La Grande-Bretagne et le monde - 2e éd. - De 1815 à nos jours: De 1815 à nos jours 2200631952, 9782200631956


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La Grande-Bretagne et le monde - 2e éd. - De 1815 à nos jours: De 1815 à nos jours
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La Grande-Bretagne et le monde

Philippe Chassaigne

La Grande-Bretagne et le monde

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Philippe Chassaigne

La Grande-Bretagne et le monde De 1815 à nos jours Deuxième édition revue et complétée

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Collection U Histoire contemporaine

Illustration de couverture : Guerre du Golfe / Hafar Al-Batin (Arabie saoudite), 1991 © Marc Simon / akg-images Mise en pages : NORD COMPO

© Armand Colin, 2009, 2021 pour la présente édition © Armand Colin/VUEF, 2003 Armand Colin est une marque de Dunod éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff www.armand-colin.com ISBN : 978‑2-200- 63195‑6

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Introduction

18  juin 1815  : neuf jours après la signature de l’Acte final du congrès de Vienne, la victoire des troupes de la Septième Coalition sur Napoléon  Ier à Waterloo mettait un point final à la période des guerres contre la France révolutionnaire et impériale, ouverte en 1792 et seulement brièvement interrompue entre 1802 et 1803. Pour le Royaume-Uni1, cette date marque aussi le moment de son accession à la prééminence mondiale  : son rôle, ne serait-ce que financier, dans ces French Wars a été déterminant ; sa puissance militaire est visible, tant sur terre (c’est Arthur Wellesley, duc de Wellington, qui a vaincu Napoléon  Ier à Waterloo) que sur mer, son « élément » traditionnel ; au congrès de Vienne, il a réussi à faire triompher ses conceptions d’une Europe reposant sur l’équilibre des puissances. Au-delà des éléments factuels, cette année 1815, début d’un apogée qui allait durer – au moins – un siècle, constitue un point d’observation commode pour une appréciation globale du rôle mondial du Royaume-Uni aux xixe et xxe siècles, ne serait-ce qu’en s’interrogeant sur la part des facteurs structurels et conjoncturels sous-tendant cette accession à la prééminence, ou encore sur la possibilité de déceler, dès 1815, quelques-unes des lignes de force, des principes directeurs structurant, à court, moyen ou long terme, les rapports des Britanniques au reste du monde.

Le Royaume-Uni en 1815 : une thalassocratie triomphante Une thalassocratie, le Royaume-Uni l’est assurément à la fin des French Wars, tant du fait de sa puissance navale que de l’importance vitale des questions maritimes dans ses intérêts.

L’avènement d’une puissance navale En 1815, la marine britannique (Royal Navy) constituait la première flotte de guerre mondiale  : forte de 214  vaisseaux de ligne et 792  frégates, montée par 140 000 marins, elle surclassait de très loin ses rivales française (50 vaisseaux de 1.  Le « Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande » est officiellement né le 1er janvier 1801, avec l’union du royaume de Grande-Bretagne (Angleterre + Écosse, créé en 1707) et de l’Irlande, jusque-là royaume indépendant mais dont le souverain était le souverain britannique.

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ligne et 50  frégates), russe (40  vaisseaux de ligne) ou nord-américaine (10  vaisseaux, au plus)1. De plus, le système des stations (zones de mouillage permanent) lui procurait un rayon d’action véritablement mondial : déjà présente, avant 1793, en Méditerranée, en Inde, aux Antilles et en Amérique du Nord, elle l’était également, depuis les French Wars, au Cap et en Amérique du Sud. Cependant, cette hégémonie maritime britannique devait moins qu’il n’y paraît aux vingt-deux années d’affrontements quasi ininterrompus qui s’achevèrent à Waterloo : elle fut en fait édifiée tout au long du xviiie siècle, dont les conflits successifs (guerre de Succession d’Espagne, 1702‑1713 ; guerre de Succession d’Autriche, 1740‑1748 ; guerre de Sept Ans, 1756‑1763 ; guerre d’Indépendance américaine, 1776‑1783) accordèrent une part toujours plus importante aux théâtres d’opérations maritimes2. Le moment décisif se situa en fait lors de la guerre de Sept Ans : en 1763, la Grande-Bretagne possédait déjà la maîtrise des mers. Son échec dans la guerre d’Indépendance américaine était davantage imputable à son isolement face à une coalition franco-hispano-américaine qu’à une quelconque faiblesse de la Navy : si elle conservait la supériorité face à chacun de ses rivaux pris isolément (en 1782, elle comptait 94 vaisseaux de ligne contre 73 à la France, 54 à l’Espagne), elle la perdait lorsque ceux-ci conjuguaient leurs forces. Dès lors, les French Wars font en fait figure de point d’aboutissement d’un processus engagé depuis près d’un siècle. Bien plus neuve, en revanche, la place centrale tenue par la Marine dans l’imaginaire national en 1815 : même si les guerres des coalitions nécessitèrent des expéditions continentales (en Flandre et en Hollande en 1793‑1795, en Égypte en 1801, en Espagne en 1808‑1814, en Belgique en 1815) et si Wellington, le « duc de fer » (1769‑1852), était en 1815 le militaire britannique le plus célèbre depuis John Churchill, duc de Marlborough (1650‑1722), qui avait vaincu les Français à Blenheim (1704), Ramillies (1706), Oudenarde (1708) et Malplaquet (1709), c’est sur mer que se livrèrent les batailles décisives pour la survie de la GrandeBretagne : Trafalgar, bien sûr, le 21 octobre 1805, mais aussi, dès le 1 er août 1798, la bataille d’Aboukir qui, en coupant Bonaparte de ses bases et en le rendant « prisonnier » de l’Égypte, ruine son projet de domination du Levant et, par là, de la route des Indes. Lorsque Napoléon  Ier régnait sur le continent européen, les Britanniques renforçaient leur domination maritime et étendaient leur empire colonial. Comme l’écrit Jean Meyer, « la guerre maritime a formé le substrat de la personnalité anglaise… C’est pourquoi Trafalgar Square se trouve au cœur de Londres »3.

1.  Cf. C.J. Bartlett, Great Britain and Sea Power, Oxford, OUP, 1963. 2.  Il est d’ailleurs significatif que, pour deux d’entre eux (guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans), leurs opérations coloniales aient constitué des conflits à part entière : le premier, aussi connu sous le nom de « guerre de l’Oreille de Jenkins », commença sous la forme d’une guerre anglo-espagnole en octobre 1839, soit un an avant les opérations européennes liées à la question de la succession autrichienne ; le second, appelé « grande guerre de l’Empire », débuta aux Antilles en 1755 par la saisie, sans déclaration de belligérance préalable, de navires français par les Britanniques. 3.  In François Bédarida, François Crouzet et Doug Johnson (dir.), De Guillaume le Conquérant au Marché commun, Paris, Albin Michel, 1979.

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Introduction

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Des intérêts vitaux sur les mers et au-delà des mers Âme de toutes les coalitions anti-françaises (cf.  encadré « La Grande-Bretagne dans les French Wars, 1793‑1815 »), la Grande-Bretagne œuvra davantage, pour reprendre l’expression de J.  M.  Sherwig, en approvisionnant ses alliés en « guinées et [en] poudre à canon »1, qu’en fournissant des troupes (même si Wellington aligna quelque 22 000 soldats britanniques à Waterloo). En revanche, ses opérations maritimes furent, malgré des moments difficiles, voire des revers ponctuels, globalement couronnées de succès et lui permirent d’accroître sensiblement son domaine colonial. Aussi, lors du congrès de Vienne, ses gains territoriaux en apparence limités doivent en réalité être appréciés au vu de leur position géostratégique. Dès 1793‑1796, les Britanniques occupèrent des Antilles françaises, même si ce fut plus difficile que prévu initialement, en raison des épidémies qui coûtèrent la vie à 40  000  marins. Lorsque, en 1795‑1796, les Pays-Bas (« République batave ») puis l’Espagne, s’allièrent à la France, la Navy défit leurs flottes, respectivement aux batailles du Cap Saint-Vincent et de Camperdown (février-octobre 1797) et s’empara d’une large part de leurs possessions coloniales (Ceylan, Malacca, Sumatra ou Bornéo dès 1795‑1796, Trinité en 1797, les établissements de Guyane hollandaise en 1803). Certaines furent restituées lors de la paix d’Amiens (1802) mais, à la reprise des hostilités en 1803, les possessions de la France et de ses satellites furent rapidement annexées : Saint-Pierreet-Miquelon, Sainte-Lucie, Tobago, la Tasmanie en 1803, Le Cap en 1806, Cayenne, Saint-Domingue, la Martinique, le Sénégal en 1809, les Moluques, La Réunion, l’île Maurice et les Seychelles en 1810, Java en 1811, etc. En Inde, les Britanniques éliminèrent entre 1795 et 1799 la menace que représentait Tipu Sahib, dans la partie méridionale du Dekkan, soupçonné de vouloir s’allier à la France ; ils s’imposèrent ensuite au nord, au terme de la deuxième guerre contre les Marathes2 (1803‑1804) et d’une guerre avec le Népal (1814). À cette date, les possessions anglaises couvraient la haute vallée du Gange, les régions côtières de l’océan Indien (Karnatik et territoire des Circars) et celles de la mer d’Oman (côte de Malabar). À la fin des French Wars, l’Empire colonial britannique différait donc sensiblement de ce qu’il était une vingtaine d’années auparavant : l’Inde, et, plus généralement, l’Asie, en constituaient désormais le centre de gravité, même si les possessions, du Nouveau Monde, Canada et Antilles, étaient à l’évidence loin d’être quantité négligeable. Le fait que Royaume-Uni et États-Unis s’étaient affrontés en une courte guerre (1812‑1814), suffit à le rappeler. Chronologie

La Grande-Bretagne dans les French Wars (1793‑1815) 1792‑1797  Première coalition (Autriche, Prusse, Hollande, Espagne, Portugal, Sardaigne, États pontificaux ; la Grande-Bretagne s’y joint en 1793) Août-décembre 1793 : occupation de Toulon par les Anglais 1.  J. M. Sherwig, Guineas and Gunpowder. British Foreign Aid in the Wars with France, 1793‑1815, Cambridge, Harvard University Press, 1969. 2.  Voir chapitre 2.

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1794‑1796 : occupation de la Corse par les Anglais 1er  juin 1794  : victoire navale anglaise au large d’Ouessant (« Glorieux Premier juin ») 1795 : la Prusse, puis l’Espagne, se retirent de la coalition 18 juin 1796 : l’Espagne s’allie à la France (traité de St-Ildefonse) 14 février 1797 : bataille navale du Cap St Vincent ; victoire anglaise 11 octobre 1797 : bataille navale de Camperdown ; victoire anglaise 17 octobre 1797 : traité de Campo-Formio avec l’Autriche 1798‑1802 Deuxième coalition (Grande-Bretagne, Empire ottoman, Naples, Sardaigne, Russie, Autriche, Portugal) Mai 1798 : échec militaire anglais à Ostende 21 juillet 1798 : Bonaparte remporte la victoire des Pyramides 1er août 1798 : victoire navale de Nelson à Aboukir 22 août 1798 : échec d’un débarquement français à Bantry Bay (Irlande) Août-octobre 1799 : échec d’une expédition anglo-russe en Hollande Septembre 1800 : conquête de Malte par les Anglais Septembre 1801 : évacuation de l’Égypte par les Français 27 mars 1802 : paix d’Amiens 1803‑1805 Troisième coalition (Angleterre, Russie, Autriche, Suède, Naples) 1804 : rassemblement à Boulogne de la « Grande Armée » pour envahir l’Angleterre 21 octobre 1805 : victoire de Nelson à Trafalgar 1806‑1807 Quatrième coalition (Angleterre, Prusse, Russie) Février 1807  : échec d’une expédition navale anglaise dans les Dardanelles (Empire ottoman allié à Napoléon Ier) 1808‑1814 Guerre d’Espagne 2 mai 1808 : « Dos de Mayo », soulèvement anti-français à Madrid 31 juillet 1808 : Wellington débarque au Portugal 30 août 1808 : capitulation de Junot à Cintra Octobre-novembre 1810 : échec d’une offensive de Masséna sur les lignes fortifiées de Torres Vedras, protégeant Lisbonne 21 juillet 1812 : victoire anglaise de Salamanque 21 avril 1813 : victoire anglaise de Vittoria 12  décembre 1813  : rétablissement des Bourbons sur le trône d’Espagne 1809 Cinquième coalition (Angleterre, Autriche) 30 juillet 1809 : échec d’un débarquement anglais sur l’île hollandaise de Walcheren Occupation des îles Ioniennes, à l’exception de Corfou

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Introduction

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1812‑1814 Sixième coalition (Angleterre, Russie, Autriche, Prusse, États allemands) Octobre 1813 : Wellington en France 10 avril 1814 : Wellington entre à Toulouse 1815  Septième coalition (Angleterre, Russie, Autriche, Prusse, Hollande) 18 juin 1815 : bataille de Waterloo

C’est à l’aune de ces réalités nouvelles qu’il faut apprécier les gains britanniques au congrès de Vienne. D’un strict point de vue territorial, les îles d’Héligoland en mer du Nord, Malte et les îles Ioniennes en Méditerranée, Dominique, SainteLucie, Trinité et Tobago aux Antilles, la Guyane hollandaise, l’île d’Ascension, Le Cap, l’île de France (île Maurice), les Seychelles, les Maldives et les Laccadives, ou encore Ceylan, semblaient peser peu face aux acquisitions de la Russie ou de la Prusse. En réalité, ces terres s’égrenaient tout au long des grandes routes maritimes de l’époque et en assuraient le contrôle aux Britanniques. Ainsi, Héligoland, enlevée au Danemark en 1807, surveillait le détroit du Sund et la Baltique, voie d’approvisionnement majeure en céréales et en bois d’œuvre ; Malte et les îles Ioniennes, ajoutées à Gibraltar (possession britannique depuis 1704), mettaient la Méditerranée sous l’influence de Londres et verrouillaient une première route vers les Indes (via l’isthme de Suez et la mer Rouge) ; surtout, la seconde route, circumafricaine, était, de la Gambie, détenue depuis la fin du xvie  siècle, aux Laccadives, soigneusement jalonnée de points d’appui britanniques. Dans un registre similaire, la restauration d’une Hollande indépendante écartait la menace de voir les Français présents à Anvers, sur les bouches de l’Escaut, d’où ils pouvaient lancer une flotte qui les conduirait droit sur l’embouchure de la Tamise, située sur la même latitude (d’où la phrase bien connue de Napoléon Ier, qualifiant Anvers de « pistolet chargé, pointé sur le cœur de l’Angleterre ») ; de même, la restitution de l’Espagne et du Portugal à leurs souverains légitimes les coupait de l’influence française, rétablissait, notamment pour le Portugal, les liens traditionnels avec la Grande-Bretagne et rendait ainsi plus sûre la grande route maritime médio-atlantique. Tout comme au traité de Paris de 1763, la Grande-Bretagne préférait progresser outremer que sur un continent européen qu’elle souhaitait voir organisé suivant le principe de l’« équilibre des pouvoirs ».

Le garant de l’équilibre européen L’autre préoccupation des Britanniques lors du congrès de Vienne avait été de parvenir à une architecture européenne qui garantît de façon durable 1’« équilibre des pouvoirs » (balance of power) sur le continent européen. Toutefois, les succès remportés en la matière ne doivent pas cacher la position parfois en porte-à-faux du Royaume-Uni par rapport à ses alliés.

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L’« équilibre des pouvoirs » en Europe : un principe essentiel La recherche du « balance of power » était le principe directeur de la politique britannique en Europe depuis le traité d’Utrecht (1713). Elle consiste à parvenir à un « équilibre » des puissances sur le continent en s’opposant à toute entreprise hégémonique d’un pays susceptible de constituer à terme une menace. C’est au nom de ce principe que les Anglais combattirent la France dès la fin du xviie siècle : la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1689‑1697)1, qui regroupa, autour de l’Angleterre, les ProvincesUnies, le Saint Empire romain germanique, la Suède, l’Espagne et la Savoie en une « Grande Alliance » dirigée contre l’expansionnisme louis-quatorzien, fut le point de départ de cette « deuxième guerre de Cent Ans » qui ne devait s’achever qu’en 1815. De même, la guerre de Succession d’Espagne (1702‑1713) eut pour origine le refus des autres puissances européennes de voir un Bourbon (Philippe V, petit-fils de Louis XIV) monter sur le trône espagnol et la France mettre ainsi la main sur l’Espagne et son immense empire colonial. Le traité d’Utrecht, qui y mit un terme, comportait une allusion explicite à la notion d’équilibre des puissances en Europe et la mettait en application en scindant l’héritage habsbourg en deux parties (Philippe V demeurait roi d’Espagne, mais les autres possessions espagnoles en Europe étaient données à l’Empereur), en plaçant des troupes hollandaises sur la frontière française (les forteresses de la « Barrière » belge), ou encore en ouvrant les colonies espagnoles au commerce britannique. En 1741, les Anglais soutiennent l’impératrice autrichienne Marie-Thérèse face à la Prusse et la Bavière, elles-mêmes épaulées par la France, qui visait à renforcer son influence outre-Rhin ; la paix d’Aix-la-Chapelle (1748) ne fut qu’une trêve, et l’affrontement franco-anglais reprit dès 1755‑1756, les autres pays faisant figure de puissances satellites aux alliances évoluant au fil du temps : pendant la guerre de Sept Ans (1756‑1763), les Français s’associèrent aux Autrichiens et aux Russes, tandis que la Grande-Bretagne se retrouva aux côtés de la Prusse. La guerre de l’Indépendance américaine, menée exclusivement outre-mer, constitue une sorte d’exception par rapport aux autres conflits du siècle. C’est pourquoi, en 1789, la Révolution française, qui affaiblissait une France victorieuse à Versailles six ans plus tôt, fut d’abord plutôt bien accueillie, tant par les Britanniques que par les autres partenaires du concert européen. L’hostilité ne se manifesta que lorsque la politique expansionniste de la « Grande Nation » raviva les souvenirs des guerres de domination des Bourbons. Dès lors, la Grande-Bretagne fut, de toutes les puissances coalisées, celle qui resta le plus longtemps en guerre contre une France que les aléas de son gouvernement intérieur ne semblaient pas détourner de son objectif. Privilégiant l’action économique, par le financement des coalitions continentales, et les opérations maritimes lointaines par rapport à l’engagement direct sur le terrain continental, elle réfléchissait aussi aux conditions d’élaboration d’une Europe placée sous le signe d’un équilibre multilatéral. Le Premier ministre William Pitt le Jeune en avait énoncé les bases dans un mémorandum de  janvier  1805  : ramener la France à ses frontières de 1789, consolider les États frontaliers, mettre sur pied une « ligue des nations » chargée de faire respecter 1.  Connue outre-Manche sous le nom de « guerre du roi Guillaume », King William’s War, car elle occupa la plus grande partie du règne de Guillaume III (1688‑1702).

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l’équilibre des forces garanti par le « concert européen ». Pitt mourut en 1806, mais ses préceptes furent repris par son protégé, le vicomte Castlereagh, ministre des Affaires étrangères de 1812 à 1822 dans le gouvernement de lord Liverpool (1812‑1827). Il dut toutefois les adapter aux circonstances nouvelles, à savoir la montée en puissance remarquable de la Russie, qui venait de jouer un rôle clef dans la défaite de Napoléon et faisait alors figure de prochaine puissance hégémonique européenne, ce qui le conduisit, lors des négociations de Vienne, à être moins dur envers la France que les autres membres du Cabinet l’auraient initialement souhaité.

Un principe consacré par le congrès de Vienne La carte de l’Europe redessinée par le congrès de Vienne, où Castlereagh et Wellington furent les principaux représentants du Royaume-Uni, tenait largement compte de ses exigences en matière d’équilibre européen  : sans doute la part que Londres avait joué dans les French Wars l’expliquait-elle en grande partie. La France, ramenée à ses frontières de 1789 (c’est-à-dire privée de la Savoie et des places fortes du nord, Philippeville, Marienbourg, Sarrelouis…) se voyait placée sous surveillance par l’édification d’une ceinture d’États-tampons : royaume des Pays-Bas, grand-duché de Luxembourg, royaume de Prusse – qui prenait pied sur la rive gauche du Rhin –, Palatinat bavarois, grand-duché de Bade, Suisse indépendante et neutre, royaume de Piémont-Sardaigne, Espagne et Portugal rendus à leurs dynasties légitimes. Plus à l’Est, les progrès substantiels de la Russie (acquisition de la Finlande et de la Bessarabie, union personnelle des couronnes russe et polonaise sur la tête du tsar) étaient contrebalancés par ceux de l’Autriche (devenue un Empire depuis 1809), qui contrôlait deux (et non une seule, selon le mot de Metternich) « expressions géographiques », l’Italie et l’Allemagne ; la première était morcelée en multiples petits États indépendants (Toscane, Modène, Parme, États pontificaux, royaume de Naples…), tandis que la seconde était organisée autour de la Confédération germanique, regroupant une quarantaine d’États de tailles diverses (des royaumes comme la Prusse et la Bavière à des micro-principautés) et placée sous présidence autrichienne. De même, l’unification de la Norvège et de la Suède, qui devait durer jusqu’en 1905, constituait un môle de résistance à l’influence russe en Scandinavie. Pour pérenniser cette distribution territoriale, on décida dès  novembre  1815 que des concertations périodiques, sous la forme de Congrès, auraient lieu entre les quatre grandes puissances européennes (Royaume-Uni, Prusse, Autriche, Russie). Le Royaume-Uni prit en revanche soin de se tenir à l’écart de la Sainte Alliance que le tsar Alexandre Ier mettait sur pied à peu près au même moment avec l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse : ses signataires s’engageaient à « se regarder comme frères […] et comme compatriotes », à se prêter « en toute occasion et en tout lieu assistance, aide et secours » – en clair, à se soutenir réciproquement en cas de crise révolutionnaire. Castlereagh, en qualifiant le texte de « document de mysticisme et de sottise sublimes », montra qu’il n’était pas toujours au diapason de ses alliés ; ce triomphe de l’esprit réactionnaire, au sens strict du terme, choquait un gouvernement britannique faisant profession de libéralisme. Toutefois, ce n’est pas avant 1820 que le hiatus entre la Grande-Bretagne et ses alliés devait apparaître de façon nette.

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L’année 1815 fait donc à bon droit figure d’apothéose du Royaume-Uni : auréolée de la part prise dans la victoire sur la France aux prétentions hégémoniques, elle avait su faire triompher ses vues d’une Europe nécessairement régie par le principe du balance of power et était devenue de façon incontestable la première puissance mondiale. Elle l’était aussi sur le plan économique : la guerre avait certes coûté cher (la dette nationale tripla, atteignant 30  millions de livres en 1815) mais, si l’on suit les statistiques classiques de Deane et Cole, le revenu national était aussi passé de 232  millions de livres en 1801 à 301  millions en 18111 et, du fait du blocus continental, l’industrie britannique avait acquis une supériorité que François Crouzet qualifie d’« écrasante »2. Elle l’était enfin sur le plan politique : même si elle avait connu des épisodes d’agitation au milieu des années 1790 et encore en 1810‑1811, avec, notamment, les manifestations des luddistes3, l’état d’esprit révolutionnaire n’avait pas vraiment pris. En dépit de ses imperfections (suffrage très restreint, scandaleuses disparités de représentation aux Communes) que dénonçaient par ailleurs les radicaux, son système politique de monarchie constitutionnelle faisait figure de modèle, supérieur tant au républicanisme à la française qu’aux monarchies absolutistes d’Europe centrale et orientale. Il servit d’ailleurs de modèle en France pour la Charte constitutionnelle de 1814.

Le Blocus continental Par un décret de Berlin du 26  novembre 1806, Napoléon  Ier instaurait un « blocus continental » en interdisant tout commerce ou correspondance entre l’Empire français et ses alliés, et les îles britanniques. Cette mesure était en fait une réponse au blocus maritime auquel les Britanniques avaient soumis quelques mois plus tôt (16 mai) les côtes de la Manche et de la mer du Nord. Napoléon voulait ainsi ruiner la Grande-Bretagne en fermant le continent européen à ses exportations et en tarissant ses importations. Les décrets de Fontainebleau et de Milan (octobre-décembre 1807) renforcèrent encore le Blocus continental. C’est pour renforcer l’application du blocus que Napoléon annexa les États pontificaux (1807), la Hollande (1810) ou les villes hanséatiques (1811), qu’il intervint dans la péninsule Ibérique, théâtre d’une importante contrebande (1807), ou qu’il engagea la campagne de Russie en 1811 (le tsar avait cessé d’appliquer les mesures prohibitives). Si le Blocus provoqua des crises conjoncturelles en Grande-Bretagne (notamment en 1807 et en 1811), celle-ci compensa la fermeture des ports européens, d’ailleurs jamais totalement opératoire, en développant le commerce avec le Nouveau Monde. Le Blocus porta un préjudice considérable, en revanche, aux ports européens, contraignant Napoléon à accorder dès 1809 des licences pour commercer avec la

1.  Phyllis Deane et W.A. Cole, British Economic Growth 1688‑1955, Cambridge, CUP, 1962. 2.  François Crouzet, De la supériorité de l’Angleterre sur la France, Paris, Perrin, 1985, p. 291. 3.  Ouvriers du Lancashire qui, dans le contexte de la crise économique causée par le Blocus continental, brisaient les machines à tisser, qu’ils rendaient responsables du chômage. Leur nom venait de leur meneur, qui se serait appelé Ned Ludd. Voir la récente mise au point de François Crouzet, « Le luddisme  : essai de mise au point », in Martine Azuelos (dir.), Travail et emploi en Grande-Bretagne, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2001.

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Grande-Bretagne. La déroute de la campagne de Russie (1811‑1812) entraîna l’abandon de facto du Blocus continental.

Un moment aussi exceptionnel dans l’histoire d’une nation peut fournir, avons-nous dit, certains aperçus sur les structures de sa diplomatie, sur les conditions de son rapport au monde, qu’il conviendra ensuite de soumettre à l’épreuve d’une étude sur le long terme. De fait, quelques principes directeurs apparaissent déjà solidement ancrés en 1815  : priorité donnée aux questions maritimes, recherche, déjà séculaire, de l’équilibre des pouvoirs sur le sol européen, réticence devant toute alliance à long terme qui pourrait s’avérer contraignante et entraver l’intérêt national britannique. Dans quelle mesure s’agit-il d’étalons à l’aune desquels mesurer la politique extérieure britannique au cours des deux siècles qui suivent ? En d’autres termes, quelle fut la part respective de la continuité et du changement ? Il y a plus  : tout au long des French Wars, la Grande-Bretagne dut constamment s’efforcer de concilier expansion outre-mer et opérations militaires « de proximité » ; désormais présente sur tous les continents, comment parvint-elle ensuite à concilier des engagements aussi divers et, inévitablement, parfois contradictoires ? Quelles hiérarchisations ont alors été successivement effectuées ? Le rapport de la Grande-Bretagne au monde est aussi une chronologie des priorités édictées par les équipes gouvernementales successives. L’aphorisme de Winston Churchill, selon lequel, entre l’Europe et le « grand large », son pays choisirait toujours le « grand large », se vérifie-t-il de façon systématique ? Quid, également, de la théorie, toujours churchillienne, des « trois cercles » concentriques (l’Empire, le monde anglophone, le reste du monde), censée résumer, une fois pour toutes et en ordre décroissant d’importance, l’échelle des préférences diplomatiques britanniques ? Parler de priorités, de hiérarchisation, vient opportunément rappeler que la politique extérieure d’un pays est conduite par des hommes, par des équipes qui, s’ils ne disposent jamais d’une totale liberté d’action, ne sont pas non plus de simples pions, jouets de forces structurelles qui seraient seules à être déterminantes. Christophe Charle, pour la crise de l’été 1914, a su ainsi montrer l’étendue, tout autant que les limites, de la marge de manœuvre des dirigeants européens dans l’enchaînement des faits qui a conduit à l’éclatement de la Première Guerre mondiale1. Qu’en est-il à plus long terme, dans le rapport de la GrandeBretagne au monde environnant ? S’il n’est, assurément, plus possible de parler, dans la plus pure tradition de l’histoire positiviste, d’un « âge de Canning », ou de Palmerston, est-il pour autant impossible de trouver des traductions précises de leurs conceptions dans la conduite des affaires diplomatiques de leur temps ? Quelle place, et pourquoi, les questions internationales tinrent-elles dans les préoccupations des politiques ? La question du rôle de telle ou telle individualité a retrouvé son acuité il y a une dizaine d’années, dans la controverse historiographique qui s’est fait jour autour de la question de la politique d’appeasement menée par Neville Chamberlain dans les années 1930 : la part de quelques personnalités dans l’élaboration de ladite politique, leurs motivations ont suscité d’amples discussions ; de même, Winston Churchill s’est vu reprocher l’obstination avec laquelle il aurait poursuivi jusqu’au bout la lutte contre l’Allemagne nazie au lieu de rechercher une

1.  Christophe Charle, La Crise des sociétés impériales, Paris, Seuil, 2001, chapitre 5.

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paix de compromis, préparant ainsi le déclin de son pays, sorti exsangue de la Seconde Guerre mondiale, et l’expansion européenne du communisme1. S’intéresser à la Grande-Bretagne et au monde, c’est aussi s’intéresser à un pays qui, pendant un siècle et demi, a commandé à l’empire colonial le plus important de son temps, couvrant, à son apogée, quelque 40 millions de km2 et s’étendant sur tous les continents. C’est aussi aborder la question de la première économie véritablement mondialisée  : comment oublier qu’en 1914, tous les flux commerciaux et financiers convergeaient vers Londres ? À l’empire formel s’ajoutait celui, informel, des pays sous dépendance financière plus ou moins étroite. Sans doute les controverses sur la colonisation ont-elles perdu de leur vigueur avec l’effondrement des utopies tiers-mondistes2. Des éléments de bilan ne doivent pas moins être posés, en gardant présente à l’esprit l’idée que les réponses ne peuvent pas être monolithiques : quels furent les motifs et les ressorts de cette expansion coloniale ? Les réalités des dominations coloniales ? Les colonies furent-elles « une bonne affaire » pour la métropole ? Que représentait l’Empire aux yeux des Britanniques ? L’étude de la place de la Grande-Bretagne dans le monde depuis 1815 pose enfin la question de ce que Paul Kennedy appelait « l’ascension et la chute des grandes puissances »3. À quel moment a-t-elle emprunté la voie du déclin à l’échelle mondiale ? Cette vaste question, liant performance économique et place dans le monde, a vu son historiographie largement renouvelée depuis 30 ans, tant en ce qui concerne les modalités dudit déclin qu’en ce qui concerne sa chronologie. Il faut aussi faire entrer en ligne de compte les politiques alternatives que Londres a pu mettre en œuvre pour tenter de conjurer la menace du déclassement (par exemple, le Commonwealth se substituant progressivement à l’Empire). L’histoire diplomatique la plus récente a montré que la Grande-Bretagne n’a jamais véritablement renoncé à un statut de grande puissance, au moins en étroite collaboration avec un ou plusieurs alliés, si une action isolée n’est plus possible. Les observateurs ont focalisé sur les rapports Grande-Bretagne/ÉtatsUnis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, relation réputée « spéciale » qui a été analysée, disséquée, tour à tour louée et condamnée. Quelles en sont les fondements ? Quels objectifs chaque partie poursuit-elle ? Quel bilan en dresser ? Le tropisme anglosaxon a-t-il freiné l’engagement britannique dans la construction européenne ? Les liens transatlantiques ne doivent cependant pas occulter la réalité d’autres associations : ainsi, pour revenir à l’Union européenne, et au-delà des clichés sur la Grande-Bretagne, « mauvais élève » de l’Europe, le « tandem » Paris-Londres a pu être à la diplomatie et la défense ce que le « couple » franco-allemand a été à l’économie. L’intérêt des perspectives chronologiques larges, chères aux historiens, est, on le sait, de donner plus d’intelligibilité aux événements surgissant au quotidien. L’optique retenue ici est donc, prioritairement, de fournir les éléments qui rendront compréhensibles, au-delà des caricatures, sinon des anathèmes, la diplomatie britannique et, plus encore, le rapport de la Grande-Bretagne au monde dans ses composantes politiques, économiques et culturelles qui en constituent le fondement. 1.  John Charmley, Churchill. The End of Glory, Londres, Hodder & Stoughton, 1993. 2.  Marc Ferro, Le Livre noir du colonialisme, Paris, Laffont, 2003. 3.  Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances. Transformations économiques et conflits mili‑ taires entre 1500 et 2000, Paris, Payot, 1990.

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Documents – Le changement dans la continuité ? Deux formulations des buts de la diplomatie britannique, 1879‑1997 La confrontation de ces deux textes, bien que chronologiquement très éloignés l’un de l’autre, illustre l’importance des éléments de stabilité dans le rapport de la GrandeBretagne au monde qui l’entoure au cours des deux siècles écoulés. La politique étrangère britannique vue par Gladstone (1879) La première chose est d’œuvrer au renforcement de l’Empire en établissant chez nous des lois justes et une économie saine, ce qui produira alors deux des éléments principaux de la puissance nationale – c’est-à-dire, la richesse, qui en est l’aspect physique, et l’union nationale et la concorde, qui en sont les aspects moraux –, et de réserver la force de l’Empire, de veiller à ne faire usage de cette force qu’à bon escient. Voici le premier principe de ma politique étrangère : un bon gouvernement chez nous. Mon second principe est celui-ci  : que notre politique étrangère vise à maintenir la paix parmi les nations du monde –  et, tout particulièrement, sans en avoir honte, en nous rappelant ce que notre nom de chrétien peut contenir de sacré, parmi les nations chrétiennes du monde. Voici mon second principe. Selon moi, il serait sain que le troisième principe fût comme suit : s’efforcer de cultiver, de maintenir, oui, le plus qu’il nous est possible, ce que l’on appelle le Concert de l’Europe ; maintenir unies ensemble les Puissances européennes. Et pourquoi donc ? Parce qu’en les maintenant toutes ensemble, vous neutralisez, vous liez, vous enchaînez les aspirations égoïstes de chacun. Je ne suis pas ici pour flatter ni l’Angleterre ni aucune de ces puissances. Elles ont des aspirations égoïstes, tout comme, malheureusement, nous avons au cours de ces dernières années tristement montré que nous en avions aussi ; mais cependant, agir en commun est fatal aux égoïsmes. Agir en commun veut dire avoir des objectifs en commun ; et les seuls objectifs autour desquels vous pouvez rassembler les Puissances européennes sont ceux qui concernent le bien de tous. Voici, Messieurs, mon troisième principe de politique étrangère. Mon quatrième principe –  éviter tout engagement inutilement contraignant. Même si vous vous en faites une gloire ; même si vous vous en vantez ; même si vous dites que vous œuvrez pour le prestige de votre pays ; même si vous dites qu’un Anglais peut alors garder la tête haute au milieu des autres nations […] à quoi cela mène-t-il, Messieurs ? À ceci  : vous vous imposez davantage d’obligations sans vous donner plus de puissance ; et si vous avez davantage d’obligations sans avoir davantage de puissance, vous diminuez la puissance, vous annihilez la puissance ; en vérité, vous affaiblissez l’Empire, vous ne le renforcez pas. Vous ne lui permettez plus de faire face à ses devoirs ; vous en faites un bien moins précieux à transmettre aux générations futures. Mon cinquième principe est, Messieurs, de reconnaître l’égalité des droits des nations entre elles. Vous pouvez avoir plus de sympathie pour une nation que pour une autre. Non  : vous devez, en certaines circonstances,

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sympathiser davantage avec telle nation plutôt que telle autre. En règle générale, on se sent plus proche des nations avec lesquelles on a les liens les plus étroits par la langue, le sang et la religion, ou dont la position semble alors susciter le plus de sympathie. Mais du point de vue du droit, toutes sont égales, et vous n’avez en aucune façon à établir une hiérarchie selon laquelle l’une de ces nations doit être victime d’une quelconque suspicion ou tenue sous surveillance, ou doit être l’objet d’invectives permanentes. Si vous faites cela, et en particulier si vous vous réclamez pour vous-mêmes une supériorité quasi pharisienne sur le reste des nations, alors je dis que vous êtes libre de parler de votre patriotisme si vous le voulez, mais que vous êtes pour votre pays un ami de bien mauvais conseil ; que, en donnant aux peuples des autres nations des raisons de ne plus avoir de respect et d’estime pour votre pays, vous lui portez en réalité un coup sévère. Je vous ai donné, Messieurs, cinq principes de politique étrangère. Je vais vous en donner un sixième et j’en aurai fini. Et ce sixième principe est que, selon moi, la politique étrangère, en dépit de toutes les conditions que je viens d’énoncer, la politique étrangère de l’Angleterre devrait toujours être inspirée par l’amour de la liberté. Nous devrions vibrer à l’unisson de la liberté, vouloir lui laisser le champ libre, en nous fondant non sur de grandes visions mais sur la longue expérience des générations d’autrefois qui ont vécu sur cette île heureuse, qui est que la loyauté et l’ordre public sont fermement enracinés dans la liberté ; que la liberté est la plus solide fondation pour l’épanouissement du caractère individuel, et la meilleure condition pour le bonheur de la nation dans son ensemble. La politique étrangère de ce pays honorera à jamais le nom de Canning. Le nom de Russell. Ceux qui se souviennent de l’érection du royaume de Belgique, de l’unification des provinces éparses d’Italie honoreront à jamais le nom de Palmerston. C’est cette sympathie, non point avec le désordre, mais au contraire basée sur l’amour le plus profond de l’ordre – c’est cette sympathie qui, selon mon opinion, devrait être l’atmosphère présidant aux travaux du Secrétaire aux Affaires étrangères d’Angleterre. Discours à West Calder, 11  novembre 1879 (cité in Roland Marx, Documents d’histoire anglaise, Paris, Armand Colin, 1971 ; traduction Ph. Chassaigne).

« Les cinq principes de notre politique étrangère », selon Tony Blair (1997) Premier principe, la Grande-Bretagne fait partie de l’Europe et doit en être l’un des principaux acteurs. Non parce qu’elle n’a pas le choix – elle pourrait s’en retirer – mais parce qu’il y va de son intérêt. De l’intérieur, elle peut la changer si le besoin s’en fait sentir : l’élargir, réformer la PAC, piloter le grand marché, accentuer la flexibilité de l’économie, faire réussir la monnaie unique –  dont nous évaluerons le bien-fondé en fonction de ses avantages. Que nous l’adoptions ou non, nous visons l’influence, pas l’impuissance.

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Deuxièmement, forts en Europe, nous devons l’être aussi avec les États-Unis. Là nous n’avons pas le choix : l’un et l’autre vont ensemble. Nous voulons approfondir nos relations avec eux à tous les niveaux, et être le pont qui relie les deux continents. Quand nous agissons ensemble sur la scène internationale, peu de choses sont hors de notre portée. N’oublions pas le rôle joué par les USA dans la conquête et la défense de libertés économiques et politiques qui nous semblent aller de soi. Tout sentiment mis à part, ils sont une force de progrès dans le monde. Il en sera de même pour nous. Troisièmement, notre défense doit être forte. Pas seulement pour protéger le pays, mais pour qu’il ait de l’influence à l’extérieur. Aujourd’hui, que ce soit en Bosnie, dans le cadre du maintien de l’ordre de l’ONU ou aux négociations sur le désarmement, une défense solide est de bonne politique étrangère. C’est un argument qui pèse. Nous devons évidemment optimiser nos dépenses dans ce domaine. Mais nous ne devons pas réduire notre capacité à exercer un rôle sur la scène internationale. Quatrièmement, ce pouvoir et cette influence que nous avons, nous devons les mettre au service des valeurs et des fins en lesquelles nous croyons. La GrandeBretagne doit être omniprésente dans la lutte contre ces fléaux sans frontières que sont la drogue, le terrorisme et la criminalité ; omniprésente aussi dans l’action en faveur de l’environnement, des droits de l’homme et du développement. Les droits de l’homme ont parfois des allures d’abstraction, vus depuis notre Occident confortable. Mais ne pas s’en préoccuper ne conduit que trop vite à la misère sociale et à l’instabilité politique. J’en dirai autant de la dimension éthique du commerce des armes. Cinquième et dernier principe  : la Grande-Bretagne doit consolider sa position de championne de la liberté des échanges dans le monde. C’est, avant tout, une nation commerçante ouverte, prête à se mesurer à ses concurrents. Elle doit aussi être championne de l’investissement, à l’intérieur et à l’extérieur, et se rappeler que le protectionnisme est une impasse. La politique étrangère n’est pas un dossier indépendant, séparé, étiqueté « ailleurs »  : elle reflète et complète notre dessein national. Discours devant le lord-maire de Londres, 10 novembre 1997 (traduction : services de l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris).

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Chapitre 1

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Du congrès de Vienne à la déclaration de la Première Guerre mondiale, l’Europe connut un siècle sans guerre généralisée, faute d’être totalement exempt de conflits géographiquement localisés, qui altérèrent substantiellement, mais pas fondamentalement, l’équilibre géopolitique mis en place à Vienne. Quelle fut, dans ce contexte, l’attitude du Royaume-Uni, et quelle part de réalité recouvre la formule de « splendide isolement » (splendid isolation)1, désormais entrée dans le langage courant ? L’oscillation entre les deux pôles antithétiques de l’interventionnisme et de l’isolationnisme n’en constitue pas moins une des clefs pour la compréhension de la politique européenne britannique entre 1815 et 1914, tout comme l’appréciation par les milieux dirigeants –  et, plus encore, par les individus  – de l’importance relative de chacune des « questions » en lesquelles on décomposait alors la politique européenne (« question française », « allemande », ou « d’Orient »), étroitement liées, bien sûr, à la préservation du balance of power. Le tout s’exerçait sous l’influence de contraintes nouvelles, telles que l’évolution du poids relatif du pays dans l’économie internationale, son potentiel militaire ou encore l’émergence d’une opinion publique dont les engouements, dès lors qu’ils sont susceptibles de se traduire très concrètement sur le plan électoral dans un système politique de plus en plus démocratique, deviennent un élément de première importance.

1. On doit la formule au Premier ministre canadien Wilfrid Laurier en 1896  : il parla du « splendide isolement [de la Grande-Bretagne] découlant de sa supériorité ». Elle fut par la suite reprise par Joseph Chamberlain qui, en janvier 1902, a déclaré dans un discours que les Britanniques ne devaient compter que sur eux seuls  : « Je dis seuls, oui, dans un splendide isolement, entourés par nos semblables [c’est-à-dire les Dominions et les colonies de peuplement blanc]. »

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De la défense de l’équilibre issu du congrès de Vienne au désengagement européen (1815‑1871) La période qui va de la signature de l’Acte final du congrès de Vienne à la proclamation du IIe  Reich est dominée en Europe par le mouvement des nationalités (cf.  les indépendances de la Grèce et de la Belgique, le « printemps des peuples » de 1848, les unifications italienne et allemande, etc.). Dans ce contexte agité, le Royaume-Uni se trouva de plus en plus en porte-à-faux par rapport aux autres grandes puissances européennes. Désireux avant tout de préserver un équilibre européen qui avait été mis en place à Vienne sans tenir compte des aspirations nationales des peuples, ses dirigeants étaient cependant de plus en plus mal à l’aise devant les politiques répressives menées par la Prusse, l’Autriche et la Russie. Ces États autocratiques ne suscitaient que peu de sympathies chez un peuple épris des « libertés anglaises », et les Britanniques n’éprouvaient aucune hostilité a priori envers les aspirations libérales et nationales qui se manifestaient chez leurs voisins – même s’ils n’appliquaient pas toujours cette même attitude dans leurs affaires intérieures (cf.  encadrés « "Libertés anglaises" et Westminster model » et « La question d’Irlande »). L’opinion publique était toujours prompte à s’enflammer pour la cause de ceux qui souffraient au nom de la liberté. En outre, ne pouvant, faute de moyens adéquats, envisager une intervention militaire efficace sur le continent, le Royaume-Uni tendit à s’abstenir de toute implication dans les affaires européennes dès lors que ses intérêts vitaux n’étaient pas en jeu, ce qui le conduisit notamment à rester un spectateur passif devant l’unification de l’Allemagne par la Prusse bismarckienne.

La dislocation progressive de la coalition de 1815 Déjà fort critique envers la Sainte Alliance, le Royaume-Uni adopta des positions de plus en plus éloignées de celles de ses partenaires de la coalition anti-napoléonienne devant la résurgence des mouvements nationalistes et libéraux. Ceci se vit notamment à sa participation déclinante aux différents congrès réunis entre 1818 et 1825 en application des principes de l’Alliance. Lors de celui d’Aix-la-Chapelle (septembrenovembre 1818), les Britanniques se trouvèrent encore à l’unisson des autres Alliés pour réintégrer la France dans le concert des nations. Les territoires occupés depuis 1815 furent évacués et la France fut invitée à participer aux réunions des futurs congrès. Castlereagh, toutefois, précisa dans un mémorandum la position de son pays quant à la Sainte Alliance  : elle pouvait servir de « base du système européen dans le domaine de la science politique », mais certainement pas guider les « obligations diplomatiques liant État à État ». Une telle alliance avait en outre l’inconvénient, en conférant à ses signataires la possibilité d’intervenir directement dans les affaires des autres États, de présenter un caractère supranational, ce qui était aux yeux des Britanniques une véritable abomination. Les choses se dégradèrent par la suite  : les révolutions de 1820‑1821 en Europe méridionale (Espagne, Naples, Portugal, Grèce, Piémont) entraînèrent la réunion des congrès de Troppau (1820) et de Laybach (1821),

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au cours desquels le chancelier autrichien Metternich rallia les Prussiens et les Russes à son « principe d’intervention », selon lequel les Alliés avaient le droit d’intervenir dans les affaires intérieures d’un État pour écraser toute agitation révolutionnaire. Castlereagh, inquiet devant des actions qui pouvaient permettre à l’Autriche et à la Russie de renforcer leur influence, défendit la cause de la non-intervention, mais il ne put empêcher la restauration par la force de l’absolutisme dans le royaume de Naples et au Piémont (mars  1821). Au congrès de Vérone (1822), George Canning, nouveau titulaire du Foreign Office après le suicide de Castlereagh (poste qu’il devait détenir jusqu’en 1827), parvint à décourager le tsar Alexandre Ier de mettre sur pied une expédition maritime pour ramener à obéissance les colonies espagnoles elles aussi révoltées (cf. infra). En revanche, il ne put empêcher la France d’être chargée de rétablir l’ordre absolutiste en Espagne (expédition du duc d’Angoulême, avril 1823). Enfin, les Britanniques ne participèrent pas au congrès de Saint-Pétersbourg (1825), signalant par là la désagrégation finale de l’Alliance forgée au cours des French Wars ; deux ans plus tôt, Canning avait d’ailleurs exprimé son point de vue à ce sujet sans détour, dans une lettre à sir Charles Bagot : « Chaque nation pour elle-même, et Dieu pour nous tous. Le temps des aréopages, et de tout ce qui y ressemble, est bel et bien fini. » Le fait qu’en 1826, la Grande-Bretagne envoya une flotte et 4 000 hommes de troupe au Portugal pour soutenir la nouvelle reine, la libérale Maria da Gloria, contre les tenants du retour à l’absolutisme, indiqua clairement que Londres ne cautionnait nullement la politique de réaction.

« Libertés anglaises » et Westminster Model Le thème des « libertés anglaises » (English liberties) constitue à la fois une réalité et un mythe politique très vif au xixe siècle. Réalité, car ces « libertés » recouvrent l’ensemble des droits et prérogatives dont jouit tout citoyen britannique. Si elles ne sont généralement pas définies par des lois, elles trouvent leurs fondements dans les grands textes à valeur constitutionnelle, telles la Grande Charte de 1215 ou la Déclaration des Droits de 1688, de même qu’elles ressortent en creux de la législation usuelle. Tout ce qui n’est pas interdit par la loi est autorisé, ce qui explique que le terme de « libertés » soit toujours spécifié : au nombre des « libertés anglaises », la liberté d’opinion, d’expression, de réunion, la libre disposition de sa propriété, le droit à être jugé par ses pairs (procès par jury), l’habeas corpus (loi votée en 1679 interdisant les détentions de plus de trois jours sans chef d’inculpation précis)… Mais les « libertés anglaises » sont aussi un mythe politique, qui a pris corps dans les descriptions idylliques du système politique anglais faites par Voltaire dans les Lettres philosophiques (1734) ou par Montesquieu dans De l’Esprit des lois (1748) – nonobstant, par exemple, les incapacités politiques qui pesaient sur les non-anglicans. Les Anglais crurent cependant à ce mythe et s’enorgueillissaient de leurs libertés civiles, par opposition aux régimes autoritaires qui prévalaient sur le continent européen, au e e xviii comme au xix  siècle. Le Westminster Model (« modèle de Westminster », expression métaphorique désignant le système institutionnel britannique) faisait figure de traduction

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de ces « libertés anglaises », même si, ici aussi, mythe et réalité sont étroitement imbriqués au xixe siècle. Les institutions britanniques, avec une monarchie aux pouvoirs soigneusement délimités, un Parlement bicaméral (Chambre des communes et Chambre des lords) et un gouvernement responsable devant les Communes, faisaient effectivement figure de modèle  : la Charte constitutionnelle française de 1814 s’en inspira, de même que les libéraux qui se soulevaient contre l’absolutisme dans les années 1820 en Espagne ou en Italie. Pourtant, la réalité était plus contrastée : au début du xixe siècle, le corps électoral se limitait à quelque 400 000 personnes et la répartition des sièges entre villes (« bourgs ») et comtés n’avait que peu changé depuis le xviie  siècle, ce qui signifiait une réelle sous-représentation des nouvelles villes industrielles. Les « bourgs pourris » (rotten boroughs), agglomérations de quelque importance dans des temps reculés, élisaient toujours des députés en dépit de leur déclin démographique ; dans les « bourgs de poche » (pocket boroughs), l’élection du représentant aux Communes était en fait entre les mains du noble local, qui usait de son influence. L’absence de scrutin secret laissait la porte ouverte à toutes les entreprises de corruption. Aux Communes, les projets de loi étaient adoptés en fonction des libéralités des groupes de pression qui « arrosaient » les députés, et le gouvernement se forgeait des majorités en distribuant les offices-sinécures (les placemen, ou « hommes placés »).

Le Royaume-Uni face aux premiers mouvements nationaux (1815‑1848) La chronologie des prises de position britanniques face aux divers soulèvements libéraux et nationaux qui scandent la première moitié du xixe  siècle, de Waterloo au « printemps des peuples », démontre de façon suggestive quelle était pour Londres l’échelle des priorités : elle ne réagit pas en 1819‑1820, lorsque Metternich fit pression sur les princes allemands pour qu’ils réprimassent les activités de la Burschenschaft1, mais se montra plus sourcilleuse lorsqu’il fit preuve de la même volonté interventionniste en direction des territoires riverains de la Méditerranée, où elle avait davantage d’intérêts économiques et stratégiques. Le Royaume-Uni n’intervint en fait que dans trois cas bien délimités  : l’insurrection nationale grecque, la révolte des colonies d’Amérique latine et l’accession de la Belgique à l’indépendance.

L’insurrection nationale grecque (1821‑1830) Encore la cause nationale grecque ne suscita-t-elle qu’assez tardivement l’intérêt du gouvernement britannique  : au début de l’année  1821, le soulèvement de la Morée et la tentative d’insurrection organisée par Ypsilanti dans les provinces roumaines de 1.  Association étudiante libérale et nationale (sa devise était « Liberté, Honneur, Patrie »), qui avait été à l’origine de la manifestation de la Wartburg en 1817, pour commémorer à la fois la défaite de Napoléon  Ier à la bataille de Leipzig (dite aussi « bataille des nations ») en 1813 et, surtout, le tricentenaire de la Réforme luthérienne, deux événements fondateurs de la conscience nationale allemande.

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l’Empire ottoman furent d’abord considérés avec suspicion par toutes les Puissances, inquiètes de ce coup porté à l’équilibre de Vienne, à commencer par Londres. Le rôle principal de l’Empire turc était de verrouiller les Détroits (Bosphore et Dardanelles) face à l’expansionnisme russe et son affaiblissement pouvait s’avérer préjudiciable à cet édifice. Toutefois, dans une Europe balayée par le souffle du romantisme, ces populations prêtes à mourir pour leur liberté ne pouvaient que fasciner et émouvoir : un vaste mouvement philhellène parcourut l’Europe, comme en témoignent le tableau d’Eugène Delacroix Les Massacres de Scio (1824), hommage aux 23 000 habitants de l’île que les Turcs avaient passés par les armes en 1822, ou l’engagement de lord Byron, qui mourut en 1824 de maladie dans la ville de Missolonghi. Cependant, ce sont les risques d’une intervention russe aux côtés des insurgés, au nom de la solidarité entre coreligionnaires orthodoxes, qui poussèrent les autres puissances à agir. D’un point de vue géopolitique, une avancée russe dans les Balkans aurait fragilisé à la fois l’Autriche (sur le plan continental) et le Royaume-Uni (sur le plan maritime). D’où le jugement de Castlereagh sur la Turquie, la qualifiant de « mal nécessaire […] dans le système européen ». À la mort du tsar Alexandre  Ier, en décembre  1825, son frère et successeur, Nicolas Ier, se montra résolu à soutenir véritablement les nationalistes grecs, alors en difficulté, et, en mars 1826, il adressa un ultimatum à Istanbul. Face à cette menace de guerre russo-turque, Londres chargea Wellington de conclure un accord avec le tsar : celui-ci, signé le 4 avril 1826, prévoyait que le Royaume-Uni agirait comme médiateur dans le conflit, pour aboutir à terme à la constitution d’un État grec doté d’une très large autonomie au sein de l’Empire ottoman. Le rejet de ce plan par les Turcs entraîna la constitution d’une alliance associant la Grande-Bretagne, la Russie et la France pour leur imposer la conclusion d’un armistice (traité de Londres, 6 juillet 1827). Le moyen de pression retenu –  le blocus de la Morée  – donnait à la Grande-Bretagne un rôle militaire déterminant. Une « démonstration navale », organisée dans la rade de Navarin, lieu de mouillage de la flotte ottomane, dégénéra en une bataille, au cours de laquelle la flotte turque fut détruite (20 octobre 1827). Le sultan Mahmud II refusant toute concession, Nicolas Ier déclara la guerre à la Turquie le 28 avril 1828. Les succès militaires russes en Anatolie, dans les provinces danubiennes et en Thrace (prise d’Andrinople le 22  août 1829), s’accompagnèrent de la reprise de l’activité diplomatique franco-anglaise : le traité d’Andrinople (14 septembre 1829) consacra la naissance d’un État grec, payant tribut à Istanbul, mais qui devint indépendant dès 1830. Par ailleurs, la Serbie, la Moldavie et la Valachie devenaient des principautés autonomes, placées sous la garantie de la Russie, laquelle obtenait aussi des avantages commerciaux dans l’Empire ottoman et dans les Détroits. Nonobstant ces dernières concessions, Londres considérait que le principal danger avait été évité  : un démembrement de l’Empire ottoman qui aurait principalement profité à la Russie.

L’Amérique espagnole : « libre » et « anglaise » ? Le détrônement des Bourbons d’Espagne par Napoléon  Ier en 1808 entraîna leurs colonies du Nouveau Monde dans une révolte loyaliste, bientôt assortie de revendications politiques propres, comme l’octroi par Ferdinand VII, une fois de retour sur son trône et en récompense de leur fidélité, d’une large autonomie pour les colonies, voire l’accession à l’indépendance. Or, la restauration des Bourbons en 1814

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s’accompagna d’une reprise en main musclée et du rétablissement de la domination coloniale. La dureté des représailles entraîna de nouvelles révoltes. Aidés par des livraisons d’armes et l’arrivée de volontaires en provenance d’Europe, Iturbide au Mexique, San Martin en Argentine et Bolivar au Venezuela proclamèrent entre 1817 et 1819 l’indépendance des anciennes colonies espagnoles. La révolution espagnole de 1820 et les troubles qui affaiblirent la métropole permirent aux insurgés, victorieux à Ayacucho en 1824, d’achever le processus d’émancipation. Au Brésil, l’accession à l’indépendance s’effectua sans effusion de sang. Refuge de la famille royale portugaise en 1808, qui y était restée jusqu’en 1821, il avait été élevé à la dignité de royaume. En 1821, le prince Jean dut retourner à Lisbonne pour faire face à une révolution qui était survenue à la suite des événements d’Espagne. Les créoles portugais demandèrent l’indépendance, ce que le Portugal n’était pas en mesure de refuser. Le fils du prince Jean, Pedro, prit alors la tête du mouvement et se proclama empereur du nouvel État (1822), que Lisbonne reconnut officiellement en 1825. Sur le plan commercial, le Royaume-Uni avait profité des French Wars pour prendre pied dans les colonies hispano-portugaises du Nouveau Monde : en 1815, 5 % de ses exportations s’effectuaient en direction de l’Amérique méridionale. La politique britannique, selon la phrase bien connue de Canning, visa dès lors à « ne pas mener trop mal [ses] affaires » pour que l’Amérique latine fût tout autant « anglaise » que « libre »1. De fait, les exportations britanniques vers cette région du monde connurent au cours des années immédiatement postérieures à l’indépendance une forte croissance : entre 1821 et 1824, elles crurent, en valeur, de 51 % vers les régions du Rio de la Plata, décuplèrent vers le Mexique et furent multipliées par plus de cent vers le Pérou. On a vu que le Royaume-Uni s’était fermement opposé, dès 1818, à toute intervention en faveur du rétablissement de l’ordre colonial espagnol. En octobre  1823, Canning rappela aux Français, qui venaient de rétablir Ferdinand VII dans ses prérogatives absolutistes, que toute intervention d’une puissance étrangère à ses côtés contre les colonies espagnoles révoltées amènerait Londres à reconnaître leur indépendance. Peu après (2  décembre 1823), le président américain James Monroe énonçait, en un message au Congrès, sa célèbre « doctrine », considérant que « toute intervention d’une puissance européenne quelconque ayant pour objet soit de les [les anciennes colonies espagnoles] opprimer, soit d’exercer de toute autre manière une action sur leur destinée, [serait] la manifestation d’une disposition inamicale à l’égard des États-Unis »2. Le succès ne fut cependant pas complet  : Canning aurait préféré voir les nouveaux États latinoaméricains se doter d’institutions monarchiques plus ou moins calquées sur le Royaume-Uni ; à la place, ils adoptèrent, à l’exception du Brésil, un régime républicain que Washington avait qualifié de « seul véritablement compatible avec les principes américains » ; en outre, la pénétration commerciale s’avéra limitée avant 1850, une fois passé l’essor des premières années. 1.  « L’Amérique espagnole est libre et, si nous ne malmenons pas trop nos affaires, elle est anglaise [Spanish America is free and, if we do not mismanage our affairs sadly, she is English]. » Lettre de Canning à Granville, 17 décembre 1824. 2.  Voir chapitre 4.

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L’indépendance belge (1830‑1831) Le succès de la révolution parisienne des 27‑29 juillet 1830 (les « Trois Glorieuses ») amena les Bruxellois à se soulever le 25 août suivant en faveur de leur indépendance, qui fut proclamée le 4 octobre. Ce soulèvement national était, de nouveau, en pleine contradiction avec les principes affirmés par le congrès de Vienne, et la partition d’un État créé lors de ce même Congrès, qui en résultait, donnait à la crise une dimension internationale. Dès septembre 1830, le roi des Pays-Bas, Guillaume Ier, avait sollicité l’aide militaire de la Grande-Bretagne, la Prusse, l’Autriche et la Russie. L’Autriche, davantage préoccupée par l’Italie, se borna à un simple soutien verbal. Quant à la Grande-Bretagne, qui avait laissé faire la révolution parisienne et reconnu la première la monarchie de  Juillet, elle ne considérait pas a priori négativement les revendications belges, mais s’inquiétait d’une éventuelle intervention de la France qui aurait fait passer le nouvel État dans sa sphère d’influence, renouant ainsi avec sa volonté de recherche des « frontières naturelles ». Dans un premier temps, Louis-Philippe, nouveau roi des Français, préféra ne pas intervenir aux côtés des Belges tant que les autres puissances s’abstenaient également d’interférer. Une conférence à cinq (Royaume-Uni, France, Autriche, Prusse, Russie), réunie à Londres (octobre  1830‑1831), reconnut l’indépendance de la Belgique, proclama sa neutralité perpétuelle (21  janvier 1831), en fixa les frontières et décida que son souverain – l’Assemblée constituante belge avait décidé en novembre 1830 que le futur État serait une monarchie constitutionnelle – serait choisi en dehors des familles régnantes des grands États européens, ceci afin d’empêcher toute candidature d’un prince français. Toutefois, les Belges n’acceptèrent ni leurs frontières, ni l’exclusive portant sur la désignation de leur roi et, à l’Assemblée constituante, le « parti français » parvint à faire élire comme roi le duc de  Nemours, un des fils de LouisPhilippe, espérant que celui-ci les aiderait ensuite à obtenir la révision des frontières. Pour Londres, ce choix, avec, à terme, la perspective d’une réunion de la Belgique à la France qui replaçait Anvers dans des mains françaises, était inacceptable. LouisPhilippe, soucieux avant tout de paix, refusa la couronne belge au nom de son fils (17 février 1831). Le Congrès national belge appela alors au trône Léopold de SaxeCobourg, issu d’une petite maison princière allemande et, par ailleurs, apparenté à la famille régnante britannique. En  août  1831, les Hollandais voulurent reconquérir la  Belgique par les armes, amenant les Français à soutenir militairement les Belges. Cette intervention militaire fut mal acceptée par Londres : Palmerston évoqua alors la possibilité d’« une guerre générale… dans un nombre donné de jours » si les Français ne quittaient pas le sol belge. L’échec de l’opération hollandaise permit un dénouement rapide de la crise  : en octobre 1831, les Belges obtenaient quelques rectifications de frontières et, un an plus tard, un corps expéditionnaire franco-anglais chassait les Hollandais d’Anvers, qu’ils occupaient encore, et restituait le port à la Belgique. La naissance d’un État belge dont la neutralité était garantie par les cinq puissances principales de l’époque constituait, pour la diplomatie britannique, un réel succès, qui compensait plus que largement la disparition d’un grand royaume de Hollande ; en outre, France et Royaume-Uni avaient entamé un rapprochement qui devait se poursuivre tout au long de la monarchie de juillet.

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Favorable aux mouvements nationaux à l’étranger, Londres ne l’était guère sur son propre sol, comme le montre son traitement de la « question d’Irlande ». Le roi d’Angleterre Henri  II avait envahi l’Irlande en 1171 et pris le titre de « seigneur d’Irlande ». En 1541, Henri  VIII se proclama roi d’Irlande et y imposa sa Réforme religieuse. Devant les révoltes des Irlandais, attachés au catholicisme, l’Angleterre encouragea dès le règne d’Élisabeth Ier une politique d’implantation de colons anglais et écossais qui devaient, à terme, supplanter la population locale. L’échec des révoltes irlandaises de 1641‑1651 et 1689‑1690 amena l’accentuation d’une politique de spoliation des terres au profit des Anglais, tandis que les catholiques étaient privés de tout droit politique. Vers 1750, la Protestant Ascendancy se caractérisait par la domination de 20 000 protestants sur une population de 2,5 millions de personnes. À la suite d’un nouveau soulèvement survenu en mai 1798, et pour écarter définitivement tout risque de nouvelle insurrection, Londres décida de l’Union de l’Irlande et de la Grande-Bretagne en 1800, donnant naissance au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande le 1er janvier 1801. Le statut de l’Irlande au xixe siècle est des plus ambigus : du strict point de vue constitutionnel, elle était partie intégrante du Royaume-Uni, avec une représentation au Parlement de Westminster (une centaine de députés aux Communes et 28 pairs à la Chambre des lords). Toutefois, elle était quasiment administrée comme une colonie, avec un gouverneur-général d’Irlande qui faisait office de vice-roi et une forte présence militaire. Sur le plan économique, le xixe siècle fut marqué par un contraste de plus en plus marqué entre une province d’Ulster industrialisée (textile, chantiers navals et activités périphériques à Belfast) et le reste de l’île, encore rural et arriéré. La Grande Famine de 1845‑1849 marqua le début d’une grave crise démographique : la population irlandaise, qui avait culminé à 8,2 millions en 1841, tomba à 4,5 millions en 1901, en raison d’une très forte émigration vers les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Au plan politique, la « question d’Irlande » (Irish Question), qui empoisonna la vie politique britannique tout au long du siècle, comporte en fait trois aspects : – Un aspect religieux, réglé au moins en droit par l’émancipation (c’est-à-dire l’égalité des droits politiques) des catholiques en 1829 et la séparation de l’Église et de l’État en 1869 (l’Église d’Irlande, anglicane, cessa d’être Église d’État) ; cependant, les préjugés anti-irlandais et anti-catholiques persistèrent jusqu’au xxe siècle. –  Un aspect économique et plus précisément agraire, avec la pauvreté des fermiers irlandais et la précarité de leur statut, que la Grande Famine ne fit qu’aggraver. Elle fut progressivement résolue par les différentes lois agraires (Land Acts) adoptées entre 1870 et 1903, au terme desquels les Irlandais avaient recouvré la propriété des 2/3 de leur sol, contre 5 % en 1880. – Un aspect institutionnel, avec les premières revendications en faveur de l’abolition de l’Acte d’Union, menées entre 1823 et 1843 par la Catholic, puis Repeal, Association de Daniel O’Connell, ou le mouvement Young Ireland, instigateur du

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soulèvement avorté de 1848, puis de l’autonomie (fondation de la Home Rule Association en 1870, qui domina le mouvement nationaliste jusqu’en 1914), voire de la séparation complète entre les deux pays (avec l’Irish Republican Brotherhood, fondée en 1858, et le Sinn Fein, au début du xxe siècle). Après deux échecs en 1885 et 1893, les libéraux firent voter en 1912‑1914 une loi instaurant le Home Rule, mais son application dut être ajournée en 1914 du fait de la Première Guerre mondiale.

La Grande-Bretagne et la France : illusions et réalités d’une « cordiale entente » (1815‑1870) Entre 1815 et 1870, les relations franco-britanniques sont caractérisées par l’alternance de crises aiguës et de rapprochements  : il est significatif que l’expression « entente cordiale » date en fait des années  1840, et non du début du xxe  siècle, comme on le croit souvent. Toutefois, les aléas de la diplomatie cachent mal certaines permanences. Pour le Royaume-Uni, la France constituait un sujet récurrent de préoccupation : l’imprévisibilité de ses dirigeants, ainsi que celle de leurs changements, du fait d’une vie politique agitée, le réveil toujours possible de visées expansionnistes, expliquaient à leurs yeux qu’elle dût faire l’objet d’une surveillance constante. Dans le même temps, sa puissance, pourvu qu’elle fût contenue dans certaines limites, en faisait un élément indispensable pour le maintien du balance of power en Europe – d’où les inquiétudes britanniques devant tout autant un excès de force qu’un affaiblissement trop marqué. En outre, la politique britannique était conditionnée, dans ses rapports avec la France, par des clichés, voire des fantasmes, dans une proportion au moins aussi importante que la dénonciation de 1’« hypocrisie anglaise », censée être omniprésente, pouvait informer la diplomatie française1.

Les invasion scares, psychoses nationales Nulle part, sans doute (dans le domaine diplomatique s’entend), le poids de ces fantasmes n’est plus apparent que dans les craintes, récurrentes dans la première moitié du xixe siècle, de voir les Français débarquer sur les côtes anglaises et envahir le pays. Ces invasion scares (expression que l’on pourrait traduire par « psychoses de l’invasion ») ressurgissaient chaque fois que la France tentait de reconstituer ses forces navales. Numériquement affaiblie en 1815, la Marine ne se reconstitua en fait guère avant le règne de Charles X : la bataille de Navarin (1827) fit en quelque sorte figure de retour sur la scène internationale. En 1828, la France pouvait compter sur 32 vaisseaux de ligne prêts à appareiller, lorsque le congrès de Vienne ne lui en avait laissé que 20. L’année suivante, une ordonnance fixait à huit ans la durée du service pour les marins. En 1830, l’expédition d’Alger confirma que la marine française était devenue une force non négligeable. Le mouvement de rééquipement s’intensifia au cours de la 1.  Voir, à ce sujet, la très fine étude de François Crouzet, « Problèmes de la communication franco-britannique aux xixe et xxe  siècles », reproduite dans De la supériorité de l’Angleterre sur la France. L’économique et l’imaginaire xviie-xxesiècle, Paris, Perrin, 1985 (rééd. 2000).

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première décennie de la monarchie de juillet, avec, notamment, la création d’écoles d’artillerie maritime à Brest et à Toulon (1837). La France perçut plus tôt l’intérêt des navires à vapeur et, en 1839, elle comptait 26 steamers, contre 7 pour la GrandeBretagne ; lors de la crise diplomatique de 1840 (cf. infra), l’un des enjeux, au-delà de la question syrienne stricto sensu, était le maintien de la supériorité navale britannique en Méditerranée et, plus généralement, sur sa remuante voisine. Comme l’écrivait sir James Graham, à la tête du Conseil de l’Amirauté, « à chaque génération, les révolutionnaires français méritent une bonne leçon [a licking] pour leur prouver qu’ils ne sont pas invincibles »1. Les invasion scares des années 1840‑1850 furent le point d’aboutissement logique de cet état d’esprit. En 1844, le prince de Joinville, un des fils de Louis-Philippe, publiait un mémorandum intitulé Notes sur l’état des forces navales de la France, dans lequel il soulignait l’importance des navires à vapeur pour la Marine française. Ce pamphlet fut interprété outre-Manche comme un appel à une politique plus agressive envers la Grande-Bretagne, où prévalait l’opinion selon laquelle une flottille de navires à vapeur serait capable de faire débarquer plusieurs dizaines de milliers d’hommes sur les côtes de la Manche en une seule nuit. Le gouvernement de Robert Peel entreprit la construction de nouveaux navires à vapeur et renforça les défenses des ports de Douvres, Harwich et Portland (1845). En 1845 encore, l’ambassadeur britannique en France pouvait écrire à son gouvernement qu’en cas de changement de politique en France, que pourrait susciter la mort d’un Louis-Philippe déjà âgé ou la chute du ministère de l’anglophile François Guizot, la Royale était capable de réunir une flotte suffisante pour débarquer 35 000 hommes sur le sol anglais. Une deuxième psychose de l’invasion survint en 1847‑1848, à la suite d’un discours de Thiers en faveur d’une Marine « capable d’empêcher toute domination des mers » –  phrase qui fut interprétée comme une menace à peine voilée envers la Grande-Bretagne, au moment où la Chambre débloquait des crédits supplémentaires importants pour porter la flotte française aux deux tiers des effectifs de la Navy. En  janvier  1848, le Premier ministre lord Russell dénonçait ces préparatifs navals comme ne pouvant être dirigés contre aucune autre puissance que le Royaume-Uni et agitait une fois de plus l’épouvantail d’un débarquement français. La révolution de février 1848 calma les esprits, mais l’inquiétude ressurgit de nouveau en 1851‑1852 : Palmerston, qui avait été prompt à reconnaître le régime issu du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851, n’était pas au diapason de l’opinion britannique et le retour d’un Bonaparte à la tête de la France réveilla des souvenirs douloureux. La flotte anglaise en Méditerranée fut mise en alerte, pour le cas où les navires français quitteraient Toulon pour la Manche. En janvier-février 1852, une enquête discrète, réalisée par les consuls britanniques dans les ports français, montra clairement l’absence de tout préparatif guerrier, ce qui apaisa ces craintes. Pour peu de temps  : la proclamation du Second Empire, le 2  décembre 1852, suivit de quelques jours les funérailles du duc de Wellington (18 novembre), qui avaient remis les French Wars dans toutes les mémoires. Le gouvernement britannique rénova les défenses de 1.  Cité in C.J. Bartlett, Defence and Diplomacy. Britain and the Freat Powers, 1815‑1914, Manchester, Manchester University Press, 1993, p. 55.

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la Manche et demanda aux Communes des crédits supplémentaires pour la Marine, avant que de nouvelles informations ne viennent calmer le jeu : la France avait moins de navires en armes en 1852 qu’en 1847 (175 contre 240) et consacrait moins d’argent à sa marine de guerre (86,5 millions contre 129 millions). La dernière invasion scare survint en 1859‑1860 lorsque les Français lancèrent le premier navire de guerre cuirassé, La Gloire. On craignit de nouveau un retour du bellicisme napoléonien. Un corps de tirailleurs volontaires se constitua pour assurer la défense du pays, et la reine Victoria en personne le passa en revue. Même si, pour les contemporains, la perception des faits était moins claire que pour nous, les invasion scares relevaient à l’évidence du fantasme ; leur résurgence périodique n’empêcha d’ailleurs pas à plusieurs reprises les marines des deux pays d’agir ensemble, que ce soit à Navarin (1827), ou encore pendant la guerre de Crimée (1854‑1856), ce qui illustrait ainsi le cours tumultueux des relations francobritanniques durant cette période.

Une succession d’affrontements diplomatiques et de rapprochements La chronologie est suffisamment explicite. Les intérêts britanniques se heurtèrent à ceux de la France, de façon plus ou moins frontale, en Espagne en 1820‑1823 et en Belgique en 1830‑1831, de nouveau encore dans la péninsule Ibérique en 1833‑1835 et 1845‑1846, en Syrie en 1840 et dans le Pacifique dans les années 1840. En revanche, les deux pays se rapprochèrent entre 1843 et 1845 et, plus longuement, entre 1855 et 1865. L’intérêt des Britanniques pour la péninsule Ibérique ne tenait pas seulement à leurs intérêts économiques : leur volonté de limiter l’influence française renvoyait aussi à leur souci pour l’équilibre européen, en ne voyant pas remis en cause, d’une façon ou d’une autre, le principal acquis du traité d’Utrecht de 1713, le maintien de la France à l’écart des affaires ibériques. C’est pourquoi Canning avait toléré la promenade militaire du duc d’Angoulême en Espagne (1823), à condition que rien ne fût entrepris de surcroît contre les colonies espagnoles révoltées. Londres s’intéressa ensuite peu aux problèmes intérieurs rencontrés par l’Espagne et le Portugal, déchirés entre libéraux et absolutistes jusqu’à la fin des années 1820. Au Portugal, une guerre civile opposa, de 1827 à 1834, la reine Maria da  Gloria à son oncle don Miguel ; en Espagne, à la mort de Ferdinand VII (1833), don Carlos, son frère, contestait les droits de la jeune infante Isabelle, née en 1830 du quatrième mariage de Ferdinand, lequel avait, pour lui permettre d’accéder au trône, aboli la loi salique jusqu’alors en vigueur. « Miguelistes » portugais et « carlistes » espagnols incarnaient l’Europe absolutiste et bénéficiaient à ce titre du soutien de l’Autriche. Les libéraux de chaque pays regardaient en direction du Royaume-Uni pour obtenir une aide, mais celui-ci était aussi très soucieux de ne pas voir les Français renforcer leur influence au-delà des Pyrénées. Lorsque, en 1835, le gouvernement espagnol sollicita effectivement l’aide militaire française contre les carlistes, Palmerston qualifia l’éventuelle intervention de « mesure qui pourrait compromettre le repos de l’Europe ». L’abstention française permit alors aux Britanniques d’installer à Madrid en 1839 un gouvernement à leur botte, en la personne du régent Espartero, qui ouvrit la péninsule au commerce britannique. Les rivalités ressurgirent en 1843 avec l’affaire des « mariages espagnols », concernant la jeune reine Isabelle et sa sœur, l’infante Luisa-Fernanda.

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Palmerston souhaitait voir Isabelle épouser un Saxe-Cobourg, cousin germain du prince Albert, époux de la reine Victoria – de la même façon que la reine Maria du Portugal avait épousé en 1835 Ferdinand de Saxe-Cobourg. En 1845, pourtant, le nouveau Foreign Secretary, lord Aberdeen, accepta la proposition du Premier ministre de Louis-Philippe, Guizot, d’écarter l’option Saxe-Cobourg au profit d’un mariage avec le duc de Cadix, un Bourbon de Naples ; lorsqu’un enfant serait né de cette union, Luisa-Fernanda épouserait le duc de Montpensier, plus jeune fils de Louis-Philippe. Cette condition de non-simultanéité avait toute son importance  : elle assurait la continuité dynastique au sein de la maison des Bourbons d’Espagne, et devait convaincre les Britanniques que le mariage Montpensier n’était pas un moyen de « mettre un prince français sur le marchepied du trône » espagnol, pour reprendre l’expression du Cabinet anglais. Présente en Algérie depuis 1830, la France aurait alors été en passe de devenir la puissance dominante en Méditerranée occidentale, rappelant la question de la succession d’Espagne au début du xviiie  siècle. Or, les deux mariages furent célébrés en même temps, le 10  octobre 1846. La réaction de Palmerston, qui avait entre-temps réintégré le Foreign Office, fut très vive, accusant notamment la France de violer le traité d’Utrecht, mais la naissance rapide d’un fils du mariage d’Isabelle et du duc de Cadix calma les craintes britanniques. La crise de Syrie de 1839‑1840, qui s’inscrit dans le contexte plus vaste de la « question d’Orient » (cf.  infra), plaça les deux pays au bord d’un conflit armé. Les années  1830 avaient vu la France jouir d’une influence grandissante dans l’Égypte de Mehmed Ali. Celui-ci, pacha (c’est-à-dire gouverneur) depuis 1806, avait acquis une indépendance de fait vis-à-vis du sultan ottoman, auquel il était théoriquement soumis. Il avait instauré dans sa province un régime de despotisme éclairé, et, bien que battu en Grèce, où il était venu prêter main forte au sultan, en 1827, il nourrissait d’importantes ambitions territoriales en Méditerranée orientale : déjà présent en Crète, il obtint, en 1833, l’administration de la Syrie. Mehmed Ali avait fait appel à de nombreux Français pour mettre en œuvre la modernisation militaire et économique de son pays. Pour certains, il était le « continuateur de Bonaparte » et, à ce titre, jouissait d’une importante popularité en France. Face à cette progression de l’influence française, la signature d’un traité de commerce avec l’Égypte (1838) et la cession du port d’Aden (1839) faisait figure de mince consolation pour la Grande-Bretagne. En 1839, le sultan Mahmud II lança une expédition militaire pour récupérer la Syrie, mais ses troupes furent battues par les Égyptiens et il mourut brusquement. Son successeur, AbdulMedjid Ier (1839‑1861), se vit imposer la médiation des cinq grandes Puissances (Royaume-Uni, France, Prusse, Autriche, Russie), mais la France se retrouva rapidement isolée dès qu’elle s’opposa à l’évacuation de la Syrie par Mehmed Ali. Elle s’engagea plus encore aux côtés du pacha d’Égypte lorsque Thiers devint président du Conseil (mars 1840). À la fois pour défendre l’intégrité de l’Empire ottoman et pour éviter que la France ne se trouvât en position de protectrice de l’Égypte, ce qui conduirait à terme à la mise sous influence de toute la rive sud de la Méditerranée, les autres Puissances s’entendirent secrètement pour imposer des conditions très dures à Mehmed Ali  : il se voyait reconnaître la région d’Acre à titre viager (traité de Londres, 15  juillet 1840),

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à  la  condition expresse qu’il se soumît rapidement au traité. Ayant laissé passer les délais de l’ultimatum, il fut délogé de Syrie par une expédition militaire anglo-turque et, ayant perdu ses conquêtes, il ne conserva que son statut de pacha héréditaire d’Égypte (octobre 1840). Ce revers diplomatique suscita une forte indignation dans l’opinion publique française et suscita des sentiments bellicistes, largement entretenus par Thiers, partisan du renforcement de la présence française en Méditerranée : rappel de troupes, mise en état des arsenaux, construction d’un mur de fortifications autour de Paris, étaient autant de gestes destinés à montrer la détermination française ; Louis-Philippe parlait de « mett[re] le bonnet rouge » et son fils aîné, le duc d’Orléans, envisageait de « mourir sur le Rhin ». Le quotidien Le Temps, d’habitude des plus mesurés, parlait de jouer avec l’Europe « le formidable jeu des révolutions ». La politique de Thiers consistait cependant avant tout en un coup de bluff face à la Grande-Bretagne ; la détermination britannique en eut raison, dès lors que le règlement d’octobre  1840 veillait à ne pas porter atteinte à la dignité de Mehmet Ali dans son fief égyptien. Louis-Philippe remplaça Thiers par Guizot, qui avait, pendant la crise, occupé le poste d’ambassadeur de France à Londres et était un fervent partisan d’une entente franco-britannique. En juillet  1841, la France était associée à la conclusion de l’accord dit des Détroits, qui fermait le Bosphore en temps de paix à tout passage de navires de guerre. L’océan Pacifique, auquel les Français s’étaient de nouveau intéressés sous la Restauration, constitua la troisième pierre d’achoppement entre les deux pays. L’avancée française s’y était effectuée sous trois formes  : constitution de points d’appui pour la Marine, exploitation de zones de pêche pour les baleiniers et, peut-être plus encore, soutien aux missions catholiques menées par les pères de Picpus et les maristes, ce qui amena l’installation du protectorat français aux îles Marquises et à Wallis et Futuna (1842). Aux îles Gambier, si le protectorat ne fut finalement pas instauré en 1844, l’influence française était néanmoins prépondérante. Or, ces missions catholiques entraient en concurrence avec celles des protestants de la London Missionary Society. Les tensions surgirent à propos de Tahiti, où les méthodistes s’étaient solidement implantés, l’un d’entre eux, le pasteur Pritchard, devenant le conseiller de la régente Pomaré-Vahiné. En 1839, il avait vainement demandé à Palmerston d’instaurer le protectorat britannique sur l’archipel. Son anticatholicisme viscéral lui fit ensuite expulser deux prêtres ; en guise de représailles, l’amiral Dupetit-Thouars, mettant à profit une absence momentanée de Pritchard, instaura le protectorat français sur Tahiti (septembre 1842), avant de l’annexer (novembre 1843) et d’expulser Pritchard. La crise franco-britannique qui suivit se dénoua lorsque Guizot accepta de rendre à Tahiti son statut initial de protectorat et de dédommager financièrement Pritchard pour la spoliation de ses biens. Ces crises successives ne doivent toutefois pas masquer le fait que la France et le Royaume-Uni parvinrent à plusieurs reprises à coopérer efficacement sur la scène internationale, et que l’expression « entente cordiale » naquit dans la première moitié du xixe siècle. En excluant la façon dont les Britanniques soutinrent la réintégration de la France dans le concert des nations lors du congrès d’Aix-la-Chapelle en 1818, les deux pays se retrouvèrent côte à côte en trois occasions. Le premier

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rapprochement suivit dès 1831 et la fin de la crise belge, lorsque Palmerston célébra « une entente cordiale » entre deux monarchies constitutionnelles qui pouvaient constituer un bloc libéral faisant contrepoids aux trois autocraties continentales (Prusse, Autriche, Russie). On se souvient que Français et Britanniques coopérèrent pour reprendre Anvers aux Hollandais. Cette première « entente » ne résista pas aux rivalités commerciales découlant du protectionnisme pratiqué par les Français ; elle devait toutefois se manifester de nouveau au lendemain de la grande crise diplomatique de 1840. Montée sur le trône en 1837, la reine Victoria était apparentée à la maison de France par plusieurs mariages, le plus important étant sans doute celui de son oncle et confident, Léopold de Saxe-Cobourg, roi des Belges, qui avait épousé la princesse Louise, fille de Louis-Philippe. Il y avait là un terrain favorable pour les initiatives du roi des Français, désireux de se « faire admettre » par les grandes cours d’Europe –  et qui avait, rappelons-le, vécu en Grande-Bretagne à plusieurs reprises lors de ses années d’exil sous la Révolution et l’Empire. Le rôle des deux souverains fut largement déterminant, comme le montre l’échange de visites auxquels ils se livrèrent  : visite de Victoria au château d’Eu en août  1843 ; visite de LouisPhilippe à Londres en octobre 1844, où, dans un discours, il parla de la « cordiale entente » entre les deux pays ; nouvelle visite du couple royal britannique à Eu en septembre 1845, où Guizot et Aberdeen s’entendirent sur la question des mariages espagnols. La crise subséquente devait signaler l’échec de cette première « entente cordiale », dont il faut d’ailleurs souligner d’emblée une limite majeure : à aucun moment, et en dépit des offres réitérées de la France, elles ne débouchèrent sur des accords en bonne et due forme liant les deux parties en une alliance solidaire. Les rapports entre France et Grande-Bretagne s’améliorèrent de nouveau sous le Second Empire, une fois dissipées les craintes initiales que nous avons vues plus haut. Tout comme Louis-Philippe, Napoléon III connaissait bien l’Angleterre pour y avoir vécu dans ses jeunes années. La guerre de Crimée (1854‑1856) ayant amené Français et Britanniques à combattre côte à côte (cf. infra), il entreprit de poursuivre plus avant le rapprochement entre les deux pays en relançant la politique des visites d’État : il se rendit à Windsor en avril 1855, la reine Victoria vint à Paris en août de la même année et reçut un accueil enthousiaste de la part de la population. C’est dans ce contexte que fut préparé et signé, en janvier  1860, le traité Cobden-Chevalier instaurant le libre-échange entre les deux pays (cf. encadré), qui constitue le point culminant des relations franco-britanniques au xixe siècle.

Le traité Cobden-Chevalier (23 janvier 1860) Préparé dans le plus grand secret par Napoléon III, le traité de commerce entre la France et la Grande-Bretagne, signé le 23 janvier 1860 pour une période de 10 ans, prévoyait différentes concessions commerciales mutuelles entre les deux pays : la France exemptait de taxes les matières premières et les denrées alimentaires britanniques et limitait les droits sur les autres articles à 30 % (soit une réduction de 50 %). Quant à la Grande-Bretagne, elle abaissait les droits sur le vin et laissait entrer en franchise un bon nombre de produits finis français.

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Cet accord, souvent appelé « traité Cobden-Chevalier, du nom de ses principaux négociateurs, le Britannique Richard Cobden, apôtre du libre-échange, et le Français Michel Chevalier, constituait une véritable révolution économique pour un pays aussi traditionnellement protectionniste que la France. Ses effets furent considérables  : le commerce extérieur doubla en dix ans et obligea les industriels français à se moderniser pour répondre à la concurrence des produits anglais. Il contribua ainsi à l’essor économique de la France sous le Second Empire.

L’entente diplomatique ne dura pas aussi longtemps que l’entente commerciale1, du fait de la politique extérieure aventureuse de Napoléon  III. La Grande-Bretagne s’alerta de ses propos hostiles aux traités de 1815, qu’il déclara, dans un discours prononcé à Auxerre (mai  1863), « détester », et de ses projets de réorganisation à grande échelle de la carte européenne, qui comprenaient, notamment, la reconstitution d’un État polonais indépendant, le partage de la Belgique entre la France et les Pays-Bas et la constitution d’un État-tampon entre la France et la Prusse sur la rive gauche du Rhin. C’est pourquoi elle en vint à considérer une Allemagne forte comme le seul moyen de contrer les visées hégémoniques françaises, et laissa Bismarck manœuvrer à sa guise.

Le Royaume-Uni et les unités italienne et allemande (1848‑1871) Le Royaume-Uni et l’unification italienne Tout comme l’insurrection grecque des années  1820, la cause des nationalistes italiens rencontra un vif écho en Grande-Bretagne, même si les milieux gouvernementaux furent d’abord soucieux devant toute modification des frontières mises en place lors du congrès de Vienne ainsi que devant une mesure qui allait affaiblir l’Autriche. Le fait que Napoléon III apportât son soutien aux desseins de Cavour était un facteur d’inquiétude supplémentaire, surtout lorsqu’en 1860, il rattacha pour prix de son aide Nice et la Savoie à la France. Lord Russell pouvait alors faire part à la reine Victoria de son inquiétude de voir à terme la France, avec le nouvel État italien dans son orbite, s’imposer comme la puissance dominante en Méditerranée occidentale. La position des Britanniques évolua ensuite : lorsque Napoléon III mit un terme à la guerre contre l’Autriche (armistice de Villafranca, juillet 1859), ils surent prendre la relève des Français en soutenant Cavour dans ses opérations en Italie centrale. Même son annexion du royaume de Naples finit par rencontrer l’assentiment de Londres, qui y vit là la moins mauvaise solution pour éviter une installation, toujours crainte sinon réellement possible, d’un Bonaparte sur le trône napolitain. Dans une dépêche du 27 octobre 1860, lord Russell s’engageait ouvertement en faveur de l’unité italienne ; 1.  Cf.  Peter T.  Marsh, « The End of the Anglo-French Commercial Alliance, 1860‑1894 », in Philippe Chassaigne et Michael Dockrill (dir.), Anglo-French Relations, 1898‑1998. From Fashoda to Jospin, Londres, Palgrave, 2002.

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au même moment, Napoléon III s’opposait toujours, pour ménager l’opinion catholique française, à l’annexion des États pontificaux (réduits à Rome et au Latium) par le nouveau royaume.

La montée en puissance de l’Allemagne Principalement préoccupés par Napoléon  III, les Britanniques demeurèrent passifs devant le processus de l’unification allemande. Celui-ci s’amorça en 1863 avec l’affaire des duchés danois (cf.  encadré ci-dessous) lorsque la Prusse protesta contre l’incorporation du Schleswig au royaume de Danemark  : Palmerston se borna à des rodomontades oratoires, mais ne voulut pas recourir à une intervention militaire. Bismarck, d’ailleurs, était sans crainte : comme il le déclara en 1864, si les Britanniques avaient engagé une opération armée, il aurait suffi de faire intervenir « les agents de police » pour les arrêter. En 1866, l’année de Sadowa, Benjamin Disraeli déclarait que « les grands intérêts » anglais se trouvaient en Asie plutôt qu’en Europe et, à peu près au même moment (juin 1866), Edward Stanley, succédant à lord Clarendon au Foreign Office, s’entendait dire que « la politique de ne se mêler de rien est évidemment la bonne, mais il n’est pas nécessaire que le monde entier soit mis dans la confidence deux fois par jour ». À son tour, il affirmait que « si l’Allemagne du Nord doit devenir une puissance unique, je ne vois pas en quoi aucun intérêt britannique peut s’en trouver affecté ». Le Royaume-Uni était bien davantage préoccupé par la France et, lorsque la guerre franco-prussienne éclata en juillet 1870, il proclama sa neutralité dès lors qu’il obtint de chaque belligérant la promesse du respect de l’intégrité de la Belgique. L’opinion publique se montra particulièrement sensible tant aux malheurs de la France qu’au courage de ses défenseurs, mais l’annexion de l’Alsace-Lorraine ne suscita aucune protestation de la part du gouvernement libéral de William Gladstone.

L’affaire des Duchés (1863‑1866) L’affaire des duchés danois fut la première étape dans le processus d’unification allemande. Le Schlesvig et le Holstein étaient propriété personnelle du roi de Danemark ; celui-ci, peuplé d’Allemands, appartenait à la Confédération germanique, tandis que celui-là, à la population mi-danoise, mi-allemande, n’en faisait pas partie. Les Danois voulaient que le Schlesvig fût rattaché au Danemark, les patriotes allemands, eux, voulant réunir les deux duchés en un État indépendant, sous direction d’un prince allemand, à l’intérieur de la Confédération. En 1852, les Puissances étaient parvenues à un accord qui perpétuait le statu quo et stipulait que ces duchés ne pourraient être annexés au Danemark. C’est pourtant ce que fit Christian IX pour le Schlesvig en 1863, conduisant la Prusse et l’Autriche à lui déclarer la guerre. Dès l’année suivante, vaincu, le Danemark perdait les duchés. La convention de Gastein (1865) attribuait à la Prusse l’administration du Schlesvig et à l’Autriche celle du Holstein. Cet arrangement ne fut que temporaire : dès l’année suivante, une guerre éclatait entre la Prusse et l’Autriche (juin-juillet 1866), au sortir de laquelle les deux duchés furent annexés à la Prusse.

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1871‑1914 : la France ou l’Allemagne ? De la proclamation du IIe  Reich au début de la Première Guerre mondiale, la politique britannique vis-à-vis de l’Europe peut se ramener à une alternative permanente entre l’Allemagne et la France comme pays considéré potentiellement le plus dangereux pour l’équilibre européen.

Les fondements de l’antagonisme germano-britannique La décennie qui suivit la proclamation de l’Empire allemand fut marquée par l’hégémonie diplomatique allemande sur le continent européen. Celle-ci est visible, par exemple, au fait que les deux grands congrès de la période 1871‑1914 eurent lieu à Berlin  : celui de 1878 pour régler la crise d’Orient (cf.  infra) et celui de 1884‑1885, qui édicta les règles du partage colonial de l’Afrique entre les pays européens. Londres accueillit certes celui qui régla la première guerre balkanique (1912‑1913), mais il ne revêtait qu’une importance secondaire. Ce n’est pourtant pas cette domination diplomatique allemande en Europe qui explique la rivalité germano-britannique. L’explication la plus couramment avancée réside dans la concurrence économique entre les deux pays et dans leur rivalité coloniale. Toutefois, une vue plus objective des choses tend à montrer que l’importance réelle de ces deux facteurs a été surestimée, et que le cœur du problème se situait avant tout dans la menace représentée par la montée en puissance du potentiel militaire allemand.

« Made in Germany » : fantasme ou réalité ? En 1896, E.  E. Williams publiait un pamphlet, Made in Germany, qui dénonçait à la fois l’invasion du marché intérieur britannique par des articles « fabriqués en Allemagne » et les progrès réalisés par les « commis voyageurs allemands » sur les marchés extérieurs au détriment des négociants britanniques. Ce livre cristallisa l’attention de l’opinion sur la concurrence commerciale allemande. De fait, la montée en puissance de l’Allemagne dans le dernier quart du xixe  siècle se voit à tout un ensemble de données macro-économiques (cf. tableau 1). En trente ans (1870‑1900), son PNB progressa au rythme annuel moyen de 4,5 %, avec une pointe à 5,5 % entre 1880 et 1890, contre 1,9 % pour la Grande-Bretagne. Celle-ci se voyait concurrencée dans ses productions traditionnelles comme dans certaines productions de la deuxième révolution industrielle (chimie lourde, colorants, pharmacie, électricité, moteur à explosion…) ou de multiples articles de consommation courante (optique, mécanique de précision, etc.). La pénétration des produits allemands sur les marchés habituellement « réservés » aux marchandises britanniques (notamment en Amérique du Sud ou au MoyenOrient), mais aussi sur le marché intérieur britannique paraissait être le signe d’un assoupissement du pays et indiquer l’échec du libre-échange, auquel seule la GrandeBretagne était restée fidèle : ses concurrents inondaient son marché, alors qu’elle-même n’avait pas accès au leur, protégé derrière de fortes barrières douanières.

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Tableau 1  Performances économiques respectives, Grande-Bretagne 1 et Allemagne, 1870‑1914 % de la production mondiale % des exportations mondiales % des exportations manufacturées mondiales

Royaume-Uni Allemagne

1870

1880

1900

1913

31,8 4,9

18,5 8,5

18,5 13,2

14 15,7

Royaume-Uni Allemagne

24 9,7

22,4 10,3

16,4 11,6

12,3 12,3

Royaume-Uni Allemagne

45,5* 12,6*

41,4 19,3

32,5 22,5

26,4 29,9

Ces craintes reposaient sur un certain nombre de faits avérés, telles les pratiques commerciales agressives des négociants allemands, qui n’hésitaient pas à recourir au dumping pour fidéliser la clientèle avant de remonter progressivement leurs prix, ou la mise en place, en 1879, d’une politique protectionniste qui protégea le marché intérieur allemand. D’autres points, toutefois, ont été sous-estimés. Il faut ainsi souligner l’interdépendance, tout autant que la rivalité, des deux économies : la Grande-Bretagne et son empire colonial fournissaient 20 % des importations allemandes, et les exportations vers l’Allemagne représentaient quelque 10 % des exportations britanniques, ce qui en faisait son troisième client, après les ÉtatsUnis (environ 12 %) et l’Inde (10‑11 %)2. Enfin, dans une économie britannique de plus en plus orientée vers les services (57 % du PNB en 1910) et dont la croissance découlait en grande partie de leur vitalité, l’Allemagne était également la source de nombreux revenus invisibles, telles les assurances ou encore le fret, le Royaume-Uni demeurant la première flotte commerciale mondiale (12 millions de tonnes en 1913, soit le tiers du tonnage mondial, contre 3  millions de tonnes pour l’Allemagne). Il n’est jusqu’aux ambitions impérialistes où l’on ne puisse observer une certaine complémentarité : dans une affaire comme celle des investissements ferroviaires allemands dans l’Empire ottoman, pourtant emblématique, et des ambitions allemandes de se poser en grande puissance internationale et des craintes que celles-ci purent susciter outre-Manche, une approche plus circonstanciée des choses montre que les puissances européennes –  Allemagne et Royaume-Uni au premier chef, mais aussi France et Russie  – parvinrent à une sorte de partage du réseau ferré ottoman en zones d’influence, avant que la convention anglo-allemande de 1914 ne donne à la Grande-Bretagne une position prédominante en Mésopotamie inférieure, c’est-à-dire près du golfe Persique. Une telle entente avait de toute façon été rendue indispensable par l’incapacité des Allemands de mener seuls à bien le programme ferroviaire 1. D’après Sydney Pollard, Britain’s Prime and Britain’s Decline. The British Economy 1870‑1914, Londres, Arnold, 1989. 2.  Leur proportion oscilla entre 9,7 % et 10,7 % pour la période 1880‑1914, avec un maximum se situant dans la dernière décennie du xixe  siècle  : Bernard Alford, Britain in the World Economy since 1880, Londres, Longman, 1996, p. 38.

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qu’ils s’étaient initialement fixé. Plus globalement, la percée allemande dans l’Empire ottoman se produisit au moment où les Britanniques commencèrent à prendre leurs distances avec lui (cf. infra). Enfin, si, au début du xxe siècle, l’hégémonie industrielle de la Grande-Bretagne appartenait incontestablement au passé (et non du seul fait de la concurrence allemande : les États-Unis avaient dépassé les deux rivaux européens dès 1890‑1900  et, en 1913, ils assuraient 32 % de la production manufacturière mondiale), sa suprématie économique globale demeurait incontestée du fait de sa puissance commerciale et financière : la livre sterling était la monnaie de référence pour les transactions internationales, la City était la première place financière mondiale et elle détenait le premier portefeuille au monde d’investissements outre-mer (3,8  milliards de £ ; l’Allemagne, quant à elle, en détenait à hauteur de 1,1  milliard). Les revenus qu’elle tirait de ces activités compensaient largement ses déficits commerciaux.

La concurrence militaire Le cœur de l’antagonisme entre les deux pays résidait dans la montée en puissance militaire de l’Allemagne, et, plus particulièrement, la mise en œuvre du programme naval que Guillaume  II et von  Tirpitz, son amiral en chef, considéraient comme l’outil indispensable de la « politique mondiale » (Weltpolitik) que le Kaiser assignait à son pays1. En 1897, un mémorandum de Tirpitz affirmait que l’Allemagne devait disposer d’une flotte « pouvant déployer son potentiel entre Héligoland et l’embouchure de la Tamise ». L’année suivante, il engageait la construction d’une Kriegsmarine (marine de guerre), dont les effectifs furent revus à la hausse en 1900, 1905, 1908 et 1912, l’objectif étant d’arriver, à terme, à 45  vaisseaux de guerre. Lorsque la flotte russe fut détruite par les Japonais à Port-Arthur (1904), l’Allemagne devint ipso facto la troisième puissance navale mondiale, après le Royaume-Uni et la France. Surtout, la concentration de la flotte allemande dans les eaux de la mer du Nord semblait indiquer que l’état-major allemand travaillait dans l’éventualité d’un futur conflit avec le Royaume-Uni. Les Britanniques, qui s’étaient fixé en 1890 comme règle de conserver pour la Royal Navy un tonnage égal à celui des deux autres flottes les plus puissantes (two power standard) s’engagèrent dans une course aux armements navals qui constitue l’un des événements majeurs de la période 1900‑1914  : le lancement du premier cuirassé Dreadnought (« sans peur ») en 1906, mû par une turbine à vapeur à haute pression et équipé de 8 canons de 30 cm de diamètre, représenta une étape notable, bientôt suivie par la construction des « super-dreadnought » (1914), tout en constituant une illustration par l’exemple du potentiel technologique de la Grande-Bretagne. En 1908, le principe du two power standard fut remplacé par celui du two power plus ten percent, qui accordait à la Navy une marge de manœuvre supplémentaire de 10 %. Une nouvelle base, à Scapa Flow, dans l’archipel des Orcades, au nord de l’Écosse, devait parer à une éventuelle invasion allemande. Le spectre de celle-ci nourrit une vive germanophobie (qui pouvait, à l’occasion, déboucher sur des manifestations d’antisémitisme, car il y avait à la fin du xixe  siècle quelque 50  000  Juifs allemands 1.  Voir Pierre Renouvin, L’Allemagne et le monde au Baechler, Guillaume II, Paris, Fayard, 2003.

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xx

e

siècle, Paris, Masson, 1983, et Christian

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en Grande-Bretagne) dont l’une des manifestations fut une nouvelle invasion scare, attisée par la presse populaire. À la veille de la Première Guerre mondiale, cependant, l’équilibre entre les flottes était encore loin : 16 cuirassés, 19 croiseurs, 88 destroyers et 28 sous-marins du côté allemand, 24  cuirassés, 55  croiseurs, 155  destroyers et 58  sous-marins du côté anglais. Cette concurrence n’en nuisit pas moins aux relations angloallemandes  : le refus de principe opposé par le Kaiser à toute discussion sur ce point avec les Britanniques ne pouvait que les convaincre qu’il cachait de sombres desseins. C’est ce que le comte Metternich, ambassadeur d’Allemagne à Londres, écrivait au chancelier Bülow en 1908 (« ce n’est pas la croissance économique de l’Allemagne qui nuit année après année à nos relations avec l’Angleterre, mais la croissance rapide de la flotte allemande »), ou encore ce qu’analysait sir Charles Hardinge, un haut fonctionnaire du Foreign Office, en 1909 (« la cause des relations fraîches qui existent entre l’Angleterre et l’Allemagne se trouve dans la suspicion soulevée par le programme naval allemand au cours des neuf dernières années […] d’autant plus qu’il n’existe aucun sujet de discorde d’une quelconque importance entre les deux gouvernements »). Une ultime tentative de conciliation, en l’espèce de la mission du ministre de la Guerre, Richard Haldane, en 1912, à Berlin, ne déboucha sur aucun accord naval concret. En revanche, la menace allemande joua un rôle décisif dans la « révolution diplomatique » des premières années du e xx   siècle qui vit le Royaume-Uni se rapprocher de la France et, de façon certes plus réticente, de la Russie.

De l’Entente cordiale à la Triple Entente Les relations franco-britanniques de 1871 à 1904 La position de stricte neutralité observée par le Royaume-Uni lors de la guerre de 1870 avait mal engagé les rapports entre la jeune IIIe République et sa voisine d’outreManche. Au cours de sa première décennie (1871‑1881), le nouveau régime demeura isolé en Europe ; la nécessité de se relever de la défaite, et ses turbulences de politique intérieure l’empêchèrent de se consacrer davantage à la diplomatie que ce que résumait la phrase du duc Decazes, ministre des Affaires étrangères de 1873 à 1877 : « La France se recueille et attend. » Cette éclipse de la position française en Europe ne pouvait que rassurer les Britanniques, ce qui explique qu’en 1875, le gouvernement de Benjamin Disraeli se rangeât implicitement aux côtés de la France lors d’un regain de tension entre celle-ci et l’Allemagne : inquiet de la façon dont la France se relevait après sa défaite, Bismarck était en effet partisan d’une guerre préventive qui l’affaiblirait de nouveau. Il pensa avoir trouvé un prétexte lorsque les députés français votèrent, en mars 1875, une loi militaire qui portait de 3 à 4 le nombre de bataillons par régiment, ce qui n’augmentait pas les effectifs globaux, mais permettait de former davantage d’officiers et de sous-officiers. Il orchestra une campagne de presse sur l’imminence d’une guerre de revanche française et la nécessité pour l’Allemagne d’agir la première. La GrandeBretagne soutint alors la mission conciliatrice du tsar Alexandre II à Berlin au mois de mai suivant.

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Parvenus aux commandes au début des années  1880, les républicains ne manifestèrent guère plus d’attirance pour la Grande-Bretagne  : le non-renouvellement du traité Cobden-Chevalier en 1882 s’effectua dans une indifférence quasi générale et, en tout cas, la perspective d’un relâchement des relations avec le Royaume-Uni pesa moins dans l’esprit des politiques français que le soutien aux agriculteurs traditionnellement protectionnistes. Par ailleurs, l’engagement de la France dans la course aux colonies à partir des gouvernements Gambetta et Ferry (1881‑1885) ne pouvait manquer de placer Français et Britanniques en position de rivaux. Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères de 1890 à 1898, soutint fermement l’expansion coloniale française (« Une puissance sans colonie est une puissance stérile ») et rechercha discrètement un rapprochement avec l’Allemagne sur le continent. Au cours des vingt années suivantes, des tensions survinrent en Afrique occidentale, dans la vallée du Nil, en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique ; lors de la crise de Fachoda en 1898 (cf. encadré), les deux pays furent au bord de la déclaration de guerre.

La crise de Fachoda (1898) Le souvenir de la crise de Fachoda demeure présent, même si souvent de façon confuse, en France, alors que les Britanniques en ont oublié jusqu’au nom même. La transformation de l’Égypte, où les Français avaient auparavant joui d’une certaine marge de manœuvre, en quasi-protectorat britannique en 1882 incita les Français à rechercher d’autres terrains d’action et, notamment, dans la Haute-Vallée du Nil et au Soudan, d’où un chef indigène, le Mahdi, avait installé une violente dictature religieuse. En 1896, une armée anglaise de 20  000  hommes, commandée par le général Kitchener, partit reconquérir la région, au moment où le gouvernement français envoyait une petite expédition, sous la direction du commandant Marchand, du Gabon vers le Haut-Nil, où il parvint en juillet  1898. Édifiant une forteresse à Fachoda, il proclama alors le protectorat français sur la région, mais fut rejoint par Kitchener le 25  septembre suivant. Sur le terrain, le sang-froid des deux chefs militaires évita que le face-à-face ne dégénérât en affrontement ouvert. En revanche, la tension fut très vive entre les deux gouvernements et l’opinion de chaque pays se vit submergée par une vague de nationalisme exacerbé. Les conservateurs de lord Salisbury, alors au pouvoir à Londres, refusaient de laisser les sources du Nil, jugées comme vitales pour la survie de l’Égypte, aux mains des Français. Le replacement de Gabriel Hanotaux au Quai d’Orsay par un Théophile Delcassé soucieux d’éviter une guerre avec la Grande-Bretagne conduisit à un rapide dénouement de la crise  : Marchand reçut l’ordre d’évacuer le 3  novembre et, moins de six mois plus tard (mars  1899), un accord franco-britannique délimitait les frontières entre les colonies des deux pays et laissait à la GrandeBretagne la Haute Vallée du Nil.

Le long séjour de Théophile Delcassé au Quai d’Orsay (juin  1898-juin 1905, un record dans l’histoire de la IIIe  République) marqua un changement radical de la politique extérieure française  : sa « grande politique » consistait à rechercher

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un rapprochement avec le Royaume-Uni qui viendrait compléter l’alliance francorusse engagée depuis 1892‑1893, pour prendre l’Allemagne en étau sur le continent européen. Toutefois, l’opinion britannique continuait de regarder la France avec méfiance au tournant du xxe siècle : outre le souvenir des litiges coloniaux, l’alliance avec la Russie, puissance rivale en Asie, était source d’inquiétude ; en 1899‑1900, l’affaire Dreyfus déchaîna une nouvelle campagne de francophobie, les Britanniques étant –  jusqu’à la reine Victoria  – convaincus de l’innocence du capitaine ; l’amiral Fisher, chef de l’Amirauté, échafauda même un plan pour libérer Dreyfus de son bagne guyanais et le ramener en France, son retour étant censé susciter une guerre civile qui ruinerait définitivement le pays. Les relations furent rendues encore un peu plus difficiles par la sympathie que la presse française manifesta envers les Boers en guerre contre la Grande-Bretagne (1899‑1901). Cependant, la politique de rapprochement souhaitée par Delcassé finit par trouver des interlocuteurs bien disposés, comme lord Landsdowne, qui arriva au Foreign Office en octobre 1900, et qui appartenait à cette minorité d’Anglais francophiles (il est vrai que sa mère était une petite-fille de Talleyrand). L’ambassadeur français à Londres, Paul Cambon, soutenait également sa politique. Par ailleurs, la montée en puissance de la flotte allemande constituait une réalité incontestable. Surtout, le nouveau roi, Édouard  VII (1901‑1910), joua un rôle essentiel. Très bon connaisseur de la France (et pas seulement des plaisirs de la « nuit parisienne »), il était aussi un fin diplomate et un partisan de la conclusion d’une entente entre les deux pays. Sa visite officielle à Paris (1er-4  mai 1903) fut un moment clef pour le retournement de l’opinion française. Celle du président français Émile Loubet à Londres (6‑9  juillet) permit des discussions approfondies entre les deux ministres des Affaires étrangères sur les points de friction entre les deux pays. Les négociations diplomatiques qui s’ensuivirent, menées dans le plus grand secret, débouchèrent sur la signature d’une série d’accords bilatéraux le 8  avril 1904, que l’on désigne sous le nom d’« Entente cordiale ». Les trois protocoles d’avril  1904 aplanissaient les différends coloniaux persistant entre les deux pays  : le premier résolvait le contentieux sur Terre-Neuve –  un vestige du traité d’Utrecht de 1713, qui avait laissé à la France des droits de pêche au large de l’île passée sous souveraineté britannique  – en reconnaissant aux pêcheurs bretons le droit d’établir des installations à terre pour sécher le poisson pêché. Selon les termes du deuxième, la France s’engageait à ne plus faire obstruction aux menées britanniques en Égypte, et le Royaume-Uni reconnaissait le bien-fondé du protectorat français sur le Maroc. Le troisième délimitait des sphères d’influence au Siam, reconnaissait la souveraineté française sur Madagascar et, dans l’océan Pacifique, faisait des Nouvelles-Hébrides un condominium franco-britannique.

La consolidation de l’Entente et ses limites Si, dans leur lettre, ces accords ne traitaient que d’éléments ponctuels, ils représentaient par leur esprit une véritable révolution diplomatique. Paul Cambon écrivait ainsi à Delcassé qu’il pouvait « s’enorgueillir d’avoir mené à bien une entreprise tenue pour impossible » et que, « dans quelques années [il] ser[ait] considéré comme un grand

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ministre, et ce, à juste titre »1. Si, initialement, les Français en attendaient bien plus (la constitution, à terme, d’une nouvelle alliance qui renforcerait leur position face à l’Allemagne) que les Britanniques (le règlement de sources possibles de conflit entre les deux pays signataires), l’attitude de l’Allemagne fit que l’Entente évolua rapidement vers une coopération, puis vers une quasi-alliance : lors de la crise marocaine de 1905‑1906, lorsque le Kaiser manifesta une volonté d’opposition à la progression de l’influence française au Maroc, les Britanniques, qui redoutaient par-dessus tout de voir les Allemands s’installer, le cas échéant, en face de Gibraltar, soutinrent les Français. À la conférence d’Algésiras (janvier-avril 1906), la coopération entre les deux pays permit à la France de se voir confirmer ses droits de police sur le Maroc, partagés avec l’Espagne, mais sans laisser aucune place à l’Allemagne. La Grande-Bretagne, alors qu’elle n’avait aucun intérêt réel enjeu, soutint encore la France lors de la seconde crise marocaine (1911), consécutive à la décision française d’envoyer des troupes aider le sultan de Fez à rétablir l’ordre public dans ses possessions. L’entrée de la canonnière Panther dans le port d’Agadir le 1er juillet fut interprétée comme une menace de guerre franco-allemande pour le Maroc. En août, une réunion du Comité de Défense impérial envisagea même des opérations militaires sur le continent en cas de guerre déclarée entre la France et l’Allemagne. Le général Henry Wilson, Directeur des opérations militaires au ministère de la Guerre, joua ici un rôle essentiel : parfaitement francophone, entretenant des relations amicales avec le général Foch, persuadé de l’imminence d’une guerre contre l’Allemagne dont la France serait le principal théâtre d’opérations, il était un fervent partisan d’une plus grande coopération entre les deux armées, dans la lignée des discussions militaires et navales qui avaient été entreprises entre les deux états-majors dès 1904. En cas de guerre, Wilson et Foch envisageaient l’envoi d’un corps expéditionnaire de six divisions dans le nord de la France, jusqu’à la Belgique. Winston Churchill, Premier lord de l’Amirauté, prévoyait de son côté des opérations franco-britanniques communes en Méditerranée pour protéger les routes commerciales (juillet 1912). Il existait toutefois des limites à ce rapprochement, liées au fait que, dans toute démocratie, le militaire est soumis au politique. À ce niveau-là, l’Entente fonctionnait également, comme démontré par les visites d’État réciproques (Armand Fallières à Londres en 1908, Poincaré en 1913, Georges V à Paris en 1914, où il reçut un accueil aussi chaleureux que son père dix ans plus tôt). Toutefois, dans l’esprit des Britanniques, les arrangements stratégiques ne signifiaient pas que la France pouvait compter sur un soutien automatique de la Grande-Bretagne en cas de crise diplomatique  : l’entente n’était pas une alliance formelle et le Royaume-Uni, pour toute une série de raisons (poids de la tradition insulaire, crainte de se voir entraîné dans un conflit où ses intérêts vitaux ne seraient pas en jeu, refus d’adopter le service militaire obligatoire, qu’une alliance en bonne et due forme rendait pratiquement obligatoire) entendait préserver son entière liberté d’appréciation. Toutefois, la réalité de l’évolution engagée était indéniable : c’en était fini de la politique de désintérêt affiché pour les affaires européennes, ou, pour reprendre l’expression de Wilfrid Laurier, de « splendide isolement ». 1. Cité in P.M.H. Bell, France and Britain, 1900‑1940. Entente and Estrangement, Londres, Longman, 1996, p.  31. On se reportera aussi au classique de P.J.V.  Rolo, Entente Cordiale. The Origins and Negociation of the Anglo-French Agreements of 8 April 1904, Londres, Macmillan, 1969.

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Le rapprochement anglo-russe de 1907 et ses conséquences Pendant de l’Entente cordiale, et sans doute plus encore qu’elle, le rapprochement anglo-russe de 1907 constituait un véritable tour de force diplomatique, étant donné l’ampleur des rivalités entre les deux puissances dans la « question d’Orient » (cf. infra) et en Asie (cf. chapitre 2). Pour le ministre des Affaires étrangères Edward Grey, c’était là le couronnement de sa carrière, rendu possible par l’affaiblissement de la puissance russe après son échec face au Japon en 1904‑1905 et la révolution de 1905. À l’image de ce qui s’était passé entre la France et le Royaume-Uni en 1904, la convention du 31 août 1907 aplanissait les différends entre les deux pays, en particulier concernant la Perse : son indépendance se voyait théoriquement garantie, mais elle était en fait partagée en deux zones d’influence, l’une au nord pour la Russie, l’autre, britannique, au sud, bordant le golfe Persique et la frontière de l’empire des Indes, l’autorité effective du souverain en titre, le shah, ne s’exerçant plus que sur la partie médiane de son pays. En 1908, Édouard  VII effectua une visite d’État à Revel et, la même année, un emprunt fut conjointement émis par les deux pays sur le marché des capitaux londonien pour renforcer les finances défaillantes de la Perse (un second emprunt devait suivre en 1909). La conclusion de ces accords parachevait la Triple Entente et bouclait l’encerclement diplomatique de l’Allemagne engagé par Delcassé moins de dix ans plus tôt. Les grandes puissances européennes étaient désormais groupées en deux blocs antagonistes, Triple Entente (Royaume-Uni, France, Russie) contre Triple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie). La convention de 1907 s’inscrivait en outre dans un processus de règlement global des difficultés coloniales, engagé avec la signature de l’alliance anglo-japonaise de 1902 (cf. chapitre 3) et poursuivi avec les accords franco-anglais de 1904. Sur le plan militaire, ils purent se consacrer davantage au renforcement de l’armée de terre : les réformes réalisées par Richard Haldane, ministre de la Guerre de 1905 à 1912, uniformisèrent les méthodes d’instruction dans tout l’empire (création de l’étatmajor impérial, 1907), créèrent une armée territoriale de réserve (Territorial Reserve Forces Act, 1907), consacrée à la défense de la mère-patrie (277 000 hommes en 1910) et permirent l’institution d’un corps expéditionnaire de six divisions d’infanterie et une de cavalerie qui pouvaient être envoyées sur le continent en moins de deux semaines après le début des hostilités. Sur le plan diplomatique, les Britanniques pouvaient se concentrer sur des théâtres d’opération géographiquement plus proches, tels que l’Europe et les Balkans, où la désagrégation de l’Empire ottoman constituait, de plus en plus, un facteur d’incertitude pour la paix.

Le Royaume-Uni et la « question d’Orient » L’attention portée par les Britanniques aux affaires de l’Empire ottoman –  résumées tout au long du xixe  siècle sous l’expression de « question d’Orient » (Eastern Question)  – contraste avec leur indifférence affichée pour les affaires européennes. Toutefois, même si, par son étendue géographique, ledit empire débordait largement le continent européen et si les intérêts que les Britanniques cherchaient à défendre

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étaient également plus lointains, la « question d’Orient » relevait, au premier chef, de la politique européenne  : de la révolte grecque de 1821 aux crises balkaniques de la première décennie du xxe  siècle dont sortit la Première Guerre mondiale, les problèmes découlant du déclin ottoman affectèrent les rapports entre les puissances continentales. En outre, c’est dans la zone mouvante des Balkans qu’étaient susceptibles d’intervenir les modifications géopolitiques les plus sensibles de l’équilibre européen.

Les problèmes de l’Empire ottoman, ou la « question d’Orient » (1774‑1920) Ouverte en 1774, par la signature du traité de Kütchük-Kaynardja qui donna la Crimée et de la mer d’Azov à la Russie, la « question d’Orient » ne se referma pas avant 1920, lorsque le traité de Sèvres consacra la disparition de l’Empire ottoman (voire 1923 et le traité de Lausanne, qui instaura la Turquie dans ses frontières actuelles). Au cours de ces quelque 150 ans, l’expression « question d’Orient » servit d’euphémisme par lequel les chancelleries européennes évoquaient le démembrement de l’Empire ottoman, en pleine décrépitude politique, pour étendre leur influence sur l’Europe balkanique, la Méditerranée orientale et le Moyen-Orient. La phrase bien connue du tsar Nicolas Ier à l’ambassadeur de Grande-Bretagne en 1853 résumait parfaitement la situation  : « Nous avons sur les bras un homme très malade ; ce serait un grand malheur s’il venait à nous échapper, surtout avant que toutes les dispositions fussent prises. » Après la perte de la Crimée, le recul territorial de l’Empire ottoman s’accéléra avec l’indépendance de la Grèce (1830), de la Roumanie (1859), de la Serbie et du Montenegro (1878) et de la Bulgarie (1885), l’annexion de la BosnieHerzégovine par l’Autriche-Hongrie (1878‑1908). L’Algérie devint colonie française en 1830. L’Égypte fit sécession en 1840, avant de passer sous domination britannique, tout comme Chypre. La Libye devint possession italienne en 1912. Toutefois, plusieurs sultans, tels Abdul-Hamid Ier (1774‑1789), Selim III (1789‑1807), Mahmud  II (1809‑1839), Abdul Aziz (1861‑1876) et Abdul Hamid II (1876‑1909) tentèrent de réformer leur pays sur les plans politique, administratif et militaire. Les résultats obtenus furent dans l’ensemble limités, notamment après la banqueroute de 1876, l’État ottoman s’étant considérablement endetté. Elles ne parvinrent pas à empêcher la mise de l’empire sous la tutelle des Occidentaux. La situation se dégrada rapidement à partir de 1908, en dépit de l’arrivée au pouvoir des Jeunes-Turcs, groupe d’officiers nationalistes et réformateurs, décidés à maintenir ce qui restait de l’intégrité territoriale de l’Empire : l’Italie s’empara de la Libye (traité d’Ouchy, 1912) et les deux guerres balkaniques (1912‑1913) virent la quasi-disparition de la Turquie d’Europe, réduite aux régions avoisinant Istanbul. La politique germanophile des JeunesTurcs explique que l’Empire ottoman entrât dès  octobre  1914 aux côtés des

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Puissances centrales (Allemagne, Autriche-Hongrie) dans une Première Guerre mondiale qui lui fut fatale  : il capitula en octobre  1918 et le traité de Sèvres (10  août 1920) consacrait l’éclatement de l’Empire en accordant l’indépendance à tous les peuples non turcs. Une « petite Turquie » voyait le jour, limitée aux hauts plateaux anatoliens, tandis que la Grèce et l’Italie se partageaient les régions côtières de l’Égée et de la Méditerranée. La réaction nationaliste menée par Mustapha Kemal « Ataturk » (« père de tous les Turcs ») conduisit à l’abolition du sultanat (1922) et la signature du traité de Lausanne (24 juillet 1923).

Les principes de base de la politique britannique Tout comme les autres protagonistes de la « question d’Orient », les Britanniques cherchaient avant tout à utiliser l’Empire ottoman pour servir leurs intérêts propres ; mais, à la différence de ceux-ci, ils furent longtemps partisans du maintien de son intégrité territoriale, leur politique n’évoluant de façon significative que dans le dernier quart du xixe siècle. La multiplicité des intérêts en jeu, et leurs aspects souvent contradictoires, explique l’âpreté des rivalités entre les cinq Puissances européennes. Le but principal des Russes était d’obtenir un accès à la Méditerranée, mer libre de glace, et, pour cela, d’obtenir le libre passage de leur flotte dans les Détroits (Bosphore et Dardanelles) qui verrouillaient le passage de la mer Noire à la mer Egée. Pour étendre leur domination sur les Balkans, ils jouèrent la carte du panslavisme, en se posant en protecteurs des populations slaves, et orthodoxes de surcroît, vivant dans la péninsule. L’expansionnisme russe suscitait les inquiétudes de l’Autriche-Hongrie qui, pour y faire contrepoids, entreprit de contrôler la Bosnie-Herzégovine. Elle y arriva en en obtenant l’occupation militaire et l’administration en 1878, suivie de son annexion pure et simple en 1908. Les Français visaient pour leur part à défendre leurs positions commerciales et culturelles pluriséculaires auprès des chrétiens du Levant, dont ils se considèrent comme les protecteurs « naturels » (cf. l’expédition de 1860 organisée par Napoléon III pour protéger les chrétiens du Liban des exactions musulmanes, et qui déboucha ensuite sur la proclamation de l’autonomie du Haut-Liban, ancêtre du Liban actuel). Les Allemands, dont l’intérêt pour la question d’Orient ne date que de la Weltpolitik de Guillaume II, voyaient d’abord en l’Empire ottoman une zone d’investissements ; mais ses territoires balkaniques pourraient aussi servir, le cas échéant, à dédommager les Habsbourg austro-hongrois si, dans le cadre d’une grande politique pangermaniste, le Reich venait à annexer leurs terres de langue allemande. À l’inverse, les Britanniques avaient plus d’intérêts à voir l’Empire ottoman se maintenir plutôt qu’à œuvrer à son effondrement. Les considérations économiques, si elles n’étaient pas absentes, n’étaient cependant pas prépondérantes  : certes, la présence commerciale britannique en Égypte et en Palestine était bien établie dès la fin des French Wars, et s’accentua par la suite. La Compagnie du Levant, compagnie à charte fondée en 1592 et qui avait jusqu’alors le monopole du commerce avec cette partie du monde, perdit son privilège en 1825, ouvrant le Moyen-Orient à tous les marchands britanniques. En 1838, un traité de commerce établissait le libreéchange avec ­l’Empire turc et, au milieu du xixe siècle, le Royaume-Uni était le premier

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partenaire commercial de l’empire, en achetant 29 % des exportations ottomanes et en fournissant plus de 40 % de ses importations. Toutefois, la part du commerce turc demeura toujours modeste, au regard de l’ensemble du commerce britannique (à peine 2 % des exportations britanniques), de même que les sommes investies dans le réseau ferroviaire, ou dans les emprunts d’État, en particulier après la banqueroute de 1876 qui échauda les prêteurs potentiels : en 1913, les Britanniques ne détenaient que 13 % de la dette extérieure turque, loin derrière la France (53 %) et l’Allemagne (21 %). L’intérêt premier des Britanniques pour l’Empire ottoman était surtout d’ordre géostratégique, dans la mesure où il commandait à deux des trois routes menant aux Indes (Méditerranée-Chypre-Mésopotamie-golfe Persique et Méditerranéeisthme, puis canal, de Suez-mer Rouge-océan Indien). Une trop forte progression de la présence russe en direction de la Méditerranée aurait donc fragilisé ces liaisons avec l’Inde, au moment où les Britanniques s’inquiétaient déjà de la poussée russe en Asie centrale, qui les rapprochait de l’Himalaya1. Le maintien de l’intégrité de l’Empire ottoman était donc une condition de l’équilibre européen global tout autant que de la défense de leurs possessions coloniales d’Asie du Sud. La question était toutefois compliquée par le fait que les deux routes vers les Indes se trouvaient sur des territoires de peuplement arabe, soumis à l’autorité turque, et où, dans certains cas (par exemple en Égypte) existaient de forts particularismes régionaux ; il fallait donc trouver un juste équilibre entre la défense de l’intégrité ottomane et la prise en compte des réalités locales. Le soutien des Britanniques aux Ottomans n’était cependant pas inconditionnel : il dépendait en fait de la volonté du sultan à effectuer les réformes qu’ils jugeaient indispensables pour le pays. On retrouve ici la vocation, voire la « mission » –  au sens religieux du terme  –, réformatrice du Royaume-Uni, toujours porté à se faire hors de chez lui le héraut des principes libéraux. Palmerston ne déclarait-il pas aux Communes, en 1862, que « rien ne contribuerait davantage à la paix de l’Europe que l’instauration d’un gouvernement fort, indépendant et bien administré en Turquie » ? C’est finalement dans cette conviction, et sa déception, que l’on trouve la clef de la chronologique des rapports anglo-turcs au xixe siècle.

Un interventionnisme au service du statu quo (1815-fin des années 1870) De 1815 à la fin des années 1870, les Britanniques privilégièrent de façon quasi systématique des actions menées conjointement avec plusieurs puissances, afin d’éviter que l’une d’entre elles ne prît l’avantage et pour préserver ainsi le plus possible l’existence de l’Empire ottoman. Ce fut le cas dans le conflit grec de 1821‑1830, la Russie étant encadrée par les Britanniques et les Français, et la conférence de Londres de février  1830 évitant le dépeçage de l’Empire turc. En revanche, la Grande-Bretagne courait le risque de se faire distancer si elle restait à l’écart des manœuvres diplomatiques : lors de la première crise égyptienne, en 1833, elle ne répondit que tardivement aux appels à l’aide du sultan Mahmud II contre Mehmet Ali, en raison, notamment, 1.  Voir chapitre 2.

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du refus d’assumer le coût d’une campagne militaire. Mahmud  II se tourna alors vers la Russie, qui lui accorda son soutien : le traité du Hünkar-Iskelesi (juillet 1833) prévoyait la fermeture des Détroits à tout navire de guerre, ce qui libérait les Russes de toute menace étrangère en mer Noire. La conclusion du traité de commerce anglo-turc de 1838 se place donc dans la perspective de regagner une partie du terrain perdu cinq ans plus tôt. Lors de la seconde crise égyptienne, en 1839‑1840, la France se trouva opposée aux autres puissances européennes qui agissaient de concert face aux ambitions de Mehmet Ali. S’il obtint la province d’Égypte à titre héréditaire, ce qui signifiait sa perte effective pour Istanbul, ses acquis demeurèrent sensiblement inférieurs à ce qu’il réclamait initialement. La guerre de Crimée (1854‑1856) est une autre illustration de cette politique d’interventionnisme au service du statu quo. Elle est d’autant plus notable qu’elle vit les troupes françaises et britanniques se battre pour la première fois non plus face à face, mais côte à côte. Elle trouve son origine dans une dispute entre catholiques et orthodoxes pour la garde de l’église de la Nativité à Bethléem (1850) : les premiers exigeaient de disposer d’un droit d’accès propre alors que les seconds rappelaient preuve à l’appui que, depuis le xviiie  siècle, les sultans leur en avaient accordé la garde exclusive. Le compromis proposé par le gouvernement ottoman, sous la forme d’un accès à tour de rôle entre les différentes communautés chrétiennes, ne satisfit pas la Russie. Nicolas Ier exigea alors du sultan le protectorat sur l’ensemble des chrétiens orthodoxes de son empire (mai 1853) et menaça d’occuper les provinces danubiennes de Moldavie et de Malachie à titre de « gage ». Le Royaume-Uni et la France s’allièrent pour défendre la Turquie. La guerre, déclarée en mars  1854, dura deux ans  : aux succès initiaux succéda le long siège de l’arsenal de Sébastopol (septembre  1854-septembre 1855) destiné, dans la stratégie britannique, à ruiner la puissance navale russe en mer Noire. La chute de Sébastopol marqua la fin des combats et le traité de paix, signé à Paris en mars 1856, régla, outre la question de l’accès aux Lieux saints, celle des Détroits, totalement neutralisés (ils étaient même fermés à la flotte ottomane), restaura la suzeraineté turque sur les principautés danubiennes et internationalisa le Danube. Les puissances européennes garantissaient l’intégrité de l’Empire ottoman, mais, en considérant que toute atteinte à son intégrité serait « une question d’intérêt européen », elles se réservaient un droit d’intervention qui le plaçait de fait sous une souveraineté limitée. La crise des années 1876‑1878 constitue à la fois un point culminant et un tournant dans la politique orientale du Royaume-Uni  : point culminant, car jamais l’antagonisme anglo-russe ne fut si près de déboucher sur un conflit ouvert ; tournant, car, contemporain de la banqueroute ottomane, elle signala un changement de politique de Londres. La crise débuta en 1875‑1876 avec une révolte en Herzégovine, puis bientôt en Bosnie et en Bulgarie, soutenue par les Serbes et les Monténégrins. La répression, menée par des troupes irrégulières turques, les bachi bouzouks, tourna au massacre, indignant ainsi l’opinion britannique et, au-delà, européenne (William Gladstone publia à cette occasion un pamphlet retentissant, Turkish Horrors, dont Disraeli disait : « De toutes les horreurs turques, celle-là est la plus grande. ») En avril 1877, le tsar déclara la guerre à l’Empire ottoman. Il remporta de rapides succès et, en mars  1878, l’armistice signé à San  Stefano avec la Turquie donnait naissance à une « grande Bulgarie » autonome, sous protection militaire russe, 

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qui s’étendait des bouches du Danube à la mer Égée et la Macédoine, morcelant les restes des possessions ottomanes en Europe. En Asie, la Russie progressait au Kurdistan et en Anatolie orientale. Ces avancées russes alarmèrent les autres puissances européennes, notamment l’Autriche, qui mobilisa son armée, et la Grande-Bretagne, qui rappela une partie de ses troupes d’Inde pour les stationner à Malte. Une vague de russophobie balaya l’opinion britannique, prête à la guerre contre l’« ours russe » (the Russian bear). Cet état d’esprit est parfaitement illustré dans la chanson populaire « By Jingo ! » (« Nom d’une pipe ! »), qui remporta un vif succès, et dont les paroles du refrain ne laissaient planer nul doute sur l’état d’esprit prédominant à l’époque en Grande-Bretagne : « Nous ne voulons pas nous battre/, Mais, nom d’une pipe, s’il le faut/Nous avons les hommes, nous avons les vaisseaux/ Et nous avons l’argent qu’il faut1. » Dans le même temps, sous le prétexte qu’une base en Méditerranée orientale lui permettrait de mieux défendre l’Empire ottoman contre les Russes, Disraeli obtenait pour son pays l’île de Chypre (convention d’Istanbul, 4 juin 1878). Pour désamorcer la crise et réexaminer l’ensemble de la « question d’Orient », le chancelier allemand Bismarck réunit une conférence internationale à Berlin (juinjuillet 1878). Le traité signé le 13  juillet reconnaissait définitivement l’indépendance de la Serbie, du Monténégro et de la Roumanie ; la « grande Bulgarie » disparaissait au profit de deux principautés autonomes, la Bulgarie au nord, et la Roumélie orientale, davantage liée à Istanbul. L’Autriche-Hongrie obtenait l’administration militaire de la Bosnie-Herzégovine (qu’elle annexa, on l’a vu, 30  ans plus-tard). En Asie, les Russes rétrocédaient une partie de leurs gains. La participation de Disraeli au Congrès représenta le point culminant de sa carrière : il avait rendu à la Grande-Bretagne sa place dans le concert européen, il avait sauvegardé ses intérêts sans s’engager dans une guerre – ce qu’il appela, avec son sens de la formule, « la paix dans l’honneur » – et il avait contenu l’avancée des Russes. Qu’il fût le grand bénéficiaire du Congrès, Bismarck, qui s’y connaissait, le résuma en s’exclamant à son propos : « Le vieux Juif, ça, c’est un homme ! »

« Abandonner Istanbul pour le Caire » (1880‑1914) ? La victoire de la diplomatie britannique remportée en 1878 fut pourtant suivie d’un changement radical de politique vis-à-vis de l’Empire ottoman, qui se traduisit, selon une expression désormais consacrée, par « l’abandon d’Istanbul pour le Caire », c’està-dire un recentrage des intérêts britanniques, le maintien de l’intégrité de l’Empire étant moins importante que la consolidation de leur zone d’influence en Égypte. Si cette appréciation demande à être quelque peu nuancée, elle n’en traduit pas moins plusieurs évolutions notables. En premier lieu, la banqueroute de 1876, alors que la dette extérieure turque s’élevait à 52 millions de livres, réduisit à néant la confiance que les Britanniques pouvaient avoir en la capacité de l’État ottoman à se réformer. Dès le début des années  1880,  1.  « We do not want to fight/But, by Jingo, if we dol, We’ve got the ships, we’ve got the men/We’ve got the money too. »

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ils cessèrent d’être les principaux bailleurs de fonds de la Turquie ; sur le plan commercial, en 1911, ils n’achetaient plus que 18 % des exportations ottomanes et ne fournissaient que 24 % des importations. En deuxième lieu, l’arrivée au 10, Downing Street du libéral William Gladstone, qui succéda à Disraeli en 1880, entraîna un changement total de politique vis-à-vis de la Turquie : profondément pénétré d’esprit religieux, il voulait véritablement instaurer une « diplomatie des bons sentiments », c’est-à-dire qui reposât sur le respect des grands principes moraux, comme il l’avait d’ailleurs clairement exposé dans son discours du Midlothian de 1879 (cf. introduction). En 1876‑1878, il avait été un critique des plus acharnés du régime ottoman et, arrivé au pouvoir, il entreprit de défaire les liens que la Grande-Bretagne entretenait avec lui, au nom du « concert européen au service de la justice, de la paix et de la liberté ». Dès 1880, il rappela les conseillers militaires britanniques de Turquie (qui furent remplacés par des instructeurs allemands) et, en 1881, fit pression sur le sultan pour qu’il cédât la Thessalie et l’Épire à la Grèce, accentuant ainsi le démembrement de l’Empire. La Grande-Bretagne s’assura aussi le contrôle direct de points stratégiques sur la route des Indes : après Chypre en 1878, ce fut le tour de l’Égypte, occupée militairement en 1882, puis du Koweit, devenu protectorat britannique en 1899, verrouillant ainsi l’accès au golfe Persique. Le cas de l’Égypte est significatif : son importance s’était accrue avec le percement du canal de Suez en 1869, qui raccourcissait significativement la durée du voyage en Inde, mais aussi vers l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Initialement – et notamment en raison du peu d’empressement des Britanniques à souscrire aux actions émises, espérant ainsi torpiller le projet  –, 51,7 % du capital de la Compagnie du canal de Suez étaient détenus par les Français et 37,2 % par le khédive lui-même, le reste étant réparti entre différents porteurs, égyptiens, belges ou américains. Les Britanniques purent rétablir la situation à leur avantage lorsque, en 1875, le khédive, au bord de la banqueroute, mit en vente la totalité de ses parts (désormais s’élevant à 44 %) : grâce à un prêt éclair de 4 millions de livres consenti par la banque Rothschild, Disraeli les acheta au nom du gouvernement britannique, battant sur le fil les Français, qui étaient également intéressés. L’année suivante, Français et Britanniques agirent en commun pour soutenir les finances toujours aussi mauvaises de l’Égypte et ils durent, en 1879, lui imposer une stricte discipline budgétaire pour assurer le service de la dette. Cette co-tutelle entraîna de violents mouvements anti-européens (50 morts à Alexandrie en juin 1882) qui amenèrent Gladstone (dont, par ailleurs, 37 % du portefeuille financier étaient constitués de titres égyptiens) à procéder à l’occupation militaire du pays (juillet 1882). Le Royaume-Uni n’avait pas perdu tout intérêt dans le sort de l’Empire ottoman et c’est à Londres que se tint la conférence qui conclut la première guerre balkanique (octobre 1912-mai 1913) ; mais elle ne déboucha que sur un nouveau démembrement de l’Empire, avec la naissance de l’Albanie, ce que confirma, au sortir de la seconde guerre balkanique, le traité de Bucarest (août 1913). En fait, l’appréciation britannique de la « question d’Orient » s’était sensiblement modifiée  : au soutien d’un empire moribond et agité de convulsions internes de plus en plus violentes, s’était substituée la consolidation de l’influence britannique sur une vaste zone allant du Caire au golfe Persique (d’où l’aspect un peu trop restrictif de l’expression « abandonner Istanbul pour le Caire »), sorte de gigantesque glacis protecteur pour l’empire des Indes.

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Le Royaume-Uni et la crise de l’été 1914 Jean-Jacques Becker a fort justement souligné que l’année 1914 avait débuté dans un contexte de détente internationale, après les crises qui s’étaient succédé au cours des années précédentes1. En Grande-Bretagne, la question prédominante était la question d’Irlande (cf.  encadré La « question d’Irlande » au xixe  siècle, p.  26), non la question allemande  : la loi qui instaurait l’autonomie interne en Irlande (Home Rule Act), temporairement suspendue au début de l’année 1913 du fait du veto de la Chambre des lords, était adoptée une nouvelle fois par les Communes le 25  mai, et devenait dès lors applicable sans sursis possible2. Les Unionistes protestants d’Ulster, partisans du maintien de l’Irlande dans le Royaume-Uni, demandaient que la province fût exclue de son champ d’application, alors que les nationalistes irlandais refusaient ce qui revenait à une partition de l’île. Les deux communautés vivaient en état de guerre civile larvée. À la fin du mois de juillet, le roi Georges V arrangea, en vain, une ultime rencontre entre les leaders nationalistes et unionistes. C’est dans ce contexte que survint l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand de Habsbourg, héritier du trône austro-hongrois, par un nationaliste bosniaque à Sarajevo le 28 juin. La crise qui s’ouvrit plongea en six semaines l’Europe dans la guerre. Décidée à écraser définitivement la Serbie, considérée, non sans raison, comme commanditaire de l’attentat, l’Autriche-Hongrie, soutenue par l’Allemagne, lui déclara la guerre le 28 juillet. Par solidarité panslave, la Russie décréta la mobilisation générale, imitée par la France : elle était à la fois tenue par son alliance avec Saint-Pétersbourg et voulait éviter, en cas de défaite de la Russie, de se retrouver confrontée seule à l’Allemagne. Cette dernière déclara la guerre à la Russie le 1er août et à la France le surlendemain, en application du plan Schlieffen qui prévoyait d’écraser la France à l’ouest en six semaines avant de reporter tous les efforts militaires sur le front de l’Est, pour éviter que l’armée allemande ne combattît sur deux fronts. Le moyen retenu pour prendre la France par surprise était de passer par la Belgique, à laquelle un ultimatum, demandant la libre circulation des troupes allemandes sur son sol, fut remis le 2 août. C’était, bien sûr, une violation du traité de neutralité de 1831, dont la Prusse était l’une des puissances garantes, et le pays fut envahi le 4. La chronologie rend assez simplement compte de l’évolution de la position britannique : le 31 juillet, le ministre des Affaires étrangères Edward Grey la décrivait comme étant « déterminée dans une large mesure par notre opinion publique » et soulignait que « l’opinion attachait une grande importance à la neutralité de la Belgique » ; lui-même était favorable à une intervention aux côtés de la France, mais se savait en minorité au sein du Cabinet. Tant que les choses se présentaient sous les traits d’une énième crise balkanique, les Britanniques ne voyaient guère d’intérêt à s’engager pour défendre, en dernière analyse, un Empire russe pour lequel,

1.  Cf.  Jean-Jacques Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la FNSP, 1977. 2. Le Parliament Act de 1911 avait réduit le pouvoir législatif des Lords à un veto suspensif de deux ans ; en outre, un texte que les Communes votaient trois fois de suite dans les mêmes termes, au cours d’une même session parlementaire, devenait immédiatement exécutoire.

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nonobstant l’accord de 1907, ils ne ressentaient guère de sympathie. Le 2 août, un vote du Cabinet décidait, par quatre voix (dont celle de Lloyd George) contre trois (dont celle de Churchill), de continuer à rechercher la paix. L’invasion de la Belgique le 4  août renversa la situation et, pour éviter « la domination de l’Allemagne, l’asservissement de la France et de la Russie, l’isolement de la Grande-Bretagne, sa détestation par ceux qui l’avaient crainte et ceux qui avaient voulu son entrée dans la guerre et, pour finir, que l’Allemagne ne contrôle tout le pouvoir sur le continent »1, le gouvernement britannique adressait une déclaration de guerre à l’Allemagne le même jour à 23 heures. De 1815 à 1914, la Grande-Bretagne fut de moins en moins présente en Europe, mais à quelques nuances près  : un lord Palmerston ou un Benjamin Disraeli ne sauraient passer pour des partisans de la non-intervention dans les affaires européennes et, plutôt que de « splendide isolement » il vaudrait mieux parler d’un « désintérêt limité », avant tout fonction de la perpétuation de l’équilibre entre les puissances continentales. La focalisation excessive des responsables de la diplomatie britannique sur la France, par ailleurs très suggestive en termes de représentations réciproques, n’en rend que plus remarquable la « révolution diplomatique » de 1904, et l’entrée en guerre aux côtés de la France contre l’Allemagne de 1914.

Documents Les discours de Palmerston et d’Edward Grey, tous deux prononcés devant les Communes, traduisent de façon diverse, et dans des contextes fort différents, la préoccupation des Britanniques pour l’équilibre des forces sur le continent européen. Pour lord Palmerston, qui s’exprime au lendemain du « printemps des peuples », les points de références sont encore ceux du congrès de Vienne. Ce n’est plus le cas en 1914 : l’unification allemande, les crises coloniales (entre autres), ont modifié les règles du jeu diplomatique. La ques‑ tion des alliances qui divisent l’Europe en blocs antagonistes revêt en outre une importance cruciale, pour un pays réfractaire aux « engagements contraignants ». En ce sens, Grey est bien l’héritier de Palmerston. Palmerston et le principe de l’« équilibre des pouvoirs » (1849) L’Autriche est une puissance envers laquelle le gouvernement de ce pays devrait montrer, et à plus d’un titre, une grande considération. L’Autriche est un élément très important dans l’équilibre des pouvoirs en Europe. L’Autriche se trouve au cœur de l’Europe, un rempart contre les incursions d’un côté, et contre l’invasion de l’autre. L’indépendance politique et les libertés de l’Europe sont liées, selon mon opinion, au maintien de l’intégrité de l’Autriche en tant que grande puissance européenne ; et par conséquent, tout ce qui tend, directement ou indirectement, à affaiblir ou à paralyser l’Autriche, mais plus encore à la réduire du rang de puissance de premier rang à celui d’État secondaire,

1.  Eward Grey, Twenty Five Years, 1892‑1916, Londres [Hodder & Stoughton’s People’s Library, 1925‑1928, p. 19.

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est un grand malheur pour l’Europe, un malheur que tout Anglais se doit de rejeter, et de tenter d’empêcher. Cependant, il est vrai, comme il a été dit, que depuis longtemps l’Autriche n’a guère regardé avec sympathie les agissements du parti libéral en Europe. L’Autriche, du fait de la politique qu’elle a poursuivie, a été tenue par une grande partie du Continent comme un obstacle au progrès. Je crois, en vertu des informations que j’ai reçues (…), je crois fermement que dans cette guerre entre l’Autriche et la Hongrie, notre peuple entier a pris fait et cause pour la Hongrie. Pour autant que je comprenne les choses, la situation se présente ainsi  : sans entrer dans les détails de ce qui s’est produit au cours des 18 derniers mois, je crois que la question qui est en train d’être réglée dans les plaines de Hongrie est la suivante – est-ce que la Hongrie doit continuer d’exister en tant que nation souveraine et indépendante, avec sa propre constitution ; ou est-ce qu’elle doit faire partie à un degré ou un autre de l’ensemble intégré que doit devenir l’Empire autrichien ? C’est une vue désolante que de voir tant de forces déployées contre la Hongrie dans une guerre qui a tant de conséquences, alors qu’on aurait pu espérer la voir réglée pacifiquement. Il est extrêmement important pour l’Europe que l’Autriche demeure forte et puissante ; mais il est impossible de nous cacher que, si la guerre doit être livrée, l’Autriche en sera affaiblie, parce que, si les Hongrois devaient être victorieux, et leur victoire aboutir à la séparation totale de la Hongrie de l’Autriche, il est impossible de ne pas voir qu’il y aura un tel démembrement de l’Empire autrichien qu’il l’empêchera de continuer à tenir son rang au sein des puissances européennes. Il faut donc instamment désirer (…) que cette épreuve soit menée à son terme par un arrangement à l’amiable entre les différentes parties, qui, d’un côté, satisfera les sentiments nationalistes des Hongrois, et de l’autre ne laissera pas l’Autriche avec une autre Pologne, plus grande encore celle-là, en son sein. Lord Palmerston, débat aux Communes, 21  juillet 1849 (in Hansard, 22  juillet 1849 ; traduction : Ph. Chassaigne).

Sir Edward Grey et la crise internationale de l’été 1914 La crise actuelle a des origines différentes [de la crise marocaine de 1911]. Ses origines ne concernent en rien les intérêts premiers de la France. Ses origines sont une dispute entre l’Autriche et la Serbie. Je peux le dire avec… une certitude absolue – aucun gouvernement et aucune nation ne désirent moins être impliqués dans une guerre résultant d’une dispute entre l’Autriche et la Serbie que le gouvernement et la nation de France. Ils y sont impliqués à cause de la nécessité où ils se trouvent d’honorer une alliance impérative avec la Russie. Eh bien, ce n’est qu’honnêteté que de dire à la Chambre [des Communes] que cet engagement d’honneur ne peut s’appliquer à nous de la même façon. Nous ne sommes pas partie prenante de l’Alliance franco-russe. Nous n’en connaissons même pas les termes. […]

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Venons-en maintenant à ce que, pensons-nous, la situation exige de nous. Une durable amitié nous lie à la France depuis plusieurs années… Mais dans quelle mesure cette amitié nous crée des obligations – ce fut une amitié entre nations, ratifiée entre nations  – dans quelle mesure elle nous crée des obligations conduit chaque homme à sonder son propre cœur, et ses propres sentiments, et apprécier lui-même l’ampleur de ses obligations. La flotte française est en Méditerranée, et les côtes françaises du Nord et de la Manche sont totalement sans défense. La flotte française est concentrée en Méditerranée […] parce que l’amitié qui est née entre les deux pays a donné aux Français le sentiment qu’ils n’avaient plus rien à craindre de nous. […] Mon sentiment est que si une flotte étrangère, engagée dans une guerre que la France n’a pas cherchée, et dans laquelle elle n’est pas l’agresseur, s’engageait dans la Manche pour bombarder et ravager les côtes sans défense de la France, nous ne pourrions pas rester à l’écart et regarder sans états d’âme ce spectacle se dérouler pratiquement sous nos yeux, les bras croisés, à ne rien faire ! Je crois que cela ne serait pas ce que ce pays souhaiterait… Mais je veux aussi regarder les choses sans faire de sentiment, et du point de vue des intérêts britanniques […]. Si nous ne disons rien à ce moment […] il se peut que la flotte française soit retirée de la Méditerranée. Nous sommes en présence d’une conflagration européenne ; personne ne peut dire quelles en seront les limites. […] Personne ne peut dire si au cours des prochaines semaines il ne sera pas vital pour ce pays qu’une certaine route commerciale soit maintenue ouverte. Quelle sera alors notre position ? Nous n’avons pas maintenu en Méditerranée une flotte qui soit de taille à rivaliser seule avec celles des autres puissances méditerranéennes si elles s’allient entre elles. Ce serait au moment même où nous ne pourrions pas envoyer davantage de vaisseaux en Méditerranée, et, par notre attitude négative, nous pourrions avoir exposé notre pays à un risque très considérable. Nous pensons fortement que la France a le droit de savoir – et de savoir tout de suite – si, dans l’éventualité d’une attaque sur ses côtes sans défense du Nord et de l’Ouest, elle pourrait compter sur le soutien britannique. […] Et il y a la question plus sérieuse – qui devient plus sérieuse à chaque heure qui passe –, il y a la question de la neutralité de la Belgique. […] Le facteur capital est le traité de 1839. […] Il apparaît maintenant, d’après les nouvelles que j’ai reçues aujourd’hui – qui me sont parvenues très récemment, et je ne suis pas encore tout à fait sûr qu’elles me sont parvenues dans leur forme exacte  – qu’un ultimatum a été adressé par l’Allemagne à la Belgique, selon lequel la Belgique aurait des relations amicales avec l’Allemagne si elle laissait des troupes allemandes passer sur son sol. […] L’indépendance de la Belgique est pour nous d’un intérêt vital, capital. S’il s’avérait qu’il y a, dans le contenu d’un ultimatum à la Belgique, la moindre chose qui lui demande de compromettre ou de violer sa neutralité, quoi que l’on puisse lui promettre en retour, son indépendance disparaît. Si son

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indépendance disparaît, celle de la Hollande suivra. Je demande à la Chambre d’en considérer les enjeux, du point de vue des intérêts britanniques. Si la France était vaincue dans une lutte à mort, si elle était mise à genoux, si elle perdait son statut de grande puissance, si elle devenait soumise à la puissance d’un pays plus fort qu’elle […], et si la Belgique devait passer sous cette même influence dominante, puis la Hollande et le Danemark, alors […] nous aurions à considérer notre intérêt à nous opposer aux progrès incontrôlés de toute puissance, quelle qu’elle fût. Il n’y a en ce moment qu’un seul moyen pour que le gouvernement maintienne le pays hors de la guerre, et c’est de publier immédiatement une déclaration d’inconditionnelle neutralité. Nous ne pouvons pas le faire. Nous avons des engagements envers la France qui nous empêchent de le faire. Il y a aussi la question de la Belgique qui nous empêche de nous prononcer en faveur de la neutralité inconditionnelle et, tant que ses conditions ne seront pas remplies, nous ne devons pas nous priver de la possibilité d’utiliser toutes les forces qui sont en notre possession. Débat à la Chambre des Communes, 3 août 1914 (in Hansard, 4 août 1914 ; traduction : Ph. Chassaigne).

La politique étrangère britannique vue par le radical John Bright (1858) On a un peu trop tendance à croire les Britanniques instinctivement animés par un senti‑ ment expansionniste. En réalité, un courant significatif de l’opinion publique demeura obstinément hostile aux aventures extérieures, regrettant que celles-ci détournent des sommes importantes de réformes sociales perçues comme nécessaires. Vous savez, naturellement, qu’il y a environ 170 ans, il s’est produit dans ce pays ce qu’il est convenu d’appeler la « Glorieuse Révolution » –  une révolution qui a eu cet effet, de placer un mors dans la bouche du monarque, de telle sorte qu’il ne puisse plus, et ne tente plus, de faire de sa propre volonté ce que ses prédécesseurs avaient fait sans aucune crainte. Mais si la monarchie anglaise fut muselée et bridée par la Révolution, au même moment les grandes familles de propriétaires terriens se virent couronnées ; et depuis cette période, jusqu’à l’année  1831 ou  1832 […] ces familles de propriétaires terriens ont régné de façon quasi indiscutée sur la destinée et la vie des peuples de ce royaume. Si vous considérez l’histoire de l’Angleterre de la Révolution jusqu’à aujourd’hui, vous verrez que fut alors adoptée une politique entièrement nouvelle et, qu’alors que nous nous étions efforcés auparavant de nous tenir libres des complications européennes, nous nous engageons maintenant dans un système d’implication constante dans les affaires des pays étrangers, comme s’il n’y avait ni bénéfice ni honneur qui puisse être acquis dans un autre domaine. […] Lord Somers, qui écrivait pour Guillaume III, parlait des guerres interminables et sanguinaires de cette époque comme étant des guerres « pour maintenir la liberté de l’Europe ».

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C’étaient des guerres pour « défendre les intérêts des Protestants », et il y avait de nombreuses guerres pour défendre notre vieil ami, « l’équilibre des pouvoirs ». Depuis cette période nous avons été, je crois, en guerre avec, pour et contre chacune des grandes nations d’Europe. Nous avons combattu une prétendue hégémonie française sous Louis  XIV. […] Nous avons combattu pour jeter à bas l’hégémonie de Napoléon Bonaparte ; et le ministre qui représentait ce pays à Vienne, quand il fut décidé qu’aucun Bonaparte n’occuperait jamais de nouveau le trône de France, fut le même homme qui s’allia avec un autre Bonaparte pour mener la guerre contre l’hégémonie de feu l’empereur de Russie. De telle sorte que nous avons été tout autour de l’Europe, et l’avons traversée de long en large, et après une politique aussi distinguée, si prééminente, si persévérante, et si coûteuse, je pense que nous sommes en droit de demander à ceux qui la soutiennent quels en sont les résultats tangibles. L’« équilibre des pouvoirs » est comme un mouvement perpétuel, ou comme toutes ces choses après lesquelles les hommes s’échauffent l’esprit et gaspillent leur temps et leur argent. Nous savons tous, et nous le déplorons, qu’en ce moment même, une large part des hommes adultes en Europe est utilisée à produire et à entretenir des quantités énormes d’armements dans chaque grand pays européen. Supposant, alors, que l’Europe ne se porte pas mieux après les sacrifices auxquels nous avons consenti, demandons-nous quelle en a été le résultat pour l’Angleterre, parce que, après tout, c’est la question qui nous importe le plus. Je crois que, lorsque je dis qu’en poursuivant ce feu follet (les libertés de l’Europe et l’équilibre des pouvoirs), il a été retiré de cette petite île pas moins de 2  000  000  000  £, je sous-estime la somme. Je ne peux pas imaginer ce que représentent 2 000 000 000 £, et donc je ne tenterai pas de vous le faire imaginer. […] Quand j’essaie de penser à cette somme de 2 000 000 000 £ (…) je vois un de nos paysans qui bêche et laboure la terre, qui sème et qui récolte, qui transpire sous le soleil de l’été ou devient vieux avant que l’hiver n’arrive. Je vois un de nos nobles artisans, avec sa démarche virile et tout son savoir-faire, travaillant à sa forge. Je vois l’un de nos ouvriers de nos usines du Nord, une femme – une fillette, peut-être – (…) Je me tourne vers une autre partie de la population (…) et je vois l’homme qui remonte des caves secrètes de la terre les éléments de la richesse et de la grandeur de ce pays. Quand je vois tout cela (…), j’apprécie dans toute son ampleur la monstrueuse erreur de votre gouvernement dont la politique fatale consume parfois la moitié, et jamais moins que le tiers, du produit de l’industrie que Dieu voudrait voir apporter ses bienfaits à chaque foyer de ce pays, mais dont les fruits sont gaspillés aux quatre coins du monde sans apporter le moindre bien au peuple d’Angleterre. […] Plus vous pensez à cela, plus vous en arrivez à la conclusion à laquelle je suis arrivé, que cette politique étrangère, cet intérêt pour « les libertés de l’Europe », ce souci pour les « intérêts des Protestants », cet amour excessif de « l’équilibre

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des pouvoirs » n’est ni plus ni moins qu’un vaste système d’assistance à domicile pour l’aristocratie britannique1 [nombreux rires]. […] Je crois qu’il n’y a pas de grandeur permanente pour une nation si elle n’est pas fondée sur la moralité. Je me soucie peu de la grandeur des armes ou de leur réputation. Je me soucie de la condition des gens parmi lesquels je vis. Il n’y a pas un homme en Angleterre qui soit, moins que moi, susceptible de mal parler de la Monarchie et de la Couronne ; mais les couronnes, les tiares, les mitres, les parades militaires, les pompes de la guerre, les nombreuses colonies, et un immense empire, pèsent selon moi encore moins que l’air et ne valent pas qu’on leur accorde de l’attention, à moins qu’ils ne s’accompagnent d’une proportion équitable de confort, de satisfaction et de bonheur dans le peuple. Discours prononcé par John Bright le 29 octobre 1858, à l’hôtel de ville de Birmingham.

Speeches on Question of Public Policy by the Rt Hon. John Bright, M.P., Londres, 1892 (traduction : Ph. Chassaigne).

1.  Outdoor relief for the aristocracy of Great Britain : la Loi des Pauvres (Poor Law) de 1834 instituait, à côté de l’assistance dispensée dans les murs de la workhouse, ou asile des pauvres (indoor relief), une « aide à domicile » pour ceux qui n’étaient pas internés (outdoor relief).

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Chapitre 2

L’impérialisme britannique au xixe siècle : les conquêtes

Une simple comparaison entre deux cartes de l’Empire britannique, l’une en 1815, l’autre en 1914, permet de prendre la mesure des transformations intervenues en un siècle : au lendemain de Waterloo, les possessions britanniques, à l’exception du Canada et, dans une moindre mesure, de l’Inde, se cantonnent essentiellement sur les côtes, indice d’une puissance essentiellement thalassocratique, privilégiant les points d’appui pour sa flotte. En 1914, avec 33 millions de km2 et 390 millions d’habitants, le British Empire est le premier empire colonial, devançant largement ceux de la France (10 millions de km2 et 48 millions d’habitants) et de l’Allemagne (3 millions de km2 et 18 millions d’habitants). La pénétration vers l’intérieur des terres est spectaculaire en Inde, en Afrique, où la moitié orientale du continent est presque totalement sous domination britannique, ou encore en Australie. Cette expansion coloniale s’est longtemps effectuée d’une façon qui a pu faire qualifier les Britanniques d’« impérialistes malgré eux »1, c’est-à-dire au coup par coup, sans plan d’ensemble. La séparation chronologique traditionnellement retenue, qui met l’accent sur une accélération des conquêtes coloniales dans le dernier quart du xixe  siècle, doit être sensiblement nuancée, car elle tend à sous-estimer l’ampleur des acquisitions effectuées au cours des premières décennies du siècle.

1.  C. J. Lowe, The Reluctant Imperialists, Londres, Routledge, 1967 ; signalons d’ailleurs qu’il a appliqué cette formule à la période 1878‑1902, ce qui nous paraît en revanche tout à fait discutable.

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1815‑1876 : l’ère de l’impérialisme pragmatique L’expansion de la présence britannique en Inde La politique de conquêtes de l’East India Company (1798‑1857) Les Anglais aux Indes,

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 siècles

Les Anglais prirent pied en Inde un peu malgré eux : l’East India Company (EIC, Compagnie des Indes orientales), compagnie à charte fondée en 1600 et dotée du monopole du commerce avec toutes les régions de l’Asie méridionale, lança dès 1601 des expéditions pour établir des entrepôts en Indonésie, mais l’hostilité des Hollandais, très solidement implantés dans la région, l’obligea à se rabattre sur l’Inde. Des comptoirs furent établis entre 1611 et 1618 à Masulipatam, Agra et Surat, puis à Madras en 1642 et Calcutta en 1690. Dès les années  1650, le capital de l’EIC représentait quelque 2 % du revenu national anglais. L’inde approvisionnait l’Angleterre en épices, café, thé, tissus coton (« indiennes »), soieries ; elle faisait office de véritable entrepôt pour les marchandises venues d’autres régions de l’Orient. À la fin du xviie siècle, le commerce avec l’Inde s’élevait à 0,5 million de livres et il quadrupla au cours du demi-siècle suivant. L’Inde permettait aussi aux employés de la Compagnie de réaliser des fortunes spectaculaires (les « nababs »). Toutefois, l’objectif de l’EIC était d’établir des points d’appui pour le commerce, et non de se tailler un empire colonial : l’administration de larges territoires était considérée comme trop coûteuse. La richesse de l’Inde avait aussi attiré les Français, qui avaient fondé des établissements à la fin du xviie  siècle à Pondichéry et Chandernagor. À la mort d’Aurangzeb (1707), l’Empire moghol entra dans une phase de décadence, avec de nombreuses luttes intestines. Français et Anglais voulurent alors exploiter ces divisions pour accroître leur influence sur le sous-continent indien. La lutte, inévitable, se déroula de façon quasi ininterrompue entre 1746 et 1761, et prit la forme d’un affrontement personnel entre le gouverneur français de Pondichéry, Dupleix, et l’administrateur de l’EIC, Robert Clive. Le traité de Paris (1763) limitait la présence française à cinq comptoirs. La fin du xviiie  siècle vit le renforcement des pouvoirs de l’EIC, ainsi que de ses profits : elle se fit concéder la levée des impôts au Bengale, ainsi que l’administration de la justice, s’éloignant progressivement de sa fonction commerciale initiale pour devenir une administration territoriale. Elle obtint aussi le monopole de l’opium, cultivé au Bengale et introduit clandestinement en Chine. Au cours de la guerre d’Indépendance américaine (1776‑1783), les Français, avec le bailli de Suffren, tentèrent de venger leur échec de 1763, mais en vain, en dépit de réels succès initiaux. La sauvegarde de l’Inde par Warren Hastings ne

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 siècle : les conquêtes

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parut pas aux contemporains compenser véritablement la perte des Treize colonies d’Amérique, mais le recentrage de l’empire colonial qu’elle entraîna allait lui permettre de devenir, véritablement, le « joyau de la couronne » britannique.

Présents en Inde depuis le xviie siècle (cf. encadré « Les Anglais aux Indes, xviiee xviii  siècles »), les Anglais avaient renforcé leurs positions au cours des French Wars : de 1798 à 1805, sous l’impulsion de son gouverneur général Richard Wellesley (frère aîné du duc de Wellington), l’East India Company (EIC) se lança dans une politique d’annexions territoriales tous azimuts qui fit de la Grande-Bretagne la première puissance du sous-continent indien. Les difficultés rencontrées sur les théâtres d’opérations européens balayèrent les réticences initiales face à une reprise de l’extension territoriale en Inde. Le sultanat de Mysore, dont le souverain, Tipu Tib, était soupçonné de négocier avec les Français, fut attaqué dès février 1799 et écrasé en quelques semaines, Tipu préférant se donner la mort plutôt que de se rendre (mai  1799). Une partie du sultanat (Canara et Coimbatore) fut annexée par l’EIC, une autre partie cédée à l’Hyderabad (qui la rétrocéda à la Compagnie dès 1800), le tout encadrant un État-croupion vassalisé, tout comme l’étaient l’Hyderabad et le Tanjore. En 1801, l’annexion du Carnatic (côte sud-est du Dekkan) donna aux possessions britanniques la solution de continuité qui leur faisait défaut en Inde du Sud. L’établissement d’un lien comparable entre le Bengale et les terres britanniques du Dekkan fut achevé par le biais des guerres marathes que Wellesley entreprit lorsque ce royaume d’Inde du Nord, jusqu’alors puissant, fut affaibli par une longue période de guerres civiles (1794‑1802). Prenant toujours prétexte de l’établissement d’un possible « État français » en cette partie de l’Inde (les armées marathes étaient commandées par des militaires d’origine française, tels Benoît de Boigne ou Pierre Perron), il vassalisa davantage l’Oudh (qui dut en outre céder en 1801 la riche province du Rohilkand) puis attaqua le royaume marathe au motif d’une vague querelle de succession (1803‑1804). La deuxième guerre marathe permet à Arthur Wellesley (le futur Iron Duke) de s’illustrer par les victoires d’Assaye et d’Argoum (1803). La guerre se conclut par la conquête de l’Agra, de l’Orissa, qui établit un lien côtier entre Bengale et sud Dekkan, et du Gujarat. La prise de Delhi plaça l’Empereur moghol sous la « protection » des Britanniques. Toutefois, quelques échecs ponctuels (défaite de Kotah, piétinement devant Bharatpur) amènent l’EIC, inquiète du coût de tant d’annexions (sa dette était passée de 18  millions de livres à 31 millions), à le rappeler à Londres (1805). Ses successeurs optèrent pour une politique de consolidation et arrêtèrent les opérations militaires. L’expansion britannique en Inde reprit sous le gouvernorat de lord Hastings (1813‑1822). Jusqu’au milieu du xixe siècle, elle devait tendre de façon parallèle vers trois buts  : assurer la sécurité matérielle des personnes et des biens ; homogénéiser les possessions anglaises et éliminer toute menace intérieure ; renforcer la protection des frontières. Le premier objectif fut atteint par l’élimination des bandits Pindari (1817‑1818), dont les incursions menaçaient les territoires de la Compagnie en Inde centrale. La réalisation du deuxième objectif passa par l’élimination définitive des Marathes en tant que puissance politique et militaire au terme d’une troisième guerre, menée en même temps que celle contre les Pindari. La plus grande partie de leurs territoires (et notamment tout l’hinterland de Bombay) fut annexée, et ceux qui

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restèrent indépendants furent réduits au rang de protectorats (Baroda, Indore, Satara). Dans la foulée, les États rajpoutes se placèrent sous la protection britannique (1818). Lord Dalhousie (gouverneur-général de 1848 à 1856) eut recours à une autre tactique pour unifier les possessions britanniques, en l’espèce de la « doctrine du lapse » : les États princiers liés à l’EIC par un traité et dont le souverain mourait sans héritier mâle tombaient (en anglais, to lapse) dans l’escarcelle britannique. Ce fut le cas du Satara (1849), du Nagpur, du Berar et du Jhansi (1853), ou encore de l’Oudh (1856). Mieux encore : les dirigeants qui paraissaient, aux yeux des Britanniques (ici, très soutenus par les missions évangéliques locales), moralement inaptes à régner, étaient dépossédés de leur État au profit de l’EIC, ce qui fut le cas de l’Oudh. Quant au troisième objectif, la constitution d’un glacis protecteur autour de ce nouvel empire en pleine expansion, il fut d’abord effectué par l’annexion du Kumaun, sur le versant sud de l’Himalaya, au terme de la guerre des Gurkhas1 (1814‑1816) et la constitution du Népal en zone-tampon avec la Chine (1814). Toujours en direction du nord-ouest, une tentative d’établissement du protectorat britannique sur le Pakistan, objet supposé de la convoitise russe en Asie centrale, échoua tragiquement (1839‑1842) : les troupes britanniques qui avaient occupé le pays pour installer un souverain ami durent faire face à un soulèvement généralisé et leur déroute fut illustrée par le célèbre désastre de Khyber Pass (1842), où les Afghans exterminèrent l’armée britannique à l’exception d’une poignée de survivants, qu’ils épargnèrent pour qu’ils annonçassent la nouvelle eux-mêmes. L’annexion du Sind en 1843 par Charles Napier ne compensa que partiellement l’échec afghan, mais elle offrait à l’EIC la mainmise sur le delta de l’Indus et, par voie de conséquence, un droit de regard sur le cours supérieur du fleuve. Les troubles dans lesquels se débattait le riche royaume sikh du Punjab depuis le début des années  1840 amenèrent lord Hardinge (gouverneur-général de 1844 à 1848) à intervenir militairement en 1845, politique poursuivie par son successeur, l’entreprenant lord Dalhousie. Les deux guerres sikhes (1845‑1846, 1849), sanglantes et difficilement gagnées, se conclurent par la mise sous tutelle du Cachemire (1846) et l’annexion du Punjab (1849). À l’est, la menace que représentaient les Birmans, perceptible dès la fin du xviiie siècle, se précisa lorsqu’ils prirent le contrôle de l’Assam en 1818 et manifestèrent des velléités d’infiltration vers les territoires de  l’EIC. La première guerre birmane (1824‑1826), qui avait pour enjeu le contrôle du golfe du  Bengale, se conclut par un accord qui donnait aux Britanniques l’Assam ainsi que les régions côtières de l’Arakan et du Tenasserim. Une seconde guerre, en 1852, déboucha sur l’annexion de la Basse Birmanie, autour de Rangoon.

La révolte des Cipayes (1857‑1858) et ses conséquences La grande rébellion de 1857, connue outre-Manche sous le nom d’Indian Mutiny (« mutinerie indienne »), constitue un tournant dans l’histoire de l’Inde britannique : elle marque la fin des conquêtes, tant extérieures qu’intérieures, et fixe les traits de cet empire (même s’il ne fut formellement proclamé qu’en 1876) pour les 90 ans qui le séparent de l’indépendance. Comme son nom français de « révolte des Cipayes »

1.  Recrutés au Népal, les gurkhas constituèrent par la suite le fleuron de l’armée des Indes.

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l’indique, l’insurrection commença par une mutinerie des auxiliaires indiens de l’armée britannique (les Cipayes), au nombre de 233 000, face à 45 000 soldats réguliers. Les causes en sont nombreuses et complexes (cf. encadré), ce qui explique son ampleur ; elle faillit balayer la domination anglaise en Inde.

Les causes de la révolte des Cipayes L’affaire bien connue des cartouches équipant les fusils Enfield, nouvellement introduits dans l’armée des Indes, ne constitue qu’un élément déclencheur immédiat : les auxiliaires, où musulmans et hindous étaient enrôlés ensemble, devaient pour les charger, déchirer les enveloppes des cartouches avec leurs dents ; or, celles-ci étaient enduites d’un lubrifiant à base de graisse de porc et de bœuf, ce qui offensait les croyances des fidèles des deux religions. Des mutineries éclatèrent de façon sporadique entre janvier et mai 1857, date du début de l’insurrection à proprement parler. Au nombre des causes à court terme, il faut évoquer la maladresse des cadres britanniques qui envisageaient d’envoyer des Cipayes bengalais en Birmanie, violant ainsi un interdit religieux auxquels ils étaient attachés (ne pas naviguer en pleine mer), ou encore d’élargir le recrutement des auxiliaires au Punjab et au Népal  : cette menace envers le monopole des membres des hautes castes des provinces du nord-ouest semblait annoncer une abolition pure et simple du système des castes. En outre, les informations concernant les difficultés rencontrées par les Anglais lors de la guerre de Crimée (1854‑1856) pouvaient être prises comme un signe supplémentaire d’affaiblissement du potentiel militaire britannique, après les revers enregistrés au cours de la première guerre afghane. Enfin, l’annexion de l’Oudh en vertu de la « doctrine du lapse » (1856) choqua profondément les nombreux Cipayes qui en étaient originaires (ce fut la région la plus violemment touchée par la révolte, qui y prit des accents de guerre d’indépendance). Ces éléments renvoient à des causes plus profondes  : ressentiment devant la rapacité des agents de l’EIC, souci des Indiens de protéger leur religion et leurs coutumes traditionnelles menacées, ou supposées telles, par les Britanniques, et notamment par les missionnaires, ou encore volonté de laver la honte de voir l’Inde conquise par des « infidèles ».

La révolte débuta le 10 mai 1857 près de Delhi, par la mutinerie de trois régiments de Cipayes qui massacrèrent leurs officiers ; puis, marchant sur Delhi, ils réinstallèrent sur son trône le vieil empereur Bahadur Shah, figure symbolique destinée à réveiller les sentiments de loyauté de la population envers la dynastie moghole. La révolte connut en quelques mois un succès foudroyant, même si elle resta limitée à l’Inde du Nord et du Centre. Le reste du sous-continent demeura calme, et les autres troupes auxiliaires, sikhs et gurkhas népalais, demeurèrent loyales et contribuèrent à la victoire finale des Britanniques. Leur autorité s’évanouit quasi totalement en dehors des centres urbains et des axes principaux de communication. Les révoltés multiplièrent les massacres d’officiers et de civils, femmes et enfants compris, que ce soit par simple manifestation de haine envers les colonisateurs ou par volonté de radicaliser le mouvement pour entraîner les plus tièdes.

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Le rétablissement de l’ordre fut long, difficile et sanglant, faisant plusieurs centaines de milliers de victimes. Les Britanniques pratiquèrent parfois la destruction systématique des villages et le massacre des populations pour venger les victimes des Cipayes. Battus à Cawnpore et à Arrah en juin, ils reprirent Delhi en septembre puis délivrèrent la ville de Lucknow après un long siège (juin-novembre). L’Oudh ne fut reconquis qu’au mois de  mars suivant. À l’automne 1857, plusieurs contingents britanniques furent appelés en renfort de Crimée, de Perse et de Chine. La paix était rétablie en juillet 1858, mais des incidents se poursuivirent dans plusieurs régions jusqu’en 1859. L’Inde connut d’autres révoltes, mais de moindre ampleur, « émeutes du Dekkan » en 1875, en 1879 dans l’Andrah Pradesh et, surtout, en 1899‑1900, dans le Bihar (le « Grand Tumulte »). La révolte des Cipayes est moins une première manifestation du sentiment national indien qu’un soulèvement spontané, caractérisé par son manque d’objectifs clairs –  même le rétablissement de la dynastie moghole n’était guère susceptible de rallier une majorité d’indigènes  –, ce qui obéra dès le départ ses chances de succès à terme ; elle connut ses plus grands succès, rencontrant par endroits le soutien des populations civiles, là où les effectifs britanniques étaient réduits et où les magnats locaux s’engagèrent nettement aux côtés des révoltés. Une fois leur domination rétablie, les Britanniques comprirent la nécessité de mieux traiter les princes indiens. L’EIC fut abolie, mesure certes formelle mais hautement symbolique, et l’administration de l’Inde passa directement sous l’autorité du gouvernement1. La politique d’annexions fut également abandonnée. En 1858, une proclamation de la reine Victoria affirmait que les traités passés avec les princes seraient respectés à la lettre, et, en 1860, le droit d’adoption pour les princes était de nouveau reconnu, mettant ainsi un terme à la « doctrine du lapse ». En 1876, la décision du Premier ministre Benjamin Disraeli de proclamer la reine Victoria « impératrice des Indes » ne faisait pas que flatter l’ego de la souveraine, que l’on disait fort ulcérée d’être le seul souverain d’une grande puissance européenne à ne pas avoir de dignité impériale, depuis qu’en 1871, le roi de Prusse Guillaume Ier s’était vu proclamer empereur d’Allemagne. Elle traduisait un renouveau d’intérêt pour l’idéal impérialiste, dont nous verrons plus loin les différentes manifestations.

L’avancée britannique en Extrême-Orient La pénétration britannique s’effectua à partir de la tête de pont que constituait l’Inde, par étapes successives  : Asie orientale entre 1815 et 1830, Chine dans les années 1840‑1850, puis Océanie dans les années 1860‑1870.

L’Asie orientale Les principales motivations des Britanniques dans cette zone étaient commerciales avec, en particulier, dès la fin du xviiie  siècle, un commerce florissant entre l’Inde et la Chine (thé chinois contre coton indien). Les simples données 1.  Voir chapitre 3.

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géographiques faisaient des archipels et des détroits d’Asie du Sud-Est un point de passage crucial sur cette route maritime. Les Hollandais étaient présents depuis le e xvi  siècle à Java, aux Moluques, à Malacca, mais aussi à Ceylan, étape importante pour les navires qui se rendaient au Bengale après la longue circumnavigation africaine. C’est pourquoi, dès que les Provinces-Unies s’allièrent aux Français en 1795, leurs possessions asiatiques furent systématiquement occupées, pour garder ouvertes les routes maritimes ; on a vu les acquis britanniques à la suite du congrès de Vienne, même si certaines annexions du temps de guerre furent rétrocédées aux Hollandais (Badang, Batavia, Macassar,  etc.). Ils furent rapidement consolidés avec la création de Singapour par Stafford Raffles en 1819, port que sa situation à la pointe de la Malaisie imposa rapidement comme principal entrepôt pour l’Extrême-Orient et le Pacifique. Sa position fut renforcée en 1824 lorsque les Britanniques obtinrent la colonie hollandaise de Malacca en échange de positions anglaises sur la côte ouest de Sumatra  : la ville, qui avait 150  habitants en 1815, en comptait 60 000 en 1860. En 1841, les Britanniques s’implantèrent aussi au Sarawak, à l’ouest de Bornéo.

L’« ouverture » de la Chine (the break up of China) L’importance du marché chinois fut avérée dès la fin du xviiie  siècle  : les droits de douane ayant été abaissés en 1774 sur le thé importé en Grande-Bretagne, les exportations de thé de Chine (il n’était alors pas cultivé en Inde) vers Londres passèrent de 7,5  millions de tonnes à 11,8  millions entre 1790 et 1820 ; la soie, également, constituait un produit recherché. En échange de ces deux produits principaux, et pour ne pas avoir à payer le thé en numéraire, l’EIC vendait aux Chinois des toiles de laine et de coton, mais en quantités bien plus faibles : depuis le début du xviiie  siècle, l’Empire du Milieu s’était orgueilleusement refermé sur lui-même et son marché de quelque 300 millions d’habitants au début du xixe siècle suscitait bien des convoitises. Limitées au seul port de Canton, où résidait une petite colonie de quelque 300  négociants, les relations commerciales avec la Grande-Bretagne étaient étroitement contrôlées par les autorités chinoises et soumises, notamment, au contrôle du Co-Hong, association de marchands chinois dotée du monopole des transactions. Une mission envoyée à Pékin en 1793 par lord Macartney, afin de négocier une plus large ouverture du marché chinois, n’aboutit à aucun résultat. Entre-temps, les articles textiles avaient perdu leur place dominante dans les exportations britanniques en direction de la Chine au profit de l’opium (environ 4 500 caisses par an vers 1820, mais 16 000 caisses dix ans plus tard, et 40 000 en 1840, pour une valeur de 3,4  millions de livres)  : le stupéfiant était à l’époque considéré comme une marchandise ordinaire, et les produits opiacés vendus librement en Grande-Bretagne. Dans les années  1830, les marchands britanniques demandaient que le gouvernement impérial leur accordât un accès plus large au marché chinois, et notamment l’abolition du Co-Hong, d’autant que l’EIC perdit en 1833 son monopole du commerce avec la Chine. Bien au contraire  : les Chinois interdirent en 1839 le commerce de l’opium, qui était payé en numéraire et entraînait donc des sorties de métal précieux vers l’Europe (où les espèces chinoises étaient au contraire très appréciées, en raison

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Enfin, la colonie britannique de Hong Kong s’étendait par l’annexion du promontoire voisin de Kowloon et de la petite île de Stonecutters. Peuplée en 1842 d’à peine 5  000  paysans chinois, l’île de Hong Kong (17  x  6  km), située à 120  km de Canton, au débouché de la rivière des Perles, avait prospéré du fait de son statut de port franc ainsi que de la proximité de la colonie portugaise de Macao ; en 1850, elle comptait déjà 37  000  habitants et l’acquisition de Kowloon dopa son activité commerciale  : en 1866, son trafic dépassait le million de tonnes.

La pénétration britannique en Océanie L’accentuation de la présence des Britanniques en Océanie fut, dans une large mesure, la conséquence de leur engagement en Chine : c’est au moment de la première guerre de l’opium que le gouvernement réalisa pleinement l’intérêt que présentaient les archipels du Pacifique comme relais sur une autre route vers la Chine, les navires à voile préférant souvent la voie du Cap Horn à celle du Cap de Bonne-Espérance. Non que les Britanniques aient été totalement absents de cette vaste aire maritime : leurs premiers ressortissants furent les 736  bagnards (convicts) débarqués en 1788 à Botany Bay, sur la côte sud-est de l’Australie (elle-même découverte en 1770 par James Cook). Astreints à des travaux forcés, tels que la construction de routes ou de bâtiments publics, ils étaient ensuite libérés mais, faute de pouvoir retourner en GrandeBretagne, ils s’installaient sur place. Ils furent bientôt suivis (1793) par les premiers colons libres, portant les effectifs de la colonie, baptisée Nouvelles Galles du Sud (New South Wales), à 15 000 personnes vers 1815. Ce n’est qu’en 1803, après la circumnavigation réalisée par Matthew Flinders, que l’on sut de façon définitive que l’Australie était bien une île. Les Néerlandais présents sur la côte ouest (colonie de Nouvelle Hollande) furent écartés en 1827 et la Grande-Bretagne revendiqua la possession de l’ensemble de l’île. Après des débuts plutôt chaotiques, la colonie se structura progressivement : introduction de l’élevage du mouton mérinos dès 1800, qui allait faire de la laine un article d’exportation essentiel, extension territoriale vers l’ouest en franchissant les Montagnes bleues, naissance de nouvelles colonies par « fragmentation » de celle de New South Wales ou par suite de l’exploration de l’île. Du point de vue démographique, l’Australie comptait 1 million de colons en 1861 et 4,5 millions en 1911. En Grande-Bretagne, l’émigration d’éléments « respectables » était encouragée, et notamment celle des femmes, qui se voyaient offrir le coût du voyage (3 000 femmes s’installèrent ainsi entre 1832 et 1836). La pratique de la déportation (transportation) des bagnards fut abolie en 1840 en Nouvelles Galles du Sud, et elle ne se perpétua jusqu’en 1868 en Australie de l’Ouest (Western Australia) qu’en raison du manque de candidats spontanés à l’immigration dans un environnement fort peu hospitalier. Les Britanniques se montrèrent moins aventureux en dehors de l’Australie. Certes, des missions scientifiques ou religieuses avaient sillonné l’océan Pacifique, ainsi que des baleiniers à la recherche de nouvelles zones de pêche. Certains formèrent des petits établissements sur les côtes de Nouvelle-Zélande, rejoints en 1814 par les premiers missionnaires, anglicans puis méthodistes et catholiques, mais les choses restèrent en l’état jusqu’à ce que les Français manifestassent quelque intérêt pour

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l’archipel à la fin des années 1830. L’annexion fut alors prononcée en 1840, et l’émigration encouragée sur une large échelle, fût-ce au prix de conflits sanglants avec les populations indigènes maories. Les villes de Wellington et Nelson furent fondées en 1840, New Plymouth et Auckland en 1841, Christchurch, enfin, en 1850. Mis devant le fait accompli, le gouvernement français de Guizot décida alors de se reporter sur la Polynésie, mais n’obtint que des succès limités1 : la région devenait progressivement une zone sensible aux yeux des Britanniques. Ceux-ci, en revanche, « verrouillèrent » leur dispositif d’abord à l’est, en acquérant en 1874 les îles Fidji, cédées à la couronne britannique par leur souverain en titre, et que le ministre des Colonies, lord Carnavon, accepta au nom de « la Mission de l’Angleterre ; le goût de l’aventure ; occuper les vastes espaces de la terre ». En réalité, le roi Cakobau gouvernait avec l’aide d’un Anglais comme principal conseiller un archipel où colons et marchands britanniques s’étaient installés depuis plusieurs années, et menaient des activités hautement lucratives sinon toujours très morales, comme le trafic de main-d’œuvre insulaire en direction de l’Australie et de l’Amérique latine. La cession formelle des Fidji aux Britanniques était une façon de les impliquer davantage dans le maintien d’un ordre souvent précaire. À l’ouest, la mainmise successive sur Labuan (1846), les îles Coco (1857), Andaman (1858) et Nicobar (1869) permit de mieux assurer la sûreté des routes maritimes contre les pirates locaux ; en Malaisie, le ministère des Colonies hérita de l’administration des Straits Settlements (« établissements des détroits », c’est-à-dire Singapour, Malacca, Dindings, Penang…) en 1867 et, pour en garantir la sécurité face aux petits sultanats rivaux (Perak, Selangor, Pahang, etc.) qui se partageaient la péninsule, il les plaça à partir des années 1870 sous la tutelle d’un « résident » britannique qui exerçait la réalité du pouvoir. Toutefois, cette politique ne parvint à son aboutissement logique (constitution d’une entité fédérale formellement contrôlée par Londres) qu’à l’extrême fin du xixe siècle, lorsque les rivalités coloniales s’aiguisèrent avec l’arrivée des Allemands dans cette région du monde.

L’Afrique : un continent délaissé jusqu’aux années 1870 La faiblesse de l’intérêt apporté à l’Afrique jusqu’au dernier quart du xixe  siècle est un trait commun aux puissances européennes, largement explicable par les risques sanitaires de toute entreprise de colonisation, jugés trop élevés pour les profits susceptibles d’en être retirés. Le fait est particulièrement net pour les Britanniques, comme le démontrerait, une nouvelle fois, une carte de l’évolution –  limitée  – de leurs implantations africaines entre les French Wars et 1870. Leurs intérêts premiers consistaient en la maîtrise de points d’appui suffisamment nombreux sur les côtes, ou à proximité, pour contrôler les différentes routes vers les Indes : il s’agissait, pour la route circum-africaine, de la Gambie (la présence anglaise à James Island remontait à 1618, mais la colonie ne naquit qu’en 1821), du Sierra Leone (créé en 1787 comme refuge pour des esclaves affranchis et devenant officiellement colonie en 1808), des 1.  Voir chapitre 1.

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îles Ascension et de Sainte-Hélène (anglaises depuis 1815), et Tristan d’Acunha (possession plus ancienne  : 1651), de la colonie du Cap, cédée par les Hollandais en 1815, puis, en remontant l’océan Indien, des îles Maurice, Seychelles, Maldives et Laccadives. En Méditerranée, la mainmise des Britanniques sur Aden (1839) permit de verrouiller la mer Rouge, en réponse aux agissements des Français dans l’Égypte de Mehmet Ali. En dehors de cette préoccupation fondamentale, les intérêts britanniques en Afrique étaient assez restreints  : le Sierra Leone était aussi utilisé comme base d’opérations contre la traite des esclaves, abolie par les Britanniques en 1807, et la Gambie se consacrait au commerce de la cire, de l’huile de palme et d’arachides, et des peaux ; vers 1860, les territoires des deux colonies n’avaient que faiblement progressé vers l’est, et l’avance des Français en direction du Sénégal voisin à partir de 1865 ne suscita que peu d’alarmes. De même les Britanniques n’intervinrent pratiquement pas en Afrique équatoriale avant les années 1840, et d’abord, principalement, pour lutter contre la traite négrière. La conquête de Lagos en 1851 marqua le début de l’implantation britannique sur les bouches du Niger, mais elle se limita pour l’essentiel à une étroite bande côtière, tout comme la colonie de la Côte de l’Or à sa création en 1874, trente ans après la mise en place d’un protectorat sur le petit État de Fante, et après deux guerres contre les Ashanti (1863, 1873‑1874). Ce manque d’intérêt économique n’était pas contradictoire avec une immense curiosité intellectuelle pour le continent africain, visible au nombre d’expéditions engagées dès la fin du xviiie  siècle. Les Britanniques jouèrent un rôle capital dans l’exploration de l’Afrique centrale et équatoriale, les régions australes étant aussi parcourues par les Portugais (présents au sud du Zaïre et sur la côte du Mozambique depuis le xve  siècle) et les Afrikaners. Parmi les grandes expéditions, citons, après James Bruce, découvreur des sources Nil bleu en 1770, celles de Mungo Park en 1795‑1797 et en 1805‑1806, au cours de laquelle il perdit la vie, en direction du Niger, et de Hornemann, un Allemand mandaté par l’African Association, à travers le Sahara (1798‑1801), où lui aussi perdit la vie ; la découverte de Tombouctou par Laing en 1825 ; la descente du cours du Niger jusqu’à la mer par Richard et John Lander (1830) ; la longue expédition d’Heinrich Barth, au cours de laquelle la preuve fut faite de l’efficacité de la quinine contre la malaria (1850‑1855). De la région du Niger, l’intérêt des Britanniques se déplaça ensuite vers l’Afrique orientale : les sources du Nil furent finalement identifiées au lac Victoria par John Speke et James Grant en 1862 ; David Livingstone, envoyé par la London Missionary Society, atteignit le lac Nyassa au cours de son expédition de 1858‑1864, avant de repartir explorer les Grands Lacs en 1866‑1873 (c’est à cette occasion qu’il fut « retrouvé » par Henry Stanley en 1871 à Ujiji, avant de mourir au sud du Tanganyika deux ans plus tard) ; en 1873‑1875, V.L. Cameron devint le premier Européen à traverser le continent africain d’est en ouest. Au milieu des années 1870, l’intérêt purement scientifique pour l’Afrique commençait à s’atténuer au profit des expéditions à visées politiques, c’est-à-dire colonisatrices. La colonie du Cap constitua le plus important des points d’appui britanniques sur la côte africaine pendant les trois premiers quarts du xixe siècle. Occupée entre 1795 et 1803, puis restituée aux Hollandais, réoccupée en 1806 et définitivement acquise 

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en 1815, elle fit l’objet d’une politique d’anglicisation qui prit un tour à la fois ethnique, pour remplacer l’élément afrikaner (ou boer1, soit « fermier » en hollandais) par l’immigration (fondation de Port Elizabeth en 1822 par 2 500 colons venus de GrandeBretagne), et administrative, en introduisant les lois britanniques, indépendamment des conceptions des populations locales ; ce fut notamment le cas de l’émancipation des esclaves en 1833. Dans le même temps, les gouverneurs britanniques menaient une politique de consolidation territoriale sur les marges septentrionales et orientales de la colonie. Ces pratiques amenèrent les Afrikaners à émigrer vers le Natal, puis, après son annexion en 1842, vers l’intérieur des terres  : le Grand Trek (1836‑1844) conduisit à la fondation de l’État libre d’Orange et du Transvaal (« République sudafricaine »), dont l’indépendance fut reconnue par les conventions de Sand River (1852) et de Bloemfontein (1854). Elles ne devaient marquer qu’un temps d’arrêt dans la volonté des Britanniques de contrôler l’ensemble de l’Afrique australe, au fort morcellement territorial : le Kaffraria fut annexé en 1866, de même que le Basutoland en 1868 ou encore le Gricqualand occidental (1871), petits territoires plus ou moins indépendants, nés d’un processus de colonisation spontanée à partir des États d’Orange et du Transvaal. Ce fut aussi le cas du Stellaland ou du Goschen qui bloquaient le mouvement d’expansion des colons du Cap vers le Bechuanaland, plus septentrional. À chaque fois, les intérêts britanniques se heurtaient à ceux des États boers pour le contrôle des terres occupées par les tribus noires. C’est pour résoudre le problème qu’en 1877, profitant de la banqueroute du Transvaal, le Premier ministre britannique Benjamin Disraeli en décida l’annexion, sous prétexte de le protéger de la menace des Zoulous. Or, ceux-ci furent écrasés en 1879, et les Boers s’attendirent à recouvrer leur indépendance, que William Gladstone avait promise au cours de sa campagne pour les élections de 1880. Devant le refus de Londres, ils se soulevèrent en 1880, sous la direction de Paul Krüger, et leur indépendance fut restaurée en 1881, sous une vague suzeraineté de la couronne britannique (convention de Pretoria, 1882).

1876‑1914 : consolidation de l’Empire et apogée de l’impérialisme Point de repère commode, avec la proclamation de la reine Victoria impératrice des Indes, la date de 1876 signale, dans la vision traditionnelle, le début d’une période d’expansion moins facile, le Royaume-Uni devant faire face à la concurrence des nouveaux venus dans la « course aux colonies » (la France, l’Allemagne, voire la Russie en Asie), difficultés qui auraient entraîné cette exacerbation de l’impérialisme. Cette vue doit maintenant être sérieusement nuancée, ne serait-ce que parce qu’elle tend à minorer la formidable avance prise par les Britanniques à l’orée du dernier quart du xixe siècle et à surévaluer les acquisitions réelles de leurs concurrents.

1.  Qui se prononce « bour », suivant l’orthophonie hollandaise.

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La consolidation de l’empire des Indes et les progrès en Extrême-Orient Au cours du dernier quart du xixe siècle, les Britanniques se soucièrent de constituer un glacis de protection autour de l’empire des Indes face à l’avancée des Russes en Asie (conquête du Turkestan, 1873). En 1876‑1878, au moment de la grave crise diplomatique anglo-russe à propos des Balkans1, les Britanniques annexèrent le Bélouchistan, ce qui semblait préfigurer la transformation de l’Afghanistan en zone-tampon entre les deux impérialismes rivaux. La deuxième guerre afghane (1878‑1881) ne fut guère plus probante que la première  : elle se solda par un accord avec l’émir de Kaboul, Abdurrahman, qui donnait au Royaume-Uni un contrôle plus ou moins théorique sur la politique étrangère afghane, mais sans véritable moyen de persuasion en l’absence de toute présence britannique à Kaboul. La reprise de la progression russe entre 1881 et 1885 conduisit Abdurrahman à se rapprocher des Britanniques : les accords de 1887 et 1893 délimitèrent les frontières entre l’Inde et l’Afghanistan dans les régions qui bordaient la rive droite de l’Indus, permettant ensuite aux Britanniques de policer plus efficacement la « province frontalière du nord-ouest » d’où les tribus locales menaient de fréquents raids en territoire anglais. Seul le Tibet, naturellement protégé par la barrière himalayenne, demeura en dehors de l’influence britannique, en dépit de la tentative de lord Curzon d’y envoyer une expédition en 1904. Ce dernier, vice-roi des Indes de 1899 à 1905 après avoir été sous-secrétaire d’État à l’Inde (1891‑1892) puis Junior Minister au Foreign Office sous Salisbury (1895‑1898), était un fervent partisan de la défense des intérêts britanniques dans toute l’Asie face à l’expansionnisme russe, idée qu’il avait exposée à plusieurs reprises dans des ouvrages tels que Russia in Central Asia (1889) ou Problems of the Far East (1894). À l’est, l’avancée française en Indochine constituait le principal sujet d’inquiétude pour les Britanniques : la troisième guerre birmane (1885‑1886) déboucha sur l’occupation de la Haute Birmanie et son rattachement à l’empire des Indes. Au-delà, les Britanniques consolidèrent leurs positions dans la péninsule malaise, divisée en de multiples États instables, dans la partie septentrionale de Bornéo et au Siam ; il s’agissait d’empêcher les Allemands, qui commençaient de s’implanter dans le Pacifique (îles Salomon, îles Bismarck), de prendre trop d’importance dans une région qui contrôlait des routes maritimes de première importance. Brunei, Borneo et le Sarawak devinrent des protectorats dès 1888. La constitution de la Fédération des États malais en 1896, instaurant le protectorat britannique sur Perak, Selangor, Pahang et Negri Sambilan, était le point d’aboutissement logique des premiers accords de 1874 ; les autres États malais (Kedah, Perlis, Kelatan, Trengganu) passèrent sous protectorat en 1909, après que le Siam ait formellement renoncé à leur suzeraineté, tout comme le sultanat de Johore en 1914. Dans le Pacifique, enfin, les Britanniques imposèrent progressivement leur contrôle sur les îles Pitcairn (1887), la Nouvelle-Guinée (1884), les îles Cook (1888), Gilbert et Ellis (1892),

1.  Voir chapitre 1.

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Salomon (1893), Tonga (1900) et les Nouvelles Hébrides (1906), en condominium avec la France. En Extrême-Orient, enfin, le « partage » (break-up) de la Chine succéda à son « ouverture ». P.J. Cain et A.G. Hopkins reprennent même à son propos le terme de « scramble » (« curée ») traditionnellement appliqué à l’Afrique (cf.  infra) pour caractériser les deux décennies qui suivent sa défaite face au Japon en 1894‑18951, marquées par une course aux territoires et aux avantages de la part des Occidentaux. Au-delà du fait de renforcer sa position de créancier principal du gouvernement impérial, cela se traduisit pour la Grande-Bretagne par l’obtention en 1898 du port de Wei-Hai-Wei, essentiellement dans le but de neutraliser les Russes implantés dans la base de Port Arthur, qui lui faisait face, sur la côte septentrionale du détroit de Bo Hai, et des « Nouveaux Territoires » de Hong Kong, cédés à bail pour 99 ans. L’Extrême-Orient revêtait une place importante dans le dispositif britannique de ce qui était bien un « containment » (« endiguement »2 de l’influence russe en Asie, et le traité conclu avec le Japon en janvier 1902 en constituait un élément de première importance : cet accord, qui consistait en une promesse d’assistance mutuelle en cas d’agression par une coalition de puissances, représentait un revirement diplomatique d’importance, puisqu’il s’agissait là d’un de ces « engagements contraignants » que les Britanniques avaient jusqu’alors soigneusement évités.

Le « scramble » africain L’Afrique, on l’a vu, était restée globalement à l’écart du mouvement de colonisation ; en 1914, en revanche, la totalité du continent était passée sous domination européenne, à l’exception du Libéria et de l’Éthiopie3. La tenue du congrès de Berlin (1884‑1885) représente une date majeure dans cette évolution (cf. encadré) : les règles qu’il fixa pour le processus de colonisation sont, dans une large mesure, responsables des tracés des frontières africaines contemporaines ; à plus court terme, il donna le signal de départ du « scramble for Africa », la « curée pour l’Afrique ». La Grande-Bretagne, il est vrai, avait déjà sensiblement progressé dans ses entreprises colonisatrices en renforçant son contrôle sur l’Égypte (1875‑1882) ; par la suite, Égypte et Afrique du Sud firent office de têtes de pont à partir desquelles s’engagea une politique de comblement des espaces interstitiels, alors que la présence britannique en Afrique occidentale était plus limitée.

1.  P.J. Cain et A.G. Hopkins, British Imperialism ; Innovation And Expansion 1688‑1914, Londres, Longman, 1993, p. 432. 2.  Cette expression, que les Américains, comme on le sait, utilisèrent dès 1947 pour qualifier leur politique face à l’expansion du communisme après la Seconde Guerre mondiale, est tout à fait pertinente dans ce contexte. 3.  Le Libéria était né au début du xixe  siècle des initiatives de philanthropes américains pour faire retourner en Afrique des Noirs affranchis ; devenu État indépendant en 1847, il reçu entre 1822 (première installation effective) et 1892 quelque 22  000  immigrés noirs. Compte tenu des circonstances de sa création, sa colonisation n’était pas envisageable. Quant à l’Éthiopie, elle sauvegarda son indépendance en triomphant des troupes italiennes en 1896 à la bataille d’Adoua.

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Le congrès de Berlin (1884‑1885) Réuni à l’initiative du chancelier allemand Bismarck, le congrès de Berlin (novembre  1884-février 1885) s’efforça d’édicter des règles de bonne conduite pour la colonisation de l’Afrique. Initialement, ses conclusions ne devaient s’appliquer qu’à la partie occidentale du continent, mais, en réalité, elles prévalurent pour son ensemble. Les participants y décidèrent de la liberté du commerce dans le « bassin conventionnel » du Congo (en fait, toute l’Afrique centrale), ainsi que des modalités de l’occupation européenne des terres africaines. Celle-ci devait s’effectuer des côtes vers l’intérieur ; il ne devait pas y avoir de possession sans administration effective ; enfin, les autorités coloniales devaient s’engager à lutter contre l’esclavage, à améliorer le sort des autochtones et à les évangéliser. La portée du congrès de Berlin est considérable, dans la mesure où les décisions prises conditionnèrent le tracé des frontières africaines jusqu’à aujourd’hui : on sait que les États arrivés à l’indépendance préférèrent ne pas les remettre en cause, de peur d’ouvrir une véritable boîte de Pandore.

Les conséquences de l’occupation de l’Égypte On a vu dans le chapitre 1 comment les Britanniques s’étaient trouvés de plus en plus impliqués dans les affaires égyptiennes entre 1874 (rachat des parts égyptiennes de la compagnie du Canal de Suez) et 1882 (occupation militaire du pays). Leur présence en Égypte devait initialement être de courte durée, mais un certain nombre de responsables, tel le puissant Evelyn Baring, contrôleur général puis consul général (1883‑1907) de Grande-Bretagne en Égypte (1879‑1880), étaient partisans d’une occupation à plus long terme afin de procéder à des réformes de grande ampleur, à commencer dans le domaine financier. Rétablir la solvabilité de  l’Égypte après sa banqueroute de 1879 signifiait, entre autres, mettre un terme à des engagements coûteux et inutiles, comme l’intervention au Soudan  : conquis par les Égyptiens en 1822, il était agité depuis 1880 par une révolte menée par un chef religieux, le Mahdi. Après la défaite d’une armée égyptienne à El Obeid en 1883, le gouvernement Gladstone ordonna le retrait total du Soudan, chargeant le général Gordon de chapeauter les opérations. Au contraire, il entreprit de reconquérir le pays, mais l’infériorité numérique de ses forces condamnait son entreprise et il le paya de sa vie en janvier 1885, comme on le verra plus en détail ci-dessous. Si Gordon s’éleva ainsi au rang de héros pour l’opinion britannique, le Soudan ne put être reconquis avant la fin des années  1890, grâce à l’action de Kitchener  : la victoire qu’il remporta sur les Soudanais à Omdurman (1898) racheta la mort de Gordon ; au passage, cette expédition occasionna la crise de Fachoda avec la France en 1898. Un condominium anglo-égyptien fut instauré l’année suivante dans lequel la Grande-Bretagne détenait bien sûr la place prédominante.

La guerre sud-africaine Le modus vivendi établi en 1882 avec les États boers ne dura que peu de temps  : en 1886, la découverte d’or au Transvaal entraîna un afflux massif de travailleurs étrangers (uitlanders), avec parmi eux beaucoup de Britanniques. Peu intégrés dans la

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population boer, qui les regardait avec suspicion, ils se plaignaient pour leur part de leur exclusion du corps politique : depuis 1890, la durée de résidence nécessaire pour prétendre à la naturalisation et à l’inscription sur les listes électorales était de 14 ans, soit un laps de temps supérieur à ce que les uitlanders, attirés par la perspective d’un enrichissement rapide, restaient effectivement au Transvaal. En outre, l’ampleur des gisements faisait du Transvaal un État plus riche que la Colonie du Cap : en 1898, il était le premier producteur d’or du monde (27 % de la production mondiale). De plus, les États boers se trouvaient de plus en plus enclavés au milieu de territoires britanniques (le Basutoland devint colonie de la couronne en 1885, le Bechuanaland un protectorat la même année, et les deux Rhodésie furent fondées entre 1888 et 1891, cf. infra), plaidant, dans l’esprit d’un Cecil Rhodes (1853‑1902), leur Premier ministre de 1890 à 1896, en faveur de la réalisation de son projet de relier entre elles toutes les colonies britanniques « du Cap au Caire » (« From Cape Town to Cairo »). Enfin, l’installation de la colonie allemande du Sud-Ouest africain pouvait laisser craindre le développement d’un tropisme germanique dans la population boer et, à terme, la constitution d’un pôle germanique puissant face à l’Afrique australe anglaise. Du côté britannique, les vues de Rhodes trouvaient un écho favorable chez Joseph Chamberlain, ministre des Colonies en 1895. En revanche, il se heurtait aux sentiments indépendantistes des Boers, inspiré par le président du Transvaal, Paul Kruger. Il soutint le raid Jameson (29  décembre 1895), une expédition militaire théoriquement organisée pour délivrer des ressortissants britanniques en butte aux persécutions boers ; elle échoua piteusement, entraînant la démission de Rhodes de son poste de Premier ministre de Rhodésie, et rendit un conflit avec les États boers plus probable. Les uitlanders refusèrent une proposition qui leur octroyait les droits politiques en échange de la renonciation, par l’Angleterre, de ses prétentions à la suzeraineté. Finalement, en 1898, un incident mineur (un uitlander tué par un policier) fournit aux Britanniques le prétexte attendu. La guerre « des Boers » (Boers’ War) qui s’ensuivit entre 1899 et 1902 fut difficile : les Boers, qui connaissaient parfaitement leur pays, commencèrent par prendre l’offensive en envahissant le Natal et en assiégeant Mafeking et Kimberley ; une contreoffensive britannique fut brisée à Colenso (15 décembre 1899). L’arrivée en Afrique du Sud de lord Roberts et de Kitchener permit de dégager les villes assiégées avant d’entamer l’invasion des territoires boers, États d’Orange (mars 1900) puis du Transvaal (mai-juin 1900). Le président Krüger, réfugié en Europe, ne recevait pas l’aide qu’il escomptait. En dépit de ces circonstances difficiles, les Boers menèrent une guerre de guérilla contre les Britanniques, qui y répondirent en recourant à des mesures extrêmes, comme le regroupement de civils dans des « camps de concentration », pour éviter qu’ils ne soutinssent la guérilla boer : 200 000 personnes, principalement des femmes et des enfants, y furent emprisonnées, dans des conditions très difficiles. La malnutrition et les maladies se développèrent rapidement, et la mortalité y fut élevée  : 10 % environ y perdirent la vie. La paix de Vereeniging (mai  1902) consacrait l’annexion des républiques boers à la colonie du Cap, mais comportait aussi des promesses d’accession rapide à l’autonomie, ce qui fut réalisé en 19071.

1.  Voir chapitre 3.

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La consolidation de l’Afrique anglaise L’expansion britannique en Afrique dans les deux dernières décennies du xixe siècle peut se lire comme une politique de comblement des espaces vides entre les deux têtes de pont précitées, dans un contexte rendu plus délicat par l’intérêt que les Allemands se mirent à porter à cette partie du continent après le congrès de Berlin (colonisation de l’Afrique orientale en 1886‑1890). Cecil Rhodes joua un rôle de première importance dans ce processus par l’intermédiaire de sa British South Africa Company, qui est à l’origine de la fondation des deux Rhodésie (Rhodésie du Nord en 1888, Rhodésie du Sud en 1891). En 1890, un accord avec l’Allemagne permit la reconnaissance du protectorat britannique sur l’île de Zanzibar, elle-même située au large de la colonie allemande du sud-est africain (en fait, les Allemands échangèrent Zanzibar contre Héligoland, île de la mer du Nord à quelques encablures de l’Allemagne, dont les Britanniques disposaient depuis le congrès de Vienne). En 1894‑1895, la GrandeBretagne étendit son protectorat sur respectivement l’Ouganda et le Kenya. En Afrique occidentale, l’expansion britannique s’effectua suivant les principes énoncés par la conférence de Berlin, à partir des positions anciennes de la Gambie, du Sierra Leone et de la Côte de l’Or  : aux colonies côtières vinrent s’ajouter des protectorats établis sur les arrière-pays respectivement en 1893, 1895 et 1896. Dans le même temps se développait la colonie du Nigéria, lointaine héritière des commerçants et missionnaires venus après 1830. Plus nombreux à partir du dernier tiers du e xix  siècle, les Britanniques fondèrent une colonie à Lagos en 1861, avant de s’installer au Niger (1886) et au Bénin (1897). Dès 1906, les Nigéria méridional et septentrional étaient passés sous protectorat britannique ; ils furent regroupés en une seule instance politique en 1914. Tout entière consacrée à l’huile de palme, la colonie abritait alors 40 millions d’habitants, faisant d’elle la plus peuplée d’Afrique.

Le continent américain : nouveau monde, ancien Empire ? L’extension de la présence britannique sur des terres (plus ou moins) vierges d’Afrique, d’Asie et d’Océanie montrait bien le recentrage de l’Empire qui s’était opéré après la perte des Treize Colonies. Les possessions britanniques sur le continent américain en 1815 n’étaient cependant pas négligeables  : Canada, Antilles (West Indies), Guyane, Honduras. Un siècle plus tard, toutefois, la présence britannique n’avait pas progressé en dehors du Canada, devenu un pays véritablement transcontinental, et l’importance des colonies américaines dans l’Empire, à l’exception, de nouveau, du Canada, avait sensiblement décliné.

L’expansion canadienne En 1815, le Canada n’existait pas à proprement parler  : il s’agissait d’une juxtaposition de provinces, les unes (Provinces Maritimes, Nouvelle Écosse, Nouveau Brunswick), tournées vers l’Atlantique, vivant de la pêche et de la construction navale, les autres (Haut et Bas-Canada), sur le Saint-Laurent, agricoles et

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commerciales (trafic des fourrures). Cet ensemble disparate était en outre soumis à l’influence des États-Unis, voisins limitrophes fort entreprenants. La délimitation de leur frontière commune fut longue (1818‑1846) et génératrice de tensions qui mirent parfois Grande-Bretagne et États-Unis au bord d’un nouveau conflit armé1. En fait, le dernier litige ne fut réglé qu’en 1903, lorsque les États-Unis obtinrent par arbitrage international la « queue de la poêle » de l’Alaska (Alaska panhandle), c’est-à-dire la côte septentrionale de la Colombie britannique et le chapelet d’îles qui la bordait. Les craintes récurrentes d’une annexion par les États-Unis, en revanche, s’avérèrent totalement infondées, malgré quelques revendications exprimées de temps à autre de façon virulente au Congrès américain ; elles contribuèrent cependant fortement à la constitution de l’unité politique du pays, qui devint un Dominion en 18672. Le xixe siècle est marqué, pour le Canada comme pour les États-Unis, par l’extension territoriale vers l’ouest mais, à la différence de leurs voisins méridionaux, dans des conditions rendues beaucoup plus difficiles par le climat et la géographie. Aussi la population canadienne, si elle décupla pendant le siècle, ne comptait en 1914 que 10 millions d’habitants (dont à peine 1 % d’Indiens américains, alors qu’ils en représentaient 20 % au début du siècle). Elle était issue en forte partie d’une immigration qui connut trois pics, en 1826‑1837 (environ 300 000 personnes), en 1840‑1857 (650 000 personnes) et 1910‑1914 (500 000 personnes) : le Canada ne rivalisait manifestement pas, en termes d’attractivité, avec son voisin américain. L’Écosse et l’Irlande fournirent des contingents appréciables de migrants. La « conquête de l’Ouest » canadienne s’effectua donc progressivement  : jusqu’aux années  1880, le peuplement était surtout concentré à l’est, dans les territoires anciennement canadiens « traditionnels », et à l’ouest, en Colombie britannique (province créée en 1871). La construction du Canadian Pacific Railway (1869‑1885) fut à cet égard décisive. Elle ne s’effectua cependant pas sans mal, suscitant notamment la révolte des métis francophones de la Rivière rouge (Red River), dépouillés de leurs terres pour permettre le passage du transcontinental. La révolte de Louis Riel (1869‑1870) déboucha sur la création d’une micro-province, le Manitoba, dans laquelle leurs droits seraient respectés3. Le second soulèvement qu’il suscita, en 1885, fut rapidement écrasé, et Riel fut condamné à mort et exécuté pour rébellion. La partie centrale du Canada ne fut peuplée que plus tardivement : l’Alberta et le Saskatchewan ne devinrent des provinces de la Fédération qu’en 1905.

Les difficultés des colonies antillaises Après avoir tiré de substantiels profits des French Wars, pendant lesquelles la production des îles sucrières françaises, voisines et concurrentes, s’effondra complètement, les Antilles britanniques connurent un xixe  siècle marqué par de nombreuses difficultés. La période 1800‑1840 fut dominée par la question de l’abolition de l’esclavage. 1.  Voir chapitre 4. 2.  Voir chapitre 3. 3.  En 1881, le Manitoba cessa d’être un « timbre poste » centré sur la ville de Winnipeg ; ses frontières furent repoussées et il obtint notamment une ouverture sur la baie d’Hudson.

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Plus de  deux  siècles d’économie sucrière avaient porté la population servile à un niveau particulièrement élevé : le rapport Noirs/Blancs pouvait atteindre par endroits 60 pour 1 (mais 4 pour 1 à la Barbade et 10 pour 1 à la Jamaïque). L’opinion publique en métropole, et le gouvernement, étaient très sensibles aux campagnes anti-esclavagistes menées par les milieux évangéliques et, notamment, la Secte de Clapham et la Société anti-esclavagiste, autour de William Wilberforce, Granville Sharp et Zachary Macauley. Le commerce des esclaves fut aboli dès 1807, et l’esclavage lui-même en 1833. Ces réformes majeures furent cependant difficiles à porter à terme  : les Antilles connurent successivement des épisodes d’agitation servile (à la Barbade en 1816 ou à la Jamaïque en 1831, où 30 000 esclaves se soulevèrent) mais aussi des révoltes de colons, scandalisés par la façon dont le gouvernement, au moyen des Ordres-enConseil (Orders in Council, sorte de décrets), court-circuitait les législatures locales. L’esclavage fut donc aboli en 1833 et, dans un premier temps, remplacé par un système d’« apprentissage », selon lequel les esclaves émancipés devaient travailler plusieurs années pour leurs anciens maîtres. Ce système fut à son tour aboli en 1840. Sur le plan économique, la première partie du siècle fut marquée par de nombreuses difficultés : à la prospérité des années de guerre succéda un effondrement du marché du sucre que l’adoption par Londres du Sugar Duties Act (1846), uniformisant les droits de douane sur les importations de sucre, indépendamment de leur origine, ne fit qu’accentuer. La fin du traitement douanier privilégié qui avait prévalu jusqu’alors coïncida avec une récession économique (les Hungry Forties, qui virent aussi la naissance du chartisme), entraînant l’effondrement de la valeur des plantations sucrières. Pour pallier la perte de la main-d’œuvre noire, les planteurs antillais voulurent encourager l’immigration. Si les tentatives d’acclimater des Européens (et ainsi de rétablir l’équilibre entre Blancs et Noirs) tournèrent court, l’immigration indienne fut en revanche un succès : 250 000 d’entre eux s’installèrent en Guyane britannique, 150 000 à la Trinité, près de 40 000 à la Jamaïque. Elle contribua à une certaine reprise de l’activité économique : la production sucrière globale progressa, les exportations passant de 133 000 tonnes par an dans les années 1840 (le périgée du siècle) à 260 000 à la fin du siècle (+ 40 % par rapport au lendemain des French Wars)1. Toutefois, la concurrence du sucre de betterave sur les marchés européens rendit la conjoncture difficile et entraîna un inévitable mouvement de concentration des exploitations sucrières dans toutes les Antilles britanniques au tournant du siècle. Ces évolutions se produisirent dans un contexte d’agitation sociale endémique : les anciens esclaves se plaignaient du peu d’intérêt que les autorités (locales puis londoniennes, après l’abolition des législatures locales et l’instauration du statut de colonie de la Couronne) portaient à leur condition ; ils craignaient en outre un éventuel rétablissement de l’esclavage. Ils se révoltèrent à plusieurs reprises, à la Dominique en 1844, à la Jamaïque en 1859, Saint-Vincente en 1862, Tobago et la Barbade en 1876, mais la principale insurrection fut celle de la Jamaïque en 1865, au cours de laquelle les Noirs tuèrent une vingtaine de Blancs ; le gouverneur, Edward Eyre, instaura la loi martiale et la répression fit 400 victimes noires, suscitant une violente controverse  1.  Gad Heuman, « The British West Indies », in A.N. Porter (dir.), The Nineteenth Century. The Oxford History of the British Empire, Oxford, OUP, 1999, p. 489.

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en Grande-Bretagne : le philosophe John Stuart Mill et de nombreux radicaux prirent violemment partie contre ces méthodes, mais Thomas Carlyle, Charles Kingsley ou Charles Dickens constituèrent un « Comité de défense d’Eyre » – on voit à quel point les questions coloniales irriguaient le débat politique en métropole. On ne saurait évidemment souscrire à l’affirmation de John Seeley, dans The Expansion of England, en 1883, selon laquelle « il semble que nous [les Britanniques] ayons conquis et peuplé la moitié du monde en un moment d’inadvertance » (in a fit of absence of mind) ; au-delà, pourtant, de son élégante désinvolture, elle exprime le fait qu’une grande partie de l’expansion coloniale britannique s’est effectuée de façon « réactive », l’acquisition de nouveaux territoires s’effectuant au coup par coup, quasiment sous la pression d’événements extérieurs (cf. le cas de l’Égypte) et principalement pour assurer la sécurité de ceux qui étaient déjà sous contrôle. Ce n’est que dans le dernier quart du xixe siècle que l’on constate l’émergence d’une volonté plus systématique d’accroître l’Empire britannique. Cette attitude particulière se retrouve, et, par bien des aspects, la conditionne, dans la façon dont les Britanniques ont administré et géré leurs possessions.

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Chapitre 3

L’impérialisme britannique au xixe siècle : la mise en œuvre de l’esprit colonial

L’importance revêtue par l’Empire aux yeux des Britanniques a fait l’objet de débats historiographiques soutenus  : dans les années 1960, François Crouzet décrivait les Victoriens comme un peuple pour lequel « la possession de colonies était devenue une nécessité psychologique »1, tandis que Max Beloff, au contraire, les voyait comme n’étant pas un « peuple ayant l’esprit particulièrement porté sur l’impérialisme ; ils n’avaient ni une théorie de l’empire, ni la volonté d’en forger une ou de la mettre en pratique »2. Les deux positions ne sont en fait pas exclusives l’une de l’autre  : ne pas avoir de « théorie de l’empire » n’empêche ni l’appétence, ni la fierté impérialiste. Plus récemment, la mesure a été prise de la quasi-omniprésence du fait colonial – c’est-à-dire de l’extension et de la primauté impériales britanniques à la surface du globe – dans les mentalités victoriennes3, orientant le débat dans le sens des analyses du premier. Parler d’« esprit colonial » consiste à faire entrer en ligne de compte l’ensemble des rapports métropole-colonies, au-delà des seules chronologie et géographie de l’expansion coloniale britannique au xixe  siècle. Les questions d’administration, directe ou indirecte, ou encore d’exploitation économique, réelle ou fantasmatique en font partie au premier plan, tout comme l’analyse du sentiment de « mission », de responsabilité, de la métropole vis-à-vis des colonies –  phénomène dont on peut discuter les réalisations, mais pas la réalité. En tant qu’administrateurs coloniaux, les Britanniques procédèrent à un certain nombre de choix fondateurs, qui 1.  François Crouzet, « Commerce et Empire : du libre échange à la Première Guerre mondiale », Annales ESC, mars-avril 1964, reproduit dans De la supériorité, op. cit., p. 375. 2.  Max Beloff, Imperial Sunset. Britain’s Liberal Empire, vol. 1, Londres, Methuen, 1969, p. 19. 3.  Cf., notamment, les travaux d’Edward Said.

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expliquent au moins pour partie le caractère très complexe, voire hétérogène, de leur « Empire ». Si la question des coûts et bénéfices de l’Empire demeure controversée, même maintenant que les imprécations tiers-mondistes ont cessé de tenir lieu d’arguments historiques, il est en revanche incontestable que la dimension impériale joua un rôle de premier plan dans la définition d’une identité véritablement « britannique » au xixe siècle.

Les choix fondateurs Parler de choix fondateurs n’implique pas nécessairement l’idée de projets a priori ; en revanche, au fur et à mesure que l’Empire s’étendait, les Britanniques furent amenés à prendre un certain nombre de décisions fondamentales qui conditionnèrent non seulement la physionomie dudit Empire, mais aussi, le moment venu, rendirent plus aisé le processus de décolonisation. Il faut évidemment se garder de tout déterminisme  : comme le dit Pierre Guillaume, « on ne peut guère porter au crédit des colonisateurs des indépendances qu’ils ne concevaient, dans le meilleur des cas, que comme des échéances extrêmement lointaines »1. Ces choix fondateurs portèrent d’abord sur les questions politiques (choix de l’association, de la déconcentration administrative, principe de l’autonomie fiscale des colonies), mais aussi sur les questions de défense (l’Empire devant être défendu au moindre coût) et sur la finalité même de la colonisation, avec l’importance accordée à la « mission civilisatrice ».

Les choix politiques Le premier choix, déterminant et dicté par l’Histoire, fut celui de l’association des colonies à la métropole, par opposition à l’assimilation  : celle-ci vise à rendre le colonisé « semblable » au colonisateur, en lui en inculquant ses valeurs, alors que celle-là vise à le faire profiter de l’expérience du colonisateur, à l’intégrer dans l’ensemble colonial en lui trouvant une place conforme à sa culture et à son histoire (on parle aussi d’« intégration »). L’assimilation repose sur l’idée de fondre, à terme, métropole et colonies en un seul ensemble indissociable ; elle est donc, à ce titre, totalement exclusive de toute notion d’émancipation. Ce n’est pas le cas de l’association qui, en théorie tout au moins, peut être rompue. Le choix anglais pour cette deuxième solution s’explique principalement par le traumatisme de la révolte des Treize Colonies, qui étaient justement assimilées à la métropole  : la leçon retenue fut que l’émancipation des colonies (au moins les colonies de peuplement, à forte population blanche) était inéluctable et que le rôle de la métropole était de les préparer à s’administrer elles-mêmes et de faciliter, dès que possible, le self-government. L’association, on le verra, avait en outre l’avantage de fournir des solutions pour perpétuer la coopération entre les deux parties, même lorsque les colonies seraient politiquement émancipées  : ce furent les projets de Joseph 1.  Pierre Guillaume, Le Monde colonial, Paris, Armand Colin, 1999 (1re éd. : 1974), p. 120.

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Chamberlain, entre autres, pour constituer une « Fédération impériale » à la fin du e xix  siècle (cf. infra). Autre choix fondateur et corollaire du précédent, celui de la décentralisation administrative : la métropole retient bien sûr la souveraineté, mais l’autorité est largement déléguée aux institutions locales. Cela peut s’expliquer d’une part par la méfiance instinctive des Britanniques envers un excès d’interventionnisme étatique, d’autre part par les contraintes de la géographie : l’extension de l’Empire, la lenteur des communications tout au long du xixe  siècle, plaidaient en faveur d’une large marge de manœuvre pour les responsables locaux. Cette autonomie était en outre renforcée par les réticences de Londres à désavouer ses représentants sur place, leur reconnaissant le bénéfice du contact direct avec les réalités, ou par la difficulté qu’il y avait à remplacer un responsable défaillant, faute de vivier suffisant en Grande-Bretagne  : à l’exception de la fonction publique indienne (Indian Civil Service), les administrateurs coloniaux provenaient de la Chambre des communes et du secteur privé, mais les carrières coloniales ne suscitaient guère de vocations. Troisième principe, celui de l’indépendance financière des colonies, édicté par le Taxation of Colonies Act de 1778, qui stipulait que les colonies devaient subvenir à leurs besoins sans aide financière de la métropole. Ici encore, le poids du passé était perceptible, avec l’ombre portée par la révolte des colonies d’Amérique, suscitée par la tentative de Londres de les faire participer au coût de leur défense. La décision fut donc prise par la métropole de ne plus imposer ses dépendances outre-mer et de laisser celles-ci subvenir à leurs besoins sans son intervention. Pour P.J. Cains et A.G. Hopkins1, on trouve dans cette pré-supposition le fondement de toute la politique britannique concernant son Empire  : une gestion au moindre coût. L’Inde montre comment elle pouvait être mise en œuvre  : la révolte des Cipayes de 1857 entraîna une augmentation des dépenses et de la dette publique, que Londres, directement responsable de l’administration indienne après la suppression de l’East India Company en 1858 (cf. infra), voulut voir comblée localement. Dès 1860, on tenta d’augmenter les recettes par l’introduction de nouveaux impôts, avec la patente et l’impôt sur le revenu, qui vinrent s’ajouter à l’impôt foncier, aux taxes sur l’opium, le sel et les alcools, et aux droits de douane. En même temps, les dépenses furent revues à la baisse, notamment dans le  domaine militaire. Cela n’empêcha pas la dette publique indienne de s’accroître : 60 millions de livres en 1860, près de 200 millions à la fin du siècle. Cette dérive s’expliquait par l’existence d’un certain nombre de charges incompressibles, tels les frais d’entretien des soldats britanniques ou les pensions versées aux anciens militaires et fonctionnaires  : ces homes charges étaient payées en numéraire à Londres à partir des recettes des impôts évoqués ci-dessus. Or, les recettes étaient réalisées en roupies indiennes, monnaie gagée sur l’argent, et les home charges devaient être acquittées en livres sterling, qui suivait le gold standard ; la dépréciation de l’argent vis-à-vis de l’or qui se produisit dans le dernier

1.  P.J. Cain et A.G. Hopkins, British Imperialism, op. cit.

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82  La Grande-Bretagne et le monde quart du xixe siècle accrut mécaniquement leur poids. Il n’empêche que ces versements tenaient une place vitale dans la balance des paiements britannique. À l’échelon métropolitain, la principale conséquence de ces choix fut la diversité des instances administratives, voire leur surimposition  : de 1768 à 1782, les questions coloniales relevèrent d’un secrétariat d’État aux Colonies, qui se vit intégré au ministère de l’Intérieur (Home Office) de 1782 à 1794 ; puis, elles furent confiées à un sous-secrétaire d’État rattaché au ministère de la Guerre (War Office) jusqu’en 1854, date à laquelle fut créé le ministère des Colonies (Colonial Office). Ce ministère demeura subalterne, avec un faible prestige, jusqu’à ce que Joseph Chamberlain, pour les raisons que l’on verra plus loin, en prenne la tête en 1895. Les Dominions n’eurent droit à un ministère de plein droit qu’en 1925. En même temps, le ministère de l’Inde (Indian Office) vit le jour en 1858, après la révolte des Cipayes. À l’autre extrémité de l’échelle, dans les territoires sous domination britannique, cela se traduisait par l’implantation très progressive des institutions d’administration coloniale  : celle-ci fut dévolue parfois longtemps à des organisations commerciales (East India Company, Imperial East Africa Company, Royal Niger Company) ou missionnaires. L’Inde, avec l’East India Company (EIC), fournit un exemple tout à fait explicite1  : créée en 1600, elle n’avait d’abord pour objet que le commerce avec les « Indes orientales » (East India), dont elle s’était vu accorder le monopole par charte royale. Pouvant difficilement concurrencer les Hollandais dans le commerce des épices, l’EIC bâtit d’abord sa fortune sur le commerce des cotonnades indiennes, dont elle imposa la mode en Europe, au Levant, et jusqu’aux colonies d’Amérique, avant de diversifier ses activités. En revanche, elle ne jouait aucun rôle politique, étant une société commerciale à capitaux privés, et, de ce fait, dépourvue du potentiel militaire qui aurait été nécessaire pour se mesurer au puissant Empire moghol. Au milieu du xviiie  siècle, elle ne possédait qu’un ensemble de comptoirs et de places fortes, lieu de rassemblement des marchandises qui étaient ensuite convoyées vers les ports ; ces postes de commerce étaient regroupés en trois « Présidences » (Calcutta, Bombay, Madras), dirigées par un gouverneur correspondant directement avec Londres, mais ce n’était en aucun cas un embryon d’État. La déliquescence de l’Empire moghol et les guerres contre la France amenèrent l’EIC à se doter progressivement d’instances de direction administrative, qui préfigurèrent alors la domination britannique sur l’Inde. Ayant constitué une armée, composée en majorité de soldats indigènes (les Cipayes), pour combattre les Français, elle l’utilisa ensuite pour conquérir des territoires au Bengale et en Inde du Sud. Dès les années  1770, l’EIC exerçait des fonctions administratives (notamment fiscales et juridiques) en sus de ses tâches commerciales. Ces développements s’effectuèrent sans l’accord du gouvernement britannique et, parfois, en dépit de ses réticences, car il était avant tout sensible aux coûts occasionnés par un tel engagement, qui allaient obligatoirement réduire les profits de la Compagnie  : en 1773, il lui accorda un prêt de 1,5  million de livres pour renflouer ses caisses et limita les dividendes des actionnaires à 6 % tant que le prêt ne serait pas remboursé. En 1784, un India Act transférait l’essentiel du pouvoir de décision à 1.  Sur l’East India Company, voir J. Keay, The Honourable Company. A History of the English East India Company, Macmillan, Londres, 1994.

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un Board of Control relevant de la Couronne, qui prenait le pas sur les gouverneurs des Présidences pour tout ce qui concernait les relations avec les princes indiens. Cette mesure fut essentielle, dans la mesure où elle marqua le rapprochement entre le gouvernement et la Compagnie, mais, à la fin du siècle, on ne saurait réduire l’EIC au rang de simple écran de l’État britannique. La procédure d’impeachment menée à l’encontre de Warren Hastings entre 1788 et 1795 en constitue un exemple révélateur1. La loi décrétait en outre l’arrêt de la politique d’expansion territoriale. Pourtant, au lendemain des French Wars, les possessions de l’EIC avaient suffisamment progressé pour que la Grande-Bretagne fût devenue la principale puissance du sous-continent indien2. La perte du monopole du commerce de l’Inde en 1813, puis celui de la Chine en 1833, réduisirent considérablement la fonction commerciale de la Company pour ne laisser subsister que ses fonctions d’administration en lieu et place du gouvernement britannique ; c’est à cette fiction que son abolition en 1858 vint mettre un terme, Londres prenant directement en main l’administration de l’Inde. L’EIC ne fut pas la seule compagnie à charte à administrer des territoires coloniaux pour le compte du gouvernement. Une grande partie du développement colonial d’Afrique noire fut assurée de cette façon, en plein xixe siècle : la Royal Niger Company reçut par charte en 1886 l’administration de la justice, le droit de conclure des traités et d’affecter une partie du produit des droits de douane à des tâches administratives ; la British East Africa Imperial Company en 1888, ou la British South African Company, de Cecil Rhodes, l’année suivante, reçurent des missions similaires dans leurs aires géographiques respectives. L’Afrique fut aussi le terrain d’expérimentation du principe de l’indirect rule (« gouvernement indirect »), qui consistait pour la Grande-Bretagne à administrer un territoire indirectement, par l’intermédiaire des institutions politiques déjà existantes. En Afrique, où le système fut non seulement mis en place mais théorisé en tant que principe de gouvernement par Frederick Lugard au Nigeria, dont il fut le haut-commissaire entre 1900 et 1906, cela revenait à donner un rôle central aux chefs indigènes, « établis comme partie intégrante de l’appareil administratif [avec…] des devoirs bien définis et un statut reconnu, comme les fonctionnaires britanniques »3, Londres n’exerçant plus qu’un rôle lointain de tutelle et de supervision globale de la bonne marche des événements. Un autre avantage de l’indirect rule, aux yeux des colonisateurs, était de mieux permettre aux populations indigènes de s’acculturer aux bienfaits du système britannique, le chef faisant office d’intermédiaire et d’exemple : le développement colonial allait de pair avec la mission civilisatrice.

1.  Gouverneur du Bengale (1771‑1773), puis premier gouverneur-général de l’Inde (1773‑1784), Warren Hastings procéda à des réformes administratives en profondeur (collecte des impôts, commerce de l’opium, système judiciaire…) et amassa une fortune considérable avant de se retirer. Les conditions de constitution de sa fortune parurent suspectes et Edmund Burke engagea à son encontre une procédure d’impeachment (mise en accusation devant les Communes, les Lords faisant office de juge) pour meurtres et extorsion de fonds. Hastings ressortit acquitté de son procès, mais y laissa toute sa fortune. 2.  Voir chapitre 2. 3. Frederick Lugard, The Dual Mandate in Tropical Africa, Londres, Blackwood, 1922, cité in P. Guillaume, Le Monde colonial, op cit., p. 141.

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La « mission civilisatrice » Au-delà des questions administratives, l’expansionnisme outre-mer britannique était motivé par le sens d’une « responsabilité » vis-à-vis de populations dominées. Cette dimension constitue incontestablement un élément essentiel, même si elle ne saurait servir de justification commode aux exactions de la colonisation. Le courant missionnaire fait partie intégrante du « réveil » religieux qui, né à la fin du xviiie  siècle, court jusqu’aux années  1840, avant de repartir dans le dernier tiers du siècle. Il se voit à la multiplication des sociétés missionnaires (Missionary Societies), à raison d’au moins une par grande confession (denomination) protestante  : Baptist Missionary Society, créée en 1792 ; London Missionary Society, en 1795 ; Church Missionary Society, anglicane, en 1799, la même année que la Religious Tract Missionary Society, œuvre de fidèles animés d’un esprit évangélique « interdenominational », c’est-à-dire de dépassement des cloisonnements confessionnels ; British and Foreign Bible Society, en 1804 ; Methodist Missionary Society, en 1813 ; Church of Scotland Missionary Society, en 1825, pour ne citer que les principales d’entre elles. Beaucoup de ces sociétés étaient le fait des fidèles plus que de leur hiérarchie. Les catholiques britanniques, surtout occupés par leurs problèmes plus spécifiquement nationaux (revendication de leur émancipation, obtenue en 1828, puis question d’Irlande), demeurèrent en retrait. Les destinations principales étaient le Pacifique (notamment pour les méthodistes et la London Missionary Society), et on a d’ailleurs vu l’importance que ces questions ont pu jouer d’un point de vue diplomatique avec l’affaire Pritchard1, le Bengale (baptistes et Church Missionary Society), les Antilles (baptistes, méthodistes) et, bien sûr, l’Afrique (Church et London Missionary Societies). Mais les missions se dirigèrent aussi vers des terres moins étrangères à la présence britannique, comme le Canada : le développement de la colonisation intérieure vers l’ouest s’accompagna de l’essor des missions et, notamment, de celles des méthodistes. Cette activité répondait bien sûr à la certitude qu’avaient les Britanniques d’être « un peuple chrétien ». La conversion des indigènes était donc leur premier objectif, même si la juste mesure de leur réussite est une chose difficile à établir  : quelle valeur accorder au décompte de baptêmes souvent effectués littéralement à la chaîne ? Au-delà, elles s’engagèrent dans la lutte contre les coutumes jugées scandaleuses, comme l’esclavage, aboli dans les colonies britanniques en 1833 après une vaste campagne d’opinion et de lobbying parlementaire menée par les évangéliques2. L’exemple de l’Inde est suggestif, d’autant que c’est contre cette politique que se dressèrent les insurgés de la révolte des Cipayes : au-delà de la diffusion de Bibles traduites en langues indiennes (on rencontre une première traduction en bengali avant 1800), les missionnaires dénoncèrent des pratiques telles que le sacrifice des nouveau-nés de sexe féminin, le suicide des veuves sur le bûcher de leur époux (satee), l’interdiction du remariage des veuves, ou les mariages d’enfants trop jeunes, et obtinrent des autorités leur interdiction progressive. 1.  Voir chapitre 1. 2.  Voir chapitre 2.

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Il y avait aussi un effort d’éducation : en Inde, les Britanniques commencèrent par s’appuyer sur les traditions culturelles existantes, avec la création en 1781 à Madras d’une première madrasa (école coranique) ; en 1792, un collège s’ouvrit à Bénarès pour l’étude du sanscrit. Pourtant, un courant d’opinion important en métropole demandait que l’accent fût mis sur l’enseignement de matières « modernes » (comprendre : « occidentales ») : en 1817, la School Book Society et l’Hindu College, à Calcutta, dispensaient un enseignement en anglais, langue qui, en 1835, devint celle de l’administration, donnant ainsi un essor définitif à son enseignement ; vingt ans plus tard, les premières universités étaient fondées à Calcutta, Bombay et Madras, sur le modèle britannique, et produisaient près d’un millier de diplômés par an. Le collège médical de Madras (ouvert en 1835) comportait des étudiantes, justement pour que les soins médicaux ne soient pas réservés aux hommes. Ce choix ne fut pas sans susciter des critiques a posteriori, mais les universités indiennes comptaient près de 20  000  étudiants en 1910 ; toutefois, 85 % d’entre eux étaient dans les disciplines littéraires et les humanités. Ceci peut s’expliquer par le fait que les autochtones qui s’engageaient dans cette voie visaient avant tout à intégrer la fonction publique indienne ; or, rares étaient ceux qui pouvaient véritablement accéder aux postes à responsabilité, les épreuves d’admission ayant lieu à Londres. Les échelons inférieurs, plus facilement accessibles, ne proposaient que des postes peu attractifs. Seul le barreau et la magistrature offraient de réelles perspectives de promotion sociale. La « civilisation », enfin, passait par un effort dans le domaine des infrastructures et du développement des colonies, qui ne saurait être passé sous silence. On engagea la lutte contre les grandes maladies tropicales  : en 1914, l’Empire avait globalement cessé d’être la proie des pandémies (variole, malaria, peste). La colonisation s’accompagna aussi de la mise en œuvre d’une politique de grands travaux  : en Inde, l’EIC engagea entre 1820 et 1850 le développement de l’irrigation, pour lutter contre la sécheresse dans les régions arides, et contre les inondations dans celles qui étaient exposées au cycle de la mousson. Cette politique fut poursuivie à l’époque de l’administration directe, surtout après 1880  : entre 1880 et 1914, elle absorba quelque 30 millions de livres. À la fin du xixe siècle, l’Inde comptait 27 500 km de canaux d’irrigation, et les investissements réalisés se révélèrent décevants du point de vue de leur rentabilité financière1. Routes, voies ferrées (25 000 km en 1890, 50 000 au lendemain de la Première Guerre mondiale, soit le 4e  réseau mondial), système de poste, télégraphe, se développèrent et donnèrent véritablement à l’Inde une unité qu’elle n’avait pas jusqu’alors.

La défense de l’Empire La défense de l’Empire et le maintien de l’ordre public sont deux éléments étroitement liés. La crainte de l’insécurité a été une constante de toutes les administrations coloniales, et pas seulement des Britanniques. La certitude que les populations 1.  Elizabeth Whitcombe, « Irrigation », in Dharma Kumar (dir.), Cambridge Economic History of India, Cambridge, CUP, 1983.

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indigènes étaient capables des pires déchaînements de violence était solidement enracinée et chaque nouvelle atrocité perpétrée confortait ce point de vue (cf.  les massacres de la révolte des Cipayes, qui légitimèrent, à leurs yeux, la cruauté des représailles). Rudyard Kipling qui, dans son poème Le Fardeau de l’homme blanc, parlait de « peuples sauvages et agités […] Moitié démon, moitié enfant » (…fluttered folk and wild […]/ Half devil and half child)1, fournit une description des plus emblématiques de ce sentiment. Dans les colonies de peuplement, on introduisit rapidement un système de police généralement calqué sur le modèle britannique (Toronto fut dotée d’un corps de police en 1835, soit 6 ans après Londres) ; ailleurs, là où le peuplement blanc était de faible importance, c’était d’abord l’armée qui assurait la paix civile. Dès le xviiie  siècle, les Britanniques entretinrent des garnisons dans leurs principales colonies ; à partir du milieu du xixe  siècle, les progrès des communications – mais aussi le calme global qui caractérisa l’Empire – permirent de réduire l’échelle de cet engagement. Le tableau 2 montre ce mouvement de repli sur la Grande-Bretagne – l’Irlande constituant un cas à part, la forte présence militaire étant considérée comme condition indispensable à sa tranquillité –, les principaux effectifs étant stationnés sur les routes des Indes (Méditerranée, Afrique australe, Inde elle-même, où on note que le rapport troupes coloniales/troupes indigènes évolua dans un sens favorable aux premières). L’objectif était de réduire les coûts de présence sur place et de concentrer les troupes en quelques points, d’où il serait facile de les acheminer le moment venu là où elles seraient nécessaires, grâce à la Navy. En ce qui la concerne, le tableau  3 montre lui aussi l’évolution des perceptions, avec le renforcement de la place tenue par les principales voies d’accès aux Indes (Méditerranée, Le Cap), ainsi que par le théâtre extrême-oriental lui-même2. La dimension impériale était évidemment présente dans les craintes des Britanniques de voir leur suprématie navale contestée par d’autres puissances (notamment la France et l’Allemagne, elles aussi à la tête d’empires coloniaux) et dans leur décision de mettre en application la règle du two power standard, puis du two power standard plus 10 %3. La politique de défense britannique s’inspirait des principes défendus par les tenants de la blue water school (« école des eaux bleues »), comme on en vint à les surnommer, privilégiant la dimension thalassocratique, par opposition à ceux d’une défense faisant plus de place à l’infanterie ; influencés par les thèses défendues par de l’Américain Alfred Mahan dans son livre, The Influence of Sea Power upon History (1910), ils pensaient que les guerres du futur seraient nécessairement des conflits maritimes dans lesquels le contrôle des grands axes de commerce constituerait un enjeu déterminant. Le problème principal, du point de vue de Londres, résidait dans les coûts entraînés par la nécessité de défendre un Empire aussi étendu, d’autant que l’objectif principal était de réduire autant que possible la quote-part du contribuable. Les Dominions furent sollicités, mais, nous le verrons, ils ne répondirent que très

1.  Voir texte en annexe. 2.  Cf. Paul Kennedy, The Rise and Fall of Britsh Naval Mastery, Londres, Fontana, 1976. 3.  Voir chapitre 1.

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modérément. Avner Offer a montré1 que les dépenses militaires britanniques ne furent en fait guère plus élevées que celles des autres grandes puissances colonialistes, la France et l’Allemagne  : 1,07  £/tête pour la Grande-Bretagne entre 1870 et 1914, contre 1,05 pour la France et 0,7 pour l’Allemagne ; en termes de revenu national, la Grande-Bretagne, avec 2,95 %, se trouvait entre la France (4,52 %) et l’Allemagne (2,86 %). Elle ne devança vraiment ses compétiteurs immédiats que dans les années 1901‑1903, lorsque ses dépenses militaires s’envolèrent jusqu’à 7 % du revenu national. Tableau 2  La présence militaire britannique dans les colonies, 1848‑18812 1848

1881

Grande-Bretagne Irlande Canada Antilles Méditerranée Afrique occidentale Afrique australe Inde Australie/Nouvelle-Zélande Asie orientale

33 000 28 500 8 200 6 400 7 700 1 130 5 600 28 700* 2 530 1 100

65 800 23 400 1 820 4 500 10 210 850 4 850 69 650** —— 2 200

% troupes coloniales/ effectifs totaux de l’Armée

30 %

13 %

* plus 235 000 troupes indigènes ** plus 125 000 troupes indigène

Tableau 3 Effectifs des « stations » de la Royal Navy, 1848‑18913

Home Fleet (Iles britanniques) Méditerranée Amérique du Nord/Antilles Amérique du Sud Pacifique Afrique occidentale/Le Cap Inde Chine Australie

1848

1875

1891

28 31 13 14 12 37 28 —— ——

52 18 15 5 8 11 13 22 11

15 38 15 4 9 20 10 27 16

1.  Avner Offer, « The British Empire, 1870‑1914: A Waste of Money ? », Economic History Review, 46, 2, 1993. 2. D’après Andrew N. Porter, Atlas of British Overseas Expansion, Londres, Routledge, 1991, p. 119‑120. 3.  A. N. Porter, British Overseas Expansion, op. cit., p. 122‑123.

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L’Empire : une mosaïque de statuts Les statuts Du point de vue administratif, l’Empire ne fut jamais caractérisé par l’homogénéité de ses statuts, bien au contraire. On peut distinguer cinq cas de figure.

Les colonies de la Couronne (Crown Colonies) Le pouvoir y était détenu par un gouverneur nommé par Londres, entouré de deux conseils, législatif et exécutif, aux pouvoirs consultatifs et dont les membres étaient nommés par la Couronne ou par le gouverneur lui-même. En pareil cas, il était prévu qu’une évolution progressive les conduirait vers le self-government, mais, avant 1914, les réalisations concrètes étaient en nombre limité  : à Ceylan, devenue britannique en 1803 et officiellement en 1815, les membres des Conseils furent nommés jusqu’en 1910, avant d’être élus par les Européens et les assimilés. Cette catégorie constituait la règle générale, les autres étant des exceptions à celle-ci.

Les colonies à charte (chartered colonies) Dans les colonies à charte, l’administration reposait entre les mains de la Compagnie commerçante qui avait en obtenu la gestion. Le modèle est bien sûr celui de l’EIC, jusqu’en 1858, mais on a vu que le principe, datant des e e e xv -xvi   siècles, avait été remis au goût du jour au xix   siècle en Afrique. Cela ne devait cependant pas durer très longtemps  : la Compagnie impériale de l’est africain britannique n’exista en réalité qu’entre 1888 et 1895, date à laquelle, au bord de la banqueroute, elle transféra au gouvernement britannique ses responsabilités pour les régions qui allaient devenir le Kenya et l’Ouganda. La durée de vie de la Compagnie royale du Niger fut presque aussi brève : 1886‑1899. Seule la Compagnie britannique d’Afrique du Sud, de Cecil Rhodes, conserva ses pouvoirs de gouvernement jusqu’après la Première Guerre mondiale, la Rhodésie du Sud obtenant l’autonomie politique en 1923.

Les Dominions En 1914, le statut de Dominion était propre aux colonies de peuplement (settlement colonies) : Canada, Terre-Neuve, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande. Elles ne l’obtinrent cependant que de façon très progressive. Le Canada fut le premier à en bénéficier, après que les deux provinces de Haut-Canada (anglophone) et de Bas-Canada (francophone) fussent unifiées par l’Union Act de 1841. Celui-ci intervenait à la suite des révoltes, sérieuses mais limitées, de 1837‑1838, menées par Louis Papineau dans le Bas-Canada et par William Mackenzie au Haut-Canada. La loi d’Union créait une colonie de la Couronne, avec un Conseil exécutif, aux membres nommés par le gouverneur, et un Conseil législatif, dont chaque partie du Canada élisait une moitié. Progressivement, le gouverneur ne prit plus comme membres du Conseil exécutif que des personnes disposant de la confiance du Conseil législatif – c’était ouvrir la voie conduisant à un gouvernement responsable.

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En 1867, le British North America Act créa un Dominion du Canada, ensemble fédéral avec un pouvoir central assez substantiel. Son Parlement comprenait un Sénat aux membres nommés à vie par le gouverneur, et une Chambre des communes représentant les provinces au prorata de leur population. À proprement parler, le Canada était une monarchie constitutionnelle, avec Victoria à sa tête. Néanmoins, pour ne pas risquer de choquer le républicanisme des citoyens des États-Unis, on chercha une dénomination plus consensuelle, d’où ce terme de « Dominion » (la traduction française en était « Puissance du Canada »), opportunément trouvé dans la Bible1. Les autres colonies de peuplement suivirent ce modèle avec un certain retard, dû à leur éloignement géographique et à la faiblesse de leur peuplement. L’Australie obtint le statut de Dominion en 1901, couronnant une longue évolution qui avait vu la Nouvelle-Galles du Sud obtenir l’autonomie administrative en 1842 (2  ans après l’abolition de la déportation des prisonniers), avec un conseil législatif de 36  membres, dont 24  élus. En 1855, elle obtint le gouvernement responsable, en même temps que les États, nouvellement créés, de Victoria, d’Australie méridionale et de Tasmanie ; ce fut le tour du Queensland en 1859, puis de l’Australie occidentale en 1890. Les années 1880 virent la prise de conscience progressive de l’existence d’une identité nationale australienne  : l’écrivain Henry Lawson (1867‑1922) en fut une incarnation radicale, qui appelait de ses vœux la création des « États-Unis d’Australie » (Australian United States) et, donc, la création d’une République australienne2. En 1891, le Premier ministre de Nouvelle-Galles du Sud, Henry Parkes (1815‑1896) se prononçait en faveur de la constitution d’un « Commonwealth » d’Australie, terme polysémique, renvoyant tout autant à une « communauté » de peuples, à un État oeuvrant à la « richesse commune », qu’à la période de l’Interrègne cromwellien (1649‑1660)3. Les découvertes d’or effectuées dans les années  1890, suscitant un afflux considérable d’immigrants, et l’installation des premiers hommes d’affaires japonais dans les années  1880, immédiatement perçus comme une menace par des Australiens, très attachés au maintien de la suprématie de la race blanche, rendirent rapidement évident que seule une autorité nationale pourrait adopter les lois migratoires nécessaires. En 1897, une Convention réunit à Adelaïde des représentants de tous les États australiens pour élaborer un texte constitutionnel. Il fut ensuite ratifié par référendum en 1898‑1899, avant d’être approuvé par Londres et promulgué sous le nom de Commonwealth of Australia Constitution Act (1900). Le pouvoir fédéral était assez limité, avec des compétences étroitement définies ; le Sénat comptait un nombre égal 1.  Psaume 72, verset 8 :« He shall have dominion also from sea to sea, and from the river unto the ends of the earth » (Et sa puissance s’exercera d’une mer à l’autre, et du fleuve jusqu’aux limites de la terre). 2.  On pourra voir Mark MacKenna, The Captive Republic. A History of Republicanism in Australia, 1788‑1996, Cambridge, CUP, 1996. 3. L’exécution du roi Charles  Ier, en 1649, au terme des deux guerres civiles de la « Grande Rébellion » (1642‑1646 et 1648), entraîna l’abolition de la monarchie (février 1649). Cromwell devint lord-protecteur du nouveau régime, une république baptisée Commonwealth, mais qui s’avéra en réalité une dictature militaire ; à sa mort, en septembre  1658, son fils Richard lui succéda brièvement avant de se retirer en  avril  1659. Après une période d’anarchie, le général Monck restaura la monarchie (avril 1660).

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de membres pour tous les États, tandis qu’ils étaient représentés en fonction de leur population dans la Chambre des représentants ; le Parlement, enfin, avait le droit de réviser la Constitution, ce que n’avait pas celui d’Ottawa. La Nouvelle-Zélande, qui était devenue un ensemble unifié en 1876 et non plus une fédération de gouvernements provinciaux, préféra rester en dehors du nouvel État. Elle obtint le statut de Dominion (qui devenait du coup un statut institutionnel à part entière, et non la seule dénomination du Canada) en 1907, tout comme TerreNeuve, la conférence impériale (voir infra) de cette année-là ayant décidé d’accorder ce statut à tous les territoires dotés de l’autonomie politique ; on retiendra notamment qu’elle fut le premier État à accorder le droit de vote aux femmes en 1893 (les Maoris obtinrent les droits politiques en même temps) et à instituer un système d’assurance retraite (1898). Le dernier Dominion créé avant 1914 fut celui d’Afrique du Sud : la colonie du Cap disposait du gouvernement responsable depuis 1872, et le Natal depuis 1893. À la fin de la guerre des Boers (1902), Londres avait promis aux vaincus la mise en place rapide du self-government ; ce fut chose faite pour les anciens États d’Orange et de Transvaal dès 1907, après 5 années seulement passées comme colonies de la Couronne. La similitude des institutions dans les colonies britanniques d’Afrique du Sud permit la constitution d’une Union sud-africaine, engagée en 1907 et réalisée en 1910, à l’intérieur de laquelle elles se fondirent en tant que simples provinces. Un parlement bicaméral comprenait un Sénat et une Assemblée, où, là encore, la représentation était proportionnelle à la population –  blanche, bien sûr. Chaque province conservant son système électoral, les Noirs avaient en principe le droit de vote au Cap et au Natal (anciennes colonies britanniques), même si en pratique la supériorité blanche était affirmée par des dispositions annexes du corps électoral, comme la nécessité d’être propriétaire pour avoir le droit de vote, mais ils en étaient totalement exclus en Orange et au Transvaal, vieilles républiques boers. Cette situation suscita des protestations lors de l’examen de la loi d’Union sud-africaine par le Parlement britannique ; elles furent calmées par la certitude que les pratiques anglaises, non discriminantes, finiraient par l’emporter sur celles des Boers – il n’en fut rien. Au-delà des variantes locales, plusieurs points communs apparaissent nettement : un Parlement bicaméral, d’ailleurs moins calqué sur le modèle londonien que sur celui des États-Unis (partout un « Sénat », du fait que, faute de noblesse, il ne pouvait y avoir de Chambre des lords, voire une « Chambre des représentants » pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande) ; un gouvernement responsable devant le Parlement, suivant ici le Westminster model ; une indépendance législative large, limitée seulement par la supériorité, en dernière instance, du Parlement britannique, comme le montrait la nécessité pour celui-ci de valider les textes constitutionnels nationaux, ou le Colonial Laws Validity Act de 1865, qui stipulait qu’en cas de conflit entre une loi votée par la législature nationale et un texte adopté par Londres, ce dernier l’emportait ; enfin, sur le plan diplomatique, les Dominions bénéficiaient de la « tutelle » de la méropole.

Une construction originale : l’Inde anglaise L’ensemble que l’on prit l’habitude de désigner sous le nom de Raj (« royaume ») était une structure composite, qui traduisait l’empirisme de Londres dans les questions coloniales. La distinction fondamentale se situait entre les territoires sous

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administration directe et ceux sous tutelle (« l’Inde des princes »). Les premiers relevaient jusqu’en 1858 de l’autorité du gouverneur-général de l’EIC, assisté d’un Conseil privé, d’où émergea à partir de 1833 un Conseil législatif (instituant ainsi le système des deux conseils, caractéristique des colonies de la Couronne, même si, du point de vue technique, l’Inde n’en était pas une). Celui-ci (« Conseil législatif central ») s’ouvrit en 1853 aux représentants des gouvernements provinciaux. La suppression de l’EIC et le passage de l’Inde sous souveraineté directe de la Couronne entraînèrent d’inévitables réformes administratives : l’India Act de 1858 donna au secrétaire d’État à l’Inde (Indian Secretary), ministre membre du Cabinet, les pouvoirs du Board of Control de l’EIC ; son département, l’India Office, était un ministère de plein droit, distinct du Colonial Office ; il était assisté d’un Conseil de 15 membres. Sur place, l’autorité royale était incarnée par le gouverneur général, portant désormais le titre de vice-roi. Comme dans toute colonie de la Couronne, il était assisté d’un Conseil exécutif (ex-Conseil privé) et du Conseil législatif central, rebaptisé « impérial » en 1861, en même temps qu’étaient institués des conseils législatifs provinciaux. Ces institutions n’avaient qu’un rôle purement consultatif, le pouvoir étant exercé par le vice-roi, sous la surveillance de son ministre et de l’India Office, surveillance d’ailleurs plus stricte au fur et à mesure que les innovations techniques (télégraphe optique, puis câbles sous-marins) raccourcissaient la durée des communications avec Londres. À partir de 1892, le Conseil législatif impérial comprit des membres proposés par les chambres de commerce et les assemblées provinciales ; il put aussi discuter le budget, sans avoir la possibilité cependant de se prononcer par vote. En 1909, enfin, la grande réforme du vice-roi lord Pinto (1905‑1910) vit l’inclusion dans le Conseil législatif impérial de membres élus par différentes instances : 13 l’étaient par les conseils provinciaux, 6 par les plus grands propriétaires fonciers, 6 par la population musulmane, et 2, enfin, par les chambres de commerce de Calcutta et de Bombay. Ledit Conseil recevait le droit de faire des propositions budgétaires et des « recommandations » au gouvernement. Lord Pinto nomma aussi un Indien au Conseil exécutif. La proclamation de la reine Victoria « Impératrice des Indes » n’eut donc pas d’effet direct sur l’administration des territoires britanniques du Raj. Il en alla autrement pour les territoires princiers. Ceux-ci, qui représentaient les deux cinquièmes de la superficie de l’Inde et un cinquième de sa population, se rencontraient surtout dans les régions les plus sèches ou dans les montagnes (Balouchistan, Cachemire…). Les « princes » étaient en fait des souverains absolus dans leur royaume et ils conservaient leur indépendance sous la suzeraineté de Londres : ce principe, dit de « paramountcy », est difficile à définir précisément, mais suppose une subordination implicitement reconnue à l’autorité britannique. Concrètement, Londres assurait le contrôle de la politique extérieure des princes ; elle pouvait aussi obliger un prince à abdiquer s’il s’avérait incapable d’assurer le bien-être de son peuple, mais cette prérogative ne fut que très inégalement utilisée par les vice-rois successifs. Plus que sur des traités, qui pourtant existaient, la domination britannique reposait avant tout sur des rapports individuels entre les princes et le monarque britannique : la proclamation de la reine Victoria (Queen’s Proclamation) de 1858, leur garantissant le respect de leurs « droits, dignité et honneur », tenait donc une place importante dans cette construction politique.

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En 1861, la création de l’ordre de chevalerie Star of India (« Étoile de l’Inde »), décerné aux seuls princes, était une autre façon de renforcer les liens de fidélité personnelle. Cet appétit de distinctions symboliques fut également exploité lors de la proclamation de la reine comme Impératrice des Indes : en 1877, le vice-roi, lord Lytton, organisa un durbar (terme emprunté à l’Empire moghol, désignant la réunion des dignitaires de l’Empire autour du souverain) à Delhi, au cours duquel les princes se virent décerner des titres honorifiques en échange de leur soumission à la nouvelle impératrice (en l’occurrence représentée par Lytton, car elle ne s’était pas déplacée). Les accessions au trône des successeurs de Victoria furent à chaque fois accompagnées d’une cérémonie équivalente, en 1903 pour Édouard VII, 1911 pour Georges V, qui effectua le voyage, et 1937 pour Georges VI.

Les protectorats La formule du protectorat offrait l’avantage de la souplesse, en n’instituant aucun lien d’administration directe : la puissance « protectrice » se limitait à garantir l’intégrité territoriale du pays « protégé » face à d’éventuelles menaces extérieures ; bien sûr, cette « protection » avait son prix, en l’espèce du contrôle de sa diplomatie et, souvent, de son économie, au moins en partie ; les « conseillers » britanniques (ou « résidentgénéral », comme en Égypte) détenaient en réalité une large partie du pouvoir. C’est pourquoi les protectorats relevaient du Foreign Office et non du Colonial Office. Ce système convenait tout particulièrement pour étendre l’influence britannique sans accroître les coûts de fonctionnement de l’Empire ; c’est pourquoi les Britanniques y recoururent tout particulièrement sur la rive Sud du Golfe arabopersique (du Koweit à Oman), en Afrique (Ouganda, Bechuanaland, Somalie britannique…) et dans le Pacifique (Tonga, îles Salomon britanniques…), où l’occupation formelle avait moins au xixe siècle d’importance qu’une supervision et un contrôle de nature diplomatique. En outre, il permettait, dans le contexte de la course aux dernières colonies vacantes qui caractérise les quinze dernières années du siècle, après le congrès de Berlin, de s’approprier un territoire sans en faire une colonie stricto sensu.

L’impossible coordination d’ensemble Peut-on dire que la question de l’unité impériale constitue sans doute le grand échec de la colonisation britannique au xixe siècle ? De fait, ce ne fut pas un objectif poursuivi avec assiduité par les responsables successifs, à l’exception de Joseph Chamberlain, et des efforts entrepris en ce sens, lors de son passage au ministère des Colonies (cf.  encadré « Joseph Chamberlain  : du radicalisme à l’impérialisme »). Le point de départ fut la Conférence coloniale de 1887, réunie à Londres à l’occasion du Jubilé d’Or de la reine Victoria, et qui réunit, aux côtés du secrétaire d’État aux Colonies, les Premiers ministres des colonies dotées du self-government. La conférence suivante eut lieu en 1894 à Ottawa, capitale du seul Dominion alors en existence ; on y discuta principalement, mais sans aboutir, de questions commerciales, avec le sujet des tarifs douaniers préférentiels pour les marchandises britanniques arrivant dans des colonies acquises, pour la plupart, au protectionnisme.

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L’année suivante, Joseph Chamberlain devenait ministre des Colonies, avec comme but principal de resserrer les liens entre les différentes constituantes de l’Empire. Pour lui, métropole et colonies constituaient une communauté de race et de culture, et seule leur unification, sous une forme ou sous une autre, leur permettrait d’échapper à un déclin qu’il percevait comme inéluctable : « L’heure, devait-il déclarer en 1902, est aux grands Empires et non aux petits États. »1 Dès 1896, il proposa la constitution d’une union douanière, à l’image du Zollverein qui, en Allemagne, avait précédé l’unification politique ; pour cela, il fallait que la GrandeBretagne abandonnât à son tour un libre-échange qui, à ses yeux, la condamnait à être devancée par les nouveaux compétiteurs économiques, Allemagne et ÉtatsUnis en premier lieu. Lors de la Conférence coloniale de 1897, il obtint que les colonies consentent un tarif préférentiel à la Grande-Bretagne. Au cours des dix années suivantes, il devait mener la bataille en faveur du protectionnisme et de la « préférence impériale », c’est-à-dire l’attribution de tarifs douaniers préférentiels aux marchandises en provenance des pays membres de l’Empire. Celui-ci se transformerait alors en un espace commercial pratiquement autosuffisant et fermé aux pays tiers par une barrière douanière. Cette idée fut reprise et soutenue par l’Imperial Federation League et la National Fair Trade League, avant que Chamberlain lui-même ne lançât la Tariff Reform Campaign en 1903. Le gouvernement ayant arbitré contre ses projets, craignant que le rétablissement du protectionnisme ne renchérît le coût de la vie, Chamberlain en démissionna pour mener en toute liberté une vigoureuse campagne d’opinion. La question du free trade (libre-échange) ou du fair trade (un commerce « juste », ou « équitable », dans le cadre duquel la Grande-Bretagne ne consentirait pas des avantages excessifs à ses concurrents en laissant entrer leurs produits sur son territoire en franchise de droits) divisa profondément le parti conservateur (Winston Churchill rallia les libéraux par engagement libre-échangiste) qui, en conséquence, perdit les élections de 1906.

Joseph Chamberlain : du radicalisme à l’impérialisme L’itinéraire de Joseph Chamberlain (1836‑1914) est exceptionnel dans l’histoire britannique : entré en politique après une vingtaine d’années dans les affaires, à la tête d’une entreprise de fabrication d’écrous, il se fit élire d’abord maire de Birmingham (1873), puis député (1876). Il était alors membre de l’aile radicale du parti libéral, traditionnellement hostile à un engagement trop important de la Grande-Bretagne en dehors de ses frontières, lui préférant des réformes sociales de grande ampleur. Il en avait d’ailleurs engagées dans sa ville, notamment en matière de logement et d’éducation publique, ce qui lui avait assuré une popularité réelle. En 1880, il devint ministre du Commerce dans le gouvernement Gladstone, pour en démissionner en 1886 lorsque celui-ci présenta son

1.  Cité in E.H.H. Green, « The Political Economy of the Empire, 1880‑1914 », in A.N. Porter (dir.), The Nineteenth Century, Oxford History of the British Empire, vol.  3, Oxford, OUP, 1999, p. 349.

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projet de loi de Home Rule pour l’Irlande : pour Chamberlain, l’Irlande faisait partie intégrante de l’Empire, et lui accorder son autonomie ne pouvait qu’être un facteur d’affaiblissement pour celui-ci. Son départ du gouvernement, suivi par la fondation du parti libéral national (National Liberal Party) qui s’allia avec les conservateurs, rejeta les libéraux dans l’opposition pour les vingt années suivantes, à l’exception d’un bref retour aux affaires en 1892‑1894. La défense et l’illustration de l’idéal impérial devinrent la grande cause politique de Chamberlain, au point que celui-ci, invité à entrer dans le gouvernement Salisbury de 1895, choisit les Colonies, alors que Salisbury était’prêt à lui accorder tout portefeuille de son choix, jusqu’à la prestigieuse Chancellerie de l’Échiquier (les Finances), traditionnel marchepied vers le 10, Downing Street.

La question de l’unité impériale ne concernait pas que les aspects commerciaux. Le système des Conférences coloniales se poursuivit à un rythme désormais plus ou moins quinquennal (1897, 1902, 1907, 1911) ; elles furent rebaptisées « impériales » en 1907 et furent désormais présidées par le Premier ministre britannique et non plus le secrétaire d’État aux Colonies. Si les Dominions en tirèrent un élément supplémentaire de légitimité internationale, elles ne débouchèrent en revanche sur aucune création d’institutions impériales, contrairement aux espoirs de Chamberlain  : ses projets de Conseil de l’Empire, qui constituerait, selon ses propres termes, l’affirmation d’un « véritable partenariat », ou de Parlement impérial, furent repoussés en 1897 et en 1902. La conférence impériale de 1907 rejeta à nouveau l’idée d’un Conseil impérial permanent. Les réticences des dirigeants des Dominions étaient de nature diverse. Il y avait tout d’abord la crainte que, en raison de son poids démographique (41,5  millions d’habitants, face à 5,3 millions pour le Canada, 4,7 millions pour ce qui allait devenir l’Union sud-africaine, 3,8  millions pour l’Australie,  etc.), la représentation du Royaume-Uni dans un éventuel Parlement impérial n’écrasât numériquement celle des Dominions, permettant à Londres de reprendre une partie des pouvoirs qu’elle leur avait concédés. Il fallait tenir compte aussi d’un sentiment national naissant, pouvant difficilement s’accomoder d’une métropole trop intrusive. Enfin, les dirigeants des Dominions étaient réticents à voir leurs pays éventuellement entraînés par ce biais dans les différends diplomatiques européens. Ces questions militaires revêtaient une réelle importance : en 1902, Chamberlain avait suggéré que les colonies autonomes assument une part plus grande des dépenses pour la défense de l’Empire. Les réactions avaient été mitigées  : si le  Cap et Natal avaient accepté de mettre la main à la poche, et la Nouvelle-Zélande financé la construction d’un cuirassé (HMS New Zealand) remis à la Royal Navy, Canada et Australie y virent (1910‑1911) l’occasion de se doter d’un début de marine de guerre nationale (Royal Canadian et Australian Navy), qui pourraient, le cas échéant, être intégrées à la marine de guerre britannique.

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La naissance des mouvements nationalistes Les mouvements nationalistes furent peu présents avant la Première Guerre mondiale, à l’exception de l’Inde, avec le parti du Congrès (Indian National Congress). Ce n’est pas avant les années 1870 que se développa en Inde un sentiment véritablement « national » ; encore cela fut-il dû en large part aux Britanniques euxmêmes, dont l’action avait contribué à l’unification politique et économique d’un ensemble géographique qui n’avait auparavant aucune homogénéité. La création des universités indiennes (cf.  supra) entraîna aussi la création d’une intelligentsia autochtone. Les travaux des orientalistes métropolitains révélèrent à beaucoup, et au premier chef à cette intelligentsia indienne elle-même, toute la richesse d’une culture pluri-millénaire. Ils n’en furent alors que plus sensibles aux injustices entraînées par la colonisation, comme, par exemple, le fait qu’il n’y eut que 5 % d’Indiens dans l’Indian Civil Service. Les premières associations « nationalistes » datent des années  1870, avec le Sarvajanik Sabha (créé à Poona, dans la présidence de Bombay, en 1870) et l’Indian Association (Calcutta, 1876). Elles organisèrent des campagnes en faveur d’une plus grande participation des Indiens à la vie politique (municipalités élues) ou l’assouplissement du contrôle sur les journaux en langues vernaculaires. L’Indian National Congress, qui naquit en décembre 1885, était à l’origine un rassemblement de quelque 70  personnes issues des milieux intellectuels urbains (avec beaucoup d’avocats), réunies à Bombay à l’initiative d’un Écossais, Allan Octavian Hume, qui en fut d’ailleurs le premier dirigeant (1885‑1892). Son programme initial était d’appliquer à l’Inde les libertés politiques britanniques, avec, notamment, l’élection, au moins en partie, des membres des conseils provinciaux et du Conseil législatif impérial, ou l’indianisation de la fonction publique indienne ; figuraient aussi au nombre des revendications la réduction des home charges, ou encore la baisse de l’impôt sur le sel. À la fin du xixe  siècle, une tendance radicale apparut au sein du mouvement, prônant une plus grande revendication de la dimension religieuse hindoue dans l’affirmation nationaliste, ainsi que le recours à l’action de masse, autour du brahmane Bal Gangadhar Tilak. En 1897, à Poona, deux brahmanes membres de la société secrète des Chapekars assassinaient deux fonctionnaires britanniques, coupables à leurs yeux d’avoir envoyé des inspecteurs sanitaires dans des quartiers réservés aux femmes, lors de l’épidémie de peste de l’année précédente, brisant ainsi un interdit religieux. Tilak se vit accusé d’avoir cautionné l’attentat, au moins moralement, et fut emprisonné, décapitant ce courant du nationalisme hindou. Le Congrès, lui, se constituait de plus en plus en une version indienne de l’« Opposition de Sa Majesté »1, tout en étant en butte aux tracasseries du pouvoir central  : lord Curzon (vice-roi de 1899 à 1905) renforça la surveillance policière et le contrôle sur les universités. Le Congrès pouvait mettre à son actif, par un rôle de lobbying, l’adoption des deux Indian Councils’ Acts de 1892 et 1909 (cf. supra) ; il fut en revanche impuissant à empêcher la partition administrative de la province du Bengale, décidée en 1905, en dépit d’une campagne de boycott des marchandises 1.  L’expression est de Claude Markovits, Histoire de l’Inde moderne, Paris, Fayard, 1994, p. 437.

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britanniques qui allait créer un précédent dans les techniques d’agitation nationaliste. Les années 1905‑1910 virent aussi la reprise du terrorisme hindou. En 1906, les indiens musulmans créèrent la Ligue musulmane pour contrebalancer un Congrès qu’ils trouvaient trop exclusivement hindouiste ; les Britanniques commencèrent alors à vouloir jouer sur les relations, traditionnellement mauvaises, entre les communautés pour affaiblir le nationalisme indien. Jointe à une politique de fermeté lorsque nécessaire (nouvelle condamnation de Tilak, 1906), cette pratique permit de rétablir le calme au début des années 1910. En dehors de l’empire des Indes, les mouvements nationalistes demeurèrent très restreints, à moins d’y inclure les tendances centrifuges qui se manifestèrent dans les colonies de peuplement : en Birmanie, les membres de la Young Men’s Buddhist Association (calquée sur la Young Men’s Christian Association, YMCA) développaient une critique intellectualisée de la colonisation, au nom de la défense des traditions bouddhistes, mais elle ne fut créée qu’en 1906 – la Birmanie était l’un des pays asiatiques les mieux éduqués du xixe  siècle et le clergé bouddhiste avait une emprise considérable sur la population, notamment par son rôle éducatif. Il faut aussi compter, en Indonésie, avec le mouvement Sarekat Islam, qui annonçait la venue prochaine du Mahdi (« sauveur »), avec des connotations anti-britanniques très nettes. En Chine, les révoltes des Taiping (1850‑1864)1 et des Boxers (1900) furent les deux principaux mouvements xénophobes, sans que l’on puisse parler de « nationalisme » stricto sensu.

La révolte des Boxers (1900) Conséquence de l’accentuation de la pénétration européenne en Chine, la révolte des Boxers est entrée dans l’histoire, entre autres, par l’expression de « péril jaune » qui fut forgée à cette occasion. Le terme de « Boxers » désigne les membres d’une association secrète, la Société des Poings de Justice, composée de jeunes Chinois animés par de violents sentiments xénophobes. Soutenus en sous-main par l’impératrice douairière Tseu-Hi, ils commencèrent par s’attaquer à des missionnaires chrétiens et aux travailleurs des lignes de chemin de fer appartenant à des sociétés occidentales. Le 20  juin 1900, ils organisèrent un soulèvement nationaliste à Pékin, au cours duquel le représentant allemand, le baron von Ketteler, fut assassiné, et ils mirent le quartier des légations étrangères en état de siège. Un corps expéditionnaire, composé de soldats des six nations ainsi prises à partie, fut envoyé en Chine, sous commandement allemand, et délivra les légations le 14  août 1900. L’expression de « péril jaune » fut employée par l’empereur Guillaume Il lorsqu’il harangua les troupes allemandes avant leur départ pour la Chine.

1.  Voir chapitre 2.

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Les aspects économiques La question de l’« exploitation » coloniale a été une source inépuisable de polémiques, qui ne s’est pas totalement tarie. Les termes du débat ont principalement porté sur la nature supposée prédatrice de la colonisation, ainsi que sur la question du sort des populations locales en régime colonial.

Une métropole « saignant à blanc » les colonies ? L’idée que le principal moteur de la colonisation était l’exploitation (au sens strict) des dépendances par la métropole, et que celle-ci entraîna leur appauvrissement (théorie du « drain », de to drain =  drainer), repose initialement sur la distinction entre les colonies de peuplement, censées constituer un système économique plus ou moins autonome, et celles de « plantation », où l’économie, extravertie, consiste en tout et pour tout à l’extraction de produits primaires du sol et du sous-sol au bénéfice exclusif de la métropole. Cette interprétation de la colonisation fut formulée pour la première fois par Dadabhai Naoroji1, puis en 1902 par John Atkinson Hobson (1858‑1940), économiste et membre du parti libéral  : son ouvrage, Imperialism. A  Study, eut une influence à terme des plus importantes. Il y développait l’idée que l’impérialisme était la conséquence de la surproduction des industries nationales (il avait déjà abordé le thème de la surproduction du capitalisme dans The Physiology of Industry, publié en 1889) ; les intérêts économiques et financiers se tourneraient alors vers les marchés outre-mer pour y écouler leurs surplus de marchandises et de capitaux ; en s’accentuant, la surproduction entraînerait une rivalité exacerbée entre les pays industriels, ces territoires se verraient alors annexés par les différents États pour se protéger de la concurrence de leurs rivaux. L’analyse de Hobson eut une influence considérable sur Lénine, qui s’en inspira pour son Impérialisme, stade suprême du capitalisme, publié en 1916 (cf. encadré).

La conception léniniste de l’impérialisme (1916) Dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine cherche à identifier les causes de la Première Guerre mondiale. Il les trouve dans la concurrence des pays industriels pour obtenir des colonies à la fin du xixe et au début du e xx   siècle  : pour Lénine, l’impérialisme correspond à une nouvelle étape du développement capitaliste, caractérisée par l’apparition du « capital financier », né de la fusion du capital industriel et du capital bancaire (notion empruntée à l’austro-marxiste Rudolf Hilferding, Das Finanzkapital, 1910). Celui-ci, à la recherche de profits maxima, s’exporte vers les pays extra-européens, générateurs de rendements supérieurs ; le partage du monde entre les monopoles

1.  Un des fondateurs de l’INC, élu aux Communes sous l’étiquette libérale en 1892‑1895, pour la circonscription de Finsbury Central.

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capitalistes rivaux ne peut manquer de susciter des tensions qui débouchent sur des conflits entre États.

Ces analyses ne coïncident cependant pas étroitement avec les faits : nombre de données (cf. tableau 4) démontrent qu’il n’y a pas eu de partage du monde en zones « monopolistiques » homogènes par les puissances occidentales, mais plutôt une interpénétration des zones d’influence, voire une action commune (par exemple à l’intérieur de l’Empire ottoman1) ; l’ampleur des rivalités doit donc être, au vu des chiffres, relativisée. La notion même d’empire comme marché captif de la métropole est tout aussi difficile à quantifier. Pour la Grande-Bretagne, François Crouzet2 a montré la stabilité de la part des colonies dans les échanges commerciaux jusqu’en 1914  : un cinquième, en moyenne, entre 1854 et 1914 pour les importations, moins du tiers pour les exportations, la proportion étant un peu plus élevée pour les matières premières (27,5 %) que pour les denrées alimentaires (19 %). Les tableaux 5 et 6 illustrent les limites de l’importance commerciale des différentes composantes de l’Empire : aucune colonie ne devançait, en termes de parts de marché à l’exportation comme à l’importation, les principaux partenaires du monde non colonisé. L’Inde, le « joyau de la Couronne », était le deuxième marché à l’exportation, à importance globalement égale avec l’Allemagne, et, pour les importations, rétrograda en 20  ans de la troisième à la quatrième place. À l’intérieur même de l’Empire, les Dominions surclassaient constamment les « colonies de plantation » (cf.  tableau  7), tant pour les exportations que les importations. On remarquera la montée en importance de l’Australie (pour les importations  : matières premières, produits alimentaires) et de l’Afrique du Sud (pour les exportations : on peut penser à des exportations de machines pour la mise en exploitation des mines d’or et de diamants). Par ailleurs, les marchés coloniaux n’ont jamais été totalement fermés aux produits non britanniques  : en 1914, la part des marchandises britanniques dans l’ensemble des importations de l’Empire était de 44 % ; à un niveau d’analyse plus fin, entre 1875 et 1913, la part des importations britanniques au Canada tomba de 54 % à 21 % (les États-Unis avaient pris la relève de la métropole comme principal fournisseur), de 83 % à 56 % en Afrique du Sud, de 73 % à 52 % en Australie ; elle resta prédominante en Inde (66 % en 1913), tout en accusant quand même un recul certain (85 % en 1875)3. L’Empire a donc représenté une part certes importante, mais pas majoritaire du commerce extérieur britannique. Pour F. Crouzet, l’Empire a été une « bonne affaire »… pour des colonies comme le Canada, l’Australie ou l’Inde, qui y ont trouvé l’occasion de leur take off. Les chiffres du commerce extérieur britannique infirment donc totalement la « théorie du drain » chère aux tiers-mondistes des années  1960 et  1970. On pourrait espérer en trouver une meilleure illustration dans les flux financiers, et non les seuls échanges commerciaux, entre colonies et métropole : on a vu que, pour l’Inde, 1.  Voir chapitre 1, et aussi Robert Mantran (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989, chap. 12 et 13 passim. 2.  F. Crouzet, « Commerce et Empire », loc. cit. 3.  Idem.

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les remises en numéraire constituaient une part importante de l’intérêt que les Britanniques pouvaient y trouver – en 1910, c’étaient 60 millions de £ qui partaient d’Inde vers la Grande-Bretagne1. Leur balance des paiements était également excédentaire avec l’Australie et les colonies d’Afrique occidentale ; en revanche, elle était déficitaire avec le Canada, l’Afrique du Sud et la Nouvelle-Zélande pour les colonies de peuplement, Ceylan, la Malaisie et l’Afrique orientale pour les autres colonies. Ici aussi, les gains matériels étaient réels, mais néanmoins limités. Au total, l’image qui ressort est celle d’un empire « formel » source de profits moins importants que l’empire « informel », comme l’avaient déjà énoncé Robinson et Gallagher2. Tableau 4  Répartition géographique des investissements 3 des trois premières puissances coloniales (1913)

Total Répartition géographique

Royaume-Uni France 3,8 milliards de £ 1,8 milliard de £* Empire 47,3 % Empire 9% — Canada

13,5 %

Allemagne 1,15 milliard de £* Empire 1%

91 %

99 %

— Australie

11 %

— Afrique du Sud

10 %

— Inde Hors Empire

10 % 52,7 % Hors Empire

26 %

Hors Empire

13 %

— États-Unis

20 %

— Russie

9 %

— AutricheHongrie

7 %

— Amérique latine

15 %

— Péninsule hispanique

10 %

— Russie

7 %

— Europe

6 %

— Turquie

7 %

— Turquie

7 %

— Russie

3 %

— Balkans

5%

— Balkans

5%

— Japon

2 %

— Amérique latine

13 %

— Péninsule hispanique

13 %

— Chine

1 %

— Égypte

7%

— Amérique latine

16 %

— Égypte

1 %

— Asie

4%

— États-Unis/ 15 % Canada 4% — Asie

* conversion effectuée au taux de change de 1913 : 1 £ = 25,25 FF =20,4 RM. 1.  Cf.  les données plus complètes dans S. B. Saul, Studies in British Overseas Trade, 1870‑1914, Liverpool, LUP, 1960. 2.  Ronald Robinson et John Gallagher, « The Imperialism of Free Trade », Economic History Review, 6, 1, 1953 ; des mêmes, Africa and the Victorians  : the Official of Imperialism, Londres, Macmillan, 1961. Voir aussi William Roger Louis (dir.), Imperialism  : The Robinson and Gallagher Controversy, New York, New Viewpoints, 1976. 3.  D’après B.R. Mitchell (dir.), European Historical Statistics, 1750‑1975, Londres, Macmillan, 1980.

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Tableau 5  Part de l’Empire dans les échanges britanniques, 1854‑19141 1854‑1857

part de l’Empiren en % dont Canada Australie/Nouvelle Zélande Afrique du Sud Inde Asie Afrique Antilles

1909‑1913

Imports

Exports

Imports

Exports

24 % 16 % 13 % 3%

30,3 % 13,3 % 30,5 % 3,8 %

24,9 % 15,8 % 32,6 % 6,2 %

35,4 % 13,2 % 24,7 % 12,1 %

37,7 % 5,7 % 5,8 % 16,4 %

31,7 % 5,4 % 2,4 % 6,6 %

26 % 13,1 % 3,4 % 2,9 %

33,5 % 7,6 % 4,9 % 2,1 %

Tableau 6  Parts respectives de l’Empire et des autres partenaires 2 commerciaux de la Grande-Bretagne, 1880‑1914 1880‑1889

1900‑1909

1910‑1914

Exportations (valeur, millions de £)* vers Canada Australie/NZ Afrique du Sud Inde

293 3,3 % 8,6 % 2,1 % 11 %

409,5 3,4 % 7,4 % 5% 10,2 %

293 3,3 % 8,6 % 2,1 % 11 %

États-Unis france Allemagne

12,9 % 8,7 % 9,9 %

11,2 % 6,5 % 10,2 %

12,9 % 8,7 % 9,9 %

Importations (valeur, millions de £)* en provenance de Canada Australie/NZ Afrique du Sud Inde

394 2,8 % 6,4 % 1,4 % 8,6 %

570,5 4,4 % 6,9 % 1,2 % 5,9 %

394 2,8 % 6,4 % 1,4 % 8,6 %

États-Unis france Allemagne

23,1 % 10 % 6,3 %

22,4 % 8,7 % 7,4 %

18,4 % 6% 9,1 %

* moyenne annuellen exportations + ré-exportations ** moyenne annuelle

1.  D’après P.J. Cain, « Economics and Empire : the Metropolitan Context », in A. Porter (dir.), The Nineteenth Century, op. cit., p. 35 et 44. 2.  D’après B. Alford, Britain in the World Economy, op. cit., p. 38, et B.R. Mitchell et Phyllis Deane, Abstract of British Historical Statistics, Cambridge, CUP, 1971, p. 283‑284.

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Tableau 7  Part des principaux secteurs

dans les échanges britanniques en provenance de l’Empire,

1854‑1857

1854‑19141

1877‑1879

1898‑1901

1909‑1913

Imports Exports Imports Exports Imports Exports Imports Exports Total Dominions Canada Australie/NZ Afrique du Sud

32 % 16 % 13 % 3%

47 % 13 % 30 % 4%

45 % 13 % 26 % 5%

46 % 10 % 28 % 8%

56 % 20 % 31 % 5%

48 % 8% 26 % 14 %

55 % 16 % 33 % 6%

50 % 13 % 25 % 12 %

Hors Dominions Inde Asie Afrique Antilles

68 % 38 % 6% 6% 16 %

63 % 32 % 6% 2% 6%

55 % 34 % 10 % 2% 8%

64 % 35 % 9% 2% 4%

44 % 26 % 11 % 2% 2%

62 % 34 % 8% 3% 3%

45 % 26 13 % 3% 2%

50 % 33 % 8% 5% 2%

Le sort des populations locales Une autre dimension du débat porte sur le sort des populations locales. Les griefs adressés aux Britanniques, comme aux autres puissances coloniales, ont principalement porté sur le coût humain (massacres perpétrés lors de la conquête ou pour maintenir l’ordre, famines entraînées par les perturbations des circuits économiques traditionnels, maladies apportées par les colonisateurs,  etc.), sur l’absence de libertés réelles, ou encore sur la stagnation du niveau de vie et la persistance de la pauvreté. Il est incontestable que l’expansion coloniale britannique –  comme les autres  – s’est accompagnée de violences, d’abord permises, puis entretenues, par la supériorité de l’armement. Il faut penser aux violences collectives exercées dans le cadre des conquêtes (cf. la répression de la révolte des Cipayes, ou celle de la révolte des Noirs de Jamaïque en 1865, qui fit 400 morts en un mois ; les guerres contre les Maoris de Nouvelle-Zélande dans les années 1840 ; la campagne de 1874 contre les Ashanti, etc.), mais aussi une fois la colonisation effectuée : les Aborigènes australiens (cf. encadré), ou les Indiens du Canada, virent leurs effectifs diminuer de façon drastique sous les coups conjugués des maladies et de l’alcoolisme, utilisé comme arme pour amoindrir la résistance des Natives. La violence existait dans les rapports quotidiens entre dominants et dominés, s’exerçant sans nul doute plus fréquemment du haut de la hiérarchie vers le bas ; toutefois, la systématiser, ou nier la réalité de ce qui était appelé alors la « barbarie » des populations autochtones, reviendrait bien sûr à falsifier l’histoire. La question de l’exercice des libertés est un peu plus complexe, dans la mesure où il s’agit souvent d’un placage de considérations d’ordre philosophique sur des réalités locales qui en différaient très sensiblement.

1.  F. Crouzet, « Commerce et Empire », loc. cit.

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Les Aborigènes australiens Les connaissances sur les populations habitant l’Australie avant l’arrivée des Britanniques sont très fragmentaires : étaient-ils installés depuis 25 000, 30 000 ou 40 000 ans ? Etaient-ils arrivés en une seule fois ou par plusieurs vagues successives ? Quant à leur nombre lorsque James Cook découvrit Botany Bay en 1770, il varie, selon les estimations, entre 300  000  et 1  million. Lorsqu’en 1788 les Britanniques prirent possession de l’Australie au nom de leur souverain, la nouvelle terre fut déclarée « terra nullius », terre n’appartenant à personne. Cela signifiait que les « aborigènes » (« présents depuis les origines ») n’avaient pas d’existence légale. Après une première période d’ignorance réciproque, les relations se dégradèrent lorsque les troupeaux des éleveurs blancs commencèrent à détruire les pâturages des plaines intérieures, nécessaires à la survie de la faune locale ; les Aborigènes, qui vivaient de la chasse, tuèrent le bétail et, en retour, les éleveurs commencèrent à massacrer les Aborigènes. La ruée vers l’or des années 1840 accentua le phénomène. Ils furent également victimes des maladies (notamment la variole) apportées par les Blancs. Ils disparurent quasi totalement de Tasmanie et, en Australie, leur nombre diminua de 320 000 individus en 1780, à 83 600 en 1911 (73 800 en 1933, le niveau le plus bas de leur histoire) ; alors qu’ils représentaient 99,7 % de la population australienne en 1788, ils n’étaient plus que 2 % à la veille de la Première Guerre mondiale. Le début du xxe  siècle vit le début de la pratique de l’enlèvement des enfants half caste (métis), retirés à leurs familles et placés dans des institutions pour éradiquer la culture aborigène du continent australien. Les institutions étaient souvent dirigées par des religieuses qui inculquèrent aux enfants une éducation européenne. En 1997, le rapport d’enquête intitulé Bringing them home révélait au grand jour ces pratiques qui, selon les auteurs, auraient touché de 10 % à 30 % des enfants aborigènes de toute l’Australie.

Quant à la question de la stagnation du niveau de vie, elle rejoint en partie la condamnation, évoquée ci-dessus, de la colonisation comme prédatrice pour les économies qui y sont soumises  : le détournement des richesses nationales aurait entraîné un appauvrissement prolongé, non seulement pendant la période coloniale, mais même au-delà, imposant aux anciennes puissances impérialistes un devoir d’assistance au titre de la « réparation » des préjudices infligés. S’il n’appartient pas ici de se prononcer sur la seconde partie de l’affirmation, le premier élément est assez facilement vérifiable sur le plan historique. Il peut être utile de prendre, de nouveau, l’Inde comme exemple concret, en raison, d’une part, de sa position prééminente dans l’ensemble impérial et, d’autre part, du fait qu’elle était au xixe  siècle, une des colonies (stricto sensu) où la présence britannique était la plus ancienne. Que la politique britannique n’ait pas eu comme objectif prioritaire de faire disparaître la pauvreté de l’Inde apparaît comme une certitude ; il est tout aussi certain que sa persistance ne résulta ni d’une volonté délibérée (ce qui a été un temps la thèse nationaliste), ni de la vampirisation du pays par la métropole. Le tableau est en fait à dresser de façon très prudente : rappelons tout d’abord qu’entre 1870 et 1913, 

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le revenu national indien augmenta de 45 %, et le revenu national par tête de seulement 30 %1, ce qui s’explique par la forte hausse de la population (+ 35 % entre 1851 et 1911, alors qu’elle n’avait augmenté que de 12 % au cours du demi-siècle précédent), elle-même principalement imputable à la politique de médicalisation menée par les Britanniques. Le développement d’une classe de paysans aisés, principaux bénéficiaires des réformes agraires entreprises par les Britanniques ne saurait bien sûr minimiser l’ampleur de la pauvreté, visible, par exemple, aux famines  : celles de 1865‑1866 et 1876‑1878 firent plus de 4 millions de morts ; il y en eut 5 autres millions en 1896‑1897 et celle de 1899‑1900, la plus grande, toucha 60 millions de personnes. Au nombre des causes, des facteurs naturels impondérables, telles les variations de la mousson, mais aussi l’insuffisance des communications intérieures (même si les périodes de disette voyaient l’ouverture de lignes de chemins de fer pour approvisionner les régions touchées, les famine lines) et la réticence des autorités, attachées au non-interventionnisme, à vouloir interférer avec le jeu du marché. Non que le gouvernement de Delhi ait refusé par principe de jouer tout rôle économique : il contribua par exemple au développement du réseau ferroviaire en subventionnant des lignes qui ne pouvaient être rentables avec des règles normales d’exploitation. Ces lignes, famine lines ou lignes militaires destinées à transporter les troupes rapidement d’un bord à l’autre du sous-continent, eurent un effet économique réel en désenclavant les régions périphériques et en constituant un marché national ; si elles n’avaient pas existé, le réseau ferroviaire indien serait resté concentré dans les régions les plus actives économiquement, le long de la vallée du Gange et dans la partie septentrionale de l’Empire. Toutefois, les subventions gouvernementales n’incitaient pas les compagnies privées à pratiquer une gestion des plus rigoureuses, ce qui explique le coût élevé de sa construction ; comme il fut financé par les impôts prélevés en Inde, il revint donc cher à ses utilisateurs, et même à ceux qui ne l’utilisaient pas… On mesure en tout cas la complexité des enjeux. Un procès intenté à la colonisation britannique en Inde a été d’avoir entraîné la disparition de nombreuses activités artisanales autochtones, notamment dans le textile, pour ne pas concurrencer les productions britanniques qui allaient désormais y être déversées, détruisant par la même occasion, des possibilités d’emplois pour les populations locales. Outre que le caractère de « marché captif » de l’Inde soit, on l’a vu, à tout le moins à nuancer, cette affirmation pèche par excès de généralisation. Elle ne se confirme même pas dans le cas de l’industrie du coton, qui est pourtant l’exemple le plus souvent cité. Les « indiennes », dont le commerce avait été le moteur de l’implantation britannique en Inde, disparurent certes entre 1800 et 1860, mais une industrie cotonnière nationale se développa à partir des années 1870, en dépit des protestations des industriels du Lancashire. En 1910, elle occupait le 5e rang mondial, l’Inde étant même le deuxième exportateur de fil de coton, derrière la Grande-Bretagne. Les tissus fabriqués en Inde étaient, quant à eux, destinés au marché local  : ils assuraient 44 % de la consommation indienne –  ce qui relativise la portée de l’image de Gandhi et de 1.  Ces données sont des ordres de grandeur ; voir A. Heston, « National Income », in Dharma Kumar (dir.), Cambridge Economic History of India, Cambridge, CUP, 1983, notamment p. 402‑403. Les paragraphes suivants reprennent nombre d’informations exposées dans cet ouvrage capital.

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son rouet  –, et 10 % à 20 % de cette production étaient exportés, essentiellement au Moyen-Orient ou en Asie orientale. À la différence d’une autre industrie textile de première importance, celle du jute (1er  rang mondial en 1910), contrôlée par les Britanniques, elle était à capitaux majoritairement indiens. On pourrait citer aussi l’industrie du fer et de l’acier, qui prit son essor après 1880 et dont la production s’élevait à 72 000 tonnes en 1914. On était loin des 10 millions de tonnes produits en Grande-Bretagne au même moment, mais les conditions différaient sensiblement  : par exemple, les concentrations de population, à la différence de la Grande-Bretagne, se trouvaient loin des mines de fer, et le transport augmentait les coûts de production ; de même, il revenait moins cher d’utiliser du coke importé par mer de Grande-Bretagne que le charbon extrait en Inde et convoyé par chemin de fer. L’administration britannique contribua même à l’essor de l’industrie métallurgique indienne en achetant, pendant dix ans (1897‑1907), 10 000 tonnes de fer par an, pour la construction des voies ferrées. On touche là à quelques-uns des facteurs explicatifs du retard de développement connu par l’Inde, ainsi que pour d’autres colonies  : les difficultés naturelles arrivent bien sûr au premier plan (et toutes les colonies n’étaient pas aussi dotées que l’Inde…), ainsi que la nécessité de tout importer (machines, combustible, techniciens), le problème posé par l’existence d’une main-d’œuvre abondante et à bon marché, qui n’encourageait pas la recherche de l’innovation technique et d’une meilleure productivité (c’était le cas, par exemple, pour l’extraction charbonnière), ou encore l’imprévisibilité du marché. D.S. Landes, enfin, a souligné, pour expliquer les différences de développement économique, l’importance des blocages culturels1 ; dans le cas de l’Inde, il faut compter avec un attachement misonéiste aux techniques traditionnelles, ou encore les rigidités imposées par le système des castes.

L’« Empire dans les esprits » L’âge de l’« impérialisme raisonné » On peut, à tout le moins, discuter l’opinion selon laquelle les Victoriens « n’avaient ni une théorie de l’Empire, ni la volonté d’en forger une ou de la mettre en pratique », pour reprendre la phrase de Max Beloff citée plus haut. En effet, à compter du dernier quart du xixe siècle, on assiste bel et bien, en Grande-Bretagne, à la formulation d’un « idéal » impérial, décliné tout à la fois par des théoriciens de l’impérialisme, des groupes de pression faisant office de relais et des vulgarisateurs auprès des milieux populaires.

Les théoriciens L’homme politique Charles Dilke (1843‑1911), une des figures en vue de l’aile radicale du parti libéral et proche de William Gladstone, sous l’autorité duquel il servit, brièvement, en 1886, comme ministre du Gouvernement local, se fit dès la fin des années 1860 l’un des thuriféraires de la grandeur impériale britannique : son ouvrage 1.  David S. Landes, Richesse et pauvreté des nations. Pourquoi des riches ? Pourquoi des pauvres ?, Paris, Albin Michel, 2000.

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Greater Britain (1868), initialement simple relation de ses voyages à travers les pays de langue anglaise, s’avéra avoir une postérité considérable en faisant entrer l’expression de « Plus Grande Bretagne » dans le langage courant. En 1890, dans Problems of Greater Britain, il voyait dans l’Empire le moyen d’assurer à la Grande-Bretagne une place dans le monde des superpuissances dont il pressentait l’avènement. L’historien James Anthony Froude (1818‑1894) exaltait, dans sa monumentale History of England from the Death of Cardinal Wolsey to the Defeat of the Spanish Armada (12 volumes, 1856‑1870), les premiers moments de l’aventure maritime anglaise. Il revint encore sur ce sujet dans English Seamen in the Sixteenth Century (1895). John Seeley (1834‑1895), professeur d’histoire à Cambridge à partir de 1869, déjà connu pour son Ecce Homo (1865), dans lequel il développait l’idée que Jésus avait été moins le fondateur d’une religion que celui d’une nouvelle morale collective, faisait de l’expansion coloniale dans The Expansion of England in the Eighteenth Century (1883) le fil conducteur de l’histoire anglaise depuis l’époque moderne. Il prônait le renforcement des liens entre la métropole et les colonies de peuplement blanc, qui établirait un sentiment national commun, voire un ensemble transocéanique (Royaume-UniCanada-Australie) alors à même de coexister avec des États à l’envergure continentale, comme les États-Unis ou la Russie.

Les groupes de pression La propagation de l’idéal impérialiste était aussi assurée par une multitude de groupes d’intérêts, cercles ou sociétés de pensée, se situant aux confins de l’intellectuel et du politique. La Royal Geographical Society faisait office de précurseur : fondée en 1830 sous le nom de Geographical Society of London, elle changea de nom en 1859, après avoir reçu sa charte de la reine Victoria, qui lui fixait comme mission « le progrès et la diffusion de la science géographique ». Elle contribua à l’entreprise de colonisation en amont, par le financement des grandes explorations, notamment en Afrique (expédition de Livingstone, 1865)1. Les années 1880 virent l’efflorescence d’autres institutions : l’Imperial Federation League, active entre 1884 et 1893, mit sur pied une action de lobbying efficace avec des sections dans les colonies de peuplement blanc, la publication de brochures et de tracts, la tenue de meetings ; elle présentait une vision déterministe de l’histoire nationale, reposant sur une évolution quasi mécanique de l’Angleterre à la Grande-Bretagne, au Royaume-Uni puis à la « Plus Grande Bretagne », reprenant ainsi l’expression de Dilke. La Primrose League (« Ligue de la primevère », fondée en 1883 par Randolph Churchill), organisation satellite du parti conservateur (la « primevère » en question était la fleur-symbole de Disraeli), qui compta jusqu’à un million d’adhérents, exaltait la nation, la religion protestante, la couronne et l’Empire. La Royal Colonial Society, fondée en 1886, avait elle aussi pour but de rapprocher la métropole de ses colonies – elle avait d’ailleurs bénéficié dès le départ de l’appui financier d’Australiens et de Canadiens vivant à Londres ; elle publiait des brochures et entretenait une bibliothèque. Il en allait de même pour l’Imperial Institute, créé en 1887 dans l’enthousiasme

1.  Sur les liens entre soif de savoir et impérialisme, cf. Morag Bell (dir.), Geography and Imperalism, 1820‑1940, Manchester, MUP, 1995.

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qui suivit l’Exposition impériale de 1886 et le Jubilé d’or (50 ans de règne) de la reine Victoria, l’année suivante.

Les vulgarisateurs L’action de ces groupes était relayée par des vulgarisateurs dont le talent était plus à même de toucher un plus vaste public. Le cas de Rudyard Kipling (1865‑1936), à qui il a déjà été fait allusion, est ici particulièrement emblématique, tant son nom demeure associé à l’exaltation impérialiste  : né à Bombay, il fut élevé en Grande-Bretagne à partir de l’âge de 5 ans, ne retournant pas en Inde avant 1882, où il travailla comme journaliste au Civil and Military Gazette de Lahore, avant d’engager une carrière littéraire qui, avec Departemental Ditties (1886) et Plain Tales from the Hill (1888) lui assura très tôt une vaste renommée. Voyageur infatigable, partageant son temps entre la Grande-Bretagne, les États-Unis (il épousa une Américaine en 1892) et les confins de l’Empire, notamment l’Afrique du Sud, sa popularité comme prosateur et comme poète ne se démentit pas tout au long de son existence ; en 1907, il fut le premier Anglais à recevoir le prix Nobel de littérature. Le succès rencontré par ses œuvres tient en partie à l’exotisme indien qui est au cœur du Livre de la Jungle (1894‑1895) ou de son chef-d’œuvre, Kim (1901). Chantre de l’Inde britannique et de l’impérialisme, Kipling tire aussi sa postérité de poèmes qui sont à la fois des manifestes et une façon de saisir l’esprit du temps, comme dans « Recessional », composé à l’occasion du Jubilé de diamant de la reine Victoria (1897). C’est surtout son « Fardeau de l’homme blanc » (« White Man’s Burden », 1899) qui, avec sa vision paternaliste et hiérarchique des rapports entre Blancs et populations colonisées, son insistance sur la dimension civilisatrice et philanthropique de l’impérialisme, l’installa définitivement comme le thuriféraire du colonialisme – et fit entrer l’expression du titre dans le langage courant. Les critiques que ses opinions affichées lui attirèrent ne débordèrent pas de certains milieux intellectuels ou politiques et son succès populaire fut le meilleur des relais pour une large diffusion de la fierté impériale. Kipling, très populaire, est toutefois un auteur tardif. Dans un registre différent, John Ruskin (1819‑1900), autre grande figure du monde des lettres, et connu d’un très large public, figure aussi en bonne place parmi ces « vulgarisateurs » de l’idéal colonial. Auteur prolifique, il est principalement célèbre pour son œuvre colossale en tant qu’historien de l’art (Modern Painters, 1843‑1860 ; The Seven Lamps of Architecture, 1849 ; ou encore Stones of Venice, 1851‑1853), même s’il toucha à une multitude de sujets. Thuriféraire de l’architecture gothique, contempteur d’une société industrielle en laquelle il ne voyait que laideur et matérialisme, il développa à partir de 1860 une virulente critique du libéralisme économique victorien (Unto This Last, 1862 ; Fors Clavigera, 1871‑1884), qui le rapprocha alors de personnes comme le poète William Morris, fondateur de la Socialist League anarchisante (1884) et promoteur du mouvement Arts and Crafts 1. Nommé professeur 1.  Mouvement artistique des années  1880‑1890 qui rejetait le capitalisme pour des raisons à la fois politiques et esthétiques, et prônait un retour aux techniques de production du Moyen Âge : travail à la pièce, rôle central de l’artisan (craftsman) inséré dans un métier, ou guilde, qui l’encadrait et le protégeait. Le mouvement Arts and Crafts est à l’origine de meubles, de tentures et d’objets décoratifs divers, réalisés en petites quantités avec beaucoup de soin, dans un décor volontiers néo-gothique (Gothic revival). Il préfigure l’Art nouveau.

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­d’histoire de l’art à Oxford en 1870, les cours qu’il y donna ne comprenaient pas que des attaques contre le matérialisme ambiant mais comportaient aussi de vibrants appels à l’expansion coloniale, comme étant la réalisation du destin véritable de la Grande-Bretagne. Ces conceptions se nourrissaient en outre des conceptions darwinistes sociales omniprésentes. Les thèses de Charles Darwin, exposées dans De l’Origine des espèces (1859) et L’Origine de l’Homme (1871), sur l’évolution des espèces et la « survie du plus apte » (survival of the fittest), furent assez rapidement appliquées au champ social par toute une école sociologique, ou sociographique, qui, partant du principe que l’homme était aussi une espèce animale, interpréta l’évolution des sociétés à l’aune de la compétition entre individus. Les œuvres de Herbert Spencer, « père » de la sociologie et par ailleurs inventeur de l’expression de « survie du plus apte » (Social Statics, 1851), que Darwin lui emprunta ultérieurement, ou de Samuel Smiles (Self Help, 1859), en sont les plus emblématiques. D’autres auteurs prolongèrent ces idées pour aboutir à une conception de l’humanité divisée en races inégalement douées, les races nordiques, plus fortes et plus entreprenantes, pouvant légitimement prétendre à un expansionnisme mondial (cf. Benjamin Kidd, Social Evolution et The Control of the Tropics, publiés entre 1894 et 1898). La publication en 1899 de l’ouvrage de Houston Stewart Chamberlain, Les Fondements du xixe  siècle, où ces thèses racistes étaient exposées de la façon la plus systématique, constitue le point culminant de cette pensée darwiniste sociale, qui ne produisit plus, après lui, d’œuvre majeure ; on notera cependant que le livre fut d’abord publié en allemand (H.S.  Chamberlain était d’ailleurs le gendre de Wagner) et que son influence fut maximale en Allemagne. La notion de « race » était donc utilisée couramment au e xix  siècle et sous les plumes les plus diverses.

Les « héros positifs » Il y avait enfin quelques grandes figures légendaires, véritables « héros positifs » de l’aventure impériale, dont les vies étaient considérées avec admiration et comme source d’enseignement, par leur exemplarité, pour leurs contemporains, à moins qu’ils n’appréciassent seulement le frisson d’exotisme dont ils pouvaient jouir par personne interposée. En tout cas, le sentiment impérial, l’empire « dans les esprits », comme l’a si bien dit François Crouzet, s’entretenait aussi par la diffusion des récits des vies édifiantes de ces quelques individus hors du commun. De tous les explorateurs africains, David Livingstone (1813‑1873) s’impose peut-être comme le nom à retenir. Arrivé en Afrique australe en 1841 comme missionnaire de la London Missionary Society, il voulut rapidement évangéliser les populations vivant plus au nord : en cela, il est une incarnation typique de cet essor missionnaire caractéristique du xixe siècle. Sa première expédition (1841‑1851) le conduisit de Kuruman aux chutes Victoria sur le Zambèze ; sa deuxième campagne (1853‑1856) lui fit traverser le continent d’est en ouest, de Quelimane à Loanda ; une troisième expédition (1858‑1864) le conduisit le long du Zambèze jusqu’au lac Nyassa ; sa quatrième et dernière entreprise s’effectua autour des lacs Nyassa et Tanganyika ; c’est là qu’il fut « trouvé » en 1871 par un autre explorateur de renom, Henry Stanley (« Docteur Livingstone, je suppose ? »), qui travaillait non pour la religion, mais pour le New  York Herald, avant de perdre 

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la vie deux ans plus tard, au sud du lac Tanganyika. Livingstone est l’archétype même du missionnaire, se consacrant tout entier à sa vocation de protecteur des indigènes menacés par la traite des esclaves ; il vécut parmi les Noirs avec sa femme, elle-même fille de missionnaire, et s’attacha à divulguer ses observations par ses communications à la Société géographique de Londres. Cecil Rhodes (1853‑1902) constitue une deuxième personnalité d’exception, et l’incarnation de plusieurs types victoriens, le self made man, l’administrateur colonial et le concepteur de dessins grandioses pour étendre l’Empire britannique quasiment ad infinitum. Self made man typique du « rêve victorien » (comme on parle de « rêve américain »), en effet, que Cecil Rhodes  : fils de clergyman anglican, il partit pour le Natal, en Afrique du Sud, en 1870 pour y soigner un début de tuberculose. Là, il commença par aider son frère qui dirigeait une plantation de coton, avant de se lancer dans l’exploitation de mines de diamant à Kimberley. Il y constitua une fortune considérable (il fut l’un des fondateurs de la De  Beers et investit ensuite dans les mines d’or), tout en entreprenant, à partir de 1873, des études à Oxford, dont il sortit diplômé en 1881. Son séjour en Afrique australe le transforma en thuriféraire de l’impérialisme, sentiment renforcé à Oxford par les conférences de Ruskin. Il déclara une fois à un journaliste qu’il était « arrivé à la conclusion que la race anglaise – la race anglophone, qu’il s’agisse de Britanniques, d’Américains, d’Australiens ou de Sud-Africains – est un type de race qui, maintenant, et il est probable qu’elle le fera dans le futur, œuvre le plus en faveur de l’établissement de la justice, la promotion de la liberté et pour établir la paix sur l’espace le plus vaste possible à la surface de la planète »1. « Le Colosse » (The Colossus), comme il était surnommé, se consacra alors au projet grandiose de réaliser l’unification des possessions britanniques en Afrique « du Cap au Caire » (from Cape Town to Cairo). Pour cela, il poussa à l’annexion des États boers, qu’il avait déjà contribué à encercler avec la création de sa colonie éponyme de Rhodésie (1889), dont il devint Premier ministre ; son territoire, immense, allait des frontières du Transvaal jusqu’au Zambèze. En 1895, il devint membre du Conseil privé de la reine Victoria, fonction sans grand pouvoir effectif, mais éminemment prestigieuse. Il mourut en 1902, peu après la fin de la guerre des Boers, mais la présence des Allemands sur la côte orientale de l’Afrique rendait la réalisation de la jonction « du Cap au Caire » » encore problématique ; elle devait être réalisée en 1919, par le traité de Versailles2. Les militaires, enfin, figuraient en bonne place dans les rangs de ce panthéon victorien. On pourra retenir la figure de Charles Gordon (1833‑1885), dont la mort à Khartoum en 1885 fut considérée par les Britanniques comme l’une grandes tragédies coloniales. Soldat prestigieux, fils de militaire, il avait d’abord servi lors de la guerre de Crimée ; il devint surtout populaire au cours de la seconde guerre de l’Opium, en Chine, où il participa à la prise de Pékin, avant d’aller écraser la révolte des Taiping. Ses faits d’armes lui valurent, dans la presse britannique, le surnom de « Gordon le Chinois » (Chinese Gordon). C’est donc un personnage très populaire qui fut envoyé en 1873 en Égypte, pour pacifier le 1.  Cité in D. Judd, Empire, op. cit., p. 121. 2.  Voir chapitre 5.

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Soudan au nom du Khédive, dont l’autorité en tant que souverain nominal était très contestée ; il en devint ensuite le gouverneur, se consascra prioritairement à la lutte contre le commerce des esclaves, et s’attira encore davantage de popularité en Grande-Bretagne. Sa hiérarchie, en revanche, le considérait avec une certaine méfiance  : sa personnalité était complexe, imprévisible et tourmentée, marquée notamment par des crises de mysticisme au cours desquelles il disait s’entretenir avec Dieu et le prophète Isaïe. Ayant quitté le Soudan en 1879, il y retourna en 1884 pour évacuer les troupes anglo-égyptiennes, alors que le pays était en proie à une révolte islamique, menée par un fanatique religieux qui disait être le Mahdi1. Au lieu de cela, Gordon entreprit de rétablir l’autorité coloniale. Il se laissa enfermer dans Khartoum, où il fut assassiné avec une grande partie de ses hommes, après un siège de presque une année (février 1884-janvier 1885), et à quelques jours de l’arrivée d’une armée de secours. Mort en héros, Charles Gordon avait eu plus de chance qu’Hector MacDonald, commandant en chef des forces britanniques à Ceylan et par ailleurs autre grande figure de militaire colonial (« Fighting Mac »), qui mit fin à ses jours en 1903 pour ne pas avoir à répondre devant une cour martiale à des accusations de « comportement indécent » avec des jeunes gens, aussi bien britanniques que sri-lankais. Gordon, pourtant, se plaisait lui aussi en leur compagnie, tout comme lord Kitchener (1850‑1916), autre figure de premier plan, à propos duquel on connaît la remarque émise par la reine Victoria, perplexe, après qu’elle l’eut reçu en audience  : « On dit qu’il n’aime pas les femmes, mais je dois admettre qu’il a été très gentil avec moi. » Sans doute la différence de traitement est-elle due à plusieurs facteurs : ampleur des pratiques en question, leur plus ou moins grande discrétion, ou encore l’origine sociale des militaires en question, MacDonald étant le fils d’un modeste paysan écossais. Ces éléments servent à rappeler la dimension sexuelle de l’Empire, longtemps passée sous silence2, alors qu’elle joua un rôle bien évidemment important. L’outre-mer pouvait non seulement servir d’exutoire à la pudibonderie de la métropole, mais les questions de sexualité étaient étroitement liées à celles de l’expansionnisme colonial dans la mesure où la présence britannique outre-mer (soldats, émigrants) accusait une forte sur-représentation de l’élément masculin. Les qualités respectives des femmes des différentes régions de l’Empire faisaient partie des fantasmes entretenus en Grande-Bretagne par les récits, plus ou moins explicites, des voyageurs. On pourra y voir une autre forme de la domination coloniale, puisque, dans leur très grande majorité, sinon leur totalité, ces relations donnaient lieu à une forme ou une autre de rétribution, et que l’on peut interpréter le « travail sexuel » comme l’une des formes du « travail forcé » auquel les autochtones furent souvent soumis ; pour autant, nombre de liaisons reposèrent non sur la contrainte mais sur le consentement réciproque, et débouchèrent sur des relations durables, bénéfiques aux deux parties. 1.  Personnage eschatologique dont la venue annoncera la fin des temps et la restauration de la religion musulmane et de la justice. 2.  Ronald Hyam, Empire and Sexuality. The British Experience, Manchester, MUP, 1990.

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Empire et culture populaire Le caractère de véritables « icônes populaires » que connurent les figures de ce panthéon colonial victorien atteste de l’importance de l’impact du fait colonial sur la culture populaire. Aurait-il pu en être autrement, d’ailleurs, du fait de l’ampleur de la domination coloniale britannique ? La fierté impériale est sans doute un des éléments les plus largement partagés au xixe  siècle en Grande-Bretagne, et on a pu y voir un des éléments ayant contribué à la cohésion d’une société par ailleurs traversée de fortes tensions sociales1. Cette fierté contribuait en outre à définir une identité véritablement « britannique »  : si, au xixe  siècle, les termes « Angleterre » et « Grande-Bretagne » étaient utilisés de façon interchangeable, l’Empire, lui, fut toujours qualifié de « britannique » (cf. les dénominations officielles de British Empire ou British Commonwealth of Nations, ou, pour les noms de colonies elles-mêmes, British Honduras, British East Africa, etc.). Depuis que le traité d’Union de 1707, fusionnant Angleterre et Écosse en un royaume de Grande-Bretagne, avait ouvert sans discrimination aucune l’accès aux colonies anglaises aux Écossais, ceux-ci s’étaient largement investis dans l’aventure impériale, tant par le biais de l’émigration, que par le service dans l’administration coloniale ou l’armée, l’activité missionnaire, exploratrice ou commerciale2. Glasgow (1888, 1901, 1911) et Édimbourg (1908) accueillirent des expositions industrielles dans lesquelles la dimension impériale était bien évidemment présente. Pour les Irlandais également, l’Empire était une source d’opportunités professionnelles, notamment dans l’Indian Civil Service ou l’armée. La fascination pour l’Empire était donc un facteur quasi omniprésent de la culture victorienne. À l’échelle de la culture « savante », on a vu la prégnance des thèmes impérialistes dans la pensée de nombre de grandes figures intellectuelles de l’époque ; dans le monde littéraire, s’il n’était pas un objet de spéculation intellectuelle en soi, l’Empire était au moins un décor récurrent. L’exploration coloniale alla de pair avec les progrès de la connaissance scientifique  : ainsi, la question des sources du Nil, longtemps disputée et résolue en 1862 par John Henning Speke et James Grant, relevait tout autant de la curiosité intellectuelle, stimulée par le caractère mythique d’un fleuve chargé de tant d’histoire, que des intérêts économiques et stratégiques  : celui qui contrôlerait les sources du Nil, pensait-on, contrôlerait aussi l’Égypte. L’Empire devint aussi source d’inspiration pour les peintres, dans ce genre majeur de l’époque victorienne qu’était la peinture d’histoire. Les travaux des orientalistes 3 érudits favorisèrent une meilleure connaissance des civilisations lointaines. On citera Max Müller (1823‑1900), d’origine allemande, professeur de sanscrit à Oxford, qui révéla la richesse des religions extrêmes-orientales (Mythologie comparée, 1856), mais de tels travaux, en révélant aux Indiens la richesse de leur héritage culturel, suscitèrent aussi la naissance du nationalisme (cf. supra).

1.  Cf.  François Bédarida, La Société anglaise du milieu du xixe  siècle à nos jours, Paris, Seuil, 1990, p. 120‑121. 2.  John MacKenzie, « On Scotland and the Empire », International History Review, 15, 1993. 3.  Voir Edward M. Said, L’Orientalisme, Paris, Seuil, 1980.

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La culture populaire était encore plus influencée par la mystique coloniale. La presse s’enflammait pour les événements lointains, avec des conséquences parfois inattendues : lors de la guerre des Boers (1899‑1901), les journaux saluèrent la nouvelle de la levée du siège de Mafeking, encerclée par les Sud-Africains (décembre  1900), comme une victoire capitale ; les esprits étaient tellement échauffés que les festivités organisées spontanément par la population londonienne tournèrent à l’émeute, et il fallut plusieurs jours pour rétablir le calme ! Les récits de voyage étaient des succès de librairie. Le monde de la presse enfantine, en plein essor après 1870, ne se privait pas de puiser aux sources quasiment inépuisables de l’aventure coloniale pour tenir les lecteurs en haleine. Les panoramas, les expositions foraines, les music halls faisaient la part belle aux spectacles coloniaux ou, à tout le moins, exotiques. On connaît l’histoire de Saartje Baartman, la « Vénus hottentote », exhibée à Londres puis à Manchester en 1810‑18111, avant de venir à Paris, et dont les restes ont été rétrocédés à l’Afrique du Sud en août  2002 ; elle est exemplaire de ce goût très répandu, à une époque où la culture populaire était avant tout visuelle et friande de telles exhibitions. Dans un genre un peu différent, citons aussi la place croissante de l’Empire dans les Expositions industrielles, locales, nationales ou internationales organisées en GrandeBretagne après la Great Exhibition de 1851  : à Londres même, 31  colonies furent représentées à l’Exposition de South Kensington en 1862 ; celle de 1886 se vit baptiser « Exposition indienne et coloniale » ; une « Exposition de l’Empire des Indes » eut lieu en 1895, de la « Plus Grande Bretagne » en 1899 ; en 1909, ce fut l’Exposition impériale internationale. D’autres, à moindre échelle mais dans le même esprit, eurent lieu à Wolverhampton (1902), à Bradford (1904) ou Liverpool (1913), ainsi qu’en Écosse (cf. supra). Il ne faut pas oublier non plus le fait que sur les 22,6  millions de ressortissants du Royaume-Uni qui s’expatrièrent entre 1815 et 1914, environ un tiers se dirigea vers le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande (les colonies d’Afrique australe ne devenant pas vraiment attractives avant l’entre-deux-guerres), constituant autant de communautés britanniques au-delà des mers, qui continuaient d’entretenir des liens (épistolaires notamment) avec leurs parents, amis, etc., restés en métropole, et partageaient un ensemble de pratiques culturelles et de valeurs  : la langue, le système juridique, l’état de droit, le pluralisme religieux, le parlementarisme, l’attachement à la figure du monarque et à sa famille (à partir du règne de Victoria…). Tout ceci était constitutif d’un « monde britannique » qui n’a que récemmentt trouvé sa place dans l’historiographie2. Pour ce qui est de la question du point d’équilibre entre identité britannique et attachement à la nouvelle patrie, on peut y apporter une réponse avec ces vers de la poétesse canadienne anglophone Jean Blewett, dans « The Native Born » (1907), qui dépassent très largement le cadre canadien : « Nous aimons cette île ceinturée par les eaux, et nous brûlons de comprendre/Toute la

1.  G. Badou, L’Énigme de la Vénus hottentote, Paris, Lattès, 2000. 2.  Cf. C. Bridge et K. Fedorowich (dir.), The British World: Diaspora, Culture and Identity, Londres, Routledge, 2003; P. Buckner et F. Douglas (dir.), Rediscovering the British World, Calgary, University of Calgary Press, 2005 ; en français, D.  Barjot (dir.), Le Monde britannique 1815‑1931, Paris, SEDES, 2010.

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grandeur, toute la majesté de la mère-patrie./ Et nous la louons jusqu’aux cieux, nous la louons jusqu’à faire trembler l’écho./ Car le vieux pays a notre hommage, mais le nouveau pays a notre cœur ! »1. On ne saurait donc sous-estimer l’ampleur de l’« expérience impériale » britannique au xixe siècle. Dans la mesure où le Royaume-Uni trouvait, à la fin du xixe siècle, à la tête du quart des terres émergées, sa pratique de la colonisation ne pouvait manquer d’avoir un impact considérable sur les pays qui lui étaient soumis  : on en verra les fruits dans des chapitres ultérieurs. Il est incontestable que le bilan ne peut être fait de façon schématique, et encore moins doctrinaire ; sans en nier les exactions et les injustices, l’œuvre coloniale des Britanniques ressort comme une formidable entreprise à l’échelle d’un siècle, par un pays qui jouissait d’une position inégalée sur le plan diplomatique. De même, la métropole ne pouvait qu’être transformée par cet impérialisme triomphant : le fait colonial irriguait, à peu de choses près, tout le contexte culturel britannique et, de façon même sommaire –  les territoires colorés en rouge sur les planisphères épinglés aux murs des salles de classe –, fournissait de quoi être fier d’être britannique. L’enchevêtrement des cultures métropolitaine et coloniales demande à être davantage fouillé, tant est grande sa complexité. C’est cet « Empire » que la Première Guerre mondiale allait mettre à l’épreuve.

Documents Joseph Chamberlain et l’impérialisme britannique (1887‑1897) Thuriféraire infatigable de l’idéal impérialiste, Joseph Chamberlain fut l’une des figures majeures de la vie politique britannique de la fin du xixe siècle. Ses deux discours reflètent le contexte culturel de leur époque et, notamment, les conceptions racialistes alors très répandues. Alors que je cheminais au travers de l’Angleterre, en route pour les ÉtatsUnis, et de nouveau en franchissant les frontières des Dominions, il y eut une idée qui s’imposa à moi à chaque pas, une idée qui est écrite de façon indélébile à la surface de ce vaste pays. Cette idée, c’est la grandeur et l’importance du destin réservé à la race anglo-saxonne –  (applaudissements)  –, à cette espèce fière, obstinée, sûre d’elle-même, résolue, qu’aucun changement de climat ou d’environnement ne peut altérer, et qui est sans aucun doute promise à être la force prédominante dans l’histoire future et la civilisation du monde (applaudissements renouvelés). On dit que patriotisme bien ordonné commence par soi-même. Je suis un Anglais, je suis fier du vieux pays dont je suis issu. Je ne néglige pas ses glorieuses traditions ou la valeur de ses institutions, façonnées qu’elles ont été par des siècles de nobles comportements (applaudissements). Mais je penserais que notre patriotisme est à coup sûr rabougri et anémié s’il ne s’étendait pas à la Plus Grande-Bretagne, au-delà des mers – (nombreux « bravo !, bravo ! ») –, s’il n’incluait pas les jeunes et vigoureuses nations qui 1.  In Jean Blewett, Poems, Toronto, McClelland and Stewart, 1922, p. 104.

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transportent aux quatre coins du monde la pratique de la langue anglaise et l’amour bien anglais de la liberté et de la loi ; et, Messieurs, compte tenu de ces sentiments, je ne peux me résoudre à considérer les États-Unis ­d’Amérique comme une nation étrangère (applaudissements). Nous sommes du même sang, de la même race. Je me refuse à établir la moindre distinction entre les intérêts des Anglais en Angleterre, au Canada et aux États-Unis. Nous pouvons dire, avec tout le respect dû à ces peuples, ces nations jeunes ou vieilles  : Notre passé est le leur –  leur futur est le nôtre. Même si nous le voulions, nous ne pourrions briser les liens invisibles qui nous unissent. Vos ancêtres célébraient leur culte sur nos autels. Ils reposent à l’ombre de nos églises. Ils ont contribué à façonner nos institutions, notre littérature, nos lois. Tout ceci, c’est notre héritage tout autant que le vôtre. Si vous vouliez le renier, votre accent, vos attitudes, votre façon de vivre, tout se combinerait pour le dénoncer. Discours de Toronto, 12 décembre 1887.

Je me réjouis du fait que ce qui était, à l’époque, « une voix prêchant dans le désert » est maintenant la volonté exprimée et déterminée de la très grande majorité du peuple britannique. Grâce, en partie, aux efforts de cet institut et d’organisations semblables, en partie aux écrits d’hommes tels que Froude et Seeley, mais principalement grâce au patriotisme et au bon sens inné du peuple dans son ensemble, nous sommes arrivés maintenant au troisième niveau de notre histoire, et à la vraie conception de notre Empire. Quelle est-elle ? En ce qui concerne les colonies dotées d’autonomie, nous ne pensons plus à elles comme à des dépendances. Ce ne sont plus des possessions, mais bel et bien une famille. Nous pensons à elle, et nous en parlons, comme d’une partie de nous-mêmes, une partie de l’Empire britannique, unie à nous par des liens familiaux, de religion, d’histoire, de langage, même si elles sont dispersées aux quatre coins du monde ; les mers qui autrefois semblaient nous séparer, maintenant nous rassemblent. Mais l’Empire britannique ne se résume pas aux colonies dotées d’autonomie et au Royaume-Uni. Il incorpore une surface bien plus vaste, une population bien plus nombreuse, sous des climats tropicaux, où aucune colonisation n’est possible par les Européens, et où la population locale dépassera toujours en nombre la population blanche ; et là aussi, l’idée impériale a connu le même changement. Là aussi, le sentiment de possession a cédé la place à un sentiment différent – celui d’obligation. Nous sentons maintenant que notre contrôle sur ces territoires ne peut se justifier que si nous pouvons montrer qu’il ajoute au bonheur et à la prospérité de ces peuples, et je maintiens que notre gouvernement a bel et bien apporté la paix et la sécurité et une prospérité relative aux pays qui n’avaient jamais connu ces bienfaits auparavant. Discours au Royal Colonial Institute, Londres, 31  mars 1897 (cité in Roland Marx, Documents d’histoire anglaise, Paris, Armand Colin, 1971) ; traduction : Ph. Chassaigne.

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R. Kipling, « Le Fardeau de l’homme blanc » (1899) Le poème de Kipling, « le Fardeau de l’homme blanc », parut aux États-Unis dans l’édi‑ tion de février 1899 de McClure’s Magazine ; sans doute le contexte américain était-il plus pertinent, avec la courte guerre hispano-américaine (1898‑1899), qui se conclut par l’instauration de la domination américaine, sous une forme ou une autre, sur Cuba, Porto Rico, Guam, et les Philippines. Il n’existe pas de traduction française intégrale et satisfai‑ sante du texte de Kipling : c’est pourquoi le choix a été fait de produire son texte intégral en langue anglaise. Take up the White Man’s burden – Send forth the best ye breed – Go, bind your sons to exile To serve your captives’need ; To wait, in heavy harness, On fluttered folk and wild – Your new-caught sullen peoples, Half devil and half child. Take up the White Man’s burden – In patience to abide, To veil the threat of terror And check the show of pride ; By open speech and simple, An hundred times made plain, To seek another’s profit And work another’s gain. Take up the White Man’s burden – The savage wars of peace- – Fill full the mouth of Famine, And bid the sickness cease ; And when your goal is nearest (The end for others sought) Watch sloth and heathen folly Bring all your hope to nought. Take up the White Man’s burden – No iron rule of kings, But toil of serf and sweeper – The tale of common things. The ports ye shall not enter, The roads ye shall not tread, Go, make them with your living And mark them with your dead.

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Take up the White Man’s burden, And reap his old reward – The blame of those ye better The hate of those ye guard – The cry of hosts ye humour (Ah, slowly !) toward the light : – « Why brought ye us from bondage, Our loved Egyptian night ? » Take up the White Man’s burden – Ye dare not stoop to less – Nor call too loud on Freedom To cloak your weariness. By ail ye will or whisper, By all ye leave or do, The silent sullen peoples Shall weigh your God and you. Take up the White Man’s burden ! Have done with childish days – The lightly-proffered laurel, The easy ungrudged praise : Cames now, to search your manhood Through all the thankless years, Cold, edged with dear-bought wisdom, The judgment of your peers.

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Chapitre 4

Les relations anglo‑américaines de 1783 à 1914

Au cours des quelque 130 années qui séparent l’accession des Treize colonies d’Amérique à l’indépendance (1783) de l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Première Guerre mondiale (1914), les relations anglo-américaines passèrent par des phases contrastées. Dès 1812, les deux pays s’opposaient de nouveau dans un conflit qui, s’il dura à peine deux ans, constitua pour la Grande-Bretagne une sorte une revanche, en raison des succès militaires qu’elle remporta. Cette deuxième guerre anglo-américaine fut aussi la dernière, même si des périodes de tension, voire des crises diplomatiques graves, devaient survenir à plusieurs reprises entre les deux pays. La progressive montée en puissance des États-Unis au cours du xixe siècle constitua un facteur géopolitique nouveau, que la Grande-Bretagne dut prendre en considération, même s’il faut se garder de surévaluer la puissance américaine au tournant du siècle ou son intérêt pour les questions atlantiques.

L’époque des tensions sporadiques (1783‑1872) De la paix de Paris de 1783, au règlement du dernier litige suscité par la guerre de Sécession (l’affaire de l’Alabama) en 1872, les relations entre la Grande-Bretagne et les États-Unis connurent une succession de crises et de périodes de rapprochement, tout en se conformant globalement à un modus vivendi qui émergea dans le premier quart du xixe siècle.

D’une guerre à l’autre (1783‑1814) La paix de Paris, du 3  septembre 1783, avait concédé aux nouveaux États-Unis un territoire plus vaste que celui des Treize Colonies originelles  : au nord, il s’étendait jusqu’au Canada, à l’ouest, jusqu’à la rive gauche du Mississippi et, au sud, jusqu’à la

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Floride. Il leur accordait aussi un droit de pêche au large du Canada. Le traité permit une première normalisation des relations entre les deux États, mais des problèmes persistèrent  : les Britanniques attendirent 1791 pour envoyer un ambassadeur à Washington ; au lieu de signer, comme prévu par ce traité, un accord commercial, ils maintinrent l’interdiction de commercer avec les Américains adoptée au début de la révolte des Insurgents, et n’autorisèrent qu’un trafic limité entre les États-Unis et les Antilles britanniques, qui constituaient alors un marché capital ; comme la viande et le poisson, les deux denrées les plus importantes, ne figuraient pas au nombre des articles autorisés, une contrebande active se développa, suscitant de nouvelles récriminations de la part de Londres ; enfin, les Britanniques ne restituèrent pas les places fortes qu’ils occupaient sur le territoire américain, au sud des Grands Lacs (Ogdensburg, Érié, Niagara, Detroit…), ce qui fit craindre aux États-Unis qu’ils ne fomentassent des troubles dans ces régions nouvellement annexées et, notamment, qu’ils ne soutinssent les tribus indiennes révoltées. En réponse, les États-Unis refusèrent de rendre aux Loyalistes les biens qui avaient été confisqués au cours de la révolution américaine. Avec l’entrée en guerre contre la France en 1793, la Grande-Bretagne chercha à régler les contentieux qui l’opposaient aux États-Unis, d’autant que ceux-ci venaient, en dépit de l’alliance contenue dans le traité franco-américain de 1778, de proclamer leur neutralité dans le conflit européen, au prix d’une mini-crise avec la République française (cf. encadré, « L’affaire du citoyen Genêt »). Cela déboucha sur la signature, à Londres, en novembre 1794, d’un « traité d’amitié, de commerce et de navigation », dit « traité de Jay », du nom de l’émissaire américain John Jay, aplanissant les différends qui avaient perturbé les relations anglo-américaines au cours de la décennie précédente  : la Grande-Bretagne évacua les forts de l’ouest, le commerce entre territoires américain et canadien fut ouvert sans discrimination aux ressortissants des deux pays, à l’exception du territoire de la compagnie de la baie d’Hudson, et il fut procédé à quelques rectifications frontalières dans le nord-est des États-Unis ; la liberté de commerce entre les deux pays était proclamée sur la base de la clause de la nation la plus favorisée et les Américains obtenaient l’accès au marché antillais. En revanche, dans le contexte d’une guerre où l’arme économique fut rapidement utilisée, la Grande-Bretagne refusa toute concession sur la question du droit des neutres et continua d’arraisonner et de fouiller les navires qui enfreignaient le blocus des côtes françaises, et de saisir les marchandises de contrebande, ou considérées comme telles, c’est-à-dire celles dont l’exportation vers la France et ses alliés était interdite.

L’affaire du citoyen Genêt (avril-août 1793) En  avril  1793, la Convention envoya Edmond Genêt rappeler aux États-Unis les termes du traité d’alliance de 1778 et, plus particulièrement, obtenir le prêt de navires américains pour la guerre de course. Il commença par effectuer une tournée en Caroline du Sud et entreprit, avec un certain succès, de promouvoir la cause des révolutionnaires à travers banquets et conférences publiques. Reçu à Philadelphie par le secrétaire d’État Jefferson en juillet  1793, il se vit prié par celui-ci de modérer son prosélytisme. Or, Genêt avait commencé à stipendier des corsaires américains pour qu’ils fissent la course aux navires

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espagnols, dans le golfe du Mexique. Il s’empara même d’un navire britannique, Little Sarah, qu’il rebaptisa La Petite Démocrate, pour aller en personne faire la course dans les eaux espagnoles. De nouveau pressé d’interrompre ses activités, il multiplia les appels au peuple, pour que celui-ci prît les armes afin de protester contre la politique de neutralité et demanda que le Congrès tranchât entre sa position et celle du gouvernement. George Washington demanda alors à Paris de rappeler son émissaire. Incidemment, celui-ci ne repartit pas pour la France, craignant que les Jacobins, désormais au pouvoir, ne l’emprisonnassent ; il demanda l’asile politique aux États-Unis, qui le lui accordèrent. Il devint même citoyen américain en 1804.

L’« amitié » consacrée par le traité de Jay devait durer moins de 20 ans : à la question des droits des neutres s’ajouta une autre pierre d’achoppement entre les deux pays, avec la question de la « presse ». Il s’agissait de l’enrôlement forcé, sur des bâtiments de la Royal Navy, de marins pris sur des navires américains, au large des côtes des États-Unis ou en haute mer, sous prétexte qu’ils étaient des déserteurs britanniques. De fait, la désertion posait un réel problème d’effectifs et cette pratique, seul moyen pouvant en enrayer les effets, s’avérait d’autant plus nécessaire pour la GrandeBretagne que la durée de la guerre contre la France était bien supérieure aux prévisions initiales1. Les vives réactions à l’incident de la Chesepeake (1807), où ce navire de guerre américain se vit arraisonné par les Britanniques qui réquisitionnèrent de force les déserteurs qui se trouvaient à son bord, illustraient les tensions inhérentes à une telle situation. On estime à quelque 10 000 le nombre des marins « américains » ainsi incorporés. L’achat de la Louisiane par les États-Unis en 1803, relançant la question du tracé des frontières à l’ouest des Grands Lacs, vint aussi compliquer les relations entre les deux pays, d’autant que les fermiers américains qui s’y implantaient redoutaient toujours que les Britanniques positionnés au Canada n’incitassent en sous-main les Indiens à les harceler. En 1806, Londres répliqua au blocus continental décrété par Napoléon  Ier en interdisant tout commerce entre les pays neutres et les ports sous contrôle français, décision assortie, de nouveau, d’opérations de police maritime visant les navires neutres et, donc, entre autres, américains. Devant la multiplication des incidents, le Congrès finit par déclarer la guerre à la Grande-Bretagne le 4  juin 1812, « pour la liberté du commerce et les droits des marins ». La « guerre de M.  Madison » (Mr.  Madison’s War), comme les Américains la dénomment (James Madison fut président des États-Unis de 1808 à 1816) dura deux ans et s’avéra très décevante pour eux  : d’une part, elle ne fit jamais l’unanimité au sein de la nation américaine (tout comme elle fut très impopulaire en Grande-Bretagne), au point que les États de Nouvelle-Angleterre, restés vivement anglophiles, coopérèrent ouvertement avec les Britanniques du Canada et allèrent jusqu’à envisager, à la convention de Hartford (décembre 1813-janvier 1814), de faire sécession avec le reste de l’Union. Si les opérations maritimes furent dans l’ensemble favorables aux États-Unis, ils s’avérèrent incapables de s’emparer du Canada, pourtant faiblement défendu  : à peine 1.  Voir Introduction.

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5  000  hommes basés à Toronto. En revanche, les Britanniques poussèrent jusqu’à Washington et l’incendièrent, les 24‑25 août 1814. Le traité de Gand, signé le 24 décembre 1814, mais dont la nouvelle ne fut connue aux États-Unis qu’après que les Britanniques aient été sérieusement battus à la Nouvelle-Orléans en janvier 1815, rétablissait le statu quo ante sans résoudre aucun des problèmes existant entre les deux pays  : la question du droit des neutres cessa d’être d’actualité avec la fin de la guerre en Europe (Napoléon  Ier avait abdiqué en mars 1814), et les litiges frontaliers étaient renvoyés à des arbitrages ultérieurs.

Succès et limites de la politique philo-américaine de Castlereagh et Canning (1812‑1823) Castlereagh fut peut-être le premier responsable britannique à prendre conscience de l’importance que les États-Unis pouvaient, au moins à terme, représenter pour la Grande-Bretagne, et il s’attacha à développer de bons rapports avec eux1. Les 10  années qui suivirent le traité de Gand permirent la résolution des questions encore en suspens, avec la signature d’un accord commercial (juillet 1815) renouvelant les dispositions énoncées par le traité de 1794, mais aussi la démilitarisation de la frontière des Grands Lacs entre États-Unis et Canada, ou encore l’ouverture aux Américains des zones de pêche au large de Terre-Neuve et du Labrador. Par la suite, les Américains se préoccupèrent peu de ce qui se passait en Europe, même si l’US Navy entretint une escadre permanente en Méditerranée dès 1815. Bien que sollicités par les Grecs dans leur lutte contre les Ottomans, ils étaient nettement plus préoccupés par l’attitude des puissances réactionnaires de la Sainte-Alliance face aux républiques nées de la révolte des colonies d’Amérique latine, ou par la revendication de la Russie quant à la frontière sud de l’Alaska2, qu’elle estimait passer par le 51e parallèle ; la question fut finalement réglée par le traité américano-russe de 1824, qui la ramena à 54° 40’ de latitude Nord. En ce qui concernait les colonies d’Amérique latine, le tsar Alexandre Ier souhaitait mettre sur pied une expédition militaire pour y rétablir l’autorité du roi d’Espagne mais, de son côté, la Grande-Bretagne manifestait sa bonne volonté à l’égard des États nés de la révolte anti-coloniale ; elle devait d’ailleurs les reconnaître dès 18243. C’est dans ce contexte que s’inscrit la proclamation de la « doctrine Monroe », le 2  décembre 1823. Dans un message au Congrès, le président James Monroe rappelait que les Américains étaient, par principe, profondément attachés à la cause de la liberté ; que, toutefois, ils n’avaient aucune intention d’intervenir dans les questions européennes (pas plus que dans celles qui se rapportaient aux colonies déjà établies au Nouveau Monde), mais qu’ils attendaient en retour la même attitude de noningérence de la part des Européens dans les affaires du continent américain ; en cas contraire, ajoutait-il, les États-Unis considèreraient tout manquement à cette règle 1.  Bradford Perkins, Castlereagh and Adams. England and the United States, Berkeley, University of California Press, 1964 ; du même, une synthèse plus récente dans The Creation of a Republican Empire, 1776‑1865, Cambridge History of American Foreign Relations, vol. 1, Cambridge, CUP, 1993. 2.  Possession russe depuis 1784. 3.  Voir chapitre 1.

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comme une menace pour leur sécurité nationale. Cette déclaration avait été publiée un peu précipitamment, pour prendre la Grande-Bretagne de court : George Canning, successeur de Castlereagh au Foreign Office, avait proposé aux Américains une initiative diplomatique commune, mais ceux-ci tenaient à se dissocier de toute puissance colonisatrice. L’impact immédiat de la déclaration présidentielle fut très limité  : les États-Unis n’avaient guère les moyens militaires d’en faire respecter les principes. Elle tomba quelque peu dans l’oubli, pour être « redécouverte » dans la seconde moitié du siècle. Sur le coup, toutefois, cette affirmation d’indépendance diplomatique et le refus qu’elle contenait de toute nouvelle entreprise de colonisation européenne sur le sol américain irrita les Britanniques, et conduisit à quelques mésententes ponctuelles.

Des litiges résolus par la négociation (1837‑1871) Selon H.G. Nicholas1, le traité de Gand marqua la prise de conscience par chaque partie que « la guerre était un moyen trop coûteux de résoudre leurs différends ». Aussi ceux-ci furent-ils par la suite soumis à arbitrage. La principale cause de tensions entre les deux pays résultait alors de l’inexorable expansion vers l’ouest des États-Unis et des disputes frontalières qu’elle ne manquait pas d’occasionner avec les établissements britanniques du Canada. En 1837, la révolte de Louis Papineau2 raviva momentanément certains espoirs américains d’annexion de l’Amérique du Nord britannique, mais sans qu’il y ait, à Washington, une volonté réelle de passage à l’acte. Deux années plus tard, la situation le long de la frontière du nord-est des États-Unis, et notamment entre le Maine et le Nouveau Brunswick, devint suffisamment sérieuse entre trappeurs et bûcherons des deux pays, qui étaient à peu près les seuls occupants de ces étendues désertiques, pour que l’on parlât de la « guerre d’Aroostok » (cf. encadré). Toutefois, l’arrivée de lord Aberdeen au poste de Premier ministre engagea la diplomatie britannique sur la voie de la conciliation. Le nouvel ambassadeur aux États-Unis, le banquier lord Ashburton, négocia un accord avec le secrétaire d’État Daniel Webster. Le traité qui fut finalement signé le 9 août 1842 (dit « traité Webster-Ashburton »), fixait la frontière entre le Maine et le Canada le long du cours supérieur de la rivière SaintJean, à peu près à mi-chemin entre les revendications américaines et les positions britanniques.

La guerre d’Aroostok (1839) La « guerre » d’Aroostok, qui n’en fut pas vraiment une, opposa États-Unis et Provinces maritimes britanniques en 1839, lorsque des bûcherons canadiens commencèrent à opérer dans la vallée de la rivière Aroostok, un affluent du fleuve Saint-Jean, en dépit de l’opposition des habitants du Maine. Le Maine et le Nouveau Brunswick mobilisèrent leurs milices respectives, avant que la

1.  H.G. Nicholas, The United States and Britain, Chicago, CUP, 1975, p. 14. 2.  Voir chapitre 2.

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tension ne retombât ; les Américains composèrent cependant pour l’occasion un chant de guerre explicite : « Britannia ne commandera pas au Maine Pas plus qu’elle ne commandera aux flots ; Ils ont chanté cette chanson bien assez longtemps, Plus longtemps qu’ils n’auraient dû. » La référence à l’hymne patriotique britannique Rule Britannia, dont le refrain proclamait « Commande, ô, BritannialBritannia, commande aux flots » était transparente.

Plus à l’ouest, en Oregon, Anglais et Américains se côtoyaient depuis la fin du e   siècle mais, dans une région inhospitalière et difficile d’accès, ils menaient colonisation commune plus qu’ils ne s’opposaient frontalement. La question devint d’actualité dans les années  1840, avec l’accentuation de la poussée américaine à l’ouest des Rocheuses, d’autant que le traité Webster-Ashburton était resté muet sur ce point. Les États-Unis prétendaient étendre leur influence, au moins nominalement, jusqu’à la frontière avec la colonie russe d’Alaska, soit 54°40’de latitude Nord (cf. supra), mais étaient en fait prêts à transiger sur le 49e parallèle et à laisser la zone intermédiaire à la Grande-Bretagne. Celle-ci, en revanche, revendiquait un territoire descendant jusqu’au 45e parallèle. La construction, envisagée en 1841, de forts américains le long de la piste de l’Oregon (Oregon trail), avait inquiété Londres qui y voyait, en cas de réalisation, un casus belli assuré. L’élection du président James Polk en 1844 alarma les Britanniques, car il avait inclus dans son programme électoral l’incorporation de l’ensemble du territoire de l’Oregon dans les États-Unis « sans en céder aucune portion » à l’Angleterre. La tension qui en résulta sembla mettre les deux pays au bord d’un conflit armé, mais un accord fut rapidement trouvé : le traité de l’Oregon (15 juin 1846) partageait la vaste région entre le Canada britannique et les États-Unis le long du 49e parallèle Nord, dans le prolongement de la frontière établie par le traité de 1818 ; le seul point restant encore en suspens concernait la délimitation de la frontière dans le bras de mer qui séparait l’île de Vancouver du continent. La question fut finalement résolue dans un sens favorable aux États-Unis par le traité de Washington en 1871. D’autres tensions survinrent à propos de l’Amérique centrale, où les visées expansionnistes britanniques étaient en contradiction directe avec les principes énoncés dans la doctrine Monroe. La région, qui avait jusqu’alors suscité peu d’intérêt, devint plus attractive lorsque commença de prendre forme, dans les années 1840, l’idée de percer un canal transocéanique à travers l’isthme de Panama. Washington entama des négociations dans cette perspective avec la Nouvelle-Grenade (l’actuelle Colombie) en 1846. Un autre tracé était aussi envisagé, qui partait de Greytown sur la mer des Caraïbes, remontait le cours du fleuve San Juan jusqu’au lac Nicaragua et ralliait ensuite le Pacifique. Les Britanniques étaient justement présents dans cette région, au Honduras britannique et sur la côte des Moustiques et, en 1848, ils profitèrent de leur protectorat sur cette dernière zone pour établir une zone d’influence sur le Nicaragua. Le traité Clayton-Bulwer (19  avril 1850) parvint à un accord en stipulant qu’aucun gouvernement ne pourrait exercer un contrôle exclusif sur un futur canal transocéanique, ni construire de places fortes le long de son tracé. xviii

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Lorsque, en 1852, les Britanniques transformèrent les îles de la Baie en colonie de la couronne, les Américains protestèrent, au nom de la doctrine Monroe et du traité Clayton-Bulwer, ce qui était d’ailleurs inexact, car celui-ci, en réalité, ne s’appliquait pas à cette partie de l’Amérique centrale. Les relations entre les deux pays se dégradèrent de nouveau : un navire de guerre américain tira même plusieurs coups de canon sur les établissements britanniques côtiers (août  1854). Toutefois, lord Palmerston, partisan d’une réponse musclée, se retrouva isolé au sein du Cabinet, tandis que le Times et The Economist dénonçaient une éventuelle guerre avec les États-Unis comme « la plus grande des calamités sur terre » ; un quotidien londonien, le Globe, écrivait pour sa part qu’en cas de conflit avec les États-Unis, il valait mieux trouver une autre raison que « des droits et des titres mal définis » sur la côte des Moustiques1. Aux États-Unis, la presse réagit de façon très critique à ce qui était bel et bien un acte de guerre et les deux gouvernements s’accordèrent pour enterrer l’incident. Finalement, la Grande-Bretagne renonça à ses droits sur cette région, ainsi que sur la côte des Moustiques, en 1860. La dernière crise grave de la période date de la guerre de Sécession (1861‑1865). La question de l’intervention britannique dans le conflit était bien sûr de première importance  : le Sud comptait sur son aide matérielle pour parvenir rapidement à la victoire2, le Nord souhaitait au contraire l’empêcher. En Grande-Bretagne, l’opinion penchait initialement pour les Nordistes, par conviction anti-esclavagiste, mais elle évolua ensuite de façon plus mitigée : les États confédérés appliquaient une politique commerciale libre-échangiste, alors que ceux du Nord versaient dans le protectionnisme, avec l’adoption du « tarif Morrill », en novembre  1861, qui frappa les importations de droits de près de 40 % ad  valorem. En outre, l’industrie textile du Lancashire était lourdement dépendante des importations de coton sudiste. Le gouvernement britannique se garda cependant d’aller au-delà de la proclamation de neutralité qu’il avait publiée le 13  mai 1861, dans laquelle il se bornait à prendre acte de l’état de guerre entre le Nord et le Sud : d’une part, il craignait pour la sécurité du Canada, d’autant que Washington avait signifié sans ambages qu’une quelconque intervention en faveur des Confédérés serait considérée par elle comme un casus belli ; d’autre part, la décision des Sudistes de suspendre provisoirement leurs exportations de coton, causant la « Famine de coton » (Cotton Famine) qui handicapa momentanément l’industrie textile britannique, leur aliéna une partie de leurs soutiens outre-Atlantique. À aucun moment le Cabinet britannique n’envisagea de reconnaître les Confédérés comme des États de plein droit ; il ne protesta pas lorsque le Nord mit les côtes du Sud en état de blocus, ni lorsqu’il s’arrogea le droit de saisir des navires dont la destination initiale n’était pas un des États confédérés. Le 8 novembre 1861, un navire de l’US Navy arraisonna au large des Bahamas le Trent, un vaisseau britannique qui transportait deux émissaires de la Confédération. Ceux-ci se rendaient en Grande-Bretagne pour tenter d’obtenir la reconnaissance diplomatique officielle de leur gouvernement. L’opinion britannique s’insurgea violemment contre ce qu’elle interpréta comme une agression ; peut-être, d’ailleurs, l’objectif 1. Cité in H. C. Allen, Great Britain and the United States, New York, St Martin’s Press, 1955, p. 435. 2.  Les premières années de la guerre virent les Confédérés battre les troupes nordistes notamment à Bull Run (juillet 1861), Fredericksburgh (décembre 1862) ou Chancellorsville (mai 1863).

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véritable de la Confédération, qui avait organisé le voyage avec bien peu de discrétion, était-il de mener le gouvernement Palmerston à déclarer la guerre au Nord sous la pression de l’opinion publique. De fait, la tension monta entre les deux pays et les Britanniques acheminèrent des troupes de métropole qu’ils amassèrent à la frontière canadienne1. Pour calmer le jeu et se sortir d’un mauvais pas – la violation du droit des neutres était incontestable et l’affaire rappelait des précédents des années 1810 –, le gouvernement fédéré libéra les deux émissaires sudistes qui, d’ailleurs, ne parvinrent pas à remplir leur mission initiale. La seconde crise grave fut l’affaire de l’Alabama, qui dura de 1862 à 1872 ; elle fut aussi la dernière période de tensions entre les deux pays pour une génération. L’Alabama, bateau corsaire confédéré2, avait été construit par les chantiers navals de Liverpool et son équipage était composé en grande partie de marins britanniques engagés dans la marine sudiste. Tout comme 18  autres croiseurs, il avait infligé de sérieux dommages au commerce entre les États du Nord et la Grande-Bretagne. Or, une loi britannique datant de 1819 n’autorisait la vente de navires aux parties d’un conflit qu’à la condition que ceux-ci ne fussent pas armés. La question était rendue un peu plus complexe sur le plan juridique par le fait que les Confédérés n’équipaient leurs navires de canons qu’une fois en dehors des eaux territoriales britanniques… Le ministre des Affaires étrangères, lord Russell, décida dans un premier temps de saisir des navires du même genre qui étaient en construction à Liverpool, puis accepta de soumettre le litige au tribunal international de Genève qui, en 1872, condamna le gouvernement britannique à verser 15,5 millions de dollars au gouvernement des États-Unis à titre de compensation pour les dommages effectués.

Vers le « grand rapprochement » (1872‑1914) Une interdépendance économique accrue Les 20 années qui suivirent le règlement de l’affaire de l’Alabama furent très calmes sur le plan diplomatique, tandis que les liens économiques entre les deux pays se renforçaient. On a vu3 la place tenue par les États-Unis dans le commerce extérieur britannique ; au début du xxe siècle, la balance commerciale avec les États-Unis était déficitaire de plus de 70  millions de livres sterling par an. Ce déficit ne portait pas que sur les matières premières ou les produits alimentaires  : il concernait aussi de nombreux articles manufacturés, qu’il s’agisse de machines de la deuxième révolution industrielle (celle de l’électricité et du moteur à explosion), ou de produits de

1.  Pour la petite histoire, les navires qui les transportaient ne purent s’engager dans le SaintLaurent, pris par les glaces ; les Américains les autorisèrent alors à débarquer sur les côtes du Maine et les soldats britanniques rejoignirent ensuite le Canada par voie terrestre. 2.  On sait par ailleurs qu’il fut coulé au large de Cherbourg par le navire nordiste Kearsage, le 19 juin 1864, à la suite d’un combat singulier qui se déroula sous les yeux de plusieurs centaines de personnes. 3.  Voir chapitre 3.

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consommation courante fabriqués en masse et à bon marché (notamment dans l’habillement). Du côté américain, la Grande-Bretagne était un fournisseur important, d’où provenaient un tiers des importations en 1860 et encore 20 % vers 1890 (la diminution traduisait l’ouverture progressive de l’économie américaine à l’ensemble du monde)1. En outre, dès la fin de la guerre de Sécession, la quasi-totalité du commerce extérieur américain s’effectuait sur des navires britanniques. En termes d’investissements, les États-Unis représentaient à la fin du xixe siècle 20 % des placements britanniques à l’étranger, à égalité avec l’Amérique latine, et devant le Canada (13,7 %) et l’Australasie (11,1 %). Ce renforcement des liens économiques n’allait pas forcément de pair avec celui des rapports diplomatiques ; sans doute des personnalités comme Disraeli et, surtout, Gladstone, furent-elles populaires outre-Atlantique (ce dernier en grande partie du fait de sa volonté de résoudre la « question d’Irlande », qui satisfaisait une colonie irlandaise toujours plus nombreuse), mais il faut attendre la fin du xixe  siècle pour voir les deux pays s’engager dans ce que Bradford Perkins a décrit comme le « grand rapprochement »2. Celui-ci était sous-tendu par un sentiment de communauté culturelle et raciale tout aussi vif aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne : l’anglo-saxonnisme – que l’on pourrait définir comme une doctrine qui insiste sur la communauté raciale et culturelle entre tous les peuples anglo-saxons et prône leur supériorité par rapport aux autres peuples de la planète – n’est assurément pas l’apanage du seul Joseph Chamberlain, et on le rencontre dès le milieu du xixe siècle aux États-Unis. Ses thuriféraires les plus notables furent cependant l’historien John Fiske, très profondément influencé par le darwinisme social et persuadé du continuum des histoires britannique et américaine, et le pasteur protestant Josiah Strong, dont l’ouvrage Our Country (1885) exaltait à la conquête missionnaire, justifiée elle aussi par la supériorité des Anglo-Saxons3. Ce « grand rapprochement » se caractérise par la rencontre de deux impérialismes, ainsi que par la résolution rapide des crises diplomatiques qui purent survenir.

Le rapprochement de deux impérialismes Bien que par principe hostiles au colonialisme, les États-Unis manifestèrent à l’extrême fin du xixe  siècle des volontés expansionnistes dans le Pacifique (annexion des îles Hawaï, de Guam et des Philippines en 1898) et dans le golfe du Mexique (annexion de Porto Rico, protectorat sur Cuba, en 1898 également). Cette évolution se fit avec l’accord tacite des Britanniques qui, en 1897, leur assurèrent par exemple que leurs intérêts à Cuba étaient avant tout commerciaux et que les mesures qu’ils pourraient prendre pour rétablir l’ordre, sur une île en proie depuis 1895 à une révolte

1.  Cf. Yves-Henri Nouailhat, Évolution économique des États-Unis du milieu du xixe siècle à 1914, Paris, SEDES, 1982. 2.  Bradfor Perkins, The Great Rapprochement. England and the United States, 1895‑1914, New York, Athenaeum, 1968. 3. Sur tous ces points, voir Bernard Vincent, La Destinée manifeste, Paris, Messène, 1999. En anglais, Stuart Anderson, Race and Rapprochement. Anglo-Saxonism and Anglo-American Relations, 1895‑1904, Londres, Farleigh, 1981.

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anti-espagnole, seraient considérées avec bienveillance ; de même, en juillet  1898, Londres approuva l’annexion des Philippines et d’Hawaï. Cette attitude lui conféra une popularité considérable aux États-Unis et, en guise de remerciement, le président MacKinley se montra peu réceptif à la cause des Boers dans la guerre qui les opposait aux Britanniques. Britanniques et Américains agirent aussi de concert en ExtrêmeOrient pour y imposer la politique de la « porte ouverte », c’est-à-dire l’égalité d’accès de toutes les nations au marché chinois, supposé source de considérables profits, par opposition au dépeçage en règle que souhaitaient Russes et Allemands. L’alliance objective entre les deux nations s’expliquait par les horizons différents de leurs politiques expansionnistes respectives : les États-Unis s’intéressaient prioritairement au Pacifique1 – ils avaient forcé le Japon à s’« ouvrir » dès 1853 –, alors que, pour la Grande-Bretagne, celui-ci n’était qu’une extension de leur empire indien, et non un objectif prioritaire. Il n’y avait donc pas de véritables causes de rivalité. En 1904‑1906, les Britanniques retirèrent leurs garnisons des Antilles et du Canada, c’est-à-dire de l’hémisphère occidental, en laissant en quelque sorte la responsabilité aux Américains. Cette décision était motivée par des considérations économiques, mais aussi par la certitude désormais bien ancrée qu’un conflit entre les deux pays était impossible2.

Des crises rapidement résolues Parallèlement à cette convergence de vues à l’échelon planétaire, les différends ponctuels qui se produisirent entre les deux pays furent rapidement résolus. Lorsque les États-Unis, après l’annexion de Hawaii et des Philippines, en 1898, décidèrent de mener à son terme le projet de canal transocéanique en Amérique centrale dont la réalisation avait déjà mis deux entreprises en faillite3, il fallut procéder à la révision du traité Clayton-Bulwer de 1850. Un premier accord, conclu le 5 février 1900, entre l’Américain John Hay et le représentant britannique, Julian Pauncefote appliquait à la zone du canal de Panama (qui allait ouvrir en 1914) les stipulations du traité de 1888 sur le canal de Suez, en neutralisant le canal. Par ailleurs, le traité Olney-Pauncefote de 1901 confiait sa police aux États-Unis et prévoyait par ailleurs qu’il devait rester ouvert à tous les navires en temps de paix comme en temps de guerre. Une nouvelle contestation s’éleva en 1912‑1914, lorsque le Congrès décida d’exempter les navires américains empruntant le canal du paiement du péage  : en  1914, le président Wilson accepta de revenir sur cette décision pour ne pas s’aliéner la Grande-Bretagne. La crise vénézuélienne de 1902 fut la dernière crise ouverte entre les deux pays. Le litige portait sur l’obligation pour les Vénézuéliens d’honorer leur dette extérieure. Britanniques et Allemands, principaux créditeurs du Venezuela (mais les premiers dans une bien plus large mesure que les seconds), organisèrent de concert une 1.  Cf. Jean Heffer, Les États-Unis et le Pacifique. Histoire d’une frontière, Paris, Albin Michel, 1994. 2.  Anne Orde, The Eclipse of Great Britain. The US and British Imperial Decline, Londres, Macmillan, 1996. 3.  La Compagnie universelle du canal de Panama, lancée par Ferdinand de Lesseps, avait fait faillite en 1889, occasionnant par la même occasion un scandale politico-financier de première importance en France. Une société américaine, la Nicaragua Canal Construction Company, qui, comme son nom l’indique, privilégia le second itinéraire, connut le même sort en 1893.

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démonstration de force au cours de laquelle des coups de canon furent échangés et des navires vénézuéliens envoyés par le fond. Cette manifestation de la politique de la canonnière suscita une vive irritation dans l’opinion américaine. À Londres, on insista sur le fait que ces mesures n’annonçaient aucune occupation de territoires – doctrine Monroe oblige, toujours –, et l’affaire se calma. Le fait qu’en 1914, les États-Unis demeurèrent neutres alors que la GrandeBretagne entrait en guerre montre les limites de l’anglo-saxonnisme face au courant isolationniste. Wilson demanda d’ailleurs au peuple américain d’être « neutre en pensée comme en action ». Pourtant, plusieurs indices montrent toutefois que, depuis la dernière décennie du xixe siècle, les objectifs diplomatiques des États-Unis et de la Grande-Bretagne devenaient plus complémentaires que divergents, et encore moins contradictoires. Sans doute les concessions furent-elles plus nombreuses du côté britannique, mais les Américains avaient fait, eux aussi, de leur côté, un ensemble de gestes significatifs. Le président Wilson était en outre entouré d’un certain nombre de conseillers pour qui l’entente avec la Grande-Bretagne était un objectif primordial. C’est ce que les années 1914‑1917 allaient démontrer.

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Chapitre 5

La Première Guerre mondiale, apogée diplomatique de la Grande-Bretagne ?

La Première Guerre mondiale (1914‑1918) marqua la fin de la période de paix ouverte avec le congrès de Vienne. Pour la Grande-Bretagne comme pour les autres belligérants, elle constitua un bouleversement profond1, et son souvenir continue, aujourd’hui encore, de tenir une place symbolique importante, comme le montrent le port quasi rituel du coquelicot (poppy) aux boutonnières des officiels –  et de bien d’autres…  – tous les mois de  novembre, en commémoration de l’armistice du 11  novembre 1918, ou la foule qui assiste aux cérémonies du souvenir devant le Cénotaphe2, dans la grande artère londonienne de Whitehall. Il se perpétue également par des expressions désormais entrées dans le langage courant : « For King and Country » (« Pour le Roi et la Patrie »), slogan mobilisateur des engagés volontaires ; « the lost generation » (« la génération perdue »), de ceux qui moururent au front ; « a World fit for Heroes » (« un monde prêt pour des héros »), celui que les politiques devaient édifier pour que les efforts des « héros » du front n’eussent pas été vains. Guerre longue, alors que les stratèges avaient initialement tablé sur un conflit de courte durée, première guerre « totale », elle nécessita du pays un effort beaucoup plus grand que les French Wars.

1.  Comme le traduit bien le titre de l’ouvrage, désormais classique, d’Arthur Marwick, The Deluge, Londres, Macmillan, Londres, Macmillan, 1965. 2.  Monument érigé en 1919‑1920 par l’architecte Edwin Luytens, sans aucun signe d’appartenance confessionnelle.

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Une Grande-Bretagne présente sur tous les fronts Effort de guerre et mobilisation L’entrée de la Grande-Bretagne dans ce qui allait devenir la Première Guerre mondiale s’effectua de façon tardive  : sa déclaration de belligérance parvint à l’Allemagne le 4 août 1914 à 23 heures, soit 2 jours après celle de l’Allemagne à la France et 4 jours après le début des hostilités contre la Russie1. La machine de guerre se mit en place très progressivement, et ce n’est qu’à la fin de l’année 1916 qu’elle fonctionna à plein régime. Ceci peut s’expliquer en large partie par le caractère nouveau de la guerre de 1914‑1918, différant par sa durée et son échelle de tous les conflits précédents, qui amena l’ensemble des belligérants –  et pas seulement la Grande-Bretagne  – à s’adapter à des évolutions imprévues car, de fait, imprévisibles. La mobilisation des hommes constitue un exemple très révélateur  : le 6  août 1914, le Cabinet décida de l’envoi sur le front français d’un corps expéditionnaire (British Expeditionary Force, ou BEF) de quatre divisons d’infanterie et une de cavalerie placées sous le commandement du général John French. Ces 100 000 hommes constituaient un effectif réduit par rapport aux plans initiaux, qui tablaient sur une BEF de six divisions, et représentaient à peu près un cinquième du total des effectifs de l’armée de terre (520 000 hommes). Leur premier engagement eut lieu à Charleroi, les 21‑23 août, aux côtés de la 5e armée française, mais les forces alliées durent reculer face aux Allemands qui appliquaient la manœuvre d’encerclement prévue par le plan Schlieffen. La BEF participa ensuite à la bataille de la Marne (6‑10 septembre) qui arrêta l’avance allemande vers Paris. Les semaines suivantes confirmèrent que le conflit serait long : Franco-Britanniques et Allemands tentèrent, mais sans succès, de se déborder mutuellement vers la mer du Nord (c’est la « course à la mer »). La première bataille d’Ypres (12  octobre-11  novembre 1914) marqua le passage à la guerre de position, avec le creusement des tranchées le long d’un front qui s’étirait de la mer du Nord à la frontière suisse. Ces premières semaines de guerre montrèrent que les besoins en hommes seraient considérables  : au terme de la bataille d’Ypres, la BEF avait perdu près de 90 000 hommes. Il fallut procéder rapidement au recrutement d’une nouvelle armée. Placé sous l’égide du général Kitchener, promu ministre de la Guerre dès le 5  août 1914, il s’effectua d’abord sur la base du volontariat, avec des campagnes d’affiches sollicitant le patriotisme des Britanniques au moyen de slogans impérieux (« For King and Country », ou « Your Country Needs You »  : « Votre pays a besoin de vous », surmontant le visage impérieux de Kitchener, le doigt pointé en direction du passant arrêté devant l’affiche) et permit des recrutements massifs : 1,2 million d’hommes fin 1914, 2 millions début 1916. Les besoins augmentant (plus de 360 000 morts en 1915, à Neuve-Chapelle, à la deuxième bataille d’Ypres, ou à Loos), le Military Service Act instaura la conscription en mars 1916. Elle était initialement limitée aux célibataires, puis fut étendue aux hommes mariés au mois de mai suivant. 1.  Voir chapitre 1.

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Trois millions d’hommes supplémentaires furent appelés sous les drapeaux, portant les effectifs de l’armée à 4 millions : c’était l’armée la plus importante que la GrandeBretagne avait jamais eue. Le choix de la conscription découlait des perturbations que le volontariat, imprévisible par définition, faisait subir à la mobilisation économique et, donc, de la prise en compte d’un autre élément, celui de la gestion de l’emploi : au front des combats (war front) s’ajoutait le « front de l’intérieur » (home front, expression qui semble due à Lloyd George1, signe que civils et militaires étaient mobilisés dans une guerre totale, où « arrière » et « avant » revêtaient la même importance. Progressive elle aussi, la mobilisation économique passa par la mise en place d’un ensemble d’organismes étatiques  : des committees furent chargés d’administrer les différents secteurs de l’économie, du réseau ferroviaire au ravitaillement, avec des pouvoirs étendus, avant d’être ensuite (décembre  1916) transformés en ministères de plein droit. Un effort particulier fut apporté à la gestion de la main-d’œuvre, avec le rappel des ouvriers qualifiés du front pour les affecter aux industries de guerre ; à partir de  décembre  1916, l’« incorporation civile » permit aux ouvriers syndiqués d’être en pratique exemptés du service militaire. Faute d’ouvriers qualifiés en nombre suffisant, il fallut recourir à la pratique de la dilution, c’est-à-dire le remplacement des travailleurs qualifiés par une main-d’œuvre peu ou pas qualifiée, et les femmes en premier lieu : dans l’industrie, leur nombre passa de 2,2 à 2,9  millions et, dans l’administration, de 0,2  million à 0,4  million ; dans les transports, leur nombre passa de 18 000 à 120 000 ; en 1918, 7,3 millions de femmes étaient employées, contre 5,6  millions avant la guerre. Le Munitions of War Act (mai 1915), la création du Manpower Board (juin 1915) puis du ministère du Travail (décembre  1916), confié au travailliste Arthur Henderson, donnèrent au gouvernement un contrôle de plus en plus grand sur l’affectation de la main-d’œuvre, processus parachevé, en août 1917, avec la création du ministère du Service national sous l’égide duquel s’effectuait la mobilisation de tous les civils.

Un engagement mondial La guerre déborda rapidement son cadre initial  : dès le 10  août 1914, la GrandeBretagne fut aussi en guerre avec l’Autriche-Hongrie et, le 5  novembre, avec l’Empire ottoman, qui se rangea aux côtés de l’Allemagne, après avoir laissé croire pendant quelques semaines en son éventuelle neutralité. Le 23  novembre, le sultan Mehmed V lançait un appel au djihâd (« guerre sainte ») contre les pays de l’Entente. En octobre 1915, la Bulgarie rejoignit les Empires centraux. Cette multiplication des ennemis entraîna celle des théâtres d’opérations : aux fronts initiaux, franco-belgo-allemand à l’ouest, austro-germano-russe à l’est, s’ajoutèrent les Balkans et le Moyen-Orient, mais aussi l’outre-mer, du fait des possessions coloniales allemandes. Les troupes britanniques furent donc présentes sur tous ces fronts. À  l’ouest, 6  millions de Tommies, sous le commandement de French, puis, à partir 1.  « De tous les problèmes que le gouvernement dut traiter pendant la Grande Guerre, les plus délicats et probablement les plus périlleux furent ceux qui s’élevèrent sur le front de l’intérieur » : David Lloyd George, Mémoires de guerre, Paris, A. Fayard, 1934.

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de  décembre  1915, de Douglas Haig, prirent leur part des affrontements meurtriers caractéristiques de la guerre de tranchées  : plus de 360  000  morts en 1915, les batailles d’Ypres (avril) et de Loos (septembre) étant, on l’a vu, les plus meurtrières ; 400  000  morts lors de la bataille de la Somme (juillet-novembre 1916), 160 000 en avril 1917 dans l’offensive du Chemin des Dames, menée conjointement avec les Français, et 250 000 en juillet-novembre de la même année, dans l’opération qui s’acheva avec la terrible bataille de Passchendaele (cf. encadré). En mars 1918, les Allemands, renforcés par l’arrivée des troupes du front de l’Est où les combats contre la Russie avaient cessé après la signature de la paix de BrestLitovsk avec les bolcheviques, engagèrent la deuxième bataille de la Somme contre les positions de la 5e armée britannique. Les Alliés durent reculer et les Allemands arrivèrent de nouveau sur la Marne, à une cinquantaine de kilomètres de Paris, mais le front ne fut pas rompu. Placées sous le commandement unique de Foch, les troupes alliées lancèrent une vaste contre-offensive en juillet : la bataille d’Amiens, en août, vit le front allemand s’écrouler après un bombardement massif (4 millions d’obus furent tirés avant l’offensive, contre 1,7 million pour la bataille de la Somme en 1916). Elle fut le signal de la retraite allemande. Les Britanniques jouèrent un rôle important, mais parfois sous-estimé, dans ces derniers mois de combat : c’est la BEF, par exemple, qui remporta la bataille d’Amiens et, à la fin du mois de septembre 1918, son artillerie fut déterminante dans l’enfoncement du dispositif de défense allemand de la « ligne Hindenburg ». À la signature de l’armistice (11 novembre 1918), le front se situait le long d’une ligne courant de Belfort à Anvers, via le nord des Vosges, Mézières et Mons.

La bataille de Passchendaele (novembre 1917) Passchendaele est peut-être aux Britanniques ce que les batailles de la Somme ou de l’Argonne peuvent être à la mémoire collective française  : un symbole des offensives engagées en pure perte, au prix de pertes considérables, pour des gains dérisoires, voire inexistants, par un état-major dispendieux des vies de ses hommes. Douglas Haig, persuadé qu’il pourrait défaire les Allemands en avançant à partir du saillant qu’Ypres constituait dans la ligne de front, engagea ses troupes en direction des ports d’Ostende et de Zeebrugge, avec l’appui tactique de la Navy, soucieuse de voir l’ennemi délogé de ces ports d’où ils menaçaient les liaisons maritimes de la Grande-Bretagne avec le continent. Lloyd George, plus dubitatif quant aux chances de succès de l’offensive, laissa faire Haig pour que les Français n’eussent pas l’impression de porter seuls tout le poids des combats. La bataille débuta le 31  juillet 1917 mais les Britanniques ne purent aller plus loin que le village de Passchendaele, à quelques kilomètres de leur point de départ. La résistance allemande fut très forte et les combats se déroulèrent sur des terrains que des pluies ininterrompues et la destruction des canaux de Flandre par les bombardements avaient transformés en marécages bourbeux, dans lesquels les hommes risquaient à tout moment de se voir engloutis sous le poids de leur barda. Haig interrompit l’offensive à la minovembre sans avoir atteint ses objectifs initiaux.

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Les Britanniques furent aussi présents, sous la forme de force d’appoint, en Vénétie, en envoyant 130 000 hommes en renfort auprès des Italiens après leur défaite à Caporetto (24 octobre 1917). Ils combattirent également dans les Balkans, avec l’opération navale des Dardanelles (mars 1915), qui, dans l’esprit des « Easterners »1 devait initialement frapper les Ottomans à la tête en s’emparant des Détroits et d’Istanbul. Son échec conduisit le corps expéditionnaire rassemblant Français, Britanniques et soldats de l’Empire (dont des Australiens et des Néo-Zélandais) à débarquer sur la presqu’île de Gallipoli, qu’ils durent quitter en janvier  1916 sans avoir pu réduire la  résistance des Germano-Turcs. Les Alliés s’installèrent ensuite à Thessalonique, mais n’engagèrent pas d’offensives avant septembre 1918, lorsqu’ils libérèrent la Serbie. Les Britanniques poursuivirent la lutte contre les Ottomans au Moyen-Orient, où ils menèrent seuls les opérations. Dès la mi-novembre 1914, des troupes venues d’Inde débarquèrent en Mésopotamie, mais elles piétinèrent et durent capituler fin avril 1916. Les combats se déplacèrent alors en Palestine : le général Allenby s’empara du Sinaï en 1916, puis de Gaza et de Jérusalem entre  mars et  décembre  1917. Pour affaiblir l’effort de guerre ottoman, les Britanniques persuadèrent le chérif de La  Mecque, Hussein, de déclarer le djihâd contre les Turcs (juin  1916). Avec leur aide (cf. encadré, « Lawrence d’Arabie »), il contrôlait à la fin de 1916 tout le Hedjaz et porta ses efforts vers la Palestine et la Syrie. Entre-temps, une nouvelle offensive en Mésopotamie avait entraîné la chute de Bagdad (11 mars 1917), suivie par Damas (1er  octobre 1918) et Alep (28  octobre). Le 30, l’armistice de Moudros marquait le retrait de l’Empire ottoman de la guerre, quatre ans après y être entré.

Lawrence d’Arabie (1888‑1935) Véritable figure de héros romanesque, définitivement entré dans la légende avec le film de David Lean sorti en 1962 (« le film aux 7 Oscars », avec Peter O’Toole dans le rôle-titre), Thomas Edward Lawrence joua un rôle considérable au Moyen-Orient au cours de la Première Guerre mondiale, même s’il l’a sans doute quelque peu magnifié dans Les Sept Piliers de la Sagesse (1922). Né en 1888 au Pays de Galles d’un couple illégitime, il fit ses études au Jesus College d’Oxford (1907‑1909), où, remarqué par l’archéologue et orientaliste David Hogarth, conservateur de l’Ashmolean Museum, il entama une carrière d’orientaliste et consacra sa thèse (1910) à L’Influence des Croisades sur l’architec‑ ture militaire d’Europe jusqu’à la fin du xiiie siècle. Devenu amoureux du Moyen-Orient et de la plastique arabe, il s’installa en Syrie pour mener des fouilles archéologiques et se lia de plus en plus avec les populations locales, adoptant leur costume, leur langage et leurs mœurs (sans, toutefois, se convertir à l’Islam). Engagé volontaire en 1914, il effectua d’abord des activités de renseignement au Caire, auprès du Bureau arabe. En 1916, il est choisi comme officier de liaison auprès de l’émir Fayçal, un des chefs de la révolte arabe, pour conseiller 1. Partisans du développement des opérations à l’est de l’Europe, par opposition aux « Westerners », qui voulaient privilégier le front de l’Ouest. Les Westerners se recrutaient principalement dans les chefs militaires (French, Haig, Kitchener), tandis que les principaux dirigeants politiques étaient des Easterners (Churchill, Lloyd George).

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celui-ci, les cheiks des tribus bédouines et l’armée régulière arabe en formation. Il joua aussi un rôle d’intendant en fournissant armes et argent à ces nouveaux alliés de la Grande-Bretagne et devint le cerveau des campagnes arabes d’El Ouedj à Damas, de 1916 à 1918. Ses activités de guérilla contre les lignes de chemin de fer du Hedjaz neutralisèrent ainsi la garnison de Médine. Il contribua aussi à la prise du port d’Akaba (juillet 1917) et participa aux campagnes d’Allenby en Palestine et en Syrie. Membre de la délégation britannique à la conférence de la Paix à Paris, il tenta en vain de défendre l’idée d’une nation arabe. En 1921, il fut nommé conseiller pour les affaires arabes auprès de Churchill, alors ministre des Colonies, en même temps qu’il rédigeait ses mémoires, Les Sept Piliers de la Sagesse. Considéré comme un véritable héros, il rechercha l’anonymat en s’engageant dans la Royal Air Force sous un nom d’emprunt, avant d’être démobilisé en 1935. Il trouva la mort la même année dans un accident de moto.

Outre-mer, les Britanniques jouèrent ici aussi un rôle déterminant dans la prise des colonies allemandes, même s’ils furent aidés par les Français en Afrique (chute du Togo en août 1914, du Sud-ouest africain en août 1915, du Cameroun en février 1916, de l’Afrique orientale allemande en novembre 1918) et les Japonais dans le Pacifique (prise des îles Samoa et de la Nouvelle-Guinée en août 1914). La Première Guerre mondiale confirma la puissance maritime de la GrandeBretagne. Dès le début de la guerre, sa flotte força la Kriegsmarine à rester dans ses bases et, en décembre  1914, la défaite de von Spee aux îles Malouines permit aux Britanniques de contrôler les liaisons maritimes, vitales pour l’économie de guerre. La bataille navale du Jutland (31 mai 1916) confirma que la Royal Navy restait maîtresse des mers, alors même qu’elle enregistra plus de pertes que les Allemands au cours de la confrontation elle-même (14  navires perdus contre 11). Le seul échec naval de la guerre consiste donc en l’opération désastreuse des Dardanelles (18‑25  mars 1915), imaginée par le Premier lord de l’Amirauté, Winston Churchill. La guerre sous-marine présente un bilan plus contrasté : en 1914, l’avantage était à la Grande-Bretagne, avec 78 sous-marins contre 30 pour l’Allemagne, mais elle ne l’exploita pas immédiatement. En revanche, dès février 1915, pour briser le blocus de la Navy, les Allemands entreprirent de couler tout navire allié ou neutre commerçant avec les pays de l’Entente passant à proximité des îles britanniques. De 1,1 million en 1915, le tonnage coulé passa à 1,5  million l’année suivante, mais ils interrompirent la guerre sous-marine en mai  1916, sous la pression de l’opinion internationale, et, notamment, des protestations américaines après les torpillages du Lusitania (7 mai 1915) et du Sussex (24 mars 1916), deux paquebots britanniques sur lesquels se trouvaient plusieurs centaines de citoyens américains. Elle reprit en janvier  1917, sous la forme de la guerre sous-marine « à outrance »  : le haut commandement allemand avait calculé que le torpillage sans avertissement de tout navire allié ou neutre commerçant avec la Grande-Bretagne devait amener, par les dommages qu’il infligerait, les Britanniques à cesser la guerre vers le mois d’août suivant, soit avant – le risque était calculé  – que les États-Unis ne pussent véritablement intervenir dans le conflit. En six mois, 2,5 millions de tonnes de navires marchands furent coulées.

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Toutefois, l’entrée en guerre rapide des États-Unis (6  avril 1917) et le système de convois mis en place par l’Amirauté permirent de réduire considérablement les pertes (500 000 tonnes coulées fin 1917). Il n’entre pas dans notre propos ici de procéder à un bilan global de la Première Guerre mondiale pour la Grande-Bretagne1. Quelques points méritent cependant d’être soulignés. Entre 1914 et 1918, les pertes britanniques s’élevèrent à 723 000 hommes ; on comptait 1,5 million de blessés, mutilés ou gazés. C’était la première fois dans l’histoire de l’armée britannique que davantage d’hommes mouraient dans les combats que du fait des épidémies. À ces soldats britanniques s’ajoutèrent les contingents fournis par l’Empire : des Indiens arrivèrent dès les premiers mois de combat, suivis par des Canadiens en février 1915 ; Australiens et Néo-Zélandais, on l’a vu, combattirent à Gallipoli ; les troupes sud-africaines aidèrent les Britanniques à s’emparer du sud-ouest africain allemand. Au total, l’Empire –  dont les différentes composantes avaient été entraînées dans la guerre sans avoir été consultées – fournit 3,5 millions d’hommes, dont 200 000 ne revinrent pas des combats. Avec un total de 9,5  millions de combattants (6  millions sur le front français, 2 millions au Moyen-Orient, 1 million dans les colonies, le reste sur les divers fronts) sur un total de 42,7  millions pour l’ensemble des Alliés, la Grande-Bretagne et son Empire fournirent la contribution la plus importante sur le plan humain (22,2 %) après celle de la Russie (13  millions, soit 30,4 %) ; au plan financier, ils assurèrent la plus grande partie de l’effort de guerre (23 milliards de dollars, au prix de 1913, soit 39,8 % de l’ensemble des dépenses réalisées par les Alliés). Ces chiffres montrent que les Britanniques jouèrent pleinement leur rôle, notamment sur le front de l’Ouest. Cependant, l’absence de communications entre unités françaises et britanniques, conséquence à la fois de l’absence de commandement unique et de l’étirement du front, explique que les Français aient eu par la suite le sentiment d’avoir supporté seuls le poids de la guerre. Il n’en était rien, mais la légende s’élabora puis persista2, suscitant des rancœurs qui devaient s’avérer lourdes de conséquences au cours des deux décennies suivantes. Le courage des Tommies, tout particulièrement sur le front de l’Ouest, fut exemplaire, alors que, recrutés dans l’urgence, ils n’avaient reçu qu’un entraînement rudimentaire, que le commandement était inégal (French fut relevé de ses fonctions en décembre  1915, après l’échec de la bataille de Loos et son successeur, Haig, porte la responsabilité des offensives aussi inutiles que meurtrières de 1916‑1917), mais sut, en revanche, donner à l’armée britannique un rôle essentiel dans la contre-offensive de 1918) et que la guerre se déroulait dans des conditions totalement nouvelles  : guerre de position interminable, déluges d’artillerie (les « orages d’acier », décrits du côté allemand par Ernst Junger), offensives meurtrières impuissantes à délivrer le « coup qui assommerait l’ennemi » (« knock out blow ») que Lloyd George, alors ministre des Munitions, avait, en septembre 1916, présenté comme la condition de la victoire… 1.  Outre l’ouvrage d’Arthur Marwick, déjà cité (The Deluge, op. cit.), citons Jay Winter, The Great War and the British People, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1986 (rééd. : 2003). 2.  Cf. Stéphane Audouin-Rouzeau, 14‑18. Les combattants des tranchées, Paris, Colin, 1986 ; P.M.H. Bell, France and Britain, op. cit.

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L’intendance, en revanche, fonctionna correctement  : les témoignages des contemporains montrent que les Tommies étaient mieux nourris et mieux entretenus que les soldats français et, sans pousser le contraste trop loin, il faut bien voir que le « poilu » constitua vraiment une spécificité française, ce qui explique sans doute que les troupes britanniques ne connurent pas de mutineries, à l’instar des Français au printemps 1917. Sur le plan technique, la guerre de 1914‑1918, première guerre scientifique et industrielle, vit la mise au point d’un certain nombre d’innovations. Pour l’armée de terre, la première d’entre elles fut l’utilisation intensive de l’artillerie, rendue nécessaire par la guerre de position, pour préparer une offensive par un pilonnage massif, résister à un assaut ennemi ou combattre de tranchée à tranchée. La deuxième fut la généralisation des véhicules à moteur  : en 1918, la BEF utilisait 56  000  camions et 34  000  motocycles. La production de véhicules civils avait certes été quasiment interrompue, en raison de la priorité donnée aux équipements militaires, mais il était évident que la Grande-Bretagne avait confirmé son statut – déjà acquis dans les quelques années précédant la guerre – de producteur automobile de premier plan1. En 1915, l’introduction du « tarif MacKenna », un droit de douane de 33,3 % frappant les importations de véhicules et de pièces de mécanique automobile, plaça l’industrie nationale à l’abri d’une muraille protectrice. Les conditions de la production de guerre poussèrent à la standardisation des pièces et à la rationalisation du travail, sur le modèle des chaînes de montage américaines d’avant la guerre. L’un de ces véhicules à moteur, le tank, demeure la plus importante des innovations technologiques de la guerre. Dès la fin de l’année 1914, tirant les leçons de l’inefficacité de la cavalerie dans le contexte nouveau de la guerre de position, Churchill commença de réfléchir à la mise au point d’un véhicule blindé et armé, roulant sur chenillettes, qui pourrait passer sur les tranchées adverses. En concertation avec la firme William Forster & Co., de Lincoln, un premier prototype fut mis au point en septembre 1915 et expérimenté pour la première fois en janvier 1916, malgré les réticences du ministre de la Guerre, lord Kitchener. Utilisé lors de la bataille de la Somme, il ne répondit pas aux espoirs placés en lui faute d’être suivi assez rapidement par l’infanterie ; en revanche, il fit ses preuves en novembre 1917, à Cambrai et Saint-Quentin et, surtout, lors de la contre-offensive généralisée de l’été 1918. Enfin, l’aviation fut, avec le sous-marin – mais dans une plus grande mesure sans doute –, la nouvelle arme révélée par la guerre. Si, en 1914, la Grande-Bretagne n’alignait que moins de 300 appareils, les raids des dirigeables allemands sur le territoire national, à compter de  janvier  1915, démontrèrent l’importance du contrôle des espaces aériens : en 1918, la Royal Air Force, nouvellement créée à la place du Royal Flying Corps, comptait 22 000 aéronefs. Après de multiples réformes administratives, un ministère de l’Air (Air Council) vit le jour en novembre  1917, dont le titulaire (Secretary of State for Air) était le « baron de la presse » lord Rothermere (Daily Mail, Daily Mirror, Sunday Pictorial), tandis que son frère, lord Northcliffe (The Times, The Observer), présidait le Comité pour le transport aérien civil, chargé de réfléchir aux développements civils de ce nouveau moyen de transport. Le rôle de l’aviation dépassa

1.  Roy Church, The Rise and Decline of the British Motor Industry, Cambridge, CUP, 1995, p. 9‑13.

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rapidement les fonctions de reconnaissance des lignes ennemies qui étaient initialement les siennes : combats aériens, protection des convois navals et localisation des sous-marins, raids contre les populations civiles, entrepris à partir de 1917. La puissance des avions construits ne cessa de croître : en 1914, la vitesse maximale des avions britanniques était de 130 km/h, mais, en 1918, ils dépassaient 200 km/h ; leur altitude de vol maximale était passée de 1 500 m à 7 500 m. Les Britanniques furent aussi les premiers à coupler Marine et Aviation, avec la décision, prise en 1918 en dépit des réticences de l’Amirauté, de transformer l’Ark Royal en porte-avions.

Les buts de guerre Au-delà des opérations militaires elles-mêmes se pose la question des motivations, des objectifs recherchés. Entrée en guerre pour défendre l’intégrité territoriale et la neutralité de la Belgique, la Grande-Bretagne se posa dès le début du conflit en défenseur du droit international et du respect des traités, qui n’étaient pas « un bout de papier », comme l’avait dit le chancelier allemand Bethmann Hollweg à la veille de la déclaration de guerre1 – tout comme les États-Unis, en 1917, justifièrent leur entrée en guerre par le respect des droits des neutres et de la liberté de mers. La guerre « pour la Belgique » recouvrait toutefois d’autres objectifs évidents  : empêcher l’Allemagne d’obtenir l’hégémonie continentale et, au-delà, résoudre durablement la question de la concurrence économique entre les deux pays2. Au-delà, la Grande-Bretagne combattait aussi pour préserver sa position de superpuissance internationale, ce qui explique les efforts de coordination tant avec les pays membres de l’Empire qu’avec ceux de l’« empire informel », ainsi que les nombreux projets de redécoupages territoriaux destinés à préparer l’après-guerre. Il lui fallut enfin prendre la mesure de l’affirmation de la puissance américaine, la collaboration transatlantique devenant une dimension supplémentaire du jeu diplomatique.

Résoudre la question allemande ? L’entrée en guerre de la Grande-Bretagne en août 1914 ne s’accompagna pas immédiatement de la formulation claire des objectifs poursuivis. Dès le 5 septembre 1914, la Grande-Bretagne, la France et la Russie publièrent une déclaration commune selon laquelle aucune des trois puissances ne signerait de paix séparée et ne négocierait sans tenir compte des exigences de ses partenaires. En raison, notamment, de leur proximité géographique, la Grande-Bretagne et la France constituaient le cœur de l’Entente et, en conséquence, coopérèrent le plus étroitement. Ceci fut évident dès que le président américain Wilson proposa sa médiation dans le conflit (septembre 1914) : Français et Britanniques répondirent en commun qu’ils exigeaient réparation pour 1.  « Tout juste pour un mot, neutralité, un mot si souvent oublié en temps de guerre, tout juste pour un bout de papier, la Grande-Bretagne va faire la guerre à une nation qui ne désire rien tant que d’être son amie » (cité in P. Renouvin, L’Allemagne et le monde, op. cit. 2.  Sur ce point, la somme en français demeure Georges-Henri Soutou, L’Or et le sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, Paris, Fayard, 1989.

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l’invasion de leur territoire, ainsi que des assurances qu’un acte tel que la violation de la neutralité de la Belgique ne se renouvellerait pas. Lorsque le Premier ministre luxembourgeois fit à son tour des ouvertures de médiation (novembre 1914), les deux pays affirmèrent parallèlement que leur objectif final était la réduction de l’Allemagne à l’impuissance et la destruction du militarisme prussien. Dans un discours au Guildhall de Londres, le 9  novembre 1914, le Premier ministre Asquith souligna que la Belgique devait être dédommagée de l’invasion et la France « protégée convenablement contre la menace d’une agression », ce qui ne pouvait arriver que par l’éradication du militarisme prussien. Il n’était, en revanche, pas fait mention de la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France. Il n’en fut d’ailleurs pas davantage question jusqu’au 11 octobre 1917, lorsque Lloyd George, devenu Premier ministre au mois de  décembre précédent, déclara que la Grande-Bretagne resterait aux côtés de la France « jusqu’à ce qu’elle soulage ses enfants opprimés de l’oppression du joug étranger ». Le 5  janvier 1918, il exprima, plus sobrement mais (un peu) plus clairement, sa volonté de voir réparé « le grand tort » fait à la France en 1871. L’engagement britannique n’était toutefois pas explicite, et on peut penser, avec P.M.H. Bell, que l’alliance franco-anglaise se renforça devant les objectifs expansionnistes des Allemands, qui voulaient non seulement conserver l’Alsace-Lorraine, mais annexer la Belgique et les départements du nord de la France1. Du point de vue britannique, la « question allemande » » était plus encore économique que territoriale : lorsque les Français ruminaient la perte de l’Alsace-Lorraine, les Britanniques focalisaient sur les produits Made in Germany. Le début de la guerre avait d’ailleurs cruellement souligné leur état de dépendance, avec l’exemple bien connu des colorants pour les uniformes, produits en quantités insuffisantes dès lors que l’état de guerre avait interrompu les importations venues d’Allemagne. GeorgeHenri Soutou a montré comment la position britannique avait connu plusieurs phases, l’apogée du sentiment anti-allemand étant atteint à l’été 1918 avant qu’une sensible inflexion ne se manifestât2. Dans un premier temps (1914‑1915), les réflexions britanniques portèrent, de façon pragmatique, sur la façon de reconquérir les secteurs industriels dans lesquels la supériorité allemande était avant-guerre incontestable. Divers groupes de pression, au premier rang desquels l’organisation patronale britannique (Federation of British Industries, née en 1916), faisaient campagne en faveur de l’instauration d’une barrière douanière qui protégerait les industries nationales contre toute renaissance de la concurrence allemande, tandis que les Alliés constitueraient un ensemble économique solidaire, sur le principe du « pool de l’or », qui avait vu la mise en commun des encaisses métalliques dès le début de la guerre. Le « tarif MacKenna » de 1915 (cf.  supra) marqua la fin du libre-échangisme britannique instauré dans les années 1840. De 1916 à  juillet  1918, les Britanniques ne cessèrent de durcir leurs positions vis-à-vis de l’Allemagne  : la Conférence économique interalliée de Paris (14‑17  juin 1916) adopta une résolution réclamant que l’Allemagne et ses satellites fussent privés pendant plusieurs années après la guerre de la clause de la nation la plus favorisée et que leurs produits fussent soumis à des droits prohibitifs qui élimineraient tout risque 1.  P.M.H. Bell, France and Britain, op. cit., p. 86. 2.  Georges-Henri Soutou, L’Or et le sang, op. cit.

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de recours au dumping. Les Alliés s’engagèrent aussi à développer un programme de collaboration économique, dont le but premier était d’interdire de facto à l’Allemagne l’accès aux matières premières en s’accordant mutuellement un droit d’exploitation prioritaire. Le comité Balfour sur la politique industrielle et commerciale à adopter après la guerre, mis en place en juillet 1916, proposait d’instaurer un protectionnisme modulé suivant un système de cercles concentriques : faible ou nul pour les pays de l’Empire, plus fort pour les Alliés et les neutres, prohibitif pour les pays ennemis. La question de la préférence impériale, qui avait dominé la vie politique britannique au tournant du siècle1, revenait au premier plan et son principe était même retenu par la conférence impériale d’avril 1917. À la fin de l’année 1917, alors que l’armistice de Brest-Litovsk donnait à l’Allemagne le contrôle d’un immense ensemble territorial s’étendant jusqu’aux plaines de Russie blanche, Lloyd George réfléchit à la mise en place d’un « blocus financier », qui aurait empêché les banques neutres de faire des opérations avec leurs homologues allemandes (mais les États-Unis s’opposèrent à son application). Le Non Ferrous Metals Industry Act (janvier  1918) prévoyait d’exclure, pour une période de 5 ans après la guerre, toutes les entreprises à capitaux allemands de l’exploitation des métaux non-ferreux ; la conférence impériale de juin-juillet 1918 recommanda en outre l’adoption de mesures similaires par les Dominions. La position britannique s’infléchit assez sensiblement de l’été 1918 à la signature de l’armistice, en novembre. On vit en fait apparaître deux lignes politiques opposées : la première, qui reflétait les intérêts des industriels britanniques, visait à traduire dans les faits, maintenant qu’une fin victorieuse du conflit était à portée de la main, les projets de discrimination économique anti-allemande élaborés pendant la guerre. Toutefois, une seconde tendance se fit jour dans les derniers mois de guerre, qui correspondait davantage aux objectifs des milieux financiers de la City : le rapport du comité Cunliffe (du nom de son président, Philip Cunliffe-Lister), publié le 15 août 1918, préconisait une politique déflationniste qui permettrait le retour de la livre sterling à sa valeur de 1914 et le rétablissement de la place financière de Londres dans sa position prééminente d’avant-guerre. Cela sous-entendait la possibilité pour Londres de jouer un rôle dans son relèvement ultérieur, par le biais de l’octroi de prêts pour sa reconstruction, même si cela devait inévitablement signifier son retour sur la scène économique internationale. Ces recommandations ne furent d’abord pas suivies, mais le conflit sous-jacent entre les intérêts de la City et ceux de l’industrie devait peser sur l’évolution économique de la Grande-Bretagne après la guerre2.

Préserver la puissance mondiale britannique Au-delà de la question allemande se posait celle de la préservation par la GrandeBretagne de sa position de superpuissance mondiale. Sa résolution passa par trois moyens  : tenter de mettre sur pied une politique qui coordonnât les actions des pays membres de l’Empire ; trouver de nouveaux alliés ; plus classiquement, enfin, procéder aux redécoupages territoriaux qui lui seraient favorables. 1.  Voir chapitre 4. 2.  Voir chapitre 7.

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L’Empire et la guerre Georges V avait, le 4 août 1914, déclaré la guerre à l’Allemagne « au nom de tout l’Empire ». Engagés dans le conflit sans avoir été consultés, les pays de l’Empire manifestèrent une solidarité exemplaire avec la métropole ; on connaît l’expression d’Andrew Fisher, leader du parti travailliste australien, selon laquelle son pays donnerait jusqu’à « son dernier homme et son dernier sou » ; au Canada, Wilfrid Laurier, qui avait été Premier ministre de 1896 à 1911, et était Québécois de surcroît, affirmait que « nous ne soulevons aucune question, nous ne faisons aucune exception, nous ne faisons aucune critique, tant qu’il reste un danger sur le front » ; dans l’ensemble des colonies, seule l’Égypte, devenue officiellement protectorat britannique en novembre  1914, échappa aux manifestations de loyalisme vis-à-vis de la couronne1. La déclaration de la Première Guerre mondiale fit véritablement figure de mise à l’épreuve de l’unité de l’Empire, épreuve remportée avec succès. Il est sans doute difficile, sinon impossible, de juger de l’enracinement véritable de ce loyalisme dans les consciences, mais il existe néanmoins quelques indices suggestifs, comme la mise en veilleuse du Congrès national indien dès la fin de l’année 1914, ou l’importance des engagements volontaires. On peut parler d’une « impérialisation » du conflit, dans la mesure où les différentes composantes de l’Empire y furent de plus en plus associées, en particulier lorsque Lloyd George devint Premier ministre (décembre 1916) : c’était le corollaire de sa volonté de faire la guerre jusqu’au knock out blow. L’Empire, on l’a vu, fournit 3,5 millions de soldats, dont la contribution fut évidente, notamment dans les derniers mois de la guerre, pour contrer l’offensive allemande de  mars  1918. L’« impérialisation » passa aussi par l’association des dirigeants des Dominions et des colonies  : la tenue de deux conférences de guerre impériales (mars-avril 1917 et  juin  1918), la constitution du Cabinet de guerre impérial (Imperial War Cabinet,  mars  1917), en invitant les représentants des Dominions et de l’Inde à participer aux réunions du Cabinet de guerre (War Cabinet), ou encore l’entrée, en juin  1917, du général sudafricain Jan Smuts dans le Cabinet de guerre britannique (cf. encadré), en furent des signes marquants.

Le War Cabinet et la conduite politique de la guerre La nécessité de mener une guerre longue entraîna l’accroissement de la sphère d’intervention du gouvernement. Le nombre des postes ministériels passa en conséquence de 26 à 38 entre 1914 et 1918 et celui des membres du Cabinet, c’est-à-dire des ministres les plus importants, de 21 à 28. Devenu Premier ministre le 6  décembre 1916, David Lloyd George constitua à l’intérieur du Cabinet un « Cabinet de guerre » (War Cabinet), chargé de prendre les grandes orientations discutées ensuite avec le reste de l’équipe gouvernementale. Il exista jusqu’au 31 octobre 1919.

1. Recensées dans C.E. Carrington, « The Empire at War, 1914‑18 », in A. Benians et alii, Cambridge History of the British Empire, vol. 3, Cambridge, 1933.

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Le nombre des membres du War Cabinet oscilla entre 5 et 7  : Lloyd George, lord Curzon et Andrew Bonar Law, ces derniers respectivement en tant que lord président et chancelier de l’Échiquier, en furent les trois membres permanents. Alfred Milner, qui s’était illustré pendant la guerre des Boers, en fut membre en tant que ministre sans portefeuille jusqu’en avril 1918, date à laquelle Austen Chamberlain le remplaça. Les travaillistes Arthur Henderson (décembre 1916août 1917) et George Barnes (août  1917-janvier 1919) en firent également partie, eux aussi en tant que ministres sans portefeuille. Le gouvernement Lloyd George étant un gouvernement de coalition, le War Cabinet associait les trois partis ; toutefois, les conservateurs étaient plus nombreux. L’entrée du général sud-africain Jan Christian Smuts en juin  1917 marqua la volonté de Lloyd George d’associer plus étroitement les Dominions à la conduite de la guerre.

L’Irlande constitua la seule exception à cette mobilisation générale. La déclaration de guerre avait conduit Unionistes et Nationalistes à protester de leur loyalisme. Ces derniers, en particulier, sous l’impulsion de John Redmond, se rallièrent à l’effort militaire, avec la constitution de l’Irish National Volunteer Force (INVF) de 170  000  hommes. Seule, une minorité d’intransigeants suivit James Connolly, dont la formule « Nous ne servons ni le roi, ni le Kaiser, mais l’Irlande » reflétait bien l’état d’esprit. L’INVF s’illustra notamment dans les Flandres à la fin de 1914 ou lors de l’expédition des Dardanelles. Les rangs unionistes fournirent quelque 35 000 volontaires, dont 5 000 perdirent la vie en 1916 dans la bataille de la Somme. Le gouvernement britannique commit cependant plusieurs maladresses vis-à-vis des nationalistes irlandais  : il refusa que l’INVF assurât le contrôle des côtes irlandaises et maintînt ses garnisons sur l’île pour veiller à l’ordre public. En  mai  1915, l’entrée du leader unioniste Edward Carson dans le gouvernement d’Union nationale fut perçue comme une provocation, incitant les partisans de Connolly à passer à l’action, suivant en cela un vieil adage irlandais, plusieurs fois mis en application dans le passé, selon lequel « les difficultés de l’Angleterre sont la chance de l’Irlande » (England’s difficulty is Ireland’s opportunity). L’Irish Republican Brotherhood et la Citizen Army de Connolly programmèrent un soulèvement général pour le dimanche de Pâques 1916 (cf. encadré). L’insurrection échoua, mais elle signala une modification en profondeur des données de la question irlandaise, et l’inadaptation de la formule du Home Rule adoptée en 1914 pour l’application à la fin du conflit.

L’insurrection irlandaise de Pâques 1916 (Easter Rising) L’Easter Rising occupe une place à part dans l’histoire du mouvement nationaliste irlandais. La décision de déclencher une insurrection le jour de Pâques fut prise par les Irish Volunteers dès le début de l’année 1916. Toutefois, les Britanniques éventèrent la conspiration quelques jours auparavant lorsqu’un navire battant pavillon norvégien, mais en fait affrété depuis l’Allemagne et transportant une importante cargaison d’armes, fut arraisonné au large des côtes irlandaises. Sir Roger Casement, qui avait négocié la livraison, fut arrêté lorsque les Allemands le débarquèrent d’un sous-marin à la pointe sud-ouest

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de l’Irlande (21  avril). Eoin MacNeill, chef des Irish Volunteers, annula alors l’insurrection, mais ses consignes ne furent pas suivies par l’Irish Republican Brotherhood. Le lundi 24  avril, ces quelques milliers de volontaires, réunis en une Irish Republican Army (IRA), s’emparèrent facilement de la poste centrale, de l’Hôtel de ville et des gares de Dublin et publièrent une vibrante déclaration d’indépendance de la République irlandaise. Ils n’osèrent cependant pas attaquer directement Dublin Castle, siège du pouvoir britannique, et se heurtèrent immédiatement à l’hostilité de la population de la ville, qui interpréta ce soulèvement en temps de guerre comme une trahison. L’insurrection n’eut en outre aucun écho en dehors de Dublin. Les Britanniques la réprimèrent férocement  : les meneurs furent condamnés à mort, et la plupart furent exécutés ; 2 500 nationalistes furent emprisonnés. La dureté même de la répression, condamnée par l’Église catholique ou encore le gouvernement américain, contribua à transformer les insurgés en héros. En outre, en s’en prenant également aux leaders du Sinn Féin, pourtant étrangers à la révolte, les Britanniques lui permirent de s’imposer comme le principal mouvement nationaliste en écartant le parti du Home Rule, trop modéré.

La Première Guerre mondiale suscita des attentes très fortes dans différentes parties de l’Empire, comme lord Curzon l’exprimait en 1917 : « La guerre a, pendant sa durée, permis à des forces de se libérer, à des idées de s’exprimer, à des aspirations d’être formulées, qui soit étaient inexprimées auparavant, soit ont atteint un degré de développement presque incroyable. »1 L’exemple de l’Inde est, à cet égard, particulièrement explicite  : sa contribution à l’effort de guerre fut considérable, tant sur le plan humain (l’Indian Army compta 1,5  million de soldats, recrutés sur la base d’un volontariat qui prit parfois la forme d’un enrôlement forcé) qu’économique (versement à Londres d’une contribution dite « volontaire », exportations de vivres et de fourrage) ; les dépenses de guerre entraînèrent un déficit budgétaire qu’il fallut combler en augmentant les droits de douane sur les importations de cotonnades (1917). Néanmoins, le Defence of India Act de 1915 restreignait les libertés fondamentales du fait de l’état de guerre. Le parti du Congrès ayant quasiment interrompu ses activités, la cause nationaliste fut récupérée par des hommes comme Tilak. Il réclama pour l’Inde l’autonomie sur l’exemple du Home Rule irlandais. Si les choses demeurèrent calmes jusqu’en 1917, l’Inde connut ensuite une forte vague de mécontentement populaire, en raison de la hausse des prix et de la pression fiscale qui résultaient de la guerre. Elle subissait aussi les répercussions de la révolution bolchevique, porteuse d’un message de libération des peuples colonisés. Les années précédentes avaient en outre vu la montée en puissance de la popularité de Gandhi qui, à partir de 1917, s’imposa véritablement comme une figure charismatique, animant des mouvements de protestation paysans et ouvriers (grève des travailleurs textiles d’Ahmadabad, 1918). 1. Cité in Judith Brown et W.M. Roger Louis (dir.), The Twentieth Century, Oxford History of the British Empire, vol. 4, Oxford, OUP, 1999, p. 124.

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Londres voulut faire quelques concessions de nature politique pour désamorcer le mécontentement : le 20 août 1917, le nouveau Secrétaire d’État pour l’Inde, Edwin Montagu, annonça aux Communes que la Grande-Bretagne se fixait comme objectif en Inde « le développement d’institutions autonomes, en vue du passage progressif à un gouvernement responsable dans le cadre de l’Empire britannique ». En 1918, le rapport Montagu-Chelmsford (lord Chelmsford était le vice-roi des Indes depuis 1916) recommandait le renforcement de l’autonomie des provinces dans des domaines tels que l’éducation, la santé, l’agriculture. Pourtant, dans le même temps, un comité présidé par le juge britannique Rowlatt (Rowlatt Sedition Committee) recommandait de maintenir les dispositions restrictives du Defence of India Act après la fin des hostilités, avis que le Conseil législatif impérial suivit en promulguant les textes connus sous le nom de Rowlatt Acts, qui autorisaient notamment la détention sans procès pendant deux ans des individus accusés d’« activités subversives » (février 1919).

Trouver de nouveaux alliés La Grande-Bretagne joua un rôle clef dans l’élargissement du front anti-allemand. Dès le 12 août 1914, le Japon entra dans la guerre, selon les termes de l’alliance de 1902, ce qui permit la prise des colonies allemandes d’Extrême-Orient et d’Asie du Sud-Est et de garantir le contrôle de l’océan Pacifique –  même si le Japon refusa toute participation à la guerre en dehors de l’aire Pacifique. En 1915, par la signature du traité de Londres (26 avril), l’Italie renversa ses alliances, abandonnant la Triple Alliance (elle était d’ailleurs restée neutre en août 1914) pour se joindre à l’Entente, bouclant ainsi l’encerclement des Empires centraux au sud. En 1916, le Portugal, satellite économique de la Grande-Bretagne depuis le xviiie  siècle, et la Roumanie, rejoignirent l’Entente. En avril 1917, l’entrée en guerre des États-Unis constituait aussi un succès pour la diplomatie britannique (cf. infra). Quelques semaines plus tard (30 juin 1917), un coup d’État soutenu par les Franco-Britanniques renversa le roi de Grèce Constantin, issu d’une dynastie allemande, et le nouveau gouvernement, dirigé par Venizelos, engagea son pays contre l’Allemagne. Cette même année vit l’entrée en guerre des républiques d’Amérique centrale (à la suite des États-Unis), de la Chine, ainsi que des pays de l’« empire informel » de la Grande-Bretagne en Amérique du Sud, Brésil, Argentine, Pérou ou Bolivie. Le cas de l’Argentine, qui avait initialement choisi de demeurer neutre, est révélateur de la force de persuasion que ses investissements donnaient à la Grande-Bretagne : elle commença par obliger l’Argentine à interrompre ses relations commerciales avec l’Allemagne, avant de l’amener à passer des accords commerciaux avec les Alliés, en particulier pour la fourniture de denrées alimentaires et, tout particulièrement, de la viande. L’élection d’Hipólito Yrigoyen à la tête du pays en 1916, après une campagne plutôt anglophobe, ne l’empêcha pas de faire entrer son pays dans la guerre l’année suivante.

Les plans pour l’après-guerre Il faut distinguer les plans élaborés pendant la durée du conflit des objectifs poursuivis par les Britanniques lors de la conférence de la Paix, à Versailles (janvier-juin 1919). Les principaux projets portaient sur le Moyen-Orient, zone cruciale entre toutes aux yeux des Britanniques. On en connaît les principales étapes  : traité du

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12  mars 1915, par lequel les Britanniques acceptaient que la Russie pût, après la victoire, mettre la main sur les Détroits et sur Constantinople, cédant ainsi sur un point essentiel à leurs yeux, au nom de la continuation de l’effort de guerre ; correspondance Hussein-MacMahon (juillet-octobre 1915) entre le chérif de La Mecque, Hussein, et le haut-commissaire britannique au Caire, sir Henry MacMahon, par laquelle la Grande-Bretagne, en des termes flous, semblait soutenir la formation d’un futur État arabe rassemblant l’essentiel des provinces arabes de l’Empire ottoman, si Hussein proclamait le djihâd contre le sultan ; dans le même temps, les Britanniques s’entendaient aussi avec Ibn Seoud, émir du Nedjd, en Arabie centrale, pour qu’il restât neutre dans ce conflit ; accords Sykes-Picot, conclus en mai  1916 entre les diplomates sir Mark Sykes et Georges Picot, sanctionnés par la Russie, et complétés par le traité de Saint-Jean-de-Maurienne avec les Italiens (avril  1917), attribuant à chacune des puissances alliées des zones réservées (à la Grande-Bretagne, une large bande allant de Jérusalem au golfe Persique via la Mésopotamie inférieure ; à la France, le Liban et la Syrie ; à l’Italie, la moitié méridionale de l’Asie Mineure ; à la Russie la région des Détroits et une Arménie très largement étendue au sud) ; déclaration Balfour (2  novembre 1917), enfin, par laquelle le gouvernement britannique s’engageait dans la reconnaissance de la Palestine comme « foyer national du peuple juif » (cf. encadré). Autant d’engagements contradictoires qui obéraient lourdement l’après-guerre.

La déclaration Balfour (2 novembre 1917) La « déclaration » Balfour consiste en fait en une lettre d’Arthur Balfour, ministre des Affaires étrangères, à lord Walter Rothschild, figure emblématique de la communauté anglo-juive et fervent sioniste. Bien qu’adressée à titre privé, elle avait été rédigée dans le cadre du War Cabinet quelques jours auparavant et stipulait que « le gouvernement de Sa majesté envisage[ait] favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national juif [a national home for the Jewish People] et emploiera[it] tous ses efforts pour la réalisation de cet objectif, étant entendu que rien ne sera[it] fait qui pourrait porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives en Palestine, ainsi qu’aux droits et au statut politique dont les Juifs pourraient jouir dans tout autre pays ». L’objectif de cette déclaration était avant tout de se concilier le mouvement sioniste international, et de gagner à la cause alliée les Juifs d’Allemagne, qui avaient très largement manifesté leur patriotisme et leur loyalisme, pour ainsi affaiblir ainsi le Reich. Toutefois, la déclaration péchait par un certain nombre d’imprécisions, à commencer par l’absence de définition géographique précise de ce que recouvrait le terme de « Palestine ». La publication de la déclaration Balfour suscita des inquiétudes dans les populations arabes du MoyenOrient, qui n’acceptaient pas l’idée d’un État indépendant juif. Elle fut suivie par la publication, à l’initiative des bolcheviques arrivés au pouvoir en Russie (7  novembre 1917), des tractations diplomatiques des années 1915‑1916 qui partageaient les provinces arabes de l’Empire ottoman entre les pays de ­l’Entente, et nourrit de violents sentiments anti-européens.

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Peu annexionnistes par ailleurs, en dehors de l’objectif, somme toute assez réalisé rapidement, de mettre la main sur les colonies de l’Allemagne, les Britanniques ont en revanche soutenu les objectifs de certains de leurs alliés. S’ils prirent tardivement une position explicitement favorable au retour de l’Alsace-Lorraine à la France, ils furent plus compréhensifs envers les revendications italiennes sur les « terres irrédentes » (Haut Adige et Trentin), provinces de peuplement italien restées dans l’Empire austro-hongrois lors de l’unification  : les accords de Londres (1915) et de Saint-Jean-de-Maurienne (1917) reconnaissaient leur bien-fondé et les prétentions qu’ils émettaient sur l’Istrie, la côte dalmate, ou encore certaines portions d’Asie mineure ne furent pas découragées, sinon ouvertement encouragées (cf. le projet de partage de l’Empire ottoman).

États-Unis-Royaume-Uni : la première collaboration transatlantique Au-delà des raisons propres de l’entrée en guerre des États-Unis, la question de la collaboration transatlantique doit s’apprécier à trois niveaux  : les relations économiques et, surtout, financières ; la coopération militaire ; la concertation diplomatique.

L’entrée en guerre des États-Unis La rupture majeure avec l’isolationnisme contenu dans la doctrine Monroe que constitue l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale en 1917 a fait l’objet de nombreuses tentatives d’explication. Au-delà de la force traditionnelle du courant isolationniste, leur neutralité en 1914 était avant tout due aux attaches simultanées et conflictuelles des Américains avec l’un ou l’autre des belligérants en présence : Woodrow Wilson, élu Président en 1912 sur un programme de réformes intérieures, craignait que toute intervention ne mît à l’épreuve la cohésion d’un pays dans lequel coexistaient des Anglais et des Écossais d’un côté, des Irlandais ou des Allemands de l’autre. Ces derniers, en particulier (8  millions de personnes, soit le deuxième groupe d’Américains d’origine étrangère), constituaient un lobby neutraliste puissant ; c’était aussi le cas des Juifs qui avaient fui les pogroms de Russie à la fin du xixe  siècle et qui ne pouvaient guère souhaiter voir leur nouvelle patrie s’engager aux côtés de leurs anciens persécuteurs. S’ajoutait à cela une réelle méconnaissance, voire une incompréhension, envers les enjeux d’un conflit lointain. Dans ce contexte-là, Wilson put se faire réélire en 1916 sur un programme neutraliste. Rapidement, pourtant, ce neutralisme s’avéra intenable. Il y avait tout d’abord la question des prêts aux pays belligérants : d’abord déconseillés par le Secrétaire d’État, William Jennings Bryan, parce que « incompatibles avec un véritable esprit de neutralité », ils furent ensuite autorisés de façon officielle en mars 1915. En 1917, le total des emprunts franco-britanniques s’élevait à 2,3 milliards de dollars, contre 27  millions à l’Allemagne. Par ailleurs, le commerce avec les pays de l’Entente passa de 824  millions de dollars à 3,2  milliards (1914‑1917), alors que celui avec les Allemands chuta de 169 millions à 1,2 million. Un deuxième élément consista dans le respect de la liberté des mers et du droit des neutres. Les Américains protestèrent contre la décision anglaise de placer les côtes allemandes en état de

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blocus, ainsi que contre leur politique d’arraisonner les navires neutres et de saisir les marchandises de « contrebande » ; mais, en février 1915, les opérations sousmarines des Allemands, torpillant tout navire supposé ennemi naviguant dans les eaux britanniques, conduisirent Wilson à adopter un ton plus dur envers les Empires centraux. Le naufrage du paquebot Lusitania (7  mai 1915), dans lequel périrent une centaine d’Américains, constitua une première crise sérieuse dans les relations germano-américaines. Toutefois, W.J. Bryan trouva les termes des notes envoyées alors à l’Allemagne trop durs et démissionna du gouvernement en signe de protestation. L’Allemagne, arguait-il, avait le droit de vouloir entraver la contrebande qui s’opérait en faveur des Alliés. La suspension de cette première guerre sous-marine en mai 1916 apaisa les relations entre les deux pays. Elle permit aussi à Wilson de se faire réélire sur le thème de la poursuite de la neutralité. Dès le 22  janvier 1917, il adressait aux belligérants une offre de « paix blanche », c’està-dire sans vainqueur ni vaincu. La Grande-Bretagne joua un rôle clef dans le processus qui conduisit Wilson à déclarer la guerre à l’Allemagne en avril 1917 : en février 1917, elle divulgua le contenu du « télégramme Zimmermann », que le ministre des Affaires étrangères allemand avait adressé à son ambassadeur au Mexique, lui demandant de pousser le gouvernement mexicain à entrer en guerre contre les États-Unis. En échange de l’ouverture de ce front sur le flanc sud des États-Unis, il devait lui promettre de récupérer une partie des territoires perdus au xixe  siècle (Nouveau-Mexique, Texas, Arizona). Par cette manœuvre diplomatique maladroite, ainsi que par le choix de la guerre sous-marine à outrance, décidée au même moment, l’Allemagne prit l’initiative de la rupture, pensant qu’elle avait plus à y gagner qu’à y perdre.

Les relations économiques Les liens financiers entre la Grande-Bretagne (et, au-delà, l’Entente) et les États-Unis se nouèrent, on l’a vu, dès les premiers mois du conflit, avec l’octroi de prêts dès le printemps 1915, mais aussi avec le rachat systématique des dettes à court terme des États-Unis envers l’Europe (et donc, au premier chef, la Grande-Bretagne) sous la forme de transferts d’or, par lesquels les Britanniques purent soutenir la convertibilité du sterling. Celle-ci fut toutefois restreinte en décembre 1916 et le gouvernement imposa un taux de change officiel de 4,76  $ pour 1  livre, soit une dépréciation de 2 % par rapport à sa valeur d’avant-guerre. Comme l’a bien montré George-Henri Soutou1, les dirigeants américains semblent, dans un premier temps, avoir voulu profiter de la guerre européenne pour s’implanter plus largement sur les marchés d’Amérique latine, au détriment des Britanniques. Cette politique, dans la droite ligne de la doctrine Monroe, fut abandonnée dans le courant de l’année 1916 et remplacée par une collaboration économique et financière plus étroite avec les Alliés, au premier rang desquels, bien sûr, la Grande-Bretagne. Le but était, à terme, de parvenir à une situation de condominium angloaméricain, où Londres et New York se partageraient le leadership boursier mondial. Les Britanniques perçurent bien cette ambition américaine, mais, pour Lloyd George,

1.  G.-H. Soutou, L’Or et le sang, op. cit.

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lorsqu’il devint Premier ministre en décembre  1916, c’était là un risque qui méritait d’être pris : l’aide américaine lui serait vitale pour soutenir sa stratégie de guerre totale, jusqu’à la délivrance du knock out blow. La dépendance financière de la GrandeBretagne vis-à-vis des États-Unis s’accentua au cours des derniers mois de guerre, ce qui n’empêchait pas l’apparition de divergences, par exemple sur le traitement à réserver à l’Allemagne après la guerre : ainsi, au nom de la liberté des échanges, qu’il avait rangée dans les Quatorze Points (cf.  encadré) au nombre des buts de guerre de première importance, Wilson s’opposait à l’imposition des sanctions économiques envisagées par le gouvernement britannique (cf. supra).

Les « Quatorze Points » de Wilson (8 janvier 1918) Présentés sous la forme d’un message adressé au Sénat le 8 janvier 1918, les Quatorze Points de Wilson énonçaient, neuf mois après leur entrée dans le conflit, les buts de guerre poursuivis par les Américains. Le texte, très connu, recouvre, au-delà de son aspect un peu catalogue, plusieurs registres  : les points  1 à  5 énoncent les grands principes moraux par lesquels les ÉtatsUnis justifient leur intervention dans le conflit (refus de la diplomatie secrète, liberté de commerce et de navigation, désarmement collectif, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes) ; suivent 8 points abordant les modifications territoriales à réaliser lors des négociations de paix (retrait des troupes allemandes de Russie, restauration de la souveraineté belge, retour de l’Alsace-Lorraine à la France, « développement autonome » des peuples d’Autriche-Hongrie, indépendance de la Pologne,  etc.) ; enfin, le 14e  point énonçait la nécessité de constituer une « association générale des nations » (League of Nations) susceptible de garantir l’indépendance et l’intégrité territoriale des États membres. Bien que ne concernant en apparence que les États-Unis, ce texte engageait en fait aussi les États qui leur étaient « associés » (pour reprendre la terminologie officielle) dans la guerre car, comme le disait Wilson, les Alliés étaient « financièrement entre [leurs] mains ».

Une collaboration sans alliance « Associés » et non « alliés » aux pays combattant contre les Empires centraux, les États-Unis ne nouèrent pas avec la Grande-Bretagne de « relation spéciale » comparable à celle qui devait se forger pendant la Seconde Guerre mondiale. Tout d’abord, la coopération militaire ne fut pas aussi poussée  : si, sur mer, les opérations navales s’effectuèrent sous direction britannique, sur terre, en revanche, la séparation des forces fut respectée, conformément au souhait du commandant en chef des troupes américaines, John Pershing. Les relations entre Wilson et Lloyd George ne furent jamais très bonnes, ne serait-ce qu’en raison de leurs désaccords sur les questions militaires. Ils divergeaient également sur l’utilisation des troupes américaines sur des théâtres d’opération extra-européens, tel le Moyen-Orient, ce que Wilson refusait pour ne pas aider les Britanniques à étendre leur influence coloniale. Il n’y avait pas non plus d’identité de vues sur les buts de guerre, comme il apparut à la conférence de la Paix à Versailles (janvier-juin1919).

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Lloyd George, artisan de la nouvelle Europe ? Une Grande-Bretagne en position de force La position de la Grande-Bretagne au moment de l’armistice était meilleure que ce que l’historiographie a longtemps voulu retenir. Certes, sur le plan humain et économique, la guerre avait été coûteuse  : 723  000  morts (5,1 % de la population active masculine) et 1,5 million de blessés et mutilés, soit un bilan moins lourd que la France (1,3  million de morts, ou 10,5 % de la population active masculine) ou l’Allemagne (2  millions, soit 9,8 %), mais supérieur à celui des États-Unis (0,2 %). Sur le plan économique, le pays avait dû emprunter massivement (la dette nationale s’élevait à 7,4 milliards de livres en 1918, contre 0,6 milliard en 1914), liquider une partie de ses avoirs à l’étranger et se résigner au déficit budgétaire (1,7 milliard de livres en 1918). Le déficit commercial culminait à 630 millions de livres en 1918 et celui de la balance des paiements à 275 millions. Le tableau n’était toutefois pas uniformément sombre : le revenu national était passé de 2,2 milliards de livres en 1914 à 4,3 milliards en 1918, forte croissance (+  95 %) en partie imputable à l’inflation, mais, à prix constants, le PIB avait augmenté d’un peu plus de 10 %. La Grande-Bretagne n’avait pas connu de guerre sur son sol et son économie était, de loin, en meilleur état que celle de ses trois principaux partenaires d’avantguerre, la France, l’Allemagne et la Russie. Plusieurs secteurs avaient bénéficié de la demande massive en énergie, en minerais, en armes et munitions, en matières textiles ou chimiques, en véhicules à moteur (1er rang européen en 1918), et c’étaient souvent ceux qui, en 1914, enregistraient un certain retard sur l’Allemagne. Sur le plan militaire et diplomatique, sa puissance ne faisait pas de doute  : ses armées étaient présentes sur tous les fronts, la Royal Navy (58  bateaux de ligne, 12  porte-avions, 103  croiseurs, 122  sous-marins) n’avait plus rien à craindre d’une Kriegsmarine qui s’était rendue à Scapa Flow (avant de s’y saborder le 21 juin 1919) et la Royal Air Force, avec 20 000 appareils, était la première au monde. Lloyd George était donc en position de force à l’ouverture de la conférence de la Paix, à Versailles, en janvier  1919. Il sut, de plus, associer les autres parties de l’Empire aux négociations, en consultant aussi bien le vice-roi des Indes, lord Chelmsford, que les Premiers ministres des Dominions, qui furent signataires à part entière du traité de Versailles. Il venait en outre d’être reconduit dans ses fonctions après avoir gagné les élections de  décembre  1918 –  premier scrutin auquel participèrent des femmes, en l’occurrence celles qui étaient âgées de plus de 30 ans –, qui donnèrent 47,6 % des voix, et 478  élus, à la coalition conservatrice-libérale nationale1 menée par le Premier ministre sortant, contre 12,1 % aux libéraux dissidents restés fidèles à Asquith (28 députés) et 22 % aux travaillistes (63 sièges). Il est vrai cependant que Lloyd George ne se maintenait au pouvoir que grâce au bon vouloir des conservateurs, 1.  Les partisans de Lloyd George n’adoptèrent en réalité la désignation de « libéraux-nationaux » que lors des élections de 1922 ; cf.  Chris Cook, A Short History of the Liberal Party 1900‑1976, Londres, Macmillan, 1976 (6e éd. : 2002).

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de loin le parti dominant dans la coalition (335 députés contre 133), ce qui limitait sa marge de manœuvre, notamment dans la perspective des négociations à venir : ceux-ci étaient partisans d’une ligne dure envers l’Allemagne, attitude largement partagée par l’opinion publique, comme le montraient les campagnes de la presse populaire pour faire « payer les Huns ».

L’évolution des négociations Les positions britanniques évoluèrent significativement au cours des six mois de la conférence de la Paix –  à laquelle, faut-il le rappeler, les vaincus ne furent pas admis à participer. Lors de la préparation de l’armistice, ils avaient constitué un front uni avec les Français pour priver le Reich de toute possibilité de reprendre les armes après quelques mois de trêve (cf.  encadré). Réélu sur un programme anti-allemand qui paya auprès d’une opinion ultra-nationaliste, Lloyd George démontra ses talents de négociateur, voire de dissimulateur, tout au long de la Conférence. Il poursuivit deux objectifs  : d’une part, et il était en cela d’accord avec le président du Conseil français, Georges Clemenceau, prévenir tout retour du « militarisme prussien », pour reprendre l’expression courante à l’époque, et redessiner la carte de l’Allemagne, notamment à l’est ; d’autre part, il était aussi attentif au risque de voir un règlement trop sévère provoquer une révolution à grande échelle, qui ferait basculer le pays dans le giron des bolcheviques  : son mémorandum de Fontainebleau (25  mars 1919) demeure, de ce point de vue, un document des plus explicites1.

L’armistice du 11 novembre 1918 Devant le succès des offensives alliées de la fin de l’été 1918 et la multiplication des mouvements révolutionnaires, l’état-major allemand conseilla d’entamer des négociations, mais Wilson, contacté, refusa toute paix tant que le régime impérial restait en place. Ludendorff, chef de l’état-major allemand, démissionna pour ne pas faire porter à l’armée le poids de la défaite. Le 9 novembre 1918, Guillaume II abdiquait et la République était proclamée. Les nouveaux dirigeants, des sociaux-démocrates, envoyèrent aussitôt des émissaires négocier un armistice. Celui-ci, signé le 11  novembre 1918 dans la clairière de Rethondes, en forêt de Compiègne, arrêta les opérations militaires avant que l’Allemagne ne fût envahie, ce qui permit à l’armée de rentrer en bon ordre et « invaincue » au pays. Toutefois, les conditions de l’armistice étaient suffisamment sévères pour que les Allemands ne pussent reprendre les hostilités après un répit de quelque mois : tous les territoires occupés, à l’ouest comme à l’est, ainsi que l’Alsace-Lorraine, devaient être évacués ; la rive gauche du Rhin était démilitarisée ; ils livraient d’importantes quantités de matériel militaire lourd ; les prisonniers de guerre alliés étaient libérés.

1.  Cf. texte en Annexe.

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150  La Grande-Bretagne et le monde La conférence de la Paix elle-même peut être divisée en trois phases1  : la première (13 janvier-15 février 1919), préalable à toute négociation concrète, porta sur la question de la Société des Nations (SDN) ; la deuxième (14  mars-7  mai), avec les délibérations du « Conseil des Quatre » (les dirigeants des 4 grands vainqueurs  : États-Unis, Grande-Bretagne, France, Italie), vit l’adoption des grandes décisions ; au cours de la troisième (7  mai-28  juin), les Allemands tentèrent, en vain, d’obtenir quelques aménagements au Traité. En ce qui concerne la position britannique, on peut en revanche distinguer un « avant » et un « après » le véritable tournant que constitue la période fin  mars-début  avril  1919. Dans un premier temps (janvier-mars), Lloyd George soutint globalement les vues françaises, notamment en ce qui concerne les réparations, auxquelles Wilson était opposé, mais aussi le partage des possessions coloniales allemandes ou la responsabilité pleine et entière du Reich dans le début de la guerre (le futur article 231 du traité). Toutefois, dans les discussions qui menèrent à l’élaboration de la Charte de la SDN (League of Nations), la Grande-Bretagne se retrouva en phase avec les États-Unis contre la position française, pour empêcher ladite Société de se doter d’une force armée. Le tournant se situe sans doute avec la publication du mémorandum de Fontainebleau (25 mars 1919), rédigé à la faveur d’une suspension des négociations, dans lequel Lloyd George exprimait sa préoccupation de voir « l’Allemagne associer son destin au bolchevisme ». Pour éviter cela, le Premier ministre britannique se dissociait totalement de ce qui avait été l’un des buts de guerre fondamentaux de son pays, en voulant que « dès que l’Allemagne aura accepté nos conditions, et particulièrement les Réparations, nous lui [ouvrions] l’accès aux matières premières et aux marchés du monde, à égalité avec nous, et nous ferons tout notre possible pour permettre au peuple allemand de se remettre sur ses jambes »2. De plus, en soulignant que « nous devons nous efforcer d’établir le règlement de la paix comme si nous étions des arbitres impartiaux, oublieux des passions de la guerre », il prenait clairement ses distances avec la position française. Cette évolution peut s’expliquer par plusieurs facteurs  : sens du fair play britannique refusant d’accabler un adversaire déjà à terre, perception plus aiguë, par le leader d’un pays dégagé de la menace directe de l’adversaire d’hier par l’obtention de garanties suffisantes, des vastes enjeux posés par l’accession au pouvoir des bolcheviques en Russie, ou influence des milieux d’affaires et prise en compte des intérêts de la City plutôt que ceux du monde de l’industrie, partisan d’une politique de discrimination à long terme vis-à-vis de l’Allemagne. La réponse de Clemenceau au mémorandum de Fontainebleau est bien connue, qui soulignait à l’envi la capacité qu’avaient les Britanniques à prôner une attitude « impartiale » dès lors qu’ils avaient obtenu la satisfaction de l’essentiel de leurs objectifs : neutralisation de la flotte allemande et contrôle de leurs colonies. Il n’empêche que dans la seconde phase de la Conférence, Lloyd George réussit à faire échouer les revendications françaises sur la rive gauche du Rhin et sur la Sarre, de même que Dantzig devint une ville libre, au lieu de la donner à la Pologne comme débouché sur la mer Baltique. Il parvint aussi à convaincre les 1.  Cf. Michel Launay, 1919. Versailles, une paix bâclée ?, Bruxelles, Complexe, 1981. 2.  Lloyd George, The Truth about the Peace Treaties, Londres, V. Gollancz, 1938.

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Français à se rallier à l’idée d’un référendum pour déterminer le sort de la Haute Silésie, revendiquée à la fois par l’Allemagne et la Pologne. Non que les Britanniques se montrassent insensibles au point de vue des Français  : parfaitement conscients de leur crainte d’une renaissance toujours possible de la menace militaire allemande (bien que Lloyd George, pour sa part, la tînt pour « écartée pour un siècle »1, ils leur proposèrent de renoncer à leurs vues sur la Rhénanie en échange de deux traités de garanties liant les États-Unis et, à leur suite, la Grande-Bretagne en cas de menace allemande sur les frontières françaises du nord et de l’est. La France pouvait aussi occuper de façon temporaire la Rhénanie, en l’évacuant progressivement. Mais la non-ratification du traité par le Sénat américain (1920) rendit caduc le projet britannique. Lloyd George joua aussi un rôle clef dans la constitution de la Sarre en territoire autonome sous contrôle de la SDN, un plébiscite devant ultérieurement préciser s’il retournait à l’Allemagne ou était acquis à la France. En revanche, et contrairement à ce qui est souvent dit, la conférence de la Paix ne vit pas l’instauration d’un front commun anglo-américain contre les exigences françaises. Wilson et Lloyd George ne s’entendaient pas et se méfiaient profondément l’un de l’autre2. Leur principal point d’accord porta sur la Société des Nations, dont ils arrêtèrent à l’avance les grands principes directeurs. En dehors de cela, Lloyd George s’attacha à faire prévaloir les intérêts de son pays, y compris face aux Américains, dans le domaine commercial ou celui des armements navals. Il fut en fait l’élément dominant de la conférence et sut jouer sur les divisions vite apparues au sein du groupe des « Quatre Grands » (Wilson, Clemenceau, Lloyd George, Orlando) pour faire triompher ses vues.

Une paix favorable aux intérêts britanniques Au-delà des diverses dispositions d’un texte long de 440 articles (cf.  encadré « Versailles, un traité controversé »), la Grande-Bretagne apparaît bien comme la grande bénéficiaire du traité signé le 28  juin 1919 dans la galerie des Glaces du château de Versailles. À la SDN, elle bénéficiait, outre de son siège de membre permanent du Conseil, de la présence des Dominions dans l’Assemblée. Le désarmement de l’Allemagne et, notamment, l’interdiction qui lui était faite d’avoir une marine de guerre, allait bien sûr dans le sens de ses intérêts. Lloyd George fit inclure le paiement des pensions des veuves et des mutilés de guerre dans le montant des réparations. L’internationalisation des fleuves allemands, l’obligation faite au vaincu d’accorder sur le plan commercial la clause de la nation la plus favorisée à la GrandeBretagne et à la France, allaient aussi dans le sens des intérêts britanniques. Quant au partage de ses colonies, il était encore globalement favorable à la Grande-Bretagne : l’Est africain (rebaptisé Tanganyika) lui revenait entièrement, permettant d’assurer la liaison from Cape Town to Cairo, de même que le Togo, une partie du Cameroun, 1. Cité in M. Dockrill et J. Goold (dir.), Peace without Promise: Britain and the peace conferences, 1919‑1923, Londres, Batsford, 1981, p. 35‑7. 2.  D.R. Woodward, Trial by Friendship. Anglo-American Relations 1917‑1918, Lexington, University of Kentucky Press, 1993.

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et le Nyassaland. Les Dominions n’étaient pas oubliés  : le Sud-ouest africain était attribué à l’Afrique du Sud ; l’Australie recevait la partie allemande de la NouvelleGuinée ; la Nouvelle-Zélande, les îles Samoa occidentales.

Versailles : un traité controversé Signé le 28  juin 1919, le traité de Versailles comporte trois grandes séries de dispositions. Le traité s’ouvrait sur le pacte fondateur (Covenant) de la Société des Nations (League of Nations), enfant chéri de Wilson. En étaient membres les États alliés contre l’Allemagne ainsi que les neutres. La SDN, dont le siège était fixé à Genève, comprenait une Assemblée, corps législatif de la Société, un Conseil de 9  membres, dont 5 siégeaient à titre permanent (France, Royaume-Uni, Chine, Japon, Italie), un Secrétariat permanent, une Cour de justice et plusieurs Bureaux internationaux (du Travail, etc.). L’Allemagne était amputée de territoires qui représentaient 15 % du territoire de l’ex-Reich et 10 % de sa population (soit 8  millions d’habitants)  : AlsaceLorraine rendue à la France, cantons d’Eupen et Malmédy cédés à la Belgique, qui retrouvait son indépendance, Schleswig du nord restitué au Danemark. La Sarre devenait territoire autonome, un plébiscite devant ensuite déterminer son avenir. À l’est, la Posnanie et la Haute-Silésie allaient au nouvel État polonais ; celui-ci obtenait un accès à la mer Baltique en annexant également la Prusse occidentale. Le « corridor » ainsi créé détachait la Prusse orientale du reste du pays. Dantzig et Memel, villes de peuplement allemand, étaient érigées en villes libres sous tutelle de la SDN et « prêtées » comme ports, la première à la Pologne, la seconde à la Lituanie. Les colonies allemandes étaient redistribuées comme « mandats » de la SDN entre les vainqueurs. Reconnue seule responsable de la guerre (article 231), l’Allemagne devait s’engager à payer des réparations dont le montant demeurait à fixer ; elle devait livrer en guise d’acompte la somme de 20 milliards de marks, dont une partie en livraison de matières premières et de matériel industriel. Les mines de charbon de la Sarre étaient concédées à la France. Ses fleuves étaient internationalisés. Elle voyait sa souveraineté limitée : la France occupait pour 15 ans la rive gauche du Rhin ; son armée était limitée à 100  000  hommes, sans aviation, ni marine, ni équipements lourds. Enfin, certains hommes d’État, à commencer par l’ancien Kaiser, réfugié en Hollande, étaient considérés comme criminels de guerre (c’est la première apparition de cette notion) et devaient, en tant que tels, être jugés par un tribunal spécial. Si ces dispositions restèrent de pure forme, elles n’en attestaient pas moins d’une évolution significative dans la perception du fait guerrier dans les mentalités. Le traité fut vivement critiqué dès sa signature : les Allemands le qualifièrent de « Diktat » car il leur avait été imposé sans négociation possible (les émissaires allemands envisagèrent même un moment de ne pas le signer et que leur pays reprennent les armes). En France, les partis de gauche le trouvèrent trop dur envers la nouvelle république allemande, dont les dirigeants

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sociaux-démocrates n’ayant pas été associés au pouvoir pendant la guerre, n’étaient en rien responsables des événements de 1914‑1918 ; à droite, la formule de l’Action française, qui voyait dans le traité « une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur », peut résumer assez bien l’opinion prévalente devant un texte finalement dépourvu de tout moyen de coercition pour le faire appliquer. En Grande-Bretagne, l’économiste John Maynard Keynes, dans Les Conséquences économiques de la paix (1920), dénonçait l’absence de toute réflexion sur les implications économiques du texte et, notamment, la contradiction inhérente à la volonté de voir l’Allemagne payer les réparations et le souci de l’affaiblir durablement. D’autres traités suivirent  : l’Empire austro-hongrois était dépecé par les traités de Saint-Germain-en-Laye (10  septembre 1919) avec l’Autriche, et de Trianon (4 juin 1920), avec la Hongrie, au profit de la Tchécoslovaquie, de la Yougoslavie et d’une Roumanie agrandie de toute la Transylvanie. L’Empire ottoman se voyait démantelé au traité de Sèvres (10 août 1920).

La Grande-Bretagne tira aussi un grand profit du traité de Sèvres (août 1920), qui sanctionnait le démantèlement de l’Empire ottoman, en réalité engagé dès la conclusion de l’armistice du 30 octobre 1918 : la Turquie, qui subsistait seule des décombres de la Sublime Porte, était amputée de l’Ionie (attribuée aux Grecs) et du Dodécanèse (possession italienne) à l’ouest, du Kurdistan (autonome) et d’une Arménie indépendante à l’est ; les Détroits étaient placés sous contrôle d’une commission internationale. Les territoires arabes de l’ex-Empire étaient répartis sous forme de mandat entre la France et la Grande-Bretagne, mais cette dernière, en contrôlant la Mésopotamie, la Jordanie et la Palestine, s’assurait le contrôle des voies de communication vers le golfe Persique et l’Inde1. Entrée en guerre presque à reculons, la Grande-Bretagne fut présente sur tous les fronts, de la Somme au Pacifique, en passant par la Méditerranée et la Mésopotamie, dans une guerre véritablement planétaire. Au-delà des préoccupations morales, exposées dans la rhétorique d’une guerre « juste », menée pour la défense du droit international, elle voulut aussi parvenir à un règlement du conflit qui fût le plus conforme possible à ses intérêts propres. Le traité de Versailles, en traduisant dans les faits bon nombre des objectifs diplomatiques britanniques, pouvait faire figure de second congrès de Vienne.

Document Lloyd George : le mémorandum de Fontainebleau (25 mars 1919) Ce mémorandum fut publié au début de la deuxième phase de la conférence de la Paix, c’est-à-dire lorsque le Conseil des Quatre commença d’aborder en détail le règlement du conflit. Il couche par écrit les principaux objectifs de Lloyd George au cours de la négocia‑ tion qui s’annonce.

1.  Sur les mandats, voir chapitre 6.

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Dans la situation présente, le plus grand danger que j’aperçois est que l’Allemagne peut associer son destin au bolchevisme, et mettre ses ressources, ses cerveaux, sa large puissance d’organisation à la disposition de révolutionnaires fanatiques dont le rêve est de conquérir le monde, pour le bolchévisme, par la force des armes. Ce danger n’est plus chimérique. Le gouvernement allemand actuel est faible ; il n’a pas de prestige ; son autorité est contestée ; s’il dure encore, c’est simplement parce qu’il n’y a pas d’autre éventualité que les spartakistes, et que l’Allemagne n’est pas encore mûre pour le spartakisme… Si nous sommes sages, nous offrirons à l’Allemagne une paix, qui, en même temps qu’elle sera juste, sera, pour tout homme sensé, préférable à l’alternative du bolchévisme. Je voudrais donc placer en frontispice de la paix l’idée suivante : dès que l’Allemagne aura accepté nos conditions, particulièrement les réparations, nous lui ouvrirons l’accès aux matières premières et aux marchés du monde, à égalité avec nous, et nous ferons tout notre possible pour rendre le peuple allemand capable de se remettre sur ses jambes. Nous ne pouvons à la fois l’estropier et nous attendre à être payés. En fin de compte, nous devons proposer des conditions telles qu’un gouvernement allemand conscient de ses responsabilités puisse s’estimer capable de les exécuter. Si nous présentons à l’Allemagne des conditions injustes, ou excessivement onéreuses, aucun gouvernement conscient de ses responsabilités ne les signera… À tous points de vue, par conséquent, il me semble que nous devons nous efforcer d’établir le règlement de la paix comme si nous étions des arbitres impartiaux, oublieux des passions de la guerre. Ce règlement devra avoir trois buts : avant tout, il doit rendre justice aux Alliés, en tenant compte de la responsabilité de l’Allemagne dans les origines de la guerre et dans les méthodes de guerre ; ensuite, il doit être tel qu’un gouvernement allemand conscient de ses responsabilités puisse le signer en estimant qu’il pourra remplir les obligations auxquelles il souscrit ; enfin, ce règlement ne devra renfermer aucune clause qui soit de nature à provoquer de nouvelles guerres, et il devra offrir une alternative au bolchevisme, parce qu’il se recommandera à l’opinion des gens raisonnables comme une solution équitable du problème européen. Je crois enfin que, jusqu’à ce que l’autorité et l’efficacité de la Société des Nations aient été démontrées, l’Empire britanique et les États-Unis devraient donner à la France une garantie contre la possibilité d’une nouvelle agression allemande. La France a des raisons particulières de demander une telle garantie ; en un demi-siècle, elle a été deux fois attaquée et deux fois envahie par l’Allemagne. Elle a été attaquée ainsi parce que, sur le continent européen, elle était le principal défenseur de la civilisation libérale et démocratique contre l’Europe centrale autocratique. Il est juste que les autres grandes démocraties occidentales s’entendent pour lui donner l’assurance qu’elles seront à son côté, en temps voulu, pour la protéger contre l’invasion, dans le cas où l’Allemagne la menacerait de nouveau, jusqu’à ce que la Société des Nations ait prouvé qu’elle était capable de préserver la paix et la liberté dans le monde.

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Toutefois, si la conférence de la Paix veut réellement assurer la paix et offrir au monde un plan complet de règlement où tout homme raisonnable puisse voir une alternative préférable à l’anarchie, elle doit s’occuper de la situation en Russie. L’impérialisme bolchevik ne menace pas seulement les États limitrophes. Il menace toute l’Asie, et il est aussi proche de l’Amérique que de la France. Il est déraisonnable de penser que la conférence de la Paix peut se séparer, même après avoir pu établir avec l’Allemagne une paix saine, si elle laisse la Russie dans l’état où elle est aujourd’hui. Toutefois je ne propose pas de compliquer la question de la paix avec l’Allemagne en y incorporant une discussion du problème russe. Je le mentionne seulement afin que nous nous rappelions combien il est important de nous en occuper aussitôt que possible. Lloyd George, The Truth about the Peace Treaties, Londres, Nicholson, 1933, p. 407 sqq. (trad. fr. : Ph. Chassaigne)

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Chapitre 6

La Grande-Bretagne et le monde dans l’entre‑deux-guerres

La politique étrangère de la Grande-Bretagne au cours de la période 1919‑1939 a fait l’objet d’évaluations critiques, voire souvent polémiques, que justifient apparemment des événements tels que le massacre d’Amritsar (1919), les atermoiements des Britanniques au Moyen-Orient, pris au piège de leurs promesses multiples et contradictoires faites pendant la Première Guerre mondiale, la dégradation des relations franco-anglaises, ou encore la politique de conciliation (appeasement) pratiquée à la fin des années 1930 envers les dictatures brunes. Pour l’historien, les questions sont multiples  : ces difficultés sont-elles la conséquence d’un décalage entre une extension inégalée des responsabilités mondiales de la Grande-Bretagne et le déclin de sa puissance politique, économique et militaire ? Où placer, entre Londres et Washington, le centre de gravité des relations internationales ? Comment rendre intelligible la dureté de la position britannique vis-à-vis de la France et, dans le même temps, la sympathie, voire la complaisance, manifestée envers l’Allemagne ? Quelle interprétation apporter de la politique d’appeasement ? L’Empire britannique, qui connaît son apogée territorial dans l’entre-deux-guerres, a-t-il en fait souffert d’un surdimensionnement, qui aurait conduit à l’exacerbation du Rule Britannia, ou, au contraire, le Statut de Westminster de 1931, qui marque le début de la transition de l’Empire au Commonwealth, est-il la manifestation d’un sens de la réforme nécessaire ? L’historiographie de cette période, que l’on pourrait qualifier de « faussement trop connue », a sensiblement évolué depuis deux décennies  : le bilan de la politique britannique a été analysé plus favorablement et une intense controverse s’est développée autour de la politique d’appeasement, dont les motivations et la portée finale ont peut-être été sous-évaluées.

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La Grande-Bretagne, superpuissance aux intérêts planétaires Un potentiel économique largement inaltéré Il a longtemps été convenu d’opposer les « apparences » d’une superpuissance aux « réalités » de fondations plus fragiles dans le cas de la puissance britannique dans l’entre-deux-guerres. L’interprétation de ces années comme celle d’un déclin économique irréversible, conditionnant la politique mondiale de la Grande-Bretagne trouve son origine dans la publication, en 1931, du livre d’André Siegfried sur la « crise britannique » du xxe  siècle1. Plutôt que d’une « crise », d’ailleurs, l’auteur préférait parler d’une « maladie chronique »2, sorte de langueur économique qui se traduisait par la chute des exportations (–18 % à prix constants entre 1913 et 1929) et l’apparition d’un chômage de masse (jamais moins d’un million de personnes). Il y voyait quatre causes structurelles, en sus des effets conjoncturels de la Première Guerre mondiale  : le vieillissement accentué de l’appareil productif ; un coût du travail élevé, en raison des hauts salaires et des charges salariales imposées par le système de l’assurance-chômage ; la cherté des produits britanniques, conséquence du rétablissement de l’étalon-or en 1925, avec une livre sterling à sa valeur d’avantguerre, qui renchérissait les marchandises britanniques à l’exportation et obligeait les industriels à moins produire et, donc, à moins embaucher ; la perte de l’esprit d’entreprise par les industriels britanniques, qui se souciaient peu d’une concurrence internationale accrue. Ces analyses d’un fin connaisseur des réalités d’outre-Manche imposèrent l’idée d’une décennie 1920 marquée par le marasme économique. La politique déflationniste qui permit le rétablissement de l’étalon-or illustrait le triomphe des intérêts d’une City soucieuse, dans le droit fil des recommandations du rapport Cunliffe3, de redevenir le « banquier du monde », par rapport à ceux de l’industrie, qui auraient bénéficié d’une politique monétaire moins rigoureuse4. Certains indicateurs macroéconomiques venaient confirmer l’idée d’une économie britannique frappée de langueur : le PNB ne retrouva son niveau d’avant-guerre qu’en 1926‑1927 ; la part des exportations dans le PNB passa de 24 % à 21 % entre 1913 et 1929, date à laquelle la Grande-Bretagne n’assurait plus que 10,9 % des exportations mondiales, contre 13,1 % en 1913 ; sur la période 1913‑1929, les performances de l’économie britannique se situent tout juste au niveau de la moyenne européenne (cf.  tableau  8). La crise qui toucha le pays au début de l’année 1931 parut confirmer ce recul sur la scène économique internationale. Le chômage, qui culmina à 2,7  millions en août  1931, en fut

1.  André Siegfried, La Crise britannique au xxe siècle. L’Angleterre des années 30, Paris, Armand Colin, 1931 (réed. : 1975). 2.  A. Siegfried, La Crise britannique au xxe siècle, op. cit., p. 32. 3.  Voir chapitre 5. 4.  La mesure fut critiquée dès l’origine par Keynes (The Economic Consequences of Mr. Churchill, 1925). Cet argumentaire se retrouve, pratiquement inchangé, dans D.E.  Moggridge, British Monetary Policy 1924‑1931. The Norman Conquest of $4.86, Cambridge, CUP, 1972, ou encore Martin Wiener, The English Culture and the Decline of the Industrial Spirit, Cambridge, CUP, 1981.

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la traduction la plus frappante, avec, notamment, les « marches de la faim » (hunger marches) d’octobre  1932 ou  janvier  1934, pour ne citer que les principales. Tout le nord de la Grande-Bretagne, patrie des industries traditionnelles (charbon, textile, métallurgie…) était lourdement sinistré, amenant le gouvernement à intervenir directement pour relancer l’activité économique (création des distressed areas, bénéficiant d’aides spécifiques). Tableau 8  Production et productivité, en Grande-Bretagne et en Europe, 1 dans l’entre-deux-guerres (moyenne annuelle) Production Grande-Bretagne Moyenne européenne* Productivité Grande-Bretagne Moyenne européenne*

1913‑1929

1929‑1938

1,6 % 1,7 %

2,3 % 0,8 %

2,1 % 2,1 %

2,1 % 1,5 %

* moyenne Grande-Bretagne + Allemagne + France + Italie + Pays-Bas + Belgique

Cette vision pessimiste a maintenant été largement rectifiée2. Pour les années 1920, il a été montré que la réévaluation de la livre eut un impact bien plus limité dans le temps qu’on ne l’avait cru auparavant (le niveau des exportations dépassa dès 1927 celui de 1924, et le chômage se trouva, en 1927‑1929, à un niveau inférieur à celui de la période 1921‑1925). Aux difficultés des secteurs traditionnels, on a opposé les performances des industries nouvelles (automobile, textiles artificiels, chimie, aéronautique, appareillage électrique,  etc.), où les entrepreneurs, loin de s’endormir sur des habitudes séculaires, se mirent à l’heure des techniques managériales made in USA. La crise des années 1930 elle-même doit être replacée à sa juste proportion : certes brutale et profonde, elle fut aussi plus vite surmontée qu’ailleurs, permettant à la Grande-Bretagne d’afficher de meilleurs résultats économiques d’ensemble pour les années 1930 que pour la décennie précédente (cf. tableau 8). La dévaluation de la livre, consécutive à l’abandon de l’étalon-or (20 septembre 1931), relança les exportations et, associée à une politique de taux d’intérêt très bas, l’investissement et la production industrielle qui avait retrouvé son niveau d’avant la crise dès 1933 et, en 1938, atteignait l’indice 130,7 (1928  =  100 ; 1932  =  94). Le libre-échange fut également abandonné, ce qui permit aux industriels britanniques de reconquérir un marché intérieur désormais protégé par des droits de douane élevés (de 15 % à 33 % ad valorem). Les accords d’Ottawa (août 1932), qui aménageaient le protectionnisme pour les pays membres de l’Empire, consacrèrent

1.  D’après Angus Maddison, Economic Growth in the West, Londres, Allen, 1964, p.  201‑202 et p. 232. 2.  Cf., entre autres, Derek H. Aldcroft, The Inter-War Economy. Britain 1919‑1939, Londres, Batsford, 1970 ; Bernard Alford, Depression and Recovery ? British Economic Growth 1918‑1939, Londres, Macmillan, 1972 ; R. Floud et D. MacCoskey (dir.), Cambridge Economic History of Britain, op. cit., vol. 2, 1860‑1939.

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finalement la naissance de la « préférence impériale », et firent des colonies un partenaire économique de première importance. Dans ce contexte de reprise économique, le chômage recula de 22,1 % de la population active à 10, 8 % en 1937 (11,6 % en 1939).

L’abandon de l’étalon-or (20 septembre 1931) En dépit des effets bénéfiques qu’il eut sur l’économie, l’abandon de l’étalon-or ne fut pas le résultat d’un choix délibéré, mais une nécessité imposée par les circonstances. Arrivés au pouvoir en mai 1929, les travaillistes appliquèrent une politique de rigoureuse orthodoxie budgétaire dans un contexte économique globalement favorable. La situation se dégrada au début de l’année 1931, avec une détérioration rapide de la balance des paiements qui nécessita le recours à des emprunts auprès de la Banque de France et de la Federal Reserve américaine. Toutefois, le 7  août, il devint évident que le pays était au bord de la faillite, avec un déficit budgétaire estimé à 120  millions de livres. La Banque d’Angleterre proposa au gouvernement un plan d’économies de 96  millions de livres, principalement réalisées sur les dépenses sociales, dont l’assurancechômage. Au même moment, la tempête monétaire qui s’abattait sur l’Europe et, notamment, l’Allemagne, où les banques faisaient faillite à la chaîne, empêchait de recourir à l’emprunt. Le Cabinet travailliste s’étant majoritairement prononcé contre tout programme d’économies, le Premier ministre Ramsay MacDonald démissionna, avant d’accepter la proposition du roi de constituer un gouvernement d’Union nationale avec les conservateurs. Exclu de son parti, qui le considéra comme un traître, MacDonald voulut d’abord continuer une politique monétaire rigoureuse  : le budget du 10  septembre comportait d’importantes hausses d’impôts et des coupes sombres dans les dépenses (de l’allocation chômage aux indemnités parlementaires, toutes réduites de 10 %). Toutefois, devant l’accentuation de la fuite des capitaux, l’étalon-or devait être abandonné « provisoirement » le 20 septembre. Six mois plus tard, la livre se stabilisait à 40 % en dessous de sa valeur.

La Grande-Bretagne avait en outre conservé sa puissance financière, et retrouvé dès 1925 son rôle de « banquier du monde » : à la fin de la décennie, ses investissements extérieurs continuaient de la placer en tête des puissances exportatrices de capitaux : le tableau 9 montre que la position britannique n’était plus certes la domination sans pareille qui était la sienne en 1914 et le fait même que le montant global des créances à l’étranger se situât à peu près au même niveau que 15 ans plus tôt était un indicateur d’affaiblissement. Le montant moyen des prêts accordés à l’étranger dans les années 1920 est de 108  millions de livres par an, contre 137 millions en 1910‑1914. La concurrence américaine apparaît nettement, avec des placements extérieurs qui firent un peu moins que sextupler. Toutefois, le leadership britannique était maintenu et il faut aussi souligner l’effondrement des positions française et allemande, seuls compétiteurs véritables avant la guerre.

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Tableau 9  Investissements extérieurs, 1914‑1929 (millions de £)1 Grande-Bretagne France Allemagne États-Unis

1914 3 800 1 766 1 376 513

1929 3 737 719 226 3 018

Ces données économiques constituent les fondements du rapport de la GrandeBretagne au monde dans l’entre-deux-guerres. L’image d’un pays sur la défensive du fait d’un potentiel économique amoindri ne résiste pas à une étude plus serrée des faits. La puissance britannique reposait en outre sur d’autres éléments, telles la force de sa marine de guerre, l’extension maximale de son Empire (cf.  infra), ou encore sa stabilité politique : le bipartisme caractéristique du xixe siècle fut un temps perturbé par les progrès du parti travailliste, au point que l’on peut parler, pour la période 1918‑1923 d’un système tripartite mettant aux prises conservateurs, libéraux et travaillistes, ces deux derniers réalisant des scores à peu près équivalents en termes de suffrages exprimés. Toutefois, dès les élections d’octobre  1924, le Labour distança nettement le parti libéral et s’imposa comme le concurrent naturel des tories. Les deux « expériences » travaillistes de 1924 et 1929‑1931 dédramatisèrent le processus d’alternance au pouvoir et montrèrent sa crédibilité en tant que parti de gouvernement. Ni le communisme, ni le fascisme n’eurent d’écho significatif en Grande-Bretagne, en dépit des difficultés économiques et sociales qui, sur le continent, faisaient le lit des extrémismes. La principale crise politique de la période, provoquée par l’abdication d’Édouard VIII en décembre 1936 pour pouvoir épouser sa maîtresse Wallis Simpson, montra la solidité de l’enracinement de la monarchie  : l’accession de son frère cadet Georges  VI s’effectua sans encombre. On peut donc, avec B.J.C. McKercher, soutenir que « la Grande-Bretagne n’avait pas perdu le combat livré dans les années 1920 pour la suprématie mondiale »2. Cela pose en revanche la question de l’explication de la politique de désarmement engagée par Lloyd George dès la sortie de la guerre, et qui donna à la politique extérieure britannique une orientation pacifiste durable. En 1919, le Premier ministre énonçait comme axiome que la Grande-Bretagne n’aurait pas à faire face à un conflit armé au cours des dix années suivantes (no war for ten years rule, ou « règle des dix ans ») ; cela devint la règle de base de la diplomatie britannique jusqu’au milieu des années 1930. Il est certain que les milieux dirigeants exprimèrent de façon récurrente leur préoccupation quant au coût, qui, jugeaient-ils, aurait été trop élevé, d’une politique de défense plus ambitieuse. Mais, dans la mesure où la situation réelle était, on vient de le voir, moins sombre, il faut rechercher une autre explication. 1.  D’après Sydney Pollard, The Development of the British Economy 1914‑1990, Londres, Arnold, 1992, p. 89. 2.  B.J.C. McKercher (dir.), Anglo-American Relations in the 1920s. The Struggle for Supremacy, Londres, Macmillan, 1991 ; voir aussi, du même, « "Our Most Dangerous Enemy". Britain Preeminent in the 1930s », International History Review, 4, 1991.

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Il convient notamment de tenir compte des espoirs – des illusions ? – entretenus alors sur les possibilités offertes par la sécurité collective, dans le cadre de la SDN –  au sein de laquelle la Grande-Bretagne jouait un rôle prépondérant  –, ainsi que du réaménagement des priorités gouvernementales. Dès 1918, Lloyd George avait engagé le gouvernement dans l’action sociale, avec son appel à faire de la Grande-Bretagne « un pays digne des héros » (a land fit for heroes) qui revenaient du front, et la structure des dépenses publiques le reflète fidèlement (cf.  tableau  10), avec la hausse des prestations sociales (logement, assurancechômage…) et des subventions économiques (notamment aux depressed areas dans les années 1930). Il faut aussi prendre en ligne de compte la vigueur du sentiment pacifiste en Grande-Bretagne dans les années 1920‑1930. Martin Ceadal a montré1 comment ce courant gagna en puissance tout au long de l’entre-deux-guerres : la League of Nations Union passa de 200 000 membres en 1924 à 400 000 en 1931 et, signe d’une évolution notable, Ramsay MacDonald, qui avait démissionné de son poste de leader travailliste en août 1914 en raison de son opposition à la guerre, retrouva son poste en 1923. Cette vigueur explique la politique de désarmement suivie par les gouvernements britanniques successifs, indépendamment de leur étiquette politique. Tableau 10  Dépenses publiques en Grande-Bretagne, 1913‑19372 Total (%PNB) dont Administration défense Police, justice Prestations sociales Subventions

1913

1920

1929

1937

0,8 3,1 0,6 3,7 1,4

0,8 6,1 0,2 4,9 2,4

1 2,6 0,6 9,2 2,7

1 4,9 0,5 10,7 2,7

Des intérêts mondiaux La Grande-Bretagne à la SDN En ne participant pas à la SDN, les États-Unis firent du même coup de la GrandeBretagne le pilier de la nouvelle organisation internationale. Disposant d’un siège permanent au Conseil qui dirigeait l’institution, au même titre que le Japon, l’Italie et la France, seul pays susceptible de lui disputer le leadership moral, son poids était en réalité bien plus important en raison de la présence des Dominions et de l’Inde en tant que membres indépendants, constituant ainsi un « bloc anglo-saxon » de 6 États sur un effectif global qui fluctua entre 45 et 60 États membres, soit entre 10 % et 13 % des droits de vote à l’Assemblée générale. Les Britanniques furent très attachés non seulement à la SDN en tant qu’institution, mais aussi à l’« esprit de Genève », reposant 1.  Martin Ceadal, Pacifism in Britain 1914‑1945. The Defining of a Faith, Oxford, OUP, 1980. 2.  D’après S.J.D. Green et R.C. Whiting (dir.), The Boundaries of State in Modern Britain, Cambridge, CUP, 1996, p. 102.

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sur une confiance quasi illimitée dans les vertus de la négociation, du désarmement et de la sécurité collective. P.M.H. Bell souligne fort justement que la SDN arrivait juste après l’Empire « dans le panthéon de l’opinion britannique »1, mais, d’une certaine façon, les deux étaient liés, dans la mesure où l’Empire, comme on vient de le voir, permettait à la Grande-Bretagne d’exercer son magistère moral sur la SDN. En 1928, la Grande-Bretagne soutint vivement le pacte Briand-Kellog qui « mettait la guerre hors la loi » – c’est-à-dire que les États signataires, membres de la SDN mais aussi les États-Unis, ce qui constituait une première, renonçaient solennellement à la guerre comme moyen de résoudre leurs éventuels litiges. L’année suivante, le rééchelonnement du paiement des réparations allemandes jusqu’en 1988 par le plan Young représentait l’apogée de cet esprit de détente internationale et de toute-puissance de la négociation. Cet attachement dura même bien au-delà du moment où il devint évident que la Société n’était plus qu’une coquille vide, et la sécurité collective une pure fiction : l’invasion de la Mandchourie par le Japon (1931) en fut le premier signal, d’autant que celui-ci, condamné pour cet acte de guerre, claqua la porte de la Société. En février 1932, une conférence internationale sur le désarmement ne s’en ouvrait pas moins à Genève, à l’initiative de Ramsay MacDonald. En juin 1935, le « scrutin pour la paix » (Peace Ballot), en fait un gigantesque sondage d’opinion organisé à l’initiative de la League of Nations Union, auquel répondirent plus de 11 millions de personnes, démontrait qu’à une écrasante majorité, les Britanniques étaient partisans du maintien de la Grande-Bretagne dans la SDN, du désarmement collectif et de l’interdiction de la vente des armes.

L’« empire informel » Le rétablissement de la position dominante de la Grande-Bretagne dans le domaine des investissements internationaux s’accompagna du maintien de son contrôle sur les pays membres de cet « empire informel » qui s’ajoutait à l’Empire britannique stricto sensu. En Amérique du Sud, les Britanniques bénéficièrent de l’effacement des Allemands consécutif à la guerre. Si les Américains tentèrent de s’implanter plus avant dans le continent latino-améri-cain, l’Argentine et le Brésil conservèrent des liens étroits avec Londres : dans le premier cas, la rhétorique anti-britannique du président Hipólito Yrigoyen (1916‑1922) ne fut guère suivie d’effet, tandis que ses successeurs, Marcelo Alvear et Agustin Justo affichèrent ouvertement des sentiments plus anglophiles. En retour, la Grande-Bretagne accorda en 1933 à l’Argentine un prêt qui la sauva de la banqueroute. Au Brésil, c’est dès 1923 que les liens financiers d’avant-guerre furent rétablis, avec un emprunt de 25  millions de livres fourni par la banque Rothschild, là pour sauver des finances publiques en situation précaire. La Grande-Bretagne accorda aussi toute une série de prêts pour soutenir les cours du café. En Chine, nonobstant la concurrence des États-Unis et du Japon, elle continuait de fournir, comme avant la guerre, le tiers des investissements étrangers dans le pays, alors même que celui-ci ne représentait qu’un débouché commercial restreint (2 à 3 % des exportations britanniques). Le couronnement de son influence survint en 1935, 1.  P.M.H. Bell, France and Britain, op. cit., p. 176.

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lorsque le cours du dollar chinois fut accroché à celui de la livre sterling et que la nouvelle Banque centrale de Chine se vit dirigée quasi officiellement par des représentants de la Banque d’Angleterre  : la Chine, de facto, entrait dans la zone sterling (sterling area). La zone sterling elle-même constituait une sorte de formalisation de l’empire informel. Son apparition est liée à la dévaluation de la livre en 1931, les pays membres de ladite zone étant ceux dont la devise dut « décrocher » dans le sillage du sterling. La zone sterling regroupait en fait des pays membres de l’Empire, les protectorats (Égypte, Siam, Irak…) et des pays extérieurs, parmi lesquels les États nordiques (Islande, Danemark, Suède, Norvège, Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie), l’Irlande, le Portugal, la Grèce et l’Argentine. Seul le Canada, entré dans l’orbite économique des États-Unis, y échappait. Sans doute n’était-elle que l’une des multiples zones monétaires qui se partageaient la planète dans les années 1930 : « bloc dollar » (États-Unis, Canada, Amérique centrale, Venezuela, Colombie, Équateur), « bloc or » (France, Belgique, Pays-Bas, Suisse, Italie), « bloc mark » (Allemagne et Europe danubienne, « bloc yen » (Japon, Corée, Mandchourie). Toutefois, avec 1 milliard d’habitants, elle en était la première.

La Grande-Bretagne et l’Europe, 1919‑1939 La politique européenne de la Grande-Bretagne dans les années de l’entre-deuxguerres tourna essentiellement autour de la question allemande, et de la place que l’Allemagne pouvait occuper dans l’Europe de la SDN. Toutefois, pour centrale qu’elle ait pu être, cette « question » ne fut pas la seule à préoccuper le Foreign Office : il y eut aussi – mais elle lui était liée – celles des rapports avec la France, ou encore les interrogations concernant la nouvelle Russie bolchevique.

L’obsession du balance of power (1920‑1935) Consolider la paix Lloyd George avait, dès 1918, pris la mesure du danger que la révolution bolchevique faisait courir au Vieux Continent. De fait, en 1919‑1921, une vague révolutionnaire parcourut l’Europe, embrasant l’Allemagne du Nord en janvier  1919, la Hongrie en mars et la Bavière en mai ; en France et en Grande-Bretagne, l’agitation ouvrière se réclamait de la « grande lueur à l’est » et pouvait mobiliser plusieurs centaines de milliers de travailleurs. La Grande-Bretagne, comme la France, le Japon ou, de façon plus limitée, les États-Unis, était intervenue dans le courant de l’été 1918 en Russie pour renverser les bolcheviques et maintenir le pays dans la guerre contre l’Allemagne. Une fois l’armistice du 11 novembre signé, il s’agissait d’aider les forces contre-révolutionnaires « blanches » à éliminer les « rouges ». Le gouvernement britannique, dans lequel Winston Churchill, déjà un ardent anticommuniste, occupait le ministère de la Guerre, envoya près de 20 000 hommes en Sibérie, à Mourmansk et Arkhangelsk, fournissant ainsi le contingent le plus important après les Japonais (70 000 hommes en Sibérie). L’intervention britannique fut cependant limitée dans le

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temps. Lloyd George, rapidement convaincu de son inutilité, retira les forces britanniques en mars 1919 et opta pour l’arme économique (blocus des côtes russes, aide matérielle aux Blancs). Devant l’échec de plus en plus évident des forces contre-révolutionnaires, la Grande-Bretagne opta pour une normalisation progressive des rapports avec les bolcheviques : la signature d’un traité de commerce (16 mars 1921) préluda à la reconnaissance de jure de l’URSS en août 1924. Il n’est pas indifférent que celle-ci était due à un gouvernement travailliste  : le Labour comptait en son sein un certain nombre de personnalités de premier plan, tels Sydney et Josephine Webb, fondateurs de la Société fabienne1 dans les années  1880 et véritables « autorités morales » du parti, qui considéraient l’expérience bolchevique avec enthousiasme. Cela ne l’empêchait pas de lutter contre les tentatives de noyautage du parti communiste de GrandeBretagne (Communist party of Great Britain, CPGB), fondé en 1920, en refusant son adhésion au parti travailliste et en excluant ses militants politiques ou syndicaux qui pratiquaient une stratégie d’entrisme. De fait, l’anticommunisme constitua dans les années 1920 une donnée importante du jeu politique, comme le montra l’épisode de la « lettre Zinoviev » (cf.  encadré) qui coûta peut-être la victoire au Labour lors des élections d’octobre 1924.

La « lettre Zinoviev » (25 octobre 1924) La « lettre Zinoviev » consiste en un télégramme, prétendument adressé par Grigori Zinoviev, secrétaire général de l’Internationale communiste (la IIIe  Internationale), aux membres du CPGB, les incitant à prendre le pouvoir en Grande-Bretagne par voie insurrectionnelle. L’incident fut exploité par la presse conservatrice, qui accusa le parti travailliste de complaisance face au communisme, dans un contexte d’élections législatives imminentes. Les conservateurs remportèrent 419 sièges contre 151 aux travaillistes, mais l’impact de la « lettre Zinoviev » sur le résultat a sans doute été surestimé.

La Grande-Bretagne joua aussi un rôle important, fût-ce à son corps défendant, dans l’indépendance de la Pologne. Le traité de Versailles avait réglé la question des frontières occidentales du nouvel État polonais, mais celle de ses frontières orientales dépendait de l’issue de la guerre qui l’opposait à la Russie bolchevique depuis la fin de l’année 1918. Les succès initiaux des Rouges (1919) furent suivis par plusieurs revers qui amenèrent les Polonais jusqu’en Ukraine (occupation de Kiev, 7  mai 1920). Le gouvernement Lloyd George opta d’abord pour une politique de non-intervention, sans interdire toutefois l’acheminement de matériel militaire pour l’armée polonaise –  ce qui amena le syndicat des dockers à conseiller à ses membres de refuser de charger armes et munitions sur les navires en partance pour la Pologne. La contreoffensive soviétique qui suivit (juillet 1920) mit l’armée polonaise dans une situation 1.  Groupe d’intellectuels qui prônaient l’avènement d’un socialisme réformiste et non révolutionnaire. Leur dénomination de Société « fabienne » provenait du nom du dictateur romain du e iii  s. av. J.-C., Fabius Cunctator (« le Temporisateur »), qui avait choisi une stratégie de prudence dans la deuxième guerre punique. La Société joua un rôle important dans la fondation du parti travailliste en 1906.

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critique. Lloyd George, poussé par les Français qui soutenaient avec virulence la cause du nouvel État, proposa aux parties en présence un cessez-le-feu et la fixation de la frontière russo-polonaise le long d’une ligne, dite « ligne Curzon » du nom du ministre des Affaires étrangères, lord Curzon, qui l’avait tracée, marquant la séparation des populations de langue polonaise et russe ; en cas de refus, les Alliés aideraient militairement la Pologne. Les troupes soviétiques poursuivirent leur avance, arrivant le 12 août à proximité de Varsovie. Au-delà de la seule Pologne, les Soviétiques voulaient pénétrer en Allemagne, sinon en France et en Grande-Bretagne, pour y relancer le processus révolutionnaire. Aidés par une mission franco-anglaise, les Polonais engagèrent une contre-offensive victorieuse qui contraignit les Soviétiques à demander un armistice le 12 octobre 1920. Le traité de Riga (18 mars 1921) fixa en fait la frontière russo-polonaise 150 km à l’est de la ligne Curzon. La Première Guerre mondiale avait eu des effets désastreux sur les finances publiques de la plupart des pays belligérants  : on pense en premier lieu à l’hyperinflation qui sévit en Allemagne jusqu’en 1923, mais la France et l’Italie, ou, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne, avaient vu leur monnaie se déprécier par rapport au dollar (de novembre  1918 à février  1920, -  60 % pour la France et l’Italie ; -  20 % pour la Grande-Bretagne). Désireux de revenir au régime de stabilité des changes qui avait caractérisé tout le xixe siècle, les principaux États, États-Unis et Russie exceptés, réunis à l’initiative de la Grande-Bretagne, voulurent mettre en place à la conférence de Gênes (avril-mai 1922) un nouveau système monétaire international1 : on y retint le principe d’un retour progressif à l’étalon-or mais qui, compte tenu des disparités importantes dans la répartition du stock d’or, pouvait être progressif et susceptible d’aménagement. Ce fut le système de l’étalon de change-or (gold exchange standard), selon lequel chaque monnaie nationale pouvait être soit gagée sur l’or, soit une autre monnaie (« monnaie de réserve »), elle-même gagée sur l’or. En 1922, seul le dollar était gagé sur l’or et, de ce fait, il devenait la monnaie de réserve internationale ; c’est pourquoi le gouvernement britannique mit tout en œuvre pour parvenir rapidement à rétablir la convertibilité du sterling et lui rendre son rôle de monnaie de référence internationale qui était la sienne avant 1914, fût-ce en partenariat avec le dollar.

Question allemande ou problème français ? Alors que la Grande-Bretagne avait éliminé toute menace allemande tant sur le plan militaire que colonial ou économique, la France était pleinement consciente de la persistance, sur ses frontières orientales, d’une Allemagne au potentiel encore important. De là, ses exigences récurrentes d’une application stricte du traité de Versailles, que les Britanniques trouvèrent de moins en moins fondées. L’évolution de leur attitude vis-à-vis des réparations est particulièrement révélatrice  : leur position maximaliste du lendemain de la guerre subit une première inflexion en 1919 avec la publication du livre de John Maynard Keynes, Les Conséquences économiques de la paix2. Il y critiquait sévèrement le principe même des réparations, leur montant probable – la conférence de Londres, en avril-mai 1921, devait le fixer à 132 milliards 1.  Anne Orde, British Policy and European Reconstruction after the First World War, Cambridge, CUP, 1990. 2.  John Maynard Keynes, The Economic Consequences of Peace, Londres, Macmillan, 1919.

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de marks-or, dont la Grande-Bretagne recevrait 22 %, contre 52 % pour la France –, et mettait en garde le gouvernement britannique contre leurs effets déstabilisants pour l’ensemble de l’économie européenne. Le succès de l’ouvrage popularisa l’idée d’une Allemagne soumise à un traitement excessivement sévère. Au fur et à mesure que les années passaient, l’opinion britannique en vint à douter de l’idée même de la culpabilité unilatérale de l’Allemagne (article  231 du traité de Versailles), et considéra à l’inverse la course aux armements des années 1900‑1910 et dans la division de l’Europe en deux blocs antagonistes comme la véritable cause de la guerre. D’un dû, les réparations furent rapidement considérées comme une injustice qui pénalisait durablement l’économie allemande, et l’insistance française à obtenir leur paiement, comme un obstacle à l’établissement d’une paix durable. Les Britanniques passèrent de la position d’alliés de la France contre ­l’Allemagne à celle d’arbitres impartiaux entre les deux pays. Cette « impartialité » les conduisit en fait à prendre de plus en plus souvent le parti de l’Allemagne contre une France perçue comme militariste et agressive. Les relations entre les deux pays se dégradèrent progressivement, entrecoupées de périodes de rapprochements plus apparents que réels. Dès le début des années 1920, la France et la Grande-Bretagne ne manifestèrent aucune solidarité pour obtenir l’application du traité de Versailles. Les Britanniques voulaient que l’Allemagne retrouvât son statut de grande puissance économique, susceptible de commercer avec eux et de faire office de locomotive de l’économie européenne. Lloyd George proposa bien aux Français un possible traité de garanties entre les deux pays, face à une éventuelle renaissance du danger allemand (entretiens de Londres et de Cannes,  décembre  1921-janvier 1922), mais il n’en sortit rien de concret. Lorsque Raymond Poincaré décida en janvier 1923 de faire occuper la Ruhr pour obtenir un « gage productif » sur le paiement des réparations, les Britanniques manifestèrent leur désaccord mais ne s’y opposèrent pas. Il est certain que cela encouragea les Allemands à adopter la politique de la « résistance passive », plutôt que de céder directement aux demandes françaises. La victoire chèrement acquise par la France devait être de courte durée  : en mai  1924, Poincaré céda la place à Édouard  Herriot, devenu président du Conseil à la suite de la victoire électorale du Cartel des Gauches (radicaux + socialistes) sur un programme de rupture avec la politique « d’exécution des traités » des cinq années précédentes. Herriot comptait notamment sur le soutien du gouvernement travailliste de Ramsay MacDonald1. Or, celui-ci était rien moins que francophile : hostile en 1914 à l’entrée en guerre de son pays aux côtés de la France, il avait dénoncé en 1919 le traité de Versailles comme excessivement dur. Sa politique était en fait ouvertement germanophile, au nom du principe du balance of power. En avril 1924, Britanniques et Américains œuvrèrent à l’élaboration du « plan Dawes » (du nom de son instigateur, le banquier Charles Dawes) qui liait le paiement des réparations allemandes aux performances économiques du pays. La convalescence économique de l’Allemagne devenait clairement la préoccupation principale des Anglo-Américains, tandis que les Français avaient la plus grande difficulté à obtenir des crédits outre-Atlantique. 1.  Cf. Jean-Noël Jeanneney, Leçon d’histoire pour une gauche au pouvoir. La faillite du Cartel, 1924‑1926, Paris, Seuil, 1977.

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Lors de la première rencontre Herriot-MacDonald (21‑22  juin 1924), Herriot renonça à revendiquer le lien entre le paiement des réparations et celui des dettes de guerre, ou la conclusion d’un accord franco-britannique d’intervention en cas de non-réalisation par l’Allemagne de ses obligations, remplacé par la reconnaissance d’un vague « pacte moral de coopération » entre les deux pays. Il céda en revanche pratiquement à la demande de MacDonald d’évacuation anticipée de la Ruhr1. Lors de la conférence de Londres qui suivit (16  juillet-15  août), la Grande-Bretagne et ­l’Allemagne obtinrent qu’elle eut lieu dans un délai d’une année. La chute de MacDonald en décembre 1924, et son remplacement par le conservateur Stanley Badwin, entraîna un changement de politique, au moins à court terme. Le francophile Foreign Secretary, Austen Chamberlain, développa une réelle amitié avec Aristide Briand, son homologue français dans le gouvernement Painlevé, qui avait succédé à Herriot. Personnellement convaincu de la nécessité d’accorder une forme de garantie à la France, il négocia les accords de Locarno du 16 octobre 1925, officialisés à Londres le 1er décembre suivant (cf. encadré). Leur conclusion inaugura une période de « détente » dans les relations franco-allemandes, confirmée ensuite par l’entrée de l’Allemagne dans la SDN (septembre  1926) sous le parrainage de la France, ou encore le vif essor des échanges commerciaux entre les deux pays. Elle fut en outre un succès personnel pour Austen Chamberlain et l’illustration de la place centrale occupée par la Grande-Bretagne dans le concert des nations. Elle venait enfin confirmer, au moins en apparence, les vertus du système de sécurité collective.

Les accords de Locarno (1925) : détente franco-allemande ou marché de dupes ? La conférence de Locarno rassembla le Premier ministre britannique Austen Chamberlain, le président du Conseil français, le Chancelier allemand Gustav Stresemann et le Duce italien Benito Mussolini. La garantie italo-britannique portait sur les frontières occidentales de ­l’Allemagne, consacrant donc la restitution de l’Alsace-Lorraine à la France et l’attribution des cantons d’Eupen et Malmédy à la Belgique, mais aussi sur la démilitarisation de la rive gauche du Rhin, qui en faisait une sorte de région tampon entre la France et l’Allemagne. La portée des accords de Locarno fut avant tout symbolique  : pour la première fois, l’Allemagne reconnaissait volontairement, au terme d’une négociation librement menée et non imposée, comme à Versailles, ses frontières issues de la guerre. Concrètement, en effet, les accords ne faisaient qu’entériner une situation qui existait déjà. Il apparaissait toutefois qu’elle ne prenait aucun engagement similaire quant à ses frontières orientales avec la Pologne. Surtout, la question du double jeu allemand – l’acceptation de la « détente » avec la France n’ayant d’autre finalité que de gagner du temps – se posa avec acuité lorsqu’en 1932 une lettre de Stresemann au Kronprinz (fils aîné de

1.  L’analyse la plus complète de cette période est celle de Jacques Bariéty, Les Relations francoallemandes au lendemain de la Première Guerre mondiale, Paris, Pedone, 1977, p. 388 sqq.

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l’ex-empereur Guillaume II, prétendant au trône en cas de restauration de l’Empire et figure de proue de l’opposition ultra-nationaliste en Allemagne), datée du 7 septembre 1925, fut publiée avec le reste des papiers du chancelier, mort prématurément en 1929 : il y écrivait en effet que « la rectification de nos frontières orientales » était l’un des grands objectifs à terme de son pays, au même titre que le rattachement de l’Autriche à l’Allemagne (interdit par le traité de Versailles) et « la protection des 10 à 12  millions d’Allemands qui viv[ai]ent sous le joug étranger » et que, pour y parvenir, son pays devait « finasser et se dérober aux grandes décisions ».

Les rapports franco-britanniques se réchauffèrent aussi, mais de façon plus superficielle, en dépit des liens d’amitié personnelle entre Chamberlain et Briand. Les rapports diplomatiques abondent en descriptions d’une France agressive, parvenue à un degré de puissance sur le continent européen inégalé depuis l’époque napoléonienne. Les tensions ressurgirent avec la crise de 1929. La France s’opposa au moratoire Hoover1 suspendant pour un an le paiement des dettes interalliées et des réparations, pour permettre aux gouvernements concernés de consacrer toutes leurs réserves au soutien de leurs monnaies. Le principal bénéficiaire en était l’Allemagne, dont le système bancaire était alors au bord de l’asphyxie. La Grande-Bretagne, au contraire, soutint cette proposition. Tandis que les discussions allaient bon train, le chancelier Brüning décida la fermeture de toutes les banques et caisses d’épargne du pays (13  juillet 1931) pour éviter l’effondrement complet du système de crédit allemand. La phrase assassine de Ramsay MacDonald : « pendant que l’Allemagne s’effondre, la France marchande » résume l’impression britannique d’une France ayant mis, par ses atermoiements égoïstes, un pays au bord du gouffre. La suspension de l’étalon-or en septembre 1931 et son corollaire, la création de la « zone sterling », n’arrangea pas les choses : ce vaste ensemble géographique devenait quasiment fermé aux produits français, que le maintien de l’étalon-or rendait désormais trop chers. Les deux pays s’éloignèrent de plus en plus l’un de l’autre dans les années 1930, non seulement en termes de politiques suivies, mais aussi en termes d’image  : en France, l’anglophobie connaissait un regain de popularité, dans les milieux populaires comme chez les intellectuels, dans la droite nationaliste (du fait du soutien britannique quasi systématique aux revendications allemandes) comme à l’extrême gauche communiste (la Grande-Bretagne étant, au même titre que les États-Unis, vue comme l’incarnation du capitalisme). Dans un contexte de crise, où l’économie libérale paraissait être en phase terminale, beaucoup cherchaient des solutions dans les modèles fasciste ou soviétique, tous deux aux antipodes du Westminster model. Inversement, les Britanniques voyaient dans les convulsions de la vie politique française (valse des ministères, scandales politico-financiers, agitation ligueuse) la confirmation de leurs préjugés traditionnels. Cela s’accompagnait d’un manque total d’estime pour le personnel politique français. N’oublions pas non plus que le fort peu francophile Ramsay MacDonald était redevenu Premier ministre en mai 1929 et qu’il le resta jusqu’en juin 1935. Rares étaient les hommes politiques de l’époque à éprouver 1.  Du nom du président américain Herbert Hoover (1928‑1932).

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de la sympathie envers la France, en dehors d’Anthony Eden, alors au début de sa carrière politique (lord du Sceau privé en janvier 1934, puis ministre pour la Société des Nations en juin 1935) et de Duff Cooper (secrétaire financier au ministère de la Guerre de 1931 à 1934, puis à l’Échiquier en 1934‑1935, soit des postes très subordonnés, avant de devenir ministre de la Guerre fin 1935). Alors que la France inquiétait, les Britanniques considéraient d’une oreille favorable les demandes allemandes d’« égalité des droits » (Gleichberechtigung), c’est-à-dire de levée des limitations de souveraineté imposées par le traité de Versailles. Lors de la conférence internationale sur le désarmement, réunie à Genève en 1932, ils signalèrent dès son ouverture leur volonté « d’agir en tant qu’ami sincère des deux partis, désireux de parvenir à l’apaisement des litiges [appeasement] entre la France et ­l’Allemagne ». Les Allemands en profitèrent pour demander la fin des interdictions militaires contenues dans le traité, quitte, disaient-ils, à ne pas utiliser au maximum ces nouvelles possibilités. Pratiquant la politique de la chaise vide (août-décembre 1932), ils finirent par obtenir du ministre des Affaires étrangères, John Simon, le droit de détenir les mêmes types d’armes que les autres pays, mais en quantité inférieure. En mars 1933, le « plan MacDonald » doublait les effectifs de l’armée allemande en les portant à 200  000  hommes, levés en partie par conscription, ce que le traité interdisait également. Les Français ne s’opposèrent pas à cette nouvelle concession, pourvu qu’existât une instance de contrôle1. L’arrivée au pouvoir de Hitler (30  janvier 1933) modifia sensiblement la donne  : le 14  octobre suivant, le nouveau chancelier annonça que son pays se retirait de la Conférence et quittait du même coup la SDN. Il revendiquait ensuite une armée de 300 000 hommes et, sous deux ans, une aviation militaire. Ayant obtenu gain de cause des Britanniques (janvier 1934), il demandait alors que la Luftwaffe fût créée sans délai. Eden persuada MacDonald et Simon d’accepter ces revendications. Les Français se retirèrent alors à leur tour de la Conférence (avril 1934), en arguant du fait que « le désir de paix [de la France] ne [devait] pas être assimilé à la renonciation à sa propre défense ». Il est indéniable que Hitler parvint à persuader les dirigeants britanniques de sa sincérité lorsqu’il disait limiter ses revendications au redressement des discriminations dont le traité de Versailles avait frappé son pays ; tout se ramenait à une appréciation très critique envers la France, coupable de s’acharner sur l’Allemagne, laquelle essayait seulement de faire valoir ses droits. Cette position initiale explique dans quel contexte la politique d’appeasement put se développer.

La politique d’appeasement (1935‑1939) La politique d’appeasement a suscité une littérature et des controverses considérables, qu’elles portent sur son évaluation d’ensemble (elle n’empêcha pas, on ne le sait que trop, la guerre, mais eut-elle jamais une chance de l’empêcher ?), sur les motivations de ses instigateurs (notamment leur hiérarchisation des dangers nazi et soviétique), sur sa place (parenthèse ? choix circonstanciel, imposé par un petit 1.  Pour la France, voir Jean-Baptiste Duroselle, La Décadence, 1932‑1939, Paris, Imprimerie nationale, 1979.

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noyau de dirigeants ? ou, au contraire, tendance de fond, dont on pourrait discerner les antécédents bien avant les années 1930 ?) et son interprétation (renoncement ? signe d’affaiblissement, de déclin ? vision à court terme des intérêts du pays ?) dans l’histoire diplomatique britannique1. Les données du débat ne sont en outre pas strictement identiques du côté britannique et du côté français (qu’il n’y a pas lieu d’aborder ici)2. Pour aller à l’essentiel, on peut dire que la politique d’appeasement a été interprétée concurremment de trois façons différentes : dans un premier temps a prévalu l’interprétation négative, étroitement tributaire de la version des faits présentée par Churchill dans ses Mémoires de guerre, d’une politique de renoncement et de lâcheté face au nazisme, conduite par Neville Chamberlain et un petit nombre de dirigeants tories ; on a cherché, par la suite, à mettre en évidence les origines plus ou moins lointaines de l’appeasement, en l’inscrivant dans une histoire plus vaste de la diplomatie britannique aux xixe et xxe siècles ; surtout, certains historiens se sont penchés sur les fondements mêmes de la politique d’appeasement et ont proposé une interprétation, certes plus polémique, d’une véritable alternative diplomatique à la confrontation armée, qui aurait pu donner des résultats positifs.

Une politique de résolution des conflits par la « négociation et le compromis » Les éléments du débat sont assez faciles à exposer. On peut définir avec Paul Kennedy la politique d’appeasement comme visant à « résoudre les conflits internationaux en prenant en considération les griefs et en leur donnant satisfaction par un processus de négociation rationnelle et de compromis, évitant par là même le recours à un conflit armé qui reviendrait cher, ferait couler le sang et dont les effets seraient potentiellement dangereux »3 ; on a vu, d’ailleurs, que le terme était utilisé par les Britanniques dès 1932. Lorsque, en mars  1935, Hitler dénonça les clauses militaires du traité de Versailles et restaura la conscription, ils se contentèrent d’une protestation de pure forme. La conférence de Stresa qui s’ensuivit (11‑14 avril 1935) mit sur pied un « front » destiné à veiller au respect des traités, associant Grande-Bretagne, France et Italie, mais ses fondements étaient bien fragiles  : quelques semaines plus tard (18 juin 1935), les Britanniques concluaient avec l’Allemagne un accord naval qui permettait à celle-ci de construire une flotte de surface égale à 35 % de la Royal Navy et une flotte sous-marine de 45 %. Londres préférait à l’évidence un accord canalisant les ambitions du Reich plutôt que le laisser engager un programme de réarmement à outrance. Par ailleurs, cet accord torpillait le traité franco-soviétique du mois de mai précédent, qui déplaisait fortement aux Britanniques, en sortant l’URSS de son isolement diplomatique. 1.  Cf., notamment, A.J.P. Taylor, The Origins of the Second World War, Londres, Hamilton, 1961 ; Martin Gilbert, The Roots of Appeasement, Londres, Weidenfeld, 1966 ; W. Rock, British Appeasement in the 1930s, Londres, Arnold, 1977 ; Keith Robbins, Munich 1938, Londres, Cassell, 1978 ; P.M.H. Bell, The Origins of the Second World War, Londres, Longman, 1978 ; D.C. Watt, How the War Came, Londres, Heinemann, 1989 ; John Charmley, Chamberlain and the Lost Peace, Londres, Hodder, 1989 et, du même, Churchill. The End of Glory, Londres, Hodder, 1993. 2.  L’ouvrage de référence demeure Jean-Baptiste Duroselle, La Décadence, op. cit. 3.  Paul Kennedy, « The Tradition of Appeasement in British Foreign Policy, 1865‑1939 », British Journal of International Studies, 2, 3, 1976.

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Lors de la crise éthiopienne (août 1935-mai 1936), Londres, voulant protéger ses intérêts en mer Rouge, proposa d’abord à Mussolini un protectorat sur l’Éthiopie sous mandat de la SDN, ce qu’il refusa. Les hostilités ayant débuté en septembre, le ministre des Affaires étrangères Samuel Hoare prépara, avec le président du Conseil français Pierre Laval, un plan de démembrement de l’Éthiopie qui la privait des deux tiers de son territoire en échange d’une étroite bande de terre jusqu’à la mer à travers la Somalie britannique. La divulgation prématurée de ces projets conduisit Hoare à la démission (22 décembre 1935). Les sanctions économiques que la Grande-Bretagne fit ensuite adopter par la SDN à l’encontre de l’Italie n’eurent d’autre effet que de faire éclater le « front de Stresa » et de pousser l’Italie  dans les bras de l’Allemagne qui, n’en étant plus membre, n’appliquait pas les décisions de la SDN. Le 7  mars 1936, la remilitarisation de la Rhénanie, en double violation de Versailles et de Locarno, fut accueillie par les Britanniques avec une relative indifférence. Eden, qui avait succédé à Hoare, déconseilla aux Français d’envisager des représailles, de peur qu’Hitler ne devînt incontrôlable. L’opposition travailliste était absolument opposée à toute intervention militaire. Résumant l’opinion générale, le libéral lord Lothian fit remarquer que l’Allemagne « n’a[vait] fait qu’entrer dans sa propre arrière-cour » (walked into her own back garden). On sait maintenant qu’une action militaire franco-britannique aurait ramené le Reich au respect de ses obligations, voire conduit l’état-major allemand à se débarrasser de Hitler, mais la France refusait d’agir sans le soutien de la Grande-Bretagne, et l’affaire n’alla pas plus loin que les protestations rhétoriques du président du Conseil français Albert Sarraut selon lesquelles on ne laisserait pas « Strasbourg sous le canon allemand ». Lors du début de la guerre civile espagnole, en juillet  1936, les deux gouvernements prirent l’initiative de la politique de non-intervention et y rallièrent l’Allemagne, l’Italie et l’URSS. Pour Léon Blum, qui eut le premier l’idée de cette solution, il s’agissait, nonobstant les sympathies évidentes du Front populaire pour les républicains espagnols, d’éviter que la France, déjà profondément divisée, ne sombrât à son tour dans une éventuelle guerre civile. Le gouvernement conservateur britannique, en revanche, n’avait que peu de sympathie pour les républicains espagnols et il voulut ménager le camp nationaliste dès qu’il devint évident que le général Franco avait de fortes chances de l’emporter. On se rendit rapidement compte que ni les dictatures brunes, ni l’URSS, ne respectaient leur engagement de non-intervention, mais Français et Britanniques continuèrent de s’accrocher à cette fiction. Seule exception à cette ligne, la conférence de Nyon (septembre  1937), où les deux gouvernements décidèrent que les sous-marins « pirates » (en fait, italiens) qui coulaient les navires marchands se dirigeant vers les ports républicains seraient désormais attaqués par leurs marines respectives : leurs activités cessèrent. Ce renoncement suscita de nombreuses critiques dans l’opinion publique des deux pays et conduisit des milliers de jeunes gens (peut-être 2  000  du côté britannique) à s’engager dans les Brigades internationales pour soutenir la cause des républicains espagnols. Ce fut le cas de l’écrivain George Orwell (1903‑1950), qui raconta ensuite son expérience de la guerre civile espagnole dans Homage to Catalonia (1938).

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Le protocole Hossbach (1937) Le « protocole Hossbach » est en fait le procès-verbal d’une réunion secrète organisée par Hitler à la Chancellerie en présence des ministres de la Guerre et des Affaires étrangères, des chefs de l’état-major allemand (et du colonel Hossbach, aide de camp de Hitler, qui le rédigea, d’où son nom). Le Führer y exposait la nécessité qu’avait l’Allemagne de s’étendre en Europe, notamment en raison de la pression démographique et des besoins en matières premières. Il désignait l’Autriche et la Tchécoslovaquie comme les prochaines cibles de cette politique expansionniste et soulignait la nécessité d’agir avant 1943 au plus tard, pour garder le bénéfice de l’effort de réarmement entrepris depuis 1936. Ce document fut cité au procès de Nuremberg (1946) comme preuve d’un plan préétabli de domination européenne.

L’idée de la diplomatie britannique était que les revendications allemandes, parce que raisonnables, seraient nécessairement limitées et qu’elles cesseraient une fois que les injustices des traités de paix seraient réparées. C’est ce que lord Halifax (lord président du Conseil, futur ministre des Affaires étrangères) déclara en substance à Hitler en novembre 1937. Cela allait dans le sens des plans que Hitler entretenait en secret (cf.  encadré « Le protocole Hossbach »). L’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne) des 11‑12 mars 1938, bien que violant une nouvelle fois Versailles, ne suscita qu’une protestation de pure forme de la part des Britanniques ; quant aux Français, ils étaient dans une nouvelle crise gouvernementale. Les « accords de Pâques » d’avril  1938 permirent à la Grande-Bretagne et à l’Italie de s’entendre sur l’Afrique orientale et le canal de Suez ; en échange de la promesse italienne de retirer ses troupes d’Espagne dès la fin de la guerre civile, la Grande-Bretagne s’engagea à faire reconnaître l’annexion de l’Éthiopie par la SDN. L’Anschluss réalisé, Hitler encouragea les aspirations autonomistes de la minorité allemande des Sudètes (3 millions de personnes) en Tchécoslovaquie. Tout au long de l’été 1938, les Britanniques firent pression sur la France, qui avait conclu en 1925 un traité d’alliance avec la Tchécoslovaquie, pour qu’elle acceptât des concessions considérées comme inévitables. La tension internationale culmina lorsque Hitler revendiqua le retour des Sudètes dans le Reich (12 septembre 1938). Recevant Chamberlain les 14‑15  septembre, il le persuada que l’acquisition des Sudètes, permettant à l’Allemagne de réaliser son unité raciale, serait sa dernière revendication. Chamberlain convainquit alors son Cabinet, mais aussi le président du Conseil français, Édouard  Daladier, d’accepter cette demande. Mais, lors d’une deuxième visite à Hitler (22‑23 septembre), ce dernier exigea en plus la dislocation de l’État tchécoslovaque. Le Cabinet britannique refusa alors, bien que Chamberlain fût partisan de céder. L’Europe se trouva au bord de la guerre : France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie et URSS rappelèrent leurs réservistes, et la Tchécoslovaquie mobilisa ses troupes. Chamberlain tenait pourtant à préserver la paix jusqu’au bout et, dans un discours du 27 septembre, s’indignait de ce que l’on fût « en train de creuser des tranchées [de protection anti-aérienne dans Londres] et d’essayer des masques à gaz pour une dispute dans un pays lointain entre des gens dont nous ne

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connaissons rien » (a quarrel in a faraway country between people of whom we know nothing). Le lendemain, Hitler acceptait l’idée d’une conférence quadripartite (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie) qui se tiendrait à Munich les 29 et 30 septembre. On y fixa les modalités de la cession des Sudètes à l’Allemagne et plusieurs corrections des frontières tchèques en faveur de la Hongrie et de la Pologne. Chamberlain œuvra sans consultation véritable avec les Français et signa avec Hitler un accord de non-agression. En promettant « la paix pour notre vie » (peace in our time), Chamberlain allait assurément dans le sens d’une opinion profondément pacifiste et les Communes ratifièrent les accords de Munich à une très large majorité, seuls 22  conservateurs, menés par Winston Churchill, refusant de voter. L’invasion de ce qui restait de la Tchécoslovaquie par les Allemands le 15  mars 1939 amena Londres à modifier radicalement sa position : Chamberlain, réalisant que « Mr. Hitler n’[était] pas un gentleman », ajouta  : « On ne pourrait commettre une plus grande erreur que de supposer que, parce qu’elle tient la guerre pour quelque chose d’insensé et de cruel, cette nation a perdu son caractère au point de ne pas résister de toutes ses forces à une telle provocation, si elle venait à être faite ». Il accéléra le programme de réarmement (cf.  infra) et accorda la garantie de son pays à la Pologne (31  mars), ainsi qu’à la Grèce, la Roumanie et la Turquie (13  avril-12  mai), menacées à leur tour par l’Italie. Le 26 avril, la conscription était instaurée – pour la première fois dans l’histoire britannique, en temps de paix. Les événements de l’été 1939 montrèrent les effets désastreux de la politique d’appeasement quant à la crédibilité des démocraties  : Hitler, convaincu qu’elles reculeraient une fois de plus au dernier moment, exigea le retour de Dantzig au Reich et la restitution par la Pologne des territoires perdus en 1919. Le 23  août, le pacte germano-soviétique ruinait tout espoir franco-anglais de constituer une alliance de revers contre l’Allemagne. Le 24, le Parlement votait les pouvoirs spéciaux, et, le 25, Londres concluait une alliance militaire avec Varsovie. L’invasion de la Pologne par la Wehrmacht le 1er septembre 1939 rendit la guerre inévitable, même si Chamberlain, fidèle jusqu’au bout à la politique d’appeasement, voulut laisser une ultime possibilité à la négociation en attendant 24  heures avant d’adresser un ultimatum à Hitler. Les Communes ne le suivirent pas : le débat parlementaire sur cette proposition fut houleux, et le conservateur Leo Amery admonesta alors le porte-parole du Labour, Arthur Henderson, qui déclarait s’exprimer « au nom du parti travailliste », de parler « au nom de l’Angleterre » (« Speak for England »). Le 3 septembre à 11 heures, l’état de guerre était déclaré avec l’Allemagne, la France suivant un peu plus tard dans la journée.

Politique de renoncement ou « grande stratégie » ? L’appréciation portée sur l’appeasement a longtemps été conditionnée par ce que Churchill en avait écrit : le premier volume de ses Mémoires de guerre est une longue mise en accusation d’une politique attribuée, pour l’essentiel, à un petit noyau d’hommes placés aux commandes entre 1935 et 1939, une sorte de parenthèse dans l’histoire diplomatique britannique. Dès les années 1960, pourtant, certains historiens ont remis cette interprétation en question en trouvant des origines plus anciennes à la politique d’appeasement.

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Pour Martin Gilbert, elle datait des années 1920, lorsque les Britanniques commencèrent de se poser en arbitres dans les relations franco-allemandes1. Pour Paul Kennedy, elle était en fait le paradigme de la diplomatie britannique depuis le deuxième tiers du xixe  siècle2  : rendue particulièrement sensible à toute modification de l’équilibre géopolitique planétaire du fait de sa position mondiale prééminente, la Grande-Bretagne aurait privilégié systématiquement le « règlement négocié » des crises diplomatiques, préférant un accord, même imparfait, à un conflit aux effets économiques désastreux ; elle pouvait aussi réaliser de substantielles économies sur les dépenses militaires nécessaires pour assurer la défense d’un Empire aux dimensions considérables, sinon excessives (Kennedy parle de « surextension »), ce qui était particulièrement bienvenu dans le contexte difficile (ou supposé tel) des années 1920‑1930 ; en outre, cette politique découlait tout naturellement des orientations traditionnelles de la diplomatie britannique (absence d’engagements contraignants, pas d’ami ou d’ennemi permanents, égoïsme sacré…) ; enfin, elle allait dans le sens du pacifisme traditionnellement très vif de la population britannique. D’autres historiens ont contesté l’idée qu’elle ait été un échec de bout en bout  : pour A.J.P.  Taylor ou D.C. Watt, Munich était un succès britannique, Chamberlain ayant privé Hitler de « sa » guerre contre la Tchécoslovaquie3 . Pour Corelli Barnett, la politique d’appeasement était la seule réaliste au vu des difficultés économiques de la Grande-Bretagne dans les années 19304. Entrait aussi en ligne de compte son infériorité militaire, conséquence de l’application de la « règle des dix ans » (cf. supra) ; le processus de réarmement engagé en 1932 (cf. tableau 11) n’était pas assez avancé en 1937‑1938 et la politique d’appeasement aurait fourni une année supplémentaire pour rattraper son retard vis-à-vis de l’Allemagne. Tableau 11  Dépenses militaires britanniques, 1932‑1939 (millions de £) 1932 1933 1934 1935 1936 1937 1938 1939

Royal Navy 50 53,5 56,5 65 81 102 127,5 149

Royal Air Force 17 17 17,7 27,5 50 82 134 249

Infanterie 36 37,5 39,5 44,5 54,5 78 121,5 243,5

Défense civile — — — — 0,5 3,4 18 59

Une autre évolution récente de l’historiographie a été de proposer un bilan plus nuancé de l’action de Neville Chamberlain en tant que Premier ministre, en faisant abstraction de l’image totalement négative que Churchill en avait dressée. Il en ressort quelqu’un qui fut tout au long des années 1920 l’une des figures de proue du 1.  M. Gilbert, Roots of Appeasement, op. cit. 2.  P. Kennedy, « Tradition of Appeasement », loc. cit. 3.  A.J.P. Taylor, Origins of the Second World War, op. cit. ; D.C. Watt, How the War Came, op. cit. 4.  Corelli Barnett, The Collapse of British Power, Londres, Methuen, 1972.

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parti tory (ministre de la Santé réformateur de 1924 à 1929, chancelier de l’Échiquier de 1931 à 1937) avant d’être un leader efficace1. Sur le plan diplomatique, sa politique ­d’appeasement a été interprétée, non comme une politique de lâcheté à courte vue, mais comme répondant à une stratégie globale, largement incomprise par la postérité : son but ultime aurait été de satisfaire les revendications d’Hitler à l’ouest et en Europe centrale afin de le pousser le plus vite possible dans un affrontement inéluctable avec l’URSS, dans lequel les deux régimes se seraient mutuellement détruits, pour le plus grand bien de l’Europe2. En revanche, les quelques partisans de la fermeté vis-à-vis de l’Allemagne (Churchill, Eden, Duff Cooper) auraient pris le risque de plonger leur pays dans une guerre qui devait sonner le glas de sa puissance. Au bout du compte, et en laissant de côté les arrière-pensées idéologiques qui peuvent de surcroît conditionner telle ou telle interprétation, il apparaît que certains points peuvent être considérés comme acquis  : la réévaluation du bilan global de Neville Chamberlain, la réalité des bénéfices du « répit » que la Grande-Bretagne tira de Munich, voire même l’objectif ultime des appeasers de débarrasser le continent européen à la fois du nazisme et du communisme. Il n’en reste pas moins que le fondement même de la politique d’appeasement repose sur une mésestimation des revendications allemandes, perçues comme rationnelles et limitées, alors que les appétits hitlériens de domination mondiale étaient exclusifs de tout compromis. Le mérite ultime de Churchill est d’avoir été au nombre des rares qui, très tôt, furent sans illusion sur la nature profonde du régime nazi.

La politique coloniale L’entre-deux-guerres marque incontestablement l’apogée de l’Empire britannique, en termes de rayonnement planétaire ou d’attachement des Britanniques à la mystique impériale. Il est vrai aussi qu’il tint une place de plus en plus importante dans l’économie nationale. La période est également marquée par une redéfinition des rapports entre la métropole et, sinon l’ensemble des colonies, du moins des Dominions, dans un contexte d’affirmation véritable des premières contestations de la domination impériale.

L’apogée de l’impérialisme Le traité de Versailles avait agrandi l’Empire britannique d’un grand nombre des anciennes colonies allemandes3. De plus, la Grande-Bretagne avait reçu de la SDN, en vertu de l’article  22 de son Pacte, la Palestine, l’Irak et la Jordanie, nées des décombres de l’ancien Empire ottoman, sous la forme de « territoires sous mandat ». Ceux-ci n’étaient pas, au sens strict du terme, des colonies, mais des territoires dont 1.  David Dilks, Neville Chamberlain, Cambridge, CUP, 1984 ; Peter Neville, Neville Chamberlain: A Study in Failure?, Londres, Hodder, 1992. 2.  Voir, notamment, J. Charmley, Chamberlain and the Lost Peace, op. cit., et, du même, Churchill. The End of Glory ?, op. cit. ; en français, François Delpla, Churchill et les Français, Paris, Plon, 1993. 3.  Voir chapitre 5.

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l’administration était confiée à un pays membre de la Société afin qu’il pût l’accompagner sur le long chemin qui menait à l’indépendance politique ; le système du mandat fut aussi pratiqué en faveur de la France, qui obtint l’administration de la Syrie et du Liban. En 1925, la Grande-Bretagne était donc parvenue à la réalisation de deux de ses principaux objectifs d’avant-guerre : le contrôle de la moitié orientale de l’Afrique « from Cape Town to Cairo », et la maîtrise directe des routes vers l’Inde qui passaient par le Moyen-Orient. Cet apogée impérial se doubla dans l’entre-deux-guerres d’un apogée de l’impérialisme, en ce sens que l’attachement des Britanniques à l’Empire, atteignit un point culminant. On peut en identifier plusieurs composantes. Il y avait toujours, la fierté pure et simple des Britanniques d’appartenir à un pays dont les possessions outre-mer s’étendaient aux quatre coins de la planète. Cette mystique impériale était entretenue par la presse et la littérature populaire, des émissions de radio, des courts-métrages diffusés dans les salles de cinémas (20  millions de spectateurs par semaine) ou de multiples célébrations ou commémorations. Citons le Jour de l’Empire (Empire Day, tous les 24  mai), ou les Expositions impériales tenues en 1924‑1925 à Londres (au stade de Wembley) et en 1938 à Glasgow ; entre-temps, d’autres avaient eu lieu en Nouvelle-Zélande en 1925‑1926 et en Afrique du Sud en 1936‑1937. Il faut prendre aussi en compte les liens qui unissaient de nombreuses familles britanniques avec des parents vivant au-delà des mers. Entre 1900 et 1914, les différents territoires de l’Empire attiraient déjà près de 60 % de l’émigration britannique : la proportion passa à 75 % pour la période 1920‑1938 et à 82,7 % pour 1935‑19381. Même si le flot global des émigrants diminua sensiblement dans les années 1930 (1,3 million d’émigrants en 1910‑1912, 1,1  million en 1920‑1924, mais seulement 125  500  en 1935‑1938), ce qui relativise l’idée d’une émigration motivée exclusivement par les difficultés économiques rencontrées en Grande-Bretagne, les Britanniques avaient donc tous, ou presque, dans leur entourage des parents ou des amis qui résidaient, depuis plus ou moins longtemps, dans un des territoires de l’Empire. Enfin, l’Empire tenait une place accrue dans le commerce britannique (tableau 12) : au-delà de la contraction des échanges, il devenait un fournisseur crucial (+ 28,2 % entre le milieu des années 1920 et la fin des années 1930, + 56,8 % par rapport à l’avantguerre), son rôle en tant que client étant un peu moins important (respectivement + 11 % et + 18 %). Au milieu des années 1930, entre 60 % et 90 % des importations britanniques de blé, de thé, de cacao, de sucre ou encore de fromage provenaient de l’Empire, de même que celles de minerais de cuivre, de plomb, de laine, de jute ou de caoutchouc. Inversement, l’Empire n’absorbait qu’entre la moitié (pour les cotonnades, les machines ou les navires à vapeur) et les deux tiers (pour les locomotives, les pneumatiques, l’appareillage électrique…) des exportations britanniques (les véhicules à moteur arrivant en tête avec plus de 70 %). Toutefois, le fait que la part des contrées non développées de l’Empire aient vu leur importance légèrement diminuer en tant que fournisseurs (elle tombe de 36 % en 1909‑1913 à 33,8 % en 1934‑19382 montre que 1.  Stephen Constantine, « Migrants and Settlers », in Judith Brown et William Roger Louis, dir., The Twentieth Century, op. cit., p. 167. 2. P.J. Cain et A.G. Hopkins, British Imperialism, vol. 2, Crisis and Deconstruction, 1914‑1990, Londres, Longman, 1993, p. 37.

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ce recentrage, bien réel, du commerce sur l’Empire ne peut être interprété comme une vérification tardive de la « théorie du drain »1. Tableau 12  L’Empire dans le commerce extérieur britannique, 1909/1913‑1934/19382 Exportations (millions de £)

1909‑1913 635*

1925‑1929 927**

1934‑1938 378***

Répartition (% moyen) Hors Empire Empire britannique, Dominions Inde reste de l’Empire Importation (millions de £)

65 % 35 % 50 % 34 % 16 % 769*

62,8 % 37,2 % 55,3 % 31,1 % 13,4 % 635**

58,7 % 41,3 % 62,7 % 19,3 % 17,9 % 635***

73,1 % 26,9 % 53,2 % 27,1 % 19,7 %

67,1 % 32,9 % 51,4 % 18,5 % 30,1 %

57,8 % 42,2 % 57,6 % 15,4 % 27 %

Répartition (% moyen) Hors Empire Empire britannique, Dominions Inde reste de l’Empire

* 1913 ; ** 1925 ; ***1934.

L’Empire attira en outre une plus grande part des capitaux britanniques  : en 1914, seuls 37,6 % des 3,8  milliards de livres d’investissements britanniques outre-mer étaient placés dans l’Empire ; en 1936, la proportion était montée à 61,1 %, d’un total ramené à 3,2 milliards. L’un des facteurs explicatifs était la vente, pendant la Première Guerre mondiale, des actifs britanniques détenus aux ÉtatsUnis, ce qui augmentait mécaniquement la proportion représentée par les pays de l’Empire. Un autre était la mise en œuvre d’une politique de développement colonial qui se voulait systématique3. Là encore, le rôle des partisans de la préférence impériale, et notamment de Leo Amery, ministre des Colonies de 1924 à 1929, fut déterminant : plusieurs lois ad hoc furent votées en 1926, dont un East Africa Transport Loan Bill débloquant 10  millions de £ pour développer les réseaux de transports (surtout ferroviaires) en Afrique orientale. L’idée était qu’une politique publique de développement des infrastructures coloniales permettrait notamment de résorber le chômage en Grande-Bretagne. En 1929, on institua un Fonds de Développement colonial qui, en 10  ans, finança 641 projets pour un total de 7,9  milliards de livres. Au total, un tiers des dépenses engagées (33,2 %) allèrent à des projets de développement des transports, un quart (24,4 %) à des projets sanitaires, le reste se répartissant entre des projets de bonification de terres, 1.  Voir chapitre 4. 2.  D’après P.J. Cain et A.G. Hopkins, British Imperialism, op. cit., p. 37. 3.  Voir Michael Havinden et David Meredith, Colonialism and Development. Britain and Her Tropical Colonies 1850‑1960, Londres, Routledge, 1993.

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d’exploitation minière, de développement agricole,  etc. Cette politique de développement colonial souffrit gravement de la crise : 30 % des projets subventionnés par le Colonial Development Fund furent proposés entre 1929 et 1931 ; l’effondrement du cours des matières premières qui accompagna la Grande Dépression fit que les colonies bénéficiaires de ces politiques virent la valeur de leurs exportations baisser et eurent de plus en plus de mal à assurer le service de leur dette, débouchant sur un endettement accru.

Vers une redéfinition des rapports avec les Dominions : la naissance du Commonwealth De l’Empire britannique au « Commonwealth des nations » La Première Guerre mondiale eut des conséquences profondes sur les rapports entre Dominions et métropole. Aux yeux des Britanniques, leur participation aux opérations militaires avait illustré leur importance dans l’architecture d’ensemble de l’Empire. Dans les colonies de peuplement blanc, l’expérience de la guerre développa les sentiments nationaux, voire nationalistes, de façon parallèle aux sentiments impériaux  : on connaît la phrase du Premier ministre australien, Bill Hugues, que la guerre avait rendu, disait-il, « intensément britannique et absolument australien ». La participation de leurs dirigeants au Cabinet de guerre impérial, puis à la conférence de la Paix, où certains, comme Bill Hugues à la tête de la Commission des Réparations, jouèrent un rôle non négligeable, leur entrée à la SDN, montrèrent que ceux-ci étaient devenus des acteurs à part entière du jeu diplomatique. Mais elle les persuada aussi qu’une réorganisation générale de l’Empire était nécessaire. Le premier souci des dirigeants des Dominions fut d’obtenir une véritable liberté de manœuvre diplomatique par rapport à la Grande-Bretagne. Ainsi, au Canada, que la guerre avait fait passer « dans l’orbite des États-Unis »1, le gouvernement de MacKenzie King refusa en 1922 de soutenir Lloyd George dans la « crise de Tchanak » (cf. encadré), arguant que ni la Grande-Bretagne ni, a fortiori, les Dominions n’avaient là d’intérêts vitaux. La même année, Canada et Australie firent pression sur la GrandeBretagne pour qu’elle abandonnât son alliance avec le Japon, que ces deux pays riverains du Pacifique percevaient comme un danger potentiel. En 1923, MacKenzie King signa de sa propre autorité un traité avec les États-Unis régissant les droits de pêche au flétan dans les eaux côtières : c’était le premier Dominion à signer un traité de façon indépendante. En 1924, les élections sud-africaines portèrent au pouvoir le général J. B. Hertzog, champion du nationalisme afrikaner, et très critique vis-à-vis de Londres. La même année, le Canada et l’État libre de l’Irlande déclarèrent qu’ils ne s’estimaient pas liés par les conclusions du traité de Lausanne (cf. encadré « La crise de Tchanak »). L’année suivante, la Grande-Bretagne anticipa en prenant soin d’exempter l’ensemble des Dominions, ainsi que l’Inde, des garanties accordées à la France et à la Belgique par le traité de Locarno, à moins que ceux-ci ne le désirassent expressément. 1.  Jacques Portes, Le Canada et le Québec au xxe siècle, Paris, Armand Colin, 1994, p. 41.

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L’objectif des Dominions était bien de se préserver de toute implication automatique dans les conflits européens.

La crise de Tchanak (septembre-octobre 1922) Tchanak est le nom de la ville des Dardanelles où les Britanniques avaient stationné des troupes pour, selon les termes du traité de Sèvres de 1920, garantir la neutralité et le libre passage des Détroits. Les Britanniques avaient, au lendemain de la Première Guerre mondiale, soutenu les entreprises annexionnistes des Grecs sur la côte égéenne d’Asie Mineure. En 1922, un jeune officier turc, Mustafa Kemal, prit le pouvoir, proclama la République et se mit en demeure de chasser les Grecs d’Ionie. La prise de Smyrne (août 1922) consacra la défaite des Grecs, et Mustafa Kemal bientôt arrivé sur les rives des Détroits, se trouva face à la garnison britannique de Tchanak. Lloyd George et Churchill étaient partisans d’un engagement contre les Turcs, au nom de la défense des traités. Toutefois, Churchill, en faisant publier dans la presse britannique le contenu du télégramme adressé aux Dominions, demandant leur aide militaire, eut l’air de vouloir leur forcer la main et s’aliéna leur soutien. Les Premiers ministres canadien et sud-africain refusèrent fermement de cautionner cette politique belliciste, de surcroît fort impopulaire auprès de l’opinion britannique, et l’affaire en resta là. L’armistice de Mudyana (11 octobre 1922) consacra l’évacuation des troupes grecques des derniers territoires où elle était présente, ainsi que la restitution aux Turcs de l’administration civile des Détroits. Le traité de Lausanne (24 juillet 1923) consacra la naissance d’une Turquie laïque et républicaine, centrée sur l’Anatolie.

Ces évolutions centrifuges rendaient nécessaire une évolution des structures impériales. Dès 1921, le traité de Londres, qui consacrait la naissance de l’État libre d’Irlande (cf. infra), avait utilisé une formule nouvelle, parlant de « la communauté de nations appelée l’Empire britannique ». En 1925, les relations entre la Grande-Bretagne et les Dominions devinrent du ressort d’un Dominion Office, distinct du Colonial Office. La  formulation de 1921 fut reprise et améliorée par Arthur Balfour, lord-président du Conseil, lors de la Conférence impériale de 1926, où les « loyalistes » (Australie et Nouvelle-Zélande) se trouvaient minoritaires face à l’Afrique du Sud (Hertzog voulait que les Dominions fussent reconnus « égaux en statut et chacun apte à être internationalement reconnu », equal in status and in title to international recognition), l’État libre d’Irlande et le Canada (toutefois hostile à l’utilisation du terme d’« indépendance », qui rappelait par trop la Déclaration d’Indépendance américaine de 1776). Un compromis fut trouvé en la formule de « communautés autonomes au sein de l’Empire britannique, égales en statut, aucunement subordonnées les unes aux autres en ce qui concerne leurs affaires intérieures ou extérieures, quoique unies par une commune allégeance envers la Couronne et librement associées dans le Commonwealth britannique des nations » (autonomous communities within the British Empire, equal in status, in no way subordinate one to another in any respect of their domestic or external affairs though united by a common allegiance to the Crown and freely associated in the British Commonwealth of Nations).

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La « définition Balfour », ne concernant que les Dominions, établissait donc une distinction claire entre ceux-ci et les colonies, qui demeuraient assujetties à Londres. Le processus engagé en 1926 trouva son achèvement dans l’adoption par le Parlement britannique du Statut de Westminster (11 décembre 1931) qui accordait aux Parlements des Dominions une indépendance législative totale et restreignait le cadre d’application des lois adoptées par Westminster au seul territoire britannique ; le Parlement de Londres perdait aussi la possibilité de modifier une législation nationale parce qu’elle était contraire aux lois britanniques ; en outre, le terme de « colonie » cessait d’être utilisé pour qualifier un Dominion. L’allégeance à la Couronne n’était pas qu’une vaine expression : toute modification de l’ordre de succession au trône devait être sanctionnée par les représentations nationales des différents Dominions, puisque le souverain britannique continuait d’être le chef d’État de ces pays. La notion de « Commonwealth » avait l’avantage de contenir en elle-même l’idée d’interdépendance des parties. Elle devait rapidement devenir un concept opératoire avec la conclusion des accords d’Ottawa en 1932 (cf.  supra), qui lui donna un contenu économique. En 1937, le couronnement de Georges  VI fut une manifestation de la cohésion de ce qui n’était plus, dans la terminologie officielle, l’Empire, mais l’Empire-Commonwealth. En  septembre  1939, ses différentes parties suivirent la Grande-Bretagne dans la déclaration de guerre à l’Allemagne (l’Australie et la Nouvelle-Zélande sans délai le 3 septembre, l’Afrique du Sud le 6 et le Canada le 10), à l’exception de l’Irlande qui, il est vrai, avait alors emprunté depuis quelques années un chemin divergent.

Un échec : le règlement incomplet de la « question d’Irlande » La Première Guerre mondiale avait, on l’a vu1, considérablement modifié les données de la « question d’Irlande ». Les élections de décembre 1918 consacrèrent la victoire des indépendantistes dans le camp nationaliste (73 sièges), face aux 6 sièges des partisans de l’application du Home Rule tel que voté par le Parlement britannique en 1912. Dans le camp adverse, les candidats unionistes écrasaient ceux de la coalition gouvernementale (25 élus contre 1). Tous étant élus dans les comtés protestants d’Ulster, le scrutin de décembre 1918 révélait l’ampleur du clivage confessionnel et politique. Les indépendantistes refusèrent de siéger à Westminster et se constituèrent en Parlement indépendant d’Irlande (Dail Eireann), siégeant à Dublin (21  janvier 1919). Ils adoptèrent une Déclaration d’indépendance proclamant la République et portèrent à leur tête Eamon de Valera, bien que celui-ci fût toujours emprisonné à a suite de l’Easter Rising (il s’évada en février 1919 et se réfugia aux États-Unis). Pour rétablir l’autorité de Londres sur l’île, Lloyd George usa à la fois de la force et de la négociation : force, en confiant le maintien de l’ordre d’abord au Royal Irish Constabulary (police composée essentiellement d’Irlandais), puis aux Black and Tans (« noirs et fauves », les couleurs de leur uniforme), aux Auxiliaries (« auxiliaires ») et à des volontaires de l’Ulster Volunteers Force (les Special Constabulary), qui se rendirent tristement célèbres par leurs méthodes de « pacification » ; il interdit aussi le Dail (septembre  1919). Négociation, en instaurant d’abord le statut de Home Rule voté

1.  Voir chapitre 5.

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en  1912 (février  1920), tout en en exemptant les comtés à population majoritairement protestante d’Ulster. L’année 1920 fut marquée par des actes de terrorisme et de contre-terrorisme de part et d’autre, avec, parmi les événements marquants, la grève de la faim du maire de Cork, Terence MacSwiney, qui s’acheva par sa mort le 24 octobre, ou l’exécution par l’IRA d’une douzaine d’officiers britanniques à Dublin, le 21 novembre, entraînant de sanglantes représailles des Black and Tans (12 morts et 60 blessés dans les spectateurs d’un match de football). En Grande-Bretagne, l’opinion s’émouvait de la situation et des figures de proue de la gauche intellectuelle (les époux Webb, G.B. Shaw, Bertrand Russel…) prenaient fait et cause pour les Irlandais. Le Government of Ireland Act (23 décembre 1920) instaurait une partition de l’île dans le cade du Home Rule, avec un Parlement à Dublin, pour les 26 comtés à population majoritairement catholique, et un autre à Belfast, représentant 6 des 9 comtés d’Ulster ; chaque partie de l’île continuait en outre d’élire des députés à Westminster, le Parlement britannique conservant la responsabilité des questions extérieures. Cette partition, immédiatement rejetée par les indépendantistes, reposait sur un compromis boiteux  : soustraire toute la province d’Ulster n’aurait donné qu’un léger avantage numérique aux protestants, mais la limiter aux seuls comtés majoritairement protestants la réduisait à 4 comtés et la rendait difficilement viable sur le plan économique. Les Républicains refusèrent le texte et les violences continuèrent. Aux élections de mai 1921, destinées à mettre en place les nouvelles institutions, les Unionistes l’emportèrent largement à Belfast (40  sièges sur 52), les Républicains s’imposèrent sans partage à Dublin (124 sièges sur 128). La guerre civile reprit jusqu’en juin et, en décembre 1921, Lloyd George finit par imposer un accord (traité de Londres) faisant de l’Irlande un « État libre » (Irish Free State) avec statut de Dominion. L’Irlande du Nord avait le choix entre l’intégrer, ou demeurer liée à la Grande-Bretagne (ce qu’elle fit), auquel cas les frontières devraient être redéfinies. Logiquement, les deux comtés nord-irlandais à population catholique auraient dû retourner à l’État libre d’Irlande : ils ne le furent jamais, ce qui constitua un premier litige qui devait empoisonner les relations entre les deux communautés. Le traité de Londres provoqua la scission du camp républicain entre partisans, en tant que moindre mal, et adversaire. Une seconde guerre civile fit rage de  janvier  1922 à  avril  1923, tout aussi meurtrière que celle de 1920‑1921 (cf.  l’assassinat du héros de l’indépendance Michael Collins, partisan du traité, par les opposants). Vainqueurs dans les urnes (juin  1922), les « pro-traité » présidèrent à la naissance de l’Irish Free State en décembre 1922. Le nouvel État affirma rapidement son autonomie vis-à-vis de Londres : dissolution du conseil d’Irlande, initialement chargé de la coopération nord-sud, dès 1925, renvoi du gouverneur général britannique en 1932 et suppression du serment d’allégeance en 1933 (deux signes distinctifs du statut de Dominion), suspension des versements au Trésor britannique et création d’une citoyenneté irlandaise, toujours en 1932‑1933. À la faveur de l’abdication du roi Édouard VIII en décembre 1936, de Valera, devenu Premier ministre depuis en février 1932, dotait l’Irlande (rebaptisée Eire, de son nom gaélique) d’une nouvelle constitution qui en faisait une République (ce que la GrandeBretagne ne reconnut de jure qu’en 1949) avec statut d’État associé au Commonwealth. En 1938, les deux pays trouvèrent un accord financier au terme duquel l’Irlande versait

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une somme forfaitaire de 10  millions de livres pour les annuités non payées depuis 1932, en échange de quoi la Grande-Bretagne renonçait à ses bases navales sur territoire irlandais. Sur le plan diplomatique, l’Irlande optait pour un neutralisme qui, à l’évidence, vu le contexte international, constituait un handicap réel pour la GrandeBretagne sur son flanc occidental. En Irlande du Nord, les comtés ayant opté pour le maintien dans le Royaume-Uni bénéficièrent d’un statut de très large autonomie, avec un exécutif dirigé par un Premier ministre et un Parlement bicaméral (Communes et Sénat), largement compétent en matières intérieures. Subordonné en droit au parlement de Westminster, il jouit rapidement de facto d’une quasi-égalité de prestige, du fait, notamment, que ses sessions étaient ouvertes par le souverain, à l’instar du Parlement britannique. En pratique, les Unionistes mirent rapidement en place un État où les catholiques (le tiers de la population) se trouvèrent totalement exclus de la vie politique. La séculaire « question d’Irlande » avait donc trouvé un règlement, certes douloureux (4 000 morts pour la période 1919‑1922) mais qui allait s’avérer durable ; c’était pourtant un échec, la situation qui en résultait préparant à terme les « troubles » d’Irlande du Nord qui allaient débuter dans les années 1960.

La montée des revendications nationalistes Les conséquences de la Première Guerre mondiale ne se limitèrent pas aux seules relations entre la Grande-Bretagne et les Dominions. Les colonies avaient également participé au conflit et certaines, comme l’Inde, avaient reçu des promesses quant à leur statut futur ; en outre, les Quatorze Points de Wilson, base des traités de paix, contenaient des stipulations allant à l’encontre des principes coloniaux traditionnels. L’entre-deux-guerres fut donc marqué par la poussée des mouvements nationalistes, face auxquels les Britanniques hésitèrent entre la répression et les concessions.

L’Inde Malgré l’ampleur de la participation indienne à la Première Guerre mondiale, les promesses de self-government faites en 1917 ne débouchèrent que sur l’adoption d’un Government of India Act de 1919 assez timide : il renforçait l’autonomie des provinces, et, dans les gouvernements provinciaux, le système de la « dyarchie » donnait à des ministres indiens responsables devant les assemblées régionales certaines compétences en matière de santé publique, d’éducation ou de développement agricole. Les portefeuilles importants, comme les finances, la justice ou la police, demeuraient, eux, entre les mains de ministres britanniques et, de plus, aucune mesure de self-government n’intervenait à l’échelon national. Parallèlement, les Rawlatt Acts promulgués en février 1919 par le Conseil législatif impérial prorogeaient les restrictions aux libertés fondamentales instaurées pendant la guerre1. Ces mesures entraînèrent des protestations virulentes de la part des nationalistes et, notamment, de Gandhi. Au début du mois d’avril 1919, les Britanniques durent instaurer la loi martiale dans la province du 1.  Voir chapitre 5.

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Punjab. Des agitateurs furent fouettés en place publique. Le 13 avril, la troupe fit feu sur un rassemblement pacifique de quelque 10 000 manifestants, à Amritsar, causant près de 400 victimes. Le mouvement nationaliste en tira une nouvelle vigueur. Les principaux centres industriels du pays connurent de fortes grèves en 1919‑1920. La campagne de noncoopération de décembre 1920-février 1922, poussant les Indiens à refuser d’utiliser écoles ou tribunaux britanniques, ou à boycotter les produits importés, fut massivement suivie. Toutefois, Gandhi, fondamentalement attaché à l’idée de non-violence, la suspendit fin 1922 car le pays paraissait au bord de la révolte. Les traditionnelles violences entre hindous et musulmans cessèrent même pour quelque temps. La Ligue musulmane renaquit en 1924 sous la direction de Muhammad Ali Jinnah et réclamait, elle aussi, plus d’autonomie pour les provinces à population musulmane. Après quelques années d’apaisement superficiel, les tensions reprirent à la fin des années 1920  : attentats, grèves, nouvelles campagnes de non-coopération se succédèrent. En 1929, l’élection de Jawaharlal Nehru à la présidence du parti du Congrès, avec le soutien de Gandhi, annonçait une radicalisation de son programme de l’autonomie à l’indépendance.

Gandhi et le nationalisme indien (1914‑1948) Né en 1869 dans le nord-ouest de l’Inde, Mohandas Karamchand Gandhi, issu d’un milieu aisé, fit des études de droit à Londres et obtint son diplôme d’avocat. En 1893, après avoir exercé à Londres puis en Inde, il s’installa en Afrique du Sud, où il resta jusqu’en 1914. Ces années revêtent une importance essentielle dans la vie de Gandhi  : c’est là que prit corps son engagement en faveur des droits politiques des Indiens, en défendant la communauté indienne locale, victime du racisme, et il mit au point ses méthodes d’action : aux pétitions et meetings qui étaient alors les principaux moyens de revendication politiques, il substitua les campagnes de résistance passive, les méthodes d’agitation non violentes ou des marches spectaculaires, mobilisant des milliers de personnes autour de la défense d’une idée. En outre, alliant engagement politique et réflexion métaphysique, appuyée sur les grands textes de la tradition hindoue, il prônait le refus de la civilisation occidentale, technicienne et matérialiste –  d’où son refus de l’habit à l’occidentale et son adoption ostensible des costumes et coutumes indiens traditionnels. Son action en Afrique du Sud et son idéal de fraternité universelle lui assurèrent un prestige considérable en Inde avant même qu’il n’y rentrât, en 1914. Son histoire se confond ensuite avec celle du combat nationaliste indien, et il en paya le prix par des séjours répétés en prison (notamment en 1922‑1924 et 1932‑1933). Si son influence sur le Congrès commença de décliner dans les années 1930, il en resta un membre influent et, à ce titre, continua d’être la cible de la répression britannique (il fut encore emprisonné en 1940‑1942). Il tenta vainement d’empêcher l’évolution vers la partition du pays au moment de son accession à l’indépendance (cf. chapitre 9) et il fut assassiné le 30 janvier 1948 par un fanatique hindou.

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Les réactions britanniques, en dehors de la répression, furent limitées  : en 1924, une Commission royale recommanda une politique d’indigénisation destinée à amener Indiens et Britanniques à parité dans l’Indian Civil Service en 1939 ; dans l’Armée des Indes, la parité devait être atteinte en… 1949. En 1927, le gouvernement nomma une commission d’enquête sous la présidence du libéral John Simon, pour réfléchir aux réformes institutionnelles en Inde, mais, n’étant composée que de Britanniques, elle se heurta à l’hostilité totale des mouvements nationalistes. En 1929, le vice-roi lord Irwin publiait une Déclaration rappelant que l’objectif final de la Grande-Bretagne était d’accorder à l’Inde le statut de Dominion. La conférence constitutionnelle qu’il réunit alors (conférence de la Table-Ronde,  octobre  1929-mars 1930) ne déboucha sur rien de concret en raison de l’absence délibérée du Congrès. La question du statut de l’Inde constituait alors un élément central du débat politique britannique  : l’idée que la présence en Inde était consubstantielle à la puissance planétaire de la GrandeBretagne était très répandue, notamment chez les conservateurs, au pouvoir pendant la plus grande partie de la période. On connaît l’opposition irréductible de Churchill à toute réforme allant dans le sens de davantage d’autonomie, ainsi que son jugement lapidaire sur Gandhi (« un fakir à moitié nu »). Pour ceux qui avaient des vues moins extrêmes, les réformes étaient en dernière analyse destinées à renforcer la domination britannique sur l’Inde, et non à engager un processus graduel de décolonisation. La claire perception de cet enjeu confortait Gandhi dans sa politique. Il lança ses campagnes de désobéissance civile en 1930‑1931 et en 1932‑1934. La première, la plus suivie, qui mobilisa des secteurs de la population indienne qui avaient boudé ses initiatives précédentes, revendiquait la baisse des impôts fonciers et l’abolition de l’impôt sur le sel. La seconde tourna rapidement à l’échec, du fait de l’efficacité de la répression britannique. Toutefois, en 1935, le Government of India Act d’août  1935, farouchement combattu par Churchill, introduisait de nouvelles réformes constitutionnelles : à l’échelon provincial, le système de la dyarchie était remplacé par la mise en place de gouvernements totalement responsables devant les assemblées, mais les gouverneurs de province pouvaient intervenir directement dans le jeu politique ; le corps électoral était élargi (de 6 millions à 30 millions), sans arriver cependant au suffrage universel ; enfin, la loi fixait comme objectif à terme la naissance d’un État fédéral regroupant provinces britanniques et État princier, où une partie (mais une partie seulement) des pouvoirs serait confiée à des ministres indiens responsables. Les concessions étaient donc limitées, mais elles commençaient à diviser le parti du Congrès : une aile modérée, autour de Gandhi, était pour la participation aux élections tandis que les radicaux, autour de Nehru, prônaient l’abstention pour ne pas cautionner des réformes largement insuffisantes. Entre 1935 et 1939, pourtant, le Congrès parvint à redresser la situation en sa faveur : grâce à la popularité de Gandhi, mais aussi à la modération de son programme, notamment en matière de réforme agraire, il devint un véritable parti de masse, recrutant à la fois dans les milieux populaires, chez les notables locaux et les moyens propriétaires. Lors des élections de 1937, il remporta près de la moitié des sièges à pourvoir dans 11 provinces et fut en état de constituer des gouvernements dans 8 d’entre elles (dont Madras, Orissa, les Provinces centrales et Bombay), qui regroupaient plus de la moitié de la population de l’Inde. Au cours des deux années suivantes, les Congressistes acquirent rapidement une culture de gouvernement tout en prenant des mesures symboliques, telle que la libération des prisonniers politiques.

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Un modus vivendi entre le vice-roi et les gouvernements des provinces semblait se dégager, mais les causes de tension persistaient, comme le montra la déclaration de guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939 par le vice-roi, lord Linlithgow, sans consultation de l’Assemblée législative, ce qui, bien qu’étant parfaitement constitutionnel, fut interprété comme une manifestation de la vieille morgue coloniale. Après bien des tergiversations sur la meilleure politique à suivre, le Congrès décida de demander à Londres de préciser ses intentions quant à l’avenir constitutionnel de l’Inde. Sa « Déclaration sur l’Inde et la guerre » (17 octobre 1939) ne contenant aucun engagement nouveau (refus de l’indépendance, vague promesse de l’accession au statut de Dominion), le Congrès refusa de soutenir l’effort de guerre.

Le Moyen-Orient La Grande-Bretagne abordait l’après-guerre au Moyen-Orient en position de force, mais elle devait également faire face aux conséquences des promesses multiples et contradictoires faites pendant la guerre. Les « mandats » reçus de la SDN sur la Palestine (incluant la Transjordanie) et l’Irak lui donnait le contrôle quasi total sur les routes vers l’Inde. En comparaison, les Français n’obtinrent que le Liban et la Syrie. Outre cette position stratégique, le Moyen-Orient revêtait une importance économique nouvelle du fait de ses gisements de pétrole, qui constituaient 60 % des réserves mondiales alors connues. Dès 1929, Britanniques, Français et Américains s’étaient associés dans l’Iraq Petroleum Company pour exploiter les gisements d’Irak, mais une part essentielle de la production était assurée par les Britanniques. Solidement implantés au Moyen-Orient, les Britanniques durent d’abord faire face au mécontentement des populations arabes. Le principe des mandats était en contradiction avec les engagements contenus dans la correspondance Hussein-MacMahon (1915) de constitution d’un État arabe unifié, englobant la plus grande partie du Moyen-Orient. En juin 1920, ils laissèrent les Français mettre un terme à un éphémère royaume arabe, proclamé quelques mois plus tôt en Syrie par Fayçal, fils de Hussein. Les réactions hostiles ne tardèrent pas, comme la révolte anti-anglaise qui agita l’Irak entre juin et octobre 1920. Une fois l’ordre rétabli, la Grande-Bretagne le transforma en royaume placé en fait sous le protectorat britannique (traité d’octobre 1922). Son mandat sur le pays dura officiellement 10 ans, mais son accession à l’indépendance en 1932 était assortie d’un traité d’alliance conclu pour 25 ans qui maintenait en réalité la politique extérieure de l’Irak dans le sillage de Londres. En Égypte, devenue officiellement protectorat au début de la Première Guerre mondiale, la vive agitation nationaliste qui justifia l’établissement de la loi martiale en 1920 amena la Grande-Bretagne à lui accorder son indépendance en février 1922. Le roi Fouad Ier s’installa sur son trône le mois suivant, mais elle conserva la haute main sur la défense du pays contre une agression extérieure, sur la protection des étrangers en territoire égyptien, ainsi que sur les voies de communications intéressant l’Empire britannique – c’est-à-dire le canal de Suez. L’agression italienne contre l’Éthiopie conduisit à la conclusion, en août  1936, d’un traité qui réaffirmait l’indépendance de l’Égypte et préparait son entrée à la SDN (elle fut effective en 1937), mais faisait aussi de la Grande-Bretagne la garante de ladite indépendance ; elle pouvait ainsi stationner 100 000 hommes de troupes dans la zone du canal de Suez pour les vingt années à venir.

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Le principal problème s’avérait cependant être la Palestine  : le mandat de la SDN comportait l’obligation de créer le foyer national juif promis dans la déclaration Balfour, mais les intérêts britanniques dans la région plaidaient pour une entente avec les Arabes, profondément hostiles à l’immigration juive en Palestine. De 1922 à 1930, les Britanniques voulurent temporiser en la contrôlant : en 1922, un Livre blanc stipulait que les entrées israélites en Palestine devaient être proportionnées aux capacités d’accueil du pays ; en 1928, la Transjordanie était écartée de la zone d’application des mesures pro-sionistes ; en 1930, un nouveau Livre blanc revenait sur la nécessité d’encadrer strictement l’immigration juive. De fait, celle-ci était importante et les différentes aliyah (les vagues de « retour » – à la Terre promise) avaient fait passer la proportion des Juifs de 11 % à 28 % de la population de Palestine, soit de 84 000 à 608 000 personnes. L’acquisition de terres par le biais du Fonds national juif permit la naissance de nombreux kibboutzin (fermes collectives), protégées par une milice juive, d’ailleurs autorisée par la Grande-Bretagne, la haganah. Le fossé se creusait avec les populations arabes, enfermées dans leur arriération et à la démographie galopante (+ 53 % entre 1922 et 1938), qui vivaient l’arrivée des Juifs comme une dépossession. Des émeutes éclatèrent en août 1929, faisant 133 victimes juives. Les années 1930 virent la coexistence entre les deux communautés être de plus en plus difficile, d’autant que les persécutions antisémites allemandes entraînèrent une accentuation de l’immigration juive. À partir de la fin de l’année 1935, le grand mufti de Jérusalem, Amin Husseini, poussa les musulmans à la révolte (soulèvement des Jeunesses musulmanes, novembre 1935). Ils s’en prirent ensuite aux Britanniques (assassinat du gouverneur de Galilée, septembre 1937). Husseini préféra alors s’enfuir pour l’Allemagne nazie. En 1938, l’Irgoun (armée secrète juive) s’engagea dans une guérilla d’abord anti-arabe, puis anti-britannique. Celle-ci était la conséquence des projets envisagés par Londres avec la publication du rapport de la commission Peel (1937), qui préconisait une partition de la Palestine entre un État juif au nord, arabe au sud (Cis- et Transjordanie) et une zone demeurant sous mandat britannique autour de Jérusalem. Ce projet fut condamné à la fois par les Arabes, pour qui la Palestine faisait partie intégrante du patrimoine arabe et était donc indivisible, et par les sionistes extrémistes de la Nouvelle organisation sioniste, partisans d’une Palestine entièrement juive. Dans un contexte de guerre imminente avec l’Allemagne, et pour protéger leurs intérêts dans cette région stratégiquement essentielle, les Britanniques prirent clairement position pour les Arabes : le Livre Blanc de 1939 abandonnait l’idée de partition du pays, déclarait « catégoriquement qu’il n’entrait en aucun cas dans la politique britannique de faire de la Palestine un État juif », restreignait l’immigration juive à 75 000 entrées sur 5 ans et réglementait la vente des terres. Il prévoyait pour 1949 l’accession à l’indépendance d’une Palestine unitaire, État binational où Juifs et Arabes seraient associés à sa direction.

La Grande-Bretagne et les États-Unis Le retour des rivalités anglo-américaines La vision traditionnelle d’une hégémonie diplomatique américaine affirmée dès les lendemains de la Première Guerre mondiale est maintenant sensiblement révisée. Certes, la situation de leur économie en 1918 était largement supérieure à celle de

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la Grande-Bretagne, mais les bénéfices de cet incontestable leadership économique étaient relativisés par leur isolationnisme. Le refus du Sénat de ratifier le traité de Versailles (1920) excluait les États-Unis de la SDN, et l’élection à la présidence du républicain Harding, partisan du « retour à la normale » et de la primauté des intérêts purement américains (Back to Normalcy et America First étaient les deux slogans de sa campagne) confirmait cette tendance. Dans les années 1930, la crise économique accentua ce repli. Le premier point de désaccord entre les deux pays, et sans doute le plus important, portait sur les dettes interalliées. En 1919, la Grande-Bretagne devait 4,4 milliards de dollars aux États-Unis, tout en étant créditrice à hauteur de 11 milliards de dollars envers les autres Alliés, sans compter sa part des réparations de guerre que l’Allemagne devait lui verser. Les Américains rejetèrent (août 1922) une proposition britannique d’annuler conjointement dettes interalliées et réparations. La Grande-Bretagne dut s’engager à rembourser ses dettes sur 62 ans, avec un intérêt de 3,3 %. Les Britanniques donnèrent en revanche satisfaction aux États-Unis sur la question des réparations allemandes en se ralliant aux plans Dawes (1924) puis Young (1929) qui réduisaient sensiblement la charge des paiements. En outre, les États-Unis accordèrent des facilités plus grandes à leurs autres débiteurs (dont l’Allemagne), ce qui fait qu’au total, la Grande-Bretagne versa davantage aux États-Unis qu’elle ne reçut au titre des réparations des dommages de guerre (393 millions de livres, contre 352 millions). De plus, elle était en position difficile pour se procurer les devises nécessaires à ses remboursements, dans la mesure où les droits de douane élevés lui fermaient l’accès au marché américain (tarif Fordney-MacCumber de 1922). Américains et Britanniques étaient également en concurrence sur le plan commercial : en 1929, la Grande-Bretagne assurait 20,4 % des exportations mondiales de produits manufacturés contre 22,4 % aux États-Unis, contre respectivement 29,9 % et 12,6 % en 1913. La crise des années 1930 donna à ces questions une importance capitale : on sait que la récession fut accentuée par la contraction du commerce mondial résultant des pratiques protectionnistes auxquelles les États eurent recours, au lieu de mettre en place une quelconque coopération économique (loi Hawley-Smoot, 1930). En septembre  1931, la Grande-Bretagne abandonnait l’étalon-or, mesure qui, on l’a vu, s’avéra capitale dans le rétablissement de son économie. Les États-Unis l’imitèrent avec le détachement du dollar de l’or (avril 1933), avant de le dévaluer (janvier 1934). En revanche, ils considéraient comme indûment protectionniste le système de préférence impériale mis en place à Ottawa en 1932. Sur le plan stratégique, les États-Unis, absents du domaine européen, étaient davantage intéressés par les questions maritimes et extrême-orientales, qui étaient en grande partie liées. Sur le premier plan, les deux pays parvinrent à un accord à la conférence de Washington (novembre 1921-février 1922) qui fixa des quotas pour les flottes de guerre des grandes puissances : 5 pour les États-Unis et la Grande-Bretagne, 3 pour le Japon, 1,75 pour la France et l’Italie. En apparence, la Grande-Bretagne devait accepter la parité avec les États-Unis, ainsi que reconnaître leur prééminence dans le Pacifique ; en réalité, la parité ne portait que sur les plus grosses unités, les cuirassés, et non sur les navires de plus faible tonnage (croiseurs, etc.), plus légers et, donc, plus utiles aux Britanniques, compte tenu de l’étirement de leurs lignes de communication avec l’Empire.

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Des points d’accord plus nombreux à partir du milieu des années 1930 Les frictions n’empêchaient pas l’existence de points de convergence. Au cours des deux années précédant la guerre, la coopération entre Londres et Washington reprit. La conclusion d’un traité de commerce anglo-américain en novembre  1938 en fut un exemple concret. Il y avait aussi la bonne entente qui existait entre le président Roosevelt et le Premier ministre Neville Chamberlain, notamment quant à la possibilité de régler les problèmes internationaux de l’époque par une politique de conciliation. Roosevelt était un « apaiseur » tout aussi convaincu que Chamberlain : en janvier  1938, Roosevelt proposa à Londres un plan de règlement des tensions internationales par une négociation globale. Lors de la crise tchécoslovaque de l’automne 1938, Roosevelt soutint, autant que l’isolationnisme de son opinion publique le lui permettait, les efforts de Chamberlain. Lorsque la conférence s’acheva, il lui câbla un chaleureux « GOOD MAN », en lettres capitales. Le 15 avril 1939, il adressait un message à Hitler et Mussolini, leur demandant de promettre de ne pas agresser 31  États d’Europe et du Moyen-Orient au cours des dix années à venir, en échange de la tenue d’une conférence internationale pour discuter de tous les litiges territoriaux non résolus. Lorsque la guerre fut effectivement déclarée, en septembre 1939, Roosevelt manifesta son soutien à la Grande-Bretagne en donnant des assurances que des éléments utiles pour l’industrie aéronautique, tels que les feuilles d’aluminium ou des cylindres à moteur, ne seraient pas considérés comme produits stratégiques et échapperaient ainsi à l’embargo imposé par les lois de neutralité (Neutrality Acts). Celles-ci, votées en 1935, 1936 et 1937, interdisaient d’accorder tout emprunt à un État belligérant, qu’il soit agresseur ou agressé, et établissaient un embargo sur les armes, les matières premières pouvaient être vendues à condition que l’acheteur les payât comptant et en assurât lui-même le transport (clause cash and carry). De fait, le Président américain essayait de faire évoluer une opinion américaine rétive en faveur de l’intervention aux côtés de la Grande-Bretagne, mais il ne devait pas y avoir de résultat véritablement significatif avant le début des hostilités sur le continent européen, en 1940. La période de l’entre-deux-guerres se caractérise par un retour de la GrandeBretagne à ses positions traditionnelles : refus de tout engagement permanent, priorité donnée à la recherche du balance of power sur le continent européen, consolidation de son empire colonial. Ces choix contrastent évidemment avec les illusions françaises quant à un possible engagement britannique à leurs côtés, dans la continuation de l’alliance de la Première Guerre mondiale. L’incontestable partialité britannique en faveur de l’Allemagne s’explique en partie par le spectacle d’une France « décevante », revancharde, belliciste et politiquement instable, qui confirmait les clichés les plus traditionnels. Quant à la politique d’appeasement, pouvait-elle véritablement réussir, comme certains de ses avocats récents l’ont soutenu ? On peut en douter  : quel prix aurait-il fallu payer, quelles concessions pratiquer, avant qu’Hitler, satisfait à l’ouest, ne se retournât vers l’est ? Cet aspect-là est sans doute le plus sous-estimé. Toutefois, l’appeasement ne saurait être interprété uniquement comme une politique de lâche renoncement, ou la manifestations de sympathies crypto-nazies : en termes

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de realpolitik, toujours privilégiés par les Britanniques, Hitler n’était qu’un dictateur de plus dans une Europe des années 1930 où les démocraties étaient bien rares ; on ne saurait nier qu’il était considéré comme le meilleur rempart contre le communisme, mais, en réalité, et dès la conférence de la Paix à Versailles, c’est une Allemagne forte – indépendamment de son régime – qui était perçue comme telle, et il paraît difficile de reprocher aux Britanniques de s’être moins illusionnés que les Français quant aux éventuelles vertus du régime des Soviets. Comme Paul Kennedy l’a démontré, l’appeasement était bien une tradition solidement enracinée dans la diplomatie britannique ; simplement, elle fut appliquée à partir de 1935 avec un adversaire qui ne suivait pas les règles du jeu, avec quelqu’un qui, comme Chamberlain le réalisa tardivement, « n’était pas un gentleman ».

Documents Samuel Hoare et la politique d’appeasement Le jugement porté par Samuel Hoare sur la politique d’appeasement est intéressant à plus d’un titre  : non seulement il émane de l’un des protagonistes majeurs de cette période (ministre des Affaires étrangères de  juin à  décembre  1935, premier lord de l’Amirauté de juin 1936 à mai 1937 puis ministre de l’Intérieur de mai 1937 à septembre 1939), mais en plus d’une personne qui fut étroitement associée à la mise en œuvre de cette poli‑ tique (cf. le plan Hoare-Laval sur l’Éthiopie). Ce texte revêt encore une autre dimension : en voulant sinon réhabiliter l’appeasement, du moins lui rendre sa véritable dimension, mais aussi traçant un portrait plus personnel de Chamberlain, Hoare entendait se différen‑ cier de l’interprétation churchillienne de la période 1935‑1939, à une époque où le Vieux Lion, de retour au pouvoir depuis 1951, connaissait son « été indien ». La politique d’appeasement n’était pas synonyme de reddition, pas plus qu’elle n’était à l’usage exclusif des dictateurs. Aux yeux de Chamberlain, c’était un moyen de résoudre méthodiquement les causes de tensions internationales. Cette politique semblait tellement sensée qu’il ne pouvait croire qu’Hitler lui-même pût se permettre de la dénoncer. Hitler, à l’époque, paraissait sincèrement désireux de vivre en bonne intelligence avec l’Empire britannique. Il avait obtenu l’égalité des droits pour son pays, et il lui fallait une période de paix pour consolider son pouvoir politique. En conséquence, lorsqu’il signa à Munich l’engagement en faveur d’une amitié perpétuelle avec la GrandeBretagne, il semblait non seulement agir de bonne foi, mais s’engager sur le chemin d’une politique qui était tout à son avantage, ainsi qu’à son pays. C’étaient ces considérations qui influencèrent Chamberlain et l’amenèrent à croire que le Führer était bien plus susceptible de respecter sa parole que de la dénoncer. En supposant, cependant, que Chamberlain se fût trompé, car il ne considéra jamais son jugement comme infaillible, il pensait disposer d’une contre-assurance avec le programme britannique de réarmement. De fait, l’encre était à peine sèche sur l’accord [de Munich] qu’il rencontra les Chefs d’état-major et les ministres responsables des différentes armes et décida

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avec eux d’un ensemble de mesures destinées à accélérer le processus de réarmement, en particulier pour les programmes aéronautiques de Spitfires et de Hurricanes. Cette décision fit enrager Hitler mais Chamberlain n’en persévéra pas moins dans son double programme  : la paix si possible, mais le réarmement à coup sûr. Si je devais résumer sa pensée en une phrase, je dirais qu’à l’époque de Munich il espérait, sans en être certain, qu’Hitler tiendrait sa parole, mais qu’après Prague, il arriva à la conclusion que ce n’était qu’en manifestant une détermination plus grande encore que l’on pourrait empêcher Hitler de la dénoncer. Le Cabinet partageait ses vues. C’est à dessein que j’insiste sur une unanimité qui, exception faite de la démission de Duff Cooper sur les accords de Munich, se maintint des premières semaines de 1938 jusqu’au début de la guerre. […] Il n’était pas un autocrate imposant ses idées à des collègues dubitatifs ou hostiles. L’appeasement n’était pas sa politique personnelle. Pas plus que seuls ses collègués du Cabinet le soutenaient  : c’était la politique qui exprimait la volonté du peuple britannique dans son ensemble. Ceci est un élément capital à prendre en compte quand il s’agit de juger son action. Rien n’est plus éloigné de la réalité que ce mythe qui a été inventé de son omnipotence intolérante. S’il en fut le premier artisan, il ne détermina jamais en dictateur la politique gouvernementale. Le fait que, tout au long de ces années, il y eut 50 ou 60 réunions du Foreign Policy Committee, auxquelles il assista dans leur quasi-totalité, et que, au moment de Munich il resta continûment en contact avec moi, ainsi qu’avec Halifax1 et Simon2, montre que, bien qu’il avait des idées parfaitement claires sur ce qu’il fallait faire, il avait l’habitude de toujours consulter ses collègues. Si, dans neuf cas sur dix, on suivait ses idées, c’est parce qu’elles étaient aussi partagées par le Cabinet. Ses collègues le soutenaient parce qu’ils étaient d’accord avec lui, et, en étant d’accord avec lui, ils étaient à l’unisson de la grande majorité de ses partisans au Parlement et d’une large partie de l’opinion du pays. Lord Templewood (Samuel Hoare), Nine Troubled Years, Londres, Collins, 1954, p. 374‑375 (traduction : Ph. Chassaigne).

Le mandat pour la Palestine (1922) Le Conseil de la Société des Nations, Considérant que les principales Puissances alliées sont d’accord en vue de donner effet aux dispositions de l’article 22 du Pacte de la Société des Nations pour confier à un Mandataire choisi par lesdites Puissances l’administration du territoire de la Palestine, qui faisait autrefois partie de l’Empire ottoman, dans des frontières à fixer par lesdites Puissances ; Considérant que les principales Puissances alliées ont, en outre, convenu que le Mandataire serait responsable de la mise à exécution de la déclaration

1.  Lord Halifax. 2.  John Simon.

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originairement faite le 2  novembre 1917 par le Gouvernement britannique et adoptée par lesdites Puissances, en faveur de l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif, étant bien entendu que rien ne sera fait qui puisse porter préjudice aux droits civils et religieux des communautés non juives en Palestine, non plus qu’aux droits et au statut politique dont jouissent les Juifs dans tout autre pays ; Considérant que cette déclaration comporte la reconnaissance des liens historiques du peuple juif avec la Palestine et des raisons de la reconstruction de son Foyer national en ce pays ; Considérant que les Puissances alliées ont choisi Sa Majesté Britannique comme Mandataire pour la Palestine ; Considérant que les termes du Mandat sur la Palestine ont été formulés de la façon suivante et soumis à l’approbation du Conseil de la Société ; Considérant que Sa Majesté Britannique a accepté le Mandat pour la Palestine et s’est engagée à l’exercer au nom de la Société des Nations, conformément aux dispositions ci-dessous ; Considérant qu’aux termes de l’article 22 ci-dessus mentionné (paragraphe 8), il est prévu que si le degré d’autorité, de contrôle ou d’administration à exercer par le Mandataire n’a pas fait l’objet d’une convention antérieure entre les membres de la Société, il sera expressément statué sur ces points par le Conseil ; Confirmant ledit mandat, a statué sur ces termes comme suit : Article premier. –  Le Mandataire aura pleins pouvoirs de législation et d’administration, sous réserve des limites qui peuvent être fixées par les termes du présent mandat. Art. 2. –  Le Mandataire assumera la responsabilité d’instituer dans le pays un état de choses politique, administratif et économique de nature à assurer l’établissement du Foyer national pour le peuple juif, comme il est prévu au préambule, et à assurer également le développement d’institutions de libre gouvernement, ainsi que la sauvegarde des droits civils et religieux de tous les habitants de la Palestine, à quelque race ou religion qu’ils appartiennent. Art. 3. – Le Mandataire favorisera les autonomies locales dans toute la mesure où les circonstances s’y prêteront. Art. 4. –  Un organisme juif convenable sera officiellement reconnu et aura le droit de donner des avis à l’Administration de la Palestine et de coopérer avec elle dans toutes questions économiques, sociales et autres, susceptibles d’affecter l’établissement du Foyer national juif et les intérêts de la population juive en Palestine, et, toujours sous réserve du contrôle de l’Administration, d’aider et de participer au développement du pays. L’Organisation sioniste sera reconnue comme étant l’organisme visé cidessus, pour autant que, de l’avis du Mandataire, son organisation et sa constitution seront jugées convenables. D’accord avec le Gouvernement de Sa Majesté Britannique, elle prendra toutes mesures nécessaires pour assurer la coopération de tous les Juifs disposés à collaborer à la constitution du Foyer national juif.

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Art. 5. – Le Mandataire garantit la Palestine contre toute perte ou prise à bail de tout ou partie du territoire et contre l’établissement de tout contrôle d’une Puissance étrangère. Art. 6. – Tout en veillant à ce qu’il ne soit pas porté atteinte aux droits et à la situation des autres parties de la population, l’Administration de la Palestine facilitera l’immigration juive dans des conditions convenables et, de concert avec l’organisme juif mentionné à l’article  4, elle encouragera l’établissement intensif des Juifs sur les terres du pays, y compris les domaines de l’État et les terres incultes inutilisées pour les services publics. Art. 7. – L’Administration de la Palestine assumera la responsabilité d’édicter une loi sur la nationalité. Cette loi comportera des clauses destinées à faciliter aux Juifs qui s’établiront en Palestine d’une façon permanente l’acquisition de la nationalité palestinienne. […] Art. 12. –  Les relations extérieures de la Palestine, ainsi que la délivrance des exequatur aux consuls des Puissances étrangères seront du ressort du Mandataire. Le Mandataire aura aussi le droit d’étendre sa protection diplomatique et consulaire aux ressortissants de la Palestine se trouvant hors des limites de ce territoire. […] Art. 17. –  L’Administration de la Palestine peut organiser par recrutement volontaire les forces nécessaires au maintien de la paix et de l’ordre, ainsi qu’à la défense du pays, sous le contrôle du Mandataire, mais elle n’aura pas le droit de faire usage de ces forces à d’autres fins que celles énoncées ci-dessus, à moins que le Mandataire ne l’y autorise. L’Administration de la Palestine ne lèvera ni entretiendra de force militaire, navale ou aérienne qu’aux fins susdites. Aucune disposition de cet article n’empêchera l’administration de la Palestine de participer aux frais d’entretien des forces militaires du Mandataire en Palestine. Le Mandataire disposera en tout temps du droit d’utiliser les ports, voies ferrées et moyens de communication de Palestine pour le passage des forces armées et le transport du combustible et des approvisionnements. Art. 18. –  Il appartiendra au Mandataire de faire en sorte qu’aucune discrimination ne soit faite en Palestine entre les nationaux d’un État quelconque, membre de la Société des Nations (y compris les compagnies constituées selon les lois de cet État) et les nationaux de la Puissance mandataire ou de tout autre État, ni en matière d’impôts, de commerce ou de navigation, ni dans l’exercice des industries ou professions, ni dans le traitement accordé aux navires marchands ou aux aéronefs civils. De même, il ne sera imposé en Palestine aucun traitement différentiel entre les marchands originaires ou à destination d’un quelconque desdits États ; il y aura dans des conditions équitables liberté de transit à travers le territoire sous mandat. Sous réserve des stipulations ci-dessus et des autres stipulations du mandat l’Administration de la Palestine pourra, sur le conseil du Mandataire, établir les impôts et les droits de douane qu’elle jugera nécessaires et prendre les mesures qui lui paraîtront les plus propres à assurer le développement des ressources naturelles du pays, et à sauvegarder les intérêts de la population locale. Elle pourra également,

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sur le conseil du Mandataire, conclure un accord douanier spécial avec un État quelconque dont le territoire, en 1914, faisait intégralement partie de la Turquie, d’Asie ou de l’Arabie. […] Art. 22. –  L’anglais, l’arabe et l’hébreu seront les langues officielles de la Palestine. Toutes indications ou inscriptions arabes sur les timbres ou la monnaie figureront également en hébreu et réciproquement. […] Art. 26. – Le Mandataire accepte que tout différend, quel qu’il soit, qui viendrait à s’élever entre lui et un autre membre de la Société des Nations, relatif à l’interprétation ou à l’application des dispositions du mandat et qui ne serait pas susceptible d’être réglé par des négociations, soit soumis à la Cour permanente de Justice internationale, prévue par l’article  14 du Pacte de la Société des Nations. Le présent acte sera déposé en original aux archives de la Société et des exemplaires certifiés conformes seront transmis par le secrétaire général de la Société des Nations à tous les membres de la Société. Fait à Londres le vingt-quatrième jour de juillet, Mil neuf cent vingt-deux. Cité in Jean-Pierre Alem, 1917. La Déclaration Balfour, Bruxelles, Complexe, 1983.

Discours de Winston Churchill à la Chambre des communes au lendemain de la conférence de Munich (1938) Ce discours, très connu, constitue un vrai morceau d’anthologie de la rhétorique churchil‑ lienne. Nous n’avons vraiment plus de temps à perdre après ce long débat sur les différents résultats obtenus à Berchtesgaden, à Godesberg et à Munich. Ils peuvent être résumés de façon fort simple si la Chambre veut bien me permettre de modifier la métaphore. Le dictateur a réclamé d’abord une livre sterling « le pistolet au poing ». Quand on la lui eut donnée, il a réclamé deux livres sterling « le pistolet au poing ». Finalement, il a bien voulu se contenter de prendre une livre  17 shillings et 6 pence et le solde en assurances de bonne volonté pour l’avenir. Nul n’a jamais lutté pour sauvegarder la paix avec plus de résolution et d’opiniâtreté que le Premier ministre. Chacun le sait. Jamais on ne fut témoin d’efforts aussi acharnés et aussi intrépides en vue de maintenir et de garantir la paix. Cependant, je ne vois pas très bien que la Grande-Bretagne et la France aient, en l’occurrence, couru un si grand danger d’être entraînées dans la guerre, puisqu’en fait elles avaient toujours été décidées à sacrifier la Tchécoslovaquie. Les conditions que le Premier ministre a rapportées de son voyage auraient pu facilement être obtenues, je le crois, au cours de l’été par les moyens diplomatiques habituels. Et j’ajouterai ceci ; je suis persuadé que les Tchèques, livrés à eux-mêmes et prévenus qu’ils n’avaient aucun secours à attendre de la part des puissances occidentales, auraient été en mesure d’obtenir des conditions

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meilleures que celles qui leur ont été imposées après une aussi formidable tourmente. En tout cas, ces conditions n’auraient guère pu être pires. Tout est consommé. Silencieuse, lugubre, abandonnée, brisée, la Tchécoslovaquie s’enfonce dans l’ombre. Elle a souffert à tous points de vue de ses liens d’association avec cette France qui lui servait de guide et dont elle a si longtemps suivi la politique. Il m’est intolérable d’envisager que notre pays puisse tomber au pouvoir de l’Allemagne nazie et sous son influence, qu’il puisse être entraîné dans son orbite et que notre existence dépende un jour de son bon vouloir et de son bon plaisir. C’est pour prévenir cela que j’ai essayé de mon mieux d’insister pour le maintien de tous nos moyens de défense  : en premier lieu, la création en temps opportun d’une aviation supérieure à tout ce qui se trouve à portée de nos rivages ; en second lieu, le rassemblement des forces collectives de nombreuses nations, et en troisième lieu, la conclusion d’alliances et d’accords militaires dans le cadre du pacte de la Société des Nations ; cela afin de pouvoir réunir des effectifs capables, dans tous les cas, de contenir la poussée allemande. Tout a été vain. L’une après l’autre, nos positions ont été abandonnées sous des prétextes spécieux et équivoques. Je ne reproche pas à notre peuple loyal et brave, qui était prêt à faire son devoir quoi qu’il pût lui en coûter et qui a supporté sans broncher la tension de la semaine dernière, l’explosion naturelle et spontanée de sa joie et de son soulagement à l’annonce que la dure épreuve lui serait pour le moment épargnée. Mais il faut qu’il sache la vérité ; il faut qu’il sache qu’il y a eu des négligences et des lacunes énormes dans nos défenses ; il faut qu’il sache que nous avons subi une défaite sans avoir fait la guerre, défaite dont les conséquences vont pendant longtemps se faire sentir ; il faut qu’il sache que nous venons de franchir une étape redoutable de notre histoire, alors que tout l’équilibreeuropéen est bouleversé et que, pour la première fois, ces paroles terribles ont été prononcées contre les démocraties occidentales : « Tu as été pesé dans la balance et tu as été trouvé léger. » Et n’allez pas croire que cela soit un fin. Non, ce n’est que le commencement du règlement de comptes. Ce n’est que la première gorgée, l’avant-goût d’une coupe amère qui nous sera tendue d’année en année, à moins que, recouvrant par un suprême effort notre santé morale et notre force martiale, nous ne nous dressions pour défendre la liberté comme aux temps d’autrefois. Winston Churchill, La Deuxième Guerre mondiale, Paris, Plon, 1948, tome 1 : L’orage approche. D’une guerre à l’autre 1919‑1930, p. 334‑335.

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L’Empire britannique en 1931

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Chapitre 7

La Seconde Guerre mondiale : « leur plus belle heure » ou « la victoire perdue » ?

La juxtaposition de ces deux citations illustre parfaitement les interprétations contrastées qui ont été faites de la période 1939‑1945 : « leur plus belle heure » (their finest hour), dans la vision épique proposée par Churchill1 et largement diffusée par la suite ? Ou, au contraire, « la victoire perdue » (the lost victory), pour reprendre l’expression de l’historien Corelli Barnett2, qui voit dans la poursuite de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à l’écrasement final de l’Allemagne nazie la cause première du déclassement de la Grande-Bretagne sur le plan international dans la seconde moitié du xxe siècle ? Ce conflit marque à l’évidence un tournant dans l’histoire de la relation au monde de la Grande-Bretagne, la fin d’une période dans son histoire diplomatique. Les contemporains, du moins certains d’entre eux, s’en rendirent compte, comme en témoigne la phrase de Churchill, toujours, se décrivant à la conférence de Téhéran (novembre 1943) comme « le plus petit des trois Grands », entre Roosevelt et Staline. Les réalités sont toutefois plus complexes : l’ampleur de l’effort de mobilisation fourni pendant la Seconde Guerre mondiale atteste d’un réel potentiel, et la position britannique en 1945 ne saurait être décrite de façon uniformément sombre, l’avantage du recul historique ne devant pas conduire à déformer les perspectives ou à abuser d’interprétations par trop généralisantes.

1. « Dussent l’Empire britannique et le Commonwealth durer un millénaire, les gens diront  : "c’était leur plus belle heure" », discours radiodiffusé de Churchill, 18 juin 1940. 2.  Corelli Barnett, The Lost Victory. British Dreams, British Realities, 1945‑1950, Londres, Macmillan, 1995.

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Un effort militaire exceptionnel La mobilisation des hommes En septembre 1939, l’armée britannique comptait, toutes armes confondues, quelque 500 000 hommes ; en juin 1945, ses effectifs s’élevaient à 4,6 millions, auxquels s’ajoutaient un demi-million de femmes portant l’uniforme (20  000  en 1939). Sans doute ces effectifs sont-ils à apprécier au regard des 12,5  millions de soldats mobilisés par les États-Unis mais, rapportés aux chiffres des populations respectives, la GrandeBretagne a proportionnellement davantage mobilisé (10,5 % de sa population, contre 9,4 % pour les États-Unis1. La mobilisation fut donc plus importante que lors de la Première Guerre mondiale et organisée plus précocement, puisque le service militaire fut introduit dès avril 1939 et la conscription générale, pour tous les hommes de 20 à 41  ans, le 3  septembre suivant. En mai 1940, l’Emergency Powers Act donnait au gouvernement le pouvoir de « requérir toute personne de se placer elle-même, ses services ou ses biens, à la disposition de Sa Majesté ». Dix mois plus tard (mars 1941), le Registration for Employment Order imposait l’immatriculation de toute la main-d’œuvre, masculine et féminine, disponible dans le pays et, en décembre de la même année, le National Service (N°2) Act instaurait la conscription industrielle, en sus de la conscription militaire et de la Défense passive, en soumettant toute personne des deux sexes, âgée de 18 à 60 ans, à l’obligation d’entreprendre quelque forme de service national que ce fût. Cette succession de mesures législatives montre à la fois l’ampleur de l’effort demandé et l’étroite imbrication du war front et du home front. Comme devait le déclarer, en février  1945, le leader travailliste Clement Attlee, devenu vice-Premier ministre du gouvernement de coalition mis en place par Churchill en mai 1940, « les guerres modernes se gagnent à l’usine et à l’atelier autant que sur les champs de bataille ». En additionnant les effectifs sous les drapeaux, les auxiliaires, les forces territoriales (Local Defence Volunteers, créés en mai 1940 pour aider à la défense du territoire national en cas d’invasion allemande, puis rebaptisés Home Guard) et les services de santé, plus de 8 millions d’hommes et de femmes furent enrôlés, et la mobilisation civile concerna de près ou de loin 17 millions de personnes. Les colonies et les pays du Commonwealth furent aussi sollicités. L’Inde vient en tête, en valeur absolue, les effectifs de l’Indian Army étant passés de 200 000 hommes avant la guerre à plus de 2 millions en 1945. Ces troupes furent engagées en Égypte, en Afrique orientale, au Moyen-Orient, ainsi qu’en Asie du Sud-Est contre les Japonais. Proportionnellement, toutefois, les Dominions fournirent un effort plus 1. Ces données sont des ordres de grandeur, en raison de la difficulté d’évaluer avec précision la population britannique (et, dans une moindre mesure, celle des États-Unis) en 1945 : le dernier recensement remontait à 1931 (46,3 millions d’habitants pour le Royaume-Uni), celui de 1941 n’avait pas eu lieu en raison des bouleversements liés à l’état de guerre (troupes stationnées en dehors du territoire national, déplacements de population…) ; on ne dispose pas de données sûres avant le recensement de 1951 (50,2 millions), mais les effets du baby boom d’aprèsguerre étaient déjà nettement perceptibles ; on a tablé sur une population de quelque 48 millions d’habitants pour le Royaume-Uni en 1945. Aux États-Unis, le recensement de 1940 fixait la population à 132 millions d’habitants.

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important : 1 million d’hommes pour le Canada (10 % de sa population), recrutés sur la seule base du volontariat, et qui se distinguèrent, outre lors du tragique raid sur Dieppe (19 août 1942), en Sicile (1943), en Normandie (1944) et dans la campagne d’Allemagne au début de 1945 ; près d’1  million d’Australiens (mais 12,8 % d’une population plus faible) et 215  000  de Néo-Zélandais (10 % de la population), qui combattirent essentiellement dans le Pacifique, contre les Japonais ; avec quelque 400 000 Sud-Africains, le total des effectifs mobilisés approchait les 5 millions. Les appels à la collaboration pro-nippone lancés en Birmanie par Ba-Maw, et en Inde par Chandra Bose, ancien président du Congrès en rupture avec son parti, qui prônait la naissance d’une Inde indépendante avec le soutien des Japonais, n’eurent que des échos limités. Toutefois, si la Seconde Guerre mondiale fut bien, par certains aspects, cet apogée de l’Empire que Churchill célébra, elle confirma également l’attachement des Dominions à leur autonomie nouvellement acquise : les Canadiens et les Sud-Africains s’opposèrent à la constitution d’un Conseil de guerre impérial, à l’instar de la Première Guerre mondiale. En outre, la traduction idéologique du conflit en un affrontement entre démocraties et totalitarismes fasciste et nazi rendait difficilement justifiable le maintien des empires coloniaux, ce qui n’allait pas manquer de susciter des tensions dans le camp allié (cf. infra).

Une présence militaire mondiale Comme lors du premier conflit mondial, les troupes britanniques furent présentes sur tous les fronts, au cours d’une une guerre que l’on peut diviser en quatre grandes phases. De  septembre  1939 à  septembre  1940, l’essentiel des opérations se situa en Europe. Dès la déclaration de guerre, un corps expéditionnaire britannique de 160 000 hommes, commandé par le général Gort, se positionna sur la frontière nord de la France, reproduisant en quelque sorte les schémas de 1914. En revanche, on ne procéda à aucune opération militaire, alors même que le dispositif militaire allemand se trouva substantiellement allégé à l’ouest pendant que la Wehrmacht écrasait la Pologne (1er  septembre-6  octobre 1939). D’octobre  1939 à  mai  1940, les FrancoBritanniques, qui avaient mis sur pied un Conseil suprême de guerre interallié destiné à coordonner leurs efforts1, s’installèrent dans la « drôle de guerre » (phoney war). Ils rejetèrent les ouvertures de paix présentées par Hitler après la chute de la Pologne (12  octobre) ou les offres de médiation du Vatican, de la Belgique et des Pays-Bas (7 novembre), mais ils refusèrent de passer à l’offensive : profondément marqués par le souvenir des hécatombes de la Première Guerre mondiale, ils privilégiaient une stratégie défensive qui devait réduire l’Allemagne par un long blocus, en tablant sur l’effet à long terme de la supériorité de leurs forces. Le slogan figurant sur les affiches françaises : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », imprimé sur fond de planisphère figurant les empires coloniaux des deux alliés, en est l’illustration parfaite. Le 4 avril 1940, Chamberlain déclarait même : « Soit que Hitler ait pensé qu’il pourrait 1.  L’ouvrage de référence demeure celui de François Bédarida, La Stratégie secrète de la drôle de guerre : le Conseil suprême interallié, septembre 1939-avril 1940, Paris, CNRS Editions, 1979.

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s’en tirer sans avoir à se battre, soit que, avant tout, ses préparatifs n’aient pas été suffisants, une chose est certaine : il a laissé passer le bus. » Quelques jours plus tard (8 avril), fidèle à la « stratégie périphérique » qu’il avait déjà voulu mettre en œuvre pendant la Première Guerre mondiale, Churchill, de retour à l’Amirauté depuis le début de la guerre, lançait la seule opération sur laquelle Français et Britanniques avaient pu se mettre d’accord  : couper l’approvisionnement allemand en fer suédois via la Norvège, en minant les eaux territoriales de cette dernière. Cette initiative entraîna une réponse foudroyante de Hitler qui envahit le Danemark le 9 avril et attaqua la Norvège. Les Alliés, qui avaient péniblement réussi à s’installer à Narvik le 28 mai, durent évacuer le port dès le 8 juin et la Norvège capitula le 11. Bientôt dirigée par le gouvernement pro-nazi de Quisling, elle offrait toute la mer du Nord aux navires allemands. Bien qu’imputable à Churchill, le fiasco de Narvik fut fatal à la carrière politique de Chamberlain : il fut remplacé par Churchill le 10 mai (cf. encadré « Le "moment" Churchill »), tout en demeurant leader conservateur jusqu’en octobre.

Le « moment » Churchill (mai 1940) À sa nomination comme Premier ministre, Winston Léonard Spencer Churchill (1874‑1965) faisait véritablement figure de « survivant » de la politique, avec derrière lui une carrière déjà longue faite de phases très contrastées. Né dans la prestigieuse famille des Marlborough, il fit des études plutôt médiocres à Harrow et à l’école militaire de Sandhurst. Incorporé dans le 4e  régiment de Hussards, il servit entre autres à Cuba, comme observateur dans le conflit hispano-américain, dans l’empire des Indes et au Soudan (1895‑1898). Dans le même temps, il entreprit une activité de journaliste correspondant de guerre, couvrant ainsi la guerre des Boers en Afrique du Sud en 1899‑1900. Élu à la Chambre des communes en 1900 au sein du parti conservateur, il rejoignit les libéraux en 1904 par attachement au libre-échange. S’ouvrit alors une brillante carrière ministérielle qui le conduisit aux ministères des Colonies (1905), du Commerce (1908) et de l’Intérieur (1910), puis à l’Amirauté (1911), où il acheva de moderniser la flotte, donnant à la Grande-Bretagne un atout de première importance dans la Première Guerre mondiale (1914‑1918). Sa responsabilité dans l’échec de l’opération des Dardanelles (1915) lui coûta son poste ministériel. Réduit à des positions subalternes dans le gouvernement de Lloyd George (Munitions, 1917‑1919 ; Guerre, 1919‑1921 ; Colonies, 1921‑1922), il retourna par anticommunisme dans les rangs du parti conservateur en 1924. Chancelier de l’Échiquier en 1924‑1929, il présida au retour de la livre sterling à l’étalon-or en 1925. La défaite électorale des conservateurs de 1929 marqua le début d’une longue traversée du désert, et cela même alors que son parti retournait au pouvoir dès 1931. Son opposition systématique à la politique gouvernementale, son caractère exubérant et imprévisible lui aliénèrent une grande majorité du parti, même, voire surtout, quand, à partir de 1937, il prôna la résistance aux revendications de Hitler alors que le gouvernement pratiquait une politique

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d’appeasement. Redevenu Premier lord de l’Amirauté à la déclaration de guerre en septembre  1939, il porte à ce titre la responsabilité directe de l’échec de l’expédition de Norvège (avril-mai 1940). Pourtant, c’est Neville Chamberlain qui en paya le prix et dut démissionner, sous la pression même de son propre parti : on connaît l’admonestation que lui lançait, le 7 mai 1940, Leo Amery « Au nom de Dieu, partez ! ». La question de sa succession était plus délicate : lui-même, le parti conservateur et le souverain auraient préféré lord Halifax, mais celui-ci déclina l’offre dans la mesure où il n’y avait pas eu de lord Premier ministre depuis 1902. En outre, le parti travailliste fit savoir qu’il n’accepterait d’entrer dans un gouvernement d’union nationale (National Government) que sous la direction de Churchill. C’est pourquoi il devint Premier ministre le 10 mai au matin.

La nomination de Churchill coïncida avec le lancement d’une attaque foudroyante de Hitler sur la Hollande, le Luxembourg et la Belgique. Les troupes alliées s’avancèrent alors dans celle-ci pour lui porter secours, mais une seconde offensive, menée par les panzers de Guderian à travers le massif des Ardennes, supposé « infranchissable », prit l’ensemble du dispositif franco-britannique en tenaille (13 mai). Le 15 mai, la Hollande capitulait, suivie par la Belgique le 28. Entre-temps, les Allemands étaient arrivés à Boulogne le 23  mai et le 25 à Calais. Pour sortir de cette nasse, le général Gort replia ses troupes sur Dunkerque où 225 000 Britanniques et 113 000 Français purent être évacués en 9  jours par une flottille hétéroclite de 860  navires faisant la noria entre les deux côtés de la Manche, tandis que la Royal Air Force protégeait héroïquement les opérations contre la Luftwaffe (opération « Dynamo », 27  mai-4  juin). Attaquée à revers par l’Italie, la France, dirigée par le maréchal Pétain depuis le 16 juin, signa un armistice avec l’Allemagne le 22 juin. La défaite française laissait la GrandeBretagne seule face aux dictatures de l’Axe ; les rives de la mer du Nord et de l’océan Atlantique jusqu’à l’Espagne étaient sous contrôle allemand ; elle avait dû abandonner sur le continent une grande part de son matériel militaire ; l’armistice français risquait de faire passer entre les mains ennemies sa flotte, voire son Empire colonial, d’où la décision prise par Churchill de détruire sa principale escadre (3  juillet), basée à Mers el-Kébir, près d’Oran. Certes, la présence à Londres des gouvernements belge, hollandais, tchécoslovaque et polonais en exil, ainsi que de la France libre du général de  Gaulle, donnait à la Grande-Bretagne un incontestable prestige moral, mais sans grand bénéfice immédiat. L’invasion des îles britanniques ne paraissait plus qu’une question de temps. Le 16  juillet 1940, Hitler mettait au point l’opération Seelöwe (« Otarie »), qui prévoyait un débarquement sur les côtes britanniques après que des bombardements eussent anéantis les défenses côtières. La « bataille d’Angleterre » (10 juillet-31 octobre 1940), véritable combat pour la maîtrise des airs, vit le pilonnage des ports, des terrains d’atterrissage, des stations radar et des usines du sud de l’Angleterre, ainsi que, à partir du début du mois de septembre, des grands centres urbains (premier bombardement sur Londres le 7 septembre)1. Pourtant, faute d’un plan clair suivi méthodiquement, 1.  Cf. François Bédarida, La Bataille d’Angleterre, Bruxelles, Complexe, 1985.

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l’avantage numérique de la Luftwaffe (800 chasseurs, 1 000 bombardiers) fut réduit à néant par les 700 chasseurs de la RAF ; le changement de stratégie du début du mois de septembre, notamment, avec le début du Blitz (cf. encadré), fut une aubaine pour l’Armée de l’Air britannique, en lui permettant de refaire ses forces après des semaines particulièrement critiques1. L’échec de cette stratégie amena Hitler à abandonner définitivement l’opération Seelöwe et, si les raids nocturnes se poursuivirent à un rythme soutenu jusqu’en mai 1941, le risque d’une invasion était bel et bien écarté.

Le Blitz : mythe ou épopée ? Le terme de « Blitz », abréviation de l’allemand Blitzkrieg (« guerre-éclair »), désigne les bombardements des villes anglaises par l’aviation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. On distingue habituellement quatre grandes phases  : le Blitz proprement dit, de  septembre  1940 à  mai  1941, succédant à la Bataille d’Angleterre, pendant lequel la Luftwaffe visa d’abord Londres puis la plupart des grandes villes industrielles du pays (Birmingham, Liverpool, ou Coventry, quasiment entièrement rasée dans la nuit du 14 au 15  novembre 1940 ; les raids menés en avril 1942 sur les villes d’Exeter, Bath ou Cantorbéry ; le « petit Blitz » de  janvier-mars 1944 ; les attaques des bombes volantes V-1 et V-2 sur Londres, Manchester et le Yorkshire entre juin 1944 et février 1945. Ces bombardements, destinés à briser le moral des Britanniques, n’atteignirent pas leur but. L’expression « esprit du Blitz » (spirit of the Blitz) entra rapidement dans le langage courant pour désigner un moment d’union et de solidarité exceptionnelles, au même titre que parler d’« esprit de Dunkerque » (spirit of Dunkirk) renvoyait à l’idée du sursaut collectif animant tout un peuple luttant pour sa survie. Ces deux moments, Dunkerque et le Blitz, font donc figure de mythes fondateurs de la conscience collective britannique contemporaine. Comme tout mythe, toutefois, le Blitz comporte sa part d’exagération et d’enjolivement de la réalité : les travaux de l’historien Angus Calder (The Myth of the Blitz, 1991) ont révélé l’autre face de l’« épopée » du Blitz : tous les Britanniques ne se comportèrent pas de façon exemplaire, il y eut des scènes de pillage, des mouvements de panique collective, voire de défaitisme. Ils demeurèrent cependant limités, et l’unité nationale forgée dans ces instants critiques ne fit ensuite que se renforcer.

La deuxième phase (octobre  1940-décembre 1941) vit le théâtre des combats se déplacer vers l’est (Méditerranée, Balkans et Europe orientale, même si les Britanniques n’y prirent pas directement part). En octobre  1940, Mussolini, désireux de se tailler une part de gloire, lançait les troupes italiennes de l’Albanie (conquise en 1939) vers la Grèce. Celle-ci, soutenue par la Grande-Bretagne, résista, conduisant le Duce à 1. Sur le Blitz, voir, en français, François Poirier (dir.), Londres 1939‑1945, Paris, Autrement, 1995, Philippe Chassaigne, La Société anglaise en guerre, 1939‑1945, Paris, Messène, 1996 ; et Angus Calder, L’Angleterre en guerre, 1939‑1945, Paris, Arthaud, 1972 et, du même, The Myth of the Blitz, Londres, Pimlico, 1991.

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demander l’aide allemande. En mai 1941, les Balkans étaient passés sous domination italo-allemande. En Afrique du Nord, les Italiens engagèrent en septembre 1940 une offensive à partir de la Libye contre l’Égypte, mais elle tourna à leur désavantage et, en février 1941, la Libye était en partie sous contrôle britannique. En mai, l’Éthiopie était libérée et le Négus réinstallé sur son trône. Pour secourir Mussolini, l’Afrika Korps du général Rommel lança une contre-offensive qui, fin juin 1941, le conduisait à l’intérieur des frontières égyptiennes mais, en décembre, les Britanniques reprenaient Tobrouk et la Cyrénaïque. Au Moyen-Orient, les tentatives allemandes de soulever les populations arabes avec l’aide du Grand Mufti de Jérusalem tournaient court. Entre-temps (22  juin), les armées nazies avaient envahi l’URSS (opération « Barbarossa ») et leur offensive les conduisait à la mi-décembre des faubourgs de Leningrad à Rostov, sur la mer Noire. Si les Britanniques ne prirent pas part aux combats sur le front de l’Est, ils y furent indirectement présents du fait de l’aide que Churchill offrit immédiatement à Staline (cf. infra). En août-décembre 1941, une opération commune anglo-soviétique en Iran remplaçait le shah par son fils, Mohammed Reza, mieux disposé à l’égard des Alliés. On pouvait trouver des indices des évolutions à venir dans le fait que l’océan Atlantique était le théâtre d’un terrible affrontement (la « bataille de l’Atlantique ») entre la Royal Navy et les sous-marins allemands (8  millions de tonneaux coulés entre  septembre  1939 et  décembre  1941) ou encore que c’est une opération commando surprise contre une base navale du Pacifique, Pearl Harbor, qui amena les Américains à entrer dans la guerre (7 décembre 1941) : la dimension aéro­navale devait revêtir une importance accrue dans les opérations militaires au cours des années suivantes. Lors de la troisième phase, qui correspond en gros à l’année 1942, le conflit prit une dimension vraiment mondiale. Dans un premier temps, la Grande-Bretagne et ses alliés subirent de sérieux revers : perte de Hong Kong (25 décembre 1941) et de Singapour (15 février 1942) ; arrivée des Japonais en Birmanie, menaçant ainsi l’empire des Indes (mai) ; contre-attaque de Rommel en Égypte, qui repoussa les Britanniques jusqu’à El Alamein, à 100 km du Caire (27 mai 1942). Toutefois, les succès américains aux batailles de la mer de Corail (7‑8 mai) et de Midway (5 juin) dégagèrent l’Australie et le Pacifique central de la menace nippone ; la conquête de Madagascar (mainovembre) sécurisa la route circumafricaine vers les Indes ; en octobre-novembre, une contre-offensive britannique repoussait l’Afrika Korps toujours plus vers l’ouest (chute de Tripoli, 4 novembre) ; le 8 novembre, enfin, le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord entraînait la libération de l’Algérie et du Maroc, ainsi que l’incorporation des Forces françaises libres, créées à Londres par le général de Gaulle, aux effectifs alliés. En URSS, la reddition de von Paulus à Stalingrad (2 février 1943) marquait la fin du mythe de l’invincibilité allemande. La quatrième phase (1943‑1945) fut marquée par le reflux continuel des troupes de l’Axe. La Méditerranée constitua jusqu’en 1944 le terrain d’action privilégié des Anglo-Américains, dans le droit fil des conceptions de Churchill qui voulait frapper l’Axe à son « ventre mou » (soft belly)  : les Balkans et l’Italie. Le 12  mai 1943, la reddition des Italo-Allemands au cap Bon libéra toute la rive sud de la Méditerranée. Le 10 juillet, les Anglo-Saxons, sous la direction du général britannique Alexander, débarquaient en Sicile ; à Rome, le Grand Conseil fasciste destituait Mussolini et le faisait incarcérer (25  juillet), avant de signer un armistice avec les Alliés

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(8  septembre), 5  jours après un second débarquement anglo-américain, cette fois sur le sol de l’Italie continentale. Le 13 octobre, l’Italie rejoignait le camp des Alliés. Les troupes allemandes envahirent alors la péninsule jusqu’à Naples et libérèrent Mussolini, ce qui bloqua l’avance des Alliés jusqu’au printemps 1944 (siège du mont Cassin, mars 1944). Surtout, le débarquement de Normandie (6 juin 1944), préparé par le général anglais Morgan, commandé par Montgomery, un autre Britannique, et supervisé par l’Américain Dwight Eisenhower, ouvrait le « second front » tant réclamé par les Soviétiques. Le débarquement de Provence (15 août 1944) accéléra le recul des Allemands du sud de la France. À la fin de l’été, avec Paris libéré (25  août), puis les côtes de la mer du Nord jusqu’à Anvers (septembre), les Allemands en étaient réduits à des poches de résistance certes acharnées (Arnhem, offensive des Ardennes), mais condamnées à terme. Passant en Westphalie, les troupes du général Montgomery recevaient la capitulation des troupes allemandes à Luneburg le 4 mai 1945, quatre jours après le suicide de Hitler dans son bunker de Berlin. Le 7  mai, à Reims, au Q.G. d’Eisenhower, le général Jodl signait la capitulation sans condition du Reich devant les Alliés occidentaux (une autre capitulation fut signée le lendemain à Berlin avec les Soviétiques, ce qui explique que les pays de l’Est et de l’Ouest ne célèbrent pas la victoire sur l’Allemagne le même jour : pour les Britanniques, VE (Victory in Europe) Day est le 8 mai, les Soviétiques célébrant leur victoire le lendemain. Dans le Pacifique, les Américains luttèrent contre les Japonais avec l’aide des Australiens et des Néo-Zélandais, directement menacés par les raids aériens de l’Empire du Soleil levant ; les Britanniques, quant à eux, organisaient un fragile pont aérien (le Hump) entre l’Inde et la Chine, au-dessus de l’Himalaya, pour aider la résistance chinoise contre le Japon. En mai 1945, les Britanniques reprenaient la Birmanie aux Japonais, tandis que les Américains s’emparaient des Philippines et d’Okinawa (juin). Si la capitulation nippone était signée en rade de Tokyo devant l’Américain MacArthur (2 septembre 1945), après les bombardements nucléaires –  américains  – de Hiroshima et Nagasaki (6‑9  août 1945), c’est le Britannique lord Mountbatten qui, le 12  septembre, reçut la reddition formelle des dernières troupes japonaises à Singapour, réparant ainsi l’humiliation de la capitulation du 15 février 1942.

La Grande-Bretagne dans le jeu diplomatique allié Le rapprochement avec les États-Unis Dès son arrivée au pouvoir, Churchill voulut obtenir l’entrée des États-Unis dans la guerre et sa détermination augmenta encore lorsque la Grande-Bretagne se retrouva seul belligérant après la chute de la France. Il n’y parvint que très progressivement, en raison de la vigueur du courant isolationniste américain. La déclaration de guerre en Europe n’avait entraîné qu’une réaction limitée des États-Unis, avec le vote –  difficile  – par le Congrès d’une nouvelle loi de neutralité qui appliquait

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la clause cash and carry aux ventes d’armes (4  novembre 1939)  : cela revenait à avantager les Franco-Britanniques, qui contrôlaient les routes maritimes et disposaient de réserves monétaires suffisantes pour pouvoir honorer immédiatement leurs achats. L’effondrement de la France eut un impact profond dans l’opinion américaine : en décembre  1940, les sondages d’opinion montraient que 70 % des Américains pensaient qu’il fallait aider la Grande-Bretagne, même au prix d’une guerre. Les écrits des journalistes américains en poste à Londres et les services de propagande britannique aux États-Unis surent sensibiliser l’opinion américaine en multipliant les articles décrivant la vie des Britanniques sous le Blitz 1. La livraison de 50  torpilleurs en échange du droit d’établir des bases aux Bermudes, aux Bahamas, à la Jamaïque, Sainte-Lucie, Trinidad, Antigua, en Guyane britannique et à Terre-Neuve (septembre 1940), fut un premier geste concret – mais certes pas désintéressé – en direction de la Grande-Bretagne. Le remplacement du système cash and carry par le lend-lease (« prêt-bail »), en mars  1941, en fut un autre  : la Grande-Bretagne se trouvant au bord de la cessation de paiement, Roosevelt imagina cette formule qui lui permettait de se fournir aux États-Unis par le biais d’une vente, d’un échange, d’un bail ou d’un prêt. Le « prêt-bail » repoussait à la fin de la guerre le règlement des achats, et faisait des États-Unis l’« arsenal de la démocratie ». Sans doute l’interprétation de cette décision comme « l’acte le moins sordide de l’histoire » (most unsordid act in history)2 est-elle des plus hyperboliques, alors que son abrogation, dès la fin des hostilités en Europe, montra de façon évidente que les Américains n’avaient été nullement mus par un irrépressible élan de générosité. La période qui va du lend-lease à Pearl Harbor (mars-décembre 1941) est connue sous le nom de période de l’aide américaine short of war (« tout, sauf la guerre »). Elle est marquée tout d’abord par l’amélioration des relations entre Roosevelt et Churchill, jusqu’alors plutôt distantes du fait des réserves du premier devant le tempérament du second, qu’il jugeait imprévisible et foncièrement réactionnaire3. Le Président américain, bien que réélu en novembre  1940 sur un programme neutraliste, répondit de plus en plus favorablement aux sollicitations de Churchill, comme l’appel lancé dans un discours radiodiffusé du 9 février 1941, demandant « Donnez-nous les outils et nous finirons le travail » (Give us the tools and we will finish the job). Dès janvier-mars 1941, les deux états-majors avaient secrètement engagé des discussions à Washington ; elles entérinèrent la priorité, en cas d’entrée en guerre des États-Unis contre l’Axe, de la guerre contre l’Allemagne. Les autres étapes furent le vote du « prêt-bail », la décision de faire escorter les convois britanniques par des navires américains (avril 1941) et, surtout, la rencontre de Placentia Bay qui se termina par la proclamation de la Charte de l’Atlantique (cf. encadré). 1.  Cette opération est fort bien analysée dans Nicholas Cull, Selling War. The British ropaganda Campaign against American Neutrality in World War 2, Oxford, OUP, 1995. 2. Suivant l’expression de Warren F. Kimball, The Most Unsordid Act in History. Lend-Lease, 1939‑1941, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1969. 3. D. Reynolds, The Creation of the Anglo-American Alliance, 1937‑1941. A Study in Competitve Co-operation, Londres, Europa, 1981.

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La Charte de l’Atlantique (14 août 1941) Publiée le 14 août 1941, la Charte de l’Atlantique (Atlantic Charter) fait suite à la conférence qui mit pour la première fois Churchill et Roosevelt en présence. Organisée à bord du navire britannique Prince of Wales, elle eut lieu au large de Terre-Neuve, du 9 au 12 août 1941. Dans le contexte de non-belligérence officielle des États-Unis, Roosevelt et Churchill ne pouvaient que se limiter à des mesures symboliques. La Charte de l’Atlantique posait les principes d’un monde démocratique où seraient reconnues les libertés individuelles – et notamment les libertés de pensée et de religion –, mais aussi l’existence d’une « sécurité économique par rapport au besoin » (want) –  ce qui préfigurait le rapport Beveridge et la naissance du Welfare State. Dans le domaine des relations internationales, les deux pays condamnaient les guerres de conquête et les changements de frontières réalisés sans l’accord des populations concernées, garantissaient le droit pour les peuples à choisir librement leur forme de gouvernement et à vivre à l’abri de la peur (fear), la liberté des mers et le libre accès de tous aux matières premières, plaidaient en faveur de la réduction des armements, la collaboration internationale mutuelle pour le progrès économique et social, et la garantie collective de la paix. La Charte de l’Atlantique fut ensuite signée par tous les pays alliés contre l’Allemagne, y compris, avec quelques réticences, par l’URSS. Elle préfigure la « Déclaration des Nations unies » de janvier 1942.

L’évolution vers l’état de belligérance fut ensuite plus visible  : en septembre, Roosevelt dénonçait la volonté allemande d’« acquérir un contrôle absolu des mers » ; le 27  octobre, il demandait la levée des dernières dispositions de la loi de neutralité pour arrêter la « marche en avant de l’hitlérisme ». Il semble toutefois que, jusqu’à Pearl Harbor (7 décembre 1941), il ait espéré qu’une participation matérielle à la guerre permettrait d’éviter une intervention militaire directe que, pensait-il, ses concitoyens refuseraient1. Le raid japonais entraîna l’entrée en guerre des États-Unis, immédiatement suivis par la Grande-Bretagne, contre le Japon (8 décembre), tandis que l’Allemagne et l’Italie déclaraient la guerre aux États-Unis le 11.

La naissance de la « relation spéciale » Les années 1942‑1945 sont au premier regard caractérisées par un accord profond entre les deux pays, symbolisé par l’amitié qui finit par unir leurs deux dirigeants : en cinq ans, ils se virent onze fois et échangèrent en moyenne un courrier deux jours sur trois2. Le partenariat se traduisait au niveau militaire par l’existence du Comité commun des états-majors (Combined Chiefs of Staff Committee), qui établissait la répartition des actions militaires  : aux Britanniques les actions en Méditerranée et dans l’Atlantique, aux Américains l’Italie et le Pacifique ; les bombardements sur le 1.  André Kaspi, Roosevelt, Paris, Fayard, 1988. 2.  François Bédarida, Churchill, Paris, Fayard, 1999.

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Reich et les débarquements étaient organisés en commun. La Grande-Bretagne servit de plate-forme logistique aux troupes américaines : quelque 3 millions d’Américains, G.I.s, journalistes et diplomates, séjournèrent en Grande-Bretagne entre 1942 et 1945 et le nombre des troupes américaines stationnées sur le sol britannique culmina à 1,5  million au printemps 1944. Les rapports entre Anglais et Américains ne furent certes pas toujours idylliques, les premiers ayant du mal à s’accoutumer aux habitudes des seconds (par exemple, la ségrégation raciale en vigueur dans l’armée) et trouvant qu’ils se sentaient « trop chez eux », comme le résumait la formule très populaire à l’époque trouvant les G.I.s « trop bien payés, trop portés sur le sexe, trop chez eux ici »1 (overpaid, oversexed, over here). Le partenariat anglo-américain existait aussi dans le domaine de la recherche scientifique pour le développement de l’arme nucléaire. Les Britanniques travaillaient dès le printemps de 1940 sur l’élaboration d’une bombe fonctionnant sur le principe de la fission des neutrons rapides (projet « Tube Alloys »), mais il apparut rapidement que la situation financière du pays obérait lourdement la poursuite des recherches, rendant la collaboration anglo-américaine inévitable2. Si les réticences des Américains à divulguer ce qui était désormais des secrets militaires retarda la mise en commun des recherches jusqu’en 1943, l’accord signé lors de la conférence « Quadrant » à Québec (19  août 1943) constituait une avancée majeure en transférant les programmes de recherche communs aux États-Unis (programme « Manhattan »). Désireux de voir la coopération se poursuivre après la guerre, Churchill obtint de Roosevelt qu’il signât un accord stipulant que la « collaboration entre les gouvernements britannique et américain dans le développement [des recherches atomiques] à des fins militaires ou pacifiques devrait continuer après la défaite du Japon et jusqu’à ce qu’elle se termine par commun accord » (mémorandum de Hyde Park, 19 septembre 1944). Ces réticences en matière de coopération nucléaire montrent que les relations anglo-américaines pendant la Seconde Guerre mondiale ne furent pas systématiquement bonnes. Le partenariat Grande-Bretagne/États-Unis fut total de la fin 1941 à la mi-1943, en grande partie du fait des nécessités stratégiques. La conférence « Arcadia » (Washington, 22 décembre 1941‑14 janvier 1942), avec l’adoption de la « Déclaration des Nations unies » (1er  janvier 1942), en fut peut-être la meilleure illustration  : les deux pays s’engageaient à se battre ensemble, sans conclure de paix séparée. De même, Churchill persuada Roosevelt d’accorder la priorité à la lutte contre l’Allemagne nazie, alors qu’une large partie de l’opinion américaine aurait préféré faire la guerre au Japon. Il fit aussi triompher sa « stratégie périphérique », avec les débarquements en Afrique du Nord et en Sicile, malgré les réserves américaines. Dans le courant de l’année 1943, la Grande-Bretagne perdit son statut de partenaire à égalité. Cela tient sans doute à l’inclusion de Staline dans les conférences interalliées et à la volonté de Roosevelt de gagner le dirigeant soviétique à ses vues sur l’après-guerre : à ses yeux, l’exclusion de la jeune URSS du jeu diplomatique dans l’entre-deux-guerres avait été une erreur majeure et l’une des causes de la faillite de la paix. Churchill et Roosevelt différèrent plus souvent sur la stratégie à mettre en œuvre, 1.  Cf. Juliet Gardiner, Over Here. The GIs in Wartime Britain, Londres, Collins, 1992. 2.  Margaret Gowing, Britain and Atomic Energy 1939‑1945, Londres, Macmillan, 1964 ; voir aussi John Bayliss, Anglo-American Defence Relations 1939‑1984, Londres, Macmillan, 1984.

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par exemple sur la question du deuxième front. L’anti-impérialisme de Roosevelt ulcérait Churchill qui, suivant sa célèbre formule « n[’était] pas devenu Premier ministre de Sa Majesté pour présider à la fin de l’Empire britannique ».

De la Grande Alliance à la naissance des Nations unies L’expression de « Grande Alliance » désigne le front anti-hitlérien, réunissant GrandeBretagne, URSS et États-Unis. Elle se forma progressivement au cours de l’année 1941 et constitua le noyau des Nations unies, qui virent officiellement le jour au début de l’année 1942. Dès l’agression allemande contre l’URSS, Churchill offrit à Staline l’aide de la Grande-Bretagne. Le traité du 26  mai 1942 était assorti d’une promesse de ne pas signer de paix séparée et laissait aux Soviétiques l’entière responsabilité des opérations militaires sur le front de l’Est. L’aide britannique fut donc avant tout matérielle : 2 millions de tonnes de fournitures diverses (nourriture, matières premières, armes et munitions…) furent acheminées par un long itinéraire passant par la mer de Norvège et la mer de Barents, les Allemands ayant occupé les îles Féroé dès 1940. Des tensions n’en surgirent pas moins lorsque Churchill réussit à faire reporter plusieurs fois de suite la date d’ouverture du « second front » que Staline réclamait, au profit des opérations en Méditerranée. En revanche, la population britannique fut balayée d’une vague de russophilie qui traduisait un sentiment de solidarité, sinon de communion, avec un peuple vivant, lui aussi, la guerre au quotidien. Les œuvres de Lénine et de Staline (« Uncle Joe » pour la presse populaire) furent étudiées dans les écoles, des « semaines anglo-russes » furent placées sous le parrainage de grandes figures de l’intelligentsia britannique et, à l’issue de la bataille de Stalingrad, le 23  février 1943 fut déclaré le « Jour de l’Armée rouge » (Red Army Day), en commémoration du 25e  anniversaire de sa création. L’entrée en guerre des États-Unis donna à la Grande Alliance son visage définitif. Avec les pays associés à la guerre (Chine, Brésil…), les gouvernements exilés à Londres (Norvège, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Grèce), les Dominions et l’Inde, les pays luttant contre l’Axe donnèrent naissance aux Nations unies (United Nations)  : l’expression est mentionnée pour la première fois dans la Déclaration publiée le 1er janvier 1942 et progressivement signée par l’ensemble des co-belligérants. Au-delà des aspects strictement circonstanciels, cette Déclaration avait aussi valeur d’engagement pour le futur, dans la perspective de la reconstruction, une fois la guerre finie.

La préparation de l’après-guerre De la conférence de l’Atlantique (août  1941) à celle de Potsdam (juillet-août 1945), plusieurs rencontres au sommet réunirent les dirigeants alliés pour régler les questions stratégiques et réfléchir à l’après-guerre. D’abord bilatérales (États-Unis/ Grande-Bretagne), puis trilatérales avec l’inclusion de l’URSS, elles illustrent à la fois l’ampleur des convergences, mais aussi celle des divergences, résultant d’objectifs initiaux parfois difficilement conciliables.

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Des objectifs parfois divergents Au-delà de la volonté commune de vaincre l’Allemagne, Churchill, Roosevelt et Staline entretenaient des objectifs peu compatibles. Même leur engagement contre le nazisme au nom de la démocratie reposait sur un malentendu évident dès l’époque sur le contenu de la notion même de « démocratie »  : pour Staline, la démocratie occidentale à laquelle Churchill et Roosevelt se référaient, caractérisée par le multipartisme et les élections pluralistes, n’était qu’une démocratie formelle, les libertés politiques étant dépourvues de toute signification dès lors que les moyens de production restaient entre les mains d’un petit nombre de possédants. Il poursuivait en outre trois objectifs concrets : obtenir des compensations économiques et des garanties territoriales contre toute future agression en dotant son pays d’un glacis de protection sur ses marges occidentales, ce qui permettrait au passage de récupérer les territoires abandonnés en mars 1918 ; affirmer l’accession de l’URSS au statut de grande puissance, traitant à égalité avec les États-Unis ; mettre à profit la guerre, à l’instar de Lénine en 1917, pour propager l’idéal révolutionnaire jusque dans les pays d’Europe occidentale. Roosevelt, animé par le messianisme américain traditionnel, voulait refonder le monde sur les principes du respect des droits des peuples et de la liberté économique pour assurer une paix durable ; pour cela, il fallait édifier des institutions internationales nouvelles, dont le pivot serait une Organisation des Nations unies (cf.  infra), qu’il voulait exempte des tares de la SDN. Plus pragmatique, Churchill visait avant tout à préserver, au-delà de son existence même, le rang de la Grande-Bretagne dans le monde, rang qui passait par le rétablissement de l’Empire dans ses limites de 1939. Ceci ne pouvait que susciter des divergences avec ses deux autres interlocuteurs, tout aussi anticolonialistes l’un que l’autre.

Les conférences interalliées, de la rencontre de Terre-Neuve à Yalta (1941‑1945) On peut distinguer deux types de conférences interalliées, les unes (surtout avant 1942) consacrées aux questions stratégiques, les autres aux questions de la « reconstruction ».

Les conférences « stratégiques » La conférence de l’Atlantique (9‑12 août 1941), qui constitua un pas important vers l’entrée en guerre des États-Unis (cf.  supra), fut suivie, quelques mois plus tard, par la conférence « Arcadia » (Washington, 22 décembre 1941‑14 janvier 1942), où l’on adopta l’idée d’un débarquement en Afrique du Nord en 1942, satisfaisant ainsi aux exigences de Churchill sur la « stratégie périphérique », par opposition à la stratégie frontale (une attaque massive contre l’Europe) que préférait Roosevelt. Tenue un peu plus de deux mois après la réussite de l’opération anglo-américaine au Maroc et en Algérie, la conférence de Casablanca (14‑23 janvier 1943) rassembla Roosevelt, Churchill et les chefs d’état-major des deux pays. Staline était retenu en URSS en raison de l’importance des opérations militaires en cours (fin du siège de Stalingrad).

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Pour le rassurer alors que l’ouverture du « second front » était retardée, Roosevelt fit adopter le principe de la reddition inconditionnelle des puissances de l’Axe comme préalable au retour de la paix. Churchill y manifesta aussi son inquiétude quant à l’interruption de la collaboration anglo-américaine dans le domaine de la recherche nucléaire, engagée en juin 1942. L’attitude à adopter avec la France Libre constituait un autre problème  : on sait que les Américains avaient tenu le général de Gaulle totalement à l’écart de la préparation du débarquement de novembre 1942, et qu’ils avaient ensuite préféré installer l’amiral Darlan, puis le général Giraud, au pouvoir en Afrique du Nord. Même si les préventions les plus fortes émanaient de Roosevelt, Churchill préférait adopter une attitude prudente, tant la situation française était confuse – d’où son refus de reconnaître de Gaulle comme chef d’un gouvernement français en exil : il n’était l’émanation d’aucune consultation électorale1. Churchill autorisa finalement le général à se rendre en Afrique du Nord à la fin de mai  1943, où les Américains finirent par accepter que de  Gaulle et Giraud co-présidassent un Comité français de libération nationale (CFLN), à la tête duquel le premier évinça rapidement le second. Entre-temps, la conférence « Trident », tenue à Washington du 12 au 23 mai 1943, avait permis un certain nombre d’avancées entre Grande-Bretagne et États-Unis  : Roosevelt engagea la reprise de la coopération nucléaire entre les deux pays, et l’opération « Overlord » (débarquement allié en Europe) fut programmée pour le printemps 1944, donnant finalement satisfaction à Staline. Du 14 au 24 août 1943, la conférence « Quadrant », organisée à Québec, vit l’intégration formelle des équipes britanniques de recherche atomique dans celles des Américains, par l’accord du 19 août 1943. On y continua de préparer le débarquement anglo-américain en Europe, mais les divergences persistèrent quant au CFLN : si les Américains ne le considéraient que comme un organisme « administrant les Français et les territoires d’outre-mer ayant reconnu son autorité », les Britanniques, sous l’impulsion d’Anthony Eden, ministre des Affaires étrangères de Churchill, le reconnaissaient comme « le corps qualifié pour assurer la conduite de l’effort de guerre français dans le cadre de la coopération interalliée ». Prudence, toujours…

Planifier le monde de l’après-guerre Distinguer conférences « stratégiques » et « de reconstruction » peut paraître assez artificiel, dans la mesure où cette dernière préoccupation était bien évidemment présente dès le départ ; toutefois, les impératifs de la conduite d’une guerre difficilement engagée conduisirent à reléguer au second plan ces aspects jusqu’au « tournant » du milieu de l’année 1943. Lors de la conférence des ministres des Affaires étrangères des trois Alliés à Moscou (18‑30 octobre 1943), préalablement à la conférence de Téhéran, les AngloAméricains renouvelèrent la promesse d’un débarquement en Europe au printemps 1944 ; mais cette conférence vit aussi, voire surtout, l’adoption du principe d’une organisation internationale réglementant les relations entre les États après la guerre  : la future Organisation des Nations unies. À Téhéran (28 novembre-1er décembre 1943),

1.  Cf. François Kersaudy, De Gaulle et Churchill, Paris, Plon, 1982.

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première rencontre au sommet tripartite de la guerre, des décisions essentielles furent prises, mais la position subordonnée de la Grande-Bretagne commença à apparaître clairement : Roosevelt et Churchill, qui s’étaient auparavant rencontrés au Caire, ne purent s’accorder sur une position commune. Staline reçut l’assurance formelle que l’opération « Overlord » aurait lieu au printemps 1944, suivie d’un second débarquement dans le sud de la France. Les divergences étaient claires sur la question du sort futur de l’Allemagne, Staline et Roosevelt étant pour un morcellement, Churchill étant nettement plus réservé. Il ne put non plus imposer l’idée d’une offensive dans les Balkans ou en Europe centrale qui aurait amené les forces anglo-américaines à proximité de l’Armée rouge, ou encore la constitution d’une fédération danubienne, allant de l’Autriche à la Roumanie, pour contrer les appétits territoriaux des Soviétiques en Europe orientale. Roosevelt pensait qu’il saurait convaincre Staline de participer après la guerre à une organisation internationale qui serait en fait dirigée par les « quatre agents de police » du monde (États-Unis, URSS, Grande-Bretagne, Chine). Tous deux se rejoignaient également sur le terrain de l’anticolonialisme. En outre, désireux d’obtenir l’aide de l’URSS contre le Japon, une fois l’Allemagne vaincue, il joua volontairement la carte de Staline contre Churchill, en acceptant les revendications soviétiques sur l’est de la Pologne, ou encore en s’entretenant plusieurs fois avec lui hors de la présence du Premier ministre britannique. La perspective d’une victoire rapide contre l’Allemagne amena les Alliés à accélérer leurs réflexions : la conférence de Bretton Woods (1er-11 juillet 1944) édicta les règles du nouveau système monétaire international. Les États-Unis et la Grande-Bretagne y tinrent les rôles principaux, celle-ci en raison du prestige de l’économiste Keynes, qui dirigeait la délégation britannique. Le système de l’étalon-échange or, qui avait été en vigueur de 1922 à la crise des années 1930, était rétabli et faisait du dollar, librement convertible en or, la seule monnaie de réserve internationale. Les accords instituaient également un régime de changes fixes entre les monnaies, seules des marges de fluctuation minimes (1 % en plus ou en moins du taux de change déclaré) étant tolérées. Un Fonds monétaire international (FMI) garantissait cette stabilité : chaque pays membre versait une contribution proportionnelle à la taille de son économie, en contrepartie de quoi il bénéficiait de « droits de tirage », c’est-à-dire de la possibilité d’opérer des retraits, remboursables, pour équilibrer en cas de nécessité sa balance des paiements et défendre la valeur de sa monnaie. Le FMI pouvait autoriser les dévaluations et aider les pays en difficulté, sous réserve d’un rétablissement rapide de leurs finances. Une Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) était également créée, pour accorder des prêts aux États qui en feraient la demande. L’URSS, présente à la conférence en tant que grande puissance, refusa de participer au FMI et à la BIRD. La libéralisation des échanges constituait le second pilier du nouvel ordre économique international, avec le système du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), basé sur des négociations multilatérales pour abaisser progressivement les droits de douane : les premières eurent lieu en 1947 à Genève. À Dumbarton Oaks (août-septembre 1944), on arrêta les principes de fonctionnement de la future ONU ; les Britanniques obtinrent un siège permanent au Conseil de Sécurité, assorti d’un droit de veto, aux côtés des États-Unis, de l’URSS, de la France et de la Chine, ainsi que l’admission des Dominions et de l’empire des Indes comme membres de plein droit de l’Assemblée générale.

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La conférence « Tolstoï », à Moscou (9‑18  octobre 1944) constitue un cas de figure à part : au lieu des précédentes rencontres multilatérales, cette rencontre réunit Churchill et Staline seuls. Le Premier ministre britannique voulait parvenir, par une négociation en tête-à-tête entre deux dirigeants rompus aux pratiques de la realpolitik, à délimiter des zones d’influence entre Occidentaux et Soviétiques en Europe de l’Est. Exprimée sous la forme de pourcentages, la répartition finale était de 90 % à la Russie en Roumanie (et donc 10 % pour les Occidentaux), 75 % en Bulgarie, 50 % en Yougoslavie et en Hongrie, mais 90 % en faveur de la Grande-Bretagne (« en accord avec les États-Unis ») en Grèce. Staline fit également mine d’accepter l’établissement en Pologne d’un gouvernement de coalition associant membres du comité de Lublin (pro-soviétique) et du gouvernement polonais en exil à Londres depuis 1939 (non communiste). Cette rencontre illustre surtout les limites du talent diplomatique de Churchill : d’une part, le procédé en lui-même fleurait bon le xixe siècle, avec les diplomates penchés sur une carte et décidant d’un trait de plume du sort des peuples ; d’autre part, en pensant que les décisions prises revêtaient un caractère concret et durable, il se leurrait sur les intentions réelles de son interlocuteur. Dans l’imaginaire collectif, la conférence de Yalta (4‑11  février 1945), station balnéaire de Crimée, est restée comme celle où les Trois Grands procédèrent à un « partage du monde »1, d’ailleurs inégal, ou vicié dès le départ par la naïveté de Roosevelt, devant un Staline cynique, sous les yeux d’un Churchill impuissant. En réalité, la conférence a d’abord porté sur les modalités de la fin de la guerre en Europe, sur les frontières futures du continent et sur l’architecture de l’ONU. Les Trois Grands s’accordèrent sur la démilitarisation et la dénazification de l’Allemagne, ainsi que sur sa division en quatre zones d’occupation : Churchill insista pour que la France reçût un secteur, ce que Staline accepta, à condition qu’il fût prélevé sur les zones américaine et britannique. Le même principe d’occupation quadripartite valut pour Berlin et pour l’Autriche. La frontière orientale de la Pologne fut déplacée vers l’ouest, l’URSS récupérant donc les territoires perdus en 1921. Par une « Déclaration sur l’Europe libérée », rédigée dans le droit fil des principes contenus dans la Charte de l’Atlantique, les Trois Grands s’engageaient à instaurer la démocratie dans les pays libérés, mais rien n’était prévu pour une mise en œuvre concrète de ces dispositions. Enfin, pour obtenir l’entrée en guerre effective de l’URSS contre le Japon (fixée à trois mois au plus tard après la fin de la guerre en Europe), Roosevelt accorda à Staline diverses compensations territoriales en Extrême-Orient sans consulter Churchill. Il lui concéda aussi trois sièges pour l’URSS à l’Assemblée générale de l’ONU (URSS, Ukraine, Biélorussie), faisant semblant d’accorder crédit à la fiction de l’indépendance de ces deux dernières républiques. Les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité (États-Unis, Grande-Bretagne, URSS, Chine et France) disposaient d’un droit de veto, leur unanimité étant requise pour toutes les décisions du Conseil. En revanche, le projet rooseveltien de tutelle de l’ONU sur les colonies euro-péennes n’aboutit pas. En réalité, Yalta n’a pas constitué un partage du monde, ni même de l’Europe. Bien au contraire, la volonté de Roosevelt de maintenir la coopération avec l’URSS était l’antithèse même d’une quelconque idée de partage 1.  L’expression est sans doute due à Arthur Conte, Yalta ou le partage du monde, Paris, Fayard, 1964.

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ou de zones d’influence (d’où la réticence de Roosevelt devant les arrangements de la conférence « Tolstoï », cf. supra). La conférence de San Francisco (25 avril-25 juin 1945) vit l’instauration de l’ONU, avec 50 pays admis à l’Assemblée générale constitutive, et une Charte qui reprenait les principes de la démocratie libérale exposés dans la Charte de l’Atlantique. Dernière des conférences tripartites, celle de Potsdam (17 juillet-2 août 1945) illustra principalement l’isolement du camp britannique, représenté par Churchill, puis par le travailliste Clement Attlee qui lui succéda comme Premier ministre le 26 juillet 1945, face à Truman (Roosevelt étant décédé le 12  avril 1945). Les Américains obtinrent la création d’un Conseil des ministres des Affaires étrangères, chargé d’élaborer les traités de paix avec les pays satellites de l’Allemagne (Italie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Finlande). Les Trois Grands s’entendirent pour désarmer et dénazifier totalement l’Allemagne, et pour que chaque puissance occupante prélevât des installations industrielles dans sa zone en fonction de ses besoins. En revanche, aucun accord ne fut trouvé quant à l’exercice des libertés démocratiques dans les territoires sous contrôle soviétique, ou sur la frontière occidentale de la Pologne, fixée unilatéralement par les Russes au cours de l’Oder et de la Neisse occidentale (« ligne Oder-Neisse »).

Le bilan Les atours de la puissance La Grande-Bretagne en 1945 n’était pas seulement auréolée du prestige d’avoir été la première nation à entrer en guerre et la dernière à en sortir. Un premier point à noter, et qui n’est pas sans importance, est que la Grande-Bretagne, en 1945 comme en 1918, sinon même davantage, s’identifiait à un homme  : la position de Winston Churchill était même, paradoxalement, plus affirmée que celle de Lloyd George en 1918, nonobstant le fait que Lloyd George avait été confirmé dans ses fonctions par les électeurs alors que Churchill fut désavoué en juillet  1945. La durée de son mandat de Premier ministre coïncidait avec la période des combats et les heures les plus sombres que le Royaume-Uni ait connu ; sa physionomie et sa voix, universellement connues par les photographies et les multiples discours radiodiffusés de par le monde, ainsi que quelques attitudes symboliques (le cigare, le V de la victoire fait en écartant l’index et le majeur), suffisaient à l’identifier. En termes de capital symbolique, la Grande-Bretagne pouvait assurément rivaliser avec les États-Unis ou l’URSS. Elle le pouvait aussi au vu de la force des armes, et de l’ampleur, déjà soulignée, de sa mobilisation militaire (cf. supra). Ces éléments expliquent que la Grande-Bretagne ait joui d’un statut identique à celui des ÉtatsUnis et de l’URSS, avec zone d’occupation en Allemagne, à Berlin et en Autriche, et participation aux institutions internationales nouvellement mises en place sur un pied d’égalité, sinon plus  : avec les 5  sièges des Dominions et de l’Inde dans l’Assemblée générale des Nations unies – et, en 1945, la constitution d’un « bloc britannique » ne pouvait faire de doute –, elle disposait de 12 % des voix. De fait, et quelles que pussent avoir été les objections de Roosevelt ou Staline, elle avait recouvré son Empire dans son intégralité. Quant aux dispositions économiques adoptées à Bretton Woods, elles

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étaient également favorables à la Grande-Bretagne  : à terme, la livre sterling devant clairement faire fonction de monnaie de réserve, à égalité avec le dollar. Plus généralement, ce sont les principes qu’elle avait défendus pendant tout le conflit, et qui étaient exprimés dès la Charte de l’Atlantique, que ces résolutions venaient consacrer.

Un coût réel supérieur Dès 1943, le Premier ministre sud-africain, le général Smuts, avait émis un jugement qui se voulait sans appel sur la situation de la Grande-Bretagne : elle jouissait « d’un prestige énorme et du respect de tous ; seulement, elle [était] pauvre ». Pauvre, en effet, car la guerre l’avait vraiment mise au bord de la banqueroute  : si, du point de vue humain, on ne déplorait que des pertes relativement faibles (400 000 tués, dont 60  000  civils et 110  000  morts coloniaux), les dommages matériels étaient sensiblement plus élevés. La richesse nationale avait reculé de près de 10 % ; le coût des destructions se chiffrait à 1,5 milliard de livres ; la Grande-Bretagne avait dû vendre le tiers de ses avoirs à l’étranger ; l’endettement total du pays approchait 17 milliards ; le déficit de la balance des paiements s’élevait à 870  millions, ce qui rendait problématique le rétablissement de la convertibilité de la livre sterling, dans le cadre des accords de Bretton Woods. Le nouvel ordre économique international reflétait la position prépondérante des États-Unis, qui assuraient la mise de fonds la plus importante dans le FMI (25 % de son capital initial de 8,8  milliards de dollars) et de la BIRD (35 % des 9,1  milliards de dollars). Le dollar, alors la seule monnaie à être directement convertible en or, voyait sa suprématie affirmée ; pour les autres devises, le maintien de la parité fixée en 1944 passait par une attention constante à la balance des paiements et, donc, des politiques économiques de rigueur, comme le montre le cas de la Grande-Bretagne dès l’été 19451. Enfin, le nouvel ordre économique international répondait avant tout aux analyses des Américains de la crise des années 1930 : ils jugeaient qu’elle avait été amplifiée par les tempêtes monétaires et la contraction du commerce international, induite par les réflexes protectionnistes. C’est pourquoi les nouvelles institutions devaient empêcher la répétition d’un tel scénario.

Les craquements discrets de l’Empire Dernier point à évoquer, l’évolution de la situation dans l’Empire. La guerre avait illustré à plus d’un égard la dépendance de la métropole à son égard, et pas seulement de façon rhétorique, comme lorsque Churchill, dans son premier discours en tant que Premier ministre, plaça la « survie de l’Empire » au rang des buts de guerre de la Grande-Bretagne. Les pays membres ne l’avaient pas attendu : dès le 3 septembre 1939, le Premier ministre Robert Menzies avait engagé l’Australie dans la défense d’« un roi, un drapeau, une cause » et son homologue néo-zélandais pouvait s’exclamer  : « Nous nous rangeons sans crainte derrière la Grande-Bretagne. Nous la suivons où elle va, et nous nous tenons où elle se tient. » L’Irlande fut le seul Dominion (encore 1.  Voir chapitre 8.

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ne l’était-elle plus que de façon purement formelle, puisqu’elle s’était auto-proclamée État souverain en 1937) à ne pas entrer en guerre. Les Allemands, qui entretinrent une délégation diplomatique à Dublin tout au long de la guerre, multiplièrent les déclarations de soutien à la neutralité irlandaise, dans l’espoir que cela contribuerait à relâcher les liens entre la Grande-Bretagne et les autres Dominions. Il n’en fut rien, et l’impact de la politique suivie par l’Eire doit être apprécié au regard des quelque 50 000 Irlandais qui vinrent travailler dans les usines britanniques, en remplacement des hommes partis sous les drapeaux. On a vu plus haut le détail de la mobilisation de chacune des dépendances outre-mer. Dans la plupart d’entre elles, le sentiment dominant était le soutien à la métropole : même Gandhi, quelques jours après la déclaration de guerre, expliquait au vice-roi qu’il considérait le conflit « avec un cœur anglais » (with an English heart). Il n’était cependant pas suivi par tout le Congrès et l’Inde posa rapidement de sérieux problèmes  : la ligne de front se rapprocha dangereusement du souscontinent avec la conquête de Singapour et de la Birmanie par le Japon, et l’on craignit une invasion ennemie. En  mars  1942, Churchill envoya Stafford Cripps en mission en Inde, pour convaincre les nationalistes indiens de soutenir activement l’effort de guerre en leur promettant l’accès au statut de Dominion dès la fin du conflit. Les négociations n’aboutirent cependant pas et, déçu, le Congrès adopta la motion Quit India (8 août 1942) qui exigeait l’évacuation immédiate de l’Inde par les Britanniques. La quasi-totalité des dirigeants du parti fut alors emprisonnée, mais, dans plusieurs régions, la population se souleva : ce fut la plus grave menace à laquelle les autorités britanniques eurent à faire face depuis la révolte des Cipayes, en 1857. Le retour à l’ordre prit plusieurs semaines, Gandhi ne sortit pas de prison avant mai 1944, et les autres dirigeants congressistes en mai 1945, après la victoire en Europe. En même temps qu’elle magnifia, d’une certaine façon, le sentiment impérial, la guerre accentua les craquements à l’intérieur de l’Empire : n’était-il pas difficilement conciliable de mener le combat contre les dictatures au nom de la démocratie et de la liberté, et de vouloir maintenir la domination coloniale inchangée ? Dans son article 3, la Charte de l’Atlantique affirmait d’ailleurs le droit de tous les peuples à « choisir la forme du gouvernement sous lequel ils désirent vivre ». Le gouvernement britannique avait lui-même le sentiment d’une évolution nécessaire  : on pensera bien sûr à la mission Cripps en Inde, mais elle constitue un cas un peu particulier, dans la mesure où elle fut d’abord pour Churchill un moyen d’éloigner de Londres un homme politique de grande valeur et très populaire, éventuellement susceptible de lui porter ombrage, sans véritablement en cautionner les objectifs. Il faut mentionner aussi la remise, en 1942, du rapport de lord Hailey sur l’évolution politique des colonies africaines, dans lequel il établissait que l’Afrique était sur le point d’entrer dans une période de changements politiques rapides et que le pouvoir colonial devait promouvoir des élites politiques et administratives auxquelles l’autorité serait transférée au dernier moment. Les revers militaires britanniques de 1941‑1942 face aux Japonais amoindrirent aussi l’autorité des Britanniques auprès des peuples colonisés, notamment en Asie. Toutefois, l’Inde constitue le seul cas de crise véritable de la domination coloniale, même si des émeutes de moindre ampleur furent durement réprimées en Rhodésie du Nord (mars 1940) ou aux Bahamas (juin 1942).

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La situation britannique en 1945 ne peut donc être ramenée à celle d’un pays auréolé de prestige mais ruiné. Le coût de la guerre était certes très élevé, mais la Grande-Bretagne disposait, en dépit de toutes ses faiblesses, d’une économie en meilleur état que les autres belligérants européens –  elle était, en fait, au troisième rang mondial, après les États-Unis et le Canada. Sa place dans le monde d’après-guerre était assurée, tant à l’ONU que dans les circuits de la nouvelle économie mondiale. À la fin de l’année 1945, elle avait recouvré son Empire. Parler de « victoire perdue » est donc excessivement pessimiste. Moins épuisée qu’on a pu le dire, la Grande-Bretagne se trouvait en revanche face à des choix. En particulier, la perpétuation de son rôle de grande puissance avait évidemment un coût, et il fallait voir si les Britanniques étaient prêts à en payer le prix. On pouvait en douter, au vu de l’enthousiasme qu’avait suscité, dès sa parution (1942), le Rapport Beveridge, qui préconisait l’adoption d’une série de réformes sociales de grande ampleur pour éliminer la pauvreté. Les arbitrages nécessaires allaient être réalisés par une équipe gouvernementale nouvelle : la fin de la guerre coïncida avec la tenue des premières élections générales depuis 1935, le jeu politique normal ayant été suspendu pendant le conflit, que le parti travailliste remporta largement.

Document Anthony Eden et les accords de Yalta (février 1945) Ministre des Affaires étrangères de Churchill à partir de  décembre  1940, et dauphin virtuel du « Vieux Lion », Anthony Eden livre ici un témoignage de première main sur les négociations de Yalta, qui fait justice au mythe d’un « partage du monde » et montre les conditions dans lesquelles les discussions ont eu lieu. Par-dessus tout, Roosevelt possédait au plus haut degré le sens du politique. Peu d’hommes pouvaient voir aussi clairement quel était leur objectif immédiat et montrer une habileté d’artiste pour l’obtenir (…) mais sa vision à long terme n’était pas aussi assurée. Le Président partageait la méfiance, très répandue chez les Américains, envers l’Empire britannique tel qu’il avait été autrefois et, en dépit de sa connaissance des affaires internationales, il était toujours soucieux de faire comprendre à Staline que les États-Unis ne cherchaient pas à « faire bloc » avec la Grande-Bretagne contre la Russie. La résultante de ceci fut une certaine confusion dans les relations anglo-américaines qui profita aux Soviétiques. (…) Bien que le travail occasionné par la Conférence [de Yalta] fût assez ardu pour tenir occupé même un homme de l’énergie de Churchill, Roosevelt a trouvé le temps de négocier en secret, sans en informer ses collègues britanniques ou ses alliés chinois, un accord sur l’Extrême-Orient avec Staline. (…) Le sujet qui nous a le plus occupé à Yalta fut encore une fois la Pologne. Après avoir rencontré Stettinius à Malte, j’avais écrit à M. Churchill, lui disant que nous avions à peu près les mêmes idées quant à une solution possible. La situation présente ne pouvait pas continuer, avec les Russes reconnaissant

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le gouvernement de Lublin, et nous celui de Londres. La seule solution que Stettinius et moi pouvions envisager était la création d’un nouveau gouvernement provisoire, qui devrait s’engager à organiser des élections libres aussi vite que possible. Ce gouvernement comprendrait des représentants de tous les partis du gouvernement de Lublin, des Polonais à l’étranger et des Polonais de Pologne. (…) Si les Russes refusent d’accepter une solution du genre de celle suggérée ici, nous resterons dans l’impasse. Cela ne serait pas bon, mais une simple reconnaissance du gouvernement de Lublin serait pire encore. C’est sur ces conditions que nous discutâmes à Yalta. –  6  février  : Premières discussions sur la Pologne. Président et P[remier] M[inistre] bons, mais Staline nous donna une réponse très filandreuse. Je suis sûr qu’il faudra encore discuter âprement de tout ceci. (…) – 8 février : Pas un bon jour. Toujours bloqués sur la Pologne. (…) – 9 février : Après une dure journée qui a vu peu de progrès sur la Pologne, on a décidé de tout remettre aux ministres des Affaires étrangères. (…) – Réunion à 13  heures. Russes même pas prêts à lire notre projet de résolution, aussi le leur communique gracieusement, leur dis une ou deux choses sur l’opinion britannique, et déclare que je préfère rentrer sans un texte que de souscrire à ce qu’ils demandent, etc. Cet après-midi, le président Roosevelt remarqua que nos divergences étaient dans une large mesure une question de vocabulaire. Il se leurre lui-même. Après de nouveaux débats animés, nous sommes arrivés à un accord sur les mots, mais nous n’avons pas été longs à comprendre que les divergences d’intention restaient intactes. Ce n’est que si un gouvernement véritablement représentatif était rapidement formé en Pologne que la promesse d’élections libres et régulières aurait une quelconque signification. C’était vrai de tout ce que nous avons fait à Yalta, c’est l’exécution [des accords] qui importe. On avait pour l’instant sauvé les apparences, comme il le fallait pour remporter rapidement la victoire. Anthony Eden, Full Circle. The Memoirs of Anthony Eden, Londres, Cassel, 1965 (traduction : Ph. Chassaigne).

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Chapitre 8

Le temps des ajustements (1945‑1956)

Au cours de la décennie qui suit la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne ne réalisa que tardivement – et douloureusement, avec le traumatisme national que constitua le fiasco de Suez  – son déclassement sur la scène diplomatique. Non que les premières manifestations en aient été imperceptibles : les difficultés économiques à répétition, ou la première vague de décolonisation, engagée dans une réelle précipitation à cause de ces mêmes contraintes financières, en étaient deux illustrations particulièrement évidentes. Les défis auxquels les Britanniques eurent à répondre, les ajustements auxquels il leur fallut procéder, portaient à la fois sur l’avenir de l’EmpireCommonwealth, la place de la Grande-Bretagne dans un monde rapidement devenu bipolaire, les questions de défense nationale, changées du tout au tout par l’apparition de l’arme nucléaire, les relations avec les États-Unis, ou encore celles avec un continent européen en voie d’unification. Toutefois, les responsables politiques pensèrent généralement avoir réussi à négocier du mieux possible les ajustements nécessaires et à préserver le rôle qu’ils considéraient être celui de leur pays, compte tenu de la dimension mondiale de ses engagements. Cette attitude s’appliquait indépendamment de l’appartenance partisane des équipes en place  : la période 1945‑1956 vit la première manifestation véritable de l’alternance politique conservateurs-travaillistes, avec l’arrivée au pouvoir, en juillet 1945, du premier gouvernement travailliste majoritaire, c’est-à-dire assuré, à la différence des expériences précédentes de 1924 et 1929, d’effectuer la totalité de son mandat ; reconduit difficilement en 1950, le Labour dut laisser la place aux tories en 1951. Toutefois, leurs politiques étrangères se caractérisèrent par une réelle continuité, illustration parmi d’autres du « consensus d’après-guerre » (post war consensus). Parallèlement, les questions diplomatiques suscitèrent de nombreuses controverses au sein même des équipes en place, comme en témoignent les critiques de la gauche travailliste devant la politique atlantiste de Bevin, ou la fronde du « groupe de Suez » contre Eden en 1956.

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Une puissance économique déclinante Les données économiques constituent la clef de la plupart des décisions prises, en 1945‑1956 comme au cours des décennies suivantes, tant en ce qui concerne la décolonisation que la politique de défense nationale ou les relations avec l’Europe. Les travaux récents ont montré avec netteté que le déclin économique de la Grande-Bretagne est essentiellement un phénomène postérieur à la Seconde Guerre mondiale, avec un déclassement progressif du pays par rapport aux autres nations industrialisées1. Il ne faut toutefois pas adopter une vue uniformément sombre de la situation : la période 1945‑1956 se caractérise par la succession de deux phases bien distinctes. De 1945 à 1950, la Grande-Bretagne, écrasée par le coût de la Seconde Guerre mondiale, vit son PNB reculer (-3,4 % en 1945‑1947) jusqu’à ce que le plan Marshall, véritable ballon d’oxygène, permît à l’économie de retrouver en 1948 son niveau de 1945. Les années 1950 constituèrent en revanche ce que l’on a souvent qualifié d’« âge d’or » de l’économie britannique  : au cours de cette décennie, le PNB progressa au rythme moyen annuel de 3 % ; le chômage fut pratiquement inexistant (moins de 2 % de la population active), l’inflation jugulée et la Grande-Bretagne assurait une part plus importante du commerce international qu’avant la guerre (25 % des exportations mondiales de produits manufacturés en 1950, contre 21 %), permettant le retour de la convertibilité de la livre en 1959. Les Britanniques connurent les délices de la société d’abondance (affluent society), avec une élévation sans précédent du niveau de vie moyen, visible notamment à la multiplication des biens de consommation courants. En réalité, pour honorables qu’elles fussent, ces performances étaient inférieures à celles des autres pays industrialisés  : dans le même laps de temps, les États-Unis connaissaient une croissance moyenne de 3,7 % et les pays d’Europe occidentale de 5,6 %. D’où un déclassement qui conduisit la Grande-Bretagne du 5e  rang des pays de l’OCDE en 1951 au 9e en 1961. C’est en fait la question monétaire qui a le plus lourdement pesé sur la politique étrangère britannique. En 1945, les déficits hérités de la guerre étaient aggravés par le coût des engagements militaires à l’étranger et le déficit de réserves en dollars (dollar shortage) auquel la Grande-Bretagne était confrontée, comme tous les autres pays, du fait de sa dépendance en biens et services américains. La livre sterling était donc fragilisée, et son taux de change officiel par rapport au dollar, fixé à Bretton Woods, notoirement surévalué. Un recours à l’inflation n’était pas envisageable si la livre devait redevenir monnaie forte appelée à jouer un rôle dans les paiements internationaux, mais l’application d’une politique de stricte austérité était difficilement envisageable au moment où le gouvernement travailliste se lançait dans de vastes réformes sociales (cf. encadré « Les réformes travaillistes et l’État-providence »). Restait la souscription d’un emprunt auprès des États-Unis, finalement accordée en décembre 1945 pour un montant qui s’élevait à 5  milliards de dollars sur 50  ans au taux de 2 %, la première échéance n’étant due qu’en 1950. 1.  Cf. Sydney Pollard, The Wasting of the British Economy. British Economic Policy, 1945 to the Present, Londres, Croom Helm, 1982 ; Roderick Floud et Donald McCloskey (dir.), Cambridge Economic History of Britain, vol. 3, 1939‑1992, Cambridge, CUP, 1994.

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En contrepartie de ces conditions avantageuses, les Britanniques s’engageaient à rendre la livre convertible en dollars. Son rétablissement, le 15  juillet 1947, suscita une ruée des pays européens détenteurs de livres sterling pour les échanger contre les dollars dont ils avaient besoin. Devant la chute massive des réserves d’or et de dollars de la Banque d’Angleterre et la brusque dégradation de la balance des paiements, le gouvernement suspendit la convertibilité de la livre dès le 20 août. Après un bref intermède dû aux effets du plan Marshall, une nouvelle dégradation des comptes internationaux en 1949 obligea le gouvernement à dévaluer la livre de 30,5 % en septembre 1949, ramenant son taux de change face au dollar de 4,03 $ pour une livre à 2,80 $. Associée à une politique d’économies budgétaires, elle permit le retour à la convertibilité, partielle en 1955, totale en 1958, en dépit de la tempête monétaire qui survint lors de la crise de Suez.

Les réformes travaillistes et l’État-providence (Welfare State) Le gouvernement travailliste de Clement Attlee, élu en juillet 1945, mit immédiatement en chantier de vastes réformes sociales traduisant dans les faits les recommandations du rapport Beveridge de 1942. Trois textes fondateurs furent votés en 1946 instituant une assurance-chômage, maladie, maternité, retraite et vieillesse (National Insurance Act, 1946), un système d’assistance publique pour les plus démunis (National Assistance Act, 1946) et un service national de santé, universel et gratuit (National Health Service Act, 1946).

Les conséquences diplomatiques de ces difficultés financières sont facilement compréhensibles : faute de liquidités, la Grande-Bretagne dut procéder à des arbitrages draconiens entre les dépenses nécessaires et les autres, ce qui explique la décolonisation précipitée de l’Inde et de la Palestine. En outre, entre le programme nucléaire et celui de réarmement classique, engagé dans le contexte de la guerre de Corée, il fallut dégager des économies budgétaires pour équilibrer ces nouvelles dépenses. Le gouvernement dut notamment limiter les dépenses de santé (cf. tableau 13), en instaurant un « ticket modérateur » (prescription charge) sur certains actes médicaux. Cela entraîna une crise politique avec la démission du ministre de la Santé, Aneurin Bevan, suivi par le jeune ministre du Commerce, Harold Wilson, futur Premier ministre dans les années 1960. Le poids des contraintes budgétaires est également évident en ce qui concerne la politique de défense nucléaire : devant les réticences des Américains à échanger des informations en matière d’armements stratégiques (cf. la Déclaration de Washington du 15  novembre, qui limitait les transferts entre États-Unis et Royaume-Uni aux seules applications pacifiques de l’atome, puis la loi MacMahon d’août  1946, mettant un terme à toute coopération entre les deux pays), le gouvernement Attlee décida, pour des raisons à la fois de grandeur et de sécurité nationales, d’engager la Grande-Bretagne seule dans la construction de l’arme nucléaire (1947). La première bombe atomique britannique explosa en 1952, à Monte Bello (Australie). En dépit de la reprise d’une collaboration d’abord limitée, puis plus effective après le retour de Churchill au pouvoir en octobre  1951, le gouvernement décida en 1952 d’axer plus avant la défense britannique sur le nucléaire, mais « sans ruiner l’économie ». La première bombe thermonucléaire fut mise au point en 1958. Cela replaçait la

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Grande-Bretagne dans le cénacle fermé des grandes puissances militaires, deux ans à peine après l’humiliation de Suez, où elle avait dû reculer devant le « bluff nucléaire » des Soviétiques (cf. infra). Tableau 13  Dépenses publiques, en % du PNB (prix courants)1 Total dont Défense Services sociaux

1948 37 %

1951 37,5 %

1955 37 %

1960 37,1 %

6,3 % 17,6 %

7,6 % 14,1 %

8% 13,9 %

6,3 % 15,1 %

La Grande-Bretagne dans un monde bipolaire La fin de la « Grande Alliance » et la bipolarisation du monde (1945‑1947) La guerre froide naquit de la rupture de la « Grande Alliance » à propos de la question allemande. Dès le début de 1946, les Anglo-Américains, redoutant que l’Allemagne ne basculât dans le communisme, mirent fin à leur politique initiale de dénazification et de démantèlement industriel. Staline, lui, tardait à organiser les élections libres dans les pays sous contrôle de l’Armée rouge, conformément aux accords de Yalta. Le 5 mars suivant, dans un discours prononcé à Fulton (Missouri), Churchill dénonçait donc le « rideau de fer » (iron curtain) qui était tombé en travers de l’Europe. En  février  1947, les traités de paix conclus avec les anciens satellites de l’Allemagne (Italie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie) étaient la dernière manifestation d’accord entre les vainqueurs de 1945 ; en revanche, la conférence de Moscou (10 mars-25 avril 1947) ne déboucha sur aucun accord quant à la question allemande. Craignant que les difficultés économiques de l’après-guerre ne fissent le lit du communisme en Europe de l’Ouest, le président américain Harry Truman exprima sa volonté d’« endiguer » (to contain) l’expansion soviétique en accordant l’aide américaine à tout État qui la solliciterait (12  mars 1947). Le 5  juin, le général Marshall, secrétaire d’État américain, offrait une aide financière de grande envergure à tous les Européens pour accélérer la reconstruction. Refusée par Staline pour l’URSS et les États qu’elle contrôlait, l’aide Marshall, votée par le Congrès le 12  avril 1948, s’éleva à 13 milliards de dollars, sous la forme de dons. La Grande-Bretagne (26 %), la France (20 %), l’Allemagne de l’Ouest (11 %) et l’Italie (10 %) en étaient les principales bénéficiaires. L’URSS riposta en créant le Kominform (Bureau d’information communiste) en septembre 1947 pour coordonner les activités des partis communistes européens et les arrimer au bloc soviétique. Au même moment, l’échec de la 1.  S.J.D. Green et R.C. Whiting (dir.), Boundaries of State, op. cit., p. 98.

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conférence de Londres (25  novembre-15  décembre 1947) sur l’Allemagne consacrait la rupture de l’Europe en deux.

Les Britanniques entre l’URSS et les États-Unis Les positions britanniques et américaines au cours de cette période ne doivent pas être confondues. Dès Téhéran (1943), Churchill avait perçu, comme il le disait à Anthony Eden, que « le vrai problème, maintenant [était] la Russie » et qu’il « ne [pouvait] amener les Américains à s’en rendre compte ». En 1945‑1946, la GrandeBretagne se trouvait en première ligne face aux ambitions soviétiques, moins en Europe orientale qu’en Méditerranée et au Moyen-Orient, ses zones d’influence traditionnelles. Par ailleurs, les relations anglo-américaines étaient tendues, que ce soit à cause de l’abrogation du lend-lease dès la guerre en Europe finie, du déroulement difficile des négociations sur le prêt accordé à l’automne 1945 ou de l’arrêt de la coopération nucléaire. Les travaillistes réprouvaient l’orientation libérale du nouvel ordre économique mondial mis en place à Bretton Woods. L’antiaméricanisme y était endémique, et la tradition pacifiste très forte. L’ensemble du parti, gouvernement compris, croyait sans doute en arrivant aux affaires qu’une politique étrangère « socialiste » était possible ; Bevin lui-même déclarait : « La gauche peut parler à la gauche en toute camaraderie et confiance. » En décembre 1946, il récidivait en déclarant chercher une « troisième voie » entre les deux blocs et que son rôle était de rapprocher Grande-Bretagne et États-Unis. Il est toutefois difficile de dire ce qu’aurait pu être une telle politique étrangère  : intégrer l’URSS à un système européen de sécurité collective placé sous l’égide de l’ONU ? S’appuyer sur le Commonwealth pour mener une politique rejetant dos-à-dos les deux blocs ? L’une comme l’autre de ces solutions étaient utopiques, la première du fait des motivations mêmes de la politique soviétique (cf.  supra), la seconde en raison des réticences des pays membres du Commonwealth, et surtout des plus récents, à aliéner leur indépendance diplomatique. Dès février 1946, Bevin était convaincu qu’il fallait opter pour une entente très étroite avec les Américains. Il apparaît plus plausible d’interpréter la « politique étrangère véritablement socialiste » comme un argument à usage interne  : pour Bevin, c’était une formule incantatoire propre à calmer l’opposition de gauche de son parti ; pour celle-ci, c’était un leitmotiv à l’aune duquel elle pouvait mesurer son audience, dans le cadre des luttes de factions au sein du parti travailliste. En octobre 1946, 21 députés adressaient une lettre à Attlee demandant un changement fondamental de politique extérieure ; en novembre, un amendement en ce sens, présenté par lan Mikardo et Richard Crossman, deux porte-parole de la gauche travailliste, reçut le soutien de 57  backbenchers ; en mars 1947, ils étaient 85 (sur 393 députés travaillistes) à voter contre le service militaire.

Le choix décisif de l’alliance atlantique Ernest Bevin apparaît donc comme l’architecte de l’alliance anglo-américaine, conçue comme le moyen d’amarrer les États-Unis à la défense du continent européen pour éviter un face-à-face inégal entre une Europe de l’Ouest affaiblie par la guerre et

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La première crise de Berlin (1948‑1949) Une fois constatée la rupture avec les Soviétiques sur la question allemande, les Anglo-Américains prirent la décision en octobre  1946 de fusionner leurs zones d’occupation en une « bizone » qui vit le jour au 1er  janvier 1947. La zone française y fut incluse en juin 1948 (accords de Londres). Dans le même 1.  Cette réévaluation est due avant tout à Alan Bullock, The Life and Times of Ernest Bevin, vol. 3, Foreign Secretary 1945‑1951, Londres, Heinemann, 1983.

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temps, une réforme monétaire voyait la naissance d’une nouvelle monnaie, le Deutschemark, ayant cours dans toute la partie occidentale de l’Allemagne. Staline répondit le 31  mai 1948 en mettant la partie ouest de Berlin (sous occupation occidentale) en état de blocus, décrétant l’interruption partielle (devenue totale le 24 juin) des communications (notamment les convois militaires) avec l’Allemagne de l’Ouest. Le président américain Truman décida l’organisation d’un pont aérien pour ravitailler la ville et se déclara prêt à recourir à la force pour le défendre. Pendant un an, Britanniques et Américains opérèrent conjointement dans le cadre d’une Combined Airlift Task Force qui coordonnait leurs opérations. Ce pont aérien constitua une véritable prouesse technique, avec un total de 200 000 vols et 1,5 million de tonnes de marchandises acheminées. La conférence de Paris (23  mai-20  juin 1949), qui réunit les ministres des Affaires étrangères des quatre puissances occupantes, n’aboutit à aucun résultat sur le statut de l’Allemagne et prorogea le statut quadripartite de Berlin. De cet échec découlent la naissance, à l’ouest, de la République fédérale allemande (RFA) en septembre 1949, aussitôt suivie à l’est par celle de la République démocratique allemande (RDA) en octobre.

Balayant les objections des historiens de gauche1 qui faisaient de Bevin, prisonnier de son anticommunisme, un jouet des hauts fonctionnaires réactionnaires de son ministère et le fossoyeur de l’indépendance nationale, son biographe, Alan Bullock, a montré2 qu’il eut une claire perception des enjeux à terme et qu’en optant pour l’alliance américaine, il prit une décision salutaire pour la Grande-Bretagne, dont les forces étaient insuffisantes, même aidée du Commonwealth et de l’Europe occidentale, dans le cadre d’un face-à-face avec l’URSS où, comme Churchill l’avait énoncé à Fulton, seul comptait le rapport de forces. Sa politique visait donc à conserver à son pays son rang de puissance aux intérêts planétaires, en instaurant une communauté d’intérêts avec le pays qui, à l’évidence, détenait le leadership mondial, mais sans abdiquer les intérêts propres de la Grande-Bretagne. Le choix atlantiste se traduisit ensuite par la participation de la Grande-Bretagne à la guerre de Corée (1950‑1953), qui débuta avec l’invasion de la Corée du Sud par la Corée du Nord, communiste (25  juin 1950). Le Conseil de Sécurité de l’ONU condamna l’opération et une force militaire fut envoyée, sous commandement américain, pour contrer les envahisseurs. La Grande-Bretagne fut, avec la Turquie, le pays qui envoya les contingents les plus importants, avec 12  000  soldats (mais 200 000 Américains) ; le gouvernement Attlee dut accroître les dépenses militaires de près de 5 milliards de livres, et la durée du service militaire fut portée à 18 mois, puis à deux ans. Rapidement, des « volontaires » chinois combattirent avec les troupes nordcoréennes et, devant les revers que ses troupes subissaient à l’automne 1950, le général MacArthur demanda au président Truman d’utiliser la bombe atomique, déclenchant 1.  Cf. D.N. Pritt, The Labour Government1945‑1951, Londres, Lawrence & Wishart, 1963, ou John Saville, The Labour Movement in Britain, Londres, Faber, 1988. 2.  A. Bullock, Ernest Bevin, op. cit.

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une véritable psychose de troisième guerre mondiale dans les opinions publiques occidentales. Attlee fit partie de ceux qui intervinrent directement auprès de Truman pour l’en dissuader. La guerre de Corée dura jusqu’à la signature, en juillet 1953, de l’armistice de Panmunjon, qui marquait en fait le retour au statu quo ante d’une péninsule coréenne partagée le long du 38e parallèle. La Grande-Bretagne participa aussi aux autres pactes défensifs conclus par les États-Unis à la suite du traité de l’Atlantique Nord. En septembre  1954, le traité de Manille (Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis, Royaume-Uni, France, Pakistan, Philippines et Thaïlande), marquait la naissance de l’OTASE (OTASE, en anglais South East Asia Treaty Organization ou SEATO) et se voulait l’équivalent de l’OTAN dans une partie du monde très directement concernée par la menace soviétique : à la conférence de Genève (juillet 1954), pendant laquelle les Britanniques avaient joué un rôle clef en la co-présidant aux côtés de l’URSS, le Vietnam avait été partagé en deux États, dont l’un, au nord, était contrôlé par les communistes. L’OTASE se substituait au traité conclu en septembre  1951 entre États-Unis, Australie et Nouvelle-Zélande (pacte du Pacifique, ou ANZUS  : Australia, New Zealand, United States), et que la Grande-Bretagne, non consultée, avait ressenti avec irritation, l’Australie et la Nouvelle-Zélande étant des pays du Commonwealth. L’année suivante, le pacte de Bagdad (avril  1955) vit la Grande-Bretagne, bientôt suivie par le Pakistan et l’Iran, adhérer au traité turco-irakien signé deux mois auparavant. Si les États-Unis restèrent à l’écart, laissant les Britanniques jouer un rôle prépondérant au Moyen-Orient, ils le soutenaient en pratique, et le pacte de Bagdad marquait l’achèvement de l’encerclement du bloc socialiste par le sud.

« Relation spéciale » et « atlantisme » L’expression de « relation spéciale » entre la Grande-Bretagne et les États-Unis est due à Winston Churchill qui, dans son discours de Fulton (5 mars 1946) évoquait l’« association fraternelle des peuples de langue anglaise » (fraternal association of the English-speaking peoples) qui impliquait une « relation spéciale [special relationship] entre le Commonwealth et l’Empire britannique, et les ÉtatsUnis ». Elle est depuis entrée dans le langage courant, et cette idée de relations privilégiées entre les deux pays n’est que tardivement devenue objet d’histoire. La question de ses fondements, en particulier, a été interprétée de deux façons diamétralement opposées. Pour les uns, les relations anglo-américaines ont toujours été privilégiées, en raison de l’évidente communauté de culture entre les deux peuples et de l’interpénétration constante de leurs destins respectifs ; cette approche pouvait parfois tomber dans un déterminisme sentimentaliste et un peu naïf, présentant les deux pays comme irrésistiblement portés l’un vers l’autre. Pour les autres, la « relation spéciale » reposait avant tout sur des intérêts bien compris, notamment du côté des Britanniques : l’alliance avec les États-Unis avait été recherchée faute de pouvoir gagner seuls la guerre contre Hitler ; par la suite, la menace soviétique était venue opportunément remplacer l’ennemi national-socialiste pour convaincre les deux pays de perpétuer leur collaboration.

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« Spéciale », la relation États-Unis/Grande-Bretagne n’en était pas moins aussi inégale, du fait du déséquilibre des forces respectives, et de la position le plus souvent passive de la Grande-Bretagne dans ce tandem. Pourtant, les exemples sont assez nombreux d’une interaction entre les deux pays, et ce, dès l’abord : c’est Bevin qui convainquit les États-Unis de demeurer impliqués en Europe. On en trouvera d’autres exemples. Londres sut aussi exprimer son opposition, ou résister aux pressions exercées par les Américains. Enfin, la disproportion manifeste des capacités de chaque partenaire pose la question de l’intérêt des Américains pour cette alliance, de ce qu’ils pouvaient en retirer, dans la mesure où elle ne leur était pas indispensable. Or, en dépit des hauts et des bas de la « relation spéciale », ils n’y ont jamais mis un terme. C’est sans doute que l’interpréter sous l’angle des seuls rapports diplomatiques est une grille de lecture un peu courte : l’historiographie des dix dernières années tend d’ailleurs à en réhabiliter la dimension culturelle, en soulignant, sans sentimentalisme béat, l’importance des points de convergence (langue, religion, attachement au libéralisme politique et économique…). La notion d’« atlantisme », qui qualifiait à l’origine un type de diplomatie, orienté par les principes et les dispositions du pacte Atlantique de 1949, en est venue à définir, plus largement, le sentiment de l’existence d’une communauté de valeurs rapprochant les deux pays, de part et d’autre l’océan Atlantique.

La première vague de décolonisation Une triple contrainte La décolonisation menée à bien entre 1946 et 1948 résultait d’une triple contrainte, budgétaire, idéologique et géopolitique. Au premier plan venait la contrainte budgétaire, avec les problèmes financiers que nous avons vus plus haut. Dès septembre 1944, Keynes, conseiller du Trésor depuis 1940, avait, dans un mémorandum maintenant célèbre, attiré l’attention du gouvernement sur le « Dunkerque financier » (afinancial Dunkirk) qui se profilait et ajoutait que les Britanniques « ne pouv[aient] être les gendarmes de la moitié du monde alors qu[’ils s’étaient] mis au clou auprès de l’autre moitié » (allusion aux dettes contractées dans le cadre du lend-lease). Si une partie de l’aide américaine accordée au lendemain de la guerre fut cependant utilisée pour financer des opérations de rétablissement de l’ordre colonial (en Malaisie ou encore en Indochine, pour aider les Français à rétablir leur autorité), les dépenses coloniales devinrent vite insupportables : dans le cas de la Palestine, le coût du maintien de l’ordre s’élevait à 100 millions de livres par an. La deuxième contrainte résultait de l’idéologie anti-impérialiste du parti travailliste arrivé aux affaires en juillet 1945 : son manifeste électoral comprenait la promesse de transformer tout l’Empire en un véritable Commonwealth. Clement Attlee avait participé, en 1930, à la Commission Simon sur l’avenir constitutionnel de l’Inde1 1.  Voir Chapitre 6.

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et Stafford Cripps, son Chancelier de l’Échiquier, avait dirigé une mission en Inde en 1942, dans le même but ; elle avait échoué, mais la responsabilité en incombait à Churchill et au vice-roi, lord Linlithgow, peu portés au compromis. Cripps, pour sa part, avait noué de nombreux contacts avec le parti du Congrès. Toutefois, le Labour, qui accordait beaucoup d’importance aux responsabilités des colonisateurs vis-à-vis des colonisés, ne voulait pas d’une liquidation pure et simple de l’Empire dans la confusion. En outre, le climat idéologique de l’après-guerre avait sensiblement évolué et, dans le cas qui nous concerne, l’idée d’une décolonisation maîtrisée était acceptée par l’ensemble des acteurs du jeu politique, manifestation du « consensus d’aprèsguerre » (cf. encadré). Le fait que l’Independence of India Act ait été adopté sans opposition véritable des conservateurs (ils s’arrangèrent pour que Churchill ne siégeât pas ce jour-là…) en est une illustration particulièrement nette, reflétant les positions exprimées dans l’Imperial Charter de 1947. Celle-ci, en même temps que les autres « chartes » (sur l’agriculture, sur l’industrie, sur le pays de Galles…), reflétait la mue idéologique du parti tory1. Il était toutefois clair que la vague de décolonisation des années 1947‑1948 était à leurs yeux un aboutissement et non un point de départ : un courant impérialiste continuait d’être présent à l’intérieur du parti, comme les événements de Suez devaient le démontrer. Dernière contrainte, enfin, la bipolarisation des relations internationales. Ainsi pour Bevin, aux yeux de qui ces considérations géopolitiques primaient toutes les autres, la décolonisation en Asie et en Palestine n’était qu’un moindre mal, tant que la Grande-Bretagne pourrait conserver son rôle de premier plan dans le reste du Moyen-Orient et recentrer son Empire sur l’Afrique : il considérait même qu’un développement rapide de ces colonies amènerait les États-Unis « à manger dans notre main en quatre ou cinq ans »2. De façon moins utopique, l’opinion selon laquelle un Empire recentré et un Commonwealth rénové permettraient à la Grande-Bretagne de conserver un rôle de premier plan dans le jeu diplomatique international était largement partagée.

Le « consensus d’après-guerre » Notion essentielle de l’histoire politique du Royaume-Uni postérieure à 1945, le « consensus d’après-guerre » désigne le rapprochement idéologique entre conservateurs et travaillistes. Sa traduction concrète fut l’application de politiques sensiblement identiques par les gouvernements issus des deux formations. On distingue généralement six points de convergence : le maintien d’une économie mixte, avec un large secteur nationalisé ; l’intervention de l’État dans l’économie pour garantir le plein emploi ; la lutte contre les inégalités sociales par une politique fiscale redistributrice ; le développement de l’Étatprovidence ; la recherche du dialogue avec les syndicats ; la poursuite d’une décolonisation progressive. 1.  Sur ces points, voir Anthony Seldon et Stuart Ball (dir.), Conservative Century, Oxford, OUP, 1994. 2.  Cité in R. Pearce, Attlee’s Labour Governments 1945‑1951, Londres, Routledge, 1994.

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La décolonisation La fin du Raj L’arrivée des travaillistes au pouvoir coïncida avec une détérioration notable de la situation en Inde : la conférence de Simla (juin-juillet 1945), qui aurait dû déboucher sur la création d’un gouvernement intérimaire indien, les Britanniques ne conservant que la Défense, échoua faute d’accord entre Hindous et Musulmans ; à l’automne 1945, le pays fut agité par des vagues de grèves et de manifestations, provoquées en partie par les difficultés économiques dues à la guerre ; l’Indian Army, de plus en plus gagnée à la cause nationaliste, n’était plus sûre (des mutineries devaient se produire en février 1946). Les élections aux assemblées provinciales et à l’Assemblée législative centrale de décembre 1945-janvier 1946 furent des succès pour le parti du Congrès et la Ligue musulmane, qui remportèrent la très grande majorité des voix à l’intérieur de chaque communauté, mais elles illustrèrent aussi la profondeur des divisions religieuses dans la population indienne. Attlee envoya une délégation ministérielle en Inde, comprenant, en plus de l’Indian Secretary, lord Pethick-Lawrence, le ministre du Commerce, Stafford Cripps, tout en promettant aux Indiens une accession à l’indépendance rapide dans le cadre d’un État unitaire. Cet élément revêtait une importance particulière, non seulement pour le Congrès, mais aussi pour Londres, qui craignait qu’un partage de l’empire des Indes sur des bases confessionnelles ne fût facteur d’instabilité dans la région et fît le jeu de Moscou. Au terme de longues négociations où Congrès et Ligue musulmane ne tombèrent d’accord sur rien, ou peu s’en faut, Nehru formait le 2  septembre 1946 un gouvernement de transition, dans lequel les musulmans acceptaient finalement d’entrer, mais son action fut vite paralysée du fait de la dégradation des relations intercommunautaires. Les massacres de Calcutta (16  août 1946) firent plusieurs milliers de victimes, majoritairement musulmanes. Les affrontements reprirent en octobre, au Bengale oriental et au Bihar, puis au Punjab. Dès la fin de l’année 1946, l’empire des Indes était en plein délitement. Dans ce contexte, le 20  février 1947, le gouvernement annonça que l’indépendance de l’Inde surviendrait au 30 juin 1948 au plus tard et nomma lord Mountbatten, cousin du roi Georges  VI, au poste de vice-roi avec des pouvoirs extra­ordinaires pour préparer le retrait britannique. Mountbatten se convainquit rapidement que la partition sur la base des appartenances religieuses était inévitable. Pour éviter un émiettement complet du Raj, l’accord se fit sur un partage entre deux États à statut de Dominion, une Union indienne hindouiste et un Pakistan musulman, lui-même géographiquement scindé en deux, un Pakistan occidental autour du Balouchistan, du Rajastan et du Punjab et un Pakistan oriental centré sur le Bengale. La date de l’indépendance était désormais fixée au 15 août 1947. L’accession à la souveraineté s’effectua dans un contexte dramatique de déplacements de population (peut-être 8  millions de réfugiés ?) et d’affrontements intercommunautaires qui firent sans doute près de 1  million de morts. Lord Mountbatten demeura en Inde en tant que gouverneur-général, avant d’être remplacé par un Indien, Chakravarti Rojagopalachari (juin 1948), mais cette fonction, normale pour tout Dominion, n’avait plus qu’un rôle purement symbolique : l’Union indienne était gouvernée par Nehru et Vallabhabhai Patel, Gandhi ayant été assassiné par un

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extrémiste hindou en janvier 1948. La constitution qui faisait de l’Inde une République fut promulguée en janvier  1950, ce qui posait la question de son statut de membre du Commonwealth (cf.  infra). L’accession de l’Union indienne et du Pakistan à l’indépendance fut suivie par celle de la Birmanie (janvier  1948) et de Ceylan (février), marquant la fin du Raj.

La Palestine Déjà très tendue pendant la guerre, la situation en Palestine se dégrada plus encore en octobre  1945, lorsque la Haganah et l’Irgoun reprirent leurs attentats contre les forces britanniques. Celui de  juillet  1946, à Jérusalem, à l’hôtel du Roi David, fut le plus sanglant (91 morts), mais il ne fut pas le seul : 200 Britanniques furent victimes du terrorisme sioniste entre 1945 et 1948. Le contexte était d’autant plus délicat en raison de la position des États-Unis : soucieux de la stabilité du Moyen-Orient, tant pour des raisons géopolitiques (éviter de donner prise au communisme) qu’économique (besoin du pétrole), ils trouvaient la politique pro-arabe des Britanniques conforme à leurs intérêts ; mais l’importance du vote juif dans la perspective des élections présidentielles de 1948 poussait Truman à faire naître un État juif en Palestine le plus vite possible. La question de l’immigration juive constitua un premier domaine de frictions : le gouvernement britannique refusa de laisser entrer les 100 000 réfugiés que Truman le pressait d’accepter (avril 1946) et, en juillet 1947, l’épisode de l’Exodus (cf. encadré) scandalisait l’opinion internationale. Tandis que le cycle attentats-représaillesattentats entre sionistes et troupes britanniques se perpétuait, Attlee remit le dossier de la Palestine à l’ONU (février  1947). La Commission spéciale des Nations unies sur la Palestine (United Nations Special Committee on Palestine, UNSCOP), qui fut alors mise sur pied, se prononça en faveur de la partition en deux États, solution qui recueillit aussi les faveurs de l’URSS. Le plan retenu divisait la Palestine entre un État juif, comprenant la Galilée orientale, la côte de Saint-Jean-d’Acre au sud de Jaffa, et la plus grande partie du désert du Néguev (55 % du territoire palestinien), et un État arabe réparti en trois tronçons (Galilée occidentale, Cisjordanie, Gaza), Jérusalem étant internationalisée et placée sous le contrôle de l’ONU. Il fut adopté le 29  novembre 1947 par l’Assemblée générale de l’ONU, mais son annonce entraîna des troubles violents entre Juifs et Arabes. Les Britanniques préparèrent alors leur retrait pour le 15 mai 1948. Proclamé le 14 mai 1948, quelques heures avant le départ des dernières troupes britanniques, l’État d’Israël fut reconnu par les deux Grands mais, immédiatement, les troupes des pays arabes voisins envahirent le nouvel État. La première guerre israélo-arabe (mai 1948-janvier 1949) se solda par la victoire d’Israël, qui occupait alors 78 % du territoire de l’ancienne Palestine.

L’Exodus (juillet 1947) L’histoire tragique du navire Exodus illustra le caractère inextricable de la situation dans laquelle les Britanniques s’étaient placés en Palestine. L’Exodus est un navire qui, sous le nom de Petit Warfield, quitta le port français de Sète le 11  juillet 1947, transportant à son bord 1  561  hommes, 1  282  femmes et

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quelque 1 600 enfants et adolescents, rescapés des camps de la mort nazis, qui voulaient émigrer en Palestine. Rebaptisé en mer l’Exodus 1947, il se heurta dès son approche des côtes palestiniennes à la marine britannique  : le 17  juillet, un accrochage avec le destroyer HMS Childers fit 3 morts et 200 blessés parmi les réfugiés. Arrivés le lendemain à Haïfa, ils se virent refuser l’autorisation de débarquer et durent repartir pour la France dans des conditions d’hygiène déplorables. La France ayant refusé d’obliger ceux qui ne le voulaient pas à débarquer, les passagers de l’Exodus repartirent pour Hambourg, où ils débarquèrent le 9  septembre pour être hébergés dans d’anciens camps de concentration.

Le retrait précipité de Palestine ne signifia pas un affaiblissement de la position des Britanniques dans le reste du Moyen-Orient : ils signèrent plusieurs traités avec les États arabes de la région, qui leur furent globalement favorables. Dès mars 1946, la Jordanie reçut sa souveraineté pleine et entière, et elle leur concéda en retour deux bases aériennes ce qui, avec la présence de John Glubb (« Glubb Pacha ») à la tête de la Légion arabe, regroupement des forces des États arabes du Moyen-Orient et seule armée arabe digne de ce nom, leur assurait une position stable. En Irak, le traité de Portsmouth (janvier  1948) leur laissait l’utilisation de bases aériennes en conjonction avec l’armée de l’Air irakienne. La situation était plus délicate en Iran et, surtout, en Égypte. En Iran, les Britanniques eurent à faire face à la longue crise dite d’Abadan (mai 1951-août 1953), qui débuta avec la nationalisation des installations de l’AngloIranian Oil Company (installées à Abadan), décidée par le Premier ministre iranien Mossadegh. Après l’échec d’une tentative d’arbitrage par la Cour internationale de Justice, Londres décréta un embargo sur le pétrole iranien et retira ses ressortissants du pays (octobre 1951). La situation se dégrada ensuite, avec la fermeture de toutes les représentations britanniques en Iran et la dénonciation du traité de 1857, qui marquait le début de l’influence anglaise sur le pays (1952). Le 1er août 1953, Mossadegh forçait le shah Mohammed Reza à quitter le pays. Cette radicalisation entraîna la réaction des Américains qui, considérant jusqu’alors Mossadegh comme la seule alternative à l’installation d’un régime communiste en Iran, avaient poussé les Britanniques au compromis. Une révolte populaire, sans doute organisée en sous-main par la CIA et le MI6 (services de renseignement britanniques) renversa Mossadegh et rétablit le shah sur le trône. Un traité signé en octobre  1954 laissait à l’Iran la propriété du pétrole mais en confiait l’exploitation à un consortium international, associant British Petroleum (nouveau nom de l’Anglo-Iranian), Américains et Français. Cette sortie de crise plutôt positive contrastait avec la situation en Égypte, où le roi Farouk, sous la pression d’une opinion nationaliste de plus en plus forte, avait dénoncé unilatéralement en novembre  1951 le traité de 1936. Après sa chute et l’abolition de la monarchie (juillet 1952), son successeur, le général Neguib, conclut en 1954 un accord qui prévoyait le départ des Britanniques de la zone du canal de Suez sous deux ans. Cette défection n’affaiblit cependant pas substantiellement leurs positions, comme le montra la signature du pacte de Bagdad (avril 1955), qui faisait d’eux les protecteurs des États moyen-orientaux frontaliers de l’URSS (Turquie, Irak, Iran, Pakistan).

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Premières difficultés africaines L’Afrique paraissait plus calme et, de fait, les accessions à l’indépendance des grandes colonies d’Asie avaient fait d’elle, à la fin des années 1940, le nouveau centre de gravité de l’Empire britannique. Les sentiments nationalistes n’en étaient pourtant pas absents : la tenue de la cinquième Conférence panafricaine de Manchester à l’automne 1945 marqua d’ailleurs un tournant, avec, pour la première fois, un lien explicitement exprimé par les participants entre socialisme et sentiment nationaliste africain. La Côte de l’Or, le Nigeria ou le Sierra Leone demandèrent le self-government dans les mois qui suivirent la fin de la guerre et l’obtinrent, mais avec quelques nuances. La Côte de l’Or fut dotée, dès 1946 (« Constitution Burns », du nom du gouverneur local), d’un Conseil législatif comprenant 18 membres (sur 30) élus par la population noire, et un parti nationaliste modéré (United Gold Coast Convention, UGCC) vit le jour ; toutefois, c’est le plus radical, N’Krumah, qui avait frayé avec les communistes alors qu’il faisait ses études à Londres entre 1945 et 1947, qui devint rapidement la principale figure politique du pays ; capable de galvaniser les foules (émeutes d’Accra et de Kumasi, février 1948), il fut emprisonné à plusieurs reprises (1948, 1950‑1951) avant de se voir confier un poste de quasi-Premier ministre en 1951 ouvrant la voie pour l’accession de son pays à l’indépendance en 19571. Le Sierra Leone bénéficia de la majority rule (« gouvernement de la majorité », c’est-à-dire existence d’une assemblée législative élue par la majorité noire de la population) en 1948, le Nigeria devant, lui, attendre 1951 (« constitution Macpherson ») en raison des difficultés que constituait le brassage ethnique de sa population. Le principal problème surgit au Kenya, avec, en 1952‑1955, la révolte des Mau-Mau (organisation secrète au sein de la population Kikuyu), dont la violence frappa les esprits métropolitains et qui s’avéra très difficile à réprimer.

Empire et/ou Commonwealth ? Au terme de ce premier mouvement de décolonisation, l’Empire, désormais centré sur l’Afrique, ne comptait plus que 70  millions d’habitants, soit six fois moins qu’à la sortie de la guerre. Les années 1930 avaient vu la transformation de l’Empire en Empire-Commonwealth, associant dans un même ensemble les « Dominions blancs » (White Dominions), jouissant d’une quasi-indépendance, et les colonies « de couleur », toujours étroitement subordonnées à la métropole. Les indépendances proclamées en 1947‑1948 portaient, elles, toutes sur les secondes, soulevant le problème du maintien des liens avec l’ancienne puissance coloniale. L’Union indienne fut la première à véritablement poser la question lorsqu’elle devint une république souveraine en janvier 1950 même si, en réalité, elle était prévisible dès 1947. La redéfinition du Commonwealth fut la tâche prioritaire de lord Mountbatten. On évoqua un système dual, associant des États monarchiques (c’est-à-dire dont le souverain britannique était le chef) et non monarchiques, ou la possibilité d’un statut d’associé extérieur, à l’exemple de l’Irlande dans les années 1930, mais cette dernière solution

1.  Voir chapitre 9.

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devint caduque lorsque Dublin, en septembre 1948, décida de quitter le Commonwealth. Dès octobre 1948, l’épithète de British fut omise de l’expression Commonwealth of Nations. Finalement, en  avril  1949, la Déclaration de Londres, formulée à l’initiative de Nehru, exprimait un consensus en faisant du souverain le « chef » (Head) du Commonwealth, « symbole de l’association libre des États indépendants qui en sont membres ». Toujours pourvoyeur de formules suggestives, Nehru décrivait alors le Commonwealth comme « l’indépendance avec quelque chose en plus (independence plus). Le Commonwealth prit rapidement la relève de l’Empire dans l’esprit des Britanniques, comme le montre le glissement sémantique consistant à remplacer partout le premier terme par le second : la « préférence impériale » devint « préférence des pays du Commonwealth » (Commonwealth preference), l’Imperial Institute le Commonwealth Institute,  etc. Les liens de solidarité en son sein s’établissaient à deux niveaux  : un niveau politique, bien sûr, avec le lien commun à travers la Couronne, mais aussi un niveau économique, avec le renforcement des échanges. La part du Commonwealth dans le commerce extérieur britannique atteignit son niveau le plus élevé (cf.  tableau 14), et il en allait de même pour les investissements outre-mer (65 % dans les années 1950). Cette importance nouvelle explique la relance, au moins en théorie, de la politique de développement colonial dans les années 1950  : le gouvernement Attlee fit adopter trois Colonial Welfare and Development Acts en 1945, 1949 et 1950. Celui de 1945 débloquait une somme totale de 120  millions de livres à répartir entre les colonies en fonction de leur population, de leurs besoins et aussi de leur potentiel de développement futur. La plupart des projets ainsi financés concernaient l’éducation, la médecine, le développement agricole ou encore les infrastructures de transport. Il faut aussi évoquer la question, plus complexe, des « balances sterling », qu’il s’agisse des fonds appartenant à des pays membres de la zone sterling, déposés à Londres et bloqués tout au long de la Seconde Guerre mondiale, ou des dettes souscrites au même moment par la Grande-Bretagne auprès de ces mêmes pays. De 600 millions de livres en 1945, leur montant s’élevait 10 ans plus tard à 1,4 milliard. Étant dans l’incapacité de restituer ces sommes, la Grande-Bretagne mit au point un système selon lequel les pays créditeurs pouvaient puiser dans leurs réserves pour acheter des biens et des services libellés en livres sterling1 – ce qui conduisait des pays souvent pauvres à prêter de l’argent à un pays beaucoup plus riche qu’eux ! Tableau 14  Part du Commonwealth dans le commerce 2

extérieur britannique

1938 1948 1954

Importations 39,5 % 48 % 49 %

Exportations 49 % 58 % 54 %

1.  Cf. M. Havinden et D. Meredith, Colonialism and Development, op. cit. 2.  Malcolm Pearce et Geoffrey Stewart, British Political History 1867‑1990, Londres, Routledge, 1992.

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Suez (1956) : les infortunes d’un conflit colonial d’apparence traditionnelle La crise de Suez débuta comme un litige périphérique de la décolonisation et finit en crise internationale majeure. Litige périphérique de la décolonisation, en effet, que la décision du dirigeant égyptien Gamal Abdel Nasser, successeur de Neguib, de nationaliser la Compagnie franco-britannique du canal de Suez (26 juillet 1956), quelques semaines seulement après le retrait final des Britanniques, suivant les clauses de l’accord de 1954. En cela, il ripostait à l’annulation par les Américains et les Britanniques de l’aide, initialement promise, pour la construction du barrage électrique d’Assouan. Il est vrai que ce revirement était lui-même la conséquence du glissement de plus en plus évident du dirigeant égyptien dans le cap des pays de l’Est : en septembre 1955, il avait signé un accord d’approvisionnement en armes avec la Tchécoslovaquie, qui agissait en prête-nom de l’URSS et, en mai 1956, il reconnaissait la Chine communiste, ce qui lui aliéna définitivement les États-Unis. La nationalisation de la compagnie du canal de Suez amena Eden, Premier ministre depuis avril 1955, à parler de « vol » et à comparer Nasser à Hitler ou, c’était selon, à Mussolini, inféodé aux Soviets comme le Duce l’était au Führer. Pour une large partie de l’opinion, l’analogie entre Hitler et Nasser était totale, avec, comme corollaire, la conviction qu’il ne fallait pas répéter les erreurs de l’appeasement. À la Chambre des communes, ce point de vue était relayé avec force par un groupe de députés conservateurs, autour de Julian Amery et du capitaine Charles Waterhouse, que l’on désigna du nom de « groupe de Suez ». Dès la fin du mois de juillet, il envisagea une opération militaire pour récupérer le canal et, par la même occasion, renverser Nasser. Celle-ci serait montée conjointement avec la France, qui pourrait ainsi mettre un terme au soutien que Nasser accordait aux nationalistes algériens, et Israël, que le réarmement égyptien inquiétait. Les États-Unis, en revanche, réagissaient de façon plus modérée : le président Eisenhower et son Secrétaire d’État, Foster Dulles, considéraient la nationalisation comme parfaitement légale et non comme un « vol » et ils cherchaient à garantir, d’une part l’indemnisation des actionnaires et, d’autre part, le libre accès au canal. Eisenhower, qui affûtait sa stratégie d’homme de paix en vue des élections présidentielles du mois de novembre suivant, insista à plusieurs reprises sur le fait que recourir à la force était une politique « démodée » (out of date) qui causerait l’« hostilité du peuple américain »1. Le plan retenu consistait en une attaque-surprise des Israéliens contre le Sinaï, qui aurait lieu le 29  octobre ; la France et la Grande-Bretagne demanderaient alors aux belligérants de se retirer de part et d’autre du canal de Suez, et l’occuperaient militairement pour « s’interposer ». L’opération était programmée pour la fin octobre car on comptait sur la passivité des États-Unis à quelques jours des élections présidentielles (6  novembre) ; quant à l’URSS, elle était supposée tout entière accaparée par la crise tchécoslovaque qui durait depuis la mi-juillet. Entre-temps, Français et Britanniques firent mine de participer aux initiatives américaines pour trouver une solution négociée à la crise. Du 16 au 23 août, la « conférence des Vingt-Quatre », qui réunit les pays utilisateurs du canal (sauf l’Égypte, qui la boycotta), élabora un projet

1.  William Roger Louis et R. Owen (dir.), Suez 1956, Oxford, OUP, 1989.

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d’internationalisation du canal, proposé par Dulles, mais immédiatement rejeté par Nasser. L’affaire fut ensuite portée devant l’ONU, sans plus de succès. L’offensive israélienne débuta le 29 octobre, comme prévu, et, le lendemain, Paris et Londres adressaient leur ultimatum aux belligérants. Le 31, leurs forces aéronavales bombardaient Port-Saïd, mais le débarquement proprement dit n’eut pas lieu avant le 5  novembre. La crise revêtit alors une dimension internationale majeure  : l’ONU condamna l’intervention par 64 voix contre 5 (France, Grande-Bretagne, Israël, Australie et Nouvelle-Zélande), l’URSS menaça d’avoir recours au feu nucléaire, et les États-Unis refusèrent leur soutien. Eisenhower téléphona personnellement à Eden pour exiger l’arrêt des opérations. Sur les places financières, la livre sterling faisait l’objet d’une campagne de spéculation orchestrée par la Réserve fédérale et les ÉtatsUnis suspendaient les droits de tirage de la Grande-Bretagne sur le FMI, pour qu’elle ne pût remédier ainsi à cette crise de la balance des paiements. En outre, la position d’Eden était fragilisée par les nombreuses manifestations d’opposition à la guerre. Il interrompit donc les opérations le 6 novembre, obligeant les Français, qui ne pouvaient continuer seuls, à faire de même, et un cessez-le-feu fut institué dans la nuit du 6 au 7 novembre. Le fiasco était total  : l’opération, qui avait été plutôt réussie sur le plan militaire, s’était avérée un désastre diplomatique ; le canal restait nationalisé ; Nasser passait pour un héros de la lutte anti-colonialiste dans tout le tiers-monde et Londres avait subi une humiliation sans précédent ; Eden était discrédité, en butte aux critiques virulentes de l’aile droite de son parti (le « groupe de Suez ») pour avoir cédé aux injonctions américaines, et finit par démissionner le 10  janvier 1957. Les États-Unis avaient purement et simplement oublié la « relation spéciale », et l’URSS avait réussi à diviser les Occidentaux en recourant au bluff nucléaire. Elle s’était aussi davantage imposée au Moyen-Orient. Pour les Britanniques, la conséquence principale de Suez fut de faire prendre conscience aux Britanniques que le soutien américain ne leur était pas systématiquement acquis et que, réduits à leurs seules forces, leur marge de manœuvre était sensiblement réduite.

Les ambiguïtés face aux débuts de la construction européenne L’attitude de la Grande-Bretagne devant une Europe en voie d’unification constitue un autre sujet propre aux controverses. Le contraste est grand, en effet, entre les années 1945‑1949, où elle semble se situer à l’avant-garde de la relance du processus d’unification européenne, et les années 1950, marquées par les refus systématiques de participer aux premières initiatives concrètes de la CECA, la CED et la CEE. La contradiction, en fait, n’est qu’apparente et un examen attentif de la position britannique au cours de cette période révèle les constantes qui sous-tendent, tout au long du « second xxe siècle », le rapport des Britanniques à l’Europe1.

1. Dans une bibliographie pléthorique, on retiendra l’utile mise en perspective de Pauline Schnapper, La Grande-Bretagne et l’Europe. Le grand malentendu, Paris, Presses de Sciences-Po, 2000.

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1945‑1949 : la Grande-Bretagne, « marraine » de la construction européenne ? L’idée de l’unification de l’Europe comme antidote aux affrontements à répétition qui dévastaient le continent date au moins de l’entre-deux-guerres (on sait que Victor Hugo, en son temps, avait avancé une idée similaire), avec le mouvement paneuropéen de Coudenhove-Kalergi et l’idée avancée par Aristide Briand en 1929 de la constitution des États-Unis d’Europe sans, toutefois, que l’on ne soit allé au-delà des effets rhétoriques. Cette idée fut relancée immédiatement après la guerre par Winston Churchill, dans trois discours célèbres, à Zurich (19  septembre 1946), au Royal Albert Hall de Londres (18  avril 1947) et à La  Haye (7  mai 1948). À Zurich, il appela à la création d’« une sorte d’États-Unis d’Europe » ; au Royal Albert Hall, il se prononça en faveur d’une « Europe unie » ; à La Haye, où il présidait le congrès du Mouvement de l’Europe unie, il soutint l’idée d’un « effort d’unité politique […] qui compren[ne] le sacrifice ou la mise en commun, jusqu’à un certain point, de la souveraineté nationale ». Cependant, ses discours indiquaient aussi clairement qu’à ses yeux, la GrandeBretagne devait encourager, parrainer, cette unification, sans y prendre directement part  : à Zurich, il décrivait la position de son pays comme devant être au nombre des « amis et garants de cette nouvelle Europe », au même titre que les États-Unis, le Commonwealth et l’URSS. Dans un autre discours, prononcé lors du congrès du parti conservateur en octobre 1947, Churchill avait aussi plaidé en faveur de la constitution d’une entité politique combinant Commonwealth, une « Union européenne » et la « fraternelle association avec les États-Unis », la Grande-Bretagne, quant à elle, faisant le lien entre ces trois éléments. Pensons encore à ce que Churchill avait déclaré au général de Gaulle en 1944 : « Entre l’Europe et le grand large, [la Grande-Bretagne] choisira[it] toujours le grand large. » On voit mal, dans ces circonstances, comment elle aurait pu devenir partie intégrante d’une Europe fédérale sans renoncer à l’un ou l’autre de ces engagements lointains. Toutefois, ces propos émanaient d’une personnalité de stature internationale incontestable, mais qui était alors écartée des affaires depuis juillet 1945. Le gouvernement Attlee prit pour sa part plusieurs mesures sûrement moins ambitieuses mais plus concrètes, principalement dans le domaine militaire : on a vu plus haut les tenants et les aboutissants des traités signés le 4 mars 1947 avec la France (traité de Dunkerque) et, le 17  mars 1948, avec celle-ci et les pays du Benelux (traité de Bruxelles). Un état-major commun fut créé en septembre  1948, placé sous le commandement du maréchal Montgomery. Il convient d’apprécier ces mesures à leur juste valeur : c’était la première fois que la Grande-Bretagne passait une alliance militaire contraignante en temps de paix, introduisant ainsi une rupture considérable dans ce qui avait été jusque-là sa ligne de conduite. Sans doute ces mesures constituaient-elles un lointain écho aux assurances données à la France lors d’une déclaration commune de mars 1940, par laquelle les deux pays s’engageaient à perpétuer leur action commune une fois que la paix serait revenue, mais il y avait eu entre-temps la défaite de juin 1940 et le contexte politique avait bien changé. Sur un plan plus strictement diplomatique, c’est à Londres que naquit, le 5 mai 1949, le Conseil de l’Europe, composé d’un conseil des ministres, représentant les gouvernements, et d’une Assemblée consultative, siégeant à Strasbourg.

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Le choix de la non-participation (1950‑1957) La Grande-Bretagne resta en revanche à l’écart lorsque la construction européenne se traduisit par des mesures concrètes. Le 9 mai 1950, le ministre français des Affaires étrangères, Robert Schumann, présentait un plan, élaboré par Jean Monnet, qui plaçait la production franco-allemande d’acier sous le contrôle d’un organisme supranational et l’intégrait dans une « organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe ». L’objectif était tout à la fois de constituer une solidarité économique concrète entre les deux pays qui rendrait de facto impossible toute nouvelle guerre, et d’engager une construction communautaire progressive ; en ouverture de sa Déclaration, Schumann soulignait d’ailleurs que « [1]’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble ». L’offre du gouvernement français fut acceptée par la RFA, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. Elle déboucha sur la création, en avril 1951, de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), à la tête de laquelle se trouvait une Haute Autorité qui pouvait intervenir dans la production d’acier des pays membres (notamment par le biais de contingentements de production), un Conseil des ministres et une Cour de Justice. Tout en considérant « dans un esprit de sympathie l’entente franco-allemande qui en était à l’origine, la Grande-Bretagne refusa de l’intégrer. Son industrie sidérurgique ayant moins souffert de la guerre que celle de ses partenaires d’Europe continentale, elle ne voyait pas de raisons à intégrer une organisation régulatrice. Surtout, et c’est là un point essentiel, elle était hostile au caractère supranational de la Haute Autorité. Lorsque Churchill fustigeait une institution qui pouvait « enjoindre à la Grande-Bretagne de ne plus extraire de charbon ou de ne plus couler d’acier mais de faire pousser des tomates »1, ses propos étaient bien plus que ceux du leader de l’Opposition de Sa Majesté  : il traduisait l’attachement viscéral de tout un peuple à son indépendance nationale et à ses institutions souveraines, que l’Europe, sous cette nouvelle forme, venait menacer. La Grande-Bretagne eut la même attitude en ce qui concerne la Communauté européenne de défense (CED) : alors que la guerre froide atteignait un niveau paroxystique avec le début de la guerre de Corée (juin  1950), il apparaissait évident que le renforcement du camp occidental passait par le réarmement de la RFA. Toutefois, la perspective de renaissance d’une armée allemande suscitait des frayeurs considérables, notamment en France, cinq ans à peine après la défaite du nazisme. Pour y remédier, le président du Conseil français René Pleven présentait en octobre 1950 un plan instituant une Communauté européenne de défense, qui intégrait des contingents ouest-allemands dans une armée européenne. Le traité instituant la CED était signé en mai 1952 par les gouvernements des 6 pays membres de la CECA. Churchill, de nouveau Premier ministre depuis octobre 1951, se déclara favorable au principe, mais exclut toute participation britannique à ce qu’il qualifia même ultérieurement d’« amalgame bourbeux » (sludgy amalgam) ; à la place, il proposa la signature d’un traité de sécurité mutuelle entre la Grande-Bretagne et la CED. La non-ratification du traité de la CED par le Parlement français (août 1954) fit avorter le projet, mais les 1.  Max Beloff, « Churchill and Europe », in Robert Blake et William Roger Louis (dir), Churchill, Oxford, OUP, 1993.

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Britanniques permirent de sortir de l’impasse en proposant l’intégration de la RFA et de l’Italie dans l’Union occidentale de 1948 ; celle-ci devint alors l’Union de l’Europe occidentale (UEO). Enfin, la Grande-Bretagne se tint à l’écart de la mise en place du Marché commun (1955‑1957). Lors de la conférence de Messine (1er-2 juin 1955), les six pays membres de la CECA s’orientèrent vers la constitution d’un ensemble économique intégré ; un comité d’experts, présidé par le ministre belge des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak, prolongea ces travaux mais, dès décembre 1955, le représentant britannique, tirant la conséquence des divergences de fond qui existaient, quitta la commission. L’argumentaire qu’il présenta mérite d’être cité : « Le futur traité dont vous parlez et que vous êtes chargé d’élaborer a) n’a aucune chance d’être conclu ; b) s’il est conclu, n’a aucune chance d’être ratifié ; c) s’il est ratifié, n’a aucune chance d’être appliqué. Nota bene : S’il l’était, il serait totalement inacceptable pour la Grande-Bretagne. On y parle d’agriculture, ce que nous n’aimons pas ; de droits de douane, ce que nous récusons, et d’institutions, ce qui nous fait horreur. »1 Les divergences de fond étaient en effet évidentes : avec à peine 5 % de sa population active employée dans l’agriculture, la Grande-Bretagne se sentait étrangère aux préoccupations de pays plus « ruraux » qu’elle –  et qui allaient, dès le début des années 1960, faire de la politique agricole commune (PAC) le volet le plus important du Marché commun. Par ailleurs, la GrandeBretagne ne pouvait que désapprouver la création d’un espace économique restreint protégé du reste du monde par un tarif douanier extérieur : non seulement cela allait à l’encontre des principes de libéralisation progressive des échanges adoptés à Bretton Woods, mais, dans le cas de son appartenance au Marché commun, cela posait la question de ses liens commerciaux avec les pays du Commonwealth. On retrouve, enfin, l’opposition fondamentale (et le terme d’« horreur » était en l’occurrence tout, sauf excessif) à la création d’institutions nouvelles, au caractère supranational, pour administrer ce Marché commun. Cette attitude doit aussi être interprétée à la lumière des bonnes performances de l’économie britannique au milieu des années 1950 (cf. supra), qui ne la rendaient guère sensible à la nécessité de coopérer plus avant avec les pays d’Europe. Le traité de Rome (25  mars 1957), qui instituait la Communauté économique européenne (CEE), fut donc signé en l’absence des Britanniques. Ceux-ci tentèrent, dans les mois qui suivirent, de créer une zone de libre-échange englobant 11 pays de l’OECE2 et  qui se surimposerait à la CEE, mais les Six (c’est-à-dire les 6  pays fondateurs de la Communauté) ne lâchèrent pas sur le principe d’un tarif douanier extérieur, et la manœuvre britannique échoua. On ne saurait surestimer l’importance de l’échec de l’opération de Suez : jusqu’alors, les Britanniques pouvaient penser avoir réalisé au mieux de leurs intérêts les ajustements nécessaires. Cela était tout particulièrement vrai dans le domaine colonial, où le désengagement, là où cela s’avérait nécessaire, ne devait pas cacher une volonté 1.  Cité par Maurice Vaïsse, « Les Anglais sont-ils européens ? », L’Histoire, 160, novembre 1992. 2.  Organisation européenne de coopération économique, créée en 1948 pour coordonner la répartition des crédits de l’aide Marshall. Elle devint l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique en 1962).

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de recentrage sur les autres parties de l’Empire. Or, Suez frappa la Grande-Bretagne justement là où elle pensait avoir sauvé l’essentiel : le Moyen-Orient, où elle pouvait se targuer face aux États-Unis, désireux d’y prendre pied, d’une connaissance plus intuitive des choses du fait de ses antécédents dans la région. Dans la précipitation de la crise, et dans les mois qui suivirent, les Britanniques eurent tendance à encaisser l’humiliation et à considérer toute l’affaire comme une parenthèse qui serait vite refermée. Les deux décennies qui suivirent confirmèrent qu’il n’en était rien.

Document Ernest Bevin et le traité de l’Atlantique Nord (1949) Le débat sur la ratification du traité de l’Atlantique Nord (12 mai 1949) marqua l’abou‑ tissement de l’activité diplomatique déployée par Ernest Bevin pour associer les Américains à la défense du continent européen au début de la guerre froide. II est à apprécier à la fois à la lumière des événements internationaux, mais aussi des enjeux de la vie politique britannique en cette période de gouvernement travailliste. Le Secrétaire d’État aux Affaires étrangères (M. Ernest Bevin) : Je présente la résolution suivante : « Cette Assemblée approuve le Traité de l’Atlantique Nord, signé à Washington le 4 avril 1949, ayant pour objet la stabilité et le bien-être de l’aire de l’Atlantique Nord, et la défense collective de la paix et de la sécurité. » (…) Pendant la guerre, et à la fin de la guerre, notre pays a joué un rôle actif dans la constitution des Nations unies et des autres organismes internationaux. Nous croyions fermement qu’avec l’expérience de la guerre, il serait possible de créer et de faire fonctionner une coopération internationale, de telle sorte que les grands problèmes de la paix et de l’équilibre international pourraient être garantis par tous. C’est pourquoi nous avons accepté la position particulière donnée aux cinq grandes puissances du Conseil de Sécurité, avec l’espoir que leur coopération permettrait d’aider le reste du monde dans cette tâche formidable. La Chambre [des Communes] connaît bien, cependant, les frustrations et les désillusions qui sont nées de l’utilisation du droit de veto et d’autres manœuvres que nous avons connues depuis [la Conférence de] San Francisco. (…) Nous avons été confrontés au regroupement de nations d’Europe de l’Est qui, je le crois, fut délibérément le premier pas en direction de la division de l’Europe. (…) Nous avons vu ces pays, l’un après l’autre, passer sous la domination de la Russie soviétique. (…) La Chambre se souviendra des efforts qui ont été les nôtres pour parvenir à un traité de paix avec l’Allemagne, efforts qui visaient à faire jaillir l’ordre du chaos, à instituer une réforme monétaire et à relancer le commerce, et de cette façon mettre un terme aux maux que la situation en Allemagne avait sur la vie politique et économique de l’Europe. Mais nous n’avons pu obtenir aucun progrès. [évoque ensuite la création de la bizone et le Blocus de Berlin]

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(…) La politique qu’a suivie l’Union soviétique a été de parler de paix et d’accuser les autres d’être des fauteurs de guerre, tout en encourageant une politique de déstabilisation dans le monde entier. Je suis sûr que cette situation, si elle devait se prolonger, conduirait inéluctablement à la guerre ; car il viendrait un moment où le reste du monde aurait réagi violemment à ces agissements. Au même moment [l’acceptation du plan Marshall], les puissances occidentales furent dans l’obligation de penser sérieusement à leur défense. La plupart des pays concernés avaient été ravagés par la guerre. Leur système de défense était dans un état pitoyable. Dans notre pays, et comme nous croyions que les Nations unies seraient une véritable garantie de sécurité, nous réduisions nos forces au minimum et mettions toutes nos forces au service de la reprise économique. Mais il devint nécessaire de considérer de nouveau, au vu des récents développements, les questions de défense et, après consultation avec nos voisins immédiats, nous en sommes arrivés ensemble à la conclusion du traité de Bruxelles. Lorsque nous avons signé ce traité, nous avons reçu –  et, je dois le dire, sans avoir rien demandé – une déclaration très bienveillante du président Truman. Nous avons donc commencé à discuter d’une alliance plus étendue, dont le pacte Atlantique représente l’achèvement. Il a été accusé d’être une machine de guerre, d’être un fauteur de guerre. Ma réponse est que l’absence de pacte Atlantique n’a pas arrêté la guerre en 1914 et 1939, et je crois bien que si un tel pacte avait existé et si l’agresseur potentiel avait su à qui il aurait eu à faire face, ces guerres auraient été évitées. (…) Selon les termes du Traité, il faut qu’il y ait une agression armée contre l’un d’entre nous, ou nos territoires, pour que nous passions à l’action et, si cette agression se produit, nous réagissons tous ensemble et non isolément. Nous avons toujours considéré, puisqu’il était clair que les Nations unies, au moins dans la situation présente, ne pouvaient fonctionner efficacement, que cette organisation était indispensable. Et nous croyons que si elle est établie, son existence même conduira à plus de confiance et plus de concertation, et à l’usage plus grand de la raison dans le règlement de ces problèmes très difficiles. Hansard, 12 mai 1949.

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Chapitre 9

Le temps des renoncements (1956‑1979)

Qualifier la période 1956‑1979 de « temps des renoncements » n’est pas neutre. Les deux dates, tout d’abord, sont lourdes de sens  : Suez d’une part, le retour des conservateurs au pouvoir de l’autre – on aurait pu tout aussi pertinemment prendre la guerre des Malouines comme borne chronologique  –, délimitant une période pendant laquelle la diplomatie britannique paraît connaître une succession ininterrompue de revers : décolonisation accélérée, réductions drastiques des engagements extérieurs au nom des impératifs budgétaires, dépendance militaire accrue envers les États-Unis, fût-ce au détriment des liens avec une Europe poursuivant sa marche vers l’unification. Cette périodisation s’est vu élever au rang de vérité canonique à l’époque du thatchérisme : l’échec de l’expédition de 1956 aurait marqué la diplomatie britannique au coin du « syndrome de Suez » (Suez syndrome), caractérisé notamment par le refus de tout aventurisme diplomatique et une soumission totale aux desiderata américains, l’expédition des Malouines signalant la fin de cette période. Les slogans politiques ne sont que rarement fidèles aux réalités historiques ; pourtant, les indices sont nombreux d’un déclassement britannique sur la scène internationale, parallèlement à son déclassement économique. La phrase prononcée en décembre  1962 par l’ancien Secrétaire d’État américain, Dean Acheson, devant les élèves de l’école militaire de West Point, selon laquelle « la Grande-Bretagne a[vait] perdu un Empire et n’a[vait] pas encore trouvé un rôle » est entrée dans le langage courant, au point de devenir emblématique de ces années 1960 difficiles  : l’illusion d’un rôle mondial reposant sur un Empire recentré sur l’Afrique se dissipa avec le délitement de celui-ci, et la Grande-Bretagne semblait avoir laissé passer sa chance de participer à la construction européenne.

Le poids accru des contraintes économiques L’image de bonne santé que présentait l’économie britannique dans les années 1950 ne dura pas au-delà et les problèmes structurels déjà sous-jacents se révélèrent en pleine lumière après 1960. La dégradation constante de la situation économique

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eut des conséquences directes sur la place de la Grande-Bretagne dans les relations internationales, qu’il s’agisse d’une réduction de plus en plus rapide de ses ambitions diplomatiques ou de l’abandon de certains projets de modernisation de ses forces armées.

De l’« âge d’or à la « stagflation » Le début des années 1960 vit l’économie britannique entrer dans l’ère de la « stagflation », conjuguant, comme l’indique l’étymologie de ce qui était alors un néologisme, stagnation économique et inflation. La dégradation, progressive jusqu’au début des années 1970, s’accéléra ensuite au cours de la décennie. Si, de 1961 à 1970, la croissance économique fut en moyenne de quelque 3 % par an, soit un rythme à peine inférieur à celui de la période précédente, les effectifs du chômage passèrent de 340  000  personnes à 587  000. En 1971, ils avoisinaient le  million (900  000  sans emploi) ; ce n’était pas encore un phénomène de masse (2,3 % de la population active), mais cela marquait la fin du plein emploi caractéristique des deux décennies précédentes. L’inflation (4,3 % en moyenne annuelle) commençait de constituer un problème notable. Le bilan des années 1970, surtout après le premier choc pétrolier de 1973, est nettement plus sombre  : déficits records, croissance inférieure à 1,5 % entre 1973 et 1979, voire négative en 1974‑1975, chômage en hausse constante (1,5  million en 1976) et, surtout, inflation désormais galopante (10,5 % en moyenne annuelle). La Grande-Bretagne connut donc un important déclassement par rapport à ses partenaires de l’OCDE : 9e pays en termes de PNB par habitant en 1961, elle était au 15e  en 1971 et au 18e  en 1976. Sa part dans la production industrielle mondiale recula de 20,5 % en 1955 à 9 % en 1977. Au-delà de ces indicateurs macro-économiques, les questions monétaires furent plus que jamais préoccupantes dans les années 1964‑1976  : bien qu’ayant vu sa convertibilité rétablie en 1959, permettant ainsi au système de Bretton Woods de fonctionner normalement, la livre sterling demeurait tributaire de la fragilité de la balance des paiements britannique. Elle connut trois grandes périodes qui s’apparentèrent à une véritable descente aux enfers pour celle qui avait été pendant plus d’un siècle la monnaie de référence mondiale : en novembre 1967, face à une grave crise des changes, les travaillistes durent procéder à une dévaluation de 14,3 % ; en juin 1972, ce fut aux conservateurs de se résoudre à laisser flotter la livre, ce qui consistait en une dévaluation déguisée (elle perdit 30 % de sa valeur au cours des quatre années suivantes) ; enfin, en octobre 1976, le gouvernement travailliste de James Callaghan aux abois dut solliciter un emprunt de 3,6 milliards de dollars auprès du FMI, qui ne l’accorda qu’en échange de la mise en place d’une stricte politique de lutte contre l’inflation. On tend aujourd’hui à oublier la situation économique désastreuse qui était celle de la Grande-Bretagne à la fin des années 1970. L’expression d’« homme malade de l’Europe » lui était couramment appliquée ; de même, on parlait d’Englanditis (« mal anglais »1) pour désigner l’ensemble des maux dont elle souffrait, et certains 1.  Néologisme utilisé pour la première fois en 1977 par l’ambassadeur américain à Washington Peter Jay ; il est construit sur le même modèle que « hepatitis » (hépatite).

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économistes se demandaient si on n’assistait pas à un phénomène de « retrovelopment » (« développement inversé »), par lequel un pays développé serait en train de prendre la voie du sous-développement.

Les répercussions en matière de politique extérieure Les répercussions de ces problèmes économiques et financiers en matière de politique extérieure furent doubles  : il fallut, d’une part, comme en 1946‑1948 mais à plus grande échelle et plus rapidement, réduire la présence britannique dans les affaires mondiales et, d’autre part, réaliser des coupes sombres dans les dépenses de défense nationale. Le désengagement britannique des affaires internationales est sans doute l’aspect le plus visible. On abordera ici, moins le processus de décolonisation lui-même (cf.  infra), que les efforts, notamment du gouvernement Wilson (1964‑1970), pour réduire l’ampleur d’une présence militaire mondiale, qui avait jusqu’alors été perçue comme consubstantielle à la grandeur britannique. Ainsi, en Asie méridionale, l’indépendance de l’empire des Indes n’avait pas empêché les Britanniques de continuer à entretenir une présence militaire dans le reste de l’Asie méridionale (Singapour, Hong Kong, ou encore en Malaisie pour lutter contre une guérilla d’inspiration communiste). En  février  1965, la déclaration gouvernementale en matière de budget de la Défense nationale assurait que la Grande-Bretagne n’avait aucunement l’intention de se désengager de positions nécessaires « pour assurer le maintien de la paix ». Lors d’un voyage en Inde au mois de juin suivant, Wilson avait déclaré que « les frontières de la Grande-Bretagne pass[aient] sur l’Himalaya ». En février 1966, le ministre de la Défense Dennis Healey, en visite en Australie, précisait que la Grande-Bretagne entendait « rester une puissance mondiale au sens militaire du terme ». Une motion présentée en juin 1966 par la gauche du parti travailliste, demandant le retrait des troupes britanniques stationnées en Malaisie et dans le golfe Persique fut largement repoussée (225 voix contre 54). Wilson déclara alors que « chaque centaine d’hommes à l’est de Suez contribu[ait] davantage au maintien de la paix qu’un millier d’hommes en Allemagne ». Cette présence militaire avait toutefois un coût élevé  : 310 millions de livres par an. La crise des finances publiques de 1966‑1967 le rendit rapidement impossible à assurer plus longtemps. La dévaluation de 1967 fut accompagnée d’économies drastiques sur le plan militaire, au nombre desquelles le retrait des forces britanniques stationnées « à l’est de Suez », initialement envisagé pour 1973‑1975 avant d’être avancé pour 1971. De retour au pouvoir en 1970, les conservateurs ne purent revenir sur ces décisions, bien qu’ils se fussent engagés à le faire au cours de la campagne électorale, toujours pour les mêmes raisons budgétaires. Tout au plus laissèrent-ils 10 000 soldats stationnés à Singapour, perpétuant ainsi une présence désormais essentiellement symbolique. Une autre conséquence fut l’abandon de plusieurs programmes d’armement jugés trop dispendieux  : cela avait déjà été le cas du missile Blue Streak, auquel le gouvernement Macmillan avait dû pallier avec l’achat des fusées américaines Skybolt, puis Polaris (cf.  infra) ; ce fut ensuite le sort de l’avion de transport de troupes à décollage vertical HS 681 (par ailleurs une petite merveille de technologie, qui montrait qu’en matière de recherche et développement les Britanniques

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244  La Grande-Bretagne et le monde n’avaient pas à rougir de la comparaison avec quelque autre puissance1 et du TSR-2 (Tactical Support and Reconnaissance, avion de soutien tactique et de reconnaissance, pouvant porter des armes nucléaires) en 1965, puis du porte-avions CVA 01 (février 1966). Dans tous les cas, il était évident que le souci principal des gouvernements était de réaliser des économies budgétaires partout où cela était possible dans un contexte de croissance globale des dépenses gouvernementales et, notamment, des dépenses sociales, nouvelle illustration du dilemme classique entre le « beurre » et les « canons ». Il ne faut toutefois pas exagérer l’ampleur du phénomène : les années 1960 ne furent pas, à la différence, par exemple, des années de l’entre-deux-guerres, placées sous l’enseigne du désarmement pur et simple : en 1965, les dépenses militaires s’élevaient à 6,3 % du PNB et, en 1970, on était encore aux alentours de 6 %.

Une décolonisation hâtive L’accélération du processus de décolonisation fut une autre conséquence des problèmes financiers évoqués ci-dessus, sans pouvoir s’y résumer entièrement : d’ailleurs, la dégradation de la situation au milieu des années 1960 ne fit qu’accélérer le phénomène, et non l’enclencher. Il faut tenir compte aussi du fait que la conception d’une décolonisation inéluctable était largement partagée dans le monde politique, la Grande-Bretagne étant surtout comptable des conditions dans lesquelles celle-ci se déroulait. Cet état d’esprit est perceptible dans le discours que le Premier ministre britannique Harold Macmillan prononça le 3 février 1960 devant les deux chambres du parlement sud-africain, dans sa remarque sur « la force de cette conscience nationale africaine [qui] se manifest[ait] de façon différente selon les lieux, mais [qui] se manifest[ait] partout », avant de continuer : « Le vent du changement souffle à travers tout ce continent et, que nous le voulions ou non, la montée de cette conscience nationale est un fait politique ». Les conceptions personnelles des différents responsables de l’époque jouèrent en effet un rôle essentiel. Outre Macmillan, lain Macleod s’avéra un personnage central  : secrétaire d’État aux Colonies entre 1959 et 1961, il avait été un des artisans de l’aggiornamento idéologique du parti et incarnait un « toryisme » de gauche dans le droit fil du post war consensus. Il était en outre sans illusion sur la capacité de la politique de développement colonial à calmer les revendications indépendantistes, en particulier au vu de la multiplication des tensions, notamment en Afrique orientale, au Kenya, au Nyassaland et en Rhodésie du Nord (cf. infra). Sa politique fut vivement critiquée par le courant impérialiste de la droite du parti conservateur, autour de l’ancien « groupe de Suez » ; ce sont ses membres qui taxèrent Macleod de « 50 % trop intelligent » (too clever by half), ce qui n’était pas une façon de lui rendre hommage. Toutefois, il imprima sa marque à la politique coloniale britannique et son action fut poursuivie après son départ du Colonial Office en 1961.

1.  Cf. l’utile mise au point de David Edgerton, Science, Technology and the British Industrial « Decline », Londres, Macmillan, 1996.

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Le « vent du changement » : chronologie des indépendances (1956‑1968) 1956 : 1957 : 1960 : 1961 : 1962 : 1963 : 1964 : 1965 : 1966 : 1967 : 1968 :

Soudan Ghana (ex-Côte de l’Or), Malaisie Nigeria, Chypre Sierra Leone, Tanzanie Ouganda, Jamaïque, Trinité et Tobago, Samoa occidentale Aden, Kenya Zambie, Malawi, Malte Gambie, Maldives, Rhodésie (déclaration d’indépendance unilatérale) Botswana, Lesotho, Barbades, Guyana Aden Swaziland, Maurice, Singapour

Une décolonisation par vagues Devenue le nouveau centre de gravité de l’Empire colonial britannique après l’indépendance des possessions asiatiques, l’Afrique fut par la force des choses le théâtre principal (mais pas le seul, cf. chronologie) de la grande vague de décolonisation qui, ouverte en 1956 avec l’indépendance du Soudan, se poursuivit jusqu’en 1968, lorsque avec le Swaziland, les Britanniques perdirent leur dernière possession sur le continent africain. Le mouvement de décolonisation africaine débuta avec l’accession à l’indépendance de la Côte de l’Or (celle du Soudan, au 1er janvier 1956, ayant été une simple formalité, dans la mesure où le pays jouissait depuis 1954 d’une indépendance de fait). Il se déroula sans grandes difficultés là où il n’y avait que peu d’Européens et où les Noirs jouissaient déjà de larges prérogatives : ce fut le cas en Côte de l’Or, devenue Ghana le 6 mars 1957, premier État noir à intégrer le Commonwealth, au Nigeria (1er octobre 1960) ou au Sierra Leone (27 avril 1961). Les choses furent plus délicates là où existait un élément colonisateur significatif  : ainsi, au Kenya, les troubles continuèrent jusqu’en 1959, et il apparut que des détenus Mau-Mau avaient fait l’objet de sévices dans les camps où ils avaient été enfermés après la révolte de 1952‑1955 (« massacre de Hola Camp, mars 1959 ») ; en outre, le passage progressif du pays à l’indépendance était considéré rien moins que favorablement par les quelque 65  000  Blancs qui y habitaient. Macleod, puis son successeur, Reginald Maudling, surent pourtant apaiser les tensions et le Kenya accéda à l’indépendance en 1963, sous la houlette de Malcolm MacDonald, fils de l’ancien Premier ministre travailliste, qui en fut le dernier gouverneur. L’Afrique n’était pas la seule partie du monde sur laquelle les couleurs britanniques cessèrent de flotter. En Asie du Sud-Est, la Fédération malaise, qui avait été mise sur pied en 1948, accéda à l’indépendance complète le 31 août 1957, sous le nom de Fédération de Malaya. La Grande-Bretagne, qui avait lancé au cours des années précédentes un important programme pour développer l’exploitation des matières premières locales (caoutchouc, étain) et engagé des troupes pour réprimer des soulèvements pro-communistes, obtint du Premier ministre malais que son pays resterait

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dans la zone sterling et entrerait dans le Commonwealth. En 1961‑1963, le nouvel État s’agrandit de Singapour, du Sarawak et du Sabah (nord de Bornéo), donnant naissance à la Malaisie. Elle continua de bénéficier de l’aide militaire de l’ancienne métropole, qui engagea 50  000  hommes en 1964 pour défendre le Sabah contre les agissements de guérilleros à la solde de l’Indonésie voisine, qui avait des vues sur cette région. En 1965, la ville de Singapour accéda à l’indépendance à son tour en sortant de la Malaisie. L’annonce du désengagement britannique en 1968 causa une véritable consternation, car cette présence militaire était perçue comme une véritable garantie de survie ; Wilson dut accepter, en réponse à l’insistance des autorités locales, de laisser stationner quelques régiments. Il n’apparaissait pas moins que le rôle joué par la Grande-Bretagne dans la région avait considérablement changé : l’abrogation du traité de Défense anglo-malais la dégageait de toute intervention automatique dans la région, et les 10 000 hommes qu’elle avait maintenus à Singapour n’avaient qu’une valeur symbolique. Le processus de décolonisation se ralentit après 1970, du seul fait qu’il n’y avait plus grand-chose à décoloniser : les îles Fidji devinrent indépendantes en 1970, les Bahamas en 1973, Grenade en 1974, les Seychelles en 1976 et la Dominique en 1978. Là où l’indépendance n’était pas possible, la politique britannique fut d’accorder l’autonomie la plus large possible et le statut d’État associé au Royaume-Uni, ce dernier conservant la charge de la défense et de la politique étrangère.

Les crises coloniales L’insoluble problème chypriote Possession britannique depuis 1878, devenue colonie de la couronne en 1914, Chypre revêtait une importance particulière par sa position de verrou de la Méditerranée orientale. Dès le début des années 1950, la majorité grecque (80 %) de la population, poussée par le chef de l’Église orthodoxe, Mgr  Makarios, entreprit de revendiquer le droit à l’autodétermination, en réalité le rattachement à la Grèce (Enosis). Devant le refus de Londres, une organisation clandestine, l’EOKÀ (Organisation pour la libération de l’île), organisa à partir d’avril  1955 une campagne d’attentats antibritanniques, conduisant à la proclamation de l’état d’urgence et à l’envoi en exil de Mgr  Makarios aux Seychelles (mars-avril 1956). Harold Macmillan le fit libérer en 1957, sans l’autoriser à rentrer à Chypre. Entre-temps diverses offres de médiation, notamment de la part de l’OTAN, avaient été refusées par le gouvernement grec, partisan lui aussi de l’Enosis. À la suite d’une conférence gréco-turque tenue à Genève en février 1959, Chypre accéda à l’indépendance effective en 1960, la Grande-Bretagne conservant cependant deux bases militaires sur la côte méridionale de l’île. Les affrontements entre Grecs et Turcs n’en reprirent pas moins, nécessitant en mars 1964 l’intervention des forces de l’ONU. Les États-Unis proposèrent un plan de partage qui attribuait le nord de l’île à la Turquie et le sud à la Grèce, mais il fut refusé par le gouvernement chypriote (août 1964). En juillet-août 1974, les Britanniques, voulant jouer un rôle de médiateurs, organisèrent une conférence à Genève, sans succès ; ils ne reconnurent pas non plus

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en 1975 la proclamation unilatérale d’une République de Chypre du Nord (finalement seulement reconnue par Ankara), à la suite de l’occupation de la partie septentrionale de l’île par l’armée turque.

Gibraltar La crise de Gibraltar, qui connut son point culminant en 1964‑1967, découlait des revendications récurrentes des Espagnols sur « le Rocher » (the Rock) dont les Anglais s’étaient emparés en 1702, lors de la Guerre de Succession d’Espagne. L’établissement de relations diplomatiques avec l’Espagne en 1948 (décision en son temps vigoureusement contestée par une partie de la base travailliste comme contraire aux exigences éthiques du parti) n’avait pas empêché les Espagnols de multiplier les incidents de frontière dans les années 1950. La tension monta d’un cran lorsque, le 17  octobre 1964, l’Espagne mit Gibraltar en état de blocus et porta l’affaire devant l’ONU. Un référendum local, organisé en septembre  1967, montra que la quasi-totalité de la population (99,64 % des votants) voulait rester rattachée à la Grande-Bretagne. Toutefois, l’Assemblée générale de l’ONU, où l’esprit anticolonialiste prédominait, adopta en décembre 1968 une résolution enjoignant à la Grande-Bretagne de décoloniser Gibraltar avant la fin de l’année suivante. Pris entre deux impératifs contradictoires (d’un côté, son engagement envers la politique de décolonisation, de l’autre son attachement à la démocratie, qui poussait au respect d’une volonté populaire aussi clairement exprimée, d’autant que quitter Gibraltar aurait été rétrocéder la ville à un régime autoritaire), le gouvernement Wilson décida de ne pas appliquer la résolution de l’ONU. La situation demeura en l’état, le blocus étant progressivement assoupli après la mort de Franco (1975), puis levé après 1982.

Les problèmes en Afrique australe Les difficultés rencontrées avec l’Afrique du Sud, sous Macmillan, et la Rhodésie, sous Wilson, découlaient de la présence, dans les deux cas, d’une population blanche certes largement minoritaire par rapport aux Noirs, mais plus nombreuse cependant que dans les autres colonies africaines de la Grande-Bretagne, et clairement déterminée à maintenir sa domination. L’Afrique du Sud, qui avait instauré le système de l’apartheid au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (cf.  encadré), connut ses premiers troubles à la fin des années 1950, lorsque les Noirs sud-africains commencèrent à revendiquer des droits, dans un contexte de début de décolonisation en Afrique. Le Congrès national africain et une organisation plus radicale, le Congrès panafricain (Pan-African Congress, PAC), qui défendait l’idée d’une Afrique du Sud propriété exclusive des Noirs, lancèrent en mars  1960 une campagne de manifestations de masse qui tourna tragiquement (29  manifestants tués lors du « massacre de Sharpeville », 21  mars 1960). L’ANC et le PAC furent interdits par le gouvernement. Quelques jours auparavant, le Premier ministre britannique Harold Macmillan avait prononcé son discours retentissant du wind of change (cf.  supra). Les événements de Sharpeville eurent un écho considérable à l’échelle internationale. L’ONU voulut adopter des sanctions contre l’Afrique du Sud, mais la Grande-Bretagne s’y opposa. En octobre  1960, une majorité de la population blanche d’Afrique du Sud se prononçait par référendum en faveur de la transformation du Dominion en république.

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Se posait alors la question de son maintien dans le Commonwealth : pour y demeurer, le nouvel État souverain devait en faire la demande (à l’instar de l’Inde en 1949). La réunion des dirigeants du Commonwealth de mars 1961 tourna entièrement autour de la question de la politique raciste du gouvernement de Pretoria ; devant la condamnation unanime de la politique d’apartheid, le Premier ministre sud-africain, Hendrick Verwoerd, décida de renoncer à cette candidature et de retirer l’Afrique du Sud du Commonwealth le 31  mai 1961. Cet événement fut décisif quant à la nature même du Commonwealth qui, comme l’écrivit alors le Times, devenait « un ensemble sans la moindre équivoque sur une base multiraciale ».

L’instauration de l’apartheid en Afrique du Sud Si les discriminations existaient en Afrique du Sud à l’encontre des Noirs depuis le xviiie siècle, l’apartheid ne fut instauré qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Comme son nom l’indique, l’apartheid au sens strict prône le développement « séparé » (apart) des races. Sa doctrine fut élaborée au début des années 1940 et ne peut se comprendre si l’on fait abstraction de son fondement religieux  : l’idée que chaque race et chaque nation ont une destinée unique, voulue par Dieu, et doivent se développer à part, selon ses propres conditions, plonge ses racines dans le dogme calviniste de la prédestination. Or, la grande majorité de la population afrikaner était calviniste. Tout mélange racial était perçu comme une violation de la volonté divine. La victoire du parti national de Daniel Malan aux élections de 1948 permit l’adoption de toute une série de lois codifiant ce « développement séparé »  : le Population Registration Act classait chaque Sud-Africain dans un groupe ethnique (Européens, Africains, « Colorés », c’est-à-dire métisses, Asiatiques) ; mariages et relations sexuelles entre Européens et non-Européens étaient interdits ; le Group Areas Act permettait au gouvernement de constituer des zones d’habitation racialement homogènes, ce qui permit, d’abord, de grouper les Noirs dans des townships, tel Soweto, puis de créer les bantoustan (1959), sorte de réserves indigènes attribuées à des tribus précises et que les Sud-Africains tentèrent, sans succès, de faire reconnaître comme des États de plein droit par la communauté internationale. À  ce  « grand apartheid » s’ajoutait le « petit apartheid » (petty apartheid), c’està-dire la discrimination au quotidien (marquée par les panneaux whites only).

Sur le fond, la situation en Rhodésie du Sud était similaire : une minorité blanche exerçait tous les pouvoirs depuis l’entre-deux-guerres. En 1923, le droit de vote avait été soumis à un cens lié à la propriété et à l’éducation ; en 1930, une loi agraire avait privé les Noirs de toute possession ou location du sol ; en 1934, ils s’étaient vus exclus de nombreuses professions, et notamment des professions libérales. En 1951, le gouvernement Churchill mit sur pied une Fédération d’Afrique centrale, regroupant le Nyassaland et les deux Rhodésie, du Nord et du Sud, cette dernière conservant toutefois la très grande autonomie interne qui était la sienne depuis les années 1920. La discrimination à l’encontre des Noirs fut abolie de façon tout à fait théorique et, en 1957, les relations sexuelles interraciales hors mariage furent interdites.

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La Fédération connut une existence difficile, avec de nombreux troubles au Nyassaland et aussi en Rhodésie du Nord. Elle fut dissoute en 1963, le Nyassaland et la Rhodésie du Nord accédant à l’indépendance, respectivement sous le nom de Malawi et de Zambie, et chacun se dota d’une constitution qui donnait aux Noirs un rôle politique en rapport avec leur supériorité numérique (Malawi  : 9  000  Européens et 3 millions de Noirs ; Zambie : 75 000 Européens et 2,5 millions de Noirs). La Rhodésie du Sud, où la population blanche était plus importante, sans toutefois représenter plus qu’une grosse minorité (215 000 Blancs par rapport à 2,5 millions de Noirs), adopta en 1961 une nouvelle constitution qui ne laissait aux Noirs qu’une représentation politique limitée. Un nouveau parti, le Front rhodésien (Rhodesian Front Party), mené par lan Smith, réclamant l’indépendance sur la base de la constitution de 1961 et le « développement séparé des Africains », s’affirma rapidement comme la principale force politique blanche. Londres refusa. Smith, arrivé au pouvoir en avril 1964, organisa le 5 novembre suivant un référendum sur l’indépendance. La majorité de « oui » exprimée (89,2 %, avec un électorat pratiquement limité aux seuls Blancs), suivie par un raz-de-marée électoral en faveur de Smith en mai 1965, l’amenèrent à proclamer de façon unilatérale, le 11 novembre suivant, l’indépendance de son pays. Il défiait directement Londres, qui avait, dès 1964, souligné qu’un tel acte serait considéré comme une « rébellion ouverte ». Une politique de sanctions économiques fut mise en place, élargie dès 1966 à l’ensemble de la communauté internationale, après le vote d’une résolution de l’ONU. Harold Wilson, dont l’arrivée au pouvoir avait coïncidé avec l’enclenchement de la crise, tenta à plusieurs reprises de renouer le dialogue avec Ian Smith (entretiens Wilson-Smith de décembre  1966 et d’octobre 1968, missions en Rhodésie de lord Althorp en juin 1967, du Secrétaire d’État au Commonwealth en novembre, de l’ancien Premier ministre sir Alec Douglas Home en février  1968), mais en vain  : pour Londres, aucune indépendance ne pouvait être reconnue avant que les Noirs n’aient obtenu les droits politiques auxquels ils avaient droit au vu de leur position majoritaire dans le pays (règle dite NIBMAR : « No Independence Before Majority Rule », pas d’indépendance avant le règne de la majorité). Wilson avait dès le départ exclu l’option d’une opération militaire pour venir à bout de la « rébellion »  : d’une part, une expédition aurait été coûteuse, et difficile à mener, en plein cœur de l’Afrique australe ; d’autre part, l’opinion publique était profondément divisée, pour ne pas dire plus, à la perspective d’envoyer des troupes britanniques combattre les colons rhodésiens, pour beaucoup d’entre eux des immigrés de fraîche date (post-1945) qui avaient de nombreux liens familiaux avec la métropole. Au Parlement, un « lobby rhodésien » regroupait les députés hostiles à toute concession susceptible de mettre en danger les colons blancs. La presse populaire, traditionnellement très chauvine et conservatrice, en soulignait l’importance. De plus, ces événements prenaient place dans un contexte d’apparition de tensions raciales dans la société britannique elle-même : à la fin des années 1960, le flot d’immigrants en provenance des anciennes colonies dépassait les 60 000 personnes par an et, en avril 1968, dans un discours prononcé à Birmingham, Enoch Powell, une des figures marquantes du parti tory, avait dénoncé les dangers de l’immigration, prophétisant la mise en minorité de la race blanche au Royaume-Uni pour 1984. Le gouvernement Wilson fit voter deux lois, l’une (Commonwealth Immigrants Act, 1968) renforçant les

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contrôles des immigrants, l’autre (Race Relations Act, 1968) réprimant les comportements xénophobes. En mai 1969, la Rhodésie devint une république, régie par une constitution d’inspiration ouvertement raciste, et coupa tous les liens avec la Grande-Bretagne. Bien que condamné par la communauté internationale, le régime d’Ian Smith se maintint pendant encore dix ans, tandis que le pays s’enfonçait dans une guérilla menée par les nationalistes africains, groupés autour de Robert Mugabe et de son Union nationale africaine du Zimbabwe, d’inspiration marxiste. À la fin des années 1970, Ian Smith tenta de se sortir de l’impasse en faisant cause commune avec les Noirs modérés : il nomma l’évêque Abel Muzorewa Premier ministre et dota la Rhodésie d’une nouvelle constitution qui donnait aux Noirs la majorité des sièges au Parlement, mais laissait les Blancs au contrôle de la police, de la justice et de l’administration. Le nouveau Premier ministre britannique, Margaret Thatcher, se montra dans un premier temps disposée à reconnaître le gouvernement Muzorewa, mais elle se laissa convaincre par son ministre des Affaires étrangères, lord Carrington, de réunir Smith, Muzorewa, Mugabe et Joshua Nkomo (l’autre leader nationaliste africain) en une ultime conférence. Les négociations menées à Lancaster House, à Londres (septembre 1979), débouchèrent contre toute attente sur un accord qui prévoyait le retour temporaire de la Rhodésie au statut de colonie, tandis que des élections libres étaient organisées sous contrôle des pays membres du Commonwealth. Le parti de Mugabe remporta 57 des 80  sièges réservés aux Noirs, tandis que Nkomo et Muzorewa, que les Britanniques auraient souhaité voir gouverner ensemble en une coalition des modérés, étaient largement battus (23 sièges). Le 17 avril 1980, la Rhodésie devint finalement indépendante sous la direction de Robert Mugabe et prit le nom de Zimbabwe.

Une perte d’influence économique et financière, compensée par une redéfinition du Commonwealth On a vu comment1, au milieu des années 1950, les colonies et les pays du Commonwealth jouaient un rôle important dans l’économie britannique et, notamment, dans la structure des échanges. Le tableau 15 montre que ce fut en fait d’un point culminant, ce rôle ayant décliné ensuite considérablement au profit d’autres partenaires, tels les États-Unis ou la CEE. Ce recul est à mettre en relation avec celui de la Grande-Bretagne dans les échanges de produits manufacturés  : en 1953, elle représentait 21 % des exportations mondiales, soit à peu près le même niveau qu’en 1938 (22,1 %) ; en 1961, elle n’était plus qu’à 15,7 %. Elle avait notamment perdu du terrain dans les pays de la zone sterling, dont l’aire recouvrait plus ou moins exactement celle du Commonwealth : en 1961, elle n’assurait plus que 43,4 % de leurs importations de produits manufacturés, contre près des deux tiers en 19532. Une conséquence directe de cette évolution fut la candidature britannique au Marché commun en 1961, après que l’aventure de l’Association européenne de libre-échange (AELE, cf. infra) se fût révélée un miroir aux alouettes. 1.  Voir chapitre 8. 2.  D.K. Fieldhouse, « The Metropolitan Economies of the Empire », in J. Brown et W.R. Louis (dir.), The Twentieth Century, Oxford History of the British Empire, vol. 4, Oxford, OUP, 1999.

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Les questions de balance commerciale n’étaient pas les seules en cause : les pays du Commonwealth virent leur importance décroître également pour les placements à l’étranger – ce qui, il est vrai, s’inscrit dans un contexte plus large de déclin de l’importance des investissements outre-mer en termes de croissance, dont la contribution au PNB chuta de 3,6 % en 1950 à 1,5 % pour les années 1960 et 1970 – qui, de surcroît, se fondent dans les programmes d’aide au développement pour les pays du tiers-monde, indépendamment de leur statut passé. Les dévaluations successives de la livre (1949, 1967), furent lourdes de conséquences pour les pays de la zone sterling et, pour ceux qui détenaient des balances sterling, ces deux opérations furent un véritable racket. Le flottement de la monnaie anglaise, en 1972, mit un point final à l’existence de la zone sterling. Tableau 15  Répartition géographique du commerce extérieur britannique, 1955‑19801

CEE Commonwealth États-Unis AELE

1955 Imports Exports 13 % 20 % 40 % 27 % 11 % 13 % 13 % 17 %

1965 Imports Exports 14 % 19 % 30 % 28 % 7% 12 % 14 % 8%

1972 Imports Exports 24 % 23 % 23 % 24 % 11 % 12 % 19 % 20 %

1980 Imports Exports 41 % 42 % 11 % 10 % 12 % 9% — —

Ce recul économique et financier entraîna une redéfinition du Commonwealth qui, d’un espace économique, devint un espace de coopération. Les conditions mêmes de cette coopération changeaient avec la croissance du nombre de ses membres : 9 en 1957, avec l’entrée du Ghana, mais 30 en 1970. L’idée, plaisamment entretenue, d’un « club » de nations, où les contacts pouvaient se faire de façon informelle, n’était plus pertinente. Il devint nécessaire de structurer l’ensemble de façon plus précise : un Secrétariat fut créé en 1965, défini comme une agence d’information, de consultation et de conseils ; installé à Londres, son titulaire n’est, en revanche, jamais un Anglais – mais il s’agit d’une règle non écrite… L’année suivante (1966), la Commonwealth Foundation était chargée de faciliter la coopération et les échanges, mais aussi de coordonner l’action d’associations caritatives à l’échelle de l’organisation tout entière. Quant au Commonwealth Institute, qui prit la relève de l’Imperial Institute, il fait office de vitrine des différentes cultures du Commonwealth et de centre de documentation. À partir de 1970, les réunions « intimistes » des Premiers ministres du Commonwealth au 10,  Downing Street, furent remplacées par des conférences au sommet (Commonwealth Head of Government Meetings) organisées tous les deux ans,

1.  D’après R. Floud et D. McCloskey (dir.), Economic History of Britain, op. cit., vol. 3, 1939‑1992, p.  259 ; Bernard Alford, Britain in the World Economy, op.  cit., p.  303 et D.K.  Fieldhouse, « Metropolitan Economics of the Empire », loc. cit., p.  104. N.B.  : il est difficile d’établir des séries homogènes en raison de la multiplicité des sources utilisées ; ces données doivent donc être considérées comme indiquant des évolutions d’ensemble, d’où un recours systématique à l’arrondi.

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dans la capitale d’un pays membre. Le fait que le sommet de 1977 ait eu lieu à Londres, coïncidant avec le Jubilé d’argent de la reine Élisabeth II, rappelait le rôle central du souverain britannique comme symbole d’unité1.

Heurs et malheurs de la « relation spéciale » avec les États-Unis Entre 1957 et 1979, la Grande-Bretagne fit figure de « brillant second » des ÉtatsUnis au sein d’une « relation » inégale et, peut-être, de moins en moins « spéciale » : Edward Heath, en 1973, ne disait-il pas qu’elle était une « relation naturelle » (natural relationship) ? Suez fait office de révélateur quant à la position subordonnée des Britanniques et les vingt années suivantes en apportèrent confirmation : la diplomatie britannique considéra dès lors l’accord américain comme la condition préalable nécessaire à toute initiative, même si subordination ne devait pas, au moins initialement, signifier effacement.

« SuperMac » et la restauration du lien entre les deux pays (1957‑1963) Lorsqu’il succéda à Anthony Eden, démissionnaire en janvier 1957 officiellement pour raisons de santé, Harold Macmillan se fixa comme première tâche de restaurer les relations avec Washington. Il rencontra deux fois Eisenhower et Dulles au cours de sa première année de gouvernement (aux Bermudes en mars, à Washington en octobre). En 1958, l’abolition de la loi MacMahon par le Congrès américain relançait la coopération nucléaire entre les deux pays. Dans le même temps, Macmillan, désireux de jouer un rôle d’intermédiaire entre les deux supergrands, effectuait en février 1959 un voyage en URSS, dans le contexte d’un regain de tension entre les deux blocs à propos de Berlin, mais ce voyage, le premier d’un Premier ministre britannique en URSS en temps de paix, ne déboucha que sur des déclarations de principe. Le principal succès de l’activité diplomatique de Macmillan se trouve sans aucun doute dans sa relation avec le président américain John Fitzgerald Kennedy (1961‑1963). En dépit des différences apparentes de génération (Macmillan était de 23 ans plus âgé que JFK) et de culture, leur entente fut quasi immédiate et l’on a pu parler de « relation très spéciale » pour souligner la qualité de la coopération angloaméricaine qu’elle permit. Le renouveau de l’entente entre les deux pays se manifesta tout d’abord lors de la crise de Cuba, en octobre 1962 (cf. encadré) : Macmillan fut le seul dirigeant occidental à s’entretenir régulièrement avec Kennedy en de longs entretiens téléphoniques, et les services de renseignement britanniques furent informés en temps réel par leurs homologues américains de tout ce qui se passait. La signature du traité d’interdiction partielle des essais nucléaires (Test Ban Treaty) le 5 août 1963 fut un autre exemple

1.  Le sommet de 1997 (correspondant aux noces d’or de la reine) eut aussi lieu à Londres.

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de leur collaboration  : Macmillan avait eu le premier cette idée, et il y avait ensuite rallié Kennedy et Khrouchtchev. Lorsque, en décembre 1962, Dean Acheson lâcha sa petite phrase sur l’Angleterre qui avait « perdu un Empire » et « pas encore trouvé un rôle », l’administration américaine publia un communiqué désavouant implicitement l’ancien Secrétaire d’État en rappelant que « les relations entre la Grande-Bretagne et les États-Unis n’étaient pas fondées sur des calculs de pouvoir, mais sur une profonde communauté d’objectifs ». Ces bonnes relations avec Kennedy permirent à Macmillan de se sortir de la crise entraînée par la décision américaine d’annuler le programme de construction des missiles air-sol Skybolt (novembre 1962). Or, la Grande-Bretagne avait, en avril 1960, abandonné un projet de fusée, les Blue Streak, pour acheter des Skybolt américains. En échange d’un prix de vente très compétitif, Macmillan avait en outre donné son accord à ce que les États-Unis installassent une base sous-marine à Holy Loch, en Écosse. Les conditions de l’accord avaient alors suscité de vives attaques de la part de l’opposition travailliste. L’annulation du programme Skybolt plaçait Macmillan dans la position délicate de celui qui avait fait une concession majeure sans rien obtenir en retour. Lors de la conférence de Nassau (18‑21 décembre 1962), il obtint de Kennedy le remplacement des Skybolt par les missiles sous-marins Polaris, eux aussi livrés à des conditions avantageuses. Il est certain que l’entente personnelle entre les deux hommes joua ici un rôle déterminant, car les principaux conseillers de Kennedy, ainsi que le ministre de la Défense Robert MacNamara, y étaient opposés. Le rétablissement de bonnes relations avec les États-Unis s’accompagna cependant de la reconnaissance implicite du fait que la Grande-Bretagne ne pouvait plus jouer le gendarme du monde sans accord préalable des Américains. C’est pourquoi, dans une région sensible comme le Moyen-Orient, marines américains et parachutistes britanniques intervinrent simultanément, les premiers au Liban, les seconds en Jordanie, en juillet 1958, ou encore, les États-Unis donnèrent leur accord et soutinrent diplomatiquement une opération britannique au Koweït, en juillet 1961.

La crise de Cuba (1962) La crise de Cuba constitue sans doute la crise la plus grave de la guerre froide. Elle s’ouvrit le 14 octobre 1962, lorsqu’un avion espion repéra des rampes de lancement de missiles balistiques de portée intermédiaire, capables de transporter des charges nucléaires, en construction sur l’île de Cuba. L’île étant à 150  km des côtes de Floride, les États-Unis se trouvaient donc directement exposés à la puissance de feu ennemie. Il apparut également que des cargos soviétiques, porteurs de fusées et de bombardiers, faisaient route vers l’île. Kennedy, mis au courant le 16 octobre, adopta une ligne de complète fermeté, conscient que c’était la seule politique susceptible de sauvegarder à la fois son crédit personnel, sérieusement entamé après le fiasco de la baie des Cochons (une tentative de débarquement, en  avril  1961, pour renverser le régime castriste), et celui des États-Unis auprès de leurs alliés. Le 22  octobre, Cuba fut placée « en quarantaine » (c’est-à-dire sous blocus) et il annonça l’inter­ ception, le cas échéant, des cargos soviétiques par la Marine, de même que la mise en route de préparatifs militaires. Dans le même temps, il demandait

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à Khrouchtchev d’« arrête[r] cette menace clandestine, irréfléchie et provocatrice » et de « mettre fin à la dangereuse course aux armements ». Après une semaine de très forte tension, Moscou ordonna le 28 octobre aux cargos de faire demi-tour et fit démanteler les installations balistiques de Cuba, en échange de la levée de la « quarantaine » et de la promesse de Kennedy de ne pas envahir l’île à nouveau.

Une relation « spéciale », « étroite » ou « naturelle » (1964‑1979) ? La démission de Macmillan en octobre 1963, puis l’assassinat de Kennedy à Dallas le mois suivant, entraînèrent un changement d’équipes de part et d’autre de l’Atlantique. Les relations trans-océaniques connurent alors une perte de substance indéniable, perceptible même au niveau sémantique : de « spéciales », elles devinrent « étroites » (close relationship) pour Harold Wilson (1964‑1970) et « naturelles » » (natural relationship) pour Edward Heath (1970‑1974). La communauté globale de vues des années 1957‑1963 céda la place à des divergences plus nombreuses. Le Vietnam fut le premier point d’achoppement  : dès son arrivée au pouvoir, en octobre  1964, Wilson fut sollicité par le président Lyndon B.  Johnson pour que la Grande-Bretagne s’impliquât dans la guerre du Vietnam ; Wilson, en revanche, n’avait pas l’intention d’aller au-delà d’un soutien verbal mesuré (le « détachement impliqué », committed detachment, prôné par le ministre des Affaires étrangères George Brown). L’évolution du conflit, avec notamment les bombardements de Haiphong et de Hanoi en août 1966, plaça Wilson dans une position de plus en plus délicate, dans la mesure où la base de son parti manifestait une hostilité croissante. Il refusa systématiquement que des troupes britanniques allassent soutenir l’effort de guerre américain – pas même le « régiment de joueurs de cornemuse » que Johnson considérait comme ayant été suffisant1 – arguant du fait que la GrandeBretagne était tenue à l’impartialité dans la mesure où elle avait co-présidé la conférence de Genève en 1954, qui avait consacré la partition du pays. Aux yeux de Wilson, la position britannique devait être celle d’un médiateur entre les ÉtatsUnis et l’URSS  : il tenta, mais en vain, ainsi d’envoyer une délégation de chefs d’État du Commonwealth en mission de négociation, de même que ses propres tentatives d’intercession auprès du ministre des Affaires étrangères soviétique, Alexis Kossyguine, lors d’un voyage de celui-ci en Grande-Bretagne en 1967, tournèrent court. La situation de la livre sterling était un deuxième point de friction  : la fragilité endémique de la balance des paiements britannique rendait impossible le maintien de son cours face au dollar sans aide, directe ou indirecte, des ÉtatsUnis. Les Américains durent avancer 3 milliards de dollars en novembre 1964 et encore 2 milliards en mai 1965, assortis d’un emprunt de 2,4 milliards auprès du 1.  Ces tractations, et leur poids sur les relations États-Unis/Grande-Bretagne sont bien analysées dans Ben Pimlott, Wilson, Londres, HarperCollins, 1993.

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FMI. La dévaluation de novembre 1967, inévitable d’un point de vue économique, fut perçue à Washington comme une trahison et les coupes dans le budget de la Défense qui l’accompagnèrent suscitèrent tout autant d’irritation. Sur le plan économique, le détachement du dollar de l’étalon-or en 1971, la décision prise de laisser flotter la livre en 1972 et la dévaluation du dollar en 1973 marquèrent la fin du système de Bretton Woods, dans une atmosphère de chacun pour soi. Nixon décida même d’abroger la convertibilité du dollar en 1971 en réaction à la demande de Londres auprès de Washington de convertir trois milliards de dollars en or, alors que les réserves du Trésor américain en métal précieux s’amenuisaient de plus en plus. Les relations personnelles s’en ressentirent inévitablement. Wilson fut, plus d’une fois, vivement rabroué, voire insulté, par Johnson ; il l’aurait un jour qualifié de « petit lèche-bottes qui campe sur le seuil de ma porte » (little creep camping on my doorstep)1. Les rapports entre Wilson et Richard Nixon, qui succéda à Johnson en 1968, furent pratiquement inexistants et le changement de gouvernement à Londres en 1970, bien qu’amenant au pouvoir une équipe conservatrice, incontestablement plus proche des idées personnelles de Nixon, ne changea rien. Non que ce dernier eût ménagé ses efforts : il félicita chaudement Heath dès son arrivée au 10, Downing Street, et il lui offrit, s’il le désirait, un accès direct et illimité à la Maison-Blanche. Le problème vint du fait que Heath n’en voulut pas : d’une part, on peut supposer qu’il éprouvait peu de sympathie pour un Président américain à la réputation d’homme sans scrupule pour arriver à ses fins (cf. son surnom de Tricky Dicky, « Dick [Richard] le tricheur ») ; d’autre part, à l’alliance américaine, Heath préférait l’intégration dans la CEE, qui devint effective le 1er  janvier 1973 (cf. infra). Heath adopta une politique extérieure véritablement « européenne », c’està-dire marquée par une prise de distance critique vis-à-vis des États-Unis. Lors de la quatrième guerre israélo-arabe (guerre du Kippour, octobre 1973), la Grande-Bretagne comme les autres pays européens membres de l’OTAN demandèrent aux États-Unis de n’utiliser ni les bases installées sur leur sol, ni leur espace aérien, pour approvisionner Israël en matériel militaire ; la Grande-Bretagne refusa de surcroît de vendre du matériel militaire aux Israéliens. La décision prise unilatéralement par Nixon, le 24 octobre, de placer les troupes américaines en Europe occidentale en état d’alerte, suscita des critiques similaires. Le retour des travaillistes changea les choses  : sur le plan des relations personnelles, James Callaghan, ministre des Affaires étrangères en 1974‑1976, puis Premier ministre après la démission de Wilson, noua des liens chaleureux tant avec les présidents Ford et Carter, et ne manquait pas une occasion de souligner l’importance qu’il attachait à la « relation spéciale ». Il est vrai que le Labour était vivement antieuropéen (cf. infra) et la Grande-Bretagne retrouva son rôle d’intermédiaire naturel entre les États-Unis et l’Europe. Sur le plan militaire, la collaboration continua, avec, par exemple, deux décisions importantes prises lors du sommet européen de la Guadeloupe en janvier 1979 : l’installation des missiles Pershing en Europe de l’Ouest

1.  Rapporté par B. Pimlott, Wilson, op. cit.

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pour répondre au déploiement des fusées SS-20  soviétiques et le remplacement, le moment venu, des missiles Polaris qui équipaient l’armée britannique, bientôt obsolètes, par des Trident. Ces deux éléments ne devaient toutefois devenir des enjeux politiques importants que sous le mandat de Margaret Thatcher. En revanche, les Américains se montrèrent peu pressés d’agir en concertation avec les Britanniques dans le cas de la crise chypriote de 1974 (cf.  supra) et, surtout, la crise monétaire de 1976 montra les limites de leur soutien : le président Ford se montra sourd aux sollicitations de James Callaghan et se défaussa sur le FMI, qui accorda le prêt nécessaire à la Grande-Bretagne, mais à des conditions drastiques. Il était clair que son statut d’» homme malade de l’Europe » obérait lourdement la place de la GrandeBretagne dans le monde.

La renaissance de la question d’Irlande La « question d’Irlande » ne revint pas au premier rang des préoccupations britanniques jusqu’aux années 1960 : la république d’Irlande semblait résignée à la partition et s’efforçait surtout de sortir de son retard économique et social ; en Irlande du Nord, le système politique, soigneusement contrôlé par l’Ordre d’Orange, assurait la domination exclusive des protestants, fût-ce au prix de véritables insultes à la démocratie, comme dans le cas des savants découpages électoraux (gerrymandering) destinés à donner aux protestants la majorité, même dans les villes où ils étaient minoritaires1 ; victimes de discriminations et de ségrégation dans tous les domaines de la vie quotidienne, surveillés par un Royal Ulster Constabulary aux ordres du pouvoir en place, les catholiques d’Ulster faisaient preuve de résignation, en partie au moins explicable par la prospérité économique que connut la province au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’IRA était entrée en décadence et, après l’échec de la « campagne des frontières » (série d’attentats perpétrés de part et d’autre de la frontière avec la république d’Irlande) en 1956‑1962, paraissait sur le point de disparaître de la scène politique. En 1963, le nouveau Premier ministre d’Irlande du Nord, Terence O’Neill, engagea un vaste programme de réformes politiques, économiques et sociales, destinées à intégrer les catholiques dans la nation. Il voulut aussi normaliser les relations avec Dublin, rencontrant le taoiseach (chef du gouvernement) Sean Lemass en janvier 1965. Encouragés, les catholiques se mobilisèrent dans une campagne en faveur des droits civiques (Campaign for Democracy un Ulster), à l’image de celle que Martin Luther King menait pour les Noirs aux États-Unis (1964). En février 1967, la Northern Ireland Civil Rights Association, fondée quelques mois plus tôt par des associations catholiques modérées, publiait un programme réclamant l’instauration d’un suffrage véritablement universel, l’abolition du gerrymandering, ou encore la réforme de la police ; pour soutenir ses revendications, elle commença à organiser des manifestations non violentes, marches de protestation, sit-in,  etc. Les 5 et 6  octobre 1968, une marche, organisée à Londonderry en dépit de son 1.  Cf. Jean Guiffan, La Question d’Irlande, Bruxelles, Complexe, 1994.

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interdiction par les autorités, dégénéra en affrontement entre la police et quelque 2 000 manifestants. Les affrontements intercommunautaires s’aggravèrent rapidement au printemps 1969, avec attentats et combats de rues. La multiplication des attentats au cours de l’été 1969 amena Wilson, le 20  août, à envoyer des troupes comme force d’interposition, mais la mesure eut des effets inverses à ceux recherchés  : alors qu’elles avaient été dans un premier temps bien accueillies par les catholiques et conspuées par les protestants, la situation changea avec l’assaut du quartier catholique de Falls Road à Belfast (3  juillet 1970), qui coûta la vie à 5  civils. Elles devinrent rapidement la cible d’attentats catholiques. La tragédie du « Dimanche sanglant » (Bloody Sunday) le 30 janvier 1972, où les parachutistes britanniques tirèrent sur une manifestation de la NICRA (13 morts) montra que la situation était devenue difficilement contrôlable. De fait, sur le plan politique, et devant l’impuissance des Premiers ministres qui se succédaient (T. O’Neill, puis J. Chichester-Clark et Brian Faulkner), Londres suspendit le 30 mars 1972 les institutions d’Irlande du Nord et assura directement le gouvernement de la province (direct rule). Enfin, le mouvement nationaliste se divisa en deux branches, l’IRA officielle, à l’idéologie désormais marxisante, et l’IRA provisoire (provisionals ou Provos), voulant abattre par la violence le « colonialisme britannique ». Le camp protestant connaissait une pareille radicalisation, avec l’émergence du pasteur Ian Paisley, anti-catholique fanatique et fondateur, en 1971, du parti démocratique unioniste (Democratic Unionist Party, DUP), qui concurrence sur sa droite le traditionnel parti unioniste d’Ulster (Ulster Unionist Party, UUP). Entre 1972 et 1979, le cycle attentats-représailles-attentats coûta la vie à près de 2  000  personnes, dont 73 en Eire et 65 en Angleterre. Les différents plans de règlement du conflit échouèrent les uns après les autres. En  mars  1973, un référendum montrait que la majorité (58 % des inscrits) de la population d’Ulster souhaitait demeurer dans le Royaume-Uni, mais le boycott de ce scrutin par les catholiques lui enlevait toute signification ; néanmoins, au mois de  juin suivant, le gouvernement faisait élire une nouvelle assemblée représentative pour préparer le rétablissement des institutions locales. L’accord de Suningdale (décembre 1973) conclu par Heath avec l’UUP et les catholiques modérés du parti travailliste social-démocrate (Social Democratic Labour Party, SDLP), prévoyait la constitution d’un exécutif provincial intercommunautaire et la création d’un Conseil d’Irlande ouvert aux représentants d’Irlande du Sud. Furieux de ce qu’il considérait comme une trahison de Londres, le DUP fit échouer ce compromis, amenant le rétablissement du direct rule (mai 1974). Nouvelle tentative en mai 1975, avec l’élection d’une Convention constitutionnelle d’Irlande du Nord, mais, dominée par les extrémistes protestants, elle fut dissoute dès mars 1976. La situation resta ensuite bloquée jusqu’en 1979, tandis que la violence se poursuivait tant entre les communautés qu’à l’encontre des forces britanniques, véritables « forces d’occupation » aux yeux des extrémistes nationalistes et que chaque année apportait ses vagues d’attentats, tant en Ulster que sur le sol anglais (attentats à Birmingham, Guildford, Woolwich et dans les gares et grands magasins de Londres en 1974 ; à Londres, encore, en 1977 ; à Bristol, Liverpool ou Manchester en 1978‑1979).

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Une intégration tardive et ambiguë dans la Communauté européenne Une longue marche (1961‑1973) Restée en marge de la construction européenne en 1957, la Grande-Bretagne se convertit progressivement à l’idée d’une possible intégration. Les raisons de ce revirement furent de deux ordres, économique et diplomatique. Sur le plan économique, il apparut dès le début des années 1960 que la GrandeBretagne ne pouvait plus faire cavalier seul et que ses liens commerciaux avec les pays du Commonwealth ou ceux de l’Association européenne de libre-échange étaient insuffisants à soutenir la croissance. Les Britanniques avaient créé l’AELE (European Free Trade Association, EFTA) en décembre  1958 avec la Suède, la Norvège, le Danemark, la Suisse, l’Autriche et le Portugal, la Finlande venant s’y associer en 1961, comme une aire de libre-échange résolument ouverte sur le commerce mondial. L’expérience s’avéra rapidement un échec : dès le début des années 1960, la GrandeBretagne commerçait davantage avec la CEE, nonobstant le tarif douanier extérieur, qu’avec les pays de l’AELE (cf. tableau 15). L’étroitesse du marché intérieur des « Sept » (par opposition aux « Six » de la CEE) était très préjudiciable pour la Grande-Bretagne, un « géant au milieu des pygmées », comme l’écrivait The Economist. Les milieux d’affaires, en particulier par le biais de la Fédération des industries britanniques (Federation of British Industries), commencèrent donc à faire pression sur le gouvernement pour qu’il envisageât d’entrer dans une CEE avec laquelle ils entretenaient des rapports de plus en plus étroits. La seconde raison relève, de façon apparemment paradoxale, de la « relation spéciale » États-Unis/Grande-Bretagne  : en effet, ce sont les Américains qui demandèrent à la Grande-Bretagne de prendre une part plus grande à une unification européenne qu’ils considéraient très positivement1. À leurs yeux, et outre le fait qu’elle allait dans la tradition fédéraliste américaine, elle était une garantie de meilleure efficacité tant politique qu’économique ; elle renforcerait aussi les échanges économiques des États-Unis avec l’Europe et soulagerait les États-Unis d’une partie de leurs dépenses militaires sur le Vieux Continent ; enfin, elle était un moyen de réintégrer l’Allemagne dans le concert des nations tout en la contrôlant. Favoriser l’émergence des « États-Unis d’Europe » était d’ailleurs l’un des grands desseins de Kennedy lorsqu’il fut élu Président. La Grande-Bretagne risquait donc, en restant en dehors de la CEE, de perdre son statut d’interlocuteur européen privilégié des États-Unis. En  juillet  1961, après une intense préparation diplomatique sous la forme de consultations tous azimuts, destinées à connaître l’opinion de l’ensemble des pays concernés, de près ou de loin, par l’affaire (membres du Commonwealth, ÉtatsUnis, pays européens…), Macmillan obtint des Communes l’autorisation d’ouvrir les tractations nécessaires en vue de déposer la candidature britannique. L’idée était largement combattue par le parti travailliste, au nom de l’attachement à la 1.  Max Beloff, The United States and the Unity of Europe, Washington, Brooking Institution, 1963.

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souveraineté nationale, et, même au sein du parti tory, une minorité ne dissimulait qu’à moitié ses réticences  : dès le mois de  septembre, ils fondaient une Anti-Common Market League, multipliant tracts et meetings contre le projet gouvernemental. Les négociations menées par Macmillan au cours des 18  mois suivants tournèrent court en janvier  1963 du fait du veto français. Le général de Gaulle justifia sa décision par les liens étroits sur le plan militaire que la conférence de Nassau avait illustrés, avec l’acquisition par la Grande-Bretagne de missiles américains Polaris ; au-delà se posait, à ses yeux, la question d’une « atlantisation » possible de l’Europe en cas d’entrée, pour reprendre ses termes lors de sa conférence de presse du 14  janvier 1963, d’un pays « insulaire, maritime, lié par ses échanges, ses marchés, son ravitaillement aux pays les plus lointains et les plus divers ». Harold Wilson reprit la question européenne à partir de 1965 et en fit un de ses grands objectifs de politique étrangère. Wilson lui-même n’était pas « europhile » par nature mais il s’était rapidement convaincu que la relance de l’économie britannique ne pouvait passer que par l’entrée dans la CEE. En outre, il faisait, comme Macmillan en son temps, l’objet de pressions américaines en faveur de l’intégration, que certains auteurs voient comme ayant été déterminantes dans son changement d’attitude1 ; tout comme Macmillan également, il était aussi sensible au risque de voir une Grande-Bretagne restée à l’écart de la CEE être délaissée par Washington au profit d’autres puissances européennes, notamment la France ou la RFA. Par ailleurs, l’opinion publique britannique évoluait dans un sens favorable à l’adhésion  : selon les sondages d’opinion, le pourcentage de personnes soutenant une nouvelle candidature passait de 42 % en février  1963 à 57 % deux ans plus tard. Conforté au pouvoir par les élections anticipées de mars 1966, qui lui donnèrent une solide majorité aux Communes, Wilson nomma l’« europhile » George Brown au Foreign Office et entreprit entre  octobre  1966 et  janvier  1967 une tournée des capitales des États du Commonwealth, de l’AELE et de la CEE. Celle-ci le convainquit que la candidature britannique serait cette fois bien acceptée et il présenta le projet de demande d’adhésion aux Communes le 10 mai 1967. Le 16 mai, dans un discours, le général de Gaulle, tout en se défendant de toute hostilité a priori, émettait quelques doutes sur la conversion européenne des Britanniques, mais ce fut la dévaluation de la livre sterling, le 18 novembre, qui lui fournit l’occasion de bloquer une seconde fois l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE : dans une conférence de presse, de Gaulle soumettait cette entrée à la résolution préalable des problèmes économiques britanniques et, à Bruxelles, la France opposait son veto à la demande britannique, soutenue par les cinq autres membres de la CEE. Le départ du général de Gaulle en  avril  1969 et son remplacement par Georges Pompidou amena un changement de politique  : dès le sommet européen de décembre 1969 à La Haye, les Six s’accordèrent sur le principe d’une reprise des négociations en vue de l’élargissement de la CEE à 4 nouveaux pays (Grande-Bretagne, Irlande, Danemark, Norvège). De plus, Edward Heath, devenu Premier ministre en 1.  Notamment Philip Ziegler, Wilson. The Authorized Life, Londres, Weindenfeld, 1993, et Hugo Young, This Blessed Plot. Britain and Europe from Churchill to Blair, Londres, Macmillan, 1998.

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juin  1970, était profondément pro-européen  : il avait, en 1960‑1961, fait partie du groupe de responsables tories qui avaient secondé Macmillan dans ses négociations ; à ses yeux, l’entrée de son pays dans la CEE était une question de survie nationale, la Grande-Bretagne hors de l’Europe risquant de devenir un « trou perdu » des États-Unis (an American backwater) en raison de la disparité évidente de potentiel économique entre les deux pays. Sa volonté permit de régler assez rapidement les problèmes posés par les accords commerciaux entre la Grande-Bretagne et les pays du Commonwealth (rencontre Heath-Pompidou, 20‑21  mai  1971). La Grande-Bretagne disposait notamment d’un délai de cinq ans pour adopter les politiques communautaires, porter ses prix agricoles au niveau de ceux de la Communauté et relever par tranches successives de 20 % ses droits de douane pour les produits venant de l’extérieur de la CEE. De même, sa contribution au budget communautaire devait augmenter progressivement entre 1973 et 1980, date à laquelle elle serait calculée selon les mêmes règles que les autres membres. Le traité d’adhésion fut ratifié par les Communes et entra en vigueur le 1er janvier 1973 : la Grande-Bretagne entrait dans la CEE en compagnie de l’Irlande et du Danemark (les Norvégiens, consultés par référendum, se prononcèrent contre l’adhésion), et l’Europe des « Six » devenait celle des « Neuf ».

Les incertitudes de la participation britannique (1973‑1979) La défaite de Heath face aux travaillistes lors des élections de février 1974 (défaite confirmée au mois d’octobre suivant) laissait présager une dégradation des rapports entre la Grande-Bretagne et ses nouveaux partenaires européens. Le Labour était en effet majoritairement hostile à l’adhésion, notamment en raison du renchérissement des produits alimentaires qu’elle avait entraîné, qui leur paraissait une mesure anti-sociale (les prix britanniques étaient largement inférieurs aux prix communautaires), et l’un de ses thèmes de campagne électorale avait été la renégociation des conditions d’adhésion à la CEE, notamment en ce qui concernait la contribution au budget communautaire et certains accords commerciaux avec les pays du Commonwealth. Les Neuf parvinrent à un compromis au sommet de Dublin (10‑11  mars  1975)  : certains produits en provenance du Commonwealth (sucre antillais, mouton et beurre néo-zélandais) pourraient accéder au marché européen au-delà de la date butoir initialement fixée à 1977 et, surtout, le montant du « chèque » britannique au budget de la CEE se voyait plafonné par un système de reversement. Ces décisions furent alors soumises aux Britanniques sous la forme d’un référendum sur le maintien de leur pays dans l’Europe, première consultation de ce genre en Grande-Bretagne, qui traditionnellement préfère la démocratie représentative à la démocratie directe. La campagne se déroula en quelque sorte à fronts renversés  : l’opposition conservatrice (ainsi que les libéraux) soutinrent le projet gouvernemental, tandis que le parti travailliste, réuni en congrès extraordinaire, se prononçait majoritairement contre (26  avril 1975). Seul le talent politique de

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Wilson permit d’éviter l’éclatement du Labour. Le scrutin du 5 juin 1975 montra que les électeurs souhaitaient le maintien de leur pays dans la Communauté  : le « oui » remporta 67,2 % des suffrages, avec une participation de près de deux électeurs sur trois. La période de transition prit fin comme prévu en 1977 et la Grande-Bretagne intégra les politiques communautaires en cours (agriculture, pêche, nucléaire…) sans, toutefois, renoncer à demander un statut dérogatoire lorsque cela pouvait l’arranger  : elle parvint ainsi à faire reporter d’une année (1979 au lieu de 1978) la première élection des députés européens, auparavant désignés par les gouvernements nationaux, au suffrage universel, et elle conserva pour cette élection son traditionnel scrutin uninominal majoritaire à un tour (first-past-the-post system), dans le cadre de 81 circonscriptions ad hoc, alors que ses partenaires optaient pour un scrutin de liste à la représentation proportionnelle, à l’échelle nationale. La réappréciation de la livre sterling, devenue une pétromonnaie avec la découverte des gisements d’hydrocarbures en mer du Nord, amena le gouvernement Callaghan à ne pas participer au système monétaire européen, institué en 1979 (cf. encadré), afin de ne pas brider son retour à un statut de monnaie forte. L’arrivée au pouvoir des conservateurs, en mai 1979, ne devait, en réalité, entraîner qu’une modification sur la forme, bien plus que sur le fond, des revendications britanniques en matière de politique européenne.

Le système monétaire européen (1979) Le système monétaire européen (SME), qui entra en vigueur le 12 mars 1979, visait à remédier au chaos du système des changes flottants, généralisé depuis le début des années 1970, en mettant sur pied un système de changes à la fois stable et flexible entre les monnaies des pays membres. II remplaçait le « serpent monétaire européen », créé en 1972, que les contrecoups du choc pétrolier de 1973 avaient empêché de fonctionner. Le SME reposait sur une monnaie de compte européenne, l’ECU (European Currency Unit) dont la valeur était calculée à partir des 12 devises communautaires. Chaque monnaie nationale avait un cours pivot, c’est-à-dire une valeur de référence, définie en ECU, mais bénéficiait d’une marge de fluctuation de 2,25 % en plus (« cours-plafond ») ou en moins (« cours-plancher ») autour du cours pivot. Les banques centrales des pays membres du SME devaient intervenir le cas échéant pour soutenir une monnaie approchant de son « plafond » ou de son « plancher », sauf à ce qu’elle fût dévaluée ou réévaluée. Le SME, connu des Britanniques sous le nom de « mécanisme de change européen » (Exchange Rate Mechanism, ERM), dura jusqu’à l’avènement de l’Union économique et monétaire (UEM), le 1er janvier 1999.

À la fin des années 1970, la position britannique sur le plan diplomatique n’était guère meilleure que sur le plan économique : nouvel « homme malade de l’Europe », le Royaume-Uni se retrouvait dépourvu de toute marge de manœuvre et partout en repli, du fait de contraintes financières de plus en plus pesantes.

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Document Déclaration unilatérale d’indépendance de la Rhodésie (11 novembre 1965) La publication d’une Déclaration d’indépendance par la Rhodésie, en novembre  1965, consomma la rupture avec Londres. Les motivations qui poussèrent lan Smith à prendre cette décision demeurent encore en partie inexpliquées. On prêtera attention à la struc‑ ture même du texte, ainsi qu’aux termes utilisés, qui rappellent par moments ceux d’une autre déclaration d’indépendance : celle des États-Unis. Considérant que, dans le cours des affaires humaines, l’histoire a montré qu’il pouvait devenir nécessaire, pour un peuple, de remettre en question les liens politiques qui l’ont uni à un autre peuple et d’assumer séparément, dans le concert des nations, le statut d’égalité auquel il peut prétendre ; Considérant que dans une telle éventualité, le respect de l’humanité exige de ce peuple qu’il explique aux autres les raisons qui l’obligent à exercer pleinement la responsabilité de ses propres affaires ; Nous, gouvernement de la Rhodésie, déclarons ce qui suit : Il est acquis de façon indiscutable que le gouvernement rhodésien exerce depuis 1923 des pouvoirs autonomes (self-government) et qu’il assume la responsabilité du développement économique et du bien-être du pays. Le peuple rhodésien, après avoir montré sa loyauté à l’égard de la Couronne, assumé ses liens de parenté avec le Royaume-Uni lors des deux guerres mondiales, et prouvé qu’il était prêt à se sacrifier pour ce qu’il estimait être l’intérêt des peuples épris de paix, voit maintenant que ce qu’il a chéri risque d’être sacrifié sur l’autel de l’opportunisme. Le peuple rhodésien a été le témoin d’un processus qui a détruit les préceptes mêmes sur lesquels, dans un pays primitif, il a bâti la civilisation. Il a vu les principes et les valeurs morales de la démocratie occidentale s’écrouler ailleurs, et néanmoins il est resté inébranlable. Le peuple rhodésien appuie pleinement la volonté d’indépendance souveraine de son gouvernement et constate le refus persistant du Royaume-Uni d’accéder à cette demande. Le gouvernement du Royaume-Uni a démontré qu’il n’était pas disposé à accorder l’indépendance souveraine à la Rhodésie dans des conditions acceptables pour le peuple rhodésien. Il a continué à appliquer sans aucune justification sa législation à la Rhodésie, il l’a empêchée de légiférer et de conclure des traités librement, il a refusé de donner son accord à des textes qui étaient nécessaires au bien public, tout cela au détriment de la paix, de la prospérité et de la bonne administration de la Rhodésie. Le gouvernement rhodésien a fait preuve d’une grande patience et il a négocié de bonne foi avec le gouvernement britannique, pour mettre fin aux limitations qui lui sont imposées et obtenir l’indépendance souveraine.

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Le temps des renoncements (1956‑1979)

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Convaincu que toute temporisation, tout retard à agir, compromettraient la vie même de la nation, le gouvernement rhodésien considère essentiel que la Rhodésie obtienne sans délai l’indépendance souveraine dont la justification ne fait aucun doute. C’est pourquoi nous, gouvernement de la Rhodésie, en toute humilité à l’égard de Dieu Tout-Puissant, qui contrôle la destinée des peuples, sachant la loyauté et le dévouement dont le peuple rhodésien a toujours fait preuve à l’égard de Sa Majesté la Reine, et priant avec ferveur pour que nous puissions continuer à montrer la même loyauté et le même dévouement afin que la dignité et la liberté de tous les hommes soient assurées, nous adoptons, promulguons et donnons au peuple de Rhodésie la Constitution jointe en annexe. Dieu sauve la Reine. Source : Daniel Jouanneau, Le Zimbabwe, Paris, PUF, 1983, p. 117‑119.

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Chapitre 10

Un retour au premier plan de la scène internationale (1980‑2010)

Il ne fait aucun doute que la victoire britannique au terme de la guerre des Malouines (Falklands War) le 14 juin 1982 fut une date marquante dans l’histoire de la relation du pays au reste du monde. L’humiliation de Suez avait enfin été effacée ; ce pays que l’on disait dans une crise économique quasi-terminale1, avait pu affréter une flotte de 100 navires (dont 44 bâtiments de ligne), avec 4 000 soldats à bord, pour restaurer sa souveraineté sur un archipel à plus de 12  000  km dans l’Atlantique sud, envahi par une des pires dicatures militaires de l’époque. Qu’en est-il, au-delà de la rhétorique thatchérienne, qui a quasiment élevé cette guerre au rang de mythe fondateur ? Le volontarisme caractéristique de la « Dame de Fer » trouva bien évidemment à s’appliquer autant dans le domaine international que dans les affaires intérieures, même si, en 1979‑1980, les indices d’un retour à une diplomatie plus offensive s’inscrivaient dans un contexte difficile de grave crise économique, et de renouveau des tensions Est-Ouest, à la suite de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS. De plus, la Grande-Bretagne continuait de se montrer réticente devant certaines règles de fonctionnement de la CEE, adoptant, là aussi, une position plus ferme. Le bilan de Margaret Thatcher dans le domaine des relations internationales a suscité des jugements contrastés. La voix de la Grande-Bretagne s’est-elle mieux fait entendre ? A-t-elle été écoutée ? S’est-elle isolée au sein de l’Europe ? Quelles réalités recouvrent des expressions comme « la gaulliste de Grantham » ou… « le caniche de 1. Dès 1964, Arthur Koestler posait la question en publiant Suicide d’une nation ? La GrandeBretagne face à son destin (trad. fr. : Paris, Calmann-Levy), avant que le thème fasse florès dans la décenie suivante. Après la mise du pays sous tutelle du Fonds monétaire international en 1976, le journaliste Douglas Jay forgeait la notion d’Englanditis, ou « mal anglais » : in Emmett Tyrrell (dir.), The Future That Doesn’t Work: Social Democracy’s Failures in Britain, Garden City, Doubleday, 1975, Une synthèse d’époque : François Bédarida, « Le Lion sénescent ? », Le Débat, 51, 4, 1988, pp. 421‑51.

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Ronald Reagan » ? Dans la mesure où Tony Blair s’est vu, à son tour, traité de « caniche de [George W.] Bush », tant il soutint sans faille sa politique de lutte contre le terrorisme en 2002‑2003, et que des divergences évidentes continuent de se manifester régulièrement entre la Grande-Bretagne et ses partenaires européens, il convient de poser aussi la question des continuités entre les politiques étrangères menées par les successeurs de Margaret Thatcher, le conservateur John Major (1990‑1997) et, de1997 à 2007, le travailliste Tony Blair.

Le tournant de la guerre des Malouines : (avril-juin 1982) De la crise à la victoire La guerre des Malouines (pour les Britanniques, la « guerre des Falklands », ou Falklands War1) résulta du litige entre la Grande-Bretagne et l’Argentine pour la souveraineté sur un archipel situé dans l’Atlantique sud, à 12 000 km de la GrandeBrtagne, et peuplé de 2 800  habitants, tous d’origine britanniques. Disputées entre la France, la Grande-Bretagne et l’Espagne dans le cadre des conflits maritimes du e xviii   siècle, devenues colonie britannique en 1840, les Malouines étaient revendiquées par les Argentins en raison de la proximité (400  km) de leurs côtes et d’une brève occupation au début du xixe siècle (1820‑1837). En dépit de la signature d’un accord anglo-argentin de coopération en 1971, la question des Malouines empoisonnait les rapports entre les deux pays  : après une escarmouche en mer 1974, un destroyer argentin avait fait le coup de feu contre un navire britannique et Londres avait rompu ses relations diplomatiques avec ­l’Argentine entre 1976 et 1980. Dans le contexte d’achèvement de la décolonisation qui prévalait alors, des négociations avaient été engagées pour parvenir à un accord aux termes duquel la souveraineté des îles aurait appartenu aux Argentins, qui auraient concédé un bail de location à la Grande-Bretagne. Toutefois, les pourparlers n’aboutirent pas. Le 2 avril 1982, la dictature militaire argentine, à la recherche d’un succès militaire facile qui restaurerait un prestige sérieusement entamé2, envahit l’archipel ainsi que celui, voisin, de Géorgie du Sud. Devant ce qui était un acte de guerre, en violation de toutes les règles du droit international, Margaret Thatcher décida de recourir à la force pour reconquérir l’archipel. Elle se basait sur la résolution 502 de l’ONU (3  avril), inspirée par Londres mais adoptée grâce au soutien de Washington et de Paris, qui exigeait le retrait immédiat des forces argentines de l’archipel avant l’ouverture de toute négociation. Le 5 avril, une flotte appareillait, le 25, la Géorgie du Sud était reprise.

1.  Du nom qu’ils donnèrent à cet archipel à la fin du xviie siècle, en hommage au Trésorier de la Marine de l’époque, le vicomte Falkland. 2.  Outre les difficultés économiques, la junte militaire devait faire face à une campagne d’opinion internationale dénonçant la dictature. La tenue de la Coupe du monde de football en Argentine (juin-juillet 1978) avait suscité bon nombre de protestations au niveau mondial.

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La reconquête de l’archipel dura du 21 mai au 14 juin. Le bilan, pour la GrandeBretagne, s’élevait à 293 morts et 777 blessés ; elle avait perdu 6 navires, 18 avions et 23 hélicoptères. Du côté argentin, on comptait 712 morts, 2 000 blessés ou disparus, 4 navires coulés (dont le croiseur General-Belgrano) ainsi qu’un sous-marin et 91 avions détruits.

L’« effet Malouines » (the Falklands Factor) Margaret Thatcher souligna abondamment le fait que, à ses yeux, la victoire des Malouines était un événement capital dans l’histoire de son pays  : le 3  juillet, à Cheltenham, elle parlait de la Grande-Bretagne comme ayant « cessé d’être une nation battant en retraite »1 ; dans ses mémoires, elle insiste sur le fait que « depuis le fiasco de Suez en 1956, notre politique étrangère n’avait été qu’un long désengagement »2, les Falklands ayant marqué la fin de ce déclin régulier du rôle international de la Grande-Bretagne. L’« effet Malouines » peut être apprécié à plusieurs niveaux. Sur le plan psychologique, on ne peut nier que cette victoire remportée par les Britanniques, seuls, effaça effectivement le souvenir de l’échec de Suez. Entre  avril et  juin  1982, le pays connut un déchaînement de nationalisme et de chauvinisme qui n’était pas sans rappeler le jingoism des années 1870. Cet état d’esprit contribua à occulter le fait que le point de départ de la crise, c’est-à-dire l’invasion des Malouines, était la conséquence d’évidentes négligences diplomatiques  : les négociations engagées dans les années 1970 entre les deux pays étaient au point mort ; la défense des îles Malouines avait été allégée, en raison des impératifs financiers ; le budget même de la Défense, en Grande-Bretagne, faisait l’objet de réductions. Autant d’éléments qui, sans cependant justifier l’acte d’agression caractérisé que constituait l’invasion des îles, pouvaient conduire les Argentins à penser que Londres serait peu portée à agir pour récupérer ces « confetti de l’Empire ». La guerre des Malouines, qui coïncida avec la tenue du sommet du G7 (les sept pays les plus industrialisés) à Versailles, rehaussa le prestige et l’autorité morale de Margaret Thatcher à l’échelle internationale. C’était en effet un succès personnel, même si la Grande-Bretagne avait bénéficié de plusieurs soutiens : en dépit de leurs divergences sur la politique européenne, le président français François Mitterrand appuya sans réserve la position britannique et, dès le 10 avril, les pays de la CEE décrétèrent un embargo sur les importations en provenance d’Argentine et ils ne le levèrent pas avant la reconquête totale de l’archipel. Quant aux États-Unis, ils soutinrent la Grande-Bretagne au Conseil de Sécurité de l’ONU pour l’adoption de la résolution 502, et, le 4  juin, ils opposèrent leur veto à une nouvelle résolution demandant un cessez-le-feu immédiat. Leur soutien fut aussi logistique, en autorisant la flotte britannique à utiliser leur base militaire sur l’île de l’Ascension comme poste avancé, et stratégique, en communicant les indications fournies par les satellites américains sur les positions argentines.

1.  3  juillet 1982 ; cité in Margaret Thatcher, 10, Downing Street. Mémoires, Paris, Albin Michel, 1993, p. 220. 2.  M. Thatcher, 10, Downing Street, op. cit., p. 163.

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Ajoutons cependant que, jusqu’à la fin du mois de mai, ils tentèrent de ménager un gouvernement argentin qui leur rendait par ailleurs d’appréciables services dans la lutte anticommuniste : le 31 mai 1982, Reagan essayait encore de persuader Margaret Thatcher d’accepter un cessez-le-feu avant de faire donner l’assaut final contre la capitale, Port Darwin, ce à quoi elle répondit vivement qu’elle « [n’avait] pas perdu quelques-uns de [ses] meilleurs navires et de [ses] meilleurs éléments pour [s’en] aller tranquillement […] avant que les Argentins ne se retirent ». L’issue positive de la guerre des Malouines sauva littéralement la carrière politique de Margaret Thatcher, dont le mandat, entamé en 1979, avait jusqu’alors été jalonné de difficultés  : profonde récession économique, agitation sociale avec, notamment, les émeutes dites « raciales » de 1981, à Brixton, au sud de Londres, et Toxteth, dans la banlieue de Liverpool, impopularité record du gouvernement. Une légère amélioration avait commencé à se manifester au début de l’année 1982, mais le Falklands Factor joua un effet incontestable, même s’il est plus discutable d’affirmer qu’il joua un rôle majeur dans la victoire électorale des conservateurs en 1983 (cf. encadré) : la proportion des Britanniques qui approuvait l’action du gouvernement passa de 24 % en janvier 1982 à 48 % en juin, le Premier ministre remportant au même moment l’adhésion de 51 % des personnes interrogées dans les sondages d’opinion1.

La guerre des Malouines a-t-elle permis aux conservateurs de remporter les législatives de 1983 ? La victoire électorale des tories en juin 1983 a souvent été attribuée au Falklands Factor. Margaret Thatcher elle-même semble y avoir souscrit, puisqu’elle aurait conseillé en 1990 au Président américain George Bush de ne pas hésiter à faire la guerre à l’Irak, ce qui assurerait ainsi sa réélection. On peut toutefois douter de cette interprétation. Certes, le Parlement élu en mai 1979 n’était pas renouvelable avant 1984, et le choix des élections anticipées a pu être interprété comme une volonté de capitaliser sur une popularité retrouvée. Toutefois, une dissolution un an avant le terme normal est une pratique courante dans la vie politique britannique. Si, pour reprendre la formule bien connue ­d’Harold Wilson, « une semaine, c’est beaucoup en politique » (a week is a long time in politics), alors une année l’est plus encore et les bénéfices incontestables en termes de popularité retirés de la guerre des Malouines auraient pu être très facilement dissipés. D’ailleurs, le score du parti conservateur en juin 1983 (42,4 %) ne se range pas parmi les plus élevés de son histoire et il était même en recul par rapport à celui de 1979 (43,9 %). Son succès est en fait attribuable à d’autres facteurs : amélioration de la situation économique, montrant que la politique mise en place en 1979 commençait à porter ses fruits ; effets du mode de scrutin britannique qui favorise en termes de sièges le parti arrivé en tête par le nombre des suffrages ; surtout, absence d’alternative crédible, entre un parti travailliste radicalisé à gauche et une Alliance libérale-démocrate au programme attrape-tout.

1.  Sondages Gallup, in David et Gareth Butler, Twentieth-Century British Political Facts, Londres, Macmillan, 2000, p. 275.

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Un contexte changé À son arrivée au 10, Downing Street, Margaret Thatcher n’avait pratiquement aucune expérience internationale. Elle n’en était pas moins armée de quelques idées très tranchées sur les réalités diplomatiques de son époque, qui ressortissaient à la conception du monde sous-tendant son action globale.

« Révolution conservatrice », « guerre fraîche » et « seconde détente » Les valeurs de Margaret Thatcher différaient sensiblement du post-war consensus. Sans entrer ici dans la question des origines et du contenu du « thatchérisme »1, il faut souligner que celui-ci se posait avant tout en refus du déclin connu par la Grande-Bretagne depuis 1945, qu’il imputait aux politiques, jugées socialistes ou socialisantes, qui avaient affaibli son économie et réduit son audience dans le monde. Marquée par la pensée des économistes néo-libéraux, tels Friedrich on Hayek et Milton Friedman2, M.  Thatcher prônait le désengagement de l’État, dont elle disait vouloir « refouler [roll back] les frontières »3, pour le recentrer sur ses fonctions naturelles de garantie de la monnaie, maintien de l’ordre public et défense nationale. Elle arrivait au pouvoir dans un contexte diplomatique lourd. La détente Est-Ouest, qui avait suivi la crise de Cuba (1962), touchait à sa fin, comme l’avait montré la décision prise en 1977 par l’URSS de déployer des missiles de portée intermédiaire (les « euromissiles », cf. infra), menaçant directement l’Europe de l’Ouest, alors que l’heure était aux négociations sur la limitation des armes stratégiques sur le Vieux Continent. Les Soviétiques sortaient de cette décennie renforcés en Asie du Sud-Est (Vietnam, Cambodge), en Afrique (Angola, Mozambique, Éthiopie), avant d’envahir l’Afghanistan en décembre 1979 ; ils avaient bénéficié de la reprise des échanges commerciaux en biens technologiques et en céréales ; enfin, il était évident que leurs engagements pris lors de la conférence d’Helsinki (août 1975) quant au respect des libertés individuelles étaient restés lettre morte. Margaret Thatcher n’était nullement surprise de cette évolution : elle manifestait un anticommunisme sans concession, qui lui avait d’ailleurs valu le surnom de « Dame de Fer » (Iron Lady), décerné par L’Étoile rouge, organe officiel du ministère soviétique de la Défense. Ce surnom, on le sait, devait désormais lui être indissociable. 1.  On pourra se reporter, en français, à Jacques Leruez, Le Thatchérisme, doctrine et action, Paris, La Documentation française, 1984 et, du même, Le Phénomène Thatcher, Bruxelles, Complexe, 1991 ; en anglais, Dennis Kavanagh et Anthony Seldon (dir.), The Thatcher Effect, Oxford, OUP, 1989 et Dennis Kavanagh, Thatcherism and British Politics. The End of Consensus?, Oxford, OUP, 1990. 2.  Friedrich von Hayek (1899‑1992), prix Nobel d’Économie en 1974, auteur, entre autres, du classique La Route de la servitude (1944), dans lequel il dénonçait le socialisme comme menant nécessairement au totalitarisme. Milton Friedman (né en 1912), prix Nobel d’Économie en 1976, sut diffuser à un large public les idées monétaristes (Capitalisme et liberté, 1962 ; La Liberté de choix, 1980). On a pu dire que le milieu des années 1970 avait vu l’« âge de Hayek » succéder à l’« âge de Keynes ». 3.  Nous reprenons ici la phraséologie du discours prononcé à Bruges, le 20 septembre 1988.

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Les Américains, en revanche, étaient affaiblis : le scandale du Watergate (1972‑1974) les avait amenés à douter du fonctionnement même de  leurs institutions ; la crise économique ouverte en 1973 semblait les condamner au déclin ; leur échec au Vietnam (évacuation de Saigon, 1975) leur avait fait prendre conscience de leurs limites en tant que grande puissance ; en février  1979, la révolution islamique en Iran leur faisait perdre un précieux allié au Moyen-Orient ; la prise du personnel de l’ambassade américaine de Téhéran en otage (novembre  1979-janvier 1980) et l’échec de l’opération éclair Desert One organisée pour les délivrer (avril  1980), constituait une ultime humiliation. Le début de la décennie 1980 fut donc marqué par un regain de la tension entre les deux blocs, baptisée « guerre fraîche ». Les dépenses militaires britanniques augmentèrent en conséquence, le gouvernement Thatcher poursuivant en fait, et accentuant, une politique de réarmement engagée par Callaghan en 1977. Le plus gros de l’effort prit place dans les premières années (cf. tableau 16) : en ans (1979‑1984) les dépenses militaires passèrent de 4,5 % du PIB à 5,4 % et, en valeur absolue, elles augmentèrent de plus de 75 %, passant de moins de 9,4 milliards de livres à près de 16,8 milliards. Leur diminution en termes de part de PIB après 1985 s’explique par une progression plus forte de la richesse nationale, non par une diminution de l’effort militaire, qui culmina en fait à 24,5 milliards en 1991. Tableau 16  Dépenses militaires britanniques ( % du PIB et % des dépenses de l’État)1 % du PIB % des dépenses de l’État

1979 4,7 % 10,9 %

1985 5,1 % 18,2 %

1990 4% 21 %

1995 3,9 % 6,9 %

2000 2,5 % 6,5 %

La « guerre fraîche » s’acheva au milieu des années 1980, lorsque Mikhaïl Gorbatchev, arrivé au pouvoir à Moscou en mars 1985, voulut mettre un terme à la course aux armements pour mener à bien son programme de réformes politiques et économiques (la « restructuration », ou perestroïka). Sous sa direction, l’URSS se désengagea des conflits périphériques où elle était impliquée, à commencer par l’Afghanistan (1989), et, en Amérique latine, ne soutint plus que Cuba. Dans le cadre de cette « seconde détente », les négociations Est-Ouest reprirent sur le contrôle, puis la destruction, des armements stratégiques. Le traité de Washington, du 8  décembre 1987, prévoyait le démantèlement des « euromissiles » installés à partir de 1977. À l’automne 1989, la chute du mur de Berlin (9 novembre) et l’effondrement des démocraties populaires, qui marquèrent la véritable fin de la « guerre froide », accélérèrent le processus : le 19 novembre 1990, les États membres de l’Alliance atlantique et du pacte de Varsovie concluaient un traité de réduction des forces conventionnelles en Europe, qui fut d’ailleurs l’un des derniers actes de Margaret

1. Sources  : pour 1979‑1990, Jacques Leruez, « La politique étrangère et la défense », in Jacques Leruez (dir.), La Grande-Bretagne à la fin du xxe  siècle. L’héritage du thatchérisme, Paris, La Documentation française, 1994. Pour 1995‑2000, UK Defence Statistics, différentes années.

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Thatcher en politique internationale, car elle démissionna 9 jours plus tard. Les accords START (Strategic Arms Reduction Talks), signés à Moscou en juillet 1991, prévoyaient la réduction de 50 % des arsenaux américains et soviétiques tandis qu’en juin 1992 un nouveau traité programmait sur 11 ans l’amputation des deux tiers des arsenaux stratégiques des deux pays. La Grande-Bretagne ajusta en conséquence son budget de la défense : ses dépenses militaires reculèrent progressivement jusqu’en 1997, date à laquelle elles s’élevaient à moins de 21  milliards de livres.

La persistance des contraintes financières Les considérations financières, dont on a vu l’importance dans les choix en matière de défense pendant les années 1950‑1970, n’avaient toutefois pas perdu de leur pertinence d’autant que, on l’a dit, les premières années du mandat de Margaret Thatcher avaient été marquées par une récession sans précédent depuis les années 1930. En  juin  1981, le ministre de la Défense John Nott publiait un Livre blanc (The United Kingdom Defence Programme. The Way Forward) dans lequel il proposait, au nom des impératifs budgétaires, de privilégier la modernisation des forces aériennes et de l’arme nucléaire stratégique, au détriment essentiellement de la Royal Navy. La guerre des Malouines entraîna l’abandon de ces objectifs, et l’Amirauté obtint, au moins sur le papier, le remplacement intégral des unités perdues au cours du conflit. La modernisation des équipements nucléaires passa par l’acquisition de nouveaux missiles américains Trident II pour remplacer les Polaris. La fin de la Guerre froide coïncida avec une nouvelle crise économique en GrandeBretagne (1990‑1993), ce qui rendit plus facile l’adoption de mesures de réduction des dépenses militaires, avec la réduction de moitié les troupes stationnées dans l’Allemagne désormais ; en revanche, les programmes d’armements stratégiques étaient poursuivis, car il aurait été trop onéreux de les interrompre. Arrivés au pouvoir en mai 1997, les travaillistes engagèrent une révision complète de la politique de défense ; en outre, ils bénéficiaient d’une croissance économique soutenue, qui avait débuté en 1994 et leur accordait une plus grande marge de manœuvre. Ceci explique que les dépenses militaires soient reparties à la hausse de 1998 à 2002 : elles passèrent de 22,5 milliards de livres à 24,5 milliards (+ 8,8 %). La défense constituait alors le quatrième poste des dépenses gouvernementales (7 %), après les prestations sociales (40 %), la santé (15,3 %) et l’éducation (11,8 %)1. L’objectif était de permettre à l’armée britannique, dégagée de facto de sa fonction traditionnelle de défense du territoire, de contribuer au maintien de la sécurité mondiale par le biais d’interventions rapides interarmées : le déploiement de troupes, par le gouvernement Blair, en ex-Yougoslavie, au Timor oriental ou au Sierra Leone en ont fourni diverses illustrations et le comportement des troupes britanniques lors de la deuxième guerre du Golfe (mars-avril 2003) a montré que le pari avait été largement gagné. 1. Source : Social Trends, 33, 2003.

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Le renouveau de la « relation spéciale » Les deux dernières décennies du xxe siècle sont assez emblématiques des interrogations, mais aussi des erreurs d’appréciation, que les rapports entre les États-Unis et le Royaume-Uni peuvent susciter : après un retour aux plus beaux jours de la « relation spéciale » dans les années 1980, celle-ci sembla se distendre au début de la décennie suivante, d’aucuns diagnostiquant sa disparition comme inéluctable à brève échéance. En fait, la phase supposée terminale s’avéra n’être qu’une éclipse, les liens Blair-Clinton, ou Blair-Bush, étant à l’évidence aussi étroits que ceux du « couple » Thatcher-Reagan en son temps.

Thatcher-Reagan : la « relation spéciale » retrouvée Même si les relations anglo-américaines s’étaient améliorées après 1975 par rapport à leur étiage du début de la décennie, l’histoire retient surtout le « tandem » ThatcherReagan comme l’une des incarnations les plus abouties de l’entente étroite, sinon de la connivence, pouvant exister entre les deux pays. Il est incontestable que les points communs entre leurs deux personnalités facilitèrent grandement les choses. Au-delà des itinéraires assez parallèles de deux outsiders en politique appelés contre toute attente à la tête de leur pays, leurs positions idéologiques s’abreuvaient à la même source anti-étatiste, anti-dirigiste et antisocialiste. Ils étaient également antisoviétiques et portaient le même jugement critique sur les années de « détente ». Margaret Thatcher fut sans aucun doute le premier dirigeant britannique depuis Winston Churchill à être convaincue de l’existence d’une intimité culturelle entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, et de la supériorité intrinsèque de cet atlantisme. Elle l’exprimait d’ailleurs sans détour : « [l]’alliance nord-atlantique, le FMI, la Banque mondiale, la fission de l’atome, la victoire dans deux guerres mondiales, en Corée et dans le Golfe, la défaite du fascisme et du communisme, le triomphe de la liberté – elles sont les fruits de l’alliance anglo-américaine au cours de ce siècle. C’est l’histoire des résultats remarquables et de l’amitié persistante entre ces deux grands peuples. »1 Cette certitude était d’ailleurs indépendante de l’identité du locataire de la MaisonBlanche : dès son arrivée au pouvoir, en mai 1979, elle apporta au démocrate Jimmy Carter un soutien plein et entier, tant au moment de la prise d’otages de l’ambassade américaine à Téhéran que lorsqu’il fallut condamner l’invasion soviétique de l’Afghanistan. L’élection de Reagan à la présidence (novembre  1980) devait cependant introduire une dimension plus personnelle, plus intime, dans les relations transatlantiques : Reagan considérait M. Thatcher comme un modèle et, de plus, ils avaient noué des premiers liens à la fin des années 1970. Sur le plan intérieur, ils mirent en application des politiques globalement semblables, que l’on qualifie, au moins par commodité, de « révolution conservatrice »2. En matière diplomatique, elle soutint sans détour 1. Cité in Richie Ovendale, Anglo-American Relations in the Twentieth Century, Londres, Macmillan, 1998, p. 162. 2.  Voir, par exemple, Andrew Adonis et Tim Haimes (dir.), A Conservative Revolution?: The ThatcherReagan Decade in Perspective, Manchester, Manchester University Press, 1994.

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l’aide que Reagan apporta au président salvadorien Duarte contre la guérilla communiste locale. Lorsque la tension Est-Ouest atteignit son paroxysme en 1981‑1983, avec la crise des « euromissiles » (cf.  encadré), elle ne tint aucun compte des campagnes orchestrées par les milieux pacifistes britanniques ; à ses yeux, l’installation des missiles de croisière américains était le seul moyen de rétablir l’équilibre des forces nucléaires intermédiaires, rompu par le déploiement des SS-20 soviétiques. En  mars  1983, le Président américain, qui venait de dénoncer l’URSS comme le « foyer du Mal » (focus of evil), annonça son Initiative de défense stratégique (IDS), véritable défi technologique qui prévoyait l’édification, à l’horizon de la fin du xxe  siècle, d’un bouclier antimissile composé de satellites en orbite géostationnaire, pouvant détruire les fusées ennemies en vol, avant qu’elles n’atteignissent les États-Unis. Il s’agissait là de l’un de ces grands défis mobilisateurs qu’affectionnent les Américains (cf.  la « Nouvelle Frontière » de Kennedy, qui avait débouché sur la conquête de la Lune), même s’il semblait relever un peu trop de la science-fiction – ce qui explique qu’il ait été immédiatement surnommé « guerre des étoiles », le succès du Star Wars de Steven Spielberg étant dans toutes les mémoires. Le projet était d’ailleurs loin d’avoir abouti lorsque Reagan quitta la présidence, en janvier 1989, et son successeur, George Bush, le revit à la baisse. Dans un premier temps, Margaret Thatcher manifesta son inquiétude, comme les autres membres européens de l’OTAN, de voir les États-Unis se replier sur un territoire national sanctuarisé et délaisser leurs autres engagements ; mais, à la différence de la France, par exemple, elle préféra discuter plutôt que de s’opposer frontalement au projet. Ayant obtenu l’assurance de Reagan que les États-Unis n’allaient pas délaisser leurs alliés, elle tenta ensuite d’obtenir pour son pays un certain nombre de contrats dans le cadre des recherches engagées pour l’IDS, même si le résultat final fut inférieur à ses espérances initiales (61 millions de livres, au lieu des 1,5 milliard envisagés).

La crise des euromissiles (1979‑1983) La crise dite des « euromissiles » est la conséquence du déploiement à partir de 1977 de fusées soviétiques SS-20, de portée intermédiaire (5 000 km), pour remplacer des missiles plus anciens. Les Occidentaux interprétèrent cette mesure comme un signe que les Soviétiques envisageaient un conflit limité au sol européen, d’autant que la plus grande précision de tir des SS-20 rendait leur usage moins aléatoire (car causant des dégâts moindres) et, donc, augmentait les probabilités de leur utilisation en cas de guerre ouverte. En l’absence d’armes équivalentes du côté de l’OTAN, ses membres décidèrent en décembre  1979 de rétablir l’équilibre des forces en déployant des missiles de portée intermédiaire Pershing II et Tomahawk en Grande-Bretagne, en RFA, aux Pays-Bas, et en Italie, tout en ouvrant des négociations avec l’URSS (twin track strategy, ou « stratégie duale »). Avec 160 Tomahawk, la Grande-Bretagne était le pays qui devait accueillir le plus grand nombre de nouveaux engins. L’échec des discussions ouvertes à Genève en juillet 1980 et l’arrivée de Ronald Reagan à la Maison-Blanche au mois de janvier suivant entraînèrent un regain d’anticommunisme du côté américain. Toutefois, dès novembre 1981, Reagan proposa l’« option zéro », c’est-à-dire l’élimination totale des missiles soviétiques

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SS-4, 5 et 20, comme condition du non-déploiement de ceux de l’OTAN. Les Soviétiques refusèrent, et demandèrent de surcroît que les fusées britanniques et françaises fussent incluses dans le décompte des effectifs occidentaux. Cette revendication ne tenait compte ni de l’indépendance effective de la force de frappe française, héritage de la diplomatie gaullienne, ni du droit de veto dont la Grande-Bretagne disposait sur l’utilisation des missiles entreposés sur son sol. Faute d’accord, les Américains installèrent les premiers « euromissiles » en novembre  1983 en RFA et en Grande-Bretagne. Ce déploiement entraîna en représailles celui de nouveaux missiles à courte portée (500‑1 000 km) en RDA et en Tchécoslovaquie. La crainte d’une guerre nucléaire de portée restreinte, limitée au seul théâtre européen, atteignit alors son apogée et suscita de nombreuses manifestations pacifistes en Grande-Bretagne, en RFA, aux Pays-Bas ou encore en Italie. Le dossier des euromissiles resta en l’état jusqu’en 1987, date à laquelle Mikhaïl Gorbachev, nouveau secrétaire général du parti communiste de l’URSS depuis 1985, désireux de solder les problèmes diplomatiques de son pays pour se consacrer à la réforme de l’économie, accepta le principe d’un véritable désarmement sous contrôle international (traité de Washington, 8 décembre 1987).

Ce soutien sans état d’âme lui causa à plusieurs reprises de sérieuses difficultés politiques, et pas seulement de la part de ses adversaires, comme l’illustra l’affaire Westland, en 1985, où le ministre de la Défense démissionna, et mit le gouvernement en danger, en signe de protestation lorsque le Premier ministre favorisa le rachat de Westland, dernier fabricant britannique d’hélicoptères, par une firme américaine, alors qu’Heseltine lui-même soutenait l’intégration de la compagnie dans un consortium européen1. La rupture définitive entre ces deux personnalités de premier plan devait par ailleurs contribuer à la chute de Margaret Thatcher en novembre  19902. Plus classiquement, sa décision d’autoriser les Américains à utiliser les bases dont ils disposaient sur le sol britannique pour mener à bien un raid aérien contre la Libye en  avril  1986 suscita de violentes critiques de la part de l’opposition travailliste qui dénonça ce retour à la « politique de la canonnière ». Les rapports anglo-américains entre 1979 et 1990 connurent cependant aussi des difficultés : en 1980, elle refusa d’appliquer les consignes américaines de boycott des Jeux olympiques de Moscou, en protestation contre l’invasion de l’Afghanistan ; en juin 1982, elle dénonça la décision américaine d’étendre l’embargo sur les transferts de technologie à destination de l’URSS aux filiales étrangères d’entreprises américaines et aux entreprises non américaines travaillant en sous-traitance pour des firmes américaines –  décision sur laquelle les États-Unis revinrent d’ailleurs en novembre  1982. 1.  On trouvera un récit détaillé de cette affaire, qui devint rapidement un symbole du choix entre les États-Unis et l’Europe, auquel la Grande-Bretagne était confrontée, dans Hugo Young, Margaret Thatcher, Paris, La Manufacture, 1990, p. 469 sqq. 2.  Michael Heseltine se présenta contre elle lors du scrutin de novembre 1990 pour l’élection du leader conservateur et il obtint 152 voix, signe d’un affaiblissement incontestable de l’autorité de Margaret Thatcher sur le parti. Elle préféra démissionner et favorisa la candidature de John Major (qui fut élu et la remplaça comme Premier ministre) pour faire barrage à son ennemi déclaré.

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C’est surtout l’intervention américaine sur la Grenade en octobre 1983, qui fut l’occasion de la tension maximale  : cette île, ancienne colonie de la Couronne devenue royaume indépendant du Commonwealth en 1974, avait ensuite connu de nombreux troubles avant de voir arriver au pouvoir Maurice Bishop, dirigeant d’un parti politique pro-cubain (mars 1979). Le nouveau Gouvernement révolutionnaire du peuple (People’s Revolutionary Government) instaura une semi-dictature et fit appel à des techniciens originaires de différents États liés à l’URSS (Cuba, Algérie, Libye, Syrie…). En octobre 1983, Maurice Bishop fut assassiné et remplacé par les tenants d’une ligne plus dure. Les États-Unis, qui luttaient déjà vigoureusement contre les régimes d’inspiration marxiste en Amérique latine, ne voulurent pas rester sans rien faire : prétextant une soi-disant demande d’assistance émanant des États caribéens voisins, ils organisèrent une opération militaire qui renversa le régime et mit en place une équipe mieux disposée à leur égard (25 octobre). Cette intervention suscita la colère immédiate de Margaret Thatcher, qui n’en avait pas été informée, alors que la Grenade était un royaume du Commonwealth, avec la reine Élisabeth  II toujours nominalement à sa tête, et qu’elle avait, quelques jours auparavant, personnellement déconseillé à Reagan de se lancer dans une opération de ce genre. Toutefois, mise devant le fait accompli, elle n’eut d’autre possibilité que d’en prendre acte.

Thatcher/Major-Bush/Clinton : une éclipse de la relation spéciale ? L’élection de George Bush à la présidence américaine (novembre  1988) marqua une inflexion sensible dans les rapports entre les deux pays  : bien que viceprésident de Reagan au cours de ses deux mandats, Bush tenait à se distancer de son prédécesseur. On ne saurait parler d’une relation personnelle chaleureuse entre les deux dirigeants, et Margaret Thatcher craignait de voir ce refroidissement à l’échelon personnel se doubler du remplacement de la Grande-Bretagne par l’Allemagne de l’Ouest en tant qu’interlocuteur privilégié des États-Unis. La réunification de l’Allemagne entre  novembre  1989 et octobre  1990 causa de nouvelles interrogations entre Londres et Washington (cf.  infra), ainsi que l’effondrement subséquent du bloc de l’Est  : quel rôle l’OTAN pouvait-elle jouer dans un monde qui n’était plus bipolaire ? Les États-Unis ne risquaient-ils pas de retourner à leur isolationnisme traditionnel ? Les bouleversements géopolitiques n’allaient-ils pas fragiliser une « relation spéciale » qui s’était nourrie du contexte de la Guerre froide ? L’occupation du Koweït par l’Irak (2 août 1990) favorisa un nouveau rapprochement des deux pays : Margaret Thatcher, premier dirigeant étranger à apporter son soutien aux Américains, fut ensuite l’avocate inlassable de la fermeté face à Saddam Hussein. Son successur, John Major, ne changea pas de politique. Le Royaume-Uni prit une part considérable des opérations militaires dans le Golfe, avec 30 000 soldats, soit le deuxième contingent après celui des États-Unis. Il n’empêche que, pour bon nombre d’observateurs à l’époque, la guerre du Golfe semblait être le chant du cygne de la collaboration anglo-américaine  : dans

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un monde qui avait cessé d’être bipolaire, les États-Unis n’avaient plus besoin d’un allié « spécial » à leurs côtés1. En outre, lors des présidentielles américaines de 1992, Londres indiqua assez clairement sa préférence pour George Bush, ce qui suscita, de façon compréhensible, un ressentiment durable chez Bill Clinton, qui fut en fait élu. Les rapports Major-Clinton connurent plusieurs périodes de tensions  : les Britanniques n’appréciaient guère les initiatives américaines dans le cadre du conflit irlandais (cf. infra), ni leur regain d’intérêt pour l’Allemagne (en 1994, Clinton parla de la « relation unique » entre les États-Unis et l’Allemagne…). Lors de la crise bosniaque de 1992‑1995 (cf. encadré), Londres et Paris agirent de concert et la divergence de vues entre Britanniques (et Français) et Américains était totale, ces derniers s’étant montrés assez peu préoccupés par un conflit dans lequel ils n’avaient aucun enjeu. Ce n’est qu’à la fin de son premier mandat que Bill Clinton, qui avait auparavant donné la priorité aux questions intérieures, a cherché à élaborer une solution (accords de Dayton, 1995).

La crise bosniaque (1992‑1995) La crise bosniaque de 1992‑1995 découlait de l’éclatement de la Yougoslavie : en juin 1991, la Slovénie et la Croatie se proclamèrent indépendantes, suivies en octobre par la Bosnie-Herzégovine. Les Serbes, dominants dans l’ancienne Yougoslavie, s’y opposèrent immédiatement, menaçant alors de réunir par les armes tous leurs compatriotes vivant dans les républiques nouvellement proclamées. Un premier conflit opposa la Serbie et la Croatie de  juin  1991 à  février  1992. La situation en Bosnie-Herzégovine, qui devint officiellement indépendante en mars  1992, était compliquée par la difficulté à définir une identité « bosniaque » par un autre critère que la religion musulmane et par l’enchevêtrement géographique des nationalités (Serbes, Croates, Musulmans). Tandis que l’indépendance de la Bosnie-Herzégovine était reconnue internationalement (entrée à l’ONU en mai 1992), elle sombra alors dans une guerre qui devait durer jusqu’en 1995  : les Serbes de Bosnie, encouragés par Belgrade, proclamèrent une « république serbe de Bosnie-Herzégovine » et des milices serbes envahirent le pays, et un Etat croate autonome s’installa en Herzégovine occidentale. Une conférence de la Paix, réunie à Genève (janvier 1993) sous la présidence de l’Américain Cyrus Vance et du Britannique David Owen, élabora un plan faisant de la Bosnie-Herzégovine un État décentralisé en 10 provinces (3 serbes, 3 croates, 3 bosniaques, la province de Sarajevo étant démilitarisée et administrée en commun) et gouverné par une présidence collective associant les trois peuples. Ce plan, rejeté par les Serbes, n’empêcha pas les combats de continuer, notamment autour de Sarajevo, qui devint le symbole de la ville martyre dans une région que l’effondrement du communisme avait laissée en ruine. Les atrocités (bombardements de civils, massacres, viols, épuration ethnique…) finirent par 1.  Cf.  John Dickie, Special No More. Anglo-American Relations  : Rhetoric and Realities, Londres, Weindenfield & Nicholson, 1994.

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émouvoir l’opinion internationale. L’ONU, dont les forces étaient présentes dès février 1992, dut autoriser le recours à la force pour faire respecter l’interdiction de survol du territoire bosniaque et procéder à des représailles ; mais elle resta passive lors des massacres de Musulmans à Srebrenica (juillet 1995). De son côté, l’OTAN mena des opérations militaires contre les Serbes, notamment en février 1994 et août 1995. Les accords de Dayton (21  novembre 1995) instaurèrent une République composée de deux entités autonomes (Fédération de Bosnie-Herzégovine croato-musulmane et République serbe de Bosnie), gouvernée par une présidence collégiale désignée par les trois communautés.

L’atlantisme revendiqué : Blair, Clinton et Bush L’arrivée de Tony Blair au pouvoir, en mai 1997, a en revanche relancé la « relation spéciale ». Blair et Clinton incarnaient la même génération des baby boomers (Clinton est né en 1946, Blair en 1953), et tous deux avaient conduit leur parti à la victoire sur un programme modernisé et recentré, plus ou moins ouvertement social-libéral. Cette parenté idéologique ne pouvait que compter, d’autant que Blair avait considéré Clinton comme une sorte de modèle dans sa propre stratégie de conquête du pouvoir ; Clinton, inversement, appréciait plus la spontanéité de Blair, que la raideur condescendante de John Major. Le retour à de bonnes relations se traduisit concrètement lors de la deuxième crise irakienne de  décembre  1998  : la Grande-Bretagne se retrouva seule aux côtés des États-Unis dans l’organisation des frappes aériennes destinées à détruire les installations irakiennes suspectées d’abriter des usines d’armement chimique et biologique. Quelques mois plus tard, dans le cadre de la crise du Kosovo, Tony Blair se rangea avec les États-Unis en appuyant l’idée d’une intervention de l’OTAN pour arrêter les opérations de « purification ethnique » menées par les Serbes dans cette province autonome de Yougoslavie, majoritairement albanaise ; les autres pays de l’Union européenne favorisaient une solution strictement européenne. Les opérations militaires de juin 1999 furent menées par l’OTAN. On aurait pu s’attendre à ce que l’élection présidentielle de novembre 2000 mît un terme à cette entente : le nouvel occupant de la Maison-Blanche était non seulement un républicain, mais incarnait une Amérique conservatrice. Il n’en fut rien et il apparut vite que leur affiliation politique apparemment contradictoire pesait peu au regard de leurs certitudes communes dont, point essentiel aux yeux de Blair, celle de partager les mêmes valeurs, héritées du christianisme. Profondément croyants et pratiquants assidus, Tony Blair et George Bush  Jr., professaient une vision du monde structurée par la religion et qui repose sur une opposition fondamentale entre le « bien » et le « mal », avec la même volonté de combattre le second au profit du premier. Ce fut la clef de son engagement sans faille aux côtés de George Bush Jr dans sa lutte contre l’« axe du mal » (axis of evil), que le Président américain désigna le 29 janvier 2002 comme le foyer du terrorisme international et une menace pour la paix mondiale car développant des « armes de destruction massive ». Il ne faisait nul doute qu’aux yeux de Blair, l’atlantisme est,

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en dernière analyse, un phénomène culturel et une orientation qui s’imposent d’euxmêmes et qu’il revendique sans complexe, certain de la validité de son choix. C’est pourquoi, dès le début de son mandat, il se fit l’avocat d’une « diplomatie éthique », passant par la défense de la paix et de la démocratie partout dans le monde, au besoin par des interventions armées. Dans un discours pronocé à Chicago en avril  1999, il en exposait les cinq prérequis  : être sûr que la guerre soit le recours ultime ; avoir épuisé toutes les possibilités diplomatiques ; prévoir les opérations militaires de façon rationnelle ; envisager une stratégie à moyen terme ; s’assurer que les intérêts fondamentaux britanniques sont en jeu1. On le vit clairement au cours de la crise irakienne débutée en 2002. Londres appuya sans réserve les affirmations américaines quant à la possession par Bagdad d’« armes de destruction massive » (weapons of mass destruction), biologiques, chimiques ou nucléaires, à travers la publication de plusieurs rapports2. On connaît le mémorandum de Blair à Bush, du 28 juillet 2002, déclassifié par le rapport Chilcot (cf. infra), débutant par « Je serai avec toi, quoi qu’il en soit » [I’ll be with you, whatever], avant de détailler les difficultés de la situation en Irak, dans la perspective d’une action militaire. Cette position provoqua de profondes tensions au sein de l’UE entre un groupe de pays très pro-américains (Royaume-Uni, Espagne, Italie, nouveaux membres de l’Europe de l’Est) et le couple franco-allemand (relayé, hors de l’Union, par la Russie), opposé à une intervention militaire. Londres fut le principal partenaire de Washington dans la coalition de mars-avril 2003, avec 46 000 soldats engagés sur le terrain dans l’opération Iraqi Freedom, soit la deuxième force après les États-Unis (192 000 hommes ; l’Australie envoya 2 000 hommes et la Pologne, 194). Les 45 autres pays membres de la « coalition des volontés » se limitèrent à un soutien logistique. Après la rapide défaite irakienne, les Britanniques prirent en charge l’administration d’une large partie sud du pays, autour de Bassora, jusqu’à leur retrait échelonné en 2007‑2009. L’intervention militaire suscita de nombreuses oppositions. Le 15  février 2003, 15 millions de personnes défilèrent dans 800 villes à travers le monde, dont 1 million à Londres (la plus importante de la journée). En mars, Robin Cook démissionnait du ministère des Affaires étrangères. En juillet, David Kelly, expert en armements chimiques auprès du ministère de la Défense et un des auteurs du rapport de septembre 2002 censé prouver le réarmement de l’Irak, mettait fin à ses jours, manifestement emporté par de profonds tourments moraux quant à d’éventuels mensonges. Il apparaissait de plus en plus que la menace des « armes de destruction massive » avait été au moins surestimée pour entraîner un consensus national quant à la nécessité de la guerre. Cela suscita de nouvelles oppositions au sein du Labour, les tenants de l’ancienne doctrine ayant revivifié leurs engagements traditionnels pacifistes et anti-américains. La popularité de Tony Blair ne s’en remit jamais, une large majorité de la population ayant le sentiment d’avoir été sciemment trompée. Ce soutien inconditionnel a jeté le 1.  https://archive.globalpolicy.org/empire/humanint/1999/0422blair.htm ; consulté le 5  avril 2021. 2. Notamment Iraq’s Weapons of Mass Destruction: The Assessment of the British Government (septembre 2002) et Iraq – Its Infrastructure of Concealment, Deception and Intimidation (février 2003), alors présentés comme la synthèse d’informations mises à jour par les services de renseignement britanniques et américains.

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discrédit sur la notion même de « diplomatie éthique » et terni considérablement son image en tant que dirigeant de stature internationale : un sondage réalisé en mai 2017 pour le quotidien The Independent, à l’occasion des 20  ans de sa première victoire électorale, montrait que 72 % des Britanniques avaient une mauvaise opinion de lui. En 2009, le nouveau Premier ministre Gordon Brown mit en place la commission Chilcot, sur le rôle joué par la Grande-Bretagne dans le déclenchement de la guerre en Irak. Son rapport, publié en 2016, conclut que la possession d’armes de destruction massive par le régime de Saddam Hussein était rien moins que certaine, que les intérêts britanniques n’étaient pas menacés, que toutes les solutions diplomatiques n’avaient pas été épuisées avant le recours à la guerre (deux des conditions préalables mises par Tony Blair en 1999 à toute intervention dans le cadre de la « diplomatie éthique ») et que, en définitive, l’Irak n’était pas une menace de premier plan en 2003.

La Grande-Bretagne et l’Europe Margaret Thatcher et la fin de la Guerre froide en Europe Margaret Thatcher fut sans doute la première à comprendre que l’arrivée au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev en URSS (mars 1985) allait constituer un tournant dans l’histoire de l’Europe et dans celle du monde. Elle connaissait en fait le nouveau dirigeant soviétique depuis qu’il avait visité la Grande-Bretagne à la tête d’une délégation du Soviet suprême en décembre  1984. Elle en avait gardé l’impression positive d’un homme ouvert, quelqu’un « avec qui on [pouvait] traiter » (do business with). La relation Thatcher-Gorbatchev fut, par certains côtés, tout aussi « spéciale » que celle qui l’unissait à Ronald Reagan : elle fut son premier soutien, elle le parraina dans l’arène internationale et elle continua de le soutenir – et de s’illusionner sur ses capacités à infléchir le cours des événements – même après qu’il eut dilapidé la plus grande partie de son crédit politique. M.  Thatcher sembla, mieux que Macmillan en 1959‑1960, jouer ce rôle d’intermédiaire entre les deux blocs. Elle contribua à lever les préventions des autres dirigeants occidentaux, échaudés par l’intractabilité des Soviétiques sous Andropov (1982‑1984) et Tchernenko (1984‑1985), à l’encontre de Gorbatchev et, dans un autre registre certes, ce sont les media britanniques qui lui donnèrent le surnom de Gorby, qui devait contribuer à sa popularité internationale. La visite officielle qu’elle effectua à Moscou du 28  mars au 2  avril 1987, peu de temps après avoir rencontré Ronald Reagan, fut une sorte de consécration. Elle annonçait d’autres rencontres qui lui conférèrent un statut privilégié parmi les dirigeants européens, moins bien servis  : en décembre  1987, Gorbatchev fit escale sur le sol britannique alors qu’il se rendait à Washington pour y signer le traité sur la réduction des armes nucléaires, et il y retourna, pour une visite d’État, en avril 1989. Jamais, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, n’était-on revenu aussi près de la « Grande Alliance » du temps de Churchill. En ce qui concerne les pays d’Europe de l’Est, Margaret Thatcher innova également en traitant directement avec certains d’entre eux, au lieu de les considérer comme de simples appendices de l’URSS. Elle se rendit en Hongrie en février 1984, puis en Pologne en novembre 1988, deux pays dont

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le choix ne devait évidemment rien au hasard : la Hongrie tolérait, depuis les années 1960, l’existence d’une économie assez libérale, tandis que la Pologne revêtait une dimension symbolique au vu du long et difficile combat du syndicat Solidarité contre la chape de plomb du communisme. Si les années 1987‑1989 furent sans doute celles qui virent le Premier ministre britannique connaître le point culminant de son prestige en tant que leader d’envergure véritablement mondiale, le tableau n’est cependant pas uniformément positif. D’une part, il est évident que sa marge de manœuvre dans le jeu entre les deux supergrands se réduisit assez sensiblement dès lors que Gorbatchev n’eut plus besoin d’être « parrainé » et que les grandes décisions furent prises de façon bilatérale entre Washington et Moscou. D’autre part, la politique de Margaret Thatcher vis-à-vis de la réunification allemande, principal événement européen de la fin des années 1980 (cf. encadré), fut un échec complet : elle argumentait en faveur d’une phase de transition de cinq années, au cours de laquelle les deux États allemands auraient coexisté et tenta de jouer à nouveau de ses liens avec Michael Gorbatchev, pourtant en fin de course, pour parvenir à ses fins. Sans doute était-elle prisonnière d’un anti-germanisme qui lui était consubstantiel, dans la mesure où elle avait vécu ses jeunes années au moment de la Seconde Guerre mondiale.

La réunification de l’Allemagne (1989‑1990) : chronologie 9 novembre 1989 : chute du mur de Berlin ; ouverture de la frontière entre la RDA et la RFA 20  février 1990  : les Douze se prononcent pour la réunification des deux Allemagne 18  mai 1990  : traité d’union monétaire et économique des deux États allemands (entrée en vigueur au 1er juillet) 31 août 1990 : traité d’unification signé à Berlin-Est et approuvé par les parlements des deux Allemagne 12 septembre 1990 : traité « 2 + 4 » (les 2 États allemands et les 4 vainqueurs de 1945) signé à Moscou : rétablissement de la souveraineté pleine et entière de l’Allemagne unifiée ; évacuation des troupes soviétiques de RDA 3 octobre 1990 : réunification de l’Allemagne

La Grande-Bretagne et la poursuite de la construction européenne En 1975, les conservateurs firent campagne pour le maintien de la Grande-Bretagne dans la CEE et apparaissaient comme le parti pro-européen face à un Labour hostile. Cependant, dès leur arrivée au pouvoir en 1979, ils reprirent la politique travailliste consistant à demander des aménagements aux règles de fonctionnement de la Communauté. Enfin, en 1992, lors de la signature du traité de Maastricht, ils obtinrent l’opt-out clause (que l’on pourrait traduire par « clause d’exemption conditionnelle ») pour le passage à la monnaie unique. L’histoire de la période 1979‑1992 ne fut-elle que celle d’un divorce croissant ?

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Les grandes étapes de la politique européenne de 1979 à 1992 Jacques Leruez a montré comment la politique européenne de la Grande-Bretagne est passée par trois grandes phases1. De 1979 à 1984, Margaret Thatcher se consacra surtout à la révision du mode de calcul de la contribution britannique au budget européen, jugé excessivement défavorable pour son pays, notamment par rapport à ses ressources propres et par rapport à ce qu’il recevait en retour de la CEE. De fait, alors qu’elle était au 7e  rang de la Communauté en termes de PNB par habitant, sa contribution nette au budget communautaire (c’est-à-dire la différence des sommes versées à la CEE et de celles reçues sous forme d’aides) était la plus importante (1 milliard de livres). Deux points de vue s’affrontaient : d’une part, celui des autres États membres, qui considéraient que par l’extraversion de ses échanges (en 1979, le Commonwealth représentait encore 10,6 % des importations et 12,4 % des exportations), la GrandeBretagne devait contribuer plus lourdement au budget européen, alimenté en grande partie par les droits de douane perçus sur les échanges extra-communautaires ; d’autre part, celui des Britanniques, qui dénonçaient la part disproportionnée des subventions agricoles dans les dépenses communautaires (environ les deux tiers) et refusaient d’avoir à subventionner, par le biais de leur contribution, des agricultures moins performantes que la leur. Les récriminations de Margaret Thatcher, demandant à « récupérer son argent » (« I want my money back » était son expression favorite) rythmèrent les sommets européens de 1979 et 1984. La contribution britannique, d’abord fixée forfaitairement, finit (sommet de Fontainebleau,  juin  1984) par être calculée suivant un mécanisme automatique qui entérinait en partie les revendications de Margaret Thatcher  : un reversement avait lieu du budget communautaire au budget britannique, qui était égal à 66 % de la différence entre les paiements de TVA que la Grande-Bretagne versait au budget communautaire et les transferts qu’elle en recevait. Le « chèque » européen à la Grande-Bretagne correspondit à un total de 10  milliards de livres économisés en dix ans (1980‑1990). De 1984 à 1988 se situe une période de « détente », pendant laquelle Margaret Thatcher accepta un certain nombre d’initiatives communautaires. La signature de l’Acte unique (18 février 1986), qui prévoyait la transformation, à l’horizon 1992, de l’espace communautaire2 en un marché intérieur unique, allait dans le sens de l’engagement libéral du gouvernement britannique, instituant une véritable zone de libre-échange communautaire. La signature du traité lançant la réalisation du tunnel sous la Manche (1986) est un autre exemple de cette bonne volonté. En revanche, la Grande-Bretagne était de plus en plus réticente devant les initiatives croissantes visant à renforcer la Communauté sur le plan politique. D’où une troisième phase, ouverte en 1988‑1989 avec la publication du « plan Delors » en faveur d’une Union économique et monétaire : le terme même d’« union », qui sous-entendait abandon de souveraineté, était inadmissible pour les Britanniques, comme on l’a vu plus haut. Le discours prononcé par Margaret Thatcher à Bruges, le 20 septembre 1988, marqua son entrée en résistance contre « le super-État exerçant 1.  J. Leruez, Le Phénomène Thatcher, op. cit. 2.  Qui s’était entre-temps ouvert à la Grèce (1981), puis à l’Espagne et au Portugal (1986).

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une nouvelle domination à partir de Bruxelles » qu’elle voyait se profiler. Cette position, très vivement critiquée par les observateurs étrangers, traduisait en réalité une réelle cohérence  : dès 1945, les Britanniques avaient systématiquement refusé toute institution présentant un caractère supranational ; traditionnellement, ils préféraient appliquer les institutions existantes et les amender au besoin, plutôt que d’élaborer de nouvelles constructions intellectuelles, ce qui, dans le cas de l’Europe, se traduit par une préférence donnée à la coopération inter-gouvernementale ; enfin, Margaret Thatcher, très attachée au principe électif et à la démocratie directe, ne pouvait que considérer avec suspicion l’extension des pouvoirs d’une Commission européenne composée de membres désignés par les gouvernements européens et dégagés de toute responsabilité devant les électeurs. La Grande-Bretagne se tint donc à l’écart des mesures les plus significativement fédéralistes. Sans doute la livre entra-t-elle, le 8  octobre 1990, dans le SME, mais celui-ci était resté en dehors des structures communautaires proprement dites ; elle ne ratifia pas la Charte sociale européenne (décembre 1989) ni les accords de Schengen (janvier  1990) ; Margaret Thatcher se sépara de ses ministres les plus ouvertement « europhiles », tels Geoffrey Howe, ministre des Affaires étrangères (juin 1989) et Nigel Lawson, chancelier de l’Échiquier (octobre) ; en 1991, John Major, Premier ministre depuis novembre  1990, refusa de souscrire à la Charte sociale (Social Chapter) du traité de Maastricht, qui recommandait l’adoption d’un certain nombre de réglementations sur le marché du travail ; il signa le traité lui-même, mais il avait auparavant obtenu que les termes « fédéral » ou « fédération » en fussent bannis et que le principe de subsidiarité (le droit communautaire doit pallier les « vides » des législations nationales, et non se surimposer à elles) y figurât expressément ; en outre, il avait obtenu que son pays pût choisir de rester en dehors au moment du passage à la monnaie unique (opt-out clause). Il ne s’agissait pas d’un refus de la monnaie unique, mais d’un refus de s’engager à l’avance, John Major réservant pour son pays la possibilité de se prononcer, pour ou contre, le moment venu.

1992‑1997 : l’Europe au cœur du débat politique Reconduits par les électeurs en mai  1992, les conservateurs passèrent leur dernier mandat au pouvoir à se déchirer sur l’Europe. Encore les controverses ne portèrentelles que sur l’Europe économique et, surtout, monétaire, avec l’entrée éventuelle de la livre dans l’euro. La question revêtait un caractère d’autant plus sensible que la participation de la livre au SME s’était avérée un désastre : elle y était entrée à un cours-pivot trop élevé (1  £  =  2,95  marks), qui, dans un contexte de début de récession, entraîna le gouvernement dans une politique déflationniste pour maintenir cette parité. Suivirent trois années de crise économique d’une ampleur comparable à celle des années 1930‑1933. Le départ de la livre du SME en septembre 1992 fut une décision salutaire pour l’économie du pays, qui connut à partir de 1993 une vigoureuse reprise économique ; elle marqua le début d’un cycle de croissance qui durait encore au début de l’année 2003 (reprise des exportations, de la production, de la consommation, baisse du chômage…). Cela ne pouvait que renforcer l’attachement des Britanniques à une livre sterling totalement indépendante. Pour les « eurosceptiques », le fiasco de 1992 obérait la validité de la future monnaie unique : la disparition de la livre et l’adoption

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de l’euro ferait replonger l’économie britannique dans la déflation et briderait une nouvelle fois sa croissance économique ; une politique en dehors du cadre européen leur paraissait être plus profitable aux intérêts nationaux. De 1992 à 1997, le parti conservateur fut constamment divisé sur cette question, entre une aile droite « eurosceptique » et une aile gauche « europhile », John Major ne pouvant faire une synthèse (était-ce possible ?) ou imposer sa ligne  : en dépit de sa volonté, affichée lors de son accession au poste de Premier ministre, de placer son pays « au cœur de l’Europe », il a surtout prôné une politique attentiste, engageant son parti à ne décider que le moment des échéances arrivé (« wait and see »). Inversement, le parti travailliste a accompli à la fin des années 1980 une mue spectaculaire. Entré dans l’opposition en 1979, le Labour passa rapidement sous la coupe de son aile gauche, ce qui renforça son hostilité à l’Europe déjà perceptible sous les gouvernements Wilson II et Callaghan ; beaucoup de ses éléments modérés le quittèrent pour fonder le parti social-démocrate (Social Democratic Party, SDP) qui se déclara résolument pro-européen. La conversion des travaillistes peut être datée avec précision du discours de Jacques Delors au grand congrès syndical de Brighton, en 1988, qui sut retourner l’opinion des syndicalistes (et, par voie de conséquence, celle du Labour, qui était encore largement inféodé au TUC) en faveur de l’Europe. Il souligna que l’intégration pleine et entière de la Grande-Bretagne dans la CEE permettrait d’y faire respecter les réglementations et les garanties sociales que le gouvernement conservateur rejetait au nom de la liberté du travail (cf. la « Charte sociale »). L’argument porta, incontestablement, et le Labour revendiqua ensuite activement l’alignement sur l’« Europe sociale ». John Smith, leader du parti de 1992 à 1994, se posa en avocat du traité de Maastricht et de la monnaie unique. Son successeur, Tony Blair, se montra un peu plus prudent : il s’engagea, une fois au pouvoir, à signer le Social Chapter, mais resta évasif quant à la monnaie unique, subordonnant une éventuelle entrée de la Grande-Bretagne à toute une série de conditions (tests) économiques.

1997‑2007 : une politique acrobatique Au-delà de la victoire travailliste, les élections de 1997 virent la défaite des candidats conservateurs les plus eurosceptiques. Blair, devenu Premier ministre, commença par prendre quelques mesures symboliques, comme la signature de la Charte sociale (juin  1997), ou l’intégration de la Convention européenne des droits de l’homme dans le droit britannique (novembre  1998). En revanche, au-delà d’une généreuse rhétorique sur la nécessité pour son pays d’être « un acteur dominant » en Europe, ou d’une différence de style dans les sommets européens, désormais moins conflictuels, on constata sur le fond une réelle similitude avec les politiques des gouvernements conservateurs précédents : mêmes critiques envers la bureaucratie bruxelloise ou la lourdeur de la PAC, même recours à la coopération intergouvernementale dans le cadre de la lutte contre la criminalité organisée, ou dans le domaine de la défense et de la sécurité. Surtout, la position quant à l’adoption ou non de l’euro continuait d’être ambigüe, avec des différences de ton notables entre Blair et son chancelier de l’Échiquier, Gordon Brown, beaucoup plus réservé, jusqu’à ce que la décision soit prise en juin  2003 de rester en dehors de la monnaie unique.

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Sur les questions de défense, en revanche, la décennie Blair a vu la réalisation de substantiels progrès, à la suite du sommet franco-britannique de Saint-Malo (décembre 1998) et le lancement de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), qui a vu l’Union européenne recueillir des compétences militaires jusqu’alors dévolues à l’Union de l’Europe occidentale (par ailleurs intégrée dans l’UE fin 2000). La Grande-Bretagne ne voyait plus l’« Europe de la défense » comme un concurrent de l’OTAN, ce qui était une évolution majeure. Le sommet européen d’Helsinki (décembre 1999) acta le principe de création d’une Euroforce de 60 000 hommes, dont 13 000 Britanniques, pour répondre à des crises internationales sous la direction de l’UE, là où l’OTAN n’est pas engagée. La crise irakiennen de 2003 entraîna de sensibles tensions avec la France et l’Allemagne, hostiles à l’utilisation de la force armée, alors qu’avec la Grande-Bretagne, l’Espagne et les pays d’Europe de l’Est sur le point d’intégrer l’UE, adoptèrent une ligne atlantiste orthodoxe. Devenu Premier ministre en 2007, Gordon Brown fut tout de suite confronté à la crise financière mondiale et eut peu de temps à consacrer aux questions purement européennes. Les grands débats allaient reprendre au cours de la décennie suivante.

Un Commonwealth un peu trop rapidement enterré Les dernières étapes de la décolonisation Le processus de décolonisation n’était pas totalement achevé lorsque Margaret Thatcher arriva au pouvoir en 1979 : la question rhodésienne, en suspens, devait être réglée au sommet de Lusaka (août 1979) et lors de la conférence qui suivit, à Lancaster House, à Londres (septembre-décembre 1979). Le règlement de cette crise valut au Premier ministre britannique un grand prestige en Afrique, qu’elle le perdit rapidement avec son traitement de la question sud-africaine. Bien que l’Afrique du Sud ne soit plus membre du Commonwealth depuis 1961, ses liens avec la Grande-Bretagne demeuraient importants, tant sur le plan économique qu’humain, dans la mesure où quelque 40 % des 5 millions de Sud-Africains blancs étaient de souche britannique. Le début des années 1980 fut marqué par une accentuation de la tension entre les deux communautés, avec attentats, émeutes et répression policière. En 1985‑1986, les États-Unis instaurèrent l’embargo sur un certain nombre de produits sud-africains et incitèrent leurs entreprises à quitter le pays, espérant ainsi amener le président Pieter Botha à changer de politique. Ils furent suivis par plusieurs pays de la CEE et du Commonwealth, mais Margaret Thatcher refusa, lors des sommets de Nassau (1985), Vancouver (1987) et Kuala Lumpur (1989), de se rallier aux mesures de boycott, argumentant qu’elles pénalisaient en fin de compte davantage les travailleurs noirs, mis au chômage, que les détenteurs de capitaux blancs, qui pouvaient toujours trouver d’autres investissements. En réaction, 31  États (sur 45 alors membres du Commonwealth) s’abstinrent de participer aux Jeux du Commonwealth organisés à Édimbourg en juillet 1986, suscitant l’irritation – diffusée dans la presse par une fuite savamment orchestrée – de la

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reine Élisabeth  II, chef du Commonwealth et dont on connaît l’attachement à cette fonction, devant l’« intransigeance » de son Premier ministre. Le président Botha fut remplacé par Frederick de Klerk en 1989, qui entreprit le démantèlement de l’apartheid avec la libération de Nelson Mandela, dès février 1990. Le problème de Hong Kong était encore différent, et relevait aussi du processus de décolonisation : le bail de 99 ans sur les Nouveaux Territoires arrivait à expiration le 30 juin 1997 et, même si le cœur de la colonie, l’île de Hong Kong et Kowloon, avaient été cédés à perpétuité aux Britanniques et pouvaient en théorie demeurer sous leur contrôle, la viabilité d’une possession ainsi réduite des neuf dixièmes était nulle. Les négociations entre Londres et Pékin aboutirent le 26  septembre 1984 à la signature d’une Déclaration conjointe sino-britannique qui posait comme principe préliminaire le retour à la République populaire de Chine de l’ensemble de la colonie de Hong Kong à la date du 1er juillet 1997. En échange, le gouvernement chinois lui accordait pour 50 ans le statut de « zone administrative spéciale », avec une large autonomie politique et économique, Pékin se réservant en revanche la défense et les affaires étrangères. Favorablement accueilli tant par l’opinion métropolitaine que par la population locale (5,8 millions d’habitants, dont 3,2 millions de sujets britanniques), l’accord parut en revanche bien fragile lorsque le massacre de Tien’anmen montra ce que le régime chinois réservait aux opposants. Chris Patten, dernier gouverneur de Hong Kong (1992‑1997), s’engagea dans une politique de démocratisation de l’île, qui jusqu’alors avait le statut de colonie de la Couronne1, en instituant notamment des élections libres au Conseil législatif (Legco)2. La rétrocession de la colonie à la Chine, le 30 juin 1997, en présence du prince Charles, fut suivie d’une arrivée massive de troupes chinoises et d’une modification des institutions dans un sens plus restrictif.

Le renouvellement du Commonwealth La rétrocession de Hong Kong marqua d’une certaine façon la fin du processus de décolonisation, dans la mesure où la situation avait été réglée aux Malouines de la façon que nous avons vu plus haut, et où la population de la colonie de Gibraltar continuait de manifester sa volonté de demeurer sous direction britannique (s’il n’y eut pas d’autre référendum depuis celui de 1967, 12 000 personnes manifestèrent en 1987 pour rappeler leur refus de toute concession vis-à-vis de l’Espagne). Loin de sembler devoir disparaître, le Commonwealth a au contraire montré sa force d’attraction avec l’entrée en son sein de pays qui ne sont pas des anciennes colonies britanniques (Namibie en 1990 3, Mozambique en 1995, Rwanda en 2009), et les retours du Pakistan (1989), de l’Afrique du Sud (1994) ou des îles Fidji (1997). La Gambie, qui l’avait quitté en 2013, l’a réintégré en 2018, année où le Zimbabwe a candidaté pour y être réintégré. Le Soudan du Sud, le Surinam ou encore le Togo sont candidats à l’admission depuis la décennie 2010. 1.  Voir chapitre 3. 2.  Cf. Jean-Philippe Béja (dir.), Hong Kong 1997. Fin de siècle, fin d’un monde ?, Bruxelles, Complexe, 1993. 3.  Encore l’ancien Sud-Ouest africain allemand avait-il été, entre 1919 et 1990, un protectorat sud-africain.

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18

3

16

1 34 12 36 35 15 5 46

1- Antigua-et-Barbuda 2- Australie 3- Bahamas 4- Bangladesh 5- Barbades 6- Bélize 7- Botswana 8- Brunei Darussalam

9- Cameroun 10- Canada 11- Chypre 12- Dominique 13- Fidji 14- Ghana 15- Grenade 16- Guyana

17- Inde 18- Jamaïque 19- Kenya 20- Kiribati 21- Lesotho 22- Malawi 23- Malaisie 24- Malte

Pays membres du Commonwealth en 2021

Océan Pacifique

6

10

39

25- Maurice 26- Mozambique* 27- Namibie 28- Nauru 29- Nouvelle-Zélande 30- Nigeria 31- Pakistan 32- Papouasie-Nouvelle-Guinée

Océan Atlantique

14

30 9

24

27 42

21

7

52

33*

11

19

44

22 26*

50

48

33- Rwanda* 34- Saint-Kitts-et-Nevis 35- Sainte-Lucie 36- Saint-Vincent-et-les-Grenadines 37- Samoa 38- Seychelles 39- Sierra Leone 40- Singapour

49

43

4

23 40

49- Royaume-Uni 50- Tanzanie 51- Vanuatu 52- Zambie

Océan Indien

17

41- ïles Salomon 42- Afrique-du-Sud 43- Sri Lanka 44- Eswatini (Swaziland) 45- Tonga 46- Trinidad-et-Tobago 47- Tuvalu 48- Ouganda

25

38

31

23

8

2

32

29

28

51 13

47

1500 km

41

20

Océan Pacifique

Pays membres du Commonwealth sans être une ancienne colonie britannique*

45

37

Pays membres du Commonwealth en 2021

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Les pays membres du Commonwealth

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Le Sommet des chefs d’État et de gouvernement tenu en 1997 à Édimbourg a adopté des critères précis régissant les adhésions  : être un État souverain, accepter les principes de démocratie, de non-discrimination raciale contenus dans la Déclaration de Harare (1991), reconnaître Élisabeth  II comme « chef du Commonwealth », accepter l’anglais comme langue véhiculaire au sein de l’institution. Fort de 2,4  milliards d’habitants (dont 50 % ont moins de 25  ans), soit 33 % de la population mondiale, il rassemble (2021) 54 États (dont 16 ont la reine Élisabeth  II à leur tête  : les « royaumes du Commonwealth », Commonwealth Realms) et des territoires dépendants (dependent territories)  : 13 relèvent du Royaume-Uni, 6 de l’Australie et 2 de la Nouvelle-Zélande. Reposant, dans la plus pure tradition britannique, davantage sur des pratiques que sur des institutions formelles, le Commonwealth se veut « une organisation au service d’une humanité commune »1, nonobstant les différences de développement, par ailleurs considérables, puisque tous les pays membres sauf 4 (Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) sont des pays en voie de développement et que 14 d’entre eux ont un PNB par habitant inférieur à 500 dollars. Mais le Commonwealth est aussi un espace de coopération économique (les échanges commerciaux entre les pays membres sont supérieurs de 20 % à ceux qu’ils réalisent avec les pays non membres), un forum où la voix des petits États (31  membres sur 54) est écoutée et même défendue, et où les enjeux écologiques sont pris très au sérieux (nombre des « petits États » sont des îles tropicales exposées aux conséquences du changement climatique). Le principal point discutable est le respect des principes démocratiques par certains États membres, ce qui a par exemple conduit Élisabeth  II à ne pas assister –  pour la première fois depuis son avènement  – au sommet de 2013 au Sri Lanka, le régime en place étant accusé d’avoir couvert des crimes de guerre dans la partie nord de l’île ; le Prince de Galles la représenta.

Les avancées du conflit nord-irlandais Enlisé à la fin des années 1970, le conflit nord-irlandais connut une réelle dramatisation au cours de la décennie suivante, mais aussi trois avancées significatives en 1985, 1993 et 1998.

De l’accentuation de la crise aux premières avancées (1979‑1993) L’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher coïncida avec un regain de tensions en Irlande du Nord  : dès  mars  1979, un de ses conseillers, probablement promis au portefeuille de ministre pour l’Irlande du Nord après la victoire électorale conservatrice, était assassiné par l’IRA. En  août  1979, lord Mountbatten trouvait la mort dans un autre attentat. Convaincue de la nature purement terroriste de l’IRA, sous un 1.  Jean-Claude Redonnet, Le Commonwealth, Paris, PUF, 1998, p. 237.

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habillage nationaliste, M. Thatcher suivit une politique combinant intransigeance et recherche d’une solution négociée. Intransigeance, en ne déviant jamais de sa ligne de conduite initiale de refuser tout dialogue avec des terroristes et ce, en dépit des pressions parfois très fortes exercées sur elles, et au risque de sa propre vie. En 1981, le gouvernement refusant de rétablir le statut de prisonniers politiques pour les membres de l’IRA (supprimé par Wilson en mars  1976) au lieu de celui de détenus de droit commun, ceux-ci entamèrent une grève de la faim qui coûta la vie à 10 d’entre eux. L’opinion internationale s’émut et prit, globalement, le parti des nationalistes. Le nom de l’un des grévistes, Bobby Sands, acquit rapidement valeur de symbole et la chronologie de sa lente agonie (il mourut le 5 mai 1981, après 66 jours de jeûne) fut suivie jour par jour par les media internationaux. Le refus de Margaret Thatcher de faire la moindre concession ne contribua pas peu à lui donner l’image de femme inflexible, voire sans aucune qualité de cœur, sur laquelle ses opposants politiques jouèrent ensuite sans relâche. Elle fit aussi d’elle une cible privilégiée pour l’IRA : en septembre 1984, celle-ci voulut l’éliminer physiquement en posant une bombe au Grand Hôtel de Brighton, où le Cabinet britannique résidait pendant le Congrès annuel du parti conservateur. Seul le hasard fit que Margaret Thatcher échappa à l’attentat, mais il y eut 5 morts et plusieurs dizaines de blessés graves. En 1990, un autre conseiller de M. Thatcher, Ian Gow, tomba sous les coups de l’IRA. Il ne faut pas oublier non plus les attentats perpétrés dans les parcs londoniens à l’été 1982 (12 morts, 50 blessés), ou dans le grand magasin Harrod’s en décembre 1983 (6 morts), ni la violence au quotidien en Ulster : 748 morts entre 1980 et 1990, dont 75 % imputables à l’IRA. En réponse, le gouvernement porta les effectifs de la police locale à 13 000 hommes et fit adopter des mesures judiciaires d’exception, permettant de faire juger certains auteurs d’actions terroristes par un magistrat unique, et non par un jury populaire, ou autorisant les juges à retenir le refus d’un prévenu de répondre aux questions posées comme un élément à charge. L’élimination, à Gibraltar, en mars 1988, de 3 membres de l’IRA par les services secrets britanniques démontra encore la volonté de fermeté du gouvernement, même si cette action fut fortement critiquée. Cette politique, tout comme les pressions exercées sur les media pour qu’ils adoptassent un ton plus réprobateur en évoquant les actions de l’IRA, fut dénoncée dans les milieux de gauche et par les défenseurs des droits de l’Homme comme attentatoire aux libertés, critiques que la révélation de plusieurs erreurs judiciaires (les « Six de Birmingham », les « Quatre de Guildford »…), où il apparut que la police avait procédé à la fabrication de preuves pour accabler des suspects, vint renforcer. Tout en étant intransigeante face aux terroristes, Margaret Thatcher recherchait une solution négociée avec des interlocuteurs tenus pour légitimes : mouvements légalistes d’Irlande du Nord ou dirigeants de la république d’Irlande. En décembre 1980, une rencontre avec son homologue irlandais, Charles Haughey, débouchait sur la création d’un Conseil intergouvernemental anglo-irlandais qui institutionnalisait une concertation régulière entre les deux pays, mais le refus de l’Irlande de soutenir la Grande-Bretagne dans la guerre des Malouines le rendit lettre morte. En 1982, un projet de rétablissement de l’autonomie locale en Ulster par la mise en place d’une assemblée élue au scrutin proportionnel, tourna court en raison du refus de participation du Sinn Féin et du SDLP. Les négociations continuèrent cependant, jusqu’à la signature, le 15 novembre 1985, de l’important accord de Hillsborough.

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Cet accord instituait une Conférence intergouvernementale au rôle consultatif, permettant ainsi au gouvernement irlandais de présenter son point de vue sur les affaires d’Ulster lorsqu’elles concernaient « les intérêts de la minorité » catholique de la population. En échange de cela, le gouvernement irlandais reconnaissait l’Ulster comme partie du Royaume-Uni et s’engageait à lutter activement contre les terroristes qui utilisaient son sol comme base arrière pour leurs opérations. L’accord précisait aussi qu’aucun changement de statut ne pourrait avoir lieu sans l’avis de la majorité de la population, ce qui était une garantie donnée aux Unionistes. Le texte ne suscita cependant l’adhésion ni des nationalistes, l’IRA poursuivant ses attentats (cf. l’attaque au mortier du 10, Downing Street, en 1991), ni des Unionistes, dont les députés à Westminster démissionnèrent en signe de protestation. Il serait exagéré de dire également que le gouvernement irlandais appliqua ses engagements contre le terrorisme à la lettre. Début 1991, John Major réouvrait les négociations entre Londres, Dublin et les partis politiques nord-irlandais (sauf le Sinn Féin, en raison de ses liens avec l’IRA). En dépit des réclamations unionistes, selon lesquelles Dublin devait renoncer aux revendications territoriales inscrites dans la constitution irlandaise, et de l’accentuation des violences perpétrées par les extrémistes des deux bords, Major et le Premier ministre irlandais, Albert Reynolds, signaient le 15 décembre 1993 une déclaration commune (« Déclaration de Downing Street ») dans laquelle Londres promettait de renoncer à sa souveraineté en Irlande du Nord si la majorité de la population en manifestait le souhait et invitait par ailleurs le Sinn Féin à participer aux négociations (cela survenait parallèlement à la reconnaissance par le gouvernement britannique de l’existence de contacts secrets avec l’IRA, chose qui avait toujours été niée auparavant). L’IRA, puis les loyalistes, décidèrent à l’été 1994 d’une trêve des attentats, qui dura jusqu’en février 1996. Toutefois, la situation de dépendance dans laquelle John Major vint à se trouver envers les députés unionistes pour continuer d’avoir une majorité aux Communes1 bloqua ensuite les choses, à l’exception de la publication, le 22 février 1995, d’un accord-cadre commun (Joint Framework Document) réaffirmant les principes de la Déclaration de 1993 ; surtout, il ouvrait la porte à l’admission du Sinn Féin à la table des négociations, à condition que l’IRA acceptât de désarmer. En janvier  1995, le président américain Bill Clinton nommait le sénateur George Mitchell envoyé spécial des États-Unis pour l’Irlande du Nord. Ce n’était pas la première fois que les États-Unis, où vivait une forte communauté irlandaise, toujours attentive aux événements de leur pays d’origine, intervenaient dans la question d’Ulster  : le président Reagan, qui avait des origines partiellement irlandaises, avait effectué un voyage officiel en Irlande en 1984, après lequel il persuada Margaret Thatcher de poursuivre les négociations avec Dublin. La signature de l’accord de Hillsborough s’inscrivit dans ce contexte. Londres perçut cette initiative comme une intrusion extérieure malvenue Les travaux de la commission Mitchell sur le désarmement des groupes paramilitaires n’eurent que peu d’effets concrets, l’IRA reprenant ses attentats en février 1996.

1.  Les conservateurs disposaient d’une majorité de 21 sièges après les législatives de 1992, mais les défections et les échecs aux élections partielles la réduisirent à néant en décembre 1996.

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La reprise du processus sous Tony Blair Les élections de mai 1997 virent le renforcement de la position des partis modérés : UUP (33 %) et SDLP (24 %) avaient attiré les voix de plus d’un votant sur deux, même si le Sinn Féin progressait aussi (16 % des voix, contre 10 % aux élections de 1992). À Londres, le New Labour, soucieux de débloquer la situation, cessa d’exiger le désarmement de l’IRA comme préalable à la reprise des négociations. L’accord du Vendredi Saint (Good Friday Agreement), du 10  avril 1998, ratifié par référendum le 22  mai suivant (71 % de oui en Ulster, 94 % en République d’Irlande), prévoyait l’élection d’une assemblée régionale de 108 membres et le partage du pouvoir entre les deux communautés ; un « Conseil Nord-Sud » réunissait des ministres de Belfast et de Dublin, tandis qu’un autre conseil, irlandais-britannique (« Conseil Est-Ouest »), regroupait les représentants des deux gouvernements souverains, du Parlement écossais et des Assemblées galloise et nord-irlandaise. Il fixait aussi de nouvelles conditions pour le désarmement (decommissioning) des milices paramilitaires. Lors des élections à l’Assemblée (25 juin), le SDLP et l’UUP perdirent du terrain face au DUP et, surtout, au Sinn Féin (tableau  17). Les avancées réalisées en 1998 étaient telles, que le leader de l’UUP, David Trimble, et celui du SDLP, John Hume, se partagèrent cette année-là le prix Nobel de la paix. L’IRA s’avéra toutefois hostile au decommissioning, organisant à Omagh, le 15 août 1998, un des attentats les plus meurtriers de tout le conflit nord-irlandais (30 morts). Le 2 décembre 1999, le gouvernement britannique délégua ses pouvoirs à l’Assemblée d’Irlande du Nord, mettant fin à 27 ans d’administration par Londres. L’exécutif mis en place était dirigé par l’Unioniste David Trimble et composé de 4  ministres UUP, 4  SDLP, 2  DUP et 2  Sinn Féin. Les articles réclamant la réunification de l’île étaient abrogés de la constitution irlandaise et l’IRA s’engageait à commencer immédiatement son désarmement, sous contrôle d’une commission internationale. Il apparut rapidement que ce dernier point constituait le principal problème : ses ambiguïtés, voire sa mauvaise foi véritable, entraînèrent des suspensions ponctuelles du fonctionnement du gouvernement autonome en février  2000, août  2001, août  2002 et d’octobre 2002 à mai 2007. Le véritable début du désarmement de l’IRA en 2005 permit la reprise des discussions entre nationalistes et loyalistes et, en octobre 2006, l’accord de Saint-Andrews voyait Londres et Dublin, ainsi que les principaux partis politiques nord-irlandais, Sinn Fein inclus, se mettre d’accord sur le rétablissement du gouvernement décentralisé. L’Assemblée élue en mars 2007 (cf. tableau 17) investit un exécutif conduit par Ian Paisley du DUP (First Minister), avec le Sinn Fein Martin McGuiness comme adjoint (deputy), les autres postes étant répartis entre les quatre grands partis au prorata de leur part de scrutin. Au mois de juillet suivant, l’armée britannique mettait fin à ses fonctions de maintien de l’ordre qu’elle assumait depuis 1969. En dépit de ses vicissitudes nombreuses, liées au particularisme de la scène politique locale qu’il ne nous appartient pas d’examiner dans le cadre de cet ouvrage, la « question nord-irlandaise » ne devait pas redevenir une question de politique internationale avant le référendum sur la sortie de l’Union européenne en 2016 (cf. chapitre suivant).

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Tableau 17  Élections locales en Irlande du Nord, 1992‑2011. 1996 (Forum) UUP SDLP DUP Sinn Féin Alliance Autres

24 % 24 % 19 % 15 % 7 % 11 %

1998 (Assemblée)

2003 (Assemblée)

2007 (Assemblée)

2011 (Assemblée)

21,3 % 22 % 18,1 % 17,6 % 9,9 % 11,1 %

22,7 % 17 % 25,7 % 23,5 % 3,7 % 7,4 %

14,9 % 15,2 % 30,1 % 26,2 % 5,2 % 8,4 %

13,2 % 14,2 % 30 % 26,9 % 7,7 %

A-t-on assisté à une renaissance diplomatique de la Grande-Bretagne depuis le début des années 1980, comme on a enregistré une renaissance économique, malgré les crises ponctuelles ? Il est incontestable que Margaret Thatcher et Tony Blair s’affirment, dans la galerie des Premiers ministres britanniques du xxe siècle, comme des personnages ayant occupé une place majeure sur la scène inter­ nationale. Pour Paul Sharp, l’un des premiers mérites de Margaret Thatcher est d’avoir montré que la Grande-Bretagne pouvait dire « non »1, ce dont elle ne se priva pas avec ses partenaires européens ou du Commonwealth –  plus rarement avec les États-Unis. Elle joua aussi un rôle important dans les relations Est-Ouest, d’abord comme premier avocat d’une politique de fermeté face aux Soviétiques, puis en « pariant » sur Mikhaïl Gorbatchev  : la « Dame de Fer », pur produit de la guerre froide, fut aussi la première à croire en un possible dépassement de la bipolarisation. Si le « moment Thatcher » en la matière fut bref (1985‑1987), il n’en fut pas moins réel. Tony Blair s’est ensuite coulé dans le moule avec facilité, en identifiant les principaux enjeux d’un monde « dé-bipolarisé », si on nous pardonne ce terme. Qu’il s’agisse de lutte contre le terrorisme ou des ingérences humanitaires, il a fait intervenir les troupes britanniques dans des régions où elles n’étaient pas revenues depuis la décolonisation (Timor, Afghanistan, Irak…)  : le changement est donc total avec la période du retrait « à l’est de Suez ». Ces choix nécessitaient une politique de défense nationale plus ambitieuse  : là encore, la continuité conservateurs-travaillistes est évidente, une fois que ces derniers eurent abandonné le thème, qui leur fut funeste en termes de résultats électoraux, du désarmement unilatéral. Pour reprendre une autre expression de Margaret Thatcher, « Britain is Back ». Néanmoins, l’héritage le plus direct de l’Iron Lady se situe, peut-on dire désormais, dans le divorce du Royaume-Uni d’avec l’Union européenne, point d’aboutissement de la trajectoire engagée au sein du parti conservateur depuis le discours de Bruges. Relégués dans l’opposition entre 1997 et 2010, les tories pouvaient se déchirer sur la question sans que cela n’ait de réelles conséquences pour leur pays. En revanche, leur retour aux affaires en mai 2010 allait placer la question européenne au cœur de leur diplomatie.

1.  P. Sharp, Thatcher’s Diplomacy, op. cit., p. 226‑227.

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Documents Margaret Thatcher, discours de Bruges (20 septembre 1988) Le discours prononcé par Margaret Thatcher à Bruges, en Belgique, le 20  septembre 1988, est sans doute l’un de ses plus célèbres et des plus combatifs. Au moment où la politique de la Communauté européenne prenait une orientation nettement fédé‑ raliste, le Premier ministre britannique définissait une autre orientation possible pour la construction européenne. Par-delà les principes néo-libéraux prônés par Margaret Thatcher, on y retrouve aussi quelques-uns des thèmes véritablement constitutifs de l’identité britannique. Ce soir, je voudrais énoncer quelques principes fondamentaux qui, je le crois, assureront dans le futur le véritable succès de l’Europe, non seulement en termes de politique économique ou de défense, mais aussi de qualité de vie et de rayonnement de ses peuples. Mon premier principe directeur est celui-ci : une coopération active et résolue entre des États souverains et indépendants est le plus sûr chemin vers une Communauté européenne réussie. Essayer d’abolir la nation et de concentrer le pouvoir au centre d’un conglomérat européen causerait d’importants dommages et mettrait en danger les objectifs que nous essayons d’atteindre. L’Europe sera plus forte, précisément parce que la France y sera la France, l’Espagne, l’Espagne, la Grande-Bretagne, la Grande-Bretagne, chacune avec ses propres coutumes, ses traditions, son identité. Ce serait pure folie que de vouloir les réduire à une quelconque identité européenne en kit. [… ] Je suis la première à dire que sur bien des sujets d’importance, les pays d’Europe devraient essayer de parler d’une seule et même voix. Je veux nous voir travailler plus étroitement sur les choses que nous pouvons mieux réussir ensemble que seuls. L’Europe est alors plus forte, que ce soit en matière commerciale, en matière de défense ou dans nos relations avec le reste du monde. Mais travailler plus étroitement ensemble ne nécessite pas que le pouvoir soit centralisé à Bruxelles ou que les décisions soient prises par des bureaucrates non élus. De fait, il est intéressant de voir que, alors que des pays comme l’URSS, qui ont essayé de tout diriger depuis le centre, apprennent maintenant que la réussite repose sur la décentralisation, certains au sein de la Communauté veulent prendre la direction opposée. Nous n’avons pas réussi à repousser les frontières de l’État en Grande-Bretagne pour les voir réimposées au niveau européen, avec un super-État européen exerçant sa domination depuis Bruxelles. Bien sûr, nous voulons voir l’Europe davantage unie et avec un plus grand sens du bien commun. Mais cela doit être d’une façon qui protège les traditions différentes, les pouvoirs parlementaires et la fierté nationale de chaque pays ; car ils ont été la source de la vitalité de l’Europe depuis des siècles.

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Mon second principe est le suivant  : les politiques communautaires doivent résoudre les problèmes qui se posent d’une façon pratique, même si cela doit être difficile. Si nous ne pouvons réformer les politiques qui sont manifestement mauvaises ou inefficaces et qui suscitent à juste titre la méfiance du public, nous ne pourrons pas obtenir son soutien pour le développement futur de la Communauté. […] Mon troisième principe est que la Communauté a besoin de politiques qui encouragent l’entreprise. Si l’Europe doit se développer et créer des emplois dans le futur, l’entreprise en est la clef. […] L’objectif de voir l’Europe ouverte à l’entreprise est le moteur du Marché unique européen créé en 1992. En se débarrassant des barrières, en permettant aux entreprises d’opérer à un niveau européen, nous pouvons rivaliser avec les États-Unis, le Japon et les autres puissances économiques qui émergent en Asie et ailleurs dans le monde. […] Notre but ne devrait pas être d’imposer toujours plus de réglementation  : il devrait être de déréglementer et de lever les contraintes qui pèsent sur le commerce. La Grande-Bretagne a montré le chemin en ce qui concerne l’ouverture de ses marchés aux autres pays. La City a depuis longtemps fait bon accueil aux institutions financières du monde entier, et c’est pourquoi elle est le centre financier le plus important et le plus prospère en Europe. […] En ce qui concerne les questions monétaires, laissez-moi dire ceci. La question principale n’est pas de savoir s’il y aura ou non une Banque centrale européenne. En pratique, les nécessités immédiates sont : de traduire dans les faits l’engagement communautaire en faveur de la liberté des mouvements de capitaux –  ce que nous avons en Grande-Bretagne  – et d’abolir les contrôles des changes dans toute la Communauté – nous les avons abolis en Grande-Bretagne en 1979 ; d’établir un marché véritablement libre des services financiers, de la banque, de l’assurance, de l’investissement ; de recourir davantage à l’ECU. La Grande-Bretagne va émettre cet automne des bons du Trésor libellés en ECU, et espère voir d’autres gouvernements de la Communauté agir de même. […] Mon quatrième principe est que la Communauté ne devrait pas être protectionniste. La croissance de l’économie mondiale nécessite que nous abolissions les obstacles au commerce, en particulier dans les négociations multilatérales du GATT. Cité in Jean-Claude Sergeant, La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, Paris, PUF, 1993 (traduction : Ph. Chassaigne).

Tony Blair, discours de Gand (23 février 2000) Le « discours de Gand » de Tony Blair était conçu comme une réponse au discours de Bruges de Margaret Thatcher, à douze ans d’intervalle et à quelques kilomètres seule‑ ment de distance. Il lui est même fait une allusion à peine voilée. L’intérêt est bien sûr de

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comparer, au-delà des effets rhétoriques et des lectures polémiques, les conceptions des deux Premiers ministres sur ce qu’est, et ce que devrait être, l’Europe unie. L’Union européenne est l’une des plus remarquables réussites politiques du e xx  siècle. L’OTAN a maintenu la paix, mais c’est l’Europe, lancée par un plan Marshall à la fois intéressé et éclairé, qui a piloté la reconstruction de l’aprèsguerre. La Grande-Bretagne aurait pu y jouer un grand rôle. Mais ses attitudes ont été trop souvent ambivalentes ou indifférentes. Je pense même que ses hésitations sont l’une de ses plus graves erreurs. À la création de la Communauté, pour la première fois de notre histoire, nous nous sommes contentés de passer à côté d’un événement majeur sur le continent. Aujourd’hui, près de 60 % de nos échanges se font avec l’Europe. Plus de 3 millions d’emplois et des milliards de livres d’investissements en dépendent. Les intérêts commerciaux de l’Europe sont les mêmes que ceux de la Grande-Bretagne. Nous pourrions survivre en dehors de l’Union, mais nous serions plus pauvres et plus fragiles. Nous aurions accès au Marché unique, comme la Norvège et la Suisse, mais ce serait appliquer des lois sans avoir pu les faire. Voilà pourquoi je suis bien décidé à ce que la Grande-Bretagne joue pleinement sont rôle : parce que c’est mieux pour elle. Près d’ici, à Bruges, le discours d’un autre Premier ministre britannique a encouragé un courant d’opinion isolationniste et hostile. Mon désaccord ne vient pas de ce que toutes ses critiques n’étaient pas justifiées. Certaines l’étaient, et on les entend ailleurs. Il vient de la réaction qui a suivi – retrait, auto-exclusion et cette ambiance au moins apparente de match Grande-Bretagne contre l’Europe. Ce n’est pas l’Europe qui a cessé de bouger. C’est la Grande-Bretagne qui a cessé d’influencer sur elle. Oui, la vocation de la Grande-Bretagne est d’être l’un des grands partenaires de l’Europe. C’est ce qu’on peut souhaiter de mieux à elle-même et à l’Europe, et c’est l’une des ambitions auxquelles mon gouvernement tient le plus. Le renouveau de nos relations depuis  mai  1997 est total. Nous avons participé à toutes ses actions : la réforme de l’économie, la politique étrangère et la défense, la modernisation institutionnelle et l’élargissement, l’immigration et  le  crime. Chaque fois nous avons apporté notre contribution, sur le fond et sur la forme. Sans nous, le changement même aurait été différent. Et si on vous dit que ces arguments n’ont pas convaincu, on se trompe. Certes notre position n’est pas facilitée par les médias puisque certains ont abandonné tout sens de l’objectivité et sont résolument hostiles, tandis que les autres réagissent mollement. Mais je continuerai à vouloir développer une attitude plus mûre, plus raisonnable, qui ne transforme pas en crise la moindre divergence, et qui introduise un peu de mesure dans le débat. Le mois prochain, à Lisbonne, l’Europe traitera de la réforme de l’économie. Comment bénéficier de la mondialisation tout en préservant nos valeurs ? Il ne s’agit pas de choisir entre le statu quo et la réforme, mais entre le changement non maîtrisé, imposé par les marchés, et un processus débouchant à la fois sur le dynamisme économique et la justice sociale. Comment faire de

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l’Europe la place n°  1 mondiale de l’entreprise dans la nouvelle économie de haute technologie et de savoir ? Comment montrer que le travail est le meilleur remède contre la pauvreté et le déclin de la société ? Au niveau européen, j’espère que Lisbonne consacrera l’idée que la loi doit faire avancer la libéralisation, mise en œuvre par des institutions indépendantes ; et que l’évaluation de la performance par des institutions extérieures ou homologues doit permettre de généraliser les meilleures pratiques dans les domaines où les États sont exclusivement –  ou presque  – compétents, comme la politique sociale ou l’emploi. Maintenant que l’Union a mûri et acquis de nouveaux pouvoirs, que les menaces intérieures et extérieures se sont tues, les peuples sont en droit d’avoir leur mot à dire dans la conduite des affaires. Les nouvelles réalités s’appellent Balkans, crime international, pauvreté et instabilité, répercussions de migrations massives. En 1998, la Grande-Bretagne et la France ont pris l’initiative de renforcer leur défense commune d’une manière qui renforce aussi l’OTAN –  l’OTAN qui sera toujours la pierre angulaire de la défense européenne. Nos deux pays ne savent que trop l’importance du lien transatlantique pour le maintien de la paix. Mais l’Europe doit assumer plus de responsabilité et partager une plus grande part de son fardeau. De même qu’elle doit pouvoir agir quand l’Alliance dans son ensemble n’est pas engagée. L’année dernière, l’Union a accepté de renforcer la coopération entre les autorités chargées de faire respecter la loi et la justice. À problèmes transfrontières, solutions transfrontières. Quand la raison et la tolérance ne répondent pas aux inquiétudes, c’est l’intolérance et l’excès qui le font. Les demandes d’asile frauduleuses sont l’ennemi du demandeur honnête, et c’est au niveau national et européen qu’il faut en prendre conscience. Comment empêcher que l’Union élargie ne dissolve plus encore les liens entre électeurs et décideurs ? Il faudra trouver le bon équilibre entre le développement des institutions et le fait que la plupart de nos concitoyens se reconnaissent d’abord dans leur gouvernement et leur parlement national. Je soulignerai deux points : 1) il faut se demander comment rapprocher institutions nationales et européennes, en particulier les parlements ; 2) il faut faire évoluer ensemble la notion de subsidiarité. Les Britanniques sont trop pragmatiques pour croire aux visions. Mais moi je vois une Europe libre, équitable, ouverte ; une communauté de valeurs ; comptant sur un marché aussi vaste que le marché américain qui génère emploi et prospérité ; plus, je vois en elle un phare de la démocratie et de la libre entreprise ; un gage de stabilité valorisant intérêts et valeurs ; un serviteur à la disposition des peuples, et non leur maître. (traductions : Services de l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris).

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Chapitre 11

Depuis 2010 : un choix existentiel entre l’Europe et « Global Britain »

Juin  2016  : le 23 au soir, les commentateurs de toute origine (historiens, politologues, journalistes, et même une grande partie du personnel politique) vont se coucher en pensant que le camp du Remain (« rester » dans l’UE) va l’emporter sans trop de difficultés. Le 24 au matin, le camp du Leave (« quitter » l’UE) affiche 51,8 % des voix. Avec une participation de 72 %, supérieure de 5  points à celle de 1975, le résultat était sans appel. Le point de bascule s’était produit en milieu de nuit, lorsque, à l’exception du Grand Londres, de l’Écosse et de l’Irlande du Nord, l’une après l’autre, toutes les régions s’étaient prononcées en faveur de la séparation. Le retour au pouvoir des conservateurs en 2010 avait rendu inévitable à court ou moyen terme la tenue de cette consultation, qui figurait au premier plan du programme tory. La constitution d’une coalition avec les libéraux-démocrates, seule formation ouvertement pro-européenne, décalait le référendum dans le temps, mais la question restait, comme depuis 1997, un argument à usage interne du parti. La victoire électorale des seuls conservateurs en 2015 signifiait que la consultation populaire devait avoir lieu. Quelles questions allaient animer la campagne référendaire ? Quels enjeux étaient en cause ? Quelle serait la position des différentes forces politiques ? Qu’est-ce que cela traduisait comme conception de la relation de la Grande-Bretagne au monde ?

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Entre 2010 et 2016 : David Cameron pris au piège du référendum Le gouvernement de coalition et la question européenne (2010‑2015) Pour rappel, les élections législatives de mai  2010 furent les premières depuis février 1974 à déboucher sur un Parlement sans majorité absolue (hung Parliament). Avec 306 sièges (+ 97 élus), les conservateurs étaient le groupe parlementaire le plus nombreux aux Communes, mais sensiblement éloignés des 326  sièges requis pour être majoritaires, ce qui conduisit le leader conservateur, David Cameron, à conclure un accord de gouvernement avec Nick Clegg, le chef du parti libéral-démocrate (57  députés). Le gouvernement de coalition, le premier en temps de paix depuis le National Government de 1931, disposait donc d’une majorité parlementaire stable. L’accord de gouvernement faisait de l’Europe le treizième des trente et un points du programme (il est vrai qu’ils étaient présentés par ordre alphabétique)1. En dehors de la déclaration rhétorique désormais classique de « placer la GrandeBretagne au cœur de l’Europe », et l’engagement à soutenir un « nouvel élargissement » (further enlargement) de l’Union, le manifeste était remarquable par les lignes rouges qu’il traçait  : pas de nouveau transfert de souveraineté au Parlement européen sans référendum, pas d’adhésion à l’euro, ni de mise en œuvre de négociations à cette fin, au cours de la mandature, opposition à la création d’un parquet européen chargé d’enquêter sur les fraudes au budget européen2, défense de la souveraineté ultime du Parlement britannique. Il faut ajouter que le programme électoral libéral-démocrate était initialement lui aussi très prudent, à commencer par l’entrée dans la monnaie unique, considérant que « sur le long terme, l’intérêt de la Grande-Bretagne était d’intégrer l’euro [mais que] dans la situation actuelle les conditions [ne sont pas réunies, et que] l’entrée dans l’euro devait être approuvée par un référendum »3. L’accord gouvernemental était donc globalement eurosceptique, mais ne fermait pas de portes à la participation du Royaume-Uni à l’Union, et tablait sur la capacité du pays à lui impulser de nouvelles directions. Par la suite, le gouvernement CameronClegg adopta une ligne nettement anti-fédéraliste, dans la ligne de la décision prise en mai 2009 de retirer les euro-députés tories du Parti populaire européen, pour constituer avec des eurosceptiques tchèques et polonais l’Alliance des conservateurs et réformistes européens4. En juillet  2011, l’European Union Act prévoyait de soumettre obligatoirement à référendum tout futur transfert de souveraineté résultant de la modification d’un traité européen existant. Il s’agissait d’éviter que le scénario de 2008 se répète, lorsque le traité de Lisbonne avait été adopté par voie parlementaire, alors que le programme électoral travailliste de 2005 avait promis une consultation référendaire. Le texte s’achevait 1.  The Coalition : Our Programme for Government, Londres, HM Government, 2010, p. 19. 2.  Prévue dans le traité de Lisbonne, en 2007, elle a vu le jour en 2017, sans participation britannique (ni irlandaise, danoise, suédoise, polonaise, ni hongroise). 3.  Liberal-Democrat Manifesto 2010, Londres, LibDem Image, 2010, p. 65. 4.  Depuis 2019, le Parti des conservateurs et réformistes européens.

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en outre sur une clause rappelant que les lois européennes n’étaient appliquées au Royaume-Uni qu’en vertu d’un Acte du Parlement (« clause de souveraineté »)1. En janvier 2013, dans ce qui est devenu le Bloomberg Speech, sorte de pendant au Bruges Speech de Margaret Thatcher, David Cameron annonçait la tenue d’un référendum sur le maintien ou non du pays dans l’UE, si les conservateurs remportaient les élections législatives à venir, au cours de la prochaine mandature. La consultation serait précédée par la  négociation d’un nouvel accord avec les autres membres de l’Union quant à la place de la Grande-Bretagne dans celle-ci, et c’est sur la base de cet accord que le référendum serait organisé. L’initiative de Cameron était d’abord destinée à donner des gages aux euro­phobes du parti et à contrer l’attrait que le parti UKIP suscitait auprès des électeurs conservateurs. Fondé en 1993, le United Kingdom Independence Party était hostile à la participation du Royaume-Uni à l’UE et à l’adoption de l’euro. Après des débuts très modestes, le parti perça aux élections européennes de 2004, avec 16 % des suffrages et 12 élus. Dirigé par Nigel Farage depuis 2006, avec un programme ultra-conservateur (antiimmigration, anti-étatique, défense des valeurs morales…) ne tournant plus autour de la seule question monétaire, UKIP obtenait 13  élus aux européennes de 2009 et se plaçait en deuxième position, derrière le parti conservateur. Ses résultats aux élections nationales étaient très en retrait (3,1 % des suffrages en 2010, aucun élu), mais, à la fin de l’année 2012, les enquêtes d’opinion le plaçaient à 14 % des intentions de vote. Le Bloomberg Speech de David Cameron visait donc aussi à ramener vers son parti les électeurs tentés par les sirènes de Farage. Enfin, Cameron devait sans doute penser que la probabilité que le référendum ait effectivement lieu était quasi-nulle  : début 2013, le parti travailliste l’emportait dans les intentions de vote de plus de 10 points sur le parti conservateur, et la probabilité la plus élevée était que, au mieux, la coalition serait reconduite pour un second mandat, ce qui aurait enterré de  facto la question référendaire. Ce discours était néanmoins révélateur des multiples niveaux de langage sur lesquels jouait D. Cameron : une profession de foi à destination de ses partenaires européens, sur sa volonté de tenir un rôle constructif, sinon moteur, dans l’Union ; des conseils quant à la façon dont l’UE devait évoluer, vers toujours plus de flexibilité, principalement sur le plan économique ; enfin, un rappel des différences irréconciliables (essentiellement culturelles) entre le Royaume-Uni et les autres pays de l’UE, sollicitant ainsi les eurosceptiques de son parti. Aux élections européennes de 2014, UKIP arrivait en tête, avec 24 sièges, devant les travaillistes (20 sièges) et les conservateurs (19 sièges), signe, pour ceux-ci, de l’urgence de la question.

Vers le référendum (2015‑2016) La victoire des seuls conservateurs aux législatives de mai  2015, avec une majorité absolue de 4 sièges, fut une surprise, qui engageait D. Cameron, dès lors reconduit seul dans ses fonctions, à honorer sa promesse référendaire. La date de la consultation fut 1.  « Ce n’est qu’en vertu d’une loi du Parlement que le droit communautaire […] est reconnu et disponible en droit au Royaume-Uni » : An Act to make provision about treaties relating to the European Union and decisions made under them […] ; and to make provision about the means by which directly appli‑ cable or directly effective European Union law has effect in the United Kingdom, 2011 c. 12, p. 11.

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fixée au 23 juin 2016, et le Premier ministre reconduit s’engagea alors dans d’intenses négociations avec ses partenaires de l’UE, pour aller devant les électeurs britanniques, comme il l’avait promis, avec un accord sur la base duquel il ferait campagne en faveur du maintien dans l’Union. Pour l’essentiel, cela se déroula lors du sommet européen de Bruxelles, les 18‑19 février 2016, au terme duquel quatre mesures principales furent adoptées « à l’unanimité », comme le précisa le président du Conseil européen, Daniel Tusk. Tout d’abord, le Royaume-Uni était formellement exempté de toute inclusion dans une « union toujours plus étroite », c’est-à-dire d’une entité fédérale. En outre, si 55 % des Parlements de l’UE se prononçaient en ce sens, ils pouvaient bloquer une initiative normative européenne s’ils jugeaient qu’elle ne respectait pas le principe de subsidiarité. Un seul pays non membre de la zone euro obtenait un « droit de regard » pour demander une nouvelle discussion au niveau du Conseil européen d’une décision prise dans l’eurozone, mais susceptible de nuire à ses intérêts. En ce qui concernait l’immigration intra-communautaire, sujet sensible avec l’afflux massif des travailleurs d’Europe de l’Est en Grande-Bretagne, les conditions d’accès aux aides fiscales et sociales étaient durcies et soumises au versement de cotisations préalables. Toujours dans le même registre, les États membres pouvaient décider de fixer le montant des allocations familiales versées aux enfants restés dans le pays d’origine de leurs parents en fonction du niveau de vie de ce pays et du niveau des allocations familiales qui y sont versées. Enfin, les États membres s’engageaient à réduire les lourdeurs administratives dans le fonctionnement de l’Union. À l’évidence, ce n’était en aucun cas le remodelage à grande échelle des rapports entre le Royaume-Uni et ses partenaires de l’UE. La campagne référendaire vit s’affronter des conceptions irréconciliables de la place de la Grande-Bretagne dans le monde. Les partisans du Remain soulignaient les bénéfices que la Grande-Bretagne retirait de son appartenance à l’UE, notamment sur le plan économique. Dépassant les clivages politiques (même si l’engagement travailliste fut moins net), les europartisans des deux camps et les libéraux-démocrates constituèrent le groupe Britain Stronger in Europe, par ailleurs soutenu par les milieux industriels et financiers, inquiets quant aux conséquences d’une séparation d’avec l’UE, en termes d’accès aux marchés continentaux. L’idée était que, depuis 1973, les liens économiques avec les autres partenaires de l’UE n’avaient fait que se renforcer : en 2018, l’Union achetait 45 % des exportations britanniques et fournissait 53 % des importations du pays. En pareil cas, le Brexit allait tout bouleverser en faisant du Royaume-Uni un pays tiers, extérieur à l’UE, devant négocier, globalement ou secteur par secteur, des accords commerciaux, ce qui était rien moins qu’acquis et pouvait prendre des années. Les Brexiters, représentés par les organisations Leave EU et Vote Leave, jouaient la carte du populisme, présentant aux Britanniques des idées simples, sensées refléter le sens commun, mais mettant de côté la complexité des enjeux réels. Le Royaume-Uni récupérerait une souveraineté pleine et entière, il pourrait signer ses propres accords commerciaux avec ses anciens partenaires du Commonwealth, les États-Unis ou les pays émergents (Chine, Inde, Brésil…), il contrôlerait l’immigration en provenance des pays d’Europe de l’Est, et les sommes versées au budget de l’UE seraient réaffectées

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au NHS (on parlait, sans preuve, de 350 millions de livres par semaine). Les sondages d’opinion montraient une division des Britanniques en tendances à peu près égales, avec le Remain gagnant de l’audience jusqu’à la fin 2015 (45 % en moyenne) avant de reculer ensuite : à la veille du référendum, la moyenne des sondages montrait les deux camps au coude à coude. La victoire du Leave résultait de la conjonction de deux tendances. D’un côté, les héritiers du courant Little England du xixe  siècle, nationalistes exacerbés, viscéralement attachés à une souveraineté nationale plongeant ses racines jusqu’au Moyen-Âge, sans doute entamée par l’appartenance à l’UE, craignant que l’immigration ne dilue l’identité et la culture nationales. De l’autre, les partisans d’un Royaume-Uni qui renouerait le lien avec « le grand large » churchillien, et plus particulièrement les anciennes colonies. La rupture obligatoire des accords commerciaux avec les pays du Commonwealth avait été un argument largement utilisé par les opposants à l’entrée dans la CEE entre 1969 et 1973, et encore en 1975. Il faut aussi compter avec une réaction populiste contre les élites, notamment économiques, qui plaidaient en faveur du maintien au sein de l’UE. Le Leave était majoritaire chez les plus de 35  ans (qui avaient été plus nombreux à aller voter  : 74 %, et même 90 % pour les plus de 65 ans, contre 66 % pour les 18‑35 ans), chez ceux dont le niveau de diplomation ne dépassait pas le GCSE (certificat de fin d’études secondaires), chez les travailleurs manuels et les sans emploi. Le souvenir embelli des années 1950‑1960, la crainte d’une Europe réellement fédérale, ont contribué à la victoire des Brexiters. Géographiquement (tableau  18), le Leave était d’abord un vote anglais et gallois (53 % des voix dans chacune de ces nations) alors que l’Écosse et l’Irlande du Nord s’étaient fortement prononcées pour le maintien (62 % pour l’Écosse) ; cela illustrait une fois de plus, si besoin était, l’avantage que son poids démographique donnait à la première des nations constitutives du Royaume-Uni. En Angleterre même, le Remain était un vote urbain, arrivant en tête dans le Grand Londres, Liverpool, Manchester, York, Leeds ou encore Newcastle, tandis que les banlieues des grandes agglomérations, l’Angleterre rurale, les zones économiquement à la peine et les régions côtières1 avaient voté pour la sortie de l’UE. On relèvera aussi la participation plus forte dans les nations favorables à la séparation, ce qui pose la question de la validité des manifestations ultérieures d’opposition au Brexit : il aurait suffi d’aller voter, au bon moment… Tableau 18  Résultats du référendum de juin 2016, par nation constitutive Nations constitutives Angleterre Irlande du Nord Écosse Pays de Galles

Pourcentage des votes « Rester » « Sortir » 46,62 % 53,38 % 55,78 % 44,22 % 62 % 38 % 47,47 % 52,53 %

1.  La raison ici étant que les pêcheurs voulaient récupérer l’exclusivité d’exploitation de leurs eaux territoriales et de s’affranchir des quotas fixés par Bruxelles, comme on le verra plus loin.

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« Brexit means Brexit » (2016‑2020) Une impasse : le mandat de Theresa May Même si, constitutionnellement, le référendum n’avait aucune valeur contraignante, David Cameron démissionna et fut remplacé par son ministre de l’Intérieur, Theresa May, à charge pour elle de négocier les termes de la sortie (13 juillet 2016). Initialement partisane du Remain, elle essaya de trouver des solutions acceptables par les parties europhiles et europhobes de son parti. Candidate à la succession de D. Cameron, elle dévoilait son ambition : « Brexit veut dire Brexit [Brexit means Brexit], et nous allons en faire une réussite ». Un premier accord (14 novembre 2018) instaurait une période de transition, courant jusqu’au 31  décembre 2020, pendant laquelle le pays restait membre de l’Espace économique européen, du marché unique et de l’union douanière. La législation de l’Union continuait de s’appliquer, et le Royaume-Uni continuait de contribuer au budget, mais sans participer au mécanisme de prise de décision. Cette transition devait permettre aux entreprises de s’adapter à la nouvelle situation, et au gouvernement britannique de négocier un accord commercial avec l’Union. En outre, le rétablissement possible, sinon probable, d’une frontière matérielle entre l’Ulster, sortant de l’UE avec l’ensemble du Royaume-Uni, et la République d’Irlande, restant dans l’Union, posait un problème de poids, la libre circulation entre les deux parties de l’île étant un des points fondamentaux de l’accord de 1998. D’où la solution du « filet de sécurité » (backstop) : en cas de sortie sans accord commercial (hard Brexit), le pays resterait dans son ensemble dans une union douanière avec l’UE pour une durée indéterminée, ou alors, l’Ulster continuerait d’observer certaines règles du marché unique européen, étant alors traitée différemment que le reste du pays. La première option était inacceptable par les eurosceptiques –  cela revenait à renoncer à tout ce pour quoi ils s’étaient battus – et la seconde inenvisageable pour les unionistes nord-irlandais, car ouvrant de fait la voie à une réunification de l’île sous la bannière de Dublin. Voyant son projet d’accord rejeté trois fois par les Communes1, T. May démissionna de son poste de leader du parti conservateur, pour être remplacée par Boris Johnson, qui devint Premier ministre dans la foulée (24 juillet 2019).

L’épreuve de force de « BoJo » (2019‑2020) Boris Johnson (« Bojo », ou aussi « Boris ») n’était pas un inconnu lorsqu’il entra au 10, Downing Street. Né à New York en 1964 de parents britanniques, passé par Eton et Balliol College (Oxford), éditorialiste politique pour le Times, le Daily Telegraph et le Spectator dans les années 1990, député conservateur entre 2001 et 2008, il avait été maire de Londres entre 2008 et 2016 (la première fois que les conservateurs géraient la capitale depuis 1981), puis réélu député en 2015. Il fut une des grandes figures à s’engager

1.  Il est vrai que les élections législatives anticipées qu’elle avait convoquées en juin 2017, loin de renforcer la majorité absolue obtenue par son parti en 2015, fragilisèrent sa position en l’obligeant à conclure une alliance avec les protestants unionistes du Democratic Unionist Party nord-irlandais.

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en faveur du Leave lors du référendum de 2016, basant notamment sa campagne sur de fausses données quant à ce que l’UE coûtait à son pays et sur la crainte d’une immigration massive de Turcs en Grande-Bretagne en cas d’adhésion de la Turquie à l’Union, qu’il présentait – à nouveau, faussement – comme étant imminente. Il obtint le poste de ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement May, mais démissionna en juillet 2018 du fait de ses divergences quant à la stratégie à adopter. Redevenu député de base (backbencher), il continua à se faire remarquer par ses éditoriaux dans la presse conservatrice (le Daily Telegraph et son groupe médiatique) en faveur du Brexit. Devenu Premier ministre un an plus tard, il s’engagea mener à bien son projet de sortie de l’UE en à peine trois mois, avec ou sans accord signé. « Get Brexit Done » (« Voir le Brexit aboutir »), ou « Deliver Brexit » (« Réaliser le Brexit »), étaient ses slogans préférés. Malgré un contexte politique tendu au sein de son parti, avec des défections en cascade, B. Johnson fit adopter par les Communes le European Union (Withdrawal Agreement) Bill le 22  octobre 2019, puis organisa de nouvelles élections législatives anticipées en décembre, qui lui donnèrent la plus forte majorité conservatrice depuis 1987 (80 sièges contre 85). L’accord de sortie de l’UE fut pleinement adopté par le Parlement le 22 janvier 2020, et le Brexit survint le 31. Le principal aspect novateur de l’accord, par rapport à celui proposé par T.  May, concernait l’Irlande du Nord  : le backstop était remplacé par un système stipulant que l’ensemble du Royaume-Uni sortait de l’UE, mais l’Ulster continuait de suivre les réglementations communautaires sur les marchandises, pour éviter le rétablissement d’une frontière à ­l’intérieur de l’île. Les marchandises transitant de Grande-Bretagne vers l’Ulster qui étaient « susceptibles » d’aller ensuite en République d’Irlande seraient soumises à des droits de douane dans les ports d’entrée nord-irlandais. La lourdeur du mécanisme était évidente, et augurait difficilement de son application. L’accord était assorti d’une Déclaration sur les conditions futures des relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni, non ­contraignante, traçant les perspectives des relations entre les deux parties. Devenu effective, la séparation s’accompagnait d’une période transitoire de onze mois au cours de laquelle le pays restait membre du Marché unique et de l’Union douanière européenne, tandis qu’un accord commercial définitif devait être négocié entre les deux parties. La pandémie du Covid-19 ralentit les négociations, rendues d’autant plus difficiles par le manque de confiance des Européens en la volonté de Londres d’appliquer les termes de l’accord signé en 2019, chacun rejetant sur l’autre la responsabilité du piétinement des négociations. Signé le 24 décembre 2020, destiné à entrer en application le 1er  mai suivant, l’accord commercial stipulait que les échanges commerciaux entre les deux parties (700 milliards d’euros annuels) se dérouleraient sans droits de douane ni quotas, mais avec la restauration des contrôles aux frontières et la nécessité pour les entreprises britanniques de suivre des normes environnementales et fiscales compatibles avec celles de l’UE ; les ressortissants britanniques devraient obtenir un permis pour travailler sur le territoire de l’Union, et demander la reconnaissance de leur qualification professionnelle ; pour la pêche, après une période de transition de cinq ans et demi au cours de laquelle l’accès des eaux britanniques aux navires européens est garanti, les pêcheurs de l’UE devraient renoncer progressivement à 25 % de leurs captures. Les deux parties s’engageaient aussi à garantir les conditions de concurrence équitable dans les domaines tels que la protection de l’environnement, la lutte contre le changement climatique, les droits sociaux et les droits du travail, la transparence

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fiscale et les aides d’État – pour éviter que Londres ne recoure au dumping fiscal, social et environnemental. En outre, le Royaume-Uni quittait le programme d’échanges universitaires européen Erasmus, mais pouvait participer à Horizon Europe (le programme-cadre de l’UE pour la recherche et l’innovation 2021‑2027), sous réserve de contribution à son financement. L’accord ne couvrait en revanche pas le secteur des services financiers, qui devait relever d’un organisme de coopération et de réglementation ad hoc (Joint UK-EU Financial Regulatory Forum), qui, à la date de rédaction (juin 2021) est encore dans les limbes.

Après la sortie ? À la mi-2021, le recul manque pour apprécier réellement les évolutions en cours, mais c’est le propre de tout exercice d’« histoire immédiate ». On peut néanmoins dégager deux grandes thématiques, quitte à être démenti d’ici peu  : d’une part, les conséquences du désir, inhérent au vote Leave, de voir le Royaume-Uni recouvrer une totale souveraineté et, d’autre part, les modalités de la mise en œuvre du passage d’un pays arrimé à l’UE à un pays dont l’horizon se veut planétaire : Global Britain.

« Take back control » « Reprendre le contrôle », c’est-à-dire réaffirmer la souveraineté pleine et entière du Royaume-Uni par rapport à Bruxelles, avait été un autre des slogans phare de Boris Johnson tout au long des années 2016‑2020. Cet attachement ombrageux remonte, on a pu le voir, aux lendemains de la Glorieuse Révolution (1688), lorsque le Parlement l’emporta définitivement sur la Couronne dans son combat pour la primauté politique. Le European Union Act de 2011 en avait été une première manifestation, dix ans avant le Brexit. Une fois celui-ci réalisé, le retrait du Royaume-Uni de la Cour européenne de justice, et, de ce fait, de la Cour de justice de l’Union européenne, qui la chapeaute, s’appliqua automatiquement. En revanche, le pays ne peut se soustraire à la juridiction de la Cour européenne des droits de l’Homme, institution extérieure à l’UE, créée en 1959 par le Conseil de l’Europe pour assurer le respect des engagements souscrits par les États signataires de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950, dont le Royaume-Uni. Cela pouvait aussi se manifester par des actions ponctuelles mettant les membres de l’UE devant le fait accompli. Ainsi, en ce qui concerne la question de la pêche dans les eaux britanniques, Londres a attribué de façon très malthusienne les licences aux pêcheurs français dans les îles anglo-normandes, et attendu juin 2021 pour parvenir à un accord sur les volumes par espèces pouvant être capturés dans ses eaux territoriales. Il est vrai que les pêcheurs britanniques ont voté dans leur très large majorité en faveur du Brexit, constituant pour Bojo une clientèle électorale à cultiver, mais la pêche ne représente que 0,12 % du PIB britannique (2019). Les trois quarts des prises réalisées par les pêcheurs britanniques sont exportés, dont 75 % vers l’UE, et le pays est importateur net de poissons, ce qui montre bien le caractère purement politique du litige. Autre exemple, le « protocole nord-irlandais », dont l’entrée en vigueur a suscité un profond mécontentement dans la communauté

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loyaliste nord-irlandaise, viscéralement attachée à son identité britannique, et qui s’estime désavantagée par la mise en place des contrôles administratifs dans les ports nord-irlandais. De fait, ceux-ci correspondent à une frontière administrative entre deux éléments constitutifs du Royaume-Uni, pour empêcher le rétablissement d’une frontière matérielle entre les deux Irlande, alignant l’Ulster sur la République d’Irlande, chose impensable pour les Unionistes. En outre, le Brexit a entraîné d’importantes perturbations dans l’approvisionnement de la province en produits alimentaires frais, du fait des premiers contrôles douaniers dans les ports d’Ulster. En conséquence, les organisations loyalistes paramilitaires retirèrent leur soutien à l’Accord du Vendredi Saint, et des émeutes éclatèrent entre communautés en marsavril 2021. Pour calmer les loyalistes, Londres a décidé unilatéralement en février de reporter à octobre 2021 la mise en place de tous les contrôles sanitaires et phytosanitaires, désormais nécessaires entre la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord pour les supermarchés, suscitant de nouvelles tensions avec l’UE, ceci étant une violation explicite de l’accord de décembre 2020. Mais aussi, affranchi des règles bruxelloises en matière d’aides publiques, le gouvernement britannique pouvait engager un vaste programme en faveur de la reprise économique après la pandémie du Covid-19. « Build back Better » (« Reconstruire en mieux »)1, annoncé en mars 2021 et reprenant la rhétorique du président américain Joe Biden (lui-même inspiré du New Deal de Roosevelt des années 1930) reposait sur 100 milliards de livres d’investissements dans les infrastructures, la « croissance verte », ou encore la formation continue. Surtout, il devait bénéficier à l’ensemble du Royaume-Uni, afin de contrer les courants indépendantistes en Écosse et, dans une moindre mesure, au Pays de Galles2, en démontrant de façon très concrète les avantages à rester dans l’Union : une sorte de version actualisée de « kill the Home Rule with kindness » (tuer le Home Rule par la gentillesse) du gouvernement Salisbury en 18953.

« Global Britain » ? En janvier  2017, Theresa May revenait sur les résultats du référendum de l’année précédente et ses implications  : « Il y a un peu plus de six mois, le peuple britannique s’est prononcé pour le changement. Il s’est prononcé pour un avenir meilleur 1. https://www.gov.uk/government/publications/build-back-better-our-plan-for-growth/buildback-better-our-plan-for-growth-html. 2.  Les électeurs écossais s’étaient prononcés à 60 % en faveur du Remain en 2016, et la conclusion du Brexit a poussé le parti nationaliste écossais (Scottish National Party, SNP) à réclamer un nouveau référendum sur l’indépendance, après celui, perdu, de 2014, demande rejetée par Boris Johnson. La victoire du SNP aux élections écossaises de mai  2021 a renforcé cette demande. Au Pays de Galles, les élections régionales de 2021 ont placé le parti nationaliste Plaid Cymru, désormais indépendantiste, en troisième position derrière les travaillistes et les conservateurs. 3.  L’expression émane du secrétaire en chef pour l’Irlande, Gerald Balfour, dans le gouvernement conservateur de lord Salisbury (1895‑1902), pour caractériser les réformes à venir (loi agraire en 1895, réforme du gouvernement local en 1898), qui étaient censées détourner les Irlandais de l’idéal autonomiste ; voir John Redmond, « The Policy of Killing Home Rule by Kindness », The Nineteenth Century, vol. 8, n° 226, 1895, p. 905.

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pour notre pays. Il a voté pour quitter l’UE et pour s’ouvrir au monde entier. […] Je veux que nous soyons une Grande-Bretagne véritablement mondiale (a truly Global Britain) –  les meilleurs amis et les meilleurs voisins pour nos partenaires européens, mais un pays qui va aussi bien au-delà des frontières de l’Europe. Un pays qui, dans le monde, construira des relations avec des anciens amis, et aussi de nouveaux alliés ». C’était une des premières définitions de l’objectif qui allait soustendre la diplomatie britannique post-Brexit. Quatre ans plus tard (mars  2021), le gouvernement de son successeur lui donnait plus de substance en publiant Global Britain in a Competitive Age, une revue générale des questions de politique étrangère et de défense, engageant un certain nombre de réformes pour la décennie 2020‑20301. Tout en maintenant le pourcentage du PIB consacré à la Défense à 2,2 %, le document jouait sur deux registres  : d’un côté, réduire les engagements conventionnels (ainsi, les effectifs sous les drapeaux allaient passer de 80  000 à 72  000 –  soit, leur plus bas niveau depuis la fin des French Wars), ou encore supprimer peu ou prou des équipements plus anciens, tels le blindé MCV 80-Warrior, l’hélicoptère Chinook, ou l’avion de transports de troupes Lockheed Martin C-130, pour, de l’autre, investir, à  coûts constants, dans de la haute technologie (information par satellite, détection des dangers informatiques, surveillance du Web, protection des câbles sous-marins des attaques extérieures), ou de nouvelles capacités nucléaires (le nombre de têtes devant passer de 180 à 260). Sur le plan international, le pays continuait de reconnaître en les États-Unis son meilleur allié, reconduisait la Russie comme son ennemi majeur en Europe, et adoptait une position plutôt conciliante avec la Chine, en refusant de voir s’instaurer une atmosphère de « guerre froide » – quid, ceci dit, de la question de Hong Kong ? Pour autant, à l’horizon 2030, le Royaume-Uni se voit en acteur incontournable dans l’aire indo-pacifique, mais aussi au Moyen-Orient ou en Asie du Sud (Inde, Pakistan), même si ses interventions passées dans ces zones n’ont pas laissé que des souvenirs positifs auprès des populations locales. En réalité, Global Britain in a Competitive Age revêt une valeur essentiellement déclarative, qui doit être confirmée au cours de la décennie 2020. L’autre aspect de Global Britain réside dans la conclusion du plus grand nombre d’accords de libre-échange à l’échelle planétaire, avec 53 pays (juin 2021), mais qui représentent moins de 10 % de son commerce international (Albanie, Liban, pays andins, îles Féroé, Israël, Jordanie, Suisse, Corée du Sud…). En outre, bien peu d’entre eux (Fidji, Papouasie, Lesotho, Namibie, îles des Caraïbes…) sont des pays du Commonwealth, pourtant présenté par certains Brexiters comme l’alternative à l’UE ; les accords les plus importants dans cette optique mondialisante (ÉtatsUnis, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Chine, pays de l’Asie du Sud-Est2…) restent à venir.

1. https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/ attachment_data/file/975077/Global_Britain_in_a_Competitive_Age-_the_Integrated_Review_ of_Security__Defence__Development_and_Foreign_Policy.pdf 2.  Onze nations de la zone sont membres d’une zone de libre-échange, le Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership, ou CPTPP, auprès de laquelle la Grande-Bretagne a déposé début 2021 une demande d’adhésion.

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Pour autant, la vision que certains des partisans du Brexit ont de l’avenir de leur pays repose bel et bien sur la valorisation de cette communauté culturelle entre pays de langue anglaise, l’« Anglosphère ». L’idée est rien moins que nouvelle  : dans le dernier quart du xixe  siècle, on parlait plutôt de « Greater Britain », et un homme politique comme Joseph Chamberlain pouvait s’en prévaloir des deux côtés de l’Atlantique, insistant à longueur de discours sur les « liens invisibles qui nous unissent »1. L’idée d’Anglosphère a ensuite été reprise par nul autre que Winston Churchill, fils d’un Anglais et d’une Américaine, que ce soit dans son Histoire des peuples de langue anglaise (4  volumes, 1937‑1958) ou dans la Charte de l’Atlantique (1941), condensé des valeurs communes aux Britanniques et aux Américains. Elle est enfin réapparue dans les années 1990 lorsque les eurosceptiques ont voulu fournir une possible alternative à l’appartenance à l’UE. Beaucoup déclinent une « sphère » à plusieurs couches : un « noyau » associant le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Irlande, les royaumes caribéens du Commonwealth, les États-Unis2 ; une « sphère extérieure », à laquelle appartiennent les États pour qui l’anglais n’est qu’un de leurs langages officiels mais qui communiquent d’abord en anglais sur la scène internationale (les anciennes colonies africaines, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’Inde, le Pakistan, le Bengladesh, les anciens mandats britanniques au Moyen-Orient) ; une « périphérie », où l’anglais est une langue couramment utilisée dans la vie quotidienne (Europe du Nord, Japon). C’est donc à une vaste partie de la planète que la « GrandeBretagne mondiale » de T.  May puis de B.  Johnson pourrait s’adresser. Néanmoins, la question principale est de savoir quelle importance les « anciens amis, et aussi [les] nouveaux alliés » accorderont à un Royaume-Uni réduit à ses seules forces. La propension des pays du Moyen-Orient ayant connu la tutelle britannique entre 1920 et 1960 à nouer des contacts privilégiés peut sans doute être discutée. La question peut aussi être posée pour les anciens Dominions (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande), qui ont eux aussi une vision « global », avec des partenaires plus proches (États-Unis, pays asiatiques), et une population qui a perdu de son caractère anglo-saxon initial du fait des vagues migratoires successives. On peut penser que la résolution de la question sur le maintien du lien dynastique avec la Grande-Bretagne sera un indicateur le moment venu. En outre, il ne faudrait pas que la Grande-Bretagne se retrouve démographiquement, comme dans l’AELE, « un géant au milieu de pygmées ». Si le Président Trump s’était prononcé en faveur d’un accord commercial de grande ampleur avec le Royaume-Uni (mais les États-Unis ne représentent que 19 % des exportations britanniques et 11 % des importations), son remplacement par le démocrate Joe Biden peut remettre en cause la conclusion effective de l’accord : J. Biden a été le vice-président de Barack Obama (2008‑2016), qui avait fait pression pour que la Grande-Bretagne reste dans l’UE et, de plus, d’ascendance irlandaise, J. Biden a insisté à plusieurs reprises au cours de sa campagne sur l’importance de la question nord-irlandaise pour parvenir à un traité de commerce.

1. Discours à Toronto, décembre  1887 ; Chamberlain incluait aussi les États-Unis ; voir chapitre 3. 2.  James Bennett, The Anglosphere Challenge. Why the English-Speaking Nations Will Lead the Way in the Twenty-First Century, New York, Rowman & Littlefield, 2004.

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La question principale qui se pose est de savoir si les objectifs tous azimuts annoncés au cours du premier semestre 2021 sont réalistes pour un pays d’un peu plus de 68 millions d’habitants, à l’économie durement secouée par la pandémie du Covid-19. La communication gouvernementale s’efforce en tout cas de susciter un puissant mouvement d’adhésion dans l’opinion, sans doute au vu des hésitations que reflètent les enquêtes d’opinion. Le rapport annuel du British Foreign Policy Group, UK Public Opinion on Foreign Policy & Global Britain: Annual Survey – 2021, publié en mars 20211, montre des Britanniques incertains quant à la signification même de Global Britain (34 % pensent « être le champion du libre-échange et de la mondialisation », 27 % « être une force d’initiatives diplomatiques, 20 % « ne savent pas », ou encore, pour 16 % « promouvoir nos valeurs libérales dans le monde entier »), réservés quant à la pertinence d’un virage diplomatique en faveur de la zone Pacifique (35 % pensent que c’est un enjeu parmi d’autres, 15 % que la Grande-Bretagne n’y a aucun intérêt en jeu), et partagés quant au partenaire diplomatique principal pour leur pays (l’UE pour 52 %, les États-Unis pour 28 %, les travaillistes et libéraux-démocrates plébiscitant largement l’UE). Le gouvernement de Boris Johnson a encore de la pédagogie à faire.

Discours de Boris Johnson à l’occasion de la signature du traité de libre-échange avec l’Union européenne, 24 décembre 2020 Le discours du Premier ministre Boris Johnson à l’occasion de la signature de l’accord commercial avec l’UE est très révélateur de la façon dont « BoJo » peut présenter une situa‑ tion complexe en sa faveur, et de sa capacité à jouer sur la corde nationaliste des Leavers. Cela fait quatre ans et demi que le peuple britannique a voté pour reprendre le contrôle de son argent, de ses frontières, de ses lois et de ses eaux et pour quitter l’Union européenne. Au début de cette année, nous avons tenu cette promesse et nous sommes partis le 31 janvier avec un accord clefs en main. Depuis lors, nous nous sommes attelés à notre programme. Nous avons mis en place le système d’immigration à points pour lequel vous avez voté et qui entrera en vigueur le 1er janvier. Nous avons conclu des accords de libre-échange avec 58 pays dans le monde. Et préparer la nouvelle relation avec l’UE. Et de nombreuses personnes nous ont dit que les défis de la pandémie de Covid rendaient ce travail impossible. Et que nous devrions prolonger la période de transition. Et subir encore plus de retard. Et j’ai rejeté cette approche précisément parce que vaincre la Covid est notre priorité nationale numéro un et que je voulais mettre fin à toute incertitude

1. Le British Foreign Policy Group est un groupe de réflexion indépendant et non-partisan ; il publie chaque année depuis six ans une enquête d’opinion sur les perceptions que les Britanniques ont de leur politique étrangère. Voir https://bfpg.co.uk/2021/02/2021-annual-survey/.

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supplémentaire et donner à ce pays la meilleure chance possible de rebondir fortement l’année prochaine. Je suis donc très heureux que nous ayons conclu cet après-midi le plus grand accord commercial à ce jour, d’une valeur de 660 milliards de livres. Un accord de libre-échange complet de type canadien entre le Royaume-Uni et l’UE, un accord qui protégera les emplois dans tout le pays. Un accord qui permettra aux produits et composants britanniques d’être vendus sans droit de douane et sans quota sur le marché européen. Un accord qui devrait permettre à nos entreprises et à nos exportateurs de faire encore plus d’affaires avec nos amis européens. Et qui réalise une chose que les citoyens de ce pays savaient instinctivement être réalisable. Mais qu’on leur avait dit être impossible. Nous avons repris le contrôle des lois et de notre destin. Nous avons repris le contrôle de chaque détail de notre législation. D’une manière qui est complète et sans entrave. À partir du 1er  janvier, nous sommes en dehors de l’union douanière et du marché unique. Les lois britanniques seront faites uniquement par le Parlement britannique. Interprétées par des juges britanniques siégeant dans des tribunaux britanniques. Et la juridiction de la Cour européenne de justice prendra fin. Nous serons en mesure de fixer nos propres normes, d’innover comme nous le souhaitons, de créer de nouveaux cadres pour les secteurs dans lesquels notre pays est leader mondial, des biosciences aux services financiers, en passant par l’intelligence artificielle et au-delà. Nous serons en mesure de décider comment et où nous allons stimuler de nouveaux emplois et de nouveaux espoirs. Avec des ports francs et de nouvelles zones industrielles vertes. Nous pourrons chérir notre paysage et notre environnement de la manière que nous choisirons. En soutenant nos agriculteurs et en soutenant la production alimentaire et agricole britannique. Et pour la première fois depuis 1973, nous serons un État côtier indépendant avec un contrôle total de nos eaux, la part de poissons du Royaume-Uni dans nos eaux augmentant considérablement, passant d’environ la moitié aujourd’hui à près de 2/3 dans cinq ans et demi, après quoi il n’y aura plus de limite théorique, au-delà de celles imposées par la science ou la préservation de la ressource, à la quantité de nos propres poissons que nous pourrons pêcher dans nos eaux. Et pour se préparer à ce moment, les communautés de pêcheurs bénéficieront d’un important programme de 100 millions de livres sterling pour moderniser leurs flottes et l’industrie de transformation du poisson. Et je tiens à souligner que, bien que les arguments avec nos amis et partenaires européens aient été parfois féroces, il s’agit, je crois, d’un bon accord pour l’ensemble de l’Europe et pour nos amis et partenaires également.

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Car ce ne sera pas une mauvaise chose pour l’UE d’avoir un Royaume-Uni prospère, dynamique et satisfait à sa porte. Et ce sera une bonne chose – cela favorisera l’emploi et la prospérité sur tout le continent. Et je ne pense pas que ce sera une mauvaise chose si nous, au Royaume-Uni, faisons les choses différemment, ou si nous adoptons une approche différente de la législation. Car à bien des égards, nos objectifs fondamentaux sont les mêmes. Et dans le contexte de cette gigantesque zone de libre-échange que nous créons conjointement, la stimulation de la concurrence réglementaire sera, je pense, bénéfique pour nous deux. Et si l’une des parties estime que l’autre lui fait subir une concurrence déloyale, alors, sous réserve d’un arbitrage indépendant par une tierce partie et à condition que les mesures soient proportionnées, nous pouvons tous deux décider – en tant qu’égaux souverains – de protéger nos consommateurs. Mais ce traité prévoit explicitement qu’une telle action ne devrait se produire que rarement et les concepts d’uniformité et d’harmonisation sont bannis au profit du respect mutuel, de la reconnaissance mutuelle et du libre-échange. Et pour avoir résolu la quadrature du cercle, pour avoir trouvé la pierre philosophale qui nous a permis d’y parvenir, je tiens à remercier la présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, ainsi que nos brillants négociateurs dirigés par Lord Frost et Michel Barnier, Stéphanie Rousseau du côté de l’UE, ainsi que Oliver Lewis, Tim Barrow, Lindsay Appleby et bien d’autres. Leur travail sera soumis à un examen minutieux, suivi d’un vote parlementaire, je l’espère, le 30 décembre. Cet accord est avant tout synonyme de certitude. Il est synonyme de certitude pour l’industrie aéronautique et les transporteurs qui ont tant souffert de la pandémie de Covid. Cela signifie la certitude pour la police, les forces frontalières, les services de sécurité et tous ceux sur qui nous comptons en Europe pour assurer notre sécurité. Cela signifie la certitude pour nos scientifiques qui pourront continuer à travailler ensemble sur de grands projets collectifs. Car si nous voulons que le Royaume-Uni soit une superpuissance scientifique, nous voulons aussi être une superpuissance scientifique collaborative. Et surtout, cela signifie la certitude pour les entreprises, des services financiers à nos fabricants leaders mondiaux – notre industrie automobile – la certitude pour ceux qui occupent des emplois hautement qualifiés dans les entreprises et les usines de tout le pays. Parce qu’il n’y aura pas de barrières de droits de douane le 1er  janvier. Et il n’y aura pas d’autres entraves au commerce. Au lieu de cela, il y aura une zone de libre-échange géante dont nous serons immédiatement membres.

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Et en même temps, nous pourrons conclure nos propres accords de libreéchange en tant qu’un seul Royaume-Uni, dans sa globalité, Angleterre, Irlande du Nord, Écosse et Pays de Galles réunis. Et je dois souligner que cet accord a été conclu par une énorme équipe de négociateurs issus de toutes les régions du Royaume-Uni, et qu’il profitera à toutes les régions de notre pays, en contribuant à l’unification et à la mise à niveau de tout le pays. C’est pourquoi je m’adresse à nouveau directement à nos amis et partenaires de l’UE : je pense que cet accord est synonyme d’une nouvelle stabilité et d’une nouvelle certitude dans ce qui a parfois été une relation acrimonieuse et difficile. Nous serons vos amis, vos alliés, vos soutiens et, ne l’oublions jamais, votre marché numéro un. Car bien que nous ayons quitté l’UE, notre pays restera culturellement, émotionnellement, historiquement, stratégiquement et géologiquement attaché à l’Europe, notamment grâce aux quatre millions de ressortissants de l’UE qui ont demandé à s’installer au Royaume-Uni au cours des quatre dernières années et qui apportent une énorme contribution à notre pays et à nos vies. Et je vous dis à tous, chez vous. À la fin de cette année des plus difficiles. Que notre objectif dans les semaines à venir est bien sûr de vaincre la pandémie. Et à vaincre le coronavirus et à reconstruire notre économie. Et à créer des emplois dans tout le pays. Et je suis tout à fait convaincu que nous pouvons le faire et que nous le ferons. Aujourd’hui, nous avons vacciné près de 800  000  personnes et nous avons également résolu une question qui a tourmenté notre politique pendant des décennies. Et cela dépend de nous tous, ensemble. En tant que nouvelle et véritable nation indépendante. De réaliser l’immensité de ce moment et d’en tirer le meilleur parti. Joyeux Noël à vous tous. Ce sont les bonnes nouvelles de Bruxelles – et maintenant, place aux choux de Bruxelles1 ! (Traduction : Philippe Chassaigne)

1.  Les choux de Bruxelles (Brussels sprouts) constituent une des garnitures classiques des repas de Noël anglais (NdT).

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Liste des encadrés

Chronologie La Grande-Bretagne dans les French Wars (1793‑1815) 7 Le Blocus continental 12 « Libertés anglaises » et Westminster Model 21 26 La « question d’Irlande » au xixe siècle Le traité Cobden-Chevalier (23 janvier 1860) 32 L’affaire des Duchés (1863‑1866) 34 La crise de Fachoda (1898) 39 Les problèmes de l’Empire ottoman, ou la « question d’Orient » (1774‑1920)43 58 Les Anglais aux Indes, xviie-xviiie siècles Les causes de la révolte des Cipayes 61 Le congrès de Berlin (1884‑1885) 71 Joseph Chamberlain : du radicalisme à l’impérialisme 93 La révolte des Boxers (1900) 96 La conception léniniste de l’impérialisme (1916) 97 Les Aborigènes australiens 102 L’affaire du citoyen Genêt (avril-août 1793) 118 La guerre d’Aroostok (1839) 121 La bataille de Passchendaele (novembre 1917) 132 Lawrence d’Arabie (1888‑1935) 133 Le War Cabinet et la conduite politique de la guerre 140 L’insurrection irlandaise de Pâques 1916 (Easter Rising) 141 La déclaration Balfour (2 novembre 1917) 144 Les « Quatorze Points » de Wilson (8 janvier 1918) 147 L’armistice du 11 novembre 1918 149 Versailles : un traité controversé 152 L’abandon de l’étalon-or (20 septembre 1931) 160 La « lettre Zinoviev » (25 octobre 1924) 165 Les accords de Locarno (1925) : détente franco-allemande ou marché de dupes ? 168 Le protocole Hossbach (1937) 173

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La crise de Tchanak (septembre-octobre 1922) 180 Gandhi et le nationalisme indien (1914‑1948) 184 Le « moment » Churchill (mai 1940) 200 Le Blitz : mythe ou épopée ? 202 La Charte de l’Atlantique (14 août 1941) 206 Les réformes travaillistes et l’État-providence (Welfare State) 221 La première crise de Berlin (1948‑1949) 224 « Relation spéciale » et « atlantisme » 226 Le « consensus d’après-guerre » 228 L’Exodus (juillet 1947) 230 Le « vent du changement » : chronologie des indépendances (1956‑1968)245 L’instauration de l’apartheid en Afrique du Sud 248 La crise de Cuba (1962) 253 Le système monétaire européen (1979) 261 La guerre des Malouines a-t-elle permis aux conservateurs de remporter les législatives de 1983 ? 268 La crise des euromissiles (1979‑1983) 273 La crise bosniaque (1992‑1995) 276 La réunification de l’Allemagne (1989‑1990) : chronologie 280 Les pays membres du Commonwealth 286 Discours de Boris Johnson à l’occasion de la signature du traité de libre-échange avec l’Union européenne, 24 décembre 2020 308

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Index

A

Abdul Hamid II 43 Abdul-Medjid Ier 30 Aberdeen (George-Hamilton Gordon, 4e comte d’) 30, 32, 121 Acheson (Dean) 241, 253 Alexander (Harold) 203 Alexandre Ier 11, 21, 23, 120 Alexandre II 38 Allenby (Edmund) 133-134 Alvear (Marcelo) 163 Amery (Julian) 234 Amery (Leo) 174, 178, 201 Andropov (Youri) 279 Appleby (Lindsay) 310 Asquith (Herbert) 138, 148 Atkinson Hobson (John) 97 Attlee (Clement) 198, 213, 221, 223, 225‑227, 229-230, 233, 236

B

Balfour (Arthur) 139, 144, 180-181, 187, 194 Balfour (Gerald) 305, 316 Ba-Maw 199 Barnes (George) 141 Barnier (Michel) 310 Barrow (Tim) 310 Barth (Heinrich) 67 Bevan (Aneurin) 221 Beveridge (William) 206, 216, 221 Bevin (Ernest) 219, 223-225, 227-228, 239 Biden (Joe) 305, 307 Bishop (Maurice) 275 Bismarck (Otto von) 33-34, 38, 47, 71 Blair (Tony) 16, 259, 266, 271-272, 277279, 283-284, 290-291, 293 Boigne (Benoît de) 59 Bonaparte (Louis-Napoléon), voir Napoléon III 28 Bonaparte (Napoléon) 6, 8, 30, 54 Bonar Law (Andrew) 141

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Bose (Chandra) 199 Botha (Pieter) 284-285 Briand (Aristide) 163, 168-169, 236 Bright (John) 53, 55 Brown (George) 259 Brown (Gordon) 254, 279, 283-284 Bruce (James) 67 Bülow (Bernhard von) 38 Bush (George) 268, 273, 275-276 Bush (George W.) 266, 272, 277

C

Cakobau 66 Callaghan (James) 242, 255-256, 261, 270, 283 Cambon (Paul) 40 Cameron (David) 298-299, 302 Cameron (Verney Lovett) 67 Canning (George) 13, 16, 21, 24, 29, 120‑121 Carlyle (Thomas) 76 Carrington (Peter Alexander Rupert, 6e lord) 250 Carson (Edward) 141 Carter (Jimmy) 255, 272 Castlereagh (Robert Steward, vicomte) 11, 20-21, 23, 120-121 Chamberlain (Austen) 19, 141, 168-169 Chamberlain (Houston Stewart) 107 Chamberlain (Joseph) 72, 81-82, 92-94, 112, 125, 307 Chamberlain (Neville) 13, 171, 173-176, 189-191, 199-201 Charles Ier 89 Charles X 27 Chelmsford (lord) 143, 148 Chevalier (Michel) 32-33, 39 Chichester-Clark (James) 257 Churchill (John) 6 Churchill (Randolph) 105 Churchill (Winston) 13, 41, 50, 93, 133‑134, 136, 158, 164, 171, 174-176, 180, 185, 194-195, 197-201, 203-216,

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221-223, 225-226, 228, 236-237, 248, 259, 272, 279, 307 Clarendon (George Villiers, 4e comte de) 34 Clegg (Nick) 298 Clemenceau (Georges) 149-151 Clinton (William Jefferson, dit Bill) 272, 275-277, 289 Cobden (Richard) 32-33, 39 Connolly (James) 141 Cook (Robin) 278 Cooper (Duff) 170, 176, 191 Cripps (Stafford) 215, 228-229 Cromwell (Oliver) 89 Curzon (George Nathaniel, 1er marquis) 69, 95, 141, 166

G

D

H

Dalhousie (James Ramsay, 1er marquis de) 60 Darwin (Charles) 107, 268 Dawes (Charles) 167, 188 De Gaulle (Charles) 201, 203, 210, 236, 259 Delcassé (Théophile) 39-40, 42 Delors (Jacques) 281, 283 Dickens (Charles) 76 Dilke (Charles) 104-105 Disraeli (Benjamin) 34, 38, 46-48, 50, 62, 68, 105, 125 Dulles (Foster) 234-235, 252

E

Eden (Anthony) 170, 172, 176, 210, 216, 219, 223, 234-235, 252 Édouard VII 40, 42, 92 Édouard VIII 161, 182 Eisenhower (Dwight) 204, 224, 234-235, 252 Élisabeth II 252, 275, 285, 287

F

Fallières (Armand) 41 Farage (Nigel) 299 Faulkner (Brian) 257 Ferdinand VII du Portugal 23-24, 29 Fisher (John Arbuthnot ) 40 Foch (Ferdinand) 41, 132 Ford (Gerald) 255-256 French (John) 130-131, 133, 135 Frost (David) 310 Froude (James Anthony) 105, 113

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Gandhi (Mohandas) 103, 142, 183-185, 215, 229 Genêt (Edmond) 118 Georges V 41, 49, 92, 140 Georges VI 92, 161, 181, 229 Gladstone (William) 15, 34, 46, 48, 68, 71, 93, 104, 125 Glubb (John, « Glubb Pacha ») 231 Gorbatchev (Mikhaïl) 270, 279-280, 291 Gordon (Charles) 71, 108-109 Grant (James) 67, 110 Grey (Edward) 42, 49-51 Guillaume Ier des Pays-Bas 25 Guillaume Ier, empereur d’Allemagne 62 Guillaume II 37, 44, 149, 169 Guizot (François) 28, 30-32, 66 Haig (Douglas) 132-133, 135 Haldane (Richard) 38, 42 Hanotaux (Gabriel) 39 Hardinge (Charles) 38, 60 Hastings (Warren) 58-59, 83 Haughey (Charles) 288 Healey (Dennis) 243 Heath (Edward) 252, 254-255, 257, 259‑260 Henderson (Arthur) 131, 141, 174 Hien-Fong 64 Hitler (Adolf) 170-176, 189-191, 199-202, 204, 226, 234 Hoare (Samuel) 172, 190-191 Home (Alec Douglas) 249 Hornemann (Friedrich Konrad) 67 Hume (Allan Octavian) 95 Hume (John) 290 Hussein (Saddam) 133, 144, 186, 275, 279

I

Irwin (lord) 185

J

Jay (John) 118-119 Jinnah (Muhammad Ali) 184 Johnson (Boris) 302-305, 307-308 Johnson (Lyndon B.) 254-255 Justo (Agustin) 163

K

Kellog (Franck B.) 163 Kelly (David) 278 Kemal (Mustapha) 44, 180 Kennedy (John Fitzgerald) 252-254, 258, 273

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Index

Keynes (John Maynard) 153, 166, 211, 227 Kingsley (Charles) 76 Kipling (Rudyard) 86, 106, 114 Kitchener (Horatio Herbert) 39, 71-72, 109, 130, 133, 136 Kruger (Paul) 72 Krüger (Paul) 68, 72

L

Lander (Richard et John) 67 Landsdowne (Henry-Petty Firzmaurice, 5e marquis de) 40 Laurier (Wilfrid) 41, 140 Lawrence (T.E.) 133, 229 Lawson (Henry) 89 Lénine (Vladimir Illitch Oulianov) 97, 208‑209 Léopold Ier de Belgique 25, 32 Lewis (Oliver) 310 Liverpool (Robert Banks Jenkinson, 2e comte de, lord) 257 Liverpool (Robert Jenkinson, 2e comte de) 11 Livingstone (David) 67, 105, 107-108 Lloyd George (David) 50, 131-133, 135, 138-141, 146-151, 153, 155, 161-162, 164-167, 179-182, 200, 213 Loubet (Émile) 40 Louis XIV 54 Louis-Philippe 25, 28, 30-32 Lugard (Frederick) 83 Luther King (Martin) 256

M

Macartney (George) 63 Macauley (Zachary) 75 MacDonald (Hector) 109 MacDonald (Malcolm) 245 MacDonald (Ramsay) 160, 162-163, 167‑170 MacKinley (William) 126 Macleod (Iain) 244-245 MacMahon (Henry) 144, 221, 252 Macmillan (Harold) 243-244, 246-247, 252-254, 258-260, 279 Madison (James) 119 Mahmud II 30, 43, 45 Major (John) 266, 274-277, 282-283, 289 Maria du Portugal 21, 29-30 Marshall (Alfred) 220-222, 240, 294 Maudling (Reginald) 245 May (Theresa) 302-303, 305, 307 McGuiness (Martin) 290 Mehmed Ali 30

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Mehmet Ali 31, 45-46, 67 Menzies (Robert) 214 Metternich (Klemens von) 11, 21-22 Metternich (Paul von Wolff) 38 Mill (John Stuart) 76 Mitchell (George) 289 Mitterrand (François) 267 Monck (George) 89 Monnet (Jean) 237 Monroe (James) 24, 120, 122-123, 127, 145-146 Montagu (Edwin) 143 Montgomery (Bernard Law) 204, 236 Morgan (Frederick E.) 204 Morris (William) 106 Mountbatten (Louis, 1er vicomte Mountbatten de Birmanie) 204, 229, 232, 287 Mugabe (Robert) 250 Müller (Max) 110 Mussolini (Benito) 168, 172, 189, 202‑204, 234

N

Naoroji (Dadabhai) 97 Napier (Charles) 60 Napoléon Ier 5-6, 9, 12, 22-23, 119-120 Napoléon III 32-34, 44 Nasser (Gamal Abdel) 234-235 Neguib (général) 231, 234 Nehru (Jawaharlal) 184-185, 229, 233 Nicolas Ier 23, 43, 46 Nixon (Richard) 255 N’Krumah 232

O

Obama (Barack) 307 O’Neill (Terence) 256-257 Orlando (Vittorio Emanuele) 151 Orwell (George) 172

P

Paisley (Ian) 257 Palmerston (Henry John Temple, 3e vicomte) 13, 16, 25, 28-32, 34, 45, 50-51, 64, 123-124 Papineau (Louis) 88, 121 Park (Mungo) 67 Parkes (Henry) 89 Patten (Chris) 285 Peel (Robert) 28, 187 Perron (Pierre) 59 Pershing (John) 147 Pétain (Philippe) 201 Picot (Georges) 144 Pierre Ier, empereur du Brésil 24

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Pitt (Willima, le Jeune) 10 Poincaré (Raymond) 41, 167 Polk (James) 122 Pomaré-Vahiné 31 Pompidou (Georges) 259-260 Powell (Enoch) 249 Pritchard (pasteur) 31, 84

R

Raffles (Stafford) 63 Reagan (Ronald) 266, 268, 272-273, 275, 279, 289 Redmond (John) 141 Reynolds (Albert) 289 Rhodes (Cecil) 72-73, 83, 88, 108 Riel (Louis) 74 Roberts (Frederick) 72 Roosevelt (Franklin Delano) 189, 197, 205-213, 216-217 Rousseau (Stéphanie) 310 Ruskin (John) 106, 108 Russel (Bertrand) 182 Russell (John, 1er comte) 16, 28, 33, 124

S

Saartje Baartman 111 Salisbury (Robert Arthur Talbot GascoyneCecil, 3e marquis de) 39, 69, 94, 305 Schumann (Robert) 237 Seeley (John) 76, 105, 113 Sharp (Granville) 75 Shaw (George Bernard) 182 Siegfried (André) 158 Smith (Ian) 249-250, 262 Smith (John) 283 Smuts (Jan Christian) 140-141, 214 Speke (John Henning) 67, 110 Staline (Joseph Djougatchvili) 197, 203, 207-213, 216-217, 222, 225 Stanley (Edward) 34

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Stanley (Henry) 67, 107, 168 Sykes (Mark) 144

T

Tchernenko (Constantin) 279 Thatcher (Margaret) 250, 256, 265-275, 279-282, 284, 287-289, 291-293, 299 Thiers (Adolphe) 28, 30-31 Tilak (Gangadhar) 95-96, 142 Tipu Tib 59 Tirpitz (Alfred von) 37 Trimble (David) 290 Truman (Harry) 213, 222, 224-226, 230, 240 Trump (Donald) 307 Tusk (Daniel) 300

V

Valera, Eamon de 181-182 Verwoerd (Hendrick) 248 Victoria 29-30, 32-33, 40, 62, 67-68, 91‑92, 105-106, 108-109, 111 Von der Leyen (Ursula) 310

W

Webb (Sydney et Josephine) 165, 182 Webster (Daniel) 121-122 Wellesley (Richard) 59 Wellington (Arthur Wellesley, 1er duc de) 5-9, 11, 23, 28, 59, 66 Wilberforce (William) 75 Wilson (Harold) 221, 243, 246-247, 249, 254-255, 257, 259, 261, 268, 283, 288 Wilson (Henry) 41 Wilson (Thomas Woodrow) 41, 126-127, 137, 145-147, 149-151, 183

Y

Young (Owen D.) 188 Yrigoyen (Hipólito) 143, 163

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Table des matières

Introduction

Chapitre 1

10 11

La Grande-Bretagne et l’Europe de 1815 à 1914

19

De la défense de l’équilibre issu du congrès de Vienne au désengagement européen (1815‑1871) La dislocation progressive de la coalition de 1815 Le Royaume-Uni face aux premiers mouvements nationaux (1815‑1848) La Grande-Bretagne et la France : illusions et réalités d’une « cordiale entente » (1815‑1870) Le Royaume-Uni et les unités italienne et allemande (1848‑1871) 1871‑1914 : la France ou l’Allemagne ? Les fondements de l’antagonisme germano-britannique De l’Entente cordiale à la Triple Entente Le Royaume-Uni et la « question d’Orient » Les principes de base de la politique britannique Un interventionnisme au service du statu quo (1815-fin des années 1870) « Abandonner Istanbul pour le Caire » (1880‑1914) ? Le Royaume-Uni et la crise de l’été 1914

Chapitre 2

5 5 5 7 9

Le Royaume-Uni en 1815 : une thalassocratie triomphante L’avènement d’une puissance navale Des intérêts vitaux sur les mers et au-delà des mers Le garant de l’équilibre européen L’« équilibre des pouvoirs » en Europe : un principe essentiel Un principe consacré par le congrès de Vienne

L’impérialisme britannique au xixe siècle : les conquêtes 1815‑1876 : l’ère de l’impérialisme pragmatique L’expansion de la présence britannique en Inde L’avancée britannique en Extrême-Orient L’Afrique : un continent délaissé jusqu’aux années 1870

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1876‑1914 : consolidation de l’Empire et apogée de l’impérialisme La consolidation de l’empire des Indes et les progrès en Extrême-Orient Le « scramble » africain Le continent américain : nouveau monde, ancien Empire ? L’expansion canadienne Les difficultés des colonies antillaises

Chapitre 3

L’impérialisme britannique au xixe siècle : la mise en œuvre de l’esprit colonial Les choix fondateurs Les choix politiques La « mission civilisatrice » La défense de l’Empire L’Empire : une mosaïque de statuts Les statuts L’impossible coordination d’ensemble La naissance des mouvements nationalistes Les aspects économiques Une métropole « saignant à blanc » les colonies ? Le sort des populations locales L’« Empire dans les esprits » L’âge de l’« impérialisme raisonné » Empire et culture populaire

Chapitre 4

Les relations anglo‑américaines de 1783 à 1914 L’époque des tensions sporadiques (1783‑1872) D’une guerre à l’autre (1783‑1814) Succès et limites de la politique philo-américaine de Castlereagh et Canning (1812‑1823) Des litiges résolus par la négociation (1837‑1871) Vers le « grand rapprochement » (1872‑1914) Une interdépendance économique accrue Le rapprochement de deux impérialismes Des crises rapidement résolues

Chapitre 5

La Première Guerre mondiale, apogée diplomatique de la Grande-Bretagne ? Une Grande-Bretagne présente sur tous les fronts Effort de guerre et mobilisation Un engagement mondial Les buts de guerre Résoudre la question allemande ? Préserver la puissance mondiale britannique

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Table des matières

Chapitre 6

États-Unis-Royaume-Uni : la première collaboration transatlantique Lloyd George, artisan de la nouvelle Europe ? Une Grande-Bretagne en position de force L’évolution des négociations Une paix favorable aux intérêts britanniques

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La Grande-Bretagne et le monde dans l’entre‑deux-guerres

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La Grande-Bretagne, superpuissance aux intérêts planétaires Un potentiel économique largement inaltéré Des intérêts mondiaux La Grande-Bretagne et l’Europe, 1919‑1939 L’obsession du balance of power (1920‑1935) La politique d’appeasement (1935‑1939) La politique coloniale L’apogée de l’impérialisme Vers une redéfinition des rapports avec les Dominions : la naissance du Commonwealth La montée des revendications nationalistes La Grande-Bretagne et les États-Unis Le retour des rivalités anglo-américaines Des points d’accord plus nombreux à partir du milieu des années 1930

Chapitre 7

La Seconde Guerre mondiale : « leur plus belle heure » ou « la victoire perdue » ? Un effort militaire exceptionnel La mobilisation des hommes Une présence militaire mondiale La Grande-Bretagne dans le jeu diplomatique allié Le rapprochement avec les États-Unis La naissance de la « relation spéciale » De la Grande Alliance à la naissance des Nations unies La préparation de l’après-guerre Des objectifs parfois divergents Les conférences interalliées, de la rencontre de Terre-Neuve à Yalta (1941‑1945) Le bilan Les atours de la puissance Un coût réel supérieur Les craquements discrets de l’Empire

Chapitre 8

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Le temps des ajustements (1945‑1956) Une puissance économique déclinante

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La Grande-Bretagne dans un monde bipolaire La fin de la « Grande Alliance » et la bipolarisation du monde (1945‑1947) Les Britanniques entre l’URSS et les États-Unis Le choix décisif de l’alliance atlantique La première vague de décolonisation Une triple contrainte La décolonisation La fin du Raj La Palestine Empire et/ou Commonwealth ? Suez (1956) : les infortunes d’un conflit colonial d’apparence traditionnelle Les ambiguïtés face aux débuts de la construction européenne 1945‑1949 : la Grande-Bretagne, « marraine » de la construction européenne ? Le choix de la non-participation (1950‑1957)

Chapitre 9

Le temps des renoncements (1956‑1979) Le poids accru des contraintes économiques De l’« âge d’or à la « stagflation » Les répercussions en matière de politique extérieure Une décolonisation hâtive Une décolonisation par vagues Les crises coloniales Une perte d’influence économique et financière, compensée par une redéfinition du Commonwealth Heurs et malheurs de la « relation spéciale » avec les États-Unis « SuperMac » et la restauration du lien entre les deux pays (1957‑1963) Une relation « spéciale », « étroite » ou « naturelle » (1964‑1979) ? La renaissance de la question d’Irlande Une intégration tardive et ambiguë dans la Communauté européenne Une longue marche (1961‑1973) Les incertitudes de la participation britannique (1973‑1979)

Chapitre 10 Un retour au premier plan de la scène internationale (1980‑2010) Le tournant de la guerre des Malouines : (avril-juin 1982) De la crise à la victoire L’« effet Malouines » (the Falklands Factor)

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Table des matières

Un contexte changé « Révolution conservatrice », « guerre fraîche » et « seconde détente » La persistance des contraintes financières Le renouveau de la « relation spéciale » Thatcher-Reagan : la « relation spéciale » retrouvée Thatcher/Major-Bush/Clinton : une éclipse de la relation spéciale ? L’atlantisme revendiqué : Blair, Clinton et Bush La Grande-Bretagne et l’Europe Margaret Thatcher et la fin de la Guerre froide en Europe La Grande-Bretagne et la poursuite de la construction européenne Un Commonwealth un peu trop rapidement enterré Les dernières étapes de la décolonisation Le renouvellement du Commonwealth Les avancées du conflit nord-irlandais De l’accentuation de la crise aux premières avancées (1979‑1993) La reprise du processus sous Tony Blair

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269 269 271 272 272 275 277 279 279 280 284 284 285 287 287 290

Chapitre 11 Depuis 2010 : un choix existentiel entre l’Europe et « Global Britain » 297 Entre 2010 et 2016 : David Cameron pris au piège du référendum Le gouvernement de coalition et la question européenne (2010‑2015) Vers le référendum (2015‑2016) « Brexit means Brexit » (2016‑2020) Une impasse : le mandat de Theresa May L’épreuve de force de « BoJo » (2019‑2020) Après la sortie ? « Take back control » « Global Britain » ?

Bibliographie

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Ouvrages généraux, instruments de travail La Grande-Bretagne et l’Europe au xixe siècle Empire et impérialisme au xixe siècle Les relations anglo-américaines au xixe siècle La Première Guerre mondiale L’entre-deux-guerres La Seconde Guerre mondiale Diplomatie et défense après 1945 La décolonisation et le Commonwealth depuis 1945

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La Grande-Bretagne et l’Europe de 1945 à 2020 La « relation spéciale » Grande-Bretagne-États-Unis

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Liste des encadrés

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Index

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