mes frères, n’est-elle pas le récit des vaillantes luttes de malenkys [petits] petits soi contre ces énormes machines ? Ce que je vous en
1061
Ibid., p. 49.
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dis, frères, c’est très sérieux. Mais moi ce que je fais je le fais parce que ça me plaît.1062
Cette tirade pseudo-philosophique est à la fois perfide et lucide. Alex met en avant le conflit entre l’individu et le pouvoir. Interdire « le soi » est, sous cet angle, interdire le mal, puisque c’est une élection. L’origine de la morale a définitivement coupé les ponts avec la religion : c’est le penchant individuel qui détermine le chemin que prend chacun : « Sans compter que le mal est dans le soi, l’un et le moi soli solo et le soit c’est ce vieux Gogre ou Dieu des familles qui l’a fabriqué ». Son choix est le même qu’a exercé Lucifer en embrassant le Mal : un mouvement purement libre. Le mal est mis au même niveau que le bien, quelque chose qui existe depuis toujours, comme création divine ou de la nature. La liberté d’élection serait donc naturelle. La répression du mal viendrait donc du système (école, gouvernement) qui « ne permettent pas le soi », autrement dit, protège de certains « non-soi » (autres) dangereux. Sans tenir compte des lois ni des normes ni de la culpabilité (inexistante), le principe de plaisir l’emporte. Il joue le jeu, et admet que s’il est pris, tant pis pour lui, il n’avait qu’à être plus malin. Son individualité et son humanité mêmes sont définies par ce choix conscient. Alex agit comme un enfant gâté ; il veut tout, tout de suite, comme il veut. Sa liberté entrave bien entendu la liberté et la sécurité des autres mais ce n’est pas son problème. C’est à la société de gérer ça, mais elle n’est pas forcément du côté du bien. La société est présentée en partie comme une entité manipulatrice et intéressée, dont le but est d’engloutir et d’égaliser ses citoyens, d’abord par la prison, et ensuite par la méthode Ludovico. Celle-ci réussira où la prison avait échoué : après l’absorption quotidienne d’une drogue accompagnée de visionnages forcés de films violents, Alex ne peut plus être agressif. Sa méchanceté reste intacte ; mais il est empêché de passer à l’acte. Le « remède » va le transformer en objet mécanique qui n’évite de faire le mal que parce que cela lui provoque des malaises. Cela ne soulève pas seulement la question de la liberté de choisir son camp, mais aussi celle du sens de la justice. Les théories psychologiques et sociologiques sur les origines du mal sont dans le collimateur. Le directeur de la prison où se trouve Alex, après avoir su que le jeune allait partir se soumettre à l’expérience Ludovico, objecte à cela en défendant la bonne vieille méthode de châtiment des crimes : « Œil pour œil, moi c’est ce que je dis. Vous, si on vous frappe, vous rendez le coup, n’estce pas ? Mais la nouvelle façon de voir est de changer le mal en bien. Ce qui me paraît, en somme, de la plus grossière injustice. Hum ? »1063. 1062 1063
Ibid., p. 50. Ibid., p. 111.
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Loi du talion ou imposer le bien ; ce sont deux positions extrêmes et parodiques qu’aujourd’hui psychiatres et politiciens essaient d’amalgamer. Psychopathes, sociopathes ou criminels, les violents ne cessent de fasciner. Leurs exploits sont autant rapportés par les médias et par la littérature qu’étudiés par la science. Psychologues et sociologues essaient de donner des réponses en combinant des idées rousseauistes, l’humanisme hérité de l’anthropologue Ashley Montagu aux récentes découvertes sur les maladies mentales et les comportements agressifs. Ces derniers ont été décrits comme appartenant au « complexe Barbe Bleue », par le psychiatre JeanAlbert Meynard : La méchanceté et la haine, bien que peu « humaines » dans leurs conséquences extrêmes, sont profondément liées à l’essence de l’homme social. Apparues très tôt, elles s’inscrivent dans des tendances naturelles, mais hélas, dans le dépassement de celle-ci. […] La limite supérieure de ces tendances et de ces comportements nous est donnée par la norme sociale. L’interdit moral, lui, est plus tardif et lié à la modélisation que tente d’introduire l’éducation. […] En vérité, tous les êtres ne disposent pas de rétrocontrôles pulsionnels suffisants pour endiguer leurs tendances agressives et perverses.1064 La méchanceté aiguë, la haine pathologique et le complexe de Barbe-Bleue sont la conséquence de dysfonctionnements psychiques profonds. Ils sont une anormalité, une souffrance, parfois une maladie. […] L’identification et la prise en charge sont autrement plus difficiles lorsqu’il s’agit de violences non reconnues comme pathologiques, et attribuées au seul caractère du sujet.1065
Ce discours thérapeutique, compatissant mais non moins réaliste trouve un écho moral et religieux dans le personnage du chapelain de prison. Pour lui, la prise en charge thérapeutique du criminel est délicate et nullement imposable. Cela amène à avouer la possibilité de la nature malfaisante de certains individus, que tout discours paternaliste ne réussit pas à attendrir : De très graves problèmes d’éthique entrent en ligne de compte, a-t-il poursuivi. On doit faire de toi un bon garçon, 6655321. Plus jamais tu n’auras le désir de 1064 1065
J. MEYNARD, 2006, p. 13. Ibid., p. 25.
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commettre des actes de violence ni aucun délit d’aucune sorte contre l’Ordre de l’État. J’espère que tu es bien pénétré de cela. […] J’ai dit : -Oh, ce sera bon d’être bon, monsieur. Mais en dedans, je me bidonskais [riais] vraiment tzarrible, frères. -Peut-être n’est-il pas si bon que d’être bon, mon petit 6655321. Il se peut que ce soit affreux, même. […] Et ce disant, crois bien que je mesure jusqu’à quel point ces paroles peuvent sembler contradictoires. […] L’homme qui choisit le Mal est-il peut-être, en un sens, meilleur que celui à qui on impose le Bien ? 1066
Cela résume la problématique du livre, que chacun va devoir juger. L’insincérité des actes pose un vrai problème éthique, ce qui amène à dire que le bien social n’est pas défendable à tout prix. Alex va pourtant utiliser le système : il a voulu sortir de prison le plus vite possible, mais il n’adopte pas la bonté pour autant ; c’est juste une monnaie d’échange. Burgess étale une morale atypique : le mauvais choix est celui de se plier trop à ce qu’impose la société. L’obligation du bon comportement le transforme en victime. Il sera puni de ses méfaits non par la prison, mais par une thérapie comportementale agressive, qui va lui enlever les armes pour se défendre quand il rencontre, une après l’autre, ses anciennes proies. Par des expériences cliniques, il sera psychologiquement castré : tout ce qui lui procurait du plaisir (sexe, violence et musique) lui produira du dégoût. Et sans la motivation du plaisir, l’individu ne peut pas vivre et est empêché dans son humanité même.
Le jeune, un monstre ? Le récit expose ironiquement l’agressivité de certains groupes de jeunes en même temps qu’il défend le libre arbitre. Tout dans le roman exhibe impudiquement la violence et cependant l’occulte avec des masques divers. Il y a d’abord l’assemblage de l’ambiance réaliste (Alex semble vivre dans un quartier pauvre d’une ville d’Angleterre ou des États-Unis, les gens vivent à peu près comme nous, nous connaissons quelques références culturelles) et de science-fiction presque onirique, à travers les vêtements des jeunes (pour la plupart des fashion victims psychédéliques). La méthode Ludovico de rééducation des voyous pour « tuer le réflexe criminel » et arriver à l’« éradication totale en un an »1067 est une fantaisie dystopique qui se rapproche de la littérature et le cinéma de science-fiction contemporains. 1066 1067
A. BURGESS, 1993, p. 113. Ibid., p. 109.
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Quelques-unes des questions que pose ce livre sont : Alex est-il un monstre ? Est-ce la société qui l’a rendu ainsi ? Est-il une parodie de la jeunesse comme « maladie sociale » ? La relation entre le monstre humain et la société est toujours ambiguë. Les médias provoquent la fascination devant des « cas » comme celui d’Alex en accusant « la société » en tant qu’entité génératrice de monstres. En même temps, elle récrimine contre les marginaux et les criminels (souvent les deux dans la même personne), et les appelle des monstres dont la société doit se débarrasser. Alex se « bidonske vraiment tzarrible » en lisant un article sur la « Jeunesse Aujourd’hui », en majuscule pour mieux appuyer le cliché. Une jeunesse violente à souhait à cause du « manque de discipline parentale » et d’enseignants autoritaires1068. Cependant, il est content de lire qu’un prêtre (« un homme de Gogre », autrement dit, de Dieu) pensait sur ce thème que […] c’était LE DIABLE LÂCHÉ EN LIBERTÉ et qui d’un sens furetait son chemin comme qui dirait dans la jeune chair innocente, et le monde des adultes pouvait se vanter d’en être responsable, avec ses guerres et ses bombes et autres absurdités. Bref, pas de problème. Le gars savait de quoi il parlait, vu que c’était un homme de Dieu. Donc, nous autres jeunes maltchicks [jeunes] innocents, on ne pouvait rien nous reprocher. D’acco d’acc d’acc. »1069
Les moralistes se mettent ainsi au service du monstre, lui donnent des arguments et assurent sa continuité, jusqu’à ce que la nature arrive à changer les choses avec la maturité des jeunes. On peut se demander si l’adolescence, stade tumultueux entre l’enfance et l’âge adulte, n’a pas été inventé par la modernité. Avec ses crises de colère, la révolution contre les parents et contre tout, le jeune se veut un « rebelle sans cause » à l’instar d’un James Dean mythifié par le grand écran. Si l’enfant-monstre s’est frayé un long chemin dans les arts en traînant derrière lui l’angoisse de l’alliage de l’innocence et la malignité, le mythe de l’adolescent terrible est plus récent et en rapport avec d’autres problématiques. Si Alex nous fait une crise d’adolescence, comme semble le déclarer Burgess à plusieurs reprises dans ses analyses de son œuvre, la lecture de L’Orange mécanique n’est que plus troublante sous cette optique. Vu sous cet angle, la violence « jeune » d’Alex nous plonge dans une angoisse bien plus profonde que si le protagoniste était un monstre avéré et souscrit par son créateur pour nous alerter des conséquences d’une telle société productrice d’abominables créatures vouées au mal pour s’amuser.
1068 1069
Ibid., p. 51. Ibid.
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La fin du livre est ambiguë, d’autant plus qu’il en existe deux versions, selon les pays où le roman a été édité. Burgess a toujours renié l’édition américaine en raison de la suppression du dernier chapitre, le 21, dans lequel Alex s’assagit dans une sorte de rédemption normalisatrice, sans leçon de morale ajoutée. Le romancier a fait de lui un bandit en même temps qu’un martyr. Dans ce chapitre final (présent dans la version française) Alex, déjà guéri de sa « guérison » commence à sentir un vide étrange, à ne plus vouloir sortir faire de l’ultraviolence avec ses nouveaux amis. En rencontrant un vieil ami de sa bande qui est sur le point de se marier, rangé et socialement intégré, Alex comprend que c’est cela qui lui manque : « J’allais m’y mettre dès le lendemain matin, ne cessais-je de me répéter. Ç’était quelque chose genre tout nouveau à quoi s’attaquer ». Il dit de luimême : « Alex est en train de virer comme qui dirait sa cuti adulte, oh oui »1070. L’auteur a exprimé à plusieurs reprises qu’un des thèmes principaux du livre est la complexité de grandir, de rester jeune, et de se confronter à la société des adultes avec ses normes et ses obligations. Dans la quatrième de couverture de la première édition américaine il écrit que son personnage Alex possède les principaux attributs humains : la capacité à choisir, l’amour pour la violence, l’amour pour le langage et l’amour pour la beauté. Burgess affirme même qu’Alex croit vivre dans un Eden où le principe de plaisir règne avant de « tomber » dans la réalité, de souffrir et de pouvoir changer. Mais c’est la jeunesse qui lui empêche de comprendre la véritable importance de la liberté, dont il profite avec extrême fureur, destructrice et amorale. Ces affirmations sont aussi provocatrices que le roman lui-même, mais c’est le film de Kubrick qui a mené loin le côté violence design et fascinante à tel point qu’il a été interdit en Angleterre pendant des années. Ce serait, d’après l’écrivain, la conséquence d’un malentendu, d’une mauvaise interprétation du roman qui aurait été adapté de manière différente de ses intentions. À propos de la fin du livre l’auteur a déclaré : « C’est pour moi la fin la plus juste car je désire montrer que la violence, cette explosion d’énergie qui ne trouve pas d’issue positive et se consume en brutalité gratuite n’est qu’une phase du développement de l’individu ».1071 Cette affirmation est particulièrement troublante sachant que l’idée de l’histoire est inspirée de l’attaque et du viol qu’a subi son épouse enceinte par quatre marines déserteurs qui étaient entrées chez lui, à Londres, en 1944. Le roman semble à la fois un exutoire et une réflexion profonde sur les tréfonds de la nature humaine la plus abjecte comme résultat d’une mécanisation par l’oppression du système environnant. Pour Burgess, Alex est un véritable être humain 1070 1071
Ibid., p. 214. R. LOUIT, 1974, p. 33.
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puisqu’il a ce qui le caractérise : libido, violence, possibilité de choix, amour pour la beauté et pour le langage. Le mal, le péché, n’est qu’un élément, terrible, certes, mais appartenant à l’être humain par son propre choix : I was brought up as a Catholic in the north of England and I was brought up to accept the doctrine of Original Sin which I still accept under various other nominal guises and I think that man is inherently bad or inherently anti-social and yet in a sense man's original sin is a product of his own will. He willed it himself. And by curious paradox this will is rather a glorious thing to possess. 1072
La complexité de la nature humaine et l’acceptation de ses possibilités horrifiques font d’Alex un humain à part entière, quelques soient les forfaits qu’il ait commis. C’est l’interdiction du choix qui empêchent la jouissance de la violence et de la beauté qui le transforment en un robot automatique, en une orange mécanique programmée par les autorités. C’est peut-être cette constatation la plus difficile à accepter pour l’être humain. La monstruosité d’Alex est, finalement, celle qui réside au fond de chacun, dans le sous-sol de l’immensité du libre arbitre.
Bibliographie x x x x x x x
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ANTONIN ARTAUD, L’ombilic des limbes, NRF, Gallimard, 1975. ANTHONY BURGESS, L’Orange mécanique (A Clockwork Orange), traduit de l’anglais par Georges Belmont et Hortense Chabrier, Robert Laffont, 1993. ROBERT LOUIT, Entretien avec Anthony Burgess, Magazine Littéraire, nº 87, avril 1974. JEAN-ALBERT MEYNARD, Le complexe de Barbe Bleue. Psychologie de la méchanceté et de la haine, L’Archipel, 2006. KIM MORGAN, Anthony Burgess & A Clockwork Orange, http://thenewbev.com/blog/2016/12/anthony-burgess-a-clockworkorange/ New Beverly, 2016 (consulté le 10 juin 2018). ROBERT MUCHEMBLED, Une histoire du diable. XIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2000. JEAN POCHON, Analyse de la traduction française de L'Orange mécanique : comment traduire la création lexicale ?
K. MORGAN, 2016.
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https://archive-ouverte.unige.ch/unige:14840/ATTACHMENT01, Maîtrise : Univ.Genève, 2010 (consulté le 10 juin 2018). MARIO PRAZ, La chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle. Le romantisme noir, Paris : Denoël, 1977. H. G. WELLS, L’île du docteur Moreau, Gallimard, 2001. THE INTERNATIONAL ANTHONY BURGESS FOUNDATION, A Clockwork orange and Nadsat, https://www.anthonyburgess.org/aclockwork-orange/a-clockwork- orange-and-nadsat/ 2018 (consulté le 11 avril 2018).
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Harry Potter et les monstres : réécriture des mythes et inspiration stoïcienne dans la saga de J.K. Rowling Blandine CUNY-LE CALLET Université Paris-Est Créteil La monstruosité est un thème central - on peut même dire fondateur - de l’histoire de Harry Potter. Cette saga en sept tomes écrite par J.K. Rowling est d’abord le récit d’un apprentissage : celui qui conduit un jeune sorcier de l’enfance à l’âge adulte durant les sept années que dure sa scolarité à Poudlard, une école de sorcellerie. Mais c’est aussi le récit de la lutte acharnée de Harry et de ses amis contre Voldemort, un mage noir animé par un projet génocidaire, prétendant au pouvoir absolu et à l’immortalité - un monstre moral, donc, mais aussi un monstre physique, dont l’âme a dénaturé le corps. La monstruosité est aussi très présente dans la saga à travers un riche bestiaire d’animaux dits « fantastiques » : des animaux dont l’existence est mise en cause par les Moldus (les humains dépourvus de pouvoirs magiques), mais qui s’avèrent bien réels dans le monde des sorciers. On est frappé, à la lecture de Harry Potter, de voir à quel point cette œuvre se nourrit de références à l’Antiquité : les sorciers utilisent le latin ou une langue qui lui ressemble beaucoup - pour leurs formules magiques et leurs mots de passe ; J.K. Rowling puise dans le trésor des racines grecques et latines pour créer un grand nombre de néologismes, et son œuvre est littéralement truffé de références à des créatures, personnages, croyances, lieux et coutumes issus de l’Antiquité. La façon dont la romancière traite le thème de la monstruosité n’échappe pas à cette influence. C’est ce que cette communication se propose de mettre en évidence. J’évoquerai dans un premier temps quelques figures monstrueuses empruntées au bestiaire de la mythologie gréco-romaine, avant de montrer, dans un second temps, comment J.K. Rowling aborde la question de la monstruosité morale et de la lutte contre le mal à travers le prisme du stoïcisme.
La réinterprétation par J.K. Rowling de figures monstrueuses issues de la mythologie gréco-romaine Touffu (Fluffy), avatar de Cerbère Dans le tome 1 de la saga, Harry et ses amis découvrent que la Pierre philosophale, qui permet de fabriquer l’élixir de longue vie et d’accéder à l’immortalité, a été cachée à Poudlard. La Pierre a été mise en sécurité dans un souterrain du château, protégée des voleurs par de nombreux sortilèges. 407
Un énorme chien à trois têtes répondant au nom de Touffu (Fluffy, dans le texte original) garde l’entrée du souterrain : Devant leurs yeux, un chien monstrueux remplissait tout l’espace entre le soi et le plafond. L’animal avait trois têtes : trois paires d’yeux étincelant d’une lueur démente, trois museaux qui les flairaient en frémissant avec avidité et trois gueules bavantes hérissées d’énormes crocs jaunâtres d’où pendaient des filets de salive épais comme des cordes1073.
Mais, si effrayant soit-il, Touffu a une faiblesse : il s’endort dès qu’il entend de la musique. Après avoir obtenu de Hagrid (le garde-chasse de Poudlard, maître de Touffu) la révélation de ce secret, le professeur Quirrell (un des enseignants de Poudlard, suppôt de Voldemort) utilise une harpe pour endormir le monstre et parvenir jusqu’à la Pierre. Harry a recours au même subterfuge pour pénétrer à son tour dans le souterrain afin d’empêcher que la Pierre ne soit volée : il joue à Touffu un air de flûte1074. Le monstrueux Touffu fait bien sûr directement référence à Cerbère, le chien à trois têtes gardien des Enfers mythologiques. J.K Rowling souligne discrètement cette référence, en faisant dire à Hagrid qu’il a acheté le chien à un Grec rencontré dans un pub1075. Quant au pouvoir exercé sur Touffu par la musique, il renvoie à l’épisode de la descente d’Orphée aux Enfers. Les deux épisodes peuvent d’ailleurs être mis en parallèle : - Orphée joue de la cithare pour apaiser Cerbère // Harry joue de la flûte pour endormir Touffu. - Orphée doit faire face au dieu des Enfers. // Dans le souterrain, Harry se retrouve confronté à Voldemort, avatar du dieu Hadès. - Orphée parvient à obtenir le retour d’Eurydice. // Harry parvient à soustraire la Pierre philosophale à Voldemort qui la convoite. - Orphée perd son épouse Eurydice. // La Pierre philosophale est finalement détruite avec l’accord de Nicolas Flamel, son créateur.
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Harry Potter à l’École des Sorciers, chapitre 9 « Duel à minuit », traduction de J.-Fr. Ménard. 1074 Ibid. chapitre 16 « Sous la trappe » : « Il porta la flûte à ses lèvres et se mit à jouer. Ce n’était pas vraiment une mélodie, mais dès la première note, les paupières du monstre devinrent lourdes, il arrêta de grogner, ses jambes faiblirent, il trébucha puis s’effondra sur le sol, profondément endormi. » 1075 Ibid., chapitre 11 « Le match de Quidditch ».
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La morale des deux épisodes est identique : l’être humain ne saurait s’abstraire de sa condition de mortel, en prétendant à la résurrection ou à la vie éternelle1076. La réinterprétation du mythe d’Orphée auquel se livre J.K. Rowling passe par une rénovation de la figure monstrueuse de Cerbère : tout en lui conservant son aspect terrifiant et agressif, la romancière l’adoucit en donnant au chien à trois têtes le nom de Fluffy (« duveteux », en anglais), un nom de grosse peluche qui vient « casser » la dimension horrifiante du monstre, le ramener dans un univers familier et enfantin1077. Au lieu de la sublime mélodie du poète Orphée, Harry joue un air sommaire sur la flûte grossière que Hagrid lui a offerte pour Noël. Avec humour, J.K. Rowling fait ainsi passer le mythe du sublime au prosaïque, sans pour autant altérer sa dimension héroïque. Le Basilic, avatar du serpent basilic, de Méduse la Gorgone et des serpents monstrueux de la mythologie Dans le tome 2 de la saga, Harry et ses amis découvrent qu’un serpent monstrueux, le Basilic (Basilisk), a été autrefois enfermé dans une chambre secrète située dans les profondeurs des sous-sols de Poudlard. Libéré une première fois par Voldemort, lorsque, adolescent, il suivait sa scolarité à Poudlard, le Basilic a tué une élève née de parents moldus (non sorciers). Libéré une seconde fois par Ginny Weasley, une amie de Harry manipulée par Voldemort, le Basilic frappe plusieurs victimes, sans toutefois les tuer car, chaque fois, un « écran » s’interpose entre son regard et le leur1078. J.K. Rowling décrit le Basilic comme un serpent gigantesque qui tue ses victimes soit en leur injectant son venin, soit par la seule puissance de son regard, et dont la seule faiblesse est d’être terrorisé par le chant du coq1079. Cette description est très largement inspirée par celle qu’ont donnée les naturalistes antiques du fameux serpent basilic, dont on croyait alors qu’il existait réellement. Les Anciens lui attribuent le pouvoir de tuer à la fois par sa morsure, son contact et son seul aspect1080. Le mot « basilic » (basiliskos, en grec) est le diminutif de basileus qui signifie « le roi » : le basilic est, 1076
Cet épisode a également été rapproché de celui de la descente d’Héraclès aux Enfers. Voir : R. A. SPENCER, 2015, p. 148-149. 1077 Ce nom souligne également avec humour que Hagrid n’a pas conscience de la dangerosité de son protégé, qu’il considère comme un sympathique animal de compagnie. 1078 Colin Crivey a vu le basilic à travers l’objectif de son appareil photo, Justin FinchFletchley à travers le fantôme de Nick Quasi-Sans-Tête. Miss Teigne, la chatte d’Argus Rusard, a contemplé le reflet du basilic dans une flaque d’eau. 1079 Harry Potter et la Chambre des Secrets, chapitre 16 « La chambre des secrets ». 1080 Pline l’Ancien, Histoire naturelle VIII, 78 ; XXIX, 66 ; Élien, Caractéristiques des animaux II, 5 ; XVI, 19.
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littéralement « le petit roi » - nom qui lui vient de la crête de chair semblable à une couronne qu’il est censé avoir sur la tête. J.K. Rowling fait écho à cette étymologie, lorsqu’elle précise que le basilic est également appelé « le Roi des Serpents » (the King of Serpents ; II, 16 « La Chambre des Secrets »). Dans la saga, cette dénomination découle à la fois de la puissance meurtrière et de la taille du monstre, gigantesque, contrairement à son homonyme antique. C’est également aux auteurs anciens que J.K. Rowling emprunte le fait que le Basilic est terrorisé par le chant du coq1081. Mais le Basilic de J.K. Rowling fait aussi référence à un autre monstre : Méduse le Gorgone, qui pétrifie quiconque croise son regard. Comme la Gorgone, le Basilic a « le regard qui tue », et les deux monstres doivent être combattus au moyen de la même tactique : Hermione, l’astucieuse amie de Harry, approche le Basilic en contemplant son reflet dans un miroir, exactement comme le héros Persée approche la Gorgone en regardant son reflet dans la surface polie de son bouclier. Le lien qui relie le Basilic de J.K. Rowling à la Gorgone mythologique fait écho aux textes antiques évoquant la « parenté » entre Méduse et le serpent basilic. Après avoir décapité la Gorgone, Persée s’envole grâce aux sandales ailées que lui a prêtées le dieu Hermès. Tandis qu’il survole l’Afrique, le sang dégouttant de la tête du monstre tombe sur le sol, et le féconde. C’est ainsi que naissent, par génération spontanée, les serpents qui infestent le désert africain, au nombre desquels le poète Lucain cite le serpent basilic1082. C’est sans doute en pensant à ce texte que J.K. Rowling a choisi de doter le Basilic qu’elle a imaginé du regard pétrifiant de la Gorgone, « mère » du basilic. La figure du Basilic fait enfin référence aux nombreux « dragons » de la mythologie gréco-romaine, gigantesques serpents tués par des dieux ou des héros : le serpent Python, tué par Apollon, le serpent gardien de la source d’Arès, tué par Cadmus, le serpent gardien de la Toison d’or tué par Médée, ou celui qui garde les pommes d’or du jardin des Hespérides, tué par Héraclès. À la fin du tome 2, Harry descend dans la Chambre des Secrets, affronte le Basilic et le tue - victoire qui contribue à l’identifier à ces grandes figures héroïques de la mythologie. On le voit, J.K. Rowling fait un usage très libre des références à l’Antiquité : son Basilic est un monstre composite inspiré à la fois de plusieurs monstres mythologiques et des descriptions qu’ont données les naturalistes du serpent basilic. Comme elle l’a fait avec la figure de TouffuCerbère, la romancière transpose le mythe dans un contexte familier, prosaïque (le miroir d’Hermione succède au bouclier de Persée), sans 1081
Élien, Caractéristiques des animaux III, 31 ; V, 50 ; VIII, 28. Ovide, Métamorphoses IV, 617-620 ; Lucain, Pharsale IX, 696-733 - le basilic est cité au vers 726. 1082
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renoncer à sa violence, à la dimension épique du combat entre le monstre et le héros. Les Vélanes, avatars des Sirènes On croise également dans la saga des Vélanes (Veelas), créatures à la beauté surnaturelle et envoûtante. Ceux qui les entendent chanter et les regardent danser se retrouvent comme hypnotisés. Irrésistiblement attirés par elles, ils n’ont plus qu’une pensée : les rejoindre, au péril de leur vie. L’équipe nationale de Quidditch1083 de Bulgarie a des Vélanes pour mascottes. Elles font office de pom-pom girls au spectacle précédant la finale Irlande-Bulgarie de Coupe du Monde de Quidditch, au début du tome 4 de la saga : Les Vélanes s’étaient mises à danser et la tête de Harry se vida aussitôt. Il n’éprouva plus rien d’autre qu’une totale félicité. Désormais, la seule chose au monde qui lui importait, c’était de continuer à regarder les Vélanes. Car si elles cessaient de danser, il ne pourrait en résulter que de grands malheurs... Tandis que les Vélanes se trémoussaient au rythme d’une musique de plus en plus vive, des pensées folles, insaisissables, tournoyaient dans l’esprit hébété de Harry. Il avait envie de faire, à l’instant même, quelque chose de spectaculaire, d’impressionnant. Par exemple, sauter de la loge et atterrir en vol plané au milieu du stade lui paraissait une bonne idée... Mais serait-ce suffisant ? - Harry, qu’est-ce que tu fais ? demanda la voix lointaine d’Hermione. La musique cessa. Harry cligna des yeux. Il s’était levé et avait commencé à enjamber la balustrade de la loge. À côté de lui, Ron était figé dans l’attitude de quelqu’un qui s’apprête à s’élancer d’un plongeoir1084.
Le charme exercé par les Vélanes est en tout point comparable à celui qu’exercent sur les marins les Sirènes de la mythologie gréco-romaine. Lorsqu’il parvient à proximité des Sirènes, durant son odyssée, Ulysse bouche les oreilles de ses marins avec de la cire et se fait solidement attacher au mât de son navire. Il parvient ainsi à entendre sans dommage le magnifique chant des Sirènes1085. Se boucher les oreilles est également la
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Le Quidditch est le sport le plus populaire chez les sorciers. Il oppose deux équipes de sept joueurs montés sur des balais volants. 1084 Harry Potter et la Coupe de Feu, chapitre 8 « La coupe du monde de Quidditch ». 1085 Homère, Odyssée XII, 154-200.
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technique adoptée par Harry et ses amis Weasley pour éviter de subir de nouveau le charme des Vélanes, lorsqu’elles se remettent à chanter. La parenté entre les Vélanes et les Sirènes mythologiques est confirmée par un incident qui survient durant le match Irlande-Bulgarie. Alors que l’équipe de Bulgarie se retrouve en difficulté, les farfadets, mascottes de l’équipe irlandaise, se mettent à narguer les Vélanes qui, furieuses, se métamorphosent subitement : leur visage se change en tête d’oiseau au bec acéré, et des ailes écailleuses jaillissent de leurs épaules. J.K. Rowling restitue ainsi au lecteur la figure des fatales Sirènes mi-femmes mioiseaux dont sont inspirées les Vélanes. La romancière réinterprète ici avec humour le mythe des antiques Sirènes, en plaçant les héros soumis au charme des Vélanes dans une situation aussi ridicule que périlleuse. Elle restitue au lecteur contemporain la tension dramatique qui habite le mythe antique, à la fois féérique et anxiogène, fantaisiste et angoissant.
Harry Potter dans le labyrinthe : entre Thésée et Œdipe On retrouve le même type de « recomposition » dans la troisième épreuve du Tournoi des Trois Sorciers (une compétition magico-sportive opposant les champions de trois écoles de sorcellerie). Cette épreuve, qui consiste à s’emparer d’un trophée caché au cœur d’un labyrinthe, fait directement référence à l’exploit du héros Thésée. La formule « Pointe au nord » (Point me, en anglais) permet à Harry de transformer sa baguette en une boussole qui se substitue ici au fil d’Ariane. Ce n’est pas un Minotaure que Harry doit affronter, mais plusieurs créatures dangereuses ou hostiles, notamment un Sphinx, dont il parvient à résoudre l’énigme, ce qui lui permet de poursuivre son parcours au cœur du labyrinthe : C’était un sphinx. Il avait le corps d’un lion gigantesque, de grandes pattes dotées de griffes et une longue queue jaunâtre qui se terminait par une touffe de crins marron. Quant à sa tête, c’était celle d’une femme. En le voyant s’approcher, la créature tourna ses grands yeux en amande vers Harry qui leva sa baguette sans très bien savoir ce qu’il convenait de faire. Le sphinx bloquait le passage en marchant d’un bord à l’autre du chemin mais ne semblait pas avoir d’intentions agressives. - Tu es tout près de ton but, dit alors la créature d’une voix grave et rauque. Le moyen le plus rapide d’y arriver, c’est de passer devant moi. - Dans ce cas... vous voulez bien me laisser passer, s’il vous plaît ? demanda Harry en sachant très bien ce que serait la réponse.
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- Non, répondit la créature en continuant de faire les cent pas. À moins que tu saches résoudre mon énigme. Si tu donnes la bonne réponse, je te laisserai passer, si ta réponse est mauvaise, je t’attaquerai férocement. Enfin, si tu ne dis rien, tu pourras repartir sans dommage dans la direction opposée1086.
Hormis les ailes dont il est dépourvu, le sphinx de la saga ressemble en tout point au monstre antique : sa tête de femme rappelle que, pour les Grecs, le sphinx poseur d’énigmes est un monstre femelle, fille du monstre Échidna1087. En introduisant le Sphinx au cœur du labyrinthe, J.K. Rowling mêle le mythe de Thésée à celui d’Œdipe, suggérant par-là que Harry est non seulement un héros sachant faire preuve d’un grand courage physique, mais aussi un héros sachant mobiliser son astuce et son intelligence. Il serait trop long d’aborder en détail dans le cadre de cet article les autres figures monstrueuses héritées de l’Antiquité présentes dans la saga, notamment les Centaures, la Chimère, les Dragons1088. Je me contenterai de noter que les monstres revêtent chez J.K. Rowling les mêmes fonctions que celles dont les Anciens les ont investis. - Les monstres sont considérés dans l’Antiquité comme des figures apotropaïques : des représentations de Méduse la Gorgone sont placées sur les dallages de mosaïque à l’entrée des maisons, sur les frontons et la toiture des temples étrusques, sur les boucliers ou au fond des coupes à boire, afin d’éloigner les ennemis, les voleurs, ou les mauvais esprits. On place parfois des représentations du sphinx à l’entrée des tombeaux ou sur les sarcophages pour en détourner les éventuels pillards. Les pieds des tables basses sur lesquelles on pose la nourriture lors des banquets figurent parfois des sphinx censés éloigner les empoisonneurs. Dans le monde des sorciers, le monstre est également utilisé pour son pouvoir apotropaïque : c’est le cas, on l’a vu, de Touffu, gardien du souterrain et du Basilic gardien de la Chambre des 1086
Harry Potter et la Coupe de Feu, Chapitre 31 « La troisième tâche ». Sur la généalogie de la Sphinge, voir : Hésiode, Théogonie 326. À côté du Sphinx femelle associé à la légende d’Œdipe, les Grecs connaissaient des sphinx mâles issus de la mythologie égyptienne. 1088 Sur ces monstres, voir : B. LE CALLET, 2018, articles « Centaure » p. 100-102, « Chimère » p. 103-104 et « Dragon » p. 146-148. Les dragons de la saga Harry Potter possèdent les caractéristiques des dragons médiévaux : ce sont des sortes de gigantesques lézards, ailés et cracheurs de feu. Les créatures que les Anciens appellent « dragons » (drakôn au singulier, en grec ; drago, en latin) sont sensiblement différentes des dragons médiévaux. Il s’agit de serpents géants, parfois ailés, mais dépourvus de pattes et non cracheurs de feu. (Les mots drakôn et drago peuvent aussi désigner, en grec et en latin, des serpents ordinaires, et non des créatures fantastiques.) Les dragons médiévaux empruntent à un autre monstre mythologique, la Chimère, leur capacité à cracher le feu. 1087
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Secrets, mais aussi des sphinx, que les sorciers emploient à garder des trésors et des lieux secrets (Les Animaux Fantastiques, article « Sphinx »). Cette fonction est aussi dévolue aux dragons : celui qui est chargé de protéger les coffres de Gringotts (la banque des sorciers) et ceux qui protègent les œufs en or, lors de la première tâche du Tournoi des Trois sorciers. La scène où Fleur Delacour, championne de l’école française de Beauxbâtons, endort le dragon pour s’emparer de l’œuf d’or1089 rappelle celle où la magicienne Médée endort le serpent gardien de la Toison d’or pour lui dérober son trésor1090. - Dans la mythologie, les monstres sont utilisés comme moyens de locomotion : Médée ou la déesse Déméter voyagent sur des chars tirés par des serpents volants, et le héros Bellérophon a pour monture Pégase (qui ne peut être qualifié de monstre, car il n’est ni effrayant ni agressif, mais n’en demeure pas moins une créature hybride). Dans la saga de J.K. Rowling, les monstres servent aussi de moyens de locomotion : Harry et ses amis chevauchent des Sombrals, chevaux ailés avatars du Pégase mythologique ; ils s’échappent de la Banque Gringotts à dos de dragon, avatars des serpents ailés de la mythologie. - Dans la mythologie, les monstres sont des êtres transgressifs qui perturbent l’équilibre du monde : les Géants ou Typhon contestent l’autorité des Olympiens et menacent le cosmos dont ces derniers sont les garants. Mais les monstres sont aussi parfois envoyés par les dieux eux-mêmes pour punir une transgression : la princesse Andromède est livrée à un monstre marin en punition de l’hubris de sa mère Cassiopée, la sphinge est envoyée contre Thèbes pour punir une faute du roi Laios, etc. Dans la saga, le Basilic et Nagini (le monstrueux serpent qui sert d’animal de compagnie à Voldemort) s’intègrent à ces deux schémas narratifs. Comme Typhon ou les Géants, ils sont des puissances chaotiques qui menacent l’équilibre du monde des sorciers. Mais ils sont aussi les agents d’une justice perverse : celle de Voldemort, que sa puissance assimile à une figure divine. Le schéma narratif est identique à celui des mythes, mais il est inversé : dans la mythologie, le monstre est un agent de la justice divine envoyé pour punir une transgression ; dans la saga, c’est Voldemort un être transgressif - qui envoie des monstres contre les justes qui s’opposent 1089
« Après, il y a eu la fille de Beauxbâtons, Fleur... Elle a utilisé une sorte d’enchantement pour faire tomber le dragon en transe. Ça aussi, ça a plus ou moins marché. Le dragon s’est assoupi mais il s’est mis à ronfler et il a craché un long jet de flammes qui a mis le feu à sa robe. Heureusement, elle a pu l’éteindre en faisant couler de l’eau de sa baguette magique. » (Harry Potter et la Coupe de Feu, Chapitre 20 « La première tâche ») 1090 Voir, par exemple, Apollonios de Rhodes, Argonautiques IV, 156-159.
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à lui. Le combat de Harry contre le Basilic et Nagini reproduit le schéma épique de l’affrontement entre monstre et héros ; mais il symbolise, plus fondamentalement, le combat du bien contre la monstruosité morale. C’est à cet aspect de la question que je vais à présent m’intéresser.
Harry Potter et le choix stoïcien du combat contre les monstres La lutte contre les forces du mal : le combat d’Héraclès contre l’Hydre de Lerne Lors de son premier cours de Défense contre les forces du mal (une des matières enseignées à Poudlard), le professeur Rogue explique aux élèves que le mal est difficile à combattre, car il est pareil à un monstre dont les têtes repoussent au fur et à mesure qu’on les coupe : Les forces du Mal, poursuivit Rogue, sont nombreuses, diverses, toujours changeantes et éternelles. Les combattre, c’est comme combattre un monstre aux multiples têtes. Chaque fois qu’on en tranche une, une autre repousse, plus cruelle encore et plus rusée qu’avant. Vous devez affronter ce qui est instable, mouvant, indestructible1091.
La comparaison fait explicitement référence à un célèbre monstre de la mythologie gréco-romaine : l’Hydre de Lerne, vaincue par le héros Héraclès - c’est le deuxième de ses douze Travaux. La figure de l’hydre renvoie bien sûr à celle de Voldemort, dont la monstruosité morale a peu à peu modifié le corps en lui imprimant les caractéristiques du serpent : avant sa régénérescence, il apparaît minuscule, entièrement recouvert d’écailles, doté d’une tête aplatie pareille à celle d’un serpent. Après sa régénérescence, il ne retrouve pas totalement forme humaine, mais conserve un visage de serpent, le nez aplati, les pupilles fendues, les narines réduites à deux fentes1092. La figure de l’hydre, dont la matière se reconstitue sans cesse, fait référence à l’extraordinaire capacité de régénérescence de Voldemort1093. Mais l’assimilation du combat contre les forces du mal à un combat contre l’Hydre de Lerne renvoie également à l’interprétation stoïcienne des 1091
Harry Potter et le Prince de Sang-Mêlé, Chapitre 6 « Le Prince de Sang-Mêlé ». IV, 32 « Les os, la chair, le sang » ; VII, 1 « L’ascension du Seigneur des Ténèbres ». 1093 Dans l’Antiquité, le serpent est, en soi, un animal symbolisant la régénérescence, car il connaît des mues successives. L’identification de Voldemort à un serpent symbolise donc à la fois son pouvoir de mort et son désir d’immortalité. Sur ce point, voir : B. LE CALLET, 2018, article « Serpent », p. 460-463. 1092
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Travaux d’Héraclès. Les Stoïciens font en effet du héros le champion de leur éthique : Héraclès incarne pour eux la dimension héroïque de la vie morale, qui consiste à affronter tout ce que le destin réserve de souffrances physiques et morales sans jamais dévier de la voie du bien (c’est-à-dire, de la raison). Pour les Stoïciens, la lutte d’Héraclès contre les monstres symbolise celle de l’homme contre les vices, qui procèdent d’une dénaturation monstrueuse de la raison humaine1094. J.K. Rowling propose donc, par la bouche du professeur Rogue, une lecture stoïcienne de la vie morale : lutter contre les forces du mal, c’est rejouer le combat d’Héraclès contre l’Hydre de Lerne. Une réinterprétation du choix d’Héraclès Cette lecture stoïcienne de la vie morale est confortée par d’autres passages de la saga, où la figure d’Héraclès est implicitement convoquée, tandis qu’est parallèlement affirmée l’autonomie de la volonté et la capacité de chacun à faire librement les choix qui le définissent, contre toute forme de déterminisme. Après la mort de Cedric Diggory (un élève de Poudlard tué par Voldemort), Dumbledore (directeur de Poudlard et mentor de Harry) adresse à l’ensemble des élèves un message à caractère prémonitoire : si, un jour, ils ont à choisir entre le bien et la facilité, Dumbledore leur demande de penser à ce qui est arrivé à Cedric Diggory1095. Bien que non explicite, le message est clair : Dumbledore incite les élèves à s’engager dans la lutte contre Voldemort, en souvenir du révoltant assassinat de leur camarade. Il les engage à suivre le chemin du bien, au prix de tous les dangers. Ce passage fait écho à un célèbre épisode mythologique : celui du choix d’Héraclès qui décide, au seuil de l’âge adulte, de suivre le chemin de la vertu plutôt que celui du plaisir et, pour servir l’humanité, passe sa vie à débarrasser la terre de monstres dévastateurs1096. C’est précisément ce chemin que prennent Harry et ses amis en s’engageant dans la lutte contre Voldemort, faisant le choix d’un destin héroïque auquel rien ne les prédisposait, au prix de lourds sacrifices. Un autre passage de la saga fait directement écho à l’épisode mythologique du choix d’Héraclès : celui où Harry, frappé par Voldemort, se retrouve plongé dans une sorte de coma au cours duquel il rencontre Dumbledore dans un mystérieux au-delà reproduisant le décor de la gare londonienne de King’s Cross. Après une longue conversation, Dumbledore explique à Harry qu’il peut soit monter dans un train qui l’emmènera « plus loin », soit revenir du côté de la vie pour affronter Voldemort. Renonçant à 1094
Sur ce point, voir : Héraclite, Problèmes homériques 33 ; Sénèque, La Constance du sage II, 2 ; Épictète, Entretiens II, XVI, 45. 1095 Harry Potter et la coupe de feu, Chapitre, 37 « Le commencement ». 1096 Xénophon, Mémorables II, 1 (citant Prodicos de Céos).
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la tentation d’une « mort douce », promesse d’un au-delà où il pourrait retrouver les êtres chers qu’il a perdus, Harry fait le choix héroïque du retour à la vie, du combat a priori mortel contre son ennemi : « Il faut que j’y retourne, n’est-ce pas ? - C’est à toi de décider. - J’ai le choix ? - Oh, oui. Dumbledore lui sourit. - D’après toi, nous sommes à King’s Cross ? Eh bien, je pense que si tu décidais de ne pas y retourner, tu pourrais… disons… monter dans un train. - Et où m’emmènerait-il ? - Plus loin, répondit simplement Dumbledore. Nouveau silence. - Voldemort possède la Baguette de Sureau. - Exact. Voldemort possède la Baguette de Sureau. - Mais vous voudriez quand même que je reparte ? - Je crois, répondit Dumbledore, que si tu choisis d’y retourner, il y a une chance pour que Voldemort soit fini à tout jamais. [...] En y retournant, tu pourras faire en sorte qu’il y ait moins d’âmes mutilées, moins de familles déchirées. Si cela en vaut la peine à tes yeux, alors disons-nous au revoir pour l’instant. » Harry hocha la tête en signe d’approbation et soupira. Partir d’ici serait beaucoup moins difficile que ne l’avait été sa marche dans la forêt. Cet endroit pourtant était chaud, lumineux, paisible, et il savait qu’il retournait vers la douleur et la crainte d’autres deuils1097.
L’image de la gare, avec ses multiples voies entre lesquelles Harry doit choisir, rappelle bien sûr celle des deux chemins qui s’offrent à Héraclès. Comme le héros mythologique, Harry choisit le difficile et douloureux chemin du bien. Ce faisant, il devient l’exact contraire de Voldemort, avec qui il possède pourtant de nombreux points communs. Tous deux sont des orphelins élevés sans amour - Harry chez les Dursley (la famille de sa tante maternelle), Voldemort dans un orphelinat -, tous deux se sentent renaître en arrivant à Poudlard, qu’ils considèrent comme leur véritable foyer. Tous deux parlent le Fourchelang (la langue des serpents) et sont animés par un fort désir de faire leurs preuves. Tous deux sont audacieux et manifestent un certain mépris des règles. Mais, alors que Harry prend sa revanche sur une enfance malheureuse en tissant des liens d’amitié avec certains de ses camarades et en se trouvant des parents de substitution 1097
Harry Potter et les Reliques de la Mort, Chapitre 35 « King’s Cross ».
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(Dumbledore-McGonagall, les Weasley), Voldemort s’enferme dans une orgueilleuse solitude et développe des rêves de grandeur. Alors que Harry se montre capable d’amour et d’empathie, Voldemort refuse de considérer autrui autrement que comme un moyen de parvenir à ses fins. C’est parce que Voldemort et Harry font des choix radicalement opposés que leur proximité initiale aboutit à un antagonisme absolu. La saga semble donc trancher la question du rapport entre liberté et déterminisme en faveur de la liberté, en mettant en évidence l’autonomie de la volonté, la capacité de chacun à se déterminer en fonction de ses choix. Elle affirme qu’il n’y a pas de destin tout tracé, pas de fatalité du mal ou de l’échec. C’est par un choix librement consenti que Harry et ses amis sont devenus des héros alors que rien ne semblait les y prédisposer, que Voldemort est devenu un monstre alors que de multiples occasions lui étaient offertes de s’orienter vers le bien1098. Harry Potter, héros stoïcien du consentement au destin Cette lecture stoïcienne de la vie morale est également présente dans la façon dont J.K. Rowling choisit de faire de Harry Potter un héros marqué par le destin. Une prophétie antérieure à sa naissance désigne en effet le jeune sorcier comme celui qui sera capable de vaincre Voldemort. Lorsqu’il découvre le contenu de cette prophétie, Harry est bouleversé. Écrasé par la terrible responsabilité dont il se voit chargé, il se sent pris au piège, obligé d’assumer un destin qu’il juge trop grand pour lui. Dumbledore lui fait alors remarquer que ses sentiments envers Voldemort et son désir de le combattre ne seraient pas différents s’il ignorait l’existence de la prophétie1099. De fait, c’est bien avant de connaître cette dernière que Harry s’est engagé dans la lutte contre Voldemort. Dumbledore minimise ainsi l’importance de la prophétie : Harry n’a pas eu besoin d’elle pour décider de lutter contre Voldemort. Il ne doit pas avoir peur d’accepter le destin qui lui est annoncé, parce qu’il a, dans les faits, embrassé ce destin depuis longtemps. La prophétie vient néanmoins solenniser le choix de Harry, en introduisant dans la saga le thème stoïcien du consentement au destin. Selon les philosophes stoïciens, chaque homme est soumis à un destin qui fixe les grandes lignes de son existence, sans qu’il soit possible d’en rien modifier. La part de liberté de l’homme réside dans la façon dont il décide de vivre les événements fixés par le destin : s’il choisit de les subir, en s’affligeant des souffrances, des deuils et de tous les événements généralement considérés comme des malheurs que le destin lui impose, l’homme mène une existence 1098
Sur ce point la conception stoïcienne du destin et de la vie morale dans la saga, voir : B. LE CALLET, 2018, articles « Choix » p. 104-111, « Potter Harry » p. 393-405 et « Divination » p. 140-142. 1099 VI, 23 « Les Horcruxes ».
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misérable et indigne de sa raison. S’il choisit, au contraire, d’accepter sereinement tout ce que lui réserve le destin, y compris les souffrances, les chagrins, et même sa propre mort, en vivant ces situations de façon raisonnable, l’homme connaît le bonheur quoi qu’il arrive. C’est ce que résume la célèbre phrase du philosophe stoïcien Cléanthe, traduite du grec au latin par Sénèque dans ses Lettres à Lucilius : « Le destin guide celui qui se soumet à lui, entraîne celui qui lui résiste »1100. Grâce à Dumbledore, Harry prend conscience du fait que la prophétie ne le contraint en rien, parce qu’il a déjà volontairement adhéré à son destin, qu’il se l’est totalement approprié. Pour évoquer ce choix, Harry emploie l’image du gladiateur qui peut soit refuser le combat et y être traîné malgré lui, soit l’accepter et entrer vaillamment dans l’arène : [...] tu es libre de choisir ta voie, libre de tourner le dos à la prophétie ! Mais Voldemort, lui, continuera à s’y tenir. Il continuera à te traquer… Et donc, inévitablement… - L’un de nous deux finira par tuer l’autre, acheva Harry. - Oui. Il comprenait enfin ce que Dumbledore avait essayé de lui expliquer. C’était, pensa-t-il, la différence entre être traîné dans l’arène pour livrer un combat à mort et entrer dans cette même arène la tête haute. Certains diraient peut-être qu’entre les deux voies, le choix était limité, mais Dumbledore savait - « et moi aussi, songea Harry, avec un orgueil féroce, et mes parents aussi » – qu’on ne pouvait imaginer plus grande différence1101.
L’image du gladiateur marchant de son plein gré vers son destin fait bien sûr directement référence à la phrase de Sénèque. C’est à ce combattant consentant à la perspective de sa propre mort que Harry s’identifie. Lors de sa conversation avec Dumbledore dans la gare de King’s Cross, Harry renouvelle son choix d’affronter Voldemort. Mais il le fait désormais en tant qu’adulte, et en toute connaissance de cause, après avoir pleinement mesuré ce qu’implique la prophétie : son destin est d’affronter Voldemort, de le tuer, avec un peu de chance, mais de trouver sans doute lui aussi la mort au cours de ce combat. C’est donc à cet instant que son consentement au destin peut être considéré comme le plus éclairé, et que Harry investit pleinement la dimension héroïque et stoïcienne de son personnage1102. 1100
Sénèque, Lettres à Lucilius XVII, 107, 11 : Ducunt uolentem fata, nolentem trahunt. Harry Potter et le Prince de Sang-mêlé, Chapitre 23 « Les Horcruxes ». 1102 Sur l’inspiration stoïcienne de la saga, notamment l’importance de la maîtrise des représentations, voir : M. CHAILLAN, 2015, p. 49-76. 1101
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J’espère être parvenue, au terme de ce rapide aperçu, à montrer combien le thème de la monstruosité se nourrit chez J.K. Rowling de références à l’Antiquité, exploitées de façon parfois érudite pour insuffler à sa saga une dimension épique et horrifiante, mais aussi humoristique et parodique. Harry Potter est à la fois Thésée dans le labyrinthe et Œdipe face au sphinx, Cadmos terrassant le serpent et Ulysse écoutant le chant des Sirènes, Orphée charmant Cerbère et Bellérophon chevauchant Pégase : un héros associant le courage physique, le talent et l’astuce. Mais Harry Potter est surtout Héraclès face aux monstres, un héros stoïcien qui a fait librement et en pleine connaissance de cause le choix de son destin. À travers ce personnage qui n’a pourtant pas « le physique de l’emploi » - il est myope et de petite taille - et dont le destin présente de troublantes similitudes avec celui de Voldemort, J.K. Rowling défend de façon magistrale la thèse stoïcienne de l’autonomie de la volonté contre toute forme de déterminisme, affirmant par-là l’extraordinaire capacité de résilience de la nature humaine, et le fait qu’il n’y a pas de fatalité de la monstruosité.
Bibliographie x x x
M. CHAILLAN, 2015 : MARIANNE CHAILLAN, Harry Potter à l’école de la philosophie, Paris, Ellipses Marketing, 2015. B. LE CALLET, 2018 : BLANDINE LE CALLET, Le monde antique de Harry Potter, Paris, Stock, 2018. R. A. SPENCER, 2015 : RICHARD A. SPENCER, Harry Potter and the Classical World : Greek and Roman Allusions in J. K. Rowling’s Modern Epic, Jefferson, North Carolina, McFarland & Company, Inc., 2015.
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Le monstre humain sur la scène de l’art actuel. Mises en scène de la figure de l’hermaphrodisme dans l’art contemporain Aurélie MARTINEZ Docteure en Arts, Laboratoire MICA Université Bordeaux Montaigne
Cas pathologiques Dans la classification tératologique, les anatomistes distinguent deux types d’hermaphrodismes. Le premier, qui n'est pourvu que d'un ovaire et d'un testicule, placés côte à côte, ou de la réunion des deux paires, est désigné comme un hermaphrodite vrai ou bisexué (ou digames), tandis que le second, appelé pseudo-hermaphrodite, rassemble des glandes génitales d'un des deux sexes avec les organes génitaux externes et les caractères sexuels secondaires de l'autre. Parmi ces anomalies hormonales, les médecins ont observé deux cas dominants : la virilisation des embryons féminins et le testicule féminisant. L'anomalie concernant les filles se manifeste pendant la période prénatale. Elle est causée par un excès d'hormones mâles qui virilise totalement ou partiellement les organes génitaux féminins, déjà formés. Selon les cas observés, la fille est pourvue à la fois d'organes féminins internes et d’organes masculins externes, qui l'identifient à la naissance comme un garçon. Les scientifiques lui donnent le nom d’hermaphrodite vrai féminin. Mais après l'examen néonatal, le nourrisson est reconnu comme une fille. Une opération chirurgicale, accompagnée de traitements hormonaux, permet un quasi-réajustement vers une apparence féminine. Par contre, si ce traitement n'est pas entrepris, on observe le développement d'un fort système pileux. Bien que reféminisées artificiellement, ces filles présentent un problème identitaire, en gardant pour toujours des comportements masculins. Le testicule féminisant est une anomalie chromosomique spécifique du sexe masculin. À sa naissance, l'enfant naît avec un sexe féminin, il est donc identifié comme une fille. Mais à la puberté, on ne constate pas l'apparition de règles, ce qui engendre, selon un premier diagnostic, une stérilité certaine. Dans la plupart des cas, ces garçons féminisés ont une identité féminine. Mais chez certains individus, répertoriés sous le nom de pseudo-hermaphrodites mâles ou androgynes masculins, on observe un phallus atrophié. Ils sont alors élevés comme des garçons, mais ils développent des comportements féminins. En 1860, le photographe Félix Nadar, réalise une des premières applications de la photographie en médecine. À la demande du docteur Armand Trousseau, de la clinique de 421
l'Hôtel-Dieu et avec la collaboration du chirurgien Jules-Germain Maisonneuve, spécialiste des affections génitales, il photographie un hermaphrodite. Ces clichés dévoilent ce corps quasiment nu, en mettant en avant les caractères plus ou moins décelables de son anomalie physique. Ces archives photographiques médicales se multiplieront au XIXe siècle. En 1893, une gravure témoigne de l'existence réelle d'un pseudo-hermaphrodite masculin. Cet être possède un corps visiblement féminin, attesté par son prénom : Marie-Madeleine. Celle-ci est considérée, paradoxalement, aux yeux de la science comme un spécimen masculin. En ne possédant pas un appareil génital masculin ou féminin normalement développé ou bien la réunion de ces deux parties organiques, ces êtres ne sont pas fertiles. Symboliquement, ils sont considérés comme les représentants de l’asexualité. Cette anomalie sexuelle a nourri le travail plastique de Matthew Barney. Fasciné par cette indétermination sexuelle, il réalise des scénarios où ses personnages recherchent un état identitaire mâle ou femelle bien déterminé.
Indétermination sexuelle dans l’œuvre de Matthew Barney, Maria Klonaris et Katerine Thomadaki Dans un de ses longs métrages, considérés, pour chacun, comme des œuvres contemporaines, extrait du cycle des Cremaster, d’une durée de 42 minutes, intitulé : le Cremaster 4, qu’il achève en 1994, Matthew Barney met en scène plusieurs personnages dont la sexualité n’est pas déterminée. Cette œuvre filmique a pour situation géographique l'île de Man, positionnée au milieu de la mer d'Irlande, entre l'Angleterre, l'Écosse, le Pays de Galles et l'Irlande. Selon Nancy Spector, ce « film absorbe et recontextualise la richesse folklorique et historique de l'île, reconnue pour accueillir l'une des incarnations les plus modernes et renommées des courses de moto, le Tourist Trophy (T.T). Le mythe et la machine se combinent pour raconter l'histoire d'un candidat, déjà présent dans le Cremaster 3, qui traverse les épreuves d'un devenir articulé par une série de passages et de transformations »1103. Le premier rôle, tenu par Matthew Barney, est celui du candidat Loughton, un dandy hybride. Sa morphologie est à moitié humaine, à moitié animale. Son nez s’est transformé en museau, ses oreilles sont aussi longues que celles d’un bouc. Il possède deux cornes coupées que l’on observe dans sa chevelure rousse flamboyante. Il porte un costume blanc et une cravate bleu pâle. 1103
Pour The Cremaster cycle, voir N. SPECTOR, 2002, p. 59.
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Le second personnage est un animal. C’est un mouton de la race des Loughton. Il n’existe que sur l’île de Man. Il possède deux particularités physiques. La première vient de ses cornes, dont les plus courtes sont dirigées vers le bas, et les plus longues sont érigées vers le haut. La seconde lui permet de rétracter, en cas de très grand froid, ses testicules à l’intérieur de son corps, grâce au muscle suspenseur des testicules : le crémaster (que Matthew Barney a utilisé pour nommer son cycle). Deux autres protagonistes sont incarnés par deux équipes de sidecars. L’une portant un équipement bleu, tandis que l’autre est de couleur jaune. Enfin, trois personnages secondaires, que Matthew Barney a nommés : les fées, accompagnent le Candidat Loughton dans ses agissements. Elles sont toutes les trois rousses. D’une séquence à l’autre, elles servent aussi d’assistantes aux concurrents de la course, pour régler quelques problèmes mécaniques. Elles semblent également alimenter en énergie les side-cars, en reliant à l’aide de branchements leur sexe à ces machines. Leurs parties génitales ne ressemblent ni à un vagin, ni à un pénis. Elles sont asexuées. Leur visage ressemble à celui d’une femme, tandis que leur corps est comparable à celui d’athlètes bodybuildés, mi-homme, mifemme, elles pourraient incarner une des possibilités anatomiques d’Hermaphrodite qu’Ovide décrit dans Les Métamorphoses. L’anatomie transgenre de ce personnage mythique a inspiré de tout temps les artistes. En 1982, Hermaphrodite a été mis en scène, par les artistes Maria Klonaris et Katerina Thomadaki. Cette installation regroupe des projections de photographies et de vidéos se nomme : Hermaphrodite endormi (e). Elle fait directement référence à une sculpture antique en marbre réalisée au IIe siècle avant Jésus-Christ et exposée au Louvre. Le sculpteur qui a réalisé cette œuvre est inconnu, par contre le matelas sur lequel est couché le corps a été sculpté par Le Bernin en 1619, à la demande du cardinal Scipion Borghèse. Hermaphrodite endormi (e) de Klonaris et Thomadaki fait partie du Cycle des Mystères. Son sujet est relatif à une méditation sur la figure de l’androgyne en tant que jonction harmonieuse entre les énergies contraires, sans oublier que ce corps duel introduit un questionnement sur l’identité. Par ce cycle Klonaris et Thomadaki introduisent la notion de durée indéterminée à répétition cyclique. Elles mettent cette notion en confrontation avec le mythe de l’androgyne primitif, énoncé par Platon, où le corps de celui-ci est de forme sphérique. Dans l’installation, Hermaphrodite, figure de la dualité, est à la fois présenté d’une manière réaliste par la projection de l’image de la sculpture, mais aussi d’une façon abstraite par la répétition des formes sphériques, aussi bien dans le montage vidéo par des boucles, que par la présence d’écrans ronds. Par cette installation, Maria Klonaris et Katernia Thomadaki abandonnent la bidimensionnalité de l’écran pour créer un espace multidimensionnel, décuplant la perception du spectateur, en mettant en émoi la presque totalité 423
de ses sens. Celui-ci doit suivre un parcours pour observer l’ensemble des écrans représentant la sculpture sous différents angles de vue. Par le montage sonore, Klonaris et Thomadaki tentent de recréer l’univers onirique d’un songe, dont est épris Hermaphrodite pendant son sommeil, en diffusant le mixage de voix d’enfants, sopranos et hautes-contre, accompagnées de boucles musicales en référence à la forme circulaire de l’androgyne primitif. Klonaris et Thomadaki, par leur travail artistique sur la dualité, abordent le sujet de l’hermaphrodite, du travesti, et de l’ange. Elles définissent ces figures comme « des extensions du moi, des coagulations de visions, des formes du désir »1104, qui illustrent « la binarité sexuelle »1105. De la même façon que Matthew Barney, elles déclarent que chaque être humain, au début de sa vie embryologique, comporte une structure génitale bisexuée. En ce sens, dans leur discours féministe et par leurs créations artistiques, elles souhaitent remettre à égalité les deux sexes. Elles tendent vers le désir de donner à la femme une domination matriarcale, en lui attribuant l’image d’une femme phallique, qui réunit les caractères féminins et masculins. Par cette œuvre, Klonaris et Thomadaki explorent l’étrangeté de ce corps, à la fois sursexué et asexué, qui appelle nécessairement un questionnement vis-à-vis de la norme et de la notion d’identité. La recherche sémantique de ces artistes comporte des analogies avec la réflexion concernant l’identité sexuée que développe Matthew Barney dans son œuvre. En réponse à ces diverses réflexions, il est intéressant de remarquer que la symbolique du Cremaster 4, tourne autour de la symbolique du chiffre trois. Le Cremaster 4 compte trois personnages principaux : le Candidat Loughton, le mouton Loughton, et le couple composé par les deux side-cars. De même, les fées sont au nombre de trois, tout comme les jambes représentées sur l’armoirie du film et au milieu de laquelle on distingue un dessin symbolisant l’intérieur de l’île, que le candidat doit traverser pour acquérir un sexe déterminé. En ce sens, ce chiffre symboliserait-il les trois états sexuels qu’incarne le candidat Loughton, un être ni mâle, ni femelle et qui souhaite à tout prix être déterminé ? Cette quête est le sujet principal du film et tous les personnages y participent physiquement ou symboliquement. Les déplacements du candidat Loughton sont les plus physiques, car il entreprend la traversée de l’intérieur de l’île. Celui-ci est comparable à un organisme visqueux, voir à un utérus qui accoucherait d’un être sexué. Le mouton Loughton, lui est plus statique, il attend au milieu de la route. Il est passif mais il est considérablement symbolique. Grâce à sa capacité anatomique, il peut rétracter ses testicules. Il peut devenir, selon les aléas du climat, une créature hermaphrodite. En 1104 1105
Pour Stranger than Angel, voir M. KLONARIS, K.THOMADAKIS, 2002, p. 220. Ibid.
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parallèle, les coureurs font eux aussi avancer l’intrigue car ils ne peuvent se rencontrer. Leur mouvement est seulement ascendant et descendant au même rythme que la rétractation et l’abaissement des organes génitaux qui font qu’un embryon serait féminin ou masculin. Des séquences permettent d’examiner des formes ovales gélatineuses, semblables à des gonades. Elles s’échappent des combinaisons des concurrents. Représentent-elles les glandes génitales qui ne sont pas encore différenciées sexuellement avant la septième semaine du développement embryologique ? Ces bouleversements gonadiques sont-ils à mettre en relation avec la mutation sexuelle qu’espère acquérir le candidat Loughton en traversant l’île ? Hélas, un incident intervient au sein de la course : le side-car jaune est victime d'un accident. Après réparation, l'action reprend, mais la direction des concurrents a changé, ils vont se rencontrer face à face. La conclusion se dessine avec l'apparition du point d'impact : le mouton, vers lequel, les side-cars et le candidat doivent converger. Mais la rencontre n'a pas lieu, les side-cars ne se percutent pas, le mouton ne meurt pas, le candidat n'émerge pas de l'île. La naissance d'une sexualité propre n'aboutit pas. Le candidat Loughton est donc condamné comme Hermaphrodite à rester à jamais un être indéterminé. La morale de cette histoire, où le personnage principal ne connaîtra ni l’expérience du sexe masculin, ni la sensation du sexe féminin, tend à nous interroger sur la différence des sexes. En ce sens, il paraît essentiel de poser les questions suivantes : La construction de l’identité sexuée se développe-t-elle en fonction de notre sexe biologique mais aussi par rapport à l’éducation que tout individu reçoit, en naissant en tant que garçon ou fille ? Y a-t-il une différence entre le sexe biologique et le sexe social ? Biologiquement, tout individu masculin ou féminin est indifférencié tel que nous l’avons énoncé précédemment avant la septième semaine du développement embryologique. Dans son ouvrage, intitulé : La construction de l’identité sexuée, Véronique Rouyer explique cette évolution : « jusqu’à la sixième semaine du développement, les gonades sont identiques quel que soit le sexe chromosomique, et les deux types de conduits génitaux internes sont présents pour les deux sexes (canaux de Wolff et canaux de Müller). […] Deux étapes vont marquer le processus de différenciation sexuelle : le déterminisme primaire (évolution de la gonade indifférenciée vers un testicule ou un ovaire), et le déterminisme secondaire (développement des organes génitaux internes et externes […]). C’est sous l’influence initiale du chromosome Y que la différenciation s’opère »1106. Dans ce cas, à partir de la septième semaine, l’hormone, appelée antimüllérienne, a pour but de faire régresser les canaux de Müller, au profit de la continuité du développement des canaux de Wolff. Dans le second cas, 1106
Pour La construction de l’identité sexuée, voir V. ROUYER, 2007, p. 20.
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si le chromosome Y n’est pas activé, « la gonade primitive se développe dans le sens féminin au cours de la 12e semaine de l’embryogenèse. Les canaux de Wolff régressent, tandis que les canaux de Müller se développent pour former l’utérus, les trompes de Fallope et la partie supérieure du vagin. Sans allongement, le tubercule génital devient le clitoris, et les plis et bourrelets génitaux vont former les petites et grandes lèvres. De cette façon, à la fin du 4e mois de l’embryogenèse, la formation des sexes fœtaux est réalisée »1107. Dans la continuité de ce développement, suivant la détermination sexuelle choisie, « les hormones masculines ou féminines vont pénétrer dans le cerveau et permettre ainsi la formation des circuits neuronaux qui seront impliqués au moment de la puberté et de l’âge adulte dans les fonctions de reproduction […] »1108. Mais l’activation des hormones n’est pas seulement déterminante dans le développement du sexe. Les gènes présents dans l’organisme du fœtus jouent aussi un rôle essentiel dans les multiples de l’orientation sexuée. « Certains travaux montrent que plusieurs gènes entrent en action au cours de l’embryogenèse pour déterminer le sexe fœtal. Par ailleurs, ces dernières années, des chercheurs ont réussi à isoler des gènes dont l’expression contrôle spécifiquement la différenciation du sexe féminin »1109. Malgré toutes ces observations relatives au développement embryologique de l’appareil génital, l’identité sexuelle n’est véritablement reconnue que le jour de la naissance de l’enfant. À ce sujet, dans son ouvrage intitulé : La construction de l’identité sexuée, Véronique Rouyer déclare, et je finirai par cette citation : « À la naissance, c’est à partir de ses organes génitaux externes que le personnel soignant désigne le nourrisson comme étant de sexe masculin ou de sexe féminin : c’est le sexe d’assignation dans lequel l’enfant sera élevé »1110. De fait, elle constate qu’« il existe ainsi trois niveaux de définition du sexe (génétique, gonadique et phénotypique1111), qui représentent les différentes étapes de la "cascade" du déterminisme sexuel »1112.
1107
Ibid. Ibid. 1109 Ibid, p. 21. 1110 Ibid. 1111 Le phénotype est l'ensemble des traits observables (caractères anatomiques, morphologiques, moléculaires, physiologiques, éthologiques) caractérisant un être vivant. Il peut s’agir par exemple de la couleur de ses yeux, de ses cheveux, et plus particulièrement, ici, de son sexe. 1112 Pour La construction de l’identité sexuée, voir V. ROUYER, 2007, p. 20. 1108
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Bibliographie x x x
M. KLONARIS, K. THOMADAKI, 2002 : MARIA KLONARIS, KATERINA THOMADAKI, Stranger than Angel. Disidentska telesa. Corps dissidents. Dissident Bodies, Cankarjev Dom, Ljubljana, 2002. V. ROUYER, 2007 : VERONIQUE ROUYER, La construction de l’identité sexuée, Armand Colin, Paris, 2007. N. SPECTOR, 2002 : NANCY SPECTOR, The Cremaster cycle, Hardcover, Guggenheim Museum, New York, 2002.
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TABLE DES MATIÈRES Présentation .................................................................................................... 7 Étienne WOLFF Un possible péché ? ........................................................................................ 9 Hélène NUTKOWICZ La monstruosité du jardin d’Éden ou des conséquences de l’invention du péché originel................................................................................................ 19 Paul MIRAULT Quelques réflexions sur les monstres à l’époque hittite................................ 27 Michel MAZOYER Le dieu de la mort de Servirola (Reggio Emilia, Italie) ................................ 33 Roberto MACELLARI et Silvia FOGLIAZZA Political monsters in Greek art...................................................................... 67 Catalin PAVEL Les Étrusques et la chasse aux monstres durant les périodes préromaine et républicaine................................................................................................... 81 Émilie THIBAUT Monstruosité et hybridité des démons et dieux infernaux étrusques .......... 107 Catherine COUSIN Un aspect de la difformité : l’exemple des personnages d’atellanes .......... 135 Estelle DEBOUY Figures monstrueuses dans l’iconographie nabatéenne .............................. 149 Marie-Jeanne ROCHE Fama : un mostro senza tempo ................................................................... 171 Alessandro SAGGIORO Regulus et le serpent du Bagradas dans les Punica de Silius Italicus ........ 189 Christophe BURGEON Une déclinaison complète du monstrueux : le paradigme Néron ............... 195 Laurie LEFEBVRE
Hercule et les montres en Occident : l’exemple de Géryon ........................ 211 Charles GUITTARD et Rajae EL GHANDOUR Les monstres dans l’épopée indienne du Râmâyana................................... 227 Marc BALLANFAT Les monstres dans la mythologie nordique. Essai de synthèse ................... 235 Patrick GUELPA La monstruosité chez Dracontius et Symphosius ....................................... 247 Étienne WOLFF Le monstre à Byzance : un mangeur d’hommes ? ...................................... 257 Florence MEUNIER Le Liber monstrorum et la tératologie médiévale ....................................... 271 Avery COLOBERT Monstrum chez saint Thomas d’Aquin ....................................................... 289 Édouard DIVRY Les monstres dans la peinture de la Renaissance nordique (Bosch, Bruegel, Grünewald) ................................................................................................. 311 Thierry LÉONCE Jonathan Swift et les monstres .................................................................... 317 Christian BANAKAS Monstres japonais : divertissement et morale à l’époque Edo .................... 325 Amandine COSSON Le « monstrueux » dans l’épopée vepse Virantanaz : quelques réflexions.343 Guillaume GIBERT Un aperçu des croyances populaires et rites païens dans le sud de l’Iran moderne ...................................................................................................... 369 Pouran Amir AFSAR et Shahraz SHAKERI L’Orange mécanique : Alex, un ami qui vous veut du mal ....................... 385 Deerie SARIOLS PERSSON Harry Potter et les monstres : réécriture des mythes et inspiration stoïcienne dans la saga de J. K. Rowling ..................................................................... 407 Blandine CUNY-LE CALLET
Le monstre humain sur la scène de l’art actuel. Mises en scène de la figure de l’hermaphrodisme dans l’art contemporain ........................................... 421 Aurélie MARTINEZ
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Ce volume aborde le vaste et stimulant sujet des formes très diverses de monstres et de monstruosités, dans la mythologie, l’art, la littérature, la culture, sur une large période (du jardin d’Éden à nos jours) et dans des zones géographiques variées (du Japon à l’Occident en passant par l’Iran, Byzance, le pays des Vepses et l’Islande). Le lecteur, promené du péché originel à Orange mécanique et Harry Potter, y rencontrera toutes sortes de monstres dans des sociétés et à des époques différentes. Ici l’idée directrice est en effet de montrer, au-delà de certaines constantes, la diversité de la notion de monstre selon le temps et l’espace. L’ouvrage rassemble les communications prononcées au colloque « Monstres et monstruosités » qui s’est tenu à l’Université de Paris Nanterre et à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm les 11 et 12 mai 2018. Contributions de Hélène Nutkowicz, Paul Mirault, Michel Mazoyer, Roberto Macellari, Silvia Fogliazza, Catalin Pavel, Émilie Thibaut, Catherine Cousin, Estelle Debouy, Marie-Jeanne Roche, Alessandro Saggioro, Christophe Burgeon, Laurie Lefebvre, Charles Guittard, Rajae El Ghandour, Marc Ballanfat, Patrick Guelpa, Florence Meunier, Avery Colobert, Édouard Divry, Thierry Léonce, Christian Banakas, Amandine Cosson, Guillaume Gibert, Pouran Amir Afsar, Shahraz Shakeri, Deerie Sariols Persson, Blandine Cuny-Le Callet, Aurélie Martinez.
Étienne Wolff est professeur de latin à l’Université de Paris Nanterre. Son champ de recherche principal est l’Antiquité tardive, mais il s’intéresse aussi à de nombreux autres aspects de la latinité. Il est actuellement membre senior de l’Institut Universitaire de France.
Illustration de couverture : Monstre (collage), Street Art, rue Mazarine, Paris, 2021.
ISBN : 978-2-14-030003-5
39 €
Étienne Wolff
Sous la direction de
En Occident et en Orient
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Étienne Wolff
MONSTRES ET MONSTRUOSITÉS DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS MONSTRES ET MONSTRUOSITÉS DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS
MONSTRES ET MONSTRUOSITÉS DE L’ANTIQUITÉ À NOS JOURS
Collection KUBABA Série Antiquité
En Occident et en Orient