Allaiter de l'Antiquite a Nos Jours: Histoire Et Pratiques d'Une Culture En Europe 9782503596525, 2503596525


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Table of contents :
Yasmina Foehr-Janssens, Daniela Solfaroli Camillocci, Francesca Arena, Véronique Dasen et Irene Maffi
Avant-propos
Débats
Introduction
Véronique Dasen et Francesca Prescendi
L’allaitement dans l’Antiquité : bilan et nouveaux débats
Yasmina foehr-janssens
Lait et allaitement au miroir de la littérature du Moyen Âge
Brigitte Roux
Débordements lactés : de quelques représentations médiévales de la Vierge allaitant son Fils
daniela solfaroli camillocci
Le lait des chrétiens
Imaginaire biblique, modèles de comportement et lactations extraordinaires à l’époque moderne
Jan Blanc
L’art de dévorer son maître
Nutrition et innutrition dans la culture visuelle du xviie siècle
Francesca Arena
L’allaitement, savoirs et pouvoirs : la deuxième moitié du xviiie siècle
Barbara Orland
La lactation dans l’histoire des sciences, de la médecine et de la technologie*
Francesca Arena et Daniela Solfaroli Camillocci
Corps et maternité à l’époque moderne et contemporaine : un bilan d’études
Sarah Scholl
Allaitement et citoyenneté au regard de l’histoire des politiques de population au xixe siècle
Philip Al. Rieder et Daniela Solfaroli Camillocci
L’allaitement dans l’historiographie : modèles interprétatifs
Irene Maffi
Le bébé quantifié. Ethnographie des pratiques d’allaitement au début du xxie siècle
Débats
Focus
Franco Giorgianni
La terminologie grecque du lait*
Jean Trinquier
Le lexique latin de l’allaitement
yasmina foehr-janssens
Parler des seins en français
Petite histoire d’un vocabulaire en constante évolution
Sarah Scholl
Définir l’allaitement
De Pierre Larousse aux Grands dictionnaires (1856-1984)
Dominique Frère
Du lait maternel dans les fioles médicinales en Méditerranée orientalisante
Francesca Arena
Dangereux ou salutaire ? La réhabilitation du colostrum en Europe au xviiie siècle
Katia Sowels
Le soulier de Gala : submersion dalinienne dans un verre de lait tiède
Caroline Chautems et Sophie Guerra
Le tire-lait : entre responsabilisation et autonomisation des mères
Marie-France Morel
À propos de l’histoire de l’allaitement : un parcours d’égohistoire
Transferts
Introduction
Carole Avignon
Discours normatifs et transmissions des savoirs médicaux sur les nourrices au Moyen Âge
Brigitte Roux
La relique du lait de la Vierge : la lente invention d’une dévotion médiévale
Gianna Pomata
Le lait de Vénus
La sensualité de la lactation dans l’art et la médecine de la Renaissance*
Christine Orobitg
Imaginaire de l’infection contre efficacité du baptême
Le discours sur le lait et les nourrices dans les textes doctrinaux espagnols de la première modernité (xve-xviie siècles)
Frédéric Cousinié
Signifiance des fluides : La lactation de saint Bernard de Nicolas Mignard (1640)
Alexandra Woolley
Le sein allaitant, desseins de la Charité chez Jacques Blanchard ou les équivoques d’une forme idéale
Caroline Fayolle
Mères républicaines et frères de lait pendant la Révolution française
Caroline Chautems
L’allaitement, le début de la communication
Ethnographie du post-partum dans le cadre d’un suivi global en Suisse romande
Florence Pasche Guignard
Discours, représentations, pratiques et modes de transmission des savoirs et des idées sur l’allaitement dans les milieux francophones du parentage naturel
Transferts
Focus
Vinciane Pirenne-Delforge et Gabriella Pironti
Au sein d’Héra : l’origine de la Voie lactée dans les récits grecs*
Stéphanie Wyler
L’allaitement panisque-chevrette dans la villa des Mystères
Rebecca Zorach
Artémis d’Éphèse à la Renaissance
Jan Blanc
La Charité romaine
Jessica Planamente
Une iconographie revisitée : Saint Augustin entre le Christ et la Vierge de Rubens
Sébastien Farré
Barcelone, avril 1939 : lait, politique et humanitaire*
Irene Maffi
Les courbes de croissance et la quantification de la santé des bébés
Salvatore D’Onofrio
Le lait, l’épaule et le cœur en Italie du Sud
Corps et Produits
Introduction
Maurizio Bettini
Pour une « biologie sauvage » des Romains
Allaitement animal et représentations des liquides corporels
Sandra Jaeggi-Richoz
Seins de chair, seins de terre : symbolique et usage des biberons grecs et gallo-romains
Maaike van der Lugt
Le pouvoir du lait. Physiologie et morale de l’allaitement et de la mise en nourrice dans la médecine médiévale
Barbara Orland
La cure de petit-lait suisse. Aliment, médicament et cure médicale au xviiie siècle*
Emmanuel Betta
Du spirituel au naturel : l’allaitement dans le discours catholique moderne et contemporain
Sarah Scholl
L’ascèse du lait. Figure maternelle et puériculture à la fin du xixe siècle
Michel Christian et Melissa Kravetz
Les centres de collecte du lait maternel en Allemagne des années 1920 aux années 1950
Mathilde Cohen
Les lactariums français. Le service public du lait de femme depuis 1936
Corps et Produits
Focus
Florence Gherchanoc
Des allaitements cachés ? Voiler, dévoiler le sein maternel dans la culture grecque
L’exemple de l’Athènes classique
Olivier de Cazanove
Ex-voto de seins en Italie et en Gaule romaines
Véronique Dasen
Chnoubis et les pierres de lait
Chryssa Bourbou
Nourrir les enfants romains
L’apport des études bioarchéologiques
Jade Sercomanens
Tailles serrées
Tension entre corps social et corps maternel
Laurence Totelin et Philip Al. Rieder
Purger, fortifier : remèdes et régimes lactés (d’Hippocrate à Pasteur)
Myriam Paris
Un breuvage de blancheur
L’appropriation coloniale du lait des femmes noires
Pascale Borrel
Jets de lait et représentation du corps dans Milk de Jeff Wall
Caroline Chautems et Sophie Guerra
Des outils « naturels » pour soutenir un processus « inné »
Élection d’aides à l’allaitement de sages-femmes indépendantes vaudoises
Actrices et Acteurs
Introduction
Youri Volokhine, Gabriella Pironti, Vinciane Pirenne-Delforge et Francesca Prescendi
Déesses allaitantes dans l’Antiquité
Regards croisés entre l’Égypte, la Grèce et Rome
Véronique Dasen
Mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines
Yasmina Foehr-Janssens, Francesca Prescendi et Céline Venturi
Animaux nourriciers – nourrices animales
Mythes et récits d’enfance des héros (Antiquité, Moyen Âge)
Pierre-Olivier Dittmar et Clovis Chloé Maillet
Interrelations hommes, femmes, bêtes et saints
L’allaitement interspécifique dans les images médiévales (xiie-xve siècles)
Yasmina Foehr-Janssens et Florence Magnot-Ogilvy
La nourrice infanticide, une économie funèbre de l’allaitement
Récits et dispositifs littéraires
Daniela Solfaroli Camillocci, Jade Sercomanens et Philip Al. Rieder
Les pères et l’allaitement entre Renaissance et Lumières*
Concetta Pennuto
Maladies des enfants et nutrition
L’absence de lait selon Girolamo Mercuriale
Cathy McClive
Nourrices, chirurgiens et la « maladie du filet » sous la langue dans la France moderne
Nahema Hanafi
Les élites féminines des Lumières face aux débats sur l’allaitement
Pratiques privées, stratégies familiales et enjeux politiques
Line Rochat
Allaitement et prématurité : enjeux, pratiques, discours
Chiara Quagliariello
Allaitement maternel, parentalité intensive, ascension sociale
Expériences des mères italiennes et des mères sénégalaises immigrées en Italie
Actrices et Acteurs
Focus
Aurélie Damet
Nourrir à en mourir : Ériphyle et Clytemnestre*
Émilie Thibaut
De la femme à l’enfant allaitant en Italie préromaine
Patrizia Birchler Émery
Τίτϑη χρηστή : représentations de nourrices sur les stèles funéraires attiques
Brigitte Roux
La Vierge à la bouteille
Francesca Arena
Les marchés de lait de femme à l’époque moderne
Nadine Amsler
Allaiter des princes : les carrières volatiles des nourrices à la cour de Vienne vers 1700
Sarah Scholl
La promotion de substitut
Les premières brochures Nestlé
Nathalie Piégay
« Le lait de l’oubli » : l’imagination matérielle et linguistique chez Claude Simon
Katja Haustein
Roland Barthes ou le lait de l’amour*
Micheline Louis-Courvoisier
Postface : la puissance des sciences humaines
Index des noms
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Allaiter de l'Antiquite a Nos Jours: Histoire Et Pratiques d'Une Culture En Europe
 9782503596525, 2503596525

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Allaiter de l’Antiquité à nos jours

Generation Corps et genre dans l’histoire

Volume 1 Comité de direction Yasmina Foehr-Janssens, Daniela Solfaroli Camillocci,  Véronique Dasen, Francesca Arena Équipe éditoriale Francesca Arena, Jan Blanc, Lidie Boudiou, Andrea Carlino, Véronique Dasen, Yasmina Foehr-Janssens, Francesca Prescendi, Philip A. Rieder, Brigitte Roux, Sarah Scholl, Daniela Solfaroli Camillocci

Allaiter de l’Antiquité à nos jours Histoire et pratiques d’une culture en Europe

sous la direction de Yasmina Foehr-Janssens, Daniela Solfaroli Camillocci études rassemblées par Francesca Arena, Véronique Dasen, Yasmina Foehr-Janssens, Irene Maffi, Daniela Solfaroli Camillocci avec une postface de Micheline Louis-Courvoisier coordination éditoriale Francesca Arena

F

Ouvrage publié avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientifique

Illustration de couverture : Felice Casorati, La madre, 1923/1924, BPK/Staatliche Museen zu Berlin, Nationalgalerie, Jörg P. Anders, ©VG Bild-Kunst, Bonn 2022. Nous avons essayé de contacter toutes les personnes qui bénéficient de droits d’auteur sur les photos et les illustrations utilisées dans ce livre. Si des photos ou des illustrations ont été utilisées à l’insu des ayants droit, ces personnes peuvent s’adresser à [email protected].

© 2022, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium.

This is an open access publication made available under a cc by-nc-nd 4.0 International Li-cense: https://creativecommons.org/licenses/ by-nc-nd/4.0/. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, for commercial purposes, without the prior permission of the publisher, or as expressly permitted by law, by licence or under terms agreed with the appropriate reprographics rights organization. D/2022/0095/193 ISBN 978-2-503-59652-5 eISBN 978-2-503-59653-2 DOI 10.1484/M.GEN-EB.5.125574 Printed in the EU on acid-free paper.

Table des matières

Avant-propos Yasmina Foehr-Janssens, Daniela Solfaroli Camillocci, Francesca Arena, Véronique Dasen et Irene Maffi

13

Débats Introduction

23

L’allaitement dans l’Antiquité : bilan et nouveaux débats Véronique Dasen et Francesca Prescendi

25

Lait et allaitement au miroir de la littérature du Moyen Âge Yasmina Foehr-Janssens

35

Débordements lactés : de quelques représentations médiévales de la Vierge allaitant son Fils Brigitte Roux

49

Le lait des chrétiens Imaginaire biblique, modèles de comportement et lactations extraordinaires à l’époque moderne Daniela Solfaroli Camillocci

59

L’art de dévorer son maître Nutrition et innutrition dans la culture visuelle du xviie siècle Jan Blanc

81

L’allaitement, savoirs et pouvoirs : la deuxième moitié du xviiie siècle Francesca Arena

101

La lactation dans l’histoire des sciences, de la médecine et de la technologie Barbara Orland

111

Corps et maternité à l’époque moderne et contemporaine : un bilan d’études Francesca Arena et Daniela Solfaroli Camillocci 125

6

ta b l e des matièr es

Allaitement et citoyenneté au regard de l’histoire des politiques de population au xixe siècle Sarah Scholl

133

L’allaitement dans l’historiographie : modèles interprétatifs Philip Al. Rieder et Daniela Solfaroli Camillocci

143

Le bébé quantifié. Ethnographie des pratiques d’allaitement au début du xxie siècle Irene Maffi

155

Débats Focus La terminologie grecque du lait Franco Giorgianni

173

Le lexique latin de l’allaitement Jean Trinquier

177

Parler des seins en français Petite histoire d’un vocabulaire en constante évolution Yasmina Foehr-Janssens

181

Définir l’allaitement De Pierre Larousse aux Grands dictionnaires (1856-1984) Sarah Scholl

187

Du lait maternel dans les fioles médicinales en Méditerranée orientalisante Dominique Frère

193

Dangereux ou salutaire ? La réhabilitation du colostrum en Europe au xviiie siècle Francesca Arena

201

Le soulier de Gala : submersion dalinienne dans un verre de lait tiède Katia Sowels

207

Le tire-lait : entre responsabilisation et autonomisation des mères Caroline Chautems et Sophie Guerra

213

À propos de l’histoire de l’allaitement : un parcours d’égohistoire Marie-France Morel

217

ta ble des matières

Transferts Introduction

225

Discours normatifs et transmissions des savoirs médicaux sur les nourrices au Moyen Âge 227 Carole Avignon La relique du lait de la Vierge : la lente invention d’une dévotion médiévale Brigitte Roux

243

Le lait de Vénus La sensualité de la lactation dans l’art et la médecine de la Renaissance Gianna Pomata

261

Imaginaire de l’infection contre efficacité du baptême Le discours sur le lait et les nourrices dans les textes doctrinaux espagnols de la première modernité (xve-xviie siècles) Christine Orobitg

305

Signifiance des fluides : La lactation de saint Bernard de Nicolas Mignard (1640) Frédéric Cousinié

323

Le sein allaitant, desseins de la Charité chez Jacques Blanchard ou les équivoques d’une forme idéale Alexandra Woolley

337

Mères républicaines et frères de lait pendant la Révolution française Caroline Fayolle

363

L’allaitement, le début de la communication Ethnographie du post-partum dans le cadre d’un suivi global en Suisse romande 375 Caroline Chautems Discours, représentations, pratiques et modes de transmission des savoirs et des idées sur l’allaitement dans les milieux francophones du parentage naturel Florence Pasche Guignard

391

7

8

ta b l e des matièr es

Transferts Focus Au sein d’Héra : l’origine de la Voie lactée dans les récits grecs Vinciane Pirenne-Delforge et Gabriella Pironti

419

L’allaitement panisque-chevrette dans la villa des Mystères Stéphanie Wyler

423

Artémis d’Éphèse à la Renaissance Rebecca Zorach

427

La Charité romaine Jan Blanc

431

Une iconographie revisitée : Saint Augustin entre le Christ et la Vierge de Rubens Jessica Planamente

437

Barcelone, avril 1939 : lait, politique et humanitaire Sébastien Farré

447

Les courbes de croissance et la quantification de la santé des bébés Irène Maffi

453

Le lait, l’épaule et le cœur en Italie du Sud Salvatore D’Onofrio

457

Corps et Produits Introduction

467

Pour une « biologie sauvage » des Romains Allaitement animal et représentations des liquides corporels Maurizio Bettini

469

Seins de chair, seins de terre : symbolique et usage des biberons grecs et gallo-romains Sandra Jaeggi-Richoz

485

Le pouvoir du lait. Physiologie et morale de l’allaitement et de la mise en nourrice dans la médecine médiévale Maaike van der Lugt

507

ta ble des matières

La cure de petit-lait suisse. Aliment, médicament et cure médicale au xviiie siècle Barbara Orland

539

Du spirituel au naturel : l’allaitement dans le discours catholique moderne et contemporain 567 Emmanuel Betta L’ascèse du lait. Figure maternelle et puériculture à la fin du xixe siècle Sarah Scholl

581

Les centres de collecte du lait maternel en Allemagne des années 1920 aux années 1950 Michel Christian et Melissa Kravetz

593

Les lactariums français. Le service public du lait de femme depuis 1936 Mathilde Cohen

611

Corps et Produits Focus Des allaitements cachés ? Voiler, dévoiler le sein maternel dans la culture grecque L’exemple de l’Athènes classique Florence Gherchanoc

635

Ex-voto de seins en Italie et en Gaule romaines Olivier de Cazanove

641

Chnoubis et les pierres de lait Véronique Dasen

649

Nourrir les enfants romains L’apport des études bioarchéologiques Chryssa Bourbou

659

Tailles serrées Tension entre corps social et corps maternel Jade Sercomanens

665

Purger, fortifier : remèdes et régimes lactés (d’Hippocrate à Pasteur) Laurence Totelin et Philip Al. Rieder

669

9

10

ta b l e des matièr es

Un breuvage de blancheur L’appropriation coloniale du lait des femmes noires Myriam Paris

679

Jets de lait et représentation du corps dans Milk de Jeff Wall Pascale Borrel

685

Des outils « naturels » pour soutenir un processus « inné » Élection d’aides à l’allaitement de sages-femmes indépendantes vaudoises Caroline Chautems et Sophie Guerra

689

Actrices et Acteurs Introduction

697

Déesses allaitantes dans l’Antiquité Regards croisés entre l’Égypte, la Grèce et Rome Youri Volokhine, Gabriella Pironti, Vinciane Pirenne-Delforge et Francesca Prescendi

699

Mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines 721 Véronique Dasen Animaux nourriciers – nourrices animales Mythes et récits d’enfance des héros (Antiquité, Moyen Âge) Yasmina Foehr-Janssens, Francesca Prescendi et Céline Venturi

747

Interrelations hommes, femmes, bêtes et saints L’allaitement interspécifique dans les images médiévales (xiie-xve siècles) Pierre-Olivier Dittmar et Clovis Chloé Maillet

765

La nourrice infanticide, une économie funèbre de l’allaitement Récits et dispositifs littéraires Yasmina Foehr-Janssens et Florence Magnot-Ogilvy

781

Les pères et l’allaitement entre Renaissance et Lumières Daniela Solfaroli Camillocci, Jade Sercomanens et Philip Al. Rieder

795

Maladies des enfants et nutrition L’absence de lait selon Girolamo Mercuriale Concetta Pennuto

821

ta ble des matières

Nourrices, chirurgiens et la « maladie du filet » sous la langue dans la France moderne 833 Cathy McClive Les élites féminines des Lumières face aux débats sur l’allaitement Pratiques privées, stratégies familiales et enjeux politiques Nahema Hanafi

849

Allaitement et prématurité : enjeux, pratiques, discours Line Rochat

865

Allaitement maternel, parentalité intensive, ascension sociale Expériences des mères italiennes et des mères sénégalaises immigrées en Italie 883 Chiara Quagliariello

Actrices et Acteurs Focus Nourrir à en mourir : Ériphyle et Clytemnestre Aurélie Damet

903

De la femme à l’enfant allaitant en Italie préromaine Émilie Thibaut

909

Τίτϑη χρηστή : représentations de nourrices sur les stèles funéraires attiques Patrizia Birchler Émery 925 La Vierge à la bouteille Brigitte Roux

935

Les marchés de lait de femme à l’époque moderne Francesca Arena

941

Allaiter des princes : les carrières volatiles des nourrices à la cour de Vienne vers 1700 Nadine Amsler

947

La promotion de substitut Les premières brochures Nestlé Sarah Scholl

953

11

12

ta b l e des matièr es

« Le lait de l’oubli » : l’imagination matérielle et linguistique chez Claude Simon Nathalie Piégay

959

Roland Barthes ou le lait de l’amour Katja Haustein

965

Postface : la puissance des sciences humaines Micheline Louis-Courvoisier

971

Index des noms

975

Yasmina Foehr-Janssens, Daniela  Sol faroli Camillocc i, Fran cesca A rena, Véronique Dasen et Irene M aff i

Avant-propos

L’allaitement comme objet d’histoire et comme terrain de recherche, qu’est-ce à dire ? Le propos du volume d’études pluridisciplinaires que nous présentons ici s’éloigne délibérément d’une appréhension qui naturaliserait la lactation et les pratiques d’allaitement, pour prendre en compte l’imbrication profonde du biologique et du social, de la physiologie et de la politique, du symbolique et du matériel qui caractérise le domaine de la reproduction humaine en général et de l’alimentation lactée des très jeunes enfants en particulier. On pourra en juger à travers deux constats, exemplaires parmi d’autres. Dès les années 1980, l’allaitement a joué un rôle important en Europe dans les débats à propos des temps et des espaces dévolus au travail salarié, à la parentalité et au soin des enfants. La discussion s’est ensuite chargée d’implications postcoloniales, de revendications écologiques, de discours de résistance à la globalisation et à l’économie capitaliste. Ces perspectives sur l’allaitement ont fait l’objet de publications qui en soulignent notamment les implications sociales, vis-à-vis des politiques alimentaires et des stratégie industrielles à l’échelle globale1. L’allaitement se situe ainsi aujourd’hui au cœur des dispositifs de santé des organismes internationaux en matière de soins destinés aux enfants et aux mères2. Les campagnes des associations qui promeuvent une large reconnaissance des bienfaits de l’allaitement prolongé soulignent l’empowerment des femmes allaitant leurs enfants et font de cette pratique le pivot même du pouvoir social de la maternité3. Elles justifient ce profit en insistant aussi sur ses apports en termes de santé et de développement psychologique, sensoriel et relationnel. Cependant, les politiques publiques laissent entière la question de la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle et, en général, elles n’offrent pas d’outils permettant d’intégrer le travail de la reproduction dans le champ des analyses économiques, sociologiques ou environnementales. De plus, dans un contexte urbain du Nord global, la présence d’un corps de femme allaitant un bébé reçoit souvent une appréciation ambivalente. L’exhibition publique d’un sein nu pourra soit être perçue comme une manifestation de la bienveillance maternelle, soit susciter la gêne. L’érotisation de la poitrine féminine explique sans doute les réticences que rencontre l’allaitement en public4. On peut invoquer le fait que cette pratique

1 Voir par exemple Mathews Grieco et Corsini, 1991, dont les recherches sont publiées (et préfacées) par l’Unicef « to take advantage of the lessons of the history », dans le cadre de la mise en place des premières initiatives globales pour la promotion de l’allaitement au sein. Pour la dénonciation de l’industrie des laits en poudre : Palmer, 2009 (première édition : 1988). 2 OMS, 2003 ; WHO, 2001 ; WHO, 2007. 3 Voir les analyses de ces dispositifs in Blum, 1999 ; Wall, 2001 ; Sandre-Pereira, 2005 ; Forti et Guaraldo, 2006. 4 Yalom, 2013 ; Parat, 1999.

14

Y. FOEHR-JANSSENS, D. SOLFAROLI CAMILLOCCI, Fr. ARENA, V. DASEN, et Ir. MAFFi

contrevient aux règles, plus ou moins prégnantes de l’Antiquité à nos jours, qui limitent la manifestation publique de fonctions corporelles. Il y a quelques années, l’allaitement dans les lieux publics a finalement fait l’objet de réglementations spécifiques dans certains pays, par exemple en Angleterre5. La maternité, comprise dans chaque société comme fonction sociale, mais aussi comme véhicule de valeurs, occupe une place controversée dans les discussions contemporaines sur l’égalité entre les sexes6. Aujourd’hui, on constate encore un éclatement des positions sur ce thème dans les débats féministes. En fonction des conceptions, universalistes ou différentialistes et essentialistes, que l’on se fait des rapports sociaux de sexe, il reçoit en effet des évaluations contrastées et ambivalentes. Du refus de l’assignation des femmes à un rôle reproducteur et nourricier à l’exaltation de la puissance biologique et symbolique de la procréation, des prises de positions souvent contradictoires traversent les discours sur les mères, leurs expériences et leurs compétences sociales. La construction libérale de la sphère privée a contribué à valoriser celle-ci comme un espace protecteur, soustrait à la dynamique compétitive du marché du travail et fondé sur des valeurs de « gratuité ». Elle a conféré à la pratique de l’allaitement des implications morales pour en faire l’emblème du don de soi et le garant de la création de liens d’affection réciproque7. Le privé reste assimilé aux valeurs réputées féminines de la générosité, de l’amour et du dévouement, de sorte que les travaux domestiques et reproductifs demeurent invisibles et sont présumés improductifs. Cet état de fait prive l’espace des soins maternels et nourriciers de toute valeur marchande – ce qui n’a pas de prix finit par compter pour rien. Le privé tend à rester irréductible au discours de la justice, puisque la pure générosité est censée ne rien réclamer pour elle8. Bien plus, les professions de soin (care) qui s’y rattachent sont largement féminisées et maintenues dans des fonctions subalternes, dépourvues de tout capital symbolique9. Enfin, la diffusion de ce modèle de maternité (ou de parentalité) intensive, lié à des théories venant de la psychiatrie et de la psychologie, a renforcée la nécessité pour la mère d’être totalement disponible pour son enfant. Il reste à savoir si le nouveau courant de la justice reproductive pourra modifier les attitudes et l’idéologie dominantes, remettant la sphère privée au centre de revendications d’égalité entre hommes et femmes, groupes sociaux différents, nord et sud. L’allaitement joue donc un rôle particulièrement polarisateur10. À de rares exceptions près, les débats portant sur l’allaitement au sein s’organisent à partir d’une série de dichotomies – femme / mère, travail / famille, instinct / raison, nature / culture, etc. – qui tendent à n’envisager la question que sous ses aspects physiques et à réduire le corps des femmes à une supposée naturalité de l’identité maternelle.

5 Des campagnes promotionnelles à l’échelle européenne ont suivi la promulgation de l’Equality act en Angleterre (2010), dont certains articles sanctionnent les discriminations vis-à-vis d’une mère allaitant durant les 26 semaines suivant son accouchement. Un article « Breastfeeding in public » figure depuis 2008 dans la page en anglais de Wikipedia, où les indications sur la règlementation internationale en matière sont mises à jour régulièrement. 6 Knibiehler, 2000 ; Cova, 2005 ; Garcia, 2011. 7 Sur la réglementation juridique du don de lait de femme en Europe : Baud, 2001, p. 159-164 ; pour une perspective comparative du débat sur sa commercialisation en Asie, Europe et Etats-Unis : Smith, 2017. 8 Moller Okin, 2008. 9 Cf. Clio Femmes, Genre, Histoire, 49 (2019), Travail de care. 10 Wolf, 2006 ; Badinter, 2010 ; Faircloth, 2013.

avan t- p ro pos

Ce livre tente de dépasser ces approches binaires, qui restent d’actualité notamment dans les dispositifs internationaux et nationaux de santé publique, à la lumière de l’intérêt renouvelé que suscite la question de l’allaitement dans le domaine des sciences humaines et sociales sous l’effet de l’émergence des questions de genre (gender). Il cherche à restituer sa complexité à l’histoire de la maternité, de la naissance et des représentations de la filiation, à la lumière de courants d’études, d’orientation diverses, qui abordent ces questions dans une dimension historique ou d’anthropologie sociale et culturelle11. Notre ambition est d’interroger les diverses formes que prennent les échanges et les transactions et rapports de pouvoir suscités par l’allaitement dans leurs dimensions tant politiques qu’économiques et culturelles. Cette démarche implique la prise en compte de l’emprise des rapports de sexe, mais aussi de classe et de race ou les relations entre générations, dans les dispositifs normatifs qui régulent la première nutrition et les pratiques des marchés du lait féminin et de ses substituts. Pour ce faire, il s’agit de replacer les discours sur l’allaitement tout comme l’étude des pratiques de nourrissage dans une perspective historique et socio-anthropologique large12. Comme le montrent plusieurs recherches présentées ici, l’expression « allaitement maternel » elle-même s’affirme seulement à la fin de l’époque moderne. Elle a partie liée avec une idéologie impliquée dans la fabrique de nouveaux citoyens et d’une nouvelle idée de nation qui inclut la métropole et ses colonies13. Dans cette optique, les usages d’expressions telles qu’allaitement « mercenaire », « étranger », « maternel », ou de lait « artificiel », « maternisé », « humanisé », etc. sont à considérer dans leurs contextes historiques spécifiques. En d’autres termes, on s’attache à montrer que l’attention portée aux pratiques du nourrissage ainsi que les modes et formes des soins donnés aux nouveau-nés participent à la construction de hiérarchies morales, sociales et politiques. Le présent ouvrage rassemble les travaux de chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales, historiens et historiennes des périodes antique, médiévale, moderne et contemporaine, spécialistes de l’histoire de l’art, de la littérature, des religions et de la médecine, archéologues et anthropologues, qui toutes et tous envisagent la problématique de l’allaitement en tant que processus d’échanges instituant des relations de pouvoir, en envisageant toutes leurs formes. Du don au marché, en passant par la symbolique de la transmission. Il se base sur les travaux du groupe de recherche « Lactation in History » financé par le Fonds National Suisse de la recherche scientifique entre 2013 et 201714. Des versions préliminaires des contributions publiées ici ont été présentées et discutées lors des séminaires de recherche ou des manifestations scientifiques organisées dans le cadre de ce programme de recherche15. 11 Gélis, 1984 ; Lionetti, 1988 ; Maher, 1992 ; Marland, 1993 ; Gillet, 1994 ; Stuart-Macadam et Dettwyler, 1995 ; Schlumbohm, Duden, Gelis, Veit, 1998 ; Duden, Schlumbohm, Veit, 2000 ; Morel et Rollet, 2000 ; Dasen et Pache Huber, 2010 ; Dasen et Gérard-Zai, 2012 ; Sperling, 2013 ; Cassidy et El Tom, 2014 ; D’Onofrio, 2014. 12 Fildes, 1986 ; Fildes 1988 ; Apple, 1987 ; Delahaye, 1990 ; Bock et Thane, 1991 ; Fiume, 1995 ; Dixon-Whitaker, 2001 ; Wolf, 2001 ; Bonnet, Le Grand-Sebille, Morel, 2002 ; Fanica, 2008 ; Smith-Howard, 2011 ; Valenze, 2014. 13 Dorlin 2006. 14 Le projet « Lactation in history : crosscultural research on suckling practices, representations of breastfeeding and politics of maternity in a European context » a été affilié aux Universités de Genève, Lausanne et Fribourg. 15 Nous signalons notamment les deux journées d’étude qui ont lancé le projet (« Des nourrices au banques de lait : commerce, économies du don et échanges symboliques autour des substituts du sein maternel », Université de Genève, 26-27 juin 2013 ; « Les ambiguités du lait : de la mère aux produits de substitution (Antiquité – xxie

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L’ouvrage pluridisciplinaire issu de cette ample collaboration internationale a une vocation encyclopédique et scientifique autant qu’informative. Il propose, dans chacune de ses parties, des articles présentant des recherches originales inédites ou des synthèses interprétatives sur des problématiques clairement circonscrites. Des « focus » conçus comme autant d’études de cas plus brèves permettent de préciser les analyses d’ensemble, sur la base de dossiers ponctuels de quelques pages. Chaque section est organisée selon un ordre chronologique allant de l’Antiquité à la période contemporaine et favorise une approche comparative des dossiers thématiques. La première section de cet ouvrage, Débats, sert d’introduction historiographique et méthodologique. Les sections suivantes, intitulées Transferts, Corps et produits et Actrices et Acteurs, mettent l’accent sur les lignes de force et les principes généraux qui gouvernent notre entreprise : la question de la construction des normes sociales de la parentalité d’une part et, d’autre part, celle du rôle et des qualités conférés au lait dans la transmission de la santé, physique et morale. Afin de rompre avec une approche qui reproduirait la polarité traditionnelle opposant et hiérarchisant matérialité et spiritualité et qui partirait des réalités physiques ou biologiques et sociales de l’allaitement pour n’envisager qu’en fin de parcours les usages métaphoriques de la topique nourricière, nous avons donné la première place à la section Transferts. Nous y présentons plusieurs exemples d’analyses critiques des multiples manières, tant économiques que symboliques, d’envisager les échanges autour du lait de femme. La section Corps et Produits se concentre sur les représentations discursives et savantes, mais aussi esthétiques, des corps allaitants ainsi que sur les qualités physiques du lait, les conceptions physiologiques de sa production et la place qui lui est conférée dans les systèmes de circulation des fluides corporels. Avec la section Acteurs/Actrices, nous cherchons à mesurer, par une approche socio-historique, les capacités d’action des mères et des pères, des nourrices, des sages-femmes, des médecins, et de considérer les différentes professions liées à la mise en place des marchés du lait des femmes. D’autres figures, mythologiques et légendaires – déesses, saints, animaux providentiels –, retiennent aussi l’attention dans la mesure où fictions et récits cristallisent, à diverses époques, les angoisses liées à la reproduction humaine. Loin de se limiter à proposer une systématisation des résultats, ce qui correspondrait à une approche interprétative tendant à affirmer, de façon artificielle, la cohérence d’ensemble d’une perspective dominante sur un objet d’enquête donné, alors que celui-ci commence seulement à être conceptualisé, notre démarche vise au contraire à tirer profit de la diversité des thèmes abordés ainsi que des méthodes de travail variées mises en œuvres par les contributrices et contributeurs, pour stimuler la réflexion par la variété et la juxtaposition des approches. À partir des conclusions, forcément provisoires, de ces études fondées en bonne partie sur l’analyse d’un contexte géographique local – européen, et partiellement

siècle) », Université de Fribourg, 10 juin 2014) ainsi que les quatre conférences internationales qui ont marqué son déroulement : « L’allaitement entre normes et transgressions. Lieux, espaces, temporalités d’une pratique : approches anthropologiques et historiques », Université de Genève, 18-19 juin 2015 ; « Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui », Université de Genève, 12-14 novembre 2015 ; « Poétiques du lait : corps et fluides en représentations », Université de Genève, 7-8 juin 2016 ; « Le lait de l’esprit. Nourritures spirituelles et transmission des savoirs : culture, pratiques, représentations », Université de Genève, 7-9 février 2017.

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envisagé dans sa dimension coloniale – nous souhaitons surtout inspirer l’ouverture de nouveaux chantiers de recherche et encourager d’autres échelles d’analyse16. En ce sens, la postface que notre collègue Micheline Louis Courvoisier, spécialiste de l’histoire de la médicine et des relations thérapeutiques d’Ancien Régime, nous a fait l’amitié d’écrire en guise de conclusion, fait écho à notre entreprise collective en contextualisant ces futurs champs d’enquête. Nous lui exprimons ici notre reconnaissance. Ce volume n’aurait pu voir le jour sans la collaboration généreuse et enthousiaste de tous les membres des équipes de recherche rassemblées autour du projet « Lactation in history ». Nous tenons à remercier ici très vivement Jan Blanc, Patrizia Birchler Emery, Andrea Carlino, Caroline Chautems, Doralice Fabiano, Sandra Jaeggi, Irini Papaikonomou, Francesca Prescendi, Philip A. Rieder, Line Rochat, Brigitte Roux, Sarah Scholl, Jade Sercomanens, Laetitia Tabard, Céline Venturi. Notre gratitude va tout particulièrement à Sandra Jaeggi et Jade Sercomanens pour leur précieux travail de traduction, mené de front avec l’élaboration de leurs thèses de doctorat. La Fondation Boninchi et la Maison de l’Histoire de l’Université de Genève ont soutenu généreusement l’élaboration de ce volume, nous tenons à leur exprimer ici notre vive reconnaissance. Bibliographie R. D. Apple, Mothers and Medecine: A Social History of Infant Feeding, 1890-1950, Madison, University of Wisconsin Press, 1987. Él. Badinter, Le conflit. La femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010. J.-P. Baud, Le droit de vie et de mort  : archéologie de la bioéthique, Paris, Aubier, 2001. L. Blum, At the Breast. Ideologies of Breastfeeding and Motherhood in the Contemporary United States, Boston, Beacon Press, 1999. G. Bock et P. Thane, (éd.), Maternity and Gender Policies. Women and the Rise of the European Welfare States, 1880s-1950s, New York, Routledge, 1991. D. Bonnet, C. Le Grand-Sebille, M.-Fr. Morel (éd.), Allaitements en marge, Paris, L’Harmattan, 2002. T. Cassidy, Abd. El Tom (éd.), Ethnographies of Breastfeeding : Cultural Contexts and Confrontations, London, Routledge, 2014. Ann. Cova, « Où en est l’histoire de la maternité ? », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 21 (2005), p. 189-211. V. Dasen et V. Pache Huber, Politics of Child Care in Historical Perspective. From the World of Wet Nurses to the Networks of Family Child Care Providers, Paedagogica Historica, 46 (2010). ——— et M.-Cl. Gérard-Zai (éd.), Art de manger, art de vivre. Nourriture et société de l’Antiquité à nos jours, Gollion, Infolio, 2012. M.-Cl. Delahaye, Tétons et tétines : histoire de l’allaitement, Paris, Trame Way, 1990.

16 Dans cette perspective, ce volume ouvre la collection « Generation. Body and Gender in History / Génération. Corps et genre dans l’histoire » consacrée à des études portant sur l’allaitement, la reproduction et les sexualités, et qui privilégient un angle d’approche historique, sociale et culturelle.

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El. Dixon-Whitaker, Measuring Mamma’s Milk. Fascism and Medicalization of Maternity in Italy, Chicago, University of Chicago Press, 2001. Els. Dorlin, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006. B. Duden, J. Schlumbohm, P. Veit (éd.), Geschichte des Ungeborenen. Zur Erfahrungs- und Wissenschaftsgeschichte der Schwangerschaft, 17.-20. Jahrhundert, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2000. P.-Ol. Fanica, Le lait, la vache et le citadin : du xviie au xxe siècle, Paris, Quae, 2008. Ch. Faircloth, Militant Lactivism ? Attachment Parenting and Intensive Motherhood in the UK and France, Oxford ; New York, Berghahn Books, 2013. S. D’Onofrio, Les fluides d’Aristote : lait, sang et sperme dans l’Italie du Sud, Paris, Les Belles Lettres, 2014. V. Fildes, Breasts, Bottles and Babies. A History of Infant Feeding, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1986. ———, Wet-Nursing. A History from Antiquity to the Present, Oxford, Basil Blackwell, 1988. G. Fiume (éd.), Madri. Storia di un ruolo sociale, Venezia, Marsilio, 1995. S. Forti et Ol. Guaraldo, « Rinforzare la specie. Il corpo femminile tra biopolitica e religione materna », Filosofia Politica, 19 (2006), p. 57-76. S. Garcia, Mères sous influence. De la cause des femmes à la cause des enfants, Paris, La Découverte, 2011. J. Gélis, L’Arbre et le fruit : la naissance dans l’Occident moderne, xvie-xixe siècle, Paris, Fayard, 1984. Ph. Gillet (éd.), Mémoires lactées : blanc, bu, biblique : le lait du monde, Paris, Éd. Autrement, 1994. Yv. Knibiehler, Histoire des mères et de la maternité en Occident, Paris, PUF, 2000. R. Lionetti, Le lait du père, trad. fr., Paris, Éd. Imago, 1988. V. Maher (éd.), The Anthropology of Breast-feeding : Natural Law or Social Construct, Oxford ; Providence, R.I., Berg, 1992. H. Marland (éd.), The Art of Midwifery : Early Modern Midwives in Europe, Londres ; New York, Routledge, 1993. S. F. Mathews Grieco et C. A. Corsini, Historical Perspectives on Breastfeeding, Florence, UNICEF, 1991. S. Moller Okin, Justice, genre et famille, trad. de l’anglais, Paris, Flammarion, 2008. M.-Fr. Morel et C. Rollet, Des bébés et des hommes. Tradition et modernité des soins aux toutpetits, Paris, Albin Michel, 2000. OMS, Stratégie mondiale pour l’alimentation du nourrisson et du jeune enfant, Genève, Organisation Mondiale de la Santé, 2003. G. Palmer, The Politics of Breastfeeding : When Breasts Are Bad for Business, Pinter & Martin, 2009 3e éd. (1ère éd. : Londres, Pandora Press, 1988). H. Parat, L’érotique maternelle : psychanalyse de l’allaitement, Paris, Dunod, 1999. G. Sandre-Pereira, « La Leche League : des femmes pour l’allaitement maternel (19562004) », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 21 (2005), p. 174-187. J. Schlumbohm, B. Duden, J. Gélis, P. Veit (éd.), Rituale der Geburt. Eine Kulturgeschichte, München, Beck, 1998.

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J. P. Smith, « Markets in mothers’ milk: virtue or vice, promise or problem ? », in M. Cohen et Y. Otomo (éd.), Making Milk. The Past, Present and Future of Our Primary Food, London ; Oxford, Bloomsbury Academic, 2017, p. 116-136. K. Smith-Howard, Pure and Modern Milk : An Environmental History Since 1900, New York, Oxford University Press, 2014. J. G. Sperling (éd.), Medieval and Renaissance Lactations : Images, Rhetorics, Practices, Farnham, Ashgate, 2013. P. Stuart-Macadam et K. A. Dettwyler (éd.), Breastfeeding : Biocultural Perspectives, NewYork, de Gruyter, 1995. D. Valenze, Milk : A Local and Global History, New Haven, Yale University Press, 2011. Gl. Wall, « Moral Constructions of Motherhood in Breastfeeding Discourse », Gender & Society, 15/4 (2001), p. 592-610. WHO, 2001, The Optimal Duration of Exclusive Breastfeeding. A Systematical Review, Geneva, Word Health Organisation, 2001. WHO, Evidence on the Long-term Effects of Breastfeeding : Systematic Reviews and Meta-analysis, Geneva, Word Health Organisation, 2007. J. H. Wolf, Don’t Kill Your Baby: Public Health and the Decline of Breastfeeding in the Nineteenth and Twentieth Centuries, Columbus, Ohio State Univ. Press, cop. 2001 ———, « What feminists can do for breastfeeding and what breastfeeding can do for feminists », Signs, 31/2 (2006), p. 397-424. M. Yalom, Le sein, une histoire (1997), trad. fr., Paris, Librairie générale française, 2013.

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Débats

Introduction

La section « Débats » a été pensée pour servir d’introduction à la fois théorique, historiographique et méthodologique. Aborder l’allaitement à partir d’une perspective de sciences humaines et sociales et selon une approche intersectionnelle signifie avant tout défricher un champ d’étude qui est resté pendant longtemps sous l’emprise d’un clivage entre culture et nature. Les interrogations que l’allaitement suscite et a suscité dans le contexte européen et colonial s’inscrivent dans une longue durée tout en se déclinant de manière variée d’une aire culturelle et d’une époque à l’autre, traitées ici selon un ordre chronologique et thématique. Une des principales questions concerne la définition et le statut d’un fluide corporel qui, dès l’Antiquité, n’est pas perçu comme un produit neutre, mais doué d’une puissance active qui lui est propre. Dans le monde gréco-romain, le développement de nouvelles approches a contribué depuis plusieurs années à réviser les idées reçues sur le système de représentation des rôles féminins et masculins dans le processus de la génération et de la croissance de l’enfant. L’allaitement et plus largement la maternité s’inscrivent dans des discours et des pratiques qui dépassent la sphère familiale, avec une forte dimension civique et politique. L’analyse des particularités de cette substance corporelle jette un nouvel éclairage sur les frontières entre l’humain et le divin, ainsi que sur les rapports entre monde humain et animal. Les études récentes en bioarchéologie permettent de mieux saisir l’impact réel de la circulation de ces savoirs sur les pratiques sociales, de l’âge au sevrage à l’utilisation du lait humain en contexte funéraire ou sacré. La réflexion critique sur les représentations visuelles et fictionnelles, que celle-ci soient religieuses ou profanes, permet de son côté de mieux comprendre les investissements symboliques et politiques dont le lait et l’allaitement font l’objet. La période médiévale se révèle particulièrement propice pour des investigations de ce type. Les historiens et historiennes médiévistes ont mené depuis une trentaine d’année des travaux importants et d’un grand retentissement sur la maternité, l’allaitement et la mise en nourrice à l’occasion d’un intérêt grandissant pour les questions croisées de l’enfance, de la maternité et de l’alimentation. Un large champ d’investigation demeure néanmoins peu exploré, celui de la représentation tant littéraire que visuelle de l’allaitement. Les sources narratives et iconographiques nous renseignent sur les formes que prend, à telle époque et dans tel milieu, une culture de l’allaitement. On entendra par-là une conception particulière des pouvoirs de la maternité, que ceux-ci s’expriment sur le plan pratique, religieux ou politique. La littérature et les arts visuels reflètent aussi la perception des dangers liés à la reproduction et à la survie des nouveau-nés, ainsi que les craintes que ceux-ci suscitent. De plus, les textes et les images ne traduisent pas seulement telle ou telle approche de grandes questions anthropologiques comme la nourriture ou l’enfantement, ils agissent aussi sur ces perceptions, les modifient ou les reconfigurent. En ce sens, l’histoire de

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i n t roduction

l’art, l’histoire de la littérature et l’histoire religieuse se doivent d’être partie prenante d’une enquête sur les usages et les enjeux de la lactation. La question de la transmission apparaît de toute évidence. L’époque moderne, traversée par les violences religieuses et coloniales, est de ce fait particulièrement significative pour envisager les emplois symboliques de la première nutrition dans l’établissement de dispositifs normatifs réglant à la fois l’ordre social et la construction des hiérarchies ou définissant leurs transgressions et déviances. D’autre part, il s’agit de placer nos travaux en regard de l’essor de l’historiographie de l’allaitement à partir de la seconde moitié du xxe siècle, dans un contexte de renouveau des sciences historiques fortement marqué par les sciences sociales et en particulier par les recherches sur la démographie, la famille et la reproduction. Ce mouvement se développe en dialogue avec les données de l’anthropologie, répond à des enjeux sociétaux et s’élabore à partir d’une mise en perspective des discours et des pratiques médicales, mais il est également marqué par des visées idéologiques et/ou politiques.Travaillant les questions autour de l’allaitement par le biais de thématiques ponctuelles (corps, technologies, citoyenneté, médecine, lexique, entre autres), nous pouvons plus aisément revisiter une périodisation qui a été imaginée, jusqu’à présent, dans une évolution progressive de théories et de pratiques sociales. La pratique du dialogue interdisciplinaire facilite également cette démarche. On peut ainsi constater que les principales ruptures de la modernité sont politiques et que l’allaitement participe à l’élaboration de nouveaux paradigmes sociétaux. L’évolution des discours sur la maternité, les rôles familiaux et les soins donnés aux nouveaux nés a un rôle modélisateur et un fort impact symbolique sur les représentations et les comportements civiques. À partir d’un tel positionnement, on fait également apparaître les hiérarchies de sexe, de classe, d’âge et de race qui sont sous-jacentes aux nouvelles injonctions autour de la parentalité. Les pratiques sociales nous montrent toutefois, que malgré des normes de plus en plus serrées, les individus, les femmes notamment ici, trouvent des échappatoires dans des formes de résistance, transgressant l’ordre dit « naturel » des choses.

Véronique Dasen et Francesca Prescen d i

L’allaitement dans l’Antiquité : bilan et nouveaux débats

Les enjeux sociaux et religieux liés au lait et à la pratique de l’allaitement dans l’Antiquité ont fait l’objet de nombreux débats qui croisent ceux de la construction culturelle du genre, de la maternité, de la famille et de la parenté gréco-romaine. Les représentations varient selon la nature des sources, archéologiques, iconographiques ou littéraires, qu’il s’agit de croiser pour obtenir une vision plus large et nuancée du discours des Anciens sur le phénomène de la lactation dans toutes ses dimensions, publiques et privées. La nature du lait humain, animal, végétal De nombreuses recherches ont été menées sur la définition biologique antique de la nature du lait humain. Elles ont chacune visé à reconstituer le système complexe que le lait compose avec d’autres fluides corporels, comme la salive ou la moelle, et d’autres liquides nourriciers, animaux ou végétaux, comme le lait du figuier. Tous les travaux actuels s’accordent sur le fait que le lait n’est pas un produit neutre pour les Anciens1. Issu d’un sang matriciel fécondé, qui nourrissait le fœtus in utero, il possède des propriétés analogues à celle du sperme et poursuit la formation du nourrisson après la naissance2. Cette représentation de la fabrique du lait accorde une part active au corps de la nourrice que des régimes alimentaires peuvent instrumentaliser en lui faisant par exemple consommer des aliments ou remèdes qui passeront dans son lait pour soigner l’enfant. Son action est cependant mitigée par la puissance générative masculine qui a fécondé à l’origine le sang matriciel blanchi en lait et influence aussi la nature du liquide. Cette dynamique complexe entre corps féminin et masculin, nourrice maternelle ou étrangère, explique de nombreuses recommandations, voire interdits. Les discours normatifs, issus de cercles savants (médecins,

* Les auteurs anciens sont cités selon la collection CUF aux Belles Lettres, Paris. 1 Voir les focus de Fr. Giorgianni et J. Trinquier ainsi que le chapitre de V. Dasen, « Mères, nourrices… » dans ce volume. 2 Cf. Favorinus d’Arles apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1-14. Voir aussi Bonnard, 2004. Véronique Dasen  •  Université de Fribourg Francesca Prescendi  •  École Pratique des Hautes Études, Paris, et Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 25-33 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127418 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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v éron i qu e dasen et f r an cesca p r escendi

philosophes…), ou populaires, relayés par les médecins pour les démentir, visent tous à réguler les pratiques nourricières avec d’autant plus de soin que la mère délègue souvent cette tâche : la nourrice sera en bonne santé, elle ressemblera physiquement à la mère, elle aura engendré un enfant du même sexe que celui qu’elle nourrit car son lait favorise une croissance sexuée3. Le témoignage des papyrus d’Égypte romaine confirme que l’allaitement ne crée pas une parenté avec des interdits matrimoniaux entre frères et sœurs de lait, mais la chasteté est imposée par contrat à la nourrice pour éviter que son lait tarisse avec une nouvelle grossesse, voire se corrompe sous l’action du sperme d’un partenaire4. Pour Maurizio Bettini, ce système de pensée relève d’une « biologie sauvage » (folk models) distincte des élaborations des milieux scientifiques (expert models)5. La profonde cohérence de ces systèmes, perceptibles dans tous les milieux et dans la longue durée, invite toutefois à nuancer leur antagonisme. Les recherches récentes de Sandra Jaeggi-Richoz sur les correspondances des fluides animaux et végétaux ouvrent de nouveaux horizons ; le figuier caprificus procure aussi un lait végétal mâle, associé au bouc, au cœur des rites de fécondité des femmes lors des Nones caprotines6. D’autres travaux utilisent l’apport de sources jusqu’ici négligées, comme les pierres gravées dites « magiques », pour tenter d’accéder à une façon de penser un « dedans » impénétrable7. Une série d’intailles d’époque romaine mettent ainsi en scène la coction du sang en lait nourricier comme un processus digestif géré par une entité divine, le serpent Chnoubis à tête de lion radiée ; de couleur blanche ou bleuâtre, ces pierres ont pu constituer une catégorie raffinée de « pierre de lait ». Plusieurs idées reçues sont aujourd’hui déconstruites. Le développement des techniques d’analyse de la bioarchéologie a été déterminant. L’étude des produits organiques contenus dans les vases à becs tubulaires, longtemps interprétés comme les équivalents de nos biberons contemporains, a révélé qu’il s’agit principalement de produits non seulement nourriciers mais aussi à valeur thérapeutique, comme le bouillon ou l’alcool (vin, cidre, bière), souvent mêlés à du miel ou à d’autres ingrédients8. En contexte funéraire ou votif, le récipient, dont la forme évoque celle d’un sein, peut être aussi investi d’une valeur symbolique renvoyant à une promesse de soin et de survie9. Si le lait manque dans les « biberons » antiques, il abonde de manière inattendue dans les flacons médicinaux de Méditerranée orientalisante. Leur nombre élevé dans des contextes funéraires conduit Dominique Frère à suggérer que la dimension régénératrice d’un lait consacré aux dieux a pu jouer un rôle important dans les rites funéraires étrusques10. Les développements des analyses isotopiques permettent aujourd’hui de connaître précisément l’âge au sevrage des petits Grecs et Romains. Un objectif collectif au long cours est de saisir ses variations dans les différentes régions du monde antique pour mieux évaluer l’influence de l’allaitement et des techniques de sevrages sur le taux de mortalité 3 Cf. Soranos, Maladies des femmes, 2, 8, 101-117 et 2,10-11. 4 Manca Masciadri et Montevecchi, 1984 ; Parca, 2017 ; Ricciardetto et Gourevitch, 2017 ; voir V. Dasen, « Mères, nourrices… » dans ce volume. 5 Voir M. Bettini dans ce volume. 6 Jaeggi-Richoz, 2019b. 7 Dasen et Nagy, 2019. Voir le focus de V. Dasen « Chnoubis et les pierres de lait » dans ce volume. 8 Voir S. Jaeggi dans ce volume. 9 Jaeggi, 2019a. 10 Voir D. Frère dans ce volume.

l’allaitemen t dan s l’an ti quité  : bila n et nouveaux  débats

des tout-petits11. Les recherches de Chryssa Bourbou ont ainsi mis en valeur les dégâts causés par un sevrage prématuré et l’introduction de bouillies de céréales, causes d’anémie et de scorbut en Grèce et en Gaule romaine12. Perspectives anthropozoologiques Si l’influence du lait sur la croissance du nourrisson est forte, pensait-on que l’enfant allaité serait animalisé par le lait d’un animal ? En assimilait-il les qualités et les défauts, tout comme il absorbait les caractéristiques, physiques et morales, d’une nourrice humaine ? De nouvelles réponses ont été fournies par les études croisant les approches anthropozoologiques et religieuses du rapport de l’enfant à l’animal dans le monde gréco-romain. Elles ont montré combien la valeur symbolique de l’allaitement interspécifique est complexe car elle varie dans l’espace et le temps selon la perception culturelle des caractéristiques des différents types d’animaux13. Quand l’animal est sauvage, les valeurs identitaires qu’il transmet à l’enfant ne font pas de lui un « enfant sauvage », mais prédisent son destin héroïque, comme dans le cas de Télèphe14. Les naissances gémellaires sont tout particulièrement concernées par ce phénomène. Les récits abondent sur ces naissances hors du commun, souvent associées à une transgression, qu’il s’agisse du viol commis par un dieu sur une jeune fille non mariée, ou d’une relation adultère, forcée ou non. Les enfants sont abandonnés, nourris par un animal, domestique ou sauvage (chèvre, chienne, jument, lionne, louve, vache …), puis recueillis par des bergers. Les circonstances de leur naissance est l’une des expressions de l’association de l’excès gémellaire à l’animalité15. L’épreuve de l’exposition représente une forme d’ordalie, et leur sauvetage providentiel augure dans la majorité des cas un destin exceptionnel. Romulus et Rémus, allaités par la louve, en constituent l’exemple le plus célèbre16. L’analyse de ce dossier pour l’époque romaine et post-antique permet de distinguer trois points de vue : le mythème des jumeaux et/ou de l’enfant abandonné dans la nature sauvage dont le salut dépend du lait d’une bête, la symbolique de l’animal nourricier, les protections divines qui assurent l’allaitement (dieux/ déesses dans l’Antiquité ; saints/saints à partir de l’Antiquité tardive), qui sont souvent les mêmes pour les genres humain et animal. Certains animaux ont un statut ambigu, comme Amalthée, tantôt chèvre, tantôt nymphe, dont Doralice Fabiano a étudié le lien avec la corne 11 Sur les recherches concernant les différentes régions du monde antique, voir le bilan de Chr. Bourbou dans ce volume. Sur les recommandations des médecins antiques, voir aussi Dubois, 2019. 12 Sur le scorbut en Grèce, voir Bourbou, 2014. Sur les résultats issus du projet de recherche soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) « Être enfant à Aventicum/Avenches (ier-iiie siècle apr. J.-C.) : Témoignages sur la santé, les maladies et les pratiques alimentaires au travers de la bioarchéologie et de l’analyse des isotopes stables » (dir. V. Dasen, Université de Fribourg et S. Lösch, Université de Berne), voir Chr. Bourbou dans ce volume. 13 Pour le Moyen âge, cf. P.-O. Dittmar dans ce volume. 14 Sur l’enfant grec et sa « sauvagerie », Dasen, 2016 ; Papaikonomou, 2017. Voir Y. Foehr-Janssens, Fr. Prescendi, C. Venturi dans ce volume. 15 Sur le topos des jumeaux abandonnés à la naissance et sauvés par différents animaux comme signe d’élection, Dasen, 2005 ; Trinquier, 2017. Cf. Béotos et Eole (vache) ; Nélée et Pélias (chienne et jument) ; Phylacidès et Phylandros : chèvre), Romulus et Rémus, Lycastos et Parrhasios (louve). 16 Voir les travaux en cours de Fr. Prescendi, La servante, la lupa et la déesse. Une relecture du mythe de fondation de Rome, manuscrit rédigé pour l’habilitation soutenue à l’Université de Fribourg le 5.11.2019.

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d’abondance et son catastérisme17. Ces différents dossiers permettent de saisir combien la frontière entre l’humain et l’animal est poreuse dans l’Antiquité. L’enfant nourri par un animal accède à un statut supérieur, investi d’une puissance presque « surnaturelle ». La nourrice animale ne remplace pas seulement la mère, elle constitue une étape importante dans l’initiation du jeune héros. Représenter ou cacher le sein nourricier ? L’allaitement, en Grèce comme à Rome, est le signe socialement attendu d’une relation intime entre la mère et l’enfant qui crée un lien de réciprocité pour la vie, que la mère délègue ou non cette tâche en partie à une nourrice18. En dépit de cette constante, le regard que les Anciens ont posé sur le sein, érotisé ou nourricier, varie dans l’espace et le temps. La quasi-absence du sein allaitant dans l’iconographie grecque a longtemps invité à l’expliquer par un tabou lié à ses connotations sexuelles qui n’existerait pas dans d’autres régions du monde antique (Étrurie, Italie du sud, Sicile)19. S’agissait-il d’une interdiction morale, associée au port du voile comme signe de la pudeur (aidōs) des épouses de citoyens ? Comme l’a montré Viktoria Räuchle, l’enjeu se situe sur le plan de la mise en scène publique d’une relation fortement affective, chargée d’émotion, que les peintres d’ordinaire ne montrent que pour souligner l’horreur du matricide, qu’il s’agisse de l’allaitement du petit Alcméon par Eriphyle ou d’Oreste par Clytemnestre20. Dans le même esprit, le geste de dénuder son sein est utilisé au théâtre comme une manière performative de solliciter la piété filiale attendue à un moment de crise et dénoncer l’absence de grâce attendue21. L’importance des liens du lait pour la cohésion de l’oikos trouve une expression saisissante dans le traitement des nourrices en Attique, esclaves ou métèques, qui sont honorées d’un monument funéraire rendant hommage à leurs bons soins, sans rivalité avec la mère et épouse de citoyen, ni avec les autres éducateurs au service de l’enfant, comme le pédagogue. Éléments cultuels et discours mythologiques Un regard sur les divinités et leurs cultes dans différentes civilisations antiques permet de constater que l’allaitement ne constitue jamais un motif isolé. Aucune divinité ne semble en effet avoir comme unique prérogative la protection des femmes pour qu’elles aient un abondant écoulement de lait ou pour que les enfants reçoivent un allaitement adapté. Seule Rumina fait peut-être exception22, une déesse romaine de celles que nous qualifions de « divinités spécialisées » pour souligner qu’elles s’occupent d’une tâche 17 Cf. Callimaque, Hymne à Zeus 1, 49 ; Aratos, Phénomènes, 162-166 ; Apollodore, Bibliothèque, 1, 1, 7 ; Antoninus Liberalis, Métamorphoses, 36, 1-2 ; Ovide, Fastes 5, 121-128. 18 Sur la relation paidotrophia/gerotrophia, voir Bonnard, Dasen et Wilgaux, 2017, p. 333. 19 Voir Pedrucci, 2013 sur le contexte sicilien. 20 Räuchle, 2017, p. 123-127. Voir A. Damet dans ce volume. 21 Cf. Clytemnestre menacée par Oreste dans Eschyle, Choéphores, 896-898. 22 Prescendi, 2021 ; cf aussi Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume.

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ponctuelle. Comme l’indique son nom, elle est préposée à la tutelle de la ruma, la « mamelle allaitante ». Hormis cette petite déesse, les autres divinités ont généralement des domaines d’actions plus vastes dont l’allaitement ne représente qu’une tâche. En Égypte, par exemple, la représentation de l’allaitement du pharaon par les déesses Isis, Hathor ou Anouket évoque la transmission du pouvoir23. À Rome, la même Isis, parfois représentée comme allaitante, n’est pas honorée comme une divinité maternelle, mais plutôt comme Reine, Souveraine, Victorieuse, Triomphante, Sauveuse, comme l’indiquent ses épithètes24. Le même phénomène s’observe à propos des déesses mères dans l’Italie préromaine25, où des divinités assument des fonctions liées à la procréation et à l’allaitement des enfants, sans cependant être spécialisées dans ces tâches. Les compétences maternelles s’ajoutent en effet à des compétences de guérisseuses ainsi qu’à d’autres fonctions, par exemple celles de garantes de la stabilité de la ville et de l’équilibre politique. L’allaitement, et, de manière générale, la maternité ne constituent donc pas une spécialisation dans le domaine cultuel parce qu’ils dépassent la frontière d’une religiosité centrée exclusivement sur la famille et sur la femme. Ils s’inscrivent au contraire dans un cadre plus ample ayant trait non seulement au corps et à la santé, mais aussi au social et au politique. On ne peut donc pas classer les divinités dans une catégorie « de l’allaitement » qui n’existe pas dans l’Antiquité. Il est plus intéressant de penser à une catégorie de divinités courotrophes26, c’est-à-dire qui s’occupent non seulement des aspects exclusivement nourriciers et physiologiques des enfants, mais aussi de leur croissance sur le plan social. C’est le cas par exemple de Mater Matuta et Fortuna qui sont préposées à la croissance, certes, mais aussi à l’insertion des enfants dans la société et à leur réussite politique27. Cette catégorie des divinités courotrophes peut s’élargir jusqu’à comprendre des présences masculines comme les dieux bouviers tels qu’Anubis en Égypte qui veillent sur les offrandes de lait28. En observant les modèles anatomiques répandus dans les dépôts votifs des temples en Italie on arrive à la même conclusion évoquée ci-dessus, c’est-à-dire qu’il ne faut pas traiter l’allaitement et les organes producteurs de manière isolée du reste du corps. En effet, il serait erroné d’étudier les seins séparément des autres membres retrouvés ensemble dans les dépôts votifs. Les uns et les autres témoignent en fait de la même manière de « l’acquittement d’un vœu fait pour répondre à un dysfonctionnement (réel ou potentiel)29 ». La sphère de l’allaitement ne se dissocie donc pas de celle plus globale de la santé. Déposer un sein dans un sanctuaire est un geste polysémique qui peut en lui-même sous-entendre beaucoup de significations différentes allant d’une abondante lactation jusqu’à la guérison d’une maladie. Le domaine des dépôts votifs nous permet aussi d’aborder une autre thématique : la représentation de l’humain et du divin. De nombreuses statuettes reproduisant des 23 24 25 26

Voir Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume. Voir Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume. Di Fazio, 2017 ; cf. Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume. Terme grec qui signifie littéralement « celles qui nourrissent des garçons », mais utilisé plus généralement pour indiquer des « déesses ayant la tâche de s’occuper des enfants ». 27 Bettini, 1979 ; Prescendi, 2011 ; Pedrucci et Scapini, 2017, p. 325-358. 28 Voir Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume. 29 Cf. Ol. de Cazanove dans ce volume, cf. aussi Pedrucci 2020.

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femmes allaitantes, seules, avec d’autres femmes, avec des enfants ou avec des hommes, assises ou debout, ont été découvertes dans des sanctuaires italiques30. Ces images font surgir une question insoluble : qui représentent-elles31 ? Sont-elles les déesses auxquelles appartiennent les sanctuaires ou les femmes qui s’y rendent pour leur adresser un culte ? Ou peut-être ni les unes ni les autres, mais ces images représentent l’acte d’allaiter, de nourrir, indépendamment d’une dimension humaine et divine ? Dans ce cas, il s’agirait de représentations polysémiques, rapprochant le monde divin et humain sur la base d’un geste commun32. Le discours sur la frontière entre l’humain et le divin nous conduit sur le plan de la mythologie où le thème de l’allaitement est plus facilement reconnaissable que dans le culte pour sa portée spécifique. Décliné de manière différente selon les contextes culturels, il exprime des messages théologiques de grande envergure. Dans la culture grecque, l’allaitement d’Héraclès par Héra constitue un exemple remarquable. La Voie Lactée, formée par les gouttes de lait sorties du sein d’Héra, indique la porte d’entrée de l’Olympe33. La Voie Lactée, qui est peut-être une création de l’astronome grec Ératosthène (iiie s. av. J.-C.), pourrait en effet être un mythe savant illustrant un contenu théologique : il faut se faire enfant d’Héra pour devenir dieu de l’Olympe. Si dans la théologie grecque le lait divin d’Héra a été l’élément permettant à Héraclès de changer de statut, un autre mythe grec et romain raconte qu’une nourrice, Ino, a changé son statut en passant de mortelle à déesse, Leucothée ou Mater Matuta, parce qu’elle s’est occupée de son neveu, le dieu Dionysos ou Bacchus, à la place de sa mère qui était morte34. En Égypte « l’allaitement représente l’image de la transmission de l’entretien et de la vie »35. L’allaitement d’une divinité joue un rôle fondamental dans la création du corps du pharaon ; la déesse Isis allaitant son fils Harpocrate est devenue l’emblème même de la transmission de la vie et du pouvoir. L’hypothèse que l’image de Marie allaitant Jésus se soit développée à partir de cette iconographie ne cesse de fasciner, bien que la continuation de ce motif soit problématique36. Une autre forme de naissance, cette fois mystique, est celle de la Villa dei Misteri de Pompéi où la représentation d’une panisque qui allaite une chevrette renvoie probablement à la thématique des mystères dionysiaques37. Dans les lamelles de ces cultes, les mystes sont dits parfois se baigner dans le lait. La représentation de cet allaitement pourrait être la figuration du même motif. Se baigner dans le lait ou être allaité, comme c’est le cas dans la peinture murale, prend la signification de passer à un autre stade de l’existence. Dans ce processus, l’allaitement signifie une nouvelle naissance. Si cette interprétation est correcte, l’allaitement aurait ici une fonction comparable à celle illustrée auparavant à propos d’Héraclès, c’est-à-dire de porte permettant le changement de statut des êtres humains.

30 Cf. par exemple Bonghi Jovino, 1971. 31 Voir Huysecom-Haxhi et Muller, 2007 et É. Thibaut dans ce volume. 32 Voir Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume. 33 Voir V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, « Au sein d’Héra » dans ce volume. 34 Voir Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume. 35 Voir Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume. 36 Voir Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi dans ce volume. 37 Voir S. Wyler dans ce volume.

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L’image de l’allaitement interspécifique entre une panisque et une chevrette nous permet de faire le lien avec une autre thématique mythologique, celle de l’allaitement entre espèces différentes, c’est-à-dire le transfert d’un fluide entre un corps animal et un corps humain. Cet aspect a fait l’objet d’une longue réflexion de notre groupe Sinergia Lactation in History, dont les résultats sont publiés dans un volume de la revue Anthropozoologica38. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, l’allaitement interspécifique est très présent dans les récits antiques parce qu’il contribue à la construction d’un personnage exceptionnel ayant la fonction d’héros fondateur ou de personnage civilisateur. Selon ces récits, un enfant abandonné survit grâce à un animal qui lui fournit de la nourriture et il réintègre ensuite la civilisation à laquelle il apportera une profonde amélioration. L’animal aide l’enfant parce qu’il pressent en lui des qualités hors du commun. La tradition médiévale réinvestit ce motif. À partir du xiiie siècle, les textes littéraires en ancien français reprennent à leur tour cette thématique pour faire de l’allaitement interspécifique une étape de la construction du souverain39. La nourrice animale joue un rôle de premier plan parce que les récits lui confèrent une agentivité propre et un savoir-faire expérimenté. Sa présence dans les mythes de naissance de héros fondateurs de cités permet de redoubler celle des mères humaines, souvent très tôt disparues, et donc de renforcer la composante féminine dans ces entreprises héroïques masculines. L’importance de cet allaitement est cependant aussi de rapprocher nature et civilisation, un binôme qui atteste les qualités spéciales du héros fondateur. Dans tous ces récits, l’allaitement joue un rôle déterminant comme agent de transformation : de héros vers dieu, d’enfant abandonné vers héros fondateur ou civilisateur. L’apport de l’élément féminin, représenté sous forme de déesse ou de nourrice animale, apparaît comme indispensable pour cette transformation. Bibliographie Fr. Arena et al. (éd.), Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2017 (Anthropozoologica 52). M. Bettini, « Su alcuni modelli antropologici della Roma più arcaica : designazioni linguistiche e pratiche culturali (II) », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, 2 (1979), p. 9-41. L. Bonfante, « Nursing Mothers in Classical Art », in A. O. Koloski-Ostrow et C. L. Lyons (éd.), Naked Truths. Women, Sexuality and Gender in Classical Art and Archaeology, Londres, New York, 1997, p. 174-196. M. Bonghi Jovino, Capua Preromana. Terracotte votive. Catalogo del Museo provinciale campano, II, Le statue, Florence, Sansoni, 1971. J.-B. Bonnard, Le complexe de Zeus. Représentations de la paternité en Grèce ancienne, Paris, Sorbonne, 2004. ———, V. Dasen et J. Wilgaux, Famille et société dans le monde grec et en Italie du ve siècle au iie siècle av. J.-C., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017. 38 Cf. Arena et al., 2017. 39 Voir Y. Foehr-Janssens, Fr. Prescendi, C. Venturi dans ce volume.

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Chr. Bourbou, « Evidence of Childhood Scurvy in a Middle Byzantine Greek Population from Crete, Greece (11th -12th c. AD) », International Journal of Paleopathology, 5 (2014), p. 86-94. Chr. Bourbou et al., « Babes, bones, and isotopes : a stable isotope investigation on infant feeding practices from Aventicum, Roman Switzerland (1st-3rd c. AD) », International Journal of Osteoarchaeology, 29/6 (2019), p. 974-985, disponible sur V. Dasen, Jumeaux, jumelles dans l’Antiquité grecque et romaine, Kilchberg, Akanthus Verlag, 2005a. ———, « Blessing or Portents ? Multiple Births in Ancient Rome », in K. Mustakallio et al. (éd.), Hoping for Continuity. Childhood, Education and Death in Antiquity and the Middle Ages (Acta Instituti Romani Finlandiae XXXIII), Rome, Institutum Romanum Finlandiae, 2005b, p. 72-83. ———, « Corps d’enfants : de l’anatomie à l’anthropologie du corps », in H. PerdicoyanniPaleologou (éd.), History of Anatomy and Surgery from Antiquity to the Renaissance, Amsterdam, A. Hakkert, 2016, p. 205-223. M. Di Fazio, « Politeismi e maternità : uno sguardo sull’Italia antica », in Fl. Pasche Guignard, G. Pedrucci et M. Scapini (éd.), Maternità e politeismi, Bologne, Pàtron Editore, 2017, p. 419-429. V. Dasen et Á. M. Nagy, « Gems », in D. Frankfurter (éd.), Guide to the Study of Ancient Magic, Leiden, Brill, 2019, p. 416-455. C. Dubois, « Du lait maternel aux céréales. La question de l’allaitement et du sevrage du nourrisson gréco-romain », in Est. Herrscher et Is. Séguy (éd.), Premiers cris, premières nourritures, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2019, p. 337-359. S. Huysecom-Haxhi et A. Muller, « Déesses et/ou mortelles dans la plastique de terre cuite. Réponses actuelles à une question ancienne », Pallas, 75 (2007), p. 231-247. S. Jaeggi, « Un biberon sur une fontaine d’époque augustéenne à Palestrina ? », Latomus, 78 (2019), p. 24-67. S. Jaeggi-Richoz, « Enquête sur un arbre animal : le “figuier-de-bouc”, nourricier et fécondant », Eruditio Antiqua, 11 (2019b), p. 27-52. M. Manca Masciadri et O. Montevecchi, I contratti di baliatico, 2 vol., Milan, Tibiletti, 1984. Ir. Papaikonomou, « L’enfant grec est-il un enfant sauvage ? », in M. Lévêque et D. LévyBertherat (éd.), Enfants sauvages : savoirs et représentations, Paris, Hermann, 2017, p. 131-147. G. Pedrucci, L’isola delle madri. Una rilettura della documentazione archeologica di donne con bambini in Sicili, Rome, Scienze e Lettere, 2013. ———, Votive Statuettes of Adult/s and Infant/s in Ancient Italy. From the End of 7th to 1st c. BCE : A New Reading. Acient Latium and Etruria (Vol. 1), Arbor Sapientiae Editore, Roma, 2020. G. Pedrucci et M. Scapini, « Il ruolo della balia e di altre figure vicarie legate all’infanzia nella religione greca e romana : Arreforie e Matralia a confronto », Nurses and other Roles related to Childhood : Arrephoria and Matralia in Comparison, in F. Pasche Guignard, G. Pedrucci et M. Scapini (éd.), Maternità e politeismi, Bologne, Pàtron Editore, 2017, p. 325-358. Fr. Prescendi, « La déesse grecque Ino-Leucothée est devenue la déesse romaine Mater Matuta : réflexions sur les échanges entre cultures “voisines” », in N. Belayche et J.D. Dubois (éd.), L’Oiseau et le poisson. Cohabitations religieuses dans les mondes grec et romain, Paris, PUPS, 2011, p. 189-204.

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———, « Réflexions sur le polythéisme romain au prisme d’une petite divinité : Rumina, la déesse de la mamelle allaitante », in Y. Berthelet et F. Van Haeperen (éd.), Dieux de Rome et du monde romain en réseaux : identités, modes et champs d’action, Bordeaux, Ausonius, 2021, p. 151-163. J. Trinquier, « La petite enfance campagnarde des “enfants sauvages” de l’Antiquité », in M. Lévêque et D. Lévy-Bertherat (éd.), Enfants sauvages : savoirs et représentations, Paris, Hermann, 2017, p. 109-130. V. Räuchle, Die Mütter Athens und ihre Kinder. Verhaltens- und Gefühlsideale in klassischer Zeit, Berlin, Dietrich Reimer Verlag, 2017.

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Yasmina foehr-janssens

Lait et allaitement au miroir de la littérature du Moyen Âge

Lorsque l’on aborde la période médiévale, il est facile de constater l’importance des investigations déjà menées sur les textes normatifs et les sources documentaires1, mais la représentation littéraire et visuelle de l’allaitement a été peu étudiée. C’est pourquoi les deux chapitres consacrés au Moyen Âge se concentreront sur ces perspectives nouvelles de la recherche. Une différence de taille apparaît entre les témoignages de la littérature et ceux des arts visuels. La nature des objets d’études qui se présentent au chercheur et à la chercheuse, mais aussi leurs significations ainsi que l’importance numérique des corpus diffèrent d’une discipline à l’autre. Les représentations, innombrables, de la Vierge allaitante entrainent d’emblée toute investigation en histoire de l’art sur le terrain de la spiritualité et des significations métaphoriques du lait. Par contre, à l’exception des textes hagiographiques qui font écho à cette perspective théologique, les traditions narratives médiévales semblent réduire les mentions de l’allaitement à d’insignifiantes vignettes dont la vocation se résumerait à un simple effet de réel. Le présent chapitre abordera l’analyse structurale des récits et permettra de discuter l’apparente modestie des motifs narratifs liés à l’allaitement et de mettre en évidence, contre ce lieu commun, la puissance de ces représentations et leur portée mythique. L’allaitement fait-il récit ? Pour les études littéraires, l’allaitement est un champ d’études qui reste à construire. Certes, les figures maternelles ont été étudiées sous divers points de vue : leur rapport avec le héros masculin2, qui justifie en partie leur place dans la narration, a fait l’objet d’analyses nombreuses3. Les enquêtes déjà anciennes dont l’enfance a fait l’objet ont également révélé l’importance que les récits médiévaux accordent au personnage du tout 1 Sur ces questions, nous renvoyons au chapitre de C. Avignon dans cet ouvrage. 2 Susong, 2006. 3 Deux numéros de revues leur ont été consacrés : La mère au moyen âge, Bien dire et bien aprandre, 1998 ; La madre/ The mother, Micrologus, 2009. Yasmina Foehr-Janssens  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 35-48 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127419 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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petit, sans que pour autant toutes les conséquences de ce constat soit tirées. Sur ce point en effet, la recherche historique semble avoir orienté l’analyse : Doris Desclais-Berkvam, par exemple, se propose de chercher dans les œuvres des informations sur le réel, et notamment sur la dimension affective de la vie sociale médiévale, dans le but d’éclairer les historiens4. La confrontation avec les thèses de Philippe Ariès qui documentent l’absence d’une véritable conception de l’enfance au Moyen Âge guide pour une grande partie les réflexions des chercheurs et chercheuses. Un numéro de la revue de littérature Senefiance consacré à L’Enfant au Moyen Âge en 1980 rassemble des études qui tentent de construire une vision globale de la question. Ainsi May Plouzeau conclut-elle, de manière quelque peu surprenante, à une « absence réitérée du nourrisson, jointe à sa multiple présence ». Même si « [l]a littérature est peuplée de bébés5 », le personnage enfantin ne serait décrit que par des éléments topiques et n’apparaîtrait qu’à travers les gestes des adultes, comme une « figurine ». L’on en vient donc à dire, paradoxalement, que l’enfant est absent même lorsqu’il est manifestement au cœur de la représentation. Albrecht Classen6 relève à ce propos un manque de perméabilité entre les domaines de recherche et entre les disciplines : ainsi, l’attention des historiens de la littérature serait trop focalisée sur des pans de la littérature qui, par nature, ne prennent pas en compte directement l’enfant7 (littérature courtoise, chansons de geste) et sur la période antérieure à la fin du xiiie siècle. Le modèle marial et l’image de la Vierge à l’enfant tendent à s’imposer ultérieurement dans les représentations, et l’intérêt porté à l’enfant gagnerait à être exploré en tenant compte de la littérature pieuse, des sources théologiques et de l’histoire de l’art. Reste que, plus que le nourrisson lui-même, la littérature nous donnerait à voir avant tout la relation à la fois charnelle et spirituelle qui s’instaure entre lui et sa mère : « c’est la mère allaitant qui est regardée », toujours selon May Plouzeau8. Dans cette relation, le lait constitue un puissant support de transmission, tant physique que symbolique. Il peut se faire métaphore du savoir ou de la parole biblique9. Mais il entre aussi dans le paradigme plus large de la nourriture et des fluides corporels et c’est en tant que tel qu’il a été également interrogé10. Une femme allaite : un énoncé sans valeur ? Il faut donc bien se rendre à l’évidence : la question de l’allaitement n’a presque jamais été envisagée comme le support possible d’une réflexion engageant directement les méthodes de la critique littéraire, ce qui explique le manque d’études sur la figuration des tâches liées à la reproduction humaine dans les œuvres de fiction. La sphère de la maternité ne constitue pas, en général, un objet d’étude prestigieux et elle est restée longtemps négligée par les grands courants de l’histoire littéraire. Lorsque celle-ci s’ouvre à une réflexion féministe, on

4 Desclais-Berkvam, 1981. 5 Plouzeau, 1980, p. 211. 6 Classen, 2005. 7 Cette idée avait été également avancée par Payen, 1980. 8 Plouzeau, 1980, p. 207. 9 Gillet, 1994. Voir D. Solfaroli Camillocci, « Le lait des chrétiens » dans cet ouvrage.. 10 McCracken, 2003.

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tend à privilégier l’étude de figures de femmes qui contestent leur exclusion des territoires réservés au pouvoir masculin : amazones, femmes de lettres, souveraines influentes, etc. Pourtant il est possible de montrer que la référence à l’allaitement, loin de n’être qu’une vague mention anecdotique, joue un rôle structurant, même dans les récits profanes, et, plus précisément, qu’elle contribue à articuler les sèmes apparemment contradictoires de la vulnérabilité et de la distinction sociale. En outre, le recensement de scènes d’allaitement ou de dons de lait fait apparaître la récurrence du motif de l’allaitement providentiel d’un futur héros par un animal bienveillant, ouvrant la voie à de surprenantes représentations de communautés mixtes alliant humains et animaux, dont la fonction et la signification doivent être examinées avec soin, en respectant les conceptions médiévales de la dichotomie entre nature et culture11. Ces constats nous ont amenées à privilégier une approche structurale du récit pour interroger l’efficacité narrative des représentations médiévales de l’allaitement. La création littéraire de cette période repose sur les lois de l’imitation de modèles antiques et sur un travail incessant de reprises et de reconfigurations de matières narratives connues, sans cesse sollicitées et revisitées pour créer du nouveau. La notion de motif narratif, issue des travaux des folkloristes a montré son utilité dans ce contexte12. Nous pouvons nous appuyer sur la définition du motif élaborée par Jean-Jacques Vincensini13 à partir des travaux de Panofsky sur l’iconographie. On considèrera le motif comme une configuration, ou composition figurative comportant une signification primaire ou de fait (p. ex. « une femme allaite »). Cette entité figurale est investie de significations conventionnelles (p. ex. « la représentation de la femme allaitante renvoie aux valeurs positives de la maternité : sollicitude, voire abnégation ») ainsi que de significations immanentes renvoyant à un mode particulier d’appréhension propre à l’œuvre dans laquelle le motif apparaît (p. ex. « le don du lait de la Vierge est celui du salut, ou de la miséricorde divine14 » ou « la mise au sein d’un enfant dans des conditions précaires rend compte des angoisses liées à l’accession à la maternité et ou à la survie du nourrisson »). Cette approche a le mérite de permettre de prendre acte du caractère conventionnel des représentations de la petite enfance et des soins donnés aux nourrissons tout en évitant de les vouer pour autant à l’insignifiance. L’efficacité du motif repose sur la mobilisation d’un lieu commun au sens rhétorique : la générosité supposée inhérente à l’acte nourricier permet d’indexer la représentation de l’allaitement du côté des valeurs de la fécondité et du don, de la générosité, voire de présenter ces valeurs comme spécifiques à la maternité. Abordée dans cette perspective, la récolte des mentions de l’allaitement, qui semble dans un premier temps ne fournir qu’une série de brèves notations figées, se révèle instructive15. Elle fait apparaître une grande stabilité dans la description des gestes du maternage. Celle-ci 11 Voir Fr. Prescendi et Y. Foehr-Janssens, « Animaux nourriciers – nourrices animales : mythes et récits d’enfance des héros (Antiquité / Moyen Âge) » dans ce volume. 12 Guerreau-Jalabert, 1992. 13 Vincensini, 2000. 14 La littérature hagiographique médiévale offre un vaste réservoir de récits concernant la lactation de la Vierge ou de ses statues (Miracles de la Vierge), les martyrs de vierges au cours desquels le sang de la victime se transforme en lait (sainte Catherine), ainsi que de récits hagiographiques comportant des scènes d’allaitements plus ou moins merveilleux (Vie de saint Gilles, notamment), voir Lett, 2002 ; Dittmar, Maillet, Questiaux, 2011. 15 Foehr-Janssens, Roux, Venturi, 2019.

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suit en général une logique itérative et dessine en miniature une séquence d’actes marquée par la répétition des occupations quotidiennes : le nourrisson est réchauffé, lavé, nourri et couché. Le don du lait et la sollicitude à l’égard des tout-petits, loin d’être invisibilisés, dénotent une attention aux exigences du travail de la reproduction16. Élaborations mythiques de l’allaitement : charités maternelles et nourrices animales Pour autant, peut-on, malgré la précision de ces descriptions, considérer que le lien de nourrissage fasse récit, qu’il constitue l’amorce d’une véritable intrigue ? Nous aimerions montrer que l’insignifiance toute relative de notre thématique n’empêche pas que l’on puisse repérer quelques scénarios qui confèrent à l’allaitement une dimension mythique. L’usage du terme « mythe » est utilisé ici à dessein, pour la raison que son emploi traditionnel confère à l’objet narratif qu’il désigne un certain prestige. Il renvoie à une culture lettrée partagée sur la longue durée et transmise par les canaux de l’enseignement supérieur, culture qui, de plus, garantit la distinction sociale de ceux et celles qui la possèdent. Ceci dit, notre emploi du terme fait fond sur le sens grec du mot. Le mythe est avant tout un récit. Les commentateurs de la poétique d’Aristote y insistent, mais aussi les théoriciens de la littérature. Il serait hors de propos de détailler ici l’histoire de ce terme. Les innombrables caractérisations du mythe, qui prennent en compte sa dimension religieuse, notamment antique, intègrent nécessairement la notion de mise en intrigue. Dans la belle synthèse qu’il propose dans la Préface de son Dictionnaire des mythes littéraires, Pierre Brunel insiste sur cette dimension narrative en s’appuyant sur les définitions proposées par Mircea Eliade (Aspects du mythe), et Gilbert Durand (Structures anthropologiques de l’imaginaire)17. Il souligne également l’intrication du destin des mythes avec celui de la littérature européenne qui assure la canonicité du matériel mythologique auquel elle se réfère alors que, dans le même temps, elle tire son prestige de cette consolidation du mythe dans une tradition lettrée. Comme l’affirme Claude Lévi-Strauss (Le Cru et le cuit)18 « les mythes n’existent qu’incarnés dans une tradition ». Ce constat est de nature à soutenir la promotion de certains récits d’allaitement au rang de matière mythique, en vertu précisément de leur stabilité et de leur pérennité. En s’appuyant sur un article de Raymond Trousson, Pierre Brunel plaide pour l’attribution d’une qualité de mythes littéraires à des formulations narratives d’un motif « qui apparaît comme un concept, une vue de l’esprit, se fixe, se limite et se définit dans un ou plusieurs personnages agissant dans une situation particulière, et lorsque ces personnages et cette situation auront donné naissance à une tradition littéraire19 ». Or quelques cas d’allaitements remarquables et célèbres apparaissent dans les répertoires de motifs narratifs20. Dans la mesure où ils agrègent un certain nombre de circonstances narratives ainsi que des protagonistes clairement personnalisés, ils sont donc de nature

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Foehr-Janssens, 2019. Brunel, 1988. Cité par Brunel, 1988, p. 10. Brunel, 1988, p. 11. Bronzini, 1997.

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à répondre d’une dimension mythique au sens proposé ici. La comparaison de ces récits nous amène à distinguer deux groupes distincts, selon que le processus d’héroïsation porte sur la mère ou sur l’enfant. Les fables du dévouement maternel et leur envers : compassion et vulnérabilité Des seins et du lait pour la vie, la justice et la paix

On citera tout d’abord le célèbre récit de la Charité romaine, dont on trouve deux versions dans les Dits et faits mémorables de Valère Maxime (ier siècle apr. J.-C.)21. Une femme s’introduit chaque jour dans la prison où est détenue sa mère – ou son père – condamnée à mourir de faim. Les gardiens prennent soin de vérifier que la visiteuse n’apporte aucune nourriture. Curieusement la prisonnière (ou le prisonnier) survit et ne semble pas souffrir d’inanition. Finalement les geôliers découvrent que la fidèle visiteuse donne le sein à son parent emprisonné et lui procure une partie du lait destiné à son propre enfant. Le récit connaît une grande diffusion durant toute la période médiévale. Il circule, sous l’une ou l’autre de ses deux formes selon que le père ou la mère bénéficie de la charité de sa fille, sous la plume de clercs comme Jacques de Vitry (Sermones vulgares)22, de Vincent de Beauvais23 ou de Jean Gobi24, mais aussi dans des textes de la tradition épique, comme Girart de Roussillon25 et Jourdain de Blaye26. Au xive et au début du xve siècles, Boccace et Christine de Pizan intègrent cette illustration de la piété filiale, sous sa variante maternelle, dans le De claris mulieribus27 et dans le Livre de la Cité des Dames28. À partir du xvie siècle, la peinture renaissante et surtout baroque, fournit de nombreuses représentations du don de son lait par la belle Péro à son père Cimon (ou Micon) et contribue à canoniser la version « paternelle » de l’anecdote29 et à repousser dans l’ombre celle qui présente le don de lait offert à la mère, alors que les occurrences littéraires médiévales ne font pas

21 Valère Maxime, Faits et dits mémorables 5, 4, 7 [Factorum dictorumque memorabilium libri IX], éd. et trad. R. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1997, 2 t., vol. 2, p. 108-109. Voir J. Blanc, « La Charité romaine », danscet ouvrage. 22 Crane, 1967, p. 232 (exemple 238). Le récit de Jacques de Vitry fait du bénéficiaire du lait salvateur le mari de la femme généreuse et non son père ou sa mère. 23 Le récit figure à deux reprises dans l’œuvre de Vincent de Beauvais : Speculum doctrinale IV, ch. 41 ; Speculum historiale VI, ch. 124, voir Vincentius Bellovacensis, Bibliotheca Mundi seu Speculi Marioris Vincentii Burgundi Praesulis Bellovacensis, Duaci, 1624, t. 2, p. 323 et t. 4, p. 218, éd. fac-similé, Graz, Akademische Druck- u. Verlagsanstalt, 1965. 24 Jean Gobi, Scala Coeli, éd. M.-Ann. Polo de Beaulieu, Paris, édition du C.N.R.S., 1991, ex. 222 (de compasione). 25 Girard de Roussillon, Poème Bourguignon du xive siècle, éd. E. Ham, New Haven, Yale University Press, 1939, p. 196-97. 26 Jourdain de Blaye en alexandrins, éd. T. Matsumura, Genève, Droz, 1999, 2 vol., t. 2, v. 15464-15594. 27 Boccace, De mulieribus claris = Les Femmes illustres, texte établi par V. Zaccaria, trad. J.-Y. Boriaud, Paris, les Belles Lettres, 2013, ch. LXV, p. 116-117. 28 Christine de Pizan, Livre de la Cité des dames, trad. Th. Moreau, Er. Hicks, Paris, Stock, 1986, livre II, 11, p. 142-144. 29 Schulte, 1997, p. 310-312 ; l’auteure commente l’intensification des effets de renversement de la hiérarchie de genre que produit l’histoire de Pero et Cimon par rapport à la version anonyme de l’exemple qui met en présence une mère et sa fille. De son côté, Sperling, 2016 insiste sur la dimension incestueuse et « queer » du récit. Voir G. Pomata dans ce volume. Curieusement, cet exemple de piété filiale s’est diffusé sous l’appellation de « Charité romaine » alors que c’est la version « maternelle » qui est réputée avoir une romaine pour héroïne, comme le signalent Boccace et Christine de Pizan, après Valère Maxime. L’histoire de Pero et Cimon est rapportée à l’origine comme une histoire grecque.

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apparaître une telle préférence30 et que Valère Maxime confère la première place au récit concernant la piété filiale à l’égard de la mère. Parmi les rares motifs narratifs répertoriés par les folkloristes à propos de l’allaitement, il faut signaler, dans le même esprit, ceux qui rapportent les soins d’une mère revenant, à l’exemple de Mélusine31, nourrir son enfant par-delà la mort ou la métamorphose animale32. On retiendra aussi, pour sa grande diffusion, tant folklorique que littéraire, le cas d’un conte balkaniques étudié par Mircea Eliade33 et qui sert de base à une des Nouvelles orientales de Marguerite Yourcenar34. Une jeune femme est emmurée vivante dans le cadre d’un rite de fondation et demande que soient pratiquées, dans la muraille où on l’enferme, deux ouvertures, par lesquelles elle pourra continuer à nourrir son fils. Elle survit en pourvoyant à l’enfant la nourriture qui lui est nécessaire jusqu’au moment du sevrage du petit garçon. Dans l’ensemble de ces récits, la nourrice est présentée comme une mère admirable. Le don de son lait gouverne un principe de générosité assimilé à la maternité, confinant au sacrifice de soi dans le récit de l’emmurée vivante, et capable, si l’on en croit la légende de Mélusine, de perdurer par-delà les séparations les plus radicales. Dans le cas de la Charité romaine, ce dévouement s’affranchit du seul souci de la descendance et s’étend à la parenté en ligne ascendante. Une bonne mère est aussi une bonne fille, capable d’assurer la sauvegarde des liens familiaux par la pratique d’une solidarité nourricière. Valère Maxime, suivi en cela par Vincent de Beauvais, utilise le récit dans un chapitre consacré à la vertu romaine de pietas erga parentes35, vertu antique qui agrège le respect des dieux et celui, mêlé d’affection, dû aux parents. Dans un contexte chrétien, la pietas devient caritas36 : la fidélité et la sollicitude à l’égard des parents s’ouvre à une dimension plus universelle. De plus, cette vertu compassionnelle s’avère d’emblée contagieuse. Valère Maxime, déjà, laisse entendre qu’elle fait sentir ses effets jusque dans la sphère publique, puisque les juges du parent condamné, émus par la fidélité de la fille, décident de gracier le ou la coupable37. Christine de Pizan souligne l’effet d’entrainement que la

30 Les manuscrits enluminés de la traduction française du De claris mulieribus du début du xve siècle fournissent quelques images de la femme romaine nourrissant sa mère, voir par exemple Ms. Paris, BnF, Français 598, fol. 99, consultable sur Gallica, https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b84521932/f. 207.image.r = %22fran%C3%A7ais%20 598%22. 31 Coudrette, Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, éd. El. Roach, Paris, Klincksieck, 1982, v. 4371-4399. 32 Aarne, Thompson, 1981 : Dead mother returns to suckle children, E 323.1.1 ; Child suckled by transformed mother, D688. 33 Eliade, 1994. 34 Yourcenar, Nouvelles orientales, Paris, Gallimard, 1938 ; voir Gély-Ghedira, 1998. 35 Vincent de Beauvais, (Speculum doctrinale, IV, ch. 41) définit la pietas en se référant au De inventione de Cicéron, 2, 161 : Pietas est, ex benigne mentis dulcedine, grata omnibus auxialiatrix affectio. Pietas est, per quam sanguine coniunctis patriaeque benevolis et diligens cultus tribuitur ; voir Boldrini, 1997, p. 197. 36 Schulte, 1997, p. 301-305. 37 La pérennité de ce récit dans la tradition littéraire, ainsi que sa capacité à allégoriser le pouvoir de la lactation, peut être illustrée par le fait que John Steinbeck le mobilise dans la scène finale des Raisins de la colère (Grapes of Wrath). Rose of Sharon, la fille de Pa et Ma Joad, des métayers ruinés par la grande dépression de 1929 et la sécheresse, accouche d’un enfant mort-né, mais elle accepte de donner son sein gorgé de lait à un homme d’une cinquantaine d’années qui est en train de mourir d’inanition. Le motif de la Charité romaine s’ouvre à la représentation d’une solidarité humaine inconditionnelle, qui n’en demeure pas moins régie par le modèle traditionnel de la cohésion familiale.

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charité produit sur ceux qui en sont les spectateurs, tout en insistant sur la réciprocité des relations entre mère et fille38 : La fille rendait donc [à sa mère] en sa vieillesse ce qu’elle lui avait pris en son enfance. Tant de soins, tant d’amour d’une fille pour sa mère émurent profondément les geôliers. On raconta le fait aux juges, qui, pris de compassion humaine, libérèrent la mère et la rendirent à sa fille39. La fonction nourricière se trouve donc placée au cœur de l’élaboration des vertus maternelles. Bien plus, le don de lait vient faire image et contribue à forger le modèle idéal, sinon de la féminité, du moins de l’uxorité, c’est-à-dire du rôle social de l’épouse. Au xiiie siècle déjà, un récit figurant dans la Première continuation de Perceval porte témoignage de l’attrait qu’exerce la lactation comme symbole du dévouement conjugal et familial. La belle Guinier, future épouse modèle, prend en charge la guérison de son fiancé, le héros Caradoc, tourmenté par un serpent, en offrant son sein à la morsure du reptile qui, attiré par l’odeur du bain de lait dans lequel elle est plongée, se détache du corps de l’homme40. Pris dans cette dynamique mythique et dans ce processus d’allégorisation, le sein maternel et la nourriture lactée s’intègrent dans la tradition narrative médiévale comme autant de moyens efficaces de valorisation et d’ennoblissement du rôle maternel. L’action compatissante de la mère, en s’étendant à tous les membres de la parenté et aux alliés, offre une garantie à la solidarité du lignage particulièrement cruciale pour consolider le pouvoir aristocratique, et devient le paradigme quasiment politique de l’apaisement des tensions41. L’envers du décor : quand le lait vient à manquer

Dans tous les cas décrits, la mise en mythe de l’allaitement est intriquée avec la question de la vulnérabilité humaine : la mort prochaine par inanition du père ou de la mère de la nourrice généreuse dans le récit de la Charité romaine, la disparition de la figure maternelle ou sa mort dans le cas de Mélusine et des récits de nourrices fantômes, la mort par enfermement de la nourrice dans le Lait de la mort, le dépérissement du héros Caradoc. Le lait fait mythe au contact avec la mort qui permet l’héroïsation d’une maternité salvatrice, fût-ce au prix du sacrifice. C’est ici que se déploie un second aspect de la mythification de l’allaitement. Le don du lait fait évènement dans des situations limites qui constituent un obstacle à son bon déroulement, comme le décès ou la disparition de la mère, le choix problématique d’une nourrice, un accident de la lactation (tarissement du lait ou refus du sein par l’enfant, doutes sur la valeur du lait). Ces contextes difficiles font écho à toutes les inquiétudes dont on trouve la trace dans les sociétés traditionnelles à propos de la survie des enfants en bas âge et que les enquêtes des historiens, des folkloristes et des ethnologues mettent au jour42. C’est autour d’eux que se cristallisent les possibilités de donner à la représentation

38 Sperling, 2010, p. 155. 39 Christine de Pizan, Cité, op. cit., p. 143. 40 Foehr-Janssens, 2016. 41 Foehr-Janssens, 2015. 42 Bonnet, Legrand-Sebille, Morel, 2002.

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de l’allaitement une motivation dynamique en contexte narratif. La fragilité du nourrisson et la précarité entourant les conditions de l’allaitement maternel apparaissent notamment dans les récits concernant les « changelins », ces enfants souffreteux qui auraient été substitués à l’enfant naturel par des esprits malveillants43. L’allaitement fait récit lorsqu’il échoue et que le corps de la mère ne répond plus à sa fonction nourricière. Une grande partie des scènes impliquant un allaitement dans la littérature française médiévale se déroulent dans les circonstances dramatiques d’un siège ou d’une famine. La présentation pathétique du sein vide appartient notamment à une topique récurrente dans la tradition épique. On la trouve par exemple dans la Chanson d’Antioche, qui appartient au cycle de la croisade : Ils faisaient écorcher les ânes, les chevaux et les mulets et en mangeaient la viande bouillie ou rôtie. Ils mettaient la peau et les poils sur la braise et les serviteurs et écuyers la mangeaient sans pain. Lorsqu’une mère cherche à allaiter son enfant, celui-ci ne trouve rien à téter en son sein, les yeux clos, il se meurt d’inanition44. Au xve siècle, Jean Molinet, l’historiographe de la cour de Bourgogne au service du duc Charles le Téméraire recourt à la même image pour mettre en scène les malheurs du temps dans Les Ressources du petit peuple ou Allégorie de la Justice et du Petit Peuple (1481) : L’enfant criait très haut par détresse de faim, la mère se taisait par travail inhumain, l’enfant cherchait sa vie au sein de sa nourrice, la mère cherchait la mort et le dernier supplice, l’enfant pleurant suçait une vide mamelle et la mère endurait pleine douleur mortelle45. Cette position centrale de la vulnérabilité humaine dans la mythification de l’allaitement est assumée jusqu’à ses conséquences ultimes dans des récits qui renversent totalement le postulat de la générosité féconde assigné à la maternité et qui rapportent des cas d’infanticides maternels et de cannibalisme perpétrés par des femmes allaitantes sur leur nourrisson. Le plus célèbre cas est sans doute le récit que l’on trouve dans la Guerre des Juifs de Flavius Josèphe qui détaille la destruction de Jérusalem par la guerre civile et les suites du siège par l’armée romaine. Cette œuvre a connu une grande fortune à travers sa reprise dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe de Césarée et se propagera selon des versions savantes ou épiques jusqu’aux Tragiques d’Agrippa d’Aubigné46. Ici des mères tuent de manière délibérée leurs enfants et ces infanticides ont pour ressort une interrogation radicale sur les conditions de possibilité de la relation de maternage dans une situation de désespérance absolue47. L’infanticide se mue en protestation véhémente, d’une logique implacable, adressée aux acteurs de ce que nous nommerions aujourd’hui un crime contre l’humanité. En forgeant ce récit, Flavius Josèphe place dans la bouche de la mère criminelle un discours prophétique. Celle-ci sait et dit que son acte innommable 43 Sur les croyances aux changelins, voir Schmitt, 1979. 44 La Chanson d’Antioche (fin xiie), éd. S. Duparc-Quioc, Paris, P. Geuthner, 1977, t. I., v. 6992-6994, p. 347. 45 Jean Molinet, La Ressource du petit peuple (allégorie de la Justice et du Petit peuple), in Les Faictz et Dictz, éd. N. Dupire, Paris, SATF, 1936, t. 1, p. 139. 46 L’auteur huguenot fait mémoire du récit de Flavius Josèphe lorsqu’il rapporte un cas d’infanticide similaire, voir Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, éd. J.-R. Fanlo, Paris, Champion, 2006, I, 499-562. 47 Chapman, 2007 ; Bernard, 2012 ; Foehr-Janssens, 2017.

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va devenir le support d’une fable à valeur quasi-universelle : « Mon petit, […] sois pour les rebelles une Erinye, et pour les hommes le sujet d’une histoire (μῦθος), la seule qui manquât encore aux calamités des juifs48 ». La fable qu’agence la mère criminelle renvoie alors au projet littéraire et politique de l’auteur de la Guerre des Juifs. La nourrice animale et la fabrique du héros

Cette mise en tension récurrente de la vulnérabilité humaine et de la fécondité se déploie aussi dans le cadre d’une autre catégorie de récits, dont la focalisation est cependant différente, puisqu’ici la mise en récit de l’allaitement prend comme point d’appui non plus la figure de la mère, mais celle de l’enfant. Il s’agit de récits d’enfance ou de portions de mythes qui reposent sur le motif du nouveau-né exposé, abandonné ou encore enlevé, et recueilli par une nourrice étrangère aux traits souvent merveilleux : une sirène, une fée, un animal ou une vierge. Comparés aux fables de la maternité héroïque, ces narrations, nombreuses, parfois inspirées de la mythologie antique, notamment de la légende de Romulus et Rémus, reposent sur la représentation d’un autre type de rapports entre la nourrice et l’enfant49. Le nourrisson se place au centre de l’intrigue, alors que la nourrice, qui n’est plus la mère, demeure dans une position subalterne. Son rôle se restreint à celui d’un adjuvant plus ou moins merveilleux. La littérature médiévale produit un certain nombre de fictions qui répondent à cette typologie. En particulier, le motif de la nourrice animale se diffuse, de manière relativement précoce, dans l’hagiographie. Les légendes de saint Etienne et de saint Gilles50 popularisent le motif de la biche bienveillante fournissant du lait à un nourrisson victime d’un rapt (saint Etienne) ou à un ermite vivant dans la solitude (saint Gilles). À la fin du xiie siècle déjà, la première version des Enfances du Chevalier au Cygne, enchâssée dans un recueil de contes d’origine orientale, le Dolopathos latin de Jean de Haute Seille51, témoigne de la diffusion de ce schéma narratif et de son application à une matière narrative profane. Mais c’est à partir de la seconde moitié du xiiie siècle et au xive siècle, que se manifeste une sorte d’engouement pour ce type de récits, notamment dans un groupe de chansons de geste dites tardives qui s’attardent sur les enfances de leur héros. Le parcours qualifiant d’un enfant exilé, favorisé par la Providence et élevé dans la solitude par un animal et un ermite bienveillants fait apparaître un intérêt soutenu pour les questions liées à la prise en charge éducative (désignée par le terme « nourreture », en ancien français) d’un futur héros. Il nous renseigne sur les représentations symboliques de la famille. Les enfances sylvestres confient les tâches de maternage à des figures masculines ou animales, qui ne sont pas caractérisées au premier chef par une référence à la maternité. Des ermites font office de pères adoptifs et se trouvent soudain dotés d’une connaissance assez précise des soins requis par la survie des nourrissons, preuve sans doute que ces gestes 48 Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, trad. P. Savinel, Paris, Minuit, 1977, VI, 207. 49 Cette thématique a fait l’objet d’un colloque du groupe de recherche « Lactation in history », voir Arena, FoehrJanssens, Papaikonomou, Prescendi, 2017 et Fr. Prescendi, Y. Foehr-Janssens et C. Venturi, « Animaux nourriciers – nourrices animales : mythes et récits d’enfance des héros (Antiquité / Moyen Âge) » dans ce volume. 50 Dittmar, Maillet, Questiaux, 2011, 17-30. 51 Jean de Haute Seille, Dolopathos ou le roi et les sept sages, éd. A. Hilka, trad. Y. Foehr-Janssens et E. Métry, Turnhout, Brepols, 2000, p. 187-197.

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domestiques ne sont pas sans portée symbolique. Un enfant baigné, nourri, emmailloté et réchauffé est un enfant reconnu dans son humanité. Par ailleurs, le bestiaire nourricier est presque exclusivement restreint à deux espèces caractérisées par un imaginaire biblique et aristocratique, voire royal : le cerf et le lion52. Si l’animal compatissant est un cervidé, il est clairement identifié comme une femelle et intervient le plus souvent en interaction avec un ermite, pour fournir à ce dernier les moyens matériels nécessaires au bien-être de l’enfant, et notamment la nourriture. Par contre, lorsque l’enfant est recueilli par un animal sans qu’aucune aide humaine intervienne, la nourrice appartient à la catégorie des grands prédateurs, avec une nette préférence pour la figure du lion. Dans ce cas, le sexe de la bête est souvent indéfini. L’animal est souvent désigné au masculin et prend en charge tant la protection physique que l’alimentation de l’enfant. Le large spectre de valeurs symboliques que revêt cette présence animale donne à penser que le séjour en forêt assure au futur héros une formation virile. L’espace sylvestre n’est pas, ou rarement, le lieu d’un ensauvagement ; il offre plutôt les conditions d’une éducation héroïque. Il est possible que de telles représentations d’une paternité nourricière, empiétant sur le territoire du nourrissage maternel trahissent l’expression d’une affirmation pré-moderne de l’autorité paternelle en matière d’éducation, que les travaux de Klapisch-Zuber ont mis en lumière53. Quoi qu’il en soit, la fabrique mythique du héros, fils de lion, recueilli au sein d’une famille fabuleuse, démontre l’importance symbolique du don du lait dans la qualification sociale des individus. Et pour finir : lactation et filiation noble Notre parcours parmi les fables de l’allaitement, qu’elles s’attachent à proposer à toutes les femmes, quel que soit leur statut social et matrimonial, un exemple de dévouement construit sur le modèle de la maternité ou qu’elles figurent le don d’un lait providentiel comme le socle mythique d’un itinéraire qualifiant, montre bien la portée symbolique et politique d’une tâche nourricière qui n’a rien de négligeable. Pour terminer ce tour d’horizon, il convient de souligner que les textes de fiction médiévaux reflètent aussi les conceptions médicales concernant le lait et l’allaitement et qu’ils en véhiculent parfois une version poussée à l’extrême, qui n’est pas sans assurer leur survivance pour de longs siècles. Le dévouement maternel entre en résonnance avec la question de la pureté du lignage, assuré par l’allaitement maternel, comme l’histoire de Mélusine en témoigne. Il convient de rappeler ici un élément bien connu dans le champ de la recherche sur l’allaitement : la préférence donnée, dans les discours savants, au lait maternel pour assurer la santé de l’enfant. C’est un lieu commun des discours normatifs sur l’allaitement qui circule de Soranos d’Ephèse à Jean-Jacques Rousseau en passant, pour le Moyen Âge par Aldebrandin de Sienne et Barthélémy l’Anglais54. Cette insistance sur la qualité du lait maternel repose sur les théories médicales antiques et médiévales qui font du lait le résultat d’une coction du sang matriciel. L’allaitement continue le travail de la gestation, 52 Venturi, 2017. 53 Klapisch-Zuber, 1983. 54 Voir C. Avignon dans ce volume.

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de sorte que le lait maternel fournit à l’enfant de haute naissance une liqueur qui garantit sa conformation noble. C’est cette évidence qui motive le soin que prend Mélusine de ses enfants nouveau-nés, en dépit de sa métamorphose en créature reptilienne : Depuis, Mélusine vint maint soir, secrètement, sans dire un mot ni faire de bruit, dans la chambre où l’on nourrisait son fils Thierry. Elle réchauffait, allaitait et recouchait Thierry et Raymonnet. Il arrivait que les nourrices la voient, mais elles n’osaient se lever ni lui parler. Mais elles le dirent à leur seigneur, Raymondin, qui s’en réjouit grandement. […] Thierry grandissait rapidement, à la surprise générale. En un mois, sa croissance était supérieure à celle qu’un autre enfant aurait pu connaitre en trois, grâce aux soins de sa mère qui le nourrissait de son lait dans la chambre de son père : il n’y a de (bonne) mamelle que celle de la mère55. La présence nourricière de Mélusine désigne celle-ci comme une gardienne du lignage, fonction qui explique aussi la présence récurrente de son ombre lors de l’imminence d’un décès. La fée tutélaire de Lusignan est porteuse de vie et messagère de mort pour toute sa descendance. Ce souci maternel s’affirme dans des fictions qui placent la légitimité aristocratique au centre de leurs préoccupations. La geste de Godefroy de Bouillon en offre un bel exemple, dont la fortune est telle qu’on en perçoit encore l’écho dans les manuels de puériculture au xixe siècle. On raconte que la mère de Godefroy, qui mit au monde trois enfants en deux ans, « tous les nourrit la dame de son lait et ne voulut souffrir que d’autre lait fussent allaités ». Un jour que la garde des enfants avait fait nourrir l’un d’eux d’un lait étranger parce que le nourrisson pleurait en l’absence de sa mère, celle-ci « lui fait mettre hors le lait qu’il avait tété. Puis elle l’allaite et le fait taire tout coi56 ». Dans le cadre d’un régime de pensée aristocratique pour lequel l’appartenance à la noblesse requiert l’assurance d’une haute naissance, l’affirmation des vertus de la première nourriture nous invite à relativiser la pertinence d’une stricte démarcation entre nature et culture, ou pour le dire en des termes souvent opposés en ancien français, entre nature et nourreture (c’est-à-dire alimentation, mais aussi éducation). L’allaitement occupe donc une place stratégique dans la façon dont se construisent, sur le plan matériel aussi bien que symbolique, les représentations de la reproduction sociale. La mobilisation de la fonction nourricière maternelle est loin de se cantonner à faire mémoire des soins donnés aux nouveau-nés dans tel ou tel contexte narratif. Les descriptions de mise au sein ou de don de lait ne se résument pas à la présentation d’une vignette anecdotique sans lien avec les enjeux sociaux ou politiques centraux des grands genres littéraires profanes, romans, chansons de geste, chroniques ou épitres politiques. Elles s’inscrivent au contraire dans un système de valeurs qui tend à référer à la sphère familiale les sèmes de la solidarité et du soin d’autrui, mais aussi ceux de la perpétuation des privilèges, ce qui implique aussi la nécessité de reconnaître leur prix et leur nécessité aux tâches liées au travail reproductif. Une telle configuration laisse peu 55 Coudrette, Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, v. 4373-4380 et 43 91-98. 56 Les Enfances Godefroi, Godefroi de Bouillon, éd. J. B. Roberts, Tuscaloosa ; Londres, The University of Alabama Press, 1996, p. 18, l. 11-21. Texte modernisé par nos soins.

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de place à une contestation des rôles sociaux de sexe ou à une renégociation des devoirs maternels, mais elle est susceptible de contribuer, comme l’a bien vu Christine de Pizan qui s’en saisit pour affirmer la noblesse de cette éthique des dames, à la mythification de figures féminines exemplaires. Par ailleurs, la vulnérabilité des nourrissons sert de support à une dramatisation des circonstances de la naissance qui peut conduire à une dénonciation pathétique de la violence humaine. L’évocation des menaces qui pèsent sur les premiers instants de la vie donnent aussi lieu à l’établissement d’un itinéraire mythique de l’enfance héroïque. Dans certains contextes, la promotion des fonctions nourricières traditionnellement assignées au genre féminin ou plus précisément à la maternité et aux devoirs des épouses suscite même des scénarios qui tendent à investir la puissance paternelle de ce pouvoir. Le lait et l’allaitement, et avec eux l’ensemble des préoccupations indûment dévaluées des nourrices, appartiennent donc de plein droit à l’imaginaire littéraire et à la dynamique narrative et méritent une attention accrue dans le cadre de la pratique d’une histoire et d’une critique littéraires revisitées par les apports de l’histoire du genre. Bibliographie Ant. Aarne, St. Thompson, The Types of the Folktale : a Classification and Bibliography, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica, 1981. Fr. Arena, Y. Foehr-Janssens, Ir. Papaikonomou, Fr. Prescendi, « Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui », Anthropozoologica, 52 :1 (2017), p. 7-15, https ://doi.org/10.5252/az2017n1a1. M. Bernard, « “Ton sang retournera où tu as pris le laict” : la figure de la mère cannibale, du siège de Jérusalem au siège de Paris (Flavius Josèphe, Jean de Lery, Simon Goulart, Agrippa d’Aubigné) », in S. Dubel et Al. Montandon (éd.), Mythes sacrificiels et ragoût d’enfants, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2012, p. 423-437. S. Boldrini, « L’allamento filiale nella letteratura esemplare e nella predicazione », in R. Raffaelli, R. M. Danese et S. Lanciotti (éd.), Pietas e allattamento filiale la vicenda, l’exemplum, l’iconografia, Urbino, Quattro Venti, 1997, p. 183-191. D. Bonnet, C. Legrand-Sebille, M.-Fr. Morel (éd.), Allaitements en marge, Paris, l’Harmattan, 2002. G. B. Bronzini, « La figlia che allatta il padre : analisi morfologico-strutturale del motivo incestuoso nella letteratura popolare », in R. Raffaelli, R. M. Danese et S. Lanciotti (éd.), Pietas e allattamento filiale : la vicenda, l’exemplum, l’iconografia, Urbino, Quattro Venti, 1997, p. 199-226. P. Brunel, Dictionnaire des mythes littéraires, Monaco, Éditions du Rocher, 1998. H. Chapman, « Josephus and the cannibalism of Mary (BJ 6.199-219) », in J. Marincola (éd.), A Companion to Greek and Roman Historiography, Oxford, Blackwell, 2007, p. 419-426. Albr. Classen, « Philippe Ariès and the consequences. History of childhood, family relations, and personal emotion. Where do we stand today ? », in Albr. Classen (éd.), Childhood in the Middle Ages and the Renaissance : The Results of a Paradigm Shift in the History of Mentality, Berlin, de Gruyter, 2005.

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Brigitte Roux

Débordements lactés : de quelques représentations médiévales de la Vierge allaitant son Fils

À partir du xiie siècle, au moment où le culte de la Vierge s’intensifie, et après une éclipse de plusieurs siècles, l’iconographie de la Vierge allaitant se met durablement en place en Occident. Elle se développe simultanément à l’intérieur et à l’extérieur du cloître, aussi bien sur des chapiteaux que sur des portails, dans des manuscrits qu’aux façades des églises. Abondamment diffusées dans toute la chrétienté médiévale, ces représentations mettent en scène la relation maternelle originelle de la Vierge à son Fils, affirmant par le biais de l’allaitement l’incarnation d’un Dieu fait homme. Centrées essentiellement sur le couple mère-enfant, certaines images intègrent néanmoins, littéralement ou métaphoriquement, le lait comme élément subsidiaire dans le champ de la représentation. Quel(s) sens donner à l’insertion de ce fluide nourricier ? Cette question s’inspire de travaux récents, dont les ouvrages de Frédéric Cousinié, Esthétique des fluides. Sang, sperme, merde dans la peinture française du xviie siècle1, et de Guillaume Cassegrain, La coulure. Histoire(s) d’une peinture en mouvement, xie-xxie siècles2, ainsi que des articles de Beate Fricke « A Liquid History. Blood and Animation in Late Medieval Art »3 et de Jutta Sperling, « Squeezing, Squirting, Spilling Milk : The Lactation of Saint Bernard and the Flemish Madonna Lactans (c. 1430-1530) »4. Bien que le premier traite de la période post-médiévale5, que le second n’aborde le lait que très rapidement dans l’analyse des Sept Œuvres de miséricorde du Caravage6, et que le troisième ne s’intéresse qu’au sang, ils interrogent tous trois les modes de représentations des fluides. Rapidement dit, c’est la question d’une « mécanique des fluides » signifiante qui intéresse avant tout

1 Cousinié, 2011. 2 Cassegrain, 2015. 3 Fricke, 2013. 4 Sperling, 2018. 5 Le lait est absent du titre de l’ouvrage de Cousinié qui lui consacre toutefois un long développement à travers l’analyse de la Lactation de saint Bernard de Nicolas Mignard (p. 16-41), que l’on retrouve dans le présent volume sous une forme nouvelle. 6 Cassegrain, 2015, p. 90-91. Brigitte Roux  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 49-58 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127420 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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le travail de Cousinié, une question qui peut être transposée sans difficulté à l’époque médiévale. Et c’est bien ce que montre l’essai de Fricke consacré au sang, où l’auteur met en évidence, entre autres, le paradoxe apparent qui consiste à insister sur l’écoulement du sang – un effet d’animation – pour des corps mourants ou morts à l’instar de nombreuses crucifixions italiennes des xive et xve siècle. Dans son ouvrage consacré à la coulure, Cassegrain ne dit pas autre chose : « Les coulures que la peinture livre au regard disent la fixité recherchée par les images, leur éternelle ressemblance à un modèle extérieur […], mais elles évoquent aussi, par des nuances et des variations incessantes, cette éternité des œuvres qui ne s’envisage que par ce qui est fluide et changeant »7. Quant à l’article de Sperling, il se détourne d’une enquête formelle pour se concentrer sur le sens à donner à la figuration des gouttes de lait dans une série d’exemples de Madonna lactans, que l’auteur estime être une spécificité flamande des xve et xvie siècles, ce que le présent article contredira. Sperling montre en outre que celles-ci fonctionnent de la même manière que les représentations de la lactation de saint Bernard en mettant leurs spectateurs dans une position d’attente d’un miracle analogue à celui dont bénéficia le saint8. Ces différents auteurs s’attachent donc aussi bien aux formes qu’aux significations, cherchant à dessiner une « histoire liquide », à laquelle nous aimerions contribuer en nous interrogeant sur les divers dispositifs mis en œuvre pour exprimer le fluide lacté dans les images médiévales des Vierges allaitant l’Enfant. Sinus Commençons par l’une des plus anciennes représentations de la Vierge allaitante en Occident, à l’exception de quelques œuvres paléochrétiennes et des exemples coptes des vie-ixe siècles9. Il s’agit d’une enluminure placée à l’ouverture du martyrologe d’Adon, copié par le moine Névelon entre 1102 et 1123, pour l’abbaye Saint-Pierre de Corbie (Paris, BnF, lat. 17767, fol. 12r ; Fig. 1). Dans cette initiale historiée, Marie se tient droite comme le « I » qu’elle forme et que son auréole rouge ponctue. Elle porte son sein à la bouche de son Fils, complètement enveloppé dans les plis sinueux et abondants de son manteau. L’initiale introduit le texte du martyrologe qui commence par la mention de la naissance de Jésus. Situé au seuil de la page manuscrite, en tête du texte, au début de l’année – « viii. kl jan » –, et au début de la vie de cet enfant-dieu, cet « I » initial entretient un rapport formel et conceptuel avec les incipits de la Genèse et de l’évangile de Jean, lesquels sont des emplacements fréquemment enluminés. L’allaitement de Jésus tel qu’il est représenté à l’orée de ce manuscrit ne se limite donc pas à évoquer l’incarnation du Fils de Dieu, mais rappelle en filigrane l’origine de la Création tout entière, voire s’y substitue. Il n’y aucune trace du lait échangé entre la Vierge et son Fils dans cette enluminure. La mère porte littéralement son enfant en son sein – in sinu matris – activant ce faisant la polysémie propre à ce terme latin – sinus – qui désigne non seulement une partie anatomique, mais aussi les plis d’un vêtement10. L’inclusion de l’Enfant – dont on n’aperçoit que la tête auréolée de

7 Cassegrain, 2015, p. 14. 8 Sperling, 2018, p. 870. 9 Bolman, 2005. 10 Voir dans le présent ouvrage, Y. Foehr-Janssens, « Parler des seins en français ».

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Fig. 1. Martyrologe d’Adon, 1102-1123 (Paris, BnF, ms. lat. 17767, fol. 12r) © Paris, BnF.

bleu – dans le souple manteau de sa mère découle de l’iconographie du sein d’Abraham, inventée autour de l’an mil, qui montre le patriarche de l’Ancien Testament tenant dans les plis de son manteau les âmes ayant mérité le Paradis11. Comme ses prédécesseurs, l’enlumineur s’empare de cette référence iconographique en jouant sur les mots, selon un littéralisme courant de l’art médiéval faisant du sinus textile une représentation détournée du sinus corporel12. Il renonce à représenter directement le lait au profit d’un motif métaphorique, celui des plis du manteau, dont le ruissellement le long de la figure maternelle et de son fils évoque la qualité fluide. Selon Jérôme Baschet, l’inclusion dans le manteau, comme celle que montre l’initiale historiée du martyrologe d’Adon, « n’est que rarissimement adoptée dans les figurations occidentales de la Vierge à l’enfant »13. D’après lui, cette rareté pourrait être la conséquence du glissement terminologique de sinus – avec sa connotation textile – à gremium – avec une dimension plus strictement corporelle – dans le cas de la Vierge14. Toutefois des attestations ponctuelles d’images jouant sur le double sens du terme perdurent au cours du Moyen Âge, notamment pour des Vierges allaitantes, stylistiquement indépendantes : par exemple dans le relief en grès, dit la « Vierge de dom Rupert15 » (vers 1149-1159 ; Liège, Musée Curtius), une Madonna lactans en bois couverte d’argent du trésor de la cathédrale d’Osnabrück16 (1e quart du xiiie siècle), ou encore une enluminure représentant la Vierge allaitant son fils dans les Petites Heures du duc de Berry (fin xive siècle ; Paris, BnF, lat. 18014, fol. 143v17). Des rayons de lumière Le lien entre le sinus anatomique et le sinus textile trouve une déclinaison particulièrement originale dans un petit groupe d’œuvres, très peu connues des chercheurs,

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Baschet, 2000. Wirth, 1994. Baschet, 2000, p. 293. Baschet, 2000, p. 294. Stiennon, 1968. Borchers, 1974, p. 57, fig. 55. https ://gallica.bnf.fr/ark  :/12148/btv1b8449684q/f. 296.item.r = Horae+ad+usum+Parisiensem+o​ u+Petites+heures+de+​ Jean+de+Berry.

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Fig. 2. Sandro Botticelli (attr.), Vierge à l’Enfant avec saint Jean-Baptiste (localisation actuelle inconnue).

Fig. 3. Sandro Botticelli, Christ rédemp­ teur, vers 1480 (Detroit, Institute of Arts, Gift of Dr. Wilhelm R. Valentiner) © Detroit, Institute of Arts.

réalisées par Sandro Botticelli (ou son atelier) à la fin des années 148018. On ne sait rien sur la destination originale de ces peintures qui figurent la Vierge à l’Enfant en compagnie de saint Jean-Baptiste dans un intérieur sobre ouvert par une fenêtre découvrant un vaste paysage. Dans l’une d’elles, se trouve en outre la scène de la stigmatisation de saint François d’Assise, représentée à l’arrière-plan du tondo (tempera, 47,5 cm diam.; Fig. 2)19. La Vierge a discrètement ouvert son corsage et elle presse son sein – situé au centre de sa poitrine20 –, selon le geste caractéristique de l’allaitement, en direction de son fils représenté tout nu, de dos par rapport à elle et placé en équilibre instable sur ses genoux. Étonnant allaitement qui met à distance la mère et son enfant selon un mode de faire qui se retrouve dans d’autres œuvres de Botticelli, comme dans le retable Bardi (Berlin, Staatliche Museen, Gemäldegalerie) ou dans la « Madonna del Padiglione » (Milan, Pinacoteca Ambrosiana). Cet allaitement s’avère d’autant plus curieux qu’il n’y a pas de lait représenté. À sa place, une longue bande diaphane relie le sein de la Vierge à la paume de la main de Jésus, qu’un regard rapide pourrait interpréter comme un jet lacté. De fait, 18 Toutes les œuvres sont détenues dans des collections privées : la première, qui appartenait au collectionneur suédois Emil Hultmark, a été vendue en 2012 (Sotheby’s, Important Old Master Paintings and Sculpture, New York, 26 janvier 2012, lot 19) ; la seconde, ayant appartenu au britannique Frederick Leyland, est passée en vente en 2015 (Sotheby’s, Londres, Old Master and British Paintings, 9 décembre 2015, lot 15) ; une troisième version provenant de la maison ducale de Saxe-Meinigen, Ziegenberg, a été proposée sur le marché (Londres, Christie’s, 11 décembre 2002, lot 91) ; un dernier exemple fait partie d’une collection privée romaine (cf. notice Sotheby’s 2012). 19 Ce tondo est reproduit par Boskovits qui le tient pour une œuvre inédite, et l’attribue au maître lui-même (Boskovits 2004, p. 419-20). 20 Le placement anatomiquement « fautif » du sein de la Vierge est un lieu commun de l’iconographie des Madonna lactans qui vise probablement, en partie du moins, à le dés-érotiser.

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il s’agit d’un pan du voile de la Vierge, bordé d’un côté par une fine ligne dorée. Ce bout de tissu transparent forme un rai de lumière blanche semblable à ce qui se voit dans un certain nombre de représentations de lactations miraculeuses, en premier lieu celles de saint Bernard21. En atteignant la paume du Christ, le « voile-lait » rapproche l’allaitement d’une stigmatisation comme le suggère la scène se déroulant à l’arrière-plan. En effet, à l’image de saint François recevant les stigmates de l’apparition divine, l’enfant « les » reçoit de sa mère. Quelques indices semblent autoriser cette interprétation selon laquelle nous serions en présence ici d’une « stigmatisation par le lait ». Cette mise en scène absolument originale est l’aboutissement d’une série de détournements de conceptions chrétiennes traditionnelles que l’on rencontre dans d’autres œuvres de Botticelli. Ainsi son Christ rédempteur (vers 1480, Detroit, Museum of Art ; Fig. 3) représente le Christ ressuscité pressant sa plaie du côté, avec le même geste maternel que la Vierge de nos tondos. Le transfert de ce geste rappelle une idée déjà ancienne, née deux siècles plus tôt dans le milieu cistercien, et amplement diffusée depuis, notamment dans le milieu des mystiques, qui fait de Jésus une mère22. À titre d’exemple la vie de Catherine de Sienne, rédigée par Raymond de Capoue à la fin du xive siècle, relate que la sainte boit à la plaie du côté du Christ et se nourrit de son sang (vers 1425, Alsace ; Paris, BnF, all. 34, fol. 43v23). En d’autres termes, tout comme la Vierge allaite son fils, le Fils allaite ses enfants. On saisit mieux dès lors la mise en parallèle, voire la mise en équivalence, des deux fluides corporels qui a pu en découler. En outre, la conception physiologique médiévale, héritée de l’Antiquité, qui fait du lait maternel le résultat d’une décoction du sang, associe ces deux substances, et a encouragé l’établissement d’équivalences symboliques entre le sang et le lait, entre la plaie du côté et la poitrine, comme en témoignent de nombreux textes et images, tel que le thème de la double intercession24. Bien qu’il effectue un geste d’allaitement, le Christ rédempteur de Botticelli ne sécrète pas de sang de sa plaie du côté, ni du lait d’ailleurs, mais des rais de lumière – comme le font les stigmates de ses mains. Or ces mêmes types de rayons sont à l’œuvre dans les représentations traditionnelles de la stigmatisation : émanant des plaies du crucifié, ceux-ci touchent les endroits correspondants du corps du dévot, comme le représente la scène en arrière-plan de notre tondo. De fins traits d’or rectilignes atteignent saint François figuré agenouillé et avec les paumes ouvertes. Par analogie, du sein découvert de la Vierge, apparaissant dans une forme de mandorle – qui est aussi souvent la forme de la plaie du côté –, rayonne le tissu bordé d’or, lequel aboutit sur la paume de Jésus, ouverte et tournée vers le spectateur. À travers ces substitutions et ces déplacements – du sang au lait, du lait à la lumière – la relation mère-enfant s’enrichit d’un discours sur l’incarnation et sur la rédemption. Marqué du sceau de l’humanité à travers l’allaitement miraculeux d’un « lait-lumière », le Christ, qui esquisse un geste de bénédiction, s’expose au regard

21 Dupeux, 1991. 22 Bynum, 1984. 23 https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b10527637q/f. 92.item.r = allemand%2034. Sur ce manuscrit, voir Hamburger, 2004. 24 Boespflug, 2012.

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dévot du spectateur, pressentant sa crucifixion à venir, située dans le hors champ de la stigmatisation de saint François à l’arrière-plan du tableau. Une pluie de lait Les exemples analysés jusqu’ici figurent le lait de manière métaphorique, enfoui dans un pli, substitué par un rayon de lumière. Quant aux cas où le lait est réellement figuré, ils sont beaucoup plus rares, et le plus souvent réduits à quelques gouttes perlant au sein de Marie, à l’instar de la « Vierge à l’écran d’osier » de Robert Campin (vers 1430, tempera, 63,4 × 48,5 ; Londres, National Gallery25), ou à un discret jet lacté comme sur l’étendard de procession de Luca Signorelli (1480-83, 84 × 60, tempera ; Milan, Brera) ou dans la « Vierge du lait » de Bartolomeo Bermejo (vers 1465-70, huile sur toile, 58,2 × 43,3 ; Valencia, Museo de Bellas artes). Plutôt timide dans ces quelques exemples, le lait envahit telle une pluie lactée le retable de la Virgen de la Leche du peintre valencien Antoni Peris (vers 1410, tempera sur bois, 386 × 277 cm ; Valencia, Museo de Bellas artes ; Fig. 4). Dans le panneau central, la Vierge allaite debout son nouveau-né. De son sein giclent de nombreuses gouttes de lait que des dévots recueillent dans des récipients. Représentée comme mère du Christ, Marie apparaît également ici comme mère de tous, « Mater omnium ». Juste au-dessus d’elle est figurée la Crucifixion, flanquée de l’Annonciation répartie en deux panonceaux, et surmontée par la représentation du Christ-juge. De chaque côté de ces scènes se tiennent des anges portant des écus timbrés du nom de Jésus26. En suivant l’axe vertical central, les trois moments clés de la vie du Christ – naissance, mort et résurrection – se trouvent ainsi enchaînés. Sur les parties latérales divisées en trois registres – deux panneaux manquent aujourd’hui27 – figurent des scènes d’allaitement faisant écho au thème du panneau central. Nécessaire pour la lactation miraculeuse de saint Bernard, l’allaitement s’invite dans les autres épisodes représentés – fuite en Égypte, adoration des mages et Vierge d’humilité au paradis – qui en sont traditionnellement dépourvus28. Pour la Vierge du panneau central (Fig. 5), Antoni Peris combine différents motifs iconographiques : couronnée, elle est placée sur un quartier de lune, en référence à la femme de l’Apocalypse29. Les deux anges qui déploient une tenture derrière elle rapprochent cette madone du type des Vierges de miséricorde30. La protection qu’elle accorde à ses dévots s’avère ici bien particulière, puisqu’elle les nourrit du même lait dont elle nourrit Celui qui deviendra leur nourriture – chair et sang – hostie et vin – au moment de l’eucharistie. Cette interprétation est confirmée par le contexte historique original de ce retable.

25 Voir dans ce volume, fig. 3, dans Br. Roux, « Vierge à la bouteille ». 26 La restauration, conduite en 2001-2002, a permis de redécouvrir ces anges porteurs du monogramme du Christ sous des repeints importants qui les avaient transformés en anges exhibant les instruments de la Passion (Benavent, Hernandez Andrada, March Soriano, 2002, ill. 3). 27 La prédelle qu’on pourrait attendre dans ce type de retable est également manquante. 28 La disposition actuelle des panneaux, tout comme leur redimensionnement, est le résultat de la restauration (ibid., ill. 2). 29 Sur l’association de la Vierge avec la femme de l’Apocalypse, voir Meiss, 1936 ; Williamson, 2009. 30 Millet, Rabel, 2011.

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Fig. 4. Antoni Peris, Retable de la Mare de Déu de la Llet (Valencia, Museu de Belles Arts) Public Domain.

Traditionnellement situé dans une chapelle du couvent des dominicains de Valence, le retable a été replacé de manière convaincante par Carme Llanes Domingo dans la chapelle de Notre-Dame de l’hôpital des Clapets de cette même ville31. Cet hôpital, administré par les jurés de la cité, accueille les malades et les orphelins, et se charge

31 Llanes Domingo, 2012, en particulier, p. 104-108.

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notamment de l’allaitement des enfants, comme le prouvent des attestations de payements32. On comprend mieux dans un tel contexte la peinture d’Antoni Peris qui met précisément en scène l’œuvre de charité pratiquée en ce lieu, en particulier en lien avec le don du lait, ce que confirme en outre la présence très inhabituelle d’enfants parmi les fidèles placés aux pieds de la madone33. La Vierge allaitante vaut ici comme une figure de la Charité, la « mère des vertus », parfois représentée comme une mère allaitant ses enfants, à l’instar du bas-relief de Giovanni di Balduccio pour Orsanmichele à Florence (1e moitié du xive siècle ; Washington, National Gallery, Kress collection)34. Elle possède du lait en abondance, destiné à l’ensemble de la communauté des chrétiens. L’enfant Jésus participe aussi à cette œuvre de charité en laissant volontairement s’échapper du lait pour les fidèles placés en contrebas, métamorphosés ainsi en ses « frères de lait ». Il y a dans cette pluie de lait une allusion à l’épisode vétérotestamentaire de la manne tombant sur les Hébreux dans le désert Fig. 5. détail de Antoni Peris, Retable de la Mare (Exode 16). Cette nourriture divine constitue de Déu de la Llet (Valencia, Museu de Belles Arts) la préfiguration du pain eucharistique. Ainsi, Public Domain. le rapport « alimentaire » qui s’établit entre Dieu et les croyants dans l’image centrale du retable redouble celui qui se noue devant l’image, placée sur l’autel de la chapelle Notre-Dame, au moment de l’eucharistie, les seconds consommant le premier au moment de la messe. En d’autres termes, le lait de la Vierge s’il nourrit charnellement et son Fils et les hommes, les nourrit bien plus encore spirituellement par le sacrifice eucharistique. On notera qu’en focalisant l’attention sur le lait de la Vierge au lieu du sang du Christ, et partant sur la mère plutôt que sur le fils, Antoni Peris dépeint une version féminisée, maternelle et lactée de l’eucharistie, une invention qui ne semble pas avoir connu de postérité.

32 Ibid., p. 104. 33 Quelques décennies plus tard, la Madonna degli Innocenti de Domenico di Michelino (1446) ne représente que des enfants sous le manteau de la Vierge, certainement en lien avec sa destination d’étendard de l’Hôpital des Innocents à Florence (Florence, Galleria dello Spedale degli Innocenti). 34 Seidel, 1977.

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Conclusion Au terme de cette exploration de la période médiévale, il apparaît que les représentations métaphoriques du lait sont plus communes que celles littérales. Elles se construisent sur le rapprochement de deux sens du mot sinus, anatomique et textile, selon un mode de faire caractéristique du Moyen Âge. Allusives, elles pourraient passer inaperçues si l’on se contentait d’analyser la représentation des drapés du point de vue de la forme, en omettant leurs effets de sens. À côté du pli du vêtement, le rayon lumineux s’affirme comme une autre métaphore bâtie sur des comparaisons non plus verbales, mais visuelles et conceptuelles, analogues en partie à celles qui régissent les représentations littérales. Chez Botticelli, ce qui tient place du lait, en de minces traits blancs dorés et continus, semblables à ceux de la stigmatisation de saint François, traverse la surface picturale provoquant la désunion de la Mère et de son Enfant. Ce faisant, l’allaitement devient surnaturel, se parant des attributs des lactations miraculeuses, à l’image de celles de saint Bernard, dont l’un des traits caractéristiques consiste en un « jet lacté à distance »35. À ce titre, on peut se demander si le manque de succès de représentations du fluide lacté pour les Vierges à l’Enfant ne tient pas, en partie, à une certaine résistance à situer l’allaitement de Jésus du côté du miracle. En effet, la conception même de l’incarnation suppose que ce dieu fait homme soit nourri comme n’importe quel homme au sein d’une mère humaine. Dit autrement, un allaitement non miraculeux est l’emblème efficace et irrésistible de cette incarnation. D’autre part, dans le tondo de Botticelli et dans le retable de Peris, la représentation du lait, qu’elle soit métaphorique ou littérale, entraîne un déséquilibre dans le couple mère-enfant, en faveur de la première. Particulièrement frappant dans le retable valencien, la Vierge y domine spatialement et sémantiquement son fils, ne laissant à ce dernier que quelques gouttes de lait. Dans tous les cas cependant, représenter le lait échangé au cours de l’allaitement permet d’élargir la relation mère-enfant aux fidèles, et plus largement aux spectateurs, appartenant à une même « communauté de lait ». Bibliographie J. Baschet, Le sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 2000. Osc. Benavent, Al. Hernandez Andrada, Inm. March Soriano, « Restauracion del retablo de la Virgen de la Leche de Antonio Peris », in Actas del I congreso del GEIIC, Valencia, 2002, p. 143-148. Fr. Boespflug, « La double intercession en procès. De quelques effets iconographiques de la théologie de Luther », in Fr. Boespflug, Dieu dans l’art à la fin du Moyen Âge, Genève, Droz, 2012, p. 371-401. El. Bolman, « The enigmatic Coptic Galaktotrophousa and the cult of the Virgin Mary in Egypt », in Vassilaki, M. (éd.), Images of the Mother of God. Perceptions of the Theotokos in Byzantium, Burlington, Ashgate, 2005, p. 13-22.

35 Voir F. Cousinié, dans cet ouvrage.

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W. Borchers, Der Osnabrücker Domschatz, Osnabrück, Wenner, 1974. M. Boskovits, « Una mostra su Botticelli e Filippino », Arte Cristiana, XCII (2004), p. 419-20. C. Bynum, Jesus as Mother : Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley, University of California Press, 1984. G. Cassegrain, La coulure. Histoire(s) d’une peinture en mouvement, xie-xxie siècles, Paris, Hazan, 2015. Fr. Cousinié, Esthétique des fluides. Sang, sperme, merde dans la peinture française du xviie siècle, Paris, Éditions du Félin, 2011. C. Dupeux, « La lactation de Saint Bernard de Clairvaux. Genèse et évolution d’une image », in Fr. Dunand, J.-M. Spieser, J. Wirth, (éd.), L’image et la production du sacré, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 165-193. B. Fricke, « A liquid history. Blood and animation in Late Medieval Art », Res, 63/64 (2013), p. 53-69. J. Hamburger, « Un jardin de roses spirituel : une vie enluminée de Catherine de Sienne », Art de l’enluminure, no 11 (2004). C. Llanes Dominguo, « El gotic internacional a València. Antoni Peris en la pintura valenciana (1402-1424) », Ars Longa, 21 (2012), p. 95-110. M. Meiss, « The Madonna of humility », Art Bulletin, 18 (1936), p. 435-465. H. Millet, Cl. Rabel, La Vierge au manteau du Puy-en-Velay. Un chef d’œuvre du gothique international (vers 1400-1410), Lyon, Fage éditions, 2011. M. Seidel, « Ubera Matris. Die vielschichtige Bedeutung eines Symbols in der mittelalterlichen Kunst », Städel-Jahrbuch, 6 (1977), p. 41-98. J. G. Sperling, « Squeezing, Squirting, Spilling Milk : the Lactation of Saint Bernard and the Flemish Madonna Lactans (ca. 1430-1530) », Renaissance Quarterly, 71 (2018), p. 868-918. J. Stiennon, « La Vierge de Dom Rupert », in Saint-Laurent de Liège. Église, Abbaye et hôpital militaire, mille ans d’histoire, Liège, Soledi, 1968, p. 81-92. B. Williamson, The Madonna of Humility. Development, Dissemination and Reception, c. 13401400, Woolbridge, Boydell Press, 2009. J. Wirth, « L’emprunt des propriétés du nom par l’image médiévale », Études de lettres, 3-4 (1994), p. 61-92.

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Le lait des chrétiens Imaginaire biblique, modèles de comportement et lactations extraordinaires à l’époque moderne La tradition textuelle de la Bible accorde une importance symbolique remarquable aux thèmes de l’allaitement et des soins prodigués par l’entremise de la première nourriture lactée. Les diverses significations chrétiennes de ces motifs ont été réinvesties par les courants théologiques féministes, qui soulignent le caractère de construction historique des références masculines attribuées à la transcendance divine1. Si l’usage des métaphores féminines pour définir l’activité divine a longtemps été considéré comme marginal ou atypique, leur interprétation a en revanche contribué à forger une tradition théologique dont l’asymétrie est désormais valorisée et amplement mobilisée sur le plan heuristique2. Le lien établi entre nourrissage et filiation produit un imaginaire de care divin dans sa relation au monde, qui contredit l’image exclusive d’un Dieu-père : les soins maternels permettent de penser la maternité de Dieu ; elles peuvent encore aider à se défaire de la perspective binaire dans l’approche théologique3. Lait et allaitement : motifs bibliques Convoqué tout d’abord comme une métaphore de la providence de Dieu dans l’Ancien Testament, à travers l’image de sa tendresse de mère, nourrice et sage-femme4, l’allaitement est également utilisé comme un motif à la fois de transmission identitaire collective, d’élection individuelle et de pureté rituelle5. La réappropriation chrétienne de ces motifs dans le Nouveau Testament, active de son côté la valeur spirituelle de la relation d’intimité engendrée par cette pratique fondatrice de nutrition, tout en insistant 1 Voir Daviau et Marleau, 2018. 2 Johnson, 2017, p. 79-104 ; pour un réinvestissement critique des épistémologies féministes de care dans l’éthique chrétienne : Tanner, 1996. 3 Johnson, 2017, p. 104-107 ou encore, pour l’herméneutique de la théologie queer : Lavignotte, 2008, p. 42-43 ; 68-70. 4 Voir notamment Es 42, 14 ; 44, 2 ; 46, 3 ; 49, 5 et 15 ; 66, 13 ; Ps 8, 22 et 27. 5 Chapman, 2012, p. 39, souligne la valorisation biblique du caractère matrilinéaire de la transmission, qui produit une « male’s tribal identity » spécifique. Daniela Solfaroli Camillocci  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 59-80 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127421 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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sur la nécessité du sevrage. Sous l’autorité de l’apôtre Paul, le sevrage est présenté comme l’acquisition d’une forme plus élevée et profonde de connaissance, à travers l’image de la doctrine comme nourriture solide : Quant à moi, mes frères, ce n’est pas comme à des êtres spirituels que j’ai pu vous parler, mais comme à des êtres charnels, comme à des tout-petits dans le Christ. Je vous ai donné du lait ; non pas de la nourriture solide, car vous n’auriez pas pu la supporter ; d’ailleurs, maintenant même vous ne le pourriez pas, parce que vous êtes encore charnels (1Co 3, 1-3)6. En revanche, dans la première épître de l’apôtre Pierre, le motif du désir de lait des nourrissons pointe la conversion comme un besoin spirituel essentiel : Rejetez donc toute malfaisance et toute ruse, l’hypocrisie, l’envie et toute médisance ; comme des enfants nouveau-nés, aspirez au lait non frelaté de la Parole, afin que, par lui, vous croissiez pour le salut, si vous avez goûté la bonté du Seigneur (1P 2, 1-2). Par les images de la nutrition lactée, ces deux épîtres précisent, avec des nuances importantes, les diverses modalités de la connaissance divine – assimilation de l’éducation impartie, régénération à travers l’expérience de la bonté de Dieu qui « prend soin ». Première nourriture des faibles ou fluide aux propriétés spirituelles de compréhension7 et de purification, c’est en tout cas à travers le lait de la connaissance d’un Dieu « goûté » par les fidèles, que prend forme le corps collectif des chrétiens. Le lait miellé est d’ailleurs associé rituellement à l’eau dans les plus anciennes liturgies baptismales8. De son côté, la tradition patristique représente l’Église comme une mère dont l’allaitement nourrit et façonne les membres du « corps » communautaire construit par le lien du baptême. Convoquée sans cesse dans la réflexion théologique, la maternité de l’Église n’est pas une simple métaphore surgissant d’un langage spirituel imagé. Cette notion devient à travers les siècles le fondement du système ecclésiologique chrétien, où elle est considérée une « réalité positive et vivante »9. En d’autres termes, elle active des modèles conceptuels durables et dont le caractère performatif doit être considéré sur le plan historique. Tel c’est le but des pages qui suivent, qui visent notamment à proposer un état des lieux et des perspectives de recherche.



6 Cf. aussi un autre passage critique vis-à-vis de la nourriture lactée dans He 5, 12-14 : « Alors que vous devriez, depuis le temps, être des maîtres, vous avez de nouveau besoin qu’on vous enseigne les premiers éléments des paroles de Dieu : vous en êtes venus à avoir besoin, non pas de nourriture solide, mais de lait. Or quiconque en est au lait n’a pas l’expérience de la parole de justice : c’est un tout-petit. Mais la nourriture solide est pour les adultes, pour ceux qui, par l’usage, ont le sens exercé au discernement du bien et du mal » ; voir ensuite infra note 42. Les citations bibliques dans ce chapitre suivent la traduction de la Nouvelle Bible Segond (2007). 7 Chrétien, 2005, p. 202 note que l’original « to logikon adolon gala » (le lait pur de la parole) a été au fil des siècles interprété comme « lait de la raison », « de la compréhension humaine », « de sagesse », « de l’esprit » ou « spirituel », etc. 8 Voir Meslin, 1994, p. 112. En tant que nourriture-symbole d’abondance, de paix et de joie, lait et miel sont associés dans l’Ancien Testament à la « terre promise » de Canaan : Ex 3, 8 ; Dt. 6, 3 – et ensuite à la prophétie de l’Emmanuel (Es 7, 22), qui a été réinterprétée dans un sens christologique dans le Nouveau Testament : Mt 1, 22-23. 9 Voir la remarque du théologien réformé Paul Lobstein au début du xxe siècle : Lobstein, 1921, p. 63. Pour la perspective catholique : de Lubac, 1953.

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L’essor des théologies féministes, dès les années 1980, a renouvelé l’interprétation critique de ce thème théologique fondateur du corps de l’Église, en soulignant tout d’abord la perspective andromorphe de la « verbalisation du divin » dans les Écritures, qui comporte un réinvestissement des métaphores conjugales et maternelles dans une vision patriarcale10. La tradition patristique représente en effet l’Église comme une mère-épouse. Les versets bibliques qui font l’éloge de la beauté du corps féminin sont également utilisés pour l’exégèse allégorique du lien conjugal11. De ce fait, les interprétations de la symbolique des rôles et fonctions mettent usuellement en avant les pratiques de maternage et nourrissage en associant la fécondité aux valeurs de chasteté et fidélité des femmes. Cependant, le rejet de la sexualisation du corps dans le premier christianisme produit également d’autres représentations. L’association de l’eau du baptême au sang du Christ versé pour la rédemption des humains légitime par exemple la figure de Jésus comme mère-nourrice. Il est dès lors important de relever le fait que, dans le sillage de cette figure, les représentations troublant les codifications genrées du nourrissage sont valorisées dans les sources visuelles ou textuelles des expériences spirituelles et mystiques médiévales12. C’est toujours à travers l’association à la mère-épouse que la médiation spirituelle de Marie, mère de Jésus, en tant que Mère universelle des chrétiens, est mise en avant dans le discours théologique et la spiritualité du christianisme d’Occident13. Le culte marial se démarque par son caractère affectif notamment à partir du xiiie siècle14. Les iconographies rendent visibles ces significations. En nourrissant le Christ enfant, la vierge Marie témoigne de cet amour divin qu’exprime l’Incarnation du Dieu-Homme, dans les images par exemple de la Mater amabilis ou de Maria lactans. La Mater misericordiae s’adresse au Dieu-Père se tenant à côté de son Fils-Dieu ; elle montre sa poitrine lui rappelant cet amour, et, dans l’iconographie chrétienne de la Double Intercession, elle implore la miséricorde divine pour les péchés du monde à l’heure du Jugement. C’est encore le lait de la Vierge, communiqué aux fidèles par des visions ou jaillissant directement de ses images miraculeuses, qui témoigne de la transmission des connaissances surnaturelles15. Sur un autre plan, la surabondance de grâces attribuées à la Mère par l’Esprit qui est descendu sur elle, permet encore l’association symbolique de la lactation de la vierge Marie à l’image de la Sagesse ; l’allaitement de Jésus par sa mère figure aussi le lien de charité entre le Christ et l’Église16. Le croisement de ces deux symboliques, l’Incarnation et la transmission des connaissance divines, peut être décelé dans les pratiques des communautés chrétiennes. C’est ce que montrent les études iconographiques des objets cultuels produits par la dévotion

10 Schüssler-Fiorenza, 1986 ; Radford-Ruether, 1983 ; Parmentier, 1999. 11 Borresen 1982 ; Jenson, 2008. 12 Sur le thème de l’androgyne dans la première culture chrétienne cf. Meeks, 1974 et Lionetti, 1988, p. 83-94. L’importance de la figure de Jésus comme mère dans la culture spirituelle est soulignée dans l’étude fondatrice de Walker Bynum, 1982 ; cf. les remarques importantes de P.-Ol. Dittmar et Cl. Chl. Maillet dans ce volume. 13 L’influence de la spiritualité mariale du christianisme oriental est cependant essentielle : Rubin, 1989b, p. 88-99. 14 Rubin, 2009a. 15 Berlioz, 1988 ; Dupeux, 1991 ; Sperling, 2018. Voir aussi Br. Roux, « Le lait comme fluide symbolique » et Fr. Cousinié dans ce volume. 16 Warner, 2013, p. 195-208.

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au lait de la Vierge, ou les analyses des récits hagiographiques et des visions17. Il s’agit d’un champ d’études en voie de définition, que certaines contributions de cet ouvrage permettent d’approfondir18. Il serait cependant utile d’élargir le cadre chronologique des recherches, notamment en ce qui concerne l’expérience mystique moderne et contemporaine19, et de comparer les usages interprétatifs dans les diverses confessions de foi chrétiennes. Lutter pour le sein maternel : figures de l’exclusion Toutes ces références, constitutives de l’imaginaire chrétien de la connaissance divine représentée sur le mode de l’allaitement, permettent aussi d’envisager la punition des déviances, par la rupture des liens physique et affectif établis lors du nourrissage. Qu’arrive-t-il quand la mamelle nourricière se tarit, quand le lait se convertit en poison, ou si le nourrisson manifeste son ingratitude en agressant le sein qui l’a nourri, ou encore s’il est soustrait du sein de sa mère par des mains meurtrières20 ? Ces images d’abandon, de rejet et de violences, sont l’expression de la colère divine dans l’Ancien Testament ; elles se retrouvent dans le Nouveau Testament et sont ensuite mobilisées dans le cadre des controverses théologiques, notamment pour stigmatiser l’hérésie et/ou l’apostasie comme autant de marques de l’obstination ou de la rébellion. Les réappropriations et réactualisations des images, positives ou négatives, de la lactation, du sein maternel et du nourrissage au moyen âge, puisent ainsi leur légitimité dans la tradition interprétative patristique des textes bibliques, où la notion de la « maternité » de l’Église est élaborée en relation à une vision complexe de la « paternité » de Dieu21. Dans le contexte des conflits chrétiens de l’époque moderne, les discours religieux croisent les références et multiplient les renvois aux liens conjugaux et à la filiation, à partir de métaphores bibliques qui sont sans cesse réactivées, commentées et réinterprétées en vue de leurs implications théologiques et morales22. L’allaitement peut dès lors être considéré comme l’un des modes du transfert identitaire. Il y a un caractère paradoxal inhérent à la symbolique chrétienne de la transmission par la nourriture lactée. Elle peut être comprise et représentée comme un don de soi, qui se doit d’être fécond, car sobre et paisible23. Le topos du lait des chrétiens, qui symbolise la cohésion du corps communautaire des fidèles suçant le même lait du baptême contre toute forme d’infidélité ou d’altérité religieuse, porte toutefois en lui-même un discours d’éviction, de rejet, voire de haine théologique. L’ambivalence de cette perspective sur la transmission devient visible à travers la mélancolie des

17 Walker Bynum, 1995. Voir aussi Lett, 2002 ; Barnay, 2011 ; Sperling, 2018 ; Roux, 2020. 18 Voir notamment Br. Roux, « La relique du lait de la Vierge », et J. Planamente dans ce volume. 19 Voir Walker Bynum, 1994. Pour la discussion du thème de l’allaitement mystique, à partir d’une étude de cas : Pomata, 2001 et dernièrement Maillet, 2017. 20 Nb, 11, 12 ; Dt, 28, 56-57 ; 32, 18 et 25 ; Os 9, 14 et 10, 14 ; Lm 2, 12 et 4, 3 ; Es 13, 16-18 ; Jr 44, 7 ; Jb 24, 20 ; Ps 137. 21 Baschet, 2000 ; cf. cependant les nuances critiques apportées par Bœspflug, 2009. 22 Dompnier, 1985. 23 Pour l’interprétation du Cantique des Cantiques : Chrétien, 2005, p. 201-223. Voir aussi J. Blanc, « Nutrition et innutrition », dans ce volume.

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Fig. 1. C. Ripa, Iconologia overo descrittione di diverse imagini cavate dall’antichità, et di propria inventione, Roma, Lepido Facii, 1603, p. 217 : l’Hérésie.

enfants exclus, éloignés voire qui s’éloignent du sein nourricier dans les allégories de la Charité24. Dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné elle apparaît de manière éloquente. Fort d’un registre poétique mémoriel dont le puissant imaginaire ne fait pas de doute, Aubigné représente le drame de la politique meurtrière des guerres de religion par l’image biblique du conflit entre les deux jumeaux Ésaü et Jacob. Le premier nourrisson, « plus fort orgueilleux », empoignant « les deux bouts des tétins nourriciers », dispute à l’autre l’exclusivité du sein de leur « mère affligée », qui les porte : la France. Son corps devient alors le terrain d’une lutte fratricide, qui « viole l’asyle de ses bras », et dont la violence aveugle la blesse et meurtrit, jusqu’à l’expression de l’ire maternelle par le rejet et la malédiction : Adonc se perd le laict, le suc de sa poitrine,/ Puis aux derniers aboys de sa proche ruine/ Elle dit, vous avez félons ensanglanté/ Le sein qui vous nourrit, et qui vous a porté :/ Or vivez de venin, sanglante géniture, / Je n’ay plus que du sang pour vostre nourriture25. On est également confronté à la violence symbolique des représentations catholiques de l’hérésie comme vieille femme aux mamelles desséchées (Fig. 1), car les enfants ne seront pas nourris en son sein, à la différence de ceux accueillis dans le sein aux vertus nourricières de la mère Église26. Cette figure se prête toutefois facilement aux rebondissements polémiques. Luther cherche déjà à dévoiler l’origine diabolique de l’institution papale en la représentant sous les traits de la génération satanique d’un pape-nouveau-né, enfanté par une diablesse et ensuite allaité et élevé par trois Furies. L’image caricaturale de la nourrice Mégère, qui est publiée en 1545 dans un livre à images, l’Image de la papauté, questionne l’Église romaine en tant qu’institution-mère et par

24 Voir Al. Woolley dans ce volume ainsi que Woolley, 2013. 25 Th. Agr. d’Aubigné, Les Tragiques (1616), édition critique établie et annotée par J.-R. Fanlo, Paris, Champion, 2006, « Misères » v. 97-130. Je remercie Andrea Carlino pour avoir attiré mon attention sur les implications de ce passage célèbre. L’allégorie de la mère meurtrière (et meurtrie) a été un topos de la littérature de la plainte au temps des guerres de religion en France, comme le précise l’éditeur dans les notes de ces vers. Elle produit aussi des figurations littéraires sur le regret de l’enfant « désallaité » : Read, 2011, p. 113-115. Voir aussi Foehr-Janssens, 2017. 26 Dompnier, 1996, p. 9. Dans l’iconographie médiévale, l’hérésie est aussi représentée avec des serpents attachés à ses mamelles : voir P.-Ol. Dittmar et Cl. Chl. Maillet dans ce volume.

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conséquent son magistère pour la transmission de l’Évangile (Fig. 2)27. Sur un autre plan, celui de la dénonciation chrétienne de l’altérité religieuse à combattre, les écrits contre les Juifs de Luther mettent en avant une critique théologique agressive de l’élection par la naissance, qui se fonde sur l’idée de filiation. En convoquant pour sa part le motif de la rivalité entre Ésaü et Jacob, Luther oppose le sang et le lait à la parole et à la vocation par lesquelles on devient enfant élu de Dieu28. Dans les mêmes années, le violent sujet iconographique médiéval de la Judensau – la truie allaitant les Juifs –, tel qu’il est réinvesti par la polémique luthérienne, dévoile le basculement antisémite du discours religieux du réformateur, à travers l’emploi d’une symbolique des relations entre espèces qui caricature la notion d’impureté29. À la fin des années 1560, dans la fureur du conflit confessionnel relancé par la conclusion du concile de Trente, les images de la truie allaitante et des Furies nourrices sont récupérées, toujours du côté des imprimés populaires protestants, pour attaquer les missions des jésuites en Allemagne : elles servent à dénoncer à la fois l’allégeance papiste de la Compagnie de Jésus et l’origine crypto-juive de ses membres. D’une riposte à l’autre, ces modes de l’invective contre les Juifs restent une constante du discours chrétien moderne. Des truies aux mamelles turgides, accompagnant des enfants-monstres, sont ensuite représentées dans un placard catholique, qui répond aux publications luthériennes30. Cette iconographie et le texte qui l’accompagne entendent alors stigmatiser la naissance de perversions et déviances dans l’espace géographique protestant, et défendre ainsi le bien-fondé de la défense de l’« Église militante » – le combat pour Rome en Allemagne. Le frontispice historié d’un ouvrage publié par le jésuite Bernard Galtier en 1620, comme outil de controverse pour les prédicateurs catholiques en France, L’apocalypse de la réformation ou la révélation des mystères de la prétendue réformée, réactive de son côté l’image de la Réforme comme une Furie mère-nourrice31.

27 M. Luther, Abbildung des Babstums, in Id., Werke. Kritische Gesamtausgabe, vol. 54, Weimar, Hermann Böhlaus Nachfolger, 1928, p. 346-373. 28 Luther mobilise l’exemple d’Ésaü et Jacob : le jumeau cadet qui est appelé à la primogéniture à la place de l’ainé, par l’action de leur mère Rebecca (Gn 27). Le fait que les deux enfants aient grandi « dans le sein de la même mère n’y a rien changé, pas plus que le fait qu’ils se soient nourris du lait et du sang de la même et unique Rebecca » : Luther, Des Juifs et de leurs mensonges (1543), éd. critique et introduction par P. Savy, Paris, Champion, 2015, p. 55. Cet épisode biblique est souvent évoqué dans le contexte de conflits religieux ou intra-chrétiens. 29 Sur les enjeux de violence symbolique dans la reprise luthérienne de cette iconographie médiévale, voir Savy, 2015, qui discute aussi l’état des études. Le thème de l’allaitement dans la circulation de motifs antisémites en Allemagne à l’époque moderne mériterait une étude spécifique, comme celle récemment effectuée sur les nourrices nouvelles chrétiennes en Espagne : Gebke, 2020. La relation entre les familles juives et leurs nourrices chrétiennes est évoquée comme problématique dans la bulle Etsi Judeos d’Innocent III : voir la discussion de ce texte controversé par Cohen, 2017 qui met en avant l’importance du fluide pour la notion d’impureté. Voir aussi l’analyse provocatrice des manuels domestiques britanniques du début du xviie siècle de Trubowitz, 2000 à cf. cependant avec les indications sur le topos du père juif pauvre allaitant ses enfants étudié par Lionetti, 1988, p. 128-133. 30 Ces images protestantes contre les jésuites et celles du placard catholique antiprotestant de Johann Nas sont reproduites dans l’étude de Spinks, 2004, dont je suis ici le propos. 31 B. Galtier, L’apocalypse de la Réformation ou la revelation de la pretendue réformée. Œuvre divisée en XII Discours monstrant comme la doctrine qu’elle proteste conduit à toute mechanceté. Livre très utile aux prédicateurs qui desirent desabuzer les Errans. Dédié à Monseigneur le Cardinal de La Rochefoucaud, Poitiers, Antoine Mesmier imprimeur ordinaire du roy, 1620. Le père Galtier (1564-1629) a été enseignant de rhétorique, prédicateur et recteur des collèges d’Agen et Bordeaux : Sommervogel, 1892, p. 1147, 2.

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Fig. 2. M. Luther, Abbildung des Babstums (1545) : caricature du pape-enfant élévé par les Furies.

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Trois femmes y sont représentées (Fig. 3). La première, assise au centre est plus petite, mais surmonte les deux autres. Elle figure l’Église qui, accompagnée par la colombe du Saint Esprit émanant de sa lumière, tient la croix, et la tiare papale d’où pendent les clés. Dans les marges de la page, à côté du titre, les autres femmes se montrent debout, devant deux colonnes. La première est une jeune richement habillée, « parée en courtisane ». Elle est masquée et porte un livre et un vase – la bible « imaginaire » prêchée par les ministres réformés et la coupe de l’erreur qu’elle tient couverte pour en cacher le « mystère » (d’iniquité). Il s’agit de la Réformation, telle qu’elle voudrait apparaître. La deuxième est la vraie (pretendue) Réformation, quand elle est révélée par la lumière du Saint Esprit : une vieille « Megère furieuse », des serpents comme cheveux, lève la torche qui a allumé des conflits sanguinaires en toute Europe. Sa robe déchirée découvrant la poitrine, un enfant déjà grand s’attache à ses mamelles flétries. Comme l’explique l’auteur, ces figures sont la mise en abîme du dévoilement que dénonce son œuvre. Grâce à elle en effet : Ce misérable jeune enfant réformé qui pend aux tetasses empoisonnées de ceste Louve, les jambes duquel sont arrestées dans les plis de la queue du Serpent infernal, ne se peut maintenant couvrir du manteau d’ignorance (aussi est-il tout nud) et dire qu’il ne la peut recognoistre telle qu’elle est32. A travers la violence extrême de ces images et de ces textes, il apparaît clairement que l’enjeu de la transmission dépend non seulement des pouvoirs spécifiques attribués au lait, mais aussi des corps qui produisent ou reçoivent cette première nourriture. Ces corps peuvent être quant à eux présentés comme bons ou mauvais, en raison de leur complexion, âge ou origine. En caricaturant les traits des mères, des nourrices et des nourrissons, les images polémiques renvoient implicitement à la compréhension des normes nutritionnelles considérées selon la nature. La référence à cette « normalité » permet d’évoquer ce qui représente son contraire : des pratiques ou des actrices et acteurs jugés hors normes, voire contre nature. Corps nourriciers et fluide nourrissant sont en effet considérés comme responsables de la santé morale – ou spirituelle – et physique des individus, mais ils déterminent aussi leur défauts, vices et perversions33. Le présent ouvrage réunit les résultats de recherches qui interrogent l’impact politique et social des représentations et constructions intellectuelles autour du corps des nourrices, en fonction de leurs origines et apparences34. Au croisement des discours médicaux et des dispositifs religieux, la définition de l’allaitement contribue à la fois à la mise en place des hiérarchies de classe et aux processus de racialisation, soit à des représentations et constructions qui ne sont pas sans susciter des tensions. L’idéologie de pureté sociale par la limpieza de sangre dans l’Espagne moderne dénonce les dangers de la contamination des enfants par le lait de nourrices nouvellement converties à la foi chrétienne. Ciblant les individus d’origine juive ou musulmane, et favorisant le processus de séparation et stigmatisation, cette perspective finit même par remettre en question l’affirmation théologique catholique de la grâce salutaire offerte par le sacrement du

32 Ibid., « Explication de la figure qui sert de Frontispice au livre », p. [Av]. 33 Sparey, 2012. 34 Voir les études de la partie « actrice/acteurs », ainsi que C. Avignon dans ce volume.

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Fig. 3 B. GALTIER, L’apocalypse de la Réformation ou la révélation de la prétendue réformée (Poitiers, 1620) : Page de titre.

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baptême. Elle est dès lors parfois nuancée ou critiquée par des gens d’Église, ceux-là mêmes qui sont impliqués sur le plan institutionnel dans la persécution des infidèles35. Nourrir dans la foi : modèles domestiques Si le discours polémique souligne les retombées négatives et déviantes de la filiation par la nourriture lactée, cette métaphore définit dans son acception positive les formes de l’encadrement des fidèles, appelés au témoignage religieux à des fins d’affirmation identitaire. Ce sein nourricier, qui prodigue la première éducation de la foi, est en effet un motif sans cesse repris dans la littérature religieuse visant à inspirer et à encadrer les bons usages domestiques, tout comme à réprimander les excès de violence et les désunions dans les foyers. Les recherches soulignent la prolifération, dès la fin du xvie siècle, des manuels de comportement consacrés à l’instruction des « devoirs » des parents, où les rôles spécifiques d’éducation du père et de la mère sont compris et représentés sur le mode de la nutrition. Dès la fin du moyen âge, le bon gouvernement de la maison et la question de la prise en charge par le père du devoir de nourrir sa famille sont au centre du discours normatif et des modèles religieux pour l’économie domestique36. Dans la redéfinition du foyer domestique proposée par les humanistes chrétiens émergent d’autres interprétations de ce devoir assigné aux pères de famille : l’importance de l’éducation comme nourriture spirituelle. Il faut nourrir dans la foi, à savoir défendre et transmettre, par les paroles et une vie exemplaire, la fidélité à un « patrimoine » reconnu et partagé de savoirs, croyances et usages. Les normes interpellent les gens d’Église engagés dans la prédication pénitentielle à l’intention des laïcs, mais aussi les juristes et les magistrats. Ces productions discursives permettent bien des développements, qui thématisent notamment les interactions entre la figure du père et celle du prince. La représentation de la « génération » de l’État par le souverain familial marque la construction juridique de la première modernité, qui établit et renforce la naturalisation politico-sociale des codifications de genre37. Dans les écrits humanistes sur l’éducation, la nourriture lactée fournit aussi le modèle intellectuel de la compréhension des fondements de la connaissance. Elle est associée à d’autres formes de nourriture, qui se situent dans son prolongement ou qui lui sont opposées – suivant la perspective spécifique des auteurs et le cadre rhétorique de l’usage littéraire –, telle la nourriture solide de l’éducation dispensée par la parole et la correction paternelle. Dans ses Adages, Érasme commente, en s’appuyant sur des sources antiques, trois expressions, « Depuis les premiers ongles », « Depuis le berceau » et « Avec le lait de la nourrice ». Il relève notamment les dangers que représentent les « mauvaises impressions » des premiers jours, qui s’impriment dans la tendre chair des nourrissons façonnée par les femmes de la maison. Parvenus à leur maturité, les hommes prennent alors la mesure des « mythes » et des « opinions fausses » entendues depuis l’enfance : au

35 Voir Chr. Orobitg dans ce volume, où elle discute la problématique du baptême. Les dynamiques ibériques de stigmatisation par le lait ont été analysés dernièrement par Gebke, 2020, p. 41-90. 36 Lett, 2000 ; Cavina, 2017, p. 37-46. 37 Hanley, 1995 ; Moulinier, 2000 ; Cavina, 2017, p. 47-61. Pour les usages politiques de l’allégorie de la France comme « mère nature » à la Renaissance voir Zorach, 2005, p. 83-134.

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bout du compte, avec le lait des nourrices, c’est bien de l’erreur dont l’enfant s’imprègne, au sein des familles38. La conception de l’allaitement comme accomplissement véritable de la maternité surgit dès lors à la faveur d’un discours intellectuel et moral qui met l’accent sur l’instruction comme lien entre générations, tout en alertant sur les dangers d’une mauvaise éducation39. À partir de cette réflexion sur la transmission, la prise en charge personnelle de l’allaitement des enfants par la mère détermine sa collaboration au devoir de nourriture du père. Le lait des mères, qui est associé au sang dans la théorie de la déalbation, est présenté, fort de l’autorité de la tradition médicale, comme le fluide qui transmet, avec le tempérament, les rudiments d’une identité familiale à perpétuer40. Les femmes chrétiennes pratiquant la charité et la foi en toute modestie seront sauvées par leur maternité, et achemineront leurs enfants vers un chemin de grâce, comme l’affirme l’apôtre Paul (1Tm 2, 15). De ce fait, l’allaitement maternel se charge aussi de finalités qui touchent au salut. L’approche spirituelle de la maternité, qui souligne l’importance du rôle des femmes dans la transmission de la foi, a pu être présentée comme un continuum de la culture chrétienne européenne41. À l’époque des conflits intra-chrétiens, l’injonction morale de l’allaitement témoigne de l’acceptation d’un rôle spécifique dévolu aux femmes de la maison dans l’éducation des petits-enfants42. Auparavant, cet aspect n’apparaissait pas de manière évidente chez les humanistes qui, engagés dans l’éloge des vertus civiles du mariage, soulignent pour leur part l’économie symbolique dont sont chargés les pères de famille43. L’idée de filiation spirituelle paternelle et maternelle ne peut cependant se comprendre sans considérer également l’importance qu’elle revêt pour les gens d’Église eux-mêmes afin de rendre compte de la vocation à la génération intellectuelle et spirituelle qu’ils se reconnaissent. Suivant le témoignage paulinien transmis à la communauté de Thessalonique, l’action de l’apôtre peut être comparée à la tendresse d’une mère-nourrice : Comme apôtres du Christ, nous aurions pu nous imposer. Mais nous nous sommes faits tout petits au milieu de vous ; comme une mère prend soin des enfants qu’elle nourrit, nous aurions voulu, dans notre tendresse pour vous, vous donner non seulement la bonne nouvelle de Dieu, mais encore notre propre vie, tant vous nous étiez devenus chers. (1Th 2, 7-8)44.

38 Érasme, Les Adages, sous la dir. de J.-Chr. Saladin, Paris, Les Belles Lettres, 2011, vol. 1 : 652, A teneris unguiculis ; 653, Ab incunabulis ; 654 Cum lacte nutricis, p. 512-513. L’autorité de 1Co 2, 13-14 et 1Co 3, 1-3 (voir supra) légitime implicitement ce discours, qui sert par ailleurs à promouvoir l’importance du correctif imparti par la pédagogie « solide » des instituteurs humanistes. 39 La thèse doctorale de J. Sercomanens, « Les polices du corps féminin : normes et modes de comportement pour les jeunes filles, les épouses et les mères entre Renaissance et Réforme (1488-1589) », menée dans le cadre du groupe de recherche « Lactation in History », est consacrée à ces thématiques. 40 Voir M. Van der Lugt dans ce volume. 41 Delumeau, 1992. Cf. cependant les remarques critiques de Marand-Fouquet, 1995. 42 Voir J. Sercomanens, « Tailles serrées », ainsi que son analyse de ces questions dans D. Solfaroli Camillocci, J. Sercomanens, Ph. A. Rieder dans ce volume. 43 Voir à ce sujet l’analyse du traité de Leon Battista Alberti De la famille par Hairston, 2013. 44 A partir du mot original trophos, nourrice, qui indique toute mère qui nourrit de son lait un enfant et lui apporte des soins, ce passage a donné lieu à des interprétations différentes. Pour une mise en perspective historique de l’exégèse complexe de cette image de la mère-nourrice, qui met en avant la tendresse du lien de filiation et de paternité spirituelle de l’apôtre, mais aussi la dépendance des « enfants », voir Houston Mcneel, 2014. Cf. ce passage avec 1Co 4,

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Ce passage, qui défend une conception singulière de paternité spirituelle, est réactivé à des fins pastorales spécifiques par des acteurs ecclésiastiques appartenant à des Églises rivales. Pour la France catholique, on a souligné que la littérature sur la direction de conscience met en avant l’engagement personnel du prêtre comme père en esprit, et ce afin de réprimander l’absence ou la distance morale du père selon la chair, qui est rappelé à ses devoirs d’éducateur45. L’encadrement ecclésiastique vise de ce fait à produire une hiérarchie des fonctions, qui peut dévaloriser la fonction paternelle ordinaire. Cependant, la promotion du culte de saint Joseph permet également des recadrages symboliques de la tendresse paternelle, en soulignant la proximité de l’époux de la Vierge avec l’enfant divin dont il est le gardien. Les iconographies de la Sainte Famille qui représentent l’implication « maternelle » de saint Joseph dans les soins quotidiens ou dans la nutrition de Jésus, sont révélatrices d’une construction pastorale spécifique de la masculinité des pères. Dans l’empire espagnol, par exemple, saint Joseph est une figure d’allégeance au Roi divin qu’il gouverne. Au Mexique, son culte en tant qu’intercesseur produit une figure spécifique de « gouverneur », qui est importante pour les enjeux de la colonisation46. La construction hiérarchique des références au nourrissage est évidente dans le catéchisme du concile de Trente. Les parents sont appelés, chacun selon le rôle domestique qui lui appartient, à prendre en charge leur devoir de nutrition tout d’abord spirituelle des enfants. Mais ils sont aussi incités à s’impliquer en tant qu’enfants obéissants de la Sainte Mère Église, et dans le respect de leur condition sociale47. En France, le manuel pour la Famille sainte du jésuite Jean Cordier codifie et illustre ces prescriptions. L’accent est surtout placé sur la nourriture éducative apportée par les parents. On requiert d’eux l’acceptation des hiérarchies du genre qui régissent la répartition des rôles domestiques ainsi que les engagements qui en découlent. La culture casuiste de l’auteur se manifeste dans les pages consacrées aux mères. Encouragées à allaiter dans une longue exhortation qui ne cache pas, par ses effets recherchés de style, son caractère rhétorique, les femmes des élites sont cependant invitées à ne pas se laisser gagner par trop de scrupules : lorsqu’il répond à des motivations bien fondées, un renoncement à l’allaitement ne représente pas un péché48. La question de la paternité des pasteurs protestants mériterait d’être davantage approfondie. Pour un corps ecclésiastique d’hommes mariés, l’état conjugal était une obligation sociale, et la fonction paternelle se voulait exemplaire. La comparaison des soins pastoraux avec les tâches pratiques de nourrissage, légitimée par l’autorité de l’apôtre Paul, peut dès lors impliquer une compréhension spécifique des fonctions du « ministre » 14-16 : « Ce n’est pas pour vous faire honte que j’écris cela, mais je vous avertis comme mes enfants bien-aimés. En effet, quand vous auriez dix mille surveillants dans le Christ, vous n’avez pas plusieurs pères : c’est moi qui vous ai engendrés en Jésus-Christ par la bonne nouvelle. Je vous y encourage donc, imitez-moi. ». 45 Robert, 2000, p. 149-158. 46 Ibid., p. 159-163. Saint Joseph est souvent convoqué comme patron des missions ; sur la promotion de son culte dans l’empire espagnol, et notamment au Mexique, voir Villaseñor Black, 2006, p. 147-151. 47 Cf. Catéchisme du Concile de Trente, que j’ai consulté dans l’éd. de l’abbé J. M. Doney, Paris, Gauthier frères, 1826, vol. II (mariage) et vol. III (quatrième commandement). 48 J. Cordier, La famille sainte, où il est traicté des devoirs de toutes les personnes qui composent une famille (1662), dernière édition revue, Lyon, G. Chaunod, 1678. La deuxième partie concerne les devoirs des pères et mères : cf. ch. III « De l’instruction des enfants » p. 263-326, sur l’instruction comme nourriture, et ch. IV « Du soin temporel » sur l’obligation d’allaiter pour les mères, p. 331-336. Sur le succès de ce manuel de référence pour la pastorale catholique d’inspiration tridentine en France, voir Walch, 2002.

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de Jésus-Christ, qui brouille les codifications domestiques du genre. Dans la Réforme allemande, le rôle spirituel des pasteurs paraît bien valorisé à travers la prédication49. Cet aspect semble en revanche moins marqué dans la Réforme d’expression française, où les pasteurs s’emploient à mettre en avant l’autorité d’une seule paternité véritable, celle de Dieu, dans leur activité d’encadrement des fidèles50. Le prédicateur est néanmoins comparé à une nourrice qui mâche le pain pour le donner aux petits enfants51. Le pain de la parole est ainsi associé au lait de la foi. Dans le catéchisme à l’usage des foyers protestants, que le pasteur huguenot Charles Drelincourt affirme avoir rédigé initialement pour l’instruction religieuse de sa famille52, la préoccupation identitaire est évidente, dans les arguments de controverse anticatholiques traités dans l’enchainement des demandes et réponses, mais également dans les prières proposées à la fin du volume pour la récitation des enfants. En s’exprimant à la première personne, l’enfant aîné « des fidèles » remercie Dieu de l’avoir fait naître en son Église, « de père et mère fidèles », qui l’ont « nourri en la piété et abreuvé du lait d’intelligence », et demande force et constance. En ayant pu « sucer la piété avec le lait », le cadet prie Dieu de le soutenir, dans le but de ne jamais s’éloigner de la vraie doctrine, en oubliant les grâces reçues dès sa naissance53. L’association entre lait et foi est davantage explicitée dans le titre d’un autre catéchisme paru dans ces mêmes années, et dont l’auteur est un ministre des vallées vaudoises : Le laict des chrestiens54. En tant que support de la pratique pastorale, et formation de base à la doctrine « orthodoxe » pour les familles de communautés protestantes marquées par une histoire de violentes persécutions, le catéchisme lui-même s’affirme en définitive en tant que « lait des chrétiens », toujours suivant l’autorité de Paul et de la distinction qu’il opère entre nourriture solide et nourriture lactée55. On pourrait se demander si la notion de tendresse paternelle d’un Dieu sage-femme, qui semble sous-jacente à ces idéologies normatives de care ecclésiastique, et qui parfois s’exprime à travers le motif de l’engagement maternel des ecclésiastiques comme pères-nourrices, n’a pas contribué ultérieurement à charger de significations identitaires la construction religieuse des modèles chrétiens de comportement parental. La relecture ecclésiologique des pratiques d’éducation dans l’espace domestique expliquerait en bonne partie le réinvestissement religieux du contrôle normatif exercé sur le corps des mères protestantes et catholiques, dont l’importance morale ne cesse de croître tout au long

49 Hendrix, 2008 et Gautier, 2017. 50 Carbonnier-Burkard, 2000, p. 179. Leonard, 2012, p. 110 souligne surtout des impératifs d’exemplarité conjugale. 51 Cit. par Wanegffelen, 2004, p. 16 dans son importante étude sur la cléricalisation du corps ecclésiastique réformé. Il n’a cependant pas relevé l’association, implicite chez les réformateurs Pierre Viret et Jean Calvin, tout comme chez Charles Drelincourt pour le siècle suivant, entre l’image du prédicateur et celle de la mère-nourrice dans la pratique du sevrage, qu’il associe un peu rapidement à une tâche paternelle. 52 Ch. Drelincourt, Catéchisme, ou instruction familière sur les principaux points de la religion chrétienne, fait par Monsieur Drelincourt en faveur de sa famille, Genève, Jean-Antoine Chouet, 1679, 14e édition. 53 Ibid., p. 121 ; 136. 54 Fr. Guérin « ministre de Jésus Christ en l’Église de Roure, en Valcluson », Le laict des chrestiens, ou catéchisme familier sur les points fondamentaux de la doctrine orthodoxe, 2e édition, Genève, Jacques Stoër, 1662 : la page de titre affiche le passage de Paul « Je vous ai donné du laict à boire » (1Co 3, 2). 55 A la fin du xviie siècle, l’image de la doctrine de l’Église sucée comme un « laict nécessaire aux enfants en Christ », est d’usage courant pour présenter l’autorité du catéchisme : cf. la présentation éditoriale du Recueil des principaux catéchismes des Églises réformées, Genève, Pierre Chouët, 1673, « Advertissement », p. 4.

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de l’époque moderne, et que la culture visuelle contribue de son côté à relancer56. Cette tendance ressort dans la mise en représentation des devoirs maternels pour les foyers protestants en Allemagne, en Angleterre et dans les territoires coloniaux57. Le discours protestant, qui est inspiré par une évaluation nuancée de la faiblesse de la chair dont témoigne l’union sexuelle, insiste sur la sanctification du « nouveau corps » conjugal58. Dans la pastorale catholique, l’accent est placé sur le lien entre sexualité et procréation, avec des asymétries significatives au sujet de la définition des devoirs respectifs des époux en tant que parents, mais aussi des ambivalences59. Les juristes catholiques sont divisés, d’une part, sur la nécessité de tracer des limites entre la priorité donnée à l’engagement moral de la mère dans la nutrition, qui présuppose la chasteté du père, et, d’autre part, sur la définition de la dette conjugale en tant qu’offrande réciproque, comme une conséquence de la dépossession individuelle du corps des époux, suivant l’autorité de Paul (1Co 7, 4-5). On a souvent affirmé que l’allaitement maternel oppose symboliquement le père à ses enfants : cette idée est nuancée et interrogée à nouveaux frais dans cet ouvrage60. L’étude des arguments en faveur de l’allaitement des mères, souvent présentés comme des clichés du discours moral, permet au contraire de mieux préciser les contours de l’anthropologie spécifique des diverses confessions de foi chrétiennes et ses tensions. Les interdits religieux pendant la grossesse et l’allaitement, qui participent à la naturalisation de la sexualité comme essentiellement procréative, reproductive et hétéronormée, demeurent ainsi un champ d’enquête particulièrement significatif dans une perspective culturelle et sociale. Hors normes, contre nature, surnaturelle. La lactation comme signe Dans la culture chrétienne, une naissance hors normes pouvait être interprétée comme l’indice d’une faute morale commise par les parents. À l’époque moderne, la violation des interdits sexuels, les incestes, tout comme les relations sexuelles avec des infidèles, ou entre clercs et moniales, ou encore les comportements inadéquats des mères pendant la grossesse, sont des causes souvent avancées pour expliquer les procréations monstrueuses, dont les fruits demandent par ailleurs à être interprétés et sont ainsi chargés sur le plan symbolique61. Dans la littérature médicale de l’époque moderne, le discours sur les cas de génération extraordinaire est également courant, et des recueils détaillent ces évènements singuliers62. Le chirurgien Ambroise Paré définit comme « monstres » les créatures qui apparaissent « outre le cours de la Nature […] signes de quelque malheur à venir » et comme « prodiges » celles qui sont « du tout contre Nature ». Son livre célèbre, Des monstres tant terrestres que marins avec leurs portraits, est publié en complément à son

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Durantini, 1979 ; Matthews-Grieco, 1990. Strauss, 1976 ; Rublack, 1996 ; Salmon, 2012. Gautier, 2017 ; voir aussi Kreitzer, 2004 ; Crowther, 2010. Alfieri, 2011 ; Rizzo, 2011 ; McClive, 2005 ; McClive, 2015. Emm. Betta dans ce volume. Voir l’ouvrage classique de Céard, 1996 ainsi que Wilson, 1993. Daston et Park, 1998 ; Read, 2011, ainsi que Coste, 2000.

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livre d’obstétrique en 157363. En suivant cette même perspective, Simon Goulart, pasteur genevois auteur de nombreux ouvrages historiques, présente dans son recueil de faits divers et cas extraordinaires, Histoires admirables et mémorables de notre temps, le cas de la lactation « merveilleuse » – au vu de la quantité excessive du fluide et de ses propriétés –, de la fille d’une sage-femme de Breslau64. Il relate l’événement en tant que tel pour en faire mémoire, sans fournir pour autant une interprétation religieuse de ce fait. C’est ainsi que le théologien se mesure à l’exigence de faire le départ entre ce qui, dans le processus de la procréation, relève du naturel, mais dont les lois sont cependant encore inconnues, et ce qui serait un fait extraordinaire contre-nature, qui peut dès lors être perçu comme un signe de la volonté divine. Dans son introduction au lecteur, Goulart affirme que son recueil se veut « admirable », car les phénomènes rapportés dans les récits qu’il a extraits des histoires de son temps sont tellement difficiles à appréhender qu’il envisage la possibilité qu’« il y a du miracle ». Son ouvrage entend ainsi fournir de la matière « mémorable » pour l’instruction et la consolation spirituelle des fidèles. La même perspective revient chez Agrippa d’Aubigné, qui, dans le récit de sa vie à ses enfants, raconte un miracle de lactation dont il a pu constater le bien-fondé en personne. C’est l’histoire, qui lui a été racontée par le ministre de Saint Léonard, d’une mère âgée dont la fille meurt en couche et qui, serrant le nouveau-né entre ses bras, se demande en pleurant qui pourra désormais le nourrir. Le nourrisson s’empare de son sein ; découvrant soudainement que ses mamelles sont remplies de lait, la grand-mère peut nourrir son petitfils, pendant dix-huit mois. Ce fait, remarque d’Aubigné, avant d’être publié a été consigné dans les registres de l’Église de la communauté réformée du village qu’il a visité, en y faisant halte lors de son voyage vers Conforgien, ce qui en confirme la véracité65. La chronique de ce miracle, relatée par l’ancien homme d’armes, poète et historien réformé, pourrait se lire, à la lumière du Psaume 22, comme un signe de la providence divine à destination de tout fidèle qui s’y confie. Quelques décennies auparavant, Jean Calvin commentait, dans sa prédication, le caractère singulier de la lactation des mères, qui se produit avant même leur accouchement, en l’interprétant suivant les Psaumes comme un signe particulier de la bienveillance paternelle de Dieu qui connaît et protège chacun, comme le dit le prophète Ésaïe, dès le ventre de sa mère. De son point de vue, et en considération de ses dangers ordinaires, la naissance est considérée en elle-même comme un « miracle »66. 63 Ambr. Paré, Des monstres et prodiges, éd. J. Céard, Genève, Droz, 1971, p. 3 (édition de 1585). Je remercie Francesca Arena et Andrea Carlino pour l’échange sur ces aspects du lien entre écrits médicaux sur la génération et le discours des monstres à la Renaissance. 64 S. Goulart, Histoires admirables et mémorables de notre temps (1603), Genève, Samuel Crespin, 1620, p. 16-17 : « Accouchée abondante en lait. J’ay vu en la ville de Breslau la fille d’une sage-femme en sa gésine avoir telle abondance de lait aux mamelles qu’en deux ou trois jours elle en rendit plein un grand vaisseau de bois contenant plus de douze pintes de Paris. On en leva la crème dont fut fait beurre et du fromage fort savoureux : et n’osait cette vache à deux pieds presque rien manger, autrement elle rendit du lait en quantité merveilleuse ». Goulart note avoir traduit cette histoire d’un ouvrage en latin du médecin allemand Martin Weinrich (De ortu monstrorum commentarius, 1595), en laissant le récit de cas à la première personne. 65 Th.-Agr. d’Aubigné, Sa Vie à ses enfants (vers 1620) ; éd. critique par G. Schrenck, Paris, Nizet, 1986, p. 201. 66 J. Calvin, Sermons inédits sur Ésaïe 42-51 (1558), édition en ligne (Genève 2015-2017), https ://archive-ouverte.unige. ch/unige :75967 : « Ne voions-nous pas une providence inestimable en ce que devant que nous soions naiz, desja il procure que nous soions nourriz et sustentez ? Qu’est-ce à dire que le sang se change en lait et que cela vienne devant que l’enfant soit produit au monde ? Ne voilà point Dieu qui declare une solicitude plus que paternelle qu’il a de nous ? (fol. 116r) ». Je remercie beaucoup Ruth Luginbühl pour la discussion stimulante sur cette mention

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À la lumière de ces différents témoignages de la compréhension de la lactation en tant que signe, les cas de lactations extraordinaires ou d’allaitements miraculeux masculins, examinés dans des études pionnières, constituent un dossier significatif par-delà de la rareté des témoignages67. Leurs enjeux religieux nécessitent d’être davantage explorés, et ce, à travers la reconstruction de la cartographie des faits relatés, de leur chronologie et du recoupement des motifs. S’arrêter sur les récits de lactation ou d’allaitement permet de mieux comprendre la signification symbolique que les sources attribuent aux analogies du genre dans les fonctions physiologiques, ainsi que la manière dont le corps génératif et nourricier est appréhendé comme medium prophétique. Pour illustrer cette démarche, on peut s’arrêter sur la lactation figurée dans le célèbre tableau de José Ribera, Magdalena Ventura avec son époux et son fils, peint à Naples en 1631, à la demande du duc d’Alcalá68. Ce portrait représente une mère des Abruzzes, qui est, comme le précise l’inscription en latin, « un grand miracle de la nature ». Magdalena Ventura est à cette époque âgée de cinquante-deux ans. Sa barbe a poussé à trente-sept ans, alors qu’elle était mariée et avait déjà eu des enfants. Elle est peinte grandeur nature avec son époux, qui porte également une courte barbe – celle de l’épouse étant visiblement moins soignée et plus longue, elle témoigne en revanche de sa croissance « naturelle ». Sur la colonne située à côté de la mère Ventura sont figurés deux objets – le coquillage d’un gastropode et une quenouille – qui, tout en affirmant son apparence hermaphrodite, l’assignent malgré tout au genre féminin. Elle a pu engendrer et nourrir des enfants, comme le montre le nourrisson qu’elle tient dans ses bras et l’exhibition de son sein singulier, représenté gorgé de lait69. Le style naturaliste des figures est souligné par la lumière qui éclaire les détails essentiels, mais l’interprétation visuelle du fait extraordinaire paraît être en définitive d’ordre symbolique, et renvoyer à l’idée d’une forme de connaissance supérieure. La signification du miracle de la nature serait dès lors religieuse : cette Sainte Famille sui generis témoigne de l’omnipuissance divine, qui peut intervenir selon son bon vouloir dans l’ordre de la création, et le modifier. Un allaitement apparemment ordinaire quant aux modes de nutrition et de nourriture lactée elles-mêmes, peut en somme dévoiler un caractère extraordinaire, lorsque ce sont les corps et les actrices et acteurs impliqués qui entrent en conflit avec les normes naturalisées. Dans son essai sur « un enfant monstrueux », Montaigne propose des considérations qu’il tire de son expérience, et qu’il décrit sous le mode du témoignage de visu. Il raconte avoir vu un enfant malformé de quatorze mois environ, exhibé par trois personnes qui se déclarent, écrit-il, être ses parents : le père, l’oncle et la tante. L’enfant est nourri au sein de cette dernière. Montaigne enregistre soigneusement les gestes de nutrition auxquels il a

calvinienne du « premier lait » dans ce passage du sermon, qu’elle m’a communiqué dans le cadre de son travail d’édition. Sur le lien entre l’image de la maternité de Dieu et la notion de providence dans la théologie de Calvin, voir Dempsey Douglass, 1986. 67 Lionetti, 1988, p. 41-51 ; Morel, 2000. Voir aussi Orland, 2013. 68 Huile sur toile, 196 × 127 cm, Museo Fondación Duque de Lerma, Toledo. Voir, pour la clarté des détails, la reproduction du tableau dans Web Gallery of Art https ://www.wga.hu/index1.html. 69 Les interprétations de ce tableau sont souvent anecdotiques ; Samper, 2011 propose en revanche une lecture convaincante de la relation entre intérêt « naturaliste » et culture symbolique du prodige dans le tableau, en soulignant l’importance de la représentation de la lactation singulière de Magdalena Ventura. J’ai discuté le dispositif de ce tableau avec Brigitte Roux, que je tiens ici à remercier.

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assisté, et note que, hormis la forme du corps de l’enfant, qu’il décrit dans le détail, l’attitude de cet être extraordinaire ramène à toutes les conditions « ordinaires » de l’enfance : Il était en tout le reste d’une forme commune et se soutenait sur ses pieds, marchait et gazouillait environ comme les autres de même âge : il n’avait encore voulu prendre autre nourriture que du tétin de sa nourrice : et ce qu’on essaya en ma présence de lui mettre en la bouche, il le mâchait un peu et le rendait sans avaler : ses cris semblaient bien avoir quelque chose de particulier70. L’attitude et les réactions de ce petit être sont jugées comme parfaitement enfantines ; cela permet de considérer comme possible son intégration « à la norme », ce que Montaigne accorde volontiers. Inutile dès lors de se donner la peine de produire des pronostics sur les significations politiques futures pour le royaume de France, qui seraient dévoilées par cette naissance, rappelle-t-il ironiquement. Le prodige n’en est plus un si l’on s’ouvre intellectuellement à la perspective de la variété, encore en bonne partie inconnue aux hommes, des formes de la création : « nous appelons contre nature, ce qui advient contre la coutume ». L’attention portée sur les gestes prosaïques des soins de la nourrice permettent de mieux comprendre l’usage dissident fait par Montaigne du poids symbolique de la norme coutumière. En pourvoyant la nutrition lactée que cet être réclame, tout en accompagnant l’aliment fluide des compléments solides habituels pour un enfant de cet âge-là, la nourrice « humanise » le monstre aux yeux de l’assistance. Par ailleurs, en observant et expliquant ses fonctions corporelles, et en répondant aux questions, elle fournit une expertise qui permet à l’observateur de concevoir la pleine appartenance de l’enfant hors normes à la nature71, et qui autorise le rejet de l’idée d’un prodige religieux contre nature, seulement utile à son interprétation politique. Bien qu’il soit peut-être confiné selon Montaigne à un état liminal – qui pourrait implicitement être constaté dans son refus de nourritures solides – le monstre examiné est finalement un être « selon nature ». Ces références à la pratique du nourrissage, à ses actrices, acteurs et témoins, peuvent difficilement être lues comme neutres et dépourvues de tout engagement intellectuel. Pour conclure sur les traces de la critique de Montaigne, suivant les divers contextes historiques, géographiques et culturels des sources textuelles ou visuelles, l’apparence ordinaire du nourrissage ne devrait pas nous dissuader d’interroger ses significations sous-jacentes, et de questionner ses enjeux idéologiques. Cet ouvrage contribue en bonne partie à préciser les approches sociales et politiques de l’allaitement, mais également à éclaircir la compréhension intellectuelle et symbolique de la lactation pour divers contextes historiques européens. Dans le prolongement de ces études, les pratiques et leurs représentations religieuses seront cependant à étudier en tenant davantage compte des processus de globalisation des diverses confessions chrétiennes, et de leurs implications dans les entreprises de colonisation. Par ailleurs, les discontinuités et ruptures des discours sur l’allaitement dans le contexte des conflits interreligieux, troublent finalement la pureté idéale du « lait des chrétiens », notamment à travers l’emploi

70 Montaigne, « D’un enfant monstrueux », in Id., Essais. Livre second, sous la dir. de J. Céard, Paris, Librairie générale française, 2002, p. 601-604. 71 « La nourrice nous ajoutait qu’il urinait par tous les deux endroits » : ibid., p. 603.

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d’images caricaturales, et de ce fait, subversives, du sein maternel et des nourritures lactées72. Cela pourrait ouvrir la perspective d’un nouveau terrain d’enquête sur les interprétations dissidentes des vertus spirituelles du fluide nourricier visant à critiquer le christianisme et, plus en général, les usages des religions. Un sujet qui reste encore à interroger, et pour lequel l’échelle de l’analyse devra s’élargir à une perspective comparative, à la fois géographique et culturelle. Bibliographie F. Alfieri, « Urge without desire ? Confessional books, moral casuistry and the features of concupiscentia (15th-17th centuries) », K. Fisher, S. Toulalan (ed.), Bodies, Sex and Desire From the Renaissance to the Present, Londres, Palgrave Macmillan (p. 151-167) : https ://doi. org/10.1057/9780230354128_9. J. Baschet, Le sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 2000. J. L. Hairston, « The Economics of milk and bloody in Alberti’s Libri della famiglia : maternal versus wet-nursing », in J. G. Sperling (ed.) Medieval and Renaissance Lactations. Images, Rhetorics, Practices, Farnham-Burlington, Ashgate, 2013, p. 187-211. S. Barnay, « De l’Enfant-Jésus à l’enfance spirituelle, une relecture de l’histoire du christianisme », Transversalités 115/3 (2010), p. 15-26. J. Berlioz, « La lactation de saint Bernard dans un exemplum et une miniature du Ci nous dit (début du xive siècle) », Cîteaux, Commentarii Cistercienses, 39 (1988), p. 270-284. Fr. Bœspflug, « Dieu en Mère ? », Revue des sciences religieuses, 83/1 (2009), p. 23-49. K. El. Borresen, « L’usage patristique de métaphores féminines dans le discours sur Dieu », Revue théologique de Louvain, 13/2 (1982), p. 205-220. M. Cavina, Lineamenti dei poteri paterni nella storia del patriarcato europeo, Bologna, Bononia University Press, 2017. M. Carbonnier-Burkard, « Les variations protestantes », in J. Delumeau et D. Roche (dir.), Histoire des pères et de la paternité, Paris, Larousse, 2000, p. 169-191. C. R. Chapman, « Oh that you were like a brother to me, one who had nursed at my mother’s breasts.” Breast milk as a kinship-forging substance », Journal of Jews Studies, 7 (2012), p. 1-41. J. Cohen, « Pope Innocent III, Christian wet nurses, and Jews : a misunderstanding and its impact », Jewish Quarterly Review, 107/1 (2017), p. 113-128. J. Coste, « Les “envies” maternelles et les marques de l’imagination : histoire d’une représentation dite “populaire” », Bibliothèque de l’École des Chartes, to. 158/2 (2000), p. 507529. J.-L. Chrétien, Symbolique du corps. La tradition chrétienne du Cantique des Cantiques, Paris, PUF, 2005. K. Crowther, Adam and Eve in the Protestant Reformation, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. L. J. Daston et K. Park, Wonders and the Order of Nature, 1150-1750, New York, Zone Books, 1998. 72 Voir par exemple les indications sur les usages pornographiques ou sur l’érotisation du thème religieux de l’allaitement de G. Pomata et Al. Woolley dans ce volume.

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L’art de dévorer son maître Nutrition et innutrition dans la culture visuelle du xviie siècle

La question des liens entre nutrition et éducation est ancienne. Durant l’Antiquité, le thème de la lactation a souvent été associé à celui de la transmission des valeurs morales. Narrée par Valère-Maxime, la légende du vieux Cimon allaité en prison par sa fille Péro en est un exemple qui célèbre la force des liens familiaux et la vertu de la piété filiale1. L’avènement du christianisme ne fait qu’amplifier ce mouvement. L’image de la Vierge allaitante (Virgo lactans), dont la pureté du lait offert au Christ renvoie au thème de l’incarnation, a également servi de modèle à de nombreuses autres représentations d’allaitement, dont les iconographies de la charité et de la miséricorde se sont particulièrement nourries (Fig. 1)2. Elle a également occupé une place importante dans les prières qui permettent de lutter contre les maladies et les épidémies3, ainsi que dans la morale socio-familiale4 et chrétienne5. En relation avec les autres épisodes bibliques mettant en scène des repas ou des scènes d’alimentation, Jésus a, en tétant le sein de sa mère, incorporé son humanité, devenant chair à son contact, avant d’offrir à son tour son corps et son sang aux apôtres (Fig. 2)6. Ces métaphores, toutefois, ne concernent pas seulement l’édification morale. Dès l’Antiquité et, plus encore, à la fin du Moyen Âge, de nombreux auteurs développent une véritable pensée alimentaire de l’éducation et du savoir, jusqu’à concevoir la manière dont un poète doit assimiler les modèles des grands auteurs sur le mode d’une véritable



1 Voir J. Blanc, « La Charité romaine », dans ce volume. 2 Voir Br. Roux, « Débordements lactés : de quelques représentations de la Vierge allaitant son fils », dans ce volume. 3 Voir par exemple la Vierge à l’Enfant avec saint Roch, saint Sébastien et saint François-Xavier, un ex-voto peint par Domenico Antonio Vaccaro vers 1730 et conservé au Worcester Art Museum (inv. 1977.129). 4 Nadeau, 2001, p. 153-174. 5 Walker Bynum, 1985, p. 1-25 ; Walker Bynum, 1994 ; Levin, 1996, p. 215-309. 6 Johnson, 2009, p. 32-51. Jan Blanc  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 81-100 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127422 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Crispijn van de Passe I, La Charité, ou l’Amour de Dieu, 1600, gravure, 9,8 cm (diamètre), Amsterdam, Rijksprentenkabinet, inv. rpp-1952-256.

Fig. 2. Johann Theodor de Bry d’après Crispijn van de Passe, Le Bénédicité, v. 1596-1623, gravure, 9,2 cm (diamètre), Amsterdam, Rijksprentenkabinet, inv. rpp-2000-169.

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Fig. 3. Gerard van Groeningen, L’Homme à l’âge de dix ans [série sur les Âges de l’Homme], 1569-1575, eauforte et gravure, 24,2 × 20,2 cm, Amsterdam, Rijksprentenkabinet, inv. rp-p-1908-2134.

ingestion spirituelle (Fig. 3). Ces discours de ce qu’Émile Faguet a sans doute été le premier à caractériser sous le néologisme d’« innutrition7 » ont été abondamment analysés dans le cadre des études consacrées à la philosophie et la poésie du xve et du xvie siècles. Ces réflexions se sont en revanche arrêtées à l’aube du xviie siècle, comme si ces mêmes discours disparaissaient de l’horizon intellectuel, alors même que la mise en relation de l’alimentation et de l’éducation demeure extrêmement présente, en particulier dans les théories et les pratiques artistiques et dans les anciens Pays-Bas, où les ouvrages d’Érasme, qui a joué un rôle majeur dans les réflexions sur l’innutrition, continuent d’être particulièrement lus et commentés8. C’est à cette longue histoire des rapports entre nutrition et innutrition, sur son rôle dans le développement d’une nouvelle conception de l’éducation à partir de la fin du xvie siècle, et sur la place de l’allaitement et de l’alimentation lactée dans ces discours qu’est consacré cet article. Rappelant d’abord les bases rhétoriques et poétiques sur lesquelles se sont fondés ces discours, je tenterai de montrer la manière dont les peintres

7 Faguet, 1898, p. 214. Sur ce sujet, voir notamment Pigman, 1980, p. 1-32 ; Carron, 1988, p. 565-579 ; Gutbub, 2005, p. 287-324. 8 Meerhoff, 1986, p. 39-40.

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hollandais ont pu, dans leurs pratiques d’atelier, perpétuer l’idée que l’apprentissage est une forme de digestion comme une autre et que l’imitation réussie des maîtres consiste d’abord en un art de la dévoration. Théories et pratiques antiques de l’innutrition L’idée selon laquelle le processus d’appropriation d’un savoir est comparable au processus d’ingestion et de digestion d’un aliment a été formulée pour la première fois dans les travaux des rhéteurs et des philosophes antiques. Au début du livre X de son Institution oratoire, Quintilien constate qu’il ne suffit pas que ses lecteurs connaissent les règles de l’art de bien dire et les différentes manières de les appliquer à leurs discours ; il leur faut également acquérir « cette facilité ferme que les Grecs appellent hexis », qui est un produit de la pratique et non de la théorie : Notre éloquence, en effet, n’aura jamais ni solidité ni vigueur, si nous ne la fécondons à force d’écrire ; et cet exercice à son tour, sans la lecture et l’étude des modèles, ne sera qu’un vain labeur. Enfin, sût-on comment chaque chose doit se dire, si l’on n’a cette facilité de parler qui n’est jamais en défaut, en sera comme l’avare couché sur son trésor. Or de ce qu’un précepte doit précéder tous les autres, il ne s’ensuit pas que ce précepte soit la garantie immédiate de l’éloquence. Car l’office de l’orateur étant de parler, c’est de parler qu’il s’agit avant tout, et il est évident que c’est aussi par-là que l’art oratoire a commencé ; que l’imitation n’est venue qu’ensuite, et que c’est en dernier lieu qu’on s’est occupé des règles du style9. Cette « facilité de parler » n’est pas une disposition ou un talent de l’esprit ; elle est d’abord une conformation du corps qui, comme celui de l’athlète, apprend à transformer jour après jour, exercice après exercice, des efforts en réflexes : De même qu’un maître de palestrique, après avoir enseigné à un jeune athlète la théorie de son art, lui apprend encore par quel genre d’exercice il doit se préparer aux combats ; de même, supposant que notre orateur sait inventer et disposer les choses, choisir et placer les mots, je veux maintenant lui enseigner les moyens de mettre en pratique ce qu’il sait de la manière la plus parfaite et la plus facile10. Le secret de cette facilité est ce que Quintilien appelle « l’abondance d’idées et de mots » (copia rerum ac verborum), dont un orateur fait la provision en lisant les meilleurs auteurs et les œuvres les plus respectées11. Mais cette provision ne suffit pas ; elle peut n’être qu’une « loquacité de charlatan », qui se contente de « rassembler une foule de mots, pour user indifféremment du premier venu », ce qui est un « travail puéril, misérable, et d’ailleurs peu utile ». La véritable « fécondité » « s’acquiert en lisant les meilleurs écrivains et en écoutant les meilleurs orateurs, car on apprendra par là non seulement à

9 Quintilien, Institution oratoire, X, i, 1-3. 10 Ibid., X, i, 4. 11 Ibid., X, i, 5.

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connaître les noms des choses, mais aussi à les placer de la manière la plus convenable12 ». À cette fin, Quintilien reconnaît que l’écoute des orateurs est utile, mais que la lecture de leurs œuvres l’est davantage encore, en raison de la possibilité de revenir constamment sur leurs propos, de les répéter dans son esprit, à la manière d’un homme mâchant la nourriture qu’il ingère : L’audition et la lecture ont des avantages différents. Quand nous écoutons, c’est la chose même, la chose vivante, et non pas seulement sa forme et son expression, qui nous saisit. Tout vit, tout se meut, et nous assistons, en quelque sorte, à la naissance d’une chose dont nous attendons la fin avec intérêt et sollicitude. Non seulement l’issue du jugement, mais le danger même des parties, nous inquiète. Enfin, la voix, l’action, la prononciation, moyens si puissants lorsqu’ils réunissent la noblesse et la convenance, tout, en un mot, enseigne à la fois. Dans la lecture, le jugement est plus sûr. […] En outre, la lecture est libre, et n’est pas obligée de courir avec l’orateur. On peut revenir à chaque instant sur ses pas, soit pour examiner un passage plus attentivement, soit pour le mieux retenir ; et c’est ce qu’il faut faire. De même qu’on mâche longtemps les aliments pour les digérer plus aisément, de même ce que nous lisons, loin d’entrer tout cru dans notre esprit, ne doit être transmis à la mémoire et à l’imitation qu’après avoir été broyé et trituré13. Cette métaphorisation alimentaire de la lecture court tout au long des commentaires de Quintilien : il faut lire « les meilleurs auteurs » et cela « durant un long temps », et « avec soin », afin de bien soigner la manière de mâcher la matière de leurs œuvres et de la faire sienne14, tandis que l’histoire, elle aussi, peut être un « jus doux et abondant » (uberi iucundoque suco)15. Quintilien émet toutefois une réserve sur cette manière de dévorer les livres. Il constate que la beauté des mots ne peut être directement transposée du modèle par son imitateur, car elle appartient en propre à ce modèle : Toute copie est toujours moindre que l’original ; elle est ce que l’ombre est au corps, le portrait à la figure qu’il représente, et le jeu des comédiens aux sentiments réels qu’ils veulent exprimer. Il en est de même de l’éloquence oratoire. Les orateurs qu’on prend pour modèles reçoivent leur mouvement de la nature, et d’une force réelle qui les anime intérieurement ; l’imitation, au contraire, est servile et fictive, et n’a jamais rien de propre. Voilà pourquoi les déclamations ont moins de sang et de nerfs, pour ainsi dire, que les oraisons, parce que le sujet des unes est réel, et que celui des autres est fictif. Ajoutez enfin que les qualités les plus importantes d’un orateur ne sont pas susceptibles d’imitation, je veux dire l’esprit, l’invention, la force, la facilité, en un mot tout ce que l’art n’enseigne pas. Cependant bien des gens, pour s’être approprié certaines expressions, certaines formes de composition, s’imaginent avoir complètement reproduit leur modèle : ils ne voient pas que la langue change avec le temps, que les mots meurent et renaissent au gré de l’usage, qui en est presque unique règle ; car les mots

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Ibid., X, i, 8. Ibid., X, i, 16-19. Ibid., X, i, 20-21. Ibid., X, i, 31.

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ne sont ni bons ni mauvais, n’étant par eux-mêmes que des sons ; mais ils deviennent bons ou mauvais, selon qu’ils sont bien ou mal placés. Et quant à la composition, ils ne songent pas qu’elle doit être en harmonie avec la nature des choses, et qu’elle tire, de la variété son principal agrément16. Puisqu’on ne peut lire un auteur autrement qu’en lui donnant le tour de son esprit, de son caractère et de sa culture, la lecture est bien un acte d’appropriation, dans la mesure où elle est un acte de destruction, par lequel le matériau ingéré disparaît à travers les multiples transformations qu’il subit. Pour manger le modèle et pour l’incorporer, il faut aussi le faire disparaître en soi. Quintilien n’est pas le seul auteur antique à proposer une théorie alimentaire de la lecture. Une grande partie de sa démonstration repose sur le développement et l’amplification d’un topos, auquel fait également référence Sénèque dans l’une de ses Lettres à Lucilius : Je ne quitte pas mes lectures. La lecture, à mon sens, est nécessaire, d’abord en ce qu’elle prévient l’exclusif contentement de moi-même ; ensuite, m’initiant aux recherches des autres, elle me fait juger leurs découvertes et méditer sur ce qui reste à découvrir. Elle est l’aliment de l’esprit, qu’elle délasse de l’étude, sans cesser d’être une étude aussi. Il ne faut ni se borner à écrire, ni se borner à lire : car l’un amène la tristesse et l’épuisement (je parle de la composition) ; l’autre énerve et dissipe. Il faut passer de l’un à l’autre, et qu’ils se servent mutuellement de correctif : ce qu’aura glané la lecture, que la composition y mette quelque ensemble. Imitons, comme on dit, les abeilles, qui voltigent çà et là, picorant les fleurs propres à faire le miel, qui ensuite disposent et répartissent tout le butin par rayons et, comme s’exprime notre Virgile : « D’un miel liquide amassé lentement, / Délicieux nectar, emplissent leurs cellules17 ». Comme Quintilien, Sénèque insiste sur la dimension doublement transformatrice de la lecture. D’une part, comme on l’a dit, le lecteur s’approprie la matière de sa lecture en la façonnant à l’image de son goût et de son caractère. Il s’agit là d’une digestion qui décompose et recompose les sucs et les matières ingérés : Tant que nos aliments conservent leur substance première et nagent inaltérés dans l’estomac, c’est un poids pour nous ; mais ont-ils achevé de subir leur métamorphose, alors enfin ce sont des forces, c’est un sang nouveau. Suivons le même procédé pour les aliments de l’esprit. À mesure que nous les prenons, ne leur laissons pas leur forme primitive, leur nature d’emprunt. Digérons-les : sans quoi ils s’arrêtent à la mémoire et ne vont pas à l’intelligence. Adoptons-les franchement et qu’ils deviennent nôtres, et transformons en unité ces mille parties, tout comme un total se compose de nombres plus petits et inégaux entre eux, compris un à un dans une seule addition18.

16 Ibid., X, 2, 11-13. 17 Sénèque, Lettres à Lucilius, XI-XIII, lxxxiv, 1-4. Voir Virgile, L’Énéide, I, v. 482. Sur ce lieu commun, voir notamment Untereiner, Kroeber, Kluckhohn et Meyer, 1952, p. 47 ; Bizer, 1995, p. 26-27 ; Camilleri et Vinsonneau, 1996, p. 9 Voir aussi, plus généralement, Moss, 2002. 18 Sénèque, Lettres, XI-XIII, lxxxiv, 6-7.

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D’autre part, en associant différentes lectures, prises à différents auteurs, parfois très différents, ce lecteur produit un mélange unique, qui caractérise sa manière personnelle de penser et de s’exprimer, et où il n’est plus possible de déceler l’origine des matières ingérées : Nous devons, à l’exemple des abeilles, classer tout ce que nous avons rapporté de nos différentes lectures ; tout se conserve mieux par le classement. Puis employons la sagacité et les ressources de notre esprit à fondre en une saveur unique ces extraits divers, de telle sorte que, s’aperçût-on d’où ils furent pris, on s’aperçoive aussi qu’ils ne sont pas tels qu’on les a pris : ainsi voit-on opérer la nature dans le corps de l’homme sans que l’homme s’en mêle aucunement. […] Il faut que notre esprit, absorbant tout ce qu’il puise ailleurs, ne laisse voir que le produit obtenu19. Le corps de la langue et de l’art au xvie siècle Au sein de cette théorie de l’innutrition, la notion d’originalité occupe une place problématique20. Si nous analysons superficiellement les méthodes d’apprentissage et de mémorisation théorisées par Quintilien ou par Sénèque, nous pourrions imaginer que cette notion n’y est d’aucune utilité, ou qu’elle n’a pas de sens. L’art de bien dire ou de bien penser consiste en effet à s’approprier des paroles, des techniques et des savoirs préexistants. Ce serait oublier, toutefois, comme le remarque Sénèque, que la lecture, ainsi que l’alimentation, se présente précisément comme le moyen de dépasser la tension entre la nécessaire imitation des modèles et l’indispensable renouvellement de la tradition. On comprend alors que les métaphores alimentaires ait pris une nouvelle ampleur chez les penseurs et les artistes de la Renaissance. Ces derniers sont en effet soucieux, comme on le sait, d’affirmer et même de renforcer leurs liens avec le monde et les valeurs de l’Antiquité gréco-latine, mais aussi, en en revenant à la pureté idéale des Anciens, d’ouvrir une nouvelle page de l’histoire humaine. Pétrarque, Ange Politien, Pietro Bembo ou Érasme font régulièrement référence aux topoi de l’innutrition21 ; mais c’est à Joachim du Bellay que l’on doit sans doute les passages les plus explicites à ce sujet, d’abord dans La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse (1549). Résumant les thèses du groupe de la Brigade (la future Pléiade) auquel il appartient, il affirme la valeur de la langue française en défendant son enrichissement terminologique et générique ainsi que l’importance de l’imitation des auteurs grecs et latins. En apparence contradictoires, ces affirmations reposent sur une conviction : à la manière d’un organisme vivant, une langue ne peut conserver sa force et son énergie qu’en intégrant constamment dans la chair de ses mots une matière étrangère venue des autres langues et des autres cultures. C’est ainsi, explique Du Bellay en paraphrasant

19 Ibid., XI-XIII, lxxxiv, 5, 7. 20 Greene, 1982, p. 183-184 ; Mortier, 1982 ; Py, 1984, p. 9 ; Cave, 1985, p. 42, 47-48, 76-77. 21 Pétrarque, Lettres familières : tome V, livres XX à XXIV, Paris, Les Belles Lettres, 2015, XXII, 2 ; G. Fr. Pico della Mirandola et P. Bembo, De l’imitation : le modèle stylistique à la Renaissance, Paris, Aralia, 1995, p. 90, 173 ; GalandHallyn, 1995, p. 49-50.

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Sénèque, que le latin est devenu une langue de référence – par la dévoration et la digestion des formes du grec : Si les Romains (dira quelqu’un) n’ont vaqué à ce Labeur de Traduction, par quelz moyens donques ont ilz peu ainsi enrichir leur Langue, voyre jusques à l’egaller quasi à la Greque ? Immitant les meilleurs Aucteurs Grecz, se transformant en eux, les devorant, & apres les avoir bien digerez, les convertissant en sang, & nourriture se proposant chacun selon son Naturel, & l’Argument, qu’il vouloit elire, le meilleur Aucteur, dont ilz observoint diligemment toutes les plus rares, & exquises vertuz, & icelles comme Grephes, ainsi que j’ay dict devant, entoint, et apliquoint à leur Langue22. Une nouvelle fois, c’est au registre métaphorique de l’ingestion et de la digestion que Du Bellay fait appel pour tenter de faire comprendre à son lecteur comment il faut imiter les meilleurs auteurs afin de se construire un style propre : Il n’y a point de doute, que la plus grand’ part de l’Artifice ne soit contenue en l’immitation, & tout ainsi que ce feut le plus louable aux Anciens de bien inventer, aussi est ce le plus utile de bien immiter, mesmes à ceux, dont la Langue n’est encor’ bien copieuse, & riche. Mais entende celuy, qui voudra immiter, que ce n’est chose facile de bien suyvre les vertuz d’un bon Aucteur, & quasi comme se transformer en luy, veu que la Nature mesmes aux choses, qui paroissent tressemblables, n’a sceu tant faire, que par quelque notte, & difference elles ne puissent estre discernées23. Dans la préface de la seconde édition de L’Olive (1550), publiée un an plus tard, Du Bellay précise encore la nature de la comparaison qu’il propose entre lecture et digestion : « J’ay tousjours estimé la poësie comme ung somptueux banquet, ou chacun est le bien venu, & n’y force lon personne de manger d’une viande, ou boire d’un vin, s’il n’est à son goust, qui le sera (possible) à celuy d’un aultre24 ». Si les réflexions de Du Bellay partent du même constat que Quintilien ou Sénèque, les conséquences qu’il en tire sont ainsi sensiblement différentes. Tout d’abord, la relation qui lie le texte lu et le lecteur, ou le modèle imité et l’artiste, n’est pas une simpliste relation d’« influence ». Elle en est même le strict contraire : c’est au lecteur ou à l’artiste de dicter sa loi à l’imité, de décider ce qu’il prend et ce qu’il garde dans ses modèles. Par ailleurs et surtout, l’imitation ne consiste pas en une copie des modèles par le poète, mais dans une véritable identification entre le poète imité et le poète imitateur : Je ne me suis beaucoup travaillé en mes ecriz de ressembler aultre que moymesmes : & si en quelque endroict j’ay usurpé quelques figures, & façons de parler à l’imitation des estrangers : aussi n’avoit aucun loy, ou privilege de le me deffendre. Je dy encores cecy lecteur, affin que tu ne penses que j’aye rien emprunté des nostres, si d’avanture tu venois à rencontrer quelques epithetes, quelques phrases, & figures prises des anciens, & appropriées à l’usaige de nostre vulgaire. Si deux peintres s’efforcent de representer

22 J. Du Bellay, La Deffence et Illustration de la Langue Francoyse, Paris, Arnoul l’Angelier, 1549, fol. 12r. 23 Ibid., fol. 13v. 24 Du Bellay, L’Olive, Paris, Maurice Ménier, 1550, fol. 7r.

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au naturel quelque vyf protraict, il est imposible qu’ilz ne se rencontrent en mesmes traictz, & lineamens, ayans mesme exemplaire devant eulx25. Quintilien défend l’idée qu’il faut faire preuve de discernement pour assimiler le propre du modèle que l’on imite. Joachim du Bellay, de son côté, fait le deuil de cette assimilation. Cette assimilation – c’est-à-dire, au sens propre du terme, l’action de rendre absolument similaire le dissemblable – est impossible. L’imitateur n’est pas l’imité : il ne vit pas dans le même monde, ne partage pas les mêmes valeurs, ne parle ni n’écrit la même langue. Comment imiter l’élocution du grec ou du latin dans une langue telle que le français, dont les mots et les accents, les structures lexicales et grammaticales, sont si différentes ? L’acte par lequel on dévore » la matière d’un poème ou d’un traité ne relève pas d’un simple art de mémoire. Il consiste en une véritable réincarnation, grâce à laquelle l’imitateur se rend capable d’acquérir le corps, et donc les gestes, les pratiques et les techniques de l’imité. Il n’imite pas seulement le modèle en ce qu’il peut faire, mais aussi en ce qu’il peut être. À la fin du xvie siècle, ces théories de l’innutrition finissent par entrer dans le champ des théories et des pratiques artistiques, grâce, en particulier, au peintre et théoricien néerlandais Karel van Mander. Fin connaisseur des auteurs de la Pléiade, qu’il imite volontiers dans les vers de ses propres poèmes, Van Mander est l’auteur du premier traité artistique publié en langue néerlandaise, Het Schilder-boeck (Le Livre des peintres), publié en 1604, et où abondent les métaphorisations alimentaires de l’imitation. Encourageant ses jeunes lecteurs à « voler les bras, les jambes, les torses, les mains et les pieds » (« Steelt armen, beenen, lijven, handen, voeten ») dans les œuvres des plus grands maîtres, Van Mander leur explique : « Ceci n’est pas interdit ici : et que ceux qui le veulent / Jouent bien volontiers le rôle de Rapiamus, / Car des chous-navets bien cuits font un bon potage » (« T’is hier niet verboden, doe willen, moeten / Wel spelen Rapiamus personnage, / Wel ghecoockte rapen is goe pottage26 »). Le peintre joue ici sur les mots. Jouer le rôle de Rapiamus (« nous nous saisissons », « nous volons », « nous dérobons ») consiste à jouer le rôle d’un voleur, qui dérobe les idées et les mots des modèles qu’il imite afin de les faire siens. Assez habilement, Van Mander fait sonner le mot latin Rapiamus avec le terme néerlandais rapen, qui est à la fois un verbe à l’infinitif (« ramasser », « recueillir », « attraper ») et le pluriel du substantif raap (« chou-rave »). La formule peut donc se lire en trois sens : comme l’amplification en néerlandais d’une notion latine (l’art qu’ont les peintres de se saisir, pour ne pas dire de voler aux maîtres les meilleures idées) ; comme une affirmation liée à la pratique de la cuisine (quand on les cuit bien, les chous-raves font d’excellentes soupes) ; et comme une déclaration d’intention artistique (quand un artiste ingère et digère suffisamment bien les différentes parties qu’il emprunte à ses modèles, il fabrique quelque chose de nouveau, qui lui est propre, et où il n’est plus possible de reconnaître la marque des emprunts initiaux). L’un des artistes qui caractérisent le mieux cette pratique digestive de l’imitation est, selon Van Mander, le dessinateur, graveur et peintre Pieter Brueghel l’Ancien. Dès

25 Ibid., fol. 5v-6r. 26 K. van Mander, Het Schilder-Boeck, Haarlem, Passchier van Westbuch, 1604, “Grondt”, I, § 46, fol. 5r. Sur ce passage, voir notamment Melion, 1991, p. 26-27.

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les premières lignes de la vie qu’il consacre à l’artiste flamand, Van Mander insiste sur la manière dont, à travers lui, c’est la nature qui s’est exprimée, jusqu’à le « choisir » (uytpicken) parmi les « paysans » d’un « village inconnu » afin d’en faire son peintre : peintre né parmi les paysans, c’est-à-dire parmi les hommes qui, au xvie siècle, sont considérés comme les plus proches de la nature, Brueghel ne pouvait lui-même que devenir le peintre des paysans, imitant son milieu d’origine comme s’il s’imitait lui-même, jusqu’à prendre le nom de Brueghel, le village où il serait né, près de Breda27. Ce que Van Mander raconte ensuite de la vie et des « diableries » et des « drôleries » de Brueghel est à l’avenant. Le début de sa carrière est marqué par l’étude des œuvres de Jérôme Bosch, qu’il parvient si bien à imiter « que nombreux furent ceux qui l’appelèrent Pierre le drôle28 ». Par la suite, le peintre fait littéralement corps avec ses sujets, notamment lorsqu’ils le ramènent à ses origines : Avec [Hans] Franckert [un de ses amis], Brueghel sortait souvent pour aller à la rencontre des paysans, lors de leurs kermesses et de leurs noces, habillés dans des vêtements de paysans, offrant des cadeaux, comme les autres, prétextant qu’ils faisaient partie de l’entourage ou de la famille de l’époux ou de l’épouse. Là, Brueghel prenait plaisir à voir l’apparence des paysans quand ils mangeaient, buvaient, dansaient, bondissaient, faisaient la cour, et d’autres drôleries de ce genre, choses qu’il savait imiter par ses couleurs de manière amusante et jolie, aussi bien à la détrempe qu’à l’huile, car son exécution était également excellente dans l’un et dans l’autre. Il savait aussi vêtir de manière très convenable ces paysans et ces paysannes à la mode de Kampen ou d’autres manières, à indiquer leur apparence typiquement paysanne dans leur façon de danser, de marcher, de se tenir, ou dans d’autres actions29. Pour peindre correctement les paysans, Brueghel ne se contente pas de les étudier, ni même de les fréquenter ; à la manière du poète décrit par Du Bellay, qui s’identifie aux auteurs qu’il lit, le peintre devient comme ses modèles, mangeant et buvant comme eux. Il en est de même lorsqu’il traverse les Alpes pour aller en Italie – ou en revenir : « Au cours des voyages, Brueghel a fait le portrait de nombreuses vues sur le vif, au point que, dans les Alpes, il en avait avalé les montagnes et les rochers et que, revenu chez lui, il les a vomis sur des toiles et des panneaux, tant il était parvenu à les imiter fidèlement, ainsi que d’autres éléments de la nature30 ».

27 Ibid., fol. 233r. Cette anecdote est largement légendaire. 28 Ibid. 29 « Met desen Franckert gingh Brueghel dickwils buyten by den Boeren, ter Kermis, en ter Bruyloft, vercleedt in Boeren cleeren, en gaven giften als ander, versierende van Bruydts oft Bruydgoms bestandt oft volck te wesen. Hier hadde Brueghel zijn vermaeck, dat wesen der Boeren, in eten, drincken, dansen, springen, vryagien, en ander kodden te sien, welck dingen hy dan seer cluchtigh en aerdigh wist met den verwen nae te bootsen, soo wel in Water als Oly-verwe, want hy van beyden seer uytnemende was van handelinghe. Dese Boeren en Boerinnen op zijn kempsche en anders wist hy oock seer eyghentlijck te cleeden, en dat Boerigh dom wesen seer natuerlijck aen te wijsen, in dansen, gaen, en staen, oft ander actien » (ibid., fol. 233r). 30 « In zijn reysen heeft hy veel ghesichten nae t’leven gheconterfeyt, soo datter gheseyt wort, dat hy in d’Alpes wesende, al die berghen en rotsen had in gheswolghen, en t’huys ghecomen op doecken en Penneelen uytghespogen hadde, soo eyghentlijck con hy te desen en ander deelen de Natuere nae volghen » (ibid., fol. 233r).

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Gerard Dou et Rembrandt, ou l’art de manger et se faire manger Tous les peintres néerlandais du xviie siècle ne partageront pas l’enthousiasme avec lequel Van Mander encourage les artistes à s’accaparer sans vergogne leurs modèles : « On pourrait se demander s’il n’est pas permis d’emprunter des choses aux autres maîtres ? », s’interroge Philips Angel dans son Lof der schilderkonst (Éloge de l’art de peinture, 1642), avant de préciser : « À cela, je dirais oui, sans quoi nous irions contre les enseignements de Karel van Mander », puis de nuancer son propos, en soulignant qu’il faut « le faire subtilement, afin qu’en ajoutant quelque chose à sa propre œuvre, d’une façon douce et délicate, personne ne puisse s’en apercevoir ». Il ajoute par ailleurs que « c’est une chose très différente d’emprunter quelque chose afin de rendre plus parfait ce qui ne l’est pas et ajouter quelque d’impropre à une œuvre déjà bonne ». Pointant du doigt les dangers potentiels d’une copie trop servile des œuvres et des grands maîtres, mais aussi d’une pratique de l’innutrition qui se contenterait d’une seule forme de nourriture, il ajoute qu’il « est beaucoup plus méritoire d’imiter la nature plutôt que d’imiter la nature des autres maîtres, car singer la manière d’un autre maître est une chose odieuse, tandis que l’imitation de la nature est louable31 ». Philips Angel s’exprime ici devant les membres de la guilde de Saint-Luc de Leyde. Parmi eux figure peut-être Gerard Dou, dont Angel dit d’ailleurs le plus grand bien en le présentant comme l’un des meilleurs peintres hollandais de son temps32. Il est d’ailleurs possible, comme l’a suggéré Eric Jan Sluijter, que les positions théoriques défendues par Angel dans son discours rejoignent celles de l’artiste leydois, dont de nombreuses œuvres mettent également en scène la dimension physique et presque organique de la pratique artistique. Dans son Peintre dans son atelier (Fig. 4), exécuté alors qu’il vient tout juste de quitter l’atelier de Rembrandt, c’est un artiste qui semble faire corps avec la toile tendue sur le chevalet qu’il représente. Tout autour de lui sont dispersés au sol les objets susceptibles de lui servir de modèles pour l’invention et l’exécution d’une peinture d’histoire ; mais ils décrivent surtout, à la manière d’une allégorie réelle, les différents éléments de la culture visuelle du peintre, qu’il a préalablement ingérés par l’étude avant de les constituer comme des composants essentiels de son imaginaire artistique, ce dont témoignent les deux tronies en grisaille accrochées au mur du fond, typiques des têtes d’expression peintes par Dou au début de sa carrière. Il est d’ailleurs frappant de constater que cette représentation de l’imitation issue de la lecture et de l’étude comme un acte d’incorporation demeure extrêmement présente tout au long

31 « Doch yemandt soude moghen vragen, of het dan niet geoorloft en is uyt andere Meesters yet te ontleenen ? het welcke ick toe stae dat ja, soude anders regel recht teghen de Leeringhe van C. van Mander strijden in sijn Grontleggingen van de Schilder-Konst, Cap. 1. vers. 46. daer het met reden toe gelaten wert. Maer tis vry wat anders yet te ontleenen om sijn onvolmaecktheyt tot een meerder volmaecktheyt te brenghen, dan dat het is yet, niets deughende te voeghen by het gene dat nu al-reede goet is, want het eenen dient tot loff van den Meester, daer het af-genomen wert : daer de andere slordighe byvoeginge tot puere nadeel van den geene strect daer het by ghevoecht wert. Soo dat hier onderscheyt ge-maeckt moet werden van yets af te nemen, of yets by te voegen. De Rapen (seyt de voor-gemelde Geest) sijn wel goede kost, wanneerse wel ghestooft sijn : Te kennen gevende, dat yemandt die yet ontleenen wil, daer soo aerdich mede moet toe gaen, dat hy ‘t genomen onder het sijne soo soet vloyende weet te voughen, dat het selve niet bemerckt en kan werden » (Ph. Angel, Lof der schilder-konst, Leyde 1642, p. 36-37). 32 Ibid., p. 23, 56.

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Fig. 4. Gerard Dou, Le Peintre dans son atelier, 1628-1629, huile sur bois, 66,6 × 50,9 cm, The Leiden Collection, inv. gd-112.

de la carrière de Dou et, en particulier, dans les œuvres qu’il produit durant les années 1630 et 1640. Dans sa Vieille femme lisant (Fig. 5), la proximité du visage avec le livre qu’elle tient ne traduit pas seulement la vue fatiguée de la lectrice ; elle exprime aussi la manière dont elle tente d’assimiler et d’internaliser le contenu dévotionnel des prières

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Fig. 5. Gerard Dou, Vieille femme lisant, 1631-1632, huile sur bois, 71,2 × 55,2 cm, Amsterdam, Rijkmuseum, inv. sk-a-2627.

contenues dans ce recueil de la fin du xvie siècle33. Tandis qu’elle semble dévorer des yeux l’estampe qui orne la page gauche de ce livre, ses lèvres sont entrouvertes : elle se répète à voix basse, en murmurant, les mots de l’Évangile, comme si elle les mangeait littéralement. Sa position vis-à-vis du livre qu’elle consulte et qu’elle embrasse presque, n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, la manière dont Gerard Dou représente, durant la même période, une vieille femme ressemblant fort à notre lectrice – probablement s’agit-il du même modèle – qui, s’arrêtant de filer la laine, mange son porridge (Fig. 6). Une œuvre de Dou, plus ambitieuse, insiste en particulier sur les liens entre nutrition et innutrition, entre lactation physique et spirituelle : il s’agit d’un polyptyque peint par l’artiste leydois, malheureusement disparu, mais que nous connaissons grâce à une description du peintre et théoricien Arnold Houbraken, au tout début du xviiie siècle, ainsi que par une copie peinte par Willem Joseph Laquy entre 1763 et 177134. Le panneau central de ce triptyque (Fig. 7) montre une femme allaitant un enfant, tandis que les panneaux de gauche et de droite représentent respectivement des enfants travaillant le soir et un savant aiguisant une plume. L’historien de l’art Jan Emmens a proposé d’analyser ces trois tableaux en relation avec les trois parties de l’éducation telles qu’elles sont décrites par Aristote et reprises par Van Mander : la nature (ingenium), c’est-à-dire les dispositions naturelles, est incarnée par la femme qui allaite son enfant, et qui est assimilée à la figure de Dame 33 Il s’agit des Evangelien ende epistelen alzomen die doort gantsche jaer op alle Sondaghen ende ander Heylighe daghen, in der heyligher kercken hout de Lourens Jacobsz (v. 1585). 34 Emmens, 1997.

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Fig. 6. Gerard Dou, Vieille femme mangeant du porridge, 1632-1637, huile sur bois, 51,5 × 41 cm, collection particulière.

Nature ; le savoir (doctrina), symbolisé par les enfants à l’étude ; et la pratique (exercitatio), exemplifié par la plume lentement affûtée par le savant. À travers le lait qu’il tête au sein de la Nature, l’enfant incorpore les qualités grâce auxquelles il pourra ensuite, à travers l’apprentissage et l’exercice régulier, mettre en forme son propre caractère. Mais, comme le montrent les trois tableaux de Dou, qui déclinent aussi trois différents âges de la vie, ce mode d’alimentation, qui symbolise la manière dont un individu apprend à développer

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Fig. 7. Willem Joseph Laquy d’après Gerard Dou, Mère allaitant son enfant, 1748-1798, plume, pinceau et aquarelle, 52,7 × 43,8 cm, Amsterdam, Rijksmuseum, inv. rp-t-1918.326.

les capacités propres de son génie, n’est propre qu’aux premiers moments de l’existence. Il ne peut façonner son esprit que lorsqu’il est encore un enfant, et que son corps et son esprit sont encore malléables. Plus âgé, ce n’est plus par une telle incorporation, directe et immédiate, et ici métaphorisée par l’alimentation lactée, que l’individu peut apprendre à devenir lui-même, mais en retouchant plus simplement et modestement la structure mise en place durant ses premières années. Les idées formulées par Gerard Dou doivent beaucoup à sa formation dans l’atelier leydois de Rembrandt, où il a achevé sa formation entre 1628 et 1631, et où son maître

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Fig. 8. Samuel van Hoogstraten, La Muse Euterpe, v. 1678, eau-forte et pointe sèche, 16,3 × 12,3 cm, Nimègue, Katholieke Universiteit, Bibliotheek, inv. 43 C6.

semble également avoir beaucoup insisté sur l’idée que l’imitation est une affaire de corps autant que d’esprit. Dans le frontispice (Fig. 8) qui orne le premier livre de son traité de peinture, l’Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst (Introduction à la haute école de l’art de peinture, 1678), Samuel van Hoogstraten, un ancien élève de Rembrandt, représente la muse Euterpe, qu’il associe aux thèmes de la vocation et de l’apprentissage, avec un sein droit dénudé. « De sa flûte charmante », Euterpe « attire les jeunes gens » « par sa force séduisante », comparable à celle d’une « attirante Sirène » qui leur fait préférer la peinture aux « osselets » et aux « jeux d’enfants35 ». L’idée est similaire à celle que l’on trouve chez Gerard Dou. La poitrine d’Euterpe, offerte aux regards mais aussi aux bouches de ses jeunes artistes, renvoie aux « dons divins » dont la Nature fait grâce aux enfants nés pour devenir des artistes, mais qui ne se manifestent réellement qu’à la condition qu’ils soient « activés » par l’apprentissage, cette « activation » étant ici symbolisée par l’allaitement36. Cet univers métaphorique permet de dépasser le clivage traditionnel de l’inné et de l’acquis. Tout art, qu’il soit issu de prédispositions naturelles ou d’une pratique technique, doit être incorporé, à travers l’intervention d’un tiers – un parent, un maître, un ami –, à la manière dont un enfant ingurgite le lait de sa mère ou de sa nourrice pour

35 S. Van Hoogstraten, Introduction à la haute école de l’art de peinture (1678), Genève, Librairie Droz, 2006, p. [1]. 36 Ibid., p. [2].

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grandir et prendre des forces : « chacun n’a pas la chance dans sa jeunesse, en compagnie d’honnêtes camarades et auprès d’un bon maître, de se nourrir de l’art comme on tête un lait nourrissant37 ». Plus loin, Van Hoogstraten compare plus explicitement encore l’apprentissage artistique à une forme d’alimentation : il cite une anecdote empruntée à Van Mander sur le peintre italien Giuseppe d’Arpino qui, dans sa jeunesse, et « en raison de sa grande assiduité », « oubliait de finir de manger ses petits pains quand il dessinait38 » ; et il se souvient aussi de son propre séjour dans l’atelier de Rembrandt, à Amsterdam, au cours duquel, « parfois las de l’enseignement de mon maître, je baignais dans mes propres larmes, sans manger ni boire, et où je ne pouvais quitter mon œuvre avant de venir à bout des erreurs qui m’avaient été indiquées39 ». Si les thèmes de l’innutrition, héritées de la rhétorique et de la poétique latines, semblent donc avoir perduré dans les théories et les pratiques artistiques néerlandaises jusqu’à la fin du xviie siècle, elles ont aussi connu à cette occasion des reformulations assez substantielles. Alors que l’allaitement et l’ensemble des métaphores alimentaires qui lui sont associées au sein des théories de l’innutrition ont tendance à modéliser les pratiques poétiques sur la transmission entre la mère (ou la nourrice) et son enfant, Van Hoogstraten en fait le symbole de la transmission entre un maître, c’est-à-dire un homme, et ses élèves, de jeunes garçons. Insistant sur la nécessité de placer les garçons le plus tôt possible dans un atelier, l’ancien élève de Rembrandt souligne dans son traité l’aisance naturelle avec laquelle les jeunes apprentis s’identifient aux adultes, tentant d’imiter non seulement leurs gestes mais aussi leurs attitudes et les postures corporelles40. Ce mimétisme technique et physique est plus vrai encore lorsque ces adultes se trouvent, comme un maître ou un parent, dans une position d’autorité. Dans le cadre très codifié d’un atelier, le maître est une référence centrale41. Pour les plus jeunes, il peut même représenter un véritable père de substitution, comme ce que raconte Van Mander, après Vasari, au sujet du peintre Francesco Squarcione, qui avait adopté plusieurs enfants comme Andrea Mantegna, Francesco Uguccione ou Marco Zoppo42. Érasme explique également que les maîtres doivent être des « pères au plein sens du terme43 », ce que confirme le marchand mercier Jacques Savary, qui précise à la fin du xviie siècle que les apprentis doivent du respect à leur maître « comme s’ils étaient leurs pères puisqu’ils sont la même chose qu’eux pour leur éducation pendant qu’ils sont sous leur direction44 ». Van Hoogstraten, qui parle de Rembrandt comme de son « second maître après la mort de [son] père45 », semble avoir compris les avantages qu’un maître peut tirer de ce processus de « transfert » naturel pour la mémorisation des modèles46. Compte-tenu de la simplicité d’usage des procédés mnémotechniques et des facilités de mémorisation des jeunes apprentis, il souligne tout l’intérêt qu’il y a, citant

37 Ibid., p. [3]. 38 Ibid., p. [14]. Voir van Mander, Het Schilder-Boeck, fol. 188r. 39 Van Hoogstraten, Inleyding, p. [12]. 40 Blanc, 2008, p. 41-42. 41 Blanc, 2006, p. 30-33. 42 Van Mander, Het Schilder-Boeck, fol. 106v-107r. 43 Érasme, Œuvres, éd. mod., Paris, Robert Laffont, 1992, p. 479. 44 Lebrun, Venard et Quéniart, 2003, p. 123, 141. 45 Van Hoogstraten, Inleyding, p. [11]. 46 Sur la notion de transfert, théorisée dans la psychologie expérimentale, voir Le Ny, 1964.

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Fig. 9. Samuel van Hoogstraten, Autoportrait à la chaîne d’or, 1645, huile sur bois, 54 × 45 cm, Vaduz, collections princières du Lichtenstein, inv. ge107.

Fig. 10. Rembrandt van Rijn, Autoportrait à la chaîne d’or, 1633, huile sur bois, 61 × 48,1 cm, Paris, musée du Louvre, inv. 1744.

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Francis Bacon, à ce que « les apprentis » aient « foi en leurs maîtres » et suspendent « leur jugement jusqu’à ce qu’ils aient parcouru le chemin de tous les arts47 », s’exerçant à la copie en cherchant non seulement à imiter les modèles soumis par le maître mais à imiter aussi le maître lui-même, sa manière comme son ethos et son corps même. Puisque l’alimentation dont il est question ici est d’ordre métaphorique, l’allaitement des élèves par leur maître transcende ainsi les frontières de genre – la muse Euterpe, tout comme Rembrandt, allaite leurs enfants afin de les aider eux-mêmes à devenir des maîtres, susceptibles d’allaiter à leur tour. Comme le montrent aussi les autoportraits peints par Van Hoogstraten dans l’atelier de Rembrandt (Fig. 9), où le jeune garçon peint dans la manière mais aussi dans le corps même de son maître, portant les mêmes vêtements, jusqu’aux mêmes accessoires – ici une chaîne d’or – (Fig. 10), l’apprentissage consiste, pour un jeune artiste, à faire un, corps et âme, avec son maître, à le dévorer littéralement afin d’incorporer les qualités et les leçons qu’il peut prodiguer. Exercice à la fois artistique, mental et physique, la copie s’apparente ainsi à un travail de mémorisation mais aussi un exercice manuel par le biais duquel il s’agit d’apprendre à placer, à utiliser son corps par l’imitation et la répétition des gestes et à incorporer des techniques, dans le cadre d’un apprentissage proche de l’« apprentissage par corps » dont a parlé Pierre Bourdieu48. Il s’agit ainsi d’un acte d’appropriation, mais aussi d’un acte de conquête : un moyen d’enrichir le soi en faisant appel à ce qui ne lui ressemble pas et en évitant ainsi la sèche et stérile reproduction du même par le même. Bibliographie M. Bizer, La Poésie au miroir : imitation et conscience de soi dans la poésie latine de la Pléiade, Paris, Honoré Champion, 1995. J. Blanc, Dans l’atelier de Rembrandt : le maître et ses élèves, Paris, Éditions de la Martinière, 2006. ———, Peindre et penser la peinture au xviie siècle : la théorie de l’art de Samuel van Hoogstraten, Berne, Peter Lang, 2008. P. Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de Minuit, 1980. C. Camilleri, G. Vinsonneau, Psychologie et culture : concepts et méthodes, Paris, Armand Colin, 1986. J.-Cl. Carron, « Imitation and Intertexuality in the Renaissance », New Literary History, XIX (1988), p. 565-579. T. Cave, The Cornucopian Text : Problems of Writing in the French Renaissance, Oxford, Clarendon Press, 1985. J. A. Emmens, « A Seventeenth-Century Theory of Art », in W. E. Franits (éd.), Looking at Seventeenth-Century Dutch Art : Realism Reconsidered, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 15-20. Ém. Faguet, Seizième siècle : études littéraires, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1898. P. Galand-Hallyn, Le Génie latin de Joachim Du Bellay, La Rochelle, Rumeur des âges, 1995.

47 Van Hoogstraten, Inleyding, p. [22]. Voir Fr. Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, éd. mod., Paris, Gallimard, 1991, p. 40. 48 Blanc, 2008, p. 43. Voir Bourdieu, 1980, p. 123 ; Vigarello, 2001.

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Francesca A rena

L’allaitement, savoirs et pouvoirs : la deuxième moitié du xviiie siècle

Nous sommes habitué-e-s aujourd’hui à considérer, dans un contexte nord occidental, l’allaitement maternel comme étant une fonction anodine, faisant partie de l’une des phases physiologiques du corps de la femme. Par ailleurs, le lait de femme serait la meilleure nutrition pour le nouveau-né et l’allaitement un moment privilégié dans la relation psycho-physique de la mère avec son enfant. Pour autant, pour que l’allaitement devienne cette fonction maternelle et un processus corporel considéré comme ordinaire du point de vue de la science, il aura fallu un investissement sans pair de la part d’une partie des élites occidentales, dont les médecins, ainsi que des États. Ce basculement de perspective que l’on peut inscrire dans la longue durée est le fruit d’un processus de re-moralisation du corps de la femme qui s’opère sur plusieurs registres dans le cadre des débats scientifiques du xviie et xviiie siècle. Cependant il ne s’agit pas de considérer la deuxième partie du xviiie siècle comme un moment de rupture dans les savoirs, mais de constater plutôt à ce moment une alliance entre une certaine philosophie et la médecine, grâce à la circulation d’un savoir qui se veut « rationnel et objectif » et dont l’opération philosophique, scientifique et éditoriale de l’Encyclopédie est parti prenante. Cette tentative d’homogénéisation des savoirs est toutefois encouragée par un projet plus vaste1, qui se concrétise par une intervention massive des États sur le gouvernement des corps. Pour les questions qui nous intéressent ici en particulier : la progressive médicalisation de l’accouchement ; la création des premières maternités qui amènent, entre autres, à une objectivation du corps de la femme qui accouche ; la mise en place d’un dispositif de contrôle des nourrices – notamment par le biais de l’institution des bureaux de nourrices qui vise à régulariser le marché du lait de femme ; la mise en place de dispositifs pour les « mères déviantes » – par exemple autour du recel de grossesse, de l’avortement et de l’infanticide, et des mères célibataires2.

1 Foucault, 1994, p. 1013. 2 Arena, 2020. Francesca Arena  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 101-109 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127423 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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On ne reviendra pas ici sur l’histoire de ces dispositifs, mais il est important de souligner qu’ils alimentent la production des discours normatifs sur l’allaitement. Je considère la production de ces discours non pas tant comme des représentations autour du corps de la femme allaitante, mais plutôt comme des récits – certes ambivalents – portant sur les enjeux de régulation des pratiques sociales. Il s’agira de revenir sur les débats qui on abouti à la théorisation d’un nouveau modèle de parentalité qui est censée construire des « nouveaux » citoyens. Parmi les différentes injonctions à la maternité, ce sont en effet celles concernant l’allaitement qui rapprochent philosophes et médecins et permettent un basculement de perspective : la « bonne » mère est celle qui allaite et prend soin de son nouveau-né. La proximité physique et émotionnelle entre la mère et l’enfant devient un nouveau paradigme biopolitique au nom de la Nature dès la deuxième moitié du xviiie siècle. Il convient d’emblée d’éviter un malentendu récurrent : la mère dont parlent ces textes n’est pas une mère quelconque. L’attention qu’on accorde à la relation mère-enfant concerne essentiellement certaines classes sociales, celles des élites. C’est pour cela qu’on oppose dans cette littérature médico-scientifique, faisant usage d’une subtile rhétorique, la mère à la nourrice. La nourrice, qui est pourtant une mère, n’est pas pensée comme une génitrice stricto sensu, mais comme l’une des alternatives à la fonction de nourrissage. Il va de soi que l’on ne s’intéresse pas dans ces textes au fait que la nourrice des classes populaires ait ou non des relations de proximité avec son propre nouveau-né. C’est à dire que la théorisation de l’importance des relations affectives et de proximité de la mère avec le nouveau-né concerne en réalité seulement une partie, restreinte, des femmes. Il faudra tout d’abord replacer le processus – que j’appellerai de re-moralisation du corps de la femme – dans le contexte d’échanges entre savoirs scientifiques (médicaux et savants) et la production dans la seconde moitié du xviiie siècle de certains écrits portant sur l’allaitement. La promotion de l’allaitement par la mère n’est pas nouvelle, car elle trouve place dans les écrits des moralisateurs des siècles précédents, ce qui est nouveau c’est la position occupée par la médecine dans ce champ, étant donné que les médecins en deviennent progressivement les experts3. Dans les textes médicaux du milieu du xviiie siècle portant sur les couches de la femme et sur la santé des enfants, si l’on consacre souvent une section à la nourriture des nouveau-nés4, on le fait toujours à partir d’une perspective qui prévoit l’emploi de nourrices. C’est pour cette raison que les textes qui commencent à se diffuser dans la deuxième moitié du siècle apparaissent comme nouveaux. Ainsi en 1750 est publié à Paris un petit livret du médecin anglais naturalisé français Michel Bermingham5, membre de l’Académie de chirurgie de Paris : Manière de bien nourrir et soigner les enfants nouveau-nés. En une dizaine de pages, Bermingham dénonce « l’usage où sont les femmes de tous états excepté peut être les plus pauvres Paysanes (sic) de ne point allaiter elles mêmes leurs



3 A ce propos, on rappellera le débat sulfureux qui avait opposé deux médecins, La Motte et Hecquet, au début du siècle vis-à-vis de l’allaitement maternel. Voir Arena, 2013. 4 Pancino, 2015. 5 Cf. « Michel Bermingham », in Biographie universelle ou Dictionnaire historique par une société de gens de lettres, Furne, Paris, Tome Premier, p. 339. Ce petit texte est cité aussi par Bonnaffoux, 2018.

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enfans6 » et insiste donc sur les bienfaits de l’allaitement maternel. Pour appuyer son discours, il fait appel à la comparaison avec les femelles animales, qui prennent soins de leur progéniture, mais aussi aux bienfaits du premier lait qui sort des mamelles et qu’on a l’habitude de jeter, le colostrum. Ces deux arguments, le recours aux animaux et l’usage du colostrum, vont devenir cruciaux pour la mobilisation en faveur de l’allaitement par la mère7. En parallèle, à partir de 1751 sont publiés dans l’Encyclopédie des articles consacrés à l’allaitement et sur lesquels on s’arrêtera dans ce qui suit. Un plagiat autour de l’allaitement ? On s’arrêtera d’abord sur un cas de plagiat qui concerne à la fois Desessartz, Rousseau et Ballexserd illustrant magistralement les enjeux que recouvre l’allaitement au tournant des années 17608. Si l’on suit l’ordre de publication des textes constituant le dossier qui nous intéresse, le premier est celui du médecin Jean-Charles Desessartz, De l’éducation corporelle des enfans en bas âge ou réflexions-pratiques sur les moyens de procurer une meilleure constitution aux Citoyens, publié dans sa première édition en 1760 à Paris – et réédité en deuxième édition en 1798 avec une importante préface9. En 1762 sont publiés l’Emile de Rousseau et la Dissertation sur l’éducation physique des enfans, depuis leur naissance jusqu’à l’âge de puberté du médecin genevois Jacques Ballexserd10. En 1760, Desessartz est encore au début de sa carrière, modeste et précaire (n’ayant pas de fortune, il ne pouvait pas être admis à la faculté de Paris et se replia donc sur celle de Reims11). Ce n’est qu’en 1769 qu’il fut admis à la Faculté de Médecine de Paris et, en 1770, il fut nommé Professeur de Chirurgie, puis en 1776 il devint Doyen de la même faculté. Lorsqu’il rédige la première édition de son texte, il est donc pratiquement inconnu ; en revanche au moment où il publie la deuxième édition, avec une préface où il accuse Jean-Jacques Rousseau de plagiat dans l’Émile, il est désormais célèbre et très puissant12. C’est ainsi que le médecin aborde la question du plagiat dans la deuxième édition de son traité : Le célèbre Piron ayant eu connaissance du plan d’éducation que J J Rousseau s’était tracé pour son Emile et qui ne commençait qu’au moment où celui ci sortit des mains de sa 6 M. Bermingham, Manière de bien nourrir et soigner les enfans nouveaux-nés, Paris, Barrois, 1750, p. 8. 7 Cf. l’article « Colostrum » dans ce volume. 8 Pour le plagiat entre Rousseau et Desessartz cf. Morel, 1976. Pour le plagiat entre Ballexserd et Rousseau cf. Rieder, 2013. 9 J.-Ch. Desessartz, Traité de l’éducation corporelle des enfans en bas âge. Ou réflexions pratiques sur les moyens de procurer une meilleure constitution aux citoyens, [Paris], Hérissant, 1760. 10 J.-J. Rousseau, Émile, ou de l’Éducation, Paris, La Haye, 1762 ; J. Ballexserd, Dissertation sur l’éducation physique des enfans, depuis leur naissance jusqu’à l’âge de puberté, Paris, Vallat-La-Chapelle, 1762. 11 Cf. H. Ch. L. Kluyskens, « Desessartz, Jean-Charles », in Id., Des hommes célèbres dans les sciences et les arts, et des médailles qui consacrent leur souvenir, vol. 1, Gand, Hebbelynck, 1859, p. 249. 12 Ibid., p. 250 : « Ce médecin a beaucoup écrit dans son ouvrage sur l’éducation corporelle des enfants tout ce qui concerne l’hygiène les maladies et l’éducation physique de l’enfance est traité avec des détails qui annoncent combien était grande l’expérience de l’auteur. Les avantages de l’allaitement maternel y sont dépeints sous des couleurs qui n’ont pas peu contribué à opérer une réforme tant désirée à l’époque où parut ce livre ».

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nourrice, exhorta le philosophe Genevois à faire remonter ses conseils jusqu’à l’instant où l’enfant sortit du sein de sa mère. Rousseau s’excusa sur ce que les soins qu’exigeait le nouveau-né regardaient plutôt les médecins, les accoucheurs et les sages-femmes, que les philosophes et sur ce qu’il ne s’en était jamais occupé. L’auteur de la Métromanie lui remit alors mon ouvrage qu’il venait de lire lui promettant qu’il y trouverait tout ce qui était nécessaire pour compléter son plan. Le père d’Emile accepta13. Si Rousseau ne pouvait plus se défendre – il était décédé vingt ans plus tôt –, il est intéressant de constater qu’à son tour il accuse un médecin d’avoir plagié L’Emile dans les Confessions : Peu de jours avant ou après la publication de mon livre car ne me rappelle pas bien exactement le temps parut un autre sur le même sujet tiré mot à mot de mon premier volume hors quelques platises dont on avait entremêlé cet extrait. Ce livre portait le nom d’un Genevois appelé Balexsert et il était dit dans le titre qu’il avait remporté le prix à l’Académie de Harlem. Je compris aisément que cette Académie et ce prix étaient d’une création toute nouvelle pour déguiser le plagiat aux yeux du public14. Quoiqu’il en soit de cette histoire de plagiat, il convient de se demander : qu’il y avait-il dans ces textes pour susciter autant de rumeurs ? C’est dans la première édition de son ouvrage que Desessartz fait l’apologie de l’allaitement maternel. Cette typologie d’allaitement – et c’est cela qui est nouveau dans un texte de médecine – permettrait de soustraire les enfants à l’éducation des nourrices, notamment celles de la campagne, et par conséquent les protégerait du risque de dégénérescence de l’espèce. Dans un récit – qui nous rappelle bien des enjeux extrêmement contemporains – le médecin écrit : On entend dire tous le jours que la Nature dégénère, et que bientôt épuisée elle touche à sa décadence… l’air est-il différent, et les saisons sont elles troublées au point qu’elles ne nous offrent plus les vicissitudes de froid, de chaud, et de températures qui étaient la source de la fécondité de la terre, et du bonheur des hommes15 ?. Pour Desessartz cependant, le problème n’est pas là. C’est plutôt celui de la dépopulation des grandes villes : Frappez à toutes les portes… Vous entendrez parler toutes les langues, Espagnol, Anglois, Hollandois, Allemand, Italien, et tous les idiomes… Et je mets en fait que sur trente personnes vous en trouverez qu’une qui soit nait (sic) à Paris16. Où sont-donc les parisiens ? Morts ! Ce n’est point aussi la multiplication qui manque chez nous, c’est la conservation et la durée de l’espèce qui diminue de jour en jour. Tous les ans les villages circonvoisins …

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Desessartz, Traité de l’éducation corporelle des enfans, 1798, note I, p. ix. Rousseau, Confessions, Paris, Poincot, 1798, Tome quatrième, p. 74-75. Desessartz, Traité de l’éducation corporelle des enfans, 1760, p. vi-vii. Ibid., p. viii.

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sont peuplés de nourrissons qui envoie cette Capitale, et de ce grand nombre à peine en revient-il un vingtième à la maison paternelle17. Pour Desessartz la raison principale de cette mortalité infantile et plus généralement de la dégénération de l’espèce est en effet l’usage, en vigueur chez les riches, d’envoyer les enfants en nourrice, notamment à la campagne. La nouveauté de ce discours consiste dans le fait de prendre en considération le temps passé par les nourrissons chez des gens étrangers en tenant compte des différences de classes sociales : Ces premiers soins sont néanmoins plus importants que l’on se l’imagine. Il ne s’agit pas seulement de donner tous les jours de la nourriture à l’enfant, il s’agit de lui former un tempérament qui le mette en état de soutenir les incommodités de la vie18. La médecine en somme intègre et fait sienne l’idée que cette temporalité de la toute première enfance est un moment fondateur pour la vie des individus. Or, si jusque là les médecins s’étaient intéressés essentiellement à la qualité du lait et donc aux qualités des nourrices – dans l’idée de la transmission organique des vices –, l’on commence dans ces écrits à considérer aussi la question morale. L’allaitement devient donc une véritable temporalité dans la vie des nouveau-nés et dans la vie des femmes : il devient une fonction essentielle à la maternité. C’est aussi sur ces aspects que va insister Rousseau dans l’Emile : Le devoir des femmes n’est pas douteux, mais on dispute si, dans le mépris qu’elles en font, il est égal pour les enfans d’être nourris de leur lait ou d’un autre. Je tiens cette question, dont les médecins sont les juges, pour décidée au souhait des femmes, et pour moi je penserois bien aussi qu’il vaut mieux que l’enfant suce le lait d’une nourrice en santé que d’une mère gâtée, s’il avoit quelque nouveau mal à craindre du même sang dont il est formé. Mais la question doit elle s’envisager seulement par le côté physique, et l’enfant a-t-il moins besoin des soins d’une mère que de sa mamelle ? D’autres femmes, des bêtes même, pourront lui donner le lait qu’elle lui refuse : la sollicitude maternelle ne se supplée point19. C’est par ailleurs le médecin genevois Ballexserd qui pousse le discours sur la temporalité jusqu’au bout. Il divise son texte en quatre époques en fonction de l’âge de l’enfant : « la première époque commence à l’accouchement de la mère, & finit au tems qu’on cesse d’allaiter l’enfant20 ». Il insiste ensuite sur les bienfaits de l’allaitement et sur l’importance de la sollicitude maternelle : L’on s’attend bien que je vais recommander à la mère d’être la nourrice de ses enfants. Eh ! Comment en effet l’inviter à se séparer de cette portion précieuse d’elle même et de l’intérêt commun de leur santé ? Car on sait très bien qu’il en résulte un double

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Ibid., p. x. Ibid., p. xx. Rousseau, Émile, ou de l’Éducation, Paris, La Haye, 1762, Tome 1, p. 30-31. Ballexserd, Dissertation sur l’éducation physique des enfans, depuis leur naissance jusqu’à l’âge de puberté, Paris, Vallat-La-Chapelle, 1762, p. 3.

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avantage, sans compter mille menus soins qui ont nécessairement besoin de l’œil et du cœur d’une mère, parce que toute autre y est indifférente ou insensible21. Lorsque on s’arrête à la manière dont les encyclopédistes s’emparent de ces questions au fur et à mesure de la publication des articles dans l’Encyclopédie, on sera peu surpris d’y trouver des échos de cet argumentaire. Il faut tenir compte, sur ce sujet, des relations de plus en plus ambivalentes22 entre Rousseau et Diderot. Pour les articles publiés avant 1760 – et notamment celui consacré au lait, signé par le médecin Gabriel François Venel23 – l’on constatera un alignement avec les savoirs de l’époque. S’il existe bien un article « allaitement », publié en 1751, et signé par Pierre Tarin, celui-ci ne dépasse pas quelques lignes renvoyant justement à l’article « lait » : ALLAITEMENT, s. m. lactatio, est l’action de donner à téter. Voyez Lait. Ce mot s’employe aussi pour signifier le tems pendant lequel une mère s’acquitte de ce devoir. Voyez Sevrage. (L)Allaiter ; v. a. nourrir de son lait : la nourrice qui l’a allaité : une chienne qui allaite ses petits. (L)24. L’article « lait » est en effet sans doute le plus important et le plus long – pour la période qui précède les nouveaux écrits – et il s’inscrit dans une tradition « ancienne », où on regarde cette substance du point de vue essentiellement organique, malgré quelques passages moralisateurs et culpabilisants pour les mères autour de la fièvre de lait, qui serait provoquée, entre autres, par le refus des femmes d’allaiter leurs enfants25. Lorsque on examine l’article « Nourrice » signé par D’Alembert et Diderot eux-mêmes26 et publié en 1765, on s’aperçoit que les choses commencent à changer, même si les deux auteurs restent tout à fait ouverts à l’usage des nourrices : NOURRICE, s. f. (Medec.) femme qui donne à téter à un enfant, & qui a soin de l’élever dans ses premières années. Les conditions nécessaires à une bonne nourrice se tirent ordinairement de son âge, du tems qu’elle est accouchée, de la constitution de son corps, particulièrement de ses mamelles, de la nature de son lait, & enfin de ses mœurs. Dans toute la première partie de l’article, il n’y a aucune mention de l’allaitement maternel, c’est seulement dans la suite qu’on le convoque, avec prudence : Si les mères nourrissaient leurs enfans, il y a apparence qu’ils en seraient plus forts & plus vigoureux : le lait de leur mère doit leur convenir mieux que le lait d’une autre femme ; car le fœtus se nourrit dans la matrice d’une liqueur laiteuse, qui est fort semblable au lait qui se forme dans les mamelles : l’enfant est donc déjà, pour ainsi dire, accoutumé au lait de sa mère, au lieu que le lait d’une autre nourrice est une nourriture nouvelle pour lui, & qui est quelquefois assez différente de la première pour qu’il ne puisse pas s’y accoutumer ; car on voit des enfans qui ne peuvent s’accommoder du

21 Ibid., p. 30. 22 Fabre, 1961. 23 Venel, « Lait », Encyclopédie, 1re éd. 1751, Tome 9, p. 199-212. 24 P. Tarin, « Allaitement », Encyclopédie, 1re éd., 1751, Tome 15, p. 137. 25 Arena, 2020. 26 D’Alembert, Diderot, « Nourrice », Encyclopédie, 1re éd., 1765, Tome 11, p. 260-261.

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lait de certaines femmes, ils maigrissent, ils deviennent languissants & malades : dès qu’on s’en aperçoit, il faut prendre une autre nourrice27. Une fois confirmée l’importance de la question organique du lait et de ses pouvoirs de transmissions des vices et des maladies, en conformité donc avec ce qui a été déjà souligné dans l’article « Lait », les deux philosophes viennent enfin à la question morale : Indépendamment du rapport ordinaire du tempérament de l’enfant à celui de la mère, celle-ci est bien plus propre à prendre un tendre soin de son enfant, qu’une femme empruntée qui n’est animée que par la récompense d’un loyer mercenaire, souvent fort modique. Concluons que la mère d’un enfant, quoique moins bonne nourrice, est encore préférable à une étrangère28. On peut se demander si l’ensemble de ces « nouveaux » discours masculins aurait eu une emprise sur les femmes des élites, en quête, déjà, d’une nouvelle identité de mère29, sans l’intervention des femmes elles-mêmes dans le débat. Une femme, Marie Angélique Anel Le Rebours, sans aucune revendication professionnelle allait incarner et faire sienne la nouvelle mode de l’allaitement. Et elle pourrait bien être la première femme à avoir publié un texte d’experte en tant que mère. Fille du chirurgien Anel30 et femme d’un haut fonctionnaire d’État, Mme Le Rebours fréquenta la haute société et fut introduite dans les cercles savants de l’époque31. Même s’il nous manque une biographie de cette femme assez extraordinaire, nous savons qu’elle publie en 1767, sous couvert d’anonymat, le texte Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfans, avec des observations sur les dangers auxquelles les Mères s’exposent, ainsi que leurs enfants, en ne les nourrissant pas32. Dans la préface elle explique que : Ce n’est pas l’envie d’être Auteur qui me fait donner cet Ecrit au Public. Je ne conseille pas aux personnes du bel air de le lire ; il les ennuierait. Il ne peut intéresser que tout au plus les bonnes gens. S’il détermine un plus grand nombre des femmes à nourrir leurs

27 Ibid., p. 261. 28 Ibid. 29 Cf. à ce propos le récit de Mme de Sévigné à la fin du xviie siècle au sujet des accouchements de sa fille qui serait à son avis trop maternelle avec son nouveau-né : « votre fils a été trois heures sans pisser, à ce que me dit le Coadjuteur ; vous étiez déjà toute épouvantée ; ah ! Vraiment vous voilà bien plaisante avec votre amour maternel, quelle folie ! Est-ce qu’on aime cela ? » Le 6 Décembre 1671, Lettres de Madame de Sévigné, nouvelle édition augmentée, tome premier, Paris, La Compagnie Des Libraires, 1775, p. 19. 30 Almaric, 1983, p. 251-256. Cf. aussi Hunt, 2009, p. 142. 31 « LEREBOURS Madame Marie Angélique Anel née en 1731 d’une famille honorable reçut une brillante éducation et parut dans le monde avec tous les avantages de la fortune de l’esprit et des grâces extérieures. Ayant fixé les regards de M Lerebours contrôleur général des postes elle l’épousa et se trouva ainsi dans une haute position. Son goût ses connaissances en littérature et son habileté fort remarquable en peinture lui valurent dans le cours de sa longue carrière de nombreux et illustres amis entre autres d’Alembert Dupaty Roucher Dupont de Nemours. Elle connut aussi J J Rousseau qui lui donna l’idée de son Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfants. Cet ouvrage publié sous le voile de l’anonyme eut un très grand succès et fut réimprimé plusieurs fois en Hollande et à Paris. L’auteur ne mit son nom qu’à la troisième édition qui est de 1775. Il fut traduit en allemand en danois approuvé lors de sa publication par la faculté de médecine de Paris et loué par le célèbre praticien Tissot. Madame Lerebours lui avait donné un Supplément des 1772. Cette dame mourut à l’Arche près le Mans en 1821 âgée de 90 ans » : Biographie universelle (Michaud) ancienne et moderne, Volume 24, 1854, p. 246. 32 Le Rebours, Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfans… Paris ; Utrecht, chez Lacombe, 1767.

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enfants, et s’il est utile à quelque-unes (sic) d’elles, je n’aurai pas perdu mon temps, et je serai bien récompensée de mon travail33. Le texte de 83 pages est divisé en quatre parties thématiques, qu’elle nomme « articles » : « Des pratiques à observer quelques heures après l’accouchement, et pendant qu’on nourrit » ; « De la manière de gouverner les petits enfants » ; « Des inconvenants qu’on évite en nourrissant les enfant soi-même » ; « Les Mères ne nourrissant pas, cause de dépopulation ». Par son côté pratique, l’ouvrage rappelle les textes de médecine consacrés aux remèdes : « les difficultés qu’on éprouve quelquefois en commencent (sic) à nourrir, m’ont engagé à mettre sur le papier les observations que j’ai faites sur cet objet intéressant34 ». Mais le texte frappe par les détails qu’il donne des techniques corporelles et de performances physiques auxquelles la femme doit se livrer si elle veut s’assurer la réussite : Il est nécessaire, avant tout, de bien faire sortir les bouts du sein. Il suffit pour cela de prendre une pipe dont on casse le tuyau à une longueur convenable, pour que la mère puisse la tenir dans sa bouche, la noix de la pipe étant sur le bout. En aspirant, il se fait dans la minute et ne rentre pas, lorsque le sein n’est pas encore plein de lait35. Madame Le Rebours explique que les choses que l’on sait sur l’allaitement sont fausses et notamment la pratique – pour elle extrêmement répandue – d’attendre quelques jours avant de donner à téter à l’enfant. L’idéal pour elle – dans la première édition du livre – est d’attendre 12 heures, mais pas plus, car si non il y aurait des engorgements à la mamelle et allaiter deviendrait pénible et extrêmement douloureux. À ces indications pragmatiques, qui donnent à penser qu’effectivement les femmes des élites ne doivent pas avoir beaucoup l’habitude d’allaiter, le texte de Le Rebours associe des questions qui sont en jeu à ce moment-là. D’un côté, la question de la dépopulation – qui serait aussi pour Madame Le Rebours le fruit de la pratique de la mise en nourrice – et de l’autre la dénonciation de l’ignorance des femmes de la campagne et plus généralement des femmes des classes populaires qui participerait à la diffusion de fausses croyances sur l’allaitement et sur l’éducation des enfants. Ces deux questions sont par ailleurs davantage débattues dans les autres éditions de l’ouvrage de Le Rebours et c’est notamment dans la cinquième édition de 1798 qu’elles portent désormais en filigrane le propos partagé par plusieurs : Les habitants des campagnes sont déjà à plaindre d’être assujettis à des travaux pénibles, et privés de la plupart des choses qui pourraient adoucir leurs peines, sans être encore les victimes d’une quantité d’erreurs et de préjugés qui multiplient leurs souffrances, et qui les empêchent d’être aussi utiles qu’ils pourraient l’être36. C’est ainsi qu’en l’espace de trente ans, le consensus devient général. On notera que dans cette édition est contenue une lettre du médecin lausannois Auguste Tissot qui

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Ibid., p. iii-iv. Ibid., p. 2. Ibid., p. 3. Le Rebours, Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfants, Paris, Chez Théophile Barrois, 1798, p. 77.

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recommande le livre. En fin de compte, la mobilisation pour l’allaitement maternel révèle son vrai visage : l’un des dispositifs de pouvoir sur les classes subalternes : Mais comment s’y prendre pour détruire une erreur dangereuse dans les campagnes ? Comment obtiendra-t-on d’une paysanne routinière de faire autrement que sa voisine, et d’agir contre le conseil de sa sage femme37 ? Bibliographie Fr. Arena, Trouble dans la maternité. Pour une histoire des folies puerpérales, xviiie-xxe siècles, Aixen-Provence, Presses Universitaire de Provence, 2020. ———, « La maternité entre santé et pathologie. L’histoire des délires puerpéraux à l’époque moderne et contemporaine », Histoire, médecine et santé, 3 (2013), p. 101-113. M. Foucault, « Les mailles du pouvoir », in Id., Dits et Écrits, t. II, Paris, Gallimard, 1994. Cl. Pancino, La natura dei bambini : Cura del corpo, malattie e medicina della prima infanzia fra Cinquecento e Settecento, Bologne, Bononia University Press, 2015. Est. Bonnaffoux, « Soigner l’enfant pendant les premières années de sa vie : ordre naturel et curation chez Antoine Petit (1722-1794) », Histoire culturelle de l’Europe [En ligne], Revue d’histoire culturelle de l’Europe, Regards portés sur la petite enfance en Europe (Moyen Âgexviiie siècle), Pratiques liées à la petite enfance, mis à jour le 15/01/2018. URL : http://www. unicaen.fr/mrsh/hce/index.php ?id = 642 M.-Fr. Morel, « Théories et pratiques de l’allaitement en France au xviiie siècle », Annales de démographie historique (1976), p. 393-427. Ph. Al. Rieder, « Jacques Ballexerd », in L. Weibel, B. Lescaze (dir.), Journal de l’an 1762, Genève, Slatkine, 2013, p. 130-131. J. Fabre, « Deux frères ennemis : Diderot et Jean-Jacques », Diderot Studies, vol. III (1961), p. 155-213. P. Almaric, « Taylor, J.-L. Petit, Anel… et le docteur Jovial au Café Procope », Histoire des sciences médicales, 17/3 (1983), p. 251-256. M. Hunt, Women in Eighteenth Century Europe, Abingdon, Routledge, 2009.

37 Ibid., p. 78.

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La lactation dans l’histoire des sciences, de la médecine et de la technologie*

Introduction Rien ne va de soi dans la nature même du lait. Ni la matière du lait, ni ses qualités ne sont éternelles, stables et immuables. En particulier, la question de savoir pourquoi le lait devrait, pour une raison quelconque, être un aliment sain et désirable, peut obtenir des réponses très différentes. L’hypothèse en elle-même selon laquelle le lait n’est rien d’autre qu’un aliment est assez simple. Pourtant, si les définitions actuelles du lait sont principalement axées sur des produits animaux destinés à l’alimentation humaine, il ne s’agit là que d’une limite dans la réflexion. Un autre raccourci comparable se produit en ce qui concerne la lactation. Les définitions communes la décrivent comme la sécrétion de lait post-grossesse par les glandes mammaires afin de nourrir la progéniture. Une telle vision correspond bien à nos idéaux d’une nourriture saine, puisqu’elle exprime l’hypothèse que la femelle est, par nature, créée pour nourrir les jeunes. Par conséquent, la question de savoir s’il faut ou non allaiter produit une forte réponse émotionnelle, parce qu’elle est presque toujours associée avec la contradiction entre « naturel » et « artificiel ». L’idée du lait, conçu comme symbole de la maternité, du sein féminin et de la fertilité, répond sans aucun doute bien mieux aux souhaits modernes de « naturalité », que la notion de manipulation et de contrôle du lait animal, considéré comme un produit industriel produit en masse. Dans tous les cas, nous avons une vision assez restreinte de la matérialité du lait dans ses relations au processus physiologique de la lactation, en faisant toujours une distinction claire entre les matériaux séparables et les sphères corporelles. Du point de vue de l’histoire des connaissances, toutefois, la différence entre le lait comme une matière fabriquée et le lait comme une substance naturelle est poreuse et fluide. Par exemple, il n’y a jamais eu de période dans l’histoire au cours de laquelle les nourrissons étaient exclusivement allaités1. L’allaitement maternel n’a pas toujours été



* Cette contribution prend appui sur une recherche subventionnée par la « Family Larsson-Rosenquist Foundation ». Traduction de Jade Sercomanens. 1 Albala, 2000. Barbara Orland  •  Universität Basel, PharmazieMuseum Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 111-123 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127424 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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considéré comme la forme de nutrition infantile « naturelle » ou « meilleure », et l’acte d’allaiter n’a pas toujours été non plus associé avec l’amour maternel. La question se pose de savoir qui dit que « le sein est meilleur » et pourquoi ? Un autre exemple : d’un point de vue historique, il est assez nouveau que prenne en compte la composition du lait lors de l’évaluation de ses propriétés ou de sa qualité. Depuis quand, et pourquoi, une telle vision chimique est-elle devenue si dominante dans la perception des matériaux corporels ? Pendant la plus longue période de l’histoire de l’humanité, le lait est considéré comme la meilleure composition de tous les nutriments, soit « l’aliment parfait de la nature2 ». Comme le sang, il s’agit d’une substance métabolique, un signe intermédiaire de changement, de transition et de renouvellement du corps ; comme le sang, il s’agit d’une substance qui peut être à la fois « bonne » et « mauvaise ». Par conséquent, si nous prenons du recul afin de replacer ces questions dans une perspective historique plus large, il devient clair que les significations récentes du lait ne sont pas données par la nature, mais sont le résultat de l’histoire. Au cours des dernières décennies, la recherche historique sur le lait et la lactation a constitué un domaine d’étude dynamique et en plein essor, recoupant les études genre, les études sur les sciences et la technologie, l’histoire des sciences, de la technologie et de la médecine, ainsi que les études sur l’alimentation et la culture3. L’histoire de l’allaitement et des préparations pour nourrissons a longtemps été traitée comme une conception « Whig »4 de l’histoire : le passé se présente comme une progression vers un déclin constant de la mortalité maternelle et infantile, vers un système d’alimentation scientifiquement fondé et un bon assainissement5. Néanmoins, depuis les années 1990 environ, les universitaires féministes, d’abord, ont commencé à réfléchir sur les systèmes de croyance, d’idées et d’attitudes envers une substance corporelle. Dans ce qui va suivre, je vais sonder la littérature la plus récente s’étant penchée sur cette question. Malgré sa nature récente, la bibliographie est assez substantielle, et je ne vais pas creuser en détail tous ses aspects. De fait, je fais la différence entre deux types de recherche qui ont pris place depuis les années 1990. La recherche préalable s’est généralement concentrée sur la relation entre les corps féminins, la naissance et l’allaitement, argumentant que les différends modernes concernant l’allaitement résultent plus ou moins de la philosophie des Lumières et des politiques de genre. Ces études n’ont donc pas eu comme axe premier les sciences, la pédiatrie ou, de manière plus générale, les professions des sciences de la vie. Ce n’est qu’après un certain temps que l’accent sur l’étude des « pratiques de la médecine » a apporté de nouvelles et importantes contributions à propos des impacts du discours scientifique sur les soins de puériculture et sur l’histoire de la maternité scientifique. Très récemment, en même temps qu’émergeait un champ d’études sur la culture matérielle, l’attention est passée d’une approche privilégiant les rapports de pouvoir à



2 Melanie DuPuis utilise cette phrase pour désigner l’orientation dominante dans la société américaine actuelle (« Nature’s perfect Food ») ; Dupuis, 2002. 3 Pour des études récentes : Loytved, 2006 ; Qureshi, Rahman, 2017. 4 (Note de traduction) L’autrice fait ici référence à l’opposition entre membres des parti conservateur (Tory) et libéral (Whig) qui marque le paysage politique du Royaume Uni depuis le xviie jusqu’au xxe siècle pour définir une historiographie orientée par la notion de progrès. 5 Voir, par exemple, Lehmann, 1954.

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l’étude des aspects épistémologiques des pratiques de la science, de la médecine et de la technologie, dans la recherche sur le lait, la lactation et la nutrition des nourrissons. L’ambition de saisir l’élaboration de la science en action implique simultanément un détour par l’épistémologie historique, soit la question de savoir comment la connaissance d’une époque particulière s’est mise en place. Dans la seconde partie de cet article, je vais donc faire ressortir certains changements épistémologiques qui ont marqué le tournant des sciences modernes et qui façonnent profondément nos vues sur la biologie de la lactation et la « nature » du lait. Je vais soutenir que, bien que les épistémologies et ontologies de la médecine et philosophie naturelle de la première époque moderne aient fait l’objet d’un intérêt croissant au cours de la dernière décennie, une lacune subsiste. Celle-ci réside dans la question de savoir pourquoi et comment la connaissance sur le lait et la lactation a radicalement changé au tournant du xixe siècle, en parallèle avec le développement de la « médecine scientifique » et des domaines de recherche connexes dans les sciences de la vie. Perspectives sur le corps des femmes, sur la naissance et sur le soin du nourrisson La science, la médecine et la technologie n’étaient pas placées au centre des premières histoires de l’alimentation infantile, en particulier l’histoire de l’allaitement dans l’Europe des Lumières. Cela s’explique en partie par le fait que l’attention était plus typiquement portée sur les campagnes des prosélytes de l’allaitement moralement vertueux, sur les débats sur les « mauvaises » nourrices, et sur les mères malavisées6. Il est possible également que ce soit parce que l’histoire de l’allaitement a été fortement influencée par l’histoire du genre et l’histoire sociale, avec une emphase mise sur l’histoire du corps7, les relations de genre8 et la reconstruction des attitudes sociales envers les soins du nourrisson, ou encore sur la mise en évidence des relations entre promotion de l’amour maternel, politique de la santé du nourrisson et démographie9. D’autres recherches ont suivi et intégré les pratiques de l’alimentation du nourrisson dans des récits plus larges concernant la formation de la société bourgeoise et de l’économie industrielle, comprises comme un mouvement intellectuel tourné vers la politique de la reproduction. Le travail d’Élisabeth Badinter sur l’invention de la maternité a eu de l’influence sur la recherche, ou encore celui de Carol Blum dans son livre Croître ou périr10. Toutes deux examinent la manière dont la perception d’une France en proie au déclin de sa population a engendré une crise nationale de la fertilité et a suscité une hausse des campagnes pro-natalistes menées par les intellectuels des Lumières. Des penseurs aussi différents par leurs idées que Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot articulent

6 Delahaye, 1990 ; Fildes, 1988 ; Senior, 1983 ; Sussman, 1982 ; Faÿ-Sallons, 1980 ; Morel, 1976. 7 Ottmüller, 1991 ; Fontanel, d’Harcourt, 1996 ; Loux, 1978. 8 Voir : Jacobus, 1992 ; Salmon, 1994 ; Lastinger, 1996 ; Yalom, 1998. 9 Kevill-Davies, 1994 ; Golden, 1996 ; McIntosh, 2012. 10 Badinter, 1980 ; Blum, 2013. Plus d’informations sur l’histoire de la maternité comme norme peuvent être trouvées dans : Schütze, 1991 ; Sherwood, 1993.

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des solutions à la crise démographique qui comprennent des polémiques contre les nourrices, des propositions pour une réforme pédagogique et un retour à une maternité « naturelle ». Sur le long terme, l’idéal de maternité de la classe moyenne s’est diffusé dans les institutions d’assistance sociale – jusqu’à se développer, à certains endroits, en une idéologie eugénique de la maternité11. Au moins au tournant du xixe siècle, la question de la mortalité infantile devient une problématique transnationale majeure, souvent liée à des préoccupations concernant la diminution de la population et la réforme de la santé publique12. L’enchevêtrement évident entre la politique, les nouvelles industries (les fabricants de nourriture pour bébé) et les questions de santé ou d’hygiène au xixe siècle a été souligné par la recherche sur les conseils médicaux et la politique étatique à l’égard des mères et des enfants. Les historiens ont très vite constaté que les propositions visant à réduire la mortalité infantile sont alors formulées de manière différente et que les voix des médecins, des pharmaciens, des chimistes ou des fabricants deviennent de plus en plus prépondérantes. La médicalisation de la nourriture infantile et de l’allaitement est ainsi, en quelque sorte, socialement construite13. Dans tous les cas, alors que plusieurs travaux importants publiés dans les années 1980 et 1990 abordaient le thème plus large de l’histoire de la puériculture, les recherches portant sur les attitudes médicales envers les femmes et les enfants, ou analysant le répertoire des dispositifs d’alimentation infantile restaient rares. Seul un petit nombre d’entre elles prenaient en compte les aspects techniques de l’alimentation « artificielle » du nourrisson14, bien que les conseils médicaux, y compris de nouveaux régimes de soin infantile, prolifèrent dans le dernier quart du xviiie siècle et reçoivent déjà toute l’attention du grand public, des académies scientifiques, et de l’institution médicale dans les premières décennies du xixe siècle15. Comme cela a très récemment été démontré, même les dispositifs médicaux pour l’alimentation infantile, comme le tire-lait, sont déjà mis en place un demi-siècle avant la période que l’historiographie existante l’avait supposé jusque-là16. Dans un essai de 1998, Lyuba Gurjeva critique cette négligence de l’histoire des science, soutenant que cela est dû en partie à une perspective de vulgarisation qui considère souvent les sciences comme une autorité professionnelle dont les connaissances doivent être simplifiées pour être mises en œuvre dans des domaines de la vie quotidienne, comme la maternité scientifique. Au lieu de cela : Nous pouvons reformuler la question de la relation entre la maternité scientifique et les sciences en termes de la relation entre le monde du bon sens quotidien, qui est une évidence, et le monde scientifique, qui est une question de fait17.

11 Devin, 1978. 12 Meckel, 1990 ; Levenstein, 1983 ; Kintner, 1987 ; Corsini et Viazzo (éd.), 1997 ; Stöckel, 1996. 13 L’une des premières tentatives dans ce nouvel axe de recherche est Wright, 1988. 14 Un travail toujours aussi fondamental est celui de Fildes, 1986. 15 Voir La Berge, 1991 ; Orland, 2017. 16 Voir Carlyle, 2017. 17 Gurjeva, 1998, p. 197 (« we can restate the question of the relationship between scientific mothering and science in terms of the relationship between the everyday commonsense world, that is a matter of course, and the scientific world, that is a matter of fact »).

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Gurjeva a alors raison dans la mesure où les premières études sur la maternité scientifique décrivaient principalement les nombreuses applications des approches médicales et scientifiques à l’éducation des enfants, particulièrement comme une relation verticale, parmi lesquelles les travaux les plus importants ont été réalisés par Rima D. Apple18. La lactation change la science Après un certain temps, les chercheurs et les chercheuses ont commencé à analyser la relation entre science et maternité comme relevant de différentes formes d’influence. De fait, dès ses débuts, le discours des Lumières sur l’allaitement maternel a été influencé par les développements scientifiques et technologiques, ce qui implique à bien des égards le développement de connaissances scientifiques elles-mêmes. Londa Schiebinger, par exemple, note que Carl Linnaeus a introduit le terme Mammalia dans la taxonomie zoologique parce qu’il idolâtrait le sein féminin en tant qu’icône de cette classe19. Le développement de la chimie alimentaire au xviiie siècle offre un autre exemple parlant de la façon dont des sujets culturels, comme le discours sur la maternité, ont influencé et changé la science. Dans son livre Eating the Enlightenment, Emma C. Spary décrit la manière dont la médecine, la chimie et les sciences de l’alimentation ont été inventées en tant que connaissances civiques publiques20. Malgré toute la controverse sur le lait maternel par rapport à l’alimentation artificielle, les alternatives offertes par les laits de vache, de chèvre et d’autres animaux sont méticuleusement explorées à cette époque par les chimistes et les médecins. L’importance de la « science du lait » dans le débat plus large sur l’alimentation infantile est mise en exergue par la décision de la Société Royale de Médecine de Paris d’organiser deux concours de prix académiques, en 1785 et 1788 respectivement, consacrés à la chimie des laits animaux. Les participants sont invités à comparer les propriétés physiologiques et chimiques du lait humain et des laits d’autres animaux. Les gagnants en 1788, les pharmaciens Antoine-Augustin Parmentier (1737-1813) et Nicolas Déyeux (1753-1837), ont analysé les propriétés chimiques du lait d’humains et d’autres animaux, y compris de vaches, de chèvres, de brebis et d’ânesses21. Ces premiers travaux, toutefois, ne fonctionnent pas avec le concept actuel des nutriments, qui n’est pas développé avant les années 183022. La prise en compte de substituts nutritionnels appropriés au lait maternel étaient, néanmoins, une condition préalable aux développements ultérieurs de l’industrie alimentaire, à savoir les techniques désormais disponibles pour analyser les nutriments présents dans les laits animaux et développer des aliments « humanisés » pour nourrissons. Alors que les chimistes et pharmaciens dominent ce domaine pendant des décennies, la nouvelle profession de pédiatre fait partie, à la fin du xixe siècle, des principaux acteurs

18 Apple, 1980 ; 1987. 19 Schiebinger, 1993. 20 Pour un compte-rendu détaillé de l’histoire de la chimie des aliments dans la France du xviiie siècle, voir Spary, 2012 et Spary, 2014. 21 Sur ces concours et les investigations chimiques du lait, voir Orland, 2010a. 22 Voir Orland, 2010b.

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qui ont contrebalancé cette prédominance – ce qui a compliqué encore plus le débat entre l’allaitement au sein et les préparations artificielles23. Les zones urbaines en particulier illustrent un autre problème qui devrait être résolu par la science. Les statistiques sur la mortalité infantile ont également été mobilisées pour démontrer l’augmentation des taux d’approvisionnement urbain en lait. Cependant, elles ne peuvent pas donner le nombre de jeunes enfants qui meurent à cause de problèmes d’infection. Les enfants ont besoin d’être allaités non seulement parce que cela est dicté par la nature, mais également parce que l’explosion de la production de lait industriel entraine rapidement un problème qui ne réside pas dans la nature même du lait (que ce soit de femmes ou d’animaux)24. Avec l’avènement de la bactériologie dans les années 1870, le liquide apparemment innocent s’est révélé capable d’absorber et d’incuber des germes. Le lait a été l’objet d’une publicité continue avec la détection des bacilles de la tuberculose et d’autres maladies épidémiques. En fait, au tournant du xxe siècle, le lait est plus souvent associé avec la mort et la maladie qu’avec la fertilité et la maternité. La consomption par le lait, tant chez les enfants que chez les adultes, demeure une préoccupation, et ce n’est que lorsque la controverse sur la pasteurisation par rapport aux vitamines est résolue, à la fin des années 1920, que la question de la sécurité perd une partie de sa pertinence dans l’histoire du lait. Ainsi, depuis le début du xxie siècle environ, la recherche a élargi sa perspective et n’analyse plus uniquement le rôle des mères, des sages-femmes et des nourrices dans l’histoire de l’allaitement. Entre-temps, quelques études ouvertement culturelles et populaires sur le lait (y compris le lait de la production industrielle) ont vu le jour, certaines en rapport aux histoires nationales, d’autres dans une perspective universelle25. En résumé, il existe maintenant une riche littérature académique qui peut nous aider à placer l’allaitement et le lait dans un contexte historique plus large. Des recherches récentes, en particulier, ont complété le tableau de nos connaissances sur les pratiques de soin aux enfants scientifiquement induites, la mortalité infantile et le développement d’un marché de nourriture artificielle. Parce que le « lait maternel » était considéré comme le standard pour tout aliment artificiel devant être « humanisé », il n’était en aucun cas inutile de répondre à des questions telles que : Quelle est la valeur nutritionnelle ou médicale du colostrum26 ? Qu’est-ce qu’une mauvaise alimentation27, et comment un régime maternel inadéquat change la composition du lait de la nourrice ? Quelle est la cause de la lactation, et quand le lait disparaît-il, ou est-ce que l’allaitement fréquent entraîne une abondance de lait maternel ? Les connaissances physiologiques ont exercé une grande influence sur la manière dont le dilemme de l’alimentation du nourrisson a été abordé, mais, toutefois, c’est la question de la propreté qui est d’une importance cruciale. Pourtant, bien que le marché industriel ait développé un approvisionnement croissant d’aliments commerciaux pour bébés, le discours sur la maternité et l’allaitement (dont le

23 Orland, 2014 (première publication en allemand en 2002) ; Knecht-van Eekelen, 1995 ; Ferguson, Weaver, Nicolson, 2006. 24 Atkins, 2000a, 2000b ; Orland, 2003. 25 Seichter, 2014 ; Nimmo, 2010 ; Mendelson, 2008 ; Smith-Howard, 2013 ; Valenze, 2012 ; Wiley, 2011. 26 Mepham, 1993. 27 Weaver, 2009.

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développement de cours et de manuels d’« auto-assistance » et de « savoir-faire », qui étaient, jusqu’à la fin du xviiie siècle, relativement inconnus comparé à la popularité des soins d’allaitement) n’a jamais cessé, jusqu’à nos jours, d’être énoncé. La concurrence commerciale, la question de la qualité, et l’esprit de compétition entre les médecins, les scientifiques et les fabricants de nourriture infantile sont profondément impliqués dans les controverses entre l’alimentation infantile « naturelle » et « artificielle », le développement d’une science spécialisée dans le lait et les nombreux problèmes entourant l’assainissement urbain. Pour beaucoup de femmes, la pression d’allaiter leurs enfants, et l’inadéquation du lait artificiel mènent à une situation ambivalente qui ouvrent la porte à de nouveaux acteurs, comme la Leche League et leurs interventions en partie radicales. L’histoire épistémologique de la lactation et du lait Après plusieurs décennies d’étude sur le lait et sur les questions connexes du xviiie au xxe siècle, les chercheurs se sont ensuite éloignés des nombreuses questions sociales, économiques, politiques et technologiques, pour s’intéresser à des problèmes plus épistémologiques de l’histoire du lait et de la lactation. Peter Atkins, qui a entrepris la plupart des différentes études sur le lait, a soutenu avec force dans son livre Liquid Materialities que nous devons problématiser la matérialité du lait28. Reflétant les recherches effectuées jusque-là, fait valoir qu’une substance telle que le lait, quand elle est examinée avec minutie, appartient sans aucun doute au domaine de l’humain, mais que sa matérialité n’a jamais pu être appréhendée sans restriction. Il voit la production de connaissances comme « se brouillant sur le chemin de la compréhension »29 ; la science n’a jamais compris les qualités matérielles du lait, recherchant plutôt la substance naturelle et contrôlant la substance réelle. Atkins offre ainsi une histoire de la production d’outils de connaissance qui visent à percevoir et expliquer la nature matérielle d’une substance corporelle afin de la transformer en un produit commercial sur des marchés alimentaires en expansion. Au lieu d’analyser le pouvoir des instruments, des laboratoires, des entreprises et des institutions légales – comme l’aurait fait l’histoire des sciences et de la technologie classique – Atkins se concentre sur les mécanismes ou, en référence à Foucault, les « dispositifs » qui ont généré l’expertise et les normes produites par ces institutions. Il n’y a pas qu’une seule branche de la recherche qui – comme, par exemple, la chimie du lait – a fini par analyser correctement la composition et les propriétés du fluide. De nombreuses procédures techniques ont réparti l’espace discursif dans lequel les significations de la nature du lait étaient établies et ont agi sur cet espace. En conséquence, toutes les conclusions scientifiques de la période prise en considération ne sont rien d’autre que des interprétations attribuées à la matérialité du corps. On pourrait appeler cela un réalisme expérimental. Ce réalisme expérimental ne présente plus les matériaux corporels sous une forme personnelle, privée ou individuelle, coupés des autres sphères de la vie, mais comme quelque chose d’universel, représentant tous les laits individuels. En tant que tel, le lait devient mesurable, normatif, standardisable. Bien que les différents corps continuent à 28 Atkins, 2010. 29 Ibid., p. 53 (« muddling along towards understandings »).

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donner différentes substances, celles-ci deviennent de plus en plus comparables en termes de propriétés physiques, d’ingrédients, de goût et de qualité. Alors que les travaux d’Atkins, suscitant la réflexion, sont à peu près limités à la période de 1850-1950, j’essaie pour ma part de conceptualiser une histoire des connaissances sur la matérialité du lait et de la lactation qui porte sur la période du début du xviie siècle à 1850 environ. Comme Atkins, mon but est de rendre compte des problèmes qui surgissent lorsque l’on fait travailler ensemble des traditions de connaissances disparates, et qui sont souvent causés par les différentes manières dont les choses sont encadrées et structurées. Cependant, le fait de remonter à la première époque moderne complexifie les choses, parce qu’il n’est pas possible d’utiliser les concepts actuels de « science » ou de « connaissance ». Nous avons, par exemple, tendance à interpréter les termes physiologiques comme structure et fonction, ou mouvement et stabilité, de la même manière qu’aujourd’hui. Mais il est important de reconnaître que même des structures corporelles simples, comme un organe ou un fluide, étaient perçues d’une manière particulière, bien qu’elles puissent sembler être des entités évidentes. Au-delà de cela, la manière dont les différentes traditions de connaissance fonctionnent ensemble, comme, par exemple, le mélange des connaissances anatomiques, des connaissances des sages-femmes et des connaissances académiques à l’avènement de l’obstétrique moderne, demande une interprétation minutieuse. L’histoire des connaissances vise à reconstruire « la connaissance propre à la pratique » ; le plus souvent, il s’agit d’une histoire de pratiques inconnues. En ce qui concerne le lait, mon argument est qu’entre la période du xviie au xixe siècle, un changement s’est produit : d’une « épistémologie liquide » (ou des liquides), une épistémologie pour les êtres vivants, pensé avec des substances corporelles, on passe à une épistémologie médicale, si bien décrite par Atkins. Cette épistémologie technique peut être résumée comme suit : la connaissance moderne est basée sur l’ontologie d’une substance (le lait) et non sur un processus corporel (la lactation). Le lait des temps modernes peut être conceptualisé comme un fluide scientifiquement standardisé, parce que la science a substitué une perception chimique et structurelle du corps à une perspective simplement physiologique. L’économie séculaire des fluides des processus corporels a été défaite par une matérialité moléculaire (constituée d’éléments chimiques, de cellules, de gènes, de pathogènes bactériologiques, etc.). Une telle perspective moléculaire coïncide avec des instruments de laboratoire qui analysent les échantillons de lait avec l’aide des technologies de mesure gravimétrique, volumétrique et de densité. En fort contraste avec une telle épistémologie technologique, les contours de la perception du corps prémoderne étaient basés sur une épistémologie très fluide. Aujourd’hui, il est devenu courant, chez les historiens de la première époque moderne, que le corps expérimenté soit un corps de fluides. Selon les mots de Gail Kern Paster, « chaque fois que le sujet ou sujette de la première époque moderne devient conscient ou consciente de son corps […] le corps en question est toujours une entité humorale30 ». Pourtant, l’humoral, comme cela a été montré par ces études, ne se réfère pas uniquement aux quatre humeurs canoniques de la physiologie galénique : le sang, le flegme, la bile jaune

30 Paster, 1993, p. 10 (« whenever the early modern subject became aware of her or his body (…) the body in question was always a humoral entity »). Voir aussi Paster, 2004 ; Duden, 1991 ; Laqueur, 1990 ; Horden et Hsu, 2013.

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et la bile noire (et, par concomitance, la conscience de quatre éléments ou qualités : le chaud, le froid, l’humide et le sec). L’expérience du corps humoral inclut de nombreux autres fluides. Avec les parties solides, ceux-ci forment un corps humide et vaporeux, dans lequel les organes jouent un rôle subordonné. Cependant, mettre l’accent sur la fluidité du corps a eu des conséquences épistémiques. Ces fluides n’ont alors, le plus souvent, pas la même signification qu’aujourd’hui. En regard du lait : 1) le mot Lait de la première époque moderne ne peut pas être exprimé par un équivalent actuel, parce qu’il englobe une approche complètement différente sur la façon dont les propriétés du lait sont conçues, traitées et utilisées. 2) Ainsi, les auteurs de la première époque moderne ne réfléchissent pas en termes de fluides, même lorsqu’ils parlent du lait : leur intérêt se porte sur la question de la génération du lait ou de la lactation31. Pour eux, le liquide blanc est le résultat d’un processus à plusieurs étapes, dans lequel les substances changent constamment. Quand et là où nous trouvons l’expression « lait » dans les textes médicaux, nous devons envisager le moment concret du développement de cette formulation, et, par conséquent, prendre en compte ses ambiguïtés. Ce style de pensée humorale explique pourquoi les médecins ou les sages-femmes font la différence entre le lait dans l’utérus, le colostrum, et le « vrai lait » après la naissance (à l’accouchement). Il existe de nombreux laits, disons plutôt des fluides semblables au lait, de sorte que même les hommes peuvent générer le liquide blanchâtre32. L’expérience matérielle change constamment, non seulement parce que certaines structures ne sont pas « données » à l’expérience, mais aussi parce que la physiologie de la première époque moderne explique les propriétés et les vertus des substances comme étant le résultat de formes complexes de transformation de la matière. Et les savants détectent des processus de transformation de la matière et de génération de la matière à chaque endroit du corps. Pour eux, il existe de nombreuses sympathies entre l’intérieur et l’extérieur, ou entre des organes à des endroits très différents du corps. La poitrine, l’utérus et le ventre sont tous des ateliers de production alimentaires. Les analogies offrent un modèle dominant de pensée, parce qu’elles aident à organiser les nombreuses versions d’une seule substance. Le lait, en fait, est un fluide corporel avec beaucoup de représentations, parce qu’il est considéré, au départ, comme une substance métabolique avec l’habilité de se transformer en os, chair, nerfs, etc. En tant que tel, il est alors sensiblement similaire au sang, l’autre nutriment global du corps. Bibliographie K. Albala, « Milk : nutritious and dangerous », in H. Walker (éd.), Milk : Beyond the dairy. Proceedings of the Oxford Symposium on Food and Cookery 1999, Oxford, Prospect Books, 2000, p. 19-30. R. D. Apple, « “To be Used only under the direction of a physician” : commercial infant feeding and medical practice 1870-1940 », Bulletin of Medical History, 54 (1980), p. 402-17.

31 Voir Orland, 2012. 32 Voir Orland, 2013, 2021. Bradley, Leonard, et Totelin, 2021.

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Francesca A rena et Daniela S ol faroli Camillocci

Corps et maternité à l’époque moderne et contemporaine : un bilan d’études

Contrairement aux attentes optimistes suscitées par les recherches des nouvelles générations d’historien-ne-s, l’histoire de la maternité semblerait avoir épuisé sa veine, notamment du côté de l’histoire du corps. Le bilan tracé à l’occasion de la publication des actes du congrès de la Société italienne des historiennes (SIS), dix ans après les derniers, réalisés en 2005 pour le dossier de la revue Clio consacré à Maternités et présentés dans l’éditorial de Françoise Thébaud ainsi que dans un article d’Anne Cova, pourraient autoriser ce constat1. Pourtant dans d’autres disciplines, notamment en sociologie et en anthropologie, on assiste à un véritable renouveau des questions de la recherche. C’est notamment le cas pour le numéro Maternités de la revue Genre, sexualité & société, paru en 2014 et dont l’article de présentation, signé par Coline Cardi, Lorraine Odier, Michela Villani et Anne-Sophie Vozari invite à de nouvelles perspectives à l’aune du féminisme matérialiste, sortant enfin d’une ancienne querelle entre les féministes essentialistes et universalistes2. Or, mis à part l’article de Caroline Rusterholz et Anne-Françoise Praz, l’histoire est absente de cette publication et ce, malgré les sollicitations contenues dans l’appel à communication publié par les directrices du numéro. Par ailleurs, les sciences religieuses témoignent par exemple d’un intérêt grandissant pour la maternité, en confrontant non seulement les symboliques des pratiques religieuses, mais aussi les spiritualités actuelles aux enjeux soulevés par les éco-féminismes et les théologies féministes3. Il faut d’ailleurs signaler la parution récente d’un ouvrage collectif à caractère interdisciplinaire sur le thème de la maternité. Il aborde le débat théorique sur la relation entre les diverses formes de maternité et maternage, et rassemble des mises au point à la fois des thématiques qui abordent la subjectivation de

1 Arena et Filippini 2015, p. 911-915 ; Thébaud et Knibiehler, 2005, p. 9-16 ; Cova, 2005. Sur corps et maternité voir aussi Filippini, 2020. 2 Cardi, Odier, Villani et Vozari, 2016. 3 Voir l’introduction et les conclusions d’un dossier spécial de la revue Religion and Gender consacré à « Maternité, religions et spiritualité » : Kawash, 2011 ; Cheruvallil-Contractor et Gill Rye, 2016 ; Jones, 2016. Cf. Fedele, 2013 ; Pasche Guignard, 2020, ainsi que Fl. Pasche Guignard, « Autorité d’expertise et authenticité d’expérience », dans ce volume. Francesca Arena  •  Université de Genève Daniela Solfaroli Camillocci  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 125-132 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127425 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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l’expérience maternelle ainsi que son agentivité sociale, et des méthodologies qui définissent le domaine de recherche sur la maternité comme les motherhood studies4. Quant aux courants de la recherche historique, si l’on remarque une certaine vivacité du côté des études sur la maternité sociale, le maternalisme, l’histoire de la bienfaisance et des associations de femmes ou, plus en général, des dispositifs institutionnels autour de la maternité5, c’est le corps de la mère qui semble notamment poser un problème, et ce, pour l’histoire contemporaine en particulier. En définitive, c’est comme si la médicalisation de la maternité et l’objectivation scientifique du corps reproducteur – processus qui s’achève dans la contemporanéité – avaient construit une épistémologie dont il est difficile de se débarrasser. Les études restent prisonnières des catégories médicales. On reproduit dans les analyses le regard porté sur les phases physiologiques par la médecine, et qui envisage finalement le corps des femmes selon des normes découlant de ses « âges » : histoire des règles, de la puberté, de la grossesse, de l’accouchement, de l’allaitement, de la ménopause. Cette orientation des recherches serait-elle simplement un effet de la périodisation utilisée ? En restant dans le sillage de la médicalisation, peut-on véritablement dégager d’autres perspectives que celles, codifiées et normées, d’un corps qui se veut formaté par sa fonction reproductive ? Pour l’époque moderne, il est plus aisé de saisir et repérer les controverses. Le débat qu’a suscité l’ouvrage de Thomas Laqueur auprès des historien-ne-s, souligne justement les ambivalences du discours concernant les organes génitaux et l’importance de la réflexion sur la génération, de la « découverte » médicale – grâce aux anatomies des femmes mortes en couches –, d’un corps qui doit être spécifiquement « maternel »6. Dans la perspective des pratiques sociales, les travaux des historiennes Cathy McClive et Nahema Hanafi, entre autres, montrent la richesse et variété des expériences féminine qui s’activent dans les réseaux familiaux et personnels, mais aussi le rôle de l’expertise des femmes dans les métiers liés à la maternité et à la santé. La subjectivation des actrices historiques valorisée par ces recherches, interroge les acquis de l’histoire de la médecine moderne, tout en renouvelant l’histoire des femmes7. Dans une toute autre perspective, celle de l’histoire culturelle et de la religion, les études sur la symbolique de la lactation et du corps maternel ainsi que sur les expériences de maternités spirituelles suscitent le débat – toujours animé – sur les usages du genre comme outil critique et interprétatif : autour des recherches queer, par exemple8. L’histoire de la médecine et de la santé à l’époque contemporaine est pourtant extrêmement riche en débats scientifiques, notamment sous l’effet de la prolifération des disciplines médicales et des dispositifs sanitaires qui visent à réguler les corps et les pratiques. Les organes de la reproduction et de la sexualité sont continuellement redessinés sous l’effet de la spécialisation de la médecine, la temporalité et les modalités de l’allaitement périodiquement remises en question. Au cours de la période contemporaine, la maternité – considérée

4 O’Brien Hallstein, O’Reilly, Vandenbeld Giles, 2020. 5 Cf. par exemple Cova, 2011 et Cohen, 2012. 6 Laqueur, 1990 ; Dorlin, 2006 ; Park, 2010. 7 McClive, 2015 ; Hanafi, 2017. 8 Voir Sperling, 2016 ainsi que les remarques critiques à son ouvrage soulevées par G. Pomata dans ce volume.

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par les médecins notamment d’un point de vue organique – s’enrichit davantage d’autres regards. Les scientifiques commencent à élargir leurs champs d’enquête et affirment leur autorité, comme les moralisateurs avant eux, alors que les Églises chrétiennes s’engagent dans la construction des dispositifs normatifs collaborant au contrôle étatique d’une sexualité qui se veut essentiellement procréative et hétéronormée9. Une nouvelle branche de la médecine, l’aliénisme, en plein essor, réfléchit autour de l’esprit des mères, tandis que d’autres disciplines redéfinissent les rapports de proximité entre la mère et l’enfant. Le corps de la mère devient un terrain de spéculations pour établir de nouvelles frontières de la maladie10. En somme, nous sommes bien loin d’une médecine monolithique. Les analyses visant à faire apparaître la continuité de la domination masculine dans les textes des médecins, ou même sa discontinuité11, continuent à nous paraître indispensables pour déconstruire les savoirs d’une « modernité » exprimant ses visées coloniales et racisantes. Il reste que le débat sur les constructions intellectuelles des normes médicales a parfois contribué à mettre en ombre la complexité de l’histoire du corps de la mère, qui doit encore être restituée sur le plan critique. La notion d’aménorrhée lactationnelle fournit à ce propos un exemple paradigmatique, puisqu’elle est interrogée depuis les essors de la démographie historique12. En s’appuyant sur les évaluations médicales, cette notion est souvent postulée, comme si elle était universelle : valable pour toutes les mères, de chaque condition sociale, économique, culturelle. Les études d’histoire de la sexualité et des familles questionnent de ce fait les pratiques sociales et les interdits sexuels tout comme les comportements « malthusiens » des couples – orientés vers un contrôle de la reproduction – à l’aune de leur connaissance ou moins de la donne de l’infertilité des femmes lorsqu’elles allaitent. Or, du point de vue physiologique, la question est en elle-même assez complexe. Pour qu’il y ait de l’infertilité durant l’allaitement, il faut que soient réunies au moins ces conditions : la présence de l’aménorrhée, un allaitement déjà long de six mois, et la pratique d’un allaitement au sein « quasiment » exclusif jour et nuit13. Ces trois critères, dont la concomitance est aléatoire, devraient en somme encourager à aborder davantage la question de savoir si et comment les femmes du passé réunissaient ces conditions dans les différentes classes sociales. D’autant plus que l’histoire et l’archéologie de l’alimentation d’une part et, d’autre part, les enquêtes anthropologiques, montrent que les modalités et les temporalités du nourrissage et du sevrage sont certainement déterminées par des facteurs socio-économiques, mais qu’elles ont été, et en bonne partie sont encore, motivées sur le plan culturel14. Dans cette perspective, loin de témoigner du processus de rationalisation scientifique aux essors de la révolution démographique des limitations des naissances, la « découverte » d’un lien constaté entre allaitement et stérilité, mise en avant par le discours médical au tournant du xviiie siècle, participerait

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Voir Emm. Betta dans ce volume ainsi que Rizzo, 2011. Arena, 2020. Voir la critique de Dorlin, 2006, p. 20-26 à l’ouvrage fondateur de Laqueur, 1990. Voir le dossier rassemblé par Van de Walle et Van de Walle, 1972 et la discussion des études démographiques par Flandrin, 1976, p. 190-198 ; cf. dans une autre perspective, les remarques de Fildes, 1990, p. xv-xvii. 13 Hassoun, 2018. 14 Maher 1992 ; Herrscher et Séguy, 2019.

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à la construction intellectuelle de l’argumentaire pour la « promotion » de l’allaitement maternel15. Il faut dès lors souligner l’absence d’analyses intersectionnelles approfondies dans les études historiques des pratiques liées à la maternité. Cette approche permettrait d’enrichir les recherches sur les inégalités entre les sexes, en sortant d’une dichotomie qui oppose le pouvoir de la médecine masculine aux savoirs traditionnels ou au « savoir-faire » des femmes. Il s’agit d’une perspective interprétative qui est désormais nuancée pour l’époque moderne, comme le montrent les recherches sur les origines de la profession du médecin accoucheur à la deuxième moitié du xviie siècle en France, ou sur la circulation des connaissances dans la médecine pratique en Angleterre16. D’autres éléments méritent d’être soulignés pour la période suivante. Tout d’abord, les femmes des élites se sont parfois alliées aux médecins, par exemple entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle en France. Elles s’affirment comme des actrices importantes dans la lutte contre les pratiques sociales des classes populaires, au moment où elles sont délégitimées et vues soit comme des croyances superstitieuses, soit comme des dangereuses pratiques traditionnelles, exprimant la résistance des incultes face à la rationalité scientifique. Par ailleurs, au nom du progrès et de la modernité médicale, certaines femmes s’engagent dans les études de médecine et participent au cours du xixe siècle à la professionnalisation des métiers autour de l’accouchement. La première femme française à accéder au cursus en médecine, en 1868, Magdeleine Alexandrine Brès Gebelin, consacre sa thèse à l’allaitement17. De ces éléments critiques surgit un constat. La question coloniale est encore presque entièrement évacuée des études autour de la maternité, alors que – comme Elsa Dorlin le rappelle – la colonisation et les idéologies populationnistes sont fondatrices des épistémologies contemporaines concernant les dispositifs de santé, de domination des corps, et de la reproduction18. Plus important encore, la dichotomie entre « femmes d’ici » et « femmes d’ailleurs » fonde, déjà à l’époque moderne, les premières réflexions sur les pratiques autour de l’accouchement et de l’allaitement19. Les femmes colonisées seraient restées plus proche de la nature et, comme les femelles animales, elles conserveraient un savoir-faire primitif. Elles fourniraient ainsi un modèle pour les femmes européennes, qui sont blâmées en raison de la pratique de la mise en nourrice, interprétée comme un éloignement des mères vis-à-vis d’une tâche maternelle considérée comme un « devoir de nature »20. Cette proximité à la nature est cependant reconsidérée quand elle devient le prétexte rationnel de la mission civilisatrice attribuée à la domination coloniale21. L’infériorisation idéologique du corps de l’autre en tant que « primitif » sert en somme à alimenter des discours apparemment contradictoires sur les femmes blanches.

15 Sur les origines de ce discours et ses implications idéologiques, voir Fr. Arena, « L’allaitement au cœur des dispositifs de pouvoir », dans ce volume. 16 McTavish, 2005 ; Snook, 2016 ; voir aussi C. McClive dans ce volume. 17 M. Al. Brès Gebelin, De la mamelle et de l’allaitement, thèse de médecine de Paris no 189, 1875. Voir aussi S. Scholl, « L’ascèse du lait » et M. Cohen dans ce volume. 18 Dorlin, 2006, p. 193 et suivantes. 19 Fishman, 2002 ; Fishman, 2003. 20 Voir D. Solfaroli Camillocci, J. Sercomanens, Ph. Al. Rieder dans ce volume. 21 Voir M. Paris dans ce volume. Voir aussi Wallace-Sanders, 2008 ; Kennedy, 2012 ; West et Knight, 2017 ainsi que Gauthier, 2017.

corps et maternité à l’époque moderne et contemporaine : un bilan d’études

Enfin, les pratiques esclavagistes coloniales sont rarement étudiées sous l’angle du travail reproductif, champ de recherche en plein essor dans les Amériques : deux magnifiques numéros monographiques ont tout récemment paru dans les revues Slavery and Abolition et Women’s History22. Les articles abordent des questions cruciales pour repenser l’histoire de la maternité dans différents contextes et périodes. C’est ici que la perspective féministe matérialiste se révèle un outil indispensable en histoire, non seulement parce que l’esclavage reproductif est une pratique ancienne et courante en Europe23, mais parce qu’elle nous permet de lire aussi les enjeux contemporains de certaines formes d’exploitation des corps et des nouvelles formes d’assujettissement des femmes. Les rapports Nord/Sud sont envisagés sous de nouvelles perspectives, notamment en sociologie de la migration24. Cependant, les recherches à caractère historique hésitent encore à se pencher sur l’héritage colonial, où les liens entre migration et colonisation dans les dispositifs de santé restent à interroger d’une façon plus approfondie. C’est par ailleurs cette inscription du corps de la mère dans la biomédecine et dans la sexualité reproductive qui a orienté la réflexion historienne vers la maternité hétérosexuelle, en faisant l’impasse de toute autre forme de sexualité25. Et pourtant, une fois de plus, ce questionnement est désormais aisé dans d’autres disciplines26. L’impression qui ressort est que le discours médical contemporain a finalement façonné l’histoire de la maternité en la maintenant à l’intérieur de frontières physiologiques et pathologiques, et qu’il est difficile de se dégager de cette approche. L’histoire de l’allaitement pourrait pourtant mobiliser une nouvelle vague de recherches. Interroger les modes du nourrissage permet non seulement de déceler les formes symboliques et les dispositifs théoriques normatifs – moraux, pédagogiques et médicaux – qui collaborent pour consolider et donner une légitimité à l’idéologie dominante, mais aussi de mettre en avant une multitude de pratiques sociales, et permet de ce fait de mieux comprendre les tensions et expressions de résistances dans les différents contextes historiques. Bien plus que pour d’autres champs de recherche, l’histoire de l’allaitement montre le poids de la hiérarchisation des savoirs autour de la reproduction et de la maternité ainsi que des expressions de pouvoir qui en dépendent. Ce n’est sans doute pas un hasard si une question, pourtant centrale, a été presque refoulée par les courants de la recherche sur la domesticité européenne, tout comme par ceux sur la colonisation et l’esclavage. Il s’agit des relations de domination entre femmes, considérées d’un point de vue intersectionnel, quand elles sont exercées dans la domesticité et autour de la sexualité reproductive, de l’accouchement et de l’allaitement. Des recherches récentes sur l’esclavage ou sur les domestiques dans le passé européen soulignent les enjeux sociaux opposés des diverses actrices impliquées dans les marchés familiaux du lait27 ; l’article de R. J. Knight sur 22 Cowling, P. T. Machado, Paton, West, 2017 et Cowling, P. T. Machado, Paton, West, 2018. Voir aussi Moitt, 2001 ; Jenkins Schwartz, 2006 ; à comparer notamment avec Roth, 2017 ; Roth 2018a ; Roth 2018b. Pour les études coloniales en France : Duprat, 2017 et Duprat, 2018. 23 Cancelas, 2014. 24 Cf. par exemple Carling, Menjívar, et Schmalzbauer, 2012. Voir aussi Ch. Quagliariello dans ce volume. 25 L’un de rares travaux dans ce sens : Jennings, 2012. 26 Voir par exemple Gibson, 2014. 27 Winer, 2017 ; Beam, 2020.

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l’« exploitation maternelle » par les patronnes d’esclaves dans le Sud américain d’avant la guerre de Sécession fait le point de la question, en dévoilant une violence féminine extrême28. Dans la perspective de la réouverture du chantier des recherches, c’est là une piste qu’il faudrait à notre avis explorer, sans doute parmi les plus intéressantes que fournit la recherche actuelle : ces relations de pouvoir entre femmes sont au cœur des dispositifs de la société néolibérale, il nous semble urgent de les interroger, et indispensable pour le féminisme « académique » de s’y confronter. Bibliographie Fr. Arena, Trouble dans la maternité. Pour une histoire des folies puerpérales, xviiie-xxe siècles, Aixen-Provence, Presses Universitaire de Provence, 2020. ——— et N. Filippini, « La storia della maternità tra rappresentazioni, vissuti e pratiche sociali. Percorsi e prospettive di genere », in S. Chemotti et M.-Cr. La Rocca (dir), Il genere nella ricerca storica, Il Poligrafo, Padova, 2015, p. 911-918. S. Beam, « Turning a blind eye : infanticide and missing babies in SeventeenthCentury Geneva », Law and History Review, 22/1 (2020). http://dx.doi.org/10.1017/ S0738248020000218. Jør. Carling, C. Menjívar et L. Schmalzbauer, « Central Themes in the Study of Transnational Parenthood », Journal of Ethnic and Migration Studies, 38/2 (2012), p. 191-217, https ://doi.org/10.1080/1369183X.2012.646417. C. Cardi, L. Odier, M. Villani et Ann.-S. Vozari, « Penser les maternités d’un point de vue féministe », Genre, sexualité & société [En ligne], 16 (2016), mis en ligne le 20 décembre 2016, consulté le 30 janvier 2020. S. Cheruvallil-Contractor et G. Rye, « Introduction. Motherhood, religions and spirituality », Religion and Gender, 6/1 (2016), p. 1-8. Y. Cohen, « Le genre des États-providence : maternalisme et familialisme en France et au Canada », Revue Française des Affaires Sociales, vol. 12/2-3 (2012), p. 32-51. Ann. Cova, « Où en est l’histoire de la maternité ? », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés [En ligne], 21 (2005), mis en ligne le 01 juin 2007, consulté le 11 janvier 2021. URL : http://journals. openedition.org/clio/1465 ; DOI : https ://doi.org/10.4000/clio.1465. C. Cowling, M. H. Pereira Toledo Machado, D. Paton, et Em. West (dir), Mothering Slaves, Motherhood, Childlessness and the Care of Children in Atlantic Slave societies, Slavery and Abolition, 38/2 (2017). ———, (dir), Mothering Slaves : Motherhood, Childlessness and the Care of Children in Atlantic Slave societies, Special issue of Women’s History Review, 27/6 (2018). Ann. Cova, Féminismes et néo-malthusianismes sous la iiie République : « La liberté de la maternité », Paris, L’Harmattan, 2011. Els. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, La Découverte, 2006.

28 Paru dans le dossier cité : Knight, 2018.

corps et maternité à l’époque moderne et contemporaine : un bilan d’études

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Sarah Scholl

Allaitement et citoyenneté au regard de l’histoire des politiques de population au xixe siècle

Les historiennes et historiens s’accordent à présenter le xixe siècle comme le moment clé où se met en place le dispositif familial (théorique) dans les termes qui sont les siens au xxe siècle : une mère – toutes classes sociales confondues – qui allaiterait ses propres enfants (au sein ou au lait artificiel) et qui encadrerait leur première éducation, tout en gérant le foyer, lieu de l’intimité du couple parental. Yvonne Knibiehler résume ainsi ce modèle de la famille nucléaire ou bourgeoise : Les gens du xixe siècle ont rêvé de protéger la vie privée en la confiant aux femmes, pendant que les hommes affrontaient de violents bouleversements économiques et politiques. Cette intention collective a mûri un modèle éducatif très élaboré, qui à la fois glorifie et subordonne le deuxième sexe1. Si les termes de cette synthèse, nous le verrons, ont pu être tant prolongés que questionnés par l’historiographie, ils disent clairement qu’au xixe siècle les liens entre politique et allaitement se tissent dans ce paradoxe : ils concernent une sphère que l’on veut intime – privée et féminine – mais qui, dans le même temps, est une création collective, investie de missions sociales et politiques, en bref, publiques2. S’interroger sur le rapport entre allaitement et construction de la citoyenneté ne va donc pas soi. Très peu de discours du xixe siècle et de fait, très peu d’études historiques, lient directement ces deux termes. Pour analyser le rapport entre allaitement et citoyenneté au cœur du siècle des révolutions, il faut étudier et décortiquer chacun des éléments d’une construction plaçant l’enfant au centre de la nation, liant la santé de l’enfant aux comportements de sa mère, et faisant de la mère la principale destinataire des politiques publiques des États nouvellement démocratiques. Un triangle est ainsi formé reliant la nation, les enfants et les mères. Pour suivre les étapes qui cimentent le lien entre allaitement et citoyenneté, il faut considérer les travaux de recherche menés dans ces différents champs, qui ne sont 1 Knibiehler, 2006, p. 3. 2 Bock, 2010, p. 53-88 ; Kerber, 1988, p. 9-39. Sarah Scholl  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 133-142 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127426 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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pas nécessairement en dialogue les uns avec les autres, et en extraire ce qui touche plus spécifiquement l’allaitement et les questions de nourrissage. Ce chapitre examine donc tour à tour : la démographie et le statut des enfants ; les politiques de populations ; l’éducation et la citoyenneté des femmes. Histoire de la démographie et du statut des enfants La transition démographique, amorcée par endroit au xviiie siècle, s’accélère dans toute l’Europe et dans toutes les couches sociales entre 1850 et 1930. C’est de cette période dont il sera principalement question ici car elle signe le « passage d’un régime de mortalité et de fécondité élevées à un régime de basses fécondité et mortalité »3. Le taux de fécondité des couples chute drastiquement et l’espérance de vie à la naissance s’allonge. Les études d’histoire économique et de démographie historique montrent comment le rapport à l’enfant est au cœur de cette mutation4. De ce fait, les premiers travaux d’histoire culturelle de l’enfance et de la famille peuvent être compris comme une quête interprétative de cette révolution démographique qui façonne en même temps la famille moderne et l’Etat-nation5. Le travail fondateur de Philippe Ariès – L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime paru une première fois en 1960 – avait déjà pour but d’expliquer l’instauration à large échelle de la limitation des naissances dans les sociétés européennes6. Les études sur le sujet, qui se multiplient depuis les années 1970, se concentrent majoritairement sur la « valeur » de l’enfant dans les sociétés occidentales. À l’échelle de la famille, les auteurs montrent que l’enfant perd sa valeur économique à mesure qu’il est sorti du monde du travail pour être éduqué et instruit, en particulier entre 1870 et 1930. Autrement dit, pour les parents, l’enfant se met à coûter plus qu’il ne rapporte. Il devient un investissement en vue d’une hypothétique ascension sociale ou un élément de la réalisation de soi parentale7. C’est le sens des travaux fondateurs de Viviana Zelizer, pour les États-Unis, résumé dans la formule « l’enfant économiquement inutile, mais inestimable émotionnellement »8. Anne-Françoise Praz interprète ce processus pour la Suisse dans son ouvrage De l’enfant utile à l’enfant précieux. Elle étudie l’adaptation des familles à ce qu’elle appelle une « nouvelle morale familiale », imposée par les élites et dont le maître mot est la scolarisation des enfants9. Une mécanique complexe conduit au contrôle des naissances afin de garantir une formation optimale à chaque enfant, à commencer par les garçons. Ce faisant, il n’y a pas nécessairement d’antériorité du recul de la mortalité des enfants sur la baisse de la fécondité. Cela peut en effet être le fait d’avoir moins d’enfants qui améliore les « chances de survie » de chaque enfant10. Dans tous les

3 Praz, 2005, p. 13. 4 Voir l’introduction théorique de Praz, 2005, p. 13-33. 5 Bilan historiographique sur l’enfance : Lett, Robin et Rollet, 2015, p. 231-276, qui complète Dasen et al. 2001. 6 Gros, 2010, p. 57-58. 7 Rollet, 2001, p. 72-76. 8 « the emergence of […] the economically useless, but emotionnally priceless child » : Zelizer, 1994. 9 Praz, 2005, p. 35. 10 Praz, 2005, p. 437 et 487.

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cas, cette évolution va de pair avec des changements dans le rapport à la vie et dans les relations à l’enfant. Au niveau des États cette fois, l’existence statistique d’un déclin de fécondité – mis à jour par les contemporains – explique en partie les discours natalistes ou populationnistes que connait l’Europe des xixe et xxe siècles. La France en particulier est traversée de courants brandissant la peur du dépeuplement et s’organisant en mouvements natalistes11. Ces derniers entreprennent des campagnes pour l’agrandissement des familles, spécialement après 1870 et la défaite contre l’Allemagne (dont la population dépasse celle de la France). L’idée est alors qu’une nation forte est une nation numériquement forte tant par le nombre de ses soldats que par celui de ses travailleurs (paysans et ouvriers)12. Dans la conception de l’État démocratique qui prend corps au xixe siècle, les citoyens sont l’État et l’État est ses citoyens. L’enfant fait donc partie du capital de la nation13. Le soutien aux familles et aux mères, par des lois et décrets, peut ainsi être conçu comme un soutien à l’effort nataliste et donc national. C’est ici l’une des articulations de base entre maternité et citoyenneté : la femme productrice de citoyens14. Mais la quantité de grossesses et de naissances n’est pas la seule donnée en jeu, encore faut-il que les enfants survivent. Les historiens ont montré « l’accointance entre les critères de quantité et de qualité » concernant la démographie15. La nécessité d’une « qualité » des individus est mise en avant selon des critères complexes et potentiellement marqués idéologiquement par des considérations de classe, de race ou de nationalité. Certains auteurs analysent l’émergence dès le xixe siècle dans les pays occidentaux de discours néo-malthusiens, construit avec les cadres théoriques du darwinisme social émergents et de l’eugénisme. Ils font culminer ce modèle dans les mesures prises au milieu du xxe siècle par les régimes fascistes et dans les méthodes d’extermination nazie16. Malgré leur propension à la téléologie, ces études montrent l’importance que prend au xixe siècle l’idée d’améliorer les individus pour parfaire la nation. Or, la santé périnatale, et tout particulièrement la promotion de l’allaitement ou d’un substitut de qualité, fait partie des politiques suscitées par le souci démographique d’une « qualité » des populations. Dans le dernier tiers du xixe siècle, l’affinement des statistiques de mortalité amène les médecins et hygiénistes (hommes et femmes) à cibler la gastro-entérite comme dangereuse à grande échelle pour les nourrissons. En parallèle, la découverte de la bactériologie leur permet d’imaginer des moyens de prévention17. Cette logique des sources est reprise par les historiennes et historiens qui s’emparent de la question de l’alimentation des nourrissons d’abord à travers celle des politiques sanitaires ou de santé publique, que l’on peut qualifier de « politiques de population18 ».

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De Luca Barrusse, 2008. La peur du dépeuplement est déjà présente au xviiie siècle en France. Rollet, 2001, p. 222-225. Rollet, 2017, p. 161-177 ; Schmidt, 2013, p. 174-190. Offen, 1984, p. 648-676. De Luca Barrusse, 2009, p. 532. Read, 2012, p. 373-397. Morel, 1989, p. 157-181 ; Praz, 2005, p. 464 ; Bosson, 2002. De Luca Barrusse et Praz, 2015, p. 149-164.

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Histoire des politiques de population Dans un article publié dans Population en 1978, Catherine Rollet, en pionnière de ce type d’analyse, interroge la baisse de la mortalité infantile en observant les taux d’allaitement des enfants mis en nourrice. Son travail s’appuie sur les sources statistiques résultant de l’application de la loi du 23 décembre 1874 qui « institue une véritable protection des enfants du premier âge », par le contrôle des nourrices, de leur santé et de leurs pratiques19. Dans cette ligne, les travaux ultérieurs de Catherine Rollet, en particulier son ouvrage sur la politique à l’égard de l’enfance durant la iiie République, insèrent la question de l’alimentation des nourrissons dans un ensemble de recherches sur les législations et la prévention sanitaire20. Il convient de prendre la mesure du choix qui s’opèrent ici, tant au xixe siècle que dans sa réception historienne, car la mortalité infantile pourrait être associée à de nombreux autres facteurs, telle la pauvreté, la malnutrition des parents ou la qualité du logement et de l’eau21. Les acteurs des politiques d’hygiène, à l’exemple de ceux qu’étudie Claudine Marissal en Belgique, ont débattu des mesures prioritaires dans la lutte contre la mortalité des nourrissons pour finalement se concentrer sur la promotion de l’allaitement, choix qui découlait « d’une position idéologique », de la volonté de « conforter un modèle familial qui valorise la division sexuée des rôles parentaux22 ». Cette association privilégiée entre protection de l’enfance et allaitement fait des mères les principales récipiendaires des politiques de santé publique, à l’exclusion d’autres acteurs possibles, ce que n’ont pas manqué de voir les études de ces dernières décennies. À partir des années 1970-1980 en effet, dans la foulée à la fois d’une revendication de réappropriation de leur corps par les femmes et du scandale autour des produits et des méthodes de la firme Nestlé, des études posent la question des contraintes exercées sur les mères dans le processus de protection de l’enfance. La parution de la Police des Familles de Jacques Donzelot en 1977 scelle l’association entre « conservation des enfants » et « gouvernement par la famille » dans l’historiographie23 : la surveillance de l’enfant passe par la surveillance de la mère et du mode de nourrissage. La tentative de mainmise du médecin, de l’État et des industriels sur le périnatal et l’alimentation infantile est démontrée (si ce n’est dénoncée) par plusieurs chercheuses24. La puériculture, inventée sous cette terminologie au xixe siècle, est analysée dans ses dimensions d’outil de pouvoir, en particulier envers les populations les plus pauvres25. Dans cette perspective, les normes, façonnées par des spécialistes, en particulier des médecins, participent du « processus de moralisation populaire, d’assignation des femmes à la sphère reproductive et de médicalisation de la société26 ».

19 Rollet, 1978, p. 1190. 20 Rollet, 1990, en particulier : « Deuxième partie. Le savant et le législateur ». 21 Bosson, 2002 ; Praz, 2005, p. 444 suivantes ; Marissal, 2014, p. 36-62. Cela débouche sur ce qu’André Turmel appelle le « modèle médico-hygiéniste de l’enfance » dans sa préface à Bonnet, Rollet, et Suremain, 2012, p. 4 ; voir aussi Turmel, 1997, p. 89-115. 22 Marissal, 2014, p. 94-95. 23 Donzelot, 1977. 24 Fildes, 1986 ; Apple, 1987 ; Palmer, 1988. 25 Delaisi de Parseval et Lallemand, 1998 ; Marissal, 2014, p. 63-83 ; Blum, 1999. 26 Marissal, 2014, p. 65.

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Ainsi, des historiennes, s’inspirant des travaux de Michel Foucault27, montrent comment les politiques de santé publiques dirigées sur les mères sont des outils de pouvoir (biopouvoir) de l’État sur les populations, passant par le corps des femmes. Francesca Moore, par exemple, dans son article « Governmentality and the maternal body » étudie la situation du Lancashire et en conclue que « le corps des femmes de la classe ouvrière était utilisé comme outil de revitalisation de la population28 ». Les mères deviennent « un atout crucial des processus de construction nationale et de création de la classe moyenne29 ». Les politiques hygiénistes ciblent les pauvres considérés comme une menace pour la qualité et la quantité de la « British race ». En faisant de la mortalité infantile une question morale – la mère est-elle bonne ou mauvaise ? – ces politiques détournent l’attention des problèmes sanitaires et sociaux. La norme de la bonne maternité, dans ce cas, est définie par la bourgeoisie urbaine et les femmes de ce milieu en sont les porte-paroles, notamment en se faisant philanthropes ou visiteuses. Cette régulation est considérée comme une intrusion nouvelle de l’État dans « la sphère privée de la maison30 ». Ici, les politiques publiques sont considérées dans leur caractère autoritaire. Cette interprétation historique est questionnée par d’autres études qui complexifient l’approche et ouvre une analyse des politiques de population en termes d’empowerment des individus, c’est-à-dire d’ouverture des possibilités de choix et d’amélioration des droits31. Toujours sur le terrain anglais, Alice Reid refuse explicitement l’idée que les politiques d’éducation maternelle ne sont qu’une mise aux pas des classes populaires par les classes supérieures32. En examinant les rapports des visites de santé faites aux jeunes mères dans le Derbyshire, elle dresse des liens entre type de nourrissage (allaitement ou non), mortalité des nouveau-nés et présence d’une visiteuse ou d’un visiteur. À travers cette analyse, elle montre que le rapport aux normes est plus complexe qu’affirmé jusque-là dans la littérature, car les solutions pragmatiques dominent en matière d’arrêt ou de poursuite de l’allaitement, avec selon elle des résultats quant à la survie des enfants directement liés à la présence d’une personne visitante. Elle invite donc à réfléchir à l’incidence positive des politiques mises en place. La dimension coercitive des politiques de populations gagne donc à être mise en rapport, dans chaque cas, à leurs versants incitatifs, leurs effets éducatifs et leur éventuel potentiel libérateur. Habituellement, le problème se pose dans l’opposition entre liberté individuelle et objectif collectif (la prospérité nationale ou la santé publique, par exemple). Mais les études de cas brouillent les cartes et montrent que la protection de la population ne vient pas nécessairement nier les principes de liberté individuelle33. Il faut savoir aussi que cette balance des intérêts publics et privés, avec ces possibles contradictions, est analysée et débattue au xixe siècle déjà par les auteurs des politiques publiques eux-mêmes, notamment au sein des parlements34. 27 28 29 30 31 32 33 34

Lamy, 2012. Moore, 2013, p. 54 : « the maternal working-class body was appropriated as a tool of population revitalization ». Ibid., p. 55 : « a crucial asset in processes of nation building and middle-class creation ». Moore, 2013, p. 55 : « the private sphere of home ». Comme mentionné, l’existence d’une telle sphère est par ailleurs questionnée par l’historiographie et considérée comme une construction sociale : voir Kerber, 1988. De Luca Barrusse et Praz, 2015, p. 151. Reid, 2017, p. 111-119. De Luca Barrusse et Praz, 2015, p. 151-153. Praz, 2005, p. 472, avec des citations de sources.

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L’importance des acteurs non-étatiques est aussi réévaluée par l’historiographie récente35. Les continuités entre acteurs traditionnels, comme les Églises, et les politiques de populations peuvent parfois être déterminantes. L’étude suisse d’Anne-Françoise Praz sur la mise en œuvre des politiques sanitaires à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle compare des familles vivant à quelques kilomètres de distance dans des environnements similaires, mais de confessions différentes. Dans ce cas, la propagande médicale et gouvernementale, qui joue sur la culpabilité des mères, obtient des résultats forts différents en terre protestante (canton de Vaud) et en terre catholique (canton de Fribourg)36. Les représentations du monde (religieuses dans ce cas) et les attitudes générales face à la vie et à la mort sont essentielles en matière de réception des messages médicaux et hygiénistes. Le religieux, par exemple, a donc lui aussi un rôle de « police des familles » qui précède la mise en place de l’État enseignant et de l’État-providence et interagit avec lui. Les analyses historiques et les études de cas montrent ainsi qu’il y a concurrence en matière de politiques de population et dissonances dans les programmes mis en place. Les populations ne reçoivent jamais passivement les normes édictées. Les classes dirigeantes, le corps médical et les actrices et acteurs de la philanthropie ont des convictions philosophiques, politiques et religieuses divergentes. L’État n’est pas non plus une entité vide et les politiques dépendent de sa composition et de son programme, qui varient drastiquement au xixe siècle, du fait d’une importante mobilité sociale dans les parlements ainsi que de conflits et renversement incessants, tout spécialement dans les différents moments révolutionnaires. De plus, les mesures qui sont de l’ordre de la protection sociale sont le plus souvent le fruit des combats des classes populaires elles-mêmes et ne sont pas octroyées par en haut37. En définitive, la question implicite reste malgré tout de savoir si les politiques publiques – et dans notre cas les politiques concernant le nourrissage des enfants – sont coercitives ou émancipatrices. Le débat historiographique fait écho au débat actuel sur les politiques publiques en faveur de l’allaitement et leurs limites, ainsi que, de manière plus générale, à la mise en crise de l’Etat providence par les politiques néolibérales38. En amont, concernant le xixe siècle lui-même – siècle de lutte pour la démocratie et les droits humains – ce débat sur les politiques de population et leurs effets questionnent les formes d’émancipation individuelle propre au xixe siècle, en particulier l’éducation, et dont les femmes et les enfants sont aussi les acteurs. Histoire de la citoyenneté féminine et de l’éducation La diffusion des savoirs scientifiques est une revendication clé dans le processus révolutionnaire et de démocratisation des sociétés occidentales (fin xviiie-xixe). La mise en place d’une instruction pour toutes et tous est d’ailleurs souvent combattue par les élites conservatrices. Éducation et citoyenneté sont donc étroitement liées, avec toutes les

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De Luca Barrusse et Praz, 2015, p. 150. Praz, 2005, p. 439. Par exemple : Arlettaz, Bazzocco, et Kellerhals, 2006 ; Dreyfus, 2006. Bayard et Chouinard, 2014 ; Bec, 2007 ; Rosanvallon, 1981.

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dimensions de contrôle des populations que cela a pu impliquer, dès la mise en place de l’école publique. Dans le cas de l’éducation des filles et des femmes, la question se pose de manière accrue, car l’éducation a amené une spécialisation des femmes sur les tâches dites ménagères, de reproduction et d’éducation39, et ce en faisant fi des savoirs traditionnels40. L’éducation, la formation sont donc étroitement liées au biopouvoir et aux politiques de population dont il était question plus haut. Ceci étant, elles gagnent à être analysée aussi au travers du corpus de recherche concernant les luttes pour l’amélioration des droits des femmes41. Ce qui nous permettra de conclure ce parcours historiographique avec une formulation fine des liens entre allaitement et citoyenneté. La question de fond peut être formulée ainsi : l’éducation à la maternité a-t-elle eu un rôle dans l’émancipation des femmes ? Un premier élément de réponse, largement attesté par les recherches sur le xixe siècle, est de dire que les compétences liées à ces tâches sont réclamées et revendiquées par les mouvements de femme eux-mêmes, qu’ils soient chrétiens, laïcs, socialistes ou plus généralement humanistes42. Un second élément tient à l’organisation du travail dans la société du xixe siècle. Ces savoirs « ménagers » engagent une forme de professionnalisation des tâches domestiques et maternelles. Les femmes participent à cette professionnalisation au moment-même où le travail rémunéré se distingue clairement du foyer, c’est-à-dire qu’il sort de la maison (pour l’usine ou le bureau). De ce fait, la mise en œuvre de compétences spécifiques a, en elle-même, une dimension politique et économique majeure – perceptible par les contemporains – car elle fait des femmes des actrices sociales de premier ordre43. Dès le xixe siècle, les femmes parlent donc de la maternité comme d’une « fonction sociale44 », dans laquelle l’allaitement et le soin aux nourrissons jouent un rôle clé. Cette fonction sociale devient aussitôt une fonction politique et citoyenne. En son nom, des discours féminins et féministes se construisent pour réclamer à la fois des conditions matérielles acceptables pour les mères et des droits politiques45. D’une part, les mouvements de protection infantile et maternelle sont souvent menés par des femmes, avec les outils démocratiques/politiques du xixe siècle (association, pétition et lobbying, œuvres, assurances et mutuelles)46. D’autre part, les militantes pour les droits des femmes utilisent des arguments maternalistes ; elles revendiquent des droits politiques pour les femmes au nom de leur rôle de mères et ce afin de pouvoir améliorer leurs conditions de vie ou celle de leurs consœurs47. Concernant spécifiquement les soins aux enfants et le nourrissage, il y a au xixe siècle une demande de démocratisation de l’accès à l’hygiène et à la santé ainsi qu’une exigence de législations de protection, tel le congé maternité.

39 Rogers, 2007, p. 37-79 ; Thébaud et Rogers, 2010 ; Goodman, Albisetti, et Rogers, 2010. 40 Voir pour toute la question de la « scientific motherhood » : Apple, 2006. 41 Cette démarche s’inspire des historiens – en particulier de l’école et de l’enfance – qui reposent depuis une décennie la question de l’éducation en termes de libération, en débat avec les thèses du confinement ou de l’enferment de Philippe Ariès, puis de Michel Foucault, Renaut, 2002, Blais et al., 2002. 42 Marissal 2014 ; Lefort, 2011. 43 Knibiehler, 2000, p. 66-72. 44 Terminologie du Congrès général des sociétés féministes de Paris, mai 1892, cité par Knibiehler, 2000, p. 90. 45 Cova, 1997 ; Marissal, 2014, p. 328 ; Bock et Thane, 1991, en particulier p. 1-20 ; Fayolle, 2017 ; Pateman, 1992, p. 17-31. 46 Concernant l’historiographie sur femmes et État-providence : Cova, 2005, p. 5-7. 47 Cova, 1997 ; Marissal, 2014, p. 309-333 ; Christie, 2002 ; Doyon et al., p. 13.

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Autre face de la même médaille, certaines femmes demandent la « maternité choisie », c’est-à-dire la libéralisation des moyens de limitation des naissances48. Cette situation – des femmes défendant politiquement leur rôle domestique – n’est paradoxale, pour reprendre une expression de Claudine Marissal49 que rétrospectivement. Au xixe siècle, les femmes revendiquent la mainmise sur la sphère reproductive et éducative, comme lieu de pouvoir à conquérir, en parallèle – et peut être parfois en compétition – au mouvement démocratique qui, par le suffrage universel, réclame la mainmise populaire sur la sphère politique, et les débuts du mouvement syndicale qui impose la voix des salariés dans la gestion du travail. La constitution, par le discours et l’idéologie, d’une sphère, qu’il conviendrait, avec Linda K. Kerber, d’appeler féminine plutôt que domestique ou privée, participerait ainsi d’un « processus d’inclusion50 » des femmes à la citoyenneté, bien qu’encore non abouti et hautement déficitaire. On retrouverait ici le triangle énoncé au début qui lie – par les enfants – les femmes à la nation et fait donc du nourrissage des enfants un moteur de citoyenneté. Ce n’est évidemment qu’une partie du récit féministe puisque des femmes revendiquent aussi, déjà au xixe siècle, l’absence de différences entre hommes et femmes et l’indissolubilité des femmes dans la maternité51. Bibliographie Ann. T. Allen, Feminism and Motherhood in Western Europe, 1890-1970 : The Maternal Dilemma, New York, Palgrave Macmillan, 2005. R. Apple, Mothers and Medicine. A Social History of Infant Feeding 1890-1950, London, The University of Wisconsin Press, 1987. ———, Perfect Motherhood : Science and Childrearing in America, New Brunswick, Rutgers University Press, 2006. Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Paris, Plon, 1960. G. Arlettaz, A. Bazzocco, A. Kellerhals, Geschichte der Sozialversicherungen – L’histoire des assurances sociales, Zurich, Archives fédérales suisses, Chronos, 2006. Ch. Bayard et C. Chouinard (éd.), La promotion de l’allaitement au Québec. Regards critiques, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2014. C. Bec, De l’État social à l’État des droits de l’homme ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007. M.-Cl. Blais et al., Quelle libération des enfants ?, dossier, Le Débat, 121/4 (2002). L. Blum, At the Breast : Ideologies of Breastfeeding and Motherhood in the Contemporary United States, Boston, Beacon Press, 1999. G. Bock, « Les dichotomies en histoire des femmes : un défi », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 32 (2010), p. 53-88. ———, P. Thane (ed.), Maternity, Visions of Gender and the Rise of the European Welfare States, 1880s-1950s, Londres, Routledge, 1991.

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Phili p  Al. Riede r et Da niel a Solfaroli Ca millocci

L’allaitement dans l’historiographie : modèles interprétatifs

Les recherches historiques lèvent un voile sur le passé tout en révélant, par leurs questionnements, les préoccupations intellectuelles, les engagements idéologiques et les attentes institutionnelles des chercheurs et chercheuses. Abordé dans un premier temps de façon anecdotique ou marginale, l’allaitement s’impose désormais comme un objet d’étude à part entière. Au fil des générations de spécialistes qui ont étudié tel ou tel aspect de l’histoire du nourrissage des nouveau-nés, les problématiques considérées ont contribué à la fois à débusquer de nouvelles réalités historiques et à révéler des enjeux sociétaux contemporains. Le parcours historiographique esquissé dans la suite de ce chapitre retrace les grandes lignes de cette histoire. Au tournant du xxe siècle, la vision des historiens européens est essentiellement politique, diplomatique et institutionnelle. La famille, la vie domestique et les sexualités demeurent des questions anecdotiques dont la pertinence se restreint à l’impact qu’elles peuvent avoir sur la vie des élites. Les pratiques de nourrissage sont reléguées dans les sphères du domestique et du quotidien et sont sciemment confinées dans les marges de la recherche académique1.



1 Voir à titre d’exemple l’ouvrage, fondé sur des recherches d’archive, de l’un des fondateurs de la Revue Historique (et ensuite adhérant de l’Action française de Charles Maurras), Gustave Fagniez (1842-1927), La femme et la société française dans la première moitié du xviie siècle (1929), Genève, Slatkine reprints, 2013. Il s’agit d’un recueil posthume d’articles parus dans la Revue de Deux Mondes et la Revue des Questions Historiques entre 1909 et 1927. Ces études, dont certaines ont été rédigées à des fins de vulgarisation, se distinguent en raison de leur intérêt vis-à-vis des aspects socio-économiques et juridiques des conditions de vie des femmes de diverses strates sociales. Un chapitre entier est consacré à leur « vie professionnelle » (voir p. 117-121 pour les métiers de « recommanderesse » et sage-femme). Dans le compte-rendu mitigé de cet ouvrage, publié par la Revue d’histoire moderne, 23/4 (1929), p. 371, René Pintard exprime sa reconnaissance « aux éditeurs » de l’éminent historien pour ce geste de « piété », qui sauve de l’oubli des études profitables. Il considère toutefois comme une limite de ces recherches le fait de ne pas avoir insisté sur « le rôle mondain de la femme », ou de ne pas avoir recouru davantage « aux mémoires et aux correspondances qui nous en font connaître l’aspect et à la fois familier et pittoresque ». Informations prosopographiques sur Fagniez disponibles dans la base de données « La France savante » https ://cths.fr/an/savant.php ?id = 1782# à comparer avec la nécrologie publiée dans la Revue Historique, 52/55 (1927), p. 456-458 (Ch. Bémont). Philip Al. Rieder • Université de Genève Daniela Solfaroli Camillocci  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 143-154 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127427 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Le substantif « allaitement », dont l’usage se généralise au xixe siècle, place l’accent sur la dimension nutritionnelle de l’action d’allaiter, sur ses modes (allaitement maternel versus allaitement salarié – qualifié d’« étranger » ou de « mercenaire » – puis allaitement naturel ou « normal » versus artificiel), ses techniques et outils (le sein, le biberon, le tire-lait, etc.) et ses temps (les périodes de l’allaitement et du sevrage)2. Dans ce contexte culturel, le questionnement historique sur les usages des nourritures lactées obéit tout d’abord à des impératifs de santé publique, comme le montrent les ouvrages du savant Léon-Fréderic Lallemand (1844-1916), historien de la bienfaisance, qui était un fonctionnaire de l’administration générale de l’assistance publique à Paris3. Il atteste également du regard « scientifique » comparatiste posé sur les populations, à travers lequel l’histoire de la médecine contribue à la construction des hiérarchies sociales et à la domination coloniale. Les publications d’histoire de l’obstétrique de Gustave-Joseph Alphonse Witkowski (1844-1923) illustrent cette démarche. Médecin-praticien exerçant à Paris et littérateur, Witkowski se spécialise dans les publications de vulgarisation historique de « curiosités scientifiques ». Il devient l’auteur à succès de nombreux ouvrages consacrés au corps des femmes et à leurs fonctions reproductives parus sous des titres évocateurs, tels que l’Histoire des accouchements chez tous les peuples (suivi par Accouchements à la cour et Accoucheurs et sages-femmes célèbres) ou encore Tetoniana. Curiosités littéraires, médicales, artistique sur les seins et l’allaitement, les Anecdotes historiques et religieuses sur les seins et l’allaitement, et enfin Les seins à l’Église4. Ses écrits à caractère encyclopédique, enrichis d’illustrations, rassemblent une vaste collection d’anecdotes disparates, tirées de l’histoire littéraire et de l’histoire de l’art, tout comme des écrits coloniaux d’inspiration raciste et des documents relatifs à des cas médicaux. La littérature tératologique représente également un sujet de prédilection. Dans sa description d’anomalies congénitales telles que les mamelons surnuméraires ou encore dans la taxinomie qu’il propose des diverses formes de mamelles, il rapporte à la fois des observations provenant de l’examen des nourrices blanches issues des couches populaires, et celles faites sur des femmes noires5. Ses écrits historiques sur l’allaitement 2 En tant que dérivé d’« allaiter », le terme est répertorié dans le Dictionnaire du Moyen français, mais son usage est très peu fréquent avant le xixe siècle. Plus courant est l’emploi du verbe « allaiter » (allacter) dans le sens de « nourrir de son lait », comme précision de « nourrir » : Ernout, 1972, p. 333. Sur le champ sémantique du mot allaitement, voir S. Scholl « Les dictionnaires : 1800-1930 », dans ce volume. 3 Chef du Bureau des Enfants assistés de la Seine, et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur les hôpitaux, la charité publique et les pauvres, dont notamment L. Lallemand, Histoire des enfants abandonnés et délaissés : études sur la protection de l’enfance aux diverses époques de la civilisation, Paris, Picard et Guillaumin, 1885, où il traite amplement la question des nourrices salariées par les institutions. Informations prosopographiques disponibles dans la base de données « La France savante » http://cths.fr/an/ savant.php ?id = 115653. 4 G.-J. Alph. Witkowski, Histoire des accouchements chez tous les peuples, 2 vol., Paris, G. Steinheil, 1887 ; Id., Les accouchements à la cour, ibid. 1890 ; Id., Accoucheurs et sages-femmes célèbres : esquisses biographiques, ibid. 1891 Id., Anecdotes et curiosités historiques sur les accouchements, ibid. 1892 ; Tetoniana. Curiosités littéraires médicales artistique sur les seins et l’allaitement, Paris, A. Maloine, 1898, Id., Anecdotes historiques et religieuses sur les seins et l’allaitement : comprenant l’histoire du décolletage et du corset, ibid. 1898 ; Id., Les seins dans l’histoire, ibid. 1903 ; Id., Les seins à l’Église, ibid. 1907. En raison de son succès comme auteur, le journal satirique Le Rictus lui consacre une page en 1907, illustrée d’une caricature inspirée de l’iconographie de la Charité romaine, où il est représenté sous les traits de Cimon. Sur son parcours et ses œuvres, voir la base biographique de BIU santé, qui numérise les pages des articles et dictionnaires retraçant son profil : https ://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/biographies/index.php ?cle = 9695. 5 Voir par exemple Witkowski, Tetoniana : « l’Allaitement par la cuisse », p. 19-20 et « l’Allaitement sur le dos », p. 45.

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contribuent en somme à naturaliser les hiérarchies de classes et de races, en leur donnant un vernis d’objectivité scientifique qui cache à peine l’intentionnalité complaisante, voire saugrenue des sujets traités et des images qui les illustrent. La démographie historique de l’allaitement : les comportements reproductifs Le thème de l’allaitement devient significatif pour la recherche historique européenne entre les années 1970 et 1980, dans le contexte du renouveau des sciences humaines et sociales. Il est convoqué par les courants d’études sur la famille en Occident, situés à la croisée de la démographie et de l’histoire sociale des comportements ainsi que de l’histoire des sentiments individuels et des mentalités collectives. L’intérêt pour les pratiques de nourrissage émerge en effet au gré de nouveaux questionnements sur les comportements reproductifs de la « famille européenne », débattus à la suite du modèle démographique fourni par le « groupe de Cambridge »6. En France, un dossier paru en 1973 dans les Annales de démographie historique témoigne de cette nouvelle orientation. Sous le titre « Enfants et société », il discute l’impact social de ce que Philippe Ariès avait qualifié de sentiment de l’enfance, mais également les propositions interprétatives de Peter Laslett et de son groupe7. Pour la période moderne, les enquêtes s’arrêtent sur le xviiie siècle et le premier xixe siècle, une époque de transition démographique en raison de l’accroissement important de la population européenne8. Les recherches quantitatives s’appuient ici également sur des sources textuelles donnant à entendre les voix indignées qui dénonçaient la dénatalité dans une perspective populationniste, alors même que la population croît. Pour les chercheurs, la mortalité infantile est considérée comme un indicateur statistique important, que viennent compléter les études des pratiques d’abandon d’enfants et du nourrissage des nouveau-nés, mettant en évidence à la fois l’importance du réseau de parents nourriciers géré par les lois du marché, et l’évolution de la prise en charge de l’alimentation des petits enfants par des instances caritatives et étatiques. Les différents modes d’allaitement sont alors lus, selon le statut social des couples, soit comme un indice des comportements reproductifs, soit comme des stratégies du contrôle de la fertilité. Les recherches de Jean-Louis Flandrin se distinguent toutefois de cette tendance. La mise en nourrice et le sevrage précoce ou bien l’allaitement prolongé sont expliqués par les injonctions morales et les interdits sociaux. En mettant en évidence la tension entre les comportements sexuels des couples et les normes

6 Laslett, 1969. Le groupe de Cambridge renouvelle considérablement les travaux de sociologie et démographie historiques. À travers un large chantier d’investigations portant sur les ménages à l’époque moderne, il montre que, contrairement aux opinions établies jusqu’alors, la famille nucléaire est prédominante en Angleterre dès le xviie siècle. Voir Laslett, 1972, p. 2-10. 7 Aries, 1960 ; Annales de démographie historique, Enfant et Sociétés, (1973). Ce numéro présente des articles ainsi que des discussions à plusieurs voix sur : la société antique (introduction de R. Etienne) ; le moyen âge (introduction de Ch. Klapisch) ; l’attitude de l’Église (avec l’étude fondatrice de Flandrin, 1973) ; la période moderne (rapport introductif de Ph. Ariès, avec une discussion de ses thèses, p. 287-301) ; le xixe siècle (introduit par Andr.  Armengaud ; étude de Laslett, 1973). 8 Garden, 1970 ; Bourguière, 1972 ; Bideau, 1973 ; Bardet, 1973 ; Lachiver, 1973 ; Chamoux, 1973.

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religieuses chrétiennes, Flandrin interprète les pratiques de mise en nourrice comme une expression sociale positive de soins pour les enfants : ses études représentent en ce sens un tournant dans la perception historique de l’allaitement9. Les débats liés aux problématiques démographiques du groupe de Cambridge et aux questions culturelles soulevées par les travaux de Flandrin transparaissent dans les recherches francophones des années 1970 et 1980. Antoinette Chamoux, Jacques Gélis, Mireille Laget, Françoise Loux, Marie-France Morel et Catherine Rollet publient des études pionnières sur l’histoire de la naissance, des enfants, et des comportements parentaux10. La multiplication des enquêtes régionales fondées sur des sources d’archive mène à un constat qui se renforce au gré des publications : les pratiques de mise en nourrice étaient répandues en France depuis la Renaissance. Les méthodes de travail élaborées permettent d’identifier les stratégies sociales différenciées de recours aux nourrices et de mettre en évidence leurs effets démographiques. Les études se succèdent pour révéler l’ampleur du phénomène et dessinent les contours d’un modèle français « traditionnel » : dans cet espace, pour les xviiie et xixe siècle, l’engagement d’une nourrice s’impose comme une pratique commune parmi tous les groupes sociaux. Les recherches démographiques et les travaux sur l’enfance révèlent l’existence d’une littérature normative qui offre alternativement une posture morale critique et une justification médicale de l’acception comme du refus de l’allaitement maternel11. La large diffusion de la mise en nourrice va de pair avec l’affirmation d’un discours d’autorité en faveur de l’allaitement des mères, dont les arguments éducatifs dévoilent des préoccupations de santé publique. Cette dynamique intellectuelle, prédominante à la fin de l’époque moderne, est souvent expliquée comme une objectivation du discours des médecins, qui cependant n’aurait pas d’effet sur les pratiques12. Elle interpelle néanmoins les chercheuses et chercheurs, divisés quant à l’interprétation à donner à l’accroissement de la population à la fin de l’Ancien Régime souligné par les démographes13. Les sources médicales servent alors de révélateur à l’histoire sociale des comportements familiaux des élites. En 1976, dans son étude sur les écrits autour de l’enfance au xviiie siècle, Marie-France Morel justifie son parti pris d’analyser « le discours sur l’allaitement », en indiquant qu’il est « toujours le plus cohérent et le plus développé »14. Le thème de l’allaitement, constamment présent dans les sources, invite à une réflexion sur les évolutions théoriques, mais il est aussi utilisé pour répertorier les usages identifiables de la nourriture lactée et du sevrage. L’allaitement s’impose comme un angle d’approche pour ancrer l’histoire de l’enfance dans les pratiques sociales, sans pourtant devenir un objet d’étude autonome. Comprendre les pratiques d’allaitement est un moyen de saisir la mécanique démographique d’une population donnée, les raisons de sa fertilité, et par là, d’étudier son projet social. L’intérêt témoigne d’une approche macro-historique qui relève de la volonté de comprendre des 9 Flandrin, 1973 ; Flandrin, 1975 ; Flandrin, 1976 ; Flandrin, 1981. Voir aussi ses interventions aux discussions publiées in Annales de démographie historique, Enfant et Sociétés (1973), p. 299. Sur l’impact de ses recherches : Burguière, 2005. 10 Morel, 1976 ; Laget, 1977 ; Gélis, Laget et Morel, 1978 ; Loux, 1978 ; Rollet, 1978. 11 Morel, 1976 ; Loux et Morel, 1976. 12 Van de Walle et Van de Walle, 1972 ; Morel, 1977. 13 Bourdelais et Raulot, 1976. 14 Morel, 1976, p. 394 ; voir aussi sa contribution à ce volume, dans laquelle elle retrace son parcours de chercheuse.

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phénomènes collectifs autrement peu visibles à l’intérieur d’un système interprétatif des structures sociales des comportements. La problématique qui émerge véritablement de ces recherches est l’histoire de la mise en nourrice. Dans un article qui fait date sur « l’allaitement mercenaire » comme « phénomène bio-socioculturel » publié dans un dossier thématique transdisciplinaire consacré à l’anthropologie de l’alimentation de la revue Communications, Emmanuel Le Roy Ladurie considère l’espace régional français comme l’observatoire d’un modèle original où le recours aux nourrices s’impose d’abord comme une pratique de nantis pour devenir, à la fin de l’Ancien Régime, un usage commun pour tous les groupes sociaux dans les villes15. La mise en nourrice, évaluée comme une forme d’abandon d’enfants chez les plus pauvres, est en revanche interprétée comme résultant d’un calcul économique des coûts et des bénéfices des différents modes de prise en charge quand il s’agit de milieux plus aisés. Elle se présente comme un indicateur des pratiques de contrôle démographique. Dans son analyse des modalités de cet « allaitement mercenaire » par des mères des couches populaires, l’historien emprunte cependant la terminologie polémique des sources littéraires du xviiie siècle, qu’il reproduit comme si elle était neutre, la légitimant de ce fait sur le plan historiographique. Aucune considération n’est faite sur le contexte idéologique des sources dont la prise en compte permet pourtant d’expliquer certains emplois lexicaux. Si le terme « mercenaire » est parfois utilisé dans les textes des médecins pour qualifier une nourrice rémunérée16, il reste qu’encore à la fin de l’époque moderne ce mot est employé couramment au masculin pour définir l’engagement des militaires et des ouvriers salariés. Dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, l’adjectif est d’ailleurs associé non pas à l’allaitement, mais à la personne de la nourrice « animée par un loyer mercenaire », ce qui implique une perception négative des services de la mère allaitant un nourrisson moyennant une rémunération, une femme stigmatisée comme faisant un commerce de son propre corps17. Cette perspective tend dès lors à corréler nourrissage et prostitution, une association convoquée jusqu’alors pour critiquer les « mauvaises » nourrices. L’expression qui se généralise au cours du siècle suivant pour désigner le recours à une nourrice salariée, l’« allaitement mercenaire », dévalorise les soins fournis à un enfant dans la domesticité ainsi que les prestations des mères nourricières employées par les familles. Les termes que choisit Le Roy Ladurie pour définir son objet d’étude sont ici emblématiques du point de vue adopté dans son analyse. Il s’agit moins de considérer la trajectoire sociale des mères-nourrices que d’évaluer l’impact collectif d’un usage considéré, par l’historien, comme « responsable d’une véritable hécatombe » et interprété « objectivement » comme « de l’infanticide »18. À la suite des recherches qui adoptent comme focale les pratiques familiales liées à la génération, la décision des mères de différentes classes sociales d’allaiter ou non leurs enfants se trouve plus clairement problématisée. Les choix et les contraintes des femmes révèlent une palette des discours tant sur les inconforts ou les risques associés à la pratique, que sur 15 Le Roy Ladurie, 1979. 16 D’une manière significative, « la mercenaria », au féminin, désigne la nourrice chez Michele Savonarola, dont l’œuvre exerce une grande influence sur la médecine de la Renaissance, et qui, pour sa part, insiste sur l’importance de la prise en charge des tâches de l’allaitement par les mères en bonne santé : voir le passage cité par Muzzarelli, 2013, p. 14. 17 Voir Fr. Arena, « L’allaitement, savoirs et pouvoirs : la deuxième moitié du XVIIIe siècle » ainsi que N. Hanafi et C. Fayolle dans ce volume. 18 Le Roy Ladurie, 1979, p. 15.

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les raisons sociales qui expliquent le renoncement à l’allaitement ou sa cessation précoce19. Une première mutation des perspectives émerge dans un nouveau dossier des Annales de démographie historique, qui, dix ans après celui sur les enfants, est consacré à « Mères et nourrissons ». La perspective est ici clairement centrée sur l’histoire des sentiments et celle des « mentalités »20. Des nouvelles études offrent alors des fresques plus larges, fondées sur l’analyse des pratiques et des discours propres à l’allaitement afin de proposer une meilleure compréhension des expériences de grossesse et de naissance, voire, plus globalement, des manières d’appréhender le corps des femmes21. Dans les courants de recherche sur la famille, l’allaitement peine pourtant à se détacher du regard démographique, du poids du quantitatif, de la perspective nutritionnelle et, plus en général, d’une approche qui oppose les modèles domestiques des sociétés « traditionnelles » aux processus de modernisation, mais aussi le Nord au Sud de l’Europe, et l’Occident à l’Orient22. Les années 1980 marquent également la mise en place des campagnes internationales pour la promotion de l’allaitement au sein, qui soulignent l’utilité nutritionnelle du lait de la mère pour son enfant, en la présentant comme une norme à la portée universelle. Les résultats des enquêtes statistiques et médicales sont utilisés par les démographes et les sociologues tout comme par les historien-ne-s dans une perspective comparative, pour fonder leur analyse historique. Les approches inspirées par les politiques sanitaires sont critiquées par les études anthropologiques qui interrogent l’impact social des programmes éducatifs destinés aux mères dans les pays du Sud23. Les terrains d’enquête montrent en fait non seulement que les modalités de l’allaitement dépendent de la socialisation des comportements, mais encore qu’elles définissent en bonne partie les formes de domination des femmes et des enfants, ou les relations symboliques entre sexes dans les liens de parenté24. Ces recherches apportent donc des clés culturelles d’analyse pour repenser l’histoire des dispositifs normatifs occidentaux sur l’allaitement, le corps des femmes et le processus de reproduction. Les mères-nourrices comme actrices sociales Dès la fin des années 1970, les courants anglo-saxons de l’historiographie sur la naissance et l’allaitement à l’époque moderne s’emploient surtout à interroger le lien entre maternité et métiers des femmes. En rapport avec l’essor des Women Studies dans les campus américains, le questionnement se porte sur les dynamiques sociales spécifiques inhérentes au travail féminin lié à la reproduction25. En Angleterre, ce champ d’études est inspiré plus directement par le groupe de Cambridge ; il est notamment investi par

19 Chamoux, 1983 ; Chamoux, 1985 ; voir aussi Sherwood, 1993. 20 Annales de Démographie Historique, Mères et Nourrissons (1983), avec trois sections : « Les expressions de l’amour maternel » (voir Chamoux, 1983 ; Roche, 1983) ; « L’enfant abandonné et victime » ; « La mortalité infantile ». 21 Laget, 1982 ; Gélis, 1984 ; Gélis, 1988 ; Berriot Salvadore, 1993 ; Hufton, 1996. 22 Goody, 2012. 23 Maher, 1992. 24 Héritier, 1994 ; Stuart-Macadam et K. A. Dettwyler, 1995. 25 Voir Hanawalt, 1986. La troisième partie de cet important recueil est consacré à : « Occupations related to female biology : Wet Nurses and Midwives » (contributions de Leah. L. Otis sur les nourrices à Montpellier et de Merry Wiesner sur les sages-femmes de Nuremberg, entre le xve et le xvie siècle).

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des chercheuses comme Dorothy McLaren et Valerie Fildes, intéressées prioritairement par les espaces historiques d’action des femmes et par les parcours sociaux des mères issues de milieux populaires. McLaren étudie le lien entre lactation et grossesse dès la fin du xvie siècle, pour montrer que la diffusion de la profession de nourrice permet aux femmes un contrôle direct sur leur fertilité, mais aussi de limiter la mortalité de leurs enfants due à la pauvreté, à la dénutrition et aux maladies. Contrairement à une opinion courante parmi les démographes selon laquelle l’effet contraceptif de l’aménorrhée lactationnelle était inconnu des sociétés « traditionnelles », McLaren émet l’hypothèse qu’il était recherché volontairement par les femmes pour espacer leurs grossesses26. D’autres recherches montrent que le modèle, généralement mis en avant par les spécialistes en France, des nourrices issues de milieux défavorisés, n’était pas la règle en Angleterre. La profession y était socialement reconnue dans les campagnes, où des femmes de familles établies et ayant pignon sur rue, servaient de nourrices pour des familles aristocratiques où elles gagnaient des sommes considérables27. Ces différentes pistes de recherche complètent les enquêtes sur les pratiques londoniennes ainsi que les premiers efforts de synthèse réalisés par Valerie Fildes, dont les études demeurent des références importantes28. En retraçant, en 1988, les motivations à l’origine de son ouvrage sur les nourrices, Fildes signale avoir commencé à se poser des questions au moment où les premiers sondages avaient mis en lumière le fait que, dans l’Angleterre de la période moderne, ce métier semblait être recherché et qualifié positivement, en opposition évidente avec ce que les historiens décrivaient pour le contexte français. En formulant l’hypothèse de différences sociales à caractère national, Fildes pose également une question cruciale : « comment se fait-il que les historiens, en particulier ceux qui s’intéressent aux chantiers florissants que sont l’histoire de la vie et celle du travail des femmes, négligent de voir que le métier de nourrice était important, un métier exclusivement féminin et souvent bien payé ? »29. En exprimant sa critique de l’approche académique et des biais de genre qui orientent les investigations, Fildes met en avant d’une part le manque d’intérêt historique pour une profession qui n’est pas considérée en tant que telle et, d’autre part, la tendance qu’ont les spécialistes à présenter les pratiques des nourrices comme des « horror stories » d’abandon et d’infanticide. On ne peut que souligner ici le caractère fondateur non seulement des études de Valerie Fildes sur les nourrices et l’alimentation des enfants en bas âge, mais encore des volumes collectifs qu’elle a dirigés sur les comportements sociaux des mères en tant que travailleuses dans la société anglaise, ainsi que sur l’assistance sociale des femmes et enfants dans une perspective comparative globale30.

26 McLaren, 1978 ; McLaren, 1979 ; McLaren, 1985. Voir la discussion du parcours de cette chercheuse par Fildes, 1990, p. xv-xvii. Ce volume est en effet publié en mémoire de McLaren, précocement disparue. 27 Fildes, 1988a ; Campbell, 1989. 28 Fildes, 1986 ; Fildes, 1988c. 29 Fildes, 1988c, p. xiii : « First of all why was it that historians, particularly those in the burgeoning field of women’s lives and work, neglected to see that wet nursing was an important job and one which was exclusively female and frequently well paid ? » 30 Fildes, 1986 ; Fildes, 1988c ; Fildes, 1990 ; Fildes 1992 ; Fildes, Marks, Marland, 1992, qui présente des recherches sur l’Europe, le Canada, l’Afrique du Sud et la Malaisie.

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Le contrôle institutionnel des pratiques : biopolitiques des Étatsprovidence La relation entre l’allaitement, les marchés du lait et la domesticité débouche sur la question des rapports sociaux dans l’histoire des familles, avec la remise en question des frontières de la répartition des rôles de genre dans le patriarcat européen. Si la prise en charge du nourrissage est traditionnellement placée dans le giron des femmes, les études des modalités de choix de la mise en nourrice à Florence à la Renaissance ont révélé le rôle important joué par l’homme de la maison31. Cette implication masculine est confortée par l’histoire juridique de la puissance paternelle tout comme par une littérature médicale abondante – rédigée par des hommes – sur le choix de la nourrice et, bien qu’avec un succès peu convaincant avant le xixe siècle, sur la possibilité d’un nourrissage artificiel32. La progression des pratiques de mise en nourrice et les dynamiques observées en Angleterre au xviie siècle ainsi qu’en France au xviiie siècle trouvent des explications dans la réalité économique des couples issus du monde artisan et ouvrier. À la fin de l’Ancien Régime, l’établissement d’institutions municipales qui gèrent les nourrices et l’enfance abandonnée révèle une sensibilité biopolitique qui se renforce au siècle suivant. De nombreuses politiques de contrôle étatique sur la petite enfance se développent au cours du xixe siècle, dans la perspective du « progrès social »33. En mettant en avant des modèles éducatifs spécifiques pour les travailleuses, les normes de comportement insistent néanmoins sur le rôle fondamental de la mère en tant qu’éducatrice au sein des foyers. Le discours sur l’allaitement par la mère biologique s’impose finalement comme un modèle normatif promu par l’État34. Dans le prolongement de ces chantiers historiques, dont seules les grandes lignes ont été retracées ici, émergent d’autres problématiques sociales, telles que celles des rituels de naissance et de l’histoire des « non-nés »35 ; par ailleurs, les recherches de Barbara Duden et de Gianna Pomata mettent en avant l’importance de l’observation empirique du corps maternel par les médecins pour l’histoire intellectuelle36. Un premier constat s’impose : tout en développant des modèles interprétatifs amples, ces diverses orientations d’étude ont rarement su rentrer en dialogue les unes avec les autres. L’absence de traductions de travaux importants, ou leur retard, paraît en ce sens significative. L’histoire de la maternité joue en effet un rôle controversé dans les courants de recherche qui accompagnent l’affirmation de l’histoire des femmes comme discipline académique ainsi que la réception des études genre, et ce notamment en France37. On évoquera, à titre d’exemple, la confrontation sur les thèmes de l’instinct maternel et de la valeur politique de la maternité comme expérience

31 Klapisch-Zuber, 1983. 32 Morel, 1977 ; Rollet, 1978 ; Rollet, 1983 ; Rollet, 1990 ; voir aussi B. Orland, « Allaitement, médecine et technologies », dans ce volume. 33 Sussman, 1982 ; Rollet, 1990 ; Bock et Thane, 1991 ; Fildes, Marks, Marland, 1992. 34 Voir aussi S. Scholl, « Allaitement et citoyenneté », dans ce volume. 35 Schlumbohm et al., 1998 ; Duden, Schlumbohm et Veit, 2000. 36 Duden, 1991 ; Pomata, 1995. 37 Voir Fr. Arena et D. Solfaroli Camillocci, « Corps et maternité », dans ce volume.

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sociale, qui oppose deux approches historiographiques, mais révèle également différentes orientations féministes38. Nouvelles perspectives Au cours des dernières décennies, l’allaitement s’est imposé comme un marqueur historique des dynamiques économiques, des parcours sociaux des femmes, des enjeux de genre, ainsi que des redéfinitions des rapports sociaux de sexe et des constructions culturelles des codes de comportement maternel, ou encore de l’anthropologie des liens de parenté. A la complexité des problématiques répond la multiplication des sources : les travaux recensés s’appuient sur différentes séries de documents : archives hospitalières, registres paroissiaux, écrits théologiques, sources judiciaires, publications médicales et carnets de médecins, documents personnels, sans compter les terrains ethnologiques d’enquête. Une synthèse récente de la plume de Didier Lett et de Marie-France Morel place clairement l’allaitement au centre des préoccupations et témoigne ainsi de l’importance grandissante du regard apporté sur la nourriture lactée39. Des travaux plus pointus, à partir desquels émergent la complexité des croyances articulées sur des productions textuelles et visuelles, viennent aussi documenter les représentations du lien spirituel entre les générations ou des préoccupations sociales dérivées des pratiques de nourrissage40. En somme, à l’intérêt pour les biopolitiques de l’allaitement s’ajoute désormais celui pour la compréhension culturelle de la lactation, à la fois en raison des constructions sociales qu’elle suscite et ses implications symboliques et idéologiques41. L’ « agentivité » (agency) et la subjectivation des mères et des nourrices ainsi que l’économie matérielle et symbolique du lait de femme, avec ses actrices et ses acteurs, s’imposent aujourd’hui comme des champs d’enquête particulièrement significatifs d’où émergent des travaux stimulants, et de nouvelles questions de recherche. Bibliographie Ph. Aries, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960. Él. Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel (xviie-xixe siècles), Paris, Flammarion, 1980. ———, Le conflit. La femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010. J.-P. Bardet, « Enfants abandonnés et enfants assistés à Rouen dans la seconde moitié du xviie siècle », Annales de démographie historique, Hommage à Marcel Reinhard (1973), p. 19-47. Év. Berriot-Salvadore, Un corps, un destin  : la femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1993.

38 Badinter, 1980 ; Knibiehler et Marand-Fouquet, 1982 ; Knibiehler 1997. Pour le débat sur les « instinct maternels », voir ensuite Blaffer Hrdy, 2002. Ces diverses orientations sont discutées dans l’entretien avec Yvonne Knibiehler pour le numéro de Clio de 2005 consacré à Maternités : Dubesset et Thébaud, 2005, à comparer avec Badinter, 2010. 39 Lett et Morel, 2006. 40 Bonnet, Le Grand-Sébille et Morel, 2002. 41 Dorlin, 2005 ; Garcia, 2011 ; Sperling, 2013.

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Irene Maff i

Le bébé quantifié. Ethnographie des pratiques d’allaitement au début du xxie siècle

…There is a need to broadly re-think the meaning of breast feeding as a process linked to other aspects of women’s and children’s lives, rather than breast milk simply as a product1.

Introduction L’allaitement maternel est aujourd’hui conçu par la biomédecine et les citoyen-ne-s des pays industrialisés comme un processus mécanique qui comporte le transfert de substances nourricières du corps de la mère au corps de l’enfant. En Grande-Bretagne, la plupart des femmes indiquent que la décision ou le « choix » d’allaiter dérive de l’idée que cette pratique a des bienfaits pour la santé de l’enfant2. Le lait est appréhendé comme un produit dont on peut déterminer la quantité et la qualité à partir d’un critère d’évaluation simple et mesurable : la croissance pondérale de l’enfant. Ce critère qui s’est imposé en Amérique du nord et en Europe à partir des premières décennies du xxe siècle3 est devenu aujourd’hui un paramètre d’évaluation universel grâce notamment à l’action de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et à la circulation transnationale des savoirs et pratiques biomédicaux. La croissance pondérale de l’enfant est devenue synonyme tant de l’apport adéquat de lait maternel que de son état de santé. Les chiffres indiquant chaque semaine, chaque mois ou chaque année le poids de l’enfant ainsi que les lignes tracées dans les graphiques qui représentent son évolution dans le temps permettent de transformer la complexité des changements subis par un individu en images abstraites, comparables et facilement lisibles. Dans ce chapitre, je vais me pencher sur le dispositif sociopolitique qui a transformé les mères en productrices de lait et causé la « quantification des bébés4 », en me penchant 1 Makhlouf Obermeyer et Castle, 1997, p. 56. 2 Dykes, 2006. 3 Brosco, 2001 ; Rollet, 2005 ; Sachs, 2005. 4 L’expression « quantification des bébés » est reprise du titre de l’ouvrage de Lupton, 2016. Irene Maffi  •  Université de Lausanne Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 155-170 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127428 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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d’abord sur l’origine et les formes de biopouvoir qui l’ont produit et ensuite sur ses effets sur les pratiques et les expériences contemporains des professionnel-le-s de santé et des mères au sein d’un hôpital en Suisse5. L’étude ethnographique sur laquelle se base la seconde partie de ce chapitre a été menée entre 2011 et 2013 dans une maternité universitaire de dimension moyenne dans un canton francophone. Après avoir esquissé l’importance croissante prise par la récolte de données mesurables au sein des sociétés euro-américaines contemporaines et en particulier au sein de de la médecine dans un contexte visant à améliorer « la qualité » de la population, j’examinerai la composante genrée de la construction de l’allaitement comme processus mécanique réglé par le corps médical. Insistant sur la nature culturellement et socialement construite de l’allaitement maternel, j’explorerai les effets de ce dispositif biopolitique sur les sages-femmes et les infirmières ainsi que sur les mères de la maternité susmentionnée. Je me pencherai notamment sur les effets de la quantification des bébés sur l’expérience, les émotions, les comportements et les discours des actrices prises en compte. Je conclurai en montrant que les pratiques contemporaines de l’allaitement en Suisse sont inscrites dans l’appréhension biomédicale et quantifiée des individus ainsi que dans une vision genrée du corps et du rôle social des mères. L’allaitement doit donc être appréhendé comme une pratique inscrite dans des configurations sociales, politiques et symboliques complexes inséparables de l’organisation productiviste et capitaliste des sociétés du Nord global contemporaines. Pour une vision biopolitique de l’allaitement maternel Jusqu’au xviiie siècle, en Europe, mesurer les bébés était une pratique effrayante et interdite : les nourrissons n’étaient jamais mesurés ou pesés car, selon des croyances répandues, ces gestes auraient arrêté leur croissance ou en auraient causé la mort6. Mesurer le corps était associé à la mesure du cercueil destiné au défunt ou éventuellement à des pratiques curatives spécifiques comme la construction de membres en cire que les individus souffrants offraient comme ex-voto dans les églises. L’intérêt moderne pour la mensuration des nourrissons et des enfants ne se développe qu’à la fin du xixe siècle dans un contexte historique spécifique : la colonisation est à son apogée et les États européens rivalisent les uns avec les autres pour imposer leur pouvoir militaire, économique et politique sur les autres continents. Le nombre et aussi la « qualité » des individus composant la population de chaque État prennent alors une importance nouvelle et orientent les préoccupations politiques et démographiques nationales. Les autorités doivent veiller sur leurs citoyen-ne-s afin qu’elles/ils donnent naissance et élèvent des individus en bonne santé, forts, actifs et capables d’assumer leurs tâches au sein de la société et les élèvent dans cette perspective. Puisque le souci des États modernes en Europe et en Amérique du Nord était de produire un nombre adéquat de travailleurs actifs et de soldats physiquement capables, leurs politiques

5 J’appellerai cet hôpital l’Hôpital H. 6 Charuty, 1992, p. 56.

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étaient orientées à « maximaliser des forces et à les extraire7 ». A cette fin, la médecine moderne met en place des mesures visant à assurer la santé et le bien-être des futurs citoyens en instaurant notamment une surveillance accrue sur les mères et leurs enfants depuis le plus jeune âge. La France est le premier pays qui met en place le « carnet de santé » de l’enfant destiné à aider les médecins à surveiller le bien-être et la croissance des bébés grâce aussi à la collaboration avec les mères8. Aux États-Unis, c’est l’alarme liée à « l’épidémie de malnutrition » de 1918 qui rendra la pesée des bébés (et plus largement des enfants) fondamentale afin d’évaluer leur état de santé et de nutrition9. Dans ce pays, la diffusion de la pesée des enfants mènera également à la légitimation de la pédiatrie et à l’affirmation de l’expertise des pédiatres, qui seraient seuls en mesure d’évaluer la santé des nourrissons et des enfants. La réduction de la santé des nourrissons à des données chiffrées et à des courbes indiquant l’évolution de la croissance s’inscrit dans un processus plus vaste qui a caractérisé la médecine dans les sociétés euro-américaines du xixe et xxe siècle. Cette évolution a amené à la standardisation croissante des classifications, études et procédures adoptées en médecine ainsi qu’à sa progressive quantification surtout promue par les compagnies d’assurance et les États10. Malgré la résistance des médecins face à l’usage des instruments permettant de transformer la condition des patients en chiffres et « encore pire, laissant des traces écrites » au détriment de leur compétences et expériences personnelles11, la « métricisation » (metricization) ou quantification de la médecine et plus largement des sciences s’est imposée. Un des effets de ces processus a été de transformer ces dernières en instruments de pouvoir permettant de mieux gérer les différents groupes de la population12. En dépit de leur apparente neutralité, les données chiffrées sont inscrites dans des configurations de pouvoir spécifiques qui impliquent « des jugements, des hypothèses et des significations13 ». La quantification des individus et des phénomènes sociaux est ainsi liée à des formes de gouvernementalité qui s’inscrivent dans les biopolitiques des États contemporains. Le biopouvoir peut être appréhendé sous trois dimensions : des régimes de vérités spécifiques avérés par des autorités qui les prennent en charge, des stratégies d’intervention publiques au nom de la santé et des modes de subjectivation amenant les individus à s’autodiscipliner en se conformant aux discours sanitaires faisant autorité14. Je montrerai dans la suite de ce chapitre la manière dont ces trois dimensions s’articulent dans les pratiques et les expériences des femmes et des professionnel-le-s de santé rencontré-e-s sur le terrain. Avant d’entamer l’analyse ethnographique, j’aimerais mentionner encore deux aspects concernant la vision contemporaine du corps lactant dans les sociétés du Nord.

7 Foucault, 1997, p. 218. 8 Rollet, 2005. 9 Brosco, 2001. 10 Porter, 2005. 11 Ibid., p. 202. 12 Lupton, 2016. 13 Porter, 2016, p. 96. 14 Rabinow et Rose, 2006.

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Le corps machine et l’allaitement maternel Depuis l’époque des Lumières, la biomédecine a embrassé une vision dualiste du corps qui trouve ses origines dans l’œuvre de Descartes : le corps est appréhendé comme séparé de l’esprit et appartenant au domaine de la nature. Comme les autres entités naturelles, le corps est interprété comme un objet qui doit être maîtrisé, domestiqué, apprivoisé par la science et la culture. Le corps est aussi représenté comme une machine dont on peut connaître les mécanismes, les engrenages et sur laquelle il est possible d’intervenir15. Bien qu’aujourd’hui la métaphore mécaniciste du corps ait été en partie remplacée par d’autres représentations16, l’imaginaire du corps machine qui peut être réparé, corrigé, remis en service persiste dans le savoir médical et plus particulièrement en obstétrique et gynécologie17. Le modèle de la chaîne de production industrielle, du rythme de travail, de la qualité du produit ont un impact fondamental sur la conception biomédicale du corps et de son évolution ainsi que sur l’organisation des institutions y compris les hôpitaux. Les métaphores industrielles pour parler de l’allaitement sont évidentes lorsqu’on examine des expressions récurrentes dans le langage commun telles que « production de lait », lait comme « produit important à cause de ses composantes nutritionnelles18 », allaitement « à la demande », l’allaitement « fonctionne », etc. L’allaitement apparaît alors comme un véritable travail que le corps maternel doit accomplir afin de fournir une production suffisante de nourriture permettant au bébé de grandir au rythme standardisé que les courbes des chartes de croissance préconisent. Tout ralentissement et toute variation dans les courbes de croissance sont généralement attribués à une production insuffisante19 de lait maternel ce qui a donné lieu à la fabrication d’une nouvelle catégorie nosographique : le syndrome d’insuffisance de lait. Comme pour le travail d’accouchement qui doit suivre un rythme constant et déterminé selon des courbes standardisées, l’allaitement doit aussi pouvoir être objectivé à travers des valeurs mesurables qui ne sont pas obtenues directement par l’observation du corps de la mère, comme pour l’accouchement, mais par celle du corps de son enfant. Celui-ci, transformé en chiffres et signes graphiques (les courbes de croissance) devient le critère à travers lequel est interprété la qualité et la quantité du travail maternel d’allaitement. Les courbes des percentiles construites à partir de l’évolution du poids, du périmètre crânien et de la taille de l’enfant permettent ainsi de faire abstraction tant du corps de la mère que de celui de l’enfant et donnent lieu à un « nouveau type de corps, une forme de devenir qui transcende la corporéité humaine et réduit la chair à de l’information20 ». Après avoir séparé la mère et l’enfant qui tombent sous la responsabilité de deux experts différents (le pédiatre et le gynécologue-obstétricien), le savoir biomédical a fragmenté le corps du bébé en différentes parties mesurables qui sont comparables avec d’autres entités similaires. Cette opération cognitive permet d’établir des formes de surveillance plus strictes et plus détaillées. Comme le rappelle

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Martin, 1995. Id. Maffi, 2016. Dykes, 2005, p. 2286. Dykes, 2002 ; Makhlouf, Obermeyer et Castle,1997. Haggerty et Ericson, 2000, p. 613.

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Foucault, quand « le corps humain entre dans une machinerie de pouvoir », les instances qui représentent ce dernier le « fouille[nt], le désarticule[nt] et le recompose[nt] » afin de s’assurer une prise sur lui21. Anticipant le phénomène contemporain du Quantified self22, la quantification des bébés a permis de penser la visualisation et la quantification des corps comme des opérations produisant des résultats plus fiables et plus « objectifs » que la connaissance clinique du corps dans sa matérialité. Ce passage de « l’haptique à l’optique23 » a modifié en profondeur la manière dont les mères et les professionnels de santé vivent et pensent l’allaitement, comme je le montrerai par la suite. La quantification des corps des bébés peut aussi être comprise comme une forme de commensuration, processus typique des sociétés modernes capitalistes qui vise à transformer « des qualités différentes en une métrique commune24 ». La commensuration standardise les objets/ corps/phénomènes à mesurer, les rendant comparables entre eux et de cette manière plus facilement contrôlables. Parmi les effets de la commensuration, il y a la réduction de la complexité des réalités concrètes à des chiffres abstraits et la construction d’entités parallèles qui sont naturalisées et appréhendées comme objectives. Elle tend à annuler « le lien entre ce qui est représenté et le monde empirique25 » (et à effacer l’incertitude inscrite dans les choses). C’est exactement ce qui se passe quand on transforme le bébé et son état de santé en chiffres et en courbes. Les données mesurées et les diagrammes deviennent plus importants et plus réels que le bébé et l’observation clinique. Le corps féminin défectueux

Afin de comprendre les expériences et les représentations autour de l’allaitement des professionnel-le-s de santé et des femmes que j’ai côtoyé-e-s, il est nécessaire de rappeler également la manière spécifique dont la biomédecine appréhende le corps féminin. Ce dernier est conçu comme défectueux, faible, instable et donc nécessitant une surveillance et des interventions médicales régulières afin de le maintenir en bonne santé et lui permettre d’accomplir ses fonctions26. C’est en particulier à cause de ses fonctions reproductives que le corps féminin a été pensé comme défaillant : les menstruations, la ménopause, les changements hormonaux, la grossesse, l’allaitement ont été ainsi rapprochés de processus (potentiellement) pathologiques. Renforçant la biologisation des différences sociales entre les hommes et les femmes en vigueur au xixe et xxe siècle, le savoir biomédical a ainsi contribué à la fabrication de la valence différentielle des sexes27 dans sa version moderne, légitimant les discours sociaux qui reléguaient les femmes aux tâches domestiques et à l’élevage des enfants28. Malgré leur assignation à la sphère domestique au nom de leurs inclinations « naturelles », depuis la fin du xixe siècle, les mères ont également été soumises à un contrôle médical de plus en plus étroit de leurs pratiques de nourrissage 21 22 23 24 25 26 27 28

Foucault, 1997, p. 139-140. Lupton, 2016. Lupton, 2013, p. 398. Espeland et Stevens, 1998, p 314. Ibid., p. 317. Voir par exemple : Martin, 1989 ; Davis-Floyd, 2003 ; Joradnova,1993. Héritier, 1996. Gardey et Löwy, 2000.

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des enfants et d’hygiène domestique29. Afin de garantir la santé des enfants, il fallait désormais que les femmes se confient au savoir et à l’expérience des experts, car elles étaient considérées comme ignorantes des normes médicales et des règles du bon élevage des enfants. Les pratiques biomédicales actuelles qui attribuent une importance centrale à la pesée et à la mensuration du bébé depuis sa naissance à partir de la vie intra-utérine jusqu’à ses premières années de vie30 sont un héritage des préoccupations pro-natalistes et eugénistes et des « politiques de mensuration31 » ou de commensuration du xixe et xxe siècles esquissées plus haut. Afin de montrer l’impact que les éléments historiques et théoriques esquissés ici ont sur les discours et les pratiques actuels de l’allaitement, je vais analyser quelques situations ethnographiques au sein de l’hôpital suisse dans lequel j’ai mené ma recherche de terrain. Protocoles et pratiques professionnelles autour de l’allaitement à l’hôpital H Dans toutes les chambres du service post-partum de l’Hôpital H, il y avait un classeur volumineux abordant différents sujets – soins de la maman, soins du bébé, le bébé en néonatologie, informations diverses – dont la partie centrale porte sur l’allaitement. Alors que le classeur se veut un support didactique destiné aux mères, sur sa couverture il y a une image représentant un couple composé d’un homme et d’une femme aux cheveux clairs avec un enfant blond dans le porte-bébé. L’image contraste avec les patientes hospitalisées dans le service, dont beaucoup sont d’origine extra-européenne et parfois ne parlent pas français ainsi qu’avec le fait que les pères en Suisse ne bénéficient pas (ou de manière très limitée) d’un congé paternité leur permettant de s’occuper de leur enfant. Le dossier, qui incite les mères à allaiter, les invite également à demander l’aide des professionnel-le-s de santé afin de réussir dans cette entreprise, selon un modèle bien implanté dans les sociétés industrialisées depuis au moins le début du xxe siècle. Des textes expliquent l’anatomie et la physiologie de l’allaitement, d’autres montrent les positions dans lesquelles il est possible de donner le sein. Une section importante est consacrée à la fréquence des tétées, où, malgré l’affirmation du principe qu’il faut allaiter à la demande, des rythmes d’allaitement précis sont préconisés indiquant la durée des tétées, s’il faut allaiter des deux seins, etc. Comme relevé déjà dans les années 1990 par Millard et Maher32, malgré la diffusion d’idées indiquant l’allaitement comme un processus naturel devant obéir à la spontanéité de la demande infantile, il est en réalité, à l’époque comme aujourd’hui, rigidement réglementé du point de vue temporel et quantitatif. La signification même de la notion de « demande » reste mal définie et interprétée à l’aune de schémas temporels rigides et d’une vision mécaniciste inspirée par le travail industriel33.

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Apple, 1987. Sachs, Dykes et Carter, 2005 ; Dykes, 2005. Lupton, 2013, p. 399. Millard, 1990 ; Maher, 1992. Dykes, 2006.

L e b éb é quan tif ié. E thn ogr a phie des pratiques d’a ll a itement Ce que l’hôpital fait aux bébés et aux mères34

Les bébés étaient généralement allongés à côté du lit de leur mère dans un petit berceau en plastique sur roulettes sur lequel était affichée une étiquette avec le nom, la date et l’heure de naissance ainsi que le poids et la longueur. La quantification de leur corps et leur insertion dans le temps linéaire de l’institution sont donc considérées comme aussi fondamentales que leur prénom dans la construction sociale de l’individu. Les bébés deviennent donc membres de la société en tant qu’ensembles d’informations quantifiées : « la feuille de surveillance du nouveau-né » en témoigne. Elle est comme le passeport de l’enfant au cours de ses premières interactions sociales avec ses parents, le personnel de l’hôpital, le pédiatre en ville et la sage-femme qui assure le suivi à la maison pendant les premières semaines de vie. La feuille de surveillance du nouveau-né enregistre chaque jour le poids du bébé et les horaires de ses repas, indiquant dans un diagramme l’évolution de la courbe du poids à partir de la pesée effectuée en salle d’accouchement et parfois même en tenant compte de l’évolution pondérale intra-utérine du bébé35. Si le protocole hospitalier prévoyait une pesée journalière pour le bébé, j’ai pu observer des soignantes36 qui pesaient les nouveau-nés plusieurs fois par jour afin de vérifier si et combien ils avaient mangé pendant chaque tétée. En complément à la balance, objet central pour le contrôle de la santé des bébés, les couches représentaient un autre objet très important aux yeux des soignantes et des mères. L’observation attentive du contenu des couches des bébés permet une forme de surveillance, moins précise, mais largement pratiquée par le personnel, afin d’évaluer si l’enfant a (assez) mangé. Les membres du personnel demandaient de manière presque obsessionnelle aux mères hospitalisées si le bébé avait fait pipi ou caca et combien de fois car, comme le disait un soignant, « les pampers nous disent des choses, on peut tout savoir par les pampers » (Notes de terrain, 14.02.2013). Le lait maternel est ainsi appréhendé comme un produit qu’il faut essayer de mesurer, comme on le ferait avec le lait artificiel, et toutes les techniques indirectes qui permettent de le quantifier à travers le corps du bébé sont utilisées. Puisqu’il n’est pas possible de mesurer ce que le bébé ingère au moment de la tété, on mesure ce que le bébé retient (le poids) et ce qu’il élimine (urine, selles)37. A l’Hôpital H, le corps des femmes était aussi sujet à certaines formes de surveillance38. Beaucoup de soignantes examinaient de près les seins des mères essayant manuellement d’en exprimer le lait ou le colostrum pour voir s’il y avait des gouttes qui sortaient. Les femmes étaient donc sujettes à des

34 Cet intitulé fait mémoire du titre de l’ouvrage Ce que le genre fait aux personnes, dirigé par Irène Théry et Pascale Bonnemère et paru en 2008. Malgré l’usage du présent dans cette formule, les phénomènes décrits ne sont pas universels, ils se déclinent sous des formes sujettes à variation en fonction du temps et de l’espace. 35 Le poids, la taille, l’heure et la date de naissance sont aussi très souvent indiquées dans le faire-part de naissance envoyé à la famille et aux amis, se transformant d’une information médicale et institutionnelle en un élément de construction sociale : cf. Ir. Maffi, « Prendre du poids », dans ce volume. 36 J’utilise le nom au féminin car, durant mon terrain, seuls trois ou quatre membres du personnel paramédical étaient des hommes. 37 Il y a d’autres paramètres qui sont régulièrement mesurés, mais sur lesquels je ne m’arrêterai pas dans ce chapitre qui requièrent des opérations de commensuration : la couleur de la peau (pour détecter la jaunisse), la glycémie (pour détecter des désordres glycémiques) à travers des prises de sang répétées, la température corporelle (pour détecter des difficultés d’adaptation ou d’autres pathologies), la fréquence cardiaque et la tension artérielle. 38 Ici, je ne fais référence qu’à la surveillance liée à l’allaitement.

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manipulations corporelles directes et à une pédagogie du regard impliquant des aspects quantitatifs à travers laquelle elles devaient apprendre à évaluer leur capacité à produire du lait et à assurer le bien-être du bébé. La standardisation des gestes médicaux et des paramètres d’évaluations permet une rationalisation du travail hospitalier et des formes de surveillance et de contrôle évidentes. Les pratiques de (com)mensuration permettent en effet de routiniser le suivi des bébés et de rendre les chiffres et les courbes plus réels que les autres paramètres au détriment des aspects cliniques qui deviennent « invisibles ou insignifiants39 ». Le cas des mères dont l’enfant est hospitalisé en néonatologie est emblématique des pratiques induites par les protocoles hospitaliers. Le personnel, presque sans que le sujet soit discuté, enjoignait aux femmes, dont l’enfant était hospitalisé en néonatologie, de tirer leur lait afin de lui donner « la meilleure nourriture possible » (Notes de terrains, 12.01.2013). Attachées à des pompes électriques, les deux seins en même temps, les femmes qui étaient éloignées de leur bébé et souvent souffrantes à cause d’une césarienne, étaient invitées par les soignantes à regarder combien de millimètres de lait/colostrum elles avaient produit40. C’est le cas de la mère de deux jumeaux nés prématurément et très petits (800 gr. et 1 500 gr.) à qui j’ai rendu visite accompagnant un infirmier dans une froide matinée de février : elle était très souffrante à cause de la blessure dans le bas du ventre (suite à la césarienne) et angoissée par l’état de santé de ses enfants. Le soignant lui a demandé de tirer son lait « qui est comme la cerise sur le gâteau pour ses enfants » et a installé les pompes aux deux seins. Après une demi-heure, dans les deux petits biberons en plastique reliés à la pompe il n’y avait que quelques gouttes de colostrum et la mère se préoccupait parce que « le lait ne vient pas » (Notes de terrain, 14.2.13). L’infirmier a encouragé la femme en disant qu’il fallait « stimuler la production » et que, avec un peu de patience, le lait allait arriver. Souvent, quand les soignantes demandent aux mères de tirer leur lait pour un enfant hospitalisé, c’est un travail, une performance et un sacrifice qu’elles leur imposent au nom de leur bébé, alors que les femmes sont dans une situation de détresse psychique et de fatigue post-opératoire. Dans leur cas comme dans celui des mères ordinaires, le paramètre implicite pour évaluer l’efficacité de l’allaitement – et donc de leur adéquation au rôle maternel attendu – reste celui du lait artificiel qui est mesurable et donné selon un rythme précis et rigide. Comme le remarque Millard, le modèle de l’organisation temporelle et quantitative de l’allaitement promu dans les maternités trouve vraisemblablement son origine « dans les routines des nurseries des hôpitaux dans lesquelles le travail est programmé en fonction de la plus grande efficacité temporelle41 ». D’ailleurs, la méticulosité avec laquelle les substances qui entrent et sortent du corps du bébé sont scrutées, mesurées et comparées n’est pas sans rappeler les considérations de Mary Douglas à propos de la correspondance entre corps physique et corps social42. Selon l’anthropologue britannique, plus une société est caractérisée par le formalisme, c’est-à-dire

39 Espeland et Stevens, 1998, p 314. 40 Les protocoles hospitaliers concernant l’alimentation du nouveau-né sont très détaillés et indiquent la quantité de colostrum ou de lait maternel que le bébé doit absorber par jour selon son âge ainsi que les intervalles « normaux » entre les tétées (cf. « Alimentation du nouveau-né », document interne de l’Hôpital H). 41 Millard, 1990, p. 216. 42 Douglas, 1973.

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« distance sociale et rôles bien définis, publics et distincts43 », plus elle applique des formes de contrôle contraignantes sur le corps. Le traitement des corps des nouveau-nés et des mères seraient donc révélateurs du type de société dans laquelle ces pratiques s’inscrivent et sur les rapports de pouvoir qui la caractérise. Le corps physique conçu comme « un microsome social en relation directe avec le pouvoir44 » est sujet à des formes de contrôle plus ou moins fortes en fonction de l’intensité des pressions sociales. Si plusieurs professionnel-le-s rencontré-e-s étaient critiques vis-à-vis des protocoles hospitaliers qu’ils/elles appréhendaient comme trop rigides, la plupart les appliquaient à la lettre par habitude, par conviction ou de peur de se faire accuser de négligence par les médecins en cas de problème. Une situation à laquelle j’ai assisté permet de mettre en lumière ce dernier aspect. Dans l’Hôpital H, tous les enfants nés en-dessous de trois kilos étaient soumis à un régime appelé « alimentation précoce » qui, à l’époque où j’ai mené ma recherche, prévoyait d’administrer aux nouveau-nés de la dextrine maltose durant les premières septente-deux heures de vie, suivi par du lait artificiel. Ainsi, même des enfants peu en dessous des trois kilos et jouissant de bonne santé étaient systématiquement « complétés » interférant avec l’allaitement maternel, comme l’exemple qui suit le montre. Quelques heures après la naissance, Jules45 et sa maman arrivent dans le service post-partum accompagnés par la sage-femme de la salle d’accouchement. Elle fait « le retour » à la soignante qui va s’occuper des nouveaux arrivés et lui dit que la naissance s’est bien passée et l’enfant « avait des valeurs parfaites ». Malgré cela, après une discussion avec la pédiatre46, elle a été obligée de lui donner du dextrine maltose, car il pesait 2900 gr. La sage-femme de la salle d’accouchement exprime sa colère en disant que « c’est absurde, car l’enfant est proportionné par rapport à ces deux parents » qui sont les deux de petite taille. Elle termine en faisant remarquer que, une fois complété, « l’enfant était gavé et n’a pas voulu téter » (Notes de terrain, 20.01.2013). Des soucis émis par le ou la pédiatre de garde et les protocoles hospitaliers peuvent ainsi contredire la philosophie officielle de l’Hôpital H qui consiste à encourager l’allaitement maternel. La contradiction entre la position officielle de la maternité et les pratiques dérive du fait que, dans la géographie des responsabilités institutionnelles, les femmes sont suivies par les gynécologues et les bébés par les pédiatres sans que les uns et les autres se coordonnent pour garantir le bon déroulement de l’allaitement. Seules les sages-femmes et infirmières tiennent compte de la dyade mère enfant, mais, à cause de leur subordination hiérarchique, sont contraintes de suivre les protocoles imposés par les pédiatres, même lorsqu’elles considèrent qu’ils vont interférer avec l’allaitement maternel et que, du point de vue clinique, aucun signal pathologique ne se présente. Les mères n’étaient d’ailleurs pas toujours mises au courant de la pratique de l’alimentation précoce et souvent elles ne recevaient pas d’informations assez détaillées pour leur permettre de décider de manière autonome s’il convenait de donner des compléments à

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Ibid., p. 107. Ibid., p. 109. Tous les noms sont fictifs afin de protéger l’anonymat des personnes. En salle d’accouchement, tous les bébés sont examinés par la sage-femme et par un-e pédiatre avant d’être transférés au post-partum avec leur mère.

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leur enfant ou pas. Il pouvait arriver que les soignantes leur disent que le bébé était petit et qu’il avait besoin de recevoir des compléments jusqu’au moment où elles allaient avoir la montée de lait. Pour la plupart aliénées de leur corps47 qu’elles considèrent comme défectueux et donc nécessitant un soutien médical, les mères n’avaient pas les connaissances ou la force de discuter avec les soignantes. Fatiguées à cause d’un long accouchement, d’une césarienne ou d’une nuit blanche, elles pouvaient parfois demander de mettre leurs enfants dans la pouponnière pendant plusieurs heures afin de se reposer. Pendant ce temps, si le bébé pleurait, certaines soignantes lui donnaient des compléments alimentaires pour le calmer plutôt que réveiller la mère48. Ce comportement, qui est moins lié à la volonté de protéger les femmes qu’à des soucis organisationnels49, nuit à l’instauration de l’allaitement, car le bébé, satisfait par l’alimentation artificielle, ne ressent pas la nécessité de téter. L’application des protocoles élaborés par les pédiatres et la priorité attribuée au critère du poids, à l’exclusion d’autres, de type qualitatif, émergent aussi dans des situations telle que celle que je vais décrire à présent. Une jeune mère qui a dû subir une césarienne discute avec la sage-femme de l’évolution du poids de son enfant. La feuille de surveillance du bébé indique qu’il pesait 3800 gr. à la naissance, mais il semble avoir perdu beaucoup de poids depuis le jour précédent : selon la balance, son poids est de 3400 gr. Bien que le bébé soit grand, éveillé, avec un beau teint et que tous ses paramètres vitaux soient en ordre, la perte importante de poids semble alarmer la mère et inquiéter la sage-femme. La mère demande s’il est possible que la première pesée soit incorrecte et demande s’il ne faut pas donner des compléments à l’enfant, puisqu’elle n’a pas encore eu la montée de lait. Avec son enfant précédent, elle a aussi dû donner du lait artificiel, car la montée de lait a eu lieu plus tard que d’habitude (souvent 3 jours). Comme dans le cas du nouveau-né soumis à l’alimentation précoce mentionné plus haut, les informations chiffrées et abstraites qui désincarnent le bébé priment sur l’observation clinique au nom de protocoles basés sur des courbes standardisées. L’entité « poids du bébé » créé par la commensuration se substitue à l’enfant en chair et en os : les chiffres sont plus réels que ce dernier tant pour la mère que pour la soignante. Le ressenti, les discours et les actes des actrices en présence sont ainsi déterminés par l’évolution du poids dont les courbes sont dessinées dans la feuille de surveillance. A l’hôpital H et selon les standards internationaux les plus utilisés, un bébé ne doit pas perdre plus de 10% de son poids après la naissance et doit le récupérer au bout de sa première semaine de vie. Ce critère rigide et quantifié rend pathologiques toutes les déviations de la norme, même lorsque du point de vue clinique il n’y a rien de préoccupant. J’ai moi-même fait l’expérience50 de l’impact de ce critère sur les perceptions et les pratiques des professionnel-le-s de santé, lorsque la sage-femme qui me suivait à domicile a commencé à faire pression sur moi parce que ma fille, qui était née à 4 kg et qui n’avait pas perdu de poids après la naissance, ne prenait pas assez de grammes par

47 Dykes, 2006. 48 En particulier pendant la nuit où les membres du personnel sont en nombre réduit, toutes les solutions les plus simples pour les soignantes sont adoptées sans tenir compte des possibles interférences avec l’allaitement. 49 Pour que l’enfant tète, les soignantes doivent l’amener à sa mère, la réveiller, l’aider à le mettre au sein et souvent revenir à la fin de la tétée pour vérifier que tout se soit bien passé. 50 Les faits racontés ont eu lieu en Suisse en 2015.

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semaine. Elle me disait que je devais tirer mon lait pour voir s’il y en avait assez, prendre des médicaments homéopathiques pour stimuler la lactation, noter dans un cahier combien de fois j’allaitais et pendant combien de temps, réveiller mon enfant pour qu’elle tête plus longtemps et de manière plus efficace le jour et moins la nuit. Son discours était orienté non pas par l’état de santé de l’enfant, mais par des paramètres temporels et pondéraux abstraits et indépendants de la situation qu’elle observait. Préoccupée que l’enfant suive les courbes préconisées, cette sage-femme a même tenté de me convaincre que je devais donner du lait artificiel à ma fille pour pallier à ce qu’elle considérait comme mon insuffisance de lait. Il est peut-être utile de noter que ma fille n’a jamais voulu plus ou autre chose de ce qu’elle prenait au sein et a grandi à son rythme ignorant les courbes utilisées par la sage-femme. L’expérience de l’allaitement des mères à l’hôpital Ce récit personnel me permet d’introduire les expériences des mères que j’ai côtoyées à l’Hôpital H afin de mettre en avant l’impact très important que les pratiques institutionnelles d’allaitement ont sur elles. La très grande majorité des femmes que j’ai rencontrées déclaraient leur intention d’allaiter, mais étaient préoccupées de ne pas y arriver et pensaient qu’elles n’étaient probablement pas en mesure de le faire. Comme les mères britanniques étudiées par Dykes, elles étaient convaincues que l’allaitement est un processus « incertain et souvent destiné à l’échec51 » en cohérence avec « une profonde méfiance vis-à-vis de l’efficacité de leurs corps et une absence évidente de confiance52 ». Une attitude récurrente était celle de cette mère qui, en observant les couches mouillées de son enfant disait : « je ne sais pas comment il a pu faire pipi puisqu’il n’y a rien qui sort d’ici (indiquant ses seins) » (Notes de terrain, 20.2.13). D’autres, très anxieuses que de leurs seins ne sorte rien, auraient désiré mettre l’enfant au sein tout le temps pour qu’il tète stimulant la « production de lait ». La métaphore mécaniciste de la production de lait et l’idée que le corps féminin est un corps défectueux et défaillant, élaborées par la biomédecine avaient été incorporées par la plupart des femmes et des soignantes que j’ai rencontrées. Leur langage et leur expérience corporelle était donc modelés par la représentation du lait comme produit, de la mère comme producteur, du bébé comme consommateur qui interagissent sous la supervision des experts53. Même les discours des mères qui s’opposaient aux pratiques hospitalières consistant à donner des compléments alimentaires au bébé ou à lui administrer des vitamines (K et D) et qui cherchaient à réaliser un allaitement « naturel », s’inscrivaient dans ce paradigme. L’incorporation de ce dernier a lieu bien avant la maternité et les pratiques hospitalières ne font qu’activer, confirmer et renforcer des schémas corporels déjà existants. L’analyse de deux situations opposées que j’ai observées me permettra de montrer l’importance des pratiques hospitalières dans la construction du sens et l’expérience de l’allaitement des mères. Je montrerai en particulier que, bien que les femmes ne soient 51 Dykes, 2006, p. 95. 52 Id. 53 Ibid., p. 94.

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pas complètement déterminées par l’expérience hospitalière, les « vérités » médicales sur l’allaitement et le corps des femmes, les protocoles hospitaliers et les gestes des professionnel-le-s jouent un rôle très important dans les modes de subjectivations des mères. Le cas de Madame C.

Madame C.54 a dû subir une césarienne et ses deux jumelles sont hospitalisées au service de néonatologie, même si elles vont bientôt pouvoir rentrer à la maison avec leurs parents. Elle a déjà une fille de deux ans qui a dû rester à l’hôpital pendant plusieurs mois, car à la naissance elle ne pesait que 800 gr. Madame C. décrit sa première expérience d’allaitement comme « très difficile » : elle a dû tirer son lait pendant plus de six mois. Elle ne désirait pas le faire, mais elle s’est sentie obligée parce que « c’était le seul cadeau qu’elle pouvait faire à l’enfant » comme à l’époque lui avaient expliqué les professionnel-le-s de santé. Elle devait tirer son lait pour le donner à sa fille, mais aussi la mettre au sein et ces pratiques complexes lui ont laissé des souvenirs désagréables. Pourtant elle avait beaucoup de lait et elle en a tiré tellement qu’elle a pu donner à sa fille les réserves qui étaient au congélateur encore pendant deux mois après avoir terminé l’allaitement. Elle explique à la sage-femme avec qui j’arrive dans sa chambre qu’elle ne veut pas allaiter les jumelles ou peut-être faire un allaitement mixte leur donnant aussi du lait artificiel. Elle voudrait tirer son lait sans donner le sein car elle connaît déjà cette pratique et sait comment faire. La sage-femme l’encourage très fortement à mettre les enfants au sein et à les allaiter le plus longtemps possible en listant les bénéfices du lait maternel. Mme C. pose beaucoup de questions sur la fréquence des tétées et la quantité de lait à donner aux jumelles, même si la sage-femme lui dit qu’il faut allaiter à la demande. Madame C. a aussi peur de ne pas avoir assez de lait pour deux enfants et se demande si elle doit les allaiter en même temps ou l’une après l’autre. Elle explique que, à cause de la grande prématurité de sa première fille, l’allaitement avait été très rigidement programmé par les pédiatres. Confrontée à des enfants ne présentant pas de soucis particuliers et pour lesquelles il n’est pas nécessaire de planifier avec précision la fréquence et la durée des tétés ni la quantité de lait à donner, Mme C. déclare : « j’ai beaucoup de liberté, mais puisque je n’ai pas l’habitude, je ne sais pas comment faire » (Notes de terrain, 25.01.13). Ces sentiments d’incompétence et d’égarement et ces angoisses de ne pas posséder les capacités physiques pour allaiter sont une manifestation des formes de subjectivation présentes chez la grande majorité de femmes que j’ai rencontrées. Dans les discours de ses dernières, seuls les professionnel-le-s possèdent le savoir qui fait autorité55 et qui leur permet de donner les indications dont les mères ont besoin pour allaiter et seuls les critères biomédicaux relatifs aux rythmes des tétés, à la quantité de lait ingéré par l’enfant et à son évolution pondérale deviennent significatifs.

54 Les deux mères décrites dans cette section appartenaient à un milieu social privilégié et avaient un niveau d’études élevé. 55 Je me réfère à la notion de authoritative knowledge, largement utilisées dans la littérature anthropologique.

L e b éb é quan tif ié. E thn ogr a phie des pratiques d’a ll a itement Le cas de Madame R.

Je rends visite à Madame R. que j’ai suivie depuis le moment où elle et son conjoint fréquentaient les cours de préparation à la naissance dans le cadre de mon enquête sur le parcours des couples qui accouchent à l’Hôpital H56. Malgré son désir d’avoir un accouchement « le plus naturel possible », elle a dû avoir une césarienne car son enfant se présentait par les pieds (Notes de terrain, 13.01.13). Quand je rencontre Madame R., elle a accouché depuis deux jours et demi et me fait part des difficultés qu’elle a rencontrées avec l’allaitement ainsi que de son conflit avec une des soignantes qui s’est occupée d’elle au post-partum. Elle me dit : « pour moi, l’allaitement est très important, c’est récupérer cette dimension naturelle que j’ai perdue avec la césarienne » (ibid.). Allaiter c’est donc emprunter de nouveau la trajectoire « naturelle » qu’elle aurait désiré suivre et de laquelle elle a dû s’éloigner au moment de la césarienne. Son idée de « naturel » se heurte néanmoins aux difficultés qu’elle doit surmonter au moment d’allaiter : son enfant ne tète pas bien et elle a eu beaucoup de mal à le mettre au sein surtout le premier jour. Alors qu’on lui avait présenté l’allaitement comme « allant de soi, étant naturel » (ibid.), ce qu’elle a vécu est très différent. La sage-femme qui au début était en charge de Mme R. et de son fils semblait mal à l’aise à s’occuper du bébé et ne savait pas du tout comment résoudre les difficultés de mise au sein. Madame R. s’indigne quand elle me raconte que la sage-femme a proposé plusieurs fois de « donner du glucose » (dextrine maltose) au bébé, un acte auquel elle s’est opposée très fortement. Elle a fini par se fâcher avec la sage-femme qu’elle a accusée de ne pas être compétente et de la mettre mal à l’aise et a demandé de changer de soignante. Au cours de la deuxième nuit d’hospitalisation, Madame R. a reçu le soutien inattendu d’une aide-soignante qui a su la « réconforter et lui donner des conseils utiles » lui permettant d’allaiter (ibid.). Les difficultés rencontrées par l’enfant de Madame R. étaient dues à la forme de ses mamelons qui ne permettait pas à ce dernier de prendre facilement le sein : il a suffi d’utiliser un téterelle modelant ces derniers pour que le bébé arrive à téter correctement. Si, pour Madame C., les règles rigides et claires données par le personnel hospitalier ont constitué le schéma autour duquel s’est construite sa pratique et son expérience de l’allaitement qui, bien que peu agréable, a été rassurante, pour Madame R., l’hôpital a été en partie source de mécontentement et de conflit. Elle se plaint de la fragmentation de la prise en charge et du comportement d’une soignante qui va à l’encontre de ses idées sur l’allaitement comme pratique fondamentale lui permettant de récupérer une dimension « naturelle » après la césarienne. Comme Madame R. le dit, cette naturalité n’est pas tant de l’ordre de l’inné, dans la mesure où elle a eu besoin d’apprendre des techniques qu’elle ne connaissait pas pour allaiter, mais réside ailleurs. L’allaitement devient pour elle une pratique naturelle parce que son enfant ne reçoit pas de substances différentes de son lait et est mis au sein sans utiliser d’autres instruments pour le nourrir –seringue, biberon, tasse.

56 Maffi, 2014. Le titre du projet était ‘Enfanter à l’Hôpital H. Le parcours expérientiel des couples des cours de préparation à la naissance au retour à domicile’. La recherche a été menée entre le printemps 2011 et l’été 2013.

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Conclusion Ces quelques fragments ethnographiques montrent que le régime de vérité du paradigme biomédical de l’allaitement et les pratiques qu’il induit donnent formes aux pratiques tant des professionnel-le-s de santé que des femmes. L’incorporation du discours sur la quantification des bébés, des schémas temporels linéaires liés à la production industrielle, du modèle déficient du corps féminin sont à l’origine des modes de subjectivation des actrices et acteurs décrits dans ce chapitre. Comme Scheper-Hugues et Lock l’ont souligné il y a longtemps57, le corps comme donnée naturelle, comme substrat matériel séparé de la culture n’existe pas. Le corps des individus est un corps déjà inscrit dans la société et qui est donc ressenti, vécu, appréhendé et réglé selon des configurations culturelles spécifiques ancrées dans un ordre social et politique particulier58. Le régime de genre qui attribue une valeur hiérarchiquement inférieure au corps féminin, l’univers économique qui contribue à la perpétuation de la vision mécaniciste et à l’extension des processus de commensuration, l’organisation politique qui comporte des pratiques de disciplinarisation et d’autodisciplinarisation des individus dans le domaine de la santé propres aux sociétés industrialisées se retrouvent inscrits dans les pratiques et les expériences que j’ai décrites. Ces dernières révèlent également que les institutions médicales subordonnent le bien-être psychique et (souvent aussi) somatique des femmes à la santé des enfants, règlementant moralement, médicalement et socialement ce qu’elles peuvent et doivent faire. Incorporées par une grande partie des femmes et des professionnel-le-s côtoyé-e-s à l’Hôpital H, ces normes déterminent une véritable « culture somatique59 » genrée qui génère les expériences d’allaitement examinées. Le manque de confiance dans son corps, l’insécurité, les angoisses que mes interlocutrices ont exprimées lors de l’allaitement peuvent également être appréhendées comme le reflet « de la précarité de la vie des femmes et un symptôme d’une plus vaste remise en question60 » de leur cadre social de vie. Bibliographie R. Apple, Mothers and Medicine : A Social History of Infant Feeding, 1890-1950, Madison, The University of Wisconsin Press, 1987. Fr. Balsamo, G. De Mari, V. Maher, et R. Serini, « Production and pleasure : research on breastfeeding in Turin », in V. Maher (éd.), The Anthropology of Breastfeeding. Natural Law or Social Construct, Oxford, Berg, 1992, p. 59-90. L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 26/1, 1971, p. 205-233. J. Brosco, « Weight charts and well-child care. How the paediatrician became the expert in child health », Archives of Pediatrics and Adolescent Medicine, vol. 155/12, 2001, p. 1385-1389.

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Débats Focus

Franco Giorgianni

La terminologie grecque du lait*

Les Grecs ont développé une terminologie du lait, τὸ γάλα (racine γαλακτ-), omniprésente et riche en composés et dérivés. D’un point de vue linguistique et conceptuel, à l’instar d’autres éléments fluides tels que l’eau et l’air, « le lait » se rencontre au pluriel (τὰ γάλακτα)1 pour distinguer, du point de vue interspécifique, la nature du lait humain et celle du lait d’origine animale, et au niveau intraspécifique, les laits issus de divers types de femmes, ou de diverses femelles d’espèces animales. Si d’un point de vue bio-morphologique général, l’homme mâle, selon Aristote2, est lui aussi capable de produire du lait parce qu’il dispose également de mamelles (τιτθοί), lactation et allaitement sont en revanche présentés comme un phénomène relevant spécifiquement du genre féminin3, étroitement lié à la nourriture (τροφή) procurée d’abord à l’embryon par la femme enceinte, puis à l’enfant par sa mère ou sa nourrice4. Il n’est donc pas surprenant que μήτηρ, « la mère », et μήτρη, « l’utérus », soient co-radicaux en grec. Dans la culture grecque antique, en effet, la fonction nutritionnelle apparaît souvent distincte de la fonction générative pour laquelle, aussi bien dans le mythe5 que dans la littérature scientifique, la nourrice (τροφός/τιτθή)6 tient une place plus importante que la mère auprès du nouveau-né7.



* Les auteurs anciens sont cités selon la collection CUF aux Belles Lettres, Paris, à l’exception d’Hippocrate cité selon l’édition en dix volumes d’Émile Littré, Paris, Baillière, 1839-1860. 1 Cf. Hippocrate, Épidémies, 2, 3, 17 (= Littré V). 2 Aristote, Parties des animaux, 687b 18-24. 3 Pour indiquer l’action de téter, on recourt aux verbes θηλάζω et ἐκθηλάζω, que l’on emploie aussi bien de manière intransitive que transitive, avec par exemple τὸν μαστόν (le sein), le verbe μύζω indiquant l’acte de succion, de manière générique. 4 La théorie de l’allaitement intra-utérin de l’embryon est commune chez les Anciens. Les divergences portent spécifiquement sur la contribution nutritionnelle du lait pour l’enfant, dans la phase embryonnaire : soit il contribue dans une faible mesure à le nourrir, comme le soutient l’auteur hippocratique de Nature de l’enfant, 21 et de Maladies des femmes, 1, 73, soit il y contribue de manière importante comme pour Dioclès de Caryste (fr. 23d van der Eijk), qui signale le rôle majeur joué par les cotylédons. Voir aussi Maire, 2007 ; Dasen, 2015, p. 74-75. 5 Cf. la relation ambiguë qui lie Clytemnestre à ses enfants. 6 Les deux termes ne sont évidemment pas équivalents : trophòs met l’accent sur le double rôle de la nourrice (en tant que « celle qui allaite » et « celle qui élève », les principaux sens du verbe τρέφω) ; titthè fait exclusivement référence au fait de donner le sein dans un but nutritif ; voir P. Birchler Émery dans ce volume. 7 Sur les fonctions respectives et les rôles spécifiques de la mère et de la nourrice, voir en particulier les études de Vilatte, 1991 et Laskaris, 2008. Franco Giorgianni  •  Università di Palermo Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 173-175 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127429 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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f r a n co giorgian n i

La lactogenèse est considérée comme le résultat d’un processus physiologique qui débute au cours de la gestation avec les premiers mouvements intra-utérins du fœtus8 et culmine après l’accouchement, de sorte que les premiers signes de la formation du lait (γάλα ἐπισημαίνει) apparaissent pendant la grossesse, bien que la lactation proprement dite (γάλα χωρέει) se produise seulement au moment de l’accouchement et après l’accouchement. Conformément à cette conception, le lait, dans la pensée aristotélicienne, se forme et s’écoule lors des phases ultimes de la gestation9, et on le définit comme une sécrétion (ἀπόκρισις) de type résiduel (περίττωμα), issue de la coction (πέψις), c’est-à-dire littéralement de la digestion par le corps féminin de l’humeur qu’est le sang10. La formation du lait et sa concentration dans la mamelle est la conséquence d’un processus de transformation du sang menstruel, qui constitue d’abord l’élément nutritif de l’embryon au cours des premières phases de son développement, et qui, lorsque suite à l’accouchement la partie inférieure du corps féminin se vide de sang, peut occuper la partie supérieure, en passant sous forme de lait par ces mêmes canaux veineux qui font communiquer l’utérus avec les seins11. Ainsi, dans la représentation idéologique que nous donne la pensée scientifique grecque, la production du lait constitue une alternative à la fois à la conception (σύλληψις) et à la menstruation (κάθαρσις), d’après une théorie selon laquelle lorsqu’il y a menstruation, il n’y a pas de lait, et inversement, chez une femme qui allaite, les conditions biologiques qui permettent les règles et une (nouvelle) conception ne sont pas (encore) présentes12. Il existe cependant des exceptions aux dires d’Aristote lui-même13. Il s’ensuit une série de normes assez rigides qui inspirent la morale commune et la réflexion scientifique14, et qui déterminent le choix de la nourrice et son régime de vie, en contrôlant, entre autres, sa vie sexuelle : ces règles visent à empêcher que ne survienne pendant la période d’exercice de ses fonctions de nourrice, une gestation qui aurait pour conséquence la contamination du lait par la semence d’un autre homme que celui qui a engendré l’enfant. Quant à la couleur blanche et au goût sucré typiques du lait, ils sont dus à la transsudation (διαπήδησις) en direction des seins de la partie la plus grasse (τὸ πιότατον) et la plus sucrée (τὸ γλυκύτατον) des aliments sous l’effet de la chaleur intra-utérine et de la pression exercée par le ventre gravide sur les parois de l’épiploon et des autres organes internes15. La formation du lait trouve une correspondance exacte, sur le plan de la transformation physique de la femme enceinte, dans le redressement des seins (μαζοὶ αἴρονται) et le fait que les tétons deviennent turgides (θηλαὶ ὀργῶσι)16.

8 Cf. Hippocrate, Nature de l’enfant, 21 (= Littré VII). 9 Aristote, Génération des animaux, 776a 15. 10 En théorie, la semence masculine est une sécrétion résiduelle de la coction du sang par le corps masculin. Sur ce processus comparé à une digestion et sa traduction visuelle dans la glyptique magique, voir le focus de V. Dasen dans ce volume. 11 Cf. Hippocrate Nature de l’enfant, 21 ; Aristote, Génération des animaux, 776b 28-31. Concernant les relations entre sang et lait, je renvoie aux riches recherches de Duminil, 1983, p. 198-200, et de Dean-Jones, 1994, p. 215-219. Une bonne synthèse récente sur la thématique des « conversions du lait maternel » est proposée par Bodiou, 2011, p. 143-146. 12 Cf. Aristote, Génération des animaux, 777a 12-19. 13 Aristote, Histoire des animaux, 587b 19. 14 Voir par exemple Soranos, Maladies des femmes, 2, 8-9. 15 Hippocrate, Nature de l’enfant, 21, à comparer avec Maladies des femmes, 1, 73. 16 Cf. Hippocrate, Nature de l’enfant, 21 ; Aristote, Génération des animaux, 777a 12-19.

La termino log ie g recque du l a it

Le lait est fréquemment mentionné soit comme médicament17, soit – quoi que de manière bien moindre chez les Grecs – comme aliment pour adultes18. Néanmoins, le lait et les produits laitiers semblent occuper une place importante dans le régime alimentaire de certains peuples non grecs, parmi lesquels les très fameux Scythes nommés précisément « galactophages » ; leur alimentation lactée est mentionnée par des sources très anciennes, en particulier l’hippace, un fromage frais qui constitue la base de l’alimentation de ces Scythes (Nomades)19. Bibliographie J. Auberger, « Le lait des Grecs : boisson divine ou barbare ? », Dialogues d’histoire ancienne, 27/1 (2001), p. 131-157. L. Bodiou, « Les singulières conversions du lait maternel à l’époque classique. Approche médicale et biologique », Pallas, 85 (2011), p. 141-151. R. M. Danese, « Lac humanum fellare. La trasmissione del latte e la linea della generazione », in R. Raffaelli, R. M. Danese et S. Lanciotti (éd.), Pietas e allattamento filiale. La vicenda, l’exemplum, l’iconografia. Colloquio di Urbino, 2-3 maggio 1996, Urbino, QuattroVenti, 1997, p. 39-72. V. Dasen, Le sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015. L. A. Dean-Jones, Women’s Bodies in Classical Greek Science, Oxford, Clarendon, 1994. M.-P. Duminil, Le sang, les vaisseaux, le cœur dans la Collection Hippocratique. Anatomie et physiologie, Paris, Les Belles Lettres, 1983. H. Hein, s. v. « Milch », in K.-H. Leven (éd.), Antike Medizin. Ein Lexikon, Munich, C. H. Beck, 2005, p. 616-617. J. Laskaris, « Nursing Mothers in Greek and Roman Medicine », American Journal of Archaeology, 112 (2008), p. 459-464. Br. Maire, « “Conceptio”, “retentio” et cotylédons ou quelques aspects de la vie intra-utérine », in V. Dasen (dir.), L’embryon humain à travers l’histoire. Images, savoirs et rites, Gollion, Infolio, 2007, p. 207-222. S. Vilatte, « La nourrice grecque. Une question d’histoire sociale et religieuse », Antiquité Classique, 40 (1991), p. 6-28.

17 Sur l’usage du lait de femme à des fins thérapeutiques voir en particulier Danese, 1997, p. 42. 18 À ce propos, voir Hein, 2005. L’imaginaire du lait dans la littérature grecque et son rôle dans l’alimentation ont été abondamment traités par Auberger, 2001. 19 Hippocrate, Des airs, des eaux, des lieux, 18 (= Littré II) ; Maladies, 4, 51 (= Littré VII).

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Jean Trinquier

Le lexique latin de l’allaitement

Le lexique de l’allaitement en latin1 est dominé par les mots formés sur la racine *sneu-/ snŭ-, qui signifie précisément « allaiter ». Sur cette racine est formé directement, avec le suffixe -trix, le substantif féminin nutrix, icis, qui est ancien (Plaute, Aulularia, 691, 807 et 815 ; etc.) et usuel. La nutrix est celle qui allaite. Rien n’empêche que le terme puisse être employé à propos de la mère, comme le suggère le syntagme aliena nutrix, mais cet emploi apparaît dans les faits limité au monde animal2. Rapporté au monde humain, le substantif nutrix désigne une personne autre que la mère, à qui est spécifiquement déléguée la tâche de l’allaitement, tandis que la cunaria (Martial), par exemple, s’occupe d’une autre tâche spécialisée, celle de faire dormir le bébé dans son berceau. Par extension, la nutrix est celle qui, bien au-delà de l’allaitement, s’occupe des enfants et les élève ; c’est ainsi qu’une scholie aux Satires de Juvénal3 définit l’assa nutrix, « la nourrice sèche », comme celle « qui ne donne pas son lait aux tout-petits », quae lac non praestat infantibus. D’autres termes sont employés en latin pour désigner la nourrice, comme le diminutif nutricula, ou encore les termes mamma, mammula ou tata. Il n’est cependant pas facile d’établir si la distribution de tous ces termes recoupe parfois des différences de fonction, ni de distinguer, parmi les femmes désignées par l’une de ces désignations, lesquelles étaient effectivement censées allaiter. De nutrix dérivent les verbes nutrio, ire (formé sur une forme *noutri- dépourvue du suffixe *-k-), qui n’est pas attesté avant le ier siècle avant notre ère, et nutrico, are (Plaute, Mercator, 509 et Miles gloriosus, 715) ; tous deux signifient « allaiter », « nourrir au sein ». Tel devait bien être le sens premier de nutrire, avant qu’il ne passe au sens plus général de « nourrir », même si c’est ce sens plus général qui est présent dans les premières attestations du verbe, chez les poetae noui de la première moitié du ier siècle avant notre



* Sauf indication contraire, tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris. 1 Sur tous les mots étudiés, voir Ernout et Meillet, 19594 ; De Vaan, 2008. J’ai laissé de côté les termes grecs translittérés, tel threptos ou threptus. 2 Varron, Res rusticae, 2, 4, 20. 3 Juvénal, Satires, 14, 108. Jean Trinquier  •  École normale supérieure – Université PSL, Paris Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 177-180 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127430 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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j ea n t r i n quier

ère, Furius Bibaculus4 et Catulle5. Antérieurement à nutrire, c’est le verbe alo, ere qui a été employé pour désigner l’action d’allaiter6, avant d’être en partie supplanté en ce sens par le verbe nutrire. Parmi les dérivés du verbe alere, il en est peu qui renvoient précisément à l’allaitement ; c’est cependant le cas du substantif féminin altrix, icis, qui se trouve avec le sens de nourrice non seulement en prose7, mais aussi et surtout, à partir d’Ovide, en poésie ; pour le reste, altrix est plutôt employé de façon métaphorique pour qualifier en apposition une terre, une région, une patrie. Très souvent, le sens des verbes alere ou nutrire est précisé par un ablatif de moyen, qui indique soit le fluide nourricier, soit l’organe pourvoyeur ; on trouve également, toujours avec un ablatif de moyen et dans le sens d’« allaiter », les verbes educare, plus rarement educere. Allaiter, c’est ainsi lacte alere ou nutrire, beaucoup plus rarement lac praestare ou infundere. Du nom latin du lait, lac, lactis n., est dérivé l’adjectif lactans, « qui a du lait, qui allaite » ou « formé de lait », et son doublet lactens, « qui tète, qui est à la mamelle » ou « qui est laiteux », un terme qui est volontiers substantivé pour désigner les animaux encore à la mamelle. Sur lactens a été semble-t-il formé le verbe lacteo, « téter, être à la mamelle » ou « être laiteux », sur lactans le verbe lacto, are, « allaiter », mais aussi à l’inverse « téter ». Du verbe lactare est notamment dérivé l’adjectif lactarius, « qui a rapport au lait » ou « qui tète », que l’on retrouve dans le toponyme de la ville de Rome, la Columna lactaria. Dérivent également du substantif lac les adjectifs substantivés collactaneus, collacteus, collacticius et lactaneus, « frère de lait », et collactanea, collactea, « sœur de lait », attestés aussi bien par l’épigraphie que par les textes littéraires ou techniques. Si allaiter c’est nourrir de son lait, c’est aussi nourrir au sein. Pour désigner le sein ou la mamelle, le latin a deux noms anciens : d’une part mamma, ae f., qui est issu d’un monosyllabe *ma, lequel a également donné, avec un suffixe de classe, le substantif mā-ter, d’autre part uber, eris n., qui est hérité du nom indo-européen de la mamelle (cf. sanscrit ūdhar, grec οὖθαρ), mais n’est attesté dans la littérature latine à propos de la femme qu’à partir de Lucrèce, avant de devenir plus fréquent dans cet emploi à l’époque impériale, notamment en poésie. Les autres désignations du sein en latin sont soit anecdotiques, soit tardives : il en va ainsi de l’emploi catullien de nutrices au sens de « seins », « poitrine8 », de sumen, inis n., exceptionnellement transféré des animaux d’élevage à la femme9, de ruma, ae f. ou rumis, is f., très tôt inusités et n’apparaissant plus que dans des gloses savantes, des dérivés de mamma (mammula, mammicula, mamilla), ou encore des termes tardifs dida, ae f., sessina, ae f. ou *titta, ae f., ce dernier n’étant pas attesté directement, mais étant présupposé par des formes romanes. Le mamelon du sein est désigné par deux diminutifs, capitulum, i n., dérivé de caput, la « tête », et papilla, ae f., dérivé de papula, ae f., le « bouton », papilla ayant ensuite été étendu au sein tout entier, d’abord en poésie, à partir de Virgile, puis aussi en prose, à partir de Quinte-Curce10. Allaiter, c’est ainsi « nourrir au sein », uberibus,

4 Furius Bibaculus, fr. 1, 7 Blänsdorf. 5 Catulle, Carmen, 61, 25. 6 Livius Andronicus, trag., fr. 38 Carratello ; Térence, Eunuque, 892. 7 Cicéron, De divinatione, 2, 45 ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 20. 8 Catulle, Carmen, 64, 18. 9 Lucilius, 176 Marx. 10 Sur les noms latins du sein, voir André, 1991, p. 222-225.

La termino log ie g recque du l a it

plus rarement ubere/mamma ou mammis alere/nutrire, ou encore « donner le sein », dare, praebere ou admouere mammam/ubera. Il est significatif que le substantif mamma puisse aussi désigner par synecdoque non plus la partie, le sein, mais le tout, la nourrice qui présente le sein au bébé. Un tel terme, qui appartient au langage enfantin, suggère, comme le remarque Brigitte Maire, « un lien particulier fait d’attention, voire d’attachement ou même d’affection, qui unit l’enfant à celle qui le nourrit »11. Si l’on se place maintenant du point de vue non plus de la femme qui allaite, mais du nourrisson, on trouve, outre les termes déjà mentionnés lactens, lactere et lactare, les verbes felo/fello, are, « téter », attesté depuis Plaute, et sugo, ere, « sucer, téter », qui n’est pas attesté en latin avant Varron, même si le substantif sumen apparaît déjà chez Plaute. Là encore, soit l’enfant tète directement le lait, lac, et il peut même, par un passage du concret à l’abstrait, « avoir sucé l’erreur avec le lait de [sa] nourrice », cum lacte nutricis errorem suxisse12, soit il tète l’organe pourvoyeur de lait, mammam sugere. L’action exercée par le nourrisson sur le sein est parfois décrite avec plus de précision : mammas/ubera premere (« presser »), trahere (« tirer »), ducere (« faire sortir »), haurire (« tirer, puiser »), tous verbes qu’on retrouve dans le vocabulaire technique de la traite laitière. Ovide, pour sa part, emploie même l’audacieuse métonymie ubera bibere, « boire au sein », littéralement « boire le sein13 ». Quant au nouveau-né, s’il est très souvent désigné par le terme infans, « celui qui ne parle pas », puis par extension le « petit enfant », ou par toutes sortes d’appellations affectives, il peut l’être aussi par deux dérivés du verbe alere, alumnus ou alumna, qui signifient littéralement « nourrisson » ; ces deux substantifs restent cependant peu employés dans leur valeur première, et reçoivent plus souvent un sens figuré, désignant alors un enfant élevé par des personnes qui ne lui sont pas apparentées, ou encore un protégé, un élève, etc. Quant aux substantifs féminins suboles et proles, qui dérivent du verbe alere et sont tous les deux rares, archaïques et poétiques14, ils ont pris le sens plus général de « rejeton, descendance ». En conclusion, on soulignera qu’il existe bien en latin des traces d’un lexique spécifique de l’allaitement, centré sur le substantif nutrix, mais que seuls le contexte ou la mention explicite du lait et du sein permettent finalement d’y ancrer fermement les différents termes étudiés, tant ces derniers ont tendance à le déborder en renvoyant à un vaste spectre de relations nourricières et de soins apportés aux enfants, dont l’allaitement finit par ne plus représenter qu’un cas particulier. Le lait n’en constitue pas moins le plus clair symbole de ces relations nourricières et du lien qu’elles établissent ; aussi est-il parfois question au masculin de nutritor, nutricius, educator, de la même façon que les termes tata et tatula peuvent parfois désigner des hommes, ou qu’un couple nourricier, homme et femme, peut être désigné conjointement par le syntagme nutritores lactanei15.

11 Voir Maire, 2007, p. 63-65. 12 Cicéron, Tusculanes, 3, 1, 2. 13 Ovide, Contre Ibis, 255. 14 Cicéron, De oratore, 3, 38, 153. 15 CIL 6, 1424 ; 6, 1623 = 6, 31833 ; 6, 21334. Sur cette question, voir Bradley, 1991, p. 37-102 ; Dasen, 2012, p. 40-59 ; Bretin-Chabrol, 2012 et 2015 ; Dasen, 2015, p. 265-274.

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yasmina foehr-janssens

Parler des seins en français Petite histoire d’un vocabulaire en constante évolution « Mamelles », « tétons », « poitrine », « gorge », le lexique français dispose de toute une gamme de termes désignant l’organe de la lactation. Ce vocabulaire abondant connaît de nombreuses variations au cours du temps. Pour décrire celles-ci et comprendre comment le langage rend compte d’un imaginaire du corps nourricier, il convient de remonter au moyen âge, période de formation de la langue française. Le sein comme lieu symbolique d’une relation d’inclusion corporelle Commençons par constater que le terme le plus usité aujourd’hui, le mot « sein » ne renvoie pas directement, du point de vue de son étymologie, à l’organe de la lactation. Pourtant, dès le xiiie siècle, il désigne la poitrine féminine. Sous la plume du poète Guillaume de Machaut (1300(?)-1377), un amant loue « le sein blanc, dur et haut assis » de sa dame1. En réalité, le signifiant « sein », issu du latin sinus (sinus, us, m.) renvoie plus précisément à un espace corporel délimité par le haut du thorax et par le vêtement qui couvre le haut du corps. Il s’agit d’un pli de ce vêtement, porté sur la poitrine et pouvant servir de poche ou de bourse. « Tirer de son sein », « mettre en son sein », sont autant de locutions fréquentes nous indiquant que le sein est compris comme un lieu voué à la préservation des objets les plus précieux, notamment, et ce n’est sans doute pas anodin, l’argent, les objets investis d’une grande valeur affective et la nourriture, comme le montre de nombreuses occurrences, dans des contextes littéraires d’inspiration noble ou humble : La dame avait mis dans son sain / Une aumônière riche et belle2. [Robin] m’apporte de son fromage / Encore en ai-je en mon sein, / Et une grande pièce de pain3. 1 Guillaume de Machaut [vers 1300-1377], Le Jugement du roy de Behaigne, v. 399, in Œuvres, éd. E. Hoepffner, Paris, Firmin Didot, 1908, t. I, p. 71. Les citations de textes en ancien français sont traduites en français moderne. 2 Gerbert de Montreuil [première moitié du xiiie s.], La continuation de Perceval, éd. M. Williams, Paris, Champion, 1925, v. 11512-11513, t. II, p. 141. 3 Adam de la Halle [troisième quart du xiiie s.], Le Jeu de Robin et Marion, éd. Jean Dufournet, Paris, Flammarion, 1989, v. 65-67, p. 46. Yasmina Foehr-Janssens  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 181-185 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127431 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Ce lieu privilégié de la conservation des objets précieux est aussi régulièrement mis en rapport avec le cœur, désigné comme siège de l’affectivité, dans des contextes amoureux : Je pris le miroir avec joie / Et le plaçai dans mon sein, / Près du cœur4. Le sein, sinus, est donc un espace du corps vêtu. Il ne relève pas de l’anatomie seule, mais du rapport entre corps et vêtements ainsi qu’entre corps et objets. Remarquons aussi que le sein, en tant que tel, n’est pas marqué par la différence des sexes. Dans le domaine iconographique, le très beau livre de Jérôme Baschet, Le sein du père5, en fait la démonstration. Le motif pictural du « sein d’Abraham », en expansion à partir du xie s., est utilisé dans la peinture religieuse pour exprimer la destinée paradisiaque des élus après la mort. Il est la traduction visuelle du verset 16, 22 de l’Évangile de Luc, tiré de la Parabole de Lazare et du mauvais riche : « Le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham ». Baschet montre que cette image, qui place cette fois des êtres humains dans le sein d’une figure paternelle, produit une représentation puissante de la parenté spirituelle. Il en propose une analyse qu’il nomme sérielle, grâce à laquelle il décrit, autour du motif du sein d’Abraham, un réseau reposant sur des schémas formels semblables. On voit ainsi se composer toute une « gamme de variations » qui circulent au gré de ressemblances entre les figurations de la Vierge à l’enfant et celles du sein d’Abraham qui en serait « la version masculine »6. Cette récurrence d’un motif iconique qui se diffuse permet la mise en relation de représentations diverses, du sein d’Abraham et du sein de la Vierge, mais aussi du sein du Dieu et du sein du Christ. Ces images expriment, au masculin comme au féminin, une « relation d’inclusion corporelle » qui fait de la poitrine le centre symbolique d’un corps protecteur7. La mamelle : puissance maternelle et vulnérabilité humaine De son côté, le terme propre à désigner la glande mammaire est, en ancien français, « mamelle » (du latin mamma, mammilla)8, terme fortement marqué par une étymologie renvoyant à la maternité et à une partie bien spécifique de l’anatomie humaine. La mamelle est l’organe de la lactation, mais le mot s’emploie aussi, dans des contextes érotisés, notamment les portraits des héroïnes courtoises, comme dans la chantefable d’Aucassin et Nicolette : Elle avait les mamellettes dures qui soulevaient son vêtement, comme si c’étaient deux belles noix9.

4 Jean Froissart, L’Espinette amoureuse [vers 1369], 2e éd. A. Fourrier, Paris, Klincksieck, 1972, v. 2419-2421. 5 Baschet, 2000. 6 Baschet, 2000, p. 267-309. L’auteur se montre fort prudent en ce qui concerne la possibilité d’attribuer au patriarche des caractéristiques maternelles : « il faudra pourtant mettre en question la pertinence d’un tel étiquetage maternel, qui risque de relever d’une projection bien peu historienne », ibidem, p. 23. Voir aussi Boespflug. 2009. 7 Le mot « giron », d’origine francique, connaît une évolution parallèle à « sein », puisque que ce terme renvoie à l’origine à un pan du vêtement couvrant le milieu du corps, puis, selon un processus métonymique, en vient à désigner cette portion du corps elle-même. 8 Sur le vocabulaire latin de de l’allaitement, voir, J. Trinquier, « Le lexique latin de l’allaitement » dans ce volume. 9 Aucassin et Nicolette, éd. J. Dufournet, Paris, Flammarion, 1984, XII, l. 24-25, p. 80.

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Cependant, notons d’emblée que l’emploi de « mamelle » n’est pas réservé à la désignation du sein féminin. Les hommes aussi ont des mamelles : Baudouin est blessé à la poitrine, sous la mamelle10. La poitrine est l’un des rare lieux du corps pour lesquels la conformation du corps féminin sert de norme à la description. La mamelle est également assez régulièrement mise en rapport avec l’intériorité du corps ; elle est évoquée dans une sorte de continuité avec les organes, notamment le cœur, qu’elle recouvre : Sous la mamelle me frappe / Le doux mal qui attache mon cœur / À son amour que je désire tant11. Comme dans cet exemple, la mamelle est très souvent désignée, dans des contextes épiques ou amoureux, comme le lieu du corps, masculin aussi bien que féminin, « sous » lequel est porté, par les armes de l’ennemi ou par celles de Cupidon, le coup fatal12. On trouve un bel exemple de cette continuité entre les seins et les organes vitaux dans une occurrence du « coup sous la mamelle » qui se présente dans le roman trop méconnu de Méraugis de Portlesguez : Les hauberts / Se rompent sous la force (de l’assaut), de sorte que les fers (des lances) / Viennent boire aux poitrines13. Le sang s’écoulant des blessures au thorax évoque le lait qui coule des mamelles et l’extrémité des armes à une bouche qui viendrait se rassasier à cette poitrine. Emblème d’un corps protecteur et nourricier, la poitrine témoigne également, par ces références fréquentes au coup fatal, de la vulnérabilité humaine. L’unité entre mamelle et cœur s’avère aussi parfois dans le registre des émotions, lorsque la mamelle semble partie prenante des mouvements du cœur, suscités par la colère ou le chagrin : Raoul l’a entendu, son cœur frémit sous la mamelle / Et fait un bond jusque sous l’aisselle14. Les liens de lait reviennent en mémoire, lorsqu’un fils provoque la douleur de sa mère : Cher fils Raoul, dit Aalais la belle, / Je t’ai nourri du lait de ma mamelle / Pourquoi suscite-tu une telle douleur dans ma poitrine (forcele)15 ?

10 Jean Bodel, Chansons des Saxons [vers 1180-1200], éd. Ann. Brasseur, Genève, Droz, 1989, v. 6670. 11 Philippe de Rémi [première moitié du xiiie s.], Salut à refrains, strophe 3, in Œuvres poétiques, éd. H. Suchier, Paris, Firmin Didot, 1885, t. II, p. 315. 12 Les occurrences sont très nombreuses : la Chanson des Saxons, citée ci-dessus, ne recèlent pas moins de cinq mentions du « coup sous la mamelle »). 13 Raoul de Houdenc, Méraugis de Portlesguez, éd. M. Szkilnik, Paris, Champion, 2004, v. 4439-4441. 14 Raoul de Cambrai, éd. S. Kay et W. Kibler, Paris, Librairie générale française, 1996, (lettres gothiques), v. 1012-1013. 15 Raoul de Cambrai, op. cit.,v. 826-828. La « forcele » fait aussi partie du vocabulaire de la poitrine. Il s’agit du terme désignant la clavicule, qui s’applique, par métonymie à l’ensemble de la zone du thorax.

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Dans tous ces cas, qu’il s’agisse de décrire le corps blessé ou bouleversé des hommes ou celui des femmes, le singulier s’impose, créant ainsi un contraste avec les occurrences des seins jumeaux, érotiques ou nourriciers16. Mamelles et seins, pis et poitrine : une double mise à distance de l’animalité et de la sexualité « Sein », « giron » et « mamelle », mais aussi les termes qui leur sont associés, comme « poitrine », se caractérisent donc par une certaine labilité sémantique. Leur signification évolue au gré des emplois dérivés qu’ils suscitent. Cette tendance a sans aucun doute à voir avec la surdétermination tant symbolique que physique et érotique qui caractérise la partie du corps qu’ils désignent, de manière propre ou figurée. En français, l’ensemble du lexique de la poitrine s’enrichit de termes qui s’y agrègent selon une logique métonymique. Les usages de la langue classique, qui impose « buste » ou « gorge » comme synonymes nobles de « sein », illustrent bien ce phénomène et indexent la complexité et l’intrication des significations qui s’attachent à cette partie du corps. Si le sein ou, pire, la mamelle, ne sauraient se voir, il semble qu’ils ne sauraient pas plus se dire. Une langue policée usera donc d’euphémismes pour désigner cet organe, objet de désir érotique, mais aussi de gêne à l’égard de sa fonction nourricière. La poitrine féminine semble être difficile à nommer en propre. « Mamelle » et « pis », voire « téton » choquent par leur crudité où affleure la dimension sexuelle, mais aussi animale, de l’organe de la lactation. Tant et si bien que ces termes ne s’emploient plus guère que pour les femelles animales. Le substantif « pis » illustre à merveille cette stratégie de déni de la nature mammifère de l’espèce humaine. Il remonte au nominatif latin du substantif neutre pectus, pectoris, qui désigne la poitrine (animale ou humaine, masculine ou féminine17), alors que sa signification moderne se restreint à la mamelle d’une bête laitière. De son côté, « poitrine » trouve son origine dans un diminutif bas latin *pectorina dont le sens propre renvoyait à un harnais de poitrail destiné aux chevaux18. Au xiie s., « poitrine » forme un doublon avec « pis », mais cette forme survit seule comme désignation du corps humain, au détriment de « pis19 ». Comme le démontre bien la complexité des rapports entre les mots pour le dire, le sein est un des lieux stratégiques de l’élaboration culturelle du corps. Ses fonctions symboliques, fondées sur l’accueil, l’embrassement, la protection et le rassasiement se construisent à partir d’un paradigme féminin. Cette appréhension glorieuse du sein se double pourtant d’une conscience aiguë de la vulnérabilité du corps, due à la proximité et la continuité de la poitrine avec les organes vitaux de la circulation sanguine et du souffle. Offrir sa poitrine 16 Camille, vierge guerrière, de même que Didon, la reine de Carthage, meurent toutes deux d’un « coup sous la mamelle » dans le Roman d’Enéas, l’adaptation médiévale de l’Énéide de Virgile [vers 1160], cf. Le roman d’Enéas, éd. A. Petit, Paris, Librairie générale française, 1997, (Lettres gothiques), v. 2116-2117 et 7268. 17 Le Roman de Lancelot en prose [vers 1215-1235] loue la beauté du « piz » de son héros éponyme : « Le pis (= la poitrine) était tel que l’on n’aurait pu en trouver de si gros, ni de si large et de si fort en aucun corps semblable », Lancelot du lac. Roman français du xiiie siècle, éd. Fr. Mosès, Paris, Librairie Générale Française, 1991, p. 140. 18 Wartburg, 1928-2003, 8, 111. 19 Tobler-Lommatzsch, 1925-2018, 7, 1359-1361.

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ou ses seins, c’est accueillir autrui, mais c’est aussi défier la mort. La dimension érotique du sein féminin génère une euphémisation constante de ses désignations, de sorte que l’évolution de la langue en vient à priver l’organe de la lactation de toute dénomination propre. La propension à la dérivation est aussi renforcée par les restrictions de sens qui affectent les mots renvoyant de manière obvie à la lactation, en les assignant au vocabulaire de la vie animale. Bibliographie J. Baschet, Le sein du père : Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval, Paris, Gallimard, 2000. Fr. Bœspflug, « Dieu En Mère ? », Revue des sciences religieuses [En ligne], 83/1 (2009) URL : http://journals.openedition.org/rsr/483 ; DOI : 10.4000/rsr.483 Ad. Tobler, Ehr. Lommatzsch, Altfranzösisches Wörterbuch, Berlin, Wiesbaden, Weidmannsche Buchhandlung [puis], F. Steiner, 1925-2018, 12 vol. W. von Wartburg, Französisches etymologisches Wörterbuch (FEW) : Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes, Bonn, puis Bâle, F. Klopp, [puis, successivement] Helbing & Lichtenhahn, Zbinden, 1928-2003, 25 vol.

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Définir l’allaitement De Pierre Larousse aux Grands dictionnaires (1856-1984) Commencée en 1856 avec le Nouveau dictionnaire de la langue française, la série des dictionnaires et encyclopédies de la maison d’édition Larousse permet d’établir une trame de l’histoire des représentations de l’allaitement à l’époque contemporaine. L’évolution des définitions, des termes utilisés et des typologies imaginées donne en effet à voir les préoccupations fluctuantes des éditeurs, linguistes et encyclopédistes, concernant l’alimentation des nourrissons. Destinés au tout public, dans le but de démocratiser les connaissances, les ouvrages de la maison Larousse, fondée par le pédagogue et républicain Pierre Larousse (1817-1875), dominent le marché jusque dans les années 1960 et sont à ce titre représentatifs des données à disposition des populations francophones1. Les auteurs sélectionnent, synthétisent et vulgarisent le savoir scientifique de leur temps, tout en compilant les éléments des éditions précédentes, produisant ainsi un discours se présentant comme celui « de la vérité » mais qui est tout à la fois « porteur et producteur d’idéologie2 ». Leurs articles – le plus souvent non signés – offrent ainsi un condensé des affirmations, des normes, des représentations socio-culturelles en circulation sur un sujet donné. Pour le présent chapitre, les entrées « allaitement », ainsi que « lait » et « nourrice », ont été analysées dans neuf principales éditions du Grand Larousse, datant de 1866 à 19843. L’analyse suit la typologie mobilisée dès 1866 par le dictionnaire

1 Cormier, 2005 ; Pruvost, 2006, p. 65-89. 2 Lehmann, 1980, p. 238 ; Lehmann, 2002, p. 223-237. 3 Grand dictionnaire universel du xixe siècle, P. Larousse (dir.), 15 tomes + 2 suppléments, Paris, Administration du Grand dictionnaire universel, 1865-1876 + 1878-1890. Nouveau Larousse illustré. Dictionnaire universel encyclopédique, Cl. Augé (dir.), 7 tomes + 1 suppléments, Paris, Librairie Larousse, 1898-1904. Larousse universel en 2 volumes. Nouveau dictionnaire encyclopédique, Cl. Augé (dir.), 2 volumes, Paris, Librairie Larousse, 1922-1923. Larousse du xxe siècle. Dictionnaire encyclopédique universel en six volumes, P. Augé (dir.), 6 tomes, Paris, Librairie Larousse, 1927-1933. Grand Memento encyclopédique Larousse, P. Augé (dir.), 2 tomes, Paris, Librairie Larousse, 1936-1937. Encyclopédie Larousse méthodique, 2 tomes, Paris, Librairie Larousse, 1955. Grand Larousse encyclopédique en dix volumes, 10 tomes + 2 suppléments, Paris, Librairie Larousse, 1960-1975. La Grande Encyclopédie, 20 tomes, Paris, Librairie Larousse, 1971-1976. Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, 10 tomes, Paris, Librairie Larousse, 1982-1985. Sarah Scholl  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 187-191 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127432 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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de Pierre Larousse. L’allaitement y est défini comme l’action de « nourrir de son lait4 », se déclinant en trois types : « maternel », « étranger », c’est-à-dire la mise en nourrice, et « artificiel », auquel s’ajoute la catégorie « mixte » (combinaison de différents types d’allaitement). Cette typologie reste stable jusqu’en 1955, édition qui signe la disparition de la catégorie d’allaitement étranger5. Allaitement maternel L’allaitement maternel est systématiquement présenté en premier. Les auteurs affirment toujours qu’il est le meilleur moyen d’alimenter l’enfant et le qualifient parfois d’« allaitement naturel6 » ou « normal7 ». Les arguments énoncés en sa faveur sont d’ordre physiologique, médical mais aussi philosophique ou politique. C’est la nourriture qui convient le mieux au nouveau-né. La mère en profite aussi car il est la garantie d’« une condition de régularité pour les phénomènes de l’état puerpéral8 ». Au xixe siècle, les arguments sont volontiers natalistes et patriotiques : l’allaitement est conçu comme un instrument de lutte contre la mortalité infantile9. De plus, l’allaitement est considéré comme l’un des plus importants devoirs de la maternité « qu’il rend complète et réelle10 ». À partir de 1955, la dimension morale de l’allaitement est minorée. Elle est remplacée en 1982 par la question des avantages psychoaffectifs : l’allaitement maternel « épanouit au mieux les relations mère-enfant11 ». Les auteurs du dictionnaire donnent systématiquement, en sus de la définition, un mode d’emploi de l’allaitement bien conduit. La nécessité d’une régularité des tétées et d’une limitation de leur nombre est toujours exprimée, à l’exemple, particulièrement précis, de l’édition de 1971 : « toutes les trois heures à raison de six tétées par vingt-quatre heures, et pas plus de quinze à vingt minutes12 ». Les articles précisent qu’il doit se dérouler un intervalle de cinq heures sans allaitement la nuit pour permettre « à la mère de se reposer ». Un résultat obtenu par la « persévérance » de la mère à discipliner son enfant13. En 1982, l’allaitement « à la demande », appelé aussi « libre », est mentionné comme une alternative à la méthode « rigide ». Les durées préconisées d’allaitement diminuent nettement au cours de la période. En 1866, l’article précise que « dans notre espèce, la durée naturelle d’allaitement peut être fixée à environ deux ans ; mais ordinairement on sèvre l’enfant plus tôt14 ». En 1922, le Larousse universel en deux volumes parle d’allaitement exclusif d’une durée de 6 à 8

4 À partir de 1982, la définition est « nourrir de lait ». 5 Article « Hygiène », paragraphe « Hygiène du nourrisson », Encyclopédie Larousse méthodique, t. 2, p. 809. 6 Ce qualificatif est aussi utilisé pour qualifier l’allaitement étranger dans l’article « Allaitement » de 1932, Larousse du xxe siècle, p. 146. 7 « Allaitement », in La Grande Encyclopédie, t. 1, 1971, p. 433. 8 « Allaitement », in Grand dictionnaire universel du xixe siècle, t. 1, 1866, p. 208. 9 « Nourrice », Ibid., t. 11, 1874, p. 1123. 10 « Allaitement », Ibid., t. 1, 1866, p. 208. 11 « Allaitement », in Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, t. 1, 1982, p. 304. 12 « Allaitement », in La Grande Encyclopédie, t. 1, 1971, p. 433. 13 Par exemple : « Allaitement », in Nouveau Larousse illustré t. 1, 1898, p. 194. 14 « Allaitement », in Grand dictionnaire universel du xixe siècle, t. 1, 1866, p. 207.

définir l’a lla itement

mois, tous laits confondus. En 1955, le même article révisé parle de diversification après cinq mois, les éditions suivantes poursuivent : en 1960 au quatrième mois, en 1971 dès le troisième mois, en 1982 dès le deuxième mois de vie de l’enfant. Dans le même temps, les causes évoquées rendant nécessaires ou acceptables les alternatives à l’allaitement par la mère changent en nombre et en nature. Au xixe siècle, elles sont nombreuses et concernent la constitution physique de la mère, sa santé et son système nerveux mais aussi le « milieu social », ce par quoi il faut entendre autant les obligations de la mère travailleuse que celles de la maîtresse d’une grande maison15. Le Larousse du xxe siècle, tout en gardant une définition globalement très proche supprime cette mention pour ne garder que la dimension sanitaire : « Les raisons d’ordre médical commandent parfois à la mère de s’abstenir d’allaiter elle-même son enfant ; ce sont les seules qui puissent l’en dispenser.16 » L’article « Nourrice » du même dictionnaire conserve cependant l’idée que certaines fois la mère « ne veut pas » nourrir elle-même son enfant. Ces mentions disparaissent ensuite des définitions. En 1971, l’encyclopédie affirme que « l’insuffisance de sécrétion est plus souvent une excuse qu’une raison médicale », et conclut : « Les véritables contre-indications de l’allaitement maternel sont rares : cardiopathie, tuberculose pulmonaire, troubles psychiques17 ». En résumé, l’analyse montre qu’au fur et à mesure que les raisons pour ne pas allaiter disparaissent des définitions, les durées préconisées diminuent, mais sans alléger la pression sanitaire, morale et psychologique pesant sur les mères pour qu’elles allaitent. Cette logique n’a cependant aucun impact sur la place, toujours conséquente, accordée aux autres modes d’allaitement – « étranger » et « artificiel » – dans les articles de dictionnaire. Allaitement étranger L’« allaitement étranger » est le terme consacré par les dictionnaires pour nommer la mise en nourrice de l’enfant. Cette pratique est violemment décriée, tout spécialement dans le long article « nourrice » de 187418, mais elle est considérée « comme une nécessité » lorsque la mère ne peut nourrir son enfant et ce jusqu’en 1927. En 1937, elle est encore jugée « préférable » à l’allaitement artificiel. L’allaitement étranger est parfois qualifié de « mercenaire », pour souligner l’aspect mercantile, mais sans utilisation systématique de cette terminologie. Concernant les critères que doit réunir une bonne nourrice, les encyclopédies insistent sur les signes de santé (âge, dents, peau, mamelles) et l’absence de maladies, s’ajoutent parfois encore l’« humeur gaie » et le « caractère égal » (en 1866). La

15 « Les raisons d’ordre médical commandent parfois à la mère de s’abstenir d’allaiter elle-même son enfant ; mais elle obéit souvent à des considérations d’un ordre tout différent, qui tiennent uniquement au milieu social auquel elle appartient. », « Allaitement », in Nouveau Larousse illustré, t. 1, 1898, p. 194. 16 Larousse du xxe siècle. Dictionnaire encyclopédique universel, t. 1, 1927, p. 146. 17 « Allaitement », in La Grande Encyclopédie 1971, p. 433. 18 Avec des commentaires tels : les recours aux nourrices sont des « assassinats prémédités » ; « […] l’allaitement étranger est presque équivalent à l’abandon des enfants sur la voie publique », in « Nourrice », Grand dictionnaire universel du xixe siècle, t. 11, 1874, p. 1123-1124.

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législation française concernant les nourrices est systématiquement mentionnée, rendant manifeste le fait que cette profession a une importance publique « grave et difficile19 ». La mise en nourrice disparait des typologies de l’allaitement au milieu du xxe siècle. Encore mentionnée en 1960, elle ne fait même plus l’objet d’un article en 197120. Les lactariums sont alors mis en avant comme ressource pour les nouveau-nés « pour lesquels le lait de femme est indispensable (prématurés, débiles)21 ». Depuis 1984, l’article « nourrice » du Larousse se conjugue au passé : « Femme qui, moyennant un salaire, allaitait, nourrissait et éventuellement gardait chez elle l’enfant en bas âge d’une autre femme ». Le mot prend alors aussi le sens de garde d’enfant ou d’« assistante maternelle », avec l’enregistrement de cette profession en France (1978), suivant en cela l’usage de la formule « nourrice sèche », c’est-à-dire non-allaitante22. Allaitement artificiel L’allaitement dit artificiel est le troisième type d’allaitement proposé dans les définitions. Au xixe siècle il est mentionné comme « le plus défavorable à l’enfant » (1866). Le lait d’ânesse, dont on dit qu’il a la composition la plus proche de celui de la femme, étant difficile à obtenir, tout comme le lait de chèvre, il est principalement question de lait de vache coupé et sucré. Pratiquée dès les années 1870-1890, la stérilisation n’est pas préconisée systématiquement dans les textes encyclopédiques sur l’allaitement tant en 1898 qu’en 1922 car le lait cru est considéré plus digeste. Le premier Petit Larousse, publié en 1905, présente cependant des définitions pour les mots pasteuriser, pasteurisation, stériliser et stérilisation. Les produits industriels, farines lactées, laits condensés et en poudre sont intégrés très progressivement dans les éditions du xxe siècle, à un rythme similaire à celui des ouvrages médicaux. En 1955 encore, ils ne font pas partie de la diète préconisée dans le paragraphe « hygiène du nourrisson23 ». En 1971, le texte présente toujours le lait de vache mais ajoute : « les laits industriels se sont pratiquement substitués au lait de vache naturel en raison de leur commodité d’emploi, de la régularité de leur composition, de leur asepsie et de leur meilleure digestibilité24 ». Le verbe « materniser », qui a son propre article, s’applique au lait à partir de 1923 dans le sens de « lui donner la composition, les qualités du lait de la femme25 ». En 1984, l’article « Lait » mentionne la fabrication de laits « maternisés » ou « humanisés ». Ces termes restent cependant marginaux dans les définitions de l’allaitement par rapport à l’utilisation systématique du qualificatif artificiel. Pour conclure, dans l’ensemble, les éléments introduits ou retirés des éditions successives concordent avec la chronologie historique mais avec des délais de dix à trente ans, comme on le voit avec la stérilisation. Les dictionnaires permettent ainsi de constituer une trame des Ibid., p. 1123. Il n’y a pas d’article « Nourrice » dans la Grande Encyclopédie de 1971-1976 en vingt volumes. « Allaitement », 1971, p. 433. « Nourrice », in Grand dictionnaire encyclopédique Larousse, t. 7, 1984, p. 7460. Dans l’Encyclopédie Larousse méthodique, l’article « Laiterie-beurrerie-fromagerie », note que « les laits condensés sucrés ou non sucrés ont pris une grosse importance dans l’alimentation des nourrissons », p. 891. 24 « Allaitement », in Petit Larousse, 1971, p. 433. 25 « Materniser », in Larousse universel, t. 2, 1923, p. 193. 19 20 21 22 23

définir l’a lla itement

évolutions en matière de conceptualisation de l’allaitement dans la vulgarisation savante. De même, le traitement de l’allaitement comprend toujours des dimensions normatives et morales, qui évoluent, elles aussi, avec les transformations culturelles. Il est intéressant de noter que l’allaitement, parce qu’il est considéré comme d’intérêt public, échappe au tabou et à la censure qui frappe tous les termes concernant la reproduction et la sexualité jusqu’aux éditions des années 195026. Il en va de même pour le sein, qui est montré en coupe par une gravure, à l’article « Sein », dès l’édition de 1898-1907. Cette importance spécifique accordée à l’allaitement tend cependant à diminuer nettement au cours du xxe siècle dans le corpus des dictionnaires Larousse, signalant une forme de privatisation de la problématique en contexte français. Mais il se pourrait que cette importance de l’allaitement réapparaisse, là aussi avec un décalage de quelques décennies, au vu de la mise en place des politiques publiques de soutien à l’allaitement depuis les années 1990. Bibliographie M. C. Cormier, Al. Francœur (éd.), Les dictionnaires Larousse : genèse et évolution, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2005. Al. Lehmann, « Le féminin dans le Petit Larousse Illustré de 1906 à nos jours. Étude du discours des renvois », in J. Chevallier et al. (éd.), Discours et idéologie, Centre universitaire de recherches administratives et politique de Picardie, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p. 237-275. ———, « L’évolution culturelle du Petit Larousse : l’exemple de la sexualité », in J. Pruvost et M. Guilpain-Giraud (éd.), Pierre Larousse. Du Grand dictionnaire au Petit Larousse, Paris, Honoré Champion, 2002, p. 223-237. J. Pruvost, Les dictionnaires français, outils d’une langue et d’une culture, Paris, Ophrys, 2006.

26 Lehmann, 2002.

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Dominique Frère

Du lait maternel dans les fioles médicinales en Méditerranée orientalisante

Isabelle Rieusset-Lemarié a intitulé son ouvrage paru en 2011 « Déesses du parfum et de la métamorphose », avec pour sous-titre « Puissance sacrée et politique de l’Éros ». Partant de l’Égyptienne Hathor, les déesses du parfum dans les mondes égyptien, mésopotamien, phénicien et grec y sont exaltées dans leurs dimensions symbolique, sacrée et politique et dans leur puissance de régénération et de métamorphose créatrice. En guise de clin d’œil à cet ouvrage, j’aurais pu nommer cet article « Déesses au lait parfumé. Puissance sacrée et thérapeutique du lait maternel ». L’étude matérielle des petits conteneurs orientalisants en céramique et en faïence conduit en effet, par l’approche iconographique de leur décor plastique et par l’approche analytique de leurs contenus, à privilégier l’hypothèse d’une fonction médicinale ou magico-thérapeutique reposant en particulier sur un ingrédient : le lait qui, dans certains cas, peut-être d’origine humaine. Les flacons médicinaux en Méditerranée orientalisante Durant la période orientalisante (725-575 av. J.-C.), la Méditerranée est marquée par une large diffusion de fioles en céramique (pour les plus nombreuses), mais aussi en faïence, en albâtre, en verre sur noyau d’argile et en métal pour les plus précieuses1. Les ateliers les plus connus sont ceux de Corinthe et de la Grèce de l’Est qui ont fabriqué une quantité impressionnante d’aryballes et alabastres, mais nombre d’autres centres de production, à Chypre, en Crète, en Phénicie, en Égypte, en Laconie, en Campanie, en Étrurie, en Sardaigne phénicienne (pour les plus importants) ont participé à ce phénomène culturel et économique de grande ampleur. Traditionnellement considérés comme des vases à parfum, les analyses chimiques de leurs contenus, faites depuis les années 1990, permettent de préciser leur fonction2. Il s’agit de petits conteneurs à huiles

1 Voir en particulier Frère, 2007, p. 87-119. 2 Frère, 2008, p. 205-216 ; Garnier et Frère, 2008, p. 71-74 ; Frère et Garnier, 2012, p. 55-79. Dominique Frère  •  Université Bretagne Sud, laboratoire TEMOS (UMR 9016) Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 193-200 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127433 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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ou crèmes parfumées et médicinales. La dimension thérapeutique de ces flacons ne fait aucun doute dans un certain nombre de cas, comme l’atteste la présence de matériaux qui seraient incongrus dans des recettes de parfums : la bile et la cendre dans des aryballes corinthiens de Rhodes3, des ressources végétales particulières tirées de Brassicacées dans des aryballes laconiens4, sans doute de l’ail dans un lécythe de Cyrénaïque5, de la rue officinale dans un lécythe étrusque6, de la pâte d’agrume (du cédrat) dans une cruche à bobèche de Sardaigne7, du brai de bouleau, du chêne dans des aryballes et alabastres étrusques8. Ces quelques exemples attestent de la diversité de la pharmacopée en Méditerranée, entre traditions orientales dont sont porteurs les Phéniciens (la pâte d’agrumes) et traditions d’Europe continentale présentes chez les Étrusques (brai de bouleau et chêne). En-dehors de ces cas où nous pouvons identifier assez précisément des composants, la grande majorité des quelques 300 flacons archaïques que nous avons analysés livrent comme résultats plus généraux des mélanges de matériaux d’origine animale et végétale. Pour les matériaux végétaux, des huiles, des résines, de la poix et des composants aromatiques (comme le camphre)9, pour les matériaux animaux, de la cire d’abeille, des graisses (de non ruminants et de ruminants) et des produits laitiers. Fait étonnant mais révélateur, les produits laitiers sont présents dans 72% de ces flacons archaïques10. Habituellement en archéologie et plus précisément en céramologie, l’attestation de marqueurs de produits laitiers dans les résultats des analyses chimiques est expliquée par la fonction du vase reliée à la fabrication du fromage ou à sa consommation11. Dans le cas des micro-conteneurs orientalisants, nous ne sommes pas dans le domaine de l’alimentation mais dans celui de la cosmétique dans son sens général, à savoir la beauté, les soins et l’entretien du corps. Au sein d’une recette simple ou complexe, le lait ne joue pas un rôle secondaire de corps gras servant de support aux matériaux aromatiques et médicinaux. Bien au contraire, il agit en tant qu’élément principal de la recette, élément puissant et parfois sacré (selon l’origine du lait) qui confère à celle-ci sa dimension médicinale, voire magico-thérapeutique. S.H. Aufrère et M. Erroux-Morfin, dans un article très intéressant12, proposent que les petits vases égyptiens en faïence en forme de hérisson ont pu contenir différents matériaux (sang, poils, épines) tirés de l’animal qui, en Égypte, est empreint d’une dimension prophylactique très forte. Comme pour les amulettes, la présence de composants tirés d’une plante ou d’un animal garantit, par le principe de sympathie, l’efficacité magico-thérapeutique d’une huile parfumée, d’une crème cosmétique ou d’un onguent. Le lait, en particulier celui considéré comme d’origine divine, assume les mêmes propriétés naturelles et surnaturelles de protection

3 Coulié et al., 2017. 4 Frère, Garnier et Dodinet, 2012, p. 99-119, spéc. p. 111. 5 Maffre et al., 2013, p. 57-80. 6 Briquel et Frère, 2021. 7 Frère, Garnier et Dodinet, 2012, p. 112. 8 Coen et al.,2020. 9 Frère, Dodinet et Garnier, 2012, p. 47-59. 10 Frère, 2018. 11 Bodiou, Frère et Jäggi, 2021. 12 Aufrère et Erroux-Morfin, 2001, p. 521-533.

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du corps, d’autant plus qu’il est conditionné dans un beau flacon exotique et intégré au sein d’une recette que l’on imagine complexe, formant une substance grasse à l’odeur chaude apposée sur certaines parties du corps d’un vivant, d’un mort ou d’une statue. L’odeur et la consistance du produit sacré, la gestuelle d’en enduire délicatement l’être que l’on désire protéger13 ou la statue que l’on veut honorer14, participent à un rituel où l’on éprouve une sensation forte, où l’on peut partager une certaine intimité avec la divinité : celle de s’imprégner de l’odeur unique et sacrée de son « sein parfumé ». L’allaitement divin puise ses origines dans les mondes mésopotamien et égyptien et trouve en Occident ses échos les plus connus dans les représentations d’Héra allaitant Héraclès et de Rémus et Romulus allaités par la louve15. Une belle petite statuette étrusque en ivoire, peu connue, met en scène une femme nue, debout, à la très longue et épaisse chevelure, dans l’acte de tenir de la main gauche un petit vase (un aryballe) juste sous son sein droit qu’elle presse de son autre main pour en faire couler son lait maternel16. Le rapport entre le lait maternel et le vase (l’aryballe) est clairement mis en évidence tandis que la dimension précieuse et sacrée du contenu du vase ne fait guère de doute, même si nous ne pouvons connaître le statut de la personne représentée (déesse, prêtresse ?). De l’Égypte à l’Étrurie Sécrétion divine, le parfum est en Égypte nourriture sacrée et puissance de vie17. Durant la période orientalisante, nombre de flacons en faïence et en céramique égyptiens et égyptisants (d’imitation égyptienne) connaissent un grand succès et une large diffusion tout autour du bassin méditerranéen. Deux catégories nous intéressent tout particulièrement : les gourdes de forme lenticulaire appelées « gourdes du Nouvel An » et les petits vases plastiques appelés « Nils ». La première tire son nom de la présence d’une formule de vœux de bonne année inscrite sur le côté ou sur la panse de nombreux exemplaires et prend la forme très connue dite « gourde du pèlerin18 ». La seconde doit son appellation à Gaston Maspero (qui rapprochait ces figurines de la déesse Mirit) et prend la forme d’un singe, d’un homme ou d’une femme en position assise ou agenouillée devant une jarre dont le couvercle est en forme de grenouille19. Figures « d’abondance, de fécondité, de renaissance, de vie jaillissante20 », ces vases-figurines pourvus de deux orifices (l’embouchure principale et la petite bouche de la grenouille) ont, selon Elisabeth du Puytison-Lagarce et Jacques Lagarce, le même symbolisme et la même utilisation que les gourdes du Nouvel An : contenir l’eau sacrée du Nil, une eau qui

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Frère, 2006, p. 195-212. Leka, 2012, p. 277-290. Bodiou, Frère et Jäggi, 2021. Babbi, 2015, p. 13-30, spéc. p. 15. Manniche, 1999, p. 33-46. Caubet et Pierrat-Bonnefois, 2005, p. 147-151. du Puytison-Lagarce et Lagarce, 2011, p. 836-862. du Puytison-Lagarce et Lagarce, 2011, p. 849-850.

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Fig. 1. « Nil » de la chambre des Chenets. Musée de la Villa Giulia, inv. 21136. Dessin et photographies de l’auteur.

Fig. 2. « Nil » de la chambre des Chenets. Musée de la Villa Giulia, inv. 21172. Dessin et photographies de l’auteur.

peut être aromatisée21. Les analyses chimiques des contenus faites sur trois exemplaires (deux du musée de la Villa Giulia découverts en Étrurie (Fig. 1 et 2) et un du musée de Cagliari exhumé en Sardaigne) révèlent que ce sont des huiles parfumées qui sont conditionnées dans ces fioles, avec un mélange d’huile végétale, d’oléorésine de pinacée, d’une substance aromatique forte (non identifiable) mais aussi de produit laitier22.

21 du Puytison-Lagarce et Lagarce, 2011, p. 850. 22 Frère, Garnier et Dodinet, 2012, no 5-7.

du lait maternel dans les fioles médicinales en méditerranée orientalisante

Ces résultats sont similaires à ceux d’analyses de contenus de deux petites gourdes du pèlerin égyptiennes en faïence du musée de Florence23 ainsi que de deux petits hérissons en faïence (l’un du musée de Cerveteri, découvert localement et l’autre du musée de Florence, découvert en Égypte)24. Notons qu’ils ne contredisent pas l’hypothèse de l’eau du Nil (qui ne peut laisser de marqueurs chimiques identifiables), mais dans ce cas mélangée à un parfum liquide (huileux). La présence récurrente de produit laitier dans un mélange huileux parfumé est interprétée par Giuseppina Capriotti Vittozi comme l’attestation d’une recette pharmaceutique de vieille tradition égyptienne intégrant du lait humain25. Nombre de fioles à parfum égyptiennes font directement référence à Hathor, déesse de la renaissance et de la renaissance, comme les « Nils » à coiffure hathorique ou les récipients en forme de Bès pour lesquels il a été émis l’hypothèse d’un contenu à base de lait26. Le lien entre l’allaitement de la déesse et la crue du Nil, entre le lait divin et l’eau sacrée et enfin entre la crue du Nil, les onguents et les parfums a été mis en valeur par plusieurs chercheurs27. La présence de lait attestée par les analyses à l’intérieur de différents types de petits vases à parfum égyptiens (Nils, hérissons et gourdes du pèlerin) valide l’hypothèse d’huiles parfumées à dimensions pharmaceutiques ou magico-thérapeutiques. Comme il n’a pas été possible de caractériser son origine, il est pour l’instant impossible d’affirmer que le lait est humain. Mais l’hypothèse reste solide et de toute façon, même s’il s’avérait être du lait animal (sur une partie ou sur la totalité des exemplaires), rien n’interdit sa dimension sacrée. Les petits vases égyptiens en faïence connaissent une grande fortune en Étrurie orientalisante28. Plus particulièrement, la présence des gourdes du Nouvel An et celle des Nils dans des contextes funéraires étrusques privilégiés peut être mise en relation avec la statuette en ivoire étrusque (Fig. 1) représentant une prêtresse ou une déesse nue versant son lait maternel dans un aryballe. Nous pouvons supposer un écho tyrrhénien à des croyances et pratiques égyptiennes29 où le lait reconnu comme divin fait partie de la composition d’huiles parfumées magico-thérapeutiques. Le cas précis de la chambre des Chenets de Cerveteri où nous pouvons reconstituer le déroulement des rites parfumés30 atteste de l’intégration des petits flacons exotiques (deux Nils en faïence, un balsamaire syrien en stéatite rehaussée d’or qui accompagnent un ensemble de petits vases corinthiens et étrusco-corinthiens –Fig. 3) dans les cérémonies de commémoration des ancêtres qui reposent dans les pièces voisines : la dimension régénératrice du lait sacré devait y jouer un rôle important.

23 Frère, Garnier et Dodinet, 2012, no 3-4. 24 Frère, Garnier et Dodinet, 2012, no 8-9. 25 Capriotti Vittozi, 2012, p. 101-110, spéc. p. 107. 26 Guidotti, 1983, p. 33-65 ; Capriotti Vittozi, 2012, p. 107-109. 27 Capriotti Vittozi, 2012, avec références bibliographiques. 28 Voir du Puytison-Lagarce et Lagarce, 2011. 29 Sur l’adaptation de rituels égyptiens en Etrurie archaïque, voir Bubenheimer-Erhart, 2006, p. 11-26. 30 Frère, Hugot et Garnier, 2018, p. 344-364.

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Fig. 3. Vases à substances aromatiques de la chambre des Chenets de Cerveteri. Dessin et photographies de l’auteur.

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Francesca A rena

Dangereux ou salutaire ? La réhabilitation du colostrum en Europe au xviiie siècle

Il y a peu de substances, notamment corporelles, qui se retrouvent autant réhabilitées par la médecine. C’est pourtant ainsi qu’au cours de l’époque moderne le colostrum passe d’un statut de produit toxique à celui de substance aux milles vertus. Ce renversement de perspectives s’achève au tournant du xviiie siècle. S’il est plutôt aisé de repérer dans les textes le moment où les médecins changent de perspective – après quelques incertitudes et, initialement, beaucoup de prudence –, c’est bien moins simple d’en comprendre les raisons sur le plan historique. Dans les textes de médecine, la représentation du colostrum est complètement réinvestie sans que pour autant en soient données des explications précises. Le colostrum est promu comme une substance purgative pour les intestins du nouveau-né qui doit se libérer du méconium, alors que, peu de temps plus tôt, on en interdisait encore la consommation, car ce « premier lait » était justement censé « colostrer »1 les enfants, et ne pas faciliter l’expulsion des premières matières fécales. D’où l’usage – en tout cas dans les prescriptions – de laisser à jeûne les nouveau-nés pour une période plus ou moins longue (dans certains textes jusqu’à une semaine), suppléant parfois avec des remèdes purgatifs ou du vin sucré2. Ce moment de transition est particulièrement visible dans un important dictionnaire de médecine de la moitié du xviiie siècle : la nature a donné à la mère une espèce de lait clair séreux et douceâtre appelé colostrum dont la qualité détersive et délayante purge le corps beaucoup mieux et plus surement

1 On retrouve encore la colostration dans un dictionnaire de médecine du xviiie siècle : « maladie des enfants qui vient pour avoir tété le premier lait qu’on appelle colostrum », in J. Fr. Lavoisien, Dictionnaire portatif de médecine, d’anatomie, de chirurgie […], seconde édition, corrigée et augmentée, Tome Premier, Paris, Didot le Jeune 1771, p. 153. 2 Voir par exemple à ce propos dans le célèbre traité du xvie siècle de Laurent Joubert : « on leur (aux enfants) donne diverses choses : les uns de la thériaque ou du mithridate […] : les autres une culière de miel rosat, les autres de sirop violant, les autres un peu de sucre en poudre avec une feuille d’or hachée (…), les autres autre chose, comme au pays d’Agenois d’huile d’amande douces, avec sucre candi, […] ou une culière de vin pur ou des ails mâchés pour les y accoutumer de bonne heure & faire qu’ils soient moins sujets à la vermine » : L. Joubert, Erreurs populaires au fait de la médecine et régime de santé. Corrigez par M. Laur. Joubert conseiller & médecin ordinaire du roy, & du roy de Navarre, premier docteur régent, chancelier et juge de l’université en médecine de Montpellier, Avignon, Guillaume Bertrand, 1578, p. 441-442. Francesca Arena  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 201-205 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127434 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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que les évacuants les plus énergiques. Plusieurs médecins conseillent de rejeter ce colostrum comme un lait impur et très préjudiciable à l’estomac des enfans, mais je suis convaincu par ma propre expérience qu’il n’a rien de dangereux à moins qu’il ne coule d’une source impure3. Nous sommes ici à la frontière de deux savoirs : les médecins se divisent ainsi entre ceux favorables à la consommation du colostrum, et ceux qui restent opposés. Si en effet c’est à cette époque que l’on peut trouver dans des textes de vulgarisation scientifique et des traités de pratique médicale un encouragement à la consommation du colostrum, les premières traces se trouvent déjà dans les débats de la fin du xviie siècle. Des dissertations de médecine des différentes universités en Europe vont dès lors être consacrées à la question du colostrum4, en louant notamment ses propriétés purgatives les intestins. La transformation de la représentation du colostrum est toutefois lente et sans doute moins clivée que la chronologie proposée par Fildes5. Des discours discordants se superposent à la même époque, montrant que l’enjeu est lié plutôt à la hiérarchisation des savoirs qu’à la connaissance scientifique. C’est ainsi que le célèbre chirurgien François Mauriceau, dans son traité sur les Maladies des femmes grosses6, publié en première édition en 1668, tout en conseillant de ne pas donner le premier lait au nouveau-né et de le substituer avec du vin sucré, écrit : « mais souvent les pauvres gens n’ont pas moyen d’user de tant de précaution, et telles mères sont obligées de nourrir d’elles-mêmes leurs enfants dès le premier jour7 ». L’usage de donner le colostrum au nouveau-né est donc attribué par le médecin aux pratiques de classes populaires vis-à-vis desquelles le savoir médical – en construction – essaye de prendre ses distances. Il est cependant intéressant de constater que cette dichotomie des savoirs et des pratiques autour du colostrum sera plus tard complètement renversée. Si l’on analyse les diverses éditions de l’Avis aux mères de Madame La Rebours, on apprécie les mutations de cette substance et les différents enjeux. Dans la première édition de 1767 Marie Angélique Le Rebours est tout à fait claire sur l’interdit de la consommation du colostrum : Il faut que l’enfant soit bien vidé avant de téter, parce que le méconium ferait aigrir le lait ce qui ferait des tranchées. Comme il est nécessaire que cette évacuation se fasse 3 R. J. James, « Infans (sic), enfant », Dictionnaire universel de médecine, de chirurgie, de chymie, de botanique, d’anatomie, de pharmacie, d’histoire naturelle, etc. : précédé d’un discours historique sur l’origine et les progrès de la médecine, Traduit de l’anglois de M. James Par Diderot, Eiudous, Toussaint, revu corrigé et augmenté par M. Julien Busson docteur régent de la Faculté de Médecine de Paris, vol. 4, Paris, Briasson, 1747, p. 547. C’est l’expérience de la traduction du dictionnaire de James qui donnera par la suite à Diderot l’idée de l’Encyclopédie. Voir à ce propos : Quintili, 2006. 4 Il s’agit de : Cl. Dufresne, An Recèns nato Colostrum ? Thèse de médecine cardinale, Paris, [s. n.], 1695 ; B. Wertz, Dissertation inauguralis medica, De officio lactantium, Erfordiœ, typis Groschianis, 1723 ; J. J. Dolde, Dissertatio inauguralis medico-chirirgica de colostro, Basilea, Typis Emanuelis Thurnisii 1750 ; J. J. Goeckel, Dissertatio inauguralis medica de Colostro, Altorfii, typis Io. Georgii Meyeri acad. typogr., 1758. 5 Voir Fildes, 1986, p. 86. 6 Fr. Mauriceau, Des Maladies des femmes grosses et accouchées, avec la véritable et bonne méthode de les bien aider dans leurs accouchements naturels, et les moyens de remédier à tous ceux qui sont contre nature, et aux indispositions des enfans nouveau-nés ; ensemble une très-exacte description de toutes les parties de la femme qui sont destinées à la génération. Le tout accompagné de plusieurs figures en taille-douce, nouvellement et fort correctement gravées, Paris, Chez Jean Henault, 1668. 7 Ibid., p. 457.

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en dix ou douze heures, à cause de la mère, il est bon de faire prendre de l’eau de miel à l’enfant pour délayer le méconium, et lui donner ensuite une once de sirop de chicorée, afin qu’il soit bien vidé lors qu’il commence à téter. Avec cette précaution le premier lait ne nuit pas à l’enfant8. Madame Le Rebours conseille donc à la mère de tirer ce premier lait trois ou quatre heures après l’accouchement. De cette manière, elle et son enfant seront prêts quand, après la fièvre de lait, il y aura la montée de lait. En revanche dans la cinquième édition de l’ouvrage, soit trente ans plus tard, Le Rebours non seulement revient sur ses prescriptions, mais elle fait du colostrum le symbole d’une bataille contre l’ignorance des femmes de la campagne, en lui consacrant une section entière de son ouvrage, intitulée « Réflexions particulières. Sur les inconvénients qui résultent de l’usage où les femmes sont dans les campagnes de ne commencer à donner à teter à leurs enfans que le second ou troisième jour après leur accouchement9 ». Dans ce texte, elle explique ainsi que le colostrum est bénéfique pour le nouveau-né, car il s’agit d’un « doux purgatif que la nature elle-même lui a préparé10 », conformément au consensus que les médecins ont entre-temps trouvé. En outre, elle précise que si la mère attend à lui donner à téter, elle sera facilement sujette à des engorgements de la mamelle et elle éprouvera beaucoup de douleur au moment de la succion, ce qui rendra l’allaitement difficile. La réhabilitation du colostrum permet donc de donner une autre légitimité au discours sur la promotion de l’allaitement maternel – très important à ce moment – du fait tout d’abord que les nourrices n’ont plus ce premier lait très utile mais un lait qui est en revanche considéré comme indigeste, indique Le Rebours. Pire encore, les enfants mis en nourrice après l’accouchement sont gardés à jeun selon ces pratiques des campagnes qui sont désormais blâmées : L’enfant que l’on donne à la nourrice doit être vingt-quatre heures sans téter ; et celui que la mère nourrit doit téter dans les premières heures de sa naissance, parce que le lait de la mère nouvellement accouchée est plus purgatif que celui de la nourrice ; et au contraire le lait de la nourrice est trop nourrissant pour l’enfant qui n’est pas encore évacué11. C’est précisément cette insistance sur les bienfaits de l’allaitement par les mères vis-à-vis des défauts des pratiques des nourrices qui permet de formuler une première hypothèse sur les raisons qui vont faire basculer la représentation du colostrum. Donnant à l’allaitement maternel des vertus insubstituables, cette substance va incarner de facto la diatribe contre l’usage des nourrices. Lorsque l’on se penche plus en détail sur les raisons de ces modifications du discours, en abordant l’interdit de la consommation du colostrum qui marque la période précédente, on sera surpris de ne pas trouver un véritable corpus de textes sur le sujet. La question est parfois abordée dans les écrits, mais présentée comme une tradition, installée depuis les

8 M. Ang. Le Rebours, Avis aux mères, Paris, chez Lacombe, 1767, p. 21-22. 9 Ead., Avis aux mères, Paris, Théophile Barrois, 1798 (5e édition), p. 71. 10 Ibid., p. 74. 11 Ibid., p. 142.

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Latins qui auraient par ailleurs donné le nom à ce premier lait. Pline l’Ancien en aurait fourni plus précisément l’explication : le premier lait serait contaminé par la semence masculine, qui le corromprait et le rendrait caillé, et donc nocif aux enfants12. Il faut rappeler que nous sommes ici dans une représentation où le lait est du sang cuit et blanchi, un produit de la matrice, d’où ses pouvoirs nuisibles13. Une deuxième hypothèse au sujet des transformations des idées sur la toxicité du colostrum est alors envisageable : c’est seulement au cours du xviie siècle que l’on remet en question la fabrication du lait comme sang cuit, pour lui accorder une origine provenant du chyle, d’où une importante querelle sur les veines « lactées »14. Perdant progressivement sa dépendance du sang utérin, le colostrum aurait-il été affranchi de l’idée d’être un fluide présentant des impuretés du corps féminin et de la semence masculine ? C’est en tout cas ce que l’on peut comprendre si l’on s’arrête à un autre auteur du xviie siècle qui interdit le colostrum : Ezechiele di Castro qui publie le discours « il Colostro » dans l’ouvrage de Scipione Mercurio intitulé La Commare raccoglitrice, déjà dans l’édition de 164215. Selon ce médecin, le colostrum serait fabriqué trop proche de l’accouchement si bien que la femme n’aurait pas eu le temps de se purger de ses vidanges utérines. Les références mobilisées par Ezechiele di Castro pour légitimer son discours sont à la fois celles du corpus hippocratique et aristotélicien16, celles latines, mais aussi les médecins arabes, et notamment Avicenne. Cette transmission des savoirs sur le colostrum via la médecine arabe pourrait finalement expliquer la diffusion encore aujourd’hui de l’interdit de la première nutrition par les mères dans des pays d’Afrique, comme le Burkina Faso17. Et où finalement on adopte une médecine humorale. Cela reste bien sûr une hypothèse, qu’il faudrait creuser. Il semble néanmoins difficile d’opposer sur le plan historique un savoir scientifique qui réhabiliterait le colostrum à des croyances populaires qui l’interdiraient : pendant longtemps les même savoirs sur le premier lait coexistent et cohabitent en Europe, se substituant progressivement sous le poids notamment de l’avènement d’une nouvelle morale autour de l’allaitement maternel présentée comme scientifique. Au-delà des prescriptions médicales, il n’est pas aisé de savoir si les femmes des classes populaires donnaient fréquemment ou pas du tout le premier lait aux nouveau-nés. Les sources témoignent plutôt que des enjeux de classe sur la manière de soigner, nourrir et élever les enfants biaisent le regard sur le colostrum et l’allaitement.

12 Voir à ce propos Moreau, 2002, p. 119. 13 Voir B. Orland, « La cure de petit-lait suisse », dans ce volume. 14 Au début du xviie siècle, les médecins anatomistes trouvent des vaisseaux dans lesquels il n’y aurait pas de sang mais du chile. Voir Guerrini, 2013. 15 Il Colostro, discorso aggiunto alla ricoglitrice di Scipion Mercurio dal dottore Ezechiele di Castro, Verona, Fr. de Rossi, 1642. Cf. Pancino, 2015. 16 En creusant du côté des réinterprétations de la médecine grecque, c’est précisément dans le commentaire de la Materia Medica de Dioscoride du xvie siècle de Marcello Virgilio Adriani qu’on peut déjà trouver l’interdiction du colostrum qui fonde donc la tradition médicale et savante moderne : Pedacii Dioscoridae Anazarbei de Medica materia Libri sex. Interprete Marcello Virgilio Secretario Florẽ[n]tino : Cũ[m] eiusdẽ[m] annotationibus : nuperq[ue] diligẽ[n] tissime excusi : Addito indice eorumq[ue] digna notatu visa sunt, Florentiae, per hæredes Philippi Iuntæ Florentini, 1518, p. 118. 17 Cf. à ce propos : Candau et al., 2019, issu de l’important projet ANR sur le colostrum : https ://colostrum.hypotheses. org/.

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Bibliographie J. Candau, Ev. Bureau, K. Durand, C. Geffroy, V. Ginouvès, et al., « Une approche bioculturelle du premier aliment du nouveau-né. Le colostrum », in Est. Herrscher et Is. Séguy (dir.), Premiers cris, premières nourritures, Aix-en-Provence ; Marseille, Presses Universitaires de Provence, 2019, p. 123-153. V. Fildes, Breast, Bottles and Babies. A History of Infant Feeding, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1986. An. Guerrini, « Experiments, causation, and the uses of vivisection in the first half of the Seventeenth Century », Journal of the History of Biology, 46 (2013), p. 227-254. Ph. Moreau (éd.), Corps romains, Paris, Jérôme Millon, 2002. Cl. Pancino, « Le discours sur le colostrum de Pedro de Castro (1642). Une élaboration scientifique de l’interdit “populaire” du premier lait maternel », Université de Genève, 18-19 Juin 2015, Journée d’étude L’allaitement entre normes et transgressions https ://unige. ch/lactationinhistory/files/6014/3282/8625/2015_Programme_conference17-19juin_ OK.pdf//. P. Quintili, « La position de la physiologie philosophique de Diderot par rapport au Système des connaissances », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 40-41 (2006), p. 209-220.

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Le soulier de Gala : submersion dalinienne dans un verre de lait tiède

Un soulier de femme, à l’intérieur duquel a été placé un verre de lait tiède, au centre d’une pâte en forme ductile de couleur excrémentielle. Le mécanisme consiste à plonger un sucre sur lequel a été peint l’image d’un soulier, afin d’observer la désagrégation du sucre et par conséquent de l’image du soulier dans le lait. Plusieurs accessoires (poils du pubis collés à un sucre, petite photo érotique) complètent l’objet qu’accompagnent une boîte de sucre de rechange et une cuiller spéciale qui sert à remuer des grains de plomb à l’intérieur du soulier1.

Salvador Dalí décrit ainsi son célèbre Objet à fonctionnement symbolique (Fig. 1) dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution en 1931. La rencontre d’un soulier et d’un verre de lait forme un motif obsessionnel qu’il répète dans plusieurs de ses peintures et dessins de la période. Ici, le motif « tombe matériellement du tableau et commence hors de lui sa vie prénatale2. » L’introduction du lait, du soulier, de la spatule, des poils et du sucre à l’état brut dans le processus créatif de Dalí constitue un véritable passage dans le réel. Ce passage répond à la proposition qu’avait faite André Breton de fabriquer des objets apparus dans les rêves pour concrétiser l’expérience onirique3. Avec l’Objet à fonctionnement symbolique, il s’agit d’assembler des éléments pris dans le quotidien selon un mécanisme plus symbolique qu’exécutable, fondé sur « les phantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients4. » Ce type d’objet surréaliste

1 S. Dalí, « Objets surréalistes », Le Surréalisme au service de la révolution, 3 (1931), p. 16-17, ici p. 17. 2 S. Dalí, « Lettre à André Breton » (1933), in R. Descharnes (éd.), Oui. La révolution paranoïaque-critique, L’archangélisme scientifique, Paris, Denoël, 2004, p. 215-221, ici p. 219. 3 Voir Andr. Breton, « Introduction au discours sur le peu de réalité » (1925), in M. Bonnet et al. (éd.), Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, 1992 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 265-280, ici p. 277 et S. Dalí, « Revue des tendances antiartistiques » (1929), in Oui., op. cit., p. 101-104, ici p. 101. 4 Dalí, « Objets surréalistes », art. cit., p. 16. Katia Sowels  •  École Normale Supérieure, Paris Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 207-212 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127435 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Salvador Dalí, Objet à fonctionnement symbolique, 1931, localisation actuelle inconnue, photographie reproduite in Salvador Dalí, « Objets surréalistes », Le surréalisme au service de la révolution, num. 3, 31 décembre 1931, Paris, p. 16-17 et illustrations non paginées [p. 41-42] © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / Adagp, Paris [2022].

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défie les usages conventionnels. Conçu à la suite de La Boule suspendue (1930-1931) de Giacometti, il ne se réfère plus aux moyens de la sculpture et doit être extra-plastique5. Dalí revendique les propriétés extra-artistiques6 des différents éléments qui composent l’objet. Ils sont choisis pour leur valeur métaphorique et leur capacité à matérialiser les désirs. Dawn Ades a commenté la portée fétichiste de chacun d’entre eux, investi de libido, depuis le poil pubien jusqu’au soulier de cuir7. Ce dernier, qui n’est autre qu’un vieil escarpin de Gala, se substitue ainsi à la femme désirée. Dalí a raconté les après-midi passés avec Gala à construire des Objets à fonctionnement symbolique, comme un rituel amoureux8. Ces objets font eux-mêmes l’amour : le mouvement de la plongée du sucre dans le lait simule la pénétration des corps, que les sucres de rechange permettent de répéter inlassablement9. Le lait, au cœur de ce mécanisme sensuel, complète le reliquaire de Gala : il évoque son corps et son nom, gala, le lait en grec10. Suave, doux et sucré, associé à la caresse du poil pubien ou à la puanteur de l’excrément, il stimule tout un éventail de sensations odorantes, gustatives et tactiles. Tout est jouissance et le lait devient semence. Dalí en révèle la teneur dans L’Amour et la mémoire, publié la même année, où il décrit : « L’image de ma sœur | l’anus rouge | de sanglante merde | la verge | à demi gonflée | […] le testicule gauche | à demi-plongé | dans un verre | de lait tiède | le verre de lait | placé | à l’intérieur | d’un soulier de femme11. » Salvador Dalí désigne le verre de lait comme étant l’élément principal de l’Objet à fonctionnement symbolique dans Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet : interprétation paranoïaque-critique12. Il l’associe à deux souvenirs d’enfance. L’un venant d’un livre pour enfants représentant un kangourou portant ses petits dans une poche colorée en blanc que, petit, il croyait être du lait. Et l’autre lui rappelant un végétal de Figueras dont la sève vénéneuse ressemblait à du lait et que sa mère lui interdisait d’approcher. Il écrit : « La représentation du lait s’offre à moi comme essentiellement ambivalente. D’un côté le lait m’apparaît comme extrêmement désirable […]. D’un autre côté, le lait cache un sentiment très accentué de danger et de mort13 ». Cette ambivalence est palpable dans l’Objet à fonctionnement symbolique. Le lait est réconfortant, chaud, abrité dans le soulier de cuir qui mime la poche utérine de l’animal mais il est aussi abject et renvoie au déchet corporel, au poil et à l’excrément. Le mécanisme, lui-même ambivalent, répète, selon Steven Harris, les angoisses œdipiennes au cœur de l’ouvrage14. La submersion du sucre dans le lait satisfait l’acte sexuel mais sa désagrégation simule la perte de soi dans l’objet du désir, dans la tiédeur maternelle du lait-Gala et la crainte d’être « absorbé, annihilé, 5 Ibid. 6 Ibid. et S. Dalí, « Intellectuels castillans et catalans – Expositions – Arrestation d’un exhibitionniste dans le métro », Le Surréalisme au service de la révolution, 2 (1930), p. 7-9, ici p. 8. 7 Ades, 1982, p. 154 ; Ades, 1995. Voir aussi Taylor, 2004 ; Malt, 2004, p. 113-143 ; Guigon, 2005, p. 18. 8 S. Dalí, La Vie secrète de Salvador Dalí (1942), Paris, Gallimard, 2002 (L’Imaginaire), p. 38-39. 9 R. Crevel, « Dalí ou l’anti-obscurantisme » (1931), in M. Carassou et J.-Cl. Zylberstein (éd.), L’Esprit contre la raison et autres écrits surréalistes, Paris, Pauvert, 1986, p. 114-130, ici p. 125. 10 Joseph-Lowery, 2007, p. 77-78. 11 S. Dalí, L’Amour et la mémoire, Paris, Éditions Surréalistes, 1931, p. 8-9. Voir Aufraise, 2013, p. 184. 12 S. Dalí, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet : interprétation paranoïaque-critique (1963), Paris, Éditions Allia, 2011, p. 80. Une photographie de l’objet est ajoutée dans la réédition de l’ouvrage en 1978 ( Jean-Jacques Pauvert). 13 Ibid., p. 82. 14 Harris, 2004, p. 46. Voir aussi Aufraise, 2013, p. 185.

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mangé par la mère15 ». Le lait déclenche un cycle de dévoration en occupant la place du verre et en lui substituant « un simple volume ingérable »16. C’est dans cette polarité entre fantasme nutritif et plaisir érotique d’une part, engloutissement et dévoration d’autre part, que Janine Mesaglio-Nevers perçoit la résurgence d’une scène d’allaitement17. L’Objet à fonctionnement symbolique incarne ainsi la peur du passage à l’acte, de l’inceste, de la castration, du cannibalisme, etc. L’interdit est matérialisé, d’autant que le mécanisme de plongée du sucre dans le lait n’est jamais enclenché et reste symbolique. C’est à celui qui observe l’objet que revient la tâche de l’actionner pour satisfaire son fantasme. La pensée délirante s’ancre dans la réalité en même temps que Dalí refaçonne les objets quotidiens par son désir et pousse celui qui regarde à en faire de même. Le lait exalte la beauté comestible, chère à Dalí18. Il explique d’ailleurs dans un entretien que le lait est tiède dans l’Objet à fonctionnement symbolique parce que c’est ainsi qu’il aime le boire : ni chaud, ni froid19. Disposé dans un verre simplement posé et non fixé dans le soulier, il est prêt à être soulevé, porté à la bouche et bu. Le lait à l’état brut encourage à manger l’œuvre et consommer l’objet du désir pour atteindre pleinement l’oralité. Il ouvre ainsi la voie aux « objets comestibles » présentés par Dalí un an plus tard20. Ces derniers définissent un nouveau mode d’appréhension de l’individu au monde extérieur, du sujet à l’objet, toujours plus actif, par fusion, succion et incorporation21. Le lait et bientôt d’autres aliments (œufs, pain, chocolat, etc.) s’inscrivent définitivement dans les objets créés par Dalí. À l’« Exposition surréaliste » de la Galerie Pierre Colle en 1933, il apparaît à trois reprises22. Une première fois sur la Planche d’associations démentielles (1930-1931) où l’image obsédante du verre de lait dans le soulier est peinte sur le panneau en étain. Une seconde fois avec la Chaise atmosphérique (1933) dont les pieds pourront être plongés dans des verres remplis de lait. Et enfin, dans le dessin Cannibalisme des objets, avec écrasement simultané d’un violoncelle (1932) où la figure esquissée du bureaucrate engloutit le lait du soulier. Dans une enquête suggérée par Dalí en 1932 et publiée dans Le Surréalisme au service de la révolution, on demande aux participants d’imaginer ce que deviennent certains objets, comme une boule de cristal, lorsqu’ils sont plongés dans du lait. Pour une partie d’entre eux, la boule grandit, se dilate ou dort paisiblement au contact du lait et pour une autre partie, le lait se transforme en sperme23. Les réponses confirment les qualités nutritives, maternelles et sensuelles du lait, liquide érotique qui métamorphose le quotidien. À la même époque, Dalí imagine une « machine à penser »,

15 S. Dalí, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet, op. cit., p. 83. 16 Ibid., p. 90. 17 Mesaglio-Nevers, 1988, p. 154 ; Aufraise, 2013, p. 185. Voir aussi l’analyse du Sevrage du meuble-aliment (1934) de Dalí dans Scopelliti, 2010, p. 272-273. 18 « La beauté sera comestible ou ne sera pas », S. Dalí, « De la beauté terrifiante et comestible de l’architecture Modern’ Style », Minotaure, 3-4 (1933), p. 69-76, ici p. 76. 19 L. Permanyer, « El pincel erótico de Dalí » (1979), in S. Dalí, Obra literaria completa : Entrevistas, VII, Barcelone, Destino, Fondation Gala-Salvador Dalí, Sociedad estatal de conmemoraciones culturales, 2006, p. 1541. 20 S. Dalí, « L’objet tel que l’expérimentation surréaliste le révèle » (1932), in D. Abadie (éd.), Salvador Dalí. Rétrospective 1920-1980, Paris, Centre Georges Pompidou, 1979, p. 215-220. 21 Ruffa, 2006, p. 188. 22 « Exposition surréaliste », Paris, Galerie Pierre Colle, 7-18 juin 1933. 23 « Recherches Expérimentales », Le Surréalisme au service de la révolution, 6 (1933), p. 10-24. Voir les réponses de Nusch et Paul Éluard, Giacometti et Tanguy.

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une chaise balançoire ornée de cinquante gobelets remplis de lait tiède24. C’est devant ce projet qu’Aragon, se serait écrié « Assez des excentricités de Dalí ! […] Désormais le lait sera pour les enfants des chômeurs25. » Aussi, il semble que même dans la première version du fameux Veston aphrodisiaque (1936), la veste de smoking ait été elle-même ornée de verres remplis de lait avant d’être remplacé par de la crème de menthe. Le catalogue de l’exposition Dalí à la Galerie Bonjean en juin 1934 indique bien la présence d’un « Veston armé de lait (masochisme liquide)26 ». C’est dans cette perspective que Dalí soumet le futur de la création au lait : Les musées se rempliront vite d’objets, dont l’inutilité, la grandeur et l’encombrement obligeront à construire, dans les déserts, des tours spéciales pour les contenir. Les portes de ces tours seront habilement effacées et à leur place coulera une fontaine ininterrompue de lait véritable […]27. Bibliographie D. Ades, Dalí and Surrealism, New-York, Harper and Row, 1982. ———, « Surrealism: Fetishism’s job », in A. Shelton (éd.), Fetishism: Visualising Power and Desire, Londres, The South Bank Centre, Lund Humphries, 1995, p. 67-87. M. Aufraise, Salvador Dalí et la photographie : portraits du surréalisme (1927-1942), Thèse de doctorat en Histoire de l’art, non publiée, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013. H. Finkelstein, Surrealism and the Crisis of the Object, Ann Arbor, UMI Research Press, 1979. S. Galland, « Une érotique de l’objet surréaliste », in H. Béhar (éd.), Mélusine – no xxxv, Éros, c’est la vie !, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2015 (Cahiers du Centre de Recherches sur le Surréalisme), p. 41-50. Emm. Guigon (éd.), L’Objet surréaliste, Paris, Jean-Michel Place, 2005. S. Harris, Surrealist Art and Thought in the 1930s : Art, Politics, and the Psyche, Cambridge, Cambridge University Press, 2004. Fr. Joseph-Lowery, « Le code pseudo-génétique de Salvador Dalí », in Astr. Ruffa et al. (éd.), Salvador Dalí à la croisée des savoirs, Paris, Desjonquères, 2007, p. 71-86. J. Malt, Obscure Objects of Desire: Surrealism, Fetichism and Politics, Oxford, Oxford University Press, 2004. J. Mesaglio-Nevers, « Salvador Dalí ou l’humour de soi », in H. Béhar et P. MourierCasile (éd.), Mélusine – no X, Amour-Humour, Paris, L’Âge d’Homme, 1988 (Cahiers du Centre de Recherches sur le Surréalisme), p. 149-157. D. Ottinger (éd.), Dictionnaire de l’objet surréaliste, Paris, Gallimard – Centre Georges Pompidou, MNAM, 2013. Astr. Ruffa, « L’objet surréaliste à l’aune des nouvelles physiques imaginatives de Salvador Dalí », in S. Jeanneret et T. Hunkeler (éd.), Stratégies du contexte. Actes du colloque de

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S. Dalí, La Vie secrète de Salvador Dalí, op. cit., p. 18. S. Dalí, Journal d’un génie (1964), Paris, Gallimard, 2008 (L’Imaginaire), p. 26. « Exposition Dalí », Paris, Galerie Jacques Bonjean, 20 juin – 13 juillet 1934. S. Dalí, « Objets surréalistes », art. cit., p. 17.

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la relève suisse en littératures française et italienne modernes, Zurich, 7-8 mai 2004, Berne, Peter Lang, 2006 (Variations 7), p. 179-193. P. Scopelliti, « Le Grand paranoïaque comestible », in F. Joseph-Lowery et I. RousselGillet (éd.), Salvador Dalí : sur les traces d’Éros, Actes du colloque international de Cerisy-laSalle, août 2007, Genève, Notari, 2010, p. 269-277. M. R. Taylor, « 93. Scatological Object Functioning Symbolically (The Surrealist Shoe), 1931 », in D. Ades (éd.), Dalí: The Centenary Retrospective, Londres, Thames & Hudson, 2004, p. 158-161.

Caroline Chautems et Sophie Guerra

Le tire-lait : entre responsabilisation et autonomisation des mères

Le tire-lait est un dispositif électrique ou manuel qui cherche à reproduire la succion du bébé au sein en vue d’exprimer le lait maternel. Il est composé d’une téterelle, un embout en plastique couplé à la pompe, qui s’applique contre l’aréole, ainsi que d’un réservoir permettant de collecter le lait tiré (Fig. 1). En activant la pompe on réalise un vide d’air contre le mamelon et l’aréole se retrouve alors aspirée dans la téterelle, effectuant ainsi une stimulation des récepteurs qui se trouvent sous l’aréole et donnent le signal au cerveau de fabriquer et d’éjecter du lait. La succion de l’enfant au sein comprend deux phases distinctes. Le bébé commence par stimuler l’aréole par des mouvements de langue rapides, puis, quand le réflexe d’éjection a lieu, il effectue des mouvements de langue plus amples, associés à la déglutition. Ces deux phases se succèdent de manière cyclique tout au long de la tétée. D’un point de vue technique, cette stimulation spécifique doit être imitée le mieux possible par le tire-lait pour permettre l’extraction de lait. Du côté maternel, la dimension émotionnelle est également importante car elle permet – ou inhibe – l’action hormonale qui sous-tend le processus. C’est pourquoi les entreprises qui commercialisent les tire-laits mettent l’accent sur leur capacité à fournir un objet pratique et confortable d’utilisation pour les femmes, reproduisant au plus près le processus naturel de la tétée. Le tire-lait est parfois mobilisé dès les premiers jours du post-partum comme outil de gestion de la lactation – par exemple pour stimuler sa mise en route ou désengorger les seins lors de la plénitude mammaire. Pour beaucoup de mères, c’est cependant au moment de la reprise de leur activité professionnelle qu’il joue un rôle prépondérant. Lorsqu’elles souhaitent poursuivre leur allaitement, celles-ci sont souvent contraintes de tirer leur lait pendant les journées de travail pour maintenir leur lactation et assurer une quantité de lait suffisante à leur enfant. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) préconise l’allaitement exclusif durant les six premiers mois de vie1, puis complémenté par d’autres apports alimentaires et liquides, jusqu’à l’âge de deux ans ou plus. Pour atteindre ces objectifs, le tire-lait est souvent 1 WHO, 2001. Caroline Chautems  •  Université de Lausanne Sophie Guerra  •  Sage-femme indépendante, Maison de naissance Eden Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 213-216 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127436 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Tire-lait manuel_Chautems 2019

considéré comme la clé de l’articulation entre allaitement et emploi : le succès de cette conciliation résiderait dans la capacité des femmes à maîtriser cet outil. Cette interprétation découle du paradigme du choix individuel dominant les campagnes de santé publique, selon lequel les individus sont en mesure de choisir et mettre en pratique les comportements les plus favorables à leur santé, ignorant les facteurs structurels et organisationnels qui se dérobent à leur contrôle. Dans ce contexte, le tire-lait matérialise cette auto-responsabilisation, et apparaît comme un outil de disciplinarisation de son propre corps. L’utilisation du tire-lait a pour effet de séparer le produit – le lait maternel – du processus de la tétée. En leur permettant de se séparer physiquement de leur bébé, le tire-lait peut être un moyen pour les femmes de retrouver davantage d’autonomie et de partager la responsabilité de nourrir leur enfant avec leur partenaire, ou d’autres personnes. Cette séparation physique implique une séparation conceptuelle entre les femmes et le « produit » lait maternel, qui amène une fétichisation des seins, transformant les femmes en machines virtuelles dont la fonction première est la production de lait2. Une fois le lait séparé du corps maternel, l’attention est entièrement focalisée sur le produit, éclipsant le processus sous-jacent. Par ailleurs, cette dissociation objective les quantités de lait produites, ébranlant le sentiment de compétence maternel en cas d’insatisfaction regardant la performance réalisée. 2 Wolf, 2011, p. 148.

l e t i r e- l a i t  : en tr e r esp on sab ilisation et autonomisation des mères

L’acte de tirer son lait renvoie par ailleurs à l’industrie laitière, loin de la représentation romantique de l’allaitement véhiculée par les campagnes de promotion. En conséquence, les séances de tire-lait sont cachées des yeux du public, tout comme le travail corporel et émotionnel déployé par les mères qui y ont recours. Les femmes qui tirent leur lait utilisent parfois elles-mêmes le terme de « vache laitière » pour se décrire et évoquent rarement des comparaisons valorisantes comme elles le feraient avec leur bébé au sein. Au-delà de ce parallèle, l’utilisation du tire-lait expose et déforme le sein, surtout le mamelon au travers de la téterelle, sans l’enfant qui tète pour le cacher. S’il est déjà peu fréquent de voir des femmes allaiter dans l’espace public en Suisse, il est extrêmement rare qu’elles tirent leur lait à la vue de tout·e·s. Cette activité se déroule dans une intimité totale. Lorsque l’enfant n’est pas présent, les femmes utilisent différentes stratégies pour se reconnecter à elle ou lui (regarder une photo ou une vidéo du bébé, sentir un vêtement qui porte son odeur, etc.) et ainsi pouvoir réinjecter une dimension émotionnelle, nécessaire au processus de lactation. Comme mentionné ci-dessus, le tire-lait est devenu le pivot de l’articulation entre allaitement et emploi. Il redonne ainsi une place au corps et à ses fonctions physiologiques sur le lieu de travail, duquel il est usuellement exclu. Comme le relève Avishai, les employées qui allaitent sont confrontées à un paradoxe : d’une part, elles doivent souscrire à la norme de l’employé·e « désincarné·e » et totalement disponible pendant son temps de travail, d’autre part, l’expérience de la grossesse, de la maternité et de l’allaitement brouille les frontières entre les sphères publique et privée et questionne l’identité professionnelle des nouvelles mères3. Même en-dehors des séances d’extraction à proprement parler, la physiologie de la lactation exige une attention constante des mères pour prévenir les écoulements ou engorgements : leur corps lactant se rappelle à elles de manière permanente. Plutôt que de remettre le standard de l’employé·e « désincarné·e » en question, elles continuent néanmoins de s’y conformer en s’efforçant d’invisibiliser leurs séances de tire-lait et les manifestations de leur corps lactant4. Enfin, la dévalorisation de l’acte de tirer son lait renvoie également à la stigmatisation dont les fluides corporels font l’objet. Perçus comme potentiellement sales, embarrassants ou contaminants, ils évoquent l’idée d’un corps féminin hors de contrôle5. La capacité à « fuir » du corps féminin – soit à laisser s’échapper des fluides de manière involontaire – rompt ainsi de manière subversive avec une conception de l’individu dominante dans les sociétés modernes néolibérales, défini par une enveloppe corporelle fixe et étanche qui agit comme un séparateur6. Bibliographie Or. Avishai, « At the pump », Journal of the Association for Research on Mothering 6/2 (2004), p. 138-149. R. Bramwell, « Blood and milk : constructions of female bodily fluids in western society », Women & Health, 34/4 (2001), p. 85-96.

3 Avishai, 2004. 4 Ibid. ; Palmer, 2009. 5 Bramwell, 2001. 6 Kukla, 2005.

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R. Kukla, Mass Hysteria. Medicine, Culture and Mothers’ Bodies, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2005. G. Palmer, The Politics of Breastfeeding. When Breasts are Bad for Business (1988), Londres, Pinter & Martin, 2009. WHO, The Optimal Duration of Exclusive Breastfeeding. A Systematical Review, Genève, Word Health Organisation, 2001. WHO, Global Strategy for Infant and Young Child Feeding, Genève, World Health Organization, 2003. J. B. Wolf, Is Breast Best ? Taking on the Breastfeeding Experts and the New High Stakes of Motherhood, New York, New York University Press, 2011.

Marie-France Morel

À propos de l’histoire de l’allaitement : un parcours d’égohistoire

Je suis historienne de formation et de métier. L’essentiel de ma carrière d’enseignante (1967-2000) s’est déroulé à l’École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud (aujourd’hui délocalisée à l’ENS de Lyon), où j’étais maître de conférences en histoire moderne. Depuis 2000, je suis une retraitée heureuse, car je continue à faire des recherches, des cours et des conférences sur l’histoire de la naissance et de la petite enfance de la fin du Moyen Âge jusqu’au xixe siècle, qui constitue le cœur de ma spécialisation. Depuis 2005, je suis en outre présidente de la Société d’Histoire de la Naissance. Mon parcours professionnel d’historienne s’est développé et enrichi au cours de rencontres (de livres ou de collègues), d’amitiés, de colloques, de collaborations (j’ai toujours écrit mes livres avec d’autres), de hasards aussi… Beaucoup des thèmes que j’ai abordés sont issus d’allers et retours entre le passé et des actualités aussi bien familiales que sociétales. Je commence à faire des recherches historiques à la fin des années 1960, au moment où naissent mes trois premiers enfants (en 1968, 1970 et 1971 ; un quatrième naîtra en 1980). L’expérience des grossesses, accouchements et allaitements me transforme et me passionne, au point que je veux savoir comment dans le passé sont vécus ces moments fondamentaux. Au cours de mes études universitaires, je n’ai guère rencontré de recherches portant sur ces thèmes, à part les études statistiques des historiens démographes sur les reconstitutions de familles, les intervalles intergénésiques et la mortalité infantile. Le seul livre qui parlait d’histoire de l’enfance était celui de Philippe Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, paru chez Plon en 1960 et qui était épuisé. En 1973 il est réédité avec une préface replaçant l’ouvrage dans le courant des recherches sur la famille qui commencent à se développer. Comme Ariès ne dit rien sur la naissance et le premier âge, je pense qu’il y a là un champ possible et je cherche sur quel type d’archives je peux bâtir une recherche. Pour les accouchements au xviiie siècle, je suis orientée par Dominique Julia vers les archives des intendances organisant les trois voyages (de 1759 à 1783) de la sage-femme Mme du Coudray, pensionnée par le roi Louis XV pour enseigner l’art des accouchements dans tout le royaume de France. Sources variées montrant l’implication locale des intendants et des subdélégués, l’organisation des cours autour de la célèbre « machine », listes d’élèves, correspondances avec les curés qui envoient des élèves et avec les chirurgiens locaux Marie-France Morel  •  École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 217-221 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127437 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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organisant à leur tour les cours après le passage de la dame, etc. Archives passionnantes, sur lesquelles je me trouve en compétition avec un autre chercheur, Jacques Gélis, travaillant exactement sur les mêmes documents. Après une rencontre amicale, nous décidons de nous partager le champ : à lui la grossesse et l’accouchement, à moi la petite enfance à partir d’autres sources, essentiellement les archives de la Société Royale de Médecine (1778-1793) et les nombreux manuels et traités médicaux dédiés à la « conservation » et à « l’éducation physique » des enfants, en ces temps où administrateurs et médecins redoutaient la dépopulation du royaume. En 1978, nous publions avec Jacques Gélis et Mireille Laget (hélas prématurément disparue en 1986), Entrer dans la vie. Naissances et enfances dans la France traditionnelle, dans lequel je rédige les deux chapitres concernant la prime éducation. J’utilise en particulier la correspondance de madame Roland à propos de l’allaitement de sa fille Eudora, ainsi que le Traité sur l’éducation corporelle des enfants en bas âge du docteur Jean-Charles Desessartz1 qui est un des premiers à avoir décrit le plaisir d’allaiter et qui a inspiré à Rousseau certains développements du livre I de l’Émile. Une autre source d’inspiration me vient de la lecture d’un livre du sociologue Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe2, où il montre comment la puériculture pastorienne, diffusée autoritairement à partir des années 1890 pour empêcher les enfants de mourir, a été reçue par les différents milieux sociaux : les classes moyennes ont été les plus attentives à se soumettre aux nouvelles règles de puériculture, alors que les classes populaires ont longtemps refusé d’abandonner leurs pratiques traditionnelles. En commençant mes recherches sur la prime éducation, je souhaite tester l’hypothèse de Boltanski pour le xviiie siècle. Au final, je découvre qu’elle ne se vérifie pas, dans la mesure où les injonctions des médecins sont peu entendues et où tous les petits enfants sont élevés par des femmes de la campagne, qu’il s’agisse de leur propre mère ou d’une nourrice. Mon premier article publié en 1976 « Théories et pratiques de l’allaitement en France au xviiie siècle »3 rend compte du foisonnement des plaidoyers en faveur de l’allaitement maternel, en même temps qu’est condamnée la mise en nourrice qui se répand dans les classes populaires. Dans les mêmes manuels de prime éducation, la critique des « erreurs et préjugés » des nourrices est omniprésente : pour faire taire les nourrissons qui les dérangent, elles les gavent de bouillies indigestes et de sirop de pavot, elles les bercent « furieusement », elles les emmaillotent trop serré et les laissent croupir dans leurs ordures. En bref, elles sont les principales responsables de leur mort précoce. Dans un premier temps, je ne vois pas de raisons de douter de la méchanceté des nourrices. Jusqu’à ce que je rencontre l’anthropologue Françoise Loux qui travaille au musée des Arts et Traditions populaires sur les proverbes et pratiques populaires de prime éducation aux xixe et xxe siècles. Elle m’apprend à « lire en creux » les textes médicaux, c’est-à-dire à percevoir derrière les condamnations une autre manière campagnarde d’élever les enfants qui a sa propre rationalité. Nous publions ensemble un article dialogué « L’enfance et les savoirs sur le corps »4. En 1978, Françoise Loux publie Le jeune enfant et son corps dans la médecine

1 1760, réédité en 1799. 2 Boltanski, 1969 et 1984. 3 Morel, 1976. 4 Loux et Morel, 1976.

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traditionnelle5 qui reste encore aujourd’hui fondamental pour comprendre les pratiques de soins dans les milieux populaires. Je n’ai jamais cessé depuis cette collaboration d’approfondir les contacts avec les anthropologues travaillant en France ou dans les pays du Sud : d’abord Suzanne Lallemand avec qui j’écris un livre (en collaboration avec la psychologue Michèle Guidetti), Enfances d’ailleurs, d’hier et d’aujourd’hui6. Je participe aussi au séminaire « Petite enfance », dirigé par Alain Epelboin qui se tient dans les années 1990 au Museum d’histoire naturelle et qui continue aujourd’hui encore sous la direction de Doris Bonnet à l’Université de Paris. J’y rencontre aussi l’historienne Catherine Rollet, auteure d’une thèse magistrale sur La politique de la petite enfance sous la iiie République (1865-1939)7, avec laquelle je n’ai jamais cessé d’échanger jusqu’à sa mort en 2017. Nous écrivons ensemble ce qui était à l’origine une commande de la Fondation Mustela, Des bébés et des hommes. Traditions et modernité des soins aux tout-petits8 qui confronte les manières variées de soigner les tout-petits, aussi bien dans l’histoire que dans les pays extra-européens : recul salutaire par rapport à une recherche qui aurait pu rester franco-centrée. Dans les années 1990, je rencontre deux autres anthropologues, Catherine Le GrandSébille et Françoise Zonabend, qui travaillent sur les morts périnatales en liaison avec les premières expériences contemporaines d’accueil des parents endeuillés dans les maternités (en particulier à Jeanne de Flandre à Lille, avec Maryse Dumoulin). Nous publions ensemble un livre collectif Le fœtus, le nourrisson et la mort9, dans lequel je commente pour ma part les nombreuses peintures et photographies d’autrefois représentant des enfants morts. Cette pratique ancienne fait écho aux pratiques contemporaines de prendre en photo les fœtus décédés pour que les parents en gardent le souvenir. Pour les soignants d’aujourd’hui, le fait d’apprendre que les portraits d’enfants morts avaient existé autrefois a servi d’encouragement à continuer. J’écris ensuite plusieurs articles sur la mort des enfants, en montrant comment les rituels et les croyances religieuses d’autrefois ont pu permettre aux parents d’accepter ces morts immatures. A cette époque, je suis de plus en plus intéressée par les sources iconographiques et souvent déçue par l’usage passe-partout que les historiens font des images. Je lis alors deux livres très éclairants : celui de Mary Frances Durantini, The Child in Seventeenth-Century Dutch Painting qui insiste sur l’importance dans la peinture hollandaise de la leçon de morale derrière les représentations d’enfants qui doivent donc être décodées ; et la traduction française du livre de Leo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne qui met en relation les peintures de Vierges, où l’Enfant est nu avec le sexe bien apparent, avec la pastorale religieuse de la fin du Moyen Âge qui insiste davantage sur l’humanité du Christ, en montrant qu’il a eu un sexe et le besoin de téter comme un vrai bébé. Je m’oppose à une historienne de la petite enfance du Moyen Âge, Danièle Alexandre Bidon qui, dans L’Enfant à l’ombre des cathédrales, prétend que tous les bébés profanes étaient allaités nus et ne fait aucune différence dans ses analyses de

5 Loux, 1978. 6 Morel et Lallemand, 1997 et 2004. 7 Rollet, 1990. 8 Morel et Rollet, 2000. 9 Le Grand-SÉbille, Morel et Zonabend, 1998.

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l’iconographie entre les nourrissons ordinaires et l’Enfant Jésus. Je synthétise les apports de Durantini et de Steinberg dans mon article : « Images et représentations figurées du petit enfant : pour une problématique renouvelée de l’histoire de l’enfance (xve-xixe siècles) »10. En 2006, avec mon collègue médiéviste Didier Lett, nous publions Une histoire de l’allaitement, dans lequel j’écris un long chapitre sur les Vierges qui allaitent. En commentant de nombreuses images, je souligne l’absence de réalisme des gestes des deux protagonistes : ce sont des peintures de dévotion, où Marie et Jésus doivent se montrer aux fidèles, ce qui implique parfois des postures compliquées de l’Enfant qui doit téter tout en regardant autour de lui. J’insiste aussi sur l’importance symbolique du lait de la Vierge qui, chez certains théologiens comme saint Augustin, a autant de pouvoir salvateur que le sang du Christ. C’est le thème de la double intercession par le sang et par le lait, qui me permet de comprendre le sens de quelques peintures énigmatiques de Rubens, Murillo ou Gozzoli (qui peint en 1464 après une épidémie de peste une fresque dans l’église de Saint Augustin à San Gimignano). Je comprends que l’importance extrême des pouvoirs du lait n’est pas une spécificité du christianisme : dans l’Iliade, Hécube mère d’Hector, découvrant sa poitrine, supplie son fils de ne pas se battre, au nom du sein qui l’a nourri. Quant à la déesse Isis si valorisée dans l’Égypte ancienne, elle est christianisée apparemment sans solution de continuité dès les premières représentations de Maria Lactans. Par ailleurs, j’insiste aussi sur la dimension allégorique de l’allaitement, notamment dans les étranges représentations de la Charité dite « romaine » (un vieillard allaité par sa fille !), que je découvre, grâce à Alain Mérot, dans le catalogue de l’exposition du musée de Caen, L’allégorie dans la peinture. La représentation de la charité au xviie siècle (1986). Parallèlement je continue à travailler sur les nourrices en étudiant leur place dans l’iconographie des xviiie et xixe siècles. Dans mon article « Images de nourrices dans la France des xviiie et xixe siècles »11, je m’interroge sur le contraste entre leurs images plutôt positives au xviiie siècle, et les caricatures qui se moquent d’elles dans la presse populaire au xixe siècle. En 2018, participant à un colloque à l’université d’Erfurt sur Allaitement et religion, je travaille avec un regard anthropologique sur les écrits des folkloristes des xixe et xxe siècles. Je montre comment les « saints du lait » favorisent la lactation à travers des prières, des pèlerinages, le toucher des reliques, l’ingestion de poudre de galactite et le port de pierres spéciales dites pierres de lait12. Je rencontre alors les recherches de Véronique Dasen qui travaille sur les mêmes recours religieux dans l’Antiquité gréco-romaine et je m’émerveille à nouveau de la fécondité et de la richesse des rencontres entre chercheurs. Bibliographie D. Alexandre-Bidon, M. Closson, L’Enfant à l’ombre des cathédrales, Lyon, PUL, 1985. Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960 et 1973. L. Boltanski, Prime éducation et morale de classe, Paris, EPHE, 1969 et 1984.

10 Morel, 1997. 11 Morel, 2010. 12 Morel, 2019.

à p rop os de l’histoir e de l’allaitement  : un pa rcours d’ég ohistoire

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Transferts

Introduction

La section « Transferts » s’attache à l’analyse critique des différents discours, qui mettent en œuvre les échanges tant économiques que symboliques autour du lait de femme. Une série d’études de cas montre comment l’histoire des pratiques liées à la première nutrition est mise en rapport avec la survalorisation symbolique de la libéralité maternelle comme devoir, et éclaire les représentations sociales et les transferts religieux qui se rattachent à ces transactions. Cette partie aborde donc tant la transmission des savoirs médicaux que les appropriations spirituelles, les pratiques dévotionnelles et les fictions politiques qui allégorisent le lait et l’allaitement. On y perçoit le rôle déterminant de l’iconographie dans une histoire de l’allaitement, des images de l’origine de la Voie lactée générée par le lait d’Héra, instrument d’adoption symbolique et vecteur de statut divin, aux diverses traditions chrétiennes de la Vierge allaitante, jusqu’aux relectures de la lactation de Venus à la Renaissance témoignant d’une compréhension érotique de la lactation. À partir du moyen âge, ces images et figures servent en effet de support à la formation de modèles spirituels aussi bien que moraux, de même que la représentation de corps nourriciers et de la nourriture lactée est mobilisée comme vectrice de sens dans des discours politiques et idéologiques sur la nation et la race, sa « santé » et sa croissance. Les réappropriations de la lactation et de l’allaitement troublent néanmoins les codes du genre et suscitent des tensions intellectuelles dans les définitions du masculin et du féminin. Elles révèlent les enjeux de la filiation inscrite dans le processus de la génération aussi bien que ceux de la production des savoirs et de leur transmission. En proposant un regard comparatif sur les discours et pratiques actuelles et passées dans une perspective très ouverte, et au croisement de plusieurs disciplines, cette section permet finalement d’éclairer l’articulation entre allaitement et économies morales, mais aussi la construction de discours visant à l’appréhension idéologique de corps allaitants à la puissance symbolique certaine.

Carole Avignon

Discours normatifs et transmissions des savoirs médicaux sur les nourrices au Moyen Âge

Dans le Cinquième article de son Mesnagier de Paris composé à la fin du xive siècle pour sa jeune épouse, l’auteur anonyme présente des scènes de vie conjugale et des portraits d’épouses exemplaires, au premier rang desquelles figurent des épouses de l’Ancien Testament dont la stérilité (temporaire parfois) contrarie le plein accomplissement de leur soumission au mari. Leur parentalité se construit au-delà de la conception mais dans la projection du « nourrissage » de l’enfant et de son éducation. Ainsi Sarah déclare-t-elle à Abraham, pour l’enjoindre de faire un enfant à Hagar, sa servante : Je desiroye que je peusse avoir filz d’elle et de toy, lesquelz je peusse nourrir et garder a la fin que tu ne morrusses pas sans laissier lignee de toi ; ou Rachel, à Jacob : Donne-moi des enffans, et se tu ne le faiz je mourray […] J’ai Balna ma meschine ; couchez avec elle et a ce qu’elle enfantera et je puisse avoir filz d’elle et de toi1. La mère médiévale reste toutefois marquée par le stéréotype de sa fonction allaitante, à l’image de cette enluminure d’un manuscrit angevin du xve siècle du Livre des propriétés des choses de Barthélemy l’Anglais (né avant 1200-mort en 1272), incontournable encyclopédie du milieu du xiiie siècle dont la traduction du latin a été commandée, – indice de son succès, en 1372 par Charles V à Jean Corbechon2. Un couple est présenté dans un intérieur domestique : au père, à droite de l’image, menaçant d’un bâton un petit garçon en tunique courte tout en fixant du regard un autre jeune homme, répond l’image à gauche, d’une mère, sein découvert offert à un nourrisson nu et asexué3. La femme médiévale qui n’aurait pas su répondre à l’appel du mariage mystique avec le 1 Le Mesnagier de Paris, texte édité par G. E. Brereton, et J. M. Ferrier, traductions et notes par K. Uelthschi, Paris, 1994, I, V, p. 160 et p. 172-174. 2 M.C. Seymour, Bartholomeus Anglicus and his encyclopedia, Londres, 1992 ; Barthélemy l’Anglais, Le livre des propriétés des choses. Une encyclopédie au xive siècle, éd. B. Ribémont, Paris, 1999. 3 BNF, ms. fr., 135, fol. 193. URL : https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b10023850d/f. 195.item. Carole Avignon  •  Université Angers Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 227-241 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127438 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Christ finit en effet par trouver sa place dans le plan divin de salut comme épouse et mère de futurs baptisés. Tel est le discours qu’élaborent les Pères de l’Église puis les docteurs médiévaux à partir d’un substrat néo-testamentaire profondément marqué par les visions ambivalentes du mariage et de la sexualité conjugale professées par saint Paul. Ainsi peut-on lire dans sa Première Épître à Timothée (2, 15) : « Néanmoins elle sera sauvée en devenant mère, à condition de persévérer avec modestie dans la foi, la charité et la sainteté4 ». Les représentations de la maternité proposées par les « moralistes carolingiens », les canonistes et théologiens à partir des xie-xiie siècles, puis les pédagogues, encyclopédistes médecins, frères mendiants, juristes ou marchands à partir du xiiie siècle ont fait l’objet de travaux nombreux, notamment quand il s’est agi de déconstruire l’idée de Philippe Ariès d’inexistence d’un « sentiment de l’enfance » chez les Médiévaux5. Ainsi l’historiographie n’a-t-elle pas manqué de mettre en lumière combien le nourrissage et, pour les plus jeunes enfants, l’allaitement sont un sujet de préoccupation des auteurs qui entendent prodiguer conseils et recommandations en la matière6. S’intéresser aux discours produits sur les nourrices par ceux-là mêmes qui formalisent les normes de comportements attendus des conjugati et plus encore des conjugatae, permet d’interroger ce que les prescripteurs médiévaux mobilisent comme connaissances sur la physiologie du corps féminin, sur la procréation, sur le développement et le façonnage des corps aux différents âges de la vie, mais aussi comme considérations sur les devoirs de l’épouse et de la mère à l’égard des enfants (dont elle doit veiller à la santé), mais aussi du mari (dont elle doit préserver les chances de salut en préservant la continence sexuelle). La façon dont les hommes pensent le rapport entre allaitement et maternité (allaitement par la « vraie » mère, allaitement par la mère de substitution qu’est la « nourrice ») procède de considérations largement partagées, puisées tout autant aux fonds des connaissances médicales antiques qu’à des préceptes moraux, élaborés dès le haut Moyen Âge (aux temps de Grégoire le Grand et d’Isidore de Séville), puis ré-agencés au fil des siècles au gré des circonstances qui accompagnent la production de discours de genres fort variés (didactiques, politiques, encyclopédiques, médicaux, pastoraux), et destinés à des publics différents (clercs lettrés, laïcs lecteurs de langues vernaculaires, princes, aristocrates, bourgeois ou marchands) auprès de qui ces traités ont circulé avec des succès variables. Les conditions de la production normative et culturelle médiévale, tout en sédimentation d’autorités anciennes à partir de textes matriciels qui ont contribué à transmettre les savoirs antiques mais aussi patristiques, les Étymologies d’Isidore de Séville (v. 560-636) en bonne place, expliquent en grande part que les discours sur les nourrices, comme tant d’autres, apparaissent élaborés à partir de modules de pensée

4 Lett, 2013, p. 33 Blamires, 1997, ch. 3 : « Honouring Mothers », p. 70-95 ; Duby, Perrot, 1991. 5 Toubert, 1977, p. 233-282 ; Ariès, 19602. 6 Riché et Alexandre-Bidon, 1994, p. 57-63 ; Riché et Alexandre-Bidon, 1997, p. 7-29 ; Lett, 1997, notamment p. 57-58 ; Alexandre-Bidon et Lett, 1997 ; E. Becchi et D. Julia (spécialement p. 151, sur la « santé de l’enfant » et les recommandations formulées par les encyclopédistes du xiiie siècle : Barthélemy l’Anglais, Thomas de Cantimpré, Vincent de Beauvais) ; Lett et Morel, 2006. Rappelons aussi que dans son Speculum naturale, Vincent de Beauvais recommande l’allaitement par une nourrice dans les premiers jours de la vie du nourrisson pour lui éviter la nocivité du colostrum maternel.

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comparables, jusqu’aux traités de l’humanisme italien des premières décennies du xve siècle7. Le portrait de la nourrice que propose Barthélemy l’Anglais, au milieu du xiiie siècle, dans la version traduite par Jean Corbechon, apparaît en négatif comme celui de la mère : La nourricee est ainsi appelee pource quelle norrist l’enfant ou lieu de la mere. La nourrice comme dit Ysidore en nourrissant l’enfant tient lieu de la mere car ainsi comme se elle feust mere elle s’esjoyt quant l’enfant est en joye et a pitié de l’enfant quant il est malade et le relieve quant il chiet. Elle l’allaite quant il pleure et si le baise quant il se taist ; elle le lye quant il se remue, elle le lave et le netye quant il est ort […]8. Mère et nourrice ont en partage de « nourrir » l’enfant, comme le rappelle la tradition des Étymologies. Si l’on compare termes à termes les deux chapitres qu’élabore Barthélemy l’Anglais, mère et nourrice ont en commun de « nourrir » mais aussi d’« embrasser » l’enfant. Elles manifestent l’une et l’autre des signes d’attachement, d’empathie envers lui : la mère « aime très tendrement ses enfants », la nourrice « se réjouit de sa gaité, […] a pitié quand il pleure ». La nourrice est ensuite plus spécifiquement présentée comme celle qui lui apprend en plus à parler, use de médecine pour sa santé, le porte, le distrait, lui mâche sa nourriture, le berce, lui chante des chansons pour l’endormir (le sommeil ayant été présenté préalablement comme une étape décisive de la digestion des nombreuses nourritures que l’enfant absorbe)9. La nourrice est bien un substitut maternel, la femme qui tient lieu de mère, allaitante mais pas seulement puisqu’elle apparaît dans les traités médicaux et dans la production pastorale comme tout entière impliquée dans la « nourriture » de l’enfant que des parents lui confient aux dépens du sien, pour le meilleur comme pour le pire, selon le point de vue que l’auteur-prescripteur veut défendre. Quelles sont les incidences (spirituelles) pour la mère de confier à une tierce personne tout ou partie des gestes et actions, qui après l’engendrement, lui confèrent son rôle et sa place dans la sphère domestique ? Quelles incidences (sanitaires et morales) pour l’enfant ainsi privé du lait qui l’alimentait dans la matrice ? Quelles incidences (a minima médicales) pour l’enfant de la nourrice qu’il convient de sevrer prématurément (au regard des canons du temps) pour assurer le nourrissage d’un autre ? La mère est-elle 7 B. Ribémont rappelle ainsi l’influence des Étymologies d’Isidore de Séville sur l’encyclopédisme du xiiie siècle, son rôle dans la diffusion de la culture antique comme de la pensée patristique, notamment augustinienne, l’évêque d’Hippone ayant d’ailleurs défendu en son temps la nécessité de connaître les sciences de la nature pour mieux saisir le sens caché de l’Écriture. Barthélemy l’Anglais, op. cit., « Introduction », p. 7-49, spécialement, p. 8-16. 8 Le franciscain-encyclopédiste propose au livre VI de son De proprietatibus rerum consacré aux âges de la vie et aux états du monde un chapitre sur la mère (le septième) et un sur la nourrice (le neuvième). Il développe également des considérations sur la mère et l’allaitement au quatrième chapitre du livre VI sur l’enfant, et au chapitre 34 du livre V, sur les mamelles. Pour le texte en traduction française : Barthélemy l’Anglais, op. cit., BNF, ms. fr 22532, ici fol. 85v ; en version latine, originale, Idem, De proprietatibus rerum, BNF, ms. lat. 17817, fol. 76v, xve siècle (Gallica.bnf.fr) : De nutrice. Nutrix a nutriendo est dicta eo quod ad fetus nutrimentum sit accommodata, nutrix ut dicit Ysidorus supplet in nutriendo parvulum vicem matris unde nutrire admodum matris congaudet puero gaudenti et conpatitur puero patienti, sublevat puerum cadentem, lactat parvulum vagientum, deosculatur tacentem, ligat et colligat parvulum se dissolventem vel diffundentem, abluit et mundificat sordidantem […]. Pour une édition en français modernisé, Le livre des propriétés des choses. Une encyclopédie au xive siècle, introduction, mise en français moderne et notes, Barthélemy l’Anglais, op. cit., Paris, 1999, sur la mère, p. 142, sur la nourrice, p. 143. 9 Barthélemy l’Anglais, op. cit., p. 142 : « la mère est ainsi appelée parce qu’elle donne le sein pour nourrir son enfant, comme dit Isidore ».

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vraiment cette femme qui expertise la nourrice comme le donnerait à penser une miniature du manuscrit du xve siècle du Régime de corps écrit par le médecin (physicus) italien Aldebrandin de Sienne, mort à Troyes entre 1296 et 1299, et qui présente une femme à la mise élaborée en plein examen de la mamelle d’une autre, plus modestement vêtue, et qui fait mine de dialoguer avec elle10 ? Ni les pédagogues, ni les médecins, ni les prédicateurs ne semblent s’être intéressés à ces questions, pas davantage d’ailleurs qu’ils ne semblent avoir pris en considération le devenir de l’enfant de cette femme devenue nourrice d’un autre. Les textes normatifs étudiés n’abordent jamais directement la question de l’engagement mercenaire de ces femmes11, sauf peut-être quand le florentin Francesco da Barberino (1264-1348) propose au début du xive siècle un chapitre sur les « nourrices » parmi les « femmes prêtant service selon leur condition12 ». Certains extraits de la littérature de divertissement (miroir offert à un public sans doute toujours aristocratique de comportements qu’il contribue ainsi à constituer en norme sociale) corroborent bien ce que des contrats d’engagement, notamment florentins, précisent des termes économiques de la transaction qui s’engage. Jens N. Faaborg cite plusieurs extraits de textes du xiiie siècle qui révèlent que c’est la pauvreté (et elle-seule) qui empêche certains couples de recourir aux services d’une nourrice ; ainsi en est-il de l’histoire d’Hervi et Béatrice : « Et non pour quant ele aleta chascun de ces enfanz et noori ele meesme par un an et plus, car ele n’estoit pas si riche que ele peust avoir norrice13 ». Le Roman des sept sages déconseille de choisir des nourrices d’un trop modeste niveau social pour les enfants nobles et son auteur déplore le choix de ce « haus hom » qui, pour économiser sur son salaire (« por le petit loier donner ») alla quérir « une camberiere/U une chaitive bregiere,/ La plus povre k’il puet trover ») alors qu’il aurait dû chercher par tout le royaume « une gentil femme » « pour bien norrir et enseigner14 ». Dans la doctrinal pueril que compose Raymond Lulle vers 1275-1283, traduit presqu’aussitôt en langue française, le polygraphe catalan expose au chapitre 91 des considérations sur la « manière sus laquele home doit norrir son fiuz ». Nourrir renvoie à l’éducation tout entière (« bien ensaignier aucun home et en aucunes bones mours »), et implique le « norrissemenz au cors et l’autre a l’ame ». S’il interpelle son interlocuteur (fils fictif ou réel) pour lui rappeler que « plus sage est nature a norrir les enfanz que n’est ta mere », il ne manque pas de préciser que les premiers âges de l’enfance doivent être ceux de l’alimentation par le lait seul, car le nourrisson ne peut « cuire » des aliments comme la viande en raison de sa complexion. Mais il n’en dira pas plus sur les femmes responsables 10 BNF, ms. fr. 12322, fol. 97, présenté dans Riché et Alexandre-Bidon, 1994, p. 57. Christiane Klapisch- Zuber a bien démontré que, dans la pratique florentine du moins, le mise en nourrice est une « affaire d’hommes » : voir Klapisch-Zuber, 1983, p. 33-64, spécialement p. 44-45 ; Thomas, 1906, p. 454-456 ; Garosi, 1981, p. 33 : références citées par Bisson, 2002, p. 117-130. 11 Dans l’article précédemment cité, Christiane Klapisch-Zuber étudie très précisément la réalité sociale de la mise en nourrice à Florence au xve siècle, telle que la documentent les livres de famille des marchands, les statuts communaux, les contrats passés entre les pères (père nourricier, balio, époux de la nourrice, et père bailleur). Cette étude révèle souvent l’écart qu’il y a entre la lettre des prescriptions reproduites tout au long du Moyen Âge dans les discours normatifs et la réalité de ce que les Florentins mettaient en œuvre comme critères. 12 Francesco da Barberino, Reggimento e de’costumi delle donne, Rome, 1895, éd. G. E. Sansone, Turin, 1957. 13 Faaborg, 1997, p. 149 : dans Guillaume de Saint-Pathus, Miracles de saint Louis, éd. Parcival B. Fay, Paris, 1931. 14 Le Roman des sept sages, éd. J. Misrahi, Paris, 1933, 217-30, cité par Faaborg, 1997, p. 145.

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de cet allaitement, mère-génitrice ou nourrice15. Une fois n’est pas coutume, car il n’est guère de textes qui ne fassent la promotion, en première intention, de l’allaitement par la mère, quel que soit le type de discours proposé et les enjeux de leur production. Parmi les arguments médicaux mobilisés pour dissuader les couples de recourir à des nourrices, celui de préserver la continuité du nourrissage intra-utérin est très utilisé. Le meilleur lait à donner est bien celui de la mère puisque c’est ce même lait, à présent revenu « aux mamelles », qui nourrissait l’enfant in utero. Le Régime de corps du médecin Aldebrandin de Sienne ne manque pas de rappeler que le meilleur lait est donc celui de la mère, comme l’avait dit avant lui Barthélemy l’Anglais, et comme le fera encore l’ermite de Saint-Augustin et didacticien Gilles de Rome (v. 1246-1316), auteur vers 1278 d’un De regimine principum pour le futur Philippe Le Bel, et dont le succès, en latin comme en traductions est éclatant aux xive et xve siècles16. Le médecin interpelle sa lectrice en des termes comparables à ceux employés par les autres deux clercs : Sachiés que li lais que on doit douner et cil ki miex li vaut si est cil de le mere, por ce ke de celi meisme dedans le ventre de le mere est nourrie, car natureument puisqu’il est hors de ventre revient li lait as mamieles17. La théorie galénique de la déalbation du sang de la matrice remontant aux mamelles sous forme de lait est bien connue déjà dans la version qu’en proposent l’école de Salerne et Constantin l’Africain, au xie siècle, à partir des savoirs galéniques et hippocratiques anciens. Barthélemy l’Anglais s’appuie pour sa part d’abord sur la tradition d’Isidore de Séville pour dire que « tout le sang qui était dans la matrice […] monte aux seins par les conduits naturels et là, il blanchit par leur office et devient du lait, comme dit Isidore », avant de convoquer plus loin l’autorité expresse de Constantin [l’Africain] quand il détaille le circuit veineux du sang aux seins et l’incidence de la force de la chaleur, puis celles d’Hippocrate et de Galien, quand il signale les désagréments causés par un sang remonté aux seins qui ne se transformerait pas en lait18. L’œuvre encyclopédique du franciscain mobilise, en plus des principales connaissances bibliques et patristiques (notamment augustiniennes) du début du xiiie siècle, les connaissances néo-platoniciennes, pseudo-aristotéliciennes et aristotéliciennes, mais aussi les savoirs médicaux antiques transmis par les médiévaux

15 Raymond Lulle, Doctrine d’enfant. Version médiévale du ms. fr. 22933 de la B. N. de Paris, texte présenté et établi par A. Llinarès, Paris, Klincksieck,1969, chapitre 91, p. 205-206, spécialement p. 205 : « Au commencement quant l’enfant est né, tant qu’il a prise force et chalor naturel, il ne doit estre norri fors de lait tant seulement ». P. Riché écrit que Raymond Lulle promeut comme tous les Médiévaux l’allaitement maternel ; précisons qu’il se contente en fait de promouvoir l’allaitement tout court, sans plus en dire sur ses actrices. Ses prises de position sont par ailleurs atypiques par rapport au commun des traités de puériculture médiévale, comme lorsqu’il dénonce l’usage du berceau : « plus nuisent les berceaux auz enfanz que les plors » (ibid., p. 206). Voir Riché, 1981, p. 15-29, spécialement p. 25. 16 Barthélemy l’Anglais dit également que l’enfant « est mieux nourri du lait de sa propre mère que de nulle autre femme » (Barthélemy l’Anglais, op.cit, VI, 7, « la mère », p. 142). Gilles de Rome (v. 1246-1316) consacre deux chapitres de son livre second (De regimine domus) aux soins à apporter au nourrisson et à l’enfant jusqu’à ses sept ans : conformément à l’idée selon laquelle l’éducation des enfants est le principal devoir des parents, il ne manque de rappeler la nature de l’enfant commande qu’on le nourrisse du lait de sa mère plutôt que d’une autre femme. Riché, 1981, Paris, p. 15-29, spécialement p. 28 [Gilles de Rome, De regimine principum, éd. H. Samaritanius, Rome, 16072] Sur la tradition en français du texte, voir notamment Perret, 2010. 17 Aldebrandin de Sienne, Le Régime du corps, éd. Louis Landouzy et Roger Pépin, Paris, Champion, 1911, p. 76. 18 Barthélemy l’Anglais, V, 34 « mamelles », op. cit., p. 131-132. Voir aussi Jacquart et Thomasset, 1985, p. 22.

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(chrétiens, juifs et arabes) qui viennent enrichir le socle isidorien19. Le médecin champenois d’adoption, Aldebrandin de Sienne puise au même fonds d’autorités. Dans le prologue de son Régime, il en rappelle les principales : « Ypocras, Galiien, Constantin, Jehenniste, Ysaac, Aristotele, Diogene, Scrapion, Rasis, Avicenne »20. Parmi ceux-là, c’est en fait surtout Constantin l’Africain, Isaac Israeli, le Canon d’Avicenne et l’Almanzor de Razès qui semblent les plus souvent utilisés. La culture médicale du physicus s’est sans doute façonné à Salerne où il a profité des transferts culturels entre monde latin et Islam favorisés par la cour souabe. Ce Régime de corps d’Aldebrandin de Sienne constitue l’un des textes les plus diserts pour répondre à la question de savoir « comment on doit garder l’enfant quant il est né » ou « comment vous devés faire norrir vo enfant ou premier aage et ou secont », voire comme certains manuscrits conservés le spécifient clairement dès le titre du chapitre, des moyens d’ « eslire et connoistre la norrice pour l’enfant norrir et garder21 ». Le prologue de certains des soixante-quatorze manuscrits qui transmettent la version originale, française, du texte précise que l’ouvrage est dédié à Béatrice de Savoie, comtesse de Provence, mère de la reine de France, Marguerite, épouse de Louis IX. Le public visé semble bien devoir être celui de l’aristocratie de la seconde moitié du xiiie siècle. C’est donc à une « sage nourrice » qu’il convient de confier le nourrisson dès les premiers jours de sa vie. Une fois le cordon ombilical coupé, le nombril lié d’un fil de laine, le nourrisson doit être lavé22. Dans cette encyclopédie médicale, la nourrice devient dès lors la principale actrice des gestes à accomplir : qu’on veille qu’elle n’ait pas ses ongles rongés lorsqu’elle « destoupe » les oreilles et les narines du petit afin de ne pas « l’enfant grever » ; qu’on sache que « biautés et laidure à avoir tient a grant partie as nourrices » à qui revient la tâche de lier l’enfant dans le maillot qui doit éviter aux membres de se déformer à un âge de la vie où le nourrisson est « comme li cire quant ele est mole ». Cette image est partagée par tous les pédagogues médiévaux ; Barthélemy l’Anglais n’avait pas manqué quelques décennies plus tôt de rappeler, dans une logique comparable, que « si le sang de la nourrice est mauvais ou corrompu, le corps de l’enfant en est atteint : il est mou, tendre et absorbe aisément la nourriture qu’on lui donne, bonne ou mauvaise23 ». Le pragmatisme du médecin champenois le conduit à préciser ensuite que l’enfant devant être allaité deux à trois fois par jour, si les mères ne peuvent « tous jours nourrir leur enfans », il convient donc qu’elles aient des nourrices. Un principe de réalité l’emporte ici sur ces autres considérations, physiologiques ou morales qui auraient pu conduire le physicus à déconseiller plus fermement qu’il ne le fait le recours à une tierce personne pour allaiter 19 Sont utilisés et parfois même cités les commentaires du médecin de Kairouan Isaac Israeli (ou Ishaq al’Isra’ili, mort vers 932, et cité comme « Isaac le médecin », pour son traité des urines notamment), l’Isagoge d’Hunain Ibn Ishaq (mort en 873), connus par les traductions de Constantin l’Africain au xie siècle, la traduction par Jean de Tolède vers 1130 d’un ouvrage pseudo-aristotélicien, cité de manière abusive comme étant le Regimen sanitatis salernitain. Ces sources sont encore complétées par les Aphorismes d’Hippocrate commentés par Galien. Voir Barthélemy l’Anglais, Introduction et notes, op. cit., notamment note 20, p. 134 et M. Seymour, 1992, p. 17-28, spécialement p. 23-25. 20 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. LXI. 21 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. 74-78 ; et chapitre suivant : « comment on doit le cors garder en cascun aage », p. 79. 22 Chez Barthélemy l’Anglais, ces gestes sont ceux de la sage-femme (obstrix). 23 Barthélemy l’Anglais, op. cit, p. 140.

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l’enfant. L’influence de Galien, d’Oribase ou de Soranos d’Éphèse, médiatisée par les écrits de Constantin l’Africain et/ou du Canon d’Avicenne est évidente dans le développement des critères de choix de la nourrice24. L’âge requis est 25 ans car il s’agit là de l’âge de la fécondité (« car c’est li ages où li caleurs naturex est plus fors por boines humeurs engenrer »). Il convient de veiller à ce que la nourrice n’ait pas accouché plus d’ un ou deux mois avant son engagement. Alors que le sevrage ne s’entend guère avant deux ou trois ans selon les textes, il importe donc de s’assurer que celle qui va allaiter l’enfant d’une autre cesse d’allaiter le sien dès les premiers mois de sa vie25. Le lait « ne vaut rien » si son enfant a déjà un ou deux ans. L’enfant mis au monde devra être un garçon plutôt qu’une fille. Il convient encore de veiller à ce qu’elle ait pu mener à terme sa grossesse et qu’elle n’ait pas « perdu sen enfant devant ou par bature ou autre cose26 ». Est-ce une manière de s’assurer qu’aucun mauvais traitement ne lui ait été infligé ou qu’elle-même ne soit pas d’un tempérament à maltraiter les enfants ? Dans ses coutumes de Beauvaisis de la seconde moitié du xiiie siècle, Philippe de Beaumanoir conseille que les parents « [prennent] moult garde à qui ils confient leur enfant car nourrices peu soigneuses ont mis maint enfant à mort27 ». Ce qui préoccupe aussi le médecin Aldebrandin, c’est qu’elle ne corrompe pas son lait en poursuivant une vie sexuelle et plus encore en tombant à nouveau enceinte : « car femme ençainte quand ele alaite distrait et tue les enfanz28 ». L’allaitement reste bien synonyme de nécessaire abstinence sexuelle, comme l’impose la pensée patristique depuis Grégoire le Grand (590-604)29. Des critères physiques sont également à prendre en considération, au premier rang desquels la ressemblance avec la mère, afin sans doute que les éventuels marqueurs physiques susceptibles d’être transmis à l’enfant par le lait ne heurtent pas trop la nature : qu’ele soit samblans a la mere tant com ele puet plus, et k’ele ait boine couleur meslée de rouge et blanc, et qu’ele est le col gos et fort et le pis et le car dure, et ne soit mie trop crasse ne trop magre, et soit sainne tant c’on pourra plus trover, car les maladives norrices tuent ains droite eure les enfans30. Francesco da Barberino, poète, élève de Brunetto Latini et représentant des instances communales florentines, compose vers 1318-1320 un Reggimento e de’costumi delle donne qui

24 Le chapitre des soins à donner aux nouveau-nés est très largement inspiré du Canon d’Avicenne (I, III, 1), qu’il traduit du latin en français et notamment pour ce qui est des critères de choix de la nourrice (âge, forme, mœurs, mamelles) eux-mêmes inspirés des considérations de Galien sur les critères d’âge. Voir Papin, 1911, p. lxiv-lxv. Dasen, 2015, notamment p. 255 pour les différences entre Galien et Soranos d’Éphèse sur cette question. 25 Aldebrandin lui-même prévoit le sevrage à partir de deux ans, quand vient pour la nourrice le temps de donner à l’enfant du pain, pré-maché et amolli de miel, de lait, voire d’un peu de vin. 26 Chr. Klapisch-Zuber rapporte que Margherita Datini, épouse du marchand du Prato dont on a conservé la correspondance préférait une nourrice ayant perdu son enfant afin d’être sûre qu’elle ne soit pas tentée de nourrir les deux enfants en même temps. Klapisch-Zuber, 1983, p. 41. 27 Cité par Riché, 2010, p. 153. 28 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. 77. 29 Ce point semble être celui que les pères d’enfants à mettre en nourrice surveillent le plus, dans une convergence parfaite avec les recommandations des médecins, mais aussi des prédicateurs. Chr. Klapisch-Zuber nous apprend bien qu’à Florence la grossesse d’une nourrice est la première cause de rupture de ces contrats qui stipulent que le salaire n’est dû « qu’aussi longtemps que la balia fournira un lait bon et sain » et que « si elle devient enceinte, ou perd son lait, elle doit réserver tous les droits des parents, comme l’exige raisonnablement la coutume ». Klapisch-Zuber, 1983, ici p. 45-46. 30 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. 76.

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se présente comme un traité d’éducation en italien destiné expressément à des femmes31. Il adapte en toscan ces différentes considérations : les nourrices font ainsi l’objet d’un substantiel développement de quinze pages de cette œuvre didactique32. Il reprend aussi à son compte ces considérations relatives aux critères de choix des nourrices, notamment celles relatives à la nécessaire ressemblance avec la mère : conforme alla sua madre il piu, che puoi, Ed aggia buon color, et collo forte, Et petto forte, ed ampio La carne dura, e grassa, pui che magre, Ma non vizza imperochè troppa33. Il reproduit aussi les consignes relatives à la corpulence générale, la couleur de la peau, le régime alimentaire à tenir, mais aussi celles relatives aux incidences d’une grossesse. L’auteur interpelle en effet la nourrice et lui dit que si elle sent que son lait va tarir, ou qu’il est de moins bonne qualité, ou bien encore qu’elle veut à nouveau coucher avec son mari, qu’elle rende le nourrisson à sa « vraie » mère pour qu’elle aille en chercher une autre : Ma torno a te, balia, se tu senti Lo latte mancare, o te indebolitare O forse vuoi con tuo marito stare / Rendi l’infante alla sua vera madre E va cercando, et trovale una balia/ Fatta com’io diro, e come in prima Elle dovea cercar di trovar te34. Il développe à nouveau des considérations partagées depuis le milieu du xiiie siècle sur la forme des « mamelles », ni trop dures, ni trop molles, ni trop grandes, ni trop petites, « car trop grans mamiele font les enfans camus devenir quant par deseure le nés le mettent », comme l’écrivait déjà Aldebrandin de Sienne35. Soranos d’Éphèse s’inquiétait en son temps de ce que de trop gros seins risquassent d’assommer les enfants ; les médiévaux trahissent ici une angoisse latente de la difformité, et pire encore de la déformation du corps (d’où le recours à l’emmaillotement confié, nous l’apprennent encore Barthélemy l’Anglais comme Aldebrandin de Sienne à la nourrice, pour éviter que les membres du nourrisson ne se tordent36). Parmi les critères physico-physiologiques, il reste la nature, la consistance, la couleur, l’odeur, et le goût et la quantité de lait produit par la nourrice : blans, ne trop cler, ne trop espés, ne vers, ne rouges, ne noirs, et convient que li flaireurs ne soit mie trop forte et li saveurs ne soit trop grosse, ne trop amere, ne salee mais douce37.

31 Cazalé, 1984, p. 69-84. 32 Ibid. Il n’est que les thèmes du mariage (cinquante-neuf pages), des préceptes moraux et conseils pratiques destinés aux épouses (quarante-quatre pages) et du veuvage (vingt-cinq pages) qui ne soient plus développés. 33 Francesco da Barberino, op. cit. p. 263-264. 34 Klapisch-Zuber, 1983, p. 46, note 46. Francesco da Barberino, op. cit. p. 263. 35 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. 77. 36 Barthélemy l’Anglais, op. cit, VI, 9. 37 Aldebrandin de Sienne, op. cit., p. 77.

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Le test de la goutte de lait sur l’ongle sera accompli pour vérifier sa parfaite consistance. Au milieu de ces considérations physiologiques, le médecin champenois ajoute des critères moraux, de « coustumes ». Ces femmes ne doivent être ni colériques, ni tristes, ni peureuses, ni sottes pour ne pas transmettre ces vices aux enfants qu’elles allaitent autant qu’elles éduquent. Ce qu’il y a de « mauvais » en elles pourrait modifier, « changer » la nature d’enfants de « noble forme » : ne se convient qu’ele soit ireuse, ne triste, ne paoureuse, ne sote car ces coses remuent les complexions des enfants et les fait devenir sos et mal acoustumés et por ce, li philosophe aprendent anciennement à lors seignours qu’ils fesissient nourrir lor enfans à sages nourices et bien accoustumees, por ce ke, par la malvaisté de lor nourrices ne pussent lor noble forme cangier38. Deux siècles plus tard, le célèbre prédicateur franciscain Bernardin de Sienne (1380-1444) mobilise de semblables arguments pour signifier cette fois le danger, pour le corps des enfants comme pour l’âme des parents, du recours aux nourrices. Dans son sermon pour le deuxième dimanche de Carême, il présente comme une prava consuetudo (« habitude déviante ») que de donner ses fils à allaiter à des nourrices (dare nutricibus filios ad lactandum). À la question de savoir si c’est « licite ou non », le prédicateur répond sur le plan moral en en faisant l’une des trois manifestations d’inordinata affectio in actu matrimoniali, elle-même présentée comme l’une des trois causes de mortalis culpa dans l’accomplissement de la sexualité conjugale avec l’ « excès de fréquentation » (propter nimiam frequentatem), et les « conditions circonstancielles » (propter circumstantem conditionem). Les marqueurs des désordres dans les dispositions conjugales sont la zelotypia, l’excès d’amour (nimia dilectio), les signe de déraison (amens), le travestissement déraisonnable de la femme qui se farde et s’orne comme une prostituée (quod meretricalis ornatus in muliere inordinati affectus est signum) et le recours aux nourrices « sans cause raisonnable39 ». La condamnation de la mise en nourrice pour l’allaitement des enfants s’appuie sur une autorité patristique qui vise à promouvoir la continence conjugale qu’a bien étudiée J.-L. Flandrin40. La tradition d’une telle prescription est à rechercher dans les compilations canoniques du xie siècle, d’Ives de Chartres puis de Gratien41. Le prédicateur cite bien la distinction 5, ce qui renvoie à la première partie du Décret du canoniste bolonais42. Celui-ci attribuait bien la lettre

38 Ibid., p. 76-77. 39 Les considérations morales développées par Gilles de Rome sur la sexualité conjugale dans la seconde partie de son De regimine principum sont en grande part comparables. 40 Flandrin, 1983, spécialement p. 17-19 sur le temps de l’allaitement comme période de continence sexuelle ; p. 80-82, sur l’impureté sexuelle de l’accouchée. L’historien constate que ces extraits de la correspondance de Grégoire le Grand (590-604) à Augustin de Cantorbéry n’ont pour ainsi dire pas été repris dans les pénitentiels antérieurs au xie siècle, à peine pour relayer l’exigence de continence sexuelle pendant la période d’allaitement et jamais en tout cas pour stigmatiser aussi précisément le recours aux nourrices. 41 L’article de Solvi Sogner qui évoque ces différentes références n’est pas exempt d’erreurs, tant dans la mobilisation de l’historiographie en français ou en anglais sur le sujet, que dans la datation des autorités canoniques et de la compréhension de leur statut. Sogner, 1986, spécialement p. 356. 42 Gratien, Décret, di. 5, c. 4 (Antequam puer ablactetur, vel mater purificetur quousque qui gignitur ablactetur). La glose de Pauca Palea développe ensuite la lettre patristique. Voir Corpus juris canonici, I, c. 4, éd. E. Friedberg, Graz, 1959, p. 8. Lettre de saint Grégoire à Augustin de Cantorbéry, c. VIII, MGH, Epistolarum, tome II, pars I, Gregor I registri, livres VIII-IX, Berlin, 1893, p. 339 (cité par J.-L. Flandrin, op. cit., note 30, p. 175).

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Ad ejus vero concubitum vir accedere non debet au pape Grégoire le Grand (590-604), et non à Augustin comme le fait pourtant fautivement le franciscain43. Quand bien même ce recours à une nourrice serait de permettre aux maris de ces femmes d’engendrer plus facilement d’autres fils, le prédicateur n’y voit pas une « cause raisonnable » : « L’épouse ne doit pas permettre à son homme d’accéder à la couche conjugale tant qu’elle allaite celui qu’elle vient de mettre au monde ». Selon Bernardin de Sienne, il n’y a cependant pas là forcément « péché mortel », mais les parents qui font allaiter par d’autres leurs fils leur font courir le risque d’une vie plus courte que celle des fils nourris par leur propre mère44. Dans les cas où ils survivent, ce qui est déjà fort admirable, ces fils dégénèrent, puisqu’ils ont été nourris par des nourrices vicieuses, alors qu’ils avaient des parents parés de multiples dons et vertus45. Des préjugés sur la moralité des nourrices (à leurs « vices » répondaient au moins rhétoriquement les « vertus » des parents) sont ici associés à des considérations sur la nocivité d’un lait pour ainsi-dire exogène qui risque de transformer certains caractères physiques, naturels, de l’enfant ; de même quand on nourrit du lait de la chèvre ou de la brebis, cela a une incidence sur la densité de la chevelure46. Les caractères physiques de la nourrice pourraient être transmis à l’enfant allaité, mais aussi ses vices ou péchés (ébriété, fureur, luxure, etc.) : il y a bien façonnage de l’enfant allaité par le lait qui le nourrit tout en même temps qu’empreinte morale de l’éducateur, et ici de l’éducatrice, sur cette cire molle qu’est le jeune enfant. Le De re uxoria de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro (1390-1454), dédié à Laurent le Magnifique, propose finalement un discours en grande part similaire aux médiévaux, scolastiques (à l’exception du critère de la ressemblance physique avec la mère), ne modifiant souvent que l’origine des autorités de référence. Geste et posture d’allaitement permettent tout ensemble de « nourrir par le lait » et de « réchauffer par l’étreinte47 » ; il n’est pas de plus adapté et plus salutaire aliment que le lait qui procède du sang cuit des mères48 ; 43 Bernardin de Sienne, Bernardini senensis ordinis fratrum minorum opera omnia, éd. Patres collegii S. Bonaventure, Florence, tome 1, 1950, Sermo XVIII. Dominica II in quadregisam infra diem. De pudicitia conjugali, p. 217-226, ici capitulum 3, p. 219. « Prava autem consuetudo in conjugatorum moribus surrexit, ut filios quos gignunt nutrire mulieres contemnant eosque aliis mulieribus ad nutriendum tradant ; quod videlicet ex sola carnis incontinentia videtur inventum, quia dum se continere nolunt, despiciunt lactare quos gignunt. Haec itaque quae filios suos ex prava consuetudine aliis ad nutriendum tradunt, nisi purgationis tempus transierit, viris suis non debent admisceri. » Sed excusant se quaedam dicentes hoc facere, viros suos velle, ut non lactando, facilius possint alios filios procreare. Contra quos Augustinus in praedicto cap. Ad ejus inquit : « Ad ejus vero concubitum vir suum accedere non debet, quousque qui gignitur ablactetur. » 44 Bernardin de Sienne, op. cit., Sermo XVIII, p. 220. Et licet contra hoc agendo non putem semper mortale fore peccatum, tamen in plurimis satis evidens judicium Dei, ut qui ad lactandum aliis filios tradunt pauciores minoresque vitae filios habeant, quam mulieres ceterae proprios filios nutrientes. 45 Ibid. Et, quod mirabilius est, si vivunt, cum sint filii nutriti a nutricibus vitiosis, licet habeant parentes multis donis et virtutibus decoratos, degenerant quandoque in tantum, quod alterius progenici fore saepius suspicentur. 46 Ibid. Nam nutritis lacte ovium haedis, tenerior sensim capillus efficitur ; agnis vero si capris lactentur, vellera duriora fieri compertum est. In arboribus etiam humoris et glebae propemodum majorem potestatem quam seminis esse constat. Sic facile ab ebriosis nutriti, ebriosi saltem inclinative fiunt ; a furioris nutricibus lactati, inclinantur ad furiam ; a luxuriosis educati, inclinantur ad luxuriam. Et sic de consimilibus multis. 47 Francesco Barbaro, De re uxoria libri duo, liber secundus, cap. VIII : De liberorum educatione, édition de 1533, non paginée : Ut una lacte nutrire et amplexu fovere. 48 Ibid. Nullum enim aptius, nullum salutariums nutrimentum apparet, quam ut idem sanguis qui plurimo spiritu et calore incanduit, genitis notus et familiaris victus offeratur.

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les femmes romaines ont perpétué l’usage de l’épouse de Caton le Censeur qui nourrit son petit de son propre lait. C’est la lettre même du sermon de Bernardin qu’on retrouve ensuite pour redire l’incidence du nourrissage par le lait de la brebis ou de la chèvre49. Les femmes nobles doivent donc veiller à ce que leurs enfants ne « dégénèrent » pas. Si toutefois ces « génitrices » (genetrices) ne peuvent pas « éduquer » leurs enfants, « ce qui arrive souvent, pour de justes causes » (ut saepe contingit, justis ex causis), il faut trouver des « nourrices » qui ne soient « ni esclaves (servas), ni étrangères (adventitias), ni ivres (temulentas), ni impudiques (impudicas), mais libres (ingenuas), de bonnes mœurs (moratas), et douées d’une parfaite conversation (exquisito sermone praeditas) ». Car il s’agit de préserver « le corps et l’âme » de l’enfant des risques de la « dégénérescence » (ex corpore et animo degenerari), qu’il ne « s’imprègne » ni de « mœurs ni de paroles corrompus » et qu’il ne « tête pas en ce lait le malaise de la turpitude, des erreurs et des impuretés » (cum ipso lacte turpitudinem, errores ac impuras aegritudines sugens), en cet âge de la vie où la « mollesse de son esprit » (animus mollis) » se marque comme « l’empreinte du sceau sur la cire tendre » (sigilum teneris ceris)50. Ce que ces textes prescrivent comme critères de choix de la bonne (ou de la moins mauvaise) nourrice illustre bien, jusque dans la production humaniste, ce qu’il y a d’hybridation normative dans l’élaboration d’une pensée de ce que « nourrir » signifie. Les points de vigilance proposés (aux théologiens, directeurs de conscience, ou aux époux dans le gouvernement quotidien de la maisonnée, voire aux nourrices elles-mêmes) mobilisent tout ensemble traditions médicales (référencées ou non comme telles) et considérations morales. La nourrice semble devoir, de facto, occuper une place de substitut de la mère, dans l’accomplissement de gestes et d’actions de soins et de nourrissage, mais aussi dans l’apprentissage de la parole puis de la marche. Ces apprentissages s’avèrent fondamentaux en ce qu’ils contribuent à extraire peu à peu l’enfant de son animalité primitive. Tous ces discours révèlent aussi une profonde sensibilité à l’idée que « nourrir » façonne et l’âme et le corps ; l’introduction dans ce processus de nourrissage et d’éducation d’une personne étrangère au couple parental n’est pas sans incidence, voire sans danger. Car il s’agit de « former » et non de « déformer ». La nourrice ne doit pas « changer » l’enfant qu’on lui confie, ni par « son sang », ni par son « lait », ni par ses mœurs, ni par ses mauvais soins. Au-delà du simple jeu de mots, de la coïncidence d’une consonance frappante, les « changelins » des croyances populaires que les discours des clercs et l’iconographie de la fin du Moyen Âge nous ont transmises, révèlent aussi comment les médiévaux pensent la dialectique normalité/anormalité, santé/maladie, et au-delà de la frontière entre humanité et animalité, celle qui se dessine entre nature et sur-nature. Ils cristallisent l’angoisse de l’échec du nourrissage d’un enfant souffreteux, hurlant, insatiable qui épuise ses nourrices parfois jusqu’à les faire mourir, sans profiter jamais du lait dont on le nourrit. Dès le début du xiiie siècle, Jacques de Vitry définit le chamium, « chamjon ou chanjou » dans son sermo vulgaris ad status élaboré pour « les hospitaliers et les gardiens des infirmes » (ad hospitalarios et custodes infirmorum) comme cet « enfant qui épuise le lait de plusieurs 49 Ibid. Hoedis ovium lacte enutritis tenerior sensim capillus efficitur : agnis vero si a capris lactentur, vellera duriora fieri certum est. Et arboris et humoris et gleba prope majorem potestatem esse constat quam foeminis, ex his laetas et comantes, si alienum in gremium demigrarint, pejores alumnae succo valde mutatas invenies. 50 Ibid.

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nourrices, mais sans profit puisqu’il ne grandit pas et garde un ventre dur et gonflé. Son corps ne grandit pas51 ». En 1405, dans un Traité des superstitions composé par Nicolas de Jawor, maître des universités de Prague puis d’Heidelberg, qui inspire un autre traité des démons en 1415, les cambiones, ou cambiti sont présentés comme des « fils de démons incubes » (filii demonum incuborum) substitués aux enfants des femmes qui se trouvent alors les nourrir comme s’ils étaient leurs propres enfants (ab eis tamquam proprii filii nutriantur). « Substitués aux enfants accouchés par les femmes (mulieribus parientibus, propriis filiis subtractis), mis à leur place […] on les dit maigres, toujours pleurant de douleur, avides de boire du lait au point qu’une quantité aussi abondante soit-elle de lait ne pourrait même en contenter un seul52 ». Un siècle plus tard, en 1520, Luther reprend encore à son compte dans ses Propos de Table ces critères d’identification des changelins, devenus toutefois esprits des eaux ou de la forêt : l’impossibilité pour les mères de rassasier jamais ces enfants53. Ces textes ne mobilisent pas le thème du changelin pour des raisons comparables, puisqu’il a pu s’agir de parler d’enfants difformes et anormaux (comme dans le Miroir des Saxons de 1215, par Eike von Repkow), de croyances populaires en des rituels permettant de déjouer la substitution d’enfants (comme, vers 1260, dans le récit de l’ « adoration du chien Guinefort » dans le recueil d’exempla du dominicain Étienne de Bourbon), ou bien de mobiliser des arguments dans les débats théologiques sur la génération démoniaque54. À compter de saint Thomas d’Aquin, dans la deuxième moitié du xiiie siècle, se fixe la théorie selon laquelle les démons ne peuvent engendrer mais peuvent inséminer artificiellement des femmes avec du sperme prélevé chez un homme. Les développements sur la manducation comme critère distinctif entre corps « assumés » des anges et des démons et corps vivants, éclairent spécialement les passages cités supra sur l’incapacité des changelins à profiter du lait de mères ou nourrices humaines qui les nourrissent en vain. Si l’on voulait mettre en cohérence théologie scolastique et discours cléricaux vulgarisateurs (ce qui n’est pas toujours possible), on dirait en effet que ces changelins sont moins des enfants de démons (puisqu’il ne peut y en avoir au sens strict) que des démons ayant pris l’apparence corporelle d’un nourrisson mais qui n’ont que l’apparence de « corps vivants », tout dépourvus qu’ils sont de leurs caractères physiologiques fondamentaux comme l’est la manducation. Au-delà de l’angoisse d’une société face à l’impénétrabilité de certaines maladies, malformations, ou intolérances physiologiques, le motif du changelin permet aussi peut-être

51 Schmitt, 1979, p. 111 (traduction). Crane, 1967, p. 129 [cccviii, fol. 77v] : Quidam enim similes puero quem Gallici chamium vocant qui multas nutrices lactendo exhaurit et tamen non proficit nec ad incrementum pervenit sed ventrum durum habet et inflamatum. Corpus autem ejus non perducitur ad incrementum. 52 Schmitt, 1979, p. 111-112. Texte latin dans Meyer, 1903, p. 452-453 : Sed forte adhuc diceres videtur utique quod demones proprie generent, quia compertum est, et apud vulgares communiter dicitur, quod filii demonum incuborum mulieribus, eorum filiis subtractis, ab ipsis demonibus supponantur, et ab eis, tanquam proprii filii, nutriantur, propter quod eciam cambiones dicuntur, eciam cambiti vel mutati, et mulieribus parientibus, propriis filiis subtractis, suppositi ; hos dicunt macilentos, semper ejulantes, eosque (eo usque ?) bibulos, ut (ita ?) quod nulla ubertate lactis unum lactare sufficiunt (sufficiant ?) 53 Schmitt, 1979, p. 115. 54 La génération démoniaque telle qu’envisagée dans les débats scolastiques du Moyen Âge central a fait l’objet d’une incontournable étude par Van der Lugt, 2004. Le lecteur y trouvera les éclaircissements nécessaires sur la question de la corporéité ou non des anges et des démons, la théorie des corpora assumpta qui a pu autoriser les théologiens à penser que plutôt que des enfants de démons, ces changelins seraient des démons ayant pris l’apparence de nourrissons.

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de saisir la frontière qui se joue entre nature (le vivant) et sur-nature (le démoniaque), tout en réhabilitant parfois le nourrissage allogène du moment qu’il reste dans le cadre de la nature55. Pensons à la recomposition hagiographique de la vie de saint Étienne, telle que sa Vita fabulosa connue dans le manuscrit 117 du Mont-Cassin la propose à partir du xie siècle et que plusieurs cycles iconographiques la donnent à voir56. La réécriture apocryphe de l’histoire du protomartyr qu’évoquent les Actes des Apôtres (6, 9-10 ; 7, 57-59) rapporte par exemple dans un manuscrit de la fin du Moyen Âge comment dès sa naissance, le nourrisson est enlevé au berceau par Satan ayant pris forme humaine pour lui substituer ensuite une « idole » (ydolus)57. L’infans Étienne est transporté par-delà des mers et abandonné aux portes de Troie où « une biche blanche lui offre sa mamelle pour l’allaiter à la manière d’une mère », avant de se mettre à parler « à la manière d’un humain » pour enjoindre l’évêque Julien de « recueillir ce petit que Dieu [lui] a envoyé pour le nourrir58 ». L’épisode est repris dans plusieurs compositions iconographiques : un ensemble siennois de sept panneaux du xive siècle conservés dans la collection Städel à Francfort-sur-le-Main, un retable peint par Andrea Vini pour la cathédrale Saint-Étienne de Sienne, une fresque de la cathédrale du Prato peinte par Fra Filippo. Cette dernière composition met en scène la mère d’Étienne alitée et ne semblant pas se douter encore que l’enfant au berceau est celui du diable (ou le diable lui-même), tandis qu’une nourrice, dont la frayeur trahit l’intuition du rapt, est figurée devant un autre enfant59. En Catalogne, le retable de Granollers articule les deux épisodes fondateurs du rapt diabolique et de l’intervention salvatrice de la biche. Une femme sommeille (servante, nourrice ?) accoudée au berceau, dans lequel dort un nourrisson emmailloté dont les cornes figurent le diable ; la substitution a déjà eu lieu, tandis que la mère alitée fait quelques ablutions en compagnie de servantes. Dans le second panneau, un nourrisson est placé au pied d’une biche agenouillée. La légende apocryphe et ses avatars iconographiques décrivent ensuite comment devenu adulte, il confond le démon dans ce petit enfant qui n’a pas guère grandi en dépit des dizaines d’années écoulées. L’histoire de saint Barthélemy, qui partage avec Étienne un comparable rapt diabolique à la naissance, illustre quant à elle l’impossible nourrissage de l’enfant de substitution : un manuscrit flamand (ms. 1116, Bibliothèque royale de Bruxelles) recueille le récit de la naissance de ce fils de couple royal syrien, que la mère nourrit d’ailleurs elle-même (au contraire de ce qui semble avoir été le cas d’Étienne), son rapt par Satan pour mieux s’en débarrasser dans les montagnes, et sa substitution au berceau par un « diable noir comme la poix » qui y resta trois ans60. Dans la cathédrale de Tarragone, un retable du xive siècle met en scène un couple royal devant un berceau où couche un enfant noir et sous lequel gisent quatre femmes mortes, des nourrices

55 Van der Lugt, 2004, p. 19 rappelle la classification ontologique médiévale entre naturel, para-naturel, surnaturel. 56 Gaiffier, 1967, p. 169-193, ici p. 173. 57 Gaiffier, 2004, appendice 1, Ystoria nativitatis et educationis Stephani protomartyris, Bibliothèque Marcienne de Venise, ms. lat., VI, 51, fol. 327-328 (xive-xve siècle), p. 181-184. 58 Gaiffier, 2004, p. 182 : […] et ecce Dominus cervam nimis candidam preparavit, que puero materno more lac ubere suo dedit hostium Juliani […] Tunc oratione finita, aperta est lingua cerve et more humano loquebatur dicens : ‘Suscipe, Iuliane, parvulum nutriendum quem tibi misit Dominus, te sibi preparans in hoc loco. » 59 Mengin, 1932, t. 1, p. 56, cité par B. de Gaiffier, 2004, p. 172-173. 60 Gaiffier, 2004, p. 177. Ce délai de trois ans renvoie au temps de l’allaitement, ou du moins du nourrissage assumé par les femmes (mère, nourrice). Voir Avignon, 2017, p. 65-86.

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identifiables à leur corsage dégrafé pour laisser apparaître leurs seins61. Sur le berceau, une inscription en catalan précise : « Ce diable, sous la forme d’un enfant, resta couché dans le berceau vingt-quatre ans ; sous la forme de saint Barthélemy, il causa la mort de quatre nourrices62 ». Ces motifs narratifs ont donc circulé en Europe selon des traditions qui restent encore à éclairer et à enrichir peut-être depuis l’article pionner du père Baudouin de Gaiffier réutilisé une décennie plus tard par Jean-Claude Schmitt63. Ils dessinent en discours ou en images des représentations complexes du nourrissage par le lait, assumé par une mère (parfois, celle de saint Barthélemy), plus souvent encore par des nourrices (le changeon de saint Barthélemy, ou saint Étienne recueilli par Julien), parfois même par une biche doublement humanisée par l’allaitement et la prise de parole, animal dont la blancheur contraste significativement avec la noirceur de celui que rien ni personne n’arrive à nourrir et finit dans les flammes d’un holocauste vécu comme purificateur, triomphe du Saint sur Satan mais aussi de la nature sur le sur-naturel. Bibliographie D. Alexandre-Bidon et D. Lett, Les Enfants au Moyen Âge, ve-xve siècle, Paris, Hachette, 1997. Ph. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Maisons-Laffite, 1973. C. Avignon, « Accueillir l’enfant illégitime : modalités, enjeux, limites de la benignitas canonica. Des théories romano-canoniques aux pratiques sociales (xiie-xve s.) », Accueil et soin de l’enfant. Antiquité, Moyen Âge, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 124 :3 (2017), p. 65-86. Egl. Becchi et D. Julia, Histoire de l’enfance en Occident, 1, De l’Antiquité au xviie siècle, Paris, Seuil, 1998. S. Bisson, « Le témoin gênant. Une version latine du Régime du corps d’Aldebrandin de Sienne », Médiévales, 42 (printemps) (2002), p. 117-130. Alc. Blamires, The Case for Women in Medieval Culture, Oxford, Oxford University Press, 1997. Cl. Cazalé, « Le “Reggimento e costume di donna” de Francesco da Barberino. Un miroir truqué », Médiévales, 6 (1984), p. 69-84. Th. Fr. Crane (éd.), The exempla or illustrative stories from the sermons vulgares of Jacques de Vitry, Nendeln/Lichtenstein, 19672. V. Dasen, Le Sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015. G. Duby et M. Perrot (éd.), Histoire des femmes en Occident, II, Le Moyen Âge, Chr. KlapischZuber (éd.), Paris, Plon, 1991. J. N. Faaborg, Les enfants dans la littérature française du Moyen Âge, Copenhague, 1997 (Études romanes ;39). J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser. Aux origines de la morale sexuelle occidentale (vie-xie siècle), Paris, Seuil, 1983.

61 Gaiffier, 2004, p. 176 ; figures 11 et 12 (cahier iconographique). 62 Traduction de Chandler Rathfon Post, 1930, t. 2, p. 219, cité par Gaiffier, 2004, p. 176-177. 63 Schmitt, 1979, p. 113-118. Voir aussi « La Vie de saint Étienne », par Martino di Bartholomeo de Sienne (1389-1434) ou la « Naissance de saint Étienne » (v. 1532-1534), tapisserie d’Antoine Olivier et Jean Puechaut.

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Brigitte Roux

La relique du lait de la Vierge : la lente invention d’une dévotion médiévale

Comme le rappelle Caroline Walker Bynum dans la préface de l’ouvrage Natural Materials of the Holy Land, les reliques étaient comprises il y a vingt ans essentiellement comme des restes humains – qu’il s’agisse du corps entier ou d’un membre isolé –, et leur étude était en premier lieu focalisée sur leurs contenants, les reliquaires1. Peu considérées pour elles-mêmes, elles n’étaient par exemple presque jamais identifiées en tant que contenu des reliquaires dans les publications scientifiques. Le tournant des études d’histoire de l’art vers des questions de matérialité, survenu il y a plus d’une dizaine d’années, a certainement encouragé le renouvellement du regard sur les reliquaires, mais aussi sur les reliques elles-mêmes. À ce titre, les matériaux naturels tels que la poussière, les pierres, l’huile, etc., et leurs contenants, longtemps relégués dans la catégorie des devotionalia et des souvenirs de pèlerinage, sont depuis devenus des objets d’études à part entière. Le lait de la Vierge, une relique qui se situe à mi-chemin du corporel et de l’organique, appartient à cette catégorie qui a encore été peu explorée sous cette perspective. Inventions du lait Divers récits se rapportant à l’invention (dans le sens du terme latin invenire : trouver, découvrir) de la relique du lait de la Vierge circulent au cours du Moyen Âge. Ils sont de deux types, les uns relatent son invention proprement dite, à la « grotte du lait » de Bethléem, les autres, plus rares, sont des récits miraculaires, comme la guérison de l’évêque Fulbert de Chartres, à l’issue desquels du lait marial est conservé en tant que relique. Seuls les premiers nous intéresseront ici. La plus ancienne version connue de son invention est due au franciscain Filippo Busserio di Savona (1260-1340) qui effectua un voyage en Terre Sainte, dans les années 1280. Dans le Liber peregrinationum qu’il tira de ce voyage, un chapitre est dédié à la grotte du lait2, qu’il situe fautivement sous l’église de

1 Bynum, 2017, p. xix. 2 Bacci, 2017, p. 215. Brigitte Roux  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 243-259 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127439 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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la Nativité à Bethléem – en réalité elle se trouve sous l’église de Saint-Nicolas à Bethléem. Le franciscain raconte qu’alors que la Vierge demeurait avec son fils dans la grotte, il lui arrivait de presser ses mamelles pleines de lait qui, en tombant à terre, l’avait blanchie3. Le blanchissement est tel qu’on croit voir du lait4. Puis l’auteur évoque l’usage qu’en font les femmes souffrant d’un problème de lactation, lesquelles ingèrent un peu de terre grattée sur la paroi de cette grotte mélangée avec de l’eau5. De plus, note-t-il, ce lieu a été transformé en une chapelle, ce qui suggère l’existence d’une dévotion au lait de la Vierge déjà au xiiie siècle. Dans ce bref passage que le franciscain consacre à la grotte, un fort accent est porté sur les processus de transformation, le premier que l’on pourrait qualifier de pictural consiste en un changement de couleur de la terre, le second a trait à des métamorphoses de qualités de la matière, du fluide au solide, puisque le lait se transforme en poudre, et vice-versa de la poudre en liquide au moment de son ingestion. Les récits ultérieurs varient en ajoutant parfois quelques précisions relatives au moment du blanchissement miraculeux, situé par la plupart des auteurs juste avant la Fuite en Égypte. Par exemple, le seigneur normand Ogier III (vers 1340-1383), dans Le saint voyage de Jherusalem, adopte cette chronologie, mais situe le lieu du miracle à un pilier de marbre qui exsude depuis miraculeusement6. Dans le Livre des merveilles du monde (vers 1356), Jean de Mandeville quant à lui offre une image saisissante de la transformation colorée : « Assez près de cette église, à soixante toises, est l’église Saint-Nicolas où Notre Dame se reposa après l’enfantement. Comme elle avait trop de lait et que les seins lui faisaient mal, elle jeta du lait sur les pavés de marbre rouge et on voit encore les traces blanches sur la pierre7 ». Comme chez le franciscain Filippo Busserio, ce n’est pas l’imminence de sa fuite qui cause le jet lacté, mais une surabondance de lait. Ce détail qui pourrait passer à première vue pour prosaïque, fait peut-être allusion à l’abondance de sa Grâce. La matière liquide blanche coule sur des pierres rouges créant une marbrure, identique à celle que notait déjà le curé westphalien Ludolphe de Sudheim dans son De itinere Terrae sanctae (1336-1341)8. 3 F. Busserio di Savona, Itinera Hierosolymitana crucesignatorum (saec. XII-XIII), vol. IV – tempore regni latini extremo (1245-1291), S. de Sandoli (éd.), Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1984, p. 238 (ch. XLI : De subtus in predicta ecclesia est Cripta ubi est Capella in qua dicitur quod aliquando morabatur cum unigenito filio domino yhesu christo. Et dicitur quod domina nostra premebat quandoque ubera sua lacte repleta ad terram, unde terra illla dealbata est quod qui lac videtur). 4 Fra Giovanni di Fedanzola da Perugia (vers 1330-1335) rapporte la même chose, tout en affirmant ne pas y croire : « Ibi etiam pressisse dicitur ubera lacte repleta ad terram, unde dicitur quod ex tunc terra illa dealbata est ; hoc autem non credo » (Descriptio Terrae sanctae (ms Casanatense 3876), Jerusalem, Franciscan Printing Press, 2003, p. 114). 5 Sur le thème de l’ingestion de matière sacrée, voir F. B. Flood, 2014, p. 459-93. 6 « En ceste dite église a un pillier de marbre auquel elle s’appuyait quand elle trayait son digne lait, lequel pillier sue toujours depuis cette heure qu’elle s’y appuya et, quand on le torche, tantost reprant a suer et par tous les dieux ou son digne lait chey et ou il fut espandu, la terre y est encore condée et blanche comme lait prins, et en prend-on qui veult par devocion » (Le saint voyage de Jherusalem du seigneur d’Anglure, publié par Bonnardot et Longon, 1878, p. 33-34). 7 Jean de Mandeville, Le livre des merveilles du monde, Ch. Deluz (éd. critique), Paris, CNRS Éditions, 2000 (Sources d’histoire médiévale, 31), p. 180 : « et assez près de celle eglise a LX toises est une eglise de seint Nicholas ou Nostre Dame se reposa après l’emfaunter et pur ceo qe elle avoit trop de lait en ces mamelles, et qe y ly fesoit mal, elle en gecta illecques sur les peres roigez de marbre si qe unqore y sont les techches blanches sur les peres ». La traduction de ce passage est due à Christiane Deluz (tr. et commenté), Jean de Mandeville, Voyage autour de la terre, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 53. 8 Ludoplphi rectoris ecclesiae parochialis in Suchem, De itinere Terrae sanctae liber, F. Deycks (éd.), Stuttgart, 1851, p. 73 : Ipsum lac ut humor erumpit de lapide habens lacteum colorem modica rubedine mixtum.

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Cette énumération de quelques sources médiévales montre très éloquemment la variabilité des descriptions de ce lieu sacré, partiellement contradictoires, et également imprécises, qui servent de mythe fondateur à l’invention de la relique du lait de la Vierge. Les témoignages postérieurs ne varient guère, même chez ses plus féroces détracteurs, tel que Collin de Plancy. Dans son Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses (1821), celui-ci s’en tient en effet aux versions médiévales au sujet de la grotte, ironisant sur le lait en affirmant : « et l’on assure que si un homme avait l’imprudence de boire quelque peu de cette poudre du rocher de la Vierge, il lui pousserait des tétons pleins de lait9 ». Il semble que la légende entourant l’invention du lait de la Vierge, forgée et diffusée par les franciscains qui contrôlaient alors les principaux lieux de dévotion de Terre Sainte, ait perduré des siècles durant. Aujourd’hui la grotte du lait, qui est toujours sous gestion franciscaine, fonctionne encore comme un lieu de pèlerinage et de dévotion fréquenté10. Chronologie Les récits d’invention du lait marial s’avèrent toutefois postérieurs à des attestations documentaires assez diverses qui révèlent l’existence d’une dévotion au lait bien avant le xiiie siècle. À titre d’exemple, dans le Chronicon Centulense (vers 1090), le moine Hariulf qui recopie l’inventaire du trésor de Centula/Saint-Riquier tel qu’il avait été dressé par l’abbé Angilbert entre 800 et 814, mentionne parmi les reliques de la Vierge la présence de son lait, avec ses cheveux, son manteau et sa tunique11. Une deuxième source se rapportant aussi à l’époque carolingienne, la chronique de l’abbaye bénédictine de Novalesa au Piémont, rédigée au xiie siècle, cite cette relique au temps de l’abbé Frodoinus (mort en 815 ou 816). Celle-ci était placée dans une croix-reliquaire que l’abbé avait fait réaliser en or et en argent, avec des pierres précieuses, et qui contenait en plus du lait, des cheveux de la Vierge et le prépuce du Christ. Toujours d’après cette chronique cet objet fut à l’origine de nombreux miracles : guérisons de paralytiques, d’aveugles, de possédés, de malades, extinction d’incendie12. Les chroniques de Centula et de Novalesa rapportent des faits bien éloignés dans le temps, dont on peut mettre en doute la véracité, mais qui révèlent à tout le moins leur actualité aux xie et xiie siècles. Dans les deux cas, le lait marial ne fonctionne pas de manière autonome, puisqu’il est placé avec d’autres reliques, dans l’un des autels du complexe abbatial de Centula, et qu’il est associé avec deux autres reliques dans la croix-reliquaire de Novalesa. Sans vraie existence individuelle, le lait de la Vierge

9 J. A. Collin de Plancy, Dictionnaire critique des reliques et des images miraculeuses, Paris, Guien, 1821, t. II, p. 163. 10 Lieux saints partagés, 2015, p. 96-98. 11 Chronicon centulense ou Chronique de l’abbaye de Saint-Riquier, tr. d’Hariulfe par Marquis Le Ver, Paris, 1899, Livre II, ch. V. 12 «  Suo igitur beatissimus Frodoinus thesaurum multum ibi faciens congregavit. Cum quo etiam thesauro fecit crucem in eodem loco, auro argentoque necnon gemmis preciosissimis oppido operatam, in qua ferunt nonnuli gloriosissimis pignoribus habere, scilicet ex lacte beatissime Mariae et de capillis suis et de circumcisione Domini. Caeterum quibus patrociniis in ea continentur, facta ipsius demonstrant ; nam paralitici curati, caeci inluminati, demones fugati, infirmi sanati, incendia sedata, furta inventa, sepissime et vidimus et audivimus per merita beatorum pignorum in ea quiescientium et beati Frodoini abbatis », Chronicon Novaliciense, lib. III, MGH, SS 7, p. 172.

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n’en demeure pas moins digne de souvenir au même titre que les reliques du Christ à une période où le développement du culte marial en est encore à ses prémices13. La non individualisation du lait de la Vierge constitue un trait constant de son histoire avant le xiie siècle. La statue-reliquaire de la Vierge de Clermont, réalisée vers 946, et connue par un dessin de la fin du xe siècle (Clermont-Ferrand, Bibliothèque municipale, ms. 145, fol. 130v), en constitue l’exemple inaugural, en tous points exceptionnel. Marquant le renouveau de la sculpture en ronde-bosse en Occident14, cette œuvre miraculeusement achevée15, contient plusieurs reliques qui auraient été offertes à l’église auvergnate par saint Austremoine, le premier évêque de Clermont. Le commanditaire de la Vierge-reliquaire, l’évêque Étienne II (937-984), les y fait enchâsser. À côté des reliques du Christ (ombilic, ongles, barbe, cheveux, suaire, etc.), figurent quelques particules de sa mère : trois cheveux, son bracelet, sa tunique et une partie de son vêtement tâché de lait (et de vestimento ipsius cum lacte)16. Dans ce cas les reliques se rapportent exclusivement aux deux personnages représentés par la statue ce qui, comme nous le verrons, est loin d’être la règle. À cette époque, les reliquaires associant le lait marial à d’autres reliques étant très nombreux, nous n’en citerons que quelques exemples. Dans les annales de l’église majeure de Hildesheim, le lait et les cheveux de la Vierge sont mentionnés en 1061, et se retrouvent en 1206, augmentés d’autres reliques mariales dont ses ongles et son vêtement, avec le suaire du Christ, son sang et son prépuce, le tout étant contenu dans une boîte en argent17. De même, au monastère de Ratsede en Basse-Saxe sa présence est signalée en 1091 dans l’autel principal avec des fragments du tombeau et de la crèche du Christ, de la table de la Cène, la barbe de saint Pierre18, tout comme à Münchmünster en Bavière où en 1092 les reliques de l’autel sont là aussi très diverses : terre promise, terre du Jourdain, lait de la Vierge (de lacte sancte Mariae quod per mamillam suam fluxit), chaînes de saint Pierre, etc19. L’Arca Santa d’Oviedo, réalisée en 1072 sous l’impulsion du roi Alphonse VI et de sa sœur Urraca, contient elle aussi une grande collection de reliques : de la Passion, de la Vierge (son lait et ses vêtements), des apôtres et des saints. Enchâssées dans une grande boîte en bois rectangulaire, recouverte de feuilles de métal travaillées au repoussé, les reliques demeurent complètement invisibles. Seule l’inscription courant sur le pourtour du couvercle de la châsse les identifie et en conserve la mémoire20, contrairement à celles qui sont insérées dans les autels de Ratsede ou de Münchmünster connues uniquement à travers des documents d’archives. Parmi les cas particuliers, il convient de citer l’utilisation liturgique d’un reliquaire du lait de la Vierge à l’abbaye de Cluny, attestée dès le xie siècle. D’après le coutumier

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Rubin, 2009 ; Iogna-Prat, Palazzo, Russo (éd.), 1996. Wirth, 1999, p. 61. Goullet et Iogna-Prat, 1996, p. 383-405. Cité dans Lauranson-Rosaz, 1987, p. 271 : Histoire généalogique de la maison d’Auvergne, éd. Baluze, Paris, 1708, t. II, p. 39. Notae ecclesiae Maioris Hildesheimenis, in MGH SS 30,2, p. 764 et 765. Historia Monasterii Rastedensis, in MGH SS 25, p. 502. Notae Sweigo-Monasterienses, in MGH SS 15, 2, p. 1073. Édition de l’inscription chez Bango Torviso, 2011, p. 57-62 ; et plus généralement Garcia de Castro Valdés, 2017.

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clunisien, le Liber tramitis21, un vase d’or contenant du lait marial est emmené en procession avec d’autres reliquaires – bras de saint Maur, châsse avec des restes de saint Grégoire – et des objets liturgiques – croix, candélabres, encensoirs, etc.22 –, à l’occasion des fêtes de la Pentecôte et de l’Assomption. Il s’agit de l’unique attestation de l’usage du lait dans une cérémonie liturgique qui ne soit pas directement consacrée au lait que nous ayons repérée. À partir du xiie siècle, on rencontre quelques cas où le lait de la Vierge est une relique individualisée et autonome, par exemple dans la colombe de Laon mentionnée chez Guibert de Nogent et chez Hermann de Laon. Dans un célèbre passage du De sanctis et eorum pignoribus (vers 1120) où l’abbé de Nogent manifeste son scepticisme à l’égard des reliques de la Vierge, et de son lait en particulier, il fait allusion à une colombe de cristal, conservée à Laon, qui en contiendrait23. Ce reliquaire, dont on suit la trace dans les inventaires successifs de la cathédrale Notre-Dame, a été fondu au moment de la Révolution française24. Il est toutefois connu par une seconde source, les Miracles de Notre-Dame de Laon, rédigée par Hermann de Laon (ou Hériman de Tournai), vers 1140. En conclusion de ce recueil, l’auteur rapporte un miracle mettant en scène cette colombe-reliquaire, suspendue au-dessus de l’autel de la Vierge. Vers 1115, Anselme, un clerc dévoyé de Laon, dérobe le trésor de l’église, s’emparant de l’or et des pierres précieuses, et brise un certain nombre d’images qui s’y trouvaient, dont la colombe-reliquaire. Il restitue finalement les objets de son larcin, car comme il le confesse à l’évêque : « dès qu’il fermait les yeux pour dormir, il voyait cette colombe lui picorer avec son bec pour les lui ouvrir »25. Le miracle accompli par le reliquaire, et partant par le lait de Marie, assure donc sa restitution à la cathédrale. Une colombe-reliquaire, datant du siècle suivant (vers 1243-1250), attribuée à l’atelier de Hugo d’Oignies permet de se figurer l’apparence de celle de Laon (Fig. 1)26. Réalisée en argent doré, et non pas en cristal, elle s’en distingue aussi par le fait qu’elle repose sur un pied, contrairement à celle de Laon prévue pour être suspendue ; quant au lait, il est abrité derrière une grosse améthyste sertie sur sa poitrine. À la même époque que les textes de Guibert de Nogent et de Hermann de Laon se met à circuler le récit du miracle de guérison de Fulbert de Chartres (vers 970-1028), chez Guillaume de Malmesbury (vers 1125)27, et Adgar à sa suite (vers 1165)28. L’évêque, dévot passionné de Marie, souffrant du mal des ardents (ergotisme), est guéri par un jet de lait

21 Liber tramitis aevi Odilonis abbatis, P. Dinter (éd.), Siegburg, 1980 (Corpus Consuetudinum Monasticarum, X), p. 115 et 150. 22 Guerreau, 1998, p. 167-191 ; Fulton, 2002, p. 269-271. 23 Guibert de Nogent, De sanctis et eorum pignoribus, R.B.C. Huygens (éd.), Turnhout, Brepols, 1993 (CCCM, vol. CXXVII), Livre 3, l. 409-411. 24 Broche, 1913, p. 338-347. 25 Hériman de Tournai, Les miracles de Sainte-Marie de Laon, éd. et tr. A. Saint-Denis, Paris, CNRS, 2008, p. 271. Guibert de Nogent fournit une autre version de ce larcin dans son autobiographie, sans singulariser la colombe : « Avec tout cela, il avait encore soustrait des reliquaires sacrés, mais, aussi longtemps qu’il les avait détenus, il ne put dormir, car les saints agitaient son esprit bestial, envahi par l’horreur d’un si grand sacrilège » (Guibert de Nogent, Autobiographie, E. R. Labande (éd.), Paris, Les Belles Lettres, 1981). 26 Robert et Toussaint (éd.), 2003, notice 16. 27 Guillaume de Malmesbury, De gestis regum anglorum, III, 285, W. Stubbs (éd.), Londres, Eyre and Spottiswoode, 1887. 28 Adgar, Le Gracial, P. Kunstmann (éd.), Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1982, miracle XXX.

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que la Vierge dirige vers son visage au cours d’une apparition nocturne29. L’introduction du lait en tant qu’élément médiateur du miracle marque une étape cruciale dans la promotion dévotionnelle de ce fluide qui ne cessera d’augmenter au cours du siècle suivant, en lien notamment avec la multiplication de récits miraculaires qui lui sont associés30. Toujours à cette époque, le lait marial apparaît dans une chronique anonyme décrivant comment l’évêque de Bethléem s’avance, avec une pyxide contenant du lait marial en main, en compagnie d’autres dignitaires pour arrêter l’avancée des infidèles en Terre Sainte, en 112331. De même, la chanson de geste, Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, datée du troisième quart du xiie siècle, cite le lait marial dans une liste parodique des treize reliques offertes par le patriarche de Jérusalem à Charlemagne et Fig. 1. Colombe-reliquaire, atelier de Hugo ses pairs32. d’Oignies © KIK-IRPA Bruxelles. Si les mentions du lait de la Vierge dans les sources d’inventaire mais aussi dans les textes littéraires se multiplient au cours du xiie siècle, les reliquaires qui lui sont exclusivement dévolus, comme la colombe de Laon, demeurent plutôt rares. De fait, l’usage ne varie pas du siècle précédent : la relique mariale voisine avec d’autres comme dans l’autel portatif dit de saint Maurice, à Siegburg (Église paroissiale, trésor, Fig. 2). Œuvre colonaise réalisée vers 1150, elle présente sur la plaque inférieure émaillée une longue inscription, datant de 1181, énumérant un long chapelet de reliques33. Entièrement invisibles, les reliques affirment leur présence collective par l’inscription en lettres d’or. Le principe d’accumulation à l’œuvre ici est caractéristique du fonctionnement d’une bonne partie des reliquaires médiévaux. Comme le note Jean-Claude Schmitt, ils agissent selon une logique énumérative comparable à celle des litanies où la répétition des prières produit un capital symbolique propre à garantir leur efficacité34. Avec la 4e croisade et la prise de Constantinople (1204), une très grande quantité de reliques pillées sont transportées en Occident. L’une des conséquences de cette disponibilité 29 Disparu à la révolution, le reliquaire contenant le lait miraculeux est connu par une entrée d’inventaire du xviie siècle (édité par Mgr. X. Barbier de Montault, 1889, p. 328). 30 Beterous, 1975. 31 Anonymus Florinensis, Brevis narratio belli sacri, 1, 2, in Recueil des historiens des croisades. Historiens occidentaux, Paris, 1895, vol. 5, p. 373. 32 Le Voyage de Charlemagne à Jérusalem et à Constantinople, P. Aebischer (éd.), Genève, Droz, 1965, p. 40-41, vers 187 : « del leyt sainte Marie, dunt aleytat Jhesus ». 33 Budde, 1988, no 55. 34 Schmitt, 2002, p. 282.

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Fig. 2. Autel portatif de saint Maurice, Siegburg, Katholische Pfarrkirche Sankt Servatius © Bildarchiv Foto Marburg.

inattendue a été, selon Pierre-Vincent Claverie, que le clergé dût combattre « le scepticisme des fidèles en multipliant les certificats d’authenticité35 ». Ce souci accru pour l’authenticité exige l’identification précise des reliques qui a probablement entraîné leur individualisation progressive. En témoigne l’Historia Constantinopolitana du cistercien Gunther de l’abbaye de Pairis (en Alsace) qui, pour justifier l’enrichissement de son abbaye au retour de Constantinople, recourt à la notion de « vol sacré » (furtum sacrum) et dresse l’inventaire d’une cinquantaine de reliques, dont le lait de la Vierge auquel il consacre un bref chapitre36. Quelques décennies plus tard, l’histoire de la constitution du trésor de la SainteChapelle participe du même mouvement double, d’accumulation et de singularisation37. Louis IX procède à plusieurs vagues d’acquisitions de reliques, commençant en 1239 par le rachat de la couronne d’épines aux Vénitiens chez lesquels Baudouin II, nouvel empereur de Constantinople, l’avait mise en gage38. En 1241, il acquiert une nouvelle série de reliques, parmi lesquelles le lait de la Vierge, et l’année suivante un lot de neuf reliques

35 Claverie, 2008, p. 590. 36  Guntherus Parisiensis, Historia Constantinopolitana, in P. Riant (éd.), Exuviae sacrae Constantinpolotinae, rééd., Paris, édition C.T.H.S., 2004, t. 1, p. 106 ; et The Capture of Constantinople, The Hystoria Constantinopolitana of Gunther of Pairis, A. J. Andrea (éd. et tr.), Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1997, p. 111. 37 Durand et Laffitte (éd.), 2001. 38 Mercuri, 2011.

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supplémentaires. Pour les abriter, il fait construire la Sainte-Chapelle, consacrée en 1248, où elles sont périodiquement exposées dans la Grande châsse39. La dévotion de saint Louis se centre sur la couronne d’épines, qui bénéficie d’une fête spécifique, le 11 août, les autres reliques étant fêtées collectivement le 30 septembre. La présence du lait marial dans le trésor royal de France constitue néanmoins un jalon important de sa légitimation. Avec la translation de la couronne d’épines de Constantinople à Paris, le roi de France fait de sa cité une « nouvelle Jérusalem », « à laquelle était désormais attribué le privilège enviable, jadis réservé à Constantinople, de pouvoir à son tour diffuser les reliques de la Passion40 ». Il semble en effet que le roi procède à une douzaine de dons de parcelles des reliques de la Sainte-Chapelle. La croix-reliquaire d’Orval en serait l’un des rares témoins survivants (Fig. 3). Réalisée à Paris, vers 1260-1270, elle contient une épine de la couronne du Christ et quatre parcelles du lait de la Vierge, lesquelles sont situées sur les traverses de la croix derrière des « fenêtres » vitrées, réparties autour du Christ crucifié41. Sur le revers doré parcouru de rinceaux, des inscriptions gravées – de lacte beate virg[inis] et de spinis corone domini – précisent l’identité des reliques exposées à l’avers. Les extrémités fleuronnées de cette croix portent un décor armorié de fleurs de lis et de châteaux qui sont les armes de saint Louis et de sa mère Blanche de Castille, les probables donateurs42. On notera qu’ici l’accent porte sur la provenance royale des reliques plutôt que sur leur origine de Terre Sainte. Au cours des xive et xve siècles, la proportion entre reliquaire exclusivement dédié – ou presque – au lait de la Vierge et reliquaire collectif tend à s’équilibrer. Les exemples appartenant à la première catégorie prennent assez souvent la forme d’une statuette de la Vierge, comme dans le cas de la Vierge de Jeanne d’Évreux, datée de 1339 (Paris, Musée du Louvre)43, celle de Coimbra offerte au couvent des clarisses de la ville par la reine du Portugal, Isabelle d’Aragon, remontant au 1e quart du xive siècle (Coimbra, Museu Nacional)44, ou encore celle de Notre-Dame de Tongres (Voir la Fig. 2 dans Br. Roux « La Vierge à la Bouteille », dans ce volume). Dans ces exemples, l’individualisation de la relique va de pair avec une personnalisation mariale de son contenant. Dans la deuxième catégorie, les formes varient beaucoup : du lait de la Vierge est conservé avec d’autres reliques, par exemple dans des croix-reliquaires, dans des autels, portatifs ou non, dans des statuettes de la Vierge également, ou encore dans des cassettes en ivoire. Leur nombre va croissant, ce qui est sans doute autant à imputer à l’accroissement des sources disponibles pour ces époques, qu’à une généralisation du culte des reliques à la fin du Moyen Âge. Lieux de dévotion En esquissant à grands traits l’histoire de l’invention et du développement d’un culte au lait de la Vierge, il apparaît clairement que cette relique est vénérée dans toute la chrétienté 39 40 41 42

Branner, 1971. Durand et Laffitte (éd.), 2001, p. 41. Taburet-Delahaye, 1999 ; Le Pogam et Vivet-Peclet (éd.), 2015, no 82. Le pied orfévré rajouté en 1651 porte une inscription qui perpétue la tradition selon laquelle l’objet a été donné par saint Louis. 43 Le Trésor de Saint-Denis, catalogue d’exposition, Paris, Louvre, 1991, no 51. 44 Rodrigues, 2012 ; G. Gentili (éd.), 2000, no 6.

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Fig. 3. Croix-reliquaire, Orval, Eglise Saint-Hilaire © DR.

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médiévale. Xavier Barbier de Montault, le premier à s’être attelé à dresser un catalogue de ses reliquaires, en avait identifié 69 exemplaires à la fin du xixe siècle45. Notre propre catalogue élève leur nombre à près de 200 pour le seul Moyen Âge, dont la plupart, aujourd’hui disparus, ne sont connus que par des sources écrites46. La tendance à l’individualisation des reliquaires qui se marque au fur et à mesure de leur histoire trouve une expression particulière avec la constitution de lieux de culte qui leur sont exclusivement dédiés. Pour le lait marial, au moins deux exemples illustrent ce cas de figure : la chapelle du Saint-Lait à la cathédrale Notre-Dame de Reims et celle de la collégiale de Montevarchi en Toscane. L’histoire de la chapelle du Saint-Lait est assez mal connue, ce qui est étonnant compte tenu l’abondante bibliographie consacrée à la cathédrale de Reims, laquelle se concentre essentiellement sur les xiie et xiiie siècle47. Entièrement détruite suite aux réaménagements de l’église par le chanoine Godinot (1739-1741), la chapelle destinée à abriter la relique mariale était située dans le bras nord du transept (actuelle Chapelle de la Vierge)48. Le lait qui lui a donné son nom aurait été offert au chapitre rémois par le pape Adrien IV (1154-1159)49, ce qui constitue une attestation supplémentaire d’un intérêt précoce pour le lait marial. La relique est enchâssée au siècle suivant dans une image de la Vierge, payée par un don de 5 marcs d’or de Blanche de Navarre, comtesse de Champagne (1177-1229)50. Au xive siècle, le roi Charles V offre à l’occasion de son sacre, en 1364, une statue-reliquaire de la Vierge destinée à l’autel du Saint-Lait, qui remplaça probablement celle offerte par la comtesse de Champagne. Une entrée de l’inventaire des biens de la cathédrale datant du 8 août 1492 garde le souvenir de ce don : « une chapelle en laquelle chaque jour le peuple a devotion a une petite ymage dore, en laquelle y a enchassé du sainct laict dicelle glorieuse dame, donné a icelle eglise par feu bonne memoire Charles quint de ce nom, jadis roy de France51 ». L’œuvre était particulièrement précieuse à en croire la description d’un inventaire postérieur qui indique que faite en or, elle était en outre ornée de perles, de saphirs et de diamants, avec un collier de pierres précieuses52. L’autel de la chapelle du Saint-Lait, tel qu’il est reconstruit après l’incendie de la cathédrale en 1481, peut être reconstitué à partir d’un plan sur parchemin en montrant l’élévation (Fig. 4). Il se présente comme une imposante structure architectonique de style

45 Barbier de Montault, 1889, p. 324-341. 46 Desaint avait déjà augmenté la liste à 116 occurrences dans son travail de Master, « Les reliques et reliquaires du Lait de la Vierge », MA2, École du Louvre, 2002-2003 (doc. non publié). 47 Deux exceptions sont les livres déjà anciens de Cerf, 1861 (en part. vol. 1, pp. 127-133) ; Paris, 1885. 48 Demouy, 2001, p. 37. 49 Pour l’identification du pape, voir Collard, 2010, p. 236. 50 Une mention du nécrologe de la cathédrale de Reims, aux ides de mars 1229 indique : « Blancha bone mem. Comitissa Trecen. dedit ecclesiae nr. quinq. marchas auri, de quibus fabricata est ymago, in qua repositum est sm. Lac. B. Virg. », in P. Varin (éd.), Archives administratives de la ville de Reims, Paris, 1839-1852, t. I, p. 544, no CXIV. 51 Châlons-en-Champagne, Archives départementales de la Marne, 2 G 1670 pièce 7, page 5. Ce document rédigé par les notaires Aymery Simon et Jacques Charlot, en présence du bailli, Gobert Doulcet, rapporte les dégâts consécutifs à l’incendie de la cathédrale, et les réparations qui y ont été faites. Cette information m’a été transmise par Manonmani Restif des Archives départementales de la Marne, que je remercie. 52 «  L’image de la Vierge assise en une chaise de pur or, dont Charles V fit présent à l’église de Reims le jour de son sacre. Cette Vierge avoit un carquant de pierres précieuses sur le sein, et au milieu six belles perles, plusieurs saphirs, huict bales, quatre grosses perles et huict moindres, et un lys d’or enrichi de trois bales, huict perles et trois saphirs ; plus bas, estoit un ciboire couvert d’or, pour mettre le Saint-Sacrement le jour du jeudi-saint, avec une rose d’or, le tout posé sur un pilier d’argent doré, soutenu d’un piédestal de pareille estoffe » (Dom Guillaume Marlot, Histoire de la ville, cité et université de Reims métropolitaine, Reims, Jacquet, 1846, vol. 4, p. 347).

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gothique flamboyant. La statue d’une Vierge à l’Enfant, représentée trônant – s’agit-il de la Vierge-reliquaire de Charles V ? – est posée sur une colonne dominant de sa taille l’ensemble de l’autel. Elle est encadrée par deux piliers habités d’anges, lesquels soutiennent un dais triangulaire doté de pinacles et achevé par un clocheton ajouré, surmonté de la figure de l’archange saint Michel terrassant le dragon. Ce fort axe vertical est contrecarré par le développement horizontal d’arcatures abritant des statues de saints, placées légèrement au-dessous de la Vierge53. On distingue sur le plan des fleurs de lis ornant le mur au-dessous de la statue-reliquaire. Celles-ci reflètent l’hommage du chapitre cathédral au roi Charles VIII qui contribua financièrement à la restauration de cette chapelle après l’incendie. Les armes du souverain ornent également la clôture en pierre de taille, ainsi que les vitraux54. Soutenue par diverses initiatives royales pendant deux siècles, la chapelle du Saint-Lait intéresse également le haut clergé rémois, dont l’archevêque Robert de Lenoncourt (mort en 1532) qui non seulement fit azurer et dorer la voûte de la chapelle, mais aussi y fit installer sa sépulture, en y instaurant une liturgie commémorative55. À Reims, les différents acteurs engagés dans la promotion du lait de la Vierge appartiennent au plus haut niveau de la société, à commencer par le pape et les rois de France. Pour autant, l’accès à la chapelle, Fig. 4. Plan de l’élévation de l’autel de la chapelle du Saint- ainsi qu’à la relique, n’est pas réservé à ces seuls représentants, ni à ceux du haut clergé Lait, Cathédrale de Reims (Archives départementales de rémois. Pour preuve, des indulgences sont la Marne, Cartes et plan, inv. 2 G 2416/1). DR. promises, dès 1400, sous le pape Benoît XIII, à qui assiste à la messe dite chaque jour à l’autel du Saint-Lait56. De même, des miracles du guérison liés à la relique mariale sont documentés jusqu’au xviie siècle, preuve de l’usage 53 54 55 56

Hermant, 2017, p. 401. Paris 1885, ch. 7, p. 62. Id., ch. 9. Id., p. 99.

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continu de ce lieu de dévotion57. L’exemple de la chapelle du Saint-Lait de Reims témoigne ainsi d’une double utilisation : l’une de représentation, mettant à l’honneur les membres de la lignée des Valois ou du haut clergé, par l’inscription des armes royales ou l’installation d’une sépulture, l’autre de culte, avec des indulgences à la clé, voire des miracles. Le cas de Montevarchi en Toscane partage un certain nombre de points communs avec l’entreprise rémoise, en premier lieu avec la définition d’un espace isolé et spécialisé pour le culte du lait marial au cœur même de l’église. L’histoire de la vénération de cette relique débute avec son arrivée triomphale dans la cité par l’intermédiaire du comte du lieu, Guido Guerra. La tradition rapporte que celui-ci l’aurait reçue de Charles d’Anjou, en remerciement de son aide lors de la bataille de Benevento en 1266. Charles d’Anjou quant à lui l’aurait tenue de son frère saint Louis, lequel lui aurait donné un peu de la relique conservée à la Sainte-Chapelle, comme il l’a fait pour la croix-reliquaire d’Orval. Cette succession de noms prestigieux, ainsi que de provenances géographiques tout aussi illustres – Terre Sainte, Constantinople, Paris – est caractéristique des récits de fondation. Aucune source ne confirme ni le don, ni la date d’arrivée de la relique, ni les noms des protagonistes, mais la légende va se perpétuer, notamment à travers des œuvres d’art commandées par la confraternité du « Sacré lait », une confraternité composée d’hommes et de femmes laïcs qui veillent sur cette relique conservée dans la collégiale S. Lorenzo58. Un bas-relief en terre cuite émaillée réalisé par Andrea della Robbia, entre 1495-1500, illustre cette arrivée du lait de la Vierge dans la cité (Fig. 5). Se développant sous la forme d’une frise (3m20 de large), la composition s’articule autour de la scène de donation centrale, mise en évidence par un baldaquin et une forêt de cierges allumés : le comte Guido Guerra, vêtu d’une armure à l’antique, offre le reliquaire du lait au prieur de la collégiale de Montevarchi. Ces deux personnages sont agenouillés comme la foule d’hommes et de femmes, clercs et laïcs, massés tout autour d’eux, qui participent à cette cérémonie solennelle. On repère parmi les assistants placés du côté du comte, un homme barbu, portant son casque en mains, et revêtu d’un manteau parsemé de fleur de lys, qui représente vraisemblablement Charles d’Anjou, le possesseur précédent de la relique. Dans la partie gauche de la frise se tiennent en outre des cavaliers armés avec leurs chevaux, que commande Guido Guerra, figuré ici une deuxième fois. Est ainsi rappelé son rôle militaire dans la guerre opposant les guelfes et les gibelins, couronnée par la victoire des premiers à la bataille de Benevento. Dans la partie droite de la frise, les clercs se substituent aux soldats, en formant une procession vers Montevarchi dont on aperçoit au loin les hauts murs crénelés, une tour et la coupole d’une église. Situé au point central de la composition, le reliquaire émaillé en jaune se détache sur le fond blanc des vêtements cléricaux. Le bas-relief d’Andrea della Robbia découpe en trois étapes l’entrée du lait de la Vierge dans la cité toscane, insistant successivement sur la force guerrière de Guido Guerra, sur sa générosité pieuse, et enfin sur le don de la relique au clergé et plus largement à sa cité. En d’autres termes le lait marial passe des mains d’un individu à celles d’une collectivité religieuse et civique. La frise était située sur le balcon extérieur de la façade de l’église, là où se déroulait l’ostension annuelle de la relique mariale. Elle était encadrée par deux pilastres en terre 57 Id., p. 87-88 ; Collard, 2010, p. 244-246. 58 La congrégation est peut-être fondée à l’arrivée de la relique, et en tous les cas, attestée dans les sources au xive siècle (Tartaro, 2004, p. 16, note 7).

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Fig. 5. Andrea della Robbia, Remise de la relique du lait de la Vierge, bas-relief, Montevarchi, Museo d’Arte Sacra © Archivi Alinari, Firenze.

cuite, ainsi que par des panneaux dus au même artiste, figurant chacun deux putti debout qui présentent les armes de la ville – six monts verts et des fleurs de lis59. L’insertion de ces emblèmes en façade contribue à exalter le pouvoir politique dont le siège, le « Palazzo del podestà », est directement adjacent à l’église. Elle témoigne ainsi de l’imbrication des pouvoirs religieux et politique, ce qui se comprend aisément compte tenu de l’importance que revêtent pour la cité tout entière la possession de la relique et la fête qui y est attachée60. Quant au reliquaire du lait de la Vierge, il était conservé dans une chapelle de la collégiale, connue sous le nom de « tempietto robbiano », et démantelée au début du xviiie siècle. Une série de trois plans61, ainsi que des éléments architectoniques et décoratifs réalisés, vers 1495-1500, par Andrea della Robbia, permettent de reconstituer cet édifice dans l’édifice. La chapelle était située à droite en entrant dans l’église, juste après un petit local où étaient conservés le lait de la Vierge et d’autres reliques62. Le mur de l’autel séparant ces deux espaces se compose de trois niveaux distincts (Fig. 6) : dans la partie haute, couronnée d’une frise d’angelots, deux saints, Jean-Baptiste à gauche, et Sébastien à droite, se tiennent debout dans des exèdres, bordés de pilastres décorés d’une frise végétale. Ils devaient encadrer à l’origine un relief en terre cuite représentant la Vierge allaitant l’Enfant, une œuvre florentine du xve siècle, qui a été déplacée au cours des remaniements de l’église sur le maître-autel de la collégiale. Dans la partie médiane du mur de l’autel, le bas-relief en terre cuite représente deux paires d’anges qui désignent l’ouverture ovale centrale, fermée d’une grille, mais permettant l’accès visuel au reliquaire du lait de la Vierge placé derrière. Enfin, au-dessous de la table d’autel, un bas-relief figure le Christ ressuscitant qui s’élève à mi-corps de son tombeau, soutenu par la Vierge et saint Jean l’Évangéliste. L’ensemble de ce mur est bicolore, les reliefs en blanc, et le fond en bleu, à l’exception des pilastres 59 Le bas-relief, ainsi que les deux panneaux, seront maintenus en façade jusqu’en 1880, en dépit de sa transformation au xviiie siècle. 60 Id., p. 59. 61 Plans du xviie siècle conservés au Museo d’Arte Sacra de Montevarchi et reproduits dans Pesci, 2009, fig. 2, 11 (détail) et 12. 62 Sur le côté opposé, un espace équivalent abrite deux escaliers, l’un menant au campanile, l’autre à la tribune de la façade, où se déroulait l’ostension des reliques.

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Fig. 6. Tempietto robbiano, Montevarchi Museo d’Arte Sacra © Archivi Alinari, Firenze.

végétaux – en vert et jaune – encadrant les saints. Si l’on se fie aux plans du xviie siècle, la chapelle était encore délimitée par une petite balustrade l’isolant du reste de l’église. À Montevarchi, Andrea della Robbia livre une œuvre double : l’une s’affiche sur la façade, tandis que l’autre crée un espace cultuel indépendant au cœur même de l’église. La première expose l’entrée triomphale du reliquaire et sa provenance illustre, la seconde

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met en scène la vraie relique, tout en la dissimulant par une scénographie complexe. Le réaménagement de l’église qui a, entre autres, entraîné le déplacement de la relique du lait de la Vierge au-dessus du maître-autel et derrière une porte coulissante, n’a pas diamétralement changé la visibilité de la relique63. On se retrouve face au même paradoxe dans les deux cas : la mise en scène spatiale vise à dramatiser l’accès à l’objet de dévotion, tout en l’interdisant, tantôt par une grille, tantôt par une porte. De tels dispositifs reproduisent à l’échelle de l’architecture les modes de faire à l’œuvre dans de nombreux reliquaires qui très fréquemment réservent, réduisent ou contrarient une appréhension immédiate – visuelle, et qui plus est tactile – de l’objet de dévotion. Conclusion Au terme de ce survol d’une histoire longue de plusieurs siècles, il est apparu que les mentions du lait de la Vierge sont précoces, puisqu’elles figurent dans des inventaires remontant à l’époque carolingienne, soit bien avant que le récit de l’invention de cette relique dans la grotte de Bethléeem ne soit stabilisé. Sa présence va aller se multipliant au cours du Moyen Âge selon un double mouvement, soit en tant qu’élément d’une collection de reliques, à l’image de la Vierge de Clermont, de l’Arca Santa d’Oviedo, ou de l’autel portatif de Siegburg, soit en tant que relique isolée, par exemple avec le reliquaire de la Sainte-Chapelle ou la colombe-reliquaire de la cathédrale de Laon. Parallèlement à cette individualisation de la relique dans un reliquaire qui lui est exclusivement consacré, des lieux se spécialisent pour sa dévotion, à l’instar de la chapelle du Saint-Lait à Notre-Dame de Reims ou de la collégiale S. Lorenzo de Montevarchi. Dans les reliquaires du lait de la Vierge, on note une oscillation constante entre exhibition et dissimulation de la relique : identifiée par une inscription, elle se dérobe toutefois à la vue ; placée derrière une pierre précieuse, comme dans la colombe d’Hugo d’Oignies, elle demeure invisible ; située dans la grande châsse de la Sainte-Chapelle, ou derrière l’autel de Montevarchi, elle ne se montre qu’à l’occasion des ostensions solennelles. Prise dans un système d’emboîtement, à l’image d’une poupée russe, la relique du lait s’offre à la dévotion, tout en dérobant sa substance brute à la vue. La progressive multiplication de cette relique mariale appartient à un mouvement plus ample d’affirmation du culte de la Vierge, qui s’exprime parallèlement par le développement de la nouvelle iconographie de la Madonna lactans, à partir du xiie siècle64. Bibliographie M. Bacci, The Mystic Cave : a History of the Nativity Church in Behtlehem, Rome, Viella, 2017. I. G. Bango Torviso, « La renovacion del tesoro sagrado a partir del concilio de Coyanza y el taller real de orfebreria de Leon. El Arca Santa de Oviedo (1072) », Anales de Historia de Arte (2011), p. 11-67.

63 Id., p. 88. 64 Voir Br. Roux « Débordements lactés » dans cet ouvrage.

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b r i gi t t e roux

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Le lait de Vénus La sensualité de la lactation dans l’art et la médecine de la Renaissance* Un lait énigmatique L’image est belle et déroutante (Fig. 1). Il s’agit d’une peinture de Paul Véronèse, l’un de ses célèbres tableaux allégoriques, peut-être réalisée pour Rodolphe II en 1578, après l’accession de l’empereur au trône, en 15761. L’œuvre peut être située pour la première fois avec certitude à Prague en 1621. Elle fait partie, avec d’autres travaux mythologiques de l’artiste, de la collection de l’empereur récemment décédé2. Le propriétaire d’origine du tableau est toutefois incertain : ni la date, ni la commande du tableau ne sont connues avec certitude3. La signification de l’image a également longtemps été controversée, et reste « une question ouverte » pour les historiens de l’art4. L’œuvre dépeint quatre personnages dans un paysage sylvestre. Une déesse et un dieu – vraisemblablement Vénus et Mars – sont proches l’un de l’autre dans l’intimité de l’amour, avec un mur en ruine en arrière-plan, soutenu par un satyre de pierre. Deux putti sont présents dans la scène : l’un arrête un cheval bridé en brandissant l’épée de Mars, tandis que l’autre s’emploie malicieusement à lier les jambes des amants avec un ruban. Vêtu d’une armure et d’un manteau, Mars est assis sur un socle en pierre, tandis que Vénus est debout, nue :



* Je souhaite remercier Stephen Campbell et Riccardo Spinelli, qui m’ont généreusement offert leur expertise en histoire de l’art. Je remercie également Antongiulio Sorgini pour l’assistance fournie dans la recherche iconographique, et Daniela Solfaroli Camillocci pour ses commentaires très utiles à la dernière version de cette contribution. Traduction de Jade Sercomanens. 1 Le tableau a été associé à trois autres œuvres allégoriques de Véronèse, dont deux se trouvent dans la Frick Collection, à New York (Honneur et Vertu fleurissent après la mort, et Allégorie de la sagesse et de la force ou Omnia Vanitas) et la troisième au Fitzwilliam Museum, à Cambridge (Mercure, Hersé et Aglauros). Sur l’histoire de ces peintures, voir Watson, 1989 ; Salomon, 2016, p. 9-14. Sur Rodolphe II, voir Evans, 1973. Il a été suggéré, mais sans preuve évidente, que l’œuvre pourrait avoir été réalisée pour le prédécesseur de Rodolphe, l’empereur Maximilien II (mort en 1576) : voir Salomon, 2006, p. 24, et plus récemment Dalla Costa, 2017, p. 97. 2 Rodolphe meurt en 1612. Décrite simplement comme « Vénus et Mars », la peinture est listée comme l’objet no. 1151 dans l’inventaire de 1621 de sa collection. Voir Zimmermann, 1905, p. xlv. 3 Nous ne savons pas si les peintures de Véronèse possédées par Rodolphe II ont été commandées par lui-même ou peintes pour un palais à Venise et revendues ensuite. Voir Fortini Brown, 2009, p. 59 et 268, n. 104, et Rosand, 2009, p. 194. 4 Pallucchini, 1984, p. 126 ; Pignatti, 1976, p. 115. Gianna Pomata  •  Professor Emerita, Johns Hopkins University Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 261-304 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127440 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Paul Véronèse, Mars et Vénus réunis par Cupidon (vers 1578). Metropolitan Museum of Art, New York, John Stewart Kennedy Fund, 1910.

sa chemise est jetée négligemment sur le mur. La splendeur de son corps est rehaussée par des pierres précieuses et une ceinture ornée de bijoux, portée en bandoulière sur sa poitrine comme un carquois. Elle est nue, mais Mars, détournant son regard de sa maîtresse, tient un manteau bleu sur les parties génitales de celle-ci. La main gauche de la déesse repose sur l’épaule de Mars,

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Fig. 2. Détail : Paul Véronèse, Mars et Vénus réunis par Cupidon (vers 1578). Metropolitan Museum of Art, New York, John Stewart Kennedy Fund, 1910.

tandis que l’autre appuie sur son sein droit, duquel s’écoule du lait (Fig. 2). Sur le côté gauche de l’image, l’eau qui jaillit de la fontaine de pierre à côté de la déesse fait écho au jet de lait. Il faut noter que le détail du lait faisait partie de la conception originale de la peinture. L’examen aux rayons X des couches de l’œuvre (d’abord effectué dans les années 1930, et à nouveau en 2006) a montré que Véronèse a apporté plusieurs altérations à la composition de la toile au fur et à mesure qu’il peignait. Mais il n’a jamais changé d’avis sur le détail du lait : aucun pentimento d’artiste ici. Comme l’ont remarqué les auteurs de l’étude technique de l’image, « le motif inusuel de Venus lactans est suggéré dans toutes les couches de peinture5 ». C’est ce motif de Venus lactans – assez rare dans l’art de la Renaissance6 – qui a mené à diverses interprétations du tableau, l’une d’elles questionnant l’identification des deux figures principales. Contre l’opinion dominante, voyant l’œuvre comme une allégorie représentant Mars et Vénus, certains chercheurs ont suggéré une autre hypothèse basée sur le détail surprenant de la peinture – le lait s’écoulant du sein de Vénus. L’image représenterait plutôt Junon adoptant Hercule, comme dans la scène traditionnellement appelée « Origine de la Voie Lactée », peinte à la même période par Le Tintoret (également pour les collections de Rodolphe II à Prague), et, plus tard, par Rubens7. D’abord mentionné dans les sources antiques par le Poeticon astronomicon de Hygin8, le mythe a été revisité à la Renaissance par Giovanni Battista Giraldi dans son épopée Hercule (1557), et représenté visuellement dans l’un des Emblemata d’Alciat9. Selon le mythe, Jupiter essaye de conférer l’immortalité à Hercule, son fils conçu avec la mortelle Alcmène, en le portant au sein de Junon endormie. Nourri au sein de Junon, Hercule devient son enfant, et donc immortel. Le tableau de Véronèse serait ainsi une représentation de ce rite d’adoption, bien qu’il soit très inusuel de dépeindre le rituel entre Junon et un Hercule adulte10. Il est cependant assez évident que l’interprétation de Junon-Hercule ne tient pas. Tout d’abord, les personnages du tableau sont identifiés comme Mars et Vénus dans les

5 Mahon et al., 2010, p. 100. La première étude est celle de Burroughs, 1930, p. 47-54 ; voir aussi Burroughs, 1938, p. 92-96. 6 Pigler, 1974 (p. 249) liste uniquement six exemples de ce motif (« Venus säugt Eros ») du xvie au xviiie siècle. 7 Selon Federico Zeri, cette interprétation a d’abord été avancée par Robert Eisler dans son Orphisch-dionysische Mysteriengedanken in der christlichen Antike (1925), p. 362-363. Voir Zeri, 1973, p. 85, n. 1. Acceptant l’interprétation de Eisler, Ballarin, 1965, p. 80 a nommé la peinture Junon adoptant Hercule. 8 Hygin, Poeticon astronomicon, II. 43. Pour le mythe dans d’autres sources antiques, voir Renard, 1964, p. 611-618. 9 Andr. Alciat, Emblemata, Venise, Aldus, 1546, 15v, Emblème CXXXXIX (« in nothos »). 10 Un exemple dans l’art étrusque est le miroir de Volterra (Florence, Museo archeologico), où un Hercule barbu est allaité par la déesse Uni (soit Héra, Junon). Voir Thomson de Grummond, 2006, p. 10 and Deonna, 1954, p. 150-155.

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inventaires depuis 162111. En outre, trop de détails indiquent que ce sont bien le dieu de la guerre et la déesse de l’amour : les armes de Mars, en premier lieu, et le cheval – symbole de la passion sexuelle débridée – que l’on trouve également dans une autre peinture de Véronèse du motif de Mars et Vénus12. Les historiens de l’art s’accordent aujourd’hui à dire que l’allégorie représente l’union de Mars et Vénus, symbolisant l’union des contraires – la guerre et l’amour – dans une concordia discors13. Mais qu’en est-il du lait du sein de Vénus ? Dans son livre sur les peintures allégoriques de Véronèse, Britta von Campenhausen suggère que le lait représente la fertilité de Vénus et son apprivoisement dans la domesticité. Alors que Mars est désarmé, Vénus est également soumise, puisqu’elle passe d’amante à mère allaitante14. Les gouttes de lait de son sein « promettent la fertilité et la descendance au couple », faisant allusion à la naissance de leur fille, Harmonie15. Elle conclut que le tableau de Véronèse célèbre les effets civilisateurs de l’amour, glorifiant le mariage et le contrôle de la passion sexuelle. La plupart des historiens de l’art voient dans la peinture « une invitation à l’amour discipliné » – selon les mots d’une autre spécialiste de Véronèse, Alessandra Zamperini16. Mais cette interprétation « conjugale » est-elle convaincante ? Je la trouve discutable à plusieurs titres. Dans la version la plus courante du mythe – telle que les lecteurs de la Renaissance peuvent la trouver dans l’Odyssée et dans les Métamorphoses d’Ovide – leur union est adultère, la déesse étant l’épouse légitime de Vulcain17. En fait, le thème de Vénus et Mars surpris par Vulcain est souvent représenté par les artistes de la Renaissance, par exemple par Le Tintoret, entre autres18. Dans le tableau de Véronèse, une allusion subtile à l’adultère de Vénus et Mars se trouve dans un détail significatif : ce sont leurs jambes gauches qui sont liées ensemble, dans un renversement symbolique du geste rituel du mariage, l’union des mains droites19.

11 Salomon, 2006, p. 47-48, liste toutes les descriptions de la peinture dans divers inventaires. 12 Vénus, Mars et Cupidon avec un cheval, Turin, Galleria Sabauda. Voir Zamperini, 2014, p. 281. Sur le cheval comme symbole du contrôle des pulsions sexuelles, voir Ach. Bocchi, Symbolicarum quaestionum de universo genere, Bologne, Nova Academia Bocchiana, 1555, symb. CXV, p. CCXL-CCXLI. 13 Sur la concordia discors, voir Gombrich, 1963, p. 196-198. 14 Campenhausen, 2003, p. 109. De la même manière, Rearick explique le lait comme symbole d’amour nourricier, humain et divin (1989, no cat. 68). Pour d’autres interprétations du même ordre, voir Pedrocco dans Pedrocco, Romanelli, 2004, p. 113 ; Bayer, 2005, p. 20 ; Cocke, 2005, p. 26, 90 ; Garton, 2008, p. 81, n. 75 ; Rosand, 2009, p. 189, 191, 194 ; Zamperini, 2014, p. 286. 15 Sur Harmonie, fille d’Arès et d’Aphrodite, voir Nonnos, Dyonisiaca, IV, 57 ; VIII, 412 ; N. Conti, Mythologiae, sive explicationum fabularum libri decem, Venise, Segno della Fontana, 1567, p. 121v. 16 Zamperini, 2014, p. 286. 17 Les deux versions du mythe sont documentées dans différentes sources. Pour la première version (Vénus et Mars comme adultères, surpris par Vulcain), voir Odyssée, 8, 266-366 ; Ovide, Métamorphoses, IV, 171-189 ; Ovide, Ars Amatoria, II, 561-600. Pour l’autre version (l’union légitime de Vénus et Mars, de laquelle naît Harmonie) voir Hésiode, Théogonie, 933-937 ; Apollodore, Bibliotheca, III, 4.2 ; Pausanias, I, 8 ; Nonnos, Dyonisiaca, XXIV, 301-316. Sur l’amour de Mars pour Vénus comme symbole de paix, Lucrèce, I, 28-40. Pour Vénus conquérant Mars : Statius, Thebais, I, 260-316. Sur l’iconographie antique de Vénus et Mars, voir Lagi De Caro, 1988. 18 Il y a beaucoup de représentations de ce thème dans l’art de la Renaissance et l’art baroque : voir Lowenthal, 1995. Sur Le Tintoret spécifiquement, voir Weddigen, 1994 ; Arasse, 2000, p. 9-22. 19 Comme l’a noté Campbell, 2017, p. 290. Sur l’union des mains droites comme symbole du mariage, voir Kötting, 1957, p. 885-886 ; Reekmans, 1958, p. 69-73 ; et pour le geste dans l’iconographie du mariage de la Renaissance, Klapisch-Zuber, 1985, p. 178-212.

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Fig. 3. Jacopo Tintoretto (Le Tintoret), Vénus, Vulcan et Cupidon (vers 1555). Sala di Venere, Galleria Palatina, Palazzo Pitti, Florence. Photo Credit : Scala/Ministero per i beni e le attivita’ culturali/Art Resource, NY.

La maîtrise des pulsions sexuelles peut, en outre, s’accorder avec la représentation de Mars dans l’image – non seulement son cheval est retenu, mais lui-même détourne le regard de Vénus et cache les parties intimes de la déesse. Mais l’interprétation semble moins convaincante dans le cas de Vénus. Rien dans sa posture ne suggère la honte, la réserve, ou la pudicité : tout à fait à l’aise dans sa beauté nue, elle tient Mars près d’elle, attirant sa tête vers sa poitrine. Le tableau dépeint-il réellement une déesse de l’amour muée en mère allaitante ? À part le lait qui coule d’un sein, rien dans sa posture ne suggère l’allaitement. On peut comparer l’image de Véronèse avec une autre Venus lactans, peinte par Le Tintoret environ deux décennies plus tôt (Fig. 3). Dans ce cas, Vénus est effectivement en train d’allaiter un bébé, tandis que son mari, Vulcain, tient une pièce de draperie sur son sein. Malgré certains signes inquiétants – un chariot distant dans le ciel, suggérant la retraite de Mars après un rendez-vous ; et les flèches de Cupidon, que Vénus lui a enlevé pendant qu’elle l’allaite – la scène présente une domesticité rassurante, rappelant presque une Sainte Famille, si ce n’est la nudité de Vénus20. La Venus lactans de Véronèse est considérablement plus ambigüe. Elle semble sans aucun doute exprimer du lait tout en regardant le putto à ses pieds21. Mais le putto ne semble pas intéressé à téter et s’amuse à lier la jambe de sa mère à celle de Mars. Avec sa main droite, Vénus fait le geste qui prépare et soutient l’allaitement, mais l’acte d’allaiter n’est pas représenté dans la peinture.

20 La peinture était à l’origine destinée à être une spalliera (tête de lit) : voir Sfameli, 2003, p. 92-93 ; Alberti, 2014, p. 149-180. Vénus est représentée dans la même position – couchée sur le sol alors qu’elle allaite – dans une version plus tardive par Le Guerchin, Vénus allaitant l’Amour (1615-1617, Pinacoteca Civica di Cento). Voir Agostini et al., 1987, p. 31, image p. 37. 21 Dans l’inventaire de 1689 de la collection de Christine de Suède, le tableau est décrit comme « una Venere ignuda, che posa la sinistra mano sopra la spalla di Marte, con l’altra preme una poppa facendo cadere il latte sopra un Amorino » : voir Campori, 1870, p. 337.

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Dans l’iconographie de la lactation, le geste de Vénus – soutenir et presser un sein pour mieux offrir le lait – est un archétype qui remonte à l’imagerie antique de la déesse Isis et revient sans cesse dans la représentation chrétienne de la Vierge à l’Enfant22. Le « geste d’offrande du sein », comme je vais l’appeler ici, est un motif artistique avec une longue histoire de migration à travers les cultures. Il appartient au répertoire central de l’expressivité du corps humain – la vaste gamme de façons dont le corps parle pour les gens à travers les cultures et le temps. Il s’agit, en d’autres termes, d’une Pathosformel, un « engramme » ou une trace d’expérience affective, soit d’un nœud indissoluble d’émotion et d’expression, enraciné dans la mémoire corporelle23. Contrairement à d’autres Pathosformeln, toutefois, elle souligne moins le mouvement que l’immobilité – le calme associé à un moment de paix profonde. Et pourtant, cette rêverie du repos24, dans sa majesté paisible, n’est en aucun cas un emblème de passivité. Elle représente l’offrande active du sein comme nourriture, consolation, intimité et plaisir. La Venus lactans de Véronèse partage ce geste archétypal avec Isis lactans de l’Antiquité et Maria lactans de l’art chrétien médiévale et moderne25. Mais l’iconographie de l’allaitement à la Renaissance est plus complexe qu’elle pourrait paraître à première vue. Bien qu’elle soit certainement dominée par les traditions religieuses, elle comprend tout aussi certainement des représentations séculières de l’allaitement qui sont plus difficiles à déchiffrer26. Que signifie, par exemple, la figure féminine assise pour allaiter son enfant dans un coin de ce tableau enchanteur et mystérieux, La Tempête de Giorgione ? Est-ce une apparition d’Eva lactans, comme l’a avancé Salvatore Settis27 ? Ou n’est-elle qu’une « gitane », surprise par un soldat dans sa retraite sylvestre, comme pour les premières descriptions du tableau28 ? Et que signifie le jet de lait dans une autre peinture énigmatique de la Renaissance, issue de l’atelier de Botticelli (vers 1480) ? (Fig. 4) Une figure féminine y est représentée de profil, alors qu’elle exprime du lait avec ses deux mains de son sein gauche exposé. Du lait pour qui ? Aucun nourrisson n’est présent dans la peinture. S’agit-il, comme on le croit communément, d’un portrait de Simonetta Vespucci dans la gloire de sa jeune maternité ? Ou s’agit-il d’une réinvention d’Isis lactans au milieu de la Renaissance29 ? Ou s’agit-il des deux ? À la fin du xve siècle, le même geste d’expression du lait apparaît dans le miroir dit Martelli, un objet en bronze avec un satyre et une bacchante se faisant face de profil. Un 22 Pour une étude fascinante de ce geste dans l’histoire de l’art, voir Kunesh, 1991. 23 Sur la définition de Pathosformel comme « Engramme leidenschaftlicher Erfahrung », voir Warburg, 1998, p. 3. Sur ce concept, voir aussi Gombrich, 1970, p. 263, 291, 309 ; Becker, 2013. 24 Bachelard, 1948. 25 Sur Isis lactans, voir Tran, 1973 et Dunand, 2012 ; sur le lien entre les iconographies de Isis lactans et Maria lactans, voir Langener, 1996 et Higgins, 2012, p. 71-90. 26 Cette sécularisation de l’image de la lactation est décrite de manière simpliste et peu convaincante par Miles, 2008. 27 Settis, 1990, p. 114-115. Parmi les nombreuses interprétations de la peinture, Settis en cite deux qui ont un intérêt pour notre propos : a) la femme allaitante pourrait être une représentation de Venus Genetrix, inspirée par la Hypnerotomachia Poliphili (Stefanini, 1955, cité dans Settis, p. 61) ou b) le soldat et la femme allaitante pourraient représenter l’union de Mars et Vénus de laquelle naît Harmonie (Tschmelitsch, 1966, cité dans Settis, p. 53). 28 M. Michiel, Notizia d’opere di disegno (1530) : « el paesetto in tela cun la tempesta, cum la cingana et soldato », cité dans Settis, 1990, p. 55. 29 L’œuvre est listée comme production de l’atelier dans Lightbown, 1978, p. 154. Voir aussi Evans, Weppelmann, 2016, p. 132. Pour une analyse détaillée de la peinture, voir McKibben, 2016. Il faut noter que la réflectographie infrarouge a révélé que la composition a été considérablement modifiée et que le jet de lait est l’une des altérations (Ibid., p. 3). Sur Simonetta, voir Ettle, 2008, p. 3-10.

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jet de lait jaillit du sein de la bacchante30. Ici aussi, aucun enfant n’est présent. Quelle est la signification du lait dans ce contexte dionysiaque ? Avec sa multiplicité des divinités nourricières, l’iconographie de l’allaitement à la Renaissance est chargée de questions non résolues. Dans cet essai, je me concentre sur la Venus lactans de Véronèse en essayant de répondre à la demande suivante : le lait de la déesse indique-t-il réellement l’apprivoisement de la sexualité féminine par la maternité ? Ce point de vue nécessite que le sein allaitant soit avant tout considéré comme un symbole maternel, dépourvu de connotations érotiques. Je pense que cette interprétation ne rend pas justice à la signification richement nuancée du tableau de Véronèse, ni à la perception de l’allaitement par les gens du xvie siècle, ni même à la complexité de la lactation dans l’expérience humaine. Je Fig. 4. Atelier de Sandro Botticelli, Portrait vais essayer d’explorer la signification de la allegorique d’une femme (vers 1480). Collection Venus lactans de Véronèse de deux manières : Friedrich Kisters, Suisse. Photo-Credit : HIP/Art Resource, NY. premièrement, en contextualisant l’image dans l’iconographie de l’allaitement à la Renaissance ; deuxièmement, en examinant la conception du sein féminin dans le discours médical du xvie siècle. Comme nous le verrons, dans les deux contextes, pictural et médical, le sein allaitant est perçu comme un objet plurisignifiant, à la fois nutritif et érotique, maternel et sensuel, de façon déroutante à nos yeux. Vénus et Mars, Péro et Cimon Le détail le plus frappant dans le tableau de Véronèse est la proximité du sein allaitant de Vénus de la tête d’un homme adulte, et non d’un bébé, en contraste avec les innombrables représentations de Maria lactans – un thème qui connaît une immense diffusion dans l’art chrétien à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance31. Est-ce qu’il y a, dans la tradition 30 Sur le miroir Martelli, voir Pope-Hennessy, 1964, p. 325-329. Voir aussi plus bas, n. 117. 31 L’iconographie de Maria lactans inclut occasionnellement l’image de la Vierge Marie donnant son lait à un vieillard, mais presque toujours sans contact physique. Par exemple, dans les représentations de la vision de St. Bernard de Clairvaux (1090-1153) – un bénéficiaire célèbre de l’un des miracles de Marie allaitante – un jet de lait va du sein de la Vierge à la bouche de Bernard sans contact direct. Sur l’allaitement de Bernard, voir Dal Prà, 1990, p. 64-68 ; Gori, 1997, p. 289-95. Il y a des exceptions dans l’art colonial sud-américaine du xviie siècle, où plusieurs saints (Pedro Nolasco, Saint Augustin, Saint Dominique) sont représentés au sein de Marie. Voir, par exemple, la peinture par

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iconographique accessible à Véronèse, un motif qui présente des similitudes avec ce détail de Mars et Vénus ? La réponse à cette question est positive : une femme allaitante en contact étroit avec un homme adulte est l’élément central de la Caritas Romana – un motif pictural répandu dans l’art de la période moderne, qui est déjà bien développé, comme nous le verrons, quand Véronèse exécute son tableau. Un lien entre l’œuvre de Véronèse et la Caritas Romana a été suggéré il y a longtemps par Edgar Wind, mais n’a pas été pris en compte, à ma connaissance, par une autre étude du tableau. Wind discute de la peinture de Véronèse en relation avec le motif du « Triomphe de Vénus », très répandu à la Renaissance, où la déesse, ayant soumis Mars par amour, est vue entourée par ses cupidons, qui sont en train de jouer avec l’armure du dieu32. En passant, Wind note que la Vénus de Véronèse, « en touchant ses seins desquels coule du lait, révèle une castità transformée en carità (un motif qui rappelle la Caritas Romana)33 ». Comme d’autres historiens, Wind souligne la signification chaste du lait de Vénus, ce qui est exactement le point que je veux discuter ici. Mais son allusion à la Caritas Romana est une intuition qui mérite d’être approfondie. Le motif appelé « Charité Romaine » provient de l’Antiquité et a eu une immense fortune dans l’art de la Renaissance et de la période baroque. Il représente l’histoire de la fille grecque Péro, qui empêche son père âgé, Cimon, de mourir de faim en prison, en le nourrissant au sein. Les exemples de l’image du début de la Renaissance, peints avant Véronèse, adoptent généralement un portrait des deux protagonistes selon un axe vertical – Péro debout, Cimon assis, avec sa tête au niveau du sein de Péro – comme dans les fresques d’Alessandro Araldi à Parme (1514) et de Perin del Vaga à Gênes (vers 1530)34. En revanche, certaines représentations de Mars et Vénus du début de la Renaissance sont horizontales, comme par exemple les peintures de Botticelli (vers 1485) et Piero di Cosimo (vers 1505), qui montrent les deux amants dans un état de quiescence onirique, ou de sommeil profond, après avoir fait l’amour35. Quand Vénus et Mars sont représentés debout l’un à côté de l’autre, comme par exemple par Mantegna, Giulio Romano et d’autres peintres, leurs têtes sont au même niveau (et il n’y a pas de lait). La composition de Véronèse, avec la tête de Mars placée à côté du sein allaitant de Vénus, est assez inhabituelle. Son positionnement des deux figures est parallèle à la scène de la Charité Romaine, avec laquelle il partage l’accent sur une femme allaitant à côté d’un homme adulte. La Caritas Romana est un excellent point d’entrée dans l’iconographie de la lactation de la Renaissance, dont la peinture de Véronèse est un exemple si surprenant. Examinons

Melchor Pérez de Holguín, Virgen de la Leche con san Pedro Nolasco (Museo de Arte, La Paz, Bolivia), montrant la Madone allaitant à la fois le saint et l’enfant Jésus, un à chaque sein. Je remercie Marco Pomini pour cette référence. Il existe aussi des exemples d’allaitement adulte dans l’allégorie médiévale de la Ecclesia lactans : voir, par exemple, Fachechi, 1997, p. 242. L’allaitement adulte (dans les visions ou dans la pratique) est occasionnellement décrit dans les textes hagiographiques : voir les cas étudiés dans Pomata, 2001, p. 323-353 et Biedermann, 2017, p. 55-56. 32 Wind, 1958, p. 84, fig. 56, p. 89. 33 Ibid., p. 89-90, n. 27. 34 Sur la Charité Romaine d’Araldi, voir Zanichelli, 1979, p. 29-30, fig. 3 ; sur Perin del Vaga, voir Askew, 1956, p. 46-53. Voir aussi, dans cet ouvrage, J. Blanc, « La charité romaine ». 35 S. Botticelli, Vénus et Mars, The National Gallery, Londres ; P. di Cosimo, Vénus, Mars et Cupidon, Staatliche Museen, Berlin. La structure horizontale peut être due au fait que ces peintures étaient probablement destinées à faire partie d’une spalliera (tête de lit) : voir Geronimous, 2006, p. 101-102.

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de plus près l’histoire du motif36. Dans les sources antiques, on trouve deux versions du récit, l’une impliquant une fille romaine allaitant sa mère, et l’autre dans laquelle une fille grecque allaite son père. Dans les deux cas, le parent a été condamné à mort par privation de nourriture et la fille lui sauve la vie en l’allaitant secrètement en prison. La première source antique rapportant les deux histoires sont les Facta et dicta memorabilia de Valère Maxime (vers 30 de notre ère)37. Ce dernier a probablement été le premier vecteur de diffusion de l’histoire (les noms Péro et Cimon sont uniquement présent dans sa version)38. Notons que des deux variantes, c’est celle père/fille qui a de loin eu le plus grand impact iconographique. C’est déjà le cas dans l’Antiquité : Valère Maxime mentionne lui-même une « imago picta » de Péro allaitant Cimon39. Toutes les représentations antiques qui nous sont parvenues – parmi elles, plusieurs fresques de Pompéi – dépeignent la version père/fille40. Au Moyen Âge, le motif est transmis principalement au travers de la littérature religieuse et la prédication, toujours dans les deux variantes41. En général, cependant, l’image de la Caritas Romana est extrêmement rare au Moyen Âge42. En revanche, elle jouit d’une immense fortune de la Renaissance à la période baroque et au-delà, mais seulement dans la variante de Péro et Cimon. Dans la peinture, la diffusion du motif commence en Italie et dans les pays germaniques au début du xvie siècle, quelques décennies après l’editio princeps de Valère Maxime (1470/71). On trouve environ trente œuvres picturales sur la Caritas Romana au xvie siècle, mais l’apogée du motif est atteinte au xviie siècle : quelques deux cents versions sont peintes pendant la période baroque43. Pourquoi l’image est-elle si attrayante pour les peintres, et sans doute pour les mécènes qui la commandent ? La représentation de la Charité Romaine à la Renaissance possède un sens moral et spirituel. Il s’agit de l’emblème d’un acte exalté de piété filiale, qui implique l’inversion des rôles parentaux (la fille nourrissant le père) tout comme le renversement de la hiérarchie des sexes (le héros masculin sauvé par une femme faible)44. C’est une image de salut dont la femme est l’agent. Cette signification morale contrebalance probablement les implications

36 Pour une histoire du motif sur la longue durée, voir Sperling, 2016. Bien que ce livre donne beaucoup de documentation utile, l’interprétation de l’autrice est douteuse, en raison de son utilisation arbitraire et anachronique des catégories actuelles tirées de la « théorie queer ». Je ne partage pas son interprétation, comme je le précise ci-dessous dans cet article. Un outil plus fiable pour l’histoire du motif est fourni par les deux volumes édités par R. Raffaelli et al., 1997 et Danese et al., 2000. Pour des études antérieures, voir Steensberg, 1979, p. 9-37 ; Gachet, 1982. Voir aussi Balass, 2001, p. 105-109. 37 V. Maxime, Dicta et facta memorabilia, 5, 4, 7 (mère/fille) et 5.4. ext. 1 (père/fille). Voir Guerrini, 1997, p. 15-37. 38 On trouve des variantes dans d’autres sources antiques : Pline, Naturalis Historia, 7, 121 ; Solin, Collectanea rerum memorabilium, 1, 124-25 ; Hygin, Fabulae, 254, 3 ; Nonnos, Dionysiaca, XXVI, 101-142. Pour une liste complète, voir R. Raffaelli, 1997, p. 273, n. 7. 39 V. Maxime, Dicta et facta memorabilia, 5.4. ext. 1. 40 Voir Santucci, 1997, p. 123-39, et Knauer, p. 9-16. 41 Au xive et au début du xve siècles, Boccace et Christine de Pisan mentionnent le récit mère/fille comme un exemplum de la piété filiale. Voir Boldrini, 1997, p. 182-191 ; Raffaelli, 1997, p. 209-212. La variante mère/fille refait surface dans La Récolte de la Manne de Nicolas Poussin (1639). Voir Sperling, 2016, p. 177-183. 42 Voir Fachechi, 1997, p. 227 pour un exemple médiéval tardif de la variante père/fille d’un codex des Collectanea rerum memorabilium de Solin. 43 Pigler, 1974, p. 300-307 : « Cimon und Pero ». 44 Sur la signification symbolique du motif, voir les contributions toujours utiles de Deonna, 1954, 1956, qui offre une interprétation très intéressante de l’allaitement filial comme allégorie de l’adoption divine et de la renaissance.

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Fig. 5. Hans Sebald Beham, Cimon et Péro (1544). National Gallery of Art, Washington. Courtesy National Gallery of Art, Washington.

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troublantes de l’acte physique lui-même : une fille donnant le sein à son père, avec les inévitables sous-entendus sexuels du geste, soulève le spectre de l’inceste. Bien entendu, la force et le caractère direct de ces sous-entendus sont déterminants – et les artistes avaient de nombreux moyens de les atténuer, ou au contraire de les accentuer, voire de les exhiber. Par exemple, en exposant le plus possible les seins de Péro, ou même la représentant complètement nue. Voire aussi, en dépeignant Cimon non pas comme un faible vieillard à moitié affamé, mais comme un homme vigoureux et d’âge moyen. On peut déjà observer cette ambiguïté de l’image – son oscillation entre un sens moral et un sens transgressif – dans les premiers stades de son développement, au cours des premières décennies du xvie siècle. Le motif apparaît plus ou moins simultanément dans les années 1510-1540 dans les contextes italiens et germaniques, mais avec une différence remarquable. Les premiers exemples italiens – la lunette peinte à fresque par Alessandro Araldi dans le couvent de San Paolo à Parme (1514), les décorations de Fontainebleau par Rosso Fiorentino et Le Primatice (années 1530) et la fresque de Perin del Vaga dans le Palazzo del Principe à Gênes (1529-33) – montrent tous Péro habillée convenablement, bien que son sein ou ses seins soient exposés. Dans le dessin par Rosso Fiorentino et la fresque de Perin del Vaga, en outre, le lieu de la prison est souligné : Péro allaite Cimon à travers les barreaux45. La signification de l’image est clairement la pietas filiale46. Au cours des mêmes années 1520-1540 en terres allemandes, l’image acquiert cependant une valeur différente – semi-érotique et transgressive – dans les œuvres de trois artistes, les gravures largement diffusées des frères Hans Sebald et Barthel Beham, et les peintures de Georg Pencz47. Ces trois artistes se connaissent et ont beaucoup en commun. Tous trois étaient probablement des apprentis de Dürer à Nuremberg au début des années 1520 ; ils partagent des opinions religieuses radicales, soit une forte sympathie pour Thomas Müntzer et le mouvement anabaptiste, et ils ont eu de graves ennuis en conséquence. En 1525, ils sont traduits devant une commission d’enquête à Nuremberg, bannis de la ville et appelés, comme ils le sont encore aujourd’hui, « les peintres sans Dieu48 ». Dans les gravures des frères Beham, la scène Péro-Cimon prend un caractère érotique discret, mais perceptible (Fig. 5) Bien que le cadre de la prison soit rendu évident par les chaînes de Cimon, le corps de Péro est offert à moitié nu au regard du spectateur49. L’allusion érotique est encore plus forte dans une peinture de Georg Pencz (Fig. 6) où le vieux et frêle Cimon 45 Araldi peint Péro debout à côté de Cimon assis dans des chaînes, dans un paysage ouvert ; une sirène allaitante surmonte la scène. Pour des références à l’image, voir plus haut, n. 34. Dans un relief en stuc d’après un dessin de Rosso Fiorentino (Béguin et al., 1972, plaque 36b), Péro allaite Cimon à travers les barreaux de la prison, tandis que son enfant essaye de l’en éloigner. Dans le dessin du Primatice (Louvre, Cabinet des dessins, Fonds des dessins et miniatures, RF 563r), Péro est assise à côté d’une autre femme tandis qu’elle allaite Cimon. Les deux femmes ont les seins nus, et il n’y a pas de signes d’une prison. Dans la fresque de Perin del Vaga, Péro allaite Cimon à travers les barreaux de la prison, tandis que le soldat présent regarde ailleurs. 46 Comme affirmé par Villa, 1997, p. 666-667. 47 Pour des notes biographiques sur chacun des trois artistes, voir Goddard, 1988a, p. 221-225. 48 Pour les actes du procès, voir Müller, Schauerte, 2011, p. 45-48. Sur le lien avec Dürer et Müntzer, voir Goddard, 1988b, p. 15. Voir aussi Stewart, 2008. 49 Voir Goddard, 1988a, p. 90. En 1544, Hans Sebald Beham réalise une copie inversée de cette gravure : des copies se trouvent aujourd’hui au British Museum et au Philadelphia Museum of Art. Les frères Beham donnent une tournure érotique à plusieurs autres thèmes, dont, par exemple, l’histoire biblique de Judith et d’autres sujets (voir Ibid., p. 91, 119, 149, 167-68 ; voir p. 177 et 181 pour deux images au contenu explicitement érotique : Die Nacht et Trois Femmes dans le Bain).

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Fig. 6. Georg Pencz, Charité romaine (1538). Musée national de Varsovie.

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est remplacé par un homme robuste et chaleureux, dont l’âge est invraisemblablement proche de celui de sa fille. Ici, une Péro au visage audacieux établit un contact visuel avec le spectateur, au lieu de baisser chastement les yeux, comme elle le fait généralement dans l’iconographie de la Charité Romaine. Elle semble jouer le rôle que Michael Baxandall a appelé le « festaiuolo », c’est-à-dire la figure qui fait signe aux spectateurs et les invite dans la scène, en leur indiquant comment ils doivent interpréter l’image50. La Péro de Pencz subvertit ce rôle d’admonition en abandonnant la conventionnelle modestie féminine – les « occhi bassi » ou « yeux baissés » – nous alertant ainsi sur les sous-entendus ambigus du tableau51. Y avait-il une intention de transgression, voire de profanation dans ces images ? Il est possible que dans un contexte protestant radical, la Charité Romaine ait été utilisée pour communiquer une référence critique ou parodique au culte de la Vierge Marie, « fille de son propre fils », selon la formule de Dante. Cette hypothèse est étayée par le fait que certains protestants expriment un malaise à l’égard des représentations contemporaines de la Vierge à l’Enfant. L’iconographie de Maria lactans avait pris un ton de sensualité prononcée dans les xive et xve siècles, quand les artistes comme Jan van Eyck, Rogier van der Weyden et surtout Robert Campin (et ses disciples) avaient dépeint la Vierge allaitante avec des détails naturalistes, incluant parfois l’image sensuelle de son mamelon près de la bouche de l’Enfant. Marie elle-même était représentée dans la variante la plus explicite du geste d’offrande du sein, avec ses doigts pinçant son mamelon, comme par exemple dans La Vierge à l’Enfant devant la cheminée (vers 1440) par un disciple de Robert Campin52 (Fig. 7). Le réalisme franc de ces images visait à souligner l’humanité du Christ enfant et de Marie elle-même, la Madone de l’Humilité, engagée dans un acte que la plupart des femmes de la classe supérieure fuyaient à cette période. Mais dans les années précédant la Réforme, cette représentation de Marie commence à susciter l’embarras et la réprobation. On sait, par exemple, qu’en 1511, le conseil de la ville de Strasbourg est très irrité par « les images scandaleuses de la Vierge », peintes probablement par Joos van Cleeve53. De telles représentations sensuelles de Maria lactans ont peut-être été la cible parodique des versions érotiques de la Charité Romaine par les frères Beham. On sait en effet que les « peintres sans Dieu » étaient engagés dans la création d’images « lascives », dont certaines ont survécu à la destruction par les mains des censeurs à partir du xvie siècle54. On sait que ces images étaient perçues comme scandaleuses par leurs contemporains. La gravure de 1529 de Hans Sebald Beham, La Mort et le Couple lascif, est apparemment la cause de son expulsion de la ville par les autorités civiles de Nuremberg55. Après avoir été banni en 1525 pour son radicalisme religieux, Georg Pencz se rend en Italie, où il rencontre Marcantonio Raimondi, le fameux graveur de I Modi (1524), un ensemble d’estampes 50 Voir Baxandall, 1972, p. 72-76. Le terme vient du langage théâtral de la Renaissance (p. 125). 51 Sur le motif des « occhi bassi », voir Pozzi, 1986, p. 161-211. 52 Cette tendance est liée au motif iconographique de la Vierge de l’Humilité, comme l’a noté il y a longtemps Meiss, 1936, p. 436-465. Le motif est basé sur la théologie de l’incarnation : voir Steinberg, 1983, p. 14-15 et 127-130. Voir aussi Holmes, 1997, p. 167-195, et Rubin, 2009, p. 211-216. 53 L’épisode est cité par Freedberg, 1989, p. 324. Pour un exemple de représentation naturaliste de la Vierge allaitante par Joos van Cleeve, voir sa Sainte Famille (1510-20) au Metropolitan Museum of Art, New York. 54 Voir Müller, Küster, 2010, p. 20-32 ; Levy, 1988, p. 40-53. 55 Goddard, 1988b, p. 115-116.

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Fig. 7. Atelier de Robert Campin, La Vierge à l’écran d’osier (vers 1440). National Gallery, Londres.

érotiques basés sur des dessins de Giulio Romano, et publiés plus tard comme illustrations dans les Sonnets luxurieux d’Arétin56. Il existe un lien évident entre ces artistes et le milieu

56 Sur le lien avec l’Italie, voir Emison, 1988, p. 31-33 et Goddard, 1988a, p. 225. Voir aussi Benz, 2010, p. 7-60. Sur I Modi, voir Talvacchia, 1999.

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culturel que les historiens ont identifiés comme le berceau de la pornographie en tant que genre artistique57. La représentation transgressive de la Charité Romaine par ces artistes est indubitablement liée à la nouvelle tendance de l’art érotique. Leurs contemporains sont conscients de l’érotisme dérangeant de l’image. Ceci est indiqué, par exemple, par le fait qu’une version de la Charité Romaine du Maître à la tête de Griffon (1546) a été mutilée par la coupure de la partie basse de l’image, représentant la tête de Cimon. Seule Péro subsistait, avec ses seins exposés, indiquant clairement que l’iconoclasme ne concernait pas les seins nus eux-mêmes, mais le fait qu’ils fussent offerts à un homme adulte58. Au début de la Renaissance, une caractéristique fondamentale de la Caritas Romana est un message à la fois spirituel et « charnel ». Le motif est un emblème de la vertu morale et de l’abnégation, mais aussi le véhicule des possibilités visuelles érotiques, dont les artistes et les mécènes sont très conscients59. On peut affirmer que, déjà dans la première moitié du xvie siècle, certains peintres sont intéressés par l’exploitation du potentiel érotique de la Caritas Romana. D’autre part, ces mêmes peintres peuvent également dépeindre l’image en mettant en évidence principalement ou exclusivement sa signification spirituelle. Georg Pencz, par exemple, peint plusieurs versions de la Charité Romaine, certaines d’entre elles de manière plus spiritualisée60. L’iconographie de la Charité Romaine au début de l’époque moderne nous apprend que l’image a un immense attrait artistique précisément à cause de son ambiguïté. Il a été avancé que l’une des raisons du renouveau de la mythologie antique dans l’art de la Renaissance consiste, entre autres, en la possibilité qu’elle offrait aux artistes et aux mécènes de donner une visibilité à l’expérience érotique, de la revaloriser comme quelque chose qui pouvait être représenté et célébré. Les amours des dieux païens étaient particulièrement utiles à cette fin61. Les artistes les emploient alors pour induire une vision alternative de la divinité qui ne soit pas basée sur le renoncement, comme dans le christianisme, mais sur la glorification de la jouissance sexuelle. Les accouplements des dieux et déesses antiques, satyres et nymphes, sont fastueusement représentés dans les riches foyers et les grandes

57 Sur Arétin et la naissance de la pornographie, voir Findlen, 1996, p. 49-108. 58 La partie coupée du tableau a été identifiée par l’historienne de l’art Irene Kunze en 1941. Les deux parties ont été réunies après la Seconde Guerre mondiale. Voir Kühnel-Kunze, 1941, p. 209-238 et Sperling, 2016, p. 60-62. 59 Les « peintres sans Dieu » allemands ne sont certainement pas les seuls artistes ayant fait usage de l’ambivalence de l’image. Dans le milieu artistique de la Contre-Réforme, au début du xviie siècle, Caravage et Rubens ont donné deux interprétations complètement différentes de la Caritas Romana. En 1607, Caravage a inclus une femme allaitant un vieillard dans son tableau des Sept actes de miséricorde pour le retable du Pio Monte della Misericordia à Naples. L’image n’a aucune connotation érotique ni même sensuelle : elle traduit avant tout l’impératif chrétien de visiter les prisonniers. Voir Tuck-Scala, 1993, p. 127-163 et Fachechi, 1997, p. 232. Rubens, en revanche, a mis en évidence dans sa Caritas Romana (1630, Rijksmuseum, Amsterdam) l’attrait sensuel des beaux seins blancs et exposés de Péro : voir Freedberg, 1989, p. 359-360, et Balass, p. 107. 60 Selon Sperling, 2016, p. 62-70, Pencz a peint quatre Charités Romaines : à part celle de 1538 se trouvant à Varsovie [Fig. 6], une autre se trouve dans la Collection de l’Université de Stockholm (1546) et deux dans des collections privées. Pour la variante de Stockholm, qui est définitivement plus « spirituelle » que celle de Varsovie, voir Karling, 1978, p. 198 ; Fachechi, 1997, p. 230, Table II, 1. Pigler (1974, p. 301) liste cinq Charités Romaines par Pencz, mais l’une d’elles est de paternité douteuse. 61 Parmi la vaste littérature sur cette question, voir Frantz, 1989, p. 43-90 ; Dunand, Lemarchand, 1977 ; Pacifici, 2014, p. 177-190 ; Turner, 2017. Notons toutefois que les thèmes bibliques (comme par exemple l’histoire de Joseph et de la femme de Potiphar) sont également parfois utilisés à des fins de représentation érotique. Voir Levy, 1988, p. 40-42.

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cours de la Renaissance, du Viridario d’Agostino Chigi au Palazzo del Te de Frédéric II de Gonzague à Mantoue, de l’appartement privé du cardinal Bibbiena au Vatican, au château de Fontainebleau du roi François Ier en France et aux collections de Rodolphe II à Vienne et à Prague62. Commandées par des princes et des dignitaires de l’Église pour leur plaisir privé, la vogue de ces peintures indique le développement rapide d’un nouveau goût pour l’imagerie érotique au sein de l’élite masculine de la Renaissance. Comme les amours des dieux, la Caritas Romana est l’une des histoires païennes qui ont permis aux peintres du xvie siècle de repousser les limites du possible dans la représentation visuelle de l’expérience et du plaisir sexuels. Le succès du motif de Mars et Vénus à cette période est précisément dû à son fort attrait érotique63. Au début du xvie siècle, ce motif est le premier d’une longue série de mythes qui lancent la vogue pour les Amours des Dieux parmi les artistes et mécènes64. Mars et Vénus réunis par Cupidon de Véronèse est une variation de plus sur ce thème – une variation qui partage avec la Caritas Romana une représentation ambivalente du sein allaitant. Quand Véronèse peint ce tableau, la Charité Romaine était déjà un motif pictural bien établi. Des actes notariés de Venise, datant des années 1520 et 1530, décrivent des peintures d’une « femme qui allaite un vieillard65 ». Une des Charités Romaines de Pencz fait également partie de la collection de Rodolphe II, comme Mars et Vénus réunis par Cupidon de Véronèse66. Il est donc possible que Véronèse ait pu voir certaines représentations de Péro et Cimon. Sa Venus lactans est-elle une réminiscence de l’érotisme allusif de la Charité Romaine ? Faisait-il écho à ce motif lorsqu’il choisit de peindre la tête de Mars à côté du sein allaitant de sa maîtresse ? On revient encore une fois à la question : que signifie le lait ici ? Libidinis fons : le sein dans la littérature médicale de la Renaissance On peut opposer à l’interprétation érotique de la Caritas Romana une objection sérieuse, qui est en relation avec la pensée médicale sur la lactation. Dans un remarquable essai, le classiciste Roberto Danese soutient que dans l’Antiquité il n’y a pu avoir aucune implication sexuelle dans l’histoire de Cimon et Péro, en raison du fort tabou interdisant les rapports sexuels pendant l’allaitement67. Et en ce qui concerne l’Antiquité, Danese a probablement raison. L’ancienne doctrine médicale sur la lactation la considérait comme incompatible avec l’activité sexuelle. Et ce, parce que les médecins antiques voyaient le lait et la semence (masculine et féminine) comme du sang cuit par la chaleur vitale du corps. Dans le corps de la femme, non seulement la grossesse, mais aussi les rapports sexuels et le plaisir entravent ce processus, attirant le sang vers les organes génitaux pour la production de la semence. Cela conduit soit au tarissement du lait, soit à la formation d’un fluide corrompu et malodorant qui serait préjudiciable au bébé. « J’ordonne à toutes les femmes 62 Sur le Viridario de Chigi et d’autres « espaces génératifs d’art érotique », voir Turner, 2017, p. 24, 124-127. 63 La vaste diffusion du thème de « Mars et Vénus » est documenté par Pigler, 1974, p. 166-169. Sur l’iconographie de Mars et Vénus de l’antiquité au début de l’époque moderne, voir Lowenthal, 1995. 64 Turner, 2017, p. 94 ; Campbell, 2004, p. 138-139. 65 Sperling, 2016, p. 69. 66 Zimmermann, 1905, p. xl, no 946. 67 Danese, 1996, p. 39-72. Voir aussi Suder, 1991, p. 135-41.

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qui allaitent des enfants de s’abstenir complètement de Vénus », écrit Galien au iie siècle de notre ère68. Ce précepte est repris par de nombreux autres auteurs antiques, de Soranos, presque contemporain de Galien, aux médecins de la collection d’Oribase au ive siècle de notre ère69. Plus important, le précepte a inspiré la pratique réelle. Les contrats d’allaitement de l’Antiquité tardive, tels que consignés dans les papyrus de l’Égypte romaine, montrent qu’en assumant sa responsabilité, la nourrice doit s’engager à l’abstinence sexuelle – c’està-dire qu’elle doit promettre « de ne pas endommager son lait en s’accouplant avec des hommes70 ». Même lorsqu’une femme allaite une personne malade à des fins curatives – une pratique que Galien et d’autres médecins antiques recommandent pour certaines infirmités – il faut s’assurer qu’elle s’abstient de tout plaisir sexuel. Un bon lait, que ce soit à des fins nutritives ou médicales, exige de la femme allaitante une chasteté sans faille71. C’est la raison pour laquelle, selon Danese, le spectre de l’inceste ne peut pas jeter son ombre sur le contact physique entre Péro et Cimon. Une Péro impudique n’aurait tout simplement pas de lait sain et nourrissant pour son père. Il est important de garder cela à l’esprit si l’on veut éviter de forcer la Charité Romaine dans le lit procustéen des notions actuelles de transgression sexuelle. C’est le problème que pose l’interprétation récemment avancée par Jutta Sperling. Elle affirme que, tout au long de son histoire, de l’Antiquité au début des temps modernes, le récit de Péro et Cimon a eu un « sens incestueux » et « anti-patriarcal ». Le sein allaitant de Péro représenterait un « signifiant du désir queer, c’est-à-dire non-normatif », « un signifiant du désir dont le but et l’objectif mêmes consistent à la violation des limites et à la transgression72 ». Elle soutient que la signification incestueuse de la Charité Romaine est déjà présente dans les sources antiques. Mais son affirmation n’est pas étayée par la documentation textuelle et iconographique de l’Antiquité73. Une épigramme sur une fresque pompéienne de la Caritas Romana nous dit clairement que les sentiments attribués à Péro par les anciens étaient loin d’être transgressifs : « Admoto]q(ue) simul voltu fri(c)at ipsa Miconem/ Pero : tristis inest cum pietate pudor ». « En approchant son visage du sien, Péro caresse Micon : /la piteuse honte en elle, mêlée à l’amour filial »74. 68 Galien, De sanitate tuenda, in Opera Omnia, éd. C. G. Kuehn, 20 tomes (Leipzig, 1821-1830), t. VI, 1.9, p. 45-46. 69 Soranus’ Gynecology, éd. Ows. Temkin, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1956, p. 92-93 ; Oeuvres D’Oribase, éd. U. C. Bussemaker et Ch. Darenberg, 4 tomes, Paris, J. B. Baillière, 1851-1862, t. III, p. 125 et 129. 70 Danese, 1997, p. 63 et s. ; Bradley, 1980, p. 321-325. 71 Voir Dioscorides, De materia medica, 2.63 sur l’usage thérapeutique du lait « spécialement sucé directement des seins ». Sur le lait humain utilisé comme ingrédient dans les remèdes, voir Celsus, De medicina, V, 21 (suppositoires) ; VI, 6, 7 (collyrium) ; VI, 7e (gouttes d’oreilles). 72 Sperling, 2016, p. 15, 340 et passim. 73 La lecture des sources par Sperling est souvent questionnable. Considérons par exemple le passage suivant de Valère Maxime : « putarit aliquem contra rerum naturam factum, nisi diligere parentes prima naturae lex esset » (on pourrait penser qu’il s’agit d’un acte contre nature, si aimer les parents n’était pas la première loi de la nature). Sperling comprend « contra naturam » comme indiquant des « sexualités déviantes » et des « pratiques incestueuses » (Ibid., p. 232-233). Ce n’est clairement pas la signification du passage, qui se réfère au renversement de l’ordre naturel en termes généraux. Elle attribue à Valère Maxime un « langage érotique sensationnaliste », mais rien de tel n’est présent dans le texte. 74 Corpus Inscriptionum Latinarum, IV 66035. Sur la fresque, qui est localisée dans la maison de Lucretius Fronto, les noms de Péro et Micon (variante de Cimon) sont inscrits vers la tête des deux figures. Voir Deonna, 1952, p. 371-372 ; Gigante, 1979, p. 223-224 ; Milnor, 2014, p. 110.

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Pietas et tristis pudor : amour filial et honte, teinté de tristesse. Voici les émotions de Péro selon les anciens. Et c’est pourquoi considérer la lactation filiale de Péro comme un emblème de la « transgression queer » est définitivement erroné. Non seulement parce que cela projette anachroniquement les catégories sexuelles de la culture anglophone contemporaine sur l’archétype de Péro et Cimon ; mais aussi parce que cela lit la scène comme un acte d’inceste, un sens qui n’est pas, et ne pourrait pas être, présent dans les sources antiques, pour les raisons indiquées par Danese. Cependant si l’argument de Danese peut être valable pour la médecine antique, il ne s’applique néanmoins pas à la culture médicale de la Renaissance. Bon nombre des anciennes croyances sur l’allaitement et la sexualité féminine sont encore en vigueur au xvie siècle. L’interdiction des rapports sexuels pendant l’allaitement a traversé les siècles. On la retrouve dans les livres de pénitence chrétiens de la fin du Moyen Âge ainsi que dans les contrats d’allaitement de Florence au xve siècle75. Les médecins de la Renaissance recommandent encore la chasteté à une femme allaitante, même lorsque son lait est nécessaire à des fins médicales. Comme ceux de l’Antiquité, les médecins de la Renaissance prescrivent le lait humain comme remède à divers maux, et ils conseillent également que le patient le prenne directement à la source, au sein de la nourrice – chaste, bien sûr76. Il est intéressant de noter que l’on trouve la Caritas Romana comme motif décoratif sur les flasques en céramique de pharmacies du xvie siècle, montrant la résilience de la croyance dans la valeur curative du lait humain77. Néanmoins, si l’on examine attentivement la littérature médicale de la Renaissance, on constate que les anciennes idées sur la lactation ont rapidement évolué. La croyance selon laquelle l’allaitement est incompatible avec l’activité sexuelle ne fait plus l’unanimité. Certains médecins commencent à la remettre en question, comme Laurent Joubert, grand critique des « erreurs populaires » ainsi que de l’erreur médicale savante qui interdit les rapports sexuels pendant l’allaitement. Les paysans du Languedoc, note Joubert, laissent leurs enfants téter au sein des femmes enceintes sans conséquences néfastes. L’idée que le coït et la grossesse endommagent le lait lui semble par conséquent erronée78. La littérature pornographique du xvie siècle, d’Arétin à Giordano Bruno, comporte des scènes de copulation avec une femme qui allaite. Les sonnets d’Arétin comprennent une berceuse obscène, dans laquelle la femme, qui donne la tétée a un bébé pendant le coït avec son amant, « donne et reçoit du lait en même temps ». Et le Candelaio de Giordano Bruno (1582) raille impitoyablement l’allaitement thérapeutique des adultes, comme prétexte à un comportement licencieux79. Les médecins de la Renaissance questionnent l’incompatibilité de l’allaitement et du plaisir sexuel, car ils commencent à douter de son fondement théorique, à savoir l’idée que le lait et la semence proviennent du sang80. Mais ils le font aussi en raison 75 Klapisch-Zuber, 1985a, p. 144-145. 76 Voir, par exemple, H. Acoromboni, Tractatus de lacte, Venise, Andr. de Rivabenis, 1536, p. 81. 77 Fachechi, 2000, p. 93-101. 78 L. Joubert, La première et seconde partie des erreurs populaires touchant la Médecine & le regime de santé, Paris, chez Claude Micard, 1587, p. 226-230. 79 G. Bruno, Candelaio, éd. Vincenzo Spampanato, Bari, Laterza, 1909, p. 128. Sur Arétin, voir Turner, 2017, p. 155 ; sur Bruno, voir Cipriani, 2000, p. 118, et Sperling, 2016, p. 252-54. 80 Pomata, 1995, p. 64.

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de leur nouvel intérêt dans la spécificité du corps féminin, notamment son potentiel de sensations sexuelles, y compris le plaisir lié à la stimulation des mamelons et des seins. La description du sein comme zone érogène avait été courante dans la tradition médicale gréco-islamique. « Que les hommes prolongent le jeu avec les femmes dont la complexion n’est pas mauvaise. Qu’ils caressent leurs seins et la zone pubienne », conseillait le Canon d’Avicenne, faisant écho à de nombreuses déclarations antérieures81. Mais il s’agit d’un conseil rarement mentionné dans la littérature médicale latine du Moyen-Âge. Il n’est pas repris par les commentateurs d’Avicenne, bien qu’il soit mentionné par Bernard de Gordon au xive et Michel Savonarole au xve siècle82. La description explicite des seins comme érogènes (chez les femmes et les hommes), telle que nous la trouvons, par exemple, chez l’anatomiste Berengario da Carpi au début du xvie siècle, est dans une large mesure une nouveauté83. Il en va de même pour l’analogie entre le mamelon et le pénis, vus tous deux comme organes érectiles – un parallèle que l’on ne trouve pas chez Galien, mais qui devient courant dans l’anatomie de la Renaissance84. Une description des seins comme source de plaisir féminin figure non seulement dans la littérature anatomique de la Renaissance, mais aussi dans un nouveau genre médical de cette période, les traités sur les maladies des femmes, qui rejettent souvent les vues misogynes de la médecine scolastique et font l’éloge du corps féminin comme une merveilleuse œuvre de la nature. L’un de ces textes est le traité vernaculaire de Jean Liebault, Trois livres appartenant aux infirmitez et maladie des femmes, dont la préface contient cette description rhapsodique des seins : Regardés donc ses merueilles. Les mammelles nourrissent : […] elles servent encore (s’il faut croire Aristote) pour esguilloner l’androgyne à l’amour : car le masle charmé par les yeux de sa femelle, et touché au vif par ce feu caché, l’embrasse, la chérit, la baise et manie ses mamelles, ce mouvement donc et agitation eschauffant les mamelles eschauffe par mesme moyen et irrite les appétits de la matrice, à cause du consentement manifeste qui est entr’eux deux, de là, la convoitise s’alume et le desir de generation85.

81 Avicenne, Liber Canonis, lib. III, fen 21, tract. 1, cap. 9. Voir Jacquart, Thomasset, 1985, p. 173, qui citent La Promenade du Cœur d’Ahmad al-Tifachi (1184-1253) : « Veux-tu exciter la jeune fille, joue alors avec ses seins et tu connaitras une merveille, car son flux séminal se trouve au-dessus des clavicules, qui sont en relation avec la poitrine, comme les testicules avec le pénis ». 82 Jacquart, Thomasset, 1985, p. 182-184, qui citent Bernard de Gordon : « Mas excitare foeminam debet ac sollicitare ad coitum… mammillas contractando ». Cf. M. Savonarola (Practica maior, Venice, Giunta, 1547, tract. 6, cap. 21, rubr. 23) : « Debet vir mulierem tangere ut circa mamillas et leviter et specialiter capita mamillarum oscula nungere » Sur les seins comme zone érogène, voir aussi le texte catalan du xve siècle, Speculum al foderi (A Mirror of Coitus, éd. M. Solomon, Madison, Hispanic Seminary of Medieval Studies,1990, p. 37). 83 B. da Carpi, Commentaria cum amplissimis additionibus super anatomia Mundini, Bologne, H. de Benedictis, 1521, f. cccxvi r. 84 Vésale décrit l’analogie entre le mamelon et le pénis très explicitement (Corporis humani fabrica, Venice, apud J. A. et J. de Francisciis, s. d., lib. V., cap. XVIII, p. 423). Après Vésale, l’analogie se retrouve à plusieurs reprises sous la rubrique papilla (mamelon) dans les répertoires médicaux : voir, par exemple, J. Gorraeus, Definitiones medicae, Paris, Wechel, 1564, fol. 136r. 85 Préface de Lazare Pena à l’édition du 1609 : Les Maladies des Femmes & remedes d’ycelles en trois Livres de M Jean Marinello docte Médecin Italien traduits en François par M Jean Liebaut Médecin à Paris en cette derniere édition revus corrigés & augmentés par Lazare Pé, Paris, Berjon, 1609 (sans pagination : p. 8).

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On trouve, dans la littérature médicale de la Renaissance, une reconnaissance croissante du sein comme source de plaisir – pour les hommes, évidemment, mais, moins évidemment, pour les femmes86. Le plus frappant est que le rôle du sein dans le plaisir de la femme ne semble pas être perçu comme incompatible avec sa fonction maternelle. De même que l’iconographie de la Charité Romaine montre la coexistence des aspects maternels et érotiques de l’allaitement, de même la littérature médicale de la Renaissance considère le sein féminin comme une source à la fois de nutrition et de volupté87. Venus lactans et sa douceur impure Le sein revêt donc une complexité d’acceptions dans la médecine de la Renaissance. On retrouve la même complexité, à la même époque, dans l’iconographie de la lactation, qui se caractérise par une grande diversité de motifs, dont fait partie la Charité Romaine. Il s’agit d’un changement frappant par rapport au Moyen-Âge, la représentation de l’allaitement maternel comportant alors presque exclusivement des figures naturalistes de Maria lactans ou allégoriques d’Ecclesia lactans. À partir de la fin du xve siècle, en revanche, on assiste à une remarquable prolifération de figures mythologiques allaitantes, utilisées à des fins décoratives ou symboliques – satyres et centaures féminins, sirènes, néréides et diverses déesses, dont la Nature elle-même à la poitrine multiple (sous le nom d’Isis ou d’Opis). Dans le cadre de la vie primitive et arcadienne des satyres et de leurs familles, les satyresses allaitant leurs petits apparaissent par exemple dans une gravure de Jacopo de’ Barbari (1503-4) et dans le panneau de Piero di Cosimo La Découverte du Miel (vers 1499-1505)88. Le thème antique de la centauresse allaitant sa progéniture revient dans la Calomnie d’Apelle de Botticelli (1494), un dessin de Dürer (1504-5) et dans les fresques de Giulio Romano pour la Chambre des Psyché du Palais du Te à Mantoue (1528)89. Pinturicchio peint des Néréides allaitant des enfant Tritons

86 Voir Pomata, 1995, p. 63-64, 74-76. 87 Le sein est défini comme « libidinis fons » par B. Ramazzini, De morbis artificum diatriba, Utrecht, apud Guilielmum van de Water, 1703, p. 156. 88 J. de’ Barbari, Famille de Satyrs, vers 1503/1504, gravure, National Gallery of Art, Washington ; P. di Cosimo, La Découverte du Miel, Worcester, Art Museum. Voir Forlani Tempesti, Capretti, 1996, nos cat. 34 et 34a, p. 124-126. Voir aussi Geronimous, 2006, p. 131, qui inclut une image de la gravure de de’Barbari. Forlani Tempesti et Capretti datent la peinture de Piero de 1505, mais le site du Worcester Art Museum donne la date d’environ 1499. Pour d’autres images de satyresses allaitantes dans les imprimés du xvie siècle, voir Kaufmann, 1984, fig. 22, 58, 61, 70. L’image est aussi utilisée pour décorer des objets. L’Arcadie de Sannazaro (1491) décrit un vase peint par Mantegna avec « une satyresse nue… nourrissant un bébé satyre ». Voir Tietze-Conrat, 1955, p. 249. 89 Une peinture antique de bébés centaures, heureux et souriant « alors qu’ils sucent le sein qui coule » des centauresses, est décrite par Philostrate, Imagines, II, 3. Dans son œuvre Zeuxis ou Antiochus 3-6, Lucian mentionne une autre image antique d’une centauresse allaitante. Les spectateurs de la Renaissance pouvaient voir une centauresse allaitante sur le relief du sarcophage de la Découverte d’Ariane (vers 200 de notre ère), aujourd’hui au Vatican, Galleria dei Candelabri. Pour des images de ce relief et le dessin de Dürer, voir Kaufmann, 1984, fig. 12 et 32. Sur les origines antiques du motif de la famille de centaures et son retour au début des temps modernes, voir Giuliano, 2001, p. 103-112.

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sur le plafond en caissons pour le Palais des Pénitenciers à Rome (1490)90. Une sirène à plusieurs seins nourrissant ses petits, provenant de l’atelier de Giulio Romano (vers 1520-1540), témoigne de la diffusion du même thème91. L’eau jaillissante des seins des nymphes et d’autres figures mythologiques féminines devient, dans les mêmes années, un motif récurrent dans l’architecture des fontaines de jardin92. En 1512, JeanFrançois II Pic de la Mirandole visite le jardin du Belvédère à Rome, avec sa collection de statues païennes, et décrit ce qu’il prend pour une Cléopâtre (c’était en fait une Ariane) « dont l’eau coule des seins, à la manière des aqueducs antiques93 ». Dans l’art de la Renaissance, une femme qui fait jaillir du lait de son sein apparaît variablement comme la représentation allégorique de la Charité, de l’Abondance, de la Nature, de la Nourriture spirituelle ou pédagogique, et même de l’Inspiration artistique fournie par une Muse94. C’est dans ce contexte qu’entre en scène le motif artistique et littéraire de Venus lactans. Elle apparaît d’abord dans l’un des textes les plus fascinants de la Renaissance, le Songe de Poliphile de Francesco Colonna (1499). Poursuivant en rêve le culte de « Sancta Venere » (Sainte Vénus), le protagoniste Poliphile tombe sur le sépulcre de l’amant de la déesse, Adonis. Sur la tombe, se dresse une statue de Vénus « sous les traits d’une femme qui vient d’accoucher (“puerpera excalpta”) » : « Elle allaitait et embrassait Cupidon. Le simulacre représentait l’amour maternel95 ». Sous son siège, Poliphile lit l’inscription « impura suavitas ». Dans le Songe de Poliphile, la maternité allaitante de Vénus est donc définie comme « douceur impure ». Comment comprendre cet oxymore ? Les chercheurs n’ont pas encore trouvé d’interprétation convaincante96. Personne, à ma connaissance, n’a suggéré jusqu’à présent que cela pourrait être une allusion à la qualité impure du lait de Vénus, qui survient de l’idée que la déesse ne s’abstient pas de rapports sexuels pendant l’allaitement. Dans la perspective des anciens, comme nous l’avons vu, cela rendrait son lait impur. Le tabou limitait à la fois la sexualité et la fertilité des femmes : il espaçait la conception de manière qu’elle n’interfère pas avec la lactation. Cependant, contrairement aux femmes mortelles, Vénus était censée profiter sans cesse de la jouissance du plaisir sexuel ainsi que de la fertilité, même pendant ses périodes puerpérales et d’allaitement. Dans les 90 Voir La Malfa, 2009, p. 84-85. Sur l’iconographie des sirènes et d’autres hybrides de la mer au Moyen Âge et à la Renaissance, voir Luchs, 2010 (plaque 2 pour l’image de Pinturicchio). 91 Royal Collection Trust, London. 92 Voir MacDougall, 1975, p. 375-65 ; Lees-Jeffries, 2007. 93 D’une lettre de Jean-François II Pic de la Mirandole à Lilio Giraldo, citée dans Gombrich, 1951, p. 122-123. 94 Sur le motif « Frau die aus ihrer Brust Milch spritzt » (femme qui fait jaillir du lait de son sein), voir Pigler, p. 586-87. Voir aussi Sperling, 2016, p. 54, qui l’appelle « la presse du sein » et suit Rebecca Zorach en arguant qu’il « peut suggérer toute sorte de source, pouvoir, sagesse, etc. » Voir Zorach, 2005, p. 83-184, spécialement p. 92-93. Comme symbole d’inspiration artistique, le motif apparaît dans une peinture par Jan Sander van Hemessen (Scène Allégorique, vers 1550, Rijksmuseum, Amsterdam), dans laquelle une figure féminine assise dans un paysage est représentée en train d’arroser, avec le lait de son sein, l’instrument d’un musicien assis à l’opposé. L’image de Simonetta Vespucci de l’atelier de Botticelli [Fig. 4] a aussi été interprétée comme une allégorie de l’inspiration artistique : voir Pfisterer, 2014, p. 41-42. 95 Fr. Colonna, Hypnerotomachia Poliphili, éd. Marco Ariani et Mino Gabriele, 2 tomes, Milan, Adelphi, 1998, t. I, p. 374 : “Essa amplexando lactabonda Cupidine, cum il simulachro il materno affecto indicante”. 96 Selon Ariani et Gabriele, les éditeurs italiens du Songe de Poliphile, la phrase vient de la lecture morale du mythe d’Adonis par Fulgence, Mythologiae, 3, 8. Voir Hypnerotomachia, t. II, p. 1087-1088, n. 11.

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Imagines du rhétoricien Philostrate, datant du iiie siècle de notre ère, cet attribut de Vénus est mentionné en relation avec la hase, animal que les auteurs antiques associent à la déesse : Tu sais en effet que le lièvre passe pour avoir reçu d’Aphrodite la plupart de ses instincts ; on dit que la femelle pendant qu’elle allaite ses petits devient mère de nouveau, qu’elle nourrit la nouvelle portée avec le lait de la première, puis qu’elle conçoit encore et qu’en aucun temps elle ne cesse d’être pleine97. Les peintres de la Renaissance utilisent les Imagines de Philostrate comme guide iconographique des mythes païens, y compris la représentation de Vénus et de Cupidon98. Ils connaissent bien, probablement, le « don » spécial de la déesse – c’est-à-dire, sa capacité à jouir simultanément du plaisir sexuel et de la maternité. De plus, dans les sources antiques, la relation de Vénus avec son enfant Éros, ou Cupidon, est comprise comme ayant une composante érotique. Un récit des Métamorphoses d’Ovide en dit long à ce propos : Un jour l’enfant ailé jouait sur le sein de la déesse. Sans y songer, d’un trait aigu, il la blesse en l’embrassant. Vénus sent une atteinte légère, repousse son fils, mais la blessure est plus vive qu’elle ne le paraît, et la déesse y fut d’abord trompée. Bientôt, séduite par les charmes d’Adonis, elle oublie les bosquets de Cythère ; […] le ciel même a cessé de lui plaire. Elle préfère au ciel le bel Adonis99. En d’autres termes, l’enfant lui-même incite la mère à la passion sexuelle. Le caractère transgressif du mythe n’a pas échappé aux lecteurs et spectateurs de la Renaissance. Au xive siècle déjà, dans son Ovidius Moralizatus, Pierre Bersuire voyait l’ombre de l’inceste dans les étreintes de Cupidon et de Vénus : Cupidon embrassant sa mère représente ces parents consanguins qui embrassent trop familièrement leurs propres relations de sang, de telle sorte que la personne est blessée par l’appétit de luxure100. Jean-François II Pic de la Mirandole décrit de manière réprobatrice l’ancien groupe statuaire de Vénus et Cupidon (la Venus felix), qu’il avait vu dans le jardin du Belvédère à Rome, et qu’il stigmatise comme l’incarnation de la corruption morale dans son De Venere et Cupidine expellendis (1513)101. Certains artistes de la Renaissance, en revanche, choisissent d’évoquer la qualité érotique de la maternité de Vénus. Des représentations plus ou moins audacieuses de l’intimité 97 Philostrate, Imagines, I, 6, trad. par A. Bougot : Philostrate l’Ancien, Une galerie antique de soixante-quatre tableaux, Paris, Librairie Renouard, 1881, p. 223. Plusieurs auteurs antiques mentionnent la croyance que la hase n’interrompt pas ses relations sexuelles pendant la grossesse et l’allaitement, et qu’elle jouit donc d’une fécondité exceptionnelle. Voir notamment Plutarque, Moralia, 829E ; Hérodote, Histoires, III, 108 ; Aristote, Historia animalium, 542b31 et De generatione animalium, 774a 34 ; Aelian, De natura animalium, 13. 12. 98 Sur l’usage des Imagines de Philostrate par Giulio Romano, Raphael et Titien, entre autres, voir Rosand, 1987, p. 81-92. Les Imagines sont traduites du grec au latin en 1510 par Celio Calcagnini à la commande du duc Alphonse Ier d’Este. 99 Ovide, Les Métamorphoses, X, v. 525-531 : trad. par G. T. Villenave, Paris, P. J. Didot l’aîné, 1806-22, t. III, p. 340. Voir Keach, 1978, p. 327-331. 100 Cité par Panofsky, 1972, p. 88, n. 72. 101 Lettre de Jean-François II Pic de la Mirandole à Lilio Giraldo, citée dans Gombrich, 1951, p. 124.

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Fig. 8. Gianpietrino, Vénus et Cupidon (vers 1510-1520). Collection privée, Milan.

sensuelle de Vénus et de Cupidon se sont développées dans les premières décennies du xvie siècle. Un tableau de Giampietrino (vers 1520-40) (Fig. 8), combine une réplique de la Léda et le cygne de Léonard avec le motif de la Venus felix du Belvédère, avec Cupidon debout à côté de sa mère. Mais l’artiste ajoute le détail de Cupidon pinçant doucement le mamelon de Vénus avec ses doigts – une allusion, selon toute vraisemblance, aux plaisirs sensuels de l’allaitement pour la mère et l’enfant. Il n’existe pas de représentation plus frappante du lien érotique entre Cupidon et Vénus que le « cartone » allégorique de Michel-Ange (1532-33), qui a été reproduit en peinture par plusieurs artistes, dont Pontormo (1533), Vasari (vers 1543) et Bronzino (1545)102. La version de Bronzino représente un Cupidon adolescent caressant le sein de sa mère pendant qu’il embrasse ses lèvres entre-ouvertes103. Le couple formé par Vénus et Cupidon apparaît à la Renaissance comme un motif puissamment érotique, démontrant de la manière la plus claire un estompement de la frontière entre sexualité et maternité104. Certains éléments indiquent en outre que la Vénus maternelle pourrait avoir été revêtue du rôle d’antitype de Maria lactans – un rôle qui a possiblement été attribué à Péro dans le contexte protestant, comme nous l’avons vu. Ceci est suggéré par un dessin attribué à Bernardo Parentino (vers 1437-1531) Vénus et Cupidon piétinant un serpent, dans lequel Vénus semble exprimer du lait de son sein tandis que Cupidon se tient derrière elle105 (Fig. 9). Le détail surprenant ici est le piétinement du serpent par

102 Sur le « cartone » de Michel-Ange (Museo Nazionale di Capodimonte, Gabinetto Disegni e Stampe), voir Falletti, Nelson, 2002. Il y a trente-deux copies et répliques du cartone, de plusieurs dimensions, certaines ayant été perdues. Pour une liste, voir Ibid., p. 232-236. Voir aussi Bellucci, Frosinini, 2002, p. 109-121. 103 Vénus, Cupidon, la Folie et le Temps, National Gallery, Londres. Voir Kilpatrick, 2010, p. 265-278. Le détail de la caresse du sein, qui n’apparaît pas chez Michel-Ange, a heurté la sensibilité victorienne, et a été recouvert quelque temps après 1860, avant d’être restauré ensuite. Voir Turner, 2017, p. 326-27. 104 Sur la diffusion du motif de « Vénus et Cupidon », voir Pigler, 1974, p. 249-252. Comme exemples de l’amour maternel érotisé, voir par exemple Luca Penni, Cupidon caressant Vénus, vers 1555-1556 (Bourges, Musée du Berry), et Giuseppe Cesari (Cavalier d’Arpino) Vénus et Cupidon, vers 1602-3 (collection privée, récemment dans le catalogue de Sotheby : http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2013/old-master-paintings-n. 08952/lot.28.html. Sur l’histoire de cette peinture, voir Pedrocchi, 2000, p. 387. 105 D’abord attribué à Pollaiuolo, maintenant à Bernardo Parentino. Voir Ward-Jackson, 1979, p. 19-20 ; Wazbinski, 1963, p. 21-26 et fig. 25.

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Fig. 9. Bernardo Parentino (c. 1437-1531), Vénus piétinant un serpent (datation inconnue). Victoria and Albert Museum, Londres. © Victoria and Albert Museum, London.

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Fig. 10. Camillo Boccaccino, Vénus et Cupidon (vers 1532-1537). Collection Geo Poletti, Lugano.

Vénus, une particularité associée à l’imagerie populaire médiévale de la Vierge écrasant un serpent sous ses pieds, en inversion symbolique du péché originel d’Ève106. Dans l’iconographie de Vénus et Cupidon, toutefois, la déesse est rarement représentée dans l’acte d’allaiter son enfant107. Une peinture de Camillo Boccaccino, Vénus et Cupidon (vers 1532-1537), est une rare exception : une très jeune Vénus y est montrée de profil alors qu’elle offre son sein virginal à un Cupidon bambin (Fig. 10)108. Les contemporains de Boccaccino ont profondément apprécié la qualité esthétique du tableau. Le critique d’art et peintre Giovan Paolo Lomazzo l’a vu au mur d’une maison privée à Milan dans les années 1560, et le loue dans un sonnet qui débute : « La belle Vénus donna à son petit garçon/ Son sein, plus blanc que l’ivoire ou la neige109 ». Une reconnaissance explicite de ce mélange des rôles érotique et maternel est indiquée par le fait que Cupidon est presque toujours inclus dans la scène des rencontres de Vénus avec ses amants – que ce soit Mars, Adonis, Bacchus ou un satyre. En fait, 106 Voir Guldan, 1966, p. 90-102. Dérivé de la malédiction divine sur le serpent dans Genèse 3 :15, le motif devient populaire à la fin du xiie et au début du xiiie siècles. Voir Bloch, 1975, p. 500-502 ; Williamson, 1998, p. 105-38. 107 Pigler, 1974, p. 249 liste seulement six exemplaires pour la période allant du xvie au xviiie siècle. Sa liste n’inclut pas d’autres exemplaires que j’ai identifiés (Le Tintoret, Fig. 3 ; Xanto Avelli, Fig. 13). 108 Voir On Love. Camillo Boccaccino, Sacred and Profane, exposition à la Pinacothèque de Brera, 29 mars au 1er juillet 2018 : https ://pinacotecabrera.org/en/dialogo/sixth-dialogue-on-love-camillo-boccaccino-sacred-and-profane/ 109 «  Venere bella al picciol figliol dava/ La bianca poppa più d’avorio e neve » : G. P. Lomazzo, Rime, Milan, Paolo Gottardo Pontio, 1587, p. 99. Sur Lomazzo, voir Isella, 2005.

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le trio formé par Vénus, Cupidon et l’un de ses amants devient à cette époque une manière d’explorer l’attrait érotique de la femme divisée entre l’homme et l’enfant – un motif qui deviendra de plus en plus explicite dans la transition de la Renaissance à la période baroque. Un des premiers exemples, montrant un satyre s’approchant d’une Vénus entourée de putti, figure dans un dessin modèle de Giulio Romano pour une tapisserie tissée par Nicola Karcher en 1539-1540 pour Frédéric II de Gonzague, duc de Mantoue.110 Le dessin de Giulio Romano s’inspire de la description de Vénus et son cortège de putti dans les Imagines de Philostrate111. Il est cependant intéressant de noter que Giulio ajoute un satyre espionnant la Vénus qui allaite. Le satyre lascif surprenant une femme nue ou endormie est un motif ancien qui réapparaît à la Renaissance. Une illustration dans le Songe de Poliphile fait partie des premiers exemples : un satyre s’approche d’une nymphe endormie tandis que deux putti jouent dans les alentours112. Un exemplaire renommé de ce thème est le tableau par Le Corrège, Venus, Cupidon et un satyre (Louvre, vers 1525), dans lequel une mère et son enfant endormis sont lorgnés cupidement par un satyre113. Le monde des satyres et de leurs familles offre aux artistes de la Renaissance une occasion pour une représentation explicite du désir sexuel – y compris l’association déroutante de l’allaitement et du plaisir féminin. Parmi les premiers exemples de cette imagerie, se trouve une vieille satyresse donnant ses seins flétris à un grand enfant, dans le dessin de Michel-Ange, Une bacchanale d’enfants (1533)114. Plus tard, ce motif devient encore plus explicite dans les scènes de bacchanale de Rubens : dans son Silène ivre (1618), par exemple, la satyresse qui allaite deux petit satyres apparaît comme une image troublante de luxure féminine grossière115 (Fig. 11). Svetlana Alpers note que Rubens représente dans ce tableau « la satisfaction physique » de ce qui est habituellement décrite et peinte comme un acte maternel altruiste. Ce faisant, affirme-t-elle, il transforme la satyresse allaitante en une anti-Madonna Lactans : en d’autres termes, il inverse l’emblème prototypique du don désintéressé en un symbole de luxure égoïste116. On doit cependant considérer qu’en apparaissant dans le contexte de scènes bacchiques, ces images peuvent faire allusion à des pratiques d’allaitement rituel dans les cultes dionysiens et orphiques, attestées par

110 Sur le dessin de Giulio Romano, Vénus avec les Erotes de Philostrate, voir JaffÉ, 2001, p. 106. La tapisserie de Karcher, maintenant dans une collection privée, a d’abord été publiée par Nello Forti Grazzini dans Polano, 1989, p. 475. 111 Rosand, 1987, p. 83. Un dessin de la Fuite en Égypte attribué à l’École de Nicolò dell’Abate (Vienna, Albertina) montre la Vierge Marie entourée d’une multitude de putti – un autre indice, peut-être, de l’hybridation de l’imagerie de Marie et Venus dans cette période. Pour l’image, voir Koschatzky, Oberhuber, Knab, 1973, no 58 ; Frau, 2016, p. 259-260. 112 Cavalli-Björkman, 1987, p. 97. Voir Hypnerotomachia, éd. Ariani et Gabriele, t. I, p. 71-72. 113 Sur la peinture du Corrège, voir Turner, 2017, p. 281. L’iconographie des familles de satyres inclut le motif de la femme divisée entre les demandes de son partenaire et son enfant : Kaufmann, 1984, p. 79, fig. 58, 68, 69. 114 Royal Collection, Windsor Castle : Royal Collection Trust inventory no. 912777. Pour une lecture de cette image, voir Garrard, 2014, p. 35-37. 115 Pour un autre exemple de la représentation « érotico-grotesque » de la femme satyre par Rubens, voir son Bacchanal (non daté, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou) dans lequel deux petits satyres sucent le sein d’une satyresse. Sur les satyres comme emblèmes de lascivité, voir Kaufmann, 1984, p. 65-81, spécialement p. 67, 70. Sur le rôle des petits satyres (satyrisci ou panisci) dans l’art de la Renaissance, voir aussi Dempsey, 2001, p. 137-139. 116 Alpers, 1995, p. 119-120.

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Fig. 11. Détail : Pierre Paul Rubens, Le Silène ivre (1618). Alte Pinakothek, Munich. Photo-Credit : bpkBildagentrur/Alte Pinakothek, Munich/Art Resource, NY.

les sources antiques telles que les Dionysiaques de Nonnos, une œuvre largement lue à la Renaissance117. L’iconographie érotique de Vénus et Cupidon se développe en parallèle de celle représentant les amours de Vénus et Mars, où l’on retrouve souvent le thème de la déesse divisée entre l’amant et l’enfant. Dans une gravure de Marcantonio Raimondi, Mars Vénus et Éros (1508), Vénus regarde Cupidon tandis que Mars tord son corps musclé pour la saisir par l’épaule, essayant de la détourner de l’enfant118. Cupidon lui-même est souvent montré en compétition avec Mars pour l’attention de sa mère, comme par exemple dans une gravure de Lucas van Leyden (1530) (Fig. 12). Bien que nourrisson, Cupidon est souvent le témoin plus ou moins réticent des amours de Vénus et Mars, mais ces scènes représentent rarement Vénus en train d’allaiter. Au cours des mêmes années, cependant, ce motif commence à se développer. Le premier exemple que j’ai pu identifier est une scène historiée sur un plat de maïolique par Francesco Xanto Avelli (1532) (Fig. 13). Xanto, le célèbre potier-peintre, a écrit une inscription au verso du plat, qui identifie sans aucun doute les deux protagonistes : « Mars, retourné au ciel, regarde Vénus119 ». Couchée sur les nuages, Vénus allaite son enfant, tandis que Mars soulève un rideau, en dévoilant la scène ; le bébé lève la tête du sein pour regarder le dieu. La tension entre le thème de l’allaitement et celui du rendez-vous est encore plus marquée dans une gravure

117 Sur la valeur symbolique de l’allaitement dans les Dionysiaques, voir Newbold, 2000, p. 11-23 ; Newbold, 2016, p. 197 : « Nonnus’ exhuberant phantasy projects a multi-nippled cosmos, where breasts and imbibers of breast-milk abound ». Sur la lecture de Nonnos à la Renaissance, voir Tissoni, 2016, p. 691-713. Sur l’allaitement rituel dans les cultes dionysiens et orphiques, voir Köllner, 1996, p. 79-93. Le rôle de l’allaitement rituel dans les cultes bacchiques pourrait expliquer l’image sur le miroir Martelli (voir plus haut, n. 30), soit une Bacchante faisant jaillir du lait de son sein en présence d’un satyre. 118 British Museum, Londres. Sur cette image, voir Turner, 2017, p. 98. 119  « Marte tornato in ciel, Vener contempla ». Voir Cioci, 1987, p. 60-66, 78 ; Mallet, 2007, p. 118-119. Cette image de Venus lactans n’est pas mentionnée dans la liste de Pigler, 1974, p. 249.

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Fig. 12. Lucas van Leyden, Vénus, Mars et Cupidon (1530). Metropolitan Museum of Art, New York, Gift of Harry G. Friedman, 1957.

de Giovan Battista Scultori (1539), que l’on peut considérer comme la première Venus lactans à caractère érotique120 (Fig. 14). Une Vénus nue étreint Mars alors qu’elle donne le sein à Cupidon. Cette Venus lactans transgresse de manière flagrante le tabou des rapports sexuels pendant l’allaitement. Revenons enfin à Mars et Vénus réunis par Cupidon de Véronèse, pour relire le tableau à la lumière de notre excursion dans l’art et la médecine de la Renaissance. Véronèse a peint les amours de Mars et Vénus trois fois, avec des variations qui jouent plus ou moins subtilement sur la force sensuelle de l’image121. Plus précisément, toutes les versions adoptent le motif de la femme tiraillée entre l’amant et l’enfant, ce qu’il a exploité aussi dans ses interprétations du motif de « Vénus et Adonis ». Dans son Vénus et Adonis avec Cupidon et des chiens (vers 1580), par exemple, Adonis tient l’un des seins de Vénus et la déesse enlace son amant avec un bras, tandis qu’elle repousse Cupidon avec l’autre122. Dans un autre tableau sur le même thème, Vénus se penche en arrière avec un bras levé pour embrasser Adonis – dans une posture typique d’une bacchante – tandis qu’il saisit

120 Sur cette gravure, voir Turner, 2017, p. 154-156. Sur Scultori, voir Albricci, 1976. 121 En dehors de Mars et Vénus réunis par Cupidon, les deux autres sont Vénus, Mars et Cupidon avec un cheval, à la Galleria Sabauda à Turin, et Mars et Vénus avec Cupidon et un chien, au Scotland National Galleries, Edinburgh. 122 Kunsthistorisches Museum, Vienne. Sur la datation de la peinture, voir Pignatti, Pedrocco, 1991, p. 249, fig. 175 ; Zamperini, 2014, p. 270.

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Fig. 13. Francesco Xanto Avelli, Plat de majolique historié (1532). British Museum, Londres. © The Trustees of the British Museum.

un de ses seins et que Cupidon se cache sous les jambes de sa mère123. Le même motif revient dans un tableau de la série de Vénus et Mars, Mars et Vénus avec Cupidon et un chien (vers 1580, Scotland National Galleries), dans lequel Mars déshabille Vénus, tandis que l’attention de la déesse est distraite par un Cupidon qui joue avec un chiot à ses pieds. Dans une variante de l’atelier de Véronèse au Musée Condé de Chantilly, le motif de la femme divisée entre l’amant et l’enfant est encore plus explicite. Mars tient le corps de Vénus des deux bras, l’éloignant de l’enfant (Fig. 15). Dans Mars et Vénus réunis par Cupidon, cependant, on remarque une différence : il y a deux putti, et non un seul. Comme les historiens de l’art l’ont souvent noté, il s’agit sans aucun doute d’Éros et d’Antéros, tous deux enfants de Vénus. Selon un mythe d’ascendance 123 Collection privée. Voir Pignatti, Pedrocco, 1991, p. 161, fig. 72 (datée de 1561-63). Sur la « posture de bacchante » de cette Vénus, voir Gould, 1990, p. 287.

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Fig. 14. Giovan Battista Scultori, Mars et Vénus (1539). Metropolitan Museum of Art, New York, Harris Brisbane Dick Fund, 1927.

néo-platonique, Antéros est le jeune frère que Vénus donne à Éros pour que celui-ci ait un compagnon avec lequel grandir124. À la Renaissance, la paire est chargée de diverses significations allégoriques – entre autres, l’amour charnel contre l’amour spirituel, Éros étant identifié au premier et Antéros au second125. Véronèse a déjà peint les deux frères dans Vénus et Mercure présentent à Jupiter Éros et Antéros (vers 1560)126. Ici aussi Vénus offre son sein, alors que, à ses pieds, Éros joue avec son manteau et le plus jeune Antéros dort sur les genoux de Mercure. Il s’agit d’une image de fertilité et d’harmonie conjugale, sans connotation sexuelle. Il en va différemment pour Mars et Vénus réunis par Cupidon. Ici Antéros (le putto le plus petit) retient le cheval de Mars, en accord avec sa qualité d’emblème de l’amour spirituel. Éros, en revanche, joue le rôle d’incitateur à la passion sexuelle en joignant les jambes gauches des amants. Il est intéressant de noter que l’analyse à rayons-X de l’image a montré que Éros ne faisait pas partie de la première conception du tableau par Véronèse : il s’agit d’un pentimento – un changement introduit par l’artiste à une étape plus tardive.

124 Voir Campbell, 2004, p. 70, 215, et, plus en général, Beecher, Ciavolella, 1992. Éros et Antéros font déjà partie de l’iconographie de Vénus et Mars dans l’Antiquité : deux fresques pompéiennes représentent le dieu et la déesse avec les deux erotes de chaque côté. Sur l’iconographie antique de Vénus et Mars, voir Lagi De Caro, 1988. 125 Voir la littérature citée dans Zamperini, 2014, p. 280. 126 Florence, Uffizi. Voir ibid., p. 275. Sur la datation et l’histoire de la peinture, voir la notice de Thomas Dalla Costa (no 71) dans Geretti, Castri, 2012, p. 255-257.

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Comme Alan Burroughs l’a écrit, les couches de la peinture révèlent « l’effort critique que l’artiste a mis dans la réalisation de cette composition apparemment simple »127. Véronèse a effectué plusieurs changements majeurs en cours de route. Il a substantiellement corrigé la pose originale de Vénus, dont la tête, la nuque et l’épaules étaient originellement inclinés vers la droite, plus près de Mars. Il semble avoir voulu créer plus de distance entre les deux figures, comme il y a aussi de « vagues indications » que la tête de Mars reposait à l’origine sur la poitrine de Vénus. Il y a des signes, en outre, indiquant que Véronèse avait d’abord l’intention de vêtir sa Vénus. En la déshabillant, le peintre a obtenu une déité plus olympienne, plus dignifiée : comme l’a dit Burroughs, ce n’est pas un « être humain à moitié drapé », c’est « une déesse nue de la Renaissance »128. Mais le changement le plus important est peut-être l’ajout du putto qui lie les deux amants. Dans la composition originale, des drapés remplissaient l’espace qu’Éros occupe désormais. L’artiste l’a peint par-dessus les plis du manteau que Mars tient devant les parties intimes de Vénus129. Quelques années auparavant, pour sa défense face à l’Inquisition, Véronèse avait revendiqué pour les peintres « la même licence que celle dont jouissent les poètes et les fous ». Il avait affirmé que « quand il y a encore de la place dans le tableau, je l’orne avec des figures »130. Il semble que ce soit exactement ce qu’il a fait avec cet espiègle Éros, qui ajoute à la scène une ironie ludique et subtile. Le regard de Vénus et son lait sont dirigés vers lui, mais il ne semble pas avoir envie de téter – au lieu de cela, il incite les amants à l’accomplissement de leur passion. Il y a clairement deux points focaux dans l’image – l’un formé par Antéros et Mars et l’autre formé par Éros et Vénus. Dans le cas de Mars et Antéros, l’allégorie de Véronèse représente la retenue sexuelle masculine : Antéros retient le cheval, tandis qu’un Mars tout habillé détourne le regard de la nudité de Vénus. La maîtrise de soi de l’homme face à la tentation sexuelle féminine est un thème que Véronèse a peint à plusieurs reprises, notamment dans l’une des quatre « Allégories de l’amour », appelée conventionnellement Respect, qui date des mêmes années que notre allégorie de Mars et Vénus131. On trouve une autre variation de ce motif dans la peinture de Véronèse appelée conventionnellement Le choix entre la Vertu et le Vice (vers 1565), (Fig. 16), où le torse féminin en pierre, caché sous les jambes du Vice, avec son mamelon en érection, représente le côté traître de la luxure, comme le souligne le couteau dentelé auprès de sa poitrine132. Avec sa juxtaposition de lame dure et de chair molle, et sa couleur livide comme celle d’un cadavre, ce torse féminin nu semble avoir la même fonction que le satyre de pierre dans Mars et Vénus réunis par Cupidon – celle de représenter la nature dangereuse du désir sexuel133. 127 128 129 130

Burroughs, 1938, p. 93. Ibid., p. 96. Ibid., p. 95. Cité dans Pallucchini, 1984, p. 108-109 : « Nui pittori si pigliamo licentia, che si pigliano i poeti, et i matti”. “Se nel quadro li avanza spacio, io l’adorno di figure ». Sur le procès de Véronèse par l’Inquisition (1573), voir Fehl, 1961, p. 325-354. 131 National Gallery, London. Datée de 1576-78 : voir Pignatti, Pedrocco, 1991, p. 229-31, fig. 149d. 132 Ce tableau est également listé dans l’inventaire de 1621 de Rodolphe II (Salomon, 2006, p. 45). Le couteau est un symbole de trahison dans l’Iconologia de Ripa : voir Zamperini, 2014, p. 296. 133 Le satyre ou satyresse de pierre représentent le niveau bestial de la sexualité dans divers tableaux de Véronèse : on le trouve par exemple dans Le Mépris (National Gallery : satyre), et dans Mercure, Hersé et Aglauros (vers 1580, Fitzwilliam Museum : satyresse). Voir Rosand, 2009, p. 194 ; Zamperini, 2014, p. 282, 292.

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Fig. 15. Atelier de Véronèse, Mars et Vénus (vers 1580). Musée Condé, Chantilly. © RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly)/Franck Raux.

Dans Mars et Vénus réunis par Cupidon, le désir est présente sous de nombreuses formes : le cheval, tout d’abord, l’effigie du satyre également, mais surtout, bien sûr, Vénus elle-même, avec son merveilleux corps nu, dont la chair vivante contraste avec la teinte morte du satyre de pierre. Pour les spectateurs de la Renaissance, dans ce contexte, le sein allaitant de Vénus peut avoir deux significations possibles. Une signification renforcerait le message de retenue

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sexuelle de l’image. Si Vénus allaite, Mars devrait en effet s’en abstenir, en raison de l’ancien tabou interdisant le rapport sexuel pendant l’allaitement134. Mais il existe une autre possibilité, qui fait également partie de la gamme de significations du sein féminin à la Renaissance. Le lait qui s’écoule du sein de Vénus peut signifier son excitation sexuelle – une possibilité suggérée par son sourire enjoué et par son bras autour du cou de Mars. Il pourrait s’agir ici d’une éjection de lait qui n’a pas à voir avec des sensations maternelles, mais plutôt sexuelles. L’art de la fin de la Renaissance est en effet capable de représenter le fait que les femmes allaitantes peuvent projeter du lait quand elles sont excitées sexuellement135. Aux diverses significations du lait jaillissant d’un sein de femme dans l’art de la Renaissance (Charité, Abondance, Nature, Nourriture), on peut ajouter la Luxure féminine. C’est ce que l’on trouve dans une peinture de Goltzius, Vénus et l’Amour épiés par un satyre (1616) où une Vénus apparemment engagée dans de l’auto-érotisme, fait gicler du lait de son sein, tandis que Cupidon l’invite à l’accouplement avec un satyre qui s’approche136 (Fig. 17). On le trouve à nouveau dans une peinture de Luca Giordano (1663) – une variation de plus sur le thème de Vénus et Mars (Fig. 18). On y voit la déesse se penchant vers Mars, bien plus intéressée en son amant qu’à Cupidon sur ses genoux. Le jet de lait de son sein frappe l’enfant, qui recule – désagréablement surpris – avec un effet presque comique. Le sous-entendu érotique est beaucoup plus clair que chez Véronèse : Giordano situe le satyre de pierre juste entre les jambes de Vénus137. Et peut-être à cause de ce manque de réticence, l’image perd complètement la majesté et le mystère qu’elle avait dans le tableau de Véronèse. Nous sommes alors face à un couple d’êtres humains ordinaires ; nous n’observons plus, avec respect mêlé d’admiration, les amours des dieux. Dans l’art de Véronèse, nous vivons dans un monde où les exploits érotiques des dieux païens sont vu comme transcendant les limites humaines. Le critique d’art du xviie siècle, Marco Boschini, écrit à propos de Véronèse que « les dieux suprêmes lui ont permis d’insérer leurs portraits dans ses œuvres, et c’est pourquoi chaque figure de Paul a quelque chose de céleste138 ». Dans la peinture de Véronèse, comme dans la vision de Poliphile, Mars 134 Comme le note Sperling, 2016, p. 286 : « an imminent violation of the prohibition (of intercourse with a lactating woman) is suggested by positioning Mars just below the right breast that Venus is offering in the typical V-hold of a nursing woman ». 135 Le réflexe d’éjection du lait est lié à l’ocytocine, hormone qui joue un rôle important dans l’induction des contractions utérines lors de l’accouchement et dans la stimulation de la lactation. Les recherches sur l’ocytocine ont attiré l’attention sur le rapport entre l’allaitement et le plaisir féminin, notamment sur le fait que le réflexe d’éjection du lait peut être déclenché par l’excitation sexuelle. Voir Magon, Kalra, 2011. Les études sur le rôle de l’ocytocine dans les aspects sensuels de l’allaitement maternel ont été lancée par Newton, 1955 et 1973. Sur Newton, voir Martucci, 2018. 136 Voir Nichols, 2013, pl. 57, p. 162-164. Dans une autre peinture par Goltzius, intitulée Jupiter et Antiope (1612, collection privée), un enfant satyre stimule le sein d’Antiope endormie, tandis que Jupiter, en guise de satyre voyeur, regarde ses parties génitales. Voir Ibid., pl. 32, p. 145-147 ; de Vries, 2016, plaque 27, p. 52-54. 137 Une autre Venus lactans apparaît dans une peinture postérieure par Giordano, Jeunesse tentée par le Vice (1664, Frankfurt, Staedelsches Kunstinstitut). Vénus fait jaillir son lait sur un jeune homme, mais Minerve le détourne avec son bouclier. Un satyre syphilitique dans la peinture met sinistrement en garde le spectateur contre les conséquences désastreuses d’une vie dissolue. Le lait de Vénus est là un vecteur de corruption morale et physique. Une Venus lactans représentant les périls de la luxure avait déjà été peinte par l’artiste Néerlandais Otto van Veen dans son Allégories des Tentations (1648 ; Stockholm, National Museum). Sur ce tableau, voir Rosenthal, 2007, p. 219-42. 138 M. Boschini, La carta del navegar pitoresco, 1660, ed. Ann. Pallucchini, Venise, Istituto per la collaborazione culturale Venezia-Roma, 1966, p. 732-733 : « Le supreme Deità gli hanno permesso il poter inserire nelle sue opere i Ritratti loro ; e per questo ogni figura di Paolo ha del Celeste ».

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Fig. 16. Paul Véronèse, Le choix entre la Vertu et le Vice (vers 1565). Frick Collection, New York. © The Frick Collection.

et Vénus s’embrassent « non pas avec des blandices et des caresses humaines, mais avec des gestes et de l’affection divins139 ». La Venus lactans de Véronèse offre à ses spectateurs 139 Hypnerotomachia, vol. 1, p. 368 : « non cum humani blandimenti et charitie, ma cum divini gesti et affecto ».

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Fig. 17. Hendrik Goltzius, Vénus et l’Amour épiés par un satyre (1616). Louvre, Paris. © RMN-Grand Palais Art Resource, NY.

un aperçu d’une expérience divine de la maternité qui transcende les tabous humains, et accepte ainsi les réalités physiologiques du corps féminin. Malgré la théorie queer, il n’y a absolument rien d’étrange – au contraire, tout est entièrement et physiologiquement normal dans le lien entre plaisir et allaitement, pour lequel Francesco Colonna a inventé le splendide oxymore impura suavitas. Nous avons vu comment l’iconographie moderne de l’allaitement est marquée par une franche reconnaissance de la sensualité – de l’intimité pure, mais sensuelle de la représentation naturaliste de Maria lactans jusqu’à la lubricité de la satyresse allaitante. Nous avons vu que le geste d’offrande du sein est utilisé comme un motif artistique pour représenter toute la gamme d’expressivité du corps maternel, du sens le plus spirituel au sens le plus bestial. Entre ces deux extrêmes, Mars et Vénus réunis par Cupidon de Véronèse atteint un équilibre presque miraculeux. Dans cette peinture, la signification érotique du sein allaitant n’est présente que comme une possibilité, non pas révélée, mais suggérée par l’espièglerie de Vénus, qui contraste fortement avec la sombre retenue de Mars. Tout à fait à l’aise dans son corps allaitant, Vénus semble amusée, non embarrassée, tandis que son lait coule en présence de son amant. Le lait fait naturellement partie de la scène d’amour, tout comme l’eau qui coule sur la roche fait partie du paysage sylvestre. Offre-t-elle son sein au putto à ses pieds ? Ou révèle-t-elle son désir pour son amant ? Image sereine de l’amour, maternelle et érotique, la déesse sourit, et en souriant elle garde son secret.

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Fig. 18. Luca Giordano, Vénus, Cupidon et Mars (1663). Museo Nazionale di Capodimonte, Naples. Photo-Credit : Scala/Art Resource, NY.

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Christine Orobitg

Imaginaire de l’infection contre efficacité du baptême Le discours sur le lait et les nourrices dans les textes doctrinaux espagnols de la première modernité (xve-xviie siècles) De nombreuses études, certaines déjà classiques, se sont penchées sur les discours des médecins et sur les pratiques médicales vues au prisme du symbolique1. Le discours sur le lait et l’allaitement fait l’objet d’un investissement très fort par des imaginaires de toute nature : dans les traités consacrés à l’éducation du prince, le choix de la nourrice est fondamental ; les récits légendaires évoquent des héros élevés par des louves (ou autres animaux) et les traités médicaux accordent également une grande importance au lait, à sa qualité, à l’allaitement et au choix de la nourrice. Dans tous ces discours, le lait est un élément essentiel, dans la mesure où il est vecteur d’identité et où il façonne l’être de l’enfant. Le lait qui alimente le nourrisson détermine son essence physique et morale, sa manière d’être présente et future. Le lait n’est donc pas un aliment comme les autres, il ne se contente pas de nourrir, il modèle l’individu. Le lait se voit donc doté d’une puissance particulière. Ces aspects acquièrent une résonance particulière dans l’Espagne de la première modernité. L’Espagne de cette période (et c’est ce qui fait sa spécificité face aux autres pays d’Europe) connaît une série de mutations mobilisant des questions d’identité religieuse et culturelle. En 1492, un décret royal expulse d’Espagne les juifs, forcés de choisir entre expulsion et conversion. La grande majorité d’entre eux choisit l’exil, mais certains juifs (notamment ceux ayant des responsabilités importantes à la cour ou au sein de certaines institutions) choisissent de se convertir. Certaines familles juives s’étaient déjà converties bien avant, à la fin du xive et au xve siècle, sous la pression des pogroms et des discriminations. Ces chrétiens d’origine juive (parfois lointaine et remontant à plusieurs générations) sont appelés conversos (convertis). Les musulmans sont expulsés du royaume de Castille en 1502 et du royaume d’Aragon en 1525 : comme les juifs, ils devront choisir entre expulsion et conversion. À la différence des juifs, la grande majorité des musulmans



1 On citera notamment les études classiques de Pouchelle, 1983 et Guillaume, 2003. Christine Orobitg  •  Aix-Marseille Université (AMU)_UMR 7303 TELEMME Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 305-321 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127441 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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se convertit au christianisme et demeure en Espagne, sous le nom de moriscos (morisques). Cette population constitue, pour plusieurs raisons, une minorité non assimilée. En 1568, les morisques de la région de Grenade se rebellent (Guerre des Alpujarras) : la rébellion est écrasée et les morisques de cette région sont déportés dans le reste de la Castille. En 1609 un décret royal ordonne l’expulsion des morisques d’Espagne. Cette décision avait donné lieu, en amont, à de nombreux débats dans les cercles du pouvoir, et en aval, elle engendre de nombreux discours maurophobes, qui approuvent et célèbrent l’expulsion. En application du décret royal, l’expulsion des morisques s’effectue, de manière échelonnée, entre 1609 et 1613. En parallèle, depuis 1449, l’Espagne voit se développer les statuts de pureté de sang ; il s’agit de dispositions à caractère privé, excluant de nombreuses corporations et institutions les individus au sang « impur » c’est-à-dire des chrétiens qui sont les descendants, même lointains, de juifs et de musulmans. Ces « nouveaux-chrétiens » (ainsi nommés par opposition aux « vieux-chrétiens ») sont exclus de nombreuses charges en raison de leurs origines. Le premier statut de pureté de sang est adopté par la municipalité de Tolède en 1449 et ces mesures exclusives se généralisent à toutes sortes de corporations et d’institutions pendant tout le xvie siècle. Ce contexte, unique, va donner une coloration bien particulière au discours sur le lait et sur l’allaitement. Le lait, vecteur de l’être Le discours d’exclusion de l’Autre (juif, musulman ou nouveau-chrétien) ne peut être compris dans sa dimension radicale sans se référer à l’univers mental dans lequel il se construit et dans lequel le sang, ainsi que le lait, jouent un rôle fondamental dans la construction de l’identité. Du xve siècle à la fin du xviie siècle, le lait est en effet pour les médecins le vecteur et le support de l’être. Ces représentations, communes dans les textes médicaux, sont ensuite relayées par divers textes (encyclopédies, miscellanées, traités politiques, philosophiques ou de morale) qui vulgarisent le savoir médical et le convoquent au service de leur propos. Le lait comme dérivé du sang : un « sang cuit »

Un premier faisceau de représentations fait du lait un « sang cuit ». Extrêmement répandue, cette théorie apparaît dans le Lilio de medicina, traduction castillane d’un des grands classiques de la médecine médiévale, le Lilium medicinae de Bernard de Gordon (ou Gourdon, et en espagnol, Bernardo Gordonio), publié en 1495 à Séville : « le sang monte naturellement aux mamelles et devient du lait dans trois cas : chez la femme qui a conçu, chez la femme qui a accouché ou chez la femme dont les règles sont interrompues »2. Pour Gordonio, l’origine du lait se trouve bien dans le sang des règles : ce dernier coule hors du corps lorsque la femme n’est pas enceinte, il alimente le fœtus quand elle est gravide et, après l’accouchement, il se transforme en lait destiné à alimenter le nourrisson. Les 2 B. de Gordon, Lilio de medicina, traduction castillane anonyme, Séville, Meinardo Ungut et Estanislao Polono, 18 avril 1495, fol. 115r : « La sangre naturalmente va a las tetas & convierte se en natura de leche en tres casos : o en la muger que concibió, o en la muger que parió o en la muger que sus menstruas son detenidas ».

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mêmes conceptions apparaissent dans le Libro de propietatibus rerum (1529), traduction castillane (élaborée par Vicente de Burgos) de la célèbre encyclopédie médiévale de Barthélémy l’Anglais : En effet, la matière du lait n’est autre que le sang très bien cuit dans les mamelles, car le lait n’est rien d’autre que du sang digéré et non corrompu3. Après que la femme ait accouché, si elle n’a pas utilisé tout le sang qui était dans la matrice pour la fabrication du fœtus, ce même sang monte ensuite aux mamelles par les conduits naturels, et là, il devient blanc à cause de la grande chaleur qui se trouve là [dans les mamelles], et prend la forme du lait4. On rappellera d’ailleurs que, dans la médecine médiévale et de la première modernité, la plupart des transformations physiologiques sont conçues comme des cuissons. À titre d’exemple, la digestion des aliments est conçue comme une cuisson, l’estomac étant conçu comme un chaudron, qui cuit les aliments et les transforme en chyle (substance blanchâtre qui donnera lieu aux quatre humeurs). Ces aspects révèlent l’importance, dans la médecine ancienne, de la pensée analogique, qui procède par déplacement d’images : l’analogie et les images ont un rôle moteur dans la fabrication du savoir médical. Des idées similaires sont formulées dans l’Introducción del símbolo de la fe (Salamanque, Héritiers de Matías Gast, 1583) de Fray Luis de Granada. Ce texte synthétise le savoir de son époque et dépeint le monde, dans le but de démontrer l’existence de Dieu. Décrivant l’univers comme une merveille, le texte de Fray Luis de Granada se caractérise, du point de vue stylistique, par une abondance de superlatifs, mise au service d’une célébration du monde et, par voie de conséquence, de son Créateur : Et c’est une chose admirable que le sang qui servait à alimenter l’enfant quand il était dans les entrailles de la mère monte ensuite, comme s’il était doté de jugement et de raison, aux deux mamelles ; le sang qui arrive là est déjà transformé en lait, qui est un aliment très doux et très délicat, déjà cuit dans les mamelles de la mère et adapté à l’estomac délicat du nouveau-né5. Le lait étant un dérivé du sang, la qualité et la quantité du lait dépendront directement de la qualité et de la quantité de sang qui circule dans l’organisme. C’est ce qu’expose la traduction castillane du Lilio de medicina : « Le lait augmente si le sang est abondant et de bonne qualité. Et inversement, le lait diminue et se raréfie si le sang est peu abondant ou de mauvaise qualité6 ». Le « bon » sang donne un bon lait, abondant et nourricier, 3 Bartholomeus Anglicus (Barthélémy l’Anglais), Libro de propietatibus rerum, traduction castillane de Vicente de Burgos, Tolède, Gaspar de Ávila, 1529, fol. 38v : « ca la materia de la leche es la sangre muy cozida en las tetas, (…) que leche no es otra cosa que sangre digerida y no corrompida ». 4 Anglicus, op.cit, fol. 61r : « Ca después que la muger ha avido su criatura si por ventura ella no avía gastado toda la sangre que era en la madriz para su criación, la misma sangre después sube a las tetas por los naturales conductos e aquí se emblanquece por la virtud del grande calor que es ende e toma la forma de leche ». 5 Luis de Granada, Introducción del símbolo de la fe, éd. de José María Balcells, Madrid, Cátedra, 1989, p. 460-470 : « Y es cosa de admiración que la sangre que iba a sustentar al niño cuando estaba en las entrañas de su madre, acude luego, como si tuviera juicio y discreción a estos dos pechos, hecha ya de sangre leche, que es manjar suavísimo y delicadísimo, cocido ya en los pechos de la madre, y proporcionado al estómago delicado del niño recién nacido ». 6 de Gordon, op.cit, fol. 115r : « La leche se multiplica por la muchedumbre de la sangre & por su bondad. E assí se amengua la leche por la poquedad de la sangre o por su maldad ».

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tandis qu’un « mauvais sang » (noir et mélancolique ou bien aqueux et phlegmatique) n’engendre qu’un lait vicié ou insubstantiel et, dans tous les cas, nocif pour le nourrisson. Cette idée que le lait n’est rien d’autre que du sang transformé apparaît dans La Perfecta casada (1583), de Fray Luis de León (manuel adressé à María Varela Osorio, à l’occasion de son mariage et décrivant les vertus de la parfaite épouse). Dans un passage où il condamne le recours aux nourrices et où il prône les vertus de l’allaitement maternel, Fray Luis l’affirme de manière catégorique : « la leche es sangre7 » (« le lait est du sang »). Le lait étant issu du sang, il véhicule l’être : la femme qui allaite transmet ainsi au nourrisson ses caractéristiques physiques et morales. Ces idées apparaissent au xviie siècle sous la plume du médecin Juan Gutiérrez de Godoy, qui défend l’allaitement maternel et condamne le recours aux nourrices en arguant que le lait sert de base au sang et aux humeurs du nourrisson et, par conséquent, qu’il intervient de manière déterminante dans l’élaboration de son être et de ses caractéristiques aussi bien physiques que morales : Il est facile de démontrer que les inclinations et les mœurs, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, trouvent pour l’essentiel leur origine dans le lait, car le lait est l’aliment habituel des enfants, qui sont tendres et délicats, pendant deux ans et donc, par conséquent, c’est à partir du lait que sont engendrés le sang et les humeurs, ce qui fait qu’ils sont très similaires au lait et aux humeurs de leur nourrice, dont ce lait provient. […] et ainsi le Philosophe [Aristote] affirme que c’est une grande vilenie que de corrompre la noblesse et la pureté que l’homme tient de ses origines avec le lait de femmes viles, qui sont des domestiques ou des esclaves de nations étrangères et barbares, qui, bien souvent sont laides, sales, répugnantes, vicieuses et dépravées ; ce qui fait que l’enfant auquel elles donnent leur lait est nécessairement contaminé8. Le texte de Gutiérrez de Godoy pose, comme on le voit, une étroite corrélation entre sang et lait, et fait apparaître le thème de la contagion ou contamination (« contagio ») par la nourrice. On devine déjà, à travers ces lignes, un thème qui va abondamment préoccuper les médecins : celui du tempérament et des caractéristiques des nourrices. L’association sang – lait – être

Les liens étroits qui unissent, dans le discours médical, le lait au sang ont des conséquences fondamentales dans la mesure où le sang (et par voie de conséquence le lait) est pensé comme le vecteur et le support de l’être9. Directement issu du sang, le lait intervient de

7 Luis de León, La perfecta casada, éd. de Mercedes Etreros, Madrid, Taurus, 1987, p. 272. 8 J. Gutiérrez de Godoy, Tres discursos para probar que están obligadas a criar a sus pechos todas las madres cuando tienen buena salud, fuerzas, buen temperamento, buena leche y suficiente para alimentarlos, Jaén, Pedro de la Cuesta, 1629, fol. 96v-97r : « fácil es provar que las inclinaciones y costumbres, buenas o malas, tienen la mayor parte de su origen en la leche, porque la leche es alimento a que se acostumbran los niños tiernos y delicados dos años, y así necesariamente della se les a de engendrar sangre y humores muy semejantes a los de sus amas, de quien fue hecha […] y assí juzga este Filósofo por grande maldad viciar la natural nobleza y pureza que el hombre sacó de los principios de su generación, con la leche de mujeres viles, criadas y esclavas, o de estrañas y bárbaras naciones que muchas vezes son feas, suzias, asquerosas, torpes y deshonestas ; de las quales necesariamente a de resultar contagio en el niño a quien dan su leche ». 9 Sur ce point : Orobitg, 2018.

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manière déterminante dans le processus de création de l’être : il est la matière même à partir de laquelle le fœtus, puis l’enfant, sont faits. La tradition populaire reflète aussi ces croyances, comme le montre un proverbe compilé par le Marquis de Santillane et publié dans le recueil Proverbios que dicen las viejas tras el huego (Séville, 1508) : « L’être tété avec le lait ne s’en va qu’avec le linceul de la mort »10, qui signifie que les caractéristiques acquises à travers le lait deviennent des traits permanents, qui resteront pendant la vie entière. Ces conceptions expliquent la défense de l’allaitement maternel, notamment chez les médecins humanistes. Ces derniers reprennent les arguments qui font du lait un vecteur de l’être : si on confie son enfant à une nourrice, il reçoit un lait (et donc un sang et un être) qui est étranger. Cet allaitement mercenaire entraîne une aliénation de l’être. Le choix de la nourrice, un choix capital

La corrélation posée entre lait, sang et être a des implications directes dans le discours sur les nourrices. Divers textes traitent du choix des nourrices et formulent des critères pour choisir la bonne nourrice11. Le Libro del parto humano de Francisco Núñez de Coria évoque l’accouchement, l’allaitement, les suites de couches et les maladies des enfants en bas âge. Cet ouvrage a fait l’objet de plusieurs éditions : Alcalá, Juan Gracián, 1580 ; Zaragoza, Pedro Verges, 1638 (nous avons utilisé cette édition) ; Valencia, Vicente Cabrera, 1693. Le chapitre XI est consacré à « Qué propiedades ha de tener la Ama que cría y da leche al niño y qual leche sea mejor y que remedios ay para que venga la leche si falta y quanto tiempo ha de mamar » (« Quelles qualités doit avoir la nourrice et quel lait est le meilleur ; remèdes pour faire monter le lait, si le lait manque, et combien de temps le nourrisson doit téter »). Selon Núñez de Coria, si la mère ne veut ou ne peut allaiter on choisira une nourrice aux caractéristiques suivantes : Mais si la mère ne peut allaiter son enfant, soit parce qu’elle est malade, ou affaiblie, ou bien parce que son lait est corrompu, dans ce cas, il sera préférable de chercher une nourrice qui ait les caractéristiques suivantes. En premier lieu, il faut qu’elle ait un bon teint, une poitrine ferme et ronde, et des seins généreux12. D’ailleurs, pour illustrer les qualités de la bonne nourrice, notre médecin cite un sonnet latin de Jean Ursinus (médecin français du xvie siècle, auteur de plusieurs traités de médecine en vers) qui célèbre la nourrice idéale et que notre auteur traduit en castillan : Mas antes quiero que vengas escogida / Mais auparavant je veux que tu sois entre las bellas delicadas Damas, / choisie parmi les Dames belles et délicates,

10 Iñ. López de Mendoza, Refranes que dizen las viejas tras el huego, (Séville, 1508), éd. d’U. Cronan, Revue Hispanique, XXV (1911), proverbe no 406 : « Lo que en la leche se mama, en la mortaja sale ». Le même proverbe apparaît aussi dans O’Kane, 1959, p. 152. 11 Sur ce sujet, voir aussi Fieldes, 1986 ; Pech-Pelletier, 2007 ; Pech-Pelletier, 2018. 12 Núñez De Coria, Libro del parto humano, Saragosse, Pedro Verges, 1638, fol. 63 r : « Empero si la madre no pudiere criar su hijo o porque está enferma, o flaca, o porque su leche está corrompida, en tal caso mejor será buscar un ama que tenga estas condiciones. Primeramente, que tenga buen color, el pescueço redondo y firme y recio, y el pecho ancho ».

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de un rostro rubicundo esclarecida. /que tu sois dotée d’un visage rubicond. Parezca lo demás marfil muy fino. / Et que le reste soit de l’ivoire le plus fin. Dependan de tus pechos dos piñitas,/ Que de ta poitrine pendent deux petites pommes tus ojos el luzero matutino, /que tes yeux soient l’étoile du matin tu negra ceja en arco se levante / que ton sourcil se lève en arc noir como oro resplandezca tu cabello / que ta chevelure resplendisse comme l’or Tu mano larga, ledo tu semblante./ que ta main soit longue et ton visage gai. Qual en el fresco y fértil monte de Ida / Que tu sois similaire à celle desnuda suele estar, suelto el cabello / qui est nue, sur le frais et fertile mont Ida, la madre de Cupido niño bello / et qui est la mère du bel enfant, Cupidon. Qual suele ser pintada aquella reyna/ Que tu sois comme cette reine por quien el Ilion puesto por tierra/ pour laquelle a eu lieu la guerre de Troie o la que se mató con sierpe fiera13 / ou comme celle qui s’est donné la mort avec un cruel serpent. Núñez de Coria poursuit en précisant qu’il faut que la nourrice ait accouché depuis peu (l’idéal étant de la recruter deux mois après son accouchement) et si possible d’un garçon (« Lo segundo que ni aya mucho ni poco que parió, de suerte que ya por lo menos dos meses que parió, y que si se puede aver, haya parido macho14 »), qu’elle ne soit ni très grosse ni très maigre (« Lo tercero, que ni sea flaca ni muy gruesa15 »). Surtout, puisque le lait transmet le caractère, les vices et les vertus, le choix de la nourrice tiendra aussi compte de ses qualités morales. Un important paragraphe est d’ailleurs consacré à cet aspect : Quatrième point, il faut que ce soit une femme honnête, aux mœurs vertueuses, et équilibrée (tempérée), ni furieuse, ni colérique, ni trop sévère, ni trop pusillanime car ces passions et altérations de l’âme sont très mauvaises pour l’enfant : en effet, ces passions corrompent le lait et l’enfant, tout en tétant le lait, tète les mœurs et le caractère de sa nourrice car comme dit Galien, les mœurs de l’âme suivent la complexion du corps16. Núñez de Coria ajoute : « enfin, il faudra faire attention que la nourrice ne soit pas une femme au caractère terrible, ou luxurieuse, adultère, de mauvaise vie17 ». Enfin, Núñez de Coria donne des conseils quant à l’aspect du lait qui doit être bien blanc et quant à la taille et l’aspect des seins, qui doivent être ronds et tendus (et non longs et fripés), ajoutant qu’ils ne doivent pas être longs « comme des boudins », ni trop gros, « comme des calebasses18 ».

Núñez de Coria, op. cit., fol. 64r. La nourrice est successivement comparée à Vénus, à Hélène de Troie et à Cléopâtre. Núñez de Coria, op. cit., fol. 64r. Id. Núñez de Coria, op. cit., fol. 64r : « Lo quarto, que sea muger de bien, de buenas costumbres y templada y no furiosa, ayrada ni muy grave, ni muy medrosa, porque estas passiones y alteraciones del ánimo son muy perjudiciales para el infante : la razón es, porque corrompen la leche y el infante, juntamente con la leche que mama, toma las costumbres y condiciones del ama, porque como dize el Galeno, las costumbres del ánimo siguen la complisión del cuerpo ». 17 Núñez de Coria, op. cit., p. 64r : « [P]or ende se debe mucho advertir que no dé leche muger terrible de condición, o luxuriosa, adúltera de mal vivir ». 18 Núñez de Coria, op. cit., p. 64r et v. 13 14 15 16

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Les mêmes idées, selon lesquelles le lait transmet l’être et les qualités morales, apparaissent chez les moralistes comme Marco Antonio de Camós qui, dans sa Microcosmia y govierno universal del hombre (1592), accorde donc la plus grande des attentions à la sélection des nourrices, que l’on choisira « sages, vertueuses et bonnes » (« cuerdas, honestas y buenas19 »). Les textes consacrés à l’éducation du roi attachent également une importance capitale à la nourrice. Les Siete Partidas sont un corpus normatif rédigé au xiiie siècle, sous le règne d’Alphonse X, mais constituent aussi une véritable encyclopédie dans la mesure où, au-delà de son intention normative, ce texte traite de sujets philosophiques, moraux et religieux. L’influence des Siete Partidas ne se limite pas à la période médiévale et sera grande jusqu’au xixe siècle : une édition des Siete Partidas, commentée et glosée par Alonso Díaz de Montalvo sera publiée à Séville en 1491 et fera l’objet de 8 réimpressions (jusqu’en 1528). Une seconde édition, glosée par le juriste Gregorio López, sera publiée en 1555 et fera l’objet de 15 rééditions, jusqu’en 1855. Il s’agit donc d’un texte majeur dans la construction des systèmes de représentation, du Moyen Age au xixe siècle. La Seconde Partida évoque les nourrices et les critères pour choisir une bonne nourrice. Intitulée En qué manera deben ser guardados los fijos de los reyes, la loi 3 du Título VII de la Seconde Partida déclare que l’enfant « reçoit beaucoup de la nature de sa nourrice » (« recib[e] mucho del contenente del ama »). Par conséquent les nourrices des jeunes princes devront être « bien faites, saines, et belles, de bonne famille et aux mœurs vertueuses » (« bien conplidas, et sanas, et fermosas, et de buen linage et de buenas costumbres20 »). Dans une perspective similaire, le jésuite Juan de Mariana consacre un chapitre entier de son De rege et de regis institutione (1598) au lait, à l’allaitement et aux nourrices. Ce développement ne s’adresse pas qu’aux princes et au roi, mais concerne au contraire la société tout entière, comme le montre, dans le texte, l’emploi du pronom de première personne du pluriel nosotros (« nous »). Le texte de Mariana se présente donc comme un texte qui prétend réguler la société espagnole tout entière (et non seulement la personne et l’éducation du roi). Pour Mariana, le lait détermine directement l’être de nourrisson. L’enfant qui boit un lait étranger modifie son identité, il cesse de ressembler à ses parents, empruntant à sa nourrice des caractéristiques physiques et morales. De là que les enfants de l’aristocratie, confiés à des nourrices, ressemblent si peu à leurs parents : Quoi d’étonnant que parmi les nobles de notre pays, les enfants ressemblent si peu à leurs parents, qu’ils soient de petite taille, qu’ils soient différents de leurs parents dans leurs mœurs, leur force et leur caractère, si le fait d’être nourri par un autre lait change nécessairement tout21 ?

19 M. A. de Camós, Microcosmia y govierno universal del hombre christiano, Barcelone, Pedro Malo, 1592, p. 120. 20 Alfonso X, Las Siete Partidas, texte compilé et commenté par Alf. Díaz de Montalvo, Séville, Meinardo Ungut et Estanislao Polono, 1491 (éd. facsimilé : Valladolid, Lex Nova, 1988, avec une introduction de G. Martínez Díaz), Partida 2, Título VII, loi 3. 21 J. de Mariana, Del rey y de la institución real, in Obras (BAE, vol. 30), Madrid, Atlas, 1950, p. 300 : « ¿Qué de extraño que entre nuestros nobles los hijos salgan tan poco parecidos a los padres y sean de mezquina estatura y tengan distintas costumbres y diferentes fuerzas y carácter, si alimentados con otra leche ha de cambiar forzosamente todo ? ».

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Le développement consacré par Mariana aux nourrices repose tout entier sur l’idée que l’être et le caractère se transmettent par le lait, qui n’est qu’un dérivé du sang : « Le lait est-il autre chose que du sang lui-même, dont le fœtus a été nourri dans l’utérus, même s’il présente une autre couleur22 ? ». Le choix de la nourrice revêt dès lors une importance fondamentale, car celle-ci peut, par sa « mauvaise nature », gâter définitivement le nourrisson qu’elle allaite : Nous devons examiner maintenant le caractère et les mœurs des nourrices, et surtout, déterminer, si elles sont vraiment indispensables pour élever les enfants car bien souvent par leur faute, et seulement par leur faute, les meilleurs caractères sont viciés, de sorte qu’ensuite aucun art ni aucune éducation ne peut corriger les défauts que l’enfant a bus dans le lait23. Choisie sans discernement, la nourrice « infecte » le sang de l’enfant, corrompant son caractère, ses mœurs, son être tout entier : Nous choisissons la première nourrice qui se présente, sans aucun discernement, et en privilégiant avant tout le fait qu’elle ait beaucoup de lait, sans accorder d’importance au fait qu’elle puisse avoir un caractère vicié, par lequel elle peut infecter le corps et l’âme de nos enfants, qui peuvent ainsi être corrompus et contaminés par les mauvaises mœurs de leur nourrice24. Plus qu’un aliment, le lait est le vecteur de l’être et, donc, le lieu de toutes les transmissions, de toutes les contaminations. Ces représentations prennent un sens particulier dans l’Espagne du xve, du xvie et du xviie siècle, obsédée par la « pureté de sang ». Le discours sur le lait et l’allaitement dans les textes judéophobes et maurophobes de l’Espagne du xve au xviie siècle En comparaison des autres pays d’Europe, l’Espagne présente une spécificité qui consiste, précisément, dans l’adoption de ces statuts de pureté de sang. Le contexte des statuts de pureté de sang

Il convient d’abord de rappeler ce que sont ces dispositions et leur contexte d’apparition et de développement. L’Espagne a vécu pendant longtemps (sept siècles et même beaucoup plus, si l’on prend en compte la présence du judaïsme dans Péninsule Ibérique) une situation 22 de Mariana, op. cit., p. 499 : « ¿Es acaso la leche otra cosa que la misma sangre de que se alimentó el feto en el útero, por más que se presente de un color distinto ? ». 23 de Mariana, op. cit., p. 499 : « Debemos ahora examinar de qué carácter y costumbres deben ser las nodrizas, y sobre todo, si son indispensables para la educación de los niños, pues no pocas veces por su culpa, y sólo por su culpa, se vician las mejores índoles de modo que luego no basta arte ni cuidado alguno para remediar las faltas que han bebido junto con la leche ». 24 de Mariana, op. cit., p. 501 : « Tomamos las nodrizas que primero se nos presentan sin ninguna clase de discernimiento, sin atender más a que si tienen o no abundante leche, importándonos poco que traigan consigo un mal carácter con el cual pueda inficionarse el cuerpo y el alma de nuestros hijos, y corromperse con el contagio de sus malas costumbres ».

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de coexistence (loin d’être idyllique, comme on la dépeint souvent) entre trois religions (Christianisme, Judaïsme et Islam) qui a engendré des situations de cohabitation entre les populations. Les Juifs sont expulsés d’Espagne en 1492 et, officiellement, il n’y a plus de musulmans en Espagne à partir de 1502 (pour la Couronne de Castille) et 1525 (pour la Couronne d’Aragon). Comme les juifs en 1492, les musulmans doivent choisir entre conversion et exil. Ces conversions forcées ne sont pas, comme on l’imagine bien, toujours sincères et on observe des phénomènes de cryptojudaïsme et de cryptoislamisme. Bien que tous ses habitants soient officiellement chrétiens, l’Espagne du xvie et du xviie siècle se caractérise par une scission très nette entre cristianos viejos (« vieux-chrétiens », c’est-à-dire chrétiens de souche chrétienne ancienne) et cristianos nuevos (« nouveaux-chrétiens », c’est-à-dire chrétiens d’origine plus récente, juive ou musulmane). La langue et l’usage courant établissent d’ailleurs une différence à l’intérieur de ces nouveaux chrétiens, qui sont soit moriscos (« morisques », c’est-à-dire chrétiens d’origine musulmane), soit conversos (« convers », c’est-à-dire chrétiens d’origine juive). Alors qu’il n’y a plus de juifs ni de musulmans en Espagne, on assiste à la même époque au développement des « statuts de pureté de sang » : il s’agit de dispositions privées, écartant de diverses corporations ou institutions (les universités, les confréries laïques, les corps des autorités municipales ou des fonctionnaires municipaux, les ordres religieux…) tout individu au sang « impur » c’est-à-dire descendant d’ancêtres juifs ou musulmans. Cette « pureté de sang » (absence d’ancêtres juifs et musulmans) devait être prouvée en remontant jusqu’à quatre générations en amont de celle du postulant. Ces statuts de pureté de sang donnent lieu à tout un commerce (des enquêteurs étaient chargés de collecter les pièces et de recueillir des témoignages afin d’établir les certificats de pureté), mais aussi à beaucoup de polémiques et de déchirements : régulièrement paraissent des « libros verdes » anonymes qui révèlent (à tort ou à raison) les origines infamantes (juives ou musulmanes) de telle ou telle famille, et l’accusation d’« impureté » était une stratégie courante pour écarter un rival d’une charge convoitée. Ces statuts s’expliquent par un contexte de compétition sociale dans certaines villes, où les vieux chrétiens voient des conversos (chrétiens d’origine juive) accéder à des charges prestigieuses : les statuts de pureté de sang sont une disposition qui permet de les écarter de diverses corporations, charges publiques et institutions prestigieuses. On notera enfin que les statuts de sang ne relèvent pas du dispositif légal d’État : la monarchie catholique n’a jamais adopté de statuts excluant les nouveaux-chrétiens. Il s’agit, toujours, de dispositions privées, relatives à une corporation ou une institution. Mais l’État n’a jamais rien fait non plus pour les empêcher. Il a juste, sous Philippe IV, limité l’enquête à trois pièces probantes. On rappellera aussi que l’Inquisition ne poursuit les nouveaux-chrétiens que dans les cas de cryptojudaïsme et cryptoislamisme : le Saint Office ne prend pas parti dans ces questions de pureté de sang (même s’il demande à ses membres des certificats de pureté), se limitant à combattre les infractions contre la foi et la religion chrétienne. Chronologie des statuts de pureté de sang

La chronologie des dispositions relatives à la pureté de sang est bien connue. Le premier statut de pureté de sang apparaît à Tolède en 1449 : il déclare tous les chrétiens d’origine

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juive inaptes à occuper des charges publiques dans la ville de Tolède. L’exemple tolédan fait rapidement école et s’étend à d’autres villes, mais jusqu’en 1480 la discrimination instituée par les statuts de pureté de sang se limite essentiellement aux institutions municipales. Entre 1480 et 1520, les chapitres des cathédrales, les Chapelles, les Ordres Militaires, les Colegios Mayores, les Confréries, les séminaires et les ordres religieux entreprennent à leur tour d’exiger des preuves de pureté de sang. C’est aussi au tournant du xve et du xvie siècle, plus exactement entre 1483 et 1511, que les habitants de Guipúzcoa et de la Biscaye, soucieux de préserver la pureté de leur sang de l’« infection », interdisent l’installation de nouveaux-chrétiens dans leurs provinces25. Entre 1521 et 1580 se développe une véritable obsession de la pureté de sang qui atteint son apogée vers 1540. Le premier ordre religieux à adopter les statuts fut celui de Saint Jérôme, soucieux de retrouver par ce moyen un prestige qui avait été perdu avec l’apparition, au sein de l’ordre, de plusieurs cas de cryptojudaïsme. Les statuts s’étendirent ensuite à d’autres ordres, notamment aux dominicains et aux franciscains et enfin, en 1552, aux jésuites26. A partir de 1590, cependant, la prise de conscience des effets pervers des statuts de pureté de sang favorise, dans les sphères du pouvoir, la naissance d’un débat et d’une série de propositions de réforme, concrétisées sous Philippe IV. Destinée à restreindre la « inquietud y discordia » provoquée par l’application des statuts au sein de la monarchie espagnole, la célèbre pragmática du 10 février 1623 modifie le protocole des enquêtes de pureté de sang : désormais, pour être considéré comme « pur », il suffira de présenter « tres actos positivos de limpieza y nobleza27 ». Les discours de la haine de l’Autre

L’adoption des statuts de pureté de sang s’accompagne de toute une littérature judéophobe et maurophobe qui vise à légitimer l’exclusion, démontrant l’infériorité, l’impureté, la malignité, l’ « infection » (macula) de l’Autre. On citera par exemple, le Fortalitium fidei contra Judaeos Sarracenos aliosque christianae fidei inimicos du franciscain Alonso de Espina (édité plusieurs fois à partir de 1487), le Scrutinium scripturarum du converso (converti) Pablo de Santa María (publié en 1591), l’Hebraeo Mastix du converso Jerónimo de Santa Fe, la Summa nobilitatis hispanicae (1559) du juriste Juan Arce de Otálora, le Tractatus zelus Christi de Pedro de la Caballería (publié en 1592 par Martín Alfonso Vivaldo, théologien du collège des Espagnols de Bologne), la Defensa del estatuto de limpieza de sangre que estableció en la Iglesia de Toledo el arzobispo Silíceo (demeuré à l’état de manuscrit) de Baltasar Porreño, la Propugnacula validissima religionis christianae contra obstinatam perfidiam Iudaeorum, adhuc expectantium Primum Adventum Messiae (1606) de Domingo García. La célèbre pragmática du 10 févier 1623 limitant la portée des enquêtes sur la pureté de sang est loin de mettre fin à ces discours racistes et mixophobiques. Bien au contraire, pendant tout le xviie siècle, on réimprime des textes déjà existants – comme celui d’Arce 25 Domínguez Ortiz, 1971, p. 226. 26 Maravall, 1984, p. 118. 27 Gutiérrez Nieto, 1990, p. 417-441.

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de Otálora – et on publie de nouveaux ouvrages, comme le Tractatus bipartitus de puritate et nobilitate probanda (Lyon, 1637 ; Genève, 1664) de Juan Escobar del Corro (théologien et professeur de droit), l’anonyme Discurso contra los judíos (traduction du Breve discurso contra a heretica perfidia do judaismo de Vicente da Costa) imprimé à plusieurs reprises entre 1628 et 1680, la Quaresma con un sermón admirable al fin, del auto de fe contra los judíos (1639) de Joao de Ceita, la Visita general y espiritual colirio de los judíos (1661) de Benito Remigio Noydens, la Centinela contra judíos de Francisco de Torrejoncillo (qui reprend la plupart des arguments de Da Costa), imprimée en 1674 et en 1686, à Madrid. La publication de textes hostiles aux musulmans et aux morisques connaît un pic dans les années immédiatement postérieures aux grandes vagues d’expulsion de 1609 et 1610. En effet, c’est en 1612 que Damián de Fonseca publie, à Rome, sa Justa expulsión de los moriscos de España, que Blas Verdú fait imprimer à Barcelone ses Engaños y desengaños del tiempo, con un discurso de la expulsión de los moriscos de España tandis qu’à Huesca paraît l’Expulsión justificada de los Moriscos españoles de Pedro Aznar Cardona ; en 1613, paraît le le Coloquio de los perros de Cervantès, qui regroupe la plupart des griefs traditionnels contre les morisques ; la même année, Fray Marcos de Guadalajara publie à Pampelune, chez Nicolás de Assiáyn, sa Memorable expulsión y justísimo destierro de los Moriscos de España. L’année suivante, le même auteur publie à Pampelune, chez le même éditeur, une Prodición y destierro de los Moriscos de Castilla hasta el valle de Ricote. En 1618, Jaime Bleda publie à Valence sa virulente Corónica de los moros de España. Mais la publication de textes anti-musulmans et anti-morisques se poursuit aussi jusqu’à des dates plus tardives : ainsi, en 1698, imprime-t-on encore, à Valence, la Lex evangelica contra Alcoranum d’Onofre Micó. Tous ces textes développent des propos très hostiles aux conversos et aux morisques et justifient leur écartement des fonctions et des corporations. Sur une large plage chronologique allant de 1450 à 1700, s’écrit et se diffuse une abondante littérature qui légitime le rejet de l’Autre en se fondant sur des critères de race et de sang, c’est-à-dire des critères essentialistes pour lesquels le baptême ne change rien à l’essence profonde de l’individu. Il convient de souligner le caractère fantasmé des représentations maniées par ces textes : certains textes anti-juifs et anti-convers paraissent à la fin du xviie siècle, alors que cela fait près de deux siècles qu’il n’y a plus de juifs en Espagne. Mais on agite toujours le fantasme du juif malfaisant et pervers. De même, le texte d’Onofre Micó paraît en 1698, alors que les derniers morisques ont quitté l’Espagne en 1613. Le discours sur le lait et les nourrices dans le discours d’exclusion de l’Autre

Le discours qui légitime l’exclusion de l’Autre (que ce soit par l’intermédiaire des statuts de pureté de sang ou par l’expulsion) reprend à son compte le vieux topos de la contamination par le lait28. Dans ses Diálogos familiares de la agricultura cristiana (1589), le franciscain Juan de Pineda approuve très clairement l’idée qu’une femme morisque ou conversa (il s’agit bien ici de femmes chrétiennes, ayant reçu le baptême) ne puisse pas

28 Sur ce sujet : Soyer, 2014, p. 34 et suivantes. Hering Torres, Martenza et Hirenberg, 2012.

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allaiter un enfant vieux-chrétien, et se réfère pour cela à la doctrine selon laquelle le lait n’est autre que du sang transformé : Les hommes qui gouvernent les républiques ont très sagement disposé que les femmes morisques ou ayant du sang juif dans les veines ne pourraient allaiter des enfants vieux chrétiens, car le sang de ces femmes porte encore la trace des croyances de leurs ancêtres et les enfants innocents pourraient par ce moyen recevoir quelque mauvaise influence qui, une fois qu’ils seront des hommes adultes, aura des conséquences néfastes. Et de nombreuses fois, j’ai entendu dire à un homme sage qu’il avait un huitième de sang juif, et que ce huitième de sang juif ne cessait de l’importuner pour qu’il revienne au judaïsme29. Fray Alonso Chacón écrit en 1598 une lettre au roi dans laquelle il explique que les enfants morisques « tètent avec le lait l’erreur et la secte de la mère, ainsi que son mauvais exemple » (« maman en la leche del error y secta de la madre y el exemplo30 »). Francisco de Torrejoncillo affirme aussi dans sa Centinela contra judíos (1674) que les nourrices choisies pour nourrir les princes doivent être de sang pur. Selon lui, le lait des conversas est un lait infecté qui ne peut qu’engendrer des perversions. S’inspirant (sans le citer) du Discurso contra Judíos de Vicente da Costa, Torrejoncillo évoque le cas d’un judaïsant brûlé à Valladolid trente ans plus tôt, appelé Don Lope de Vera, qui était de sang illustre mais qui avait tété une nourrice d’origine juive : le lait de la nourrice l’avait perverti au point d’en faire, plus tard, un judaïsant31. Ces idées justifient l’expulsion des enfants morisques, sujet qui avait fait l’objet de débats dans les cercles proches du pouvoir, avant la décision d’expulsion. On débattait en effet sur l’opportunité d’expulser les enfants morisques de moins de sept ans, ou bien de les garder et de les confier à des familles vieilles chrétiennes (ou à des orphelinats) : l’idée affirmée par ces traités maurophobes est que les enfants morisques doivent aussi être expulsés parce qu’ils sont infectés : ayant bu un lait corrompu qui a irrémédiablement modifié leur être, ils ne sont pas récupérables pour la société chrétienne. L’imaginaire de l’infection, du poison, de la toxicité

La littérature raciste et mixophobique développe une abondante imagerie de l’infection et du poison. Dans le Discurso contra los judíos, le lait des juives et des conversas (entre lesquelles le texte n’établit pas de réelle différence) apparaît comme un véritable poison. Porteur de multiples tares (il véhicule notamment l’idolâtrie et la cupidité caractéristiques,

29 J. de Pineda, Diálogos familiares de la agricultura cristiana, éd. J. Meseguer Fernández, Madrid, BAE, 1963, III, p. 103 : « Cosa es muy digna de ser provista por los que gobiernan las repúblicas que mujeres moriscas ni de sangre de judíos criase a hijo de cristianos viejos porque aún les sabe la sangre a la pega de las creencias de sus antepasados, y sin culpa suya podrían los niños cobrar algún resabio que para después de hombres les supiese mal y muchas veces oí decir a un hombre de buen seso y conversación, que medio cuarto, que tenía de judío, nunca dejaba de le importunar, que se tornase judío ». 30 Cité dans Cardaillac, 1977, p. 39. 31 Fr. de Torrejoncillo, Centinela contra judíos puesta en la torre de la iglesia de Dios, Madrid, Julián de Paredes, 1674, p. 214.

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selon l’auteur, de la race juive), il est si toxique et malfaisant qu’une seule goutte suffit à gâter un nourrisson32. Le discours sur le lait de l’Autre développe ainsi tout un imaginaire de l’infection et de la toxicité. Il convoque aussi l’imaginaire du concentré malfaisant (une seule goutte suffit à infecter et à gâter définitivement le nourrisson). Pureté et impureté ne sont, pas, ici, pensées sur le monde du quantitatif, mais du qualitatif : la souillure (macula) de l’Autre est si incommensurable qu’une infime quantité de substance impure (une goutte de lait ou de sang) suffit à polluer entièrement et définitivement. L’étanchéité des catégories : une pureté non accessible

On notera aussi qu’il n’y a pas de symétrie dans le passage entre pur et impur. Une seule goutte de lait impur gâte définitivement le nourrisson pur mais, en revanche, une goutte de lait pur (vieux-chrétien) ne peut pas purifier ou rédempter un nourrisson impur, converso ou morisque. Les traités racistes et mixophobiques partent du principe qu’il n’est pas possible à l’impur de devenir pur et que la pureté n’est pas quelque chose qui s’acquiert. On ne peut pas devenir pur, si on a des origines impures (mais en revanche la pureté peut se perdre très facilement). La pureté est inscrite dans le sang et donnée à la naissance. On naît pur (ou impur), et il n’y a pas de passage possible de l’impureté à la pureté. Un discours mixophobique : un imaginaire de la séparation étanche

Ces conceptions débouchent sur un discours clairement mixophobique, qui refuse l’Autre, qui refuse le mélange et qui conçoit la pureté sur le mode de la séparation rigoureuse, du cloisonnement étanche. Certains titres significatifs, comme le Fortalitium Fidei (« forteresse de la foi ») d’Alonso de Espina ou la Centinela contra judíos puesta en la Torre de la Iglesia de Dios (« Sentinelle contre les juifs, placée sur la Tour de l’Eglise de Dieu ») de Francisco de Torrejoncillo développent des images défensives, de la forteresse, de la tour de garde, soulignant ainsi l’idée d’un rejet radical de tout contact avec l’Autre. Dans ce système de pensée, la pureté apparaît incompatible avec la présence de l’Autre. Elle ne peut être atteinte qu’au moyen de l’expulsion : elle n’est pas pensée avec l’Autre, mais sans lui. L’expulsion devient la condition de la pureté. Ce sont ces soubassements imaginaires et théoriques qui conduisent à l’expulsion des juifs en 1492 et à l’expulsion des morisques entre 1609 et 1610. Mais ces affirmations et ces représentations – d’étanchéité, de séparation, de refus absolu de l’Autre – ne naissent pas ex-nihilo au xve siècle. Au contraire, elles trouvent leur origine sur un ensemble de dispositions et de textes légaux plus anciens, qu’il nous appartient de rappeler. La législation médiévale

Le souci de séparation étanche entre les communautés et le thème de la contamination par le lait apparaissent déjà dans les textes légaux du Moyen Age sur les minorités reli 32 Escamilla-Colin, 2000, p. 39 et 41.

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gieuses, et c’est bien dans ce substrat que s’enracine le discours sur la contamination par le lait de l’Autre qui se développe au xvie et xviie siècle. Comme on le sait, la législation médiévale ne constitue pas un corpus unique, mais se caractérise plutôt un émiettement de dispositions, qui sont toutes relatives à des territoires. On distingue notamment entre législation royale, législation seigneuriale, législation municipale (fueros) et législation ecclésiastique. La législation inquisitoriale, qui légifère sur les crimes contre la foi, ne s’occupe pas, a priori, des questions d’allaitement entre communautés. Les informations les plus abondantes sur les nourrices et l’allaitement intercommunautaire apparaissent dans la législation royale et dans les fueros. Les ordonnances royales interdisent, de manière très répétée, aux femmes d’allaiter les enfants d’une autre communauté. Le roi Alphonse X adopte ainsi diverses mesures en ce sens. Une ordonnance adoptée à Séville le 5 février 1253 stipule « que non críe cristiana fijo de iudío nin de moro » (« qu’aucune chrétienne n’allaite un nourrisson juif ou musulman33 »). Un ordenamiento adopté pendant les Cortes de Valladolid, le 18 janvier 1258, précise également : « que ninguna cristiana que non cría fijo de judío ni de moro, nin judía nin mora que non críe christiano ninguno, e la que lo fiziere sea a merced del Rey » (« qu’aucune chrétienne n’allaite un enfant juif ou musulman, et qu’aucune juive ou musulmane n’allaite un enfant chrétien, et que les contrevenantes deviennent la propriété du roi34 »). Dix ans plus tard, une ordonnance du 30 juillet 1268 condamne à l’esclavage les juives et les musulmanes qui enfreindraient ces dispositions : « Ninguna judía nin mora non críe a su leche fijo de cristiano, nin gela dé la que lo fisiere sea mi sierva e el precio que valdría sy se vendiese que dé la meytad al acusador35 ». Ces interdictions seront répétées à Palencia en 1313, à Valladolid en 1322, 1351 et 1385, à Soria en 138036. Ces interdictions ont une double valeur, et une double portée : d’un point de vue « scientifique », il s’agit d’éviter la contamination des chrétiens par un lait (et donc un sang) allogène ; d’un point de vue social, il s’agit d’éviter les liens humains intercommunautaires créés par l’allaitement (liens privilégiés entre l’enfant et sa nourrice, ou entre « frères de lait »). Ces mesures sont abondamment reprises par la législation ultérieure. Rédigé vers 1289, le Libre de les costums escrites de Tortosa interdit aux juifs et aux musulmans d’employer des nourrices chrétiennes37. Le 5 juin 1313, l’Infant don Juan, tuteur du roi Alphonse XI de Castille, décrète « qu’aucune chrétienne n’allaite un enfant juif ou musulman et qu’elle ne vive pas avec ces communautés » (« que ninguna cristiana non críe fijo de judío nin de moro nin biva con él38 »). La même année, le Concile de Zamora (1313) interdit aux Juifs d’avoir une nourrice chrétienne39. Des dispositions similaires apparaissent dans une ordonnance de Pierre I Le Cruel du 30 octobre 135140. Une ordonnance de Jean I de Castille adoptée pendant les Cortes de Soria le 18 septembre 1380 spécifie aussi « que ninguna christiana non críe fijo ni fija de judío nin de judía nin de moro nin de mora » et 33 Répertorié dans L. Curiel, Índice Histórico de disposiciones sociales, Madrid, Escuela Social, 1946, no 109, p. 23. 34 Cortes de los antiguos reinos de León y Castilla, Madrid, RAH, 1861-1903, I, p. 62. 35 Ibid., p. 77. 36 Cantera Montenegro, 1989, p. 52-54. Soyer, 2014, p. 36. 37 Código de las costumbres escritas de Tortosa, texte édité et traduit par J. Foguet y Marsal, Tortosa, Querol, 1912, p. 84. 38 Cortes de los antiguos reinos de León y de Castilla, I, p. 227. 39 Sicroff, 1985, p. 45. Sur ce sujet, voir aussi Amador de los Ríos, 1943, II, p. 493. 40 Cortes de los antiguos reinos de León y de Castilla, II, p. 18.

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prévoit une forte amende (six cents maravédis) pour les contrevenantes41. Ces mesures sont encore réitérées dans les Ordenanzas reales (1484) d’Alfonso Díaz de Montalvo : Nous interdisons à toute chrétienne d’allaiter un enfant juif ou musulman, qu’il soit fille ou garçon. Les contrevenantes devront payer une amende de six-cents maravédis au profit du trésor royal42. Il est interdit aux juifs et aux musulmans d’avoir des nourrices chrétiennes qui allaiteraient leurs enfants43. Il convient de souligner le caractère extrêmement répétitif de ces interdictions. Ces répétitions semblent suggérer que, dans la pratique, il y avait bien des liens qui se tissaient entre les communautés via l’allaitement mais indiquent aussi le caractère quasi obsessionnel de ces discours mixophobiques, qui veulent imposer la séparation étanche des communautés et l’exclusion radicale de l’Autre. Cependant, il y a une différence fondamentale entre ces textes juridiques du Moyen Age et du xve siècle, et les textes du xvie et xviie siècle : c’est, tout simplement, la nature même de leur objet. Les textes du Moyen Age et du xve siècle (qui servent encore de base juridique au xvie siècle) s’appliquent aux juifs et aux musulmans, or tous les textes qui légitiment les statuts de pureté de sang, affirmant le caractère inférieur, pervers, toxique même des conversos et des morisques, écartent des chrétiens, des individus qui ont euxmêmes reçu ou dont leurs ancêtres ont reçu (de manière volontaire ou forcée) le baptême. Ce qui revient à remettre en cause l’efficacité du baptême. La question de l’efficacité du baptême

Le baptême est, comme on le sait, un sacrement fondamental de l’Église catholique. Le Concile de Florence (1439) rappelle dans son Décret pour les Arméniens également connu sous le nom d’Exultate Deo que l’effet de ce sacrement est la rémission de toute faute originelle et actuelle et de tout châtiment qui est dû pour cette faute, réaffirmant l’idée que les enfants ne peuvent pas être sanctionnés pour les fautes commises par leurs parents44. Ces idées seront réaffirmées par le Concile de Trente et, notamment, par la séance du 17 juin 1546 qui rappelle l’efficacité du baptême et déclare anathèmes tous ceux qui mettent en doute son pouvoir et prétendent que certaines fautes ne peuvent être lavées par le baptême45. Le baptême a donc une efficacité absolue. La question de l’efficacité du baptême est en effet tout à fait centrale car les théoriciens partisans des statuts de pureté de sang excluent bien des chrétiens, dont 41 Ibid., p. 305. 42 Al. Díaz de Montalvo, Ordenanzas reales, Huete, Álvaro de Castro, 11 novembre 1484, fol. 233 r : « Defendemos que ninguna cristiana sea osada de criar nin críe fijo nin fija de de judío nin de moro. E qualquier que lo fiziere peche seycientos maravedís para la nuestra cámara ». 43 Díaz de Montalvo, op. cit., fol. 235 v : « Nin tengan [los judíos o moros] amas cristianas para que les críen sus fijos ». 44 Les Conciles Œcuméniques – Les Décrets, Tome II-1, Paris, Les Editions du Cerf, 1994, p. 1111. 45 Ibid., Concile de Trente, 5e session, 17 juin 1546, Décret sur le péché originel, paragraphe 1515 : « Si quelqu’un nie que, par la grâce de notre Seigneur Jésus Christ conférée au baptême, la culpabilité du péché originel soit remise, ou même s’il affirme que tout ce qui a vraiment et proprement caractère de péché n’est pas totalement enlevé, mais est seulement rasé ou non imputé : qu’il soit anathème ».

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la famille est d’origine juive ou musulmane. L’exclusion instituée par les statuts et par leurs théoriciens présuppose donc que le baptême n’est pas efficace et fait prévaloir un critère biologique, selon lequel c’est par le sang et le lait que se transmet l’infection, indépendamment de toute conversion et de tout baptême. Ces présupposés sont parfaitement contraires au dogme et aux positions chrétiennes, ce qui explique aussi pourquoi certains ecclésiastiques (pas nécessairement d’origine juive ou musulmane) prennent parti de manière véhémente contre les statuts de limpieza de sangre. Ce que ces textes affirment, finalement, c’est que l’Autre est foncièrement inconvertible. La gravité et l’intensité de la macula qu’il porte en lui sont si grandes qu’elles ne peuvent pas être effacées par le baptême. Les textes qui légitiment l’exclusion de l’Autre et les statuts de pureté de sang s’inscrivent donc dans une idéologie essentialiste qui pose l’Autre comme entité inconvertible. L’être de l’individu réside dans le sang, se transmet par le lait, et le baptême n’y change rien. La pureté et la communauté des purs sont pensés comme un groupe fermé, un ensemble étanche auquel il est impossible d’accéder, puisque, dans cette idéologie essentialiste, la pureté ne s’acquiert pas (même pas à travers le baptême) : elle est reçue, avec le sang, à la naissance, et tétée avec le lait. On soulignera donc, pour conclure, l’instrumentalisation des conceptions médicales sur le lait et l’allaitement (selon lesquelles le lait est un dérivé du sang et le lait transmet l’être) au service d’un propos exclusif et mixophobique. Par ailleurs, l’examen des discours (hostiles ou favorables) sur la pureté de sang et l’exclusion de l’Autre révèle l’opposition de deux logiques qui s’affrontent : d’une part, une logique biologique, essentialiste, raciste, pour laquelle l’être est contenu dans le sang et, par conséquent, dans le lait. Pour ces penseurs, l’être ne s’efface pas et ne se modifie pas avec le baptême, et la macula causée par les origines juives ou musulmanes perdure car elle est essentielle. D’autre part, une logique religieuse et chrétienne, dans laquelle le baptême efface toute macula. Tout au long du xve, du xvie et du xviie siècle, ces deux logiques vont coexister et s’affronter par discours interposés, sans possibilité de réconciliation puisque ce qui les oppose est aussi radical qu’essentiel : la définition de ce qui fait l’être de l’individu et le support de cet être. Bibliographie J. Amador de los Ríos, Historia social, política y religiosa de los judíos de España y Portugal, Buenos Aires, Bajel, 1943, 2 vol. Enr. Cantera Montenegro, « La mujer judía en la España medieval », Espacio, Tiempo y Forma, serie III, Historia Medieval, 2 (1989), p. 37-64. L. Cardaillac, Morisques et chrétiens. Un affrontement polémique, Paris, Klincksieck, 1977. Ant. Domínguez Ortiz, Los judeoconversos en España y América, Madrid, Istmo, 1971. M. Escamilla-Colin, « Recherches sur les traités judéophobes espagnols des xvie et xviie siècles », in D. Tollet (éd.), Les textes judéophobes et les textes judéophiles dans l’Europe chrétienne, Paris, PUF, 2000, p. 27-49. V. Fieldes, Breasts, Bottles and Babies. A History of Infant Feeding, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1986.

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J. Ign. Gutiérrez Nieto, « El reformismo social de Olivares : el problema de la limpieza de sangre y la creación de una nobleza de mérito », in Áng. García Sanz, J. H. Elliott, La España del Conde Duque de Olivares, Valladolid, Universidad de Valladolid, 1990, p. 417-441. P. Guillaume, Histoire sociale du lait, Paris, Éditions Christian, 2003 (Collection Vivre l’histoire). M.-S. Hering Torres, M. E. Martenza et D. Hirenberg (éd.), Race and Blood in the Iberian World, Münster, Verlag, 2012. El. S. O’Kane, Refranes y frases proverbiales españolas de la Edad Media, Madrid, Anejos del Boletín de la Real Academia Española, 1959. J. A. Maravall, Poder, honor y élites en el siglo XVII, Madrid, Siglo XXI, 1984. Chr. Orobitg, Le sang en Espagne. Trésor de vie, vecteur de l’être, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2018. S. Pech-Pelletier, « L’influence des nourrices sur la formation physique et morale des enfants qu’elles allaitent selon les médecins et moralistes espagnols des XVIème et XVIIème siècles », Paedagogica Historica, 43/ 4 (2007), p. 493-507. ———, « Les couleurs de l’allaitement dans les traités médicaux espagnols des xvie et xviie siècles », in Fr. Collard et Ev. Samama (dir.), Le Corps polychrome. Couleurs et santé (Antiquité, Moyen Âge, Époque moderne), Paris, L’Harmattan, 2018, p. 91-101. M. C. Pouchelle, Corps et chirurgie à l’apogée du Moyen Age. Savoir et imaginaire du corps chez Henri de Mondeville, chirurgien de Philippe le Bel, Paris, Flammarion, 1983. A. Sicroff, Los estatutos de limpieza de sangre, Madrid, Taurus, 1985. Fr. Soyer, Popularizing Antisemitism in Early Modern Spain and its Empire : Francisco de Torrejoncillo and the Centinela Contra Judíos (1674), Boston, Brill, 2014.

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Signifiance des fluides : La lactation de saint Bernard de Nicolas Mignard (1640)

En étudiant les différentes « humeurs » corporelles, on constate aisément qu’elles ne sont en rien distinctes et isolées1. Elles s’inscrivent dans une économie générale des fluides caractérisée par la mobilité, la convertibilité et l’échange réciproque entre toute une série d’autres liquides, soit intérieurs et invisibles (bile, phlegme, etc.), soit intérieurs mais susceptibles d’être extériorisés : c’est bien sûr le cas des larmes, très présentes dans la peinture du xviie siècle, ou encore du lait, bien moins fréquemment représenté si ce n’est, dans le domaine religieux, sous la forme quasi exclusive du thème de la Vierge à l’Enfant. La Lactation de Saint Bernard est le sujet d’un tableau peint en 1640 par Nicolas Mignard (Fig. 1), frère de Pierre Mignard2. L’œuvre était destinée aux cisterciennes de saint Bernard, ou Bernardines, présentes à Carpentras, alors capitale du Comtat Venaissain. Elle est désormais conservée, depuis la destruction du couvent lors de la Révolution, dans l’une des chapelles de la cathédrale Saint-Siffrein. Cette œuvre, due au plus éminent peintre provençal du xviie siècle avec Jean Daret et Reynaud Levieux, apparaît comme l’une des rares occurrences de ce sujet dans la peinture française de l’époque. Si l’on excepte les représentations gravées illustrant les écrits du saint publiés en France, ce thème est alors bien plus présent dans la peinture espagnole, italienne ou flamande, alors même que la figure du fondateur de Clairvaux, qui inspire notamment les cisterciennes réformées de Port-Royal aussi bien que l’Abbé de Rancé, le fondateur des trappistes, est centrale pour la spiritualité et la mystique française du Grand Siècle. Une telle scène, à la fois apocryphe et chargée de suspectes virtualités érotiques, semble en effet avoir suscité les réticences des autorités catholiques les plus soucieuses d’orthodoxie iconographique3. Le théologien Jean Molanus, dans son Traité des saintes images (Louvain, 1570) qui tente de légiférer sur les représentations religieuses, n’aborde pas explicitement ce sujet délicat mais il évoque une scène analogue qui est celle de

1 Ce texte reprend, avec quelques modifications et compléments, certains des éléments publiés en introduction Cousinié, 2011. 2 Sur le peintre, l’essentiel reste le catalogue rédigé par Schnapper, 1979, p. 48 pour le tableau ici étudié. 3 Le thème est désormais bien connu, voir Berlioz, 1988 ; Dupeux, 1991 ; Stoichita, 1995, chap. VI et Stoichita, 2011 ; Dal Prà, 1990 et 1991. Voir également Gagnebin, 1994, p. 69-92. Frédéric Cousinié  •  Université de Rouen Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 323-336 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127442 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Nicolas Mignard, La Lactation de Saint Bernard (1640) Carpentras, cathédrale Saint-Siffrein. Photo de l’auteur.

« L’image de la Mère de Dieu montrant son sein à son Fils […] tirée des sermons de saint Bernard ». De la même façon que le Christ expose à son Père « son flanc et ses blessures », la Vierge présente sa poitrine à son Fils : « Aucune demande – selon le texte alors attribué

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à saint Bernard que cite Molanus – ne peut donc être repoussée où se manifeste tant de sublime charité ». La double présentation du sein et des plaies à Dieu, que redouble encore la propre représentation du tableau destiné aux fidèles, relève du mécanisme de l’intercession divine : le dévot s’adresse à la figure médiatrice privilégiée qu’est la Vierge, « conduict d’eau » de la grâce et d’une sagesse divine elle-même comparée par le saint à une « eau coulante4 », et celle-ci s’adresse à son tour au Christ qui pourra obtenir du Père une réponse favorable à la demande du priant. L’épisode trouvait aux yeux de Jean Molanus une double justification. Il pouvait se fonder sur un récit légitime ; et il ne prétendait pas à une authenticité historique mais uniquement à un sens figuré qui autorisait par extension, en tant que leçon didactique, les représentations visuelles : « de même je juge qu’il faut comprendre dans le même sens [figuré et non historique] l’image que l’on tire d’elles [les paroles de saint Bernard] ». À ce double titre, de telles représentations pouvaient entrer dans la catégorie des images dont « bien des éléments qui sont probables aux yeux de certains hommes compétents ou aux yeux du peuple », peuvent être ainsi « tolérés5 ». Or il n’en est pas exactement de même dans le cas de la scène de la lactation à laquelle s’attache Nicolas Mignard. Cet épisode pouvait à priori se comprendre également dans le cadre de la théorie de l’intercession : le saint « thaumaturge de l’Occident », lui-même destiné à être l’intercesseur d’un dévot en prière devant l’image, s’adresse à la Vierge, et par là même au Christ enfant, et obtient une réponse favorable dont l’émission lactée est le signe visible : flux de parole contre flux de lait. Mais un tel épisode, dont la force suggestive suscitera la reprise pour d’autres figures exemplaires du christianisme, ne pouvait trouver de fondement aussi explicite ni dans les textes de saint Bernard, ni dans les vies anciennes du saint pourtant riches en miracles, que traduit et publie alors avec succès le janséniste Antoine Le Maistre en 16486. On sait que le thème n’apparaît dans l’iconographie de saint Bernard puis dans la littérature médiévale qui lui est consacrée, qu’au tournant des xiiie et xive siècles, soit près deux siècles après la mort du saint. C’est à partir de là seulement que se forme une double et tardive légende où s’enracinent les représentations picturales postérieures. Celle, attestée vers le milieu du xive siècle, du futur saint priant devant une statue de la Vierge à l’église Saint-Vorles de Châtillon-sur-Seine, et prononçant les paroles « monstra te esse matrem » de l’Ave Maris Stella7 qui suscitent l’émission du saint liquide. Et celle, rapportée par un recueil médiéval d’exemples moraux, le Ci nous Dit, du jeune saint entré à Cîteaux, trop ému et refusant de prêcher devant l’évêque de Chalons, qui

4 Bernard de Clairvaux, Sermon « En la nactivité de la Vierge Marie, sur le conduict à eau », in Id., Les Sermons, Paris, Michel Soly, 1620, p. 511-522 et Sermon 22, p. 124 pour la parole divine. Le Christ est quant à lui « source » ou « fontaine » de vie, désignation qui peut aussi s’appliquer à la Vierge comme en témoigne une tradition iconographique spécifique. 5 J. Molanus, Traité des saintes images, Paris, Cerf, 1996, II, 31, p. 213-214. Le thème est présent dans le Libellus de laudibus beatae Mariae virginis d’Arnaud de Chartres, abbé de Bonneval, dans la première moitié du xiie siècle. 6 Voir Ant. Le Maistre, La vie de S. Bernard premier abbé de Clairvaux, Paris, Antoine Viré, 1648 et nombreuses rééditions. Seul l’épisode de la vision de la Nativité est mentionné dans les vies primitives du saint ; l’épisode est également absent de la Légende dorée de Jacques de Voragine. De fait, le motif de la lactation mariale guérissant miraculeusement des moines dévots est présent dans plusieurs récits médiévaux et il pouvait être conforté par son association avec les nombreuses reliques du lait curatif de la Vierge. 7 Montre que tu es notre Mère/Qu’il reçoive par toi nos prières. Celui qui par amour pour nous/voulut être ton fils.

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s’endort devant une image de la Vierge qui lui « mist sa saincte mamelle en la bouche et lu apprint la devine science8 ». Cette absence de tradition authentique, conjuguée à la nature ambiguë du thème, avait suscité le rejet de Luther (qui écartait également celui de la double intercession), et elle ne pouvait qu’impliquer le scepticisme ou l’ironie des protestants encore fort actifs et mobilisés en France au xviie siècle. Elle obligea les défenseurs modernes du saint et de ses miracles, comme Crisostomo Henriquez en 1630, Angelo Manrique en 1643 ou le prêtre Étienne Le Grand en 1651 qui faisait alors l’apologie du sanctuaire de Châtillon, à reconnaître implicitement, malgré leurs efforts érudits, la valeur moins historique et factuelle qu’essentiellement figurative ou symbolique du thème9. Deux directions interprétatives s’imposaient alors. L’une qui est celle du lait comme métaphore du don de la sagesse divine (la Vierge étant elle-même sedes sapientiae), de la science théologique et de l’éloquence quasi surnaturelle du Doctor mellifluus, où le divin liquide est l’équivalent de ce miel déposé par les abeilles sur les lèvres de saint Jean Chrysostome ou de saint Ambroise10. Cette tradition, l’incorporation orale du Verbe divin qui va nourrir la production écrite du saint, est celle dont relève le modèle iconographique bernardin dit de la Doctrina, situant l’apparition divine devant le saint assis face à un pupitre et à ses ouvrages : c’est la convention suivie par le tableau célèbre de Murillo au Prado ou celui de Juan de Roelas à Séville, ainsi que par toute une tradition italienne. Et c’est aussi à une telle tradition, mais associée ici également à l’apparition de Saint-Vorles, que fait principalement référence la gravure de Claude Mellan, exactement contemporaine du tableau de Nicolas Mignard, qui illustrait l’édition des œuvres complètes du saint que publiait alors l’Imprimerie royale : le saint est en prière devant la Vierge à l’Enfant qui vient d’apparaître au-dessus d’un autel (allusion au « miracle » de Châtillon), mais au pied duquel sont présentés les écrits du saint, confirmant que le lait divin est bien la source d’où procède l’œuvre monumentale du prédicateur. L’autre interprétation, qui ne pouvait que séduire les catholiques des xvie et xviie siècles traumatisés par l’iconoclasme protestant, est celle de l’animation miraculeuse de l’image de la Vierge ou, dans le cas de la gravure de Mellan et plus encore dans celui du tableau de Mignard où l’autel a disparu, de la substitution d’une apparition surnaturelle à l’image matérielle d’un retable, démontrant le rôle décisif des images et le succès de l’intercession de la Vierge auprès de Dieu. La variante que constitue la substitution de la vision à la statue vient d’une certaine façon accomplir l’animation de l’image matérielle en réalisant intégralement la présence de la divinité. En même temps, cette solution était peut-être aussi un moyen de tenir à distance le danger idolâtre : l’image démontre sa capacité à susciter en dehors d’elle-même la présence divine sans que celle-ci paraisse agir depuis l’image et comme en son sein.

8 Ci nous Dit, Chantilly, musée Condé, Ms 1078, vers 1313-1330 ; voir Ci nous Dit, recueil d’exemples moraux, éd. G. Blangez, Paris, SATF, 1979-1986, 2 vol., 705, 9-11, vol. 2, p. 205. 9 C. Henriquez, Menologium ordinis cisterciensis, Anvers, 1630, p. 159-160 ; Ang. Manrique, Cisterciensium seu verius ecclesiasticorum Annalium a condito Cistercio, Lyon, Boissat et Anisson, II, 1643, p. 239 ; E. Legrand, L’Histoire Saincte de la ville de Chatillon sur Seine au Duché de Bourgogne…, Autun, Blaise Simonnot, 1651, p. 168-177s. 10 Dans certaines représentations, le jet de lait touche la bouche, l’œil ou le front, moyen peut-être d’évoquer la Trinité ou bien le triple don d’éloquence, de clairvoyance et de sagesse du saint selon Dupeux, 1991.

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Nous sommes ainsi, avec ce type d’œuvres, dans une situation particulièrement complexe, caractéristique de l’iconographie miraculeuse, où interagissent à différents niveaux hiérarchiques, et selon un ensemble de relations croisées ou redoublées, toute une série d’actants ou « d’agents » différenciés, alternativement acteur, destinataire, spectateur ou modèle (prototype) de la scène : un (futur) saint qui s’adresse à la personne divine (Dieu, non représenté) via la représentation matérielle d’un intercesseur privilégié (la statue de la Vierge et du Christ enfant) produite par un premier artiste (inconnu et non mentionné) ; la divinité (Dieu) qui répond au saint soit en animant l’image, soit en substituant une vision à l’image matérielle ; puis un ensemble d’autres représentations (de l’image ou de la vision en présence de saint Bernard, destinataire devenu à son tour un nouveau prototype) produites par d’autres artistes substituant un tableau à la sculpture originaire (ici Mignard, signant et datant son œuvre), et s’adressant à de nouveaux destinataires attendant d’inédits effets de leur contemplation du tableau et des prières dirigées vers les prototypes des personnages représentés11. Dans ce schéma originaire, le jet lacté est précisément l’indice extérieur de l’action cachée de la représentation matérielle, attestant la présence et l’écoute de la divinité ainsi que l’efficacité de ses images. Le processus peut se poursuivre avec de nouvelles œuvres qui enrichissent ou transforment la scène primitive, comme dans le cas du tableau de Mignard, par adjonction de personnages inédits paraissant à leur tour assister ou même participer activement à la scène originaire, qui sont, nous le verrons, des médiateurs secondaires et supplémentaires de destinataires privilégiés ayant initié la commande, et qui suscitent d’autres attentes et d’autres interprétations possibles. Si le tableau suscite avant tout la mise en œuvre d’un système de relations et d’échanges au sein d’un réseau d’agents multiples, il implique également toute une série de connotations sémantiques qui, loin de s’y opposer, contribuent à intensifier et démultiplier le jeu relationnel entre figures. Outre le rapprochement avec les allégories de la Charité dont la Vierge est nécessairement une incarnation privilégiée, une seconde lecture possible, là aussi centrale pour le xviie siècle, est d’ordre mystique. Dans l’œuvre clé de saint Bernard, son Commentaire du Cantique des cantiques dont le xviie siècle français multipliera les traductions, abondent les métaphores liquides – larmes, sang, eaux, feu et flux de lumière, rosée, huile et parfums, mais aussi le lait issu des « mamelles » de l’Époux et de l’Épouse12 – servant à évoquer le rapport intime et unitif de l’âme du chrétien et de Dieu. Dans ce cadre conceptuel, le jet lacté vient objectiver, comme le font ailleurs certains objets de dévotion (scapulaire, rosaire, ceinture13, etc.), cette relation privilégiée – le sevrage et la

11 Voir le type d’analyse, distinguant, sous deux modalités « active » et « passive », « Prototype » (modèle : ici Dieu et la Vierge), Artiste, « Indice » (œuvre), Destinataire, associés en réseau selon toutes les relations possibles, proposé par Gell, 2009, chap. II à VII. A la différence de l’analyse proposée par Gell, hostile à l’interprétation symbolique, nous tentons d’articuler ici approche herméneutique et sémiotique et lecture relationnelle. 12 Voir sur ces « mamelles », Les Sermons de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques. Traduits nouvellement en François [par le Sieur de Rimentel], Paris, Jean du Puis, 1663, Sermons IX et X, p. 47-62. Voir par exemple p. 53 où le thème de la lactation est rapproché de l’acte de la prière. Voir également le Sermon X, p. 55-56 où les « mamelles » de l’épouse figurent « la part que ceux qui conduisent les Ames, doivent prendre à leurs biens » (« la congratulation » qui « verse le lait de l’exhortation ») et « la compassion qu’il faut qu’ils ayent de leurs maux » (qui verse « celuy de la consolation »). 13 Nous nous permettons de renvoyer à Cousinié, 2017, chap. II sur le rosaire où nous avons étendu ce modèle relationnel. Nous avons étudié d’autres objets analogues dans Cousinié, 2020.

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fusion orale avec « l’imago maternelle » valant comme équivalent de l’union mystique14 –, tout comme l’ensemble des grâces, dons, vertus, dont est gratifié le saint intercesseur et, au-delà, le fidèle qui s’adresse à lui. L’élément liquide vient ici soit se substituer de façon originale aux plus communes émanations lumineuses qui surabondent dans la peinture religieuse contemporaine, soit, comme dans quelques représentations de la Lactation de Saint Bernard (et par exemple dans un tableau anonyme du xviie siècle conservé au Carmel de Carpentras), s’articuler à une lumière divine qui est donnée comme l’origine première du jet lacté et du miracle représenté. La compréhension du rapport perceptif établi entre le spectateur et l’image permet d’expliciter la nature de la relation mystique qui est en jeu. Deux éléments principaux caractérisent ce rapport : la distance spatiale et l’élision narrative. Si quelques images évoquent un allaitement du saint qui se réalise par succion et dans la plus grande proximité de la Vierge et du saint15, les représentations modernes privilégient le jet à distance qui atténue et réoriente spirituellement la dimension érotique de la scène qui se déplace alors du côté des moins compromettantes représentations allégoriques de la Charité chrétienne, de la Charité romaine (la scène de Cimon et Pero)16, ou de la mythologie (Artémis d’Ephèse17, Vénus, Junon et la naissance de la voie lactée). La mise à distance vient également marquer le privilège de la vision (et du « goût intérieur », important pour les mystiques), sur un suspect contact tactile fusionnel : boire/voir à distance crée cette séparation qui autorise le voir réciproque (l’Enfant au sein ne peut voir le sein par excès de proximité), tout en maintenant un essentiel contact physique : celui du trajet du lait visible entre sein et bouche, qui redouble celui, invisible, des « espèces » visuelles qui relient les deux regards et rendent possible la vision. C’est l’étonnant paradoxe d’une fusion à distance, cumulant oralité et visualité, mais entretenant toujours le fantasme d’une fusion spirituelle et corporelle plus complète et parfaite qui est celle de la Vierge à l’Enfant que représentait alors par exemple Pierre Mignard, le frère de Nicolas, dans toute une série d’œuvres dont il s’était fait le spécialiste. Boire (le lait est la réponse et l’équivalent de la voix adressée lors de la prière) et Voir paraissent ainsi échanger leurs propriétés : le boire est comme un autre regard, voir (« boire des yeux ») est comme une autre forme de contact et d’absorption intime de l’autre ; flux visuel émis par les yeux et émission lactée partagent, pensait-on parfois encore, une même origine physiologique en étant également issus des parties les plus pures du sang humain. Dans ce cumul des sens – entendre, voir, toucher, goûter –, boire et voir s’associent enfin au service d’un croire. La vue de la vision de la Vierge par le saint, qui exigeait distance, est redoublée et comme authentifiée par le contact indiciaire du boire qui atteste matériellement la relation et le miracle. Cette relation interne au tableau est dans un rapport d’homologie structurale avec la propre relation visuelle désirante du spectateur-dévot à l’égard du tableau contemplé, présent au plus près de l’œuvre mais tenu à distance du saint et plus encore de la Vierge. Plus précisément, on constate qu’à la proximité corporelle immédiate du Christ et de la Vierge, correspond le double rapport visuel et tactile (mais à distance) du saint. Pour le spectateur aspirant lui 14 15 16 17

Voir la lecture de la lactation de Lacan, 2001, p. 30-36 (« Le complexe du sevrage »). Où l’on a pu voir le fantasme régressif d’un retour fusionnel au sein maternel et d’une érotique orale ? Voir J. Blanc, « La charité romaine », dans cet ouvrage. Sur ce thème Déonna, 1955. Voir R. Zorach dans cet ouvrage.

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aussi à une union intime avec la Vierge et le Christ, le seul rapport visuel distancié est, qui plus est, non réciproque : aucune figure n’invite par son geste ou son regard le spectateur à intégrer la scène, le seul rapport subsistant, j’y reviendrai, étant celui de l’homonymie entre saints et commanditaires. Nicolas Mignard ne paraît pourtant pas avoir représenté directement ce jet lacté. Il faut supposer soit la disparition (par usure de la couche picturale), soit la censure postérieure de cet élément par un repeint, peut-être pour prévenir ce que le thème pouvait avoir alors d’incongru et de contestable. Le tableau sur le même thème du peintre de Langres Jean Tassel, peint vers 1650 (Lyon, Musée des Beaux-Arts, inv. 1956-6), a ainsi subi un sort plus cruel encore : le tableau, devenu une Vierge à l’Enfant, a été amputé pour faire disparaître saint Bernard et ce n’est qu’une restauration tardive qui a révélé la trace du jet lacté18. La Vierge de Mignard, quant à elle, découvre et presse son sein, mais le liquide ne semble pas encore s’écouler ou bien a déjà touché antérieurement le saint dont les lèvres paraissent légèrement entrouvertes, sans que l’on sache s’il prie encore ou s’il s’apprête à recevoir le lait. La disparition de l’inscription textuelle parfois présente dans les versions antérieures du thème qui est la demande du saint (« Montre que tu es notre Mère »), se conjugue maintenant avec la propre disparition du jet lacté qui en constituait la réponse originelle. Demande et réponse ne sont plus que des virtualités qu’il appartient au spectateur d’attribuer aux acteurs principaux du miracle, venant imaginairement occuper l’espace désormais vide qui sépare le sein de la bouche du saint. À la demande de monstration du saint, répond en vérité non plus le lait qui atteste bien de la maternité de la Vierge, mais la présence vive (la vision et non plus la statue animée) de la Vierge elle-même. La distance entre personnages est donc redoublée par une prudente élision narrative, la croyance est moins attestée qu’exigée : il faut croire que ce jet, pourtant instrument premier de la croyance, a bien été (ou sera) émis et reçu, il faut croire qu’il est aussi destiné au spectateur du tableau qui attend de l’œuvre et pour lui-même un don équivalent. Enfin, troisième connotation sémantique déterminante, un tel choix figuratif a pour effet de rapprocher ce mode surprenant de projection du lait du propre jet de sang de la plaie du côté du Christ lors de la Crucifixion, associant ce type de représentation à la thématique eucharistique. Une équivalence, également en place dans la scène rapportée par Molanus, était ainsi posée entre Vierge et Christ, lait et sang : le lait comme sang, ou le lait assimilé au corps/pain par opposition au sang/vin du Christ19. Ce rapprochement rencontra un grand succès, d’autant plus qu’il permettait d’associer deux scènes devenues emblématiques de la vie du saint : celle, là aussi issue d’une tradition tardive20, dite de l’amplexus où le saint est censé recevoir dans ses bras le Christ sanglant qui paraît se détacher de la croix, et celle de la lactation où le saint atteint une intimité analogue avec Marie. Plusieurs représentations vont d’ailleurs associer visuellement ces deux scènes : par exemple les fresques de Bernardino Poccetti (1598-1600) pour l’abbaye de Santa Maria Maddalena dei Pazzi à Florence (cappella del Giglio) ; ou, plus près de nous, le frontispice de la traduction française des Sermons de saint Bernard publiés par J. Tournet en 1620 où les deux scènes apparaissent, côté à côte, au centre de deux roses gravées sous le titre. Dans 18 Faure, 2020. 19 Voir sur cette relation, L’Hermite-Leclercq, 1999 et Perrot, 1999. 20 L’Exordium Magnum de Conrad D’Eberbach, fin xiie-début xiiie siècle.

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un tableau étonnant du génois Giovanni Benedetto Castiglione (Genova-Sampierdarena, église Santa Maria della Cella e San Martino), le rapprochement entre les deux scènes est poussé à ses limites : le saint, qui accueille le Christ entre ses bras, reçoit dans sa bouche un jet de sang qui devient le parfait équivalent du jet de lait de la Vierge également absorbé par saint Bernard, tout en réalisant au plus haut point l’union à la fois corporelle, orale et visuelle des deux figures que distinguait encore la scène de la lactatio21. Dans l’œuvre de Nicolas Mignard ces différentes virtualités sémantiques – allégorique, mystique, eucharistique –, paraissent pouvoir se superposer. Le jet (virtuel) de lait est bien sûr, tout comme la robe blanche, la crosse jetée à terre ou le livre, un « attribut » iconographique qui identifie immédiatement saint Bernard et évoque tout aussi bien la Charité chrétienne qui était aussi l’une des vertus principales du saint. Il est encore à nouveau, en tant que motif, présent sur un tableau de retable surmontant un autel, une allusion au mystère eucharistique et au sacrifice auxquels font aussi référence la présence de la Madeleine et celle de la Croix tenue par sainte Hélène. L’émission lactée peut être également un indice de la relation mystique qui relie le saint, et l’ordre qu’il incarne, à la Vierge et au Christ ; la coule blanche de saint Bernard, sur laquelle semble ruisseler le divin liquide dans certaines parties du tableau de Mignard, pouvant être rapprochée du « remplissage » intérieur du corps par le lait/grâce divine dont Bernard parle lui-même22, ou bien encore de cette « liquéfaction » intérieure propre aux états unitifs sur laquelle insistent de nombreux mystiques23. Les circonstances de la réalisation de l’œuvre, bien que lacunaires, permettent de préciser la valeur spirituelle propre à celle-ci, qui s’enrichit également de connotations politiques. Le tableau aurait été commandé par Hélène et Louise de Seguins, les deux prieures successives d’un couvent, ouvert aux familles aristocratiques du Comtat, dont la titulaire était sainte Madeleine. La scène originaire de la lactation du saint, qui était généralement l’objet d’une représentation autonome où s’articulaient dévotion au saint de l’ordre et dévotion à la Vierge, est ainsi insérée dans un nouveau réseau relationnel. Dans un espace, qui est devenu non plus un lieu « historique » référencé et organisé par la perspective, mais le cadre désormais abstrait d’un mystère ou d’une scène évoquant les Sacra Conversazione24, sont désormais présents, sur le côté gauche, les saints déterminants pour l’Ordre (saint Bernard) et le couvent (la Madeleine) et, sur le côté droit, ceux personnellement associés

21 La double offrande du sang ou du lait est aussi le sujet d’un des tableaux de Rubens, montrant cette fois, d’après un récit apocryphe, saint Augustin hésitant entre le sang de la plaie du Christ et le lait du sein de la Vierge : voir Saint Augustin entre le Christ et la Vierge, vers 1615, Madrid, Academia de San Fernando. Voir J. Planamente dans ce volume. Rubens, sans surprise, est un habitué des scènes de lactation, présentes dans plusieurs de ses œuvres : Mars, Vénus et Cupidon, Londres, Dulwich College ; L’Allégorie de la tentation de la jeunesse, Stockholm, Nationalmuseum ; La création de la voie lactée, Madrid, Prado, thème également traité par un autre coloriste, le Tintoret (Londres, National Gallery). Le lait est associé dans la mythologie à Junon, Vénus (par exemple et à nouveau dans le Mars, Vénus et Cupidon de Véronèse au Metropolitan Museum of Art), aux allégories de la Nature, à Artémis d’Ephèse, etc. Sur le rapport entre figures de la mythologie classique et christianisme, voir Borgeaud, 1996. 22 ixe Sermon sur le Cantique des cantiques, op. cit., p. 55. 23 Cousinié, 2007, chap. 6, p. 203-204 sur le vocabulaire mystique de la fluidité, de l’écoulement, de la fusion, etc. 24 Lieu d’où sont éliminées toutes les indications spatio-temporelles et narratives associées au suspect miracle originel : l’autel au-dessus duquel se trouvait l’image miraculeuse, la silhouette ou l’intérieur de l’église de Saint-Vorles, l’inscription monstra te esse matrem présente dans d’anciennes représentations, la cellule monastique et l’écritoire devant lequel se trouvait le saint dans d’autres images.

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aux commanditaires (leurs deux saints patrons : sainte Hélène, saint Louis). Ce partage latéral implique, pour le couple central de la Vierge à l’Enfant, une identique division, absente des versions réduites à saint Bernard et au groupe de la Vierge : la Vierge se dirige vers saint Bernard et la Madeleine, le Christ vers sainte Hélène et saint Louis. Cette association, où domine ainsi clairement le thème d’une série croisée d’intercessions multiples réalisées via une image, n’est pas sans créer de nombreuses et nouvelles relations virtuelles, à la fois thématiques et visuelles. L’une, par exemple, pourrait se développer autour du thème de la Passion et de ses instruments, associant la Madeleine, saint Bernard à ses pieds, sainte Hélène tenant la Croix qu’elle est censée avoir retrouvée, et saint Louis dont on sait qu’il se procura la sainte couronne d’épines, la relique la plus précieuse de la Sainte-Chapelle, passée de la chapelle impériale de Constantinople à Paris. La présence de sainte Hélène est particulièrement importante et ne tient sans doute pas à la seule dévotion d’une des commanditaires homonymes du tableau. La sainte était en effet à l’origine de la principale relique miraculeuse de Carpentras qui est le « Saint Mors » fabriqué à partir d’un des clous de la Passion, également retrouvé par sainte Hélène et donné à Constantin avant de se retrouver à Saint-Siffrein25. Au couple de la Vierge à l’Enfant, répond ainsi celui de Sainte Hélène – qui reprend le geste vers sa poitrine de la Vierge et dont la propre maternité est peut-être aussi évoquée par l’étonnante ouverture de sa robe aux cordons délacés comme dans certaines représentations de la Vierge –, et de son fils Constantin dont saint Louis, autre souverain chrétien, prend ici la place. On sait que saint Bernard, gloire de « l’Église gallicane » selon Antoine Le Maistre, était loué pour le rôle éminent qu’il avait joué auprès de Louis VII pour l’inciter à engager une croisade dont son successeur, saint Louis ici représenté, reprendra l’initiative. On sait aussi que d’après certaines traditions le second clou de la Passion découvert par sainte Hélène aurait servi à former ou orner rien moins que le diadème ou la couronne impériale de son fils (mais aussi son casque), fondant directement la souveraineté temporelle sur une origine christique éminente. À Saint-Siffrein, l’un des deux grands tableaux signés de Guillaume-Ernest Grève, mis en place en 1629 par les carpentrassiens afin de remercier Dieu d’avoir écarté la peste, évoque la remise du Saint Mors à l’Empereur et explicite cette relation : l’ex-voto monumental représente Hélène et son fils Constantin tenant conjointement le Saint Mors, sous le signe de la croix (qui donna la victoire à l’Empereur sur Maxence), et au-dessus de la couronne. Une dimension politique était ainsi peut-être associée à cette image présente au sein d’un Comtat, possession du Saint-Siège qui aurait été justement cédée à Rome par saint Louis, mais sans cesse revendiqué par le royaume de France. Saint Louis, « nouveau Constantin » se substituant à l’Empereur, est alors le modèle des Bourbons et de Louis XIII en particulier qui s’identifiait à lui dans plusieurs représentations. En offrant sa couronne à Marie, saint Louis devient le modèle de Louis XIII vouant le royaume à la Vierge en 1638 dans un geste analogue repris par toute une tradition iconographique. Une autre relation implicite est celle qui associe saint Bernard et le Christ, relation sur laquelle insistait par exemple une gravure du saint en présence de la Vierge à l’Enfant qui ornait la première page d’un des livres de compte du monastère au xviie siècle26. Si 25 Voir sur cette relique, Ricard, 1862, (p. 199 sur l’ex-voto de 1629) ; Terris, 1897 ; Fabre de Saint-Véran, 1862. 26 Archives départementales du Vaucluse, Bernardines de Carpentras, 72H 2, « Livre des Capitaux et Pensions » du monastère (1668) (B. Gaultier ex.).

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le fondateur des cisterciens s’adresse à la Vierge (l’Enfant est tourné du côté opposé, vers saint Louis et sainte Hélène), on sait qu’il atteint aussi le Christ voire, d’une certaine façon, qu’il se substitue à lui ou devient son « frère » spirituel, un « frère de lait », et donc aussi un autre « fils » de la Vierge, en étant le bénéficiaire du lait divin. Il devient ainsi, comme plus tard saint François, un autre Christ, non pas marqué des stigmates corporels du saint d’Assise mais jouissant de ce privilège insigne qui est l’accès au sein de la Vierge. La filiation spirituelle (monastique) qui est celle du saint à l’égard de la Vierge devient une forme de filiation corporelle par « l’adoption » que réalise la Vierge par le don du lait où s’établit un contact physique entre la sainte et le saint. À cette opération répond la filiation monarchique, à la fois spirituelle et corporelle (matérielle et généalogique) – « parenté fictive » dirait Lévi-Strauss –, qui associe le Christ à sainte Hélène puis à Constantin et à ses successeurs saint Louis/Louis XIII, par le biais principal des reliques de la Passion : leur transmission atteste également de la continuité d’un contact qui relie cette fois le corps et le sang du Christ, touché par les instruments de la Passion chargés de virtus, jusqu’à ses ultimes et royaux détenteurs terrestres27. Enfin, bouclant et relançant à la fois la relation, au don du lait de la Vierge ou à celui du sang du Christ qu’évoquent les reliques, répondent le propre don de soi qui est celui du saint, bras écartés, priant et s’offrant dans son dénuement à la Vierge, et celui, qui lui fait écho au centre du tableau, du souverain tendant sa couronne. La mise en évidence, sur une feuille, de la signature du peintre placée aux pieds de saint Bernard (auprès du livre, de la mitre et de la crosse épiscopale évoquant le renoncement du saint à cette charge éminente), vaut comme la propre délégation du peintre au sein de la scène sacrée, voire également comme sa propre « offrande » à la Vierge. Mécanique des fluides Dans ce double lait qui nourrit le saint et le Christ, ou bien dans cette équivalence posée entre le lait de la Vierge et le sang du Christ, ou encore dans la thématique, issue du Nouveau Testament et développée par saint Bernard lui-même, d’un propre et surprenant « lait » d’un Christ maternel non seulement allaitant les dévots mais « fécondant » encore l’Épouse (l’âme du fidèle) dans une autre forme d’analogie entre, cette fois, lait et semence28, vient se révéler une étonnante circulation des fluides corporels. Car ce n’est pas seulement le lait et le sang qui sont en jeu dans cette œuvre, mais bien d’autres fluides essentiels relevant d’une économie générale des fluides – lait, sang, larmes, mais aussi semence et excréments. Dans le tableau de Mignard une autre offrande symbolique, celle du baume que tient la Madeleine dans ses mains, renvoie à d’autres fluides déterminants auxquels elle est instantanément associée par les dévots : « l’huile parfumée » dont elle enduit le Christ, 27 Dans le cas de la monarchie française, la continuité dynastique et religieuse est assurée également par un autre fluide qui est celui du Saint Chrême, également d’origine divine, servant à l’onction du nouveau souverain sur le modèle du Christ à la foi rex et sacerdos, doté d’un pouvoir à la fois temporel et spirituel : c’est l’onction qui investit les rois du pouvoir sacerdotal. 28 xe Sermon sur le Cantique des cantiques, 4-5, op. cit., p. 50-51 et 7, p. 53, à propos des deux mamelles du Christ comprises comme marques de la patience et de la clémence à l’égard des pêcheurs, comme douceur, grâce, charité, etc. Sur ce thème repris au xviie siècle, ses origines et ses interprétations, voir en particulier Lionetti, 1988 qui rappelle l’origine du sein et du lait paternel.

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symbole de la contrition, de la dévotion et de la piété qu’évoque saint Bernard juste après son sermon concernant les « mamelles » de l’Époux et de l’Épouse29, et bien sûr ses fameuses larmes. Leur statut, bien étudié30, est alors très complexe. Refoulées au xviie siècle lorsqu’elles sont l’expression des « passions » humaines ou de la mélancolie (l’antique acedia redoutée des religieux), elles sont au contraire intensément valorisées en tant que signes du dégoût pour la vie terrestre et manifestations de la componction, de la contrition, de la pénitence, mais aussi de la compassion et de la miséricorde à l’égard des pécheurs, ou encore de la participation aux souffrances et au sacrifice du Christ. Elles peuvent être alors le résultat d’un « don des larmes » d’origine divine recherché à ce titre par les dévots, larmes « selon la grâce », issues, comme le lait de la Vierge, de la grâce et de l’amour divin. Elles ont le pouvoir d’obtenir la miséricorde divine, de purifier le cœur du fidèle à l’instar d’un « nouveau baptême », éliminant péché et concupiscence et permettent de toucher en retour le cœur du Père. Célébrées par toute une tradition, leur place est centrale pour saint Bernard et les cisterciens épris d’ascétisme qui accordent une grande importance à la pécheresse qui embrasse et baigne de larmes les membres du Christ avant d’oindre à nouveau ses pieds, puis son corps mort, larmes et huiles étant supposées dotées des mêmes effets et toutes deux justement rapprochées du lait de « l’Épouse » par saint Bernard31. Le parallélisme lait/sang déjà évoqué se redouble en effet d’une équivalence entre larmes et huile parfumée ; mais aussi entre sang et larmes ; lait, larmes et huile parfumée ; sang, lait et regard nous l’avons vu ; ou encore larmes et semence. Le lien établi entre lait et sang (ou sein et plaies) dans la scène de la lactation de saint Bernard est ainsi potentiellement étendu vers de nouveaux rapports analogues avec d’autres fluides comme les larmes et la semence. Ce type de relations, pour surprenant qu’il puisse paraître à nos yeux, constitue un donné anthropologique majeur que l’on retrouve, sous diverses formes, dans de multiples cultures comme l’ont démontré notamment Françoise Héritier ou Maurice Godelier. Tout un ensemble de croyances, de rituels et d’interdits contribue non seulement à expliquer le fonctionnement interne du corps humain mais légitime encore certains modes de construction des identités sexuelles, la nature du rapport entre hommes et femmes, les diverses formes d’organisation de l’ordre social, et, nous l’avons vu, des conceptions bien déterminées du rapport au surnaturel. Plusieurs mécanismes, fondés sur un système d’opposition, de complémentarité ou d’homologie, visent en particulier à équilibrer, échanger et redistribuer ces fluides selon des principes qui impliquent des associations privilégiées ou, au contraire, des exclusions, garantes d’un ordre et d’une hiérarchie déterminés32. Ces questions sont loin d’être secondaires pour le christianisme où sont démultipliées des constructions paradoxales : la lactation d’une femme vierge ; la proximité de son allaitement avec le versement du sang du Christ ; la nature même de son lait à la fois

29 Sermon X, 5, op. cit., p. 58 et Sermon XII, 6, Ibid., p. 73-74 ; voir également, le Sermon « En la feste de saincte Marie Magdeleine », dans Les Sermons de S. Bernard… par M.I.T.A.P., Paris, Michel Soly, 1620, p. 461-468. 30 Nagy, 2000 ; Roth, 1997 ; Charvet, 2000 ; Vincent-Buffault, 2001. 31 Voir par exemple le Sermon « en la feste de saincte Marie Magdeleine », op. cit., p. 461-463 : le thème des pleurs et du parfum étant à nouveau lié à celui des « mamelles de l’épouse » et du lait de « l’exhortation » et de la « compassion ». 32 Voir Héritier, 1996 à propos des Samo du Burkina-Faso, voir également, pour d’autres contextes culturels, Godelier, 1982 ; Bonnemère, 1990 ; White, 1996, chap. 5 et 6 ; Godelier et Panoff, 1998 et D’Onofrio, 2014.

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organique et spirituel qui devient un véhicule ou même l’équivalent de la Parole et des grâces divines ; le propre allaitement du Christ qui se substitue ainsi à sa mère, mais aussi au propre « sein » du Père. Le statut de saint Bernard n’est guère plus simple : il compare, dans ses sermons, le rôle de l’abbé à celui d’une mère nourrissant ses enfants33, et, nous l’avons vu, il devient par la lactation le « fils » spirituel de Marie ou le « frère » du Christ. L’ensemble de ces dispositifs montre l’étonnante réversibilité des positions masculines et féminines, paternelles et maternelles, comme l’extrême plasticité des relations de filiation et d’engendrement. Toute une série de jeux de rôles est mise en place où chaque position est susceptible d’une occupation variable : saint Bernard est fils et frère, époux et épouse, père et mère, mais aussi priant demandant l’intercession de la divinité ou à son tour intercesseur invoqué par un dévot, etc. Ces dispositifs démontrent non pas seulement, comme on peut s’y attendre, l’emprise masculine sur la sexualité féminine qui est, dans le cadre monastique, soit niée ou réprimée, soit captée et réorientée vers une fin spirituelle, soit encore d’une certaine façon reprise et confisquée par des formes d’appropriation masculine, mais peut-être aussi l’ambiguïté ou en tout cas le caractère nécessairement historique et contingent des identités, des rôles sexuels et des investissements libidinaux des uns et des autres34. Toute une « politique de la fluidité » (Robyn Longhurst) est ainsi à l’œuvre dans l’espace et le champ social, où produire un fluide, se l’approprier, le détourner, en déterminer la circulation et les destinataires, en régler les associations et la quantité (le rôle fondamental des purges et des saignées), organiser son échange ou sa substitution, en produire des équivalents (la place également déterminante de l’eau, de l’huile, du vin dans les Sacrements ou celle encore du Saint Chrême), mais aussi le rendre visible ou l’occulter, sont autant de moyens afin de contrôler, occuper, s’approprier ou subvertir (le rôle des excréments par exemple) telle ou telle position sexuelle, institutionnelle, sociale, culturelle ou spirituelle35. C’est, en d’autres termes, ce que Gilles Deleuze, philosophe par excellence des « flux » contemporains (et pas seulement des fluides), évoquait en définissant l’opération fondamentale de toute société par rapport aux multiples flux qui la traversent : la capacité, entre différents « pôles » d’émission et de réception, à maîtriser leur écoulement et leur coupure, c’est-à-dire à laisser couler, à couper ou bloquer, ou à laisser passer et bloquer ; ou encore la capacité à coder, surcoder, ou bien décoder et mettre en conjonction des flux décodés (l’opération selon lui du capitalisme). L’interchangeabilité des positions et des statuts, tout comme cette maîtrise des flux et des fluides, est aussi au service de la finalité ultime de ces dispositifs qui n’est pas seulement sociale, économique et politique mais également spirituelle : l’instauration d’une série de relations intimes entre 33 Voir aussi, dès le 1er Sermon sur le Cantique des Cantiques, op. cit., l’opposition, reprise de saint Paul (1, Cor. 3, 2), du lait destiné aux « personnes du monde », et de la « viande » destinée, en tant que corps plus solide, aux Frères et « personnes spirituelles » déjà instruites. 34 Nous retrouvons ici les notions de « viscosité » ou de « plasticité » de la libido définies par Freud dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), les pulsions sexuelles étant assimilées à un courant liquide doté de capacités de fixation, d’adhésion, d’inertie ou aptes, au contraire, à changer d’objets et de buts : « Elles représentent comme un réseau de canaux remplis de liquide et communiquants » (Leçons d’introduction à la psychanalyse, 1916-17 : voir Laplanche, Pontalis et Lagache, 1998, p. 316. La métaphore liquide qui fait écho à l’importance que Bergson donne aux pulsions, se retrouvera chez Deleuze, proche aussi bien de Freud, de façon critique, que de Bergson. 35 Voir, héritant de la notion de bio-politique issue de Foucault, Longhurst, 2001, sur les aspect sociaux, politiques, anthropologiques liés aux fluides à l’époque et dans l’espace contemporains : étude des lieux d’hygiène, de la place de le femme enceinte dans l’espace public, etc.

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ces divers acteurs et, au-delà, entre ciel et terre, divinité et humains aspirant au salut. La diversité et la mobilité des rôles devant permettre, ce que démontre de façon exemplaire le tableau de Nicolas Mignard, d’offrir le plus large éventail possible de figures destinées à la médiation, à l’identification, et plus encore à cette conformation intérieure entre humanité et divinité qui est visée en dernier lieu. Bibliographie J. Berlioz, « La lactation de saint Bernard », Cîteaux, t. 39 (3-4), 1988, p. 279-284. P. Bonnemère, « Considérations relatives aux représentations des substances corporelles en Nouvelle-Guinée », L’Homme, vol. 30/114 (1990), p. 101-120. Ph. Borgeaud, La Mère des dieux. De Cybèle à la Vierge Marie, Paris, Seuil, 1996. J.-L. Charvet, L’Eloquence des larmes, Paris, Desclée de Brouwer, 2000. Fr. Cousinié, Images et méditation au xviie siècle, Rennes, Presse Universitaires de Rennes, 2007. ———, Esthétique des fluides. Sang, Sperme, Merde dans la peinture française du xviie siècle, Paris, Éd. du Félin, 2011. ———, Trajectoire des images. Culte marial et intermédialité dans la France du xviie siècle, Paris, Éditions 1 : 1, 2017. ———, « Légitimation et inscription fictionnelle. Ceinture, Cordon, Scapulaire dans la France du xviie siècle » ; « Spiritualité et effets d’incorporation. Ceinture, Cordon, Scapulaire dans la France du xviie siècle » in Fr. Cousinié, J. Blanc et D. Solfaroli Camillocci (éd.), Connecteurs divins. Objets de dévotion en représentation dans l’Europe moderne, Paris, Éditions 1 : 1, p. 71-208. L. Dal Prà (éd.), Bernardo di Chiaravalle nell’arte italiana dal XIV al XVIII secolo, catalogo dell’esposizione (Florence, 1990), Milan, Electa, 1990. ———, Iconografia di San Bernardino di Clairvaux in Italia, II.1, La vita, Rome, Editiones Cistercienses ; Certosa Cultura, 1991. W. Déonna, « Deux figures de symbolisme religieux : la légende de Pero et Cimon et l’allaitement symbolique ; l’aigle et le bijou », Berchem-Bruxelles, Latomus, 1955 (Latomus, XVIII). S. D’Onofrio, Les fluides d’Aristote. Lait, sang et sperme dans l’Italie du Sud, Paris, Les Belles Lettres, 2014 (Vérité des Mythes, 42). C. Dupeux, « La lactation de saint Bernard de Clairvaux. Genèse et évolution d’une image », in Fr. Dunand, J-M. Spieser, J. Wirth (éd.), L’image et la production du sacré, actes du colloque de Strasbourg (1988), Paris, Klincksieck, 1991, p. 165-193. J.-D. Fabre de Saint-Véran, Mémoire sur la relique du Saint-Clou que possède l’église cathédrale Saint-Siffrein de Carpentras, in E. Andreoli et B.-S. Lambert, Monographie de l’église cathédrale de Saint-Siffrein de Carpentras, Paris-Marseille, [1892], p. 197-233. M. Faure, « La lactation de saint Bernard de Jean Tassel », Et in Arcadia ego, 13 (2020), p. 8-13. M. Gagnebin, « La lactation de saint Bernard et Cano : chromatisme et herméneutique », in Id., Pour une esthétique psychanalytique. L’artiste stratège de l’Inconscient, Paris, PUF, 1994, p. 69-92. Alfr. Gell, L’art et ses agents, une théorie anthropologique, trad. S. et R. Renaut, Bruxelles, Les Presses du Réel, 2009.

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f r édér i c cousin ié

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Le sein allaitant, desseins de la Charité chez Jacques Blanchard ou les équivoques d’une forme idéale

Si la charité est un laict, la devotion en est la cresme François de Sales, Introduction à la vie dévote, Paris, 1609.

Dans Le fort inexpugnable de l’Honneur du sexe femenin – possédé par le peintre Jacques Blanchard – le lait maternel est décrit comme étant le « fruit d’une blanche Poitryne » et une des « dignitez de Nature données a la Femme » qui contribue à l’« acroissement de cete merveilleuse Beautê femenine1 ». Ce discours célébrant la vénusté du sein allaitant ne pouvait être que partagé par l’artiste qui donna souvent une place centrale aux gorges féminines, notamment dans ses nombreuses Charité accompagnées de plusieurs enfants. Leur poitrine nourricière fait écho à des siècles d’exégèses bibliques où la caritas est décrite comme « mère de toutes les Vertus ». Ces métaphores spirituelles sur l’incarnation personnifiée de l’amor Dei et de l’amor proxemi avaient engendré une longue tradition iconographique jusqu’à la codification de cette vertu allaitante dans les dictionnaires d’allégories, dès la fin du xvie siècle. Jacques Blanchard renoua avec cet héritage anagogique de la Charité en Italie puis à Paris lorsqu’il représenta à plusieurs reprises ce symbole du catholicisme militant, durant les années 1630 alors que triomphaient les bonnes œuvres salutaires. L’engouement spirituel que pouvait susciter ce motif iconographique auprès de sa pieuse clientèle parisienne ne peut toutefois être pris en considération sans l’étude de l’aspect plastique de ses allégories. Si la beauté de la Charité nourricière se devait d’exalter le concept qu’elle incarnait pour inciter à la dévotion, l’idéalisation corporelle de cette personnification de l’amour spirituel ne fut pas sans équivoques. En effet, Blanchard – qualifié par André Félibien comme un artiste qui « aimoit à peindre les femmes nuës2 » – célébra le geste de l’allaitement

1 Fr. de Billon, Le Fort inexpugnable de l’Honneur du Sexe Femenin, Paris, Ian d’Allyer, 1555, p. 110 et p. 145-148. L’ouvrage est cité dans son inventaire après-décès, retranscrit par Beresford, 1885 puis par Thuillier, 1998. 2 Andr. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages de plus excellens peintres anciens et modernes, seconde édition, Paris, Louis Lucas, 1690, p. 181. Alexandra Woolley  •  Université Toulouse - Jean Jaurès Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 337-361 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127443 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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en laissant une grande place à la chair, tombant dans le piège augustinien de la volupté corporelle, transformant ainsi toute caritas en cupiditas3. Genèse d’une esthétique nourricière Les généreuses allégories nourricières que Blanchard produisit presque en série tirent leur force symbolique d’une longue tradition de littérature spirituelle qui chercha à exposer toute la richesse du terme même de caritas. Les premières herméneutiques néotestamentaires donnèrent naissance à la métaphore maternelle et allaitante de la charité dans la patristique qui se concrétisa dans la scolastique. Ce conceptio se matérialisa progressivement dans les arts médiévaux en prenant corps sous les traits d’une personnification donnant son lait. Cette figuration fut ensuite fixée par la codification allégorique à la fin du xvie siècle, offrant dès lors une référence commune aux artistes. Les qualités maternelles attribuées à l’allégorie de la Charité trouvent, en effet, leur origine dans un problème de traduction datant du début de l’ère chrétienne. Pour exprimer l’amour de Dieu et l’amour de son prochain, la Vulgate utilise le terme de caritas pour traduire celui d’ἀγάπη employé dans la Septante4. Ce mot – provenant étymologiquement de carus (cher) – fût jugé plus noble qu’amor ou dilectio alors qu’il n’était aucunement exclu d’ambiguïté et ne fixait aucune limite entre amour profane et amour sacré5. Cette porosité donna rapidement lieu à différentes explications sur la supériorité spirituelle de la charité fondées sur saint Paul qui présente cette vertu théologale ainsi : La charité est patiente, elle est pleine de bonté ; la charité n’est point envieuse ; la charité ne se vante point, elle ne s’enfle point d’orgueil, elle ne fait rien de malhonnête, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s’irrite point, elle ne soupçonne point le mal, elle ne se réjouit point de l’injustice, mais elle se réjouit de la vérité ; elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout (I Cor., XIII, 4-7). L’apôtre confirme ensuite sa primauté en déclarant : « ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité6 ». À partir de l’hymne paulinien exposant toute la richesse spirituelle de la caritas, la patristique décrivit la charité comme étant « le trésor », « la reine » ou encore « la maîtresse » de toutes les autres vertus. Toutefois, ce fut la métaphore maternelle qui connut le plus grand succès auprès de ces premiers théologiens. Saint Ambroise de Milan, saint Jérôme de Stridon et saint Jean Chrysostome la définissent comme « la mère » de toutes vertus7. Les qualités nourricières de cette mère allégorique s’affirment chez saint Zénon de Vérone qui expliqua qu’elle était « la substance et la maîtresse naturelle de toutes les vertus

3 Nygren, 2009, p. 42-43 ; Fontanier, 1998, p. 145. 4 90 mentions de caritas contre 24 de dilectio : Prat, 1953. Voir aussi Pétré, 1948. 5 Déjà pour Cicéron « Quand nous parlons des dieux, ou des parents, de la patrie, des hommes éminents, nous employons de préférence le mot caritas ; s’il s’agit des époux, des enfants, des frères et de nos familiers, c’est amor qui convient le mieux » : Cicéron, Partitiones orat. 88 cité par Prat, 1953. 6 I Cor., 13, 13. 7 Ambroise de Milan, In Lucam, lib. II ; Jérôme de Stridon, Epistola LXXIII, col. 74 2 ; Jean Chrysostome, De Sancta Pentecoste hom. 3. P.G. t. 50, col. 468.

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divines8 » ou encore chez saint Augustin qui la présente comme une mère nourricière portant secours à ses enfants9. Cette image fut reprise dans la scolastique, notamment par saint Bonaventure10 ou encore par saint Thomas d’Aquin pour qui ses qualités ont pour finalité l’amour de Dieu11. Ainsi lorsqu’il décrivit l’Église nourrissant de son lait l’âme de ses enfants, il souligna la puissance de la caritas eucharistique en se référant aux Psaumes : « Dès le sein maternel j’ai été sous ta garde, dès le ventre de la mère tu as été mon Dieu »12. Par ces métaphores bibliques, le lait maternel symbolise autant la charité divine que la soif de Dieu13. En parallèle à la circulation de ces exégèses sur une nourriture divine, l’allaitement apparut progressivement dans les arts comme un symbole de la Caritas14. Dès le début du xive siècle, en Toscane et en Lombardie, cette personnification fut sculptée sous les traits d’une figure maternelle allaitant des enfants par Giovanni Pisano et ses élèves, alors qu’elle était traditionnellement figurée jusque-là donnant l’aumône, depuis la Psychomachia15. En écho à l’herméneutique thomiste, le symbole du lait incarnait l’idée de l’amour divin et fraternel que ne pouvait traduire le simple geste du don. L’attribut offert à de nombreux enfants la différenciait aussi d’une iconographie analogue : celle de la Virgo Lactans dont le culte grandissait en Europe16. L’incarnation de la Charité dans sa forme nourricière se poursuivit dans les arts au xve siècle, notamment à Florence où les humanistes de la cour de Laurent de Médicis revirent le concept d’amour céleste et terrestre à la lumière de la philosophie antique. Parmi eux, Marsile Ficin dans son Commentarium in convivium platonis mit sur un même plan les extases de saint Paul et l’Amor socraticus en ne faisant ainsi aucune différence entre l’ἒρωϛ platonicien (éros) et la caritas chrétienne17. Il trouva ainsi en l’incarnation de la maternelle Charité une résonnance avec les « Deux Vénus » évoquées dans le Banquet18. Les élites éclairées florentines furent particulièrement séduites par ces herméneutiques qui marquèrent profondément et durablement la réflexion sur l’amour à l’aube des temps modernes et accompagnèrent indirectement la croissante séduction de son incarnation allégorique. En effet, sa poitrine pleine de lait apparut progressivement de manière plus généreuse chez Fra Filippino Lippi ou encore Andrea del Sarto au début du xvie siècle19. Figurées debout avec trois enfants, ces personnifications sont sublimées par un jeu de transparence de drapés qui laissent toujours plus entrevoir une poitrine nourricière généreuse. 8 Zénon de Vérone, lib. 1, tract. 2, no 5, PL., 11, 274 B, cité par Prat, 1953. 9 Augustin, Epistolae, CXXXIX, col. 3. 10 Bonaventure, Breviloquium, partie V, ch. 5. « La charité est mère et consommation de toutes les vertus ». 11 Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIae, q. 23, art. 8, 3, aussi IIa-IIae, q. 186 art. 7, 1. 12 Psaumes, 22, 10. Thomas d’Aquin, op. cit., IIa-IIae, q. 189, art.1, réponse 4. 13 François de Sales, Les Œuvres du Bien-Heureux François de Sales, Paris, Jacques Dallin, 1647, p. 248. 14 Freyhan, 1948, p. 68-86 et Tapié, 1986. 15 Freyhan, 1948 ;Thérel, 1974 ; Norman, 1988. 16 Miles, 1986 ; voir Br. Roux « Débordements lactés » et « La relique du lait de la Vierge », dans ce volume. 17 M. Ficin, Commentarium in convivium platonis cité par Panofsky, 1967, p. 214. Aussi, sur ces herméneutiques sur l’amour, Eslin, 2002. 18 Panofsky, 1967, p. 215-219. Platon, Le Banquet, traduction et présentation de L. Brisson, Paris, Flammarion, 2011. 19 Ces fresques florentines sont respectivement peintes dans l’église Santa Maria Novella et dans le cloître dit « dello Scalzo » (du couvent des carmes déchaux). Sur l’œuvre de Lippi, voir entre autres, Acidini Luchinat, 2011. Pour Sarto, voir Proto et Rosanna, 2004, et plus récemment, Cappuccini, 2018. Sur l’influence des Charités de Sarto en Europe : Weissert, 2016, Difuria, 2016.

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L’attrait plastique de l’allaitement ne fit que se poursuivre dans toute l’Italie puis l’Europe au fur et à mesure que cette vertu se transforma en motif iconographique par transfert de modèles. Les plus fréquents furent les gravures attribuées à Marcantonio Raimondi et ses élèves d’après Raphaël et son atelier (Fig. 1)20, mais à ces estampes s’ajoutent la circulation d’artistes tels qu’Andrea del Sarto, qui remit à François Ier sa chaste Charité ou encore Primatice qui excella dans les représentations allégoriques sensuelles et inspira au Maître de Flore sa longiligne Charité du Louvre allaitant plusieurs enfants nus21. Si la vénusté des corps renforçait le concept même de l’amour et incitait à sa contemplation formelle, à la suite des guerres de religions, le caractère spirituel de ces représentations fut accentué par le recours à l’Iconologia de Cesare Ripa qui fixa une norme universellement acceptée, alors que l’Église cherchait à réglementer le sens des images religieuses22. Dès sa seconde édition, de 1603, les gravures du Cavalier d’Arpin Fig. 1. Marcantonio Raimondi (1480-1534) vinrent renforcer les ekphraseis de Ripa (d’après), Carità, eau-forte, 138 × 83 mm. Vers 1520-1540. Collection privée. afin de dévoiler aux lecteurs la « sagesse cachée » des allégories et élever leurs âmes à l’édification mystique. Pour faire valoir la richesse spirituelle de la Charité, Ripa en proposa deux descriptions anagogiques avec des attributs symboliques différents. La première est définie comme étant vêtue de rouge, tenant un cœur brûlant et accompagnée d’un enfant23. La seconde est habillée de la même façon mais « a sur la tête une flamme de feu ardent » et « tient dans son bras gauche un enfant auquel elle donne son lait ; tandis que deux autres enfants jouent à ses pieds »24. Ce fut cette version qui fut illustrée par le Cavalier d’Arpin bien que l’auteur de l’Iconologia ne donne aucune explication au sujet du fluide nourricier (Fig. 2). En effet, dans ses définitions de la Carità, tous les attributs trouvent une justification. Le rouge du vêtement évoque premièrement le sacrifice du Christ en référence à la Première Épître aux Corinthiens et deuxièmement l’amour de Dieu, défini dans le Cantique des Cantiques25. Le

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Wind, 1938. Béguin, 1972 et Zerner, 1996, p. 133. En 1613, l’édition siennoise fut validée par l’Imprimatur de l’Inquisition. C. Ripa, Iconologia, Rome, Laepidus Facii, 1603, p. 63. Ibid., p. 63-64. I Cor., 10,16 et Ct., 5,10.

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Fig. 2. Giuseppe Cesari dit le Cavalier d’Arpin (1568-1640), Carità, page illustrée de l’Iconologia de Cesare Ripa, Rome, 1603.

cœur ardent bien qu’utilisé par les « Poeti nell’amor lascivo » et les flammes de la seconde ekphrasis renvoient à l’amour spirituel évoqué à différentes reprises dans l’Évangile de saint Luc26. L’enfant de la première description évoque la réciprocité de la charité et la parabole du Jugement Dernier de l’Évangile de saint Matthieu27, alors que les trois enfants de la seconde symbolisent la supériorité de la Charité sur les deux autres vertus théologales, la Foi et l’Espérance, en référence à l’hymne paulinien28. Enfin, l’offrande de lait ne trouve aucune justification biblique ou théologique, alors que ce geste confirme visuellement la primauté de la Charité. Si le don du sein est visible et représenté par le Cavalier d’Arpin, le lait proposé par la mamelle est invisible et donc passé sous silence. Toutefois, l’allaitement figuré dans l’Iconologia – empreint d’une longue tradition – rappelle mimétiquement que ce liquide sustente l’âme de celui qui en reçoit les bienfaits, exposant ainsi toute la puissance eschatologique de cette vertu dévoilée dans la littérature théologique. Désormais, la Charité devenue portrait possédait des traits propres, reproductibles, la rendant reconnaissable entre toutes. Son sein nourricier devint l’attribut de prédilection de différents artistes du xviie siècle comme Jacques Blanchard qui possédait d’ailleurs l’Iconologia29. Toutefois, au-delà de ce manuel, le peintre – comme ses confrères – s’inspira aussi d’autres modèles iconographiques pour inscrire ses nombreuses variations de la Charité dans la continuité de la célébration symbolique de l’amour chrétien par le don du sein. Le discours de la chair chez Blanchard Jacques Blanchard est l’artiste le plus emblématique de l’attrait pour cette figure allégorique en France au xviie siècle, au point qu’elle ait pu être considérée comme son « sujet de prédi 26 27 28 29

Lc, 24,32 et Lc, 12,49. Mt., 15,40. I Cor. 13,13. Thuillier, 1998, p. 69. L’inventaire après-décès du peintre de 1638 mentionne « un Iconologie, prisé XXV s. ».

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Fig. 3. Jacques Blanchard (1600-1638), La Charité, huile sur toile ; 135 × 103 cm. 1627. Taiwan, Chi Mei Museum.

lection30 ». Il déclina ce thème de la Charité en pas moins de sept compositions différentes connues, presque toutes copiées ou encore reprises en gravure31. Il ne cessa de penser cette figure allaitante, renouvelant à chaque fois ses compositions pour toujours sublimer le don du sein et célébrer avec éloquence le corps nourricier de la mère, tel un exercice de style dans lequel il excellait. L’inventivité de ses œuvres atteste non seulement de l’engouement de la dévote capitale du royaume pour cette iconographie, mais confirme également la culture visuelle de l’artiste qui puisa son inspiration dans de grands modèles italiens. Lorsque Blanchard réalisa en 1627 sa première Charité, il se trouvait en Italie (Fig. 3). Selon André Félibien et Charles Perrault, le jeune peintre venait de quitter Rome et 30 Ibid., p. 22. 31 Ibid., p. 69.

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séjournait alors à Venise32. Anciennement datée des années 163033, cette figure lactante rend hommage aux chefs-d’œuvre étudiés pendant ses pérégrinations. Elle est la seule qu’il représenta debout entourée d’enfants, l’inscrivant dans la tradition des allégories figurées en pied, de la Renaissance jusqu’à l’Iconologia. Sa dette envers l’art italien se traduit notamment dans la façon de peindre la poitrine nourricière. En effet, la mise en valeur des seins outrancièrement sphériques de cette vertu s’inspire directement de l’école vénitienne et plus particulièrement de Paolo Véronèse. Dans une Charité connue aujourd’hui par une copie d’atelier conservée en Allemagne (Fig. 4), ce dernier érotisa l’allégorie en dénudant complétement le sein gauche. Celui-ci est encadré par la ceinture de la pelisse qui passe au milieu du buste et par la blouse blanche abaissée qui en soutient Fig. 4. Paolo Véronèse (1528-1588) (d’après), La le poids alourdi de lait, l’offrant ainsi à la Charité, huile sur toile, 207 × 133 cm, vers 1560. Collections de peintures de l&apos ;État bavarois. vue de l’enfant porté au bras. Cette même technique de composition valorisant la poitrine fut également utilisée par Véronèse dans son allégorie de La Sagesse et la Force, conservée aujourd’hui dans la Frick Collection de New-York. Jacques Blanchard devait être familier de ces œuvres car sa Charité reprend non seulement leur contrapposto, mais aussi la plantureuse poitrine sublimée par un drapé qui se glisse entre les deux seins volumineux. Toutefois, contrairement à Véronèse et aux autres artistes de la Renaissance qui n’hésitèrent pas à suggérer une partie de la nudité maternelle, l’artiste français dévoile pratiquement la totalité de la poitrine de sa figure. En effet, au nom d’un semblant de décence, le profil de l’enfant assis sur le piédestal cache le mamelon de gauche, mais le reste de la gorge maternelle est audacieusement exposé. Jacques Blanchard rentra en France l’année suivante et s’installa définitivement à Paris fin 162934. Si l’on s’en tient à ses œuvres conservées, ce ne fut qu’à partir de 1633 qu’il se consacra pleinement au motif de la Charité. À cette date, il travaillait pour Pierre Séguier, alors garde des sceaux de Louis XIII et l’année suivante, il mit son talent au service de Claude de Bullion, encore surintendant des finances35. Ces prestigieux chantiers rivaux

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Ibid., p. 46. Ibid., Cat. no 64, p. 206-207. Pour chaque Charité, l’auteur présente les copies et les gravures d’interprétation connues. Thuillier, 1998, p. 47. Ibid., p. 114.

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attestent non seulement du réseau influent de l’artiste mais suggèrent aussi des liens ou encore une connaissance du cercle dévot charitable de la capitale. En effet, les épouses de Séguier et de Bullion étaient très proches de Vincent de Paul qu’elles assistaient en tant que Dame de la Charité et dont elles finançaient les missions36. Face à la ferveur que suscitait ce directeur spirituel reconnu pour ses bonnes œuvres auprès des pauvres dans tout le royaume, Blanchard eut peut-être l’idée de concevoir de nouvelles allégories de la Charité, en écho aux pieuses aspirations de ses commanditaires parisiens, dont elle était l’emblème. Le nombre de ses toiles et copies d’ateliers sur ce thème, attestent le fait qu’il répondait bien à une demande. Bénéficiant du rôle éminent que cette vertu théologale revêtit dans le triomphalisme catholique, la Charité était, en effet, l’une des iconographies les plus appréciées dans les demeures privées parisiennes de la première moitié du siècle et elle connut une grande ampleur de diffusion37. Les picturae allegoricae avaient été encouragées par la littérature de controverse post-tridentine. Le cardinal Gabriele Paleotti célébra l’importance de ces images en expliquant dans son Discorso intorno alle immagini sacre e profane : « nous ne voyons pas où le peintre chrétien peut exercer son art plus magnifiquement ou avec plus d’utilité qu’en représentant, en toute véracité, la beauté et l’excellence des vertus, qui sont comme des pierres précieuses de la maison de Dieu38 ». Le jésuite Louis Richeome énonça plus tard que les figures allégoriques étaient considérées comme « fort propre pour enseigner » parce qu’elles délectaient l’esprit « à raison de l’imitation & de la représentation d’une chose invisible, & si ayde fort la mémoire, pour la vive impression qu’elle engrave en l’ame39 ». Les allégories lactantes de Jacques Blanchard venaient s’inscrire dans cet enthousiasme pour les images éloquentes. André Félibien insista d’ailleurs sur le fait qu’à son retour en France « chacun voulut avoir quelque chose de sa main40 » et Roger de Piles célébra « la nouveauté, la beauté, & la force de son pinceau [qui] attirèrent les yeux de tout Paris » en précisant « que ses tableaux de chevalet se sont répandus de tous côtés41 ». Il paraît ainsi logique que l’un des artistes les plus estimés des amateurs parisiens, dit « à la mode » par Roger de Piles, se soit consacré à plusieurs reprises à cette thématique des plus prisées dans la capitale. Ainsi, dans une munificence propre à l’artiste, ses Charité nourricières situées dans des espaces retirés du monde, veillèrent à transmettre toute la puissance du message spirituel de cette vertu. Ses compositions sont plus chastes que sa première version transalpine, mais exposent toujours un des deux seins symboliques. Seule une Charité, actuellement non localisée (Fig. 5)42, montre cette figure de dos mais la blouse lâche

36 Depauw, 1999, p. 120 ; p. 234 et Brejon de Lavergnée, 2011, p. 84-85, 112-118. 37 Wildenstein, 1962. 38 G. Paleotti, Discorso intorno alle immagini sacre e profane (1582), S. della Torre (éd.), transcription en italien moderne par G.-F. Freguglia, Vatican, Libreria Editrice Vaticana ; Milan, Cad & Wellness, 2002, Livre II, ch. 43, p. 233-236. 39 L. Richeome, Trois discours pour la religion catholique : les miracles, les saincts, les images, Bordeaux, Millanges, 1599, p. 575-577. 40 Félibien, op. cit., p. 180. 41 R. de Piles, Abrégé de la vie des peintres, avec des reflexions sur leurs ouvrages, Paris, J. Estienne, 1715, p. 452. 42 Thuillier, 1998, Cat. no 54, p. 183.

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Fig. 5. Jacques Blanchard (1600-1638), La Charité, huile sur toile ; 114 × 148 cm. 1635. Localisation actuellement inconnue. Photographie d’Alexandra Woolley.

Fig. 6. Jacques Blanchard (1600-1638), La Charité, huile sur toile ; 110 × 136 cm. 1633. Paris, Musée du Louvre.

dévoilant son épaule suggère qu’elle vient de nourrir l’un des petits l’entourant. Toutes ses autres compositions sont méticuleusement construites de manière à placer la poitrine dans l’axe de la perspective. Pour ce faire, le peintre rompit avec la tradition renaissante des allégories en pied en présentant ses Charités assises avec les jambes allongées. Celle du Louvre (Fig. 6), de 1633, première de ce genre, rencontra un certain succès car pas

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Fig. 7. Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin (1591-1666), La Charité chrétienne, huile sur toile, 92,5 × 116,2 cm. Vers 1625-1626. Ohio, The Dayton Art Institute, Museum purchase with funds provided by Miss Anne Chapman and the Junior League of Dayton, Ohio, Inc., 1958.99.

Fig. 8. Guido Reni (1575-1642), La Charité, huile sur toile, 137,2 × 106 cm. 1629. New-York, Metropolitan Museum.

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Fig. 9. Giovanni Battista Pasqualini (1595-1631), Caritas, eau-forte, 300 × 219 mm, 1626. 1625-1626. Collection privée.

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Fig. 10. [mutilée et composée de deux parties] Jacques Blanchard (1600-1638), 10a (partie 1) : Jacques Blanchard, La Charité, 104 × 79 cm 10b (partie 2) : Jacques Blanchard, La Charité, 55 × 72,4 cm. 1637. Londres, The Courtauld Institute of Art, Courtauld Gallery.

moins de six copies d’atelier en sont connues43. Pour cette composition, il se référa à une Charité du Guerchin de 1625-1626 (Fig. 7) et à une autre de Guido Reni datée vers 1629 (Fig. 8). Il emprunte à ce dernier la posture de la tête tournée de trois-quarts mais aussi la ligne du décolleté de la robe qui avantage un buste plus que généreux. L’influence de la Charité du Guerchin apparait dans le traitement des enfants et plus particulièrement de celui qui pleure à l’extrême droite de la toile. Jacques Blanchard vu peut-être l’œuvre italienne à Rome mais il est plus probable qu’il connaissait cette figure par la gravure d’interprétation qu’en fit Giovanni Battista Pasqualini, en 1626 (Fig. 9). Cette composition italienne semble également avoir inspiré la Charité mutilée de la Courtauld Gallery peinte par le français presque dix ans plus tard, en 1637 (Fig. 10)44. On retrouve effectivement la coiffe entrelacée et l’enfant nu présenté de dos qui se réfugie sous le bras accoudé de la figure maternelle. L’œuvre de l’Ermitage datée de 1635 (Fig. 11)45 montrant l’allégorie allongée sur un coude donnant un lourd sein rond à un nourrisson reprend également une Charité du Guerchin, peinte en 1610 et gravée dès 1622 par Pasqualini encore (Fig. 12).

43 Ibid., Cat. no 60. p. 196. 44 Ibid., Cat. no 83, p. 249-251. 45 Ibid., Cat. no 70, p. 222-224.

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Fig. 11. Jacques Blanchard (attribué à), La Charité, huile sur cuivre, 25,5 х 30,5 cm. Vers 1635. St. Petersburg, The State Hermitage Museum, photograph © The State Hermitage Museum. Photo by Pavel Demidov.

Fig. 12. Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin (1591-1666), Charitas, eau-forte, 424 × 332 mm, 1622. Collection privée.

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Fig. 13. Jacques Blanchard (1600-1638), La Charité, huile sur toile, 108 × 138 cm. Vers 1636. Toledo, The Toledo Museum of Art, Don d’Edward Drummond Libbey.

Fig. 14. Giovanni Francesco Barbieri dit Le Guerchin (1591-1666), Mars, Venus et Cupidon, huile sur toile, 139 × 161 cm. 1633. Modène, Galleria Estense di Modena.

Pour celle du Toledo Museum, datée de 1636 (Fig. 13)46, Jacques Blanchard trouva à nouveau l’inspiration dans une autre œuvre du Guerchin. Contrairement à ses autres

46 Ibid., Cat. no 80, p. 244-246.

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compositions, ce fut une toile du maître italien représentant Mars, Vénus et Cupidon (Fig. 14) qui donna naissance au concetto de cette toile. L’hommage de Blanchard apparait dans la palette des étoffes rouge-orangé mais aussi dans certains détails. Bien que sa Charité soit vêtue chastement et ne dénude que son sein nourricier, sa position évoque celle de la Vénus du Guerchin qui expose sa poitrine nue. De même la gestuelle de la fillette debout à gauche s’inspire de celle de Cupidon qui nous vise avec sa flèche. Blanchard rend également hommage à la figure de Mars. L’étoffe rouge de sa cape fait écho au rideau qui protège l’intimité de la figure maternelle dans les ruines antiques. Par ailleurs, le dé du piédestal sur lequel s’adosse sa Charité est ornée de bas-reliefs représentant des guerriers antiques casqués et vêtus d’armures. Ces références savantes suggèrent qu’il admirait particulièrement l’œuvre de l’italien, mais attestent également de son inventivité pour sublimer cette vertu. Il sut ainsi renouveler cette iconographie pour toujours donner une place centrale à la poitrine lactante47. Généreusement sphérique et abondamment gonflé par le lait, le sein est soit donné à téter soit dévoilé par un enfant impatient. Les toiles parisiennes des musées du Louvre (Fig. 6), de l’Ermitage (Fig. 11) et de Toledo (Fig. 13) montrent le buste de l’allégorie de face, de trois-quarts ou de profil. Dans chacune de ces œuvres, le sein est pris avec avidité par un des nombreux enfants grassouillets entourant la figure maternelle. Dans les deux autres compositions connues de l’artiste représentant cette allégorie, le geste de l’allaitement est suggéré. L’allégorie de la Courtauld (Fig. 10) et celle connue par la gravure d’Antoine Garnier (Fig. 15) montrent des bambins potelés posant délicatement leur main sur la poitrine pour manifester leur faim. L’iconographie de ces enfants évoque les Bacchanales d’enfants inspirées de L’offrande à Vénus du Titien, peintes par Nicolas Poussin ou encore sculptées par François Duquesnoy en 1626, soit l’année même où Blanchard séjournait à Rome aux côtés de ces expatriés francophones48. Les petits figurés aux côtés des Charités du peintre dépassent souvent le nombre de trois, imposé par l’Iconologia. Seuls les tableaux de l’Ermitage (Fig. 11) et de Toledo (Fig. 13) obéissent à cette règle imposée par la codification allégorique. Toutes les autres toiles du maître en proposent quatre à cinq, rayonnant de bonheur et d’affection, leur embonpoint attestant des qualités nutritives du lait. En choisissant d’augmenter leur nombre, Blanchard justifiait, d’une certaine façon, la taille généreuse du sein plantureux magnifié dans ses toiles. Plus il y a d’enfants et plus la poitrine pouvait être proportionnellement large pour signifier l’abondance nourricière de la figure maternelle, incarnant l’amour infini de Dieu. En dehors de ces éléments, les allégories de Blanchard ne présentent aucun autre attribut imposé par l’Iconologia de Cesare Ripa. Elles ne montrent jamais de cœur, ni de flamme. L’allaitement aux nombreux petits suffit à signifier l’amour, telle une synecdoque éloquente, désignant une partie pour le tout49. Il y fait ainsi figure d’anagogie, partant d’une représentation de la vertu nourricière pour élever l’âme dans une contemplation de la codification mystique, visant à dévoiler le sens spirituel de l’amour divin, par le

47 Ibid., p. 20. 48 Ibid., p. 45-46. 49 Surgers, 2007, p. 303-306.

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Fig. 15. Antoine Garnier (1611-1664) d’après Jacques Blanchard, La Charité, eau-forte, 360 × 258 mm. Collection privée.

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renfort des saintes Écritures50. Perçu à la fois comme un symbole religieux édifiant et comme une représentation universelle de l’amour maternel, le sein lactant de ses Charités offrit ainsi l’esthétique d’un corps lisible, mais qui ne fut toutefois pas sans équivoques. Les équivoques d’une forme idéale En célébrant la poitrine nourricière de l’allégorie de la Charité, Jacques Blanchard sut mettre en scène symboliquement les bienfaits du lait vertueux. Cependant ses compositions firent aussi place à une certaine nudité, en dépit des règles de décence engendrées par la Contre-Réforme51. Sous le prétexte aristotélicien du Beau et du Bien, la glorification de l’amour chrétien incarné par le sein lactant virginal intégra la notion d’éros que voulaient pourtant bannir les théologiens du discours religieux sur la caritas. Parallèlement à la mise en nourrice des nouveau-nés durant les temps modernes52, le lait gagna en symbolique et devint primordial pour le comportement moral de l’enfant. Héritée des écrits antiques et véhiculée dans la littérature depuis la Renaissance, l’idée que ce fluide nourricier transmette les vertus de celle qui les nourrit était très répandue. Le chirurgien Ambroise Paré, par exemple, s’inscrivit dans la lignée de Leon Battista Alberti, Erasme ou Montaigne en expliquant qu’il fallait veiller à bien « ellire une nourrice » parce qu’« avec le laict, les mœurs & vices de la nourrice influent dans les enfans53 ». Autre médecin, Jean Mousin précisa que « le lait de la nourrice est capable de façonner les mœurs de son nourrisson, les rendant du tout semblables aux siennes. C’est pourquoi les medecins faisants élection d’une femme bien accomplie & perfectionnée pour allaicter un enfant54 ». En tant que père, Blanchard devait être familier de ces théories sur les vertus physiques et morales de ce fluide55. En écho à ces convictions, le lait que reçoivent les enfants de la Charité incarne l’amour de Dieu transmis à autrui, évoquant ainsi les écrits catholiques sur la charitas eucharistique. En effet, les textes religieux du xviie siècle comparèrent l’amour maternel transmis par le lait à l’amour de Dieu donné à l’homme par le biais du Saint-Sacrement. Louis Richeome et Nicolas Coeffeteau, par exemple, comparèrent le « laict » maternel au « sang » du sacrifice du Christ56. Cette métaphore fut reprise tout au long du siècle par les catholiques défendant la transsubstantiation, en s’appuyant sur les exégèses de saint Augustin ou de saint Thomas d’Aquin57.

50 Cousinié, 2000, p. 46-55. 51 Arasse, 2005, p. 426. 52 Sur ce sujet, voir entre autres : Badinter, 2010, p. 62 et suivantes ; Fildes, 1988 ; Matthews Grieco, 1991 ou encore Castiglione, 2013. 53 Ambr. Paré, « De la génération de l’homme (1573) », in Les œuvres d’Ambroise Paré, conseiller et premier chirurgien du Roy, Lyon, Veuve de C. Rigaud et C. Obert, 1633, p. 706-707. 54 J. Mousin, Discours de l’yvresse et yvrongnerie, Toul., S. Philippe, 1612, p. 189. 55 Le peintre était père de trois enfants. Voir, Thuillier, p. 48-49. 56 L. Richeome, Tableaux Sacrés des figures mystiques du Très Auguste sacrifice et sacrement de l’Eucharistie, A la très chrestienne Royne de France et de Navarre, Marie de Médicis, Paris, L. Sonnius, 1601, p. 209 et N. Coeffeteau, Les merveilles de la Saincte Eucharistie discourues et défendues contre les infidelles, Paris, F. Huby, 1608, p. 19-20. 57 Brouard, 2002.

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Si le lait allégorique était considéré comme vertueux, le sein généreux qui l’offrait était toutefois jugé indécent58. Suite aux critiques des Réformés qui fustigeaient les nudités féminines dans les peintures religieuses, en comparant les Vierges dévêtues à des « putains » dans les bordels59, les décrets du concile de Trente stipulèrent que « toute indécence sera évitée, en sorte que les images ne soient ni peintes ni ornées d’une beauté provocante60 ». Les théoriciens catholiques prohibèrent toutes représentations inconvenantes. Jean Molanus interdit aux artistes d’introduire dans leurs œuvres « une figure » ou « une attitude » qui formerait « les hommes non à la piété, mais au contraire à la lubricité, l’orgueil, la curiosité et aux autres vices61 ». Gabriele Paleotti expliqua que c’est le Diable lui-même qui pousse les artistes à créer des figures « nues » et « lascives », de sorte que les saintes ne ressemblent plus à des martyres mais à des « concubines62 ». Et les images « obscènes » qui corrompent l’esprit et les sens devaient être évitées à l’église et chez soi63. Le jésuite Joseph Filère, contemporain de Jacques Blanchard, préconisait à ses lecteurs d’avoir « dans vos sales & dans vos cabinets, non pas des peintures lascives, qui servent d’allumettes aux convoitises de la chair » mais des images de saints vertueux64. Ce que les ecclésiastiques appelèrent de manière abstraite « nudités » ne concernait pas l’ensemble du corps, mais plus précisément les gorges et les seins65. Or, ce sont justement ceux-ci, plantureux et désirables, que dévoilent pratiquement toutes les Charité de Blanchard. Les écrits moraux et traités de civilité de son époque condamnaient pourtant la malhonnêteté de la femme qui expose « sa gorge », « son sein », « ses tetins » ou « autre semblable partie de son corps66 ». Dans son Tableau des piperies des femmes mondaines, publié pour la première fois en 1632, le moraliste Jacques Olivier explique à ses lectrices que : « vos deux mammelles […] sont symboles de vostre entendement et de vostre volonté » et doivent faire du « laict pour la nourriture de l’enfant né » chargé « de celestes pensées et de sainctes affections » et aucunement « le laict venimeux de sensualité67 ». Les « gorges lascives et eshontées » le font « suer d’indignation et de juste colère » et sont selon lui le fruit d’une « obstinée rebellion » pour laquelle Dieu ne devrait avoir aucune pitié68. Pour Jean Polman, chanoine de Cambrai, la « nudité du sein et des tétins » est coupable de « péché mortel »69. Il condamne dans Le chancre ou couvre-sein féminin publié en 1635

58 Miles, 2008. 59 J. Calvin, extrait de la « prédication du Mercredi après l’Invocavit du 12 mars 1522 », cité par Menozzi, 1993, p. 174-175. Ce discours fut imprimé ensuite dans son Institution de la religion chrestienne en 1536, cité par Dekoninck, 2011. 60 « Le décret sur les saintes images (1563) », cité par Tallon, 2000, p. 131-133. 61 J. Molanus, Traité des saintes images [Louvain 1570, Ingolstad 1594], Paris, Cerf, 1996, Vol. I, p. 230. 62 Paleotti, op. cit., Livre II, ch. 1, p. 105-106. 63 Ibid., Livre II, ch. 31, p. 192. 64 J. Filère, Le miroir sans taches, enrichy des merveilles de la nature dans les miroirs, rapportées aux effets de la grace : pour voir Dieu en toutes choses & toutes choses en Dieu, Lyon, veuve C. Rigaud, 1636, p. 447. 65 Sur ces questions, voir Leibacher Ouvrard, 2002. 66 J. Polman, Le chancre ou couvre-sein féminin, ensemble le voile ou couvre-chef féminin (Douay 1635), augmenté d’une notice bibliographique par Philomneste Junior, Genève, J. Gay et Fils éditeurs, 1868, p. 23. 67 La première édition publiée à Paris chez Jean Denis en 1632 est anonyme. Nous avons consulté la réédition suivante : J. Olivier, Le Tableau des piperies des femmes mondaines ou par plusieurs histoires se voyent les ruses et artifices dont elles se servent (1632), Paris, Léon Willem éditeur, 1879, p. 43. 68 Ibid. p. 87. 69 Polman, op. cit., p. 48.

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Fig. 16. Atelier de Jean Daret (1604-1678), La Vierge à l’Enfant d’après la Charité du Louvre avec les armes du Chancelier Pierre Séguier, eau-forte et burin ; 320 × 420 mm. Collection privée.

les « dames de nostre temps [qui] ne daignent pas d’allaicter leurs propres enfants » mais qui séduisent le diable en exposant leurs « monts d’yvoir » et « blanches collines70 ». Plus loin, il qualifie l’« infâme poitrine » d’« allumettes de concupiscence » ou encore de « bouttefeux d’enfer71 ». Le prêtre parisien Pierre Juvernay publie la même année son Discours particulier contre la vanité des femmes de ce temps dans lequel il dénonce aussi le « scandale, contre les femmes de ce temps, qui monstrent leur sein72 ». Il les implore « d’attirer les hommes plustost à l’amour de Dieu & au desir de vertu » au lieu de « les attirer au desir du peché impudique73 ». C’est ici tout le paradoxe. En tant qu’enfants du Christ, les catholiques devaient effectivement désirer ce sein lactant, comme saint Bernard74, afin de s’unir au Verbe Divin. Car l’allégorie de la Charité est une incarnation privilégiée de la Vierge Marie75. La ressemblance entre ces deux figures du catholicisme combattif n’avait aucunement échappé aux graveurs proches de Jacques Blanchard. Pierre Daret, habitué des cercles dévots

70 Ibid., p. 42. 71 Ibid., p. 112. 72 P. Juvernay, Discours particulier contre la vanité des femmes de ce temps, Paris, Jean Mestais, 1635, p. 1-6. 73 Ibid., p. 6. 74 Les sermons de saint Bernard sur le Cantique des Cantiques. Traduits nouvellement en françois en français Paris, Jean du Puis, 1663, cité par Cousinié, 2011, p. 24. 75 Ibid.

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Fig. 17. Atelier de Pierre Daret (1604-1678), La Vierge à l’Enfant d’après la Charité de Toledo,  eau-forte et burin, 330 × 285 mm. Collection privée.

Fig. 18. Pierre Daret (1604-1678), La Vierge à l’Enfant d’après la Charité de la Courtauld,  eau-forte et burin, 335 × 285 mm. Collection privée.

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vincentiens parisiens, ainsi que les membres de son atelier, transformèrent les Charité du Louvre (Fig. 16), de Toledo (Fig. 17) et de la Courtauld (Fig. 18) en Vierge à l’Enfant76. L’exercice n’était pas difficile pour ces artistes. Il suffisait de supprimer les nombreux petits de l’allégorie et de ne conserver que le geste de l’allaitement au nourrisson. Auréolés, ces figures de mère deviennent image sacrée. Toutefois, la chaste poitrine de la Madone fut aussi source de convoitise masculine77. Séduits tout autant par sa vertu que par sa beauté céleste considérée comme le reflet de la bonté de son âme, les théologiens de la première moitié du xviie siècle louèrent ses mamelles, qui nourrirent le Christ. Le jésuite François Poiré, par exemple, célébra sa poitrine « sucrée & pleine de miséricorde » dans La triple Couronne de la bienheureuse Vierge Mere de Dieu78. Il précisa également qu’il souhaitait lui aussi partager ce sein nourricier : « O si les nourrissons de la Vierge connoissoit le bonheur dont ils jouissent, d’être caressez de la Mere du Roy de Gloire, & d’estre attachez à son sein79 ». Ce dernier n’était pas le seul à vouloir embrasser à la manière d’un nourrisson la mamelle de la Vierge. Le Père Nicolas, archevêque de l’Oratoire de Jésus expliqua que la beauté de la Madone pouvait être troublante et enflammer les cœurs en la louant ainsi : O pureté immaculée ! ô beauté incomparable, vous sollicitez les cœurs, & les portez à vous aimer ! & pour durs & glacez qu’ils soient, vous les échauffez aussi tost, & leur donner du mouvement, afin qu’ils tirent vers vous. Pureté & beauté enfantine, germes sacrez de la Saincte Vierge, & fruicts bénits de son ventre, vous avez excité l’amour & fait naitre quand vous naquistes80 ! Le capucin Laurent de Paris, par exemple, emprunta le vocabulaire amoureux du Cantique pour décrire la Vierge comme la « tres belle » et « Delicieuse Princesse du Paradis » avant de décrire l’amour « pur » qu’il lui vouait81 : « Vierge benite, du très-pure Prince des Vierges, demeure du pur amour, mère du grand TOUT d’éternelle beauté, que la déshonnêteté (je vous en supplie de tous mes désirs) soit aussi éloignée de moy que l’enfer du Ciel, que le rien est de l’être82 ». Bien que l’auteur stipule que son amour est chaste, il prie Dieu de maintenir ses prières dans cet état de pureté. La contemplation de telles beautés pouvait détourner l’attention du priant et effectivement l’attirer dans les filets d’Éros. La crainte de succomber n’avait alors rien d’illogique. En effet, qu’elle ait été pensée en tant que quête du Beau Suprême ou qu’elle résulte de considérations propres à l’art du xviie siècle, la vénusté tentatrice de nombre de figures transformait toute caritas en cupiditas, ainsi que le redoutait déjà saint Augustin83. Car outre la perfection du corps appelée à incarner l’absolu de la vertu, Jacques Blanchard introduisit dans ces images une sensualité qui dépassait largement le delectare ou le movere cicéronien. Leur séduction, en effet, était forte d’une noblesse de peau opaline, de courbes voluptueuses

76 Woolley, 2017. 77 Cousinié, 2011, p. 24. 78 Fr. Poiré, La triple Couronne de la bienheureuse Vierge Mere de Dieu, Paris, S. Cramoisy, 1643, p. 570. 79 Id. 80 Nicolas de Dijon, Les grandeurs sur-éminentes de la Tres-Sainte Vierge Marie Mere de Dieu, Paris, G. Macé, 1638, p. 772. 81 Laurent de Paris, Le Palais de l’amour divin entre Jésus et l’âme chrestienne, Paris, D. de la Noüe, 1614, ch. 421, p. 1889. 82 Id. 83 Nygren, 2009, p. 42-43 et Fontanier, 1998, p. 145.

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et de poitrines généreusement exposées qui correspondaient parfaitement aux canons esthétiques de l’idéal féminin du xviie siècle. Le combat spirituel entre l’amour charnel et l’amour spirituel semble même avoir été évoqué par l’artiste. En effet, dans les Charité de Taiwan (Fig. 3), de la collection privée (Fig. 5) et de la Courtauld (Fig. 10), il peignit deux enfants luttant l’un contre l’autre, évoquant Eros et Antéros, soit l’amour vulgaire et l’amour mutuel84. Le peintre connaissait bien l’iconographie des enfants de Vénus, figure païenne analogue de la Charité, pour l’avoir traitée à maintes reprises et il possédait aussi dans sa bibliothèque une « Mythologie des dieux85 », que l’on peut supposer être la traduction française de Jean Baudoin de celle de Natale Conti qui décrivit parfaitement la confusion des sens que pouvait provoquer l’amour, qu’il soit spirituel ou charnel86. Même si la nudité du sein avait été dénoncée, l’exemplarité du corps de la vertu exaltait les affects spirituels des fidèles. Le désir que pouvait susciter l’image fut sublimé par le sens anagogique attribué à la représentation de l’allégorie où l’éros ne devait plus être un danger, mais un moteur pour s’unir à Dieu par le biais de l’amour chrétien, vivifié par « l’appétit » du Beau venu sublimer « l’appétit » de Dieu, prôné par saint Augustin. L’édification religieuse et morale se concrétisait par la délectation visuelle dans la mesure où, comme le rappelait le cardinal Paleotti en s’appuyant sur Platon et Cicéron, celui qui contemple la vertu n’en éprouve que désir87. Le sein lactant peint par Jacques Blanchard, ne cessa de plaire au xviie siècle, comme en attestent les nombreuses copies qui furent faites de ses Charité. Il demeura spirituellement édifiant et paradoxalement lascif. Ainsi Louis XIV acquit en 1662 la version aujourd’hui exposée au Louvre (Fig. 6), l’année même où il mit en scène sa bonté en nourrissant le peuple affamé de Paris, alors qu’en 1669, Molière caricatura l’hypocrisie des cercles dévots face aux poitrines dévoilées par le biais de son célèbre Tartuffe déclarant : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets, les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées88 ». Durant les années 1670, les poitrines furent plus encore critiquées dans les traités de civilité. Celles qui exposaient leurs « gorges » ou décolletés pigeonnant furent dénoncées comme « immodestes, imprudentes & lascives » notamment par Boileau dans son ouvrage au titre évocateur : De l’abus des nuditez de gorge89. Le religieux Louis de Bouvignes compara même ces femmes à des marchandes qui exposent leur « viande90 » alors que d’autres, évoquèrent, au nom de la bienséance, l’inconvenance de ces insolentes se présentant ainsi dévêtues à l’Église, provoquant le trouble des autres fidèles91.

84 Voir aussi deux autres iconographies inspirées par ce même thème : la gravure d’interprétation d’Antoine Garnier du tableau de Blanchard intitulée L’Amour de la vertu victorieux de l’Amour charnel et Le combat des deux Amours, dans Thuillier, 1998, cat. no 75, p. 231 et cat. no 78, p. 238-239. 85 Ibid., p. 69. 86 N. Conti, Mythologie ou explication des Fables, œuvre d’eminente doctrine, & d’agreable lecture. Cy devant traduitte par I. de Montlyard. Exactement reveüe en cette derniere edition […] par I. Baudoin, Paris, S. Thiboust, 1627, p. 375 et suivantes. 87 Paleotti, op. cit., Livre II, ch. XLIII, p. 241. 88 Molière, Le Tartuffe ou L’imposteur, comédie, Paris, J. Ribou, 1669. III, 2 (v. 860-862). 89 J. Boileau, De l’abus des nuditez de gorge (1675), Paris, Delahays, 1858, p. 38. 90 L. de Bouvignes, Le miroir de la vanité des femmes mondaines, Paris, La Fabrique, 1675, p. 50 cité par Bouvier, 1997, p. 87. 91 A. de Courtin, Traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens (1671), Paris, Josse et Robustel, 1719, p. 202. On retrouve les mêmes anecdotes chez Boileau, op. cit., p. 24, également cité par Bouvier, 1997.

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Pourtant les seins des allégories de la Charité offerts aux enfants et aux spectateurs « cachaient sous un voile » un message qui, loin d’inciter à de « coupables pensées », devait édifier l’âme. Aussi Félibien énonça-t-il que la peinture peut « élever en mille façon le cœur des Fidèles à l’Amour divin » ou par « divers degrez » à « la Beauté souveraine » de Dieu92. La vénusté recherchée des figures de Charité, offrant généreusement leurs seins salvateurs, aussi sensuels qu’édifiants, permirent à Jacques Blanchard de jouer avec une certaine délectation charnelle de ce paradoxe. Bibliographie C. Acidini Luchinat, « La cappella Strozzi in Santa Maria Novella a Firenze », in A. Cecchi (éd.), Filippino Lippi e Sandro Botticelli nella Firenze del’400,, (cat. expo., Rome, Scuderie del Quirinale, 5 octobre 2011-15 janvier 2012), Milan, 24 Ore Cultura, 2011, p. 51-63. D. Arasse, « La chair, la grâce, le sublime », in G. Vigarello (éd.), Histoire du corps, De la Renaissance aux Lumière, Tome I, Paris, Seuil, 2005, p. 411-478. Él. Badinter, L’amour en plus : histoire de l’amour maternel. xviie-xxe siècles, Paris, Flammarion, 2010 (1ère édition, Paris, 1980). S. Beguin, « La Charité, un tableau de l’École de Fontainebleau récemment entré au Louvre », L’Œil, nos 210-211 (1972), p. 13-18. S. Beresford, « Deux inventaires de Jacques Blanchard », Archives de l’art français, t. XXVII (1885), p. 107-134. M. Bouvier, La morale classique, Paris, Honoré Champion, 1999. M. Brejon de lavergnée, Histoire des Filles de la Charité (xiie-xviiie siècle), Paris, Fayard, 2011. M. Brouard, (éd.), Eucharistia : encyclopédie de l’Eucharistie, Paris, Cerf, 2002. Ch. Cappuccini, « Il Chiostro dello Scalzo : osservazioni sulla tecnica esecutiva attraverso l’analisi visiva e la documentazione d’archivio », Kermes, 29-30/104-105 (2016-2017), p. 101-106. C. Castiglione, « Peasants at the palace : wet nurses and aristocratic mothers in Early Modern Rome », in J. G. Sperling (éd.), Medieval and Renaissance Lactations : Images, Rhetorics, Pratices, Farnham ; Burlington, Ashgate, 2013, p. 79-99. Fr. Cousinié, Le peintre chrétien, théories de l’image religieuse dans la France du xviie siècle, Paris, L’Harmattan, 2000. R. Dekoninck, « L’art mis à nu par ses théologiens, même image de la nudité, nudité de l’image dans la littérature ecclésiastique post-tridentine », in Él. de Halleux et L. Marianna (éd.), Nudité sacrée. Le nu dans l’art religieux de la Renaissance entre érotisme, dévotion et censure (Actes du colloque, Paris, INHA, 13-14 juin 2008), Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 199-210. J. Depauw, Spiritualité et pauvreté à Paris au xviie siècle, Paris, La Boutique de l’Histoire, 1999. B. Diefendorf, From Penitence to Charity. Pious Religious Women and the Catholic Reformation in Paris, Oxford, Oxford University Press, 2004.

92 Andr. Félibien, L’Idée du peintre parfait, Amsterdam, F. L’Honoré, 1736, p. 27. Cet extrait est également cité par Cousinié, 2000, p. 84.

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Mères républicaines et frères de lait pendant la Révolution française

En vue de la célébration, le 10 août 1793, de la fête révolutionnaire de l’Unité et de l’Indivisibilité, la Fontaine de la Régénération est dressée sur les décombres de la Bastille à Paris. Fontaine ubérale, cette monumentale statue en plâtre représente une femme dont les seins dénudés font jaillir l’eau régénératrice. Allégorie de la Nature, elle est coiffée telle une déesse de l’ancienne Égypte et accompagnée de deux lions. L’organisateur officiel de la fête, le peintre et député de Paris Jacques-Louis David, élabore autour de cette statue un rituel républicain prévu au lever du soleil en guise d’inauguration à la cérémonie festive : De ses fécondes mamelles, que [la statue] pressera de ses mains, jaillira avec abondance l’eau pure et salutaire, dont boiront tour à tour quatre-vingt-six commissaires, des envoyés des assemblées primaires, c’est-à-dire un par département ; le plus ancien d’âge aura la préférence ; une seule et même coupe servira pour tous. Le président de la convention nationale, après avoir, par une espèce de libation, arrosé le sol de la liberté, boira le premier ; il fera successivement passer la coupe aux commissaires des envoyés des assemblées primaires ; ils seront appelés, par lettre alphabétique, au son de la caisse et de la trompe ; une salve d’artillerie, à chaque fois qu’un commissaire aura bu, annoncera la consommation de l’acte de fraternité1. La fête de l’Unité et de l’Indivisibilité, appelée également fête de la Réunion, commémore la prise des Tuileries du 10 août 1792 qui entraina la chute de la monarchie et l’avènement de la République. Dans un contexte d’intensification de la guerre civile en Vendée et de radicalisation révolutionnaire (c’est alors la période dite de « la Terreur » et des luttes des factions), les députés cherchent par cette célébration républicaine à conjurer la menace de la division en célébrant l’idéal de l’unité de la nation autour de la Constitution de 1793 récemment votée2. Comme l’indique le nom de la Fontaine, cette fête est aussi pensée 1 J-L. David, « Rapport et décret sur la fête de la Réunion républicaine du 10 août 1793 présentés au nom du Comité d’Instruction publique », Paris, imprimé par ordre de la Convention nationale et envoyé aux Départements et aux Armées, 1793, p. 2-3. Ces prescriptions de David sont reprises dans le Recueil complet de tout ce qui s’est passé à la fête de l’Unité et de l’Indivisibilité de la République française, 1793, p. 1-2. Pour une représentation de la Fontaine, voir https://www.parismuseescollections.paris.fr/es/node/132942 2 La Constitution de 1793 ou de l’an I ne sera pour autant jamais appliquée. Caroline Fayolle  •  Université de Montpellier Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 363-374 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127444 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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comme la concrétisation de l’utopie de la régénération qui est au cœur du projet politique révolutionnaire. La puissance régénératrice de la Nature est figurée par une symbolique du lait maternel et par l’allégorie républicaine de la mère aux seins nus qui occupe une place centrale dans l’iconographie politique de la Révolution française3. Selon notre optique, cette association entre la symbolique lactée et l’utopie de la régénération permettrait de réinterroger la notion de fraternité révolutionnaire. Nous proposons de la définir comme une « fraternité de lait » (en opposition à la fraternité de sang) rendue possible par la médiation de la figure de la « mère républicaine ». Pour le démontrer, on reviendra dans un premier temps sur le rituel imaginé par David autour de la Fontaine de la Régénération afin de mettre en perspective la notion de fraternité de lait. Dans un deuxième temps, on montrera que le vecteur de la régénération n’est pas seulement le corps abstrait de la Nature mais aussi un corps bien réel : celui des mères républicaines. Les plans d’éducation révolutionnaires, se référant à Rousseau, vont promouvoir l’allaitement maternel, pratique censée participer à la régénération de la nation. Enfin, on analysera la métaphore du « lait patriotique » qui, suscitant des interprétations conflictuelles, a des effets concrets sur la manière dont les révolutionnaires envisagent l’éducation des femmes et leur infra-citoyenneté. De fait, la prolifération d’imageries féminines et maternelles pendant la Révolution française, ‒ dont la fontaine de la Régénération étudiée est un exemple ‒, vient paradoxalement souligner l’absence des femmes réelles dans l’espace politique. Objet de représentations, le corps féminin est instrumentalisé, réifié et, en cela, rendu étranger à la Cité républicaine4. Fraternité de lait et Fontaine de la Régénération Au même titre que le théâtre ou la presse, les fêtes républicaines sont envisagées par les élites politiques révolutionnaires comme des vecteurs pédagogiques. Leur mise en scène, leur décorum symbolique et les messages qui y sont divulgués sont censées éduquer politiquement le peuple et lui transmettre les principes républicains5. Pour Jacques-Louis David6, qui est aussi membre du Comité d’instruction publique, la fête de l’Unité et de l’Indivisibilité s’inscrit clairement dans ce projet éducatif officiel. Par sa fontaine ubérale, l’artiste cherche à traduire l’idée de régénération de manière sensible afin qu’elle s’ancre dans les cœurs et les esprits populaires7. Il est peu étonnant que David ait choisi de symboliser la Nature par une figure maternelle et allaitante, les allégories politiques de la natura lactans ayant connu une large diffusion

3 Sur les allégories féminines dans l’imaginaire politique, voir les travaux classiques : Agulhon, 2001 ; Warner, 1985 ; Jacobus, 1992 ; Gutwirth, 1992 (et tout particulièrement le chapitre 9 « Caritas and the Republic : Imageries of the Breast », p. 341-368) ; Landes, 2001. 4 Comme l’ont montré magistralement les travaux des historiennes du genre Madelyn Gutwirth et Joan Landes dans les travaux précédemment cités. 5 Sur les fêtes révolutionnaires, voir notamment l’ouvrage fondateur : Ozouf, 1987. Sur la place des femmes dans ces fêtes : Martin, 2008, p. 152-156. 6 Sur le parcours politique de Jacques-Louis David (1748-1825), voir : Bordes, 1989. 7 Sur la fontaine de la Régénération comme exemple de réification de la féminité, voir Gutwirth, 1992, p. 364-365. Pour une lecture à la fois historique et psychanalytique de la fontaine de David, voir Jacobus, 1992, p. 65-70. À signaler également sur cette fontaine le travail de Vouillamoz Delmonté, 2017.

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à l’époque moderne, et notamment au xviiie siècle8. Son choix de la personnifier sous les traits d’une déesse d’allure égyptienne, dans lesquels certains contemporains ont cru reconnaître ceux d’Isis, est en revanche plus énigmatique. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour l’éclairer. En invoquant l’Égypte antique, il s’agit premièrement pour David de marquer une rupture esthétique avec les représentations catholiques de la Vierge allaitante9. Son ambition est en effet de participer à l’élaboration d’un nouveau régime symbolique propre à fonder une sacralité républicaine10. Même si, dans les faits, les révolutionnaires se sont réappropriés de nombreux symboles chrétiens, ils ont prétendu vouloir faire table rase du passé de l’Ancien Régime et puiser dans l’Antiquité un nouveau répertoire politique et iconographique. C’est généralement l’antiquité grecque et romaine qui sert de référence11. Dans le cas de la Fontaine de la Régénération, David semble, à première vue, s’en écarter. Pour autant, on peut aussi voir dans sa statue une figuration de l’Isis romaine. Cette dernière a nourri l’imaginaire maçonnique de la fin du xviiie siècle qui imprègne l’œuvre picturale de David. Le culte romain d’Isis était notamment connu depuis la découverte du temple d’Isis à Pompéi en 1764 que David a pu visiter lors de son voyage d’apprentissage en Italie. La référence à Isis peut aussi être liée à la diffusion au xviiie siècle de fausses étymologies autour de ce mot12. Une légende urbaine associe ainsi Isis à la ville de Paris (dont le nom viendrait de « Par-Isis », ce qui ferait d’Isis la déesse des parisiens). La capitale occupe d’ailleurs une place importante dans la Fête de l’Unité qui célèbre le courage du peuple parisien lors des journées insurrectionnelles. De même, dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, on peut lire que le mot Isis marque « dans son origine l’essence propre des choses, la nature ». L’auteur ajoute : « elle était regardée comme la mère & la nature des choses13 ». Le culte et les mystères d’Isis sont enfin associés au rituel de la renaissance, thématique intrinsèquement liée à la régénération. Cette dernière notion, récurrente dans le vocabulaire politique révolutionnaire, désigne la transformation du « peuple esclave » de l’Ancien régime en peuple d’hommes libres et égaux. Si les révolutionnaires ont pu espérer dans un premier temps que la régénération s’opère instantanément tel un « miracle », il fut ensuite acquis qu’elle découlerait d’un long processus d’acculturation aux valeurs républicaines14. L’éducation serait alors le principal vecteur de la régénération et permettrait, à terme, l’émergence d’un homme nouveau et d’une femme nouvelle15. Le mouvement de la régénération, qui s’inscrit dans une économie énergétique révolu-



8 Pour des exemples iconographiques, voir l’exposition « Voies lactées. L’allaitement : représentations et politiques » organisée par les membres du programme « Lactation in History », et tout particulièrement le panneau « De la Nature à la Nation : la production de nouveaux mythes autour de l’allaitement ». https ://unige.ch/lactationinhistory/actualites/images-et-textes-de-lexposition/. 9 Dans un but similaire, les artistes révolutionnaires ont aussi fait appel à la figure polymaste de Diane d’Éphèse (sur cette figure, voir R. Zorach dans ce volume). 10 Ozouf, 1987. 11 Mossé, 1989. 12 Quentin, 2012. 13 « Isis », D. Diderot, J. Le Rond d’Alembert (éd.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, en ligne http://encyclopédie.eu/index.php/histoire/2006503245-mythologie-litterature/5164020-ISIS, consulté le 29 janvier 2018. 14 Ozouf, 1989 ; de Baecque, 1988, p. 193-208 ; de Baecque, 1989 ; Chappey, 2012. 15 Fayolle, 2017.

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tionnaire, est conçu comme cyclique : il s’agit d’effectuer une re-naissance, d’opérer un retour à la nature, de faire émerger la société nouvelle des ruines de l’ancien monde. Le choix de David faire surgir la Fontaine de la Régénération des décombres de la Bastille s’inscrit clairement dans cette symbolique. De même, le fait que la cérémonie débute à l’aurore et que les députés les plus âgés soient invités en premier lieu à boire au sein de la nature16 renvoie à cette opération de renaissance symbolique : la France, vieille nation dégénérée par la tyrannie de l’Ancien régime, renait de ces cendres grâce au lait régénérateur de la mère Nature. La notion de régénération implique aussi l’idée d’unité et d’indivisibilité de la nation (idée à laquelle se réfère le nom de la fête) et vise à opérer un processus d’homogénéisation du corps social. Selon l’abbé Grégoire, le théoricien révolutionnaire de la régénération des juifs et des noirs, l’éducation nouvelle doit viser à l’effacement des différences socio-culturelles qui divisent les hommes afin de faire advenir une nation libre de frère égaux17. Dans cette perspective, la fraternité renvoie au dépassement des différences artificielles18. Dans le contexte de l’abolition de l’esclavage (février 1794), des allégories de la Nature offrant le sein à des enfants noirs et blancs figurent cette fusion des « races », même si cette dernière implique en réalité une acculturation des noirs des colonies aux normes sociales et culturelles des blancs19. Dès le 10 août 1793, David prévoit d’ailleurs que le cortège de la fête de l’Unité mêle également des noirs et des blancs. Mais, durant cette célébration, l’utopie fraternelle est surtout mise en scène lors du rituel inaugural autour de la fontaine avec cette coupe unique qui, circulant de main en main entre les représentants de la nation, vient sceller « l’acte de fraternité » : ce qui unit ici les frères ce n’est pas d’avoir le même sang, ni la même origine, mais de boire au même sein. Autrement dit, il s’agit de « frères de lait ». La distinction entre « fraternité de sang » et « fraternité de lait » éclaire la conception révolutionnaire de la nation, telle qu’elle s’affirme dans les années 1792-1793. La fraternité de sang implique une définition essentialiste de la nation française conçue comme un peuple qui existe en soi, de par les liens biologiques qui unissent ses membres. À l’inverse, pour les révolutionnaires, le peuple nouveau naît de l’expérience de la liberté20. Appartiennent à la nation des frères égaux, ceux qui témoignent de leur adhésion profonde à la Révolution. Cette définition constructiviste de la fraternité implique que les contre-révolutionnaires, bien que nés français, soient considérés comme des étrangers à la nation21. Les hommes étrangers engagés dans la Révolution sont quant à eux considérés comme des frères pouvant accéder, non seulement à la citoyenneté active, mais aussi au statut de repré-

16 On remarque que le thème du vieillard allaité renvoie au mythe romain de la charité figuré par Pero allaitant en prison son père. Ce mythe a suscité plusieurs représentations picturales, depuis l’antiquité (fresques de Pompéi) jusqu’à l’époque moderne (en témoigne par exemple le tableau Les sept œuvres de la miséricorde de Caravage). 17 Sepinwall, 2000 ; 2005. 18 Sur la fraternité révolutionnaire, Hunt, 1995. Voir tout particulièrement son chapitre « La bande des frères », p. 71-104. 19 Voir par exemple la série d’allégories sur ce thème de Claude-Louis Desraie reproduites dans l’exposition « Voies lactées. L’allaitement : représentations et politiques » (panneau « La Nature de l’allaitement : classes et races ») : https ://unige.ch/lactationinhistory/actualites/images-et-textes-de-lexposition/. 20 Sur le concept de « peuple neuf », voir Bell, 2002. 21 Wahnich, 1997.

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sentant politique22. Cette conception de la régénération implique ainsi une fraternité de lait, c’est-à-dire une fraternité, non pas biologique, mais politique. D’ailleurs, pour les révolutionnaires, le lait, ‒ pourtant humeur corporelle au même titre que le sang ‒, renvoie à l’acquis et non à l’inné. Elle symbolise la transmission des normes socio-culturelles qui s’opère dans l’éducation. Pour autant, cette fraternité de lait n’est possible que par l’intermédiaire d’un corps nourricier. Si ce corps nourricier peut être symbolique comme on l’a vu avec la statue imaginée par David, les révolutionnaires le pensent également comme un corps bien réel et concret : celui de la mère républicaine. Lors de la Fête de l’Unité et de l’Indivisibilité, le président de l’Assemblée nationale Héraut de Seychelles déclare dans son discours : O femmes ! La liberté attaquée par tous les tyrans, pour être défendue a besoin d’un peuple de héros. C’est à vous à l’enfanter. Que toutes les vertus guerrières et généreuses coulent avec le lait maternel dans le cœur des nourrissons de la France23 ! C’est au sein des mères républicaines que les frères vont puiser le lait des vertus civiques. Mais cette mère républicaine n’existe pas en soi : c’est à l’éducation nouvelle de la façonner. La fabrique du corps nourricier de la mère républicaine La volonté des députés de fabriquer des mères républicaines, incarnation d’un nouveau modèle de la féminité, passe en premier lieu par une promotion étatique de l’allaitement maternel24. L’allaitement est clairement envisagé par les députés comme une question politique et éducative. Celle-ci est particulièrement abordée lors des grands débats sur l’instruction publique à l’Assemblée nationale qui ont lieu durant l’été et l’automne 1793, soit au moment même de la célébration de la Fête de l’Unité et de l’Indivisibilité. Les plans d’éducation de cette période, qu’ils soient élaborés par des députés ou envoyés par de simples citoyens à la Convention, font de l’allaitement maternel la condition nécessaire à la régénération de la nation et à l’avènement d’une femme nouvelle. Cette figure de la femme nouvelle est construite en opposition avec le modèle de la femme aristocrate, incarnation de la femme « dégénérée » et « corrompue », notamment pour avoir refusé les devoirs de la nature en confiant ses enfants à des nourrices mercenaires25. L’enjeu pour les révolutionnaires est donc de réapprendre aux femmes leur nature oubliée et « pervertie » par l’influence des femmes aristocrates pendant l’Ancien Régime. Pour le député des Hautes-Alpes Joseph Serre, « il est nécessaire d’infliger une espèce de censure contre ces femmes corrompues qui se croient au-dessus des soins qu’elles doivent à leurs enfants et qui, pour se décharger des devoirs les plus sacrés, ont recours à des mains mercenaires26 ». Pour Serre, la force de la loi doit intervenir pour les contraindre 22 On peut citer les cas de l’anglo-américain Thomas Paine et du prussien Anacharsis Cloots qui ont été élus députés à la Convention en 1792. 23 Rituel républicain. Fête de l’unité exécutée à Paris, le 10 août 1793, p. 20. 24 Grenon, 1991. 25 Sur la figure de la mauvaise mère aristocrate, voir Hunt, 1995, p. 107-139. 26 J. Serre, « Quelques réflexions sur l’instruction publique », in J. Guillaume (éd.), Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie nationale, 1, 1891, p. 286.

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à allaiter. À cet aspect coercitif s’ajoutent des encouragements. Charles Duval, député de l’Ille-et-Vilaine, déclare que « les mères sont invitées à nourrir de leur lait les enfants qu’elles mettront au jour, et à leur administrer les soins maternels, d’après les principes austères des républicains27 ». Dupont, député des Hautes-Pyrénées, propose, lui aussi, qu’on « honorera spécialement [les femmes] qui allaitent leurs enfants » et précise : « Il sera fait une instruction ou adresse à toutes les mères de famille de la République pour leur rappeler cet important devoir, et les dangers auxquels elles s’exposent en négligeant de le remplir28 ». Le député de l’Aisne, Michel Edme Petit, prévoit de même que « les mères sont invitées, au nom de la nature, à allaiter elles-mêmes leurs enfants ». Il ajoute : « il sera pourvu, par des secours publics, aux besoins de celles qui seraient trop pauvres pour remplir ce devoir29 ». Robespierre, dans son Projet de décret sur l’éducation publique du 29 juillet 1793, qui reprend les principaux éléments du célèbre plan de Le Peletier de Saint-Fargeau, propose qu’une mère qui justifie par « une attestation de la municipalité qu’elle a allaité son enfant » et qui conduit son enfant dans les établissements publics reçoive une récompense financière30. On note pour autant que les révolutionnaires ont mis en place une « Maison des enfants de la Patrie » où des enfants sont confiés à des nourrices républicaines. Il est ainsi prévu qu’une « une mère, qui n’a pas les moyens suffisants pour allaiter son enfant, peut entrer et y vivre, elle et cet enfant, en allaitant un nourrisson de la Patrie31 ». Sur la question de l’éducation en générale et de l’allaitement en particulier, les députés se réfèrent très fréquemment à Rousseau. Ainsi, dans ses « Idées sur l’éducation nationale », Alexandre Deleyre, député de la Gironde, écrit : « Rousseau, certainement a plus fait pour les enfants qu’Anaxagore. Il leur a rendu, pour ainsi dire, le lait de leurs mères32 ». La plupart des dirigeants révolutionnaires situent Rousseau à l’origine de leurs réflexions pédagogiques et de leur projet de régénération de la société. Pour autant, il serait problématique de considérer, selon une logique causaliste, que les révolutionnaires n’ont fait qu’appliquer des principes énoncés par le philosophe des Lumières. Comme l’a bien montré Roger Chartier, cette filiation revendiquée par les révolutionnaires est avant tout une construction visant à légitimer leurs prises de position politiques33. Les révolutionnaires ont fait une lecture active de Rousseau impliquant une sélection de certains de ses textes au détriment d’autres. Ainsi, lorsqu’il s’agit la question de l’allaitement, les révolutionnaires font appel principalement à deux écrits de Rousseau : en premier lieu bien sûr Émile ou de

27 Ch. Duval, « Sur le projet d’éducation du Comité d’instruction publique », in J. Guillaume (éd.), Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie nationale, 1, 1891, p. 561. 28 P. Dupont, « Bases de l’éducation publique, ou l’art de former des hommes » (1793 ?), in J. Guillaume (éd.), Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie nationale, 1, 1891, p. 674. 29 M. Petit, « Opinion sur l’éducation publique », prononcée à la Convention le 1er octobre 1793, J. Guillaume (éd.), Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention, Paris, Imprimerie nationale, 2, 1891, p. 556. 30 M. Robespierre, Projet de décret sur l’éducation publique, lu dans la séance du 29 juillet 1793, Paris, Imprimerie nationale, 1793, p. 4. 31 « Rapport présenté la société des jacobins sur les réclamations des nourrices des enfants de la Patrie, dénonçant les abus criants qui existent dans cette maison », 26 prairial an II (14 juin 1794), 1897. Ce rapport dénonce le sort des nourrices de cet établissement qui seraient à peine nourries et sous-payées. 32 Al. Deleyre, « Idées sur l’éducation nationale » (1793), in M. Grenon, « Lait Républicain : Les conventionnels et la fonction sociale de la maternité », Man and Nature, 10 (1991), p. 41. 33 Chartier, 1990, p. 130.

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l’éducation (1762), ouvrage de référence des révolutionnaires pour réformer l’éducation et la pédagogie et, en second lieu, les « Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée », ouvrage écrit en 1771-1772 et publié à titre posthume en 1782. Rousseau n’est en réalité bien sûr pas le seul à promouvoir de l’allaitement maternel. Les ouvrages d’obstétriques du xviiie siècle insistent par exemple sur ce point34. Mais, ce qui intéresse particulièrement les dirigeants révolutionnaires, c’est le lien pensé par Rousseau entre allaitement et régénération politique. Dans l’Émile, il fait du refus d’allaitement une des raisons de la dégénérescence des nations européennes : Non contentes d’avoir cessé d’allaiter leurs enfants, les femmes cessent d’en vouloir faire ; la conséquence est naturelle. Dès que l’état de mère est onéreux, on trouve bientôt le moyen de s’en délivrer tout à fait […]. Cet usage, ajouté aux autres causes de dépopulation, nous annonce le sort prochain de l’Europe. Les sciences, les arts, la philosophie et les mœurs qu’elle engendre ne tarderont pas d’en faire un désert. Elle sera peuplée de bêtes féroces : elle n’aura pas beaucoup changé d’habitants35. Chez Rousseau, le refus des femmes d’allaiter entraînerait une décomposition du corps social, une atomisation de la société : « Tout vient successivement de cette première dépravation : tout l’ordre moral s’altère ; le naturel s’éteint dans tous les cœurs36 ». À l’inverse, la diffusion de la pratique de l’allaitement maternel est le principal facteur de la régénération de la nation dans le sens où il fabrique du lien entre les individus à l’échelle de la famille conçue comme le socle fondateur de la société : Mais que les mères daignent nourrir leurs enfants, les mœurs vont se réformer d’elles-mêmes, les sentiments de la nature se réveiller dans tous les cœurs ; l’État va se repeupler : ce premier point, ce point seul va tout réunir. L’attrait de la vie domestique est le meilleur contrepoison des mauvaises mœurs. Le tracas des enfants, qu’on croit importun, devient agréable ; il rend le père et la mère plus nécessaires, plus chers l’un à l’autre ; il resserre entre eux le lien conjugal. […] Ainsi de ce seul abus corrigé résulterait bientôt une réforme générale, bientôt la nature aurait repris tous ses droits37. Rousseau développe ici une conception de la régénération qu’on peut qualifier de matérialiste dans le sens où elle découlerait d’une pratique sociale et concrète, ‒ celle de l’allaitement ‒, qui transforme les comportements et s’inscrit dans la matérialité des rapports sociaux au sein de la famille. Cet argument de Rousseau est mobilisé dans les plans d’éducation révolutionnaires envoyés à l’Assemblée nationale. Thiroux, citoyen-soldat de la section de la Place Vendôme, écrit par exemple : Jean-Jacques, assez ami de l’humanité pour s’être séparé des hommes, afin de s’occuper, plus efficacement du bonheur des hommes, envisageait, n’en doutons point, le retour à cette loi naturelle [l’allaitement maternel], comme le moyen unique d’étouffer l’égoïsme, en empêchant les hommes de s’isoler. Or, avec quoi former un lien aussi

34 Berriot-Salvadore, 1991. 35 J-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, édition de T. L’Aminot, F. et P. Richard, Paris, Classiques Garnier, 1999, p. 16. 36 Ibid., p. 18. 37 Id.

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doux et plus fort pour enchaîner les individus à leur famille, et garrotter les familles autour du faisceau social, qu’avec les grâces attrayantes d’un enfant qui quitte le sein de sa mère, pour s’élancer dans les bras de son père38 ? Mais si l’allaitement maternel est facteur de régénération, c’est aussi en raison, d’une métaphore révolutionnaire : celle du lait patriotique. Métaphore qui, elle aussi, se nourrit de la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Le lait patriotique Dans les « Considérations sur le gouvernement de Pologne », se trouve la célèbre citation de Rousseau qui est maintes fois mobilisée par les révolutionnaires : « Un enfant en ouvrant les yeux doit voir la patrie et jusqu’à la mort ne doit plus voir qu’elle. Tout vrai républicain suça avec le lait de sa mère, l’amour de sa patrie, c’est-à-dire des lois et de la liberté39 ». Cette citation s’intègre dans le chapitre consacré à l’éducation dans lequel Rousseau affirme qu’une éducation patriotique des jeunes polonais, éducation « qui doit donner aux âmes la forme nationale40 », va permettre une régénération de la nation. Il écrit : « se renouvelant pour ainsi dire elle-même, [la nation] reprendra dans ce nouvel âge toute la vigueur d’une nation naissante41 ». Ici se dessine chez Rousseau une explication, à la fois médicale et symbolique, du lien entre lait et régénération politique. Le lait, humeur dont les médecins vantent la conductibilité, est défini comme un vecteur des mœurs et des vertus républicaines. Il est censé transmettre le « tempérament national qui fonde l’unité et l’identité d’un peuple éparpillé42 ». Ce qui implique une définition de la mère républicaine, non pas comme seulement une mère allaitante, mais aussi comme une mère éducatrice43. En 1793, s’impose à la plupart des députés révolutionnaires l’idée que les femmes disposent d’une influence cruciale sur les mœurs et sur les hommes en raison de leur rôle de première institutrice des enfants44. Parce qu’elles forment les futurs citoyens, les mères républicaines doivent être les garantes des mœurs de la société régénérée. Les mœurs renvoient ici à la bonne « conduite intérieure », celle qui fonde la conduite extérieure selon Montesquieu45. Comme ce dernier, les dirigeants révolutionnaires estiment que « quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples46 ». La transmission des bonnes mœurs par les mères républicaines est ainsi supposée favoriser le respect des lois et donc participer à consolider le nouvel ordre politique.

38 Archives Nationales (Arch. Nat.), F17 1309. Thiroux, citoyen-soldat de la section de la Place Vendôme, « Sur l’éducation nationale et publique, opuscule esquissé par un père, riche de six enfants », 1791, p. 10. 39 J-J. Rousseau, « Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée », Textes politiques, Lausanne, Éditions L’Âge de l’Homme, 2007, p. 215. 40 Id. 41 Ibid., p. 218. 42 Ibid., p. 200. 43 Sur la figure de la « mère républicaine », voir notamment : Verjus et Heuer, 2006 ; Fayolle, 2017, p. 75-90. 44 Verjus, 2010, p. 149. 45 C-L. de Secondat, baron de Montesquieu, L’esprit des lois, in Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1951, p. 566. 46 Ibid., p. 571.

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Cette idée est appropriée par les principales intéressées, les femmes elles-mêmes. En témoigne par exemple cette lettre aux autorités d’une ouvrière, nommée la Veuve Tiersot, qui justifie en ces termes la demande de libération de sa fille suspectée d’être en lien avec des contre-révolutionnaires : « Ma fille est de la classe respectable des sans-culottes ; son père et moi n’avons eu d’autres moyens d’existence que nos bras […]. Comment n’aurait-elle pas sucé avec mon lait l’amour le plus ardent pour sa patrie ?47 » De même, des militantes révolutionnaires ont interprété la métaphore du lait patriotique pour réclamer la reconnaissance du rôle pédagogique et politique des femmes. Les Lettres bougrement patriotiques de la Mère Duchêne, périodique destiné à un public populaire féminin48, revendique le droit des femmes à éduquer politiquement les enfants en ces termes : « Si les enfants doivent sucer avec le lait les principes de la constitution, qui est-ce qui peut et qui doit les catéchiser dans cette circonstance ? » La militante révolutionnaire Marie Martin use également de la métaphore du lait patriotique pour dresser un éloge du rôle politique des femmes dans un discours prononcé à Marseille : Heureuses sont celles qui, donnant des enfants à la patrie, et serrant dans leurs bras ces tendres fruits d’un amour conjugal, feront sucer avec le lait, ces grands principes d’égalité, cet amour ardent pour la patrie, pour la liberté, et cet attachement inviolable à la Constitution49. Cependant, pour un nombre restreint de députés, la transmission des principes républicains est avant tout la mission, non pas des mères, mais de l’école publique. Cette rivalité entre l’éducation familiale et l’éducation scolaire se traduit métaphoriquement par une opposition entre le sein maternel et le sein de l’école. À propos du célèbre plan de Le Peletier de Saint-Fargeau qui veut retirer aux familles les enfants à partir de l’âge de cinq ans, le député du département de Paris Fourcroy déclare ainsi que les enfants seront recueillis dans le « sein de cette mère commune » et nourris « de sa propre substance50 ». De même, Danton déclare : « C’est dans les écoles nationales que l’enfant doit sucer le lait républicain. La République est une et indivisible. L’instruction publique doit aussi se rapporter à ce centre d’unité51 ». Mais, en dépit de ces positions dissonantes, la grande majorité des députés s’accordent finalement pour concevoir l’éducation maternelle comme une propédeutique primordiale à l’éducation au sein de l’institution scolaire. Progressivement, se diffuse dans les plans d’éducation l’argument selon lequel la transformation des femmes en mères républicaines implique de les éduquer, non pas dans le cadre du foyer, mais à l’école de la République. 47 Arch. Nat., F7 4678 Dolgof. Lettre de la veuve Tiersot aux membres du Comité de sûreté général, le 4 fructidor an II (21 août 1794). 48 Paru à Paris entre février et avril 1791, ce journal a pour but de lutter contre l’influence de la presse féminine contrerévolutionnaire. Son style, comme celui du Père Duchêne, se veut une transcription du parler sans-culotte. L’auteur de ce périodique est peut-être Françoise Goupil, épouse de Jacques-René Hébert et membre de la Société fraternelle des patriotes de l’un et l’autre sexe. 49 Cité dans Lapied, 2006. 50 Ant. Fourcroy, « Opinion sur le projet d’éducation nationale de Michel Le Peletier (1793) », in C. Hippeau (éd.), L’instruction en France pendant la Révolution, Discours et rapports de Mirabeau, Talleyrand-Périgord, Condorcet, Lanthenas, Romme, Le Peletier, Calès, Lakanal, Daunou et Fourcroy, Paris, Didier et Cie libraires-éditeurs, 1881, p. 389. 51 G. Danton, « Sur l’instruction publique, 12 décembre 1793-22 frimaire an II », Discours civiques de Danton, avec une introduction et des notes par H. Fleischmann, Paris, E. Fasquelle, 1920, p. 217.

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Le plan d’éducation du citoyen Clément Denis réclame en ces termes la création d’une école publique pour les filles : N’est-elle pas elle-même destinée à être la première institutrice des enfants qu’elle doit donner à la patrie, ne doit-elle pas leur transmettre avec son lait son caractère, ses mœurs et ces premières habitudes de l’enfance qui préparent si activement la moralité du reste de la vie52 ? De même, à la fin de l’année 1793, l’emporte à la Convention l’idée que le rôle pédagogique des mères rend nécessaire la prise en charge de leur éducation par l’État. Les députés votent ainsi, en décembre 1793 (frimaire an II), la loi Bouquier sur l’instruction publique. Cette législation prévoit, pour la première fois dans l’histoire de France, la création d’écoles publiques, non seulement pour les garçons, mais aussi pour les filles. Les institutrices républicaines, par à un enseignement civique, sont chargées de transmettre à leurs élèves les mœurs, les principes et « l’habitus » républicain afin de former de futures mères de citoyens. Pour autant, si « le sein de la mère est devenu politique53 », les législateurs révolutionnaires maintiennent les femmes dans le statut de citoyennes passives et interdisent par le décret Amar du 30 octobre 1793 les clubs politiques féminins. Leur corps nourricier, dont le lait est le ciment de la nation, reste en dehors du corps civique. Conclusion Les liens entre le lait patriotique et la régénération éclairent autant l’imaginaire républicain que les politiques éducatives concrètes menées pendant la Révolution française. Ils permettent notamment de réinterroger la notion de fraternité révolutionnaire. Fraternité qu’on peut qualifier de « fraternité de lait » pour insister sur son caractère, non pas inné, mais socialement et culturellement construit. Sont frères ceux qui ont bu au même sein le lait de la liberté. Cette fraternité, qui implique le monopole masculin de la Cité, suppose également la fabrique d’un corps nourricier : celui de la mère républicaine ou de la « matrice des citoyens ». La question de l’allaitement est ainsi révélatrice de la place des femmes de la Cité révolutionnaire. La symbolique du lait patriotique a favorisé la reconnaissance du rôle politique et pédagogique des mères républicaines. En cela, il a participé à légitimer l’éducation politique des femmes et leur intégration dans l’école publique. Mais cette symbolique a aussi contribué à justifier le maintien des femmes dans un rôle passif : leur corps reste l’instrument, le véhicule de la régénération. Cette figure de la mère républicaine, instrument de la régénération nationale et médiation entre les frères, fait écho à un modèle normatif de féminité qui traverse les périodes historiques : la figure de la femme médiatrice et pacificatrice qui relie les hommes54. La

52 Arch. Nat., F17 1359, Clément Denis, « Adresse aux bons habitants des campagnes, frères et amis », s. d. 53 Lapied, 2006. 54 Sur ce modèle et son évolution historique, voir notamment : N. Offenstadt, « Les femmes et la paix à la fin du Moyen Âge : genre, discours, rites », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 317-333.

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répétition, ou plutôt la résurgence, de ce modèle pourrait donner à penser qu’il relève davantage des modèles structuraux anthropologiques que de l’histoire. Pour autant, un des enjeux pour l’histoire du genre est justement de comprendre comment la conjoncture historique travaille des constructions normatives élaborées sur la longue durée et vient reconfigurer la structure sexuée en fonction de contextes et d’enjeux socio-politiques spécifiques. Bibliographie D. A. Bell, « Le caractère national et l’imaginaire républicain au xviiie siècle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 57/4 (2002), p. 867-888. M. Agulhon, Marianne au combat. L’imagerie et la symbolique républicaine de 1789 à 1880 (1979), Paris, Flammarion, 2001. P. Bordes, « David », in Alb. Soboul, J-R. Suratteau et Fr. Gendron (éd.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 325-326. Ant. de Baecque, « L’homme nouveau est arrivé. La “régénération” du français en 1789 », Dixhuitième siècle, no 20 (1988), p. 193-208. ———, « La Révolution accueille la régénération. Naissance, éducation et prétention du nouvel homme », in C. Mazauric (éd.), La Révolution française et les processus de socialisation de l’homme moderne, Paris, Messidor, 1989, p. 661-668. Év. Berriot-Salvadore, « Le discours de la médecine et de la science », in M. Perrot, G. Duby (dir.), Histoire des femmes en Occident, vol. 3, N. Zemon Davis et Arl. Farge, (éd.), xvie-xviiie siècles, Paris, Plon, 1991, p. 392. J-L. Chappey, « Révolution, régénération, civilisation. Enjeux culturels des dynamiques politiques », in J-L. Chappey, B. Gainot, G. Mazeau, F. Régent, P. Serna (éd.), Pour quoi faire la Révolution, Marseille, Agone, 2012, p. 115-148. R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990. C. Fayolle, La Femme nouvelle. Genre, éducation, Révolution (1789-1830), Paris, Éditions du CTHS, 2017. M. Grenon, « Lait Républicain : Les conventionnels et la fonction sociale de la maternité », Man and Nature, 10 (1991), p. 39-46. M. Gutwirth, The Twilight of the Goddesses : Women and Representation in the French Revolutionary Era, New Brunswick (N.J.), Rutgers University Press, 1992. L. Hunt, Le roman familial de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1995. M. Jacobus, « Incorruptible milk : breast-feeding and the French Revolution », in S. E. Melzer, L. W. Rabine (ed.), Rebel Daughters : Women and the French Revolution, New York, Oxford University press, 1992, p. 54-75. J. Landes, Visualizing the Nation : Gender, Representation, and Revolution in Eighteenth-Century France, Ithaca (N.Y.), London, Cornell University Press, 2001. M. Lapied, « Parole publique des femmes et conflictualité pendant la Révolution, dans le SudEst de la France », Annales historiques de la Révolution française, no 344 (2006), mis en ligne le 01 juin 2009, consulté le 29 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/ahrf/5973 J-Cl. Martin, La révolte brisée. Femmes dans la Révolution française et l’Empire, Paris, Armand Colin, 2008, p. 152-156.

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Caroline Chautems

L’allaitement, le début de la communication Ethnographie du post-partum dans le cadre d’un suivi global en Suisse romande Introduction Toutes les sociétés déploient des efforts pour socialiser leurs bébés et les affilier au groupe humain auquel elles et ils appartiennent1. En fonction du contexte social, économique et culturel, les modalités et temporalités de cette socialisation varient. L’idéologie néolibérale définit l’individu par son autonomie, comprise comme une compétence : celle de s’autodéterminer en contrôlant son comportement comme ses émotions. Le modèle de socialisation plébiscité, encourageant les nouveaux parents à rapidement réintégrer leur organisation et rythme de travail ordinaires après la naissance de leur enfant, vise à produire des enfants possédant très tôt des qualités d’autorégulation. Dans cette perspective, elles et ils sont par exemple encouragé·e·s dès la naissance à s’endormir seul·e·s, dans leur propre chambre ou, plus tard, à se distraire de manière autonome, sans solliciter l’attention constante de leurs parents. Dykes suggère qu’un mode restrictif d’allaitement des bébés au sein, selon un horaire préétabli, peut être interprété comme un levier précoce d’un processus de « civilisation » – terme qu’elle emploie pour désigner la modalité de socialisation à l’œuvre pour réaliser le modèle d’individu néolibéral2. Ainsi, un bébé « civilisé » se comporte conformément aux valeurs autonomistes néolibérales : elle ou il ne doit pas se montrer « trop » demandeuse ou demandeur, et ne doit pas réclamer le sein maternel « par confort », mais uniquement pour assouvir sa faim. Les recommandations médicales actuelles privilégient la modalité de l’allaitement « à la demande »3 de l’enfant4. Le modèle de l’allaitement selon un horaire, implémenté

1 Bonnet et Pourchez, 2007 ; Conklin et Morgan, 1996 ; Gottlieb, 2004. 2 Dykes, 2006. 3 Cette modalité d’allaitement suppose que si l’enfant a un accès illimité aux seins de sa mère, elle ou il sera en mesure d’autoréguler ses apports nutritifs. La notion d’allaitement “à la demande” apparaît dans la littérature pédiatrique dès la deuxième moitié du xxe siècle, voir : Millard, 1990. Il faut néanmoins attendre les années 1980 pour que ce modèle d’allaitement soit bien établi (Dykes, 2006), conjointement aux différentes initiatives et recommandations de bonnes pratiques implémentées par l’Organisation Mondiale de la Santé et l’UNICEF (notamment l’Initiative Hôpital Ami des Bébés en 1992, qui vise à garantir des conditions optimales d’initiation à l’allaitement dans toutes les maternités). 4 WHO, 2001. Caroline Chautems  •  Université de Lausanne Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 375-390 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127445 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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sous l’influence du mouvement hygiéniste dès le début du xxe siècle, continue néanmoins d’influencer les pratiques et les discours des professionnel·le·s de la périnatalité, tout comme les attentes parentales. L’hygiénisme se traduit par un savoir formalisé au cours du xxe siècle sous la forme de règles de puériculture à l’intention des mères concernant les soins à leur enfant5. Ces préceptes correspondent à un projet éducatif spécifique reposant sur une anticipation du futur : les contraintes imposées au bébé aujourd’hui, par exemple un horaire strict de tétées, lui permettraient de rapidement s’ajuster à une routine conforme aux horaires des adultes. Si l’hygiénisme a entraîné une restriction des contacts physiques entre mère et enfant, ils sont réhabilités au cours des années 1990, à travers une série de pratiques recommandées par les professionnel·le·s de la naissance et progressivement intégrées dans les maternités6. L’allaitement à la demande s’inscrit dans cette réhabilitation du toucher dans les soins aux enfants, au même titre que d’autres pratiques, telles que le « peau-à-peau » entre les parents et leur nouveau-né, ou le « portage » du bébé contre son corps. Légitimées par la théorie de l’attachement d’Ainsworth et Bowlby, développées dans les années 1960 aux États-Unis, ces pratiques visent à favoriser l’attachement « sécure » de l’enfant à ses parents7. Elles répondent ainsi à une inquiétude croissante concernant le développement d’un lien précoce entre parents et bébé, intégrée à un processus plus large de médicalisation de la parentalité. Dès la fin du xixe siècle, les pratiques de soin aux enfants, mais aussi les émotions maternelles, deviennent un sujet d’investigation scientifique, dans une perspective de rationalisation de la maternité8. Dans un contexte médical marqué par une forte promotion de l’allaitement comme manière la plus appropriée de nourrir les bébés, l’allaitement – à la demande – est présenté comme une pratique centrale favorisant la création d’un lien « sécure » entre la mère et l’enfant. Un suivi « global » à domicile Entre mai 2014 et février 2017, j’ai suivi onze sages-femmes indépendantes, pratiquant des suivis dits « globaux »9, au cours de leurs visites à domicile post-partum10 en Suisse

5 Boltanski, 1977 ; Delaisi De Parseval et Lallemand, 1998 ; Thébaud, 1986. 6 Memmi, 2014. 7 Dans la théorie originale développée par Ainsworth et Bowlby, la mère est néanmoins présentée comme la figure centrale d’attachement, voir Bretherton, 1992. Leurs travaux ont fait l’objet de critiques, notamment par des chercheuses et chercheurs en sciences sociales, mettant en lumière l’adéquation entre la théorie de l’attachement et des éléments idéologiques concernant la place appropriée des femmes dans les sociétés euro-états-uniennes des années 1970, voir : Crouch et Manderson, 1995 ; Ever, 1993. 8 Apple, 1987. 9 Un « suivi global » inclut l’ensemble du processus de la naissance, de la grossesse au post-partum, y compris l’accouchement. Cette prestation s’adresse aux femmes qui vivent une grossesse physiologique, et non aux grossesses labellisées « à risque ». En Suisse, les accouchements qui s’inscrivent dans cette démarche ont généralement lieu à domicile ou en maison de naissance. Selon les statistiques de l’Institut des sages-femmes, mandaté par la Fédération suisse des sages-femmes, 2163 accouchements ont eu lieu hors de l’hôpital et sous la supervision d’une sage-femme indépendante en 2015 sur un total de 86916 naissances, soit 2.5% des naissances, voir : Erdin, Schmid et Pehlke-Milde, 2015. 10 Je précise que j’ai assisté à des suivis post-partum exclusivement auprès de familles dont les bébés étaient allaités au moment de la visite.

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romande. Ces sages-femmes s’inscrivent dans le mouvement de la naissance « naturelle »11. Partageant une vision physiologique et non-interventionniste de l’accouchement, elles se distancient d’une conception dominante, au fondement du système obstétrical moderne effectif dans les pays industrialisés, qui envisage d’abord la naissance en termes de risques12. Ces praticiennes ont néanmoins une formation biomédicale et une pratique hospitalière de plus ou moins longue durée, influençant leur pratique actuelle. Réciproquement, des éléments de la philosophie de la naissance « naturelle », tels que l’implication du père ou du deuxième parent durant l’accouchement, le contact peau-à-peau et la première mise au sein juste après la naissance, ainsi que la recommandation d’allaiter à la demande de l’enfant et non selon un horaire préétabli ont été intégrés aux pratiques hospitalières dans beaucoup de pays d’Europe et aux États-Unis13. Les figures pionnières du mouvement sont par ailleurs des obstétricien·ne·s travaillant dans des maternités hospitalières. De leur côté, les sages-femmes hospitalières œuvrent également à élargir la définition de la naissance « naturelle » aux procédures biomédicales, par exemple l’injection d’ocytocine de synthèse pour accélérer le travail, visant une prise en soin personnalisée en fonction des besoins de chaque parturiente14. On peut ainsi noter une interpénétration des deux modèles. Dans le cadre de ma recherche de terrain, je n’ai en revanche pas observé de « compromis » en ce qui concerne l’usage des technologies biomédicales, étant donné que mes interlocutrices sages-femmes pratiquaient exclusivement en extrahospitalier. Lors du suivi post-partum, les sages-femmes favorisent une approche fondée sur l’observation de l’enfant. Conjointement à l’allaitement à la demande, elles promeuvent d’autres pratiques s’inscrivant dans le courant idéologique du parentage proximal15 comme le « co-dodo » – partage du lit parental avec son enfant – ou le « portage ». Ces pratiques sont présentées par les sages-femmes comme participant à la réussite de l’allaitement et facilitant sa mise en place et son intégration à la vie quotidienne. Ce sont néanmoins principalement les mères qui les réalisent, notamment en raison de l’absence de congé paternité en Suisse (lorsque la recherche a été menée et jusqu’en décembre 2020), impliquant que la mère passe beaucoup plus de temps avec le bébé durant ses premiers mois de vie. Ainsi, l’« intensification » de la parentalité, mise en évidence par différent·e·s auteur·e·s au cours de la dernière décennie et dans laquelle s’inscrivent les pratiques susmentionnées, concerne surtout les mères16.

11 Ce mouvement émerge en Grande-Bretagne dans l’entre-deux guerre sous l’impulsion de l’obstétricien Dick-Read, en réponse à l’interventionnisme croissant dominant les pratiques obstétricales. Il faut attendre les années 1970 pour qu’il se diffuse dans quelques espaces, d’abord hospitaliers, en Amérique du nord et en Europe. La définition d’une naissance « naturelle » varie considérablement en fonction du contexte historique et culturel, du lieu et de la profession des praticien·ne·s impliquées dans l’événement, voir : Maffi, 2013 ; Mansfield, 2008 ; Moscucci, 2002. Néanmoins, la volonté principale de ses adeptes reste de réduire ou éliminer les actes techniques et médicaux entourant l’accouchement, sous-tendue par la conviction que les femmes sont physiologiquement aptes à accoucher « par elles-mêmes ». 12 Carricaburu, 2005. 13 Maffi, 2013. 14 Quagliariello, 2017. 15 Ce courant, initié par le pédiatre Sears et son épouse, auteurs à succès de guides destinés aux jeunes parents, émerge dans les années 1980 aux États Unis et promeut un style de parentage centré sur les besoins des enfants. 16 Blum, 1999 ; Faircloth, 2013 ; Lee, 2008 ; Wolf, 2007.

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Le matériel ethnographique présenté dans ce chapitre reflète ces inégalités : si j’ai souvent eu l’occasion d’échanger avec des pères autour de l’allaitement de leur enfant, et que j’ai pu observer de manière concrète leur implication dans ce processus, ils restent relativement absents du suivi post-partum des sages-femmes, davantage focalisé sur le corps maternel et le duo mère-enfant. Par ailleurs, dans les discours des sages-femmes, les pratiques de maternage sont souvent naturalisées, notamment suivant un raisonnement s’appuyant sur les hormones sexuelles, qui légitimeraient des aptitudes innées chez les mères17. Parallèlement, l’enfant est y également présenté comme un « petit mammifère », dans la lignée du discours d’Odent, gynécologue pionnier de la naissance naturelle en France à la fin des années 197018. Odent étend d’ailleurs ce statut de mammifère aux mères, qui selon lui devraient recouvrir leur nature de mammifère pour que leur accouchement se déroule bien. De façon similaire, l’argument hormonal concerne aussi les nouveau-nés, décrits par les sages-femmes comme très sensibles aux « hormones de l’allaitement », synchronisant leurs tétées avec les montées de lait maternelles. Ce chapitre repose sur les suivis post-partum de vingt-six familles, chacune composée d’un couple parental hétérosexuel et d’un à trois enfants. Les parents ont entre vingt et quarante ans. Leurs niveaux et secteurs de formation présentent une forte diversité. La majorité des mères trvaillent à temps partiel, deux mères n’exercent pas d’activité rémunérée. Les pères également sont souvent employés à temps partiel. Huit d’entre eux ont le statut de travailleur indépendant, favorisant une certaine flexibilité organisationnelle. Ces couples sont de nationalités diverses (suisse, française, bosniaque, espagnole, italienne, péruvienne) et issus de milieux socio-économiques divers également19. Tous pratiquent à des degrés différents le parentage proximal et se rejoignent autour de pratiques communes de soins aux enfants, dont le portage et le « co-dodo », mis en œuvre par tous les couples rencontrés. En complément de l’observation-participante pratiquée durant les visites post-partum des sages-femmes, j’ai aussi réalisé des entretiens approfondis avec les mères ou les parents20, me permettant de retracer leur parcours d’allaitement, et de comprendre l’évolution de leurs pratiques et ressentis sur le plus long terme. Ces entretiens se sont déroulés à intervalles réguliers dès la fin du suivi post-partum, jusqu’au sevrage de l’enfant. J’ai assisté à une centaine de visites post-partum et effectué soixante-neuf entretiens. Le choix d’être accompagné·e par une sage-femme indépendante reflète une adhésion au modèle du parentage proximal, au sein duquel l’allaitement joue un rôle crucial. Au-delà d’une souscription commune à la pratique de l’allaitement au sein et du refus de donner du lait artificiel à leur enfant, les mères ont souvent un projet d’allaitement établi avant la

17 Oudshoorn, 1994. 18 Odent, 2011. 19 La naissance extrahospitalière a été décrite par d’autres chercheuses, en Suisse ou dans d’autres pays européens, comme l’apanage de couples issus de classes sociales socio-économiquement fortement favorisées, voir : Gouilhers-Hertig, 2017 ; Hildingsso et al., 2006 ; Perrenoud, 2016 ; Pruvost, 2016 ; Quagliariello, 2017 ; Viisainen, 2001). La population formée par les parents que j’ai rencontrés est sensiblement plus hétérogène. D’après mes discussions avec les sages-femmes, cette hétérogénéité est représentative de leur clientèle. 20 Pour huit des vingt-six familles rencontrées, j’ai réalisé des entretiens avec les deux parents. Les pères étaient présents durant les visites post-partum – et j’ai pu profiter de ces moments pour discuter avec eux – dans onze autres situations. En ce qui concerne les sept situations restantes, je n’ai pas rencontré les pères, qui avaient recommencé à travailler immédiatement après la naissance.

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naissance. Il s’agit d’allaiter à la demande de l’enfant, et d’atteindre une durée d’allaitement ciblée selon les recommandations de l’OMS21 : six mois d’allaitement exclusif puis la poursuite de l’allaitement complété par d’autres apports de nourriture et boissons jusqu’à une année ou plus.22 En raison de l’engagement commun des sages-femmes et des parents vis-à-vis de l’allaitement, le contexte spécifique du suivi global constitue un observatoire privilégié des constructions de sens autour des pratiques et de la relation d’allaitement entre mère et enfant, mais aussi de la manière dont les pères soutiennent ces processus. Ce chapitre vise à apporter un éclairage sur la construction de l’allaitement comme processus relationnel et levier précoce de communication entre l’enfant et ses parents au sein de ce modèle de soin et de parentalité. Je présente dans un premier temps la façon dont le supposé désir de communiquer du bébé est pensé par les parents et les sages-femmes. Je décris ensuite la manière dont les sages-femmes initient les parents à une fine observation de leur enfant, se faisant son interprète. Dans le discours des sages-femmes, oscillant entre une naturalisation de l’enfant et une valorisation de son statut d’actrice ou d’acteur à part entière, l’allaitement apparaît comme un outil de communication central entre le bébé et ses parents. L’invitation des sages-femmes à « suivre le rythme » du bébé se heurte toutefois aux contingences organisationnelles des visites post-partum. Ce rythme fait ainsi l’objet d’une construction de sens, compromis entre l’observation attentive des réactions du bébé, les stratégies déployées pour répondre à ses besoins perçus et les exigences de ses pourvoyeuses et pourvoyeurs de soins. Des bébés avides de communiquer Dans les sociétés euro-états-uniennes, la naissance biologique et la naissance sociale sont concomitantes, la naissance sociale précédant même la naissance biologique, notamment à travers des technologies visuelles comme l’échographie. D’autres sociétés marquent en revanche une distinction entre ces deux moments. Dans la société amazonienne Wari, par exemple, la naissance sociale est accomplie par une série d’actes collectifs et relationnels, finalisée par une première tétée du bébé au sein de sa mère23. Du point de vue Wari, l’individu se constitue et se pérennise au travers des relations sociales, et des partages de substances corporelles, telles que le lait. Le discours biomédical associe l’individualité du fœtus ou du nouveau-né à des dispositions biologiques, attestant sa capacité à survivre hors du ventre maternel. Conklin et Morgan soulignent la tension entre cette conception de l’individu et les modalités concrètes 21 OMS, 2017. 22 L’OMS recommande de poursuivre l’allaitement jusqu’à l’âge de deux ans et plus (2017), mais les mères que j’ai rencontrées ont souvent en tête le repère temporel d’une année de vie de l’enfant. De manière intéressante, beaucoup de mères établissent initialement une limite temporelle à leur allaitement, sous l’influence d’une vision négative de l’allaitement dit « long ». Elles désapprouvent ainsi l’allaitement d’un enfant qui marche ou qui parle. Ces repères évoluent toutefois parallèlement à leur expérience d’allaitement : les mères poursuivent ainsi parfois l’allaitement bien au-delà de la limite qu’elles s’étaient initialement fixée. 23 Conklin et Morgan, 1996.

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d’existence des bébés, entièrement dépendants de leurs pourvoyeuses et pourvoyeurs de soin24. Cette tension se retrouve plus largement entre l’idéal néolibéral d’individu autonome, et l’interdépendance entre les personnes, à fortiori durant les premières années de vie. Les valeurs culturelles autonomistes créent ainsi l’idée d’un corps « naturel », tandis qu’au sein d’une société comme celle des Wari, qui fonde l’individu sur la relationalité, le corps « naturel » et asocial n’existe pas25. La conception de l’individu repose ainsi sur la communication : le bébé est appréhendé comme un nouveau membre de la communauté au travers des échanges qui s’opèrent entre elle ou lui et les autres membres. Les parents que j’ai rencontrés s’inscrivent dans l’ère de « l’enfant par projet », correspondant selon Boltanski à un investissement et une attention portée à l’enfant inégalée par le passé26. Mes interlocutrices et interlocuteurs, guidé·e·s par leur sagefemme, ont soigneusement préparé leur accouchement, et mené plus largement une réflexion approfondie sur la manière dont elles et ils souhaitaient prendre soin de leur enfant. Désireux de valoriser sa singularité dès la naissance, elles et ils s’engagent dans une quête active de communication avec leur bébé, que ce soit par le biais de l’allaitement, ou à travers d’autres vecteurs – par exemple par le massage, autour des besoins d’élimination du bébé, ou en mobilisant le langage des signes. La communication est parfois initiée in utero, au moyen de l’haptonomie, technique visant à entrer en contact avec le fœtus en posant les mains sur le ventre de sa mère. Parmi cette panoplie d’outils de communication mis en œuvre par les parents, et parfois introduits par la sage-femme, l’allaitement – à la demande – occupe une place centrale. Selon ce modèle, le bébé est toujours enclin à communiquer. La difficulté pour les parents réside dans leur aptitude à observer et interpréter correctement ses signaux, indiquant ses besoins physiologiques, tels que la faim, la soif, l’envie d’éliminer ou de dormir, afin de renforcer cette disposition. Les sages-femmes, interprètes des nouveau-nés L’initiation à l’allaitement en milieu hospitalier a été décrit par Dykes comme un processus lourdement contraint par les protocoles institutionnels27. Dans ce contexte, l’allaitement serait avant tout envisagé par les praticien·ne·s comme un transfert de lait de la mère à l’enfant, une relation « à sens unique » ayant pour objectif une prise de poids rapide et régulière du bébé. Les sages-femmes indépendantes dont j’ai observé la pratique se positionnent de manière critique vis-à-vis d’une évaluation de l’allaitement centrée sur la prise de poids du bébé et revendiquent une approche qualitative, leur permettant aussi de se distancier des pratiques hospitalières et d’affirmer la spécificité de leur suivi. Elles invitent les mères à une observation clinique de la tétée, les rendant attentives par exemple aux bruits de déglutition ou de contentement du bébé ainsi qu’à son relâchement

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Id. Id. Boltanski, 2004. Dykes, 2006.

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musculaire. Elles évoquent parallèlement d’autres indicateurs positifs comme l’alternance de phases de sommeil et d’« éveil calme » du bébé ou le fait qu’elle ou il urine régulièrement. Les sages-femmes insistent parallèlement sur la dimension relationnelle de l’allaitement : la satisfaction perçue de leur bébé contribuerait à rassurer les mères quant au succès de l’allaitement. Leur suggérant une lecture positive du comportement de leur bébé, les sages-femmes sont partie prenante de ce processus d’interprétation. Après une tétée, Marie28, une sage-femme, rend attentive une mère aux signaux envoyés par son enfant : « là, tu vois comme il a tété, il se retire du sein, il est tout bien, c’est un bébé heureux ». Lors d’une autre visite, elle montre le poing serré d’un bébé pendant la tétée, indicateur de détente : « elle est toute bien au sein ». Rendant les mères attentives aux signaux émis par leur enfant, les sages-femmes enjoignent à répondre à son appel, mais aussi à identifier ses réactions positives par rapport à l’allaitement, les confortant dans leurs compétences de mères allaitantes. Elles endossent ainsi un rôle d’interprètes, se faisant les porte-paroles de l’enfant, et transmettant ses besoins et désirs. Au cours d’un suivi d’Anne, une autre sage-femme, Timéo, un mois, dort pendant l’entièreté d’une visite. Anne ne juge pas utile d’interrompre son sommeil pour l’examiner. Alors que nous nous apprêtons à partir, il se réveille et pleure. Sa mère, Aurélie, s’adresse à lui : « je te donne après, je te fais patienter un petit peu ». Anne réagit « Pourquoi tu le fais patienter ? Là, c’est assez clair ! ». Aurélie installe finalement Timéo au sein. En sortant, Anne revient sur cet épisode, et souligne que si la visite s’était écourtée, elle n’aurait pas pu plaider en faveur du bébé : « Tu as vu ? J’aurais pas pu voir qu’elle voulait le faire patienter ». La durée des visites post-partum – habituellement de 1h30 à 2h – est ainsi identifiée par les sages-femmes comme un facteur permettant une meilleure compréhension des dynamiques relationnelles autour de l’allaitement. Conjointement au temps dévolu à chaque famille au moment des consultations, la continuité du suivi29 permet aux sages-femmes indépendantes de développer une connaissance approfondie et contextualisée de chaque situation, favorisant la création d’un rapport de confiance. L’extrait ci-dessus suggère néanmoins qu’une connaissance intime des couples peut parfois les encourager à adopter une posture plus intrusive, en contradiction avec une éthique professionnelle « de la moindre empreinte », soit une attitude anti-interventionniste adoptée par les sages-femmes indépendantes lors de leurs visites à domicile visant à « minimiser leur impact sur l’écologie familiale30 ». Selon Perrenoud, cette posture est moins présente dans le cadre d’un suivi global31. Dans ces suivis, la sage-femme a pu instaurer une relation de confiance avec les parents, et introduire les « bonnes pratiques » en amont de la naissance. Le modèle du suivi global est ainsi imprégné d’injonctions adressées aux mères : sous-tendu par une « éthique de la disponibilité maternelle », il enjoint les femmes à réagir incessamment aux signaux de leurs

28 Tous les prénoms cités sont fictifs. 29 Par opposition, la prise en soin lors d’une naissance hospitalière se caractérise par une fragmentation du suivi, avec différent·e·s intervenant·e·s à chaque étape du processus de la naissance (grossesse, accouchement, post-partum). 30 Perrenoud, 2016. 31 Perrenoud, 2016, p. 199.

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bébés32. Selon cette vision, les bébés ont des « besoins », hiérarchiquement supérieurs aux « envies » maternelles33. Communiquer, c’est d’abord observer Les sages-femmes que j’ai accompagnées situent l’observation de l’enfant au centre de leur pratique, transmettant cette sensibilité aux parents. L’observation du bébé marque ainsi une première étape de communication. Dans son étude de l’attachement maternel au sein d’un bidonville brésilien, Scheper-Hugues montre que dans ce contexte précaire, où les décès infantiles sont fréquents, les mères sont plus lentes que les parents euro-états-uniens à « anthropomorphiser » leurs nouveau-nés, processus par lequel elles leur accordent progressivement des caractéristiques humaines, telle que la conscience de soi, l’intentionnalité, ou encore l’aptitude à souffrir34. Temporisant ce processus de « personnification », elles attendent souvent la fin de la première année de vie avant d’attribuer une signification précise aux manifestations de l’enfant, telles que les cris et les pleurs, ou les mouvements faciaux et corporels. Elles opèrent néanmoins une sélection sur base des signaux envoyés, favorisant les enfants qui semblent plus robustes et prévenant ainsi l’investissement émotionnel pour celles et ceux dont la survie est incertaine. Pour ces mères, l’observation du bébé permet de déterminer si elle ou il est avide ou non de communiquer avec son entourage. Elles cherchent les qualités qui montrent qu’elle ou il est prêt·e à lutter pour vivre, favorisant les enfants affichant un caractère combatif, ce qui se manifeste notamment par un désir prononcé d’interactions35. Dans ce système de valeur, les enfants « actifs, vifs, réactifs, joueurs » sont préférés aux enfants « tranquilles » et « dociles », soit l’idéal néolibéral d’enfant « civilisé » et autonome36. En suggérant aux mères de s’ajuster au rythme du bébé, et non l’inverse, les sagesfemmes défient le modèle néolibéral. Lors de l’initiation à l’allaitement, elles incitent les mères à anticiper les désirs du bébé en étant attentives aux signes avant-coureurs de la faim qu’elle ou il exprime. Avant de manifester une demande explicite et bruyante, le bébé ouvre la bouche, devant laquelle elle ou il place ses mains, ou émet de petits bruits : cet ensemble d’attitudes se traduit par les sages-femmes par l’expression « il [elle] cherche ». L’argument sous-jacent est que le nouveau-né dont le désir a été anticipé sera plus calme et tétera plus efficacement au sein. Cet argument est bien intégré par les parents. Maud, par exemple m’explique lors d’un entretien qu’elle propose son sein à sa fille, âgée de deux mois, dès qu’elle semble être intéressée, sans attendre qu’elle pleure : « je sais qu’ils [les bébés] sont beaucoup plus zen avant, et ils boivent mieux s’ils ne hurlent pas avant d’aller au sein ». Reprenant le discours de leur sage-femme, les parents attribuent aussi à cette anticipation une influence sur le

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Garcia, 2011, p. 12. Wolf, 2007. Scheper-Hughes, 1992, p. 413. Id. Scheper-Hughes, 1992, p. 316.

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comportement de leur enfant, au-delà des tétées : les bébés dont la faim est immédiatement satisfaite seraient plus sereins. Dans cette perspective, et en accord avec la théorie de l’attachement d’Ainsworth et Bowlby37, la disponibilité parentale et la promptitude à répondre, voire prévenir, les besoins de l’enfant durant les premiers mois de vie est un investissement pour le futur : en construisant des « fondations émotionnelles sécures », l’allaitement à la demande, associé à d’autres pratiques de soins « centrées sur l’enfant », lui permettrait de développer sa confiance en elle ou en lui et d’accéder à l’autonomie sur le long terme, rejoignant ainsi l’idéal néolibéral d’autosuffisance. Faire confiance Selon une vision de l’allaitement fondée sur la réciprocité entre la mère et l’enfant, les sages-femmes encouragent les mères à « faire confiance » à leur bébé. Marie explique ainsi à une nouvelle mère lors d’une visite post-partum : « On voit pas ce qu’on donne, on peut pas quantifier. L’une des règles de l’allaitement c’est une confiance aveugle au bébé : c’est lui [elle] qui règle quand il [elle] a besoin de manger, combien, comment. ». Là encore, c’est le bébé qui « règle » le cours des tétées, sans prise en compte des exigences maternelles. En plaçant la notion de « confiance » au centre de leur rhétorique, les sages-femmes (re)donnent au bébé un rôle d’acteur social à part entière. Comme l’affirme l’une d’entre elles : « L’allaitement, c’est déjà le début de la communication ». Ce positionnement s’inscrit dans la continuité de l’accouchement extrahospitalier, dans le cadre duquel, parents et sages-femmes évoquent une « collaboration » avec le bébé, perçu comme un partenaire du processus, dont les parents et la sage-femme doivent apprendre à sentir et interpréter la présence et les messages38. Les pratiques pédiatriques ordinaires, impliquant par exemple une surveillance continue de la prise de poids de l’enfant, sont sous-tendues par une vision du nouveau-né comme un être fragile et vulnérable. La notion de système immunitaire, conceptualisé comme déficient, est par exemple centrale dans la manière de penser le corps des bébés : le monde extérieur est perçu comme une menace pour les nouveau-nés, dont les frontières corporelles sont vues comme « poreuses »39. Contestant cette approche misérabiliste, les sages-femmes manifestent une volonté de mettre en avant les compétences propres du bébé : « La maman n’a pas l’entière responsabilité de l’allaitement, le bébé a un instinct de survie très fort ! » ou « il sait son besoin, faites-lui confiance ! » sont des énoncés revenant souvent au cours du suivi post-partum, symptomatiques de cette intention. Le succès de l’allaitement, perçu comme un « travail d’équipe », repose sur l’implication et la collaboration des deux protagonistes. Une sage-femme encourage ainsi un duo mère/bébé : « vous êtes tout-à-fait capables l’une et l’autre ! ». Ces discours reposent sur une représentation naturaliste du nouveau-né, guidé par son « instinct de survie », garant du succès de l’allaitement s’il est adéquatement accompagné par sa mère – la prescription « il faut suivre » votre bébé revenant souvent dans le discours des sages-femmes. Si dans ce type d’énoncés émis par 37 Bretherton, 1992. 38 Pruvost, 2016. 39 Brownlie et Leith, 2011.

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les sages-femmes et directement orientés sur l’allaitement, les pères semblent absents, en pratique, ils sont partie prenante de cette entreprise collaborative. D’après mes observations, l’implication des pères se traduit souvent par la volonté de produire un environnement matériel favorable à l’allaitement, prenant en charge les tâches domestiques et d’autres aspects des soins au nouveau-né (la ou le changer, l’apaiser, la ou le baigner, etc.). Les pères soutiennent aussi plus directement l’allaitement en aidant leur partenaire à gérer sa lactation, spécialement au moment de la montée de lait (préparer des compresses ou une tisane visant à augmenter ou réguler la lactation), ou en participant à l’installation de la mère et du bébé en vue de la tétée. Sur le long terme, les pères offrent un soutien pratique comme émotionnel, notamment en partageant les réveils nocturnes de leur partenaire lors des tétées (lui apporter un verre d’eau, changer l’enfant avant de la ou le recoucher) ou en la rassurant quant à l’adéquation de son afflux de lait. Certains pères semblent néanmoins frustrés d’être « par nature » exclus des échanges permis par la tétée. Deux mois après la naissance de sa fille, Nicolas le déplore : « je pense que le truc qu’elle préfère, c’est être au sein. Je pense que le père là-dedans, c’est un peu plus construit, tu sens qu’il y a quand-même du retard ». Ses propos indiquent son internalisation de la hiérarchisation idéologique des besoins des bébés, situant le nourrissage – particulièrement au sein – comme supérieur. Cette hiérarchie reflète l’injonction biomédicale à allaiter, fortement intériorisée par les parents. Pour pallier à ce « retard » perçu, Nicolas m’explique avoir développé une façon d’identifier si les pleurs de sa fille indiquent qu’elle a faim ou si elle exprime un autre besoin. En lui présentant son nez, la partie de son corps qui selon lui ressemble le plus au mamelon maternel, il peut déduire de sa réaction si elle a faim ou non. De cette manière, à l’instar de sa partenaire à travers l’allaitement, il réinvente son corps pour l’adapter à sa nouvelle fonction parentale. Ce détour par le corps paternel, et la façon dont il est repensé par la paternité permet de mettre en lumière la tension entre une vision naturaliste de l’allaitement et un regard constructiviste à travers le travail déployé par les parents. Construire le naturel Mansfield montre que la « naturalité » de l’accouchement « naturel » s’accomplit par un éventail de pratiques sociales (préparation à la naissance, gestes et mouvements durant l’accouchement, soutien social adéquat) visant à anticiper les obstacles et à accéder à une naissance « naturelle »40. De même, le respect du rythme « naturel » du bébé exige des parents un investissement conséquent : observer attentivement leur bébé, identifier ses signaux et y répondre, accepter d’être inconditionnellement disponibles. De l’invitation à « suivre le rythme du bébé » découle une valorisation de la « créativité » des mères, soit leurs capacités d’improvisation et d’adaptation démontrées pour s’ajuster à ce rythme. Isabelle, sage-femme, enjoint ainsi les mères à se mettre à la place de leur bébé. Lors d’une visite post-partum, Émilie, 14 jours, est agitée et pleure. Isabelle invite

40 Mansfield, 2008.

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Marion, sa mère, à essayer de voir les choses de son point de vue : « c’est intéressant de juste chercher des positions. Avant elle pouvait dans le ventre, maintenant elle peut plus, tu dois essayer de trouver des combines ». Tout en poursuivant la discussion, elle installe Émilie, couchée sur le canapé du salon, de différentes manières : entourée par un coussin d’allaitement, rehaussée par une peau de mouton. Émilie arrête momentanément de pleurer et fait des vocalises. Isabelle observe : « Elle te cause. Ce sont d’autres codes de langage, que tu ne peux pas facilement comprendre, ce qui engendre de la frustration ». Émilie pleure toujours. Isabelle demande à Marion : « tu penses qu’elle mangerait bien encore une fois un peu ? ». Marion tempère : « elle fractionne, c’est dur de savoir si c’est un réflexe de succion ou de la faim ». Isabelle répond : « dis-toi que les africaines elles se posent pas la question ». Marion s’exécute et installe Émilie au sein. Isabelle commente : « elle est d’accord ta maman, elle est d’accord ! », endossant elle aussi un rôle de porte-parole du bébé, comme Anne dans la situation précédemment décrite. Après la tétée, Isabelle propose de recoucher Émilie, mais insiste pour préchauffer l’endroit à l’aide d’une bouillotte : « tant que t’as pas envie d’être à sa place, elle a le droit de dire que c’est pas génial ». Émilie ne pleure plus, mais reprend ses vocalises. L’interprétation de Marion est plutôt négative : « aujourd’hui elle chouine… ». Isabelle corrige : « moi je trouve plutôt qu’elle cause, elle expérimente. Des fois on a l’impression qu’on doit tout le temps les distraire, mais ça leur suffit pour brancher quelques neurones. Il faut jamais oublier l’autonomie qu’ils ont eu pendant neuf mois ». Cet extrait révèle une tension entre, d’une part, la volonté de Marion de « civiliser » Émilie, qui transparaît dans sa réticence à lui proposer une nouvelle tétée et sa légère contrariété face à ses « vocalises » et, d’autre part, la perspective d’Isabelle, qui s’efforce de valoriser Émilie comme un individu à part entière, avec des besoins et désirs légitimes – la faim, le confort, la sécurité. Dès l’apparition de la notion d’accouchement « naturel », mentionnée pour la première fois par Dick-Read dans l’ouvrage Natural chilbirth, publié en 1933 en Grande-Bretagne, les adeptes de cette approche mobilisent des imaginaires faisant référence à la nature, définie comme « the country, the primitive, the spiritual and the instinctual »41 (la campagne, le primitif, le spirituel, et l’instinctif) dont les sociétés modernes industrialisées se seraient distanciées et qu’il s’agirait de retrouver. Les arguments de Dick-Read reposent sur des stéréotypes culturels associés aux sociétés alors dites « primitives », au sein desquelles les femmes accoucheraient aisément et sans douleur. À l’inverse, les femmes des sociétés industrialisées, corrompues par le mode de vie capitaliste, ne sauraient plus accoucher physiologiquement. La référence d’Isabelle aux « africaines », incarnation contemporaine et imaginaire de ce modèle de parenté naturelle, renvoie à la représentation rousseauiste du bon sauvage. La deuxième vague de l’accouchement naturel, dès les années 1970, s’appuie sur cette pensée fondatrice. L’idée d’une parentalité « naturelle », critique du modèle parental néolibéral, fondé sur une idéologie de la séparation entre l’enfant et ses parents revient ainsi dans le discours des sages-femmes. Il apparaît par ailleurs que la volonté de « respecter » le rythme du bébé entre en dissonance avec les interventions effectuées pour s’ajuster à ce rythme. En observant et en interprétant le comportement du nouveau-né, les parents comme les sages-femmes agissent

41 Moscucci, 2002, p. 168.

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constamment autour de ce rythme supposé naturel. Dans la séquence précédemment décrite, Isabelle déploie différentes stratégies sur et autour d’Émilie jusqu’à ce qu’elle arrête de pleurer. Au cours des visites, il y a ainsi des moments où il est adéquat de quitter une posture observatrice pour effectuer des soins : réveiller un bébé endormi si la visite se termine et qu’ elle ou il n’a pas été pesé·e depuis plusieurs jours, faire une démonstration de massage, alors que le bébé ne semble pas y être réceptif. Le modèle de soins défendu nécessite des ajustements pour aligner le rythme du bébé sur les temporalités des visites post-partum, et de l’organisation parentale. Lors d’un autre suivi, avec Mireille, j’assiste à sa première visite chez Léa et Guillaume, nouveaux parents d’Alice. Après une demi-heure de discussion sur différents sujets, Alice se réveille et Mireille propose de la peser. Nous nous déplaçons dans la chambre parentale, qui est aussi celle d’Alice. Elle est déshabillée par sa mère et installée nue dans le petit hamac de la balance de Mireille, qui la soulève et commente « c’est bon, demain, elle est à son poids de naissance ». Elle propose de profiter de sa nudité pour montrer aux parents comment la doucher dans le lavabo, « comme ça ils [les bébés] apprennent quelque chose sur le plan moteur, et ils adorent l’eau qui coule sur le sacrum ». Elle prend Alice dans ses bras, la pose sur le ventre sur l’un de ses avant-bras et balance le bras d’avant en arrière. Cet exercice permet selon elle de développer la motricité du bébé. Elle montre comment Alice s’accroche à son bras, « comme ça, votre enfant ne tombera jamais d’un arbre ». Nous nous déplaçons vers la salle de bain. Mireille tient toujours Alice, et la met dans le lavabo, attentive à ce que ses pieds soient posés à plat contre le fond du lavabo, ce qui lui permettrait de prendre conscience des limites de l’espace. Mireille a ouvert le robinet, ajusté la température et positionné Alice pour que l’eau tiède coule sur le bas de son dos et ses fesses. Elle arrête l’eau et enveloppe Alice dans un linge. Retournant dans la chambre, Mireille la sèche et l’installe sur la table à langer pour la masser. Elle prend de l’huile dans ses mains et commence le massage, en expliquant ses gestes aux parents. Elle huile intégralement Alice, insiste sur la nécessité de ne pas oublier les zones de replis du corps : derrière les oreilles, sous les bras. Alice était restée calme jusqu’à la fin de sa douche, semblant ébahie du traitement reçu. Elle se met à pleurer de plus en plus fort dès le début du massage, jusqu’à ce que Mireille s’interrompe, la tenant hurlante au-dessus d’elle « Oh, mais ça, c’était un événement », lui dit-elle avec amusement. Elle souligne le caractère inédit des contacts physiques pour les bébés : « on les a jamais touchés, dans le ventre, ils [elles] étaient en apesanteur », comparant la réaction d’Alice avec celle d’un petit animal non habitué au contact humain, dont la première réaction est la peur, mais qui ensuite « apprend », et se laisse manipuler. Elle conclut : « on est dans l’observation totale quand on a un bébé, pour savoir qui il [elle] est, comment il réagit ». Cette séquence met en lumière une oscillation dans le discours de Mireille entre un bébé générique – « ils adorent l’eau qui coule sur le sacrum » – et un bébé individuel, présent dans sa valorisation de l’observation des réactions de chaque bébé. Il semble pourtant dans cet extrait que Mireille estime qu’il est plus important à ce moment précis de terminer sa démonstration aux parents dans un but pédagogique – comment doucher leur bébé dans le lavabo ou la masser – que de se soucier des réactions d’Alice, qui semble peu disposée à recevoir un massage. Elle s’extrait de cette manière de l’injonction intimée aux parents de suivre le rythme de l’enfant. Ce constat corrobore les observations de

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Perrenoud, selon lesquelles l’« ethos de la moindre empreinte » est moins présent dans le cadre d’un suivi global42. Les compétences des sages-femmes reposent d’une part sur leur savoir expérientiel issu de leur pratique, fondé sur le fait d’avoir côtoyé et pris soin de nombreux bébés, et d’autre part sur leurs connaissances en biomédecine et en médecines complémentaires. Ces différents registres de connaissances sont reconnus et valorisés par les parents, qui tendent à accepter l’intervention de la sage-femme même lorsqu’elle entre en contradiction avec la volonté de ne pas imposer d’actes perturbant le rythme « naturel » du bébé. Celui-ci est comparé à un « petit animal » qui, s’il est adéquatement entraîné pendant ses premières semaines de vie, ne « tombera jamais d’un arbre ». Cette animalisation de l’enfant, renvoyé à son statut de « mammifère », évoque à nouveau l’imaginaire de la naissance « naturelle43 ». En tant que « produit » de l’accouchement naturel, l’enfant se définit par sa « naturalité ». Ce bébé « naturel » n’existe ainsi qu’en opposition au bébé « civilisé », fruit du modèle éducatif néolibéral. Remarques et conclusions En situant l’observation du bébé au centre de leur suivi, valorisant d’une part ses compétences, et stimulant d’autre part la « créativité » maternelle, les sages-femmes s’inscrivent dans une « éthique de la disponibilité maternelle » favorisant – peut-être malgré elles – la (re)production d’une répartition inégalitaire des responsabilités et tâches entre mères et pères44. Dans cette perspective, le modèle de soin proposé, tout comme le modèle hospitalier en réaction duquel il s’est construit, est chargé en injonctions, d’abord adressées aux mères, et implique une standardisation des pratiques de soin. Comme le rappelle Perrenoud, « l’accompagnement devient un instrument des sociétés néolibérales, poussant les individus à se prendre en charge45 ». À ce titre, malgré un « ethos de la moindre empreinte », le suivi bascule potentiellement dans la prescription, en dépit de la volonté des actrices et acteurs impliqué·e·s, parents comme sages-femmes. Néanmoins, en présentant le bébé comme un acteur à part entière de la relation d’allaitement, les sages-femmes insistent sur son rôle dans le succès de l’allaitement, cherchant à décharger les mères de l’entière responsabilité du processus. Les modalités temporelles du suivi global, telles que l’étendue de la période sur laquelle se construit la relation entre parents et sage-femme ou la durée des visites post-partum, rompent avec la logique institutionnelle et la hiérarchie technocratique, impliquant la subordination de l’individu à l’institution46. La continuité du suivi, par opposition à la fragmentation des soins caractéristique du modèle hospitalier, permet le développement d’une relation de confiance entre la sage-femme et les parents. Les consultations ont lieu au domicile des parents, dans lequel les sages-femmes sont des « invitées », respectant les

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Perrenoud, 2016, p. 199. Odent, 2011. Garcia, 2011, p. 12. Perrenoud, 2016, p. 22. Davis-Floyd et John, 1998.

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règles de leurs hôtes, et non l’inverse. Ces différentes dimensions du suivi global amènent les sages-femmes à se distancier des repères institutionnels, tel que la pesée systématique, en faveur d’une évaluation qualitative de l’allaitement, perçu comme un processus relationnel. La découverte du bébé est sous-tendue par une préconception selon laquelle elle ou il devrait forcément être avide de communiquer, pour qui saura interpréter correctement ses signaux. Dans cette quête de communication, les discours et les pratiques s’articulent autour de deux pôles de conceptualisation des bébés : un bébé individuel d’une part, qui possède dès la naissance des caractéristiques qui lui sont propres, et un bébé générique d’autre part, dont les goûts, les attitudes et les compétences sont déterminés par ses capacités biologiques, soit son corps naturel47. Si mes interlocutrices et interlocuteurs rejoignent ainsi une vision néolibérale de l’individualité comme extension de données biologiques, ils adhèrent également à une conception fondée sur les relations sociales. Elles et ils se positionnent ainsi de manière critique face à l’idéologie dominante, en faveur d’une formation plus progressive de l’individualité au fil du temps : la dépendance du bébé envers ses parents et le devoir de disponibilité constante de ceux-ci à son égard sont perçus comme une étape de transition nécessaire, voire désirable pour accéder à l’autonomie48. Ce raisonnement rejoint les arguments sous-tendant les théories de l’attachement. L’autonomie reste ainsi l’objectif final, bien que le cheminement emprunté pour « civiliser » le bébé diffère. Bibliographie R. D. Apple, Mothers and Medicine. A Social History of Infant Feeding 1890-1950, Londres, The University of Wisconsin Press, 1987. L. M. Blum, At the Breast. Ideologies of Breastfeeding and Motherhood in the Contemporary United States, Boston, Beacon Press, 1999. L. Boltanski, Prime éducation et morale de classe. Paris, Mouton, 1977. ———, La condition fœtale. Une sociologie de l’engendrement et de l’avortement, Paris, Gallimard, 2004. D. Bonnet et L. Pourchez, Du soin au rite dans l’enfance, Toulouse, Erès, 2007. Ing. Bretherton, « The origins of attachment theory : John Bowlby and Mary Ainsworth », Developmental psychology, 28 (1992), p. 759-775. J. Brownlie, V. M. S. Leith, « Social bundles : thinking through the infant body », Childhood, 18/2 (2011), p. 196-210. B. A. Conklin et L. M. Morgan, « Babies, bodies and the production of personhood in North America and a native Amazonian society », Ethos, 24/4 (1996), p. 657-694. M. Crouch, L. Manderson, « The social life of bonding theory », Social Science & Medicine, 41/6 (1995), p. 837-844. R. E. Davis-Floyd et G. St.John, From Doctor to Healer. The Transformative Journey, New Jersey, Rutgers University Press, 1998. G. Delaisi de Parseval, S. Lallemand, L’art d’accommoder les bébés. Paris, Odile Jacob, 1988. 47 Conklin et Morgan, 1996. 48 Tomori, 2015. p. 203.

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Florence Pasche Gui gnard

Discours, représentations, pratiques et modes de transmission des savoirs et des idées sur l’allaitement dans les milieux francophones du parentage naturel

Le parentage naturel : définitions et inspirations L’allaitement maternel est la pratique la plus courante du parentage naturel, parmi d’autres relatives à la fertilité, la grossesse, l’accouchement, la nutrition, la santé et l’éducation qui caractérisent ce style particulier de parentage. Ce chapitre propose une analyse des discours, des représentations, des pratiques et des modes de transmission des savoirs sur l’allaitement parmi des parents (surtout des mères) francophones qui pratiquent, avec des degrés d’engagement variables, le « parentage naturel ». Cette introduction générale commence par définir ce que recouvrent ces termes en décrivant, d’une part, quelles sont les sources d’inspiration du parentage naturel et, d’autre part, en quoi consistent ses pratiques les plus typiques qui, comme l’allaitement, ne sont pas pour autant exclusives à ce seul style de parentage1. Une fois ce cadre posé, les arguments qui s’ajoutent à ceux des mouvements pro-allaitement ou « lactivistes2 » plus généralement, et qui sont donc particuliers au parentage naturel, seront analysés. Deux courants d’idées influencent le parentage naturel et le distinguent d’autres styles de parentage ou styles de vie. D’un côté, on trouve les théories du « parentage de l’attachement3 », et de l’autre, une forte dimension écologiste que ce chapitre discutera



1 Ces pratiques sont typiques mais pas exclusives au parentage naturel en raison de l’important recoupement entre parentage naturel et parentage de l’attachement, comme expliqué ci-dessous. L’allaitement est l’une des pratiques qu’on retrouve ailleurs. 2 Le lactivisme désigne les mouvements pro-allaitement les plus militants. Voir les travaux de Faircloth, cités en bibliographie : Faircloth, 2013 ; 2015 ; 2016 ; 2017. 3 William Sears, un médecin américain, et son épouse Martha sont connus pour avoir développé les théories du « parentage de l’attachement » (en anglais : attachment parenting). Ils s’appuient sur leur propre expérience parentale et sur les travaux sur l’attachement sécure du psychiatre John Bowlby et d’autres pour proposer des techniques qui mettent l’accent sur un contact physique prolongé entre le bébé et sa mère (puis, dans les éditions plus tardives de leur ouvrage The Baby Book, « les parents »). L’allaitement en fait partie. Sears et Sears, 1993. Florence Pasche Guignard  •  Université Laval Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 391-416 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127446 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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aussi avec des exemples qui concernent l’allaitement. Bien que la juxtaposition entre le parentage de l’attachement et le parentage naturel soit importante, ceux-ci ne se confondent pas, malgré les nombreuses pratiques communes, comme l’allaitement ou le portage (en écharpe) ainsi qu’une insistance sur la proximité entre le corps du bébé ou de l’enfant et celui du parent (le plus souvent : la mère). Certaines de ces pratiques sont aussi désignées, en français, par l’appellation « maternage proximal ». Tout en reconnaissant l’importance du travail des mères et les enjeux liés au genre et au travail du corps maternel, j’utilise le terme « parentage » plutôt que « maternage » d’une part pour distinguer le parentage naturel du maternage proximal (qui n’est que l’un de ses éléments), et d’autre part pour souligner que cette pratique implique souvent les deux parents4. C’est justement la dimension écologiste qui distingue le parentage naturel du parentage de l’attachement ou proximal : il est tout à fait possible de pratiquer le parentage de l’attachement (allaitement, portage, cododo) sans aucun souci des pratiques à dimension écologique qui seront décrites plus en détail ci-dessous. En anglais, des termes tels que eco-parenting, green mothering, sustainable motherhood, etc. sont utilisés pour décrire de telles pratiques et leurs discours5. Celles-ci ont rarement fait l’objet d’analyses en contextes francophones. Ce chapitre est basé sur une recherche interdisciplinaire plus large, intitulée Natural Parenting in the Digital Age. At the Confluence of Mothering, Religion, Environmentalism and Technology6. Cette étude examinait les expressions contemporaines du parentage naturel dans les contextes de la France, la Suisse romande, la Belgique, ainsi que du Québec. Quelques familles francophones expatriées dans d’autres régions en Amérique du Sud et du Nord ont aussi été incluses. Dans ce chapitre, la plupart des données mobilisées proviennent du contexte suisse romand. Ces exemples ont été sélectionnés parce que, dans ces entretiens-là (semi-dirigés), l’allaitement s’est révélé être un thème particulièrement important pour les mères et les parents. De plus, ces cas reflètent des situations communes rencontrées dans la recherche plus vaste. Ainsi, les propos résultant de l’analyse de ces cas peuvent être étendus, au-delà de la Suisse romande, aux autres contextes francophones considérés dans cette recherche7. En effet, malgré quelques différences quant à l’acceptation ou à la critique, dans des cultures et pays différents, de certaines pratiques du parentage naturel, comme l’allaitement prolongé, on peut repérer plusieurs caractéristiques communes dans les discours des parents eux-mêmes sur leur allaitement, au-delà des particularités contextuelles. Les discours sur l’allaitement dans le parentage naturel sont similaires : c’est leur réception – et la réaction à la critique qui en est faite – qui diffère. Ne pouvant en faire état de façon détaillée dans ce chapitre, je renvoie à mes publications précédentes, basée sur la même recherche8.



4 Sans être thématisé en tant que tel, le rôle du père sera aussi discuté, par exemple dans le cas de « Fanny et Julien » (voir ci-dessous, p. 409-412) et dans la conclusion. 5 Chikako, 2014, p. 118 et Redela, 2014, p. 118. 6 Cette recherche postdoctorale a été menée dans le cadre d’un séjour de mobilité internationale financé par le Fonds national de la recherche scientifique suisse, au Department for the Study of Religion de l’Université de Toronto, puis à la Faculté des Lettres (sciences des religions) de l’Université de Fribourg. Elle a fait l’objet d’une approbation éthique par l’Université de Toronto. 7 La recherche originale examinait la dimension transnationale du parentage naturel plus qu’il n’est possible d’en rentre compte dans ce chapitre. 8 Pasche Guignard, 2015, p. 105-124 ; Pasche Guignard, 2016 ; Fedele et Pasche Guignard, 2018.

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Entre 2012 et 2016, j’ai conduit des entretiens de recherche avec une trentaine de parents (y compris des pères et des couples), recrutés via diverses plateformes en ligne. La plupart avaient entre 25 et 45 ans et provenaient de milieux socio-économiques variés, généralement avec un haut niveau d’éducation (universitaire). En plus d’observations sur divers terrains, une cyberethnographie a permis la récolte de données dans des espaces en ligne (accessibles au public sans enregistrement) et l’observation (y compris participante) de dynamiques conversationnelles autour de thèmes récurrents au parentage naturel. Ces espaces comprenaient des pages spécifiques de médias sociaux (comme des groupes sur Facebook), des forums ou des sections de forums spécialisés dédiées au parentage naturel, des blogs et des vlogs, leurs commentaires, et d’autres formes d’interactions en ligne. L’orientation méthodologique de cette recherche interdisciplinaire était surtout qualitative, c’est pourquoi l’analyse de ce chapitre porte sur des études de cas qui ne permettent pas de généralisation statistique, tout en étant suffisamment représentatifs des dynamiques des discours spécifiques sur l’allaitement au sein du parentage naturel. La recherche sur laquelle se base se chapitre a permis d’identifier plusieurs pratiques comme typiques du parentage naturel. Celles-ci sont indispensables à la compréhension de l’allaitement dans ce style de parentage, car, s’il en est la pratique la plus fréquente et importante, il ne peut être appréhendé de façon isolée. En voici une liste représentative, mais non-exhaustive : la gestion de la fertilité basée sur la connaissance du cycle menstruel ; un accouchement avec le moins possible d’interventions médicales, ou même un accouchement planifié à domicile (avec une sage-femme) ; le portage du bébé en écharpe (ou un autre porte-bébé dit physiologique) ; l’utilisation de couches lavables plutôt que jetables ; une tendance marquée pour des modes de vie dits de « simplicité volontaire » (par exemple, une préférence pour les articles de seconde-main, y compris les articles de puériculture et les habits pour enfants), ou de « consommation éthique » ; un questionnement sur certains aspects de la médecine allopathique (par exemple, la vaccination) qui amène souvent à une préférence pour d’autre formes de soins de santé ; un questionnement sur l’éducation et les pédagogies alternatives (par exemple Montessori ou Steiner) ; et enfin, une attention particulière portée à l’alimentation (par exemple biologique, flexitarienne, locale, de saison) et à la consommation en général. De telles pratiques sont loin d’être majoritaires dans les contextes francophones (surtout européens) considérés pour la recherche. Par exemple, l’immense majorité des femmes accouche à l’hôpital plutôt qu’à domicile (par choix), la nourriture biologique ne domine pas le marché alimentaire, et l’utilisation de couches lavables reste marginale par rapport à celle des couches jetables. Au sens où le parentage naturel se distingue d’autres modes et séries de pratiques plus répandues et correspondant mieux aux normes sociales et culturelles dans les contextes où elles sont pratiquées, on peut considérer qu’il a une composante identitaire9 : une « maman nature » (un terme discuté, revendiqué par certaines et rejeté par d’autres) met en œuvre plusieurs des pratiques décrites ci-dessus, mais rarement toutes celles-ci. L’allaitement, surtout s’il dure plus longtemps que la moyenne dans un contexte donné, ou s’il est fait « à la demande », est certainement la première et la plus commune



9 On retrouve cette dimension identitaire parmi certaines des adhérentes aux discours lactivistes (Faircloth 2017, p. 22-27) ou à ceux du maternage intensif, y compris en France, voir Paltineau, 2015.

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de ces pratiques typiques. Mes interlocutrices pour cette recherche ont toutes, sauf une10, allaité au moins un enfant. La majorité d’entre elles avait pour objectif d’allaiter « aussi longtemps que possible » ou « jusqu’au sevrage naturel », une expression souvent utilisée. Pour les mères interrogées, elle signifie que c’est l’enfant qui ne réclame plus la tétée et que l’allaitement « s’arrête de lui-même », le plus souvent graduellement, sans que ce soit la mère seule qui en prenne la décision. Dans ce qui suit, plusieurs extraits d’entrevues menées dans le cadre de cette recherche montrent comment certains discours opèrent une idéalisation de « l’ailleurs » et de « l’autrefois » et confèrent à l’allaitement une dimension morale écologiste. La discussion porte ensuite sur deux modes principaux de transmission des savoirs et des idées reçues, rejetées ou réappropriées, positives ou négatives, sur les mères qui allaitent ou celles qui n’allaitent pas, peu, ou plus. Le premier mode de transmission, vertical et contesté, comprend plusieurs figures intéressantes : d’abord, celle de la grand-mère sans autorité, ni authenticité, mais aussi les figures multiples des intervenant-e-s en santé (médecins, notamment les pédiatres et gynécologues, infirmières, et plus rarement les sages-femmes) à l’autorité de plus en plus contestées par les « mamans nature » qui choisissent d’allaiter dans des contextes où cela n’est pas évident. Ce mode vertical de transmission fait place à un autre mode, plus horizontal. Celui-ci passe désormais surtout par les médias socionumériques qui permettent la diffusion de discours et pratiques alternatives11. Tout en accentuant la contestation de certaines formes d’autorité (notamment médicale et générationnelle), le tournant de la digitalisation est amorcé aussi dans le domaine de l’allaitement parmi des parents qui, paradoxalement, recourent à des moyens de médiation à haute technologie pour partager et diffuser des savoirs sur un allaitement qui est le plus souvent caractérisé comme « naturel » et comme une réponse à des modes de vie par ailleurs critiqués comme trop technocratiques. À la fin du chapitre, la conclusion reprend les perspectives principales et ouvre la réflexion sur d’autres pistes de recherche sur les articulations entre genre, féminité, corps, médias et technologies, en particulier digitales. Parentage naturel et allaitement maternel : perceptions, discours et pratiques Comme indiqué dans l’introduction de ce chapitre, les pratiques et certaines des motivations générales du parentage naturel recoupent largement celles du parentage de l’attachement. C’est aussi le cas pour l’allaitement, et il n’est donc pas surprenant que les arguments en sa faveur soient les mêmes que ceux des discours contemporains

10 Sur les vingt-six mères interviewées, seule une n’avait pas pu allaiter, à son grand regret, pour des raisons médicales. Souffrant d’une maladie grave limitant ses capacités physiques, elle a dû cesser la prise de médicaments particuliers pendant sa grossesse, très contrôlée par les médecins. Il était urgent et nécessaire pour sa santé qu’elle reprenne ses médicaments, incompatibles avec un allaitement, juste après son accouchement. Son mari, qui était mon principal interlocuteur pendant l’entretien, a sans succès tenté d’obtenir du lait maternel d’un lactarium. Les parents ont donc donné du lait de substitution à leur fille, en choisissant une marque de lait biologique dès que possible. 11 Pour une analyse plus détaillée du rôle des médias et espaces socionumériques dans la diffusion et la visibilisation du parentage naturel en contextes francophones, voir Pasche Guignard, 2015.

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pro-allaitement de façon plus générale12. Parmi les arguments partagés, on trouve, entre autres, le bénéfice pour la santé de l’enfant à court, moyen et long terme, le renforcement du lien d’attachement, et divers bénéfices supposés pour la mère (par exemple, la perte plus rapide du poids de grossesse). Des arguments relatifs à la praticité de l’allaitement pour la mère sont aussi fréquemment soulignés dans des affirmations du type : « Je suis trop paresseuse pour me lever la nuit ! » ou encore « Je n’ai pas envie de devoir faire des biberons, tout mesurer, les laver, les stériliser et tout ». L’une des accusations souvent portées contre le parentage naturel en contextes francophones13 est qu’il donnerait « plus de travail » aux mères, ce qu’elles réfutent par diverses stratégies discursives qui soulignent non seulement les aspects écologiques et économiques de leurs choix de maternage, mais aussi leurs aspects pratiques. Pourtant, plusieurs éléments de ces discours sur l’allaitement ne se retrouvent pas avec une telle récurrence ou insistance en dehors des milieux du parentage naturel. Quels sont donc ces éléments plus spécifiques ? C’est surtout du côté de l’influence des discours écologistes et dans les mentions du « naturel » – une notion construite de façons très diverses et problématiques – qu’il faut chercher des réponses. Dans ce qui suit, je propose donc une sélection représentative, tout en restant aussi nuancée que possible, de propos tenus par les parents nature dans les plateformes de discussion en lignes variées considérées pour cette recherche (voir la section introductive de ce chapitre). Plusieurs de ces éléments sont ressortis également des entrevues recherche menées avec les parents, dont certains extraits seront également discutés ci-dessous en étude de cas. Allaitement et proximité La notion spatiale de proximité est l’un des arguments pro-allaitement typiques du parentage naturel. Cette notion de proximité fait écho à la fois à la notion de « maternage proximal14 », qui implique deux corps en intimité (bébé et mère ou parent), et à celle de nourriture de proximité, un autre principe important pour une majorité des parents nature interrogés. La proximité au niveau de l’alimentation inclut, par exemple, le fait de se fournir en produits frais, de saison, et sains auprès de prestataires locaux comme les coopératives paysannes (système des « paniers maraîchers » en abonnement à la saison) et les marchés fermiers, ou encore en jardinant15. En résonnance avec ces notions, certaines des mamans nature perçoivent leur allaitement comme une forme de contestation d’une économie néolibérale à outrance, axée sur

12 Voir C. Chautems et S. Guerra dans ce volume. 13 Voir ci-dessous la discussion des arguments de la philosophe Élisabeth Badinter. 14 Plusieurs des mères interviewées (voir par exemple le cas de Melissa, ci-dessous) utilisent ces termes pour décrire leurs pratiques de maternage qui n’ont pas directement un aspect écologiste. Le « maternage proximal » s’oppose au « maternage distal », ce qui se traduit dans des oppositions (rarement aussi tranchées dans la réalité) : allaitement au sein vs. biberon ; portage du bébé vs. poussette ; cododo vs. enfant seul dans sa chambre. Pour une définition en français du maternage proximal et relative à des contextes francophones, voir par exemple Prieur qui appelle à « une proximité non exclusive ». Prieur, 2008. 15 Pour une analyse plus approfondie et d’autres exemples des modes de nutrition et régimes alimentaires dans les familles pratiquant le parentage naturel, voir Pasche Guignard, 2016.

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l’exploitation, en particulier celle d’autres corps allaitants, en l’occurrence ceux des vaches laitières dont les sécrétions mammaires servent à fabriquer les laits infantiles et les laits de suite pour les bébés. Or, ces mères savent, peuvent, et souhaitent produire elles-mêmes pour leur enfant leur propre lait. Pour certaines, allaiter devient donc un autre geste d’indépendance et de protestation : comme le jardinage ou la cuisine « fait maison » à base de produits locaux et de saison, l’allaitement fait partie des pratiques qui affranchissent de la dépendance aux firmes agro-alimentaires industrielles, au moins partiellement. Le lait maternel humain, lui aussi, coule à la source, sans avoir été produit « on ne sait pas trop où », puis transporté sur des milliers de kilomètres, contrairement au lait de substitution. Si les mamans nature sont rarement des politiciennes actives, elles ne sont pas pour autant politiquement désengagées : la plupart perçoivent très bien le pouvoir et l’impact de leurs choix de consommation. « Je refuse de donner mon argent à Nestlé ! » s’exclame l’une d’entre elles, tandis qu’une autre, qui a dû allaiter « en mixte » et recourir aux laits infantiles, souligne que l’allaitement au sein ne produit pas de déchets car il n’y a pas d’emballage. L’allaitement prend pour certaines femmes une dimension consciente de boycott envers les grandes firmes de l’agro-alimentaire dont les produits commercialisés, les pratiques et les innovations technologiques16 suscitent la méfiance. Dans un contexte nord-américain, des dynamiques et stratégies rhétoriques similaires, à l’œuvre dans le choix de pratiques du parentage naturel comme l’allaitement (et l’accouchement à domicile), l’adhésion à des idéaux écologistes et la critique du modèle de consommation capitaliste ont été mises en évidence. La résistance à plusieurs niveaux, tant privés que publics, à « l’industrialisation » est l’un des points de convergence de ce que Barbara Katz Rothman appelle « food movement » et « birth movement », dont elle souligne les parallèles17. Michel Odent, un obstétricien bien connu dans le milieu du parentage naturel, avait également mis en lumière de tels parallèles dans son ouvrage Le fermier et l’accoucheur, même s’il se concentre plus sur les aspects systémiques et institutionnels que sur l’expérience personnelle des femmes et des couples18. En allaitant, la mère se positionne comme productrice de nutrition plutôt que comme consommatrice dépendante et passive. Même si aucune des personnes interviewées ne s’est réclamée ouvertement de la cause antispéciste, ni n’a tenu de propos radicaux sur les rapports et les hiérarchies symboliques entre les espèces humaines et animales, ce type de questions était toutefois sous-jacent à une réflexion plus large sur l’alimentation, l’agriculture, la consommation et l’écologie. Aucune de mes interlocutrices francophones ne s’est revendiquée explicitement de l’écoféminisme, qui « malgré [un] début de visibilité, […] n’en reste pas moins assez isolé des autres courants, peu intégré et peu discuté19 » parmi les féministes en France et dans la francophonie en général (à l’exception du Québec, où l’écoféminisme est un peu mieux connu). Malgré l’absence de cette étiquette, on retrouve dans certains discours une idée-clé 16 Un exemple d’innovation technologique lien direct avec le sujet de ce chapitre, mentionné avec une certaine colère par l’une des mères interviewées, est une machine à biberon d’une grande marque de l’alimentaire. Celle-ci fonctionne sur des principes similaires à ceux des machines à café de la même marque, mais pour la préparation de biberons de lait artificiel désormais aussi via la commande d’un smartphone. Les critiques contre ce nouveau produit vont au-delà de celles contre les produits de substitution au lait maternel ou contre le fait de ne pas allaiter : le coût à l’achat, à l’utilisation ainsi que le coût environnemental (fabrication, durée de vie du produit) sont aussi visés. 17 Katz Rothman, 2016. 18 Odent, 2004. 19 Burgart Goutal, 2018, p. 67.

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de l’écoféminisme : à savoir que la domination des femmes et celle de la nature partagent certaines racines communes dans la logique de la science (technocratique, positiviste) et du capitalisme (surtout néolibéral) qui, très souvent, se renforcent en se combinant. Dans les milieux du parentage naturel encore plus que dans ceux qui soutiennent et promeuvent l’allaitement sans forcément mettre en avant ses dimensions écologiques, cette pratique est donc perçue aussi comme un engagement actif de non-consommatrice responsable. « Ailleurs » et « autrefois » Les références à « l’ailleurs » et « l’autrefois » sont une autre caractéristique des discours sur l’allaitement dans le parentage naturel. Au cours de la recherche plus large sur laquelle se base ce chapitre (voir la section introductive), j’ai examiné plusieurs discussions qui replacent les controverses contemporaines sur l’allaitement maternel dans une perspective historique et culturelle. Dans la plupart des cas, il s’agit de discours populaires (et non « historiques » au sens académique du terme) qui valorisent et même idéalisent « le passé » ou « d’autres cultures » de façon générale, ou le statut de l’allaitement à l’intérieur de celles-ci. Ceci n’est pas particulier à l’allaitement et se retrouve pour d’autres pratiques comme le cododo, le portage, ou encore l’accouchement en dehors des structures hospitalières. Ce « passé » évoqué n’est généralement pas un passé « récent ». Plutôt lointain, ce temps passé où « les femmes savaient allaiter » et où « l’allaitement, c’était normal » remonte au moins à l’époque des grands-mères ou arrière-grands-mères de mes interlocutrices, voire même à des figures ancestrales bien plus lointaines, mythiques même, parfois construites à partir de clichés et d’images circulant sur divers médias. Ainsi, plusieurs blogues et comptes sur les médias sociaux sont illustrés par des images d’allaitement qui montrent des femmes mises en scène dans des contextes extérieurs (dans « la nature », à la plage, devant des arbres, etc.). Des hashtags comme « #allaitementlong » permettent de trouver ces images et d’autres tirées d’archives (photographies et histoire de l’art). Ces figures sont rarement situées avec précision par mes interlocutrices, ni rapportées à leurs propres lignées maternelles. Si mes interlocutrices reconnaissent que le statut général et le sort des femmes « autrefois » n’était pas forcément enviable par rapport au leur, elles admirent, en revanche, le statut accordé aux mères et la reconnaissance du travail maternel consistant à garder les enfants en vie et en santé par le seul moyen de nourrissage alors à leur disposition : l’allaitement au sein. Quand elles évoquent les allaitements d’autrefois, mes interlocutrices mentionnent que les femmes pouvaient, ou même devaient, allaiter « plus longtemps » car elles ne cumulaient pas la double journée de travail rémunéré à l’extérieur et celui de la maison20. Ceci est historiquement inexact ou, du moins, n’est pas

20 Qu’elles soient (temporairement) mères au foyer ou qu’elles travaillent à l’extérieur pour un salaire, mes interlocutrices étaient le plus souvent conscientes, sans forcément y accoler une étiquette, de la notion de « double journée » (ou second shift, en référence à Hochschild, avec Machung, 1989). Ni le travail salarié, ni le travail domestique ne sont en eux-mêmes considérés comme des oppressions, mais bien la cumulation des deux qui est imposée aux femmes, et surtout aux mères, en raison des structures inégalitaires de la société. Plusieurs mamans nature interrogées soulignent aussi que ce n’est pas leur choix de parentage ni la mise en pratique de leurs convictions écologistes qui ont créé les inégalités entre hommes et femmes.

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valable pour toutes les catégories sociales21. D’autres mères soulignent que l’allaitement, y compris en public, était autrefois normalisé et que la transmission des savoirs était ainsi plus aisée. La notion d’un « entourage », en particulier féminin, présent par défaut pour aider les jeunes mères, notamment dans les heures, jours ou semaines suivant l’accouchement, fait aussi partie de ces imaginaires sur « l’allaitement autrefois », perçu de manière positive, mais toutefois sans naïveté sur la condition sociale, légale, et économique des femmes en général avant les avancées féministes du xxe siècle. Cette évocation de l’allaitement des femmes « dans le passé » est ainsi le plus souvent floue. Les enjeux de transmissions générationnelles, ou leurs ruptures, sont au cœur de tels discours, sur lesquels nous reviendrons plus loin. Pour l’instant, remarquons seulement qu’en référence à l’allaitement des nourrissons par leurs propres mères22, cet « autrefois » répond à une autre notion idéalisée : celle de « l’ailleurs ». En effet, certains discours qui évoquent l’allaitement « ailleurs » tendent à survaloriser une plus grande proximité supposée avec « la Nature » dans d’autres régions, contextes et cultures, tout comme dans ce passé mythique de « l’allaitement autrefois ». Cette idée est souvent exprimée par des remarques telles que : « Chez nous aussi, c’était comme ça, avant ». Discuter de l’expérience de Melissa23, une maman nature suisse dont le mari est d’origine camerounaise permet d’illustrer ce type de positionnements et les ambiguïtés des regards posés sur l’allaitement, surtout quand celui-ci se prolonge au-delà des premiers mois de vie du bébé. Cet exemple introduit un autre thème clé de ce chapitre : celui de la perception des femmes des générations précédentes sur l’allaitement. Au moment de notre entretien qui a lieu chez elle, dans une ville de Romandie, Melissa, vingt-huit ans, est mère d’un enfant de vingt-deux mois. Elle fait partie de la minorité de mères qui, en Suisse, poursuivent leur allaitement au-delà des premiers mois24. Elle pratique aussi le portage, utilise (en partie) des couches lavables, et elle veille à avoir une alimentation saine. Comme elle allaite parfois encore son enfant pendant la nuit, elle a aménagé la chambre de celui-ci avec un lit supplémentaire pour pratiquer ainsi une forme partielle de cododo. Melissa est mariée au père de l’enfant, un Suisse d’origine camerounaise qui travaille comme informaticien. Lors de leurs vacances, ils se rendent régulièrement pour des séjours de plusieurs semaines au Cameroun, où vivent des membres de la famille du mari de Melissa. Ses propres parents, dont elle se dit proche, vivent en Suisse, et sa mère garde 21 Voir S. Scholl « L’ascèse du lait » dans ce volume. 22 L’allaitement de l’enfant par sa propre mère est le plus fréquemment évoqué. Certaines interlocutrices ont mentionné les nourrices et la pratique du co-allaitement, ou le fait d’allaiter exceptionnellement le bébé d’une autre femme de son cercle social proche ou de sa parentèle en cas d’urgence ou dans le but de lui rendre service. Cette idée-là est parfois disputée et discutée dans les forums en ligne sur le parentage naturel. Les raisons « hygiéniques » (risque de transmission de maladies par le lait maternel) sont rarement évoquées. La réticence se situe plus au niveau symbolique et idéologique : en effet, dans l’optique du maternage proximal et du parentage de l’attachement, l’allaitement reste considéré comme une pratique qui crée du lien de proximité, d’attachement, et même d’intimité entre l’allaitante et l’allaité-e. Un lien supposé aussi fort est-il souhaitable, même occasionnellement, entre une femme et un enfant qui n’est pas le sien ? 23 En conformité avec le protocole éthique, les prénoms et certains détails concernant mes interlocutrices et interlocuteurs ont été changés ou modifiés dans le but de protéger leur anonymat. 24 Une enquête de 2014 établit qu’en Suisse le taux d’initiation de l’allaitement était passé à 95%, que la durée moyenne de l’allaitement exclusif était d’environ douze semaines. 1% (ou moins) des bébés âgés de 7 à 9 mois sont encore allaités (exclusivement ou avec compléments). Un pourcentage de zéro est donné comme chiffre pour les bébés de plus de dix mois. Voir Dratva et al., 2014.

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parfois son petit-fils. Au moment de notre interview, Melissa, titulaire d’une maîtrise en sciences de l’éducation, déclare que sa « profession, pour l’instant, c’est maman au foyer ». Elle reste toutefois très active en tant que bénévole dans plusieurs associations. Quand j’interroge Melissa sur comment et quand elle a pris la décision d’allaiter, elle évoque spontanément un épisode antérieur à sa grossesse, pendant un précédent séjour au Cameroun : (…) à un moment donné, j’ai vu une dame qui allaitait [un bébé qui devait avoir entre six à huit mois], et puis j’ai senti un besoin, vraiment, dans les tripes, d’allaiter, enfin, c’était… Ouais… avant même d’être enceinte. Et après, en fait, je [ne] me suis même pas posé la question. Je lui demande alors si ses séjours au Cameroun l’ont influencée dans son maternage et dans son allaitement. Elle répond que ce n’est pas forcément le fait d’être allée plusieurs fois en Afrique, mais plutôt « même ici [dans sa ville en Suisse], le fait de côtoyer beaucoup de gens de plusieurs origines culturelles, ça, je pense que oui. » Melissa est en effet très impliquée dans une association de rencontres interculturelles et dans l’accompagnement de personnes migrantes, auxquelles elle a donné bénévolement des cours de français. Une réflexion surgie lors d’un entretien avec Saïda, une autre mère vivant en Suisse romande, binationale suisse et algérienne, fait écho à ce thème de « l’ailleurs ». Saïda évoque le fait que des amies et collègues peu familières avec le parentage naturel lui ont plusieurs fois fait remarquer qu’elle « ne faisait pas comme elles », par exemple parce qu’elle a accouché à domicile, porté beaucoup son bébé, le laissant rarement pleurer, et lui donnant le sein à la demande. Saïda raconte : [Les autres mères] disaient : « Oui, mais Saïda, elle fait autrement. C’est parce qu’elle [vient] d’ailleurs, c’est pour ça qu’elle fait différemment de nous ». Et, pour elles, c’était une explication et du coup, elles ne questionnaient plus ce que je faisais. Pour ses proches, l’origine étrangère de cette mère suffisait à expliquer l’étrangeté de ses pratiques de maternage, alors que Saïda, dans notre entretien, n’y a jamais fait référence et pouvait expliquer de façon rationnelle et argumentée les bénéfices supposés de chacune des pratiques qu’elle mettait en œuvre, comme son allaitement long. Venant de la part d’autres femmes de leur génération, de telles remarques montrent plus un étonnement que de l’hostilité. Melissa et Saïda, comme d’autres mères interrogées, se sentaient généralement respectées dans leurs choix par les autres mères, même quand celles-ci n’allaitaient pas, ce qui n’était pas un sujet de dispute. En revanche, les remarques sont plus critiques et moins bien perçues quand elles proviennent de femmes plus âgées, comme leurs mères qui n’ont que rarement allaité aussi longtemps qu’elles. Les regards sur l’allaitement La question du regard que portent les gens, et surtout les proches, sur le parentage naturel et l’allaitement est un autre thème souvent évoqué dans la conversation avec les mamans nature. Les propos de Melissa sont, là aussi, éclairants. Tout en disant qu’elle trouve qu’elle n’a « pas beaucoup de soutien autour [d’elle] », elle mentionne l’attitude

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de sa mère qui émet de nombreuses critiques, dont plusieurs concernent l’allaitement, lorsqu’elle « vient des fois » pour garder son petit-fils : [Ma mère] ne me soutient pas tellement, elle me critique toujours beaucoup. […] On s’est encore un peu pris la tête sur ça. Parce qu’elle ne comprend pas. Pour elle, c’est un choix personnel que je fais, mais elle, elle voit ça comme une erreur, ou le fait que je sache pas comment il faut vraiment faire, ou elle ne voit pas pourquoi je continue, en fait. Et puis justement, quand je lui ai dit que tu m’avais contactée [pour faire cette entrevue de recherche], elle m’a demandé : « Mais est-ce que tu en parles avec des autres mamans pour voir comment elles font ? » et puis je lui ai dit : « oui, d’ailleurs, il y a une dame25 qui vient pour un entretien sur le maternage proximal” – “Sur le quoi ? ». Et puis après, je lui ai expliqué. Et puis, elle m’a dit : « Mais pourquoi tu ne m’as jamais dit que c’était une mode ? » Melissa souligne donc la critique, le manque de soutien, mais aussi l’incompréhension que suscitent certains de ses choix. La mère de Melissa perçoit l’allaitement long que poursuit fille comme faisant partie d’une « mode » qu’elle n’approuve pas, et comme un choix à contre-courant, ce avec quoi Melissa semble d’accord, car les femmes qui allaient encore et aussi longtemps dans ce contexte vont en effet à l’encontre des normes de retour au travail, au moins à temps partiel, et de l’arrêt du nourrissage au sein en Suisse. Je prie mon interlocutrice de préciser sur quoi exactement portent les critiques de la part de sa mère : Ben, elle trouve que ça me prend trop de temps, par exemple. Elle trouve que je n’ai pas de vie, parce que je suis tout le temps avec mon enfant. Pourtant, elle a fait pareil avec moi ! D’ailleurs, c’est pour ça : j’ai eu mes deux parents proches de moi quand j’ai grandi, c’est pour ça que ça m’a donné envie aussi moi d’être proche de mon enfant. Et aussi, ben par exemple, elle trouve que le fait que je l’allaite, c’est ça qui fait qu’il dort mal la nuit. Et puis elle me dit : “Tant que tu l’allaites, il ne dort pas la nuit”. Parce qu’en fait je n’ai jamais eu une nuit vraiment complète… et puis elle, elle met ça sur le dos de l’allaitement. Mais j’ai d’autres amies qui allaitent et pourtant leurs enfants dorment mieux maintenant. Je demande alors à Melissa si elle reçoit aussi ce type de remarques du côté de sa belle-famille : Au Cameroun, il n’y a personne qui nous a fait des commentaires… Bon, ma bellemère, quand elle me dit : « T’allaites encore ? ! », elle, elle rigole, et ça lui fait presque plaisir, parce qu’elle a allaité sa dernière fille [longtemps]. Ils racontent toujours que quand [la dernière fille] rentrait de l’école, elle allait téter… [rires]… Mais j’en avais parlé avec [ma belle-mère] une fois pour savoir comment… je me disais que peut-être elle va m’apporter son soutien, et puis elle m’a dit qu’elle, en fait, elle a toujours allaité « jusqu’au suivant, » et puis, elle en a eu sept, et bon, malheureusement, y’en a trois qui sont décédés.

25 Cette remarque de Melissa renvoie à la question de la positionalité de la chercheuse et au rôle des enquêtes en sciences humaines et sociales dans les débats contemporains.

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Melissa est tout à fait consciente du fait que les conditions de vie en général et celle des mères en particulier étaient (et restent) plus difficiles que les siennes dans le pays d’origine de son mari, notamment pour l’accès aux soins de santé. L’allaitement de sa belle-mère, tout comme le fait qu’elle ait eu sept enfants, n’étaient pas des choix, contrairement à son allaitement prolongé et d’autres techniques de maternage, comme le portage en écharpe. Melissa souligne la normalité de l’allaitement au-delà des premiers mois « dans ces autres cultures » qu’elle ne nomme jamais spécifiquement à part pour sa propre expérience au Cameroun. Contrairement à d’autres interlocutrices rencontrées dans le cadre de cette étude, entre autres à cause de son expérience associative interculturelle, Melissa évite toutefois de produire un discours essentialiste et xénophile qui construirait d’autres contextes culturels lointains comme « exotiques », comme « plus proches de la Nature » et donc comme nécessairement supérieurs en ce qui concerne l’allaitement et le maternage en général. Allaitement et moralité Dans les milieux du parentage naturel comme dans le reste de la société, l’allaitement n’est pas pensé au sein d’un système de relations neutres. Les parents nature sont souvent appelés à se défendre de tout traditionalisme et d’un essentialisme dont ils sont souvent accusés. Ils insistent sur la notion de « choix » de la mère qui allaite et qui est au cœur de l’un des « paradoxes du maternage naturel » que Chris Bobel a déjà mis en évidence sur la base de son enquête auprès de mères américaines dans les années 199026. Ce paradoxe consiste à réaffirmer la notion de « choix » (et aussi à l’inscrire comme un choix féministe) tout en construisant les pratiques du parentage naturel, et en premier lieu l’allaitement, comme quelque chose d’instinctif ou, justement, de « naturel ». L’analyse du discours de ces mères laisse percevoir que l’allaitement n’est pas simplement « une évidence », ni « un choix personnel », ou alors les deux à la fois suivant le cadre de leur discours, mais aussi un signe visible ou visibilisé (notamment via les médias sociaux)27 de maternage correct, voire même un devoir moral envers l’enfant. De ceci peuvent naître des tensions avec certaines positions féministes qui soupçonnent – à tort et sans considérer la subtilité et la variété de ces discours – toute mention de « nature » et de « biologie » de contribuer à un discours essentialiste qui réduit la femme à la Nature ou à sa biologie. Les expériences et discours des parents nature considérés dans cette enquête indiquent que c’est parfois le cas quand la survalorisation symbolique de la libéralité maternelle via l’allaitement le fait passer d’un « choix » à une obligation implicite pour satisfaire à de nouveaux critères de la « bonne mère écologique ». Dans son ouvrage Le Conflit : la femme et la mère, Élisabeth Badinter fustige « l’offensive naturaliste » dont font partie, selon elle, notamment l’allaitement, les couches lavables et la réticence de certaines jeunes femmes à souscrire au modèle contraceptif du tout hormonal par défaut. Elle met en garde contre une « sainte alliance des “réactionnaires”28 ». Selon Badinter, la convergence des agendas

26 Bobel, 2002. 27 Pasche Guignard, 2015. 28 Badinter, 2010, p. 45.

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écologistes, naturalistes et maternalistes résulterait dans un dangereux « retour à la nature » dont le taux d’allaitement en hausse serait un signe inquiétant29. Les discours pro-allaitement, de façon générale et dans le cas du parentage naturel, sont soupçonnés de mettre la pression sur les femmes, voire de culpabiliser celles qui ne souhaitent ou ne peuvent pas allaiter. Or, ces discours sont le fait d’agences gouvernementales ou d’organisations non-gouvernementales de santé maternelle ou de santé publique. Ces injonctions proviennent rarement de groupes qui ne visent pas d’abord la promotion de l’allaitement maternel, mais plutôt le soutien aux mères qui choisissent d’allaiter. Ces groupes, généralement privés, n’ont simplement pas les moyens de diffuser leurs messages à aussi large échelle que les agences susmentionnées, et n’ont pas les mêmes budgets publicitaires que les firmes agro-alimentaires qui produisent les laits de substitution au lait maternel. Les mamans nature qui fréquentent ces forums et groupes de discussion, en ligne ou dans des cadres associatifs divers, sont des mères qui sont déjà convaincues de leur choix et qui cherchent du soutien dans sa mise en œuvre. Un arrêt perçu comme prématuré ou forcé de l’allaitement de la part de l’une des membres des communautés en ligne de mamans nature est rarement pointé du doigt et pris à prétexte pour la critiquer en tant que « mauvaise mère » qui n’aurait pas allaité assez longtemps. Sur les forums francophones, je n’ai pas retrouvé la même virulence que dans la « mamasphere » américaine et ses « mommy wars30 ». La plupart de celles qui expriment leurs regrets sur le fait d’avoir allaité pendant « trop peu de temps » ont « tout essayé » avant de « laisser tomber », y compris consulter des conseillères en lactation (en personne), en plus d’avoir glané le plus possible d’informations – souvent contradictoires car décontextualisées – sur les forums, blogs, et autres ressources. En comparaison avec d’autres parties des forums que j’ai visités dans le cadre de ma recherche31, qui ne portent pas sur le parentage naturel, on trouve cependant chez les mamans de nombreux postes et fils de discussions au sujet des regrets, de la tristesse, de la douleur même, par rapport à la temporalité de leur allaitement décrit comme « trop court », « foiré », « interrompu » ou même « volé ». Un vocabulaire similaire se retrouve pour les accouchements perçus par les mères comme inutilement surmédicalisés32. Ceci ne traduit pas nécessairement une culpabilité, mais plutôt une prise de conscience que leur allaitement aurait pu être poursuivi si d’autres conditions leurs avaient été accessibles (comme par exemple un accès à des meilleures informations sur l’allaitement au-delà des premiers mois, sur le tire-allaitement, ou la possibilité de retourner au travail quelques semaines plus tard).

29 Pour la France ce taux d’allaitement reste pourtant très bas par rapport à d’autres pays européens, notamment scandinaves. 30 Voir à ce propos, par exemple, Crowley, 2015. Le sujet est peu traité en contextes francophones car il n’y a pas la même portée et les mêmes enjeux puisque les modèles de parentage y sont un peu plus culturellement divers, avec des contextes nationaux variés, et que les modèles du « maternage intensif » ou du parentage de l’attachement (voir note 3) n’y ont pas la même influence qu’en Amérique du Nord. 31 Les forums et autres médias numériques ont été choisis pour leur pertinence thématique et non pas seulement pour leur popularité (en termes de nombres de participantes actives). La méthodologie comprenait des visites régulières au cours du temps de la recherche, et non pas seulement des prises de vue sporadiques. Une contribution active en interaction digitale avec les participantes a aussi été intégrée comme méthode de recherche. Voir Pasche Guignard, 2016 pour une discussion plus approfondie des questions méthodologiques en contexte numérique. 32 Voir l’exemple de Jérôme et Line, un cas d’étude examiné dans Fedele et Pasche Guignard, 2018, p. 138-139.

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La stratégie discursive des mamans nature n’adresse pas de reproches directement aux autres mères, mais blâme plutôt le manque d’information et de soutien de la part de l’entourage (partenaire, famille proche, amis) ou, pour les allaitements qui s’arrêtent très tôt, vers l’incompétence et le manque de formation du personnel médical et en particulier hospitalier chargé d’aider à la mise en place de l’allaitement. Dans ces espaces virtuels, la mère qui regrette un allaitement trop court à ses yeux ou interrompu va être redirigée vers d’autres pratiques de maternage censées favoriser l’attachement, notamment le portage ou le contact peau-à-peau avec le bébé. Le parentage naturel et le maternage proximal positionnent certaines formes de proximité non-nutritionnelle comme substituts partiels à quelque chose que l’allaitement apporte, comme une forme de compensation d’un manque. Quant aux femmes qui recourent aux laits de substitution, elles échangent questions et conseils sur les meilleures options possibles et peuvent donc toujours satisfaire partiellement aux critères de la bonne mère écologique en choisissant des marques biologiques ou, pour les enfants plus grands, des laits « alternatifs » végétaux (comme le lait d’avoine). Malgré ce positionnement de l’allaitement comme « naturel », le geste d’allaiter, lui, ne l’est pas forcément pour toutes les mères, y compris celles qui adhèrent aux idéaux du parentage naturel. Il s’agit bien d’une technique du corps33 qu’il faut acquérir, ce qui plusieurs de mes interlocutrices reconnaissent volontiers. Avec la notion de « choix », il s’agit donc là d’un autre aspect paradoxal dans ces discours : malgré cette insistance sur le « naturel » et même « l’instinctif », une phase d’apprentissage est nécessaire. Ce qui est « naturel » n’est pas nécessairement instinctif, ni facile. Il convient dès lors d’interroger les modes de transmissions des discours, des savoirs et des pratiques sur l’allaitement parmi les mères qui pratiquent, à des degrés d’engagement très divers, ce type de parentage. La transmission des savoirs et idées sur l’allaitement maternel : regards et critiques Transmissions verticales interrompues et le regard des femmes plus âgées.

De nombreuses discussions en ligne entre mères allaitantes et pratiquant le parentage naturel ressort une interrogation sur la distance prise par certaines femmes avec leur mère au moment de leur maternité. Cette prise de distance, y compris en termes de relations interpersonnelles, est consciente et souvent thématisée spontanément par les mères interrogées. « Avoir une mère et être mère » s’est donc imposé comme l’un des thèmes récurrents des entretiens semi-dirigés conduits pour cette recherche. Ma démarche visait à mettre en lumière les aspects anthropologiques et sociologiques. Ainsi, apporter un éclairage de type psychologique sur les relations mère-fille est donc hors de propos. Au-delà du ressenti et des émotions des unes et des autres, on peut se demander à quels niveaux et sur quels aspects pratiques se marquent ces divergences

33 La notion de « technique du corps » est empruntée à Marcel Mauss qui mentionne l’allaitement indirectement (les termes « succion » et « nourriture » sont employés dans son texte) dans la seconde section (Techniques de l’enfance) du chapitre III (Enumération biographique des techniques du corps) de sa contribution sur les techniques du corps. Mauss, 1936.

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entre le maternage reçu par les mamans nature et celui qu’elles choisissent de pratiquer avec leurs propres enfants. Cette étude a mis en avant que des paradigmes différents en termes de choix éducatifs, pédagogiques, alimentaires, de santé et de style de vie plus généralement étaient souvent la cause de critiques et d’incompréhensions entre les mamans nature (avec leurs conjoints qui les soutiennent) et leurs parents, plus particulièrement leurs mères. Dans le cadre de cette recherche, très rares ont été les témoignages de mamans nature ayant reçu une approbation quant à leur allaitement (souvent prolongé ou exclusif) de la part de leur propre mère. Les discussions sur les plateformes numériques tendent aussi à montrer des désaccords au sujet de l’allaitement prolongé entre les mamans nature allaitantes et leurs propres mères. De façon plus générale, ces différences se perçoivent-elles au-delà des situations personnelles pour englober des écarts générationnels qui tendraient à se creuser ? Plusieurs exemples qui concernent directement l’allaitement apportent une réponse de type anthropologique à ces questions. « Va falloir arrêter ! » Les critiques contre l’allaitement long

L’exemple de Melissa, discuté plus haut, introduit ce thème des divergences et des critiques reçues par les mamans nature qui allaitent. Melissa allaite son enfant de presque deux ans en public, ce qui est loin d’être la norme en Suisse. Elle espère que ce geste décidé, sans pour autant manquer de discrétion, « va faire changer certaines mentalités ». En effet, malgré son absence de gêne à donner le sein en public, Melissa reste tout à fait consciente des regards posés sur elle et des remarques. Comme d’autres mères, elle mentionne la différence de perception générationnelle. L’extrait de notre entretien, cité ci-dessous, conduit à se demander si, dans l’appréhension de l’allaitement en public et à plus long terme que la plupart des mères en Suisse, l’âge des interlocutrices importe finalement plus que leur origine culturelle, ethnique, ou nationale (voir ci-dessus, la mention du Cameroun comme pays dans lequel l’allaitement est plus normalisé culturellement qu’en Suisse). Melissa exprime comment elle perçoit et fait face aux interrogations : Bon, y’a beaucoup de gens, surtout, j’ai l’impression, des dames d’un certain âge, qui font des remarques, qui regardent un peu bizarrement. Y’en a certaines qui trouvent ça… ou en tout cas qui disent : “Ah, c’est bien !” Mais y’en a d’autres qui disent : “Ah, va falloir arrêter !” J’avais fait un cours de danse zumba, et là, y’avait une dame, c’était une Camerounaise aussi [résidant en Suisse], je dirais de 50-60 ans, qui m’a demandé quel âge [l’enfant] avait. Et puis j’ai dit qu’il avait 18 mois… parce qu’elle m’a vue l’allaiter, et puis elle m’a dit : “Oh, il est trop grand, il faut arrêter maintenant !” Y’en a qui le pensent, y’en a qui le disent. - Et ta maman te dit aussi que tu devrais arrêter ? - Je ne la laisse pas aller jusque là… on s’est vraiment un peu pris la tête, et puis je lui ai dit : « J’ai pas envie de briser notre relation », mais je ne supporte plus qu’elle juge tout ce que je fais, parce qu’il n’y a pas que ça. Comme plusieurs des mères que j’ai interrogées, Melissa ne se sent ni comprise, ni encouragée, ni soutenue dans sa pratique de l’allaitement à la demande et à long terme. Au fil du temps, les mères allaitantes relèvent aussi la méconnaissance de la physiologie

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même de l’allaitement, perceptible dans les remarques de certaines femmes qui ont peu ou pas allaité. Par exemple, Guilaine, mère d’un enfant de douze mois au moment de notre entrevue, m’a aussi fait part de toutes sortes de remarques négatives qu’elle a pu entendre de la part de ses proches (y compris de sa mère et sa belle-mère) sur le fait qu’elle continue à allaiter son enfant « aussi longtemps ». Guilaine, pourtant, « souhaite le sevrer, même si lui n’est pas prêt du tout… mais alors pas du tout ». La notion d’un « sevrage naturel » au moment où l’enfant y est prêt, s’impose et va à l’encontre de l’idée, souvent émise par les femmes plus âgées qui critiquent l’allaitement long, que la mère serait incapable d’arrêter et de « lâcher son gamin », comme certaines le rapportent. Avant d’avoir un enfant, Guilaine ne s’attendait pas à de telles remarques. Je lui demande un exemple concret et elle me rapporte la remarque suivante de la part de femmes de sa famille : « Elles me disaient : “Quoi ? Tu peux encore ? Mais ? Tu as encore du lait ?” ». Guilaine reste stupéfaite de la méconnaissance sur la physiologie de l’allaitement et indique que seules des femmes plus âgées font ce type de remarques, tandis que ses amies qui ne pratiquent pas le parentage naturel et ont déjà cessé d’allaiter respectent tout à fait ses choix. Si l’allaitement est souvent perçu de façon positive par l’entourage au tout début, après quelques mois, les proches demandent quand est-ce qu’enfin la mère va le « passer au biberon », ou si elle va « continuer quand il aura ses dents » ou « quand il marchera », posant ainsi des jalons normatifs définissant une durée acceptable ou idéale. Avec la préférence pour un accouchement sans anesthésie ou même à domicile (quand cela s’avère faisable) et l’utilisation des couches lavables, le fait d’allaiter « à la demande » ou de poursuivre l’allaitement au-delà des premiers mois de vie de l’enfant sont particulièrement critiqués. L’impression que la mère se rendrait trop disponible pour l’enfant, ou finirait même par « en être l’esclave » est souvent mentionnée. Les mamans nature que j’ai interrogées finissent par ne plus écouter de tels commentaires dans le but de se protéger, y compris (ou surtout) si ceux-ci proviennent de leur propre mère. D’autres, comme Melissa, osent « remettre les gens à leur place » et affirmer leurs choix… ce qui ne fait pas pour autant cesser les critiques. Libérées ou libres ?

Si certaines mères sont critiquées par leurs propres mères, elles portent aussi un regard critique sur l’allaitement ou le non-allaitement des femmes qui sont devenues mères dans les années 1970-1980. La plupart sont aussi tout à fait conscientes des changements culturels des dernières décennies et tombent rarement dans un discours matrophobique34 ou de blâme maternel. Sur ce point, une très riche conversation menée avec Adeline, une mère de presque trente ans d’un enfant de bientôt trois ans, reflète de nombreuses tendances qui se retrouvent dans les discussions entre mères, dans les divers forums, à la différence que ses réponses étaient particulièrement bien articulées. Adeline et son compagnon habitent leur propre maison dans le Bordelais, en France. Elle achète de seconde main autant que possible, cultive son propre jardin et consomme du « bio de grande surface » ce qui est 34 Dans les théories féministes matrocentriques (voir par exemple O’Reilly, 2016, p. 21-25), la notion de matrophobie recouvre l’idée de crainte à l’idée de ressembler à sa mère, de devenir comme elle. Ceci a un impact sur la relation mère-fille.

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un compromis qui ne correspond pas à ses idéaux. Au niveau du maternage, elle fait du cododo, utilise des couches lavables et porte le bébé en écharpe régulièrement. Adeline a bien sûr allaité son enfant. Comme la plupart des mères interrogées dans cette recherche, Adeline a terminé une formation supérieure (bac littéraire, puis filière en lettres classiques). Elle a rejoint un conservatoire d’art dramatique dans le sud de la France, mais n’a pas travaillé dans le secteur dans lequel elle s’est formée, enchaînant divers emplois plutôt précaires. Le thème « avoir une mère et être mère » arrive assez vite dans notre conversation et je demande alors à Adeline si elle-même avait été allaitée et pour combien de temps, et aussi ce qu’elle fait différemment de sa propre mère : Si tu veux, ma maman elle n’a pas vraiment eu le loisir de faire exactement ce qu’elle voulait faire. Donc elle nous a allaités, par exemple, mais après, euh… elle était aussi ce qu’elle était à l’époque où elle l’était. C’est-à-dire qu’elle, elle vient d’une époque où la femme libérée elle va travailler, la femme libérée, euh… Enfin, sa liberté passe par là. Elle passe par le biberon parce que justement ça lui permet de quitter le foyer pour se libérer, donc aller travailler. Donc moi j’ai été allaitée deux mois et demi, comme elle me dit, “parce que toi, tu étais docile et que tu tétais bien comme je voulais toutes les trois heures”. Ma seconde sœur, par exemple, elle voulait téter tellement souvent que très vite ma mère a mis fin à l’allaitement et ma troisième sœur, comme c’était la troisième, c’était la dernière… ma mère avait trente-sept ans quand elle l’a eue. Elle savait que ce serait la dernière, du coup, elle, elle l’a allaitée quatre mois, parce que c’était son dernier allaitement. Elle voulait le faire le plus longtemps possible. Mais encore une fois : il y avait cette nécessité pour elle de retourner au travail pour se voir en tant que femme libre. Alors que moi, je me suis vue en tant que femme libre à partir du moment où j’ai pu dire “non, ce que je veux moi, c’est offrir à mon enfant l’allaitement dont il a besoin”. Donc pour moi, me libérer en tant que femme, c’est justement ne pas retourner au travail… [rires] … et de le [= l’enfant] laisser me téter tant qu’il veut, quoi. J’ai fait ça différemment de ma mère pas par rapport au maternage, mais plus par rapport à ma notion de femme libre. Une analyse détaillée des propos d’Adeline permet de détecter, entre autres, un glissement sémantique signifiant entre la « femme libérée » des années 1970-1980 et la « femme libre » d’aujourd’hui. Tout en recontextualisant le maternage de sa mère, Adeline perçoit celle-ci comme asservie à l’impératif du travail salarié et à la nécessité d’utiliser le biberon. À la différence de sa mère, décrite en premier comme une femme « libérée », Adeline, elle, n’est pas « libérée » de quoi que ce soit (le travail, le patriarcat), ni par qui que ce soit. Adeline se considère comme « libre » à la base, et ce n’est certainement pas d’une obligation culturelle d’allaiter dont elle doit se départir dans son contexte français. Elle rend compte de son choix d’allaiter et de continuer à allaiter non par rapport à un modèle de parentage naturel, auquel elle adhère pourtant par bien d’autres aspects, mais par rapport à ce qu’elle appelle sa « notion de femme libre ». Comme les pratiques d’allaitement, et comme la notion d’allaiter « longtemps », la notion de « femme libre » varie aussi. Pour Adeline, comme pour la plupart des mères interrogées dans cette recherche, en France et dans d’autres contextes francophones, l’idée d’un retour, volontaire ou contraint, à

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la « domesticité35 » à cause de l’allaitement n’est pas un enjeu, quand bien même cette notion revient souvent dans l’argumentaire opposé à une obligation morale d’allaiter, par exemple tel qu’exprimé par Badinter36 et d’autres. Rester à la maison est, pour beaucoup, une opportunité sinon un « choix » – le meilleur pour elles-mêmes et pour leur enfant, dans leur perception et sans jugement de celles qui font différemment. Ce qui ressort moins fréquemment de leurs discours est dans quelle mesure ce qu’elles positionnent comme un « choix » est au moins en partie conditionné par des contraintes financières, par le meilleur salaire du mari (différences salariales en Suisse) ou par des politiques sociales favorisant un long congé dit « parental » (en France). Adeline, pour sa part, se rend tout à fait compte de la précarité financière et générale dans laquelle elle risquerait de se trouver si son compagnon, qui travaille comme ouvrier en usine, décidait de la quitter alors qu’ils ont ensemble pris la décision qu’elle allait « quitter le monde salarié pour me consacrer au travail de la maison » et l’éducation des enfants. Ruptures des transmissions verticales : la grand-mère et le médecin sans expérience, ni expertise, ni autorité Des propos que tiennent les mamans nature sur leurs propres mères, il ressort souvent que la grand-mère n’est désormais plus une figure de référence ou d’autorité en matière d’allaitement. Les mamans nature considérées dans cette recherche avaient entre 25 et 45 ans et leurs enfants avaient entre un mois et dix ans au moment des entretiens. La plupart de ces mères sont nées entre la fin des années 1970 et le début des années 1980. Leurs propres mères sont nées dans les années 1950-1960. Ayant eu leurs enfants dans les années 1970-1980, elles ont peu ou pas allaité37, que cela ait été ou non un « choix » – ou alors très peu, elle n’a ni expérience, ni expertise à transmettre en la matière. Au mieux, elle ne transmet rien, et garde une attitude au moins neutre, ou parfois positive, par rapport à l’allaitement (long) de sa fille. Au pire, alors qu’elle n’y connaît rien, elle se permet des commentaires qui discréditent sa manière d’allaiter (par exemple, la fréquence des tétées ou la position du bébé au sein) ou le fait de poursuivre l’allaitement. Ce constat, posé par plusieurs mamans nature que j’ai interrogées, est d’ailleurs parfois aussi valable pour les grand-mères des allaitantes et peut s’étendre à d’autres figures féminines de la famille (belles-mères, tantes, cousines, marraines, etc.). Plus que les femmes qui viennent de familles dans lesquelles les femmes ont allaité, au moins un peu, celles qui manquent de soutien 35 Cette idée fait référence aux débats plutôt nord-américains sur les notions de « homeward bound » et « opting out » au sein des débats féministes, plutôt nord-américains (voir les discussions sur la notion de « choix » du point de vue féministe, par exemple Matchar, 2013). L’une des critiques très répandues contre plusieurs aspects du parentage naturel en contextes francophones, où il reste mal connu, est que celles-ci confineraient les mères à la domesticité : les mamans nature interviewées admettent devoir plus ou mieux s’organiser, par exemple à cause des lessives nécessaires à l’emploi de couches lavables, mais elles réfutent l’idée que leurs pratiques les enferment à la maison. La revendication de l’allaitement, même long, en public montre par ailleurs justement que ces femmes ne sont pas enfermées à cause de leur maternage ou de leur allaitement. 36 Voir plus haut dans ce chapitre et en note 26. 37 Pour une approche historique de l’allaitement en France, voir Rollet, 2006. Une autre ressource est Lett et Morel, 2006.

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(et l’expriment) tendent à souligner qu’elles ne connaissent aucune personne dans leur parenté proche qui ait allaité. Ceci donne l’impression que la transmission générationnelle, verticale, s’est interrompue. Les mamans nature se tournent donc vers d’autres sources de compétence, externes à la famille : parfois vers les sages-femmes, les conseillères en lactation et, très rarement, vers les pédiatres dont il est spécifié sur les forums qu’ils sont des « perles rares », « compétents » et « pro-allaitement » quand c’est le cas, ce qui laisse sous-entendre que ce n’est pas le cas pour tous. Bien qu’il soit impossible de faire une généralisation sur le rapport à l’autorité des experts médicaux de la part des parents nature, l’un des résultats d’analyse de la recherche sur laquelle se base ce chapitre est que cette autorité n’est pas donnée d’emblée comme incontestable, surtout en ce qui concerne l’allaitement. Comme déjà mentionné plus haut (voir p. 402 dans ce chapitre), lors d’allaitement « ratés » ou écourtés, ce n’est pas seulement la mère qui se fait « blâmer » (elle qui ne « savait » pas ou pas encore comment allaiter), mais plutôt l’incompétence du personnel médical (surtout hospitalier), tant les médecins que les infirmières, avec parfois l’exception des sages-femmes38. Dans leur ouvrage édité réunissant plusieurs études sur l’accouchement, Davis-Floyd et Sargent39 appellent « authoritative knowledge » la connaissance validée qui fait autorité. Celle-ci est souvent sanctionnée par un diplôme officiel garantissant que cette expertise, individuelle ou communautaire, est reconnue dans un cadre institutionnel (médical, hospitalier). Cette notion se retrouve également dans les discours sur l’allaitement dans les milieux francophones du parentage naturel. En effet, il n’est pas rare que les mamans nature connaissent et citent, notamment dans leurs conversations en ligne, la prise de position de l’Organisation Mondiale de la Santé qui préconise un allaitement exclusif de six mois et poursuivi, idéalement, jusqu’aux deux ans de l’enfant, ce qui va bien au-delà des normes dans la plupart des contextes examinés dans ma recherche. Un paradoxe se détecte dans la stratégie discursive de certaines de mes interlocutrices. Celui-ci consiste en un recours sélectif et orienté à la parole de l’expert médical qui fait autorité. La prise de position mentionnée ci-dessus, ou encore les initiatives conjointes de l’UNICEF et de l’OMS comme celle des hôpitaux amis des bébés (HAB)40 sont appréciées, notamment parce qu’elles préconisent la mise au sein immédiate du nourrisson après une naissance qui a eu lieu, si possible, sans trop d’interventions médicales. Ces pratiques favorisent la mise en place de l’allaitement maternel. Or, quand l’OMS annonce une menace sérieuse d’épidémie ou quand cette même institution recommande la vaccination – par exemple contre la grippe saisonnière ou contre d’autres maladies infantiles41 – alors, la tendance dans les discussions est de soupçonner ou accuser « les expert∙e∙s » d’être à

38 Les sage-femmes font figure d’exception, de même que les femmes (le plus souvent elles-mêmes déjà mères) formées pour être certifiées consultantes en lactation qui interviennent parfois en milieu hospitalier. Celles-ci sont reconnues comme ayant plus d’autorité en la matière que les pédiatres et autres médecins (formé∙e∙s à la « nutrition » et non à « l’allaitement maternel »). 39 Davis-Floyd et Fishel-Sargeant, 1997. 40 UNICEF, « L’initiative Hôpitaux amis des bébés » [en ligne], disponible sur (Consulté le 26 mai 2018). 41 Les parents nature ne rejettent pas tous les vaccins en bloc, mais on peut détecter une forte tendance à questionner les vaccins ou le calendrier vaccinal, une attitude connue comme « l’hésitation vaccinale ». Il ne s’agit pas d’un rejet des vaccins pour des motifs de conscience « religieuse » au sens où certains pays admettent à ce titre des exemptions.

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la solde des intérêts financiers des firmes pharmaceutiques. Leur parole d’expert∙e∙s est, soudain, discréditée ou, en tout cas, n’a plus la même proéminence. Malgré un certain nombre d’exceptions, dans le milieu du parentage naturel, on peut donc constater des tendances marquées par rapport aux transmissions verticales des savoirs sur l’allaitement (temporelle/générationnelle et hiérarchique/médicale). Tout d’abord, la figure « traditionnelle » de la grand-mère et son autorité « générationnelle », basée sur une expérience personnelle qu’elle devrait transmettre à sa fille pour l’aider à acquérir un savoir-faire pratique, n’a plus cours que dans de rares cas. Rares sont mes interlocutrices qui ont été allaitées longtemps après leur naissance, dans les années 1970-1980. Certaines savent même qu’elles n’ont pas été allaitées du tout. De plus, comme Fanny dont le cas est discuté ci-dessous, elles n’ont souvent « jamais vu personne allaiter » avant d’avoir leur propre bébé. Si de nombreuses personnes, y compris des femmes qui n’ont elles-mêmes jamais allaité, adhèrent désormais aussi à certains aspects des discours pro-allaitements pour les premiers mois de vie du bébé, d’autres formes d’allaitement sont parmi les pratiques les plus critiquées par les détracteurs du parentage naturel : l’allaitement qui suit l’expression des besoin de l’enfant plutôt que de la mère ou un horaire défini (« toutes les trois heures »), et l’allaitement, y compris partiel, qui se prolonge au-delà des premiers mois et, éventuellement, retarde ou empêche un retour au travail salarié. Deuxièmement, on constate aussi que l’autorité de l’expert médical, sur la base de diplômes reconnus et d’une position institutionnelle respectée, est de plus en plus contestée. Cette autorité-là tout comme son manque d’expérience personnelle d’allaitement (surtout si le médecin est un homme) est contestée, de même que sa formation sur l’allaitement, jugée insuffisante, tandis que les mères fustigent l’influence des marques de laits infantile qui distribuent des échantillons gratuits de « laits de suite42 » dans les cabinets des mêmes pédiatres. Dès lors que ces transmissions verticales des savoir sur l’allaitement sont interrompues ou remises en question par les discours du parentage naturel, on peut légitimement se demander quelles autres formes de transmissions les remplacent. Pour répondre à cette question, il faut examiner les nouveaux modes de transmission qui passent pour la plupart par les médias socionumériques et les groupes de partage, en ligne ou non, entre pairs, à l’horizontal. Partage, soutien et conseils en transmissions horizontales : comment apprendre de l’écran au tournant digital Le cas de Fanny et Julien illustre comment certaines techniques et savoir-faire sur l’allaitement se transmettent désormais hors des cadres générationnels (mères–filles) et médicaux (professionnelles de la santé – patientes). Après avoir travaillé pendant quelques années en Bolivie en tant que volontaires pour une organisation d’aide internationale, ces trentenaires originaires de Suisse s’y sont établis et ont fondé une famille. Au moment 42 La distribution gratuite de laits infantiles pour les six premiers mois de vie de l’enfant, en substitut ou complément au lait maternel, est interdite par la loi, en tout cas en Suisse. Celle de produits de laits dits « de suite » (après six mois) est autorisée.

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de notre entretien, conduit par Skype, leur fille a trois ans et leur fils sept mois. La famille pratique le cododo, le portage en écharpe et les enfants sont sélectivement vaccinés. Fanny a allaité ses deux enfants. Elle raconte qu’après avoir accouché pour la première fois, à domicile, avec l’aide d’un médecin local ouvert à cette option (illégale dans sa région urbaine, précise-t-elle), son allaitement ne s’est pas mis en place facilement. Fanny était tout à fait consciente qu’elle ne pourrait pas demander conseil à sa mère, en Suisse, qui ne l’a pas allaitée. De plus, leur situation d’expatriés rend plus difficile le fait de trouver de l’aide, du soutien, des instructions. Soulignant sa solitude de nouvelle mère allaitante, Fanny précise qu’au début de son allaitement, elle ne connaissait « personne qui ait allaité ». L’attitude de Fanny par rapport à l’allaitement avant son accouchement détonne avec celle de la majorité des mamans nature dans ma recherche. Elle est d’ailleurs la seule à avouer qu’à la base : […] je ne voulais pas allaiter, je crois, parce que ça me paraissait pas pratique, douloureux… et puis je ne m’étais pas préparée. Autant je m’étais préparée à un accouchement à domicile, ça me paraissait très logique, tout ce qui était en lien avec l’accouchement… mais l’allaitement beaucoup moins. Quand je lui demande ce qui l’a fait changer d’avis, juste après l’accouchement, elle ne donne aucune autre réponse que celle d’un surgissement inexplicable d’un « instinct » à commencer et à persévérer, et ce malgré les difficultés qui ont tout de suite surgi : […] je me suis dit que j’allais essayer. Ça s’est pas très bien passé du tout… Mais alors je sais pas. Je dirais un instinct… un instinct bestial, sorti de je ne sais où… […]. J’ai essayé, puis ça s’est pas du tout bien passé, puis je n’avais aucun soutien puisque ma maman n’avait aucune expérience. Y’a pas de conseillère en allaitement [ici]. Puis j’étais un peu à la maison, j’avais fait le choix de ne pas aller en hôpital, donc j’étais un petit peu toute seule… Je me rappelle d’avoir passé deux mois et demi à pleurer à chaque fois. Et puis, ouais, je sais vraiment pas pourquoi… pourquoi je me suis acharnée dans cet allaitement, mais ça me semblait logique. Vouais, on regardait des vidéos de mise au sein avec mon mari qui mettait sur pause chaque seconde et qui essayait de corriger la position [rires]. Fanny fait preuve d’une persévérance d’autant plus remarquable qu’elle souligne aussi le peu de ressources accessibles là où elle vit et précise « on fait un peu tout par Internet ». Pour certains thèmes relatifs au maternage, elle préfère accéder à des informations en français même si elle parle et lit couramment l’espagnol. Par la suite, Fanny prend contact avec La Leche League International. Quand son premier enfant a trois mois, lors d’un séjour en Suisse, elle assiste à des réunions LLL. Depuis, elle prend ses informations sur leur site web « principalement, mais pas exclusivement ». Une fois rentrée en Bolivie, elle organise un groupe de mamans –« mais sans personne de formé » précise-t-elle– pour échanger sur l’allaitement. Fanny a finalement allaité son premier enfant dix-huit mois, et son second bébé est encore allaité, à sept mois, au moment de notre conversation. Fanny envisage même de se former pour obtenir une certification LLL, tout en continuant de s’occuper, avec Julien, de leur commerce de couches lavables.

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Le cas de Fanny et Julien permet aussi de mettre en avant le rôle du père dans l’allaitement dans le milieu du parentage naturel. Les pères prennent une place importante en tant qu’alliés dans le choix de l’allaitement. Rares sont les pères qui n’offrent pas leur soutien concret, même en cas de difficultés, en encourageant (ou tolérant) des pratiques qui facilitent l’allaitement (comme le sommeil partagé avec le bébé dans la même chambre ou un lit directement adjacent à celui des parents). Une analyse en termes de genre permet de constater que la tendance dans les milieux du parentage naturel est à une alliance de couple (homme-femme, dans l’immense majorité des cas) qui prime sur une alliance féminine transgénérationnelle, entre mère et fille. Certes, ce sont les mères qui allaitent avec leurs seins, mais, lors des entrevues de recherches, il n’était pas rare que le rôle de soutien du père soit mentionné, et même fortement valorisé. Julien, en tant que père et partenaire de la mère allaitante et adhérant aux principes du parentage naturel autant que son épouse, a aussi joué un rôle dans la transmission des savoirs sur l’allaitement en regardant avec son épouse des vidéos de mise au sein, mentionnées par Fanny comme une ressource utile dans leur situation. Julien est conscient de l’importance de son soutien ainsi que des différences culturelles dans la perception de l’allaitement en Bolivie et en Suisse. Il raconte : On a pas mal regardé ces vidéos ensemble. Et puis, j’essaie de faire, de positionner le bébé différemment, quoi… Mais en même temps, le mari il n’est pas de grande aide, je veux dire, dans l’allaitement. Moi, ma grande aide [vis-à-vis de Fanny], c’est que j’étais pour, parce qu’il y a des maris qui sont contre, et puis, ben, Fanny elle allaite aussi en lieux publics, bon, des choses qui sont un peu différentes en Suisse. Ici ça se fait aussi beaucoup plus facilement. Ce n’est pas seulement en raison de leur situation d’expatriés que Fanny et Julien recourent aux technologies de l’information et de la communication en ligne pour s’informer en tant que nouveaux parents, en particulier sur l’allaitement. En effet, nombreux sont les parents nature qui m’ont indiqué avoir « découvert » ou s’être informé « sur Internet » au sujet du parentage naturel et des pratiques d’allaitement qui lui sont typiques. Que des parents se tournent vers des sites spécifiques ou, comme certains l’expriment, « consultent docteur Google » pour demander et recevoir, sur différentes plateformes interactives en ligne, des conseils pratiques ou du soutien moral n’est pas spécifique au parentage naturel. L’accès à l’information en ligne est important pour tous les parents43, mais il l’est encore plus pour les « parents nature » dont les pratiques passent bien souvent pour étranges, marginales, voire même incorrectes aux yeux de leurs proches et de leurs familles. Leurs espaces de discussion en dehors des plateformes en ligne semblent plus réduits : ainsi, plusieurs mères ont exprimé leur réticence à parler ouvertement avec d’autres mères, même des amies et parentes, du fait qu’elles continuaient à allaiter au-delà de la première année de l’enfant ou qu’elles poursuivaient, malgré toutes les contraintes, un « tire-allaitement ».

43 Les contributions suivantes portent plus particulièrement sur la « mamasphère » (surtout nord-américaine) : Friedman, 2013 ; Drentea et Moren-Cross, 2005, p. 920-943 ; Basden Arnold et Martin, 2016 ; ainsi que Stadtman Tucker, 2008, p. 199-212.

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Les réseaux et médias sociaux jouent donc désormais un rôle crucial dans la transmission non seulement des techniques de maternage et d’allaitement les plus normalisées dans des contextes donnés, mais, encore plus, pour celles qui sortent des normes. Même les recommandations d’ouvrages imprimés44, rédigés par des personnes dont l’expertise est reconnue et qui traitent des diverses composantes du parentage naturel, se font souvent d’abord en ligne, entre mères dont l’expérience personnelle et authentique d’un ou plusieurs allaitements est reconnue comme faisant autorité. Remarques conclusives et ouverture sur d’autres pistes de recherche L’allaitement est généralement perçu de façon très positive dans les milieux du parentage naturel et il en est l’un des marqueurs typiques les plus souvent mis en pratique. Allaiter est une pratique qui génère des discours et des représentations en correspondance tant avec le parentage de l’attachement qu’avec les idées écologistes, deux influences majeures du parentage naturel, en plus de correspondre aux discours pro-allaitement désormais bien acceptés même dans les contextes francophones. Ces discours présentent l’allaitement comme le moyen le meilleur et le plus naturel non seulement de nourrir un bébé, mais aussi de s’en occuper en créant une « relation d’allaitement » forte entre la mère et l’enfant. Ceci est cohérent avec l’idée du maternage proximal à laquelle adhère la majorité des mères interrogées pour la recherche sur laquelle se base se chapitre. La mère (le plus souvent) offre au bébé une nourriture « naturelle » (plutôt qu’artificielle, comme le lait infantile de substitution) et la dispense par des moyens « naturels », ses seins, ou, quand cela s’avère impossible, par des moyens techniques (tire-lait, dispositifs d’aide à la lactation, diverses tasses et biberons). Ce recours à la technologie, généralement appréhendée avec suspicion dans les milieux du parentage naturel, est accepté quand il aide à continuer l’allaitement plutôt que quand il permet une substitution. Une interrogation sur les rapports sociaux de genre ne peut manquer de constater que ces représentations et discours contribuent à la « naturalisation » d’un certain type d’allaitement, celui du nouveau-né et du petit enfant par sa mère. Le père, s’il est présent45, ce qui est le cas, est positionné comme celui qui soutient et encourage cette pratique et permet que cet allaitement se prolonge en étant attentif aux besoins de l’enfant et à ceux de sa partenaire. Le père participe, souvent activement, à cette alliance de couple qui devient plus importante que des alliances féminines46 transgénérationnelles (mère et fille). Au-delà des apparences et contrairement à ce qu’avancent les critiques contre l’allaitement et le parentage naturel, le père n’est pas complètement effacé : comme certains des exemples 44 C’est le cas par exemple des ouvrages, souvent réédités, de Marie Thirion, reconnue comme une médecin favorable à l’allaitement et experte sur le sujet : Thirion, 2014. 45 Tous les couples interrogés dans cette recherche sont hétérosexuels. Quelques mères seules (divorcées ou célibataires) ont aussi participé à l’étude. Toutefois, des couples de femmes participent aussi au mouvement et interviennent notamment dans les plateformes de discussion en ligne comme les forums sans cacher (ni forcément mettre en avant) leur identité sexuelle. 46 D’autres actrices, comme les sages-femmes et les conseillères en lactation participent à des réseaux de soutiens féminins, en plus des communautés en ligne spécialisées (voir Pasche Guignard, 2015).

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discutés dans ce chapitre le montrent, il arrive que la mère se montre en quelque sorte reconnaissante au père, voire même redevable, du soutien qu’il lui offre dans la mise en œuvre de ces choix peu communs de maternage. Parmi les parents que j’ai interrogés, les pères étaient souvent très bien informés au sujet de la physiologie de l’allaitement (souvent même mieux que les mères ou belles-mères des allaitantes) et des besoins de la mère allaitante, qu’il s’efforce de respecter47. Si le père est présent et actif dans son soutien l’allaitement, en revanche, ce n’est jamais lui qui y contraint sa femme48. La question de la transmission des savoirs et des relations entre générations s’est souvent trouvée au centre des discussions. Il a pourtant été difficile d’extraire l’allaitement des autres représentations, pratiques et discours sur les corps, la santé, la société, et différentes réceptions des idées féministes au sein du parentage naturel. Ce chapitre focalisé sur l’allaitement a fait ressortir, toutefois, à quel point cette pratique-là suscite l’incompréhension et le type de critiques auxquelles font face les mamans nature qui font des choix de modes d’allaitement hors normes. Par ailleurs, il a aussi mis en avant le regard critique que ces mères portent sur une société qui n’offre que très peu de soutien concret à celles qui choisissent ces modes d’allaitement, tout en encourageant, au moins théoriquement, l’allaitement maternel en général. Avec le rejet de la contraception hormonale systématique et le souhait d’accouchement sans péridurale et moins médicalisé (quand c’est possible, ce qui inclut aussi l’accouchement planifié à domicile), l’allaitement est l’un des sujets de controverse les plus fréquemment discutés, y compris dans les médias traditionnels. On remarque à ce sujet des dissensions non seulement entre plusieurs courants, marqués générationnellement, du féminisme francophone (comme celui porté par Badinter), mais aussi entre les femmes qui deviennent mères actuellement et leurs propres mères, qui ont accouché dans les années 1970 et 1980. Les différences entre les contextes culturels suisses, français, belges et canadiens, qui n’ont pas pu être discutées ici en détail, étaient aussi perceptibles, avec les plus grandes réticences face à l’allaitement et au parentage naturel se trouvant en France. Les représentations sélectives et digitales de l’allaitement et du parentage naturel sous forme de textes, d’images, ou de vidéos, contribuent à la consolidation d’une classification hiérarchique qui positionne l’allaitement comme meilleur que d’autres modes de nutrition, sans pour autant dégrader les mères qui n’allaitent pas. Dans les conversations menées parmi les mamans nature, la discussion se concentrait plus sur

47 Par exemple, c’est le cas lorsque le père accepte et soutient la prolongation de l’allaitement au-delà des premiers mois ou le cododo qui facilite l’allaitement de nuit, mais ne va pas forcément dans le sens de retrouvailles sexuelles postpartum des partenaires. Le père fait alors passer ses envies après les besoins de l’enfant et le désir de sa partenaire de continuer ce type d’allaitement alors que la possibilité du biberon existe. 48 Voir à ce propos Bobel, 2002, p. 80. Chris Bobel, avant de commencer son enquête sur le maternage naturel en contexte américain, s’attendait à trouver des formes de coercion dans la mise en pratique concrète du maternage naturel. Ses résultats montrent, au contraire, que les mères interrogées devaient parfois se battre contre l’avis de leur partenaire qui n’adhérait pas forcément ni au parentage de l’attachement (voir le contraste avec la note 47, ci-dessus), ni aux styles de vie de simplicité volontaire. Mon enquête montre que les mères sont généralement soutenues dans leurs choix, mais que c’est sur elles principalement que repose la charge mentale de la planification de la mise en pratique des diverses composantes du parentage naturel. Certaines ont exprimé que leur partenaire manifestait certaines réticences (par exemple à employer des couches lavables ou à cuisiner de la nourriture biologique). La plupart reçoivent une aide concrète et constante, d’autres moins, mais aucune n’a été obligée par son partenaire d’allaiter, ni mise sous pression de le faire.

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l’idée de comprendre pourquoi les femmes ne pouvaient ou ne souhaitaient pas allaiter que sur une critique généralisée des mères non-allaitantes. Ceci inclut les femmes des générations précédentes, y compris leurs propres mères, avec lesquelles de nombreuses mamans nature prennent une certaine distance, face aux critiques contre leur allaitement prolongé, de nuit, ou à la demande. À cet égard, la plupart des mamans-nature se distinguent aussi de mouvements « lactivistes » aux discours plus intransigeants. Le fait qu’allaiter n’est pas facile pour toutes est reconnu dans ces milieux, et certaines des mères interrogées sont bien conscientes et insistent sur le fait que plusieurs des structures sociales, économiques et même culturelles de la société actuelle, dans leurs contextes, empêchent l’allaitement ou le rendent difficile (par exemple, en Suisse, le fait que le congé maternité payé dure moins longtemps, dans la plupart des cas, que les six mois préconisés comme un minimum par l’OMS ; ailleurs, notamment en France, la pression de retourner à une sexualité conjugale rapidement). Au cours des quelques années durant lesquelles j’ai mené la recherche sur laquelle se base ce chapitre, j’ai aussi pu constater une tendance à la normalisation de plusieurs pratiques qui sont longtemps restées marginales en contextes francophones mais ont gagné en popularité. C’est le cas, notamment, du portage des bébés (par exemple en écharpe), dont les bienfaits sont aussi reconnus par le monde médical. Il est désormais assez simple de trouver des produits, des cours (y compris gratuits), des monitrices et des associations de portage, en ligne ou en présence. Pour l’allaitement, la situation est plus ambiguë : si la plupart des professionnel∙le∙s de santé et des nouveaux parents adhèrent désormais en grande partie aux discours pro-allaitement, au point que certaines mères ressentent une pression si elles n’allaitent pas, pour l’allaitement long ou certaines formes d’allaitement à la demande, la marginalité et la stigmatisation restent importantes une fois passés les premiers mois de l’enfant. En dehors des milieux du parentage naturel, de telles pratiques sont encore loin d’être normalisées. C’est en grande partie pour cette raison que les transmissions des savoirs et idées sur l’allaitement ont pris cette forme plus horizontale, via les médias et espaces socionumériques. Une telle transmission horizontale d’anciennes et de nouvelles normes et techniques, de pair à pair ou, dans ce cas, de mère à mère, prend la place des transmissions verticales interrompues entre mère et fille et entre professionnel∙le∙s de la santé et patientes. Des recherches plus approfondies et intégrant des méthodes digitales seront nécessaires pour déterminer avec plus de précision comment se transmettent désormais les savoirs et idées sur l’allaitement entre pairs via la technologie digitale. Si les parents nature se montrent parfois très critiques ou méfiants envers certaines technologies récentes qui affectent le corps, la santé, ou l’environnement, ils adoptent sans plus de difficultés que le reste de la société d’autres formes de technologies, notamment celles qui permettent la médiation et la diffusion rapide d’idées dont certaines restent alternatives ou marginales. Sans épuiser l’analyse de ces controverses contemporaines sur l’allaitement maternel et sur ses nouvelles formes en tant que pratique du parentage de l’attachement à l’intersection avec des idéaux écologistes, j’ai montré comment l’allaitement est perçu et transmis dans un milieu particulier qui le valorise très fortement et l’érige non seulement en norme de bonne maternité, mais aussi de bon parentage naturel, soucieux à la fois de la famille et l’environnement ou de « la Nature », une entité qui reste souvent très abstraite.

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Transferts Focus

Vinciane Pirenne-Delforge et Gabriella Pironti

Au sein d’Héra : l’origine de la Voie lactée dans les récits grecs*

Dans un univers enchanté dont les dieux sont partie prenante, les éléments du cosmos peuvent revêtir une dimension proprement divine ou être d’origine divine. Selon le genre des récits et le temps de leur production, la relation des entités naturelles au statut divin se décline selon des schémas narratifs différents. Ainsi, dans la Théogonie d’Hésiode à la période archaïque, l’histoire du cosmos s’énonce par le biais d’engendrements successifs dont les entités cosmiques forment les premières générations de dieux. La clé de lecture du monde est généalogique et la complexité croissante du monde se traduit par la multiplication des dieux qui spécialisent toujours davantage les compétences héritées de leurs parents. Par exemple, Ouranos, le Ciel, engendre Hypérion, « celui qui se meut au dessus », qui fait naître à son tour le Soleil, la Lune, l’Aurore. Cette dernière s’unit à Astraios, « l’Étoilé », autre petit-fils d’Ouranos, et fait venir au jour les Vents et les Étoiles, « toutes celles dont le ciel se couronne »1. Quatre siècles plus tard, la voûte céleste et ses étoiles font l’objet des observations et des calculs d’Ératosthène, le polymathe à la tête de la bibliothèque d’Alexandrie, mais la réflexion sur la genèse de ces entités continue de s’exprimer dans le registre mytho-poétique qui dit quelque chose de leur relation au divin. Toutefois, dans ce cas, la généalogie a cédé le pas à la métamorphose : la carte du ciel devient un livre de récits, car maintes histoires de dieux et de héros dessinent la voûte céleste sous la forme de constellations. C’est alors qu’apparaît le récit fondateur de la Voie lactée, ou plutôt le Cercle lacté, si l’on s’en tient à la lettre de l’expression grecque ὁ Γαλαξίας κύκλος2 : Il s’agit de l’un des cercles apparents, auquel on attribue l’appellation de Lacté. En effet, il n’était pas possible aux fils de Zeus d’avoir part aux honneurs du ciel (τῆς οὐρανίου τιμῆς μετασχεῖν) si l’un d’entre eux n’avait pas tété le sein d’Héra. C’est pourquoi,

* Cette notice se fonde sur nos travaux antérieurs : Pirenne-Delforge, 2010, p. 685-697, spéc. p. 691-695 ; PirenneDelforge et Pironti, 2016, p. 270-275, 288, 294. Les auteurs anciens sont tous cités selon l’édition de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris. 1 Hésiode, Théogonie, 371-382. Voir Rudhardt, 1986, p. 11-12. 2 Ératosthène, Catastérismes, 44.

Vinciane Pirenne-Delforge  •  Collège de France (Paris) Gabriella Pironti  •  EPHE, PSL – Centre ANHIMA (Paris) Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 419-421 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127447 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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v i n c i a n e p ir en n e-delforge et gab r iella pironti

dit-on, Hermès lui amena Héraclès à sa naissance et le fit allaiter. Quand elle s’en rendit compte, Héra le repoussa et ainsi, du surplus qui s’écoulait, naquit la Voie lactée. Le motif de l’allaitement d’Héraclès par Héra est attesté même ailleurs. C’est sur quelques vases d’Italie du Sud et des miroirs étrusques qu’il apparaît pour la première fois au milieu du ive siècle avant notre ère, soit un siècle avant les Catastérismes. Quelques textes ultérieurs évoqueront également le geste d’Héra envers cet enfant exposé qu’elle ne reconnaît pas, mais sans lui associer la naissance de la Voie lactée. Une telle association entre le lait d’Héra et le cercle « galactique » qui resplendit dans le ciel nocturne pourrait bien être une création d’Ératosthène3. Dans son Astronomie en latin, Hygin reprendra le thème étiologique en l’associant à Hercule, mais aussi à Mercure, en tant que fils adultérin de Jupiter uni à Maïa4. De telles notices ne sont pas de simples jeux érudits prétendument « tardifs »5. Au contraire, en associant le lait d’Héra à la timē du ciel que recherchent les fils de Zeus nés loin de l’Olympe, le savant alexandrin synthétise de manière remarquablement efficace la relation qui se noue entre les fils illégitimes du Roi et son épouse, la Reine, qui est le vecteur indispensable de leur entrée dans la famille olympienne6. L’allaitement n’est qu’une des voies possibles de cette probation, mais il s’agit toujours de placer Héraclès, voire Hermès, dans la lignée d’Ouranos pour leur permettre d’avoir eux aussi en partage cette timē spécifique. Et la vision du ciel nocturne, tendu d’un voile astral couleur de lait, est là pour en rappeler le principe. Bibliographie G. Agosti, « Presenza di Eratostene nella poesia tardoantica », in C. Cusset et H. Frangoulis (éd.), Ératosthène : un athlète du savoir, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008, p. 149-165. R. F. Newbold, « Breasts and Milk in Nonnus’ Dionysiaca », Classical World, 94 (2000), p. 1123. J. Pàmias i Massana, « Les Catastérismes d’Eratosthène comme manuel mythographique », in C. Cusset et H. Frangoulis (éd.), Ératosthène : un athlète du savoir, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008, p. 67-74.



3 On ignore si le terme de Γαλαξίας κύκλος lui est antérieur, puisque les occurrences attribuées à des auteurs plus anciens sont toutes de seconde main et postérieures aux Catastérismes : des testimonia sur Anaxagore, Parménide et Métrodore, et des fragments attribués à Timée et à Héraclide Pontique, ainsi que l’atteste une recherche dans le Thesaurus Linguae Graecae. 4 Hygin, Astronomie, 2, 43, où le récit concernant Mercure est attribué à Ératosthène. Cette attribution est confirmée par un autre témoignage : Achille Tatius, Intr. Arat., 24 (éd. Maass). Le thème de l’allaitement par Héra est exploité également par Nonnos qui l’associe dans son poème à la destinée immortelle de Dionysos et d’Hermès : Dionysiaques, 9, 206-242, 232-234 ; 35, 300-327. Voir Newbold, 2000 ; Agosti, 2008. 5 Sur la qualité « mytho-poiétique » des récits d’Ératosthène, voir Pàmias i Massana, 2008. 6 Le détail de l’analyse est à lire dans la partie grecque de notre chapitre Déesses allaitantes dans l’antiquité : regards croisés entre l’Égypte, la Grèce et Rome dans ce volume. La portée du motif de l’allaitement par Héra y est analysée de manière approfondie.

Au s ei n d’Hér a : l’or igin e de la Voie lactée da ns les récits g recs

V. Pirenne-Delforge, « Nourricières d’immortalité : Déméter, Héra et quelques autres en pays grec », in V. Dasen et V. Pache Huber (dir.), Politics of Child Care in Historical Perspective. From the World of Wet Nurses to the Networks of Family Child Care Providers, Paedagogica Historica, 46/6 (2010), p. 685-697. V. Pirenne-Delforge et G. Pironti, L’Héra de Zeus. Ennemie intime, épouse définitive, Paris, Les Belles Lettres, 2016 (trad. angl., Cambridge, Cambridge University Press, 2022). J. Rudhardt, Le rôle d’Éros et d’Aphrodite dans les cosmogonies grecques, Paris, Presses Universitaires de France, 1986.

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Stéphanie Wyler

L’allaitement panisque-chevrette dans la villa des Mystères

Sur la fameuse mégalographie de la ville des Mystères à Pompéi figure une scène d’allaitement originale (Fig. 1). Une créature humanoïde aux oreilles pointues donne le sein à un animal, capriné ou cervidé, sur un monticule rocheux. L’une et l’autre forment une paire avec un compagnon de son espèce. Les nombreux commentateurs1 de la fresque s’accordent globalement pour dire qu’il s’agit là d’une scène idyllique caractéristique de l’univers dionysiaque représenté sur l’ensemble de la composition. Pour autant, l’identification des personnages, humanoïdes et animaux, ne va pas de soi, pas plus que le sens de cet allaitement interspécifique, entre deux créatures d’espèce différente. Les enjeux de cette représentation, d’ordre mythique et rituel, peuvent apporter un éclairage décalé sur les conceptions de l’allaitement dans l’antiquité, en particulier dans le monde romano-campanien du deuxième quart du ier siècle avant notre ère qui a adapté cette scène à la décoration de ce riche salon. Commençons par observer la scène de plus près. La créature allaitante est caractérisée, par son petit sein qu’elle donne à l’animal, comme biologiquement féminine. Ne serait ce détail, elle ressemble en tout point à son compagnon qui joue de la flûte de Pan. L’un et l’autre se placent à la frontière entre plusieurs catégories. Celle de l’espèce tout d’abord : leurs traits sont fort proches de l’humanité, à l’exception de leurs oreilles pointues qui les placent du côté animal des satyres, des faunes et autres pans2. Une autre manière d’exprimer cette frontière entre humanité et animalité apparaît dans la limite entre locus amoenus et horridus, la sphère familière d’une scène de genre charmante connotée par l’image de l’allaitement, et la sphère sauvage, marquée par le fond rocheux sur lequel ils sont assis et



* Sauf indication contraire, tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris. 1 Dans la bibliographie pléthorique sur la fresque, on peut mentionner, parmi les différentes interprétations qui proposent une identification de ce groupe iconographique : Simon, 1961, p. 127 : Daphnis et Lyka ; Houtzager, 1963 : un satyre et une satyre (unicum) ; Bastet, 1974 : Pan et Syrinx ; Sauron, 1998, p. 132-133 : berger et bergère, « chevriers semi-divins de l’entourage de Pan », « futurs satyres et ménades » ; Veyne, 2016, p. 106-108 : adolescent et adolescente, « deux humanoïdes proches de notre humanité », « satyresse ». 2 Ce couple ne présentant pas de parallèle iconographique, il est difficile de définir avec certitude l’identité de ces créatures. Sans développer ici ce dossier complexe, nous les appellerons, faute de mieux, des panisques. Stéphanie Wyler  •  Université Paris Cité Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 423-426 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127448 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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s t ép h a n i e wy ler

l’univers des confins auquel ils sont associés, entre mythe et réalité3. On remarque à ce propos que leurs pieds ne sont pas visibles, mais que le genou et le mollet de la femelle n’ont rien de ceux des « chèvre-pieds » qu’on peut trouver dans l’iconographie de ces espèces. Ils se placent également à la frontière du genre : le mâle et la femelle ne sont différenciés que par l’allaitement de la seconde et, éventuellement, par la flûte du premier, qui n’est pas un instrument féminin. Leur corps juvénile est très semblable, ils ont les mêmes cheveux courts et hirsutes, un vêtement équivalent : une tunique pourpre revêtue d’une peau de bête – une peau de loup pour lui, celle d’un chevreuil pour elle4. Évidemment, la nébride qu’elle porte l’associe plus étroitement encore à l’animal qu’elle allaite, et l’allusion à la violence potentielle de la dépouille est adoucie par son geste nourricier. De fait, il s’agit vraisemblablement d’une chevrette, la femelle du chevreuil (dorkas) représenté au premier plan, qui invite du regard le spectateur à entrer dans la scène. D’après leur taille et les cornes du Fig. 1: Pompéi, villa des Mystères, oecus 5, paroi nord, mâle, il ne s’agit pas à proprement parler de détail. In situ. Deuxième quart du ier siècle av. J.-C. Sur faons (petits du dorkas) : comme les jeunes concession du Ministero per i beni e le attività culturali. humanoïdes, ils se situent entre l’enfance et Photo S. Wyler. l’âge adulte. De ce fait, l’allaitement ne semble pas nécessaire à la survie de la chevrette, de même que la panisque ne semble pas tout à fait en âge d’allaiter – son petit sein semble suggérer qu’elle n’a pas les formes girondes d’une mère ou d’une déesse lactans. L’enjeu de l’allaitement ne se trouve donc pas là. Il est à chercher dans le contexte de l’imaginaire dionysiaque. Une tradition bien ancrée au moins depuis la fin du ve siècle avant notre ère associe aux cérémonies mythiques des bacchantes un même brouillage des frontières entre les genres, les espèces et les âges, entre sauvagerie et civilisation, entre



3 Sur l’idée de la présence de satyres que l’on entend dans les montagnes, Lucrèce, De natura rerum, 4, 580-581, écrit, presque à la même époque que la réalisation de la fresque : « Ces endroits, c’est le domaine des satyres aux pieds de chèvre et des nymphes, dans l’imagination des gens du coin, et aussi des faunes, à ce qu’ils racontent (haec loca capripedes Satyros Nymphasque tenere / finitimi fingunt et Faunos esse locuntur) ». Les légendes sur leurs joyeuses cavalcades et la musique de Pan, qualifiées au vers 590 de « monstra et portenta » (« prodiges et merveilles »), sont nées d’une peur de l’écho, selon le philosophe. 4 Parmi les différentes « nébrides » portées par les personnages du cercle dionysiaque, on ne trouve pas que des peaux de faon (petit du daim, nebris), tachetées, mais aussi des dépouilles de chevreuils et de caprins.

l’allaitemen t pan isque-chevrette da ns la villa des mystères

mondes humain et divin5. Or l’allaitement d’animaux sauvages par les ménades fait partie de la définition même de cet « au-delà » des limites, comme le décrit explicitement Euripide6 : Toutes les bacchantes se dressent, toutes, les jeunes et les vieilles, et les vierges encore indomptées. […] On en vit qui remontaient leur nébride dont les liens s’étaient relâchés, ceignant ces peaux tachetées avec des serpents qui les léchaient à la joue ; et d’autres, dans leurs bras, prenaient des chevreuils ou des louveteaux sauvages (δορκάδ᾽ ἢ σκύμνους λύκων ἀγρίους) et leur donnaient leur lait blanc – elles avaient le sein encore gonflé, comme elles venaient d’enfanter et de laisser leur nourrisson (λευκὸν ἐδίδοσαν γάλα / ὅσαις νεοτόκοις μαστὸς ἦν σπαργῶν ἔτι / βρέφη λιπούσαις). […] Et l’une de son thyrse ayant frappé la roche, un flot frais d’eau limpide à l’instant en jaillit ; l’autre de son narthex ayant fouillé la terre, le dieu en fit sortir une source de vin. Celle qui ressentait la soif du blanc breuvage, grattant du bout des doigts le sol, en recueillaient du lait en abondance. Du thyrse orné de lierre s’égouttait un doux miel… Le lait, comme l’eau, le vin et le miel, fait partie des fluides dont les adeptes de Dionysos font jaillir miraculeusement des sources : il n’est pas nécessaire de téter ou de traire un animal pour en boire. Avec l’image des ménades allaitant des animaux sauvages, l’enjeu porte sur le transfert d’une maternité normale, humaine, sociale, où une mère allaite son enfant, vers une maternité sinon contre-nature, peut-être au-delà des lois naturelles, caractéristique que l’imaginaire dionysiaque partage avec celui de l’âge d’or, où la séparation des ordres – végétal, animal, humain – est brouillée, la nature est spontanément généreuse pour toutes ses créatures, les dieux se mêlent aux hommes. À la villa des Mystères, ce n’est pas une bacchante qui donne le sein à la chevrette, mais une créature dionysiaque qui participe de l’humanité, de l’animalité et de la sphère divine. Son geste d’allaitement exprime cette triple nature : elle donne le sein comme une femme, à une chevrette parce qu’elle participe de la même nature que les cervidés dont elle porte la peau, dans un univers dionysiaque qui rend possible ces transferts. Contrairement aux enfants allaités par des animaux sauvages que l’on rencontre de plusieurs mythes7, il ne s’agit pas de révéler le caractère exceptionnel du destin de l’une ou l’autre, mais de montrer la compatibilité, voire l’analogie de leur nature. Ce transfert de fluide révèle à la fois la domestication de la nature sauvage et l’ensauvagement de la nature humaine. Le groupe pompéien en présente une version en images : on en trouve d’autres sous forme poétique, comme chez Euripide qui a connu un grand succès à travers l’antiquité, sous forme rituelle également, où le myste de Dionysos peut être comparé à un chevreau (eriphos) tombé dans le lait dans certaines lamelles funéraires8. Des bacchantes, bien humaines, peuvent être désignées dans leur fonction religieuse comme « mères », comme il apparaît dans l’expression « mater nata et facta », littéralement « mère née et faite », par



5 Sur la possibilité de cet allaitement d’un animal sauvage par une femme, notamment à l’époque contemporaine : Arena, Foehr-Janssens et Prescendi, 2017, p. 12. 6 Euripide, Bacchantes, 689-711. 7 Voir dernièrement Bettini, 2016 ; Pedrucci, 2016 ; Prescendi, 2017 ; Trinquier, 2017. 8 Lambin, 2015.

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nature et par fonction pourrait-on dire9. On pourrait multiplier les variations autour de ce thème dionysiaque à travers toute l’antiquité. À la villa des Mystères, la force de l’image naît de l’harmonie non seulement de la panisque et de la chevrette, mais de l’ensemble de la scène dont elles constituent le centre – et qui n’est qu’une composante de l’ensemble de la grande fresque. Bibliographie Fr. Arena, Y. Foehr-Janssens et Fr. Prescendi, « Avant-propos », in Fr. Arena et al. (éd.), Allaitement entre humains et animaux  : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2017 (Anthropozoologica 52), p. 7-15. F. Bastet, « Fabularum dispositas explicationes », Bulletin antieke Beschaving, 49 (1974), p. 206240. M. Bettini, « Per una “biologie sauvage” dei Romani. Prime proposte », EuGeStA, 6 (2016), p. 66-85. J. Houtzager, De grote wandschildering in de Villa dei Misteri bij Pompeii en haar verhouding tot de monumenten der vroegere kunst, Leiden, Gravenhage, 1963. G. Lambin, « “Je suis tombé dans du lait”. À propos de formules dites orphiques », Gaia, 18 (2015), p. 507-519. G. Pedrucci, « Breastfeeding Animals and Other Wild “Nurses” in Greek and Roman Mythology », Gerión, 34 (2016), p. 307-323. Fr. Prescendi, « Romulus et Rémus, la louve et la prostituée », in F. Arena et al. (éd.), Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2017 (Anthropozoologica 52), p. 45-51. G. Sauron, La grande fresque de la villa des Mystères à Pompéi. Mémoires d’une dévote de Dionysos, Paris, Picard, 1998. Er. Simon, « Zum Fries der Mysterienvilla bei Pompeji », Jahrbuch des Deutschen Archäologischen Instituts, 76 (1961), p. 111-172. J. Trinquier, « Le lait des prédateurs : sur quelques cas d’allaitement interspécifique dans la littérature grecque et latine », in F. Arena et al. ed. Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2017 (Anthropozoologica 52), p. 17-35. P. Veyne, La Villa des Mystères à Pompéi, Paris, Gallimard, 2016 (= « La fresque dite des Mystères à Pompéi », in P. Veyne et al., Les mystères du gynécée, Paris, Gallimard, 1998, p. 13153).



9 Sur une inscription impériale de Cologne, CIL XIII, 8244 ; Sauron, 1998, p. 78.

Rebecca Zo r ach

Artémis d’Éphèse à la Renaissance

Le temple d’Artémis/Diane à Ephèse fut l’une des sept merveilles du monde antique. A l’intérieur du temple, l’illustre déesse – dont le culte fut assez puissant pour attirer la condamnation virulente de l’apôtre Paul – apparaissait sous l’aspect d’une statue possédant plusieurs protubérances sur la poitrine, avec d’autres images collées en relief sur son corps : animaux divers, signes du zodiaque. Pendant la Renaissance, plusieurs artistes s’inspirèrent des statues de l’Artémis éphésienne qui se trouvaient dans les collections d’antiquités (surtout au Vatican, aux Musées du Capitole, et dans certaines collections privées) pour créer des images d’une déesse-mère « polymaste », c’est à dire dotée de plusieurs mamelles en signe de ses dons copieux aux créatures1. Pour ce qui est du culte éphésien historique, l’identité des protubérances continue à susciter un débat savant2. Bien qu’à l’origine, celles-ci n’étaient probablement pas comprises comme des seins, dès l’époque romaine tardive des écrivains ont commencé à les qualifier de « mamelles » – une interprétation qui deviendra la norme dans les élaborations renaissantes de l’iconographie antique. Toutefois, dans ces interprétations, il n’y a pas systématiquement de référence à la déesse Artémis/Diane d’ Éphèse.3 De fait, les déessesmères, déesses de la nature et de la terre, s’associent les unes aux autres depuis l’Antiquité (ce fut le cas notamment chez Apulée, où l’abondance même des dénominations de la déesse marque sa puissance) jusqu’aux temps modernes4. Quand l’humaniste lyonnais, Claude de Bellièvre, visite la collection de sculptures des Rossi à Rome en 1514, il raconte avoir vu une déesse « Terre » (dea terrae) avec une infinité de mamelles.5 Ainsi au xvie siècle on trouve assez souvent des images de la déesse polymaste connue sous le nom de « Cybèle », la déesse-mère anatolienne qui fut adoptée par les Romains comme la « Magna Mater » et promulguée comme symbole ou protectrice de l’empire.

1 Pour un survol utile voir Nielsen, 2009. 2 La théorie de Gérard Seiterle, selon laquelle elles représenteraient les testicules de bœufs sacrifiés à la déesse, demeure controversée. D’autres spécialistes continuent à proposer des interprétations alternatives séduisantes. Voir LiDonnici, 1992, p. 393 et 406-408. 3 LiDonnici, 1992, p. 392 ; Park, 2003, p. 58-59. 4 Voir Balas, 2002. 5 Cl. de Bellièvre, « Sequuntur urbis antiquitatis quas collegi ». Bibliothèque nationale de France, ms. lat. 13123, fol. 186v. Cité dans Bober et Rubinstein, 1986. Rebecca Zorach  •  Northwestern University Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 427-429 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127449 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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r eb ecc a zor ach

Dans les images modernes, la déesse hiératique (qu’il s’agisse d’Artémis ou de Cybèle) n’est guère représentée en train d’allaiter. Toutefois, pour ôter tout doute sur l’identité de son ornement pectoral, les artistes de la Renaissance ont parfois ajouté des mamelons. C’est le cas de la célèbre « Dea Natura » créée par Gillis van der Vliete en 1568 sous la direction de Pirro Ligorio pour les jardins de la Villa d’Este. L’image de la déesse polymaste peut aussi bien porter une signification abstraite de nourriture spirituelle, philosophique, ou artistique. Dans l’un des médaillons du plafond de la Stanza della Segnatura de Raphaël (1508-9), la personnification de la Philosophie siège sur un trône dont les jambes sont des statues polymastes. L’inscription latine, « Causarum Cognitio », c’est à dire la connaissance des causes, suggère une lecture de la figure d’ « Artémis » comme la nature progénitrice de toutes choses. Une association semblable apparaît dans l’un des modèles de sceau que Benvenuto Cellini fit pour l’Académie du Dessin de Florence, dans lequel la déesse polymaste figure le disegno même, comme esprit directeur des arts visuels. Le sein maternel ici signifie non seulement le pouvoir de nourrir, mais aussi l’idée d’origine, par association métonymique aux pouvoirs féminins de génération. Le rapport entre la déesse de la nature et les pratiques de l’art n’était pas toujours positive ; quand Vasari présente l’Artémis éphésienne dans une fresque de la Sala del Camino dans sa maison d’Arezzo, il l’oppose implicitement avec l’art d’Apelle, c’est à dire la compétence humaine qui triomphe sur la nature. La Nature constitue une source à imiter, mais aussi la concurrente vaincue de l’Art6. En France, la propagande royale, qui affirmait l’abondance des champs français et même une puissance quasi-magique de régénération naturelle comme dotation spéciale du territoire français, a entraîné une fascination particulière pour l’iconographie polymaste, entendue comme allégorie de la nation française. Une statue polymaste de la déesse « Natura » faite par le sculpteur florentin Niccolò Pericoli, dit Il Tribolo, a été envoyée à Fontainebleau autour de 1529, vraisemblablement pour plaire au goût de la cour française pour l’érotisme esotérique. Tribolo a interpreté librement les modèles antiques en concevant cette sculpture en ronde bosse (contrairement à la présentation rigoureusement frontale de la plupart des Artémis). Par la suite, plusieurs dessinateurs et graveurs français s’intéressent à cette iconographie. Dans une gravure de Jean Mignon, on voit le format plutôt classique de la déesse. Pour d’autres artistes, c’est l’occasion d’exercer une imagination plus extravagante. Le peintre-dessinateur flamand Léonard Thiry et le graveur angevin René Boyvin ont collaboré à des images frappantes qui animent des figures polymastes, qui ne sont plus des sculptures mais des êtres vivants qui illustrent par leurs actions à la fois vivifiantes et destructrices les forces contradictoires de la terre. Le menuisier et sculpteur dijonnais Hugues Sambin, lui aussi, s’inspire librement de l’iconographie éphésienne dans ses « termes », des gravures en bois qui présentent des modèles (en apparence) de colonnes décoratives. Dans ces estampes étonnantes il crée un ensemble d’êtres hybrides magnifiquement étranges, souvent androgynes, et dont plusieurs sont dotés de plusieurs mamelles. Chez Sambin, corps et ornements se confondent, de la même manière que la fertilité de la nature se confond avec celle de l’art.

6 Nielsen, 2009, p. 463.

artémis d’éphèse à la rena issa nce

À travers les siècles, l’image de la déesse accumule les significations. Durant les siècles qui suivent, du xviie au xixe, la figure polymaste fait aussi son apparition comme la personnification de la Nature en tant qu’objet d’étude, dans des allégories des sciences naturelles, par exemple dans les frontispices des traités. Son iconographie devient assez figée ; elle devient clairement une statue antique retrouvée et non pas un être animé. On dirait qu’à ce moment cette iconographie, plus correcte du point de vue archéologique, cesse de générer des images bizarres et des significations ambigües et perturbantes. Bibliographie Ed. Balas, The Mother Goddess in Italian Renaissance Art, Pittsburgh, Carnegie Mellon University Press, 2002. P. Bober et R. Rubinstein, Renaissance Artists and Antique Sculpture, A Handbook of Sources, Londres et Oxford, Harvey Miller Publishers et Oxford University Press, 1986. L. LiDonnici, « The images of Artemis Ephesia and Greco-Roman worship : a reconsideration », The Harvard Theological Review, 85 (4), 1992, p. 389-415. M. Nielsen, « Diana Efesia Multimammia : the metamorphoses of a pagan goddess from the Renaissance to the Age of Neo-Classicism », in T. Fischer-Hansen, B. Poulsen (éd.) From Artemis to Diana : The Goddess of Man and Beast, Acta Hyperborea 12 (2009), Copenhagen, Museum Tusculanum Press, p. 455-496. K. Park, « Nature in Person : Medieval and Renaissance allegories and emblems », in L. Daston, F. Vidal (éd.), The Moral Authority of Nature, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p. 50-73. C. Elam, « Art in the service of liberty : Battista Della Palla, art agent for Francis I », I Tatti Studies in the Italian Renaissance, 5 (1993), p. 33-109. H. Thiersch, Artemis Ephesia. Eine archäologische Untersuchung. I : Katalog der erhaltenen Denkmäler, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1935 (Abhandlungen der Gesellschaft der Wissenschaften zu Göttingen. Philologisch-historische Dritte Klasse, XII). G. Trottein, « Idea et disegno : les projets de Cellini pour le sceau de l’Académie », in Idea in Art / L’Idée dans l’art, RACAR : revue d’art canadienne / Canadian Art Review, 37/2 (2012), p. 5-18. R. Zorach, Blood, Milk, Ink, Gold : Abundance and Excess in the French Renaissance, Chicago, University of Chicago Press, 2005.

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La Charité romaine

Dans ses Faits et dits mémorables (Facta et dicta memorabilia), Valère Maxime (ier s.) raconte une curieuse histoire : Une femme d’une condition libre, convaincue d’un crime capital au tribunal du préteur, fut renvoyée par celui-ci au triumvir, pour être mise à mort dans la prison. Le geôlier, touché de compassion, n’exécuta pas aussitôt l’ordre qu’il avait reçu ; il permit même à la fille de cette femme l’entrée de la prison, après l’avoir soigneusement fouillée, de peur qu’elle n’apportât quelque nourriture : il se persuadait que l’infortunée ne tarderait pas à expirer de besoin. Voyant que plusieurs jours s’étaient déjà écoulés, il cherchait en lui-même ce qui pouvait soutenir si longtemps cette femme. À force d’observer la fille, il la surprit, le sein découvert, allaitant sa mère, et lui adoucissant ainsi les horreurs de la faim. La nouvelle d’un fait si surprenant, si admirable, parvint du geôlier au triumvir, du triumvir au préteur, du préteur au conseil des juges, qui fit grâce à la mère en considération de la fille. Où ne pénètre point la piété filiale1 ? Quelques lignes plus loin, Valère Maxime propose une autre version du même récit : Nous devons les mêmes éloges à Péro. Également pénétrée d’amour pour Cimon son père, qui était fort âgé et qu’un destin semblable avait pareillement jeté dans un cachot, elle le nourrit en lui présentant son sein comme à un enfant. Les yeux s’arrêtent et demeurent immobiles de ravissement à la vue de cette action représentée dans un tableau (cum huius facti pictam imaginem) ; l’admiration (admiratione) du spectacle dont ils sont frappés, renouvelle, ranime une scène antique : dans ces figures muettes et insensibles, ils croient voir des corps agir et respirer. Les lettres (litterarum) feront nécessairement sur l’esprit la même impression : leur peinture (pictura) est encore plus efficace (efficaciore) pour rappeler à la mémoire, pour retracer comme nouveaux les événements anciens (vetera pro recentibus admonito recordari)2.

1 V. Maxime, Faits et dits mémorables, V, iv. Voir aussi Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, xxxvi. Sur ce thème chez Valère Maxime, voir Guerrini, 1997. 2 Maxime, op. cit., V, iv, ext. 1. Jan Blanc  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 431-435 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.133479 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Ces deux exempla virtutis illustrent le thème de la piété (pietas) des enfants envers leurs parents, mais de manière tout à fait différente. Le premier passage se présente comme un simple récit factuel. Le second, en revanche, met en abyme une double fascination visuelle : celle que le spectacle de l’allaitement de Cimon par sa fille Péro suscite auprès des témoins de l’époque ; mais aussi celle que le récit de cet allaitement, que Valère Maxime compare à une « image peinte » (pictam imaginem) et à une « peinture » (pictura), produit sur ses lecteurs. Une telle mise en scène des pouvoirs suggestifs du discours n’est pas nouvelle. Elle relève de l’art de l’hypotypose. Cette figure de style, propre à la rhétorique ancienne, consiste dans la description vive et animée d’une scène, qui permet de donner au lecteur l’impression illusoire de sa présence. Il s’agit, comme l’explique Quintilien (35-100), d’une « image des choses si bien retracée par la parole, que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre3 ». Mais l’hypotypose propre au spectacle de l’allaitement de Cimon par Péro est paradoxale : elle fait voir une action qui n’est pas jugée naturelle et qui, de ce fait, ne pourrait, ni ne devrait être vue. Le récit de Valère Maxime joue doublement de ce trouble. Il montre que c’est en voyant la scène – ou en revoyant son image – que les yeux sont ravis et le cœur ému ; mais il souligne aussi que l’image de ce récit rend possible son inscription dans la mémoire collective. Par les images que suscite son discours, Valère Maxime se montre capable de communiquer à son lecteur des émotions semblables à celles qui ont touché les témoins de la scène originelle. D’une certaine manière, il faut se forcer à voir ce que l’on ne devrait pas voir – l’allaitement d’un père par sa fille – pour apprendre ce qu’est véritablement la piété. Forts de l’importance que l’historien romain accorde à la puissance proprement visuelle de son récit, les artistes se sont rapidement emparés de ce thème4, et cela depuis l’Antiquité5. Dès la fin du Moyen Âge, ils sont nombreux à en faire l’illustration chrétienne de la Charité (caritas), l’une des trois vertus théologales, avec la Foi et l’Espérance6. Le thème est fréquemment représenté dans les décors des institutions destinées à subvenir aux besoins des malades et des indigents. En 1607, le Caravage (1571-1610) insère une image de la Charité romaine (caritas romana) dans ses Sept œuvres de miséricorde, qu’il peint pour l’église de la congrégation napolitaine du Pio Monte della Misericordia7. Une vingtaine d’années plus tard, la Charité romaine peinte par Charles Mellin (1597-1649)8, dont le cadrage est resserré autour des visages de Cimon et Péro, représente une jeune femme qui allaite son père tout en dirigeant son regard vers les barreaux d’une fenêtre où il n’est pas difficile de reconnaître le motif répété de la Croix. D’autres artistes, au contraire, voient dans les récits de Valère Maxime le prétexte d’une scène à l’érotisme à peine voilé. Il en est ainsi, par exemple, de l’estampe gravée par Hans Sebald Beham (1500-1550) en 1544, dont la légende allemande fait dire à Cimon, dont le corps se serre contre la poitrine et le ventre nus de Péro : « Je vis du sein de ma fille » (« Ich leb von der Brust meiner Dochter »).

3 Quintilien, Institution oratoire, IX, iii, 1. Sur cette analyse, voir aussi Nativel, 1992, p. 80. 4 Deonna, 1954 ; Deonna, 1956 ; Knauer, 1964 ; Gachet, 1984 ; Köllner, 1997 ; Maillet, 2007, p. 183-211 ; Sperling, 2017. 5 Santucci, 1997. 6 Helas, 2010, p. 271-307. 7 In situ. Voir Tuck-Scala, 1993 ; Fachechi, 1997. 8 Paris, musée du Louvre.

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Fig. 1: Peter Paul Rubens, La Charité romaine (Cimon et Péro), v. 1630, huile sur toile, 155 × 190 cm, Amsterdam, Rijksmuseum, inv. SK-A-345.

Le peintre qui s’est le plus intéressé au récit de Valère Maxime est sans doute Peter Paul Rubens (1577-1640), qui en a livré plusieurs versions. Dans le tableau qu’il réalise entre 1620 et 16259, il représente aux côtés de Cimon et Péro un enfant délaissé, dormant à même le sol. Ce détail évoque le sacrifice de la jeune mère, qui accepte d’abandonner temporairement son enfant pour allaiter son père affamé. Dans une version plus tardive du même sujet, peinte vers 1630 (Fig. 1)10, Rubens propose une relecture plus originale de la légende romaine. En apparence, l’artiste semble retenir la même interprétation morale du récit. L’allaitement apparaît comme une pure action de charité, un acte d’amour et de tendresse, ainsi que l’illustre aussi le geste du bras droit de Péro, délicatement posé sur le dos de son père11. La position de la jeune femme vient toutefois contredire en partie cette lecture. Son visage se retourne en effet vers les deux gardes qui découvrent la scène à travers les barreaux d’une fenêtre. Certes, et contrairement au peintre hollandais Dirck

9 Blenheim Castle. 10 Amsterdam, Rijksmuseum. 11 Ce thème de la tendresse est repris plus d’un siècle plus tard par Johann Zoffany (1733-1810), dans une Charité romaine (v. 1769, Melbourne, National Gallery of Victoria). Dans ce tableau, Péro enlace son père et lui tend son sein gauche, auquel Cimon, visiblement épuisé, ne répond pas, préférant poser sa tête lourde contre l’épaule de sa fille.

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van Baburen, qui traite le thème entre 1618 et 162412, Rubens ne présente pas les gardes comme de simples voyeurs lubriques. Mais son tableau thématise clairement le thème du regard sur lequel insiste également la deuxième version du récit de Valère Maxime. En effet, l’expression donnée à Péro semble traduire sa tristesse face au spectacle désolant de son père enchaîné, à demi-nu, mais aussi une certaine forme de crainte13. L’attitude des gardes exemplifie deux manières possibles de lire le récit de Valère Maxime mais aussi de contempler la scène d’allaitement. Les yeux du geôlier de droite (peut-être celui qui a permis à la jeune femme d’entrer dans le cachot), dirigés vers le visage de Péro, illustrent presque littéralement l’« admiration » que suscitent la scène et sa description sur le lecteur-spectateur évoquée par Valère Maxime. Le geôlier de gauche, en revanche, regarde la scène tout entière, comme s’il cherchait à profiter de la situation pour apercevoir les seins dénudés de Péro. Réinterprétant le texte latin, Rubens met ainsi en évidence les ambiguïtés d’une « image peinte » qui, en faisant voir un allaitement, peut aussi bien susciter l’émotion morale que le désir sexuel. Bibliographie W. Deonna, « La légende de Pero et Micon et l’allaitement symbolique », Latomus, XIII (1954), p. 140-166 et 356-375. ———, « Les thèmes symboliques de la légende de Pero et de Micon », Latomus, XV (1956), p. 489-511. Gr. M. Fachechi, « L’iconografia della Caritas Romana dal Medioevo a Caravaggio », in R. Raffaelli (éd.), Pietas e allattamento filiale, Urbino, QuattroVenti, 1997, p. 227-245. M.-H. Gachet, « Évolution d’un sujet iconographique de l’antiquité à nos jours : la Caritas romana », Travaux de l’Institut d’Histoire de l’Art de Lyon, VII (1984), p. 82-86. R. Guerrini, « Allattamento filiale e pietas erga parentes in Valerio Massimo : dall’immagine al testo », in R. Raffaelli (éd.), Pietas e allattamento filiale, Urbino, QuattroVenti, 1997, p. 15-37. P. Helas, « Bilder und Rituale der Caritas. in Rom im 14. und 15. Jahrhundert : Orte, Institutionen, Akteure », in S. Ehrich (éd.), Städtische Kulte im Mittelalter, Ratisbonne, Schnell & Steiner, 2010, p. 271-307. Elfr. R. Knauer, « Caritas Romana », Jahrbuch der Berliner Museen, VI (1964), p. 9-23. L. Köllner, Die töchterliche Liebe, ein Mysteriumgeheimnis : die sogenannte Caritas Romana, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1997. Chl. Maillet, « La maternité renversée : la charité romaine au masculin et au féminin à la fin du Moyen Âge », in J. Barreto et al. (éd.), Visible et lisible : confrontations et articulations du texte et de l’image, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2007, p. 183-211. C. Nativel, « La théorie de l’enargeia dans le De pictura veterum de Franciscus Junius : sources antiques et développements modernes », in R. Démoris (éd.), Hommage à Elizabeth Sophie Chéron : texte et peinture à l’âge classique, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1992, p. 73-85.

12 York Museum. 13 C’est également sur cette peur qu’insiste Jean-Baptiste Greuze (1725-1805) dans la version qu’il propose du thème en 1767 (Los Angeles, The J. Paul Getty Museum), probablement d’après un des tableaux de Rubens.

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Ann. Santucci, « Micone e Pero : l’iconografia antica », in R. Raffaelli (éd.), Pietas e allattamento filiale, Urbino, QuattroVenti, 1997, p. 123-139. J. G. Sperling, The Roman Charity : Queer Lactations in Early Modern Visual Culture, New York, Columbia University Press, 2017. Ann. Tuck-Scala, « Caravaggio’s Roman Charity in the Seven Acts of Mercy », in J. Chenault Porter, S. S. Munshower (éd.), Parthenope’s Splendor : Art of the Golden Age in Naples, Philadelphia, Penn State University Press, 1993, p. 127-163

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Une iconographie revisitée : Saint Augustin entre le Christ et la Vierge de Rubens

Conservé à la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando à Madrid, le tableau de Rubens présente une version particulière d’une iconographie représentant saint Augustin. Les premières attestations de cette spécifique iconographie se trouvent sur une gravure sur bois conservée à la Biblioteca Palatina de Parme, datée du dernier quart du xve siècle1 ainsi que sur la partie droite d’une prédelle, représentant les Histoires du Christ de Francesco Francia, datée vers 1507-1508 (Fig. 1-2)2. Extrêmement didactiques, ces deux représentations mettent en évidence toutes les particularités du sujet : le saint apparaît au centre entre le Christ crucifié et la Vierge, il est auréolé, tonsuré et représenté avec la robe noire des Ermites Augustins (Ordo Eremitarum Sancti Augustini), resserrée à la taille par une ceinture de cuir. L’allégorie religieuse est aussi accompagnée de phrases en latin qui expliquent sa signification : HINC LACTOR AB VBERE / HINC PASCOR A VVLNERE / POSITVS IN MEDIO QVO ME VERTAR NESCIO, DICA(M) ERGO IESV MARIA3. Les références explicites au sang du Christ et au lait de la Vierge, en tant qu’éléments constitutifs de l’iconographie, suggèrent que l’image provient du thème de la Double Intercession4, où les deux médiateurs implorent la grâce de Dieu envers l’humanité. La large diffusion de ce thème5, qui s’est d’abord faite par le biais du Speculum humanae salvationis (traité du début du xive siècle, produit dans la péninsule italienne, en particulier à Bologne6), a conduit aux premières représentations d’Augustin figurant entre le Christ et Marie, mandatées par l’ordre des Ermites Augustins. Dans ce milieu le thème de la Double Intercession était en effet déjà connu, comme en témoigne son inclusion dans le 1 Pittiglio, 2015, p. 252-255. 2 Negro et Roio, 1998, p. 187. 3 D’ici je prends le lait du sein / D’ici je me nourris de la blessure / Placé au milieu je ne sais pas où me tourner : que je dise alors Jésus Marie. 4 Ce thème est tiré d’un passage du Libellus de Laudibus Beatae Mariae Virginis d’Ernaldus de Chartres, abbé de Bonneval († 1156), Migne, PL 189, 1726 : voir Verdon, 2000, p. 10. 5 Parmi les premiers exemplaires picturaux se trouvent l’Epitaffio del dottor Mengot (1370 environ) de la cathédrale d’Heilsbronn et la planche attribuée à Lorenzo Monaco (ante 1404) de la collection des Cloisters de New York. 6 Comme l’atteste la découverte du manuscrit de Tolède (1320-1340 environ) : voir Silber, 1980. Jessica Planamente  •  Sapienza Università di Roma Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 437-446 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127449 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Anonyme milanais, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1475-1485 environ, xilographie, 12,8 × 8,5 cm, Biblioteca Palatina, Parme.

livre Vitasfratrum de Jourdain de Saxe, qui, formé à Bologne dans les premières décennies du xive siècle, pouvait connaître le sujet grâce au Speculum. Néanmoins, la présence de l’évêque d’Hippone donne au motif un sens différent : la Mère et le Fils n’intercèdent pas, mais apparaissent comme dans une vision au saint qui, placé au milieu, ne sait pas où se tourner. Cette indécision, qui se référait traditionnellement à un passage des Méditations – un texte aujourd’hui considéré comme apocryphe et attribué

une iconographie revisitée : saint augustin entre le christ et la vierge de rubens

Fig. 2. Francesco Raibolini (dit) Il Francia, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1507-1508 environ, peinture à l’huile sur bois, 52 × 168,8 cm, Pinacoteca Nazionale, Bologne.

au Pseudo-Augustin, et dans lequel les versets en latin liés aux images ne figurent en fait pas7 – peut être plutôt considérée comme la visualisation de la réflexion augustinienne sur les deux concepts d’Incarnation et de Rédemption, dont témoignent précisément le lait de la Vierge et le Christ sur la Croix. Sur la base du contexte d’origine des premiers exemplaires, on peut affirmer que cette conception iconographique complexe, ainsi que la formulation des vers, peuvent être attribuées aux Ermites Augustins qui, toujours attentifs à la transmission de concepts par l’image, auraient alors revisité le précédent iconographique de la Double Intercession selon une interprétation augustinienne8. Effectivement, l’attestation de l’origine milanaise de la gravure de Parme9 ainsi que l’hypothèse de sa création dans l’un des couvents gérés par la congrégation lombarde de l’ordre10 permettent de circonscrire l’élaboration du motif à l’aire de l’Observance lombarde, à laquelle était liée l’église Santa Maria della Misericordia pour laquelle avait été mandatée la prédelle bolognaise. Au xvie siècle, le sujet a été particulièrement répandu par le biais de l’imprimerie, comme le prouve l’estampe de Mario Kartarius, datée vers 1570 et conservée à la Bibliothèque



7 Les phrases des cartouches, attribuées à Saint Augustin par Saint Bernard (Migne, PL 185, 878) et référées par erreur au texte apocryphe, ont été retrouvées, au moins en partie, dans le Lignum Vitae Quaerimus, un hymne du xiie siècle attribué à Philippe de Paris : Pittiglio, 2015, p. 252. 8 D’une manière similaire à ce qu’il est arrivé au xive siècle pour le thème d’Augustin au pied de la Croix, emprunté à l’iconographie de Saint François : Cosma, 2011, p. 170-174 ; et encore au xve siècle quand, par exemple, ont été revisités certains sujets mariaux et christologiques : Pittiglio, 2015, p. 26-27. 9 Pittiglio, 2015, p. 252. 10 San Marco ou Santa Maria Incoronata, à Milan.

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Fig. 3. Marius Kartarius, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1570, xilographie, 40 × 30 cm, Bibliothèque Nationale, Section des Estampes, Paris.

nationale de Paris (Fig. 3). La circulation de ces gravures11 a favorisé la transmission du sujet sur tout le territoire péninsulaire et affirmé la variante qui représente Augustin en évêque12. 11 Des exemples ultérieurs sont fournis par les gravures de la Biblioteca Nacional de Madrid et par celle, attribuée à Antonio Lafreri, de la Real Biblioteca de l’Escurial. 12 Comme dans le tableau du Museo Correr de Venise, attribué sans certitude à El Greco et dans lequel la composition semble dépendre d’un prototype d’impression identique.

une iconographie revisitée : saint augustin entre le christ et la vierge de rubens

Les spécimens répertoriés à ce jour confirment que le type iconographique a connu un grand succès au xviie siècle13 : à la fortune atteinte sur le continent européen s’ajoute celle obtenue en Amérique du Sud, ce qui atteste d’une propagation ultérieure, due à la présence des dominateurs espagnols dans les colonies. En dépit de la représentation du sein de la Vierge (ostentatio uberum) qui devient très problématique après le concile de Trente14, la persistance du thème peut s’expliquer par l’extension des réflexions de Johannes Molanus sur la Double Intercession15 au motif augustinien. Celui-ci semble en effet avoir bénéficié, auprès de Molanus, de la même légitimité que son précédent iconographique. La mise en images a dès lors été rendue possible justement en raison de l’attribution à l’autorité du saint des versets qui le décrivent. La plupart des exemples du xviie siècle – souvent de piètre qualité et liés à des contextes dévotionnels – ont été découverts en Espagne16, où le thème a connu un large rayonnement. Parmi ses élaborations les plus originales, celle conçue par Pierre Paul Rubens donne à la vision une dimension terrestre : le Christ et la Vierge, « que acaban de descender a la tierra17 », sont ici flanqués d’Augustin (Fig. 4). Leur aspect humain est accentué par le style naturaliste du peintre, qui répond à un besoin de clarté et d’implication des fidèles vis-à-vis des sujets religieux18 favorisant la dévotion pour le saint19. Cette interprétation singulière ne rencontre pas de succès et, dans les œuvres ultérieures, les artistes optent pour une division plus canonique des plans divin et humain, comme en témoigne la version de Bartolomé Estéban Murillo, réalisée en 1678 (Fig. 5). Le peintre sévillan a d’ailleurs représenté le Christ crucifié, à l’instar des premières formulations de l’iconographie et différemment de Rubens, qui insère un Sauveur triomphant sur le modèle de certains types répandus par les estampes aux Pays-Bas20. Les premières mentions du tableau font état de son transfert du collège des Jésuites d’Alcalá de Henares21 à celui de San Isidoro à Madrid en 177222, d’où il arrive à l’Académie pour y être étudié, comme le rapportent « las actas de la Junta de 177523 ». L’inventaire de 1796-1805, le premier à inclure l’œuvre24, décrit précisément « El Extasis que tuvo Sn. Agustin quando meditando en la Pasion de Christo se le figuro que le veía con su Santisima Madre y sin saber a qué lado inclinar la consideración prorrumpio en estas palabras : Hinc pascor ex vulnere. Hinc Lactor ab ubere. Se cree de Rubens25 ». Bien que l’attribution soit présentée de manière

13 Iturbe, 2001, p. 70. 14 Cette exhibition a été condamnée par les auteurs post-tridentins, et notamment par le cardinal Federico Borromeo, dans son De pictura sacra, publié à Milan en 1624. 15 Mentionné dans le chapitre XXXI « De eodem argumento », in J. Molanus, De picturis et imaginibus sacris, liber unus : tractans de vitandis circa eas abusibus, et de earumdem significationibus, Lovanii 1570, (après De Historia Sanctarum Imaginum pro vero earum usu contra abusus libri IV, Lovanii 1594) Lovanii, typis academicis, 1771, p. 92-93. 16 Je dois cette information à père A. Iturbe Saiz O.S.A, que je tiens à remercier. 17 Catálogo de 1884, in Archivio de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, ms. 3-621, fol. 30v. 18 Devisscher, 2004, p. 208. 19 Knipping, 1974, p. 273. 20 Ibid., p. 264 fig. 259, p. 267 fig. 262. 21 Où Palomino la voit en 1724, dans la chapelle Las Santas Formas ; in Ant. Palomino de Castro y Velasco, El Museo Pictórico y Escala Óptica (1715-1724), Madrid, M. Aguilar, 1947, p. 858-859. 22 Documentée par Ponz, voir Gonzáles de Amezúa, 2004, p. 65. 23 Id. ; Ponz, ne l’insère plus dans les éditions successives de son Viaje, disant que certaines œuvres avaient été déplacées ; in D. A. Ponz, Viaje de España (1772), vol. I, Madrid, Joachin Ibarra, 1787, p. 309. 24 Cette donnée semble démentir son acquisition entre 1829 et 1852, rapportée dans Jaffé, 1972, p. 97. 25 Noticia de 1796-1805, in Archivio de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, ms. 2-57-2, fol. 4v, n. 14 (barré dans l’original).

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Fig. 4. Peter Paul Rubens, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1615 environ, peinture à l’huile sur toile, 237 × 179 cm, Museo de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid.

hypothétique26, le compilateur ajoute les inscriptions liées à l’iconographie, absentes dans l’œuvre. La thématique semble donc avoir été immédiatement identifiable au moment de l’enregistrement de la toile. L’absence d’autres attestations documentaires a conduit à une

26 L’attribution à Rubens, encore contestée dans l’inventaire de 1804-1814 (ms. 3-616, fols 3v, n. 14), est acceptée dans celui de 1824 (ms. 3-620, fols 44r) et confirmée dans la note de 1840 (ms. 2-57-6, fols 21v-22r) qui dit : « Cuadro original pintado por Rubens ». Tous les inventaires cités sont conservés dans les archives de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando.

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Fig. 5. Bartolomé Esteban Murillo, Saint Augustin entre le sang du Christ et le lait de la Vierge, 1678, peinture à l’huile sur bois, 390 × 225 cm, Museo del Prado, Madrid.

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datation stylistique de la toile autour de 161527 : la composition classique du tableau est en effet typique des œuvres de la deuxième décennie, confirmant sa réalisation avant le séjour espagnol de 1628-162928. En outre, le souvenir des études faites par Rubens en Italie a pu fournir des modèles : pour le Christ triomphant, le Torse du Faune des Offices, tout comme, pour la figure de la Vierge, on peut retrouver un lien avec le bas-relief représentant Cérès conservé à Ostie29. La toile a donc été peinte à Anvers, puis envoyée en Espagne. Compte tenu de la datation proposée et en rapport avec le sujet représenté, il convient de rappeler qu’en 1616, précisément à Anvers, avait été publiée la première source textuelle qui présente tous les versets décrivant l’iconographie : le S. Aurelii Augustini Hipponensis Episcopi de Cornelius Lancillottus (ou Lancelotz). L’apparition du texte a contribué à la fortune du sujet, simplifié ensuite par l’élimination des cartouches explicatifs, qui ne sont désormais plus nécessaires pour en saisir la compréhension. Comme déjà mentionné, cette caractéristique figurait dans l’œuvre de Rubens, mais il est impossible d’attester que le peintre ou ses commanditaires connaissaient le thème directement – ou exclusivement – à partir de cette source. Saint Augustin qui, dans le tableau, apparaît tonsuré, barbu et agenouillé sur des volumes fermés faisant référence à son rôle de docteur de l’Église30, a abandonné la mitre et la pastorale sur le sol en signe d’humilité. Il n’est connoté que par les attributs qui le lient aux Ermites Augustins, corolle et habit noir ceinturé à la taille. Cette caractérisation et le choix d’une iconographie liée à cet ordre31 suggèrent une commande par les Ermites32, bien que les seules preuves parvenues jusqu’à nous attestent la présence de la toile dans les institutions des Jésuites, avec lesquels l’artiste a eu des relations tout au long de sa vie33. En outre, Rubens a réalisé parfois des œuvres comme donations pour des ordres religieux, sur commande archiducale ou princière34. Dans l’impossibilité de clarifier la genèse du tableau, on pourrait soupçonner un sort similaire, à défaut de connaissances des relations directes entre le peintre et les Augustins35. Un autre indice est cependant offert par la robe du saint, large et à manches larges, qui est donc conforme à la position adoptée par les membres de l’ordre de Sai36 dans la dispute qui les opposait aux Augustins déchaux sur la façon de représenter la robe37. Cet élément nous autorise à penser que la commande puisse être ultérieurement circonscrite à la branche conventuelle de l’ordre des Ermites38.

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Au sujet des diverses interprétations voir Vlieghe, 1972, p. 98. Proposée comme date dans Tormo, 1929, p. 36. Jaffé, 1989, p. 197. Vlieghe, 2004, p. 215. Bien que l’on connaisse quelques représentations de Saint Bernard entre le Christ et la Vierge, empruntées au modèle augustinien comme synthèse des deux épisodes de la Lactatio et de l’Amplexus, le sujet reste principalement lié à la figure d’Augustin. Par ailleurs, nous n’avons pas retrouvé l’exemplaire censé dépeindre le père des Jésuites dans une position similaire, mentionné dans Knipping, 1974, p. 273. Mâle, 1932, p. 459 ; Vlieghe, 2004, p. 215. Larsen et Minor, 1977 ; Jaffé, 1992. Voir, par exemple, le cas de la Descalzas Reales ; Libby, 2015. Je remercie pour cette suggestion la Dr. C. Paolini. Dans le cinquième chapitre de la Constitutiones de 1581, on peut lire : manicas habebit largas et protensas. Brachetti et Tosini, 2002. Comme déjà supposé par Al. Cosma et G. Pittiglio et évoqué dans leur intervention à la journée d’études sur Sant’Agostino nello studio (Roma, Palazzo Venezia, 20 febbraio 2012), intitulée « Cuculla nigra induimus : gli Eremitani e l’iconografia di sant’Agostino nello studio ».

une iconographie revisitée : saint augustin entre le christ et la vierge de rubens

En dernière instance, l’indécision d’Augustin – rendue manifeste par sa position centrale et ses yeux tournés vers le ciel – souligne la valeur équivalente des deux fluides salutaires. Alors que dans certaines versions, le saint semble faire allusion à un choix en dirigeant son regard vers le Christ, il indique ici que les deux apparitions sont dignes d’une égale vénération. On peut dès lors supposer que, en qualité de peintre de la Contre-Réforme et en tant que défenseur de la dévotion mariale39, Rubens ait revisité le sujet déjà connu avec l’intention de consolider le culte de la Vierge, remis en question par la Réforme mais réaffirmé avec force par le Concile de Trente40. La possibilité d’élargir le sens de ces images par rapport au rôle de médiation attribué à Marie, dans une formulation rubensienne et dans un milieu en lien avec la Contre-Réforme espagnole, reste pour l’instant une hypothèse41, qui pourra toutefois être soutenue par des études futures. Bibliographie M. G. Brachetti et P. Tosini, Vestire la Santità. La sentenza “Romana Imaginum” intorno alla raffigurazione dei santi agostiniani, Rome, Biblioteca Egidiana, 2002. Catálogo de las obras pictóricas que constituyen la Galería de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, Madrid 1884, in Archivio de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, ms. 3-621, fol. 30v Palais [en ligne] : http://www.realacademiabellasartessanfernando.com/assets/docs/catalogos_historicos/1884_ catalogo.pdf. Al. Cosma, « Il xiv secolo : Agostino e le sue immagini – Introduzione », in Id., V. Da Gai et G. Pittiglio, Iconografia agostiniana. Dalle origini al XIV secolo, Rome, Città Nuova Editrice, 2011, p. 155-178. H. Devisscher, « Rubens et le clergé. Les sujets religieux » in Arn. Brejon de Lavergnée, Rubens (Lille, palais des Beaux-Arts, 6 mars – 14 juin 2004), Paris, Réunion des Musées nationaux, 2004, p. 207-210. M. Gonzáles de Amezúa, in Ant. Bonet Correa et al., Real Academia de San Fernando, Madrid. Guía del Museo, Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, 2004, p. 65-66 (PDF disponible en ligne). « Inventario de las alhajas y muebles existentes en la Real Academia de San Fernando 1804. Y continuación del Inventario que se hizo en el año de 1804, de las alhajas que posee la Real Academia de San Fernando, 1804-1814 », in Archivio de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, ms. 3-616, fol. 3v, n. 14 [en ligne] : http://www.realacademiabellasartessanfernando.com/assets/docs/catalogos_ historicos/1804-1814_inventario.pdf.

39 Knipping 1974, p. 246. 40 Ibid., p. 245. 41 Pour confirmer l’idée d’une considération mariale du sujet, un texte – plus tardif – qui comprend la description de l’épisode miraculeux survenu au Saint dans le chapitre consacré à sa dévotion à la Vierge : De quan devoto fue Augustino de la reina de los Angeles, y Madre de Dios, Maria Señora nuestra, ch. XV, in F. A. DE GANTE, El Monstruo de Africa indéfinible, vida de S. Augustin…, Madrid 1767, p. 337-338. Le thème est donc associé, au moins en Espagne, à l’importance de Marie dans la pensée d’Augustin.

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« Inventario general y sus adiciones pertenecientes a la Academia de nobles artes de San Fernando. 1824 », in Archivio de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, ms. 3-620, fol. 44r [en ligne] : http://www.realacademiabellasartessanfernando.com/assets/docs/ catalogos_historicos/1824_inventario.pdf. Ant. Iturbe, « Iconografía de San Agustín. Atributos y temas o títulos iconográficos. Sus orígenes literarios. Ciclos principales », in R. Lazcano, Iconografía agustiniana actes de la conférence (Roma, 22-24 novembre 2000), Rome, Institutum Historicum Augustinianum, 2001, p. 19-125. M. Jaffé, Rubens. Catalogo completo, Milan, Rizzoli, 1989, p. 197. ———, « Rubens before 1620, with particular reference to aspects of his commissions for the Company of Jesus », in C. Limentani Virdis et Fr. Bottacin (éd.), Rubens dall’Italia all’Europa, actes de la conférence (Padova, 24-27 maggio 1990), Vicence, Neri Pozza, 1992, p. 13-20. J. B. Knipping, Iconography of the Counter Reformation in the Netherlands : Heaven on Earth, vol. II, Nieuwkoop-Leiden, De Graaf, Sijthoff, 1974, 2 vol. E. Larsen et V. H. Minor, « Peter Paul Rubens and The Society of Jesus », Konsthistorisktidskrift, 46 (1977), p. 48-54. Al. Libby, « The Solomonic ambitions of Isabel Clara Eugenia in Rubens’s the Triumph of the Eucharist tapestry series », Journal of Historians of Netherlandish Art, 7 (2015), p. 1-24. Ém. Mâle, L’art religieux après le Concile de Trente, Paris, A. Colin, 1932. Em. Negro et N. Roio, Francesco Francia e la sua scuola, Modena, Artioli, 1998. « Nota o razón general de los cuadros, e statuas, bustos y demás efectos que se hallan colocados en las dos galerías de la Academia de Nobles Artes de San Fernando para la exposición pública de 1840 », in Archivio de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, ms. 2-57-6, fol. 21v-22r [en ligne] : http://www.realacademiabellasartessanfernando.com/assets/docs/catalogos_historicos/1840_ inventario.pdf. « Noticia de las obras de las pinturas que posee la Real Academia de San Fernando según el orden de su numeración, 1796-1805 », in Archivio de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, ms. 2-57-2, fol. 4v, n. 14 [en ligne] : http://www.realacademiabellasartessanfernando.com/assets/docs/catalogos_ historicos/1796-1805_inventario.pdf. Al. Palomino de Castro y Velasco, El Museo Pictórico y Escala Óptica (1715-1724), Madrid, M. Aguilar, 1947 [réimpr. de la première édition], p. 858-859. G. Pittiglio, « L’iconografia di sant’Agostino nel Quattrocento tra innovazione e continuità », in Al. Cosma et G. Pittiglio, Iconografia agostiniana. Il Quattrocento, II, I, Rome, Citta Nuova, 2015, p. 11-29 et p. 252-255. E. Silber, « The Reconstructed Toledo Speculum Humanae Salvationis : The Italian Connection in the Early Fourteenth Century », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 43 (1980), p. 32-51. El. Tormo, Academia de San Fernando. Madrid, Madrid, [s. l.], 1929. T. Verdon, « The Florence Cathedral “Double Intercession” at the Cloisters », in C. Villers (ed.), The Fabric of Images : European Paintings on textile Supports in the Fourteenth and Fifteenth Centuries, Londres, Archetype publication F., 2000, p. 1-21. H. Vlieghe, « Saints I », in Corpus Rubenianum Ludwig Burchard, pars VIII, Bruxelles, Arcade Press, 1972, p. 97-98. ———, in Arn. Brejon de Lavergnée, Rubens, (Lille, Palais des Beaux-Arts, 6 mars-14 juin 2004), Paris, Réunion des Musées nationaux, 2004, p. 215-216.

Séba s tien Farré

Barcelone, avril 1939 : lait, politique et humanitaire*

16 avril 1939, Barcelone. Surpris par un orage printanier, le regard tourné en direction de l’objectif du photographe, une vingtaine d’enfants posent à l’occasion d’une distribution de vivres (Fig. 1). Alignés sur le trottoir à l’entrée d’une cantine située au numéro 55 de la rue des Escoles Pies, dans le quartier de Sarrià, à l’ouest de la capitale catalane, ils brandissent une boîte de lait condensé. Entre l’exercice imposé par les organisateurs et leur reconnaissance pour cette aide alimentaire, il est difficile d’interpréter le sens de leur regard et leurs sentiments au moment de participer à cette mise en scène. L’entrée de la cantine est parée du drapeau helvétique. Ce dernier est associé à celui, plus petit, de la Croix-Rouge. À droite de l’entrée, on découvre, sur un autre cliché, une affiche représentant le portrait du général Franco. Cette dernière image est présente dans toutes les municipalités occupées par les troupes des généraux rebelles depuis 1936. Elle évoque l’intention des vainqueurs de soumettre les populations issues du territoire républicain au nouvel ordre imposé par les armes. Ces deux clichés font partie d’une série de onze photographies conservées par le centre d’information et de documentation du CICR et consultables sur le web1. Il faut par ailleurs souligner l’existence d’une série de onze photographies qui illustrent une action parallèle menée le même jour à Corbera de Llobregat, petit village de montagne à 40 kilomètres de Barcelone2. Cette deuxième série est intéressante car elle nous permet de suivre de manière plus précise l’organisation de la distribution des secours. Les enfants sont réunis sur la place centrale du village, puis ils sont appelés individuellement à s’avancer sous le proche de la mairie. À cet endroit, ils se présentent devant une table

* Une version courte de ce texte a été publiée dans L’Histoire, no 472, juin 2020. 1 Archives CICR (DR), V-P-HIST-01854-25 à 35, disponible sur (consulté le 21 octobre 2017). 2 Archives CICR (DR), V-P-HIST-01854-14 à 24, disponible sur (consulté le 21 octobre 2017). Sébastien Farré  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 447-451 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.133480 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. ARCHIVES CICR V-P-HIST-01854-26.

derrière laquelle des représentants du CICR distribuent à chacun-e une ou deux boîtes de lait condensé. Ces photographies évoquent les ambiguïtés de l’action humanitaire, dont les acteurs font parfois le jeu de la propagande des parties en conflit et dont l’action se tisse, dans certains cas, au prix d’un compromis politique, issu de la négociation d’un terrain d’intervention. Car conquérir les cœurs et les ventres participe à la volonté d’imposer un ordre nouveau parmi les populations défaites. Mis à part ces clichés, les documents des Archives du CICR n’apportent que peu d’informations. Cependant, ces images nous interrogent sur la neutralité et l’impartialité du Comité international, ainsi que sur les rapports de l’institution genevoise avec l’Espagne née du coup d’État du mois de juillet 1936. Au-delà de ces enjeux primordiaux, l’objet central de cette image est une boîte métallique d’environ huit centimètres de haut, contenant un peu moins de 400 grammes de lait condensé et préparée très probablement par l’entreprise Nestlé. Instrument technologique qui permet de conserver, transporter et distribuer son contenu alimentaire dans des conditions difficiles, la boîte de conserve de lait condensé constitue un objet emblématique de l’action humanitaire, en particulier depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Au printemps 1919, Dorothy Buxton souleva face au public une boîte de lait lors d’un meeting célébré dans le Royal Albert Hall de Londres qui a été à l’origine de l’organisation du mouvement Save the Children. En scandant à cette occasion : « There is more practical morality in this tin than in all their creeds »,

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l’intention de cette activiste était de dénoncer le blocus allié qui menaçait de famine les populations des États vaincus3. Le lait est un élément central des dispositifs d’intervention humanitaire dès la fin du xixe siècle. Compris comme un produit miracle, le lait, sous ses différentes formes industrielles (lait pasteurisé, lait en poudre, lait condensé, etc.) constitue d’abord une réponse des médecins, des philanthropes, des nutritionnistes et des industriels contre la mortalité infantile. L’origine de ce phénomène remonte aux années 1830-1840, lorsque le lait apparaît aux États-Unis comme un instrument de réforme morale et sociale face à la misère et aux problèmes liés à la rapide urbanisation du pays. Ce mouvement est favorisé par le développement des transports, mais aussi par la généralisation de la pasteurisation du lait à partir des années 18804. Dans ce contexte, l’industrie alimentaire joue un rôle significatif avec les nouveaux produits lactés, comme le lait concentré sucré ou les farines lactées pour nourrissons de la société Nestlé. À partir des années 1880, les questions de l’allaitement, de la distribution et de la qualité du lait sont ainsi très présentes dans les débats développés à l’occasion des congrès internationaux sur la démographie et l’hygiène sociale, sur l’assistance publique/privée ou sur la protection de l’enfance5. Dans ce contexte, des institutions comme les « gouttes de lait » voient le jour. Ces nouveaux dispositifs proposent des infrastructures d’accueil pour les femmes allaitantes et les nouveau-nés issus des familles défavorisées. Ces pratiques développées par les milieux réformistes sont décisives pour suivre la cristallisation d’un modèle d’intervention utilisé par les organisations humanitaires durant et après la Première Guerre mondiale. À l’été 1919, l’American Relief Administration, principale institution humanitaire durant cette période, distribue à des enfants sous-alimentés du lait et du pain dans plus de 30 000 cantines en Europe centrale et orientale6. Ces interventions expliquent l’importance du lait pour les services d’assistance et les organisations humanitaires durant la guerre civile espagnole (1936-1939). Depuis l’hiver 1936, dans les grandes villes et les zones ruinées par les combats, des cantines assurent des distributions de rations de lait aux bébés et aux enfants. Les quakers anglais et américains, l’Ayuda suiza (cartel formé par des organisations suisses) développent, dès l’hiver 1936-1937, un réseau de cantines dans lesquelles les enfants nécessiteux reçoivent un verre de lait avec du pain ou des biscuits (voire du chocolat)7. À l’extérieur de la péninsule, l’imaginaire du lait favorise la cristallisation de solidarités transnationales. Par exemple, le British Youth Foodship Committee issu du mouvement pacifique britannique (British Youth Peace Committee) organise un Milk-Club destiné à parrainer des enfants nécessiteux en Espagne. Fin 1937, une Milk Campaign est initiée par le mouvement des Co-operative et par le National Council of Labor qui réunit syndicats et Labour Party8. Les donateurs sont invités à acheter dans les magasins Co-op des jetons

3 Mulley, 2009, Mahood, 2009. 4 Dupuis, 2002, Meckel, 2001. 5 Rollet, 2001. 6 Surface, Bland, 1931, Farré, 2015. 7 Serra i Sala, 2007, Mendlesohn, 2002, Van Gelder Forbes, 1943. 8 Fyrth, 2014.

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avec l’impression « Milk for Spain » d’une valeur de six pences. Pour sa part, depuis les premiers mois du conflit, le Comité international de la Croix-Rouge expédie des caisses de lait condensé vers ses délégations de Madrid, Burgos, Barcelone, Valence et San Sebastián, où sont organisées des distributions destinées à des institutions et à des familles. Pour conclure, le moment figé par ce cliché ne représente pas un épisode exceptionnel, mais il symbolise une étape dans le développement de l’histoire des pratiques humanitaires. De nos jours, des produits laitiers thérapeutiques sont intégrés dans les protocoles d’intervention des organisations internationales en réponse aux situations de crise alimentaire, tels les Formula-75 et Formula-100 produits par la société Nutriset9. Ce rapide aperçu nous rappelle que le lait, « don de la nature », est aussi un produit industriel. Durant la période contemporaine, il participe à la construction d’un terrain d’intervention pour lutter contre la malnutrition, voire la famine chez les enfants victimes de la guerre ou des catastrophes naturelles. Au-delà de la supposée efficacité des politiques du lait sur le terrain humanitaire, qui fait l’objet de nombreuses critiques, ces pratiques suggèrent les liens étroits entre action humanitaire, industrie alimentaire et propagande. Bibliographie E. M. Dupuis, Nature’s Perfect Food : How Milk Became America’s Drink, New York, New York University Press, 2002. S. Farré, Le colis de guerre. Secours alimentaire et organisations humanitaires (1914-1947), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014. ———, « Sauver l’enfance de la faim (1914-1923). L’internationalisation des pratiques philanthropiques », Relations internationales, 161 (2015), p. 13-26. J. Fyrth, The Signal Was Spain : the Spanish Aid Movement in Britain, 1936-39, Londres, New York, Lawrence and Wishart, St Martin’s Press, 1986, L. Mahood, Feminism and Voluntary Action : Eglantyne Jebb and Save the Children, 1876-1928, Londres, Palgrave MacMillan, 2009. R. A. Meckel, “Save the Babies” : American Public Health Reform and the Prevention of Infant Mortality, 1850-1929, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1990. F. Mendlesohn, Quaker Relief Work in the Spanish Civil War, Lewiston, Edwin Mellen Press, 2002. Cl. Mulley, The Woman Who Saved the Children : A Biography of E. Jebb, Oxford, Oneworld, 2009. C. Rollet, « La santé et la protection de l’enfant vues à travers les Congrès internationaux (1880-1920) », Annales de démographie historique, 101 (2001), p. 97-116. R. Serra i Sala, Ajuda humanitària dels quàquers als infants de Catalunya durant la Guerra Civil, (thèse de doctorat), Gérone, 2007, disponible sur http://www.tdx.cat/handle/10803/7986 (consulté le 21 octobre 2017).

9 Organisation mondiale de la santé, La prise en charge de la malnutrition sévère. Manuel à l’usage des médecins et autres personnels de santé à des postes d’encadrement, Genève, OMS, 2000.

B arc elon e, avr il 1939  : la it, politique et huma nita ire

Fr. M. Surface et R. L. Bland, American Food in the World War and Reconstruction Period ; Operations of the Organizations Under the Direction of Herbert Hoover, 1914 to 1924, Stanford, Stanford University Press, 1931. D. M. Valenze, Milk : A Local and Global History, New Haven, Yale University Press, 2011. J. Van Gelder Forbes, « Recent relief programs of the American friend in Spain and France, 1937-1939 », Administration of Relief Abroad. A Serie of Occasional Papers (1943), p. 3-19. J. H. Wolf, Don’t Kill Your Baby : Public Health and the Decline of Breastfeeding in the Nineteenth and Twentieth Centuries, Columbus, Ohio State University Press, 2001.

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Les courbes de croissance et la quantification de la santé des bébés

Les fairepart de naissance envoyés aux proches pour annoncer la venue au monde d’un enfant se composent d’habitude d’une brève annonce, d’une photo du bébé, de la date de naissance et des chiffres indiquant le poids et la taille du bébé. Les chiffres contiennent des informations sur l’enfant considérées comme fondamentales pour connaître son état de santé et en définissent d’une certaine manière l’identité. S’agit-il d’un bébé fort, costaud, grand ou d’un bébé fragile, fin, petit ? Dans le suivi biomédical contemporain, la quantification de la santé et de « l’individualité somatique »1 du bébé commencent bien avant sa naissance grâce à l’usage des images échographiques qui permettent, entre autres, d’enregistrer la croissance du fœtus en mesurant la longueur de ses os et en estimant son poids. Les préoccupations des professionnel·le·s de la santé et des parents se concentrent sur les chiffres exprimant les mensurations de l’enfant pendant la grossesse, à la naissance et pendant les premières années de vie. Depuis sa venue au monde et durant son séjour hospitalier, si le bébé ne présente pas de signes pathologiques, l’attention des soignants se focalise sur le poids de l’enfant et son évolution. Au cours des premières années de vie, le moment fondamental de l’examen pédiatrique consiste à mesurer le bébé pour inscrire des chiffres dans un graphique sur lequel à chaque contrôle sont tracées des lignes enregistrant la progression du poids, de la taille et des dimensions de la tête (périmètre crânien ou PC) de l’enfant. Il s’agit des courbes de croissance ou normes percentiles qui traduisent en chiffres et lignes le développement de l’enfant, opérant une simplification et une réduction de la complexité de ce processus2. Les courbes de croissance montrent la distribution statistique du poids, de la taille, etc. d’un enfant par rapport à la moyenne des autres enfants du même âge et du même sexe. Tous les enfants qui se situent en dessus ou en dessous de ces normes percentiles sont considérés comme anormaux. Les courbes de croissance ont l’avantage d’objectiver des processus complexes les transformant en chiffres qui sont comparables et faciles à interpréter. Cette apparente objectivité cache toutefois la question de comment, quand et sur la base de quels critères les valeurs moyennes sur la base desquelles chaque

1 Rose, 2001. 2 Brosco, 2001. Irene Maffi  •  Universite de Lausanne Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 453-456 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.133481 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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enfant est évalué ont été construites3. Cette question devient d’autant plus importante si on compare des populations ayant des origines ethniques différentes et/ou vivant dans des contextes socio-économiques différents. Si aujourd’hui il existe des courbes élaborées par l’Organisation mondiale de la santé basées sur des études multi-centriques qui tentent de tenir compte des différences entre les populations4, les controverses médicales ne sont pas pour autant résolues comme le montre pas exemple l’élaboration de normes percentiles adaptées à la population de leur pays par les pédiatres indiens5 et danois6. Si la quantification de la santé des bébés paraît aujourd’hui une pratique ordinaire et normalisée, elle est pourtant récente et relève de la convergence de divers processus historiques liés entre eux : la gouvernementalisation des États7, l’émergence de la biopolitique8, l’affirmation de l’épistémologie quantitative9, la médicalisation de la petite enfance10 et l’essor de la puériculture11. Au cours du xviiie siècle, une nouvelle forme de pouvoir s’impose dans les pays européens – plus tard exportée dans les colonies – qui vise à administrer la vie des populations, un concept qui désigne un domaine d’intervention, un objet et un objectif des Etats nations modernes : la gouvernementalité. Les disciplines du corps et la biopolitique sont les deux technologies nécessaires à cette nouvelle forme de pouvoir. En effet, « gérer la population ne veut pas dire gérer simplement la masse collective des phénomènes ou les gérer simplement au niveau de leurs résultats globaux ; gérer la population, ça veut dire la gérer également en profondeur, en finesse et dans le détail »12. Administrer la population signifie donc tant agir sur le corps et la subjectivité des individus que garantir la santé, le bien-être, l’expansion de l’ensemble de ceux-ci en réglant les processus de la naissance, de la mort, de la santé et la durée de vie13. Le développement des statistiques au xixe siècle en tant qu’outils privilégiés de la biopolitique permet non seulement de construire la population en tant qu’objet, mais également de produire une connaissance sociale qui est « profondément interventionniste »14. L’épistémologie quantitative qui s’affirme grâce à la diffusion des technologies statistiques en tant qu’instruments pour gouverner, analyser, expliquer voire construire la société est un des éléments fondamentaux pour comprendre l’émergence de la quantification de la santé des bébés. « L’avalanche des nombres »15 pénètre en profondeur tous les domaines du social et du savoir y compris de la médecine. Dès la seconde moitié du xixe siècle, les médecins habitent « un monde de chartes, de graphiques et d’études cliniques écrits dans la langue des niveaux de signification dérivants des inférences statistiques »16.

3 Sachs, Dykes et Carter, 2005. 4 WORLD HEALTH ORGANIZATION, UNICEF, 2009. 5 Kumar et al., 2013. 6 Nielsen, Olson et Juul. 2010. 7 Foucault, 2001. 8 Foucault, 1976. 9 Kalpagam, 2000. 10 Rollet, 2005. 11 Rollet, 1990. 12 Foucault, 2001, p. 654. 13 Foucault, 1976. 14 Asad, 1994, p. 74. 15 Hacking, 1991, p. 189. 16 Porter, 1994, p. 403.

l es cour b es de croissan ce et la quantification de la sa nté des bébés

Pendant la même période, les connaissances et les dispositifs médicaux investissent en profondeur la reproduction y compris l’élevage des bébés qui doit être soumis à la surveillance des experts et ne pas être laissé « au hasard de la fantaisie maternelle »17. Soucieux d’affirmer leur puissance militaire et leur productivité industrielle, les Etats européens et d’Amérique du nord commencent à s’intéresser de près à la santé de leurs citoyens. Le corps médical développe un savoir spécifique autour des bébés, leur alimentation, hygiène, maladies, cherchant à construire et diffuser un savoir scientifique pour rendre les soins maternels modernes, systématiques et bien fondés. C’est l’époque où naît la puériculture en France18 et se diffusent les idées eugéniques de Francis Galton en Angleterre justifiant des interventions publiques dans le domaine de la sexualité, de la procréation et de l’élevage des enfants. Afin de faciliter la tâche des médecins et de socialiser les mères à la nouvelle science de l’élevage des enfants, des ouvrages de vulgarisation et des carnets de santé pour les enfants sont mis en vente en France dès la fin des années 186019. Dans les différentes versions de ces carnets, la progression du poids et de la taille du bébé occupe une place centrale et les mères se doivent de les noter régulièrement. Ainsi, au début du xxe siècle, le poids et la taille des bébés deviennent pour les parents « des critères importants, et parfois uniques, de la santé de l’enfant »20. Si des distinctions de classe doivent être faites pour cette période, car dans beaucoup de pays l’assistance sanitaire aux enfants ne sera généralisée qu’à partir du milieu du xxe siècle, la quantification de la santé des bébés sera destinée à s’imposer comme norme médicale et sociale. Aujourd’hui, dans les sociétés du Nord global, la pesée des bébés est devenue un rituel incontournable et la lecture des courbes de croissance une procédure routinière à laquelle il est difficile de se soustraire. A une époque où l’allaitement au sein est (re)devenu une injonction de santé publique, sociale et morale21, les courbes de croissance de l’enfant mesurent la capacité des mères à « produire » suffisamment de lait et à bien accomplir leur tâche : permettre le développement d’un individu sain qui, devenu adulte, pourra jouer un rôle actif dans la société. La métaphore industrielle modèle en profondeur notre manière d’appréhender le processus d’allaitement comme les expressions « d’allaitement à la demande » ou « production de lait » le montrent. Les mères sont non seulement visées en tant que principales responsables de l’élevage et de la future santé de leurs enfants, en excluant les pères, mais elles sont aussi réduites à des productrices de lait, un lait dont la quantité et la qualité doivent être certifiées par les experts. En conclusion, la quantification de la santé des enfants et l’intériorisation d’une épistémologie quantitative par les mères et plus largement par les parents permet à la médecine de monopoliser une connaissance qui fait autorité et d’exercer une surveillance sur l’allaitement donnant forme à l’expérience individuelle22. Les savoirs expérientiels des femmes, la subjectivité du vécu corporel, la variabilité individuelle sont négligés. Une standardisation et une objectivation chiffrée

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Rollet, 2005, p. 142. Rollet, 1990. Rollet, 2005. Rollet, 2005. Maher, 1992. Dykes, 2006.

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prennent l’avantage sur eux. Entrées dans l’usage à une époque où la gouvernementalité s’est imposée en tant que forme de pouvoir dominante dans les sociétés industrielles, les courbes de croissance des enfants orientent la manière ordinaire de concevoir le corps et le bien-être des bébés et justifient les formes de disciplinarisation corporelle et du soi dans lesquelles les femmes sont prises. Bibliographie T. Asad, « Ethnographic representation, statistics and modern power », Social Research, 61/1 (1994), p. 55-88. J. Brosco, « Weight charts and well-child care. How the pediatrician the expert in child health », Archives of Pediatrics and Adolescent Medicine, 55 (2001), p. 1385-1389. F. Dykes, Breastfeeding in Hospital. Mothers, midwives and the production line, Londres & New York, Routledge, 2006. M. Foucault, Dits et Écris II, Gallimard, Le Seuil, Paris, 2001. ———, La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976 I. Hacking, « How should we do the history of statistics », in Gr. Burchell, C. Gordon et P. Miller (éd.), The Foucault effect. Studies in governmentality, Chicago, The University of Chicago Press, 1991. Um. Kalpagam, « The colonial state and statistical knowledge », History of the Human Sciences, 13/2 (2000), p. 37-55. Th. M. Porter, « Making things quantitative », Science in Context, 7/3 (1994), p. 403. C. Rollet, La politique à l’égard de la petite enfance sous la Troisième République, Presses Universitaires de France/INED, Paris, 1990. ———, « Pour une histoire du carnet de santé de l’enfant : une affaire publique », Revue française des affaires sociales, 3 (2005), p. 129-156. V. S. Kumar, J. Lakshmanan, S. Tunny, A. Regi, M. Jiji et J. Ruby, « New birth weight reference standards customised to birth order and sex of babies from South India », BMC Pregnancy and Childbirth, 13/38 (2013), http://www.biomedcentral.com/1471-2393/13/38. V. Maher (dir.), The Anthropology of Breastfeeding. Natural Law or Social Construct, Oxford, Berg, 1992. A.M. Nielsen, E. M. Olson, A. Juul, « New Danish reference values for height, weight and body mass index of children aged 0-5 », Acta Paediatrica, 99 (2010), p. 268-278. N. Rose, « The politics of life itself », Theory Culture & Society, 18/6 (2001), p. 1-30. M. Sachs, F. Dykes et B. Carter, « Weight monitoring of breastfed babies in the UK-centile charts, scales and weighing frequency », Maternal and Child Nutrition, 1 (2005), p. 63-76. WORLD HEALTH ORGANIZATION, UNICEF, WHO Child Growth Standards and the Identification of Severe Acute Malnutrition in Infants and Children, Geneva, World Health Organization, 2009.

Salvatore D’Onofrio

Le lait, l’épaule et le cœur en Italie du Sud

L’allaitement se situe doublement, toujours et partout, à la frontière du biologique : contrairement à la grossesse et à l’accouchement1, il peut supporter la substitution de la mère naturelle par une mère de lait mais, surtout, il est intimement lié aux principes et oppositions qui structurent la société, étant donné que la transmission du fluide vital des femmes se fait rarement comme un simple fait de nature, puisque l’enfant nourri par sa mère est le fruit d’une alliance. Marqueur de la puissance féminine donnée par la nature, le lait se coule, pour ainsi dire, dans les appareils culturels que toute société humaine élabore pour y asseoir la domination masculine. Deux sortes de lait, d’épaule et de cœur Pour les femmes de l’Italie du sud, et notamment siciliennes, de Calabre, des Pouilles et de la ville de Naples, il existe deux types de lait, différents à maints égards : le “lait de cœur” et le « lait d’épaule ». Ils sont dénommés ainsi d’après la partie du corps dont ils sont censés provenir et ils présentent des caractères qui les opposent assurément. Le lait de cœur est considéré comme n’étant pas « de bonne qualité », bien qu’il soit associé à un organe doté d’une valeur symbolique positive dans l’horizon sémitique : le cœur est le siège de l’amour et des sentiments élevés ainsi que l’équivalent de la mémoire dans la Bible. Dans une langue romane comme le français, mais aussi en anglais, l’association à la mémoire se retrouve dans les expressions : « apprendre par cœur » ou « to learn by heart » ; en italien on dit également « ti porto nel cuore » (« je te garde dans mon cœur ») pour signifier que l’on garde en soi le souvenir de quelqu’un. Cela n’empêche pas le cœur d’être aussi le siège des émotions négatives : or, si la peur, les angoisses et les peines sont présumées ne pas pouvoir être transmises par le lait d’épaule de la mère aux enfants ; le contraire se passe avec le lait de cœur. C’est surtout dans le cas d’une frayeur soudaine qu’une mère allaitant du cœur et non de l’épaule expose son enfant aux risques les plus importants ; son lait « empoisonné » ou

1 Aujourd’hui, les mères porteuses ont changé la donne, bien que celles-ci, au moins sous forme de modèle, aient toujours existé (par exemple, Agar dans l’Ancien Testament : cf. La Bibbia di Gerusalemme, Bologna, EDB, 2009). Salvatore D’Onofrio  •  Università di Palermo Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 457-464 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127450 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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« épouvanté » provoque chez lui « le coup de lait ». Il est menacé d’avoir mal au ventre, de devenir paralytique ou loucher, et risque même de mourir. Les femmes qui allaitent, surtout du cœur, sont sujettes à bien d’autres dérangements. Le plus important est l’engorgement mammaire provoqué par un refroidissement qu’on appelle en Sicile u pilu â minna (« le poil au sein »). On trouve aussi le latti mpitratu, « lait qui devient de pierre » dans le même temps que le sein durcit. Or, il appert qu’à chaque propriété négative du lait de cœur correspond une qualité positive du lait d’épaule. Le premier n’a pas de consistance : il est léger, « lent » (c’est-à-dire peu dense) et aqueux, insuffisamment pourvu de substance, incapable de rassasier (ce qui fait pleurer les enfants) ; tandis que l’autre est dense, crémeux et gluant, gras et riche, il nourrit bien l’enfant et lui permet de dormir calmement. Alors que le lait d’épaule est doux, celui de cœur est salé. D’après une de nos informatrices de Palerme, « le lait de cœur n’est pas celui de l’épaule, car celui qui vient de l’épaule est plus naturel, plus normal, et les enfants grandissent plus sereins et plus beaux ». Différentes sont également les sensations que le lait d’épaule provoque dans le corps de la mère et la vitesse avec laquelle il s’écoule dans son sein. Comme le dit une autre informatrice : « on sent une chaleur et un fourmillement et parfois il coule du sein si rapidement que l’enfant risque de suffoquer. Le lait de cœur n’arrive pas avec cette “furie” ». La qualité et la vitesse du lait ne relèvent pourtant pas de l’opposition haut/bas qui s’esquisse par rapport au sein, car cette dernière ne devient signifiante qu’en fonction du système global des oppositions qui spatialisent le corps. Par exemple, dans le Salento, à l’extrême sud des Pouilles, les caractéristiques du lait d’épaule sont les mêmes qu’en Sicile, alors que le lait de cœur est substitué par le lait de tête (dit aussi caprignu, de chèvre, ou citrignu, c’est-à-dire provenant d’une femme très maigre, flétrie, « avide et insatisfaite »). Bien qu’il soit de bonne qualité, on pense que le lait de tête provient du cerveau et, du fait de cette provenance, qu’il affaiblit beaucoup la femme allaitante. Entre parenthèse, en Sicile, le lait de chèvre est considéré comme le meilleur substitut du lait maternel après celui d’ânesse et de vache. Ce dernier était dilué dans de l’eau. Le lait de brebis est généralement exclu. Nous laissons ici de côté les animaux qui, eux, sucent pour des raisons diverses le lait des accouchées2. Inversion structurale et nécessité Le déplacement du lait de mauvaise qualité vers la partie haute du corps n’affaiblit donc pas la force du lait qui vient des os de l’épaule (partie du corps conçue, dans les quatre régions considérées, comme un des lieux où se concentre la substance des aliments). Ce lait confirme, au rebours de toute évidence physiologique, la valeur symbolique dont il est chargé. Dans le Salento comme en Sicile et à Naples, on dit aux enfants « mange, que cela t’arrive dans les os ». En Sicile, d’après les proverbes et la croyance populaire, l’épaule s’impose comme un lieu qui porte la masculinité. Celle d’où le lait coule est le plus souvent

2 Pour une première mise au point sur les allaitements croisés, dans la réalité comme dans la fiction littéraire, je renvoie à Sigaut, 2000 ; il y a également un dossier de publication du projet « Lactation in History » : Arena, Foehr-Janssens, Papaikonomou et Prescendi, 2017.

le lait, l’épaule et le cœur en ita lie du sud

l’épaule droite, par opposition symétrique à la partie gauche du lait de cœur, et chacun a tendance à lui associer l’omoplate et le dos. Cette croyance à l’omoplate comme « source du lait » ainsi que la valeur symbolique de celle de droite ont été mises en évidence en milieu touareg par Figueiredo-Biton3. L’omoplate est une partie valorisée du système osseux : elle rentre dans les rituels de divination et, chez les Berbères sédentaires, le morceau de viande autour d’elle est donné à l’oncle utérin. Par rapport à l’allaitement, le corps de la femme se retrouve ainsi divisé selon des oppositions (arrière/devant, droite/gauche) rangées sous l’opposition os/chair, et davantage encore masculin/féminin. Principe masculin et lait d’épaule Consistance, effets positifs, manière de couler, stabilité (associée dans la culture traditionnelle sicilienne au sexe masculin et opposée à l’inconstance des femmes), bref, les qualités du lait d’épaule seraient considérées, plus ou moins inconsciemment, comme celles du sexe du père et du fils, les qualités du lait de cœur comme celles du sexe de la mère et de la fille. Le modèle indigène de cette possibilité d’alternance, sub specie substanciae, du masculin et du féminin au sein du même genre apparaît clairement dans les « épreuves de lait » auxquelles la future accouchée a été soumise, d’abord pour deviner le sexe de l’enfant, ensuite pour établir la qualité du lait. Les tests qui précèdent l’accouchement se font, bien évidemment, surtout sur le corps de la femme : la forme du ventre, la manière de s’asseoir, la manière dont une aiguille ou une bague suspendue par un fil oscille sur son ventre. Mais il arrive aussi que l’on utilise les sécrétions de ses seins, que l’on appelle lait ou colostrum, et qui apparaissent normalement dès le cinquième mois. On prend alors une pièce que l’on essaye de faire coller au mur ou bien directement au téton avec le lait qui en sort. Si la pièce reste collée, c’est à cause de la viscosité du lait et l’enfant sera un garçon, si la pièce tombe, ce sera une fille. On vérifie également entre le pouce et l’index si le lait est gluant (masculin) ou fluide (féminin). Après l’accouchement, on teste le lait exactement de la même manière que pendant la grossesse, mais cette fois-ci pour savoir s’il vient de l’épaule ou bien du cœur. Quoique la question du sexe de l’enfant semble primer, la « valence différentielle des sexes » recouvre ainsi également les différentes qualités du lait et les différentes parties du corps d’où il émane. D’autres croyances mettent en relief l’association entre le principe masculin et le lait d’épaule. Même s’il existe une qualification commune des aliments – mauvais pour l’enfant, ou au contraire lactifères –, certains relativisent en affirmant que « le lait vient des os et non pas des choses que l’on mange » (u latti veni dî l’ossa no dî morsa). Cette expression rejoint ainsi l’autre croyance qui veut que la semence procède des os. Les traces de cette conception sont en Sicile très explicites, par exemple dans l’association entre les excès sexuels et la sensation de courbature et de « vidage de l’épine dorsale » (mi svacantàiu a carina), exactement comme chez les Samo du Burkina Faso étudiés par Françoise Héritier4. Le folkloriste sicilien Giuseppe Pitrè rapporte que « la liqueur 3 Figueiredo-Biton, 2001. 4 Héritier, 1996.

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séminale … selon une tradition unanime et indiscutable, descend de la “moelle de l’os du dos” c’est-à-dire de la moelle allongée avec laquelle elle a, selon l’opinion vulgaire, une analogie de caractère physique »5. L’inégalité entre les sexes est censée en tout cas influer sur la qualité du lait de la mère, au point que « le lait d’une femme qui a accouché d’une fille n’a pas les bonnes qualités du lait d’une femme qui a accouché d’un garçon ». Le lait de la femme primipare d’un mâle est également tenu pour être le remède le plus efficace à la surdité, à condition de le faire gicler dans l’oreille du sourd. C’est donc l’inégalité sexuelle – qui a produit des fils et des filles – qui différencie la qualité du lait de la mère6. Et c’est le lait qui arrive des os et non pas de la chair (de cet organe délicat et sensible qu’est le cœur), ce lait d’épaule qui peut être considéré en définitive comme un « lait masculin » (les femmes de l’Italie du Sud emploient parfois cette expression pour nommer le sperme). Cela est la clef pour comprendre cette « génétique sauvage » documentée par Maurice Godelier chez les Baruya de Nouvelle Guinée7. Si l’on compare cette croyance à celle du monde arabe, où « le lait vient des hommes », on voit que l’enjeu en Sicile est la réunification dans le corps de la femme des associations symboliques produites par la valence différentielle des sexes. Au fond, plus que la présence immédiate de substance masculine dans le lait, tout se passe comme si le sperme introduit dans la femme se réfugiait symboliquement dans cette partie « masculine » du corps que représente l’épaule, ou bien comme s’il se « mouillait » lorsque le cœur et les affects qui lui sont associés finissent par prévaloir En filigrane, on voit combien les parcours symboliques qui sont à l’origine des différentes qualités du lait maternel, se rapprochent de la théorie des fluides mise en place par Aristote dans La génération des animaux8. Le sperme et le lait D’après certaines informatrices, il est important d’avoir des rapports sexuels au cours de la grossesse, d’une part parce que l’enfant est supposé partager le plaisir des parents, d’autre part parce que la semence de l’homme vient améliorer la qualité du lait9. Selon une femme de Canicattì, dans la province d’Agrigente : « la semence masculine ainsi que le lait d’épaule viennent du dos et, donc, l’une contribue à améliorer l’autre ». Dans ces conditions, le sperme ne recèle pas seulement un pouvoir fécondant, il est censé produire également la qualité du lait. Deux informatrices sont allées jusqu’à lui reconnaître une influence dans la définition du sexe de l’enfant. Alors que les rapports sexuels sont 5 G. Pitrè, Usi e costumi, credenze e pregiudizi del popolo siciliano, II, Palerme, Clausen, 1896 (Medicina popolare siciliana, Palerme, Clausen, 1887-1888), p. 128. 6 C’est donc moins l’« attitude » de la mère comme pour le lait de tête que le sexe du nouveau-né qui détermine des variations dans la typologie du lait. 7 Chez les Baruya de Nouvelle-Guinée (Godelier, 1982), le sperme non seulement fait le lait des femmes, mais il sert aussi de nourriture pour les garçons, en conférant ainsi aux hommes le pouvoir de les faire renaître hors du ventre de leur mère au moment de l’initiation au monde des adultes. En partant de ce cas extrême et d’autres exemples ethnographiques, Bonté, 1994 considère le lait comme « l’un des enjeux de la réappropriation par les hommes des pouvoirs les plus spécifiquement féminins, ceux de la procréation ». 8 D’Onofrio, 2014, p. 13-24. 9 Celui-ci semble apparaître au moment de la conception, comme chez les gitanes andalouses pour lesquelles cette croyance est très explicite (communication personnelle de Nathalie Manrique).

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généralement interrompus au septième mois de grossesse par crainte de provoquer un changement de sexe de l’enfant, ils sont volontairement poursuivis dès l’instant que la femme voit apparaître des signes trahissant la présence d’une fille alors qu’elle souhaite accoucher d’un garçon. Bien que rare, l’idée que l’on puisse modifier le sexe de l’enfant en poursuivant les rapports sexuels au-delà des limites convenues est cohérente avec la logique de l’identique et du différent qui préside au jeu des humeurs. Le sang et le lait La même logique est à l’œuvre lors du retour du cycle menstruel ; une autre opposition s’esquisse alors entre l’allaitement « propre » (di nettu) et l’allaitement « sale » (di luordu). On prétend que les menstruations salissent le lait, voire qu’elles peuvent transformer le lait d’épaule en lait de cœur : une telle variabilité se complique encore par le fait que la qualité du lait d’une femme, en principe constante, varie parfois sans raison apparente d’un enfant à l’autre, dans une tendance qui s’accentue de l’aîné au cadet. Les menstruations souillent enfin le lait dans la mesure où l’allaitement ne met plus à l’abri de grossesses non désirées, comme le voudrait la croyance populaire. Les choses se brouillent d’autant plus que la valence différentielle des sexes induit une manipulation ultérieure des données biologiques. Lorsque l’hormone de la prolactine n’est pas suffisamment haute pour inhiber la fonction ovarienne et les cycles menstruels, ceux-ci reprennent. La femme est cependant à même de poursuivre l’allaitement pendant plusieurs mois, puisque la stimulation produite sur l’hypophyse par la succion entraîne une sécrétion de prolactine suffisante pour maintenir la lactation. Le retour des règles ne marque pas pour autant le moment à partir duquel une nouvelle grossesse devient possible. Il signale plutôt qu’une ovulation est déjà intervenue, et cela explique qu’un grand nombre de femmes qui allaitent ne s’aperçoivent de leur grossesse que lorsqu’elles en sont déjà au deuxième ou troisième mois. Qu’elle soit survenue avant ou après le retour des règles, la nouvelle grossesse n’empêche pas la production de lait. L’allaitement est alors normalement suspendu, et le lait conservé pour le prochain enfant à naître – comme s’il s’agissait là d’une réserve tarissable. Les informateurs précisent que cette mesure évite ainsi le risque que l’un des deux enfants meure. C’est une sorte de « lait de la jalousie » pour utiliser la belle expression des Maures10, mais qui présente une caractéristique encore plus significative relevant de la différence des sexes. L’allaitement ne serait vraiment dangereux que lorsque l’enfant au sein est un garçon et celui qui est dans le ventre une fille, identifiée au moyen de quelques-uns des tests pratiqués dans ce but. Dans le cas contraire, ainsi que pour les enfants de même sexe, il arrive qu’on ne suspende pas immédiatement l’allaitement. Cependant, le fait que l’interdit ne soit fermement exprimé que pour la paire formée par le garçon au sein et la fille dans le ventre ramène aussi, inconsciemment, à un court-circuit de type incestueux. Tout porte à croire en effet qu’il ne s’agit pas seulement du partage

10 Fortier, 2001.

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de substance que le garçon déjà né ne supporterait pas, mais aussi de l’existence d’une trace de son passage dans le ventre de sa mère, une sorte d’imprégnation qui redouble le contact, établi par le biais du lait, avec sa sœur à l’intérieur. Une mémoire corporelle D’autres cas emblématiques concernent la « mémoire des fluides » reliant les nourrissons à leur nourrice. Une femme ayant eu des relations sexuelles avec plusieurs hommes (une femme nommée, muntuata, sur laquelle des bruits ont couru) ne peut pas être « mère de lait » ou « de poitrine »’ d’une fille car elle lui transmettrait par le lait son caractère de femme volage. Les marques de ses transgressions se transmettent donc par le lait, contaminé en quelque sorte par la mémoire des substances multiples dont il retiendrait fatalement la trace. La force de cette mémoire substantielle est ambivalente et change de signe si l’enfant allaité est un garçon : ce dernier serait comme imperméable, à moins qu’il s’imprègne, de manière positive cette fois-ci, des expériences sexuelles multiples de sa nourrice, de la force tirée du cumul de spermes de plusieurs hommes. D’autres principes de la logique des humeurs mis à l’œuvre pendant l’allaitement, se retrouvent dans la description très minutieuse du modèle de la nourrice chez les familles d’aristocrates que Pitrè11 nous a laissée il y a plus d’un siècle. Il s’agissait généralement d’une femme rétribuée que l’on préférait garder chez soi, une fois évaluée la qualité de son lait : ‘fureur’, couleur, densité et poids des substances (une cuillérée versée dans un verre d’eau devait tomber au fond, de préférence) ; on cherchait surtout « une nourrice qui avait un fils de trois mois, dont le mari était au loin, qui n’ait pas d’autres appendices [c’est-à-dire des amants] et dont le lait soit propre [c’est-à-dire qu’elle n’ait pas ses menstrues] »12 ; et Pitrè souligne ironiquement que généralement « son mari est plein de vie et de santé, et si pour le moment il s’est résigné à ce qu’on le croie mort ou en prison – deux déclarations très fréquentes dans la bouche d’une nourrice – demain, si elle est acceptée, il reviendra de la prison ou de l’autre monde pour réclamer directement ou indirectement les faveurs pécuniaires ou érotiques (sic !) de sa femme »13. Le sperme du mari de la nourrice, qui a pourtant contribué à produire la bonne qualité du lait, ne peut pas être réintroduit, car il risquerait alors de le souiller, autant que les règles. La préférence accordée à la nourrice dégagée de relations sexuelles témoigne en contrepoint de l’existence d’une logique des humeurs qui n’est pas sans rappeler la parenté de lait des sociétés musulmanes ; celle-ci aurait simplement emprunté en Sicile une direction d’évitements et des stratégies d’alliance différentes. La Vierge au lait d’épaule Nous limiterons à un seul cas les preuves de l’importance de ces syncrétismes, en rapprochant la croyance populaire du registre de l’art cultivé. Deux peintures anonymes

11 Pitrè, op. cit., p. 191-198. 12 Ibid., p. 191. 13 Ibid., p. 191.

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provenant de Palerme et datées entre les débuts du xive siècle et les débuts du xve confirment non seulement la manipulation symbolique du corps, mais aussi la traduction de la croyance dans l’horizon religieux14. On y voit une Mère de Dieu allaitante dont le sein subit un déplacement évident puisqu’il sort de l’épaule droite, ce que le peintre souligne avec un empressement particulier en l’enfermant dans un empiècement spécial de la robe. En conclusion, il s’agit sûrement d’un « hapax double » car ni les premiers documents de l’art copte s’inspirant des statuettes et des bas-reliefs d’Isis en train d’allaiter Horus (celui-ci né d’un rapport incestueux avec son frère), ni l’art byzantin qui en dérive ne nous présentent ce motif. S’inscrivant dans le cadre de l’art européen, qui a tendance à humaniser les formes hiératiques de l’Orient chrétien, cette représentation offre donc des particularités qui la distinguent également de l’icône de la vierge allaitante devenue dès le début du xive siècle un des thèmes préférés des artistes italiens. Nous pouvons avancer l’hypothèse que, par ce tableau, le peintre sicilien a voulu représenter une croyance dont il était informé et dont le système de pensée dans lequel elle s’inscrit subsiste jusqu’à nos jours. Alors que les évangiles canoniques15, ainsi que le proto-évangile de Jacques présentent la justification doctrinaire de la Mère de Dieu allaitant, la croyance représentée par notre “Vierge au lait d’épaule” renvoie, comme nous l’avons dit, soit au monde arabo-berbère qui colonisa la Sicile pendant près de trois siècles, soit à un « substrat méditerranéen » plus ancien. Le système de pensée que nous avons exploré, a, de toute façon, au moins un millénaire d’ancienneté en Sicile. Partie intégrante des savoirs féminins qui ont maintenu le monde au-delà et en dépit des massacres d’hommes liés aux conquêtes, ce système de pensée a été transmis à des femmes par les femmes16. Ce n’est que dans la génération qui nous a précédés qu’il a commencé à se perdre, en même temps qu’apparaissait le lait artificiel. Celui-ci constitue un des signes les plus évidents de la mutation anthropologique dont nous sommes à la fois les responsables et les victimes en ayant coupé, peut-être de manière irréversible, les ponts avec la nature et un type de réflexion que l’humain entretenait avec elle. Bibliographie Fr. Arena, Y. Foehr-Janssens, Ir. Papaikonomou, Fr. Prescendi (éd.), Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui, Anthropozoologica, 52/1 (2017). P. Bonté, « Le sein, l’alliance, l’inceste », in Ph. Gillet (éd.), Mémoires lactées. Blanc, bu, biblique : le lait du monde), Paris, Autrement, 1994 (Autrement. Série Mutations ; 143) p. 143-156. S. D’Onofrio, « L’épaule et le cœur. Allaitement et symbolique du corps en Sicile », in Fr. Héritier et M. Xanthakou (éd.), Corps et Affects, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 151-168.

14 Voir cette image in D’Onofrio, 2004, p. 166. 15 Luc, 11. 27. 16 Il s’agit évidemment d’un système de pensée de domination masculine où l’idée d’une tension dans la conquête symbolique du corps reproductif est présente.

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———, Les fluides d’Aristote. Lait, sang et sperme en Italie du Sud, Paris, Les Belles Lettres, 2014. C. Figueiredo-Biton, Conceptualisation des notions de chaud et de froid : systèmes d’éducation et relations hommes/femmes chez les Touaregs (Imededaghen et Kel-Adagh, Mali), thèse de Doctorat, sous la direction de P. Bonté, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2001. C. Fortier, « Le lait, le sperme, le dos. Et le sang ? Représentations physiologiques de la filiation et de la parenté de lait en islam malékite et dans la société maure », in Cahiers d’études africaines », XVI-I :161 (2001), p. 97-138. M. Godelier, La Production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Fayard, 1982. Fr. Héritier, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996. Fr. Sigaut, « Allaitement et maternage entre espèces animales différentes », Ethnozootechnie 65 (2000), p. 81-87.

Corps et Produits

Introduction

La section « Corps et Produits » se concentre sur les représentations discursives et savantes, mais aussi esthétiques, des corps allaitants ainsi que sur les qualités physiques du lait, les conceptions physiologiques de sa production et la place qui lui est conférée dans les systèmes de circulation des fluides corporels. Les médecins n’ont jamais cessé, dès l’époque gréco-romaine, de s’interroger sur les propriétés du lait féminin, et de hiérarchiser les corps des femmes nourrices en les inscrivant dans une économie morale. Ces prises de positions n’empêchent cependant pas la diffusion d’autres pratiques d’allaitement, humain et animal, qui participent à des titres différents à la construction d’une économie axée sur l’exploitation des corps nourriciers. Par ailleurs, la lactation est réputée s’inscrire dans une biologie gouvernée par des processus considérés comme « naturels » et, plus tardivement, comme « innés ». Une mise en perspective historique permet de saisir la généalogie intellectuelle des notions associées à l’allaitement, notamment celle de nature. Elle permet aussi de questionner et de relativiser l’histoire longue de cette compréhension organiciste de l’allaitement. Des gemmes magiques antiques aux reliques chrétiennes du lait de la Vierge et aux tire-lait contemporains, nombre d’objets, d’artefacts, de produits industriels ou d’espaces de soins ont eu pour vocation d’accompagner, de réguler et normer les pratiques de l’allaitement, démontrant par-là l’emprise sociale, culturelle et politique des sociétés humaines sur la reproduction.

Maurizio Bettini

Pour une « biologie sauvage » des Romains Allaitement animal et représentations des liquides corporels Qu’entendre par « biologie sauvage » ? Cette formule rend hommage aux recherches de Françoise Héritier. Elle désigne toutes les représentations ou toutes les croyances sur les fluides corporels qui appartiennent à des cultures à des lieues de la biologie ou de la physiologie moderne, pour des raisons géographiques ou chronologiques. C’est le cas de la Rome antique, de la Grèce ancienne, ou encore de nombreuses sociétés modernes d’intérêt anthropologique, comme les Samo du Burkina Faso, magistralement étudiés par Françoise Héritier1. Pour donner quelques exemples, nous pourrions dire que les « biologies sauvages » désignent les théories locales qui circulent dans de telles cultures au sujet du sang, du sperme, du flux menstruel, de la formation du fœtus dans l’utérus, du lait maternel, et ainsi de suite, de liquide en liquide, jusqu’à la lymphe, la sueur, la salive ou tout autre fluide corporel lié à la vie. Les Romains aussi, comme d’autres populations, se sont fait une idée propre des liquides corporels. Ils ont élaboré des représentations et des interprétations pour expliquer, par exemple, comment l’union de deux éléments liquides différents – l’un masculin et l’autre féminin – pouvait donner un corps solide, c’est-à-dire le fœtus qui se forme dans l’utérus ; ils se sont interrogés sur les fluides du corps humain qui déterminent sa santé ou sa beauté ; ils ont donné des explications au fait que la femme, après avoir accouché, produisait du lait ; et ainsi de suite. Nous voilà devant un champ de recherche fascinant pour tous ceux qui s’intéressent à l’anthropologie du monde antique, qui est cependant vaste et éparpillé, et surtout difficile à explorer. Tout d’abord, il faut tenir compte du fait que toutes les configurations culturelles élaborées par les Anciens – pas seulement celles qui concernent les fluides corporels – nous sont parvenues surtout sous forme de textes. En d’autres termes, contrairement à Françoise Héritier et aux Samo qu’elle a étudiés, nous, les antiquisants, ne pouvons pas interroger directement les Romains sur leur manière d’imaginer, par exemple, ce qu’ils appelaient le sucus, le « liquide vital », ou bien encore sur les pouvoirs que l’on attribuait aux medullae

1 Héritier, 1985. En ce qui concerne le monde ancien, on peut toujours consulter des travaux comme Onians, 1951 ; Muth, 1954. Maurizio Bettini  •  Università di Siena Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 469-484 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127451 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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« les moelles ». Nous ne pouvons saisir les idées que les Romains avaient à ce sujet qu’en nous appuyant sur des énoncés que nous trouvons dans les textes latins qui, la plupart du temps, ont été écrits non pas pour nous informer sur le thème qui nous intéresse – la « biologie sauvage » des Romains – mais pour des raisons bien différentes : il en résulte qu’à chaque fois il faut soumettre ces affirmations au processus de l’interprétation. À ce problème qui est tout sauf secondaire, s’ajoute la question du corpus de témoignages sur lequel nous pouvons nous fonder, car il s’agit de textes tirés de sources hétérogènes. En effet, certains d’entre eux proviennent d’auteurs romains dont les idées sur les liquides organiques dérivent de théories médicales et philosophiques élaborées en Grèce, ou bien les prennent comme point de départ. Varron ou Pline s’appuient ainsi sur Hippocrate, Pythagore ou Aristote. De sorte que nous ne pouvons rattacher ces affirmations à la culture romaine, si on entend par là l’ensemble des façons de penser généralement partagées par les Romains : non seulement parce qu’il s’agit d’affirmations d’origine grecque, mais aussi parce qu’elles ont été élaborées au sein de contextes à caractère scientifique. Elles appartiennent donc au type de modèles mentaux que l’on appelle « expert models », parce qu’elles constituent des formes de pensée partagées par un nombre restreint d’intellectuels, non par toute une communauté. D’autres témoignages, en revanche, surtout s’ils sont de caractère proverbial ou familier (tels Plaute, Pétrone, Perse, Juvénal), semblent refléter plus directement la publica opinio – comme les Romains appelaient les idées communes – en matière de fluides corporels2. Il est plus facile de rattacher ce second type de témoignages aux folk models, c’est-à-dire des formes de pensée générale qui s’opposent aux « expert models » dès lors qu’elles sont partagées par la majorité3. Néanmoins, nous ne pouvons exclure que certains folk models, que nous percevons comme tels, dérivent dans une certaine mesure d’expert models qui sont peu à peu entrés dans la culture générale selon un processus bien connu, et dont la société contemporaine offre d’innombrables exemples dans le domaine du corps, de la santé et de la représentation des mécanismes physiologiques. Cela est sans compter que, très souvent, les expert models des médecins ou des philosophes de l’Antiquité nous paraissent plutôt être des folk models au même titre que la détermination du sexe de l’enfant qui va naître selon que le sperme a jailli à droite ou à gauche. Bref, réfléchir sur la « biologie sauvage » des Romains n’est pas une tâche facile. Certes, il ne faut pas s’attendre à reconstruire des systèmes cohérents, organisés, comme le sont les théories biologiques et physiologiques modernes. Il s’agira plutôt, de cas en cas, de mettre en lumière des constellations d’images, de notions ou de concepts, qui tendent à fournir, sur des plans différents, des représentations sur les liquides corporels, des modèles de pensée très souvent implicites et dénués de la cohérence qui, à nos yeux, constituent l’essence même de toute « théorie ». Mais c’est précisément dans sa basse définition, dans son caractère indiscutablement fluide comme les liquides dont elle traite, dans ses contradictions intrinsèques, que cette ancienne ‘biologie’ montre sa nature « sauvage », locale. Les pistes à explorer sont innombrables, comme le montre l’exemple des représentations sur le lait maternel.

2 Servius, Commentarius in Aeneidem, 6, 136. 3 Short, 2014.

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Selon Favorinus d’Arles : dans la formation de la ressemblance de corps et d’âme, les caractéristiques intrinsèques (indoles) et la nature du lait possèdent la même efficacité que la vis et que la nature de la semence (masculine). On le constate non seulement chez les hommes, mais aussi chez les animaux. En effet, si l’on nourrit des agneaux avec du lait de chèvre, ou des chevreaux avec du lait de brebis, on remarque que les premiers ont une laine plus rugueuse, et les seconds une laine plus moelleuse. Voilà pourquoi, poursuivait Favorinus, les enfants allaités par une nourrice autre que leur mère ne ressemblent pas du tout à leurs propres parents4. Favorinus exprime une opinion aussi tranchée en raison de sa manière de considérer la production du lait maternel : pour lui, la nature de ce liquide est en effet « imbibée (imbuta) depuis le début de la concrétion (concretio) de la semence paternelle »5. En somme, il considère le lait de femme comme un liquide corporel féminin qui, à l’origine, est imbibé et composé, presque ‘pétri’ (concretio), par le fluide masculin, de sorte que, lorsque l’enfant allaité boit le lait maternel, il en assimile en même temps la substance paternelle, masculine. Voilà pourquoi un enfant allaité par une autre femme que sa mère – c’est-à-dire par une femme dont le lac provient de la concretio avec le semen d’un autre homme – aura peu de chance de ressembler à ses parents : car avec le lait dont il est nourri, il reçoit aussi les caractères d’un autre homme que son père. Or, en fait de ressemblances, nous savons que toute la culture antique considérait comme acquis qu’elles dépendaient toujours de la composante masculine active dans la génération6. Mais qu’arrive-t-il si une femme qui allaite a un rapport sexuel avec un homme différent de celui avec lequel elle a conçu et enfanté ? D’après Nigidius Figulus, son lait « se corrompt »7, ce qui est parfaitement dans la logique de la théorie que nous venons d’exposer : si le lait est produit par concretio avec la semence paternelle, il est évident qu’une union de la femme avec un homme différent ne peut que gâter le lait qui circule dans son corps. Nous pourrions dire qu’il se produit une sorte de turbatio lactis semblable à la turbatio sanguinis qui, d’après les juristes romains, survient lorsqu’une femme commet un adultère en s’unissant avec un autre homme que son mari : le mélange des semences de deux hommes différents produit un partus compositus8. Pourquoi corrompre le corps d’un enfant « né dans de bonnes conditions » (bene ingeniatis primordiis), s’exclamait encore

4 Favorinus fr. 38 Barigazzi (apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 14 sq.) : sicut valeat ad fingendas corporis atque animi similitudines vis et natura seminis, non secus ad eandem rem lactis quoque ingenia et proprietates valere. Neque in hominibus id solum, sed in pecudibus quoque animadversum. Nam si ovium lacte haedi aut caprarum agni alantur, constat ferme in his lanam duriorem, in illis capillum gigni teneriorem … Id hercle ipsum est, quod saepe numero miramur, quosdam pudicarum mulierum liberos parentum suorum neque corporibus neque animis similes exsistere. Ample commentaire de ce chapitre de Aulu-Gelle (aussi au sujet du topos du refus de nourrice) in Schick, 1911 ; Bradley, 1986, p. 201 ; Bettini, 1992, 222-225 ; Dupont, 2002 ; Lentano, 2007 ; Danese, 1997. Voir aussi dans ce volume les chapitres de S. Jaeggi et de V. Dasen ainsi que le focus sur les nourrices grecques de P. Birchler. 5 Aulu-Gelle, Nuits attiques, 21 : quoniam videlicet in moribus inolescendis magnam fere partem ingenium altricis et natura lactis tenet, quae iam a principio imbuta paterni seminis concretione ex matris etiam corpore et animo recentem indolem configurat. 6 Bettini, 1992, p. 211-239. 7 Nigidius Figulus, fr. 111 Swoboda : idem [Nigidius] lac feminae non corrumpi alenti partum, si ex eodem viro rursus conceperit, arbitratur. 8 Ulpianus, Digeste, 1, 2, 11 ; cf. Bettini, 2009, p. 214-216.

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Favorinus, avec un aliment degener « dégénéré » et insitivum « greffé » donné par une nourrice ? Le cadre linguistique employé pour décrire le lait étranger correspond point par point à celui de l’adultère. Ce liquide a exactement la même capacité de « dénaturer le genus » que l’union d’une femme mariée avec un autre homme que son époux ; il devient insitivus « greffé », tout comme les enfants nés d’un adultère sont appelés insitivi liberi9. Sous les modèles de « biologie sauvage » que soutiennent Favorinus et Nigidius Figulus, on reconnaît clairement la conviction obstinée que la substance dominant dans les processus de reproduction reste la semence masculine, mais aussi l’anxiété tout aussi obstinée de la pureté féminine, issue de la peur de l’adultère. En appliquant ces modèles de « biologie sauvage » au thème de l’allaitement animal, il serait facile de conclure que quand un être humain est allaité par une louve, il prend les caractéristiques de cet animal, non seulement à cause des effets de ce lait dans son corps, mais aussi parce qu’il reçoit des composants du semen masculin de cette espèce animale. En quelque sorte, c’est comme si l’enfant n’avait pas seulement été allaité, mais aussi ‘engendré’ par un loup. Ou, du moins, c’est la conclusion que nous pourrions tirer en appliquant la théorie de Favorinus au mythe de Rémus et Romulus. Dans les territoires de la mythologie grecque, des variantes du mythe de l’éducation d’Achille par Chiron rapportent que le centaure avait nourri (étrephe) Achille enfant en lui donnant à manger des entrailles de lions et de sangliers et de la moelle d’ours. De plus, Chiron aurait changé le nom de l’enfant, qui s’appelait Lygiron, pour lui donner celui d’Achille « parce qu’il n’avait jamais posé ses lèvres sur un sein » (α-χείλη)10. Si l’on considère que, dans l’Antiquité, l’une des théories les plus répandues et les plus connues consistait à affirmer que la semence masculine était justement produite par la moelle11, nous pouvons en déduire que nourrir un très jeune héros avec de la moelle d’ours revenait à lui faire sucer le lait d’une ourse, comme pour d’autres héros tels que Pâris et Atalante : la substance corporelle de l’enfant humain comprend de la substance à caractère « oursin ». Achille n’avait pas eu besoin de poser ses « lèvres » sur un sein car il s’est nourri directement de moelle, autrement dit de la substance première qui déterminera la nature extraordinaire de son corps. Mon exploration de la ‘biologie sauvage’ chez les Romains se poursuit avec quelques fluides corporels moins étudiés. Dans le livre qu’il consacre à l’anthropologie, Pline rapporte qu’il y a des hommes concretis … ossibus « qui ont des os compacts », sans medullae, que l’on appelle par conséquent cornei. En effet, la corne est une matière qui se caractérise par son aridité et sa consistance fibreuse sans aucune trace de parties molles ou liquides12. Ce qui distingue cette condition anatomique, continue Pline, c’est que ceux qui ont « des os compacts par nature » (natura concreta ossa) ne transpirent pas et ne connaissent pas la soif13. Dans un autre texte, alors qu’il parle d’animaux à cornes, Pline soutient encore que ces bêtes ont, entre la chair et la peau, un liquide « gras » qui consiste

9 Favorinus, apud Aulu-Gelle, Nuits attiques ; Phèdre, Fables, 3, 3, 1 ; Lentano, 2009, p. 209-210. 10 Apollodore, Bibliothèque, 3, 13, 6 [172 W.] ; cf. Eustatius, Commentarius in Iliadem, 1, 23, 20 ss. van der Valk ; scholia ad Lycophronis Alexandra, 178 [88, 31 ss. Scheer]. 11 Lesky, 1950, p. 1242-1247. Il s’agit d’une théorie largement partagée par une pluralité de cultures : cf. Héritier, 1985. 12 Plaute, Pseudolus, 75. 13 Pline, Histoire naturelle, 7, 78 ; 80 : concretis quosdam ossibus ac sine medullis vivere accepimus ; signum eorum esse nec sitim sentire nec sudorem emittere … quibus concreta natura sunt ossa, qui sunt rari admodum, cornei vocantur.

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en un sucus dont la medulla est également composée14. Les théories de Pline semblent donc présupposer qu’il y a un rapport entre la substance semi-liquide à l’intérieur des os, les medullae, et d’autres fluides corporels tels que la sueur, les liquides que l’organisme a besoin d’absorber, et un vague sucus sous-cutané propre à certains animaux. Si l’on tient compte de ce rapport entre les medullae et les fluides corporels, on comprend mieux certaines métaphores de Plaute, comme medullas lassitudo perbibit, la fatigue me « boit toute la moelle »15. Si la moelle contrôle la soif, éprouver une fatigue qui la boit jusqu’à la dernière goutte est indiscutablement une hyperbole. À ces témoignages de Pline, nous pouvons ajouter une boutade tirée du banquet de Trimalchion – ce qui nous invite à penser que les affirmations de Pline sont plutôt du domaine des folk models. Ganymède, l’un des affranchis qui participent au banquet, parle de Safinius en ces termes : « Il n’a jamais sué ni craché, je pense qu’il avait reçu des dieux quelque chose d’aride (nescioquid … assi)16 ». L’absence de sécrétions corporelles – Pétrone parle de transpiration, mais aussi de crachat – est reliée à une certaine « aridité » du corps reçue directement des dieux (aujourd’hui, nous dirions congénitale). Selon le même schéma, Catulle, après avoir déclaré que Furius et sa famille ont « des corps plus secs que la corne, voire encore plus arides si c’est possible » (corpora sicciora cornu / aut siquid magis aridum), affirme que Furius « n’a ni salive, si sueur, ni mucus, il n’a même pas la morve au nez » – il va jusqu’à être ‘avare’ en matière d’autres émissions corporelles plus repoussantes17. Dans Plaute aussi, nous trouvons des rapports semblables entre l’aridité du corps et la sécrétion de liquides corporels, par exemple, quand l’un de ses personnages dit que ses yeux sont pumicei « de pierre ponce » parce qu’il est incapable de verser des larmes18. Encore une fois, l’absence de sécrétions est représentée comme une soi-disant « aridité » de l’organisme. Revenons aux medullae. Comme nous l’avons dit, la moelle est considérée comme la substance d’où provient la semence masculine, et cette théorie circulait aussi à Rome19. Les medullae seraient donc à l’origine d’un autre liquide corporel, le semen. Par ailleurs, nous savons également que, pour les Romains, les medullae sont aussi la partie la plus intime de la personne, le siège des sentiments d’amour, de tendresse, ou de passion éprouvés envers quelqu’un ou quelque chose20 ; il existe même un adverbe, medullitus « tendrement » « passionnément », pour indiquer cette disposition de l’âme, comme en témoignent certaines expressions, telles que medullitus amare « aimer profondément, du fond de la moelle »21. À l’inverse, si l’on veut indiquer l’insensibilité de quelqu’un, on emploie l’expression « avoir des entrailles en corne » (cornea fibra) » : nous retrouvons la même image – être corneus – que Pline emploie pour désigner ceux dont les os sont

14 Pline, Histoire naturelle, 11, 112 sq. : Cornigera una parte dentata et quae in pedibus talos habent sebo pinguescunt, bisulca scissisve in digitos pedibus et non cornigera adipe. concretus hic et, cum refrixit, fragilis contra pingue inter carnem cutemque suco liquidum. … Medulla ex eodem videtur esse, iuventae rubens, in senecta albescens. 15 Plaute, Stichus, 148. 16 Pétrone, Satyricon, 44, 9 : nec sudavit umquam nec expuit, puto eum nescio quid assi a dis habuisse. 17 Catulle, Poèmes, 23 : a te sudor abest, abest saliva, / mucusque et mala pituita nasi. 18 Plaute, Pseudolus, 75. 19 Censorin, Du jour natal, 5, 2 ; Lactance, Institutions divines, 12, 4. 20 Cf. Thesaurus linguae latina, 8, 600, 68 ss. 21 Plaute, Le revenant, 243 : videas eam me medullitus amare.

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privés de moelle, si bien qu’ils ne transpirent pas et qu’ils n’éprouvent pas la soif22. Voilà donc que, autour de la substance semi-liquide des medullae, se constitue une plus vaste constellation qui comprend aussi bien des liquides corporels (la sueur, l’eau que l’on boit, le sucus animal, le sperme, le crachat) que des sentiments et des sensations d’ordre psychologique. N’oublions pas le sucus que Pline associe aux medullae et passons à un autre liquide corporel, la saliva, à savoir le liquide produit par les glandes salivaires, comme nous l’apprend la physiologie moderne. Toutefois, le mot saliva servait aussi à indiquer ce qui correspond à la saveur ou au goût de certains mets, en particulier du vin. Voici quelques exemples. Si Properce se rappelle « la saliva grecque du vin de Métimne », Perse parle d’un bon vivant qui sait reconnaître les délicates salivae des grives ; Pline, quant à lui, parle de la prédilection d’Auguste et d’autres empereurs pour le vin de Setia, car sa saliva ne provoquait pas de désagréables aigreurs d’estomac lorsqu’on en buvait23. Comment faut-il interpréter cet emploi singulier de saliva ? De toute évidence, c’est un mot qui indique la « saveur » d’un mets ou d’un vin en évoquant le liquide corporel que ces substances, jugées délectables, provoquaient sur les papilles. De fait, à Rome, saliva revenait dans des locutions qui rappellent notre « faire venir l’eau à la bouche », tel Pétrone pour qui « tout ce qui fait venir la salive (quicquid ad salivam facit) vient du territoire suburbain24 ». La saliva romaine est donc un liquide lié au sens du goût au point qu’elle en arrive à indiquer la sensation gustative que l’on éprouve en mangeant certains mets ou en buvant certains vins25. À nouveau, comme dans le cas des medullae, on attribue à une substance corporelle une fonction au caractère perceptif, subjectif26. Mais il y a peut-être quelque chose de plus intéressant au sujet de la saliva. Une épigraphe funéraire qui date de la seconde moitié du ier siècle apr. J.-C., provenant de Carnuntum, rappelle le cas d’un enfant de cinq ans, Festio, qui a été « nourri sans mère, par ses propres salivae ». Il s’agit donc d’un enfant privé de mère qui n’avait pu être allaité, ou bien qui avait grandi sans que celle-ci puisse le nourrir27. Mais que peut bien vouloir

22 Perse, Satires, 1, 47. 23 Perse, Satires, 6, 24 : tenuis sollers turdarum nosse salivas ; Properce, Élégies, 4, 8, 38 : Methymnaei Graeca saliva meri ; Pline, Histoire naturelle, 14, 61 (sui vini) substituer : (sur les vins) : Divus Augustus Setinum praetulit cunctis et fere secuti principes, confessa propter experimenta, non temere cruditatibus noxiis ab ea saliva ; 23, 40 : sua cuique vino saliva innocentissima est, sua cuique aetas gratissima, hoc est media ; etc. 24 Pétrone, Satyricon, 48, 2. 25 Remarquons que le nom d’un « liquide » dont nous allons nous occuper tout de suite a lui aussi la capacité de désigner une saveur, une perception du goût : sucus : OLD s. v. 26 Mais il y a plus. En effet, dans le livre 4, 1108, Lucrèce souligne avec insistance l’échange de salive entre les amants : « Avidement les membres s’entremêlent, ils unissent les salives de la bouche », adfigunt avide corpus iunguntque salivas / oris. La salive se présente donc comme un liquide qui joue un rôle important aussi dans les relations sexuelles. Mais si l’on considère que le nom romain du baiser amoureux, savium (ou suavium), qui dérive de l’adjectif suavis, est lié sur le plan étymologique à la notion de « douceur » – et que souvent, on parle de savia dans un contexte où il est question du miel ou de douceur (Apulée, Métamorphoses, 2, 10 ; Plaute, Casina, 148) –voilà que nous retournons dans les territoires du goût avec les rapports amoureux et l’échange salive entre les amants. Naturellement, il y a aussi des cas où, dans le territoire du goût, les baisers et la salive sont renversés pour évoquer le dégoût (p. ex. Catulle, Poèmes, 77, 8 ; Pétrone, Satyricon, 23). Mais la relation entre ce liquide corporel, la salive, et l’appareil sensoriel reste évidente. 27 AE 36, 67, 7 : Festio … nutritus | sine matre | salivis suis | spes et corona | fuit patris sui … Cf. Kruschwitz, 2002, particulièrement p. 195-196. Cf. Radermacher, 1939, p. 185-188.

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dire salivis suis ? On peut imaginer que l’enfant a vécu sur ses propres ressources, comme s’il s’était autoalimenté en puisant dans certains « sucs » intérieurs appelés salivae. À ce sujet, Plaute nous offre une comparaison intéressante. Il s’agit des expressions que Peniculum emploie dans Les Captifs, pour déplorer l’état dans lequel les parasites sombrent quand ceux qui les invitent habituellement à déjeuner s’en vont en vacances. Lorsqu’il n’y a personne pour les inviter, les parasites vivent de leur propre sucus (victitant suco suo) tout comme le font les escargots (suo sibi suco vivunt) quand il fait chaud28. On voit que, pour Peniculum, le sucus a la même fonction que les salivae dont le petit Festio s’était autoalimenté : nous avons là un liquide corporel qui a la capacité de sustenter les escargots (et les parasites). Dans cette perspective, l’expression de Pétrone – quicquid ad salivam facit – acquiert sans doute un sens supplémentaire : les bonnes choses ne font pas seulement « saliver » parce qu’elles font venir l’eau à la bouche, mais parce qu’elles produisent aussi un suc vital pour ceux qui les consomment29. Sous nos yeux commence à se dessiner une autre constellation de rapports entre les différents fluides corporels des Romains : voilà qu’à la saliva, correspond maintenant le sucus, lui aussi identifié comme un liquide vital qui peut nourrir le corps ; et ce, de la même manière que Pline établissait un rapport entre le sucus (que les animaux à cornes ont entre la peau et la chair) et la medulla. Le sucus paraît donc tenir une place importante au sein de la « biologie sauvage » des Romains, tout comme les medullae. Mais comment devons-nous imaginer ce sucus ? Cicéron nous donne une première indication intéressante. Pour lui, après avoir été digérés par l’estomac, les aliments se transforment en un sucus qui, une fois épuré des résidus de bile par les reins, va dans le sang par les portes du foie30. Le sucus est donc bien un liquide vital, en mesure de fournir les substances nutritives nécessaires au corps. Il s’agit du même liquide vital qui « se crée » de lui-même dans l’organisme des escargots de Plaute en temps de disette et de sécheresse (et qui, dans le cas de Festio – l’enfant sans mère – a la même fonction sous le nom de salivae). Le sucus est incontestablement un liquide vital, nutritif : la nourriture pré-mâchée, hachée (mansum), fournit aux enfants sevrés le sucus qui va ensuite dans les veines ; quand le berger trait une brebis, il lui enlève du sucus, liquide et force vitale, en privant par contre les agneaux de lait31. N’oublions pas non plus que, chez les auteurs latins, le sucus est associé au sanguis avec une fréquence pratiquement proverbiale – sucus et sanguis – pour désigner l’énergie vitale du corps en recourant à l’image des deux principaux liquides qu’il contient32. Mais surtout, c’est encore une fois le sucus qui assure la beauté et la vitalité d’un jeune corps ; ou bien, quand il fait défaut, qui prive les membres de vigueur et qui voue à la pâleur : le sucus, en tant que substance vitale, est synonyme de vie et de santé du corps. À tel point que, toujours pendant la Cena, Pétrone parle des colliberti de Trimalchion assis avec lui à sa table en les définissant valde sucosi « remplis de sucus », c’est-à-dire des personnes en 28 Plaute, Captivi, 80 : quasi, cum caletur, cocleae in occulto latent, / suo sibi suco vivont, ros si non cadit, / item parasiti rebus prolatis latent / in occulto miseri, victitant suco suo, / dum ruri rurant homines quos ligurriant. 29 Varron, Ménippées, Περὶ ἐξαγωγῆς, Framm. 406 (Cèbe) : Andromeda vincta et proposita ceto non debuit patri suo, homini stupidissimo, in os spuere vitam ? 30 Cf. Cicéron, La nature des dieux, 2, 137. 31 Varron, Ménippées, Γνῶθι σεαυτόν, 199 sgg. (Cèbe) ; Virgile, Les Bucoliques, 3, 6 : alicuius ovis custos bis mulget in hora, et sucus pecori et lac subducitur agnis. 32 Otto, 1971, p. 334.

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pleine forme qui jouissent de la vie33 ; inversement, un personnage de Plaute menace de malmener quelqu’un d’autre en lui disant qu’il va « sucer toutes les humeurs » qui se trouvent en lui (exugebo quidquid umoris tibi est)34. Ajoutons aussi qu’une belle fille a un corpus solidum et suci plenum, elle n’est pas iuncea, sèche ou fibreuse « comme un jonc » ; et qu’un personnage de Nevius déclarait qu’entre une vidua et une virgo, il préférait la virgo, si musta est : pourvu qu’elle soit fraîche et pétillante comme le vin nouveau35. Mais le sucus ne relève pas seulement de la nutrition, de la bonne santé ou de la beauté du corps. En effet, voyons comment Isidore réinterprétait à sa manière le mythe de la naissance d’Aphrodite raconté par Hésiode36. Les Grecs appelaient Vénus Aphrodite en raison de l’écume de sang génératrice (spumam sanguinis generantem). Ils racontent que Saturne a coupé les parties génitales du Ciel son père, que le sang de ce dernier a coulé dans la mer et que Vénus est née de la concrétion entre celui-ci et l’écume de mer : ils disent ceci parce que lors du coït il se crée une substance d’humor salée ; et voilà pourquoi Vénus s’appelle Aphrodite, car le coït est une écume de sang, qui se compose d’un sucus liquide et saumâtre provenant des parties génitales37. Donc, dans la procréation de la déesse, par rapport au texte vénérable d’Hésiode – pour qui Aphrodite naît de la concrétion de la semence d’Uranus seulement –, Isidore implique aussi l’écume de la mer où la semence est tombée. En l’occurrence, ce qui nous intéresse dans cette interprétation allégorique du mythe, c’est que l’évêque de Séville appelle sucus le liquide séminal – une humeur saumâtre, dit-il – que les organes génitaux secrètent pendant le coït. En conséquence, comme il fallait s’y attendre, la vitalité du sucus s’exprime aussi dans le domaine de la procréation. Voilà qu’une nouvelle constellation romaine de fluides corporels se dessine sous nos yeux : le sucus contrôle aussi bien la sphère de la nutrition, que celle de la beauté, de la santé physique et de la génération. Comme le vieux Periplectomenus du Miles de Plaute le dit : « J’ai encore envie d’aimer, j’ai de l’humor dans le corps et je ne suis pas si aride que ça (exarui) en matière de belles choses et de plaisirs38 ». Avoir de « l’humeur » dans le corps, ne pas être de constitution « aride », tout ceci revient à aspirer à jouir de la vie. Cet extrait de Plaute nous invite même à faire un pas de plus dans le territoire des liquides corporels. Car nous sommes convaincus que, 33 Pétrone, Satyricon, 38, 7. Voir aussi Térence, Eunuque, 318 : corpus solidum et suci plenum (d’une jeune fille) ; Lucilius, 175 Marx : mulier… qui (= cui) sucus lacerto ; Ovide, Pontiques, 1, 10, 27-28 : parvus in exiles sucus mihi pervenit artus / membraque sunt cera pallidiora nova, etc. 34 Plaute, Rudens, 1009 : ni hunc (vidulum) amittis, exurgebo substituer : exusegebo quidquid umoris tibi est. 35 Térence, Eunuque, 317 ; Naevius comicus, fr. 53 s. Ribbeck. 36 Isidore, Étymologies, 8, 11, 76-78. 37 Ibid. : hanc (scil. Venerem) Graeci Ἀφροδίτην propter spumam sanguinis generantem. Ἀφρός enim graece spuma vocatur. Quod autem fingunt Saturnum Caelo patri genitalia abscidisse, et sanguinem fluxisse in mare, atque eo spuma maris concreta Venus nata est, illud aiunt quod per coitum salsi humoris substantia est ; et inde Ἀφροδίτην Venerem dici, quod coitus spuma est sanguinis, quae ex suco viscerum liquido salsoque constat. En latin viscus indique aussi les organes de la génération masculine : Pétrone, Satyricon, 119, 20 : Persarum ritu male pubescentibus annis / surripuere viros, exsectaque viscera ferro / in venerem fregere ; Pline, Histoire naturelle, 20, 141-142 : inponunt … testium vero epiphoris cum ramis lauri teneris, adeo peculiari in visceribus his effectu, ut silvestri ruta cum axungia vetere inlitos ramices sanari prodant ; CIL 12520, 133 : Proserpina Salvia, do tibi viscum (sacrum (scil. Ploti), nei possit urinam facere. 38 Plaute, Miles, 639 : (le vieux Periplectomus) et ego amoris aliquantum habeo et umorisque etiam in corpore / nequedum exarui ex amoenis rebus et voluptuaris.

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dans la représentation culturelle des Romains, il se cache de véritables opérateurs divins derrière les fluides corporels. Comme nous le laissions entendre, la présence de sucus vital dans un corps sain et florissant relève de ce que l’on mange, du vin que l’on boit, bref, de la belle vie qu’on mène. En effet, comme Richard B. Onians et Sari Mattero l’ont montré, chez les auteurs latins, ceux qui ne savent pas jouir de la vie – parce qu’ils ne goûtent pas les plaisirs de la table, du vin et de l’amour – sont souvent qualifiés d’individus aridi ou sicci, parce qu’ils ne possèdent pas le « suc » qui correspond à la vitalité d’une personne. En d’autres termes, dédaigner le vin, la nourriture et les plaisirs en général paraît être le signe d’une absence de sucus vital. Rappelons le Periplectomenus de Plaute qui, bon vivant malgré son âge et plein d’humor, ne se sentait nullement aridus (nequedum exarui) lorsqu’il était question de belles choses et de plaisirs. C’est notamment au vin qu’est attribuée la plus grande capacité d’augmenter la vitalité corporelle : vita vinum est, s’exclame Trimalchion39. Du point de vue de notre ‘biologie sauvage’, cette affirmation correspond à la croyance romaine selon laquelle le vin va directement dans les veines40. Par ailleurs, Onians et Mattero ont mis en évidence que dans de nombreuses expressions, souvent de caractère proverbial, cette même dimension positive de la nourriture, du vin et de la vitalité est associée à la divinité personnelle des Romains41 : le genius. Ces exemples proviennent de Plaute et de Perse et appartiennent au langage familier, quotidien, de la culture romaine. Lorsque quelqu’un montre qu’il sait cuisiner et surtout goûter de bons plats, on dit qu’il sapit multum ad genium « qu’il en sait long en matière de genius » ; si l’on s’apprête à jouir de la vie, on dit genio … multa bona faciam, « je ferai beaucoup de bien au genius » ; quand deux personnes se trouvent dans des situations qui ne promettent rien de bon, l’un des deux invite l’autre à s’en aller en lui disant que s’il restait, genium meliorem tuom non facies, « ton genius n’en deviendra pas meilleur » ; si l’on exhorte quelqu’un à profiter autant que possible de ce qui est dulce, on lui dit indulge genio ! « Fais plaisir à ton genius ! » ; quand on va « se dilater l’estomac en mangeant gras », on dit genialis agatur inde dies « vivons cette journée conformément au genius », et ainsi de suite. Inversement, lorsque quelqu’un s’interdit de céder aux plaisirs de la table, on dit que genium suum defrudat, « il frustre son genius ». Ce qui revient à dire qu’il prive cette divinité de ce qui lui appartient : le boire et le manger42. Ceci étant, il est difficile de ne pas voir les rapports intéressants qui existent entre toutes les fonctions du sucus – ce liquide vital qui contrôle la nutrition, le bien-être, la vitalité d’une personne – et la divinité appelée genius : tant le genius que le sucus corporel entrent dans la dimension du bien-être physique et de la vitalité, ils se rapportent à la sphère de la nutrition, du boire et du manger. À tout ceci, nous pouvons ajouter que, parmi les compétences du genius, il faut aussi compter sa capacité génératrice – nettement plus connue – comme l’atteste son nom même (qui dérive de la racine gen-), mais aussi le nom donné au lit conjugal, qui garantit la

39 Pétrone, Satyricon, 34. 40 Horace, Lettres, 1, 15, 19 ; Virgile, Les Bucoliques, 6, 15 ; cf. Pline, Histoire naturelle, 23, 35. 41 Onians, 1951, 141 n. 6, 224-228 ; Mattero, 1992. 42 La documentation est très riche, cf. Mattero, 1992.

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fécondité du couple et la descendance familiale : le lectus genialis43. À ce sujet, remarquons même que, pour indiquer l’adultère féminin, il existe aussi l’expression genium contemnere fulcri, « mépriser le genius du lit » (le fulcrum représente la partie supérieure du lit, où se trouvaient les coussins)44. Tout comme defrudare genium signifie le déposséder de sa vis alimentaire, contemnere le genius du lectus signifie faire du tort à cette divinité dans sa fonction génératrice de descendants légitimes. Néanmoins, cette fonction procréatrice du genius nous ramène au sucus générateur qui, d’après Isidore, est produit par les organes génitaux au moment du coït. Toutefois, les congruences que nous avons mises en évidence entre sucus et genius ne doivent pas nous faire conclure que le genius « est » ou « représente » le sucus, selon l’interprétation très matérialiste proposée par Onians et par Mattero. Nous pensons plutôt que ces correspondances rentrent dans le cadre d’une culture dans laquelle les différentes sphères de l’expérience humaine peuvent être aussi organisées en faisant appel à des opérateurs surnaturels. En d’autres termes, nous estimons que le genius constitue, au sein des représentations religieuses, ce que le sucus représente dans la ‘biologie sauvage’ au sujet des fluides corporels. De cas en cas, pour ‘penser’ le corps et sa vitalité, les Romains peuvent employer aussi bien des modèles qui renvoient à une physiologie des liquides – comme nous, du reste, même si nous le faisons sous une forme plus scientifique – que des modèles de caractère religieux, ce que nous ne faisons plus, par contre. Ce double registre – humain et divin, naturel et surnaturel – dans lequel les représentations des liquides corporels s’inscrivent ne peut nous surprendre. N’oublions pas que nous évoluons dans des cultures à caractère polythéiste, dans lesquelles la divinité n’est pas seulement une entité qu’il faut honorer, prier et craindre, mais aussi un intermédiaire pour penser le monde et l’expérience humaine. Dans de telles cultures, le dieu devient un opérateur cognitif à proprement parler, en plus d’un sujet surnaturel impliqué dans toute une série de pratiques religieuses. À ce sujet, la culture grecque offre même un exemple particulièrement intéressant pour illustrer nos propos, puisque le fonctionnement des humeurs vitales passe aussi par la présence régulatrice d’une divinité. Comme Gabriella Pironti l’a montré, Aphrodite – la divinité qui porte l’ « écume » dans son propre nom (aphrós) et qui a été engendrée par l’écume du sang d’Uranus – avait en général une compétence sur la dynamis « écumeuse » propre aux humeurs vitales, à commencer par le sperme45. Comme Aristote le disait, « il n’avait pas échappé aux anciens que la nature du sperme est celle de l’écume. C’est à partir de cette propriété (dynamis) qu’ils ont tiré le nom de la déesse qui préside (kyria) à la mixis, l’union entre les sexes46 ». Et c’est précisément en tant que divinité des humeurs et de leur « écume » qu’Aphrodite est aussi associée à l’humidité vivifiante d’où jaillit la floraison de la vie végétale, aux bouillonnements de la jeunesse, à la puissance procréatrice de l’homme et à la génération en général. Dans les grandes lignes, voilà ce que la culture grecque nous révèle au sujet des humeurs vitales et de la mixis génératrice : c’est une divinité majeure, Aphrodite, pas

43 Pauli Festi 83 Lindsay : genialis lectus qui nuptiis sternitur in honorem genii, unde et appellatus ; Servius, Commentarius in Aeneidem, 6, 603 : geniales proprie sunt qui sternuntur puellis nubentibus, dicti a generandis liberis. 44 Juvénal, Satires, 6, 22. 45 Pironti, 2007, particulièrement p. 153-208. 46 Aristote, De la génération des animaux, 2, 2 (736a 18-21).

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moins, qui siège sur elles en sa qualité de kyria. Mais que se passe-t-il à Rome dans les territoires qui avoisinent ceux du coït, dans lesquels ont lieu la conception et la formation du fœtus dans l’utérus ? Dans ce domaine aussi, les représentations ‘biologiques’ de caractère naturel se mêlent à des croyances qui se rapportent à l’action d’entités divines. En d’autres termes, les théories romaines sur la procréation et la formation de l’embryon nous confrontent à un registre double de représentations, naturel et divin, ‘biologique’ et religieux : d’une part, nous avons l’ensemble des folk models qui, dans ce domaine très délicat, permettent de représenter l’interaction entre les différents liquides corporels, empruntée par analogie à la pratique du caillage du lait ; d’autre part, nous avons l’action exercée non plus par une seule divinité majeure, comme dans le cas de la grecque Aphrodite « de l’écume », mais tout un ensemble de divinités mineures et particulières, dont les nomina correspondent point par point aux diverses actions, ou mieux, à chacun des officia qu’elles exercent d’un stade à l’autre du processus. Commençons par décrire le premier registre de représentations culturelles qui concernent la formation du fœtus dans l’utérus, c’est-à-dire au registre qui se fonde sur une ‘biologie sauvage’ à caractère naturel. Comme on sait, à Rome, le processus de génération et de formation du fœtus dans l’utérus est souvent comparé au caillage, c’est-à-dire à un processus de ‘coagulation’ du liquide contenu dans le corps de la mère – flux menstruel ou semence féminine, lorsqu’on admet que la femme en possède une – grâce au sperme qui se voit attribué une fonction de coagulum. Les auteurs qui conçoivent ainsi la génération sont nombreux47. Cette théorie était déjà très répandue chez les penseurs grecs, y compris Aristote, mais elle renvoie à des strates de représentations culturelles qui vont bien au-delà de la philosophie ou de la médecine48. En Grèce, le fait qu’elle soit très courante est démontré par son immense diffusion, mais aussi par quelques emplois linguistiques de grand intérêt. En particulier, celui du verbe τρέφω, employé dans le sens de « grumeler » « cailler » (pour le lait, quand on fait du fromage, en usage depuis Homère) ainsi que de « nourrir » « faire grandir », cette fois en usage dans les textes de médecine, également au sujet du fœtus dans l’utérus. Ce dernier emploi de τρέφω remonte même à Hésiode. Quand le poète décrit la naissance d’Aphrodite de la semence d’Uranus, il affirme que τῷ [scil. ἀφρός] δ᾽ἔνι κούρη / ἐθρέφθη, donc que la déesse « prend forme » à partir de la semence de son père selon un processus de coagulation49. Le fait que cette manière de représenter la formation du fœtus – selon le modèle analogique du caillage – soit répandue sans qu’on puisse lui donner une origine et une localisation précise est démontré par son apparition aussi dans la Bible et dans

47 Varron, Hebdomades (apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 3, 10, 7) : Nam cum in uterum, inquit, mulieris genitale semen datum est, primis septem diebus conglobatur coagulaturque fitque ad capiendam figuram idoneum ; Aulu-Gelle, Nuits attiques, 3, 16, 20 : conceptum in utero coagulum conformatur ; cf. Pline, Histoire naturelle, 7, 66 : germine e maribus coaguli modo hoc in sese glomerante, quod deinde … animatur corporaturque ; etc. Intéressant Tertullien, De la Chair de Jésus-Christ, 4, 1 (contre Marcion qui refusait la corporéité du Christ) : Igitur si neque ut impossibilem neque ut periculosam deo repudias corporationem, superest ut quasi indignam reicias et accuses. ab ipsa quidem exorsus odio habita nativitate perora, age iam spurcitias genitalium in utero elementorum, humoris et sanguinis foeda coagula, carnis ex eodem caeno alendae per novem menses. Cf. Thesaurus linguae latinae, 3, 1381, 8 ss. 48 Belmont, 1988. 49 Demont, 1978. Ovide, Métamorphoses, 4, 537 avait bien compris le sens de ἐθρέφθη : si tamen in medio quondam concreta profundo / spuma fui Graiumque manet mihi nomen ab illa.

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d’autres aires culturelles d’Europe, comme en Biscaye50. Expliquer pourquoi une telle représentation de la formation du fœtus a été aussi répandue est inévitablement intuitif. Le caillage qu’on obtient en ajoutant un coagulum dans un récipient rempli de lait, se prête bien à ‘penser’ un processus qui non seulement échappe inévitablement à l’expérience, mais qui est finalement assez énigmatique en soi : à savoir la création d’un solide, le fœtus, à partir du mélange de deux liquides, le masculin (le semen) et le féminin, qu’il s’agisse du flux menstruel ou d’une semence. Si le lait, au contact du coagulum, se grumelle et s’entoure d’une fine pellicule pour prendre consistance dans cette enveloppe, on peut penser que le liquide féminin, au contact du semen / coagulum masculin, s’entoure d’une sorte de ‘peau’ qui renferme une substance qui se solidifie peu à peu : le fœtus. Nous voici devant un de ces modèles d’interprétation analogiques qui, fondés sur des similitudes, permettent de représenter ce qui n’est pas visible ni facile à comprendre. À Rome, l’enracinement de cette représentation / interprétation de la formation du fœtus, aussi dans la culture générale, est démontré non seulement par ses nombreuses attestations, mais aussi – sur des plans différents – par d’intéressantes analogies linguistiques. Par exemple, un des verbes employés pour indiquer la coagulation du lait, coire, est le même que celui qui désigne la pratique du coitus, de l’union sexuelle51 ; de manière similaire, les termes généralement employés pour décrire la formation du fœtus, comme coalesco, coagulor, conglobor, concresco, conformo, sont toutes des expressions qui décrivent ce processus comme une « solidification », un « caillage » semblable à celui du lait. Ici, toutefois, pour montrer l’expansion et l’importance de ce modèle de pensée – l’analogie entre la formation du fœtus et le lait caillé – nous préférons nous tourner vers une série de pratiques culturelles et religieuses qui, à Rome, concernent la plante de la caprificus, le figuier sauvage : ce figuier tenait en effet un rôle fondamental dans la célébration des nonae Caprotinae. Cette fête se déroulait le 7 juillet et elle était dédiée à Iuno Caprotina. Elle était célébrée aussi bien par les matronae que par les ancillae, en mémoire d’anciens mérites que les esclaves avaient acquis par le passé52. Ce jour-là, donc, les femmes coupaient des branches de caprificus, puis elles faisaient semblant de se battre entre elles avant de célébrer un sacrifice en l’honneur de Iuno Caprotina, toujours sous une caprificus. Il y a plus intéressant : le liquide du sacrifice était constitué par le lac de cette plante53. Le sens de ce rituel devient plus clair si l’on considère le rôle qu’avait la caprificus dans les anciennes pratiques agricoles, et d’ailleurs pas uniquement anciennes. Bien que cette plante soit stérile, puisqu’elle ne produit pas de figues comestibles capables d’arriver à maturation, ses fruits sont néanmoins nécessaires pour féconder les plantes domestiques. Aussi procédait-on à la caprificatio, c’est-à-dire à la fécondation des plantes domestiques en déposant des figues sauvages sur leurs branches, afin que les 50 Cf. Belmont, 1988 ; Bible, Job, X 10. 51 Pline, Histoire naturelle, 11, 237. 52 Pendant une incursion des Gaulois, les ancillae se seraient faufilées dans le camp ennemi en se faisant passer pour d’honnêtes matronae. Après avoir fait boire les Gaulois, elles avaient signalé aux Romains que c’était le moment d’attaquer, ce qui leur permit de vaincre un ennemi dangereux : le signal aurait été donné sous une plante de caprificus, le figuier sauvage. 53 Plutarque, Romulus, 29 ; Camillus, 33 ; Tite-Live, Histoire romaine, 1, 16, 1 ; Varron, De la Langue Latine, 6, 18 ; Macrobe, Saturnales, 1, 11, 36-40.

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insectes qui y nichent fécondent les fruits domestiques en leur donnant le pollen nécessaire. Ce processus est longuement décrit par Pline et d’autres auteurs sur les techniques de l’agriculture54. Dans la culture romaine, la plante de caprificus entre donc dans la sphère de la fécondation et de la génération, et surtout, il est incontestable qu’elle prend une fonction fortement masculine dans ce processus. On le constate déjà à partir de son nom, caprificus, « le bouc des figuiers », c’est-à-dire le figuier capable de féconder les « femelles » de sa propre espèce végétale, comme le bouc féconde les chèvres du troupeau55. Nous avons affaire à une classification de type polythétique, à savoir à une taxinomie qui identifie chaque plante non plus en fonction de ses caractéristiques intrinsèques – comme le fait la science moderne – mais en fonction des ressemblances ou des affinités qui la relient à d’autres espèces vivantes : ainsi une plante prenait-elle le nom de « queue de renard » ou de « pied de corneille »56. En d’autres termes, puisque le figuier sauvage a pour rôle de féconder les ficeta – les vergers de figuiers qui l’entourent57 – au moment de recevoir un nom et de trouver sa place dans la taxinomie végétale, il est assimilé à l’animal qui féconde ses propres ‘vergers animaux’ : les troupeaux de chèvres. Pouvons-nous donc estimer, comme cela a déjà été fait par le passé, que le rituel des nonae Caprotinae, à proprement parler féminin et tournant autour d’une plante masculine et fécondante, doive rentrer dans le registre de ce qu’on appelle ‘rituels de fécondité’ ?58 Le considérer comme tel ne semble pas du tout déplacé, surtout si l’on tient compte qu’il s’agissait d’un rituel adressé à Iuno, la divinité du mariage qui présidait plus particulièrement à certains aspects de la génération, d’ailleurs très spécifiques, liés au corps féminin. Le fait que le « bouc » soit associé à la fécondité féminine à Rome est bien montré par l’oracle qu’avait reçu Romulus quand il consulta Iuno Lucina parce que la stérilité de ses épouses sabines l’inquiétait : « qu’un bouc sacré pénètre les mères d’Italie (Italidas matres … sacer hircus inito) », avait déclaré la déesse59. Il est ici question d’un bouc animal, et non plus végétal, comme dans les nonae Caprotinae, mais le contexte – un groupe de femmes qui s’adressent à Iuno – est très semblable. Cette correspondance entre le « bouc des figues » et le « bouc des chèvres » dans un contexte analogue nous paraît même particulièrement instructif. Mais peut-être pouvons-nous être encore plus précis, surtout si nous reconnaissons l’importance du liquide qui constituait la substance même du sacrifice : le lac caprifici. C’est ce qui nous ramène dans le territoire de notre ‘biologie sauvage’.

54 Pline, Histoire naturelle, 15, 79-81 ; 16, 114 ; 17, 256 ; Columelle, De l’agriculture, 11, 2, 56 ; Palladius, Traité d’agriculture, 4, 10, 28. Il est curieux que Bremmer 1987 ait pu affirmer que « the wild fig-tree does not bear fruit », (le figuier sauvage ne porte pas de fruit) et exclure aussi catégoriquement que le rituel ait un quelconque rapport avec la fertilité et la fécondité. 55 À ce sujet, il est même intéressant de remarquer que, selon Pausanias, 4, 20, 1-3, les habitants de Messène eux aussi donnaient au figuier sauvage le nom de τράγος « bouc » En grec, le figuier sauvage s’appelle aussi bien ὀλύνθη que ἐρινεός (ἐρινεόν indique le fruit). 56 Hautala, 2014. 57 Pline, Histoire naturelle, 15, 79-81. 58 Interprétation déjà acceptée par Frazer, 1929, p. 343-348 ; Wissowa, 1894-1980, p. 184-185 ; Dumézil, 1996, p. 263 : ample et savante discussion sur cette fête dans Bremmer, 1987, surtout au sujet de son caractère (aussi) servile, des rituels d’inversion, de combat feint, etc. que l’on peut y reconnaître (même si l’ignorance de l’auteur en matière de figues ne lui permet pas de saisir un aspect important du rituel) ; Pfeilschifter, 2008. 59 Ovide, Fastes, 2, 441 sq.

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En effet, nous savons que le lait de figuier, plus exactement celui de figuier sauvage, la caprificus, servait de coagulant dans le caillage du lait pendant la fabrication du fromage60. Nous pouvons donc imaginer que les femmes des nonae Caprotinae sacrifiaient précisément du lac caprifici à Iuno, la divinité du mariage et du corps féminin, afin que, lors de ces offrandes, leurs propres liquides intérieurs puissent ‘se coaguler’ et engendrer des enfants61. Par ailleurs, il n’est pas étonnant que le lac caprifici, une humeur blanchâtre, visqueuse, à l’odeur âcre – qui provient d’une plante masculine, donc en mesure de féconder – soit assimilé à la semence masculine active dans la fécondation humaine : elle aussi est un virus blanchâtre, visqueux, et nous avons vu qu’Isidore la considérait comme une humeur saumâtre62. Après avoir exploré le registre naturel de ce que nous avons appelé la ‘biologie sauvage’ romaine au regard de la formation du fœtus, passons à présent au registre religieux dans lequel agissent quelques opérateurs divins. Pour ce faire, il faut bien se tourner vers ce qu’Augustin appelait la « foule de divinités » (turba deorum)63 typiques de la culture romaine, cette pluralité de dei minuti que, malheureusement, nous ne connaissons que fragmentairement et indirectement en nous appuyant sur les témoignages des auteurs chrétiens qui citaient les œuvres des anciens, surtout Varron, pour ridiculiser et discréditer la religion classique. Parmi ces divinités, en effet, nous en trouvons plusieurs dont le champ propre correspond aux flux des liquides corporels et à leur interaction dans la conception et la formation du fœtus. À commencer par Consevius (qui dérive de sero « semer »), le dieu qui présidait à l’émission de la semence, une fonction dont Saturnus pouvait lui aussi s’acquitter en tant que dieu des « semailles » et des « semis » (sat-) en général, mais aussi Ianus ; cette tâche pouvait aussi être accomplie par Liber quand il s’agissait de l’émission de la semence masculine, et par Libera pour la semence féminine ; ensuite, il y avait encore Fluvionia ou Fluonia, la déesse qui présidait au flux menstruel pendant la grossesse, pour le retenir et faire en sorte qu’il nourrisse le fœtus ; Alemona, la divinité de l’ « aliment » pouvait également avoir un tel rôle, ainsi que Mena, la déesse des « mois » qui « assurait l’incrementum de ce qui avait été conçu » ; mais Iuno elle-même pouvait être chargée de présider aux « flux » féminins. Par la suite, Ossipagina était la divinité qui « durcit et consolide » les os de l’enfant, tandis que deux divinités masculines, Vitumnus et Sentinus, faisaient en sorte que « le nourrisson prenne vie et entende pour la première fois64 ». Ce processus se poursuivait avec Nona et Decima, ainsi appelées « du nom des mois plus délicats » (le neuvième et le dixième) de la grossesse, puis avec Partula, la divinité « qui gouverne l’accouchement » ; c’était le moment où Diespiter, ou Diespater le dieu « qui 60 Varron, De l’agriculture, 2, 11, 5 ; Pline, Histoire naturelle, 23, 117 ; 23, 126 ; Columelle, De l’agriculture, 7, 8 ; Dupont, 2002, 122-127. Cette pratique semble avoir joui, à Rome, aussi d’un autre aspect intéressant sur le plan du rituel. En effet, d’après Varron, Économie rurale, 2, 11, 5, ce serait précisément l’emploi du fici lac dans la production du fromage qui aurait poussé les bergers – les opérateurs du formage – à planter un figuier près du sacellum de Rumina : une divinité qui portait dans son nom celui de la « mamelle » (ruma, rumis) et qui recevait en sacrifice non pas du vin, mais du lait. 61 Pour une fois, l’interprétation de Wissowa, 1894-1980, p. 184 nous semble erronée : pour justifier le caractère de fécondité présent dans ce rituel obscur, il s’appuie sur le sens « obscène » du mot figue, qui serait une « célèbre métaphore de l’organe génital féminin ». Si ce n’est qu’en latin, ficus n’a pas cette valeur : de plus, dans ce rituel tout converge vers les valeurs masculines de la figue (le lait du figuier-bouc, le figuier masculin), et non pas féminines. 62 Au sujet du semen masculin appelé virus, Pline, Histoire naturelle, 9, 157 et 28, 155 ; Isidore, Étymologies 8, 11, 76-78. 63 Augustin, Cité de Dieu, 4, 8. 64 Tertullien, Aux Nations, 2, 11.

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porte l’accouchement à bonne fin », pouvait avoir lui aussi un rôle. Enfin, la déesse Lucina portait le nouveau-né au jour65. Nous pouvons encore ajouter qu’une divinité, Genita Mana, littéralement « naissance (gen-) bonne (manus) » aurait expressément présidé aux naissances parmi les esclaves de la demeure : on lui sacrifiait un chiot66. Comme nous l’annoncions, selon un modèle classique dans la Rome ancienne, non seulement une divinité particulière présidait chaque étape du processus, mais ses nomina reflétaient sans la moindre ambiguïté son officium (l’insémination, les flux, la nutrition, la consolidation des os…). La configuration générale de ce groupe de présences divines paraît présenter un caractère changeant, parce que non seulement ces officia peuvent être accomplis par des divinités différentes, comme Mena et Alemona qui doivent toutes les deux nourrir le fœtus avec les flux menstruels ; ou encore Consevius et Liber / Libera qui interviennent au moment de l’insémination, mais aussi parce que ces rôles se distribuent aussi bien entre des dieux mineurs tels que Consevius, Fluvionia, Mena, etc., que des divinités majeures comme Ianus, Liber, Saturnus ou Iuno ; enfin, aussi parce que les différents nomina divins qui caractérisent chaque dieu mineur pouvaient à leur tour constituer des épithètes attribuées à des divinités majeures, telles que Ianus Consevius, Iuno Fluonia, Iuno Mena, ou Iuno Ossipagina67. Ces témoignages, tout disparates et fragmentaires qu’ils sont, témoignent de l’existence à Rome d’un groupe de divinités dont les compétences s’exerçaient exactement sur les mêmes processus de génération qui – dans le registre que nous avons appelé « naturel » – sont représentés avec des modèles analogiques issus de la « biologie sauvage ». En d’autres termes, ces divinités constituaient une « biologie sauvage » romaine de plus, différente, cette fois d’ordre religieux : il n’y a pas d’interférences entre elles, et encore moins de contradictions. Tout simplement, cette « biologie divine » – comme nous pourrions l’appeler – fournissait une série de modèles pour interpréter le corps et son fonctionnement, qui appartenaient à un type de représentations que notre culture ne possède plus. Bibliographie N. Belmont. « L’enfant et le fromage », L’Homme, 28/105 (1988), p. 13-28. M. Bettini, Il ritratto dell’amante, Turin, Einaudi, 1992. ———, Le portrait de l’amant(e), trad. par G. Bouffartigue, Paris, Belin 2011. ———, Affari di famiglia. La parentela nella letteratura e nella cultura antica, Bologne, Mulino, 2009. ———, Ad negotia humana compositi. L’agency humaine des dieux antiques, in R. Gagné, Miguel Herrero de Jáuregui, (eds.), Les dieux d’Homère II. Anthropomorphisme, Kernos Supplement 33, Presses Universitaires de Liège, 2019, 261-276. K. R. Bradley, « Wet-nursing at Rome : a study in social relation », in B. Rawson (éd.), The Family in Ancient Rome, Ithaca, Cornell University Press, 1986.

65 Les témoignages relatifs à chaque divinité ont été recueillis par Roscher, 1916 ; voir Perfigli, 2004, p. 35-67 ; BETTINI, 2019. 66 Plutarque, Moralia, Questions romaines, 52 ; Pline, Histoire naturelle, 29, 58. 67 Perfigli, 2004.

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Sandra Jaeggi- R ichoz

Seins de chair, seins de terre : symbolique et usage des biberons grecs et gallo-romains

Introduction Des vases de petite dimension munis d’un bec et généralement découverts dans des tombes d’enfants interpellent leurs découvreurs depuis près de deux siècles. Leur usage et leur dénomination donnent lieu à des hypothèses et commentaires multiples. Au terme « tétine » employé par les découvreurs français du milieu du xixe siècle, succède ceux de « tasse à malade », de « lampe à huile », de « burette à barbotine » et de « tire-lait ». S’appuyant sur leur expertise, les céramologues jugent l’orifice parfois trop fin pour ne laisser passer ne serait-ce que de l’eau. Quant aux experts du verre, ils estiment le bec trop fragile et coupant pour avoir servi à administrer une boisson à des enfants. Cela étant, la possibilité qu’une tétine animale ait pu lui être ajoutée est rarement envisagée. Associés au monde de l’enfance, ces vases ont commencé à susciter l’intérêt des scientifiques au moment où la recherche sur l’enfant prit son envol, dans les années 1980, après le développement des gender studies et donc des études portant sur les femmes, « minorité » jugée jusque-là de peu d’intérêt… L’essor de l’archéothanatologie a aussi favorisé cette recherche puisqu’elle a conduit à la mise au jour de milliers de sépultures d’enfants, dans des lieux autrefois insoupçonnés, tels que des ateliers, des villas en ruine, des zones d’habitat ou à fonction agricole. Autour de ces jeunes défunts – pour lesquels prédomine le rite funéraire de l’inhumation dans un contexte pourtant où la crémation est majoritaire – se développent différents types d’études qui vont de la paléopathologie (détection des maladies, accidents) à l’analyse des textes livrés par les sépultures et leur mobilier, en passant par les analyses isotopiques (alimentation, époque du sevrage, etc.) et biochimiques du contenu. Le croisement de ces différents angles de recherche et méthodes d’analyses permet aujourd’hui d’établir avec une relative certitude la fonction de ces petits vases à bec, ainsi que leur contenu. Les sources textuelles grecques et romaines nous permettent d’aller encore plus loin, et de mieux comprendre les choix diététiques de l’époque, censés répondre aux besoins spécifiques du corps des tout-petits, et les moyens thérapeutiques mis en place à l’occasion. Elles éclairent également sur la conception qu’avaient les Anciens du Sandra Jaeggi-Richoz  •  Université de Fribourg Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 485-505 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127452 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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lait, un fluide original produit par le corps de certains animaux pour servir de nourriture à leurs petits. Cette étude porte sur les vases antiques en terre découverts dans les espaces grec ou romain et vise surtout la question de la transmission et de la continuité des usages et des pratiques entre les deux mondes1. Notre cadre spatio-temporel va de la Grèce archaïque à l’époque romaine et comprend le bassin méditerranéen et la Gaule des trois premiers siècles de notre ère2. Les découvertes faites dans la péninsule italique et en Sicile, où se jouxtent culturellement les deux mondes, sont particulièrement instructives pour cette problématique, car elles manifestent des situations distinctes et assez tranchées. Ces vases ayant été majoritairement découverts dans des sépultures, nous tenterons de mettre en évidence la motivation de ce dépôt auprès des défunts : marquent-ils le statut social (âge, sexe, classe…) ou une condition spécifique, stable ou temporaire ? La recherche sur les vases à bec grecs La multiplication des fouilles archéologiques en Grèce, dès la fin du xixe siècle, a permis la mise au jour de plusieurs vases à becs. Ainsi, le célèbre découvreur de la cité de Troie, Heinrich Schliemann, en dénombre plusieurs dans l’habitat. Il les nomme Nährflasche (litt. vase pour l’alimentation) en raison de leur petite taille3. D’autres exemplaires apparaissent à Mycènes à la fin du siècle, dont l’un dans une chambre à tombe4. Depuis, les découvertes de vases à bec se succèdent et continuent de susciter l’intérêt. Un exemplaire mycénien (LH IIIB, 1340-1185 av. J.-C.) provenant d’une pièce située contre le mur d’enceinte (au nord-est du mégaron) de Midea (Péloponnèse) a été l’objet d’analyses de contenu en 19995. Les résultats sont interprétés par leurs auteurs comme indiquant la présence de miel et d’une boisson fermentée, peut-être de la bière ou de l’hydromel. Dans un article paru en 2007, intitulé Des enfants nourris au biberon à l’Âge du Bronze ?, Maia Pomadère estime que « ce ne sont pas des produits que l’on suppose destinés à un enfant6 ». Elle propose alors d’y voir le bombylios du traité hippocratique Des maladies III qui permet un débit lent7, au goutte-à-goutte8 : Après les bains, on donnera aussi du vin doux, coupé, non froid, en petite quantité ; le malade le boira dans un vase à goulot étroit.

* Sauf indication contraire, les auteurs anciens sont tous cités selon l’édition de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris. 1 Bien que des vases en verre apparaissent au début de l’époque impériale, grâce au développement de la technique du verre soufflé, ceux-ci ne sont pas ici pris en considération. 2 Le territoire de la Gaule comprend la France, la Suisse, la Belgique et une partie de l’Allemagne qui est délimitée par le Rhin, à l’Est. 3 Schliemann, 1881, p. 453-454. 4 Wace, 1932, p. 162 ; Pomadère 2007, p. 281, note 7. 5 Tzédakis et Martlew 1999, p. 166, 169 ; Pomadère, 2007, p. 278. 6 Pomadère, 2007, p. 278. 7 Au sujet du bombylios voir l’article de Blondé et Villard, 1992, p. 97-117, qui fait aussi le lien entre ce vase et les vases à bec. 8 Hippocrate, Des maladies, 3, 16 = Littré VII, 148, 11 : Μετὰ δὲ τὰ λουτρὰ καὶ οἶνον γλυκὺν ὑδαρέα προπίνειν μὴ ψυχρὸν ὀλίγον ἐκ βομβυλίου οὐκ εὐρυστόμου.

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Cette proposition s’accorde avec le dictionnaire de Littré qui, sous l’entrée « biberon » propose9 : 1. Vase de porcelaine, de verre ou de métal, pourvu d’un bec plus ou moins allongé et avec lequel on fait boire les malades empêchés de boire avec un verre ordinaire. 2. Petit appareil employé dans l’allaitement artificiel pour remplacer le sein maternel. Un vase découvert dans la nécropole de Policoro Siritide (Basilicate, Italie) paraît confirmer cette interprétation. Il porte l’inscription ὑγίεια (Fig. 1)10, désignant Hygie, la personnification de la santé par excellence, fille du dieu Esculape, et semble donner une réponse à la présence de ces petits vases dans des tombes d’adultes. Des exemples similaires ont été observés surtout dans les colonies d’Italie du Sud, notamment à Métaponte11, et dans les cités d’Asie Mineure12. Il ne semble toutefois pas s’agir d’exceptions puisque dans la cité grecque d’Himère, sur la côte septentrionale de la Sicile, 449 vases à bec ont été mis au jour majoritairement dans des sépultures infantiles13. En ce qui concerne la Grèce, Céline Dubois évoque des vases à bec trouvés auprès d’adultes dans la nécropole du Céramique à Athènes14 et à Corinthe15, mais cette association reste minoritaire. À Corinthe, sur les quatre tombes ayant contenu un vase à bec, l’une était celle d’un adulte, alors qu’une autre contenait un adulte et un enfant16. Les vases grecs offrent l’avantage d’être parfois figurés17. C’est le cas de deux vases à bec à figure rouge (fin ve siècle av. J.-C.) conservés au Musée National d’Athènes18 et au Fitzwilliam Museum de Cambridge19 dont la provenance est inconnue. Les deux vases Fig. 1. Vase à bec en terre cuite beige, inscrit (H. 7, 5 cm, L. max. 8,3 cm). Policoro, Museo Nazionale della Siritide 200760. Photo « su concessione del Ministero per i Beni e le Attività Culturali - Soprintendenza Archeologia, Belle Arti e Paesaggio della Basilicata ».

9 Littré, 1889. 10 Pugliese Carratelli, 1996, no 16, p. 650. Il s’agit de l’ancienne cité d’Héraclée, fondée par la colonie grecque de Tarente dans la seconde moitié du ve siècle av. J.-C. 11 Dubois, 2019 ; Carter et Hall, 1998. 12 Mariaud, 2012, p. 30-32. 13 Vassalo, 2016, p. 50. 14 Dubois, 2019. Au sujet du la nécropole du Céramique voir Kovacsovics, 1990, p. 13-14, no 8. L’une des tombes est celle d’une jeune femme inhumée. 15 Blegen et al., 1964, t. 495 et 457. 16 Ibid. 17 Les vases à bec des époques géométrique, orientalisante et archaïque sont plus richement décorés que ceux de l’époque classique, dont le décor se limite, hormis sur les exemples décrits ensuite, à des volutes peintes sur le dessus du vase ou à une fine frise de palmettes incisée dans le vernis noir. 18 Inv. no 18554. 19 Inv. no GR. 6.1929.

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Fig: 2a et b. Vase à bec en céramique vernie noire, à figures rouges, fin ve s. av. J.-C. Athènes, Musée national archéologique 18554. Photos S. Jaeggi.

Fig: 3a et b. Vase à bec en céramique vernie noire, à figures rouges, provenant d’Athènes, 420-410 av. J.-C. The Fitzwilliam Museum, GR.6.1929. © The Fitzwilliam Museum et d’après Corpus vasorum antiquorum, Great Britain, 11, 2, Cambridge, pl. 26 (505) 4 (noir-blanc).

sont ansés et leur sommet est obturé par une passoire aux trous nombreux, plus ou moins fins. Le vase d’Athènes présente trois garçons nus, portant un collier d’amulettes en sautoir (Fig. 2a-b). La scène principale se passe autour d’une pièce de mobilier, qui peut être une table ou un perchoir puisqu’un oiseau y est posé. De chaque côté se trouve un enfant. Celui de gauche, avance en rampant en direction de l’oiseau, celui de droite est en position agenouillée. Tous deux ont les bras levés, les mains ouvertes prêtes à saisir l’oiseau. Le vase de Cambridge présente lui aussi un enfant nu, portant un collier d’amulettes et rampant en direction d’un chous (petite cruche à lèvre trilobée) posé par terre (Fig. 3a-b). Un petit chien maltais le suit. De l’autre côté du bec se trouve un gros oiseau. Ces deux décors figurant des enfants rejoignent ceux des choés, ce que confirme d’ailleurs la représentation de l’une d’elles sur le vase de Cambridge. Un dernier témoignage iconographique s’ajoute au dossier. Il s’agit d’une statuette béotienne en terre cuite conservée au Musée d’art et d’histoire de Genève (Fig. 4). Il s’agit d’une femme assise, portant un vêtement long et les cheveux repliés sous une coiffe à large bandeau, qui supporte de son bras gauche un enfant reposant contre son abdomen, alors que la main droite tient un vase dont le bec est dirigé vers la bouche de l’enfant.

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Fig: 4. Statuette en terre cuite, Béotie (H. 9,9 cm), 500-450 av. J.-C. Genève, Musée d’art et d’histoire de la ville de Genève A-200311. © Musée d’art et d’histoire de la ville de Genève / photo A. Longchamp.

Considérée comme « trop belle pour être vraie » par un spécialiste de la coroplathie20, cette composition a fait l’objet d’une analyse minutieuse de la part de Violaine Jeammet, conservatrice au Louvre. Aucune trace de falsification ou d’ajout tardif du vase à bec n’a pu être décelé, suggérant qu’il s’agit d’un original. La statuette s’inscrit d’ailleurs dans une série de scènes très diversifiée, dites « scènes de genres », qui mettent en scène des activités de la vie de tous les jours, telles que faire de la boulangerie, râper du fromage, tuer un cochon de lait, coiffer, écrire, labourer, etc.21. Le vase possède un long bec et une anse latérale qui le surplombe et ne dénote pas avec les exemplaires grecs de l’époque. Ainsi, bien que la présence des vases à bec auprès d’adultes dans les nécropoles d’Italie du Sud et de Grèce suggère une fonction thérapeutique, l’iconographie rattache ce type de vase à l’enfance, comme aussi les choés.

La recherche sur les vases à bec gallo-romains Le nombre total de vases à bec gallo-romains recensés22 s’élève à 703 et compte 581 exemplaires en céramique et 122 en verre. Comprenant des vases qui peuvent être très plats ou très élancés, les productions de la Gaule s’inscrivent dans une typologie établie d’après la forme de leur panse : 1. Surbaissée. 2. Globulaire. 3. Ovoïde. 4. Piriforme. Prolongeant parfois la panse, un col confère alors aux vases une forme de cruche23. Les vases à bec gallo-romains présentent une grande diversité qui tient aux variations dans le travail en creux ou en saillie de la panse. La plupart des exemplaires présentent en effet soit des sillons ou des gorges (plus larges et marquées), soit des arêtes, parfois multiples (schéma ?). Apparaissant généralement au

20 Propos d’Arthur Müller, rapporté par Stéphanie Huysecom-Haxhi que nous remercions. 21 Ce type de scène a aussi été interprété, à juste titre, selon nous, comme lié à des festivités particulières. À ce sujet voir Jaeggi, 2019. 22 Dans le cadre de ma thèse de doctorat, Du sein au biberon : culture matérielle et symbolique de l’alimentation des tout-petits en Gaule romaine, (ier siècle av. J.-C. au ve siècle apr. J.-C.) soutenue en 2018 à l’Université de Fribourg en cotutelle avec l’Université de Bretagne. Au sujet de la délimitation du territoire, voir la note 1. 23 C’est presque exclusivement à ce dernier type qu’appartiennent les exemplaires en verre.

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niveau du bec, ces reliefs peuvent avoir eu pour fonction de maintenir une lanière pour la fixation d’une hypothétique tétine, voire faciliter l’écoulement, lorsqu’ils créent un élargissement des parois à ce niveau spécifique24. Bien que non attesté par l’iconographie de l’époque romaine – un seul biberon a été identifié sur un relief d’époque augustéenne25 – l’ajout d’une tétine trouve un parallèle sur une carte postale de la fin du xixe siècle montrant une paysanne de Quimper donnant le biberon a un enfant assis sur ses genoux (Fig. 5). La tétine n’est toutefois pas fixée à l’aide d’une attache mais elle tient d’elle-même en raison de la bonne adhésion du caoutchouc sur le vase. Produit dans le dernier tiers du xixe siècle, ce matériau fait concurrence aux pis de vache encore employés vers 1900. Une autre caractéristique des vases à bec de Gaule romaine par rapport aux modèles grecs est qu’ils sont très rarement décorés. Fig: 5. Carte postale. Paysanne bretonne donnant Sur les 579 vases en céramique, une vingtaine le biberon à enfant. Quimper, vers 1880-1910. d’exemplaires (2.84%) seulement présente un décor peint qui prend soit la forme de lignes droites ou serpentines soit la forme de points ou encore de plages de couleurs. Deux exemplaires sont des pièces uniques qui ne se rattachent à aucune production, comme en témoigne un vase de Périgueux (Fig. 6) et un autre de Bavay. Six exemplaires décorés s’inscrivent au sein de productions telles que celle des « Spruchbecher » spécifiques aux ateliers trévires (actuelle Allemagne). Six vases présentent deux couleurs, résultant de l’immersion partielle de l’objet dans une barbotine colorée (généralement en rouge ou en noir) (Fig. 7)26. Une dernière série se distingue par un décor moulé et comprend quatre exemplaires. Produit dans les ateliers de Vichy (Allier), le décor est élaboré en plusieurs registres superposés. Il court sur le pourtour du vase et prend la forme de motifs floraux stylisés, de rangées de perles, et parfois même de petits animaux bondissants. Cette série est recouverte d’un engobe plombifère, généralement de couleur jaune. Un vase de cette série a été découvert au lieu-dit La Poya à Fribourg (Suisse) et présente le décor le plus

24 Des expérimentations faites avec des copies sur lesquelles des bouts de cuir ou d’éponge ont été mis en guise de tétine ont été réalisé et soutiennent cette hypothèse. Quant à la largeur maximale du vase au niveau du bec, elle favorise sans conteste le versage du contenu. 25 Jaeggi, à paraître. 26 Nommé « ad immersione », le procédé a été observé par Vassalo, 2016, p. 52, sur des vases découverts à Himère datés entre le viie s. et le vie s. av. J.-C. (série RA 35 et L13). Ce procédé apparaissant sur plusieurs vases présentant une forme et une pâte identique nous amène à les rattacher à une même chaîne de production.

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Fig. 6. Vase à bec « miniature », recouvert d’un engobe blanc et d’une ligne ocre rouge centrale, inscription sur l’épaule (CIL, XIII, 10017, 38, Espérandieu 1893, p. 97). Périgueux, Musée gallo-romain Vesunna E97/G.166, collection musée Vesunna, Périgueux. Photo B. Dupuy.

Fig. 7. Vase à bec en céramique commune claire à glaçure plombifère (traces) avec décor moulé, lieu-dit La Poya (ier-iie siècle apr. J.-C.). Service archéologique de Fribourg, Suisse © SAEF.

sophistiqué de la série (Fig. 7). À l’instar des exemplaires grecs, des oiseaux y sont figurés. Le décor est moulé et se déploie en registres où se succèdent des rangées d’oiseaux et de fleurs. La découverte, dans une sépulture à crémation de Zurzach (Argovie, Suisse), de deux exemplaires réalisés dans les ateliers de l’Allier atteste du succès et de la diffusion des productions de cette région. Ces derniers étaient accompagnés d’un tondo représentant un visage féminin et d’une cruche miniature vraisemblablement issus du même atelier27. Outre son décor, la production propre aux ateliers de Trèves en Allemagne se démarque parfois par l’apposition d’une inscription peinte à la barbotine, généralement sur des vases à boire28, d’où le nom de Spruchbecher (litt. gobelet à dicton) donné à la série. Issu de cette production, l’un de nos vases à bec présente l’inscription VINUMBIBE tracée en cursive (Fig. 8). Deux autres vases de notre corpus présentent une inscription. L’un d’eux provient de Cologne (Fig. 9). L’inscription court sur le haut de l’épaule, juste en dessous du col. Elle semble avoir été réalisée en deux temps, écrite dans un premier temps en lettres cursives (grecques et latines), puis complétées par des majuscules. Le Corpus Inscriptionum Latinarum (CIL) donne la transcription suivante : Vilbrv (pondo) (libras) XI, m(ellis) (libras) V. Le commentateur considère que le texte mentionne un médicament qui contiendrait 11 (parts ?) de miel XI m(ellis)29 ; mais Michel Fuchs propose une autre transcription : uiiδμi XIMI qu’il interprète ainsi : U(b)e(ris) 4 m(el)i 11 m(el)i. Il pourrait alors s’agir de « 4 parts de lait maternel (littéralement de sein), 11 parts de miel (miel indiqué une première fois en 27 Roth-Rubi et Sennhauser, 1987, p. 78-79. 28 Les inscriptions apparaissent néanmoins aussi sur des coupelles et sur des vases à verser ; Künzl, 1997, p. 8. 29 CIL XIII 10 008,47.

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Fig. 8. Vase à bec de la série “Spruchbecher” inscription sur la panse (H. 10 cm, L. 5,2 cm). Trèves, Trier, Rheinischen Landesmuseum EV 33.780. © GDKE/Rheinisches Landesmuseum Trier. Photo Th. Zühmer.

Fig. 9. Vase à bec découvert à Cologne, inscription sur l’épaule (7,2 cm, L. 7,9 cm). Bonn, Rheinischen Landesmuseum 1694-321. Photo J. Vogel, LVRLandesMuseum Bonn.

grec et une deuxième fois en lettres latines) », ce qui est d’une « grande satisfaction …en relation avec un biberon30 ». Néanmoins, une autre proposition peut être faite : u(inum) duella sextula/sextulae meli/melitos undecim melli/mellis qui donne deux possibilités de traduction ou d’interprétation : « 9 g de vin pour 11 parts de miel à 4,5 g la part » « 9 g et/ou 4,5 g de vin pour 11 parts de miel » Nous avons expérimenté les recettes, à base de lait ou de vin. Elles ont chacune donné une quantité adaptée au petit vase. La recette contenant du lait (du lait de vache a été utilisé) a formé un mélange onctueux pouvant être dispensé au goutte-à-goutte par le bec relativement étroit du vase. Le mélange à base de vin est resté très liquide malgré l’importante quantité de miel. Que le mélange ait été conforme à l’une ou l’autre de ces propositions, il était particulièrement sucré et ne devait probablement pas être administré en une fois. Quant à l’épaisseur du mélange lacté, elle suggère une utilisation par application plutôt qu’en boisson. Le petit bec offrait alors la possibilité de verser le produit de manière parcimonieuse et ciblée. Il permettrait en outre d’atteindre le fond des cavités du corps, comme les oreilles, pour lesquelles le lait de femme était privilégié. La piste du vin peut tout autant être soutenue. Composé uniquement de deux substances, le mélange forme un vin miellé. Les emplois de ce vin rappellent d’ailleurs ceux du lait, tantôt resserrant ou relâchant. Par la quantité importante de miel qu’il contenait, le mélange pouvait être conservé sur une courte période de temps, permettant alors diverses applications / ingestions.

30 Fuchs, 2015.

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Les analyses biochimiques du contenu des vases à bec Des analyses biochimiques du contenu du vase de Cologne seraient probablement à même de trancher entre les différentes interprétations de l’inscription. Elles n’ont pas été réalisées sur ce vase spécifique pour des questions budgétaires et d’accès à l’objet. Le financement prévu et dispensé par le Fonds National Suisse (FNS) de recherche a toutefois permis de réaliser des analyses sur près d’une quarantaine de vases. Les analyses ont été confiées au laboratoire de Nicolas Garnier (LNG) à Vic-le-Comte (Auvergne). Le procédé consiste à prélever sur les parois internes des vases un peu de matière céramique, dans laquelle se sont imprégnés les contenus31. Une fraiseuse, voire un scalpel peuvent être utilisés à cette fin, selon la dureté de la céramique. L’extraction de la matière organique est faite au laboratoire à l’aide de solvants appropriés (mélange dichlorométhane/ méthanol 1 :1). L’extrait obtenu est d’abord analysé par chromatographie gazeuse (GC). Les molécules séparées sont ensuite identifiées par couplage à un spectromètre de masse (MS). Deux extractions ont lieu, la première porte sur les composés lipidiques solubles, la seconde sur les dérivés insolubles et polymérisés. Deux protocoles mis au point par Nicolas Garnier permettent la mise en évidence des corps gras (lait et graisse), résines, plantes, sucres et, plus récemment, de jus fermentés de type vin ou bière. Les analyses ont porté sur différents ensembles. Dans un premier temps, nous avons cherché à avoir des vases fraîchement sortis de terre. C’est ce qu’a permis la nécropole d’Auvours (près de Nantes), fouillée en 2015. Les analyses des vases mis au jour en ce lieu ont cependant montré d’importantes pollutions plastiques, susceptibles de masquer certains marqueurs chimiques. Nous avons en outre cherché à avoir des vases provenant de quatre des cinq contextes de découverte identifiés : funéraire, domestique, cultuel et portuaire32. Notre échantillonnage comprend deux vases à bec grecs provenant de la nécropole Sainte-Barbe de Marseille. Il a été enrichi par la transmission généreuse des résultats de Ribemont-sur-Ancre (cultuel, époque celtique, entre 260 et 50 av. J.-C.), Arles (portuaire, époque romaine) et Saint-Vulbas (funéraire, époque romaine), faite respectivement par Gérard Fercoq du Leslay, David Djaoui et Toni Silvino33. Ces données complémentaires nous permettent d’avoir des analyses du contenu de vases à bec provenant de trois horizons culturels différents : grec, laténien et gallo-romain, allant de la seconde moitié du ive siècle av. J.-C. au ve siècle de notre ère. Contre toute attente, les résultats ont démontré que le lait était loin d’être majoritaire34. Sur les quarante vases analysés dont trente-sept vases à bec35, onze (moins d’un tiers) 31 Il arrive plus rarement qu’une concrétion visible à l’œil nu forme un dépôt au fond du vase. 32 Considérés comme peu à même de fournir un contenu autre que l’argile, le contexte artisanal n’a pas été retenu pour les analyses. 33 Gérard Fercoq du Leslay est archéologue départemental au Conseil Général de la Somme, David Djaoui est au Musée Départemental d’Arles Antique (MDAA), Toni Silvino chez Éveha. Nous les remercions ici. 34 En 1989, le Dr. Huttmann (Huttmann et al., 1989) avait réalisé des analyses sur une quarantaine d’exemplaires provenant des musées d’Aix-la-Chapelle, Cologne et Nimègue. L’interprétation des analyses concluait à la présence de lait dans tous les vases, ce que Nicolas Garnier met en doute, car les différents acides décelés (myristique, laurique, et palmitique) ne sont pas les marqueurs des seuls produits laitiers et peuvent avoir une origine végétale. 35 Afin de pouvoir déterminer si tous les vases d’une même tombe avaient été remplis au moment de leur déposition, des analyses ont porté sur des vases ayant accompagnés ceux à bec. Il s’agit d’un aryballe associé aux deux vases à bec de la tombe 305 d’Esvres, un gobelet associé au vase à bec de Douai et une cruche miniature trouvée avec le vase

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contenaient un produit laitier36. Il faut relever que les produits laitiers se trouvent dans trois vases à bec en verre de belle facture. L’un d’eux provient d’un contexte indéterminé et est conservé à Tours ; il contenait, outre le lait, une huile végétale. Le deuxième provient de la tombe 305 de la nécropole de la Haute-Cour à Esvres ; associé à un autre vase à bec en céramique ne présentant pas de traces de produit laitier, il contenait aussi un corps gras végétal imprégné de bois de chêne (Quercus sp.). Le troisième provient de Bézanne et a révélé aussi une huile végétale, ainsi que du calcaire et de la silice. Ces mélanges compilant lait et huile végétale, dans un cas au moins non ordinaire puisqu’il s’agit d’une huile élaborée, suggèrent la recherche d’une certaine onctuosité, peut-être en vue d’une application externe37. Cette consistance conviendrait à un usage thérapeutique plutôt que purement alimentaire, et c’est celui qui semble avoir été recherché38. Les neuf autres récipients contenant un produit laitier sont des vases en terre. Le lait est parfois associé à un corps végétal (Balaruc, Zurzach no 555, Puyloubier) ou à une graisse animale (Ribemont) voire aux deux types de corps gras (Douai), ou seulement à du jus de raisin/vin (les quatre vases auvergnats). La substance prédominante dans les vases de notre corpus est, avec 35 occurrences, la graisse animale (21 fois de ruminant, 14 fois de non ruminant39). Le vin arrive en seconde position avec 28 occurrences (23 fois à base de raisin rouge, 5 fois à base du blanc) ; viennent ensuite les cires végétales (18 occurrences), les huiles végétales déjà évoqués (13 occurrences) et enfin les produits laitiers (11 occurrences) (voir tableau 1). Provenant de feuilles, tiges ou sommités fleuries de plantes, les cires végétales indiquent la présence de plantes qui n’ont pu être identifiées. Outre ces substances récurrentes, les analyses ont révélé de l’acide oxalique qui est considéré, en l’état des connaissances et d’après la littérature récente, comme un indice de la présence de « bière » (i. e. d’un produit fermenté à base de céréales)40. Cet acide est présent dans les quatre vases conservés à la mairie d’Esvres (mais pas dans la série mise au jour par les fouilles récentes dirigées par J.-Philippe Chimier), ainsi que dans le vase à bec d’Auvours, dans les deux vases à bec associés à des enfants d’Avenches, et dans ceux de Zurzach, associés à un adulte. Signalons encore la présence de poix (à 12 reprises) et de résine de conifère (à 8 reprises). La première découle de la seconde et est obtenue par une chauffe élevée. La poix a pu servir à parfumer un vin mais aussi à étanchéifier le vase, comme cela a été mis en évidence par les deux vases à bec découverts en milieu anaérobie, dans le dépotoir portuaire du Rhône où a fait naufrage le Chaland Arles-Rhône 341. L’utilisation de la poix dans les biberons en tant qu’imperméabilisant est confirmée par sa présence sous forme de résidus au niveau

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à bec d’Auvours. Les résultats ont démontré des contenus chaque fois différents. Seul le gobelet de Douai a révélé les traces d’un produit laitier. Il ne s’agit manifestement pas d’une disparition des marqueurs de ce type de produit, puisque celui-ci a plutôt tendance à masquer les corps gras, que l’inverse. À ce sujet voir Bodiou, Frère et Jaeggi, 2021. Frère, 2015, p. 150, met bien en évidence la recherche d’une certaine onctuosité, dans les préparations à base de lait. Notons que la présence de substances minérales étaye également cette hypothèse. Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, développer ces cas de vases en verre associés à des vases en verre qui ont pu avoir eu, chacun, une vocation distincte. Les non-ruminants sont nombreux, ils font partie des familles des suidés, équidés, gallinacés, palmipèdes, etc. Les graisses d’oie et de cygne étaient utilisées pour assouplir la matrice selon Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 30, 44. Steele, 2013. Djaoui, Garnier et Dodinet, 2015.

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du col. Dans ces deux derniers exemplaires, le vin est majoritaire alors que les graisses animales et végétales n’apparaissent pas. La détection d’excréments animaux dans l’un des deux vases est singulière et nous interroge : ont-ils été un composant du contenu, ou s’agit-il d’une contamination par le dépotoir ? L’absence d’excréments dans les autres vases analysés de l’épave amènent à conclure à la première proposition42. De plus, la présence de matières fécales consolide l’hypothèse d’un usage thérapeutique des vases à becs. Ce type de substance est en effet souvent utilisé dans la pharmacie antique (dans les traités médicaux mésopotamiens, égyptiens, indiens, grecs et ultérieurs)43. Dans son article où il traite de l’emploi thérapeutique de ce type de substance dans le corpus hippocratique – il qualifie cette médication de « Dreckapotheke » (litt. « pharmacie sale ») –, Heinrich Von Staden conclut à un usage exclusivement réservé pour soigner les maux féminins. La raison donnée par le chercheur repose sur le problème de souillure que posent les organes génitaux féminins44. Cette indication liée au sexe n’a ni précédents ni postérité dans les traités médicaux tardifs. Par exemple, dans l’Histoire naturelle, Pline l’Ancien rapporte le recours aux crottes pour traiter l’alopécie et le flux de sang45. Le mélange vin-excréments y a aussi de nombreux parallèles. La crotte de chèvre cuite avec du vin ou du vinaigre est utilisée contre les abcès46, en cas de morsure par un chien enragé47 ainsi que pour amollir la peau dure et en enlever les épines48. Les excréments de lièvre pris le soir dans du vin sont bons pour calmer la toux49. Notons encore l’importance donnée aux premiers excréments rendus par un ânon, qu’il est conseillé d’administrer dans du vinaigre miellé contre les affections de la rate50. La possible association entre ces recettes et le contenu singulier du vase à bec d’Arles renforce notre conviction de voir dans ses récipients le bombylios grec. En outre, la discrimination des contextes de découverte a permis d’infirmer l’hypothèse selon laquelle les vases à bec découverts en contexte funéraire auraient été remplis uniquement lors de leur déposition : leur contenu présente, en effet, le même type de substances et de mélanges que les vases découverts en contexte domestique. On a aussi pu constater pour une série de vases découverts dans une même tombe qu’ils présentaient des contenus différents. Qu’ils aient été déposés près d’adultes ou d’enfants, la plupart des vases contenaient une boisson à base d’un jus de fruit fermenté, généralement du raisin, voire de la bière. Ces résultats ne sont pas étonnants si l’on songe aux traités médicaux d’époque grecque et romaine dans lesquels le vin occupe une place de choix. Il est largement recommandé, y compris pour des enfants, comme en témoigne le médecin Soranos d’Éphèse, lorsqu’il conseille à la nourrice d’augmenter progressivement sa consommation

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Plus de détails sur le contenu de ces deux vases à becs dans Jaeggi, 2019. Von Staden, 1991, p. 42. Von Staden, 1991, p. 43, note 4. Par exemple : Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 29, 34 (cendre de crottes de mouton incorporée à de l’huile de cyprus et du miel contre l’alopécie), 28.58 (présure, dents et crottin de cheval en cas de flux de sang), 28, 77 (crottin d’âne en pessaire pour la matrice). Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 28, 71. Ibid., 28, 43. Ibid., 28, 76. Ibid., 28, 53. Ibid., 28, 57. Les analyses biochimiques ne permettent pas de faire une distinction entre vin et vinaigre. Les premières selles de l’enfant, le méconium, est aussi prescrit en pessaire pour lutter contre la stérilité féminine. Ibid., 28, 13.

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de vin afin d’y habituer l’enfant qu’elle allaite51. Un débat animé oppose les médecins sur le moment opportun pour introduire le vin dans l’alimentation de l’enfant52. Ayant tendance à échauffer les corps, cette boisson est considérée comme déséquilibrante pour le corps déjà chaud du petit enfant53. Les analyses suggèrent en outre une continuité des pratiques sur la longue durée, puisque des mélanges similaires ont été mis en évidence, dans les vases à bec d’époque grecque comme dans celui de l’époque laténienne qui a été découvert en contexte votif. On peut s’étonner de trouver de la graisse animale dans les vases à bec grecs, et non de l’huile d’olive au vu de son importance dans l’alimentation de base des Grecs de l’Antiquité54. Quant aux exemplaires respectivement laténien et gallo-romain (Ribemont-sur-Ancre, Balaruc-les-Bains), découverts en contexte cultuel, ils présentent tous deux un produit laitier, ce qui suggère des libations à base de lait, comme celles (de lait et de miel) faites à Cérès et Bacchus, dans les Géorgiques de Virgile55. Comme nous l’avons noté plus haut, les produits laitiers sont très minoritaires, et cette rareté, ainsi que le type et la texture des mélanges, semblent donner tort à l’interprétation de ces récipients comme des vases alimentaires, des biberons tels que nous l’entendons au sens moderne du terme. Il faut alors considérer plus précisément les usages antiques, tant vis-à-vis des enfants que des adultes. Des vases à bec pour quels défunts ? Sur 703 biberons recensés à ce jour, 430 proviennent de contextes funéraires56. Nous avons tenté une répartition par classes d’âge, basée sur des critères socio-biologiques, pour les 138 cas pour lesquels l’âge a pu être déterminé. Dans six cas les défunts sont des fœtus/périnatals inhumés, dans quatorze des nourrissons de moins de six mois dont un seul est incinéré, dans vingt-huit des enfants entre 7 mois et la fin de leur 2e année dont cinq incinérés, dans neuf des enfants de 3 à 6 ans dont cinq incinérés, dans deux cas des jeunes individus entre 7 et 14 ans, tous deux inhumés et, dans cinq cas, des jeunes entre 14 et 21 ans également inhumés. À ces chiffres, s’ajoutent 48 vases trouvés dans les tombes d’individus qualifiés d’« enfant sans précision » dont seuls 3 incinérés et 1 dans une tombe d’un « nourrisson » inhumé57. On compte encore 15 individus de plus de

51 Soranos, Maladies des femmes, 2, 26. 52 Alors que Rufus conseille de remplacer, à l’époque du sevrage, l’eau par du vin (Rufus d’Éphèse cité par Oribase, Livres incertains 20, 16-18 (= Dar. III, 159, C.M.G., VI, 11, 2, éd. Raeder), Galien le déconseille catégoriquement (De sanitate tuenda, 1, 11 = K VI, 54, 7, C.M.G, V. IV, 2, éd. G. Helmreich). 53 Galien selon Oribase, Livres incertains, 17 (= Dar 142). 54 Céréales, vin et huile sont considérés par les spécialistes en la matière comme le trio de base de l’alimentation en Grèce ancienne. Notamment Amouretti et Brun, 1993. 55 Virgile, Géorgiques, 1, 340. Des libations de lait se font aussi annuellement en l’honneur de Priape selon Virgile, Bucoliques, 7, 30. 56 Les autres objets circonstanciés proviennent d’une zone d’habitat (18 cas), d’un contexte cultuel (7 cas), d’un contexte artisanal (23 cas), d’un contexte portuaire (4 cas). Pour les 223 objets restants le contexte de découverte n’est pas connu et peut avoir également été funéraire. 57 D’après ces chiffres (6 + 14 + 28 + 2 + 1), les tombes de nourrissons représentent au moins 51 cas (c. 38% des cas identifiés).

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21 ans (dont 8 inhumés), c’est à dire associés à la classe d’âge des adultes. Dans les 290 cas restants, pour lesquels l’âge des individus n’a pu être déterminé avec précision, on compte 22 cas d’inhumation et 57 de crémation, le rite funéraire (inhumation/ crémation) n’ayant pu été établi pour 211 individus. Cette grossièreté des données est principalement due à l’ancienneté des fouilles, et à l’absence d’ossements ou d’étude ostéologique sérieuse. Pour les individus dont l’âge a pu être déterminé (140 individus) on compte 107 inhumations et 21 crémations et 12 sépultures dont le rite n’a pu être déterminé. 99 des individus inhumés sont des immatures (moins de 21 ans), la plus grande partie d’entre eux se situant dans les trois premières années. Ces données reflètent les courbes de mortalité (avec un taux important de décès les premières semaines/années de vie) et les pratiques funéraires (qui privilégient le rite de l’inhumation pour les plus jeunes). Parmi les adultes inhumés avec un biberon se trouve un jeune homme mort aux alentours de 20 ans, qui avait deux biberons dans sa tombe de la nécropole d’En Chaplix (Avenches, Suisse). Ce type d’exception pourrait être associé à des pathologies que les proches du défunt ont voulu mettre en évidence. Le nombre relativement important de sépultures non attribuées à une classe d’âge (57 crémations) invite à la prudence. Si ces sépultures concernent majoritairement des adultes le ratio d’enfants dans notre corpus serait nettement moins significatif. L’importance des enfants, au sein des individus dont l’âge a pu être déterminé, conduit toutefois à établir une relation privilégiée entre vases à bec et défunts immatures. En outre, le nombre important d’inhumations dans les tombes à biberons, y compris pour les adultes où ce rite est privilégié, pourrait suggérer chez les défunts adultes un statut spécial, lié peut-être à une dépendance alimentaire, ou à une faiblesse physique, qui aurait pu les assimiler symboliquement, même de manière partielle, à un enfant. Bien que non majoritaire dans les vases à bec, le lait attendu dans ce type de récipient semble être la clef du problème, par son association naturelle avec le tout-petit et une faible constitution, comme le souligne dans son manuel d’onirocritique, Artémidore de Daldis (iie siècle apr. J.-C.) : Quant au rapport [du lait] à la maladie, il n’est pas non plus illogique, car les enfants qui tètent sont faibles. Et cela vaut aussi pour ceux qui ont achevé leur développement : lorsqu’ils sont malades et ne peuvent s’alimenter normalement, ils prennent du lait58. Permettant au corps de l’enfant de se renforcer, le lait était, comme nous allons le voir, une substance de choix déjà chez les médecins hippocratiques. Lait alimentaire ou thérapeutique ? Nourriture par excellence de l’enfant, le lait a été l’objet de nombreuses réflexions chez les médecins, philosophes et moralistes de l’Antiquité. Les médecins hippocratiques et Aristote ont élaborés des théories expliquant l’apparition du lait dans les seins/mamelles

58 Artémidore, Clef des songes 1.16 : […] οὐκ ἄλογον δὲ οὐδὲ κατὰ τὴν νόσον. ἀσθενεῖς γάρ εἰσιν οἱ ἐν γάλακτι παῖδες· καὶ μὲν δὴ καὶ οἱ τέλειοι, ὅταν νοσοῦντες τροφῇ μὴ δύνωνται χρῆσθαι, γάλακτι χρῶνται·(trad. A. Zucker).

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de la mère humaine et animale59. Peu éloquents sur l’alimentation de l’enfant une fois sorti du ventre de sa mère, les médecins hippocratiques se concentrent sur un usage thérapeutique du lait. L’école dite de Cos critique d’ailleurs les méthodes de sa rivale de Cnide, notamment en raison d’un recours trop fréquent à des cures de petit-lait. Le lait n’en est pas pour autant laissé de côté par les médecins de l’école de Cos, qui le prescrivent principalement pour soigner des maux de ventre comme la dysenterie. La propension du lait à la division en deux parties, l’une fromagère et l’autre aqueuse, en fait à la fois un fluide inquiétant, et une substance de choix pour traiter le problème de l’équilibrage diététique et du dosage des constitutions : pour purger le corps, il est conseillé de prendre d’importantes quantités de lait allant jusqu’à huit cotyles (1 cotyle = 0,274 l) mélangé à du miel et, pour le renforcer ensuite, de faire des cures de lait non mélangé (γαλακτοποτεῖν) pouvant aller jusqu’à 45 jours ou jusqu’au rétablissement du patient60. Les traités médicaux d’époque romaine évoquent aussi le recours au lait pour ses vertus thérapeutiques. Il est préconisé de le boire cru et directement au sein de la femme, ou, si l’on suit Galien, au pis de l’ânesse61. Le pharmacologiste Dioscoride évoque une cuisson extrême et répétée du lait, à l’aide de cailloux chauffés à blanc62. Ainsi réduit en un sérum, le lait a un effet resserrant sur les intestins, et un effet positif sur les ulcérations internes. Nombreux dans les traités médicaux, les traitements à base de lait animal sont pourtant rarement destinés aux enfants. Alors que les médecins de l’époque romaine évoquent l’introduction du vin dans l’alimentation de ces derniers, il n’est fait mention qu’exceptionnellement d’un lait autre que celui de la nourrice. Celle-ci dispense le produit de son sein non seulement pour nourrir l’enfant mais aussi pour le soigner63. En cas de maladie, la nourrice est, en effet, soumise à une diète propre à rééquilibrer les humeurs du petit malade. Soranos déclare que la nourrice elle-même n’est pas directement affectée par la nourriture qu’elle ingère pour traiter le nourrisson malade, servant donc de simple vecteur thérapeutique. Il invoque à l’appui de cette affirmation le cas des chèvres qui purgent les chevreaux qu’elles allaitent en consommant de la scammonée, sans être elles-mêmes affectées par les effets de la plante. La nourrice est, en raison de son rôle majeur, l’objet d’une grande attention de la part des médecins. La nourrice doit répondre à certains critères de base (des seins ni trop gros ni trop petits, une bonne condition physique, un teint bien coloré un âge en-deçà de trente ans, l’expérience de deux parturitions au moins, etc.) mais elle doit également avoir une conduite réglée : faire de l’exercice, s’alimenter conformément au stade de développement de l’enfant, ne pas s’enivrer et ne pas avoir de rapports sexuels avec un homme64. Cette dernière condition est loin d’être négligeable et les contrats de

59 Concernant les traités hippocratiques, Nature de l’enfant, 22, Fœtus de huit mois, 2-3, en ce qui concerne Aristote, Génération des animaux, 4, 8, Histoire des animaux, 3, 20-21 et 7, 11 et Parties des animaux, 687b-688b. Au sujet de ces théories voir Fr. Giorgianni et M. Bettini dans ce volume. 60 Hippocrate, Des affections internes, 28 (= Littré VII 241-243). 61 Galien, L’art médical, 5, 366K. 62 Dioscoride, De materia medica, 2, 70. 63 Au sujet de la nourrice aux époques grecque et romaine voir V. Dasen dans ce volume. 64 L’interdiction faite à la nourrice d’avoir des rapports sexuels est exprimée par Soranos, Maladies des femmes, 2, 19 ; voir aussi Caelius Aurelianus, Maladies des femmes, 88 ; Mustio, Gynaecia, 33 et 37 ; Oribase, Livres incertains, 32 (CMG 6.2.2 Raeder = Dar 3, 129).

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nourrice égyptiens montrent qu’elle est même impérative65. Le compilateur Oribase du passage d’un certain Mnésithée de Cyzique est sur ce point catégorique : J’ordonne aux femmes qui nourrissent des petits enfants de s’abstenir complètement du coït ; car les rapports qu’elles ont avec un homme provoquent le flux menstruel ; dans ce cas leur lait ne conserve pas sa bonne odeur, et quelques-unes deviennent enceintes : or il n’y a rien de plus nuisible pour un enfant qu’on élève au sein que l’état de grossesse de la nourrice : car, dans ce cas, la meilleure partie du sang est consacrée au fœtus contenu dans l’utérus : pour cette raison, je conseillerais de chercher une autre nourrice au cas où celle qui allaitait l’enfant aurait conçu66. Ce qui est ici redouté est le rappel du sang menstruel par les rapports sexuels et le tarissement du lait puisque les deux « résidus » ne peuvent apparaître conjointement, conformément aux théories hippocratiques. Il est de plus intéressant de noter que le lait prend une mauvaise odeur en cas de rapports sexuels67. Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien évoque les dégâts qu’ont sur le lait les rapports sexuels de la nourrice : Il est calamiteux que les nourrices conçoivent ; les enfants ainsi nourris se nomment colostrats, attendu que le lait se coagule en fromage dans leur estomac : on donne le nom de colostrum au premier lait après les couches, lequel forme un amas spongieux68. Ces conséquences néfastes de l’acte sexuel ne concerneraient pas la mère naturelle si l’on en croit Nigidius Figulus, que cite également Pline l’Ancien : Le même auteur pense que le lait d’une femme qui nourrit et devient grosse ne s’altère pas, pourvu qu’elle ait conçu du même homme69. Dans sa riche analyse Roberto Danese explique de manière convaincante les mécanismes en jeu. Partant du lait médicament qui, pour conserver sa chaleur naturelle et éviter son altération, devait être transmis par contact direct, d’un corps à l’autre, il montre l’étroite relation qu’il entretient avec le sang et aussi ce qu’implique sa dispensation à un autre individu, qu’il soit de la même lignée généalogique ou non70. Son étroite association avec le sang fait du lait un fluide corporel qui le lie « génétiquement » à l’individu pour lequel il est produit. Lors d’une grossesse de la nourrice, c’est un « nouveau sang », qui est produit par la semence

65 Voir Gourevitch, 1984, p. 255-259. 66 Oribase, Livres incertains, 30.1-1-8 (CMG 6.2.2 Raeder = Dar 3, 129) : ἀφροδισίων δὲ παντάπασι κελεύω ἀπέχεσθαι τὰς θηλαζούσας παιδία γυναῖκας· αἵ τε γὰρ ἐπιμήνιοι καθάρσεις αὐταῖς ἐρεθίζονται μιγνυμέναις ἀνδρί, καὶ οὐκ εὐῶδες μένει τὸ γάλα, καί τινες αὐτῶν ἐν γαστρὶ λαμβάνουσιν· οὗ βλαβερώτερον οὐδὲν ἂν εἴη γάλακτι τρεφομένῳ παιδίῳ· δαπανᾶται γὰρ ἐν τῷδε τὸ χρηστότατον τοῦ αἵματος εἰς τὸ κυούμενον. διόπερ ἐγὼ συμβουλεύσαιμι ἄν, εἰ κυήσειεν ἡ θηλάζουσα τὸ παιδίον, ἑτέραν ἐξευρίσκειν τροφόν. 67 Cette croyance est aussi en vigueur chez les Samo du Burkina Faso. Elle est évoquée au sujet du lait d’une femme qui a recommencé à avoir ses règles. Les Samo expliquent que le sang des règles « descend » alors dans les seins et en gâte momentanément le goût et l’odeur. Héritier, 1996, p. 156. 68 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 28, 123 (trad. A. Ernout, CUF) : Concipere nutrices exitiosum est ; hi sunt enim infantes, qui colostrati appellantur, densato lacte in casei speciem. Est autem colostra prima a partu spongea densitas lactis. 69 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 16 (trad. R. Schilling, CUF) : Idem lac feminae non corrumpi alenti partum, si ex eodem uiro rursus conceperit, arbitratur. 70 Danese, 1996, p. 44. Voir aussi M. Bettini dans ce volume.

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d’un homme (généralement) différent du père de l’enfant allaité. En cette circonstance, deux lignées sanguines distinctes cohabitent dans le même corps, compromettant par là même une transmission correcte de la lignée paternelle. La croyance en une transmission par le lait ressort aussi du conseil de choisir une nourrice qui ressemble à la mère71. L’alimentation lactée du nourrisson, qui est ainsi soumise à des lois physiologico-morales, ne saurait donc être laissée au hasard. Dans les familles de l’élite, où l’allaitement par la mère n’est pas privilégié, tout un cortège de nourrices semble s’être affairé autour du jeune enfant, prêt à pallier toute irrégularité. Étrangement, peu de choses sont toutefois rapportées sur l’administration d’un lait animal. Le lait animal est-il rendu superflu par la grande disponibilité de nourrices ? Soranos recommande que l’on donne au nourrisson du lait de chèvre mélangé à du miel72, mais c’est en dose très faible, et seulement aussitôt après la naissance. L’objectif recherché ici est d’éveiller l’appétit du nouveau-né et d’éviter qu’il prenne le sein de sa mère. Le lait réapparaît dans l’alimentation du nourrisson lors de l’introduction du biberon et d’une nourriture solide. Le pain y est trempé et du lait pur est donné en milieu de repas. Il n’est toutefois pas précisé s’il s’agit alors du lait de la nourrice ou de celui d’un animal, mais comme il s’agit au fond de remplacer progressivement le lait par la nourriture solide, il est peu probable que l’on introduise un nouveau type de lait. Le lait d’animaux semble principalement revêtir une fonction thérapeutique – y compris pour les enfants ! Pline dit que le lait de chèvre, frotté sur les gencives, facilite la dentition73 et se fait l’écho des thérapies lactées des médecins hippocratiques lorsqu’il rappelle que Les anciens faisaient un grand secret d’administrer aux enfants avant de manger, ou lorsqu’ils sentaient de la chaleur au fondement en allant à la selle, une hémine (= 27 dl) de lait d’ânesse, ou, à défaut de lait d’ânesse, de lait de chèvre74. La lecture des médecins grecs (Galien, Dioscoride, Soranos…), la peur des Anciens devant la propension du lait à se diviser et le risque de voir la partie fromagère du lait se cailler dans le ventre des enfants (et des plus grands), ainsi que les croyances en une transmission des ressemblances par le lait, engagent à envisager avec prudence l’hypothèse du recours régulier à un lait animal. Notre regard sur la question est, en effet, influencé, voire biaisé par les pratiques actuelles, liées aux progrès de la pasteurisation et à l’essor du lait en poudre. Mais les risques sanitaires pouvant être engendrés par l’usage du lait animal sont bien documentés, y compris dans la période moderne. Que l’on songe à l’exemple de la ville de Fécamp au xixe siècle où fut observé un taux de mortalité infantile au-dessus de la moyenne française, un enfant sur cinq, voire sur quatre mourant avant son premier anniversaire ; on imputa rapidement ce phénomène au lait animal consommé par les nourrissons et qui, bien que chauffé, fut jugé responsable des fréquentes diarrhées vertes dont ces derniers étaient affectés. Des chiffres encore plus accablants furent enregistrés lors d’épisodes de pénurie de nourrices induisant le recours au biberon, tel celui que Gilles Newton rapporte au xvie siècle, faisant état du taux record pour les nourrissons de moins

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Dasen, 2015, p. 259-260, et le chapitre « Mères, nourrices et parenté nourricière » dans ce volume. Par ses propriétés purgatives, le miel remplace le colostrum, connu pour favoriser l’expulsion du méconium. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 28, 49 : Efficax habetur et caprino lacte collui dentes uel felle taurino. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 28, 129 (trad. A. Ernout, CUF) : pueris ante cibum lactis asinini heminam dari aut si exitus cibi rosiones sentirent, antiqui in arcanis habuerunt, si hoc non esset, caprini.

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d’un an de 480 morts pour 1000, soit près de la moitié, pour un ensemble de paroisses du comté de York75. Ces chiffres enregistrés pour les époques précédant la pasteurisation permettent de mieux comprendre les analyses biochimiques et le nombre peu important de vases ayant contenu du lait. Symbolique du lait et vase en forme de sein Redouté d’un point de vue médical, le lait a ses lettres de noblesse dans la poésie grecque et romaine ainsi que dans un cadre rituel. Chez les Grecs, le lait en abondance fait partie des spécificités de l’âge d’or, et est associé à l’idée de prospérité et de profusion naturelle des premiers temps : Des sources coulaient, certaines d’eau, d’autres de lait, mais également de miel, d’autres de vin, d’autres encore d’huile76. À l’époque augustéenne, Virgile et Ovide soutiennent la propagande impériale en implantant leurs récits dans un univers pastoral, où les mamelles des brebis sont remplies d’un lait abondant, mettant en évidence les retombées favorables de la paix d’Auguste77. Le lait est aussi utilisé dans un cadre religieux, en particulier comme offrande funéraire, ainsi qu’on le voit dans les Perses d’Eschyle, où il est associé au miel et versé en offrande sur le tombeau du roi Darius : […] le doux lait blanc d’une vache que le joug n’a point souillée, le miel brillant que distille la pilleuse de fleurs, joints à l’eau qui coule d’une source vierge78. Le lait joue aussi un rôle primordial dans les cultes à mystères importés d’Orient79. En Phrygie, la consommation de lait était considérée, dans le cadre du culte d’Attis, comme un symbole de régénération80. En Égypte, « le lait est symboliquement lié à la vie81 » et l’allaitement du Pharaon crée un lien d’adoption divin et contribue à lui procurer une nouvelle existence82. Dans l’Âne d’or d’Apulée, du lait est versé en libation, à l’aide d’un vase doré en forme de sein, en l’honneur de la déesse Isis : Ce dernier (un des pontifes) portait aussi du lait dans un petit vase d’or arrondi en forme de mamelle, et il en faisait des libations83. 75 Parkin, 2013, p. 47. 76 Strabon, Géographie, 15, 1, 64 (trad. P.-O. Leroy, CUF) : καὶ κρῆναι δ᾿ ἔρρεον, αἱ μὲν ὕδατος, γάλακτος δ᾿ ἄλλαι, καὶ ὁμοίως μέλιτος, αἱ δ᾿ οἴνου, τινὲς δ᾿ ἐλαίου. Telle est l’évocation de la nature aux commencements de la vie humaine par le sage Calanos, qui pour être gymnosophiste n’en est pas moins grec. 77 Par exemple Ovide, Fastes, 4, 721-862 et Virgile, Bucoliques, 2, 20 et 7, 1. 78 Eschyle, Perses, 611-613 (trad. P. Mazon, CUF) : […] βοός τ’ ἀφ’ ἁγνῆς λευκὸν εὔποτον γάλα,/ τῆς τ’ ἀνθεμουργοῦ στάγμα, παμφαὲς μέλι,/ λιβάσιν ὑδρηλαῖς παρθένου πηγῆς μέτα. 79 Voir Wyler dans ce volume. 80 Sallustios, Des dieux et du monde, 4, 10. 81 Marshall, 2015, p. 184. Spieser, 2014, p. 282. 82 Ibid., p. 182, note 325 : l’allaitement du prince figure dans les Livres des morts, voir aussi Loyrette et Loyrette, 2010, p. 210, 217-218 et, dans ce volume Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti et F. Prescendi. 83 Apulée, Les métamorphoses ou l’’âne d’or, 11, 10, 6 (trad. O. Sers, Classiques en poche) : Idem gerebat et aureum vasculum in modum papillae rotundatum, de quo lacte libabat.

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Ce dernier texte nous permet de faire le lien entre le lait et le petit vase à bec de notre corpus. En effet, les traités médicaux de l’époque romaine l’identifient au sein féminin : Il faut donner entretemps à boire au patient dans un vase en terre percé d’un petit orifice, comme le sont les mamelles d’un sein84. Ne pouvant être ignorée, l’association étroite qui lie au lait le vase à bec, considéré comme ressemblant au sein, semble avoir conféré au contenant les propriétés suprahumaines et salutaires du contenu85, conformément aux pratiques médico-magiques déjà existantes en Égypte ancienne86. Conclusion Bien que considéré comme un produit de choix, puisqu’il est naturellement dispensé par un corps humain ou animal, le lait est redouté pour son extrême labilité. Les médecins des époques grecques et romaines sont conscients de l’importance de l’administrer fraîchement trait, voire directement au pis. Suivant l’effet recherché, ils lui font subir un chauffage intense, visant à sa réduction et peut-être aussi à le rendre inoffensif du point de vue sanitaire. Les fréquentes traces de chauffage repérées dans les vases à bec, principalement sur les corps gras, corroborent sur ce point les traités médicaux anciens. L’administration à un enfant d’un lait autre que celui de sa mère ou de sa nourrice passait légitimement pour périlleux, eu égard à ces problèmes de fraîcheur, et justifie que cette exigence de fraîcheur ait pu être explicitement formulé dans des contrats de nourrice87. Les analyses du contenu des vases à bec démontrent qu’ils ont eu une fonction en premier lieu thérapeutique, mais la frontière entre diète et thérapie est particulièrement ténue à ces époques où la médecine humorale est en vigueur. Le biberon a dès lors pu être utilisé en l’absence d’une nourrice à la fois pour administrer un remède à l’enfant (oralement ou en application externe) et pour l’alimenter, comme vecteur d’alicament. Les mélanges font penser à une sorte de bouillon réalisé avec un corps gras dont on aurait conservé la couenne et auquel des substances thérapeutiques ont été ajoutées. La mise en évidence de mélanges similaires entre les époques et contextes de découvertes confirment la longue durée des pratiques médicales et aussi rituelles. Les différents composés relevés ont aussi pu se succéder dans les vases, ce qu’il n’est pas possible pour l’heure de distinguer. Quoi qu’il en soit, le petit vase à bec découvert principalement dans les tombes d’enfants n’est pas l’exact équivalent du biberon nourricier tel que nous l’entendons aujourd’hui. Sa forme de sein, évoquée dans les traités de l’époque romaine, qui le rattache à la terre-mère nourricière – aussi par son matériau – explique la motivation qui a pu pousser les anciens à le déposer dans les sépultures des plus jeunes et, peut-être, des plus faibles. On peut aussi 84 Caelius Aurelianus, Maladies aiguës et maladies chroniques 3, 16, 128 : Dandus interea potus in fictili uasculo subtili cauerna perforato, tamquam sunt papillae uberum. 85 Une conclusion identique est faite par D. Frère dans ce volume au sujet des fioles médicinales. En outre, il y met en évidence les propriétés ‘naturelles et surnaturelles’ du lait. 86 À ce sujet, voir Laskaris, 2008. 87 Dans un contrat d’époque ptolémaïque, autorisant l’administration de lait de vache après un allaitement exclusif d’une durée de six mois, il est précisé que ce dernier doit être « frais ».

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suggérer que le petit vase ait évoqué des déesses guérisseuses gallo-romaines, telles que Sequana et peut-être les deae nutrices. En l’état, il peut être établi premièrement que les petits vases à bec ont été investis d’une forte connotation symbolique, déjà évidente dans le monde grec du premier millénaire av. J.-C. Deuxièmement, que c’est cette symbolique qui a amené les gallo-romains à s’approprier ce vase et à le déposer, comme les Grecs près de quatre siècles plus tôt, dans les sépultures, et à l’employer dans certains rituels. Enfin, que les vases ont eu une fonction aux frontières entre le thérapeutique et l’alimentaire dans la vie quotidienne. Tout comme le lait, le vase à bec est source d’ambiguïté : symbolisant le sein, il est toutefois rarement rempli du fluide corporel qu’évoque sa forme parfois ostentatoire. Bibliographie M. C. Amouretti, « Paysage et alimentation dans le monde grec antique : conclusion », Pallas, 52 (2000), p. 221-22. M. C. Amouretti et J.-P. Brun, La production du vin et de l’huile en Méditerranée, École Française d’Athènes, Paris, de Boccard, 1993 (Bulletin de correspondance hellénique, Suppl. 26). C. W. Blegen, Zygouries, a Prehistoric Settlement in the Valley of Cleonae, Cambridge, Harvard University Press, 1928. F. Blondé et L. Villard, « Sur quelques vases présents dans la Collection Hippocratique : confrontation des données littéraires et archéologiques », Bulletin de correspondance hellénique, 116/1 (1992), p. 97-117. L. Bodiou, D. Frère et S. Jaeggi, « L’archéologie du lait », in D. Frère, B. Del Mastro, Pr. Munzi, Cl. Pouzadoux (éd.), Manger, boire, se parfumer pour l’éternité. Rituels alimentaires et odorants en Italie et en Gaule du ixe avant au ier siècle après J.-C., Naples, Collection du Centre Jean Bérard, 53, 2021, p. 85-98. J. C. Carter et J. Hall, « Burial Descriptions », in J. C. Carter (éd.), The Chora of Metaponto : The Necropoleis, Austin, University of Texas Press, 1998, p. 237-447. R. M. Danese, « Lac humanum fellare. La trasmissione del latte e la linea della generazione », in R. Raffaelli, R. M. Danese et S. Lanciotti (éd.), Pietas e allattamento filiale. La vicenda l’exemplum l’iconografia, Atti del Colloquio (Urbino, 2-3 maggio 1996), Urbino, Quattroventi, 1997, p. 39-72. V. Dasen, Le sourire d’Omphale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015. D. Djaoui, N. Garnier et E. Dodinet, « L’huile de ben identifiée dans quatre amphores africaines de type Ostia LiX provenant d’Arles : difficultés d’interprétation », Antiquités Africaines, 51 (2015), p. 179-187. C. Dubois, « Alimentation infantile : pratiques et culture matérielle dans la société grecque », in C. Lambrugo (éd.), Una favola breve. archeologia e antropologia per la storia dell’infanzia, Florence, All’Insegna del Giglio, 2019, p. 29-36. É. Espérandieu, Musée de Périgueux. Inscriptions antiques, Périgueux/Paris, Imprimerie de la Dordogne, 1893. D. Frère, Huiles parfumées et médicinales en Étrurie orientalisante, Dossier de candidature au diplôme d’Habilitation à Diriger les Recherches III, sous la direction de Stéphane Verger, présenté à l’École Pratique des Hautes Études en septembre 2015 (non publié).

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Le pouvoir du lait. Physiologie et morale de l’allaitement et de la mise en nourrice dans la médecine médiévale

Conformément aux conventions du genre, Guillaume de Saint-Thierry commence sa Vie de Bernard de Clairvaux par un portrait des parents du saint1. Grâce à ce récit composé entre 1145 et 1148, du vivant du grand cistercien que Guillaume connaissait bien, il nous apprend que Bernard naquit vers 1090 dans une famille de la petite noblesse bourguignonne, le troisième de sept enfants. Son père, Tescelin de Fontaine, est un simple chevalier au service du duc de Bourgogne qui fit un beau mariage avec une femme de plus haute lignée, le rêve de tout petit noble ambitieux. Malheureusement pour Tescelin, Alith de Montbard s’avère une femme de caractère. Elle engendre sept enfants, six garçons et une fille, mais aucun héritier pour son mari, nous raconte l’hagiographe. Très pieuse, elle les destine tous, dès leur plus jeune âge, à la vie religieuse : aussitôt qu’elle les avait enfantés, elle les offrait de ses propres mains au Seigneur. C’est pourquoi cette noble femme, refusant de les faire nourrir par des seins étrangers, fit, en quelque sorte, passer en eux avec le lait maternel l’essence des vertus maternelles. Lorsqu’ils furent devenus grands, tant qu’ils furent sous sa main, elle les nourrissait plutôt pour le désert que pour la cour, ne souffrant pas qu’ils s’habituassent aux mets délicats, mais leur donnant une nourriture grossière et commune. C’est ainsi que, par l’inspiration du Seigneur, elle les disposa et les forma comme s’ils allaient aussitôt passer au désert2.

1 Sur l’hagiographie et les légendes de Bernard, cf. Arabeyre, Berlioz et Poirrier, 1993, en particulier Piazzoni. 2 Guillaume de Saint-Thierry, Vita prima sancti Bernardi Claraevallis abbatis, I.1, éd. Paul Verdeyen, CCCM, 89B, p. 33 : « Septem quippe liberos genuit non tam uiro suo quam Deo namque, ut dictum est, non saeculo generans, singulos mox ut partu ediderat, ipsa manibus propriis Domino offerebat. Propter quod etiam alienis uberibus nutriendos committere illustris femina refugiebat, quasi cum lacte materno materni quodammodo boni infundens eis naturam. Cum autem creuissent, quamdiu sub manu eius erant, eremo magis quam curiae nutriebat, non patiens delicatioribus assuescere cibis, sed grossioribus et communibus pascens ; et sic eos praeparans et instituens, Domino inspirante, quasi continuo ad eremum transmittendos ». Traduction François Guizot, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, t. 16, Paris, 1825, p. 150, légèrement modifiée par mes soins. Maaike van der Lugt  •  Université Paris-Saclay Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 507-537 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127453 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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De ce passage très riche, qui ne correspond pas à un lieu commun de la littérature hagiographique3, retenons tout d’abord que Guillaume de Saint-Thierry décrit l’allaitement maternel comme une pratique inhabituelle. En refusant de remettre ses sept enfants à des nourrices, Alith s’écarte de la norme de son milieu social. Elle prend sa décision seule, sans intervention de son mari. L’hagiographe porte quant à lui un jugement très favorable sur le choix de la mère de Bernard ; son refus de faire nourrir ses enfants par des nourrices est un signe de sa piété et de sa sollicitude maternelle. Dans le récit de Guillaume de Saint-Thierry, l’allaitement maternel marque le début de l’éducation religieuse de Bernard, de ses frères et de sa sœur ; l’éducation passe par un rapport à la nourriture4. Il oppose ce pieux lait aux nourritures délicates des classes supérieures qui les rendraient inaptes à la rude vie du moine, un topos qui remonte au moins à Augustin. Guillaume utilise les termes « nourrir » et « nourriture » avec un double sens. On sait qu’en latin et en français médiéval, ainsi que dans d’autres vernaculaires, le champ lexical de ces mots ne se limite pas à l’alimentation et aux soins de subsistance, mais renvoie aussi à la transmission des bonnes mœurs ; à l’éducation et à la culture, en s’opposant à la nature5. Cependant, dans le cycle de la vie, l’allaitement occupe une place ambiguë. S’il apparaît, sous la plume de Guillaume de Saint-Thierry, comme la première phase de l’éducation ; du fait d’élever un enfant et de lui inculquer des valeurs, l’allaitement peut aussi, dans d’autres textes et contextes médiévaux, s’envisager comme la dernière phase de la génération, comme la fin d’un processus, physique, corporel, physiologique, qui commence à la conception, voire en amont, qui se termine par le sevrage, et qui relève en premier lieu du domaine de la nature. Le vocabulaire médiéval est ici encore révélateur. Dans les descriptions médicales et scientifiques de la gestation et la lactation, le terme fœtus peut désigner non seulement le fœtus, mais également le nourrisson. Les scolastiques parlent ainsi de l’alimentation du fœtus « avant et après la naissance » et « à l’intérieur et à l’extérieur » du corps de la femme6. Dans les pages qui suivent, il s’agira d’analyser les modalités et les limites de l’intégration de l’allaitement à la génération. Comment les médecins médiévaux pensent-ils la transition de la grossesse à la lactation ? À quel point la lactation se perçoit-elle comme la poursuite de la gestation en dehors de l’utérus, ou, au contraire, comme une phase nouvelle, avec une physiologie, une temporalité, et un statut propres ? Aux yeux des médecins, qu’est-ce qui est naturel, culturel, ou moral dans l’allaitement ? La question que je me pose est donc



3 On trouve, en revanche, quelques bébés saints qui refusent le sein ou qui ne le sucent qu’avec modération, préfiguration du refus des plaisirs mondains et de la vertu du jeûne. Cf. Lett, 2002. 4 On pourrait replacer cette valorisation de l’éducation dans le cadre familial également dans le contexte spécifiquement cistercien du refus de l’oblation d’enfants. 5 Cf. Niermeyer, sv. « nutritor » (éducateur, celui qui procure l’entretien), « nutritus » (qui est entretenu dans le ménage du maître ; oblat élevé depuis l’enfance dans un monastère) ; Matsumura 2015, p. 2359-2360 : sv. « norrir » ; « norrement » ; « norreture ». Pour le concept, cf. Desclais-Berkvam, 1981, p. 73. 6 Albert le Grand, Quaestiones in libros de animalibus, 18.8, éd. Filthaut, p. 301 : « Utrum lac sit necessarium ad nutrimentum fetus. Ulterius quaeritur, utrum lac sit necessarium ad nutrimentum fetus post partum […] ; ibidem, IX.24-28, éd. cit., p. 212 : « De fetu ante et post partum » ; Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione vitae humanae a die nativitatis usque ad ultimam horam mortis, cap. 2, éd. Leipzig, 1570, p. 13 : « si [la mère qui allaite] conciperet, non posset sufficere [la nourriture qu’elle pourvoit] foetui extrinseco et intrinseco » (cf. infra, p. 25). Voir aussi Barthélémy l’Anglais, De proprietatibus rerum, V.34, éd. Francfort, 1601, réimpr. Minerva, 1964, fol. 179v : « Mamilla igitur est membrum nutrimento fœtus necessarium, sanguinis menstrualis ad generationem lactis susceptivum […] ».

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aussi celle de l’autonomie d’un discours médical savant sur la lactation et ses rapports avec la perception de la bonne mère allaitante comme Alith. L’article s’appuiera principalement sur les œuvres des médecins médiévaux du xiie au xve siècle. On considérera, sans prétention d’exhaustivité, non seulement les ouvrages universitaires, savants et écrits en latin, mais aussi ceux plus pratiques, parfois rédigés en langue vernaculaire et destinés à un public plus large, voire, du moins en théorie, aux femmes elles-mêmes. Trois points seront successivement considérés. Le premier concerne la place de l’allaitement dans les traités médicaux et la manière dont cette question s’inscrit ou se détache de la discussion sur la grossesse et la gestation. Ensuite, je reviendrai sur la physiologie du lait et sur la confusion ou distinction de ce liquide corporel avec le sang menstruel et la semence. Enfin, j’en viendrai aux conseils des médecins à leurs lecteurs. Quand et comment allaiter et qui doit s’en charger, la mère ou la nourrice ? Comment choisir une nourrice ? De quels dangers faut-il garder le bébé ? Ce sera l’occasion de poser la question des implications pratiques et sociales de ces recommandations et de comparer la morale du discours médical à celle religieuse ou sociale7. Pour ce faire, et avant de plonger dans le bain des débats médicaux, un dernier retour à Guillaume de Saint-Thierry nous sera utile. Dans son récit, l’infiltration des vertus maternelles par le lait n’est qu’une métaphore. Le lait qu’Alith donne à ses enfants représente une nourriture spirituelle pour leur âme, non leur corps. La paternité de cette image ne revient pas à Guillaume de Saint-Thierry ; on la rencontre déjà dans les écrits des Pères de l’Église8. On sait aussi combien Bernard de Clairvaux lui-même affectionne et renouvelle cette métaphore dans ses sermons et ses lettres, notamment à travers l’image de Jésus comme mère9. Il est d’ailleurs vraisemblable que Bernard, ou l’un de ses frères, aient fourni au biographe l’anecdote sur Alith. En chantant les louanges de l’allaitement maternel, Guillaume de Saint-Thierry s’inscrit également dans une longue tradition morale chrétienne. Dans un passage qui allait se retrouver dans les collections canoniques et les pénitentiels, le pape Grégoire le Grand dénonce la mise en nourrice comme une mauvaise coutume dont l’unique but serait de permettre aux mères indignes d’échapper à l’interdit ecclésiastique des rapports conjugaux pendant l’allaitement10. Jusqu’à la fin du Moyen Âge et au-delà, les auteurs de manuels pour prêtres et confesseurs et les prédicateurs vont asséner ce même message : les femmes qui n’allaitent pas leur enfant sont de mauvaises mères. Mais si la métaphore de l’infusion des vertus par le lait est si efficace, c’est aussi en raison de sa résonance avec un autre discours pro-allaitement maternel et anti-nourrice ;

7 Pour ces questions, voir aussi van der Lugt, 2019b. Pour l’histoire culturelle et sociale de l’allaitement et de la mise en nourrice au Moyen Âge, cf. Klapisch-Zuber, 1983, repris dans Klapisch-Zuber, 1990, p. 263-289 ; Shahar, 1990 ; Grieco, 1991 et plus récemment Sperling, 2013. Voir aussi, pour des synthèses plus généralistes, Lett et Morel, 2006 et Fildes, 1988. 8 Cf. Penniman, 2017. 9 Cf. le livre classique de Bynum, 1982. 10 Lettre de Grégoire le Grand à Augustin de Cantorbéry : Libellus responsionum, Registrum, Liber XI, 56a, Monumenta Germaniae Historica, Epistolae, 2, p. 339 ; Yves de Chartres, Decretum, VIII.88, éd. Martin Brett, http://ivo-of-chartres. github.io/decretum/ivodec_8.pdf revision stamp 2015-09-23 / 898fb) ; Gratien, D.5c4, éd. E. Friedberg, Corpus iuris canonici, Leipzig, 1879, Graz, 1995, I, col. 8 ; Robert de Flamborough, Liber poenitentialis, éd. J. J. Francis Firth, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1971, p. 312. Sur les interdits sexuels, cf. Ziegler, 1956 ; Flandrin, 1983 et 1973 ; Brundage, 1987.

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un discours où le lait se voit investi d’un pouvoir bien réel de, littéralement, façonner le corps et l’âme du nourrisson à l’image de la femme qui le nourrit. Cette tradition remonte au moins à l’époque romaine, où on la trouve sous la plume d’Aulu-Gelle (iie siècle). Dans ses Nuits attiques, collection de notes et d’anecdotes sur des sujets variés, le grammairien rapporte la diatribe de l’un de ses amis, le philosophe et moraliste Favorinus, lors d’une visite à la famille d’une femme de sénateur juste accouchée. Apprenant que l’enfant sera confié à une nourrice pour épargner à la jeune mère la fatigue de l’allaiter elle-même, Favorinus s’emporte contre la coutume « monstrueuse et contre nature » des mères qui préfèrent leur confort et la beauté de leur décolleté au bien-être de leur enfant. La nature a créé les seins pour qu’ils servent aux nourrissons ! Favorinus en va jusqu’à comparer la mise en nourrice à l’avortement. Le recours au lait mercenaire empêche non seulement l’attachement naturel entre la mère et l’enfant, comme l’avaient déjà fait valoir Plutarque et d’autres moralistes antiques. Pire encore, le lait mercenaire corrompt et dénature les enfants, surtout si la nourrice est une esclave et une étrangère, parce que le lait transmet ses caractéristiques morales à l’enfant. Favorinus fonde son argumentation sur une analogie explicite entre lactation et gestation, une comparaison entre le lait et la semence, et des exemples tirés du monde animal et végétal : les chevreaux nourris par une brebis ne développent-ils pas une laine plus douce, alors que le contraire se produit pour des agneaux nourris par des chèvres ? Ne voit-on pas des arbres en bonne santé dépérir après leur transplantation sur une terre inférieure ? C’est bien que le pouvoir de l’eau et de la terre ont plus d’effet sur leur croissance que les semences dont ils sont issus11. Le rappel de ces deux racines de la critique des nourrices, l’Église et la morale gréco-latine, pourrait laisser supposer que le Moyen Âge est condamné à répéter indéfiniment le même discours. S’il ne faut pas nier le poids de ces traditions qui infuseront la pensée médiévale par mille canaux, il ne faut pas négliger le fait que la formidable construction d’une physiologie humaine par la médecine et l’émergence d’une éthique professionnelle distincte chez les praticiens médiévaux, vont déplacer et complexifier la notion de l’allaitement. L’argumentation de Favorinus contre la mise en nourrice se veut non seulement morale, mais aussi scientifique et physiologique. Il est souvent supposé que les médecins médiévaux partagent et cautionnent ses idées sur le pouvoir du lait. On verra que leur positionnement est en réalité bien plus ambigu et plus varié que l’on pourrait le penser. La place de la lactation dans les textes médicaux et philosophiques médiévaux C’est en examinant les lieux de discussion de la lactation dans les traités médicaux que nous pouvons avoir une première idée de la manière dont les médecins la conceptualisent. La lactation s’intègre premièrement dans les discussions sur la physiologie de la génération. Les médecins et philosophes médiévaux étaient invités à ce choix par les sources gréco-arabes à partir desquelles ils élaborent leurs propres théories.

11 Aulu-Gelle, Noctes atticae, XII.1.1-24. Cf. Holford-Strevens, 20032, p. 114-115. Sur la pratique de l’allaitement maternel et la mise en nourrice en Rome antique, cf. Bradley, 1986, p. 201-229.

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Dans la partie théorique du Pantegni, encyclopédie arabe adaptée en latin par Constantin l’Africain à la fin du xie siècle, la physiologie de la génération est discutée aux chapitres sur les organes sexuels masculins et féminins – utérus, seins, testicules, verge –, la lactation apparaissant dans les chapitres consacrés aux organes de la femme12. D’autres traductions, comme l’anonyme De spermate – un court traité sur le mécanisme de la génération qui sera à partir du xiiie siècle attribué à Galien, ce qui en assurera le succès – intègrent également la lactation dans la physiologie de la génération13. Cependant, malgré leur forte dépendance du Pantegni, les premières contributions latines à l’embryologie savante, chez Guillaume de Conches et les médecins de l’école dite de Salerne, font encore l’impasse sur la lactation, pour se cantonner à l’alimentation du fœtus in utero14. C’est la réception de la zoologie aristotélicienne, traduite, une première fois, dans les années 1220, à partir de la version arabe, par Michel Scot, puis, une quarantaine d’années plus tard, directement à partir du grec, par le dominicain Guillaume de Moerbeke, qui change la donne. Aristote cite la lactation à de nombreuses reprises dans son traité De la génération des animaux. Il y consacre même un chapitre entier (IV.8.776a15-777a27)15. L’autorité d’Aristote va assurer une place renouvelée et augmentée de la lactation dans les théories scolastiques de la génération16. Dans son Canon, vaste encyclopédie médicale arabe traduite à la fin du xiie siècle par Gérard de Crémone et qui va, à partir des années 1230-40, progressivement remplacer le Pantegni comme manuel des études médicales, Avicenne ne mentionne la lactation qu’en passant dans son chapitre sur la génération de l’embryon. Pourtant, dans différents commentaires médiévaux du passage, les médecins vont consacrer des développements spécifiques à la question17.

12 Constantin l’Africain / Haly Abbas, Pantegni, Theorica, III.33-36, ms. Den Haag, Koninklijke Bibliotheek, 73 J 6, fol. 19r-20v (consultable sur le site de la Bibliothèque royale de La Haye). Ce manuscrit ne contient que la partie théorique du Pantegni. Pour la partie pratique, j’ai utilisé l’édition du Pantegni dans Isaac Israeli, Opera omnia, éd. Lyon, 1515. 13 Ps-Galien, De spermate, transcription du ms. London, British Library, Cotton Galba, E IV par Outi Merisalo, https ://staff.jyu.fi/Members/merisalo/galbanorm.pdf. 14 Guillaume de Conches ne mentionne la lactation ni dans la Philosophia (éd. Gregor Maurach, Pretoria, 1980), ni dans le Dragmaticon (éd. Italo Ronca, CCCM 152). La lactation n’est pas non plus évoquée dans la digression sur la génération insérée dans un important commentaire anonyme sur les Aphorismes d’Hippocrate (ms. Oxford, Bodleian Library, Digby 108, fol. 46r-46v). La collection de questions médicales et philosophiques recopiée vers 1200 éditée par Brian Lawn reste également silencieuse sur la lactation (The Prose Salernitan Questions, éd. Br. Lawn, Oxford, Oxford, University Press,1979). La lactation est en revanche intégrée dans une question sur la cessation des menstrues dans une collection apparentée conservée dans un manuscrit de la deuxième moitié du xiiie siècle (ibidem, P39, éd. cit., p. 221). 15 Aristote, De animalibus : Michael Scot’s Arabic-Latin translation. Part three : books XV-XIX. Generation of animals, éd. A. van Oppenraaij, Leyde, Brill, 1992 ; Aristoteles Latinus, De generatione animalium. Translatio Guillelmi de Moerbeka, éd. H. J. Drossart Lulofs, Bruges, Paris, Desclée de Brouwer, 1966. 16 Par exemple, Michel Scot, Liber phisonomie, I.8, éd. Oleg Voskoboynikov, Michel Scot, Liber particularis et Liber physonomie, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2019 (Micrologus’ Library, 93), p. 302-303 ; Albert le Grand, De animalibus libri XXVI, éd. Hermann Stadler, dans Beiträge zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters. Texte und Untersuchungen, 15-16, Münster 1916 et 1920, passim et Quaestiones super De animalibus, éd. Ephrem Filthaut, Opera omnia, XII, 1955, par exemple II.13 (p. 115) ; IX.5 (p. 204-205) ; Gilles de Rome, De formatione humani corporis in utero, cap. 7, éd. R. Martorelli Vico, Florence, 2008, p. 108 et cap. 22, p. 220. 17 Par exemple, Mondino de Liuzzi, Expositio super capitulum de generatione embrionis Canonis Avicennae cum quibusdam quaestionibus, lectio 8, éd. R. Martorelli Vico, Rome, 1993, p. 93-102. Cf. Avicenne, Canon medicine, III.21.1.2, éd. Venise, 1507, fol. 360v-362v.

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Si l’on veut dresser une rapide typologie des lieux où l’on parle du lait, on peut distinguer ce point d’entrée physiologique (le lait et le fœtus), d’une approche obstétrique et gynécologique (le lait et la femme) et d’une approche pédiatrique (le lait et le nouveau-né). Nous avons vu le succès de l’approche physiologique dans les textes théoriques sur la génération et l’embryologie. On la retrouve aussi dans des textes moins techniques, comme les Secrets des femmes, rédigé vers 1300 par un disciple d’Albert le Grand et rapidement traduit et adapté en vernaculaire18. L’approche obstétricale et gynécologique est évidemment présente dans les ouvrages sur le sujet et sur les maladies des femmes19. On peut penser à l’abrégé sous forme de dialogue du traité de Soranos par Muscio20. (La traduction latine du texte de Soranos lui-même par Caelius Aurélien n’a en revanche guère circulé au Moyen Âge ; des fragments en subsistent dans un seul manuscrit où le texte est mélangé avec celui de Muscio21.) La compilation de trois traités sur les maladies des femmes, l’obstétrique et la cosmétique connue sous le nom de Trotula est un autre exemple22. On y trouve des conseils pour l’obstruction des seins et les troubles de la lactation, mais aussi sur les soins du nouveau-né et la mise en nourrice. On retrouve l’approche obstétricale dans les régimes de santé et les ouvrages de médecine pratique. Les recommandations d’hygiène de vie pour les femmes enceintes et allaitantes y sont souvent trouvées ensemble – le Pantegni les inclut même dans un seul et même chapitre23. Cependant, même dans l’approche obstétricale, les médecins s’intéressent, en décrivant le régime pour la femme enceinte, bien souvent plus au fœtus qu’à la mère. Éviter la fausse couche est l’enjeu majeur. Les conseils pour la femme allaitante sont quant à eux mêlés aux consignes sur les soins du nourrisson (bain, emmaillotement, sommeil, etc.) et sur le sevrage et la dentition, éventuellement suivis d’un régime pour les enfants plus grands24. Les auteurs de régimes de santé ont recours à deux grands principes d’organisation ; un plan selon les âges de la vie et un plan selon les choses dites « non naturelles », c’est-à-dire les différents facteurs extérieurs au corps qui influent sur la santé : l’air ambiant, la nourriture

18 Ps-Albert le Grand, De secretis mulierum, éd. J. P. Barragán Nieto, El De secretis mulierum attribuido a Alberto Magno. Estudio, edición critica y traducción, Porto, FIDEM, 2012. Pour le genre des secrets des femmes, cf. Green, 2008 et Park, 2006. 19 Pour ce genre littéraire, cf. Green, 2008. 20 Muscio, De genecia, par. 86-99, éd. V. Rose, Gynaeciorum vetus translatio latina, Leipzig, 1882, p. 31-35. 21 Gynaecia. Fragments of a Latin Version of Soranus’ Gynaecia from a Thirteenth Century Manuscript, éd. M. F. Drabkin et Isr. E. Drabkin, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1951. Médecin romain originaire d’Afrique du Nord, Caelius Aurélien vécut à la fin du premier et le début du iie siècle. 22 Trotula : Liber de sinthomatibus mulierum, par. 126-127, éd. Monica H. Green, The Trotula. A Medieval Compendium of Women’s Medicine, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2001, p. 110-111 ; De curis mulierum, par. 200, ibidem, p. 148-149. Pour l’histoire textuelle complexe du Trotula, cf. Green, 2008, p. 29-69. 23 Pantegni, Practica, I.21, éd. cit., fol. 62v-63r. Dans la partie théorique (IX.39-40, ms. cit., fol. 75v-77v), on trouve également un chapitre sur les troubles de la matrice suivi d’un chapitre sur les troubles des seins. 24 Il existe cependant aussi des régimes qui se concentrent sur la santé de la femme. Maino de’ Maineri, maître régent à l’Université de Paris de 1326 à 1331, réserve ainsi une section de son régime aux femmes ; la lactation et les conseils pour le recrutement des nourrices suivent après des chapitres sur la conception, la grossesse, la préparation à l’accouchement, et le post-partum, et précèdent un dernier chapitre sur la santé de l’utérus et la menstruation. Maino de’ Maineri, Regimen sanitatis, II, éd. Paris, 1506, fol. 21v-26r.

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et la boisson, le sommeil et la veille, l’activité et le repos, la rétention et l’expulsion des aliments, les émotions et états d’esprit. Le pli majoritaire des médecins qui organisent leur régime comme une suite de régimes pour les âges de la vie est de débuter ce cycle à la gestation. C’est le cas chez d’Aldebrandin de Sienne, auteur du premier régime écrit directement en vernaculaire et qui adopte un plan mixte25, et de manière plus claire encore chez Guillaume de Salicet (m. 1276/80)26. Cependant, il existe aussi des régimes qui découpent le cycle de la vie humaine de manière différente. Ainsi, le médecin montpelliérain Bernard de Gordon place en tête de son traité diététique daté de 1308 un régime pour le nouveau-né27. Il exclut donc la grossesse et la vie du fœtus in utero de sa discussion. Il adopte une approche pédiatrique plutôt que gynécologique ou obstétricale de l’allaitement28. Cette organisation alternative s’inspire du traité De sanitate tuendi de Galien et du Canon d’Avicenne. Galien suit un plan relativement lâche, mais qui parcourt, après quelques chapitres introductifs, les âges de la vie, en commençant par la lactation et les soins du nourrisson29. Dans l’énorme encyclopédie systématique qu’est le Canon la lactation est traitée dans quatre différents lieux. J’ai mentionné qu’Avicenne évoque brièvement le lait dans son chapitre sur l’embryon (III.21.1.2). En fait, le médecin persan est plutôt le représentant de l’approche pédiatrique et obstétrico-gynécologique de l’allaitement. L’approche pédiatrique est celle du livre I, au fen 3 (I.3.1.1-2). Avicenne y traite des régimes de santé et il propose un régime pour le nouveau-né qui comporte évidemment des conseils sur le lait de la mère ou de la nourrice. Il fait suivre ce régime d’une discussion des maladies infantiles et par un régime des enfants de six à quatorze ans, en ajoutant quelques conseils pédagogiques et moraux (contrôle des émotions, choix du précepteur). Au début du chapitre sur le régime du nouveau-né, Avicenne avertit son lecteur qu’il n’y trouvera rien sur le régime de la femme enceinte et juste accouchée30. Il réserve ce dernier sujet pour le livre III, aux chapitres sur l’utérus et ses maux (III.21.2.2-3)31. Les troubles de la lactation du point de vue de la mère ne sont cependant pas traitées à cet endroit, mais plus haut dans ce même livre III, où il est question des maladies des seins

25 Aldebrandin de Sienne, Le Régime du corps, éd. Louis Landouzy et Roger Pépin, Paris, Champion, 1911, I, chapitres « Comment le femme se doit garder quant ele est ençainte » (p. 71-73), « Comment on doit garder l’enfant quant il est nés » (p. 74-78) et « Comment on doit le cors garder en cascun aage » (p. 79-82). 26 Guillaume de Salicet, Summa conservationis et curationis, I.1, éd. Venise 1490, sans foliotation : « capitulum primum libri primi in quo determinabitur de conservatione sanitatis a die conceptionis usque ad ultimum vite senii ». Pour ce régime, ainsi que celui de Giacomo Albini da Moncalieri (actif 1320-1348), qui adopte un plan similaire, cf. Nicoud, 2007, p. 210-211. 27 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, cap. 1-2, éd. cit., p. 11-16. Pour ce traité, cf. Nicoud, 2007, p. 186-208. 28 Inversement, dans la partie gynécologique et obstétricale de sa somme de médecine pratique, Bernard de Gordon avertit son lecteur qu’il ne parlera pas du régime du nourrisson. Lilium medicinae, VII.16 « De difficultate partus », éd. 1491, sans foliotation : « Qualiter autem et quomodo baccalarius noviter genitus debeat regi hoc dicemus cum per Dei gratiam tractabimus regimen sanitatis ». 29 Galien, De sanitate tuenda, , p. 36sq. Cf. Nicoud, 2007, p. 202. 30 Avicenne, Canon medicinae, I.3.1.1-2, éd. cit., fol. 53r-54v : « Pregnantium autem regimen et mulierum que partui sunt vicine in dictionibus scribemus particularibus ». Le Viaticum, autre texte clé pour la médecine pratique traduit de l’arabe par Constantin l’Africain, ne comporte en revanche qu’un régime de santé pour la femme enceinte (VI.15, éd. dans Isaac Israeli, Opera omnia, éd. Lyon, 1515, fol. 165v). 31 Avicenne, éd. cit., fol. 365v-366r.

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(III.11.1.2-5)32. On peut donc dire qu’Avicenne sépare le régime de la lactation de celui de la grossesse et distingue l’allaitement du point de vue de la santé de la femme de l’allaitement du point de vue de l’enfant. Malgré la stature d’Avicenne et de Galien, cette approche alternative restera cependant minoritaire jusqu’à la fin du xve et le début du xvie siècle. Ce n’est qu’à cette époque que les régimes indépendants pour les nourrissons et les jeunes enfants et les traités sur les maladies infantiles commencent à se multiplier. C’est alors que la pédiatrie émerge comme un domaine clairement identifié, d’abord dans les milieux de cour33. Au Moyen Âge, comme dans la médecine antique et arabe, la pédiatrie et la puériculture restent mélangées à la gynécologie, à l’obstétrique, et à la physiologie de la génération34. La lactation et sa surveillance font partie intégrante d’un « art de la génération » au sens large. Destiné aux élites tardo-médiévales de plus en plus soucieuses d’assurer une descendance et une progéniture de qualité, cet art se déploie dès la conception, voire en amont, pour s’étendre jusqu’au sevrage, vers deux ans, et parfois quelques années au-delà35. Le traité en vernaculaire composé, au milieu du xve siècle, par Michele Savonarole pour les femmes de Ferrare est emblématique de cet enchevêtrement. Il se divise en trois parties. La première fournit des conseils pour favoriser la conception et l’engendrement d’enfants sains. Le livre deux est dévolu au régime des femmes enceintes ; le livre trois aux soins du nouveau-né et aux conseils pour l’allaitement, suivis de recommandations pour la santé des enfants et leurs maladies jusqu’à l’âge de sept ans et quelques principes moraux et d’éducation morale36. Dans la structuration du discours médical, la lactation reste ainsi jusqu’à la fin du Moyen Âge traitée en même temps que la grossesse. Il ne s’agit pas uniquement d’un hasard de découpage encyclopédique. Physiologiquement, les médecins lient aussi fortement gestation et lactation. C’est ce que nous allons étudier maintenant. Au-delà d’une présentation de la physiologie du sang menstruel, aujourd’hui bien connue, il s’agira de montrer les continuités et les ruptures physiologiques du passage de la gestation à la lactation.

32 Ibidem, éd. cit., fol. 264r-265r. 33 Jacquart, 2014. 34 L’Antiquité tardive voit certes l’apparition de quelques traités indépendants consacrés aux soins du nourrisson et aux maladies infantiles : ceux de Rufus d’Éphèse (iie siècle) et de Paul d’Égine (viie siècle). Le médecin persan Rhazès (865-925) est également connu pour sa contribution à la pédiatrie au sens strict du terme. Les traités de Rufus et de Paul d’Égine nous sont aujourd’hui connus exclusivement à travers des références dans des textes arabes. L’Occident médiéval les ignore. Le traité de Rhazès a en revanche été traduit en latin et largement circulé, mais ce texte se cantonne aux pathologies infantiles, sans s’intéresser aux soins quotidiens, ni à l’allaitement. Al-Râzî, On the Treatment of Small Children (De curis puerorum). The Latin and Hebrew Translations, éd. Michael McVaugh et Gerrit Bos, Leyde, Brill, 2015, introduction p. 7-9. Le texte est connu seulement à travers sa traduction latine effectuée vraisemblablement par Gérard de Crémone et par la traduction hébraïque faite à partir du latin. L’original arabe n’a pas été identifié. Voir aussi Demaitre, 1977, ici p. 464-465 et Maclehose, 2008, p. 60 pour deux autres textes du xiie-xiiie siècle sur les maladies des enfants. 35 Pour des exemples de traités antiques et arabes qui adoptent cette même perspective large de la génération, cf. l’introduction de Bos et McVaugh, Al-Râzî, On the Treatment of Small Children, éd. cit. 36 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. Luigi Belloni, Il Trattato ginecologico-pediatrico in volgare Ad mulieres Ferrarienses de regimine pregnantium et noviter natorum usque ad septennium di Michele Savonarola, Milan, 1952.

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De la gestation à la lactation. Continuités et ruptures physiologiques Selon l’opinion commune qui se dégage des textes médicaux et philosophiques traduits en latin ou rédigés entre le xiie et le xve siècle, le lait maternel est un produit dérivé du sang menstruel. Pour la médecine antique, arabe et médiévale, la femme purge son corps par ses menstruations. Les médecins et philosophes médiévaux considèrent, à la suite d’Aristote, mais aussi de Galien et de leurs commentateurs et adaptateurs arabes, que la femme est plus froide et plus humide que l’homme37. Grâce à sa plus grande chaleur, la digestion et la transformation de la nourriture en sang et dans les autres humeurs, puis en la substance du corps, est plus efficace chez l’homme que chez la femme. L’homme produit moins de superfluités et est capable de les éliminer par les pores, sous forme de sueur, ou de les transformer en poils. La femme est, elle, trop froide pour éliminer les superfluités. Leur accumulation dans le corps est dangereuse pour la santé ; la femme les élimine donc sous forme de menstrues. Chez Aristote, la physiologie de la menstruation se fonde aussi sur une analogie entre le sang menstruel et le sperme (De generatione animalium, IV.8.776a15-777a27). L’un et l’autre sont des résidus de la digestion qui apparaissent à la puberté et qui sont nécessaires à la génération. Leur rôle n’est cependant pas identique. Le sang menstruel a une fonction double. Il nourrit le fœtus, mais fournit aussi la matière initiale sur laquelle agit le sperme pour former l’embryon. Selon Aristote, à la différence d’Hippocrate et de Galien, la femme n’a pas de semence active38. L’idée que le fœtus et le nourrisson se nourrissent – directement ou indirectement – du sang menstruel permet d’expliquer l’absence des règles pendant la grossesse et pendant la lactation. La femme enceinte ou qui allaite n’a pas besoin d’éliminer les menstrues, parce qu’ils sont consommés par le fœtus et le nourrisson. Selon les descriptions médiévales du mécanisme de la génération, le sang menstruel est transporté du foie de la mère, son lieu de production, au fœtus, à travers une veine dans le cordon ombilical ; ce dernier se régénère à chaque grossesse et relie le fœtus à la mère, comme la pomme est fixée à l’arbre par la queue39. Il existerait, en outre, des vaisseaux sanguins qui relient l’utérus directement aux seins ; ainsi le sang menstruel peut monter aux seins pour y être transformé en lait pour le nourrisson40. Hippocrate appelle le lait le « frère des menstrues », note, vers 1363, le chirurgien Guy de Chauliac, en décrivant ces vene lactales et menstruales41. Dans les seins, ou plus précisément dans les veines des seins, le sang subit un processus de coction, de purification et de blanchiment, grâce à la

37 Cf. Cadden, 1993. 38 Cf. Cadden, 1993 ; Van der Lugt, 2004. 39 Guillaume de Conches, Dragmaticon, VI.9.7, éd. cit., p. 214 : « quidam nervi sunt in umbilico illius, quibus matrici adhaeret quemadmodum pomum cauda sua arbori. Per hos nervos sanguis ab hepate matris descendit, quo partus nutritur et crescit » ; Prose Salernitan Questions, B 25, éd. cit., p. 15. Pour l’image du fruit sur l’arbre, cf. aussi Trotula (Liber de sinthomatibus mulierum), par. 88 éd.  cit., p. 98-99, qui le reprend au Viaticum (VI.15, éd. cit., fol. 165v. Ibn al-Jazzar l’attribue à Galien). 40 Cf. Jacquart et Thomasset, 1985, p. 46-47 et 60-61. 41 Guy de Chauliac, Inventarium sive Chirurgia magna, I.2.7, éd. M. McVaugh, Leyde, Brill, 1997, p. 53.

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chaleur du cœur tout proche42, un processus qui n’est pas sans rappeler la transformation du sang en sperme dans les testicules de l’homme43. Cette proximité physiologique entre la semence et le lait, à travers le sang dont ils sont l’un et l’autre un dérivé44, se perçoit aussi dans les conseils médicaux pour stimuler la sécrétion de ces liquides corporels. Tout ce qui stimule la production du bon sang dans de bonnes quantités favorise la production suffisante d’un bon lait ; et tout ce qui donne abondance de sperme donne aussi abondance de lait, comme l’explique Avicenne dans son Canon45. Les médecins et philosophes médiévaux conçoivent la physiologie féminine comme un système dynamique dont l’équilibre se maintient selon le principe des vases communicants. Le sang superflu doit être évacué, consommé « sur place », réservé temporairement, ou transformé. Les ajustements de cette plomberie corporelle permettent d’expliquer les saignements bénins en début de grossesse qui peuvent induire en erreur les femmes sur leur état : la production du sang menstruel dépasse encore les besoins du fœtus et le corps de la femme élimine le surplus46. Le principe des vases communicants implique surtout que le corps féminin ne peut – ou ne doit – jamais occuper en même temps plus qu’une seule des trois phases physiologiques (menstruation, grossesse, lactation). Si la sécrétion se produit d’un côté, elle ne peut pas se produire de l’autre. Les textes médicaux mettent ainsi en garde les femmes qui allaitent de s’abstenir des emménagogues et d’éviter tout acte qui fait venir les menstrues47 : si les règles apparaissent le sang ne pourra plus affluer aux seins. Suivant la même logique, la saignée est dangereuse pendant la grossesse, car elle peut priver l’embryon de la nourriture nécessaire et provoquer une fausse couche48. Aristote avait remarqué que les femmes qui allaitent n’ont pas de règles et ne peuvent, sauf exception, pas concevoir à nouveau. La raison reste implicite, mais est néanmoins claire : le sang menstruel qui sert à produire le lait n’est pas disponible pour constituer un embryon nouveau et le nourrir49. Le passage sur l’effet contraceptif de la lactation manque cependant dans la très diffusée traduction arabo-latine effectuée par Michel Scot et dans la paraphrase de la zoologie aristotélicienne d’Avicenne du même traducteur. Il

42 Par exemple, Pantegni, Theorica, III.34, ms. cit., fol. 20v ; Barthélémy l’Anglais, De proprietatibus rerum, V.34 « De mamilla », éd. cit., fol. 179r. 43 Dans les textes médiévaux, l’hématogenèse, théorie défendue par Aristote et adoptée également par Galien, circule à côté de deux autres théories sur l’origine du sperme : la pangenèse (l’idée que toutes les parties du corps donnent lieu au sperme) et l’idée que le sperme provient du cerveau. On trouve aussi des tentatives pour concilier ces théories. Cf. Jacquart et Thomasset, 1985, p. 73-87. 44 Ces trois liquides corporels ne sont donc pas mutuellement convertibles les uns dans les autres. 45 Avicenne, Canon, III.11.1.2, éd. cit., fol. 264r, repris par exemple par Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 16. 46 De secretis mulierum, « commentaire B », cf. Lemay, 1992, p. 71. Ce décalage perçu entre production et consommation explique également l’affirmation de Guillaume de Conches repris dans les Questions salernitaines (B 21, éd. Lawn, p. 13) selon laquelle la femme enceinte est réchauffée par le fœtus, digère mieux la nourriture et produit par conséquent moins de sang menstruel que d’ordinaire. Guillaume de Conches, Philosophia, IV.11.19, éd. cit., p. 97 ; Dragmaticon, VI.9.1, éd. cit., p. 212. 47 Par exemple, Trotula : Liber de sinthomatibus mulierum, par. 127, éd. cit, p. 110-111. 48 Hippocrate, Aphorismes, V.31 ; Ps-Galien, De spermate, transcription Merisalo cit., l. 77-79 : « Vidi feminam preganantem (!) minuisse sanguine per brachium. et sic tercia die abortiuum emisisse ». Voir aussi Bernard de Gordon, Lilium medicinae, VII.15, éd. cit., fol. 335v. 49 Aristote, De generatione animalium, IV.8.777a12-14.

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apparaît en revanche bien dans la version gréco-latine du De generatione animalium50 et Averroès reprend l’idée également dans son encyclopédie médicale traduite en latin vers 128551. Cependant, même après cette date, les médecins et philosophes médiévaux ne reconnaissent que rarement l’effet contraceptif de la lactation52. Michel Savonarole vante l’allaitement maternel comme une méthode, pour les femmes, d’espacer les naissances et de préserver ainsi leur propre santé, mais il n’est pas clair s’il fait allusion à l’effet contraceptif de la lactation ou à l’interdiction ecclésiastique des rapports sexuels pendant l’allaitement. Il suppose, en tout cas, que son auditoire n’a pas besoin d’explication53. Il reste difficile de mesurer à quel point les laïcs, et surtout les femmes elles-mêmes, avaient conscience du rapport causal négatif entre lactation et fertilité, même si on peut raisonnablement supposer que le retour tardif des règles en cas d’allaitement était bien connu des femmes entre-elles. Quoi qu’il en soit, plutôt que sur l’effet contraceptif de la lactation, les médecins médiévaux insistent, comme déjà les médecins antiques et arabes, sur le danger des rapports sexuels pour le nourrisson. En cas de nouvelle grossesse, le sang menstruel, matière première du lait, sera détourné des seins vers l’utérus pour nourrir l’embryon et le lait se tarira ; Aristote l’avait dit lui aussi dans la phrase qui suit immédiatement au passage sur l’effet contraceptif de la lactation. Dans une perspective galénique, le coït pendant la lactation est dangereux même s’il ne conduit pas à une nouvelle grossesse, en raison de la compétition qu’il entraîne, chez la femme, entre la production du lait et celle de la semence54. Le coït provoquerait en outre les menstrues, entraînant là encore un tarissement du lait55. La qualité du lait pâtirait également des rapports sexuels, car ils le rendraient fétide. Le mécanisme

50 Cf. Biller, 2000, p. 155, 269. 51 Averroès, Colliget, II.10, éd. Venise, 1542, fol. 53vb : « Sunt alique mulieres que non possunt impregnari dum lactant ». 52 L’auteur anonyme du « commentaire B » sur les Secrets des femmes cite Averroès et y voit une référence aux nourrices qui ne conçoivent pas alors qu’elles sont sexuellement très actives. Cf. Lemay, 1992, p. 71. On peut se demander à quel point il s’agit ici d’un constat empirique ou d’un écho déformé de croyances concernant l’infertilité des prostituées. Sur l’infertilité des prostituées, cf. Prose Salernitan Questions, B. 10, éd. cit., p. 6 : « Queritur cum prostitute meretrices frequentissime coeant, unde accidat quod raro concipiunt » et Cadden, 1993, p. 92-94. Pour la confusion entre nutrices et meretrices dans les manuscrits des questions salernitaines, cf. infra n. 54. 53 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 147 : « O frontosa zentile e delicata […] dove vene adonca che lactare non vogli tuo fiolo, vogliendogie bene, per suoa tanta salute e biem essere suo, anco per tuo più sano vivere e longo ? Che cussì non lactendo, tu te engravidi più presto assai, stendo la mazuor parte di l’anno cum l’apetito corupto, dolore de stomaco, di schina e somegliante male ; moltiplichi i parti, et ogni parto ti dà una gram bastonata a la via tuoa […] ». Le fait qu’il ne fournit, contrairement à bien d’autres passages, aucune explication physiologique pourrait plaider en faveur de la seconde hypothèse. 54 Prose Salernitain Questions, B 252, éd. cit., p. 122-123 : « Queritur quare infantes male nutriantur a nutricibus coitu utentibus ? Solutio. In ipsa celebri venerea actione, in spermate bonus sanguis emittitur et purus qui deberet in lac converti unde puer debet nutriri. Qui emissus non solum lactis aufert , sed etiam quod satis inutile nutriture lactis infert attenuationem, unde minus nutrimento est idoneum ». Il me semble que l’excellente édition de Brian Lawn doit ici être corrigée. La variante « nutricibus » (nourrices), présente dans trois manuscrits, est préférable à « meretricibus » (prostituées), leçon retenue par Lawn. Pour l’idée de la compétition entre le lait et la semence, voir aussi Albert le Grand, Quaestiones super De animalibus, II, q. 13-16, éd. cit., p. 115 : « […] quia lac et semen sunt multum propinqua, ideo abundantia unius impedit abundantiam alterius. Quare si in homine essent mamillae in parte inferiori, propter abundantiam seminis esset diminutio lactis, cum tamen requiratur abundantia lactis, eo quod homo diutius lacte nutritur quam alia animalia ». 55 Muscio, De genecia, 90, éd. cit., p. 32 : « et si fieri potest ad virum suum in totum non accedat, ne usu venerio purgationem commemoret, qua superveniente lac exterminatur et extinguitur ». Voir aussi la note suivante.

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physiologique de cette corruption est cependant peu expliqué56. Les médecins médiévaux se contentent de dire que le coït perturbe le sang et donc le lait57. Si la menstruation, la génération et la lactation relèvent d’un même système physiologique fondé sur la production, la circulation, l’évacuation et la transformation du sang, les auteurs médiévaux tendent à problématiser et à nuancer le rapport entre les menstrues et ce sang maternel. Cette évolution est liée à la dégradation progressive de l’image du sang menstruel au Moyen Âge central. Dans la médecine grecque et dans la philosophie naturelle aristotélicienne, le sang menstruel n’est pas nocif en soi. Il s’agit d’un simple résidu de la digestion ; c’est la rétention et l’accumulation des superfluités dans le corps qui constitue un risque pour la santé. La menstruation est une purgation nécessaire, qui apporterait même certains bénéfices, comme la supposée absence chez les femmes d’hémorroïdes et de saignements du nez. Si les règles sont un signe de l’infériorité physique de la femme, elles sont aussi un signe de sa fertilité. Sans ces « fleurs », il n’y aurait pas de fruit, rappellent les médecins médiévaux en reprenant à leur compte une image commune. En physiologie, le sang menstruel est une superfluité. À partir du Moyen Âge central, ce que l’on entend par superfluité change de sens. Il s’agit moins d’un fluide surabondant que corrompu. Le sang menstruel se voit de plus en plus associé à l’impureté, à la corruption, voire au poison. C’est au cours du xiiie siècle que l’image de la femme menstruée comme empoisonneuse potentielle – et a fortiori de la vieille femme qui n’expulse plus la matière impure – se consolide en recevant une rationalisation scientifique58. Le contact du fœtus avec les menstrues apparaît alors comme une source de danger. L’angoisse de la matière impure et corrompue se reflète dans la croyance largement partagée – et qui renforce, là encore, des interdits sexuels lévitiques puis ecclésiastiques –, selon laquelle le coït pendant la menstruation peut causer la naissance d’un enfant roux, d’un enfant porteur de taches de vin, voire d’un enfant lépreux59. Mais si la conception pendant les règles est si dangereuse pour le fœtus, est-il bien raisonnable de croire que le fœtus se constitue et se nourrit de ce sang impur et corrompu ? À partir de 1200, certaines voix s’élèvent contre cette idée. Selon l’encyclopédiste Thomas de Cantimpré, suivi de Vincent de Beauvais, le sang menstruel doit d’abord être purifié et

56 Selon le Pantegni, suivant Galien, c’est la grossesse qui peut en résulter plutôt que l’acte sexuel lui même qui cause cette corruption : la meilleure partie du sang maternel va nourrir l’embryon et la mauvaise partie monte aux seins. Pantegni, Practica, I.21, éd. cit., fol. 63r : « Abstineat a coitu, quia magnum nocumentum infanti prestat. Trahit enim menstrua et corrumpit ea, unde ad ubera non possunt ascendere ; que si concipiat eo amplius deterius est, quia melior pars sanguinis vadit in nutrimentum fetus, mala autem ad ubera ascendit et in lac convertitur, unde malum infanti nutrimentum tribuit ». Cf. Galien, De sanitate tuenda, I.9, éd. Kühn, 6, p. 46. L’explication est plus confuse chez Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 54v. Cette rationalisation galénique a peu de succès dans la médecine médiévale. 57 Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 77 : « et soi garder qu’ele ne gise à homme, car c’est li cose qui plus corrunt le lait, et por çou qu’ele ne deviegne ençainte, car femme ençainte quant ele alaite tue et destrait les enfans » ; Guillaume de Salicet, Summa conservationis, I.1-2, éd. cit., sans foliotation : « omnino sit abstinens a coitu, quia coytus sanguinem perturbat et permiscet et facit lac malum et corruptum, ut dicit Avicenna […] » ; Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 13 : « non coeat quia lac reddit foetidum et si conciperet non posset sufficere foetui extrinseco et intrinseco » ; Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 152-153. Le Trotula fait exception en ne mentionnant pas l’interdiction de l’acte sexuel. 58 Jacquart et Thomasset, 1985, p. 101-106 ; Agrimi et Crisciani, 1993, p. 1281-1308 ; Salmón et Cabré, 1998, p. 53-84 ; Delaurenti, 2006, p. 137-154 ; De Miramon, 1999a, p. 163-181 et 1999b. 59 Pour les rapports complexes entre préceptes religieux et médicaux, cf. Marienberg, 2003, p. 94-120 ; Demaître, 2007, p. 168-171 ; Miramon, 1999a, note 37.

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digéré dans le foie de la mère avant de pouvoir servir de nourriture au fœtus ; dans le cas contraire, il tuerait plutôt que ne nourrirait le fœtus60. Dans les textes scolastiques, la mise à distance du sang menstruel passe par un jeu de distinctions. Albert le Grand adapte un passage d’Avicenne consistant à différencier plusieurs types de sang maternel ; une part sert pour construire et pour nourrir le fœtus, une autre se convertit en lait, alors que le sang impur qui sert à la purgation de la femme ne participe pas à la génération, mais est expulsé pour partie à travers les urines et pour l’autre à la naissance61. Dans le système des circuits de fluides corporels dans la femme, les philosophes et médecins médiévaux rendent plus problématique l’équivalence entre menstrues et nourriture du fœtus, mais ils accentuent la continuité physiologique entre gestation et lactation. Selon Aristote, le corps de la femme ne commence à produire du lait qu’à l’extrême fin de la grossesse, car le lait ne devient utile qu’à l’approche de l’accouchement. La nature aristotélicienne ne fait rien en vain. Une fois que le fœtus a atteint un stade de développement qui lui permet de survivre en dehors de l’utérus, le corps de la femme commence à produire une nourriture adaptée à cette nouvelle phase. Après la naissance, l’enfant a besoin d’une nourriture proche de ce qu’il recevait dans le ventre maternel, mais pas pour autant identique62. Contrairement à Aristote, les médecins et philosophes médiévaux ne font pas coïncider le déclenchement de la montée du lait avec la naissance. À la suite des médecins grecs et arabes, ils le placent bien plus tôt lors de la grossesse, pour rendre compte de certains faits d’expérience : le gonflement et le durcissement des seins et les écoulements séreux qui surviennent chez certaines femmes enceintes63. Dans les années 1200-1220, un chirurgien montpelliérain attribue par exemple les douleurs aux seins en début de grossesse à l’accumulation de lait. Pour remédier à l’obstruction, il recommande l’application de

60 Prose Salernitan Questions, B 306, éd. cit., p. 144 : « Queritur quare pueri non nutriantur menstruo sanguine ut secundum quosdam asseritur. R. Sanguis menstruus corruptus est, qui corruptos et chimos debet generare humores. Pueri ergo non nutriuntur menstruo sanguine qui corrumptus est, quoniam si inde nutrirentur cito corrumperentur ». Thomas de Cantimpré, De natura rerum, I.73.4, éd. H. Boese, Berlin, W. De Gruyter, 1973, p. 74 : « Vivit ergo puer sanguine menstruato, ut omnes philosophi dicunt, sed ipso sanguine optime et purissime digesto, mediante scilicet dulciori ac iocundiori parte corporis, hoc est epate. Si enim nullo medio vel non optimo medio sanguis menstruatus transiret ad puerum, potius illum sua malignitate occideret quam nutiret. Quod patet in aliquibus hominibus sic natis, ut habeant maculas in facie vel parte aliqua corpori sui. Hoc enim fit ex sanguine menstruato, qui aliquando nimium habundans cadit super puerum in matris utero, et nisi esset folliculus secundi medius inter sanguinem cadentem et puerum, ipsum in nudo contactum penetrando occideret. Restat tamen ex hoc macula in puero, que nunquam etiam cute excoriata poterit deleri ». Dans le chapitre sur les âges de l’homme (ibidem, cap. 78, éd. cit., p. 80), Thomas de Cantimpré explique la faiblesse du nourrisson par le fait d’avoir été nourri par le sang menstruel ; Vincent de Beauvais, Speculum naturale, XXXI.51, éd. Douai, 1624, réimpr. Graz, 1965, col. 2330. Je dois ces exemples à Maclehose, 2008, p. 14-15. Guillaume de Conches explique déjà la création d’une membrane autour du fœtus par la nécessité de le protéger de l’influence néfaste des « superfluités ». Philosophia, IV.13.20, éd. cit., p. 98 ; Dragmaticon. VI.9.4, éd. cit., p. 213 : « Sed prius ex quadam sicca materia folliculum intra se continentem conceptum creat, ne aliquae superfluitates illi se commiscentes illum corrumpant ». Cf. Prose Salernitan Questions, B 24, éd. cit., p. 14. 61 Albert le Grand, Quaestiones super de animalibus, IX.8, éd. cit., p. 204-205 ; Idem, De animalibus, IX.2.5, éd. cit., t. 15, p. 725 ; Gilles de Rome, De formatione humani corporis, cap. 7, éd. cit., p. 107 ; cap. 22, éd. cit., p. 213-225. Selon Gilles de Rome le danger pour le fœtus explique l’interdiction des rapports sexuels pendant les menstrues (p. 213-214). Voir aussi le commentaire B au livre Des secrets des femmes, cf. Lemay, 1992, p. 77 et ibidem, p. 130-131. 62 Aristote, De generatione animalium, IV.8.776a15-777a27. 63 Selon Albert le Grand (De animalibus, IX.2.5, éd. cit., t. 15, p. 725), les médecins font coïncider la montée de lait avec les premiers mouvement du fœtus. L’idée se retrouve dans le De spermate, transcription Merisalo cit., l. 67-77.

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grandes ventouses ; alternativement la femme peut se faire sucer les seins par une autre femme pour extraire le lait, une méthode qui aurait été fort efficace pour une patiente64. L’aspect et la consistance des seins et la quantité et qualité du lait de la femme enceinte sont autant de signes de la santé et du sexe de l’enfant qu’elle porte – la mauvaise qualité de ce lait se voit, sans surprise, corrélée au fœtus féminin –, alors que le dégonflement soudain des seins serait, selon une tradition hippocratique bien connue au Moyen Âge, un signe avant-coureur de la fausse couche65. L’écoulement ou le durcissement excessifs des seins sont également mauvais signe, indiquant un fœtus souffreteux incapable de consommer la nourriture66. L’association un peu confuse de ces différentes idées dans certains textes fondateurs comme le Pantegni pouvait laisser entendre que le fœtus se nourrit non pas de sang, mais déjà de lait67. Muscio l’avait affirmé de manière explicite au détour d’une question sur la nocivité, pour l’enfant, de la consommation de vin par la mère pendant la grossesse et la lactation68. L’auteur anonyme du très diffusé livre des Secrets des femmes en tire les conclusions pour la production et la circulation du sang et du lait dans le corps de la femme enceinte : « La première chose qui se développe est une certaine veine ou un nerf qui perfore l’utérus et monte de l’utérus vers les seins. Lorsque le fœtus est dans l’utérus de la mère, ses seins deviennent durs, parce que l’utérus se ferme et la substance menstruelle est dérivée vers les seins. Ensuite cette substance est mise en ébullition et devient blanche et on l’appelle le lait de la femme. Après avoir subi une telle coction, il descend par la veine vers l’utérus, et le fœtus est nourri par cette nourriture qui lui est naturelle et propre. Cette veine est le cordon ombilical »69.

64 Cf. Guillaume de Congenis, Chirurgia, III.29, éd. Karl Sudhoff, « Chirurgia Wilhelmi de Congenis », Beiträge zur Geschichte der Chirurgie im Mittelalter : graphische und textliche Untersuchungen in mittelalterlichen Handschriften, Leipzig, J. A. Barth, 1914-1918, 2 vols., 2, p. 363. 65 Hippocrate, Aphorismes, V.37 ; Pantegni, Theorica, III.34, ms. cit., fol. 20v ; Ps-Albert le Grand, De secretis mulierum, 7, éd. cit., p. 428, 430, cf. Lemay, 1992, p. 124. 66 Pantegni, Theorica, X.3, ms. cit., fol. 9v : « Et similiter si lac de mamillis effluat contingit, quia nutrimentum fetus sanguis est menstruus. Qui si ex consuetudine sua currat, defectionem significat, cum non sibi trahere ualeat ». Barthélémy l’Anglais, De proprietatibus rerum, V.34, éd. cit., fol. 180 : « Sicut idem recitat Galenus item in eodem, si mulieri habenti in utero lac multum fluxerit ex mamillis, fœtum debilem signat ; si vero fuerint ubera dura, iterum debilem signant esse fœtum, ideo enim non diminuitur lac, quia fœtus est debilis ad accipiendum et convertendum in suum nutrimentum ». 67 Pantegni, Theorica, III.34, ms. cit., fol. 20v : « Quia autem lac de sanguine menstruo fiat et vulva mamillas attingat, signum est quod mulieris conceptione incipiunt menstrua cessare ut infantibus in vulva positis inde videatur nutrimentum dedisse. Mulierum abortivum facientium mamille emollescunt et si antea fuerint dures, sicut Ypocras in Aphorismo testatur, si mulieris inquit postquam geminos concepti dextra mamilla emollierit masculus abortivus fit, si sinistra abortivatur femina ». Quelques lignes plus haut, Constantin l’Africain avait pourtant dit clairement que le fœtus se nourrit de sang menstruel, alors que le nouveau-né se nourrit de lait qui est un produit dérivé du sang. 68 Muscio, De genecia, 91, éd. cit., p. 33 : « Quomodo dicis in principio infantem male accipi, scilicet si nutrix eius vinum multum bibat, cum tot mensibus matre sua bibente non sit male acceptus ? Quoniam cum in utero esset ad perferendam digestionem mater eius officio laborabat et sic ei digestum lac transmittebat, modo vero ad substantiam suam separatus non praevalet ad perferenda quae difficillimae digestionis sunt ». 69 Ps-Albert le Grand, De secretis mulierum, 5, éd. cit., p. 384-386 : « […] primo inter omnia nascitur quedam vena vel nervus, qui quidem nervus vel vena perforat matricem et a matrice procedens uno tramite usque ad mamillas. Modo quando fetus est in utero, indurantur mamille mulieris, et tunc substancia menstrui fluit ad mamillas propter clausuram matricis. Et ibi talis substancia menstruosa fortiori decoccione decoquitur usque ad colorem albedinis, et tunc appellatur lac mulieris. Et illud sic decoctum mittitur per talem venam tali modo ortam ad matricem, et ex hoc fetus nutritur tamquam de proprio et naturali nutrimento. Et hec est vena que in exitu fetus ab obstetricibus abscinditur ». Cf. Lemay, 1992, p. 109.

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On voit que la nourriture du fœtus passe désormais par les seins qui jouent le rôle d’organe purificateur ailleurs attribué au foie. Le livre des Secrets des femmes est un relais important de croyances sur le pouvoir néfaste du sang menstruel. Aux yeux de l’auteur, l’avantage de ce circuit alternatif devait être double : la production de lait pendant la grossesse se voit justifiée du point de vue du principe aristotélicien de l’utilité et tout contact entre le sang menstruel et le fœtus est évité70. Les dangers mitigés du sein étranger La tendance à faire du lait un élixir pur et à garder le fœtus de tout contact avec le sang menstruel se place cependant en porte à faux avec les principes de base de la physiologie et de la diététique médiévales. Un bon aliment est celui qui correspond à l’état de votre corps. Ainsi, il est logique que le fœtus, à ses premiers stades, se nourrisse de sang et, au fur et à mesure de son développement, de lait, de la même façon que le nourrisson va graduellement passer du lait aux nourritures solides. Le lait n’est plus un liquide pur, mais un aliment qui doit jouer son rôle pour conserver la santé du nourrisson. De ce point de vue, le lait maternel est le meilleur aliment parce qu’il provient du même sang qui nourrit le fœtus dans l’utérus71. Dans la médecine médiévale, la santé et la maladie sont définies à l’aide du concept de complexion ou de tempérament, c’est-à-dire la proportion équilibrée ou déséquilibrée des qualités élémentaires (chaud, froid, humide, sec). Le corps en santé maintient une proportion appropriée de ces qualités dans un rapport dynamique avec son environnement physique, l’hygiène de vie et les états d’esprit. Parmi ces choses « non naturelles », la nourriture et la boisson occupent une place centrale, parce qu’elles sont incorporées et assimilées par le corps. Tant le corps que la nourriture ont une complexion propre. Le corps transforme la nourriture d’abord en sang, puis en sa propre substance ; avec le temps, la complexion du corps va graduellement s’assimiler à celle de la nourriture qu’il consomme. Le corps peut s’adapter à de nouvelles circonstances et à un régime différent, et cela est a fortiori le cas pour le nourrisson qui est perçu comme un être encore mou et malléable. Cependant, tout changement brusque est dangereux. Il peut perturber l’équilibre et faire basculer le corps dans la maladie. La santé se conserve, en revanche, par des aliments d’une complexion similaire à celle du corps. Il s’en suit que le lait maternel est mieux adapté au nourrisson que celui d’une autre femme, et a fortiori celui d’un autre animal72. 70 Cette idée de purification du sang et du lait entre en résonance avec la dévotion à la Vierge enceinte et allaitante et avec les débats théologiques sur la génération du Christ, cf. Van der Lugt, 2004, p. 423-427. 71 Pantegni, Practica I.21, éd. cit., fol. 63ra ; Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 53vb ; Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « Sachiés que li lais que on li doit douner et cil ki miex li vaut si est cil de le mere, por ce ke de celi meisme dedens le ventre de le mere est nourris, car natureument puis qu’il est hors du ventre revient li lais as mamieles » ; Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 145 : « […] prima dirò chel megliore lacte e al fanzuiolo più utile e di suoa sanità conservativo è quello di la madre, quando è buono e non viciato : il perchè è somegliante a quello nutrimento dil quale è stato nutrito nel ventre, zioè al sangue mestruo, dil quale se fa il lacte, come dicto habiamo », et les références citées dans la n. 72. 72 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 1, éd. cit., p. 12 « Deinde mater lactet infantem, quoniam aliis existentibus lac matris est melius et est magis conveniens cum sit magis simile generationi fœtus et nutritionis intrinsecae » ; ibidem, q. 7 « Utrum lac matris sit melius foetui quam lac alterius mulieris ? », éd. cit., p. 166 : « […] si omnia sint aequalia, lac matris

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Cependant, une fois ce principe affiché, les médecins médiévaux commencent à apporter des nuances. Premièrement, la mère ne doit pas allaiter son bébé tout de suite après l’accouchement. À cause de la violence du travail, elle se trouve alors dans un état troublé qui fait tourner le lait dans les seins. Il faut attendre que sa complexion se soit rééquilibrée pour qu’elle puisse produire un lait qui ne soit ni trop liquide, ni trop épais, de bonne couleur blanche, sans odeur désagréable73. On voit que le discours médical justifie implicitement le besoin de repos de la femme accouchée. Pour extraire le mauvais lait et soulager l’engorgement des seins de l’accouchée, Bernard de Gordon et Maino de’ Maineriis, médecin d’origine milanaise actif à l’Université de Paris de 1326 à 1331, recommandent que celle-ci se fasse sucer les seins par une femme de bas statut social ou par un enfant trouvé à l’hôpital74. Ironiquement, le nourrisson socialement défavorisé reçoit donc le colostrum, considéré de nos jours comme particulièrement bénéfique. Pour passer le temps où le nouveau-né ne peut pas encore boire le lait de sa mère, les médecins recommandent le recours à une nourrice ou l’administration d’un peu de miel ou d’un breuvage fait de miel, de sucre et d’huile de sésame75. Selon Muscio, il faut attendre huit à dix heures avant de commencer ce traitement, car le nourrisson doit lui aussi se remettre du traumatisme de l’accouchement pour pouvoir digérer correctement la nourriture76. Il réduit ainsi fortement le jeûne de deux jours complets qu’avait préconisé son modèle Soranos. Ce jeûne pour purger le corps du méconium semble en effet oublié chez les médecins médiévaux. Ni le Pantegni, ni Avicenne ne le recommandent, ce qui a certainement joué. Le délai entre l’accouchement et le début de l’allaitement maternel n’est également que rarement précisé. Bernard de Gordon fait exception en l’identifiant aux deux jours du

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magis valet et competit, cuius ratio est, quoniam conservatio sit per similia, sed lac matris magis assimilatur foetui, quod ex illo fuit nutritus et generatus, et imo ratione similitudinis et convenientiae facilius et melius nutritur extra » ; Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, III, « du lait », éd. cit., p. 182 : « […] vous devés savoir que li plus covignables lais à nature d’omme c’est cil de feme, especialment quant il est de le mamele » ; Jacques Despars, comm. Canon, I.3.1.2, éd. Lyon, 1498, sans foliotation : « […] lac matris pre ceteris infanti est dandum ab ubere sugendum omnibus modis possibilibus […] quia infans delectabilius recipit illud quam quodcunque aliud propter similitudinem ipsius maximam cum priori iam assueto nutrimento […] ». Muscio, De genecia, par. 86, éd. cit., p. 31 : « Maternum lac non est utile, sed extraneum, quia maternum lac de labore partus et turbore et purgatione malum est et pingue et indigestibile » ; Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 53v : « Oportet autem ne sit eius mater que ipsum prius lactat, donec matris complexio temperetur. Et melius quidem ut parum mellis eidem tribuatur, deinde lactetur » ; ibidem, fol. 54v : « et si que in prima die ipsum lactaverit alia fuerit quam mater ipsius erit melius ». Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 1, éd. cit., p. 12 : « interim mater faciat sibi sugi mamillas ab aliqua vili persona vel a pueris qui inveniuntur in hospitali » ; ibidem, q. 7, éd. cit., 166 ; Maino de’ Mainerii, Regimen sanitatis, II, « De regimine pregnantis », éd. cit., p. 24r : « amplius enixe contingere consuevit mamillarum dolor et apostemata propter magnam lacti exuberentiam. Horum autem cura est lactatio per mulierem vilem. Tale enim lac inconveniens est lactationi infantis ». Avicenne, cf. supra n. 73 ; Muscio, cf. infra, n. 76 ; Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « […] et le doit on pau faire au commencement, et vauroit miex c’on li mesist devant l’alaitier .i. pau de miel en le bouce, et convient espraindre le mamele et laissier aller avant, et puis apriès le poés alaitier » ; Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 1, éd. cit., p. 12 : « Deinde paretur cibus talis. Recipe zuccari albiss et pulverizetur in ultimo, et tunc recipe mellis mundi mediam partem et misceantur cum oleo sesamino et fiat quaedam confectio liquida quasi sorbilis, vel quod possit lambi et paulative parva quantitas ponatur in ore et cum isto cibo poteris quasi transire per duos dies » ; voir aussi ibidem, p. 166. Muscio, De genecia, 83-84, éd. cit., p. 30 : « Quando infanti cibum dare oportet ? Cum post omnem commotionem quietus fuerit effectus, hoc est post octo vel decem horas. Quem primum cibum accipere debet infans ? Talem cibum accipiat qui potest et stomachum et ventrem purgare et eum nutrire, hoc est mel modice decoctum ».

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traitement à base de miel – très en deçà des vingt jours préconisés par Soranos, et davantage compatible avec un allaitement maternel réussi. Il va de soi qu’un délai de vingt jours rend indispensable le recours au moins temporaire à une nourrice, tout en compromettant la production de lait chez la mère. Muscio n’avait pas repris ce délai peu réaliste et on ne le trouve pas non plus dans le Pantegni et le Canon77. Cela ne veut pas dire que les médecins médiévaux préconisent, ni même supposent, tous un début d’allaitement maternel plus précoce. Dans son monumental commentaire au Canon rédigé entre 1432 et 1453, le maître parisien Jacques Despars impose, bien au contraire, un délai encore plus long d’un mois au moins ; le temps, note-t-il, pour la mère d’éliminer toutes les impuretés liées à la naissance78. Despars décrit le corps de la femme accouchée comme non seulement déséquilibré et fiévreux, mais impur et susceptible d’infecter l’enfant à travers le lait. Despars écrit à une époque où la pratique des relevailles se charge de sens sociaux, religieux et folkloriques, comme en témoignent des résurgences ponctuelles de couvades. Dans la logique des relevailles, la parturiente ne devait pas seulement se reposer, mais être mise à l’écart, un temps, de la communauté. Cette pratique entrait en résonance avec les croyances grandissantes à partir du xiiie siècle, comme nous l’avons vu, sur le danger du corps féminin et de ses écoulements sanguins79. Alignant le début de l’allaitement maternel sur les relevailles, Despars, un auteur enclin à la médicalisation du folklore80, inscrit cette pratique sociale dans l’ordre de la nature : la femme accouchée doit rester confinée tant qu’elle saigne, car elle pose alors un danger aux autres, et a fortiori pour son propre nourrisson. Si la position et le ton très durs de Despars sont exceptionnels, les recommandations des médecins médiévaux pour le recrutement des nourrices suggèrent une méfiance plus générale du lait de la femme récemment accouchée. Depuis l’Antiquité, les médecins recommandent en effet de ne recruter que des nourrices qui ont accouché depuis au moins un mois et demi, voire deux mois. Ce délai est peu expliqué. Il servait sans doute à s’assurer de la mise en place dans la durée de la lactation chez la nourrice prospective 77 Bernard de Gordon, supra, n. 75. Les éditeurs modernes de Soranos proposent de lire « trois » à la place du chiffre vingt dans le seul et médiocre manuscrit du texte grec. Mais comme le remarque Temkin 1956 (p. 89, la leçon du manuscrit est compatible avec les conseils de Soranos concernant la mise en nourrice. Le délai de vingt jours apparaît dans les fragments de la version latine de Soranos. Éd. Drabkin et Drabkin, Gynaecia (par commodité, j’ai consulté le texte non paginé disponible sur digilibLT) : « Maternum enim lac usque ad XX dies est separandum, quia de labore partus et turbore et purgatione malum est et pingue et indigestibile post partum ». 78 Jacques Despars, comm. Canon, I.3.1.2, éd. cit., sans foliotation : « In tertia dicit opportunum esse ne mater infantis lactet eum donec complexio ipsius temperata fuerit. Attende quod mater ilico post partum alterata est ex pressura dolorum et disposita ad febrem ; ideo tunc non lactare debet infantem, immo subtili et temperato regimine parum declinante ad frigus suam debet temperare complexionem […]. Item alterata est et sordida durantibus purgationibus solitis contingere post tempus partus, et ideo mos est ut per unum mensem in camera maneant supra cubile vel lectum quo tempore si lactarent infantem inficerent ipsum sicut inficiunt speculum. Item quocunque tempore mater discrasiata fuerit non lactet infantem donec se temperavit ne discrasis simili per medium lactis inficiat infantem ». Plus loin, il réitère l’idée de l’impureté du corps de la femme accouchée : « quia tunc mater immunda est commota et debilis ex pressura partus et lac et sanguis sui turbati sunt ex vehementia dolorum ». 79 Sur les relevailles, cf. De Miramon, 1999a et 1999b ; Rieder, 2006. Charles de Miramon propose, en s’appuyant sur des sources littéraires, une interprétation anthropologique des relevailles, et notamment de la coutume de donner à la mère un poulet à manger ; il s’agirait d’éviter qu’elle s’en prenne, dans l’état liminal et animalisé où elle se trouve, à son enfant. 80 Pour un autre exemple de l’ouverture de Jacques Despars aux croyances communes, cf. Van der Lugt, 2001b, ici p. 198. Voir aussi Jacquart, 1980, p. 35-86.

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et de la santé de son enfant, mais on peut y voir aussi un désir d’attendre que la nourrice ne saigne plus, que ce soit parce que ce sang fait concurrence à la production du lait, ou parce qu’il est perçu comme impur et susceptible d’entacher le lait81. S’ils débattent du bon délai entre la naissance et le début de l’allaitement maternel, les médecins médiévaux conviennent qu’il existe de nombreuses situations où la mère ne peut ou ne doit pas allaiter du tout. Si elle est malade, elle sera trop faible et son lait sera vicié et dangereux pour le bébé ; il arrive aussi que les femmes n’aient pas de lait, ou que leurs tétons soient trop courts. Les médecins médiévaux taisent, en revanche, une autre raison : la mort de la mère en couches, préférant sans doute ne pas trop attirer l’attention sur cette issue malheureuse de la grossesse. Cependant, à la suite d’Avicenne, ils reconnaissent que les raisons pour lesquelles les femmes n’allaitent pas leurs enfants sont souvent d’ordre social et non médical : « Beaucoup de femmes sont délicates ou nobles, ou elles ont peur du travail », note Bernard de Gordon. Les cris, la puanteur et les nuits sans sommeil les effraient ; elles veulent reprendre les rapports sexuels avec leur conjoint et ne pas abîmer leurs seins, croit savoir Jacques Despars82. Ce sont là les mêmes motivations que leur attribuent les confesseurs et des prédicateurs. Michel Savonarole morigène les mères qui n’allaitent pas – elles ne sont jamais fatiguées quand il s’agit d’aller danser ! – tout en s’adressant aux couples : est-il vraiment si difficile de rester chastes, s’il en va de la santé et de la survie de son enfant83 ? Son traité prend des airs d’un sermon de mariage. Il donne des conseils pour le choix de la nourrice et pour son régime, mais rappelle plusieurs fois qu’il vaut mieux que la mère allaite son enfant ellemême. Cette rhétorique reste exceptionnelle. Certains médecins, comme l’auteur anonyme

81 Jacques Despars le dit explicitement, comm. Canon, I.3.1.2, éd. cit., sans foliotation : « et attenditur quod ad minus nutrix distet quando lactare incipiet a tempore sui partus uno mense cum dimidio vel duobus. Nam primo mense fere toto immunda fuit et propter plurimum decubitum et defectum exercitii superfluitates colligit ». Despars défend comme on l’a vu les relevailles comme une réponse à l’impureté de la femme accouchée ; ici il les rend cependant responsables de l’aggravation de l’accumulation des superfluités nocives. 82 Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 53v : « Quod si aliqua res prohibitoria matris lac dari non permiserit, sive causa debilitatis ipsius, sive corruptionis lactis eius, sive quia est deliciosa eligenda erit nutrix secundum conditiones quas dicimus » ; Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « Mais, por çou que les meires ne puent mie tous jors nourir leur enfans, ains leur convient avoir nourices, si vous aprenderons queles nourices eles doivent avoir » ; Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 1, éd. cit., p. 12 : « Sed quod nunc mulieres sunt delicatae et elatae, aut timent laborem, aut non habent lac, aut quod papilla mamillae est valde curta, aut quod infirma, aut alia multa similia, et non possunt lac administrare foetui, ideoque remedium adhibere oportet et nutricem laudabilem quaerere », Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 145 : « Prima dirò chel megliore lacte e al fanzuiolo più utile e di suoa sanità conservativo è quello di la madre, quando è buono e non viciato […]. E dicto ‘se non è vitioso’, il perchè dove la madre fosse per qualche caxuone mal disposta, cussì serebe megliore quello di un’altra femina ben sana cum le condicione che diremo le quale havere la bona baila over nutrire […] » ; Jacques Despars, comm. Canon, I.3.1.2, éd. cit., sans foliotation : « Prima est debilitas matris sive egritudinalis sive naturalis fuerit propter quam non potest sustinere labores quos bona requirit nutritio infantis ut esse vigilem et semper promptam […]. Secunda est corruptio lactis eius qua fit non solum inutile sed pernitiosum infanti. […]. Et neque est aliquis nocibilius corpori quam lac malum. Tertia est deliciositas seu delicatio nimia matris, quare non sustinet fetores exeuntius ab infante et clamores et vigilias necessarias circa custodiam ipsius et abstinentiam a coitu et mamillarum gravedinem et augmentationem et pendulositatem, immo mavult esse stricta et firma solida circa pectorialia ». 83 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 152 : « Dove certo ogni madre doveria lactare el fiolo quando può e non temere la fatica, come non teme quella dil balare per il gram dilecto che ha in quello ; che non menore dilecto debe recevere di la fatica dil fiolo, fazendo a quello tanta utilità e bene, come è dicto. […] O frontoso e frontosa che il dilecto vostro carnale più amate chel fiolo, atendiate a le parole di [Avicenna] ; dice che per nulla la nutrice debe uxare cum l’huomo, che tal uxo corumpe il sangue, dà cativo odore al lacte, e quello sminuisse ».

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du Trotula et Guillaume de Salicet, supposent même d’emblée la mise en nourrice. Les autres l’acceptent comme une réalité de la vie et s’adaptent, pragmatiques, à la situation sociale de leur clientèle. Ils nuancent même considérablement l’idée d’allaitement maternel comme norme naturelle. Selon Bernard de Gordon l’allaitement maternel n’est préférable que si on fait abstraction de tous les autres facteurs, comme l’âge et l’état de santé84. On trouve aussi occasionnellement l’idée qu’une bonne et jolie nourrice peut contrecarrer l’influence, in utero, de la mauvaise complexion de la mère85. Aldebrandin de Sienne préconise de chercher une nourrice qui ressemble le plus possible à la mère86, mais il décrit aussi, comme déjà Soranos, et comme la majorité des médecins médiévaux, la nourrice idéale. Ces portraits ont beaucoup de traits en commun. On peut prendre comme point de départ celui détaillé et influent qui se trouve dans le Canon87. Pour Avicenne, la nourrice idéale a entre vingt-cinq et trente-cinq ans ; elle n’est ni trop grosse, ni trop maigre, avec un cou puissant et des seins qui ne sont ni trop volumineux, ni trop petits et une peau de couleur blanche mélangée de rouge. Son propre accouchement ne doit être ni trop proche ni trop éloigné ; elle ne doit pas avoir accumulé les fausses couches et son enfant – de préférence un garçon – doit être né à terme et vivant. La nourrice ne doit être ni enceinte ni menstruée. Elle doit avoir de bonnes mœurs, être chaste, sobre et propre, ne pas être stupide ou sujette à des sautes d’humeurs et des émotions négatives comme la colère, la tristesse ou la crainte. Son lait doit avoir bon goût et être de bonne couleur, odeur et consistance. Pour tester cette dernière caractéristique, il faut laisser couler une goutte sur la surface inclinée d’un ongle ou verser une goutte de myrrhe sur un peu de lait dans un récipient en verre et observer le comportement du mélange. La nourrice idéale doit manger de manière équilibrée, faire de l’exercice physique léger, et être continente. Avicenne prodigue enfin de nombreux conseils pour stimuler ou réduire la lactation et pour rectifier un lait de qualité inférieure ou de mauvaise consistance. Si la nourrice a été auparavant mal nourrie, il faut lui donner des aliments fortifiants. Si elle est malade ou prend des médicaments, il faut en changer ou temporairement interrompre l’allaitement. En revanche, on ne trouve pas chez Avicenne l’idée courante chez d’autres médecins que la femme doit éviter les plats épicés, l’ail, et les oignons, et que des aliments comme le céleri et la roquette sont susceptibles de corrompre le lait, de causer des convulsions du nourrisson ou d’autres maladies et de provoquer les menstrues88. De même, les médecins 84 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, q. 7, éd. cit., p. 165-166 : « Dico, […] quod omnibus particularibus convenientibus, scilicet aetas, complexio, consuetudo, et vitae necessaria, quod omnia sint aequalia in duabus mulieribus, nisi quod una est mater, tunc dico quod magis valet lac matris. Quia si ponimus unam sanam, alteram infirmam, vel unam vetulam et aliam iuvenculam et ita de aliis, tunc non valet proportio, sed si omnia sint aequalia, lac matris magis valet et competit ». 85 De complexionibus, éd. Werner Seyfert, « Ein Komplexionentext einer Leipziger Inkunabel (angeblich eines Johann von Neuhaus) und seine handschriftliche Herleitung aus der Zeit nach 1300 », Archiv für Geschichte der Medizin, 20 (1928), p. 272-390, ici p. 298 : « Si fetus vel alicuius hominis puer fuerit turpis vel melancholicus vel alterius malae complexionis, si sugit lac propriae matris, permanet complexio eadem et mos. Si vero detur nutrici pulchrae et bene complexionatae, convertatur et alteratur natura complexionis in puero ». 86 Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « Vous devés regarder le femme qu’ele soit samblans à le mere tant com ele puet plus […] ». 87 Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 53v-55r. 88 Pantegni, Practica, I.21, éd. cit., fol. 63r : « Prohibenda est nutrix ab acutis sicut sepis porris alliis et similibus » ; Trotula : Liber de sinthomatibus mulierum, par. 127, éd. cit., p. 110-111 ; Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 152 : « Et sopratutto guardase da l’apio, che è provocativo dil male caduco ; da la ruta e da la rucula, che conturbano

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médiévaux mettent bien davantage qu’Avicenne en garde contre l’excès de vin et de nourriture, participant à la construction de l’image de la nourrice dissolue89. Ce n’est pas le lieu de détailler toutes les variations entre ces portraits de nourrice, ni la raison d’être explicite ou implicite de tous les critères et recommandations. Nous avons déjà vu pourquoi les médecins imposent un délai depuis l’accouchement et interdisent le coït pendant la lactation, et pourquoi la nourrice ne doit être ni menstruée ni à nouveau enceinte. La préférence pour les mères de garçons se comprend aussi aisément ; on a vu que la femme qui porte un fœtus masculin est supposément en meilleure santé ; son lait sera donc meilleur aussi. L’apparence physique et l’âge indiqués sont également des signes de santé. Dans la médecine galénique, la peau blanche mélangée de rouge reflète une complexion bien équilibrée – ni trop chaude, ni trop froide, ni trop humide, ni trop sèche – et donc une physiologie optimale90. « La bonne couleur vient du bon sang, et du bon sang vient du bon lait », explique Michel Savonarole91. La description du corps et des seins de la nourrice et la tranche d’âge préconisée – ni trop jeune, ni trop vieille – répondent à ce même idéal de la mesure et du juste milieu92. L’âge apparaît comme un signe de santé et donc de la qualité du lait, et non comme une indication de l’expérience et de la compétence de la nourrice. Soranos avait beaucoup insisté sur l’expérience, et Muscio demande que la nourrice ait déjà accouché au moins deux fois93. Ce critère n’est cependant pas ou guère repris par la suite. La qualité des soins relève, aux yeux des médecins médiévaux, avant tout du caractère et des mœurs de la nourrice94. Le portrait des mœurs de la nourrice mérite qu’on s’y arrête plus longuement. Notons tout d’abord l’importance relative de ce critère. Dans l’Occident médiéval, on le trouve peu avant la réception d’Avicenne. Muscio demande, sans autre explication, que la nourrice soit prudente et tendre et ne se mette jamais en colère, mais ni le Pantegni, ni le Trotula ne mentionnent les mœurs dans leur portrait de la nourrice idéale95. Même après l’assimilation du Canon, tous les médecins n’en parlent pas, ne serait-ce que parce que certains, comme Guillaume de Salicet et le médecin anglais Jean de Gaddesden (vers 1280-1361), se limitent,

il lacte et provoca i mestrui e conturbano il sangue. […] i cibi tale de le nutrice non voleno essere acuti, come cipole, aio, porro, scalogna, senavra et somegliante ; nè troppo caldi, come pipioni, anadre, vino grande, pevere ; nè putresibille, come fructi, cape e ostrege, lacte, pesse di vale, lacta da puo’ manzare ; né apti a corumpere e inflamare il sangue, come la rucula sopra tute l’herbe » ; ibidem, p. 168. 89 Voir infra pour des exemples. Ce critère provient de Soranos, via Muscio, De genecia, 90, éd. cit., p. 32 : « […] semperque ebriositatem et indigestionem vitare omnesque excessus ». Avicenne recommande, au contraire, du vin pour rectifier la consistance du lait. 90 Van der Lugt, 2019a. 91 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 146 : « il perchè il buon colore viene dal buono sangue, et dil buon sange il buon lacte ». 92 Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 54r : « quoniam hec etas est iuventutis et sanitatis et complementi » ; Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 13 : « Prima, quod sit aetatis 25 annorum usque ad 35, haec enim est aetas magis perfecta » ; Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76 : « Li femme qui l’enfant norrist doit avoir aage de .XXV. ans, car c’est li ages où li caleurs naturex est plus fors por boinnes humeurs engenrer ». 93 Muscio, De genecia, 89, éd. cit., p. 32. 94 Voir toutefois Bernard de Gordon, éd. cit., 2, éd. cit., p. 14 : « quod sit docta in curando puerum ». 95 Muscio, De genecia, 89, éd. cit, p. 32 : « animo etiam prudens et quae integro affectu amare etiam puerum possit et quae numquam irascitur » ; Trotula : Liber de sinthomatibus mulierum, par. 127, éd. cit, p. 110-111. Trotula dit que la nourrice doit éviter l’anxiété, mais il ne s’agit pas d’un critère de sélection, mais d’une consigne pour son régime.

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comme Galien, au régime de la femme allaitante et ne donnent aucune consigne pour le choix de la nourrice96. D’autre part, le traitement des mœurs de la nourrice est très variable suivant les auteurs. L’une des raisons de cette instabilité tient à l’obscurité de la traduction latine du Canon d’Avicenne sur ce point. Voici ce que dit Avicenne selon son traducteur : Il faut faire attention à ses mœurs, car elle doit avoir de bonnes et louables mœurs et être peu sujette aux mauvaises passions de l’âme comme la colère, la tristesse et la crainte et d’autres [passions], car ces [passions] corrompent toutes la complexion et elle/il s’abstient peut-être de la lactation. Et pour cette raison certaines personnes interdisent qu’une femme stupide n’allaite. En outre, la malice de ses mœurs la conduit à avoir peu de sollicitude pour l’enfant et à le caresser peu97. La fin du passage est claire. Avicenne y associe les mauvaises mœurs de la nourrice à la négligence du bébé. La première phrase est ambiguë. Il n’est ni indiqué quelle complexion a été corrompue (celle de la nourrice ? celle du lait ? celle de l’enfant ?), ni quel est le sujet du verbe abstinebit (la nourrice ? le nourrisson ?). Et comment faut-il comprendre « s’abstenir de la lactation » ? Certains médecins ont contourné la difficulté. Pour Bernard de Gordon, les mauvaises mœurs sont simplement annonciatrices de mauvais traitements du bébé. Il faut éviter les nourrices irascibles, timorées, tristes, stupides, gloutonnes ou ivrognes, parce que ces vices les conduisent à négliger les enfants98. Pour d’autres médecins, en revanche, comme Maino de’ Maineriis et Michel Savonarole, les mauvaises mœurs compromettent non seulement la qualité des soins et la tendresse que manifeste la nourrice pour le nourrisson, mais aussi la qualité de son lait. La colère, en particulier, perturbe le sang et la complexion du lait. Ils ont donc résolu la première difficulté en précisant que c’est la complexion du lait qui s’est corrompue sous l’influence des mauvaises émotions de la nourrice99. Leur solution est assez intuitive, car conforme

96 Guillaume de Salicet, Summa conservationis et curationis, I.1, éd. cit., sans foliotation ; Jean de Gaddesden, Rosa anglica, « De passionibus matricis », éd. Venise, 1502, fol. 84r. Jean de Gaddesden se limite aux conseils pour stimuler la lactation. 97 Avicenne, Canon, I.3.1.2, éd. cit., fol. 54r : « Secundum mores vero suos consideratur quoniam ipsam oportet bonorum morum et laudabilium esse que tarde a malis anime passionibus patiatur, sicut ira, tristitia et timor et reliqua ab istis. Omnes enim iste corrumpunt complexionem et fortasse a lactatione abstinebit et propter hoc prohibuerunt quidam ne stolida lactet. Et preter hoc totum malitia morum ipsius eam perducet ad hoc ut infantis parvam habeat sollicitudinem et ei parum blandiatur ». Le texte de l’édition de Venise 1507 a été vérifié dans les manuscrits suivants : Paris, BnF, lat. 14391 (deuxième moitié xiiie siècle) ; Paris, BnF, lat. 14023 (xive siècle) ; London, British Library, Harley, 3802 (xve siècle). 98 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 13-14 : « quod sit optime morigerata, scilicet, quod non de facili irascatur, nec timeat, nec tristeatur, ne sit fatua, nec gulosa, nec ebriosa, quod omnes tales negligunt puerum ». 99 Maino de’ Mainerii, Regimen sanitatis, II, « De regimine pregnantis », éd. cit., fol. 24v : « Debet enim esse bonorum morum et laudabilium que tarde patiatur ab anime accidentibus, puta ira, tristicia, timore et similibus. Omnia enim corrumpunt lactis complexionem. Unde prohibendum est ne stolida lactet ; malicia enim morum ipsius ad hoc perducit eam ut infantis parvam habeat solicitudinem et parum blandiatur. Amplius non debet esse luxuriosa et ebriosa nec crapulata. Hec enim lactis corrumpunt complexionem » ; Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 145 : « Quinto, che sia di buoni e laudevoli costumi ; che non sia colerica, zioè che presto se coruze, che cussì non heba a vitiare il sangue ; anco non sia molto melenconica e capitosa ; che per tal suoa fatuità corezandose, se propona, o per il pianzere dil fanzuoleto

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à la physiologie galénique. Les passions et les états d’âme (accidentia animae) figurent parmi les choses non naturelles qui modifient la complexion du corps ; si la complexion de la nourrice est perturbée, ce sera le cas pour son lait aussi. (Leur interprétation est d’ailleurs proche de l’original arabe, où il est dit que la mauvaise complexion « passe dans la lactation »100.) Cependant, Maino et Savonarole ne précisent pas quel est l’effet de la corruption de la complexion du lait sur le nourrisson. Ils évitent donc l’interprétation difficile de l’expression abstinebit a lactatione. Jacques Despars, en revanche, va l’affronter dans son commentaire détaillé du passage. Selon lui, l’expression doit se comprendre comme le refus du nourrisson de téter le lait corrompu, ou l’oubli de la nourrice de l’allaiter au bon moment. Dans l’un et l’autre cas de figure, le bébé ne boit donc pas le mauvais lait. Par la seconde interprétation, Despars ramène la question de la corruption de la complexion de la nourrice à la négligence – thème qu’il développe ensuite en accusant les mauvaises nourrices d’être susceptibles de noyer les bébés dans leur bain, de les étouffer par mégarde, et de manière moins dramatique, de nuire à leur bien-être par un manque d’affection et d’attention. Selon Jacques Despars, la perturbation de la complexion de la nourrice a cependant aussi un effet plus insidieux sur l’enfant. Les nourrices stupides altèrent « la complexion, le corps et le caractère » des enfants, car « après le père et la mère, l’enfant tire le plus d’inclinaisons de sa nourrice »101. L’enfant risque donc de contracter les vices de sa nourrice. On retrouve cette troisième interprétation de l’effet des mauvaises mœurs de manière plus développée chez une poignée d’autres médecins médiévaux. Aldebrandin de Sienne dit que les nourrices colériques, tristes, craintives ou sottes « troublent la complexion des e d’altra caxuone, di a quello non dare il lacte, non essendoie madre, nè quello blandire, nè quello solicitare. O frontosa madre e cagna, modera, modera la tua ira e desdegno contra il fanzuoleto senza uxo di raxuone, e quello vogli blandire e solicitare come debbi ». 100 Tous mes remerciements vont à Nahyan Fancy pour les informations précieuses qu’il m’a fournies sur la version arabe de ce passage du Canon. Les traductions anglaises de Gruner et Hamdard sont trop libres et surinterprètent le passage. Avicenne dit que la mauvaise complexion (et non les mauvaises passions elles-mêmes) passe dans la lactation. Il semblerait que Gérard de Crémone a eu des difficultés pour comprendre le passage. Il n’a retenu que la négligence. En revanche, l’idée que les mauvaises mœurs conduisent à l’interruption de la lactation ne se trouve pas dans les éditions modernes du texte arabe. Il pourrait s’agir d’une interpolation dans le manuscrit utilisé par Gérard de Crémone ou d’une interprétation de sa part. Gérard de Crémone a également supprimé la référence à une tradition prophétique interdisant aux femmes stupides ou folles de servir comme nourrice. Sur la mise en nourrice dans le Coran, les hadith et le droit musulman, cf. Giladi, 1999. 101 Jacques Despars, Comm. Canon, I.3.1.2, éd. cit. sans foliotation : « In hac parte tertia docet [Avicenna] eligere bonam nutricem conditione sumpta a moribus eius. Et dicit primo quod bona nutrix consideratur, id est attenditur et eligitur secundum mores suos, quia oportet ut sit bonorum et laudabilium morum, scilicet diligens, benigna, iocunda et hilaris, cui arrideat infans, casta, sobria, munda, non cito turbata malis anime passionibus, ut ira, tristitia, timore et similibus. Nam passiones he corrumpunt aut alterant nutricis complexionem et consequenter lac eius, unde forte infans refutans suum lac abstinebit a lactatione, vel nutrix turbata negliget et abstinebit a lactatione infantis hora convenienti. Secundo dicit quod, propter mala que sequuntur ex turbatione nutricis ab anime passionibus, quidam legislatores prohibuerunt ne stolida mulier lactet infantem ; posset enim facile ipsum vel balneando submergere vel secum iacendo suffocare vel alterare ad malam complexionem, compositionem vel mores infantis. A nullo enim post patrem et matrem tot inclinationes trahit sicut a nutrice, propterea diligenter advertendum est ut sit bene morigenata. Tertio dicit quod ultra hec mala, scilicet corruptionem complexionis et abstinentiam a lactatione, que malitia morum nutricis efficit, est aliud malum quod ipsa operatur, scilicet perductio nutricis ad hoc ut non sit sollicita de infante neque blandiatur ei seu dulciter et suaviter tractet ipsum, nunc osculando, nunc cantando coram eo, nunc tripudiando cum eo gestato in brachiis, nunc prebendo mamillam et modis aliis quibus gaudet et retrahitur ab ira et clamore ».

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enfants » ; ceux-ci développent par conséquent ces mêmes défauts de caractère et c’est pour éviter « de changer leur noble forme », que les philosophes d’antan mirent en garde leurs seigneurs contre les mauvaises nourrices102. Dans son traité de physiognomonie daté des années 1230 – qui contient une longue section sur le mécanisme de la génération, avec des conseils pratiques concernant la conception, la grossesse et le régime de la nourrice – Michel Scot note que l’enfant « suit naturellement les vestiges des mœurs de celle qui l’allaite ». Pour convaincre son public du danger que fait peser la mauvaise nourrice sur le nourrisson, il rapporte le cas d’un enfant nourri du lait d’une truie qui se comporte comme un pourceau, et d’un autre nourri au lait de chèvre qui se met à gambader et à brouter de l’herbe. De même, un enfant dont la nourrice souffrait de fistules développa des fistules dans les mêmes organes qu’elle103. À l’époque de Despars, Pierre Andrieu, maître en médecine à l’université de Toulouse, signale, dans son traité sur la génération écrit pour le comte de Foix, que les enfants nobles peuvent dégénérer (degenerare) à cause du lait des mauvaises nourrices. Il dresse un parallèle avec les pèches comestibles en Occident, mais toxiques dans leur Perse d’origine. La qualité du fruit dépend du sol qui les nourrit. La graine fait naître la plante mais c’est le sol qui fait croître le fruit. Pour les enfants, il en est de même104. L’idée que le nourrisson puisse contracter la mauvaise nature de sa nourrice est compatible avec la physiologie galénique grâce au concept de complexion. La complexion du nourrisson s’assimile comme nous l’avons vu à la nourriture qu’il incorpore. Puisque la complexion détermine, selon Galien, non seulement l’état de santé et l’apparence physique d’une personne, mais aussi son caractère, le nourrisson risque, par l’intermédiaire de la complexion, de partager également les vices de sa nourrice. Il serait vain, dans ce modèle physiologique, d’opposer trop fortement nature et nourriture : la nourriture participe pleinement à la formation de la nature. Il n’en reste pas moins que Galien lui-même n’avait pas appliqué ces principes à la lactation. Le texte latin d’Avicenne, comme nous l’avons vu, n’y invitait guère non plus. Cela est vrai, a fortiori, d’autres sources médicales comme Muscio et le Pantegni. En réalité, la source d’inspiration de la crainte de la dégénérescence du nourrisson par le lait n’est pas médicale105. Aldebrandin de Sienne nous le signale lui-même par sa référence aux « philosophes d’antan ». On doit vraisemblablement y voir l’ombre d’Aulu-Gelle et

102 Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 76-77 : « Des coustumes, doit on garder s’ele est bien entechie, ne ne convient qu’ele soit ireuse, ne triste, ne paoureuse, ne sote, car ces coses remuent les complexions as enfans, et les fait devenir sos et mal acoustumés, et por ce, li philosophes aprendrent ancienement à lors seignours qu’il fesissent nourir lors enfans à sages nourices et bien accoustumees, por ce ke, par le malvaisté de lors nourrices ne peussent lor noble forme cangier ». 103 Michel Scot, Physonomia, I.8, éd. cit., p. 302-303 : « […] naturaliter [infans] imitatur vestigia moralitatis lactantis, ut patet per illum qui diu nutritus est lacte porce et per illum qui dudum lactavit capram etc., quoniam prior libenter intrabat vestitus in limum et comedebat, ut porcus, alter ibat saltim et libenter corrodebat plantas. Ille qui diu lactavit nutricem fistulosam fuit etiam in consimili parte sui fistulosus. […] Unde bene cavendum est cui nutrici detur infans ad lactandum propter tanta pericula que occurrunt ». 104 Pierre Andrieu, Pomum aureum, ms. Paris, BnF, lat. 6992, fol. 90r-90v. Sur ce traité daté de 1444, voir Green, 2008, p. 261. 105 Les sources médicales affirment cependant que les maladies peuvent se transmettre par le lait. Voir Ps-Galien, De spermate, transcription Merisalo cit., : « Contingit etiam quod ex patre occupato aliquibus passionibus. iam ex matre trahit puer passiones similes, aliquando etiam ex nutrimento lactis ».

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de Favorinus, même si ce dernier rejette la mise en nourrice tout court. Le parallèle, chez Jacques Despars, entre l’influence des parents et l’influence de la nourrice sur le caractère de l’enfant rappelle également les Nuits attiques, que ce soit directement ou indirectement106 : dans ses Saturnales, Macrobe, philosophe et grammairien romain dont l’œuvre est bien connue au Moyen Âge, paraphrase en effet l’argumentation de Favorinus sur le pouvoir du lait, sa similitude à la semence et les exemples animaux et végétaux107. Aulu-Gelle ou Macrobe ont sans doute aussi inspiré les exemples d’allaitement interspécifique chez Michel Scot108. Les médecins médiévaux semblent toutefois mélanger Aulu-Gelle avec d’autres sources. On note en effet des divergences. Les exemples de Favorinus concernent les animaux de la ferme et non les humains nourris de lait animal. Ses arbres meurent dans un sol hostile alors que les pèches de Pierre Andrieu perdent leur toxicité après être transplantées. L’anecdote des pèches persanes provient de Galien109. Michel Scot pourrait s’inspirer de la littérature courtoise qui décrit parfois des enfants allaités par des bêtes sauvages110. À moins qu’il ne s’agisse d’une croyance folklorique plus difficile à identifier. Pierre Andrieu présente l’idée que le lait des nourrices peut dégénérer les enfants nobles non pas comme une vénérable tradition philosophique, mais comme une croyance commune de personnes incultes. En ce sens, l’intégration de l’idée du danger du lait étranger dans la médecine savante suit une trajectoire similaire à l’incorporation de traditions non-médicales sur le danger du sang menstruel pour le fœtus et le nourrisson. Mais cette intégration n’est pas complète. Aldebrandin de Sienne et Jacques Despars n’attribuent jamais l’assimilation de l’enfant à sa nourrice explicitement au lait. Contrairement à Aulu-Gelle, Despars parle de l’influence des parents et de la nourrice, et non de l’impact de la semence, du sang et du lait. Il laisse ainsi ouverte la question de savoir si l’assimilation des enfants à leur nourrice repose sur un processus physiologique ou s’il s’agit plutôt d’une forme de mimétisme culturel et social. Dans une société où le sevrage a lieu vers l’âge de deux ans, les médecins ne pouvaient ignorer le rôle des nourrices dans la socialisation et l’éducation des enfants dont elles ont la garde.

106 Aulu-Gelle est transmis en deux morceaux au Moyen Âge, le premier couvrant les livres I-VII, le second les livres IX-XX, le livre VIII étant perdu. On trouve aussi de longs extraits de notre anecdote chez le chroniqueur Ralph de Diceto. Cf. Reynolds, 1983, p. 176-180 ; Holford-Strevens, 20032, p. 114 n. 79. 107 Macrobe, Saturnalia, V.11.15-18, éd. Robert A. Kaster, Loeb Classical Library, 2011, p. 328. Macrobe n’a pas repris la diatribe de Favorinus contre la mise en nourrice. Aulu-Gelle parle du pouvoir de la semence du père, alors que Macrobe adhère à la théorie de la double semence, paternelle et maternelle. Jacques Despars est sur ce point plus proche de Macrobe. 108 Il existe d’autres parallèles, dont le fait que Michel Scot rend la mise en nourrice responsable de l’absence d’affection entre les parents et l’enfant, thème qu’on ne trouve pas dans les sources médicales. 109 Il existe de nombreuses variantes de l’histoire. Celle la plus proche se trouve dans le De alimentorum facultatibus, II.36, éd. Kühn, t. 6, p. 617. 110 Le cas de l’enfant nourri par une truie est proche d’un exemplum dans une branche tardive du Roman de Renart. Dans ce texte de la fin du xiiie siècle, postérieur à celui de Michel Scot, une mauvaise nourrice à court de lait fait allaiter l’enfant qui lui est confié par une truie. Après le sevrage, au moment de retourner dans sa famille d’origine, l’enfant se roule dans la boue. Comme l’indique Badel, 1979, p. 259-276, le rapport entre les deux textes est difficile à établir. Je dois la référence au Renart le nouvel au bel article de Dittmar, Maillet et Questiaux, 2011. Les auteurs montrent que dans l’hagiographie et la littérature l’allaitement par des bêtes sauvages peut aussi avoir une valeur positive.

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Aldebrandin et Despars conviennent que les mœurs de la nourrice déteignent sur le nourrisson, mais ils restent ambigus sur le mécanisme de cette assimilation. Inversement, Maino et Savonarole disent bien que les mœurs corrompent le lait, mais taisent son effet sur le bébé. Les mœurs et les mauvaises émotions apparaissent chez eux comme une cause de corruption du lait parmi d’autres : la nourriture, les rapports sexuels, etc. Les médecins médiévaux résistent somme toute à la tentation d’attribuer au lait un pouvoir quasi-héréditaire. Conclusion On tend aujourd’hui dans la temporalité médicale et sociale à découper une période de la naissance au sevrage. Pour la médecine médiévale, en revanche, la lactation fait partie intégrante d’une période qui part de la conception jusqu’au sevrage et à la petite enfance ; on débute plus tôt et on termine plus tard. En témoignent tant l’enchevêtrement de la puériculture, de la pédiatrie, de la gynécologie et de l’obstétrique dans l’organisation des textes de médecine pratique, que les théories physiologiques. La naissance constitue bien sûr une rupture importante, tant pour la mère que pour l’enfant, mais sur le plan physiologique, l’allaitement fait encore partie de la vie du fœtus. Le fœtus et le nourrisson se nourrissent d’un seul et même sang maternel ; l’unique différence est sa coction et blanchiment dans les veines des seins après la naissance. Sous la pression de croyances communes sur la nocivité du sang menstruel, les médecins médiévaux nuancent, certes, le rapport entre le sang menstruel et la nourriture du fœtus et du nourrisson. Mais cela ne change pas l’idée de la continuité entre lactation et gestation et conduit même parfois à l’accentuer encore par la notion que le fœtus se nourrit déjà de lait et non de sang. Malgré l’importance, dans la diététique galénique, d’une nourriture adaptée et similaire à la complexion du corps et en dépit de la méfiance envers tout changement brusque, l’idée de la continuité physiologique entre grossesse et lactation ne se traduit guère par une défense de l’allaitement maternel. Certes, les médecins médiévaux affirment la supériorité du lait maternel en raison de son identité avec la nourriture du fœtus in utero, mais ils n’en font pas une règle absolue. Une bonne nourrice peut avoir du meilleur lait que la mère. Les médecins médiévaux adaptent leur discours à une société dont les élites – et de plus en plus les strates intermédiaires – tendent à séparer le rôle de la génitrice de celui de la nourricière. Bien conscients qu’il n’est pas toujours possible de trouver la perle rare, ils se veulent rassurants, en donnant des conseils pour rectifier un lait d’une qualité et quantité qui laisseraient à désirer111. L’Église est moins conciliante. Les auteurs de pénitentiels et des sommes pour les confesseurs et les prédicateurs soupçonnent les mères qui n’allaitent pas de vouloir éviter l’interdit sexuel ecclésiastique, ou qualifient la mise en nourrice de contre nature. Dans les années 1220, Thomas de Chobham en va jusqu’à décrire le refus d’allaitement maternel

111 Bernard de Gordon, Tractatus de conservatione, 2, éd. cit., p. 15 : « Sed quod nutrix non semper invenitur, in qua non sit defectus, necessarium erit ut rectificetur complexio » ; Jean de Gaddesden, Rosa anglica, éd. cit., fol. 84r : « Cura in defectu lactis. Aliquando post partum lac deficit cicius solito vel debito et maxime in nutricibus que de lactatione nutriuntur et tunc amoventur a servitio suo ut sepe vidi. Et ideo oportet sic facere ut ego feci. […] ».

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comme l’une des cinq manières de tuer l’enfant – outre la contraception, l’avortement, l’infanticide et la négligence – en faisant appel à la médecine : il se peut que la complexion de la nourrice ne corresponde pas à celle de l’enfant et que son lait ne lui soit donc pas adapté112. L’opposition entre discours médical et discours pastoral n’est pourtant pas totale. Michel Savonarole, nous l’avons vu, tient des propos sévères sur la mise en nourrice et son traité se rapproche, par sa rhétorique, d’un sermon de mariage. Inversement, les représentants du discours pastoral finissent souvent par mettre un peu d’eau dans leur vin. Si la mère se sent trop faible pour allaiter, elle doit au moins laver et nourrir l’enfant de temps en temps, conclut Thomas de Chobham113. Dans un sermon sur le mariage prêché le 5 septembre 1427 sur la place du Campo à Sienne, le franciscain Bernardin de Sienne distingue quant à lui entre la mise en nourrice pour raison médicale et la mise en nourrice par vanité et souci du confort114. Nous avons vu que la continuité physiologique entre gestation et lactation implique l’incompatibilité de ces deux états du corps féminin. La production de la nourriture pour le fœtus empêche la sécrétion de celle destinée au nourrisson. Il faut donc à tout prix éviter que la femme qui allaite tombe à nouveau enceinte ; son lait risquerait de se tarir et d’être de mauvaise qualité – un risque que nous reconnaissons d’ailleurs encore aujourd’hui. Dès l’Antiquité et tout au long du Moyen Âge et au-delà, les médecins interdisent aux femmes allaitantes d’avoir des rapports sexuels. Une nourrice enceinte « tue et détruit les enfants »115. Une veuve serait la nourrice parfaite116. La conviction de l’incompatibilité de la grossesse et de l’allaitement n’est pas confinée au monde médical. Tant les contrats de nourrices gréco-romains, que ceux que l’on a conservés pour la ville de Florence à la fin du Moyen Âge stipulent qu’une nouvelle grossesse rendrait le contrat caduc117. La médecine et le discours pastoral convergent donc, en se renforçant mutuellement, sur l’interdiction du coït pendant le post-partum et la lactation. Néanmoins, durant la période qui nous concerne, ces interdits ont bien moins d’importance en théologie qu’en médecine. La réglementation de la sexualité doit, en effet, se percevoir de manière dynamique. Au haut Moyen Âge elle se fonde sur une logique de pureté qui envahit toute l’Église de l’époque118. Avec la scolastique, l’accent se déplace. C’est l’adultère et la stabilité du mariage qui obsèdent les clercs des écoles. Les théologiens et canonistes tendent, surtout à partir du xiiie siècle, à considérer les rapports sexuels pendant des temps ou dans des positions prohibées comme un péché véniel, à condition qu’ils soient motivés par le

112 Thomas de Chobham, Summa confessorum, VII.4.9.15, éd. F. Broomfield, Louvain, Paris, Nauwelaerts, 1968, p. 465. 113 Ibidem. 114 Bernardin de Sienne, Prediche volgari sul Campo di Siena, 21, éd. Carlo Delcorno, Milan, Rusconi, 1989, t. 1, p. 610-611. Voir aussi Dittmar, Maillet et Questiaux, 2011. 115 Aldebrandin de Sienne, Régime du corps, éd. cit., p. 77 : « […] car femme ençainte quant ele alaite tue et destrait les enfants ». 116 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 152 : « E di ziò tuor habiamo, che sopra tute le baile la vedova è megliore assai, quando ha le condictione dicte, e che è di buon costume, casta, non inamoratiza ; che cussì tuto il cuor suo ha al bene dil fanzuoleto ». 117 Abou Aly, 1996, ; Klapisch-Zuber, 1983. 118 Pour un résumé des débats parmi les spécialistes du haut Moyen Âge sur le rapport entre pureté matérielle et pureté morale, cf. Czock, 2015, ici p. 24-26.

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souci d’éviter la fornication119. L’interdiction des rapports sexuels pendant la lactation, une fois les relevailles passées, apparaît même comme un simple conseil120. L’obligation de rendre le devoir conjugal devient l’argument cardinal. Les clercs prennent en compte l’impact de la transgression des interdits sexuels sur le fœtus et sur le nourrisson, mais en cas de conflits de normes, cet argument ne pèse pas lourd. Le risque de fornication apparaît comme plus immédiat et plus certain. La survie et la qualité du fœtus restent toutefois un argument en faveur de l’allaitement maternel. On l’a vu chez Thomas de Chobham et on le retrouve, de manière plus développée, chez Bernardin de Sienne. Fustigeant les femmes qui refusent d’allaiter, le franciscain multiplie les exemples de lactations interspécifiques qui nous sont désormais familiers, et incrimine le « mauvais sang » mercenaire susceptible de dénaturer les bébés121. L’argumentation d’Aulu-Gelle se voit ainsi intégrée au message pastoral122. Elle se trouve aussi sous la plume des moralistes laïcs. L’humaniste Leon Battista Alberti accuse, dans ses Libri della famiglia (1433-1434), le lait corrompu de transmettre non seulement les maladies de la nourrice, comme la lèpre et l’épilepsie, mais aussi ses « mœurs bestiales », citant Favorinus et Aulu-Gelle explicitement en appui123. Dans les années 1360-1370, le marchand florentin Paolo da Certaldo met déjà en garde contre les nourrices viciées, stupides et ivrognes, car « les enfants suivent la nature du lait qu’ils boivent »124. Les médecins médiévaux sont comme nous l’avons vu bien plus réticents à attribuer un tel pouvoir au lait. Ils établissent plutôt un lien entre les mauvaises mœurs et le risque de voir le bébé négligé et semblent moins redouter la corruption du lait ou la transmission des dites mœurs. Les mauvaises nourrices manquent de tendresse pour le nourrisson et peuvent mettre sa vie en danger en l’étouffant ou en le noyant par accident. Enfin, tous les médecins médiévaux ne citent pas les mauvaises mœurs et chez ceux qui le font, il ne s’agit que d’un facteur parmi d’autres dont il convient de tenir compte quand on recrute une nourrice. La préoccupation centrale des médecins se porte sur le régime alimentaire et sur la rectification de la quantité et de la qualité du lait. Le cas de Michel Savonarole est à ce titre éclairant. Savonarole est bien plus critique de la mise en nourrice que ses collègues. À ses yeux, faire nourrir son enfant par des seins étrangers l’expose au risque de contracter des maladies graves et potentiellement mortelles. On aurait pu s’attendre à ce qu’il renforce sa 119 Ziegler, 1956, p. 237-243, 254-258 ; Flandrin, 1973 ; Brundage, 1987, p. 242, 368 ; Elliott, 1993, p. 150-151 ; Marienberg, 2003, p. 127-131. 120 Par exemple, Astesanus de Asti, Summa de casibus conscientiae, II.8.10, éd. Lyon, 1519, fol. 205v. 121 Bernardin de Sienne, Prediche volgari, 21, éd. cit.,, t. 1, p. 610-611. Voir aussi Dittmar, Maillet et Questiaux, 2011. 122 Il n’est pas impossible que Thomas de Chobham s’inspire aussi d’Aulu-Gelle. 123 Leon Battista Alberti, I libri della famiglia, I, éd. F. Furlan, R. Romano, A. Tenenti, Turin, Einaudi, 1994 ; tr. fr. Maxime Castro, Paris, Belles Lettres, 2013 ; par commodité j’ai consulté le texte italien de l’édition de Cecil Grayson, Bari, 1960, p. 34-37. Francesco Barbaro tient un discours similaire dans son De re uxoria. Cf. Hairston, 2013, p. 188-212. 124 Paolo da Certaldo, Libro di buoni costumi, par. 368, éd. dans V. Branca, Mercanti scrittori ricordi nella Firenze tra Medioevo e Rinascimento, Milan, Rusconi, 1986 (consulté sur bibliotecaitaliana.it) : « Se t’avviene che tu abbi figliuoli, uno o più, molto guarda di dargli a nudrire a buona baglia, e che sia di natura savia, e sia costumata e onesta, e che non sia bevitrice né ubriaca, però che molto spesso i fanciulli ritraggono e somigliano da la natura del latte che poppano ; e però ti guarda le baglie de’ tuoi fanciulli non sieno superbie né con altri mali vizi ». Pour des raisons similaires, l’auteur met aussi en garde contre les nourrices qui à court de lait font nourrir l’enfant par un animal.

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défense inhabituellement ardente de l’allaitement maternel par des récits sur l’allaitement interspécifique. Il n’en est rien. Savonarole ne démonise pas les nourrices. Le danger de la mise en nourrice réside bien moins dans ses mœurs, que dans ses habitudes alimentaires. Les nourrices sont souvent de « pauvres petites femmes » qui n’ont pas les moyens de s’alimenter correctement. L’alimentation mauvaise engendre un mauvais sang, et donc un lait de qualité inférieure. Ce mauvais lait est susceptible de causer des fièvres et des convulsions, et de couvrir le nourrisson de croûtes, de pustules et de boutons. La mise en nourrice nuit au corps plutôt qu’à l’âme. La racine de ce danger est sociale et non morale125. Une anecdote dans un manuel médical de la fin du Moyen Âge suggère, en outre, qu’une attitude détendue concernant la lactation interspecifique était encore possible. Dans le chapitre sur le lait, Valesco de Tarente, médecin de Gaston Phoebus et de ses successeurs, dit avoir vu une chèvre qui nourrissait un petit enfant dans le berceau. La chèvre léchait l’enfant comme s’il s’agissait de son propre chevreau, en bêlant. Selon la mère, qui n’avait pas de lait elle-même, l’enfant dormait à merveille si la chèvre mangeait du pain et de l’orge et buvait un peu de vin. Mais lorsqu’elle broutait de l’herbe avec les autres chèvres, l’enfant pleurait la nuit et ne voulait pas dormir. La chèvre avait déjà nourri avec succès un autre de ses enfants. Si les humains nourrissent leurs animaux convenablement, en conclut Valesco de Tarente, le lait animal peut s’adapter à la consommation humaine et sauver les petits qui sont créés à l’image et la ressemblance de Dieu126. Certes, la mère du récit de Valesco n’est pas une noble dame. Elle aurait, sinon, pu recruter une nourrice. Mais Valesco utilise son exemple pour renforcer l’importance de la bonne nourriture pour produire du bon lait, un message utile pour ses patrons nobles également. L’anecdote sur la chèvre affectueuse est surtout l’opposé exact des récits de Michel Scot et de Favorinus. On n’y détecte aucune anxiété concernant le pouvoir du lait. Ce n’est qu’à l’époque moderne que la médecine donnera sa pleine caution scientifique à l’avertissement d’Aulu-Gelle127. 125 Michel Savonarole, De regimine pregnantium, éd. cit., p. 151-152 : « […] spesso entraviene che le nutrice over baile sono poverete, e manzano e beveno di quello che puono, e cussì dampnifica il cibo a fanzuoleti, e di quello da poi se genera febre e altre malatie in quelli, che cussì i perducono spesso a la morte. E non se confide, dicendo che biem padiscono quelli tali cibi come porri, cevolle etc., e che di quelli suono uxate a manzare ; il perchè, come dice Avicena, quelli se converteno in cativo lacte, il quale da puo’ è caxuone di molte infermità. [suit une citation d’Avicenne en latin] Si che, frontosa a cui il fiolo è caro, nota bene questo dicto, quando lacti, quando sei gravida, e quando dài il fiolo a baila, che non sia troppo povereta ; ma, come dicto è, guarda che la sia de buoni custumi e che ebba il muodo de vivere, il perchè vole essere de buoni cibi nutrita, i quale hebano a generare buon sangue per il san essere dil fanzuoleto e suo longo vivere. Et sopratutto guardase da l’apio, che è provocativo dil male caduco ; da la ruta e da la rucula, che conturbano il lacte et provoca i mestrui e conturbano il sangue » ; ibidem, p. 168-169 : « spesso le madre suono caxuone di le infirmità di fantini […] par povertà, non havendo il muodo di buoni cibi, manza di cativi e nocivi – sì che non se riguardendo e cussì gie nascono il latume, pustule, cruste et altre infirmità, per le quale biem da puo’ pagano le madre nutrice di la moneta che meritato hanno dendogie le male nocte e cativi pasti ». 126 Valesco de Tarenta, Philonium, III.11, éd. Venise, 1521, fol. 80r. Voir York, 2016, p. 26-64, ici p. 55-56. Ma traduction du passage diffère toutefois de celle de York. 127 Ambroise Paré, De la génération, cap. 24, éd. in Deux livres de chirurgie, Paris, 1573, p. 110-111 : « […] semblablement qu’elle soit sage et bien morigeree : car l’enfant ne tire tant du natural à personne, après le pere et la mere, que de sa nourriçe, à raison du lait qui tette [mes italiques], ce qui est congneu par experience des petits chiens qui seront alletés d’une louve ou d’une lionne, lesquels seront plus furieurs, hardis et mauvais. Au contraire on aprivoise les petits leonceaux et leopars, les faisans nourrir de lait de chevre ou de vache : d’avantage les petis agnelets qui alletteront une chevre, auront leur laine plus dure : au contraire les chevreaux qui allettent une brebis, auront leur poil plus mol ».

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La cure de petit-lait suisse. Aliment, médicament et cure médicale au xviiie siècle*

Introduction : l’histoire d’une innovation Au début des années 1800, circule, au sein de la communauté médicale européenne, une histoire relatant l’invention, en Suisse, de la première cure de petit-lait. Le médecin Johann Heinrich Heim (1802-1876), issu du village se trouvant au cœur du récit, diffuse l’histoire comme suit1 : en 1749, le Dr. Meyer, d’Arbon, dans le canton de Thurgovie, suggère à son beau-frère, un certain Monsieur Steinbrüchel de Zurich, d’essayer un traitement avec du lait. Il est recommandé au patient, qui souffre d’une maladie de la poitrine, d’entreprendre la cure dans le petit village de Gais, dans le canton d’Appenzell. L’aubergiste du Gasthof zum Ochsen [et grand-père de Johann Heinrich Heim], Hans-Ulrich Heim (1720-1814), demande aux bergers locaux de livrer chaque matin du petit-lait de chèvre frais et chaud. À la surprise de son médecin, l’homme est guéri après plusieurs semaines et rentre chez lui. La nouvelle de cette cure se répand rapidement dans les cercles médicaux, menant d’autre médecin à envoyer des patients à Gais. Au cours des décennies suivantes, Gais – « un village d’apparence joyeuse2 » – devient un centre renommé pour la dite Gaisschottenkur (la cure de petit-lait de chèvre). D’autres établissement sont construits, d’abord dans la région alentour, notamment à Weissbad, Trogen, Appenzell et Heinrichsbad près de Herisau. De là, la cure se propage dans d’autres régions montagneuses, principalement en Suisse, en Autriche, en Bavière, mais aussi dans certaines plaines, où est alors principalement utilisé du lait de vache. La cure – le plus souvent mise en rapport avec la nature alpine suisse –



* Cette contribution prend appui sur une recherche subventionnée par la « Family Larsson-Rosenquist Foundation ». Traduction de Jade Sercomanens. 1 J. H. Heim, Die Heilkräfte der Alpenziegen-Molken und der Molkenkurort Gais, Zürich, Schultheß, 1844, p. 96-97. Le premier auteur à avoir présenté le récit est : [ J. H.] Ernst, « Nachricht von Gaiss, und von dem daselbst üblichen Gebrauch der Ziegenmolken », Museum der Heilkunde, 3 (1795), p. 201 et suivantes ; voir aussi F. K. von Kronfels, Gais, Weisbad und die Molkenkuren im Canton Appenzell, Constanz, W. Wallis, 1826, p. 39s. Herman Weber, un médecin à l’hôpital allemande de Londres, diffuse l’histoire en Grande-Bretagne : H. Weber, « Notes on the Climate of the Swiss Alps, and on some of their Health Resorts and Spas », The Dublin Quarterly Journal of Medical Science, 37 (1864), p. 333s. 2 Weber, op. cit., p. 362 (« a village of cheerful appearance »). Barbara Orland  •  Universität Basel, PharmazieMuseum Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 539-565 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127454 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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reste populaire jusqu’à la fin du xixe siècle, pour disparaître ensuite progressivement de la culture thermale moderne3. Jusqu’à présent, le récit du village de Gais et de la cure de petit-lait de chèvre a été mentionnée par les historiens comme une anecdote de l’histoire du tourisme alpin4. Lorsque les montagnes suisses sont devenues une destination touristique, à la fin du xviiie et au début du xixe siècles, le territoire et son climat ont très vite été considérés comme un « paysage thérapeutique5 » avec de l’air frais, des eaux thermales, et des plantes médicinales, et le lait comme un « fluide extraordinaire6 ». La cure de petit-lait telle qu’elle apparaît dans ce contexte, alors souvent pratiquée en même temps que le bain, semble n’être rien de plus qu’un élément anodin d’une culture thermale émergente, avec sa tendance à commercialiser le divertissement, les loisirs, ainsi qu’une nouvelle manière d’interagir avec l’environnement. Cependant, les historiens savent très bien que l’usage médical du lait ou de l’un de ses composants n’est pas un phénomène nouveau7. Depuis l’Antiquité au moins, des médecins, des guérisseurs et des laïcs ont utilisé des laits de toutes sortes dans le traitement régulier et les soins diététiques des patients8. D’anciens dispositifs de materia medica, trouvés empiriquement dans les premiers temps de l’humanité, ont été largement utilisés jusqu’au xviiie siècle, et, en particulier, la médecine des Lumières, avec son emphase sur la théorie et la pratique hippocratiques, est devenue maître dans la reformulation de traditions passées9. Certains auteurs ont occasionnellement identifié les cures de lait comme une thérapie empirique réinvestie du passé, et ont même cité des textes de Pline, Hippocrate et Galien pour valider leurs prescriptions10. Ils ont ainsi suivi le même modèle que la médecine hippocratique, arguant que :

3 Il existe une abondante littérature sur la culture thermale du petit-lait au xixe siècle, voir, par exemple, G. Rüsch, Anleitung zu dem richtigen Gebrauche der Bade- und Trinkcuren ueberhaupt, mit besonderer Betrachtung der schweizerischen Mineralwasser und Badeanstalten, Ebnat, St.Gallen, Abraham Keller, 1825-1826, 2 vol. ; F. B. Zeller, Die Molkenkur in Verbindung der Mineral-Bronnenkur, Würzburg, Etlinger, 1826 ; H. Rheiner, Das Moosberger oder Heinrichs-Bad im Kanton Appenzell, historisch, chemisch und topographisch beschrieben, St. Gallen, Huber und Compagnie, 1833 ; F. Garlichs, Über den medizinischen Gebrauch der Milch und der Molke : Eine Inaugural-Abhandlung, Würzburg, Becker, 1837 ; V. Müller, Specielle Beschreibung der Heilquellen, Mineralbäder und Molkenkur-Anstalten des Königreichs Bayern, München, Eigenverlag, 1843 ; J. J. Strasser, Interlaken im Berner Oberlande als Luft- und Molkenkur-Ort, vom therapeutischen Standpunkte aus betrachtet, Interlaken, Kurhaus-Verwaltung, 1863 ; F. Roubaud, Les Cures de Petit-Lait en Suisse, en Allemagne, dans le Tyrol et la Styrie, Paris, Adrien Delahaye, 1867. 4 Barton, 2008, p. 8-12 ; Treichler, 2010, p. 49-52. 5 Ces dernières années, la recherche sur les « paysages thérapeutiques » a permis d’augmenter largement les connaissances sur le sujet, voir, par exemple, Gebhard et Kistemann, 2016. L’historien a mis en avant que l’un des facteurs clefs de l’intérêt grandissant pour les sublimes paysages montagneux est « la promotion consciente de la médecine et de la guérison » (« the conscious promotion of medicine and curing ») : Wood, 2012, p. 19-21. Si les centres thermaux anciens étaient jusque-là attrayants pour un style de vie aristocratique, au cours du xviiie siècle, les promoteurs des centres thermaux se trouvent plus souvent parmi les médecins, qui revendiquent alors scientifiquement le pouvoir curatif des substances afin d’attirer les malades et les convalescents de toutes classes. Ainsi, les stations thermales de la fin du xviiie siècle ont joué un rôle important dans l’érosion des barrières entre les classes, comme le soutient Wood, et ont eu une influence sur le développement d’un nouveau Bürgertum. 6 Hofmann, 2011, p. 32. 7 Bircher, 1953, p. 937-941. 8 Voir les contributions à ce sujet in Sperling, 2013. 9 Voir Cantor, 2002, p. 1-16. 10 G. H. Behr, Zwey Bücher von der Materia Medica, oder vollständige Beschreibung aller und jeder Arzeney-Mittel : Samt beygefügter wohl-eingerichteter und höchst-nutzbarer Therapie, Straßburg, Johannes Beck, 1748, p. 241-249.

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Le petit-lait rafraîchit, détache, nettoie, assèche, sèche et augmente les urines, et est donc utilisé pour nettoyer et purger les infusions, contre le scorbut, la gale, les démangeaisons, la lèpre, la variole française, etc11. Néanmoins, si la prescription de petit-lait était une pratique au moins séculaire, qu’y avait-il alors d’ancien et qu’y avait-il de nouveau dans la cure de petit-lait ? S’il y a beaucoup de preuves que les régimes médicaux modernes ont des racines historiques profondes, comment le passé a-t-il continué à façonner le présent ? Pourquoi, et comment les praticiens médicaux du xviiie siècle ont-ils actualisé un concept repris du passé ? Cet article répondra à ces questions en examinant des enjeux qui n’ont pas encore reçu l’attention qu’ils méritent. Plutôt que de passer en revue les différentes écoles de médecine et leur utilisation du lait au fil des siècles, cet article s’intéresse à la problématique épistémologique sous-jacente de la théorie de la matière qui, avec les méthodes changeantes d’étude des substances et des processus physiques, a joué un rôle fondamental dans la compréhension par la médecine des causes des maladies, de la manière dont les médicaments sont métabolisés et des effets des médicaments ou des interventions thérapeutiques sur l’organisme. Nous devons garder à l’esprit que les prescriptions ainsi que les mises en garde concernant l’usage médical du lait impliquent généralement une compréhension de la matière : qu’est-ce que le lait et comment agit-il. De même, plusieurs disciplines (philosophie naturelle, chimie, physiques expérimentales) interagissent avec la pratique médicale quant à l’idée de savoir si (ou quand) une sorte de lait ou une partie du lait est considéré comme médicament ou nourriture. Mentionner tous ces enchevêtrements s’étendrait d’ailleurs bien au-delà du cadre de cet article. Mon intérêt est de faire ressortir une histoire de la connaissance du lait, caractérisée par les recherches anatomiques et physiologiques qui ont émergé à la suite de la découverte de la circulation sanguine au milieu du xviie siècle12. J’évoquerais en particulier les débats sur la manière dont le lait est généré dans le corps et sur l’effet de ce processus sur la qualité de la substance et de ses composants. Ce n’est qu’au regard de cette nouvelle connaissance sur la matérialité du lait que la raison de la promotion du lait quotidien par les médecins du début du xviiie siècle devient évident, et ce, en particulier, pour la cure de petit-lait. Jusque-là, le petit-lait était un résidu du traitement du lait peu apprécié, et n’était que rarement utilisé comme laxatif. Par la suite, toutefois, la mise en place de régimes à base de petit-lait – provenant d’une conception radicalement nouvelle de la physiologie de la nutrition et du métabolisme de la lactation – a circulé à travers l’Europe13. Par conséquent, la cure de petit-lait qui a été commercialisée avec succès dans la région d’Appenzell au cours de la fin du xviiie siècle n’est pas vraiment originale. Celle-ci, pratiquée à de nombreux endroits, résulte en fait d’une pensée récente présentée dans les manuels médicaux et d’une nouvelle vogue de nourritures de santé.

11 Pharmacopœia Londinensis : or, the new London dispensatory, in six Books, translated into English, the eighth edition, corrected and amended, by William Salmon, London, T. Dawks, for T. Bassett, R. Chiswell, M. Wotton, G. Conyers, and I. Dawks, 1716, p. 238 (« Whey is cooling, loosening, cleansing, drying, and diuretick, and is therefore used in cleansing and purging Infusions, against the Scurvy, Scabs, Itch, Leprosy, French Pox, etc. »). 12 J’ai exploré cette histoire plus en détail in Orland, 2012a, p. 357-369. 13 Sur l’émergence de la physiologie expérimentale au xviie siècle, voir Cunningham, 2010. Sur la physiologie en général, voir : Horstmanshoff, King et Zittel, 2012.

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Appenzell et le monde de la science Laurenz Zellweger (1692-1764), médecin de formation et savant éclairé de la région, a créé les conditions propices au développement de cures de petit-lait dans son pays natal14, et ce, des décennies avant le véritable essor de ce marché dans les années 1760. À une époque où les élites européennes n’avaient pas encore eu connaissance des lieux et des traditions de santé du canton d’Appenzell, Zellweger, vivant dans le village de Trogen, a mis en place la Gaisschottenkur (cure de petit-lait de chèvre) à l’intention de ses amis urbains, de Zurich et d’ailleurs. Depuis 1734 au moins, alors qu’il a déjà constitué un vaste réseau scientifique, certains des amis les plus proches de Zellweger – parmi lesquels plusieurs écrivains éminents, comme Johann Jakob Bodmer (1698-1783), Salomon Gessner (1730-1788), ou des médecins érudits comme Caspar Hirzel (1725-1803) – lui rendent régulièrement visite pour des conversations édifiantes, des marches dans les Alpes, ou des cures de petit-lait d’une semaine15. La plupart d’entre eux sont des intellectuels, hautement cultivés et bien instruits, mais ne sont pas habitués à voyager en campagne. De cette manière, Zellweger et ses amis – appelés les « Frères de petit-lait » ou « Société de petit-lait » – ont popularisé une nouvelle signification du petit-lait, transformant un sous-produit agricole en un aliment de santé et une approche thérapeutique en une mesure préventive. De leur vivant déjà, la plupart de ces savants se sont fait connaître par leur désir de célébrer le bonheur perdu d’un mode de vie naturel, qu’ils estimaient être conservé parmi les bergers des Alpes. Il semble d’ailleurs que la plupart des médecins zurichois des années 1750 ont connaissance de cette communauté savante de buveurs de petit-lait qui se rencontrent pendant quelques années à Trogen. En d’autres termes, l’idée d’un médecin urbain envoyant son patient en Appenzell n’a rien de particulier. Mais pourquoi Zellweger a-t-il commencé à promouvoir la consommation de petit-lait dans les années 1730 ? C’était, à mon avis, moins un sens de la tradition lui permettant de considérer le petit-lait comme une sorte de boisson curative et de soins de santé, que le fait qu’il était bien informé des développements médicaux et scientifiques de son époque. En tant que membre d’une riche famille de marchands protestants, le jeune Zellweger a eu l’opportunité, loin d’être évidente, de devenir un membre de la République des Lettres des Lumières. En 1709, il est envoyé à Zurich comme étudiant auprès de l’éminent médecin et naturaliste Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733)16. En une année d’apprentissage, Zellweger prend part au septième voyage dans les Alpes de Scheuchzer. Avec son mentor, il apprend à faire des observations météorologiques et des expériences avec un baromètre. Ils examinent la nature de l’eau des bains parfois centenaires, prennent des notes sur des plantes spécifiques ou des formations rocheuses et transcrivent des inscriptions sur des maisons ou monuments. Pendant ce séjour alpin, Zellweger ne gagne pas seulement un intérêt pour l’histoire naturelle descriptive comme une branche du savoir académique, mais il comprend que les naturalistes savants doivent beaucoup de leurs connaissances aux communautés locales et aux pratiques traditionnelles. Son professeur, Scheuchzer, a 14 Pour la biographie de Zellweger, voir Kellenberger, 1951. 15 Eisenhut, 2011. 16 Sur la relation entre Zellweger et Scheuchzer, voir Schnegg, 2013, p. 187-202 ; Schudel-Benz, 1924, p. 1-24 ; Schudel-Benz, 1924, p. 24-36 ; Schudel-Benz, 1924b, p. 37-74.

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étudié en détail l’économie du système agricole alpin, dont l’élaboration du fromage et de Schotte (petit-lait)17. De telles études sur l’appréhension locale des habitants et de leur utilisation de l’environnement a un effet sur les activités ultérieures de Zellweger en tant que médecin, ainsi que ses opinions sur les conditions de vie et habitudes alimentaires dans son pays natal, comme nous le verrons plus loin. Zellweger reste en correspondance avec Scheuchzer, même quand, en 1710, il s’inscrit comme étudiant à temps plein à la faculté de médecine de l’Université de Leyde aux Pays-Bas, et suit les cours du célèbre Herman Boerhaave (1668-1738), professeur tout à la fois de médecine, de botanique et de chimie18. À Leyde, où Zellweger reste trois ans avant de voyager à Paris et de revenir chez lui, il étudie la théorie médicale de Boerhaave, qui devient extrêmement influente parmi les médecins qualifiés à travers toute l’Europe. Dans son traité De nutritione animali, de 1713 – la préface dans laquelle rend hommage au savoir bénéfique de son professeur – Zellweger suit de près, à bien des égards, le système de Boerhaave19. Le sujet n’était pas choisi par hasard, mais concerne l’un des principaux axes de recherche de Boerhaave à cette période. Celui-ci, qui était reconnu comme le grand synthétiseur et systématiseur des connaissances physiologiques du xviie siècle, a développé une théorie très complexe de métabolisme (pour le dire dans des termes modernes), qui vise à intégrer les nombreuses découvertes anatomiques et physiologiques qui ont suivi la découverte de la circulation sanguine par William Harvey en 162820. L’idée d’une circulation au lieu d’un flux cyclique a révolutionné l’anatomie par le biais de laquelle on commence alors à explorer en détail le système vasculaire du corps, détectant la lymphe et le système nerveux et induisant des expériences afin de comprendre les itinéraires et directions des flux humoraux21. En conséquence de cela, le sang a progressivement perdu sa fonction en tant que seul aliment s’écoulant à travers le corps. Il existe évidemment une catégorie large de fluides et humeurs, nécessaires pour le besoin constant de réparation et renouvellement du corps. Boerhaave insiste sur le fait que chacun a besoin d’une « machine chylopoïétique complète », qui représente la « force unifiée » des viscères, l’action combinée de plusieurs organes, vaisseaux et humeurs ou sucs qui forment le suc nutritif, appelé chyle22. Ce suc, cependant, ne disparaît pas simplement dans la circulation sanguine, mais se mélange au sang en circulation et se déplace dans le corps dans un état de flux constant. Le traité de 1713 de Zellweger esquisse le travail de Boerhaave sur la nutrition, sans mentionner le concept de machine chylopoïétique. En effet, cette tentative théorique d’appréhender la formation du suc nutritif, la manière dont il se mélange avec le sang, circule dans le corps et, entre autres, fournit le matériel pour la production du lait, est alors un travail en cours. Jusque-là, Boerhaave ne l’avait que brièvement mentionné

17 Voir J. J. Scheuchzer, Beschreibung der Natur-Geschichten des Schweizerlands, vol. 1, N. 8, Zürich, Michael Schaufelb. s. E. und Christoff Hardmeier, 1706, p. 30 et suivantes ; Marchal, 2010, p. 179-196. 18 Pour des détails biographiques, voir Lindeboom, 1968 ; Knoeff, 2002. 19 L. Zellweger, Disputatio medica inauguralis, de nutritione animali, quam annuente summo numine, Lugd. Batav., Arnoldi, 1713. 20 Plus de détails dans Orland, 2012a. 21 Sur la physiologie de la circulation, voir Davies, 1973 ; Brown, 1981. 22 H. Boerhaave, Dr. Boerhaave’s academical lectures on the theory of physic, being a genuine translation of his institutes and explanatory comment, collated and adjusted to each other, as they were dedicated to his Students at the University of Leyden, éd. A. von Haller, vol. 1, London, W. Innys, 1742-1746, p. 363.

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dans ses Institutiones Medicae, le résumé de ses cours universitaires, améliorés et affinés constamment pendant des décennies. Une première édition de ce manuel médical est publiée environ quatre ans avant le traité de Zellweger, en 1708, puis une seconde en 171323. Dans les cinq éditions latines, publiées sous les auspices de Boerhaave (jusqu’en 1735), le premier chapitre dévolu à la question de la nutrition s’est peu à peu développé, pour devenir une « Oeconomia animalis » (économie animale) complète, incluant toutes les fonctions métaboliques de l’être vivant. Dans la version d’Albrecht von Haller des Praelectiones academicae de Boerhaave, le chapitre sur l’économie animale – renommé « Chylificatio » (chylification) – est largement augmenté et annoté par Haller24. Ces commentaires d’étudiant exhaustifs sur les Institutiones sont réimprimés à plusieurs reprises, de sorte que, dans l’ensemble, les vues de Boerhaave sur la physiologie de la nutrition ont circulé dans toute l’Europe pendant la majeure partie du xviiie siècle. Zellweger, lui aussi, reste un élève assidu au cours de ses années en tant que médecin de campagne, toujours intéressés à acheter les nouvelles publications ou éditions des ouvrages de Boerhaave et élargissant continuellement sa connaissance scientifique25. Repenser la matérialité du lait et de la nutrition Un point important dans le travail de Boerhaave, c’est la reconnaissance d’une nouvelle théorie sur la matière des substances corporelles, y compris des idées sur la distribution de la matière nutritive. Avant que la théorie sur la circulation occupe les anatomistes du xviie siècle, le sang frais, chaud et rouge, comme il sort du foie, jouissait d’une suprématie incontestée en tant que nutriment ultime de l’organisme. Le sang était la nourriture du corps et de l’esprit. Il s’agissait de l’unique fluide qui traversait le corps de part en part par le biais des vaisseaux sanguins, assimilé dans toutes les parties du corps pour régénérer la chair26. L’anatomie sert alors cette théorie en arguant que la cavité abdominale, logeant les facultés génératrices et nutritives, digère la nourriture dans l’estomac en le cuisant par une chaleur intense, comme dans une cuisine27. Le fluide nutritif est ensuite absorbé dans la veine portale, et transporté des intestins au foie. Cet organe a la capacité de transformer le matériel digestif, appelé chyle, en ce que nous connaissons en tant que sang veineux. Par la suite, chauffé par la flamme de la vie dans le cœur, ce sang sombre, terreux et donc nutritif coule à travers le corps, où, à certains endroits particuliers, d’autres fluides et chairs sont créés à partir du sang. De ce fait, le sang est l’aliment ultime du corps – le suc ou le pâturage de la vie28. 23 Boerhaave, Institutiones medicae, in usus annuae exercitationis domesticos, Leiden, Johann van der Linden, 1708, p. 130-139. Plusieurs éditions latines successives ont suivi, tout comme des traductions, en partie non autorisées, en anglais, hollandais, allemand, français, italien et espagnol. 24 Pour l’histoire éditoriale complète de l’œuvre, voir Lindeboom, 1959. 25 Kellenberger, 1951, p. 29. 26 Pour plus d’informations sur le modèle galénique de nutrition, voir Grant, 2000 ; Albala, 2002 ; Orland, 2012b, p. 443-480. 27 On trouve un exemple parlant de ce style de pensée anatomique sur la nutrition dans H. Crooke, Mikrokosmographia a description of the body of man, together with the controversies and figures thereto belonging / collected and translated out of all the best authors of anatomy, especially out of Gasper Bauhinus and Andreas Laurentius, London, W. Iaggard, 1615, p. 160 et suivantes. 28 Voir Camporesi, 1995 ; French, 1994.

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Cette théorie ne fonctionne plus après la découverte de la circulation sanguine29. L’anatomie nécessite dès lors rien de moins qu’une nouvelle théorie de nutrition. Si le sang retourne dans le cœur et n’est donc, en évidence, par consumé dans la périphérie du corps, il doit exister d’autres sortes de matériels nutritifs traversant l’organisme. De fait, au tournant du xviiie siècle, la théorie anatomique présente deux autres fluides, à côté du sang, servant à la nourriture du corps et à l’absorption de la matière corrompue : le chyle (un fluide ressemblant au lait) et la lymphe (ou sérum). Ces deux fluides sont des intermédiaires dans le processus de régénération, et même les fluides nerveux (en tout cas ceux qui apparaissent dans les nerfs abdominaux) ou l’air (vu comme un fluide) contribuent à la nutrition30. Ces idées, peu familières pour le lecteur moderne, deviennent compréhensibles lorsqu’est pris en compte le fait que le processus de chylification – tel que décrit par Boerhaave – dépasse de loin la fonction de digestion31. La digestion stomacale, si elle est touchée par la fermentation, la putréfaction ou l’action musculaire, n’est qu’une petite partie d’un processus en plusieurs étapes, se déroulant par le biais de plusieurs voies. Mastication, déglutition, concoction, chylification, sanguification, nutrition, et, plus tard, certaines formes d’absorption, de sécrétion et d’excrétion, sont des opérations profondément imbriquées, se déroulant à différents endroits de l’organisme et à différents moments. « L’entreprise de chylification » est la fonction du corps « par laquelle les aliments solides et liquides sont réduits en un suc épais, sucré et laiteux, passant dans les veines lactées ; les causes de ces changements dans les aliments, résident en partie dans l’action des différentes parties solides et liquides du corps humain32 », et en partie dans la nature matérielle de la nourriture ingérée. Cette interaction, résultant en une transformation de la matière, commence dès le moment où la nourriture entre dans le corps. La première étape est la mastication, la réduction des aliments dans la bouche par l’action des muscles de la mâchoire, des joues, des lèvres, des dents et de la langue, et par le mélange de la salive et de l’air. Ensuite, suit la digestion stomacale. Celle-ci implique de l’humidité et de la chaleur, la contraction musculaire, et plusieurs humeurs, comme la bile, la lymphe et le fluide nerveux, qui dissolvent la nourriture et la convertissent en une masse appelée chyme, qui est acescente, alcalinisée, rance ou glutineuse, selon les aliments consommés. À l’étape suivante, les intestins séparent le chyle de sa partie excrémentielle, les fèces. Pendant que la chymification dissout et écrase la nourriture broyée, la chylification intestinale donne lieu à un liquide laiteux et gras. Ce liquide blanchâtre, ressemblant à du lait, est ensuite contraint à passer dans les veines du lait par les contractions des muscles intestinaux. De là, elle est aspirée dans la veine mésentérique, la surface basse du foie et de la veine portale, et est finalement absorbée par les vaisseaux lactés, avant de parcourir la longue route jusqu’au canal thoracique, la partie majeure du système lymphatique33. L’étape suivante, la sanguification, prend place au niveau du cœur et du thorax, où le chyle

29 Voir Temkin, 1960, p. 78-97 ; Bylebyl, 1977, p. 369-385. 30 Voir Orland, 2012a. 31 Voir Debus, 2001, p. 154 et suivantes. 32 Boerhaave, Dr. Boerhaave’s academical lectures, vol. 1, p. 308 (« whereby the solid and fluid Aliments are reduced to a thick, sweet, and milky Juice, passing into the Lacteals ; the Causes of which Changes in the Food, reside partly in the Action of the several solid and fluid Parts of the human Body »). 33 Ibid., p. 352.

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est « plus intimement mélangé, dissous et digéré ou atténué par l’oreillette et le ventricule droit du cœur […] et enfin poussé dans […] l’artère pulmonaire […] où il reçoit une pression violente, les particules prenant une configuration adaptée pour composer toutes les parties solides et fluides du corps34 ». Boerhaave explique qu’un long processus est requis pour préparer le liquide vital final, devant être au plus près de la partie du corps qui doit être nourrie. Sans les différentes forces exercées par les organes et/ou les processus chimiques (tels que la respiration, la purification), les humeurs comme le chyle, le sang, la lymphe, etc. resteraient dans un état plus ou moins impur et incomplet. L’explication de Boerhaave de la génération du lait en est un exemple parlant. Il soutient que tout le chyle n’entre pas dans le corps à des fins de nutrition, une partie considérable restant dans les veines. La portion de chyle, qui « se déverse dans l’océan pourpre du sang, et n’apparaît plus jamais séparément », circulerait avec la circulation sanguine. Une autre partie, cependant, chemine « sous la forme ou le nom […] du lait, qui circule dans les veines des animaux vivants environ trois ou quatre heures après un repas35 ». Ainsi, le lait est formé de « chyle brut » – d’une part, de la substance par laquelle le sang est produit, et d’autre part de la matière première qui, transportée dans le tissu glandulaire des seins, a subi un traitement final pour devenir du lait. Le lait est du chyle, qui a été concocté plus longtemps. Dans tous les cas, certaines sortes de substances laiteuses circulent à travers tous les corps, même certaines plantes (p. ex. arbres à lait). Zellweger, lui aussi, renvoie à cette idée dans son traité : il écrit que tous les « fluida humana » consistent de chyle, qui résultent plus ou moins de la nourriture ingérée. Mais bien que le corps soit en besoin constant de nourritures solides et liquides – il perd ce besoin durant son cycle de vie – ce n’est pas suffisant pour obtenir une quantité égale des deux textures. Pour Zellweger, comme pour son professeur, les nourritures solides et liquides n’étaient pas du tout de la même nature. Bien que les mêmes lois de mouvement agissent sur les deux matériaux et les transforment, le matériau solide nécessite en fait plus de temps et de force physique pour être modifié. Zellweger estime que l’on peut boire des liquides aqueux ou huileux et des « spirituosa fermentata » pour se régénérer, tous ressembleront alors plus ou moins au chyle, qui est considéré comme composé d’huile, de mucilage, d’eau, et d’une matière coagulable. Les matériaux solides, en revanche, ne peuvent servir à l’alimentation que dans la mesure où ils sont eux-mêmes constitués de matière fluide. Par conséquent, avant que ces fluides puissent fournir un bon chyle pour la nutrition, la matière solide doit être décomposée en petites parties et dissoute en fluides – la matière fibreuse étant rejetée comme déchet36. Il paraissait évident que l’action du corps sur l’altération alimentaire et nutritionnelle était plus facile à réaliser selon les états d’équilibre de la matière absorbée. Car la vie elle-même, selon Zellweger, dépend de la balance du liquide et du solide, ce que l’on

34 Ibid., vol. 2, p. 91-92 (« more intimately mixed, dissolved and digested or attenuated by the right Auricle and Ventricle of the Heart … and lastly impelled into … the pulmonary Artery … where it receives a violent Pressure, whereby the Particles take a Configuration suitable to compose all the solid and fluid parts of the Body »). 35 Ibid., vol. 1, p. 367 (« pours itself into the purple Ocean of the Blood, and never after appears separately » « under the Form or Name … of Milk, which is found circulating in the Veins of live Animals about three or four Hours after a Meal »). 36 Zellweger, Disputatio medica inauguralis, p. 12-14.

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peut le mieux constater dans le cas des équations de fluides37. Tous les fluides animaux sont proportionnels entre eux en quantité et qualité – l’équilibre entre le chyle et le lait est souvent citée en exemple : « si l’animal jeûne sur une longue période, ni le chyle, ni le lait n’est généré38 ». Le corps marche comme un système hydraulique, avec des fluides traversant les vaisseaux, changeant de direction tout en perdant de grandes quantités de matériel là où il est nécessaire. Les valves dirigent le flux, tandis que les glandes, du moins celles munies de gaines, servent tout le système par séparation. Elles éliminent sélectivement divers autres fluides d’un fluide, ou elles réunissent différents sucs, déterminant la qualité des fluides mélangés, comme le sang39. Dans tous les cas, plus une substance est solide, plus elle est nourrissante, dans le sens qu’elle offre un matériau de renforcement pour réparer les organes, etc. Par contre, plus une substance est fluide, plus elle est diluée, lisse ou rafraîchit le sang et d’autres parties fluides du corps. En définitive, la vie elle-même est un effet de liquides en mouvement. Au départ, chaque être vivant est doux, humide et mobile, au cours de sa vie, les forces du solide augmentent constamment. Zellweger considère que l’âge adulte symbolise l’équilibre entre les deux états opposés de la matière, mais tôt ou tard, les humeurs seront poussées en plus grande quantité et avec plus de force à travers les vaisseaux. Cela accroît la pression des fluides sur les vaisseaux, qui se resserrent, deviennent turgescents, durs et résistants. Au bout d’un certain temps, l’élasticité disparaît, de sorte que les forces du solide augmentent. En fin de compte, les fluides arrêtent de bouger, « la vie elle-même a finalement causé la mort40 ». De la place du lait dans des régimes alimentaires Dans son traité, Zellweger n’aborde pas les conséquences diététiques ou médicales de cette insistance sur l’état de la matière et de la dynamique des fluides. Il corrobore uniquement l’opinion générale, disant qu’il n’est pas facile de définir un régime alimentaire sain qui aide le consommateur à produire suffisamment de « liqueur bénéfique du point de vue nutritionnel41 ». Cette lacune est comblée dans les années qui suivent par d’autres médecins, y compris Boerhaave lui-même. La nouvelle théorie, selon laquelle une sorte de substance laiteuse circule dans tous les organismes, a des conséquences importantes, en particulier en ce qui concerne les conseils diététiques et les stratégies thérapeutiques. L’une des questions qui ont incité à repenser les objectifs du conseil diététique est alors de savoir si l’état solide de la matière influence la mastication, la digestion, la chylification et la sanguification des aliments. Dans son Essai sur la nature et le choix des alimens, en 1731, le médecin écossais John Arbuthnot (1667-1735), qui est également familier de la médecine de Boerhaave enseignée à l’Université de Leyde, donne de longues descriptions sur les effets des différentes substances alimentaires sur les fluides corporels et les solides.

37 Ibid. 38 T. Percival, Essays Medical and Experimental on the Following Subjects, London, Joseph Johnson, 1767, p. 234 (« If the animal fast for a long space of time, neither chyle, nor milk is generated »). 39 Voir Orland, 2012a, p. 363. 40 Zellweger, Disputatio medica inauguralis, p. 16. 41 Ibid., p. 14.

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Certaines « d’une nature très-douce » n’agissent que « légèrement42 », et comme il y a une adéquation entre action et réaction, ces substances sont ainsi facilement digérées et assimilées. D’autres, comme les esprits fermentés, « contractent, durcissent, et consolident plusieurs fibres vasculaires ensemble, particulièrement où elles se trouvent les plus tendre, comme dans le cerveau43 ». Certains aliments sont « acrimonieux », ou « antiacides », ou « muriatiques » – leur valeur nutritive dépendant toujours de leur texture et humidité, en rapport des différentes étapes de la digestion. À la lumière de cette théorie mécano-chimique, les fluides sont généralement plus faciles à digérer que les solides, boire étant ainsi, dans un certain sens, plus sain que manger. Toutefois, les choses sont dans les faits plus compliquées du point de vue des actions et des réactions des fluides et des solides dans le corps – la relation entre corps et nourriture. Il est nécessaire de prendre en compte le fait que le choc des fluides internes et externes peut créer des problèmes résultant dans des effets matériels indésirables, tels que des blocages, des inflammations, des acétifications, ou bien d’autres. En fait, un aliment dont les performances d’origine sont saines va probablement se dégrader très rapidement. Par conséquent, que ce soit nutritionnel, thérapeutique ou pharmaceutique, toutes les recommandations doivent être basées sur des raisons légitimes pour utiliser une certaine substance – des justifications trouvées dans des idées sur des matériaux en circulation et sur la dynamique des fluides. Cependant, malgré tous les efforts, la nouvelle théorie hydraulique du métabolisme entraîne la même mesure d’incertitude et d’imprévisibilité que la précédente, la théorie humorale de la nutrition. Cet état de fait, à son tour, oblige l’historien à réfléchir avec prudence sur le terme utilisé pour décrire n’importe quel aliment. « La matérialité du lait n’est pas une évidence », a souligné Peter Atkins de manière probante44. Bien que mentionnée dans un contexte différent, cette phrase est d’autant plus appropriée pour la compréhension de la pensée du début de la période moderne. Par exemple, le lait n’a jamais été simplement qualifié d’aliment et les contemporains ne s’attendaient pas non plus à ce qu’il soit l’aliment parfait. De plus, le lait n’était en aucun cas identique au chyle, puisque – comme nous l’avons vu – une élaboration plus poussée du matériau lactifère devait avoir lieu à l’intérieur de la chair perforée des seins. Pour résumer, le lait historique n’est pas une substance corporelle avec des propriétés uniformes, définies – comme les sciences modernes tendent à le décrire, quelle que soit son origine. Il en existait beaucoup de variétés, et seul un physicien érudit pouvait être capable de détecter le « bon » ou le « mauvais » lait45. Dans un souci de clarification, les auteurs modernes de manuels alimentaires – et il en existait beaucoup46 – avaient toujours à mettre l’accent, dans un second temps, sur les bénéfices de la bonne digestion, chylification et sanguification. Quel que soit la qualité que l’aliment pourrait avoir d’un point de vue nutritionnel, il était tout aussi important

42 J. Arbuthnot, Essay concerning the nature of aliments and the choice of them, according to the different constitutions of human bodies, London, J. Tonson, 1731, p. 52 ; Id., Essai sur la nature et le choix des alimens, suivante les differentes constitutions, Paris, chez Guillaume Cavelier, 1741, p. 88. 43 Ibid., p. 90-91. 44 Atkins, 2010 (« The materiality of milk is not a given »). 45 Albala, 2000, p. 19-30. 46 Albala, 2002 ; Gentilcore, 2015.

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pour eux de prendre en compte le processus d’assimilation des aliments. Chaque corps est différent, avec un système digestif sensible, de sorte que, par conséquent, tout régime alimentaire peut soudainement engendrer des conséquences désastreuses. Les aliments d’origine animale sont particulièrement délicats, puisque les conditions de vie des animaux et leur fourrage se répercutent sur la viande et le lait. En 1742, déjà, une grande ville comme Paris promulgue une loi interdisant de nourrir les vaches, les chèvres et les juments de déchets comme le malt ou le marc47. Ainsi, en ce qui concerne la question du lait, la théorie de la machine chylopoïétique fait un cercle complet : ce qui a commencé par l’appropriation et l’assimilation de matières étrangères, en s’appropriant leurs propriétés, se retrouve en un lait sécrété dans les seins ou les pis, où il ressemble encore – en tant que seul aliment naturel pour nourrir les petits – aux aliments incorporés. Le médecin anglais Thomas Percival cite ainsi les Praelectiones de Boerhaave : « Si une nourrice prend une purge, le nourrisson sera purgé ; si elle boit du vin ou des liqueurs spiritueuses, il sera enivré48 ». Même si lait est le nom standard pour qualifier le fluide blanc sécrété par les femelles, la nomenclature varie en fonction de la langue, de la région, ou du type de description. En effet, aux xviie et xviiie siècles, beaucoup de termes d’anatomie et de physiologie deviennent de plus en plus normalisés, en partie suite à l’avènement de l’imprimerie qui augmente l’accessibilité des savoirs49, en partie comme conséquence de la découverte de nouvelles structures anatomiques – comme mentionné plus haut, le passage de la physiologie humorale à la physiologie hydraulique a occasionné un intérêt grandissant pour le système vasculaire. Toutefois, outre ces développements épistémiques et économiques, le terme lait reste une désignation empreinte d’une myriade de significations et connotations, dont beaucoup ont un impact direct sur l’usage alimentaire ou médical de ce qu’il désigne50. Au niveau le plus général, le lait est alors différencié selon les trois règnes de nature : il existe les laits minéraux, par exemple le lac lunae/lait de lune, utilisé médicalement, ou le lait de pierre, et les laits végétaux, par exemple le lactuca sativa/laitue, ou le lait de coco. Le lait important sur le plan médical, néanmoins, est celui d’origine animale. Un manuel commun sur la materia medica du xviie siècle établirait une distinction claire entre les laits de différentes espèces. Le lait des femmes, largement utilisé à des fins médicales depuis l’Antiquité, est salué comme le plus sain et le plus fructueux de tous les laits, suivi du lait d’ânesse, de brebis, ou de chèvre. Le lait le plus mauvais du point de vue médical, mais le plus profitable du point de vue agricole est le lait de vache. Il est considéré comme étant gras, épais et fromageux, probablement

47 J. P. Frank, Auserlesene Sammlung der besten Medicinischen und Chirurgischen Schriften, vol. XLVI, D. Johann Peter Frank’s, System einer vollständigen medicinischen Polizey, vol. 7, Frankenthal, Gegelische Buchdruckerei, 1792, p. 200-201. 48 Percival, op. cit., p. 233 (« If a nurse take a purge, the infant will be purged ; if she drink wine or spirituous liquors, it will be intoxicated »). 49 Pour des approches récentes d’études culturelles sur l’histoire de la médecine, qui prennent en compte les développements terminologiques, voir entre autres : Cunningham, 2007 ; Smith et Schmidt, 2007 ; Zedelmaier et Mulsow, 2001. 50 Pour d’amples considérations sur la nature du lait, voir, par exemple : C. Gessner, Libellus de Lacte, et operibus lactarius, Philologus pariter ac Medicus, Tiguri, Christophorum Froschouerum, 1541 ; S. Hottinger, Galaktologia generalis & specialis, seu, Dissertatio de Lacte, variis huius speciebus & partibus, butyro, sero & caseo, Tiguri, Bodmer, 1704 ; G. F. Gutermann, Dissertatio inauguralis medica de Mammis et Lacte, in qua status tam naturalis, quam praeternaturalis, hujusque Therapia rationalis, Tübingen, Joseph Sigmund, 1727 ; T. Young, Dissertatio medica inauguralis de lacte, Edinburgh, s.n., 1769 ; F. J. Voltelen, De Lacte humano eiusque cum asinino et ovillo comparatione observationes chemicae, Lipsiae, Beuschel, 1779.

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trop sec et chaud, par conséquent, pour les personnes avec un tempérament flegmatique ou bilieux. Le lait de chèvre peut potentiellement être dangereux pour les personnes pleines d’énergie. Le lait d’ânesse, en revanche, est humide et aqueux, ce qui en fait un lait très maigre, qu’il ne faudrait pas donner à un patient adynamique et convalescent51. En plus de ces prescriptions, les auteurs décrivent également une série de laits transformés, à mettre à disposition sous forme de nourriture ou de médicament. Se référant à une longue tradition de remèdes, Georg Heinrich Behr (1708-1761), un médecin érudit de Strasbourg, énumère à peu près quinze laits différents utilisés comme médicament, dont le Lac scissile (un lait traité avec des pierres ardentes afin de séparer sa partie aqueuse), l’Aphrogala ou le lait-neige (une sorte de crème fraîche fouettée), l’Oxygala (une crème fraiche salée de lait de jument, selon Pline), le Colostrum, le Lac crudum ou lait cru, le Lac coctum (lait bouilli), le Lac caseosum (un lait fromageux, « qui nourrit bien, mais qui n’est pas sain, parce qu’il entrave le flux des fluides et génère des humeurs épaisses »), le Lac butyraceum (un lait riche en beurre), le Lac serosum (un lait riche en petit-lait)52. La plupart des instructions de fabrication de ces médicaments proviennent soit de pratiques domestiques, soit de pratiques rurales, certaines datant de plusieurs siècles et pouvant se trouver dans des textes canoniques, tels que le Dioscurides. Cependant, des analyses chimiques – très appréciées depuis le xviie siècle pour comprendre les mystères de la digestion – sont largement utilisées par Boerhaave et ses disciples, qui confirment d’autant plus les différences décelables dans la texture de différents laits, augmentant le nombre des ingrédients laitiers53. Boerhaave trouve la justification la plus simple dans les écrits de Robert Boyle. En ce qui concerne la texture fine du lait, Boyle écrit : Je n’insiste pas sur le fait que le feu divise le lait en cinq substances différentes, mais la présure et les liqueurs acides le divisent en une matière coagulée et un petit-lait fin ; par ailleurs, le barattage le divise en babeurre, qui peut encore être réduit en d’autres substances différentes du premier54. Qu’elle soit d’origine scientifique ou artisanale, la sous-espèce détectable est finalement issue de la transformation du lait : « Le babeurre est une sorte de petit-lait, mais contient un grand nombre de particules butyriques. Si nous le buvons alors qu’il est frais et sucré, il est rafraîchissant et réfrigérant55 ». Une comparaison plus étroite de toutes ces recettes et d’autres indique néanmoins que la matière première de base est en plutôt faible quantité, et peut être réduite à l’une des 51 Fr. Hoffmann, A Treatise on the virtues and uses of whey, London, L. Davis and C. Reymers, 1761 [1725]. 52 Behr, op. cit., p. 241-245. 53 Au sujet des querelles iatrochimiques sur la digestion, la nutrition, le sang et la nourriture, voir Debus, 2001 ; Clericuzio, 2012, p. 329-337. 54 R. Boyle, The works of Robert Boyle, ed. by Michael Hunter, 10 vols, London, Pickering & Chatto, 2000, vol. 1, p. 576 (« I will not urge, that fire divides milk into five differing substances ; but rennet and acid liquors divide it into a coagulated matter and a thin whey ; and on the other side, churning divides it into buttermilk, which may either of them yet be reduced to other substances differing from the former »). 55 A. F. M. Willich, Lectures on diet and regimen : being a systematic inquiry into the most rational means of preserving health and prolonging life : together with physiological and chemical explanations, calculated chiefly for the use of families, in order to banish the prevailing abuses and prejudices in medicine, 3rd edition, New York, T. and J. Swords, 1801, p. (« Butter-milk is a species of whey, but contains a great number of butyrous particles. If we drink it while new and sweet, it is refreshing and cooling »).

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quelques sortes de lait animal disponibles. Bien qu’il existe une grande variété de fluides corporels, c’est, en général, seulement le lait qui est salué comme l’aliment et le materia medica le plus doux et le plus nourrissant. Tout corps, indépendamment du sexe, de l’âge ou de la fécondité, produit le suc nutritif du chyle, qui – traversant l’organisme – ressemble, en substance, au lait secrété par le sein féminin pendant la lactation. Depuis l’Antiquité, le lait est vu comme du sang féminin davantage cuit, prend une couleur blanche lors de son acheminement vers le sein56. Or, dans le sillage de la théorie de la circulation sanguine et de la détection anatomique des veines dites de lait, considérées comme reliant les intestins au foie (où le nouveau sang est produit), le lait n’est plus uniquement une substance féminine ou maternelle. Le lait ressemble au suc nutritif de la vie – le chyle. De ce fait, la phrase « nous vivons tous de notre propre lait57 » pourrait devenir un principe de base de la pensée physiologique, et, ce qui n’est pas surprenant, les investigations anatomiques ont détecté de nombreux cas de fluides laiteux trouvés dans des corps masculins. En conséquence de cette révision considérable, établissant que le lait semble dériver d’un chyle non sexué dans les intestins, les observations de lactations masculines se sont multipliées. Johann Storch (1681-1751), médecin à Eisenach, affirme connaître un homme qui « avait tellement tiré le lait de lui-même qu’il en a fait du fromage58 ». Toutefois, une telle pensée novatrice au sujet des sucs nutritifs n’implique pas automatiquement de nouvelles interventions thérapeutiques. À première vue, ce qui peut sembler paradoxal, les nombreux bienfaits – vertus – médicinaux controversés du lait et de ses dérivés peuvent remonter à certaines origines communes. Dans l’ensemble, depuis des siècles, plus ou moins les mêmes troubles sont traités par le biais d’une sorte de régime ou médicament à base de lait59. La plupart des traitements des xviie et xviiie siècles reste relativement empiriques, de sorte qu’il ne semble pas que l’avancée des débats et théories scientifiques ait eu beaucoup d’influence sur la façon de traiter les maladies d’une autre manière que par le passé. À cet égard, la science et la pratique médicale fonctionnent bien avec les traditions classiques, puisque certains de ces troubles étaient déjà mentionnés dans des textes gréco-romains, et ont continué, au cours des siècles, à être répétés et transmis par la médecine galénique. La goutte, par exemple, semble revenir fréquemment, y compris plusieurs de ses variétés, comme l’arthrite, le scorbut ou la paralysie. Comme l’a démontré en détail Roy Porter, cette maladie du Gentleman a, sur une longue période, continué à apparaître dans les textes médicaux, littéraires et politiques, au sein desquels les discours sur les traitements ont à peine changé avec le temps60. Lorsque Friedrich Hoffmann (1660-1742), dans son traité largement diffusé sur les vertus du lait d’ânesse, a fait la promotion du lait en tant que

56 Voir Orland, 2012b. 57 Traduction allemande par G. von Swieten, Erläuterungen der Boerhaavischen Lehrsätze von Erkenntnis und Heilung der Krankheiten, aus dem Lateinischen in das Deutsche übersetzet, Erster Theil, vol. 1, Wien, Johann Paul Kraus, 1755, p. 63 : « Ein jeder Mensch wird durch seine eigene Milch ernähret, und verfertiget allein aus dieser, vermöge seines Lebens, alle übrigen feste und flüssige Theile ; dann sie ist bey Manns- und Weibspersonen allezeit gegenwärtig, ohnerachtet sie niemals geboren oder gesäuget haben ». 58 Cité d’après Orland, 2013, p. 218 (« had milked so much milk from himself that he made cheese from it »). 59 Voir Albala, 2000. 60 Porter et Rousseau, 2000.

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meilleur remède contre les maladies internes comme la goutte. Il s’est – comme beaucoup de ses collègues – référé à la tradition antique : Son excellence [celle du lait d’ânesse] n’est pas non plus une découverte tardive des modernes, mais les premiers auteurs de textes médicaux, et tous leurs disciples, le recommandent et l’approuvent fortement. Hippocrate conseille, pour une sciatique, d’abord une purge, puis une cure de lait d’ânesse. Et dans le même traité, il ajoute qu’il convient pour la goutte d’abord d’assouplir les intestins avec un clystère ou un suppositoire et, après une purge, de boire du petit lait chaud ou du lait d’ânesse. Pline nous dit que beaucoup ont été soulagés des douleurs articulaires en buvant du lait61. Ce n’est ainsi pas une surprise si l’on peut trouver des recommandations de tout type de régimes lactés jusqu’à la fin du xviiie siècle, et de préférence avec du lait humain62. Le seul nouveau remède qui est introduit au cours de cette période est le petit-lait. Quand son ami Johann Jakob Bodmer (1698-1783) souffre d’une attaque de goutte en 1753, Laurenz Zellweger lui recommande de boire un petit-lait très gras63. Cet héritage médical offre beaucoup d’informations sur les nombreuses manières par lesquelles le lait a longtemps été utilisé comme materia medica. Outre le fait que le lait était appliqué extérieurement, sous forme de clystères, de poudre, de plâtre/ruban, d’onguents, de compresses (par exemple, en cas d’inflammation des yeux), ou comme base pour des produits pharmaceutiques (mélange avec des herbes, miel, minéraux), la plupart des remèdes étaient destinés au traitement des maladies internes64. Parmi celles-ci, toute forme de mauvaise digestion – un estomac affaibli –, la consomption (terme historique pour la tuberculose et d’autres maladies des poumons), et toute sorte d’anomalies métaboliques (blocages, calculs, etc.) qui provoquent des inflammations et des fièvres, étaient traitées par un régime lacté. Toutefois, le lait n’était pas recommandé en cas de maladies aiguës. John Arbuthnot écrit que « Le lait étant un chyle déjà préparé, est le meilleur restaurant dans les consomptions65 », et suppose que c’est le régime alimentaire parfait pour les personnes convalescentes, ou le rafraîchissement et renforcement parfait pour les personnes invalides et âgées66. Un essai anonyme de 1748 sur La meilleure et plus facile méthode pour préserver une santé ininterrompue jusqu’à un âge très avancé revient également 61 Friedrich Hoffmann, médecin du roi de Prusse Friedrich Ier et professeur à l’université de Halle, préférait le lait d’ânesse pour sa ressemblance avec le lait maternel. Hoffmann recommandait également le lait de vache, de mouton et de chèvre, mais il trouvait que le lait d’ânesse était le meilleur en cas d’inaccessibilité à un lait de femme. En tant que contemporain de Boerhaave, il a fait valoir des arguments assez similaires lorsqu’il s’agissait de savoir pourquoi le lait est si efficace en tant que médicament pour autant de maladies. Voir Hoffmann, A Treatise on the Virtues (« Nor is its [asses milk] excellence any late discovery of the moderns, but the earliest writers in physic, and all their followers, highly recommended and approve it. Hippocrates advises, in a sciatica, first a purge, and then a course of Asses milk. And in the same treatise, he adds, it is proper in the gout first to soften the bowels with a glyster or suppository, and after a purge to drink warm whey or Asses milk. Pliny tells us many have been relieved from pains in the joints by drinking milk. »). 62 Voir Sperling, 2016, p. 269. 63 Lettre de Laurenz Zellweger à Johann Jakob Bodmer, 9 avril 1753 (ZBZ [= Zentralbibliothek Zürich], Ms Bodmer 6a). 64 Avec la recommandation d’utiliser du lait humain, voir Sperling, 2016, p. 270. Pour les innombrables conseils, que l’on peut trouver ailleurs, voir, par exemple, ceux décrits dans Orland, 2010, p. 163-197. 65 Arbuthnot, Essai sur la nature et le choix des alimens, p. 17. 66 Albala, 2012, p. 163-197.

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sur les anciennes prescriptions de lait humain frais comme fontaine de jouvence – « à condition que la Femme soit en bonne santé et qu’elle se nourrisse d’un régime alimentaire approprié et rafraîchissant67 ». On peut, de fait, trouver de telles considérations à la fois dans l’Histoire naturelle de Pline et dans Sur la matière médicale de Dioscoride, des manuels amplement lus durant le Moyen Âge et la Renaissance. Pedanius Dioscurides (ca. 40-90 EC) considère le lait maternel comme le lait le plus sucré et, en même temps, le plus nourrissant, très efficace dans le traitement des maladies pulmonaires, des ulcères et de la goutte, en particulier s’il est sucé directement du sein. Comme l’a remarqué Sperling, le philosophe néoplatoniste Marsile Ficin a mis à jour et théoriquement amélioré « dans ses Trois livres de la vie (1489), certaines de ces anciennes connaissances sur les fluides corporels féminins en recommandant aux hommes âgés de boire le sang et le lait de jeunes femmes pour se régénérer68 ». Même les héros de la médecine du xviiie siècle ont cependant partagé ces spéculations et expériences sur les vertus du lait maternel en tant que médicament. Lorsqu’en 1727, l’influent Boerhaave souffre d’une maladie de la poitrine (probablement une bronchite), il se soigne avec un régime lacté, couplé à de l’équitation. En outre, il conseille à plusieurs reprises à ses patients « de marcher sur la via lactea69 ». Suivant une tradition incontestée, Boerhaave préfère le lait des femmes (ou, s’il n’est pas disponible, du lait d’ânesse), parce qu’il estime le lait frais secrété par les mammifères femelles comme étant, dans son état naturel, l’une des humeurs les plus blanches et les plus douces. Et Boerhaave affirme que bien que ce lait ressemble très probablement au suc nutritif du corps humain, il sera, contrairement au chyle, doux, quel que soit l’aliment à partir duquel il a été produit70. L’anoblissement du petit-lait par les Lumières Toutes les considérations qui viennent d’être examinées – en tant que thérapies standard présentées dans les manuels médicaux suisses comme partout ailleurs, de sorte que même les médecins érudits de campagne les connaissaient probablement71 – sont soutenues par les théories humorales classiques et revues de l’époque. Ce n’est pourtant pas seulement du vieux vin dans de nouvelles bouteilles. Les notions de « chyle » et de 67 The best and easiest method of preserving uninterrupted health to extreme old age : established upon the justest laws of the animal oeconomy, and confirmed by the suffrages of the most celebrated practitioners among the ancients and moderns, London, R. Baldwin, 1748, p. 25 (« provided the woman is healthy, and feeds upon proper and cooling diet »). 68 Sperling, 2016, p. 270 (« some of this ancient knowledge about female body fluids by recommending that old men drink the blood and milk of young women for purposes of rejuvenation in his Three Books on Life (1489) »). 69 Cité dans Lindeboom, 1968 (« to walk over the via lactea »). 70 Voir Orland, 2012a. 71 Voir, par exemple, la révision du manuel, utilisé depuis longtemps par le professeur de médecine à l’Université de Bâle Theodor Zwinger III (1658-1724), originellement écrit par son célèbre ancêtre, Theodor Zwinger l’ancien : Th. Zwinger, Sicherer und geschwinder Artzt oder neues Artzney-Buch, worinnen Sicherer und Geschwinder Artzt, oder, Vollständiges Artzney-Buch, worinnen alle und jede Kranckheiten des menschlichen Leibs, nach Ordnung des Alphabets, gründlich und deutlich beschrieben und wie sie gantz sicher und geschwind durch Gottes Gnade und Seegen zu heilen, sowohl aus eigener, als auch vieler weltberühmter Aertzten langwieriger Erfahrung kürtzlich an den Tag gelegt wird : denen auf dem Land wohnenden Chirurgis, oder von Aertzten entferndten nothleidenden Leuten, wie auch übrigen Liebhabern der Edlen Artzney-Kunst zu vielfältigem Nutzen, sixième éd. révisée par F. Zwinger, Bâle, Hans Jacob Bischoff, 1742, § XXXVI Von den Molcken.

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système chylopoïétique impliquent un certain nombre de conceptions pathologiques et, de plus, incitent à repenser les régimes diététiques, occupant ainsi une place importance dans les théories diététiques et pharmaceutiques. Pour la première fois, la médecine développe un intérêt grandissant dans le pouvoir de guérison et la valeur nutritive du petit-lait, qui vont au-delà de sa vision classique comme « froid », « purgatif », ou avec une « faculté de préservation72 ». Après 1700, de nombreux traités sont rédigés afin d’explorer les vertus médicales de ce résidu du traitement du lait73. Geymüller, par exemple, décrit amplement les propriétés ou composants du petit-lait : aqueux, salés et très visqueux. Il discute également des effets médicaux de la tendance du petit-lait à, dans un même temps, coaguler et purger. Se référant à Friedrich Hoffmann l’Ancien (1626-1675), il conseille aux patients d’utiliser du petit-lait en cas d’affections chroniques, de mélancolie, de convulsions épileptiques, de rhumatismes, de goutte et d’autres formes d’arthrite74. La conception revue du petit-lait, comme de bien d’autres choses, provient de Boerhaave. En effet, son concept de système chylopoïétique élève le petit-lait, pour en faire un aliment plus nutritif qu’on ne le croyait auparavant. En tant que chimiste, Boerhaave a analysé le lait, et il défend, par ses observations, que celui-ci est formé des composants séreux et huileux du chyle, avec certaines parties du suc nerveux. Il contient toujours une quantité d’huile diluée avec de l’eau, de laquelle il est possible de faire du beurre par barattage. Il est plus épais que l’urine, mais plus léger que le sang, et contient un peu de matière fromageuse. Pour la première fois, et en complément des « vieux » remèdes, Boerhaave affirme que même le sérum restant après la fabrication du fromage peut servir de nutriment valable, puisqu’il contient une quantité de matière nutritive ou chyleuse suffisante pour nourrir tout homme fort : « J’ai moi-même expérimenté que l’on peut très bien vivre de petit-lait uniquement75 ». Une telle opinion s’écarte du régime galénique traditionnel. Dans son traité sur la nourriture, Galien affirme que : Le lait est composé de substances et de facultés qui s’opposent, c’est à dire relâchantes et reserrantes, obstruantes et allégeantes. Car son petit-lait allège l’épaisseur des humeurs et relâche l’estomac, tandis que la matière fromagère resserre l’estomac et épaissit les humeurs à cause desquelles, comme je l’ai dit, naissent les obstructions du foie ainsi que les calculs dans les reins76. Pour la production d’une humeur saine, il poursuit : Tout comme le petit lait manque de l’autre nature du lait, celle qui produit une bonne humeur, de même il possède abondamment toutes celles qui vident l’estomac. Les anciens donc à mon avis l’ont utilisé plus que toute autre boisson pour relâcher l’estomac77. 72 J. Ronconij, Tractatus medico-phylosophicus de seri lactis natura, usu, et preparatione, Trenti, Francisci Honofrij, 1631, p. 40 et suivantes. 73 En plus de ceux déjà mentionnés : Fr. Hoffmann, De seri lactis virtute longe saluberrima, Halae Magdeburg, s.n., 1725 ; G. Hentschel, Fr. Hoffmann, De saluberima seri lactis virtute, Halae Magdeburg, s.n., 1725 ; J. R. Geymüller, De sero lactis, Basileae, Johannis Conradi, 1738. 74 Geymüller, op. cit., p. 29. 75 Boerhaave, Dr. Boerhaave’s academical lectures, vol. 5, p. 207 (« I have myself experienc’d that one may live very well upon Whey only »). 76 Galien, Sur les facultés des aliments, texte établi et traduit par J. Wilkins, Paris, Les Belles Lettres, 2013, p. 205. 77 Ibid., p. 202.

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Il estime que, d’un point de vue nutritionnel, le petit-lait n’est rien d’autre qu’un déchet. Ce n’est pas un nutriment. Les gens ne l’aiment d’ailleurs pas à cause de son amertume : Et ne t’étonne pas s’ils y versent encore de l’eau après avoir épuisé le petit lait : ainsi ils n’évitent pas l’humidité du petit-lait, mais son aigreur qui fait que tout lait relâche l’estomac parce qu’il y a en lui mélange de substances qui s’opposent, c’est à dire le petit lait et le fromage78. Mais indépendamment de ses propriétés purgatives ou laxatives, ce sous-produit du processus de fabrication du lait n’a aucune utilité nutritionnelle. Au début du xviiie siècle, la vision du petit-lait a radicalement changé. Le médecin allemand Martin Schurig (1656-1733), dans sa Chylologia, de 1725, argue que le fait de dépeindre le chyle comme la base fondamentale de la nutrition force les médecins érudits à repenser la diététique médicale, qui couvre tous les aspects de l’appétit, de la digestion, de la nutrition et de l’abstinence79. Offrir des conseils sur l’alimentation et le régime apparaît comme une activité à la mode des élites, en parallèle à l’émergence des « maladies à la mode ». Cette convergence est rendue possible par des pratiques matérielles spécifiques, comme l’a récemment fait remarquer David E. Shuttleton, à l’égard de la bonne société britannique : « un paysage commercial, dans lequel les livres médicaux accessibles sont commercialisés et lus alors même qu’émerge le roman émergent et d’autres formes de littérature populaire80 ». Une « culture médico-littéraire », comme il l’écrit, commercialise les cures thermales comme une expression d’une conscience vive de la santé – et, il convient de l’ajouter, des nourritures de santé. L’intérêt croissant dans la santé et les régimes, toutefois, n’indique pas que la mise à la mode du petit-lait pendant les Lumières ne suscite pas de discussions, parmi les médecins, sur ses vertus médicales. Parallèlement à l’intérêt académique, des ambivalences et des critiques persistent sur l’utilisation croissante du lait ou du petit-lait dans la pratique médicale. Alors que des études de cas font état d’un grand nombre de personnes qui ont, pendant des années, principalement vécu de petit-lait81, d’autres ont contracté un calcul rénal à la suite d’une consommation excessive de lait. En guise de conclusion, un médecin écrit : « C’est de sa propre expérience qu’un Vieillard doit apprendre si le lait lui convient ou non ; car les effets de cet aliment varient au-delà de ce qu’on peut dire, selon les constitutions différentes82 ». Dans tous les cas, les régimes de lait et de petit-lait ne sont pas censés être uniquement l’outil universel de la médecine, mais deviennent rapidement une nourriture saine, attractive pour l’élite savante, avec sa constitution délicate et sensible. Le médecin à la mode George 78 Ibid., p. 200. 79 M. Schurig, Chylologia historico-medica, h. e. chyli humani sive succi hominis nutritii consideratio physico-medico-forensis, Dresdae, Johann Chr. Zimmermanni, 1725. 80 Schuttleton, 2017, p. 278 (« a commercial landscape in which accessible medical books were being marketed and consumed alongside the emergent novel and other popular literary forms »). 81 J. A. Unzer, Medizinisches Handbuch. Nach den Grundsätzen seiner medizinischen Wochenschrift Der Arzt, von neuem ausgearbeitet, vol. 1, nouvelle version revue, Agram, Joh. Thom. Edlen von Trattnern, 1787, p. 20. 82 J. Mackenzie, The history of health and the art of preserving it : or, an account of all that has been recommended by physicians and philosophers, towards the preservation of health, from the most remote antiquity to this time. to which is subjoined, a succinct review of the principal rules relating to this subject, Edinburgh, William Gordon, 1760, p. 178 ; Id., Histoire de la santé, et de l’art de la conserver, ou exposition de ce que les médecins & les philosophes anciens & modernes, ont enseigné de plus intéressant sur cette matiere, La Haye, Daniel Aillaud ; Lyon, Frères Perisse, 1761, p. 179.

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Cheyne (1672-1743), l’un des partisans britanniques de l’alimentation à base de lait, remplace sa consommation de viande – « une activité distinctement masculine83 » – par du lait, l’aliment de la maternité. Sur le continent, et particulièrement en Suisse, le fameux médecin de Lausanne, Samuel Auguste Tissot (1728-1797), mentionne le lait comme nourriture adéquate pour le faible tube digestif des philosophes et autres savants84. Et ce, en particulier dans son Traité des nerfs et de leurs maladies, dans lequel il énonce que les maladies du cerveau, comme la migraine ou l’épilepsie, sont le résultat d’affections morbides ou irrégulières de la moelle épinière, causées par des substances âcres ou des vers dans l’estomac ou les intestins. Il recommande le petit-lait comme le plus doux, ouvrant et diluant remède : « Je ne crains pas de dire que c’est un des plus grands remedes qu’il y ait dans la nature85 ». L’effet du petit-lait est qu’il assure une libre circulation de la bile et facilite l’évacuation de l’urine et des fèces. Définir le petit-lait tant comme un médicament que comme un aliment était en quelque sorte évident, puisqu’il agit directement à travers le tube digestif. Comme le souligne l’historienne Emma C. Spary, l’expression « nourriture de santé » est à la mode depuis le milieu du xviiie siècle. Elle représente une nouvelle catégorie de marchandises, qui étaient parfois des substances alimentaires complètement nouvelles, mais le plus souvent simplement soumises à des intérêt et débat commerciaux et médicaux plus larges. Toutes étaient commercialisées comme ayant des implications de santé publique, et s’appuyaient sur des discours médicaux ou scientifiques, ainsi que des déclarations, à leur sujet, relatives à la santé : « les aliments de santé ont matérialisé des affirmations particulières sur la relation de cause à effet entre l’alimentation et la santé. Presque tous ont été présentés par leurs inventeurs comme le résultat d’expérimentations scientifiques et médicales86 ». Le plus important réside dans le fait que ces affirmations mettent l’accent sur les techniques de fabrication en tant que manière d’améliorer une denrée alimentaire, généralement par raffinage, par purification, ou par une autre forme de transformation. Le petit-lait, tel qu’il est loué et commercialisé au cours de la fin du xviiie siècle, correspond assez bien à cette définition de nourriture saine. Contrairement au lait entier, il ne s’agit pas d’un produit naturel, mais le résidu d’un processus de fabrication. Une fraternité sanitaire : La Schottengesellschaft dans le canton d’Appenzell Pour revenir à Zellweger et au canton d’Appenzell, force est de constater que cette phase de transformation des connaissances était déjà en cours lorsque Zellweger invite pour la première fois, en 1735, un de ses amis à Trogen dans le but de profiter d’une cure de petit-lait. Quand Johann Jakob Bodmer lui écrit, dans l’une de ses lettres, à propos de

83 Guerrini, 2000, p. 286 (« a distinctively masculine activity »). 84 Voir S. A. Tissot, De la Santé des Gens de Lettres, Lausanne, Grasset, 1766, p. 132. Voir aussi Spary, 2013, p. 261. 85 Tissot, Traité des nerfs et de leurs maladies, t. II, part. II, Lausanne ; Paris, P. F. Didot le Jeune, 1780, p. 357. Cité dans Bircher, 1953, p. 938. 86 Spary, 2014, p. 125 (« Health foods materialized particular claims about the causal relationship between diet and health. Almost all were presented by their inventors as the outcome of scientific and medical experimentation »).

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son « Gemüths-Mistrübnis » (état d’esprit trouble), Zellweger lui répond que son ami devrait venir « gouter de notre air pur, subtil & fraix, le voyage, les petites Excursions que nous ferons ensemble, le petit Lait que nous boirons, les Conversations avec Nos Amys87 ». Depuis le départ, Zellweger ne recommande pas tant le petit-lait comme traitement d’une maladie spécifique, mais il le suggère plutôt comme un bon plat et un remède doux face à la dureté de la vie. De fait, sa correspondance donne l’impression qu’il n’aime pas le petit-lait comme agent laxatif, même s’il a connaissance du « laxatif assez lourd88 » que les éleveurs fabriquent en mettant de la présure dans du petit-lait pur, l’utilisant en cas de troubles digestifs. « Je hay l’aigreur du petit Lait comme la Peste & la verole, elle me gate l’Estomac & le Gout89 » : une telle aversion concorde avec certaines critiques contemporaines sur la pratique de purgatifs « violents »90. Beaucoup de médecins condamnent les habitudes d’utilisation systématique et automatique de laxatifs et d’émétiques. On allègue que le médecin averti les utilisera avec précaution, en particulier en cas de maladie, au cours desquelles le corps devrait rester ouvert, et le « régime devrait être balsamique et rafraîchissant91 ». Zellweger sait par ailleurs que, dans l’industrie laitière alpine, le petit-lait est considéré comme un déchet négligeable, et que l’utilisation de Schotte comme remède ne va en aucun cas de soi92. En raison de leur faible valeur nutritionnelle, les résidus de la production de beurre et de lait n’étaient en général pas dévolus à l’alimentation humaine, mais simplement utilisés comme aliments pour animaux – « par lequel on obtient le meilleur porc93 ». En 1706, le professeur de Zellweger, Scheuchzer, avait présenté les mêmes observations dans son Histoire naturelle de la Suisse. Selon Scheuchzer, alors que les « pâturages exquis » fournissent du lait, du beurre et du fromage à l’homme, les porcs vivent de petit-lait. Ce n’est que pour cet usage des restes de la fabrication du fromage que les producteurs laitiers suisses emmènent des porcs, en été, dans les pâturages des Alpes94. Dans un même ordre d’idée, Zellweger constate, après avoir voyagé périodiquement dans le canton d’Appenzell pour étudier les habitudes de ses concitoyens95, que les gens utilisent le lait en fonction 87 Cité in Eisenhut, 2011, p. 277. 88 Zellweger, « Versuch einiger physicalisch und medicinischer Betrachtungen », in Abhandlungen der Naturforschenden Gesellschaft in Zürich, vol. 2, Zürich, Heidegger und Compagnie, 1764, pp. 309-360, p. 327 (« ziemlich heftig Laxatif »). 89 Lettre de Zellweger à Bodmer, 29 juillet 1737. Citée in Eisenhut, 2011, p. 284. 90 Ce n’était pas un problème propre au petit-lait, mais à diverses cures. Voir, par exemple, G. Oelssnern Physicalische, chymische und medicinische Untersuchung der mineralischen und sonst gesunden Wasser, welch emit ihren Theils kalten, Theils auch warmen, ja siedheissen Quellen, aus den unterirdischen Canaelen, hervor drudeln, und durch ihre medicinische Kräfte viel tausend krancken und elenden Menschen, unter dem Nahmen der Saur = Brunnen und warmen Bäder, Breslau, Johann Jacob Korn, 1753, p. 282. 91 P. Shaw, A new practice of physic : wherein the various diseases incident to the human body are describ’d, 2 vols, 7th edition, vol. 1, London, T. and T. Longman, 1730, p. 261 (« diet ought to be balsamic and cooling »). 92 Un regard sur les descriptions contemporaines de l’agriculture des montagnes alpines amoindrit cette opinion. Voir Orland, 2004, p. 327-364. 93 Zellweger, « Versuch einiger physicalisch und medicinischer Betrachtungen », p. 328. 94 Scheuchzer, Beschreibung der Natur-Geschichten, p. 30 et suivantes. 95 Entre 1714 et 1723, Zellweger parcourt tout le canton d’Appenzell pour se familiariser avec les habitudes des gens, pour connaître leur éducation et leur travail, mais surtout leur alimentation et leurs boissons, « qui, dans une certaine mesure, contiennent un vim médicamentosam » (« die doch alle gewissermassen eine vim medicamentosam in sich enthalten »). Zellweger, « Versuch einiger physicalisch und medicinischer Betrachtungen », p. 335. En ce qui concerne Scheuchzer, celui-ci a parlé des biens communs ruraux comme les droits de pâturage alpin, l’établissement de règles concernant l’accès aux ressources, etc. Pendant plus de dix ans, il a cherché à persuader les bergers de lui faire

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de sa valeur économique. Dans son Essai sur certaines considérations physiques et médicales, une description exhaustive des conditions de vie dans le canton d’Appenzell96, nous ne trouvons aucune référence à la pratique de cures de petit-lait comme mesures de préventives ou prophylactiques. Les formes de plaisir que Zellweger et ses amis savants ont établi, au cours des années 1740, n’étaient pas une pratique courante en Appenzell. La population du pays, habituée au travail difficile et à la nourriture fortifiante, vit, en revanche, principalement de ce qu’on appelle Habermus, une bouillie d’avoine salée, cuite à la vapeur dans l’eau, séchée dans un four et enrichie au beurre. Les plats à base de lait sont alors facultatifs, préparés d’une manière différente – parfois « étrange »97. En Appenzell, tout comme partout ailleurs, l’utilisation du lait dépend beaucoup de la valeur économique des différents produits laitiers. Zellweger observe que le lait entier est pour les riches, le lait écrémé pour les pauvres, tandis que la crème à disposition est principalement utilisée pour la production de beurre. Pendant les jours de fête seulement, les gens boivent de la crème épaisse, dite Lobmilch. Le beurre est le principal produit transformé à partir du lait disponible. Le lait écrémé (babeurre), avec l’ajout de petit-lait aigre, est ensuite utilisé pour faire un petit fromage faible en gras. Ce n’est qu’en été, dans les prairies des Alpes, que les « Appenzellers » sont utilisées pour produire un fromage gras à partir de lait entier. Ce faisant, cependant, les restes (appelés petit-lait, fromage d’eau ou Schotte) sont chauffés à plusieurs reprises, suivant la proportion de matière fromagère et d’acidité. Ce qui reste est la petite partie aqueuse du lait, utile comme eau qui s’écoule et acceptable pour les porcs. Zellweger explique que les Appenzellois ne boivent la Schotte qu’en absence d’eau, et qu’ils ne consommeraient jamais de lait en temps de maladie, même s’il est prescrit par un médecin ou guérisseur en cas de maladies spécifiques. Comme la médecine galénique le conseille, ils n’apprécient pas le petit-lait. Pourtant, au moment de la rédaction de son livre, la production de Schotte n’est pas uniquement devenue une industrie en elle-même – « das Molken-Gewerbe98 » –, mais représente alors pour Zellweger une innovation agricole devant être connue des jeunes médecins99. En fait, la cure, qu’il recommande à ses amis délicats, comprend non seulement une nourriture de santé, mais également un forfait incluant l’hébergement, l’environnement, la conversation, et le loisir : « a voyager de plaisir […] pour profiter de la saison propre au Cure du petit Lait100 ». Le savant urbain et cosmopolite – exténué physiquement et mentalement par les devoirs de sa vie – peut à la fois se rétablir et améliorer sa santé ainsi que sa force dans un même temps, seulement avec l’aide de quelques commodités de la campagne :

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connaître certaines de leurs coutumes, mais sans succès. Le lien entre l’histoire naturelle et la politique démontre un motif tout à fait patriotique. Zellweger veut montrer qu’Appenzell n’est pas une terre barbare sans culture. Sa collection d’herbes alpines curatives, les plantes alpines qu’il a plantées dans son jardin et les copies envoyées à ses professeurs Scheuchzer et Boerhaave en sont la preuve. Voir Kellenberger, 1951, p. 30-33. Peu de temps avant 1760, alors qu’il prépare certaines informations pour la naturforschende Gesellschaft, à Zurich, Zellweger trouve le temps de publier les observations effectuées au cours de ses voyages. Kellenberger, 1951, p. 34. Zellweger, « Versuch einiger physicalisch und medicinischer Betrachtungen », p. 325. Ceci est dû en partie à la détection, production et commercialisation grandissante du lait sucré comme un autre ingrédient pharmaceutique pertinent du lait. Voir Fleischmann, 1910, p. 1-19. Zellweger, « Versuch einiger physicalisch und medicinischer Betrachtungen », p. 335. Lettre de Laurenz Zellweger à Johann Jakob Bodmer, 29 mai 1738 (ZBZ, Ms Bodmer 6a).

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[…] Pour soutenir Nos Corps dans une espece de vigueur par les moyens d’une exacte diete & d’un Exercice modereé, & si la machine se detraque peu à peu suivant les Loix jmmuables de la nature & de son souverain Autheur, tachons du moins à garder nos esprits dans une tranquille assiete, en regardent avec une indifférence ou heroique ou philosophique, les Coups de la Fortune, bonne ou mauvaise, & en nous abstenant des soins, peines & travaux superflus, auxquels le gros de monde s’adonne avec tant d’empressement, nous renfermant simplement dans les devoirs, que Dieu, la Republique, le Charactere d’honnête Homme & d’Amy, la raison & une sage prevoyance & bienseance exigent de nous, sans oublier de nous egayer tems en tems d’une façon, meme par des bagatelles & des folies de jeunesse, si le cas le requiert, helft was helften mög &c.&c101. Spary souligne que, de manière similaire aux autres nourritures de santé de l’époque, le petit-lait devient une substance « d’un compromis moral entre vertu personnelle, politique et économique102 », une nourriture de félicité et sagacité. Avec la pratique de la cure de petit-lait, les Schottenbrüder, Schottländer ou Trogisten, comme ils se définissent eux-mêmes103, recherchent Acadia, le « pays de la liberté », symbolisant l’amitié entre les gens et l’harmonie avec la nature. La partie montagneuse d’Appenzell, avec sa population éparse de fermiers alpins, satisfait particulièrement leur vision idéale de pastoralisme104. Zellweger considère l’alimentation des producteurs laitiers alpins, ne vivant de rien d’autre que de produits laitiers pendant plusieurs semaines, comme exemplaire, puisqu’ils restent forts et en bonne santé105. À plusieurs reprises, Bodmer rend hommage à Zellweger, qu’il appelle « Philocles », en référence au poète athénien, neveu d’Eschyle. En 1747, Bodmer écrit l’« Ode à Philocles », dans laquelle il loue les gens heureux des montagnes : « ici, l’homme n’a pas encore honte de l’homme, et n’a pas encore appris à cacher son cœur106 ». Dans son œuvre épique Noah, de 1752, Bodmer vante à nouveau les mérites de son « Philocles », ce philosophe solitaire vivant dans sa cabane montagneuse, loin des esprits éclairés, parmi les bergers des montagnes : « Que par lui Dieu préserve la santé des troupeaux de bétail (et des bergers)107 ». Si le petit-lait est devenu très en vogue dans ce contexte, le processus de fabrication était très différent de celui de l’industrie laitière artisanale traditionnelle, et le produit n’était en aucun cas un simple médicament. Zellweger ne demande pas aux producteurs laitiers leurs résidus du traitement du lait, le petit-lait le plus acide, mais, selon ses propres déclarations, il choisit des fermiers qu’il charge de produire des boissons à base de petit-lait. Même s’il n’existe aucune recette de Zellweger lui-même108, il est très probable qu’il ait demandé 101 102 103 104 105 106

Lettre de Zellweger à Bodmer, 5 septembre 1754. Citée dans Eisenhut, 2011, p. 283. Spary, 2014, p. 283 (« of a moral accommodation between personal, political and economic virtue »). Eisenhut, 2011, p. 283. Sur la mode du pastoralisme dans l’absolutisme des Lumières, voir Martin, 2011. Kellenberger, 1951, p. 35. Cité dans Faessler, 1979, p. 7 (« Hier schämet sich der Mensch noch nicht vor dem Menschen, und hat noch nicht gelernt, sein Herz zu verbergen »). 107 Cité dans Eisenhut, 2011, p. 294 (« Dass Gott durch ihn die gesundheit von hirten (und schäfern) des Viehs bewahret »). 108 Selon R. Schudel-Benz (Schudel-Benz, 1930, p. 14), Zellweger explique à Bodmer les vertus curatives du petit-lait, dans une lettre de 1749. J’ai consulté cette lettre, mais je ne peux pourtant pas confirmer cette analyse.

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du petit-lait doux, au vu de ce que l’on a constaté plus haut. Contrairement au petit-lait ordinaire, aigre, seul le petit-lait doux, soigneusement produit, est considéré comme étant non violent, balsamique et pouvant ouvrir le corps de manière douce. Christoph Martin Wieland (1733-1813), un autre membre des Schottenbrüder, écrit, après son retour d’une cure de petit-lait chez Zellweger à Trogen (1757), combien il est reconnaissant d’avoir bu de petit-lait fraîchement préparé à Thrün, un village près de Trogen109. Tout est à nouveau dans la préparation, et le temps passé avant de la boire. Samuel Auguste Tissot écrit qu’une bonne boisson à base de petit-lait doit principalement être blanchâtre ou viridescente, et l’on ne doit pas essayer de l’éclaircir, ce qui nuirait à son pouvoir curatif. Dans son Avis au peuple sur sa santé, il donne des instructions strictes et détaillées pour préparer « le petit-lait »110. Que les livres de materia medica offrent des suggestions pour la production de petit-lait doux était une pratique courante du milieu du xviiie siècle111. La préparation de petit-lait doux demande plus d’effort, mais il a meilleur goût et, suivant la préparation, il peut aussi être plus nutritif que la Schokentte normale, dérivée de la production de fromage. Bien que le lait cru fraîchement trait soit traité d’une façon similaire à ce que l’on fait couramment pour la fabrication du fromage, l’accent n’est alors plus mis sur le fromage, mais sur le petit-lait comme produit final. Afin d’obtenir du petit-lait doux, la séparation de la partie coagulée du lait n’est normalement pas effectuée avec l’estomac des ruminants, mais avec du tartre préparé, ou du jus de citron. Les acides utilisés jouent un rôle important dans le goût du produit final. Les acides ont une influence directe sur la couleur et la qualité sensorielle du produit. Équilibrer davantage l’acidité permet au producteur laitier d’enrichir la partie aqueuse du petit-lait avec du lait cru, ou d’y mettre des herbes, des fleurs ou des minéraux, afin d’augmenter sa vertu médicale. En résumé, après 1735 environ, lorsque la consommation de petit-lait est devenue de plus en plus un mode de vie, voire une manière d’auto-présentation à la mode, la production de petit-lait devient saturée de certaines règles et dispositifs. La matière première considérée comme la plus souhaitable n’est pas le lait de vache, mais le lait de chèvre. Le petit-lait fraîchement préparé par les producteurs laitiers alpins, but chaud, à jeun, tôt le matin, et de préférence au printemps ou au début de l’été, devient un symbole populaire des Alpes en bonne santé. Conclusion : labéliser la cure de petit-lait suisse Eisenhut affirme que, dès 1740, un véritable culte se développe autour du canton d’Appenzell et de ses hôtes buveurs de petit-lait112. Un nombre grandissant d’intellectuels visite la campagne, passe des réunions conviviales et consomme du petit-lait non 109 Lettre de Christoph Martin Wieland à Zellweger, 27 juin 1757, citée dans FAESSLER, 1979, p. 100. Il est évident, à partir de la correspondance avec Bodmer, que les amis se promenaient parfois tôt le matin dans la montagne Gaberius. Voir Eisenhut, 2011. 110 Tissot, Avis au peuple sur sa santé, Lausanne, J. Zimmerli, 1761, p. 547-549. 111 Voir P. Petit-Radel, Essai sur le lait, considéré médicinalement sous ses différens aspects, ou Histoire de ce qui a rapport à ce fluide chez les femmes, les enfants & les adultes, soit qu’on le regarde comme cause de maladie, comme aliment, ou comme médicament, Paris, l’Auteur, 1786, p. 202 et suivantes. 112 Eisenhut, 2011, p. 280.

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seulement pour s’amuser – « pour badiner » –, mais aussi comme remède, une cure dont l’effet curatif est le plus souvent décrit comme une thérapie de rafraîchissement ou un nettoyage sanguin113. Néanmoins, il faut ensuite plus de deux décennies pour que la cure annuelle de petit-lait ne devienne une sorte de marque de fabrique d’Appenzell. En effet, le « föhrene Hütte » et ses curieux propriétaires, se font connaître à Zurich et à l’étranger. La communauté littéraire étend sa renommée dans de nombreux endroits éloignés. En outre, l’histoire des Schottenbrüder motive les voyages d’un plus grand nombre de personnes intéressées à essayer la cure de petit-lait. Ceci montre comment le mouvement est dynamisé et altéré par de nouvelles pratiques de santé, et comment de nouveaux acteurs s’y retrouvent impliqués. En octobre 1749, par exemple, certains zurichois supplient Bodmer de demander à Zellweger de leur trouver un hébergement à Trogen ou dans les environs. Zellweger, à son tour, demande de l’aide à un aubergiste local114. Au courant de la même année exactement, survient l’arrangement à Gais et la guérison fructueuse qui établirait ensuite la gloire du village de Gais – à quelques kilomètres de la maison de Zellweger. Bien que la promotion de la cure de petit-lait de chèvre par Zellweger ait rencontré un certain succès à l’époque, son travail n’a pas été reconnu et a été, au contraire, oublié. Une raison possible de cette indifférence pourrait avoir été son manque d’intérêt dans l’explication du mécanisme thérapeutique de la cure de petit-lait ou de sa vertu médicale en général. Comme nous l’avons vu, il considère la cure de petit-lait bien plus comme une mesure préventive, et le petit-lait comme un aliment de santé que comme médicament. Pour Zellweger, la cure de petit-lait au printemps ou au début de l’été offre une opportunité attractive pour attirer ses amis intellectuels dans un endroit petit et insignifiant de la campagne. Les acteurs du village de Gais ont eu une approche différente. Certains d’entre eux ont réalisé très rapidement que la cure de petit-lait pouvait être bien plus qu’un somptueux voyage de quelques citadins philosophes. Ils ont perçu l’opportunité d’établir une nouvelle entreprise, soit une entreprise de cure thermale organisée autour du petit-lait, qui peut alors revêtir toute forme : un médicament, un remède, une thérapie ou une technologie préventive, une nourriture de santé, ou une tradition montagnarde. En fait, c’est largement grâce au sens des affaires de l’aubergiste Hans-Ulrich Heim et des bergers, que le petit village de Gais a connu une carrière remarquable comme station thermale suisse. Après que la nouvelle de la cure réussie se soit rapidement propagée dans les cercles médicaux, et que d’autres médecins aient commencé à envoyer leurs patients à Gais, la labélisation de la cure de petit-lait est devenue cruciale. Hans-Ulrich Heim s’attendait à de nouvelles activités rentables, et a investi dans le confort de l’auberge, puis a agrandi la maison après un incendie, en 1780. Il a ensuite mis en place un transport constant, jusqu’au village, de petit-lait encore chaud des prairies alpines avoisinantes – un tour quotidien d’au moins trois heures. Les affaires de la famille d’aubergistes, qui avait le monopole sur la station thermale, se sont bien portées pendant des décennies115. En 1791, Samuel Heim (1764-1860) a repris

113 Voir J. C. Hackel, Vollständige practische Abhandlung von den Arzneymitteln, nach deren Ursprunge, Unterscheidung, Güte, chymischen Bestandtheilen, Verbindungs- und Wirkungsarten, und pharmaceutischen Zubereitungen, vol. 2, Wien, Wappler, 1793, p. 616. 114 Lettre de Zellweger à Bodmer, 20 octobre 1749 (ZBZ, Ms Bodmer 6a). 115 Voir Nägeli, 1941.

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l’auberge Zum Ochsen de son père, Hans-Ulrich Heim, qui avait initié l’activité de petitlait. En 1796, Samuel convertit l’auberge en un centre thermal, célèbre pour ses produits de chèvre. Les bergers ont également joué un rôle important, en particulier Anton Josef Inauen (1725-1791), appelé Schottensepp. Pendant la saison (entre mai et août), il apportait le petit-lait frais à Gais depuis l’alpage Oberer Mesmer. En raison de la demande croissante, d’autres producteurs de lait des Ebenalp et Meglisalp ont aussi approvisionné Gais. En 1780, l’expansion prospère de Gais comme station thermale a encouragé le Schottensepp à introduire également des cures de petit-lait dans le village voisin de Weissbad. Son fils, Karl Jacob (1755-1811) réalise ce projet en 1790, et fonde le Weissbad Molkenkuranstalt116. La nouvelle Kurhaus est devenue la plus grande entreprise hôtelière du pays, sous la direction du petit-fils du Schottensepp, Ignaz Johann Anton Inauen (1794-1864), et, durant ses meilleures années, a accueilli jusqu’à quatre cent clients venant de toute l’Europe. Depuis lors, de plus en plus de villages alpins ont, tout au long du printemps et de l’été, profité des bonnes affaires induites par la dite Gaiß-Schotte (le petit-lait de chèvres) – inventant une tradition suisse. Bibliographie K. Albala, « Milk : nutritious and dangerous », in H. Walker (éd.), Milk : Beyond the Dairy. Proceedings of the Oxford Symposium on Food and Cookery 1999, Oxford, Prospect Books, 2000, p. 19-30. ———, Eating Right in the Renaissance, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 2002. ———, « Food for healing : Convalescent cookery in the early modern era », Assimilating knowledge. Food and Nutrition in early modern physiologies, Special issue of Studies in History and Philosophy of Science Part C : Studies in History and Philosophy of Biological and Biomedical Sciences, 43/2 (2012), p. 323-328. P. Atkins, Liquid Materialities : A History of Milk, Science and the Law, Critical Food Studies, Farnham, Surrey and Burlington, Ashgate, 2010. S. R. Barton, Healthy Living in the Alps : The Origins of Winter Tourism in Switzerland, 1860-1914, Manchester, Manchester University Press, 2008. E. Bircher, « Die Molkenkur, ihre Geschichte und geographische Verbreitung. Eine geschichtliche Studie », Schweizerische Medizinische Wochenschrift, 39 (1953), p. 937-941. Th. M. Brown, The Mechanical Philosophy and the ‘Animal Oeconomy’. A Study in the Development of English Physiology in the Seventeenth and Early Eighteenth Centuries, New York, Arno, 1981. J. J. Bylebyl, « Nutrition, Quantification and Circulation », Bulletin of the History of Medicine, 51 (1977), p. 369-385. P. Camporesi, Juice of Life : The Symbolic and Magic Significance of Blood, trad. angl., New York, Continuum, 1995. D. Cantor (éd.), Reinventing Hippocrates, Aldershot, Ashgate 2002.

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Du spirituel au naturel : l’allaitement dans le discours catholique moderne et contemporain

Entre catholicisme et allaitement il existe une relation ambivalente. C’est pour le moins ce qui émerge de la recherche historique et démographique, qui, dans plusieurs études, a imputé au fait d’appartenir au catholicisme l’un des facteurs principaux de la limitation de la diffusion sociale de l’allaitement. Des raisons liées à la pudeur, au contrôle du corps et par conséquent à la réticence sociale à exhiber la nudité en public sont principalement évoquées. Des études démographiques relatives aux pays de l’Europe du Nord aux xixe et xxe siècle notent une corrélation presque directe entre l’appartenance religieuse au catholicisme et un déclin de la pratique de l’allaitement maternel, qui, à son tour, est considéré comme la cause d’une augmentation significative du taux de mortalité infantile1. D’autres recherches, focalisées principalement sur les structures sanitaires et hospitalières, ont en revanche souligné le fait que l’allaitement maternel représente un élément distinctif dans l’idée catholique de la construction de la reproduction et de son gouvernement, ainsi que du rapport mère-enfant. D’après cette conception de la première enfance, la relation de la mère avec sa progéniture s’inscrit dans une dimension naturelle de première importance. Dans cette perspective, les pratiques de mise en nourrice sont considérées comme l’expression concrète d’une sécularisation des comportements, de la conception du corps et de la relation mère-enfant2. L’ambivalence que les données sociales relatives à la diffusion de l’allaitement inspirent à la recherche historique est sous bien des aspects l’expression du fait que les positions mêmes du catholicisme à propos de cette pratique se sont articulées et définies selon un très long parcours spatio-temporel. D’une part, les références bibliques à l’allaitement sont nombreuses et en même temps la symbolique du lait acquiert importance en trouvant son emblème le plus fort et significatif dans la figure de la Mater Lactans. Cette figure était destinée à avoir une importance théologique croissante en particulier par le biais des représentations iconographiques de la Madone qui allaite des adultes3. D’autre part, 1 Van Poppel, 1992 ; Janssens et Pelzer, 2014 ; Van Den Boomen et Ekamper, 2015. Voire aussi Sandre-Pereira, 2005 ; Willson, 2004. 2 Par exemple, pour le cas irlandais : Earner-Byrne, 2006. 3 Voir Scaramella, 1991. Emmanuel Betta  •  Sapienza Università di Roma Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 567-580 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127455 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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on peut remarquer que les mentions explicites de l’allaitement sont très rares dans la doctrine, dans la production normative et dans les textes pénitentiels catholiques. Pendant bien longtemps, l’allaitement n’a pas été considéré comme une question digne d’analyses spécifiques ou d’indications disciplinaires explicites. À bien des égards, ces deux aspects semblent à la base de la pensée catholique passée et présente, et leur structure devient plus claire lorsqu’on observe l’évolution de la manière de considérer cette relation dans la longue durée. Dans la Bible, on trouve des mentions occasionnelles de l’allaitement. Bien souvent, il ne s’agit que d’allusions aux conditions de sécurité et de confort que la mère assure à son enfant, mais la référence au lait et au don de lait renvoie aussi au symbolisme du transfert de la parole. Dans l’Ancien comme dans le Nouveau Testament, le couple mère-enfant est cité plusieurs fois (Sarah et Isaac, Moïse et Jokébed, Marie et Jésus, Anne et Samuel), lors de situations où les nouveau-nés sont destinés, une fois devenus grands, à assumer un rôle de premier plan dans l’avenir du peuple de Dieu. Dans une perspective symbolique, l’allaitement est par ailleurs utilisé pour parler d’un amour relationnel d’un genre particulier : de Dieu envers les hommes, des frères entre eux, de la personne chargée de la sécurité du nouveau-né et, enfin, du besoin de l’homme de se nourrir de la parole divine, cette dernière étant considérée comme la relation la plus importante4. Dans le sillage de ces lectures scripturales, se propagea une image du sein de la Vierge Marie comme lieu de l’Incarnation de l’esprit vital. La théologie commençait ainsi à se concentrer de plus en plus sur les effets miraculeux de la lactation virginale. Entre le douzième et le quatorzième siècle, une relation s’établit entre le sang du Christ et le lait de sa Mère, tous deux considérés comme des instruments pour prodiguer la grâce. En se référant à la réflexion mystique, le discours spirituel faisait du sang versé un symbole de pitié et de miséricorde. Par analogie, dans les iconographies de Marie allaitant un saint adulte5, le lait assumait une valeur semblable, comme symbole d’une grâce divine prodiguée, à travers la Madone, au saint en extase. Les thèmes iconographiques de la Madone dispensatrice de Grâces et de la Mater misericordia se répandirent, donnant origine à des cultes centrés sur la lactation mariale. Les idées relatives au pouvoir régénératif de l’allaitement étaient répandues en Europe à la fin du Moyen Âge et à la Renaissance et elles étaient focalisées sur la lactation surnaturelle de la Vierge comme symbole de la puissance de Marie : le lait, en tant que matière nutritive qui vient directement du ciel à travers elle, permettait ainsi de définir et souligner les caractéristiques particulières de Marie, vierge et pourtant mère6. La multiplication des images de Madones allaitant renforçait l’idée que le transfert de l’amour maternel sur autrui représentait en fait le but originel d’une communauté et en même temps son signification transcendantale à travers la promesse de rédemption. Dans la deuxième moitié du 16e siècle, le binôme virginité-maternité commençait cependant à être moins fréquent dans le discours catholique, tandis que s’affirmait une interprétation de l’allaitement en termes naturels, en tant que preuve physique de l’abandon de l’état virginal de la femme.

4 Parmi les références plus significatives : Esaïe 49,15 et 66,10 à 12 ; I Thessaloniciens 2,7 ; I Corinthiens 13,5 ; Psaume 22,10 ; I Pierre 2,2. 5 Par exemple, dans le cas de Saint Bernard, voir Scaramella, 1991. 6 Sur le thème iconographique de la Madonna lactans voir aussi Steinberg, 1984.

Du spirituel au naturel

Sous des formes diverses, la définition même de la valeur religieuse de l’acte de l’allaitement se transforma et se modifia. Dans la conception iconographique et théologique catholique émergeait une valorisation de l’allaitement comme acte en soi positif parce que doué d’un caractère de naturalité, tandis que la référence à sa valeur symbolique et mystique du modèle marial devenait de moins en moins centrale. Cette revendication explicite d’une inclusion dans un ordre naturel originel en fit l’un des facteurs principaux, pour ne pas dire le principal facteur, ce qui pouvait ensuite donner lieu à des convergences avec des perspectives discursives non religieuses. Cet aspect est déterminant pour comprendre l’évolution à long terme du point de vue catholique à propos de l’allaitement. Le discours disciplinaire catholique commença à présenter explicitement l’allaitement comme l’expression d’une relation naturelle originelle, à une époque où se généralisent des comportements sociaux qui, au contraire, tendent à remettre en cause l’idée que l’allaitement de l’enfant par sa mère est le prolongement spontané de la condition de maternité. En le considérant comme une simple expression naturelle de la condition maternelle, cette conception catholique faisait de l’allaitement un acte qui n’avait pas besoin d’être verbalisé, et, d’autre part, portait à une évaluation implicitement négative des comportements qui se détachaient de cet ordre naturel, comme l’allaitement par des nourrices. Dans l’Espagne du xvie et du xviie siècles, par exemple, les théologiens et, surtout, les moralistes commencent à propager l’idée que le lait est aussi le véhicule de transmission des qualités et des vices, à la fois physiques et moraux7. Ces arguments, qui s’appuient explicitement sur la tradition médicale antique d’Aristote à Pline, est divulguée pour contester la pratique, fréquente dans les familles nobles et aristocratiques, de la mise en nourrice. Bien que cette pratique semble plutôt répandue en dehors de l’aristocratie, parmi l’élite administrative comme parmi les artisans et les intellectuels8, le recours à la nourrice apparait largement comme une « pratique noble » par rapport à laquelle se forme le discours théologique qui la prit pour cible. Les médecins et les moralistes, et plus généralement les hommes d’église commencèrent à ancrer la contestation du recours aux nourrices dans une interprétation biologico-naturaliste, élaborant ainsi une théorie de la formation morale des nouveau-nés à travers le lait. Ils se situaient ainsi dans la continuité directe de la biologie grecque représentée surtout par les théories de l’hémogénie du lait professées par Aristote9. Le recours à l’allaitement par nourrice était interprété comme l’interruption de la continuité naturelle, qui dès la naissance faisait de la mère la garante de la sécurité morale et physique du nouveau-né. Ainsi l’argumentation espagnole avançait l’idée que, pour le nouveau-né, le lait maternel était meilleur que celui de la nourrice, qui le privait des vertus et des qualités que la mère lui avait fournies à la naissance. Une telle réflexion théologique traçait le profil de la mère indigne, celle qui ne garantissait pas la qualité de la nourriture, ni la formation et la sécurité de son enfant. Le franciscain Juan de Pineda souligne que « celle qui n’allaite pas l’enfant qu’elle a mis au monde, n’est mère qu’à moitié »10. De Pineda introduit un autre élément important à propos de la pureté du sang. Il soutient en effet que le choix de la nourrice, quant à ses caractéristiques physiques 7 Pech, 2007. 8 Fildes, 1988 ; Klapisch-Zuber, 1983. 9 Pomata, 1995. 10 Pech, 2007, p. 496.

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mais aussi à propos de son attachement à la religion catholique, devait représenter le critère décisif pour garantir la morale et le futur salut de l’enfant. Dans une perspective interprétative, que l’on peut attribuer à cette lecture mono-sexuelle de l’hémogénie du lait et du sang, selon laquelle ils avaient tous les deux la même nature, et ne se différenciaient que par un degré de coction différent11, la valorisation du statut des mère et des nourrices trouvait sa correspondance dans l’émergence du culte de Marie12. À la même époque, l’allaitement commença à être analysé et discuté explicitement dans les textes de théologie morale, comme dans les manuels pénitentiels destinés aux confesseurs qui, avec le Concile de Trente étaient devenus l’un des principaux instruments de l’action contreréformistes de l’église catholique. Il commençait à apparaître dans les textes de théologie morale et les manuels pénitentiels au cours de réflexions sur la discipline du corps, en particulier dans deux domaines spécifiques : le renoncement au jeûne et à la sexualité. Dans le premier cas, c’est la santé physique de la femme et, à travers elle, celle de l’enfant, qui représente le problème principal, tandis que dans le cas de la sexualité, la discipline du mariage est mise en cause, en particulier à travers la question théologico-morale cruciale du « devoir » conjugal13 qui gouverne la légitimation de la sexualité au sein du mariage. Dans ce cas, on voit apparaître la matrice de genre qui a motivé le choix de l’allaitement par nourrice comme solution recherchée par l’homme en vue du rétablissement de la vie sexuelle matrimoniale, dans toutes ses implications, démographiques et héréditaires14. Le recours à une nourrice repose sur une configuration sociale et de genre particulière. Dans la Florence de la Renaissance étudiée par Klapisch-Zuber, par exemple, c’était le mari de la femme appartenant au patriciat qui, pour rétablir sa sexualité intra matrimoniale, négociait avec le mari d’une femme de classe pauvre un dédommagement qui impliquait le fait que ce dernier devait renoncer à sa propre vie sexuelle pendant la période de l’allaitement mercenaire15. L’allaitement devenait ainsi un choix à éviter à l’intérieur du couple lorsque les conditions économiques le permettaient16. L’allaitement par nourrice n’apparaissait pas encore comme un choix moralement problématique. Par exemple, dans le Manuel des confesseurs et des pénitents du docteur Navarro, un des manuels les plus renommés pour les confesseurs du seizième siècle, le jésuite Martin de Azpilqueta parle d’allaitement dans le chapitre consacré au quatrième commandement (honore ton père et ta mère), à propos des péchés des parents envers leurs enfants. Dans le cas spécifique, à propos de la mère, Navarro précisait : Si la mère n’a pas élevé son enfant avec son propre lait, ou si elle a été plutôt négligente dans le choix d’une bonne nourrice en surveillant si elle l’élevait bien, ou n’a pas voulu 11 Id. 12 Sperling, 2013, p. 5. 13 L’expression latine consacrée est debitum conjugale, que l’on pourrait aussi bien traduire par « dette conjugale », comme le fait Didier Lett dans l’article qu’il consacre à la régulation de la sexualité par le discours ecclésiastique durant la période médiévale dans Steinberg, 2018, p. 107-110. Dans la mesure où l’expression « devoir conjugal » est bien ancrée dans la langue française, nous en gardons ici l’usage (note de traduction). 14 Sur le rapport entre la nourrice et l’abstention sexuelle voir Fauve-Chamoux, 1983. Pour une analyse classique voire Maher, 1992. 15 Klapisch-Zuber, 1983. 16 Matthews Grieco et Corsini, 1991.

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lui donner les choses nécessaires jusqu’à sa troisième année. Mais ne pas vouloir élever son enfant avec son propre lait sans juste cause, ne fait pas d’elle une pécheresse, elle ne pèche pas non plus s’il y a juste cause, même véniellement17. Cette interprétation de Navarro, ne contient pas la moindre allusion à une définition en termes naturalistes ou vaguement physiologistes de l’allaitement au point que le choix de ne pas allaiter n’est pas considéré comme une faute importante, et encore moins un péché. L’approche de l’allaitement dans les manuels pour confesseurs et dans la doctrine morale catholique elle-même commençait à se différencier dans la réflexion de ceux qui ont été probablement, bien que pour des raisons différentes, les théologiens les plus influents pour l’analyse de la dimension physique des relations matrimoniales et extra-matrimoniales et pour la définition de la discipline morale de la sexualité : le jésuite espagnol Tomás Sánchez et l’italien Alfonso Maria de Liguori. Dans ses Disputationes de sancto matrimonii sacramento, publiées entre 1602 et 1605, Sánchez analyse en détail toutes les questions possibles par rapport au corps et à la sexualité, dans le but de fournir aux confesseurs une arme efficace qui aurait fait de la confession cet instrument décisif pour la discipline de la chair et de l’être humain en soi qui avait été ébauchée dans la perspective contre réformiste du Concile de Trente. Il traite de l’allaitement dans le livre IX, De debito coniugale, le plus connu, complexe et sous bien des aspects « scandaleux », qui lui créa bien des problèmes de censure, en particulier de la part de l’Inquisition romaine18. La dispute n. XXII pose la question de savoir si les rapports sexuels sont autorisés quand la femme se trouve dans les conditions particulières de la génération : enceinte, immédiatement après l’accouchement, pendant la phase de purgation, pendant la période d’allaitement. L’opinion de Sánchez à propos de l’allaitement, comme des autres conditions d’ailleurs, se trouve au centre de son interprétation générale du mariage, considéré comme un dispositif originel pour contrôler la concupiscence fondée sur la disponibilité de l’acte sexuel en tant que remedium. Ainsi, pour contrôler la force anomique de la concupiscence et l’orienter vers un ordre familial hiérarchisé entre l’homme et la femme, le devoir conjugal devait être considérée comme un juste droit à l’accès au corps du conjoint. Au centre de cette lecture, l’allaitement figurait donc comme une exigence importante, mais pas exclusive, subordonnée comme elle l’était à la nécessité de sauvegarder le plus possible la disponibilité du remedium de l’acte sexuel dans le mariage. Suivant cette lecture, Sánchez discute de la requête conjugale, mais aussi de son acceptation. Autrement dit, il se confronte à la question de savoir s’il est licite, pour chacun des époux, donc aussi pour l’épouse, de solliciter l’acte sexuel auprès de son mari pendant la période de l’allaitement. Sa position est très claire. La faute serait le dégât éventuel à l’allaitement et par conséquent à la descendance, dans le cas spécifique où la femme tomberait enceinte et où l’allaitement s’interromprait. Sánchez juge que, selon l’expérience, un tel risque est vraiment minime, il soutient par conséquent que la faute est également minime : « Verum existimo nullam esse culpam, minime tunc a debiti exactione abstinere19 » (j’estime donc qu’il n’y a aucune faute de s’abstenir du devoir conjugale ou alors qu’elle est minime). En face

17 M. Navarro, Manuale de’ confessori et penitenti, Venezia, Gabriele Giolito de’ Ferrari, 1569, p. 146. 18 Sur Sánchez cf. Alfieri, 2010. 19 Th. Sánchez, De Sancto matrimonii sacramento disputationum, tomus Tertius, Venetiis, Apud Iuntas, 1625, p. 236.

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d’un risque aussi peu élevé, il réputait impossible – iugum moraliter impossibile20 (une obligation moralement impossible) – d’imposer aux époux qui dormaient dans le même lit de s’abstenir de tout rapport sexuel pendant deux ans, ce qui était considéré comme la période moyenne de l’allaitement. Dans les mêmes termes, Sánchez affirmait que les femmes qui étaient certaines que l’allaitement puisse provoquer le tarissement de leurs seins pouvaient se dispenser d’accomplir le devoir conjugal – « expertamque ubera exsiccari si concipiat21 » (si elle était certaine que ses mamelles allaient se dessécher par l’effet de la conception) – si elle était pauvre et dès lors elle ne pouvait pas payer une nourrice, et si le cas échéant « lac esse valde perniciosum proli » (son lait était assurément dangereux pour la progéniture). Toutefois, même dans ces cas l’homme qui demandait à sa propre femme un rapport sexuel ne pouvait pas être condamné. L’analyse de l’allaitement faite par d’Alfonso Maria de Liguori, suit le même filon que celle de Sánchez, dont il reprend les arguments et surtout dont il exploite l’autorité pour s’opposer aux moralistes et aux théologiens qui condamnaient comme péché mortel le rapport sexuel pendant l’allaitement. Liguori aborde ce point dans le sixième livre, De Matrimonio, de sa célèbre Theologia moralis, publié en 1767 et plusieurs fois rééditée, surtout au XIXème siècle, ce qui en fit l’un des principaux textes référentiels en matière de discipline de la confession22. Son adhésion aux théories de Sánchez est totale, en ce qui concerne le risque de créer des problèmes à la descendance, mais aussi en ce qui concerne la possibilité de s’exposer à des comportements peccamineux pour affronter une longue période d’abstinence due à l’allaitement. D’accord avec Sánchez, Liguori admet que ce serait un péché grave « contra justitiam23 », si la femme avait eu une précédente expérience incontestable de dommages à la progéniture ou bien si elle vivait en condition de pauvreté. Alors que dans la Theologia moralis, l’adhésion à l’approche de Sánchez est quasiment complète, dans les divers manuels destinés spécifiquement aux confesseurs, Liguori articule davantage son propre point de vue sur l’allaitement. Il en parle dans le chapitre consacré aux devoirs des fidèles et en particulier au jeûne, présentant la période de l’allaitement comme une condition particulière qui dispensait la femme de l’obligation rituelle. Dans son texte Istruzione e pratica per i confessori, publié en 1757, Liguori écrit : « les femmes enceintes ou qui allaitent, à qui il n’est absolument pas consenti de jeûner (sinon une fois ou deux, et si la femme était de robuste constitution), mais au contraire, les jours de jeûne il leur est même permis de se nourrir de viande, si elles sont faibles, ou si l’enfant est malade24 ». Indirectement, Liguori fait de nouveau allusion à l’allaitement dans le chapitre consacré à la restitution, à propos de « ce qu’on doit rembourser à cause de l’Adultère » : il mentionne le fait que dans une relation adultère, le père, en plus de l’hérédité, devrait également restituer aux enfants légitimes les aliments à partir de leur troisième année » parce que jusqu’à trois ans « la Mère est tenue de les allaiter si elle le peut, mais si elle le ne peut pas, cela incomberait aussi à l’Adultère », c’est –à-dire, que le mari adultère aurait à s’en occuper25. Dans une des

20 Id. 21 Id. 22 Alf. M. De Liguori, Theologia moralis, tomus III, Roma, Remondini, 1767, p. 30. 23 H. Busenbaum, S.J., Medulla theologiae moralis, Napoli, apud Pellechium, 1748, p. 857. 24 De Liguori, Istruzione e pratica per li confessori, Venezia, Stamperia Remondini, 1761, 5e édition, p. 439. 25 Ibid., p. 349.

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nombreuses synthèses de la Theologia moralis, on peut trouver une référence plus explicite à l’allaitement. Dans le Compendium theologiae moralis, la question de la pauvreté aura une plus grande visibilité, en tant que condition qui provoque l’abstinence afin de ne faire courir à la progéniture aucun risque provoqué par l’indigence. La condition économique de pauvreté fait prévaloir la nécessité de garantir la qualité de l’allaitement aux dépens de la nécessité d’éviter l’incontinence grâce au respect du « devoir » conjugal26. La pertinence de la réflexion de Liguori, ne consiste pas tellement dans son élaboration, qui, comme nous l’avons souligné, se référe en grande partie à l’interprétation de Sánchez, mais bien à l’importance et à l’influence qu’elle a eue dans la production théologique et de manuels pour les confesseurs. Liguori représente le point de référence pour une approche modérée et probabiliste de la gestion de la confession, qui influença de manière déterminante la théologie catholique du xixe siècle. Cette influence émerge clairement chez deux jésuites, qui écrivirent quelques-uns des manuels pour confesseurs parmi les plus importants et les plus connus. Dans le Compendium theologiae moralis, publié par le jésuite français Jean Gury et dont le jésuite italien Antonio Ballerini prépara l’édition, on parle de l’allaitement comme d’un devoir pour les mères, en termes de droit naturel – « mater filios proprio lacte nutrire debet (sententia communis), quia hoc jus naturale postulare videtur » (la mère doit nourrir ses enfants avec son propre lait (opinion commune), parce que cela semble relever d’un droit naturel) – mais une telle définition n’en faisait pas une obligation sous peine de péché mortel, parce que le fait de se soustraire au devoir de l’allaitement n’impliquait pas un comportement désordonné en soi (gravis disordinatio27). En particulier, Gury prévoyait une exception spécifique à ce lien concernant le recensement : D’autre part, la nécessité ou l’intérêt identifiable ou la coutume en vigueur chez les familles patriciennes excusent de toute culpabilité, etc. mais dans ce cas, sous grave peine, la mère doit substituer à soi-même pour tout le temps une nourrice en bonne santé et de bon comportement28. Deux textes de synthèse sous forme de dictionnaire permettent de comprendre encore mieux la façon dont on parlait de l’allaitement dans le discours théologique. Dans l’article « Allaitement » du Dictionnaire de théologie morale, publié à Paris en 1849 par Jean-Etienne Pierrot on décèle nettement une conception physiologique. Le volume de Jean Baptiste-

26 D. Neyraguet, Compendium theologiae moralis Sancti A.M. De Ligorio, Nova editio revisa et aucta, Barcinone, Apud Paulum Rieira, 1859, p. 695 : « Quaeritur 20. An licitum sit coniugibus coire tempore lactationis ? R. Alii negant, quia in tali coitu est timor nocumenti prolis, si uxor concipiat. Communissime vero affirmant licere Pal. Etc. Ratio, quia non extat lex prohibens ; item, quia periculum inficiendi lac, teste experientia, rarum est, saltem non tantum, ut teneantur conjuges tanto tempore abstinere ab usu conjugii, cum continuo periculo peccandi. Excipiunt tamen Pontius, etc., si conjuges sint valde pauperes, et prudens adsit timor de gravi damno prolis ; tunc enim, ut dicunt, neuter tenetur reddere, imo, nec potest petere, etiamsi sit periculum incontinentiae, quia non licet sibi consulere cum damno innocentis, cum alia suppetant media ad incontinentiam sedandam. Verum Sanch. eo casu excusat quidem conjuges a reddendo, sed non audet damnare exigentem, dicens quod tunc vel alia via ipse poterit proli consulere, vel erit justa causa ipsam periculo exponendi ne tandium conjuges cogantur abstinere cum tanta difficultate ». 27 J. P. Gury, Compendium theologiae moralis, ab auctore recognita et Antonii Ballerini, t. 1, Roma-Torino, Civiltà cattolicaMarietti, 1866, p. 403. 28 « Ab omni autem culpa excusat necessitas, notabilis utilitas, aut consuetudo apud familias nobiles vigens etc. sed tunc sub gravi mater bonam quoad mores et valetudinem nutricem sibi substituere debet » J. P. Gury, Compendium theologiae moralis. Ab auctore recognitum et Antonii Ballerini, t. 2, Roma, Ex Typographia Polyglotta, 1882, p. 906.

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Félix Descuret Médecins des passions, ou les passions considérées dans leurs rapports avec les maladies, les lois et la religion publié à Paris en 1841 est une référence importante de cet article, dès l’incipit : L’influence de l’allaitement est, au rapport des médecins, un fait qu’on ne saurait révoquer en doute […] c’est une considération assez puissante pour déterminer toutes les mères à nourrir elles-mêmes leurs enfants29. En ces termes, le texte prévoit que la femme puisse avoir des raisons physiques ou morales qui l’empêchent d’allaiter : en premier lieu « une constitution maladive ou un vice de tempérament », ensuite, des causes morales : « les passions et le caractère. Une femme qui est sujette à la colère, à la paresse, à l’ivrognerie pourrait communiquer ces vices à son enfant par l’allaitement ». En dehors de ces cas, pour la mère il existe « un devoir rigoureux de ne pas remettre son fils dans des mains étrangères », mais se soustraire à cette condition ne devenait pas péché mortel « si la mère a le dessein de se rendre plus apte à remplir ses devoirs d’épouse ». Dans ce cas, les parents devaient toutefois prêter une attention particulière au choix de la nourrice : « ils doivent examiner si sa constitution et son caractère peuvent neutraliser, ou du moins contrebalancer, les dispositions fâcheuses que peut rapporter le nourrisson30 ». Dans l’édition du 1847 du Dictionnaire des cas de conscience, publiée pour la première fois en 1715 par le jésuite casuiste Jean Pontas, on cite le cas de Jeanne qui « veut nourrir son enfant. Son mari exige le devoir. Elle demande si elle peut le lui refuser pendant qu’elle allaite l’enfant ». La réponse est tout à fait conforme à l’interprétation de Sánchez : la femme qui « connaît par expérience qu’en rendant le devoir dans ce temps-là, son lait se corrompt », doit recourir aux services d’une nourrice, et seulement au cas où cela ne lui est pas possible ou encore-si elle est trop pauvre pour le faire elle peut refuser « parce qu’il n’a pas le droit de l’exiger aux dépens de la vie ou de la santé de son enfant31 ». Si ces textes décrétaient une première naturalisation de l’allaitement en tant que devoir maternel, au sein d’une interprétation absolument fidèle aux théories de Sánchez, un discours différent est proposé par la médecine pastorale et la théologie morale focalisées sur la morale sexuelle. Le De sextum decalogi praeceptum et supplementum ad tractatum de matrimonio (Sur le sixième commandement du décalogue et supplément à le traité sur le mariage), signé par l’évêque du Mans Jean-Baptiste Bouvier, publié pour la première fois en 1827 et plusieurs fois réédité, fut un texte décisif parmi d’autres pour la réflexion catholique sur la contraception32. Bouvier aborde la contraception en rapport avec la sexualité. Discutant la question de savoir si regarder les seins d’une femme nue est péché mortel, il souligne le risque couru par l’observateur. Si le regard n’est pas un péché en soi, il le met le sujet dans une condition proche de la passion et du trouble des sens et en tant que telle dangereuse ; d’où le conseil donné à la femme d’allaiter avec prudence et de se

29 J. E. Pierrot, Dictionnaire de théologie morale Paris, Aux Ateliers Catholiques du Petit Montrouge, 1849, p. 175. 30 Id. 31 J. Pontas, Dictionnaire des cas de conscience, Paris, Aux Ateliers catholiques du Petit-Montrouge 1847, p. 572-573. 32 J. B. Bouvier, Dissertatio in sextum decalogi praeceptum et supplementum ad tractatum de matrimonio Paris, apud Mequignon Juniorem, 1861. Sur la morale sexuelle catholique et la contraception voir plus en général Langlois, 2005 ; Betta, 2014.

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dissimuler, pour ne provoquer aucun scandale33. Dans la partie consacrée au mariage, Bouvier parle de nouveau de l’allaitement, en partant des causes qui peuvent exonérer du devoir conjugal. Il se réfère littéralement à la position de Sánchez, alors qu’en fait il introduit une variante en ce qui concerne l’allaitement par une nourrice. La femme qui se prêtait à nourrir l’enfant d’une autre pouvait être dispensée de remplir le devoir conjugal pendant la période de l’allaitement. Le motif était d’ordre physiologique : « parce que si le lait d’une femme enceinte ne nuit pas à son enfant qui tête, il n’en va pas de même pour les enfants d’autrui. D’où le fait que ceux qui confient leurs enfants à une nourrice, admettent avec difficulté que celle-ci soit enceinte34 ». Ces textes semblent indiquer que, à partir du xixe siècle, dans le discours catholique, l’argumentation médicale et physiologique à propos de l’allaitement a gagné du terrain. Autrement dit, l’allaitement est interprété de plus en plus d’un point de vue physiologique-naturel, comme relation physique où s’expriment et se transmettent des caractères naturels entre la mère et l’enfant. Cette conception, qui avait déjà fait son apparition dans divers textes, se manifesta encore plus explicitement dans la soi-disant medicina pastoralis, c’est-à-dire la partie du discours théologique qui essayait de conjuguer les connaissances médicales avec les principes de la théologie catholique, tentant, en d’autres termes, d’intégrer les connaissances scientifiques dans le discours théologique afin de renforcer et rendre plus efficace la contrainte du dispositif moral par l’adoption de deux types de normes : celle du discours théologique et celle du discours médical entendu comme une « évidence scientifique ». Un premier exemple de cette sorte de médicalisation de la conception catholique de l’allaitement nous est offert par Pierre-Jean Corneille Debreyne, médecin et moine trappiste, auteur prolifique de dizaines de livres en matière de médecine pastorale, qui, dans son Précis de physiologie, publié à Paris en 1845, dédie une partie spécifique de l’ouvrage à « la lactation ou l’allaitement ». Il s’agit d’une description de la physiologie de l’allaitement, présenté comme « le complément de la maternité », fondé sur un principe particulier : « la voix de la nature incessamment le dit : la véritable mère est celle qui nourrit ». Dans cette perspective, il constituait un « devoir sacré » auquel la mère ne pouvait pas se soustraire, sous peine « de maladies ou d’infirmités sans nombre35 », qui seraient le résultat de cette violation d’une des principales lois de la physiologie. Considérant cependant que « les impressions irritantes et dépressives exercent aussi leur fâcheuse influence sur la sécrétion du lait, chez les femelles des animaux comme chez les femmes », Debreyne continue en décrivant les conséquences physiologiques pour l’enfant allaité par une mère malade. Dans des termes semblables, le médecin catholique allemand Carl Capellmann dans sa Pastoralmedizin, publiée en 1877 et plusieurs fois rééditée et traduite en différents langues, aussi en latin, qui est probablement le texte le plus important dans le contexte de la médecine pastorale, discute du tempus lactationis dans le chapitre réservé à l’acte

33 J. B. Bouvier, op. cit., p. 94. 34 « quia si lac mulieris gravidae propriae proli illud sugenti ordinarie non noceat, non ita est de aliena prole. Unde qui prolem suam committunt nutrici lactandam aegre audiunt illam esse gravidam », ibid., p. 168-169. 35 P. J. C. Debreyne, Précis de physiologie humaine, pour servir d’introduction aux études de la philosophie et de la théologie morale, suivi d’un code abrégé d’hygiène pratiqu ; ouvrage spécialement destiné au clergé et aux séminaires, Paris, Poussielgue-Rusand, 1844, p. 355.

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sexuel. Au début, Capellmann, à propos de l’allaitement par nourrice, entre ouvertement directement en polémique avec la position exprimée par le jésuite Gury. Il présente le lait maternel comme « la nourriture la plus naturelle […] La seule correcte pour l’enfant36 » et il écrit que l’idée d’une exception faite au devoir de l’allaitement maternel eu égard à la condition sociale des nobles est à repousser : « parce qu’il est prouvé que plusieurs enfants s’usent et meurent en conséquence que la nourriture de leur mère leur a été niée ». La position de Capellmann à ce propos était extrêmement claire et rigide : La loi de la nature est que chaque nouveau-né doit être nourri par le lait de sa propre mère ; et sa mère est pourvue de lait dans ce but. L’enfant a, donc, droit au lait de sa propre mère ; et le devoir naturel de donner à son enfant le lait fourni par la nature précisément pour cet enfant revient à la mère. Refuser ce devoir est contrecarrer une loi fondamentale de la nature et, est, selon mon opinion, une grave deordinatio37. Capellmann reconnaît deux cas exceptionnels qui permettaient d’éviter l’allaitement : une nouvelle grossesse, qui aurait déterminé une condition de risque pour le nouveau-né tout comme pour l’enfant à naître ; et la santé de la mère. Au contraire, il refuse l’hypothèse que la « consuetudo apud familias nobiles vigens » (coutumes en vigueur dans les familles nobles) puisse être interprétée comme une excuse : « À mon avis, les exigences de la nature ne permettent aucune distinction entre hommes nobiles et non nobiles38 ». Dans le chapitre dédié au sixième commandement, dans le livre sur le mariage, lorsqu’il parle des conditions de l’acte sexuel, il traite aussi de l’allaitement en relation avec l’accomplissement du devoir conjugal. Sur ce point, en considérant que la nourriture artificielle « est toujours moins sûre que le lait maternel39 », Capellmann adhère pleinement à l’interprétation proposée par Tomás Sánchez, bien qu’il mentionne le risque d’infection du lait maternel par un acte sexuel pendant la période de l’allaitement. L’enjeu du problème était l’équilibre entre la protection de l’enfant, à travers la nourriture maternelle et la nécessité d’éviter l’incontinence du mari, quand lui était imposée une trop longue période d’abstinence. Bien que sur ce point les positions théologiques étaient variables, prévalait l’idée que l’acte sexuel pendant cette période était à éviter, sauf quand la difficulté de l’abstention pour l’époux se révélait excessive Cette perspective que l’on peut définir comme médicalisante et naturalisante qui émergeait dans le discours théologique trouva une confirmation décisive en 1930, dans l’encyclique Casti connubii, publiée par Pie XI. L’encyclique était consacrée à la discipline du mariage et elle fixait un ordre moral très rigide concernant le mariage, la sexualité et la reproduction. À côté d’une interdiction de tous les actes visant à empêcher la procréation, l’encyclique encourageait un modèle de famille préindustrielle, centrée sur la figure du mari-père, avec un nette hiérarchie interne dont la fonction était de permettre l’augmentation de la fertilité, et au sein de laquelle la femme était complètement consacrée à la gestion de 36 C. Capellmann, Pastoral-medicine, New York and Cincinnati, Fr. Pustet, 1882, traduction anglais avec l’approbation de l’auteur sur la première édition de 1877 ; p. 45-46. Dans une note au début du livre, Capellmann écrivait : « In whathever may be written in this work, it has been my intention to be in complete accord with the doctrine of the Holy Roman Catholic Church ». 37 Ibid., p. 46. 38 Ibid., p. 47. 39 Ibid., p. 110.

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la maison et surtout à l’éducation des enfants. De ce point de vue, l’encyclique relançait l’idée d’un ordre naturel originel qui fixait les relations à l’intérieur et à l’extérieur de la famille. Cette perspective détermine une interprétation naturaliste de la famille et de ses rapports, en la concevant comme la seule réponse à la « modernité », à ses effets négatifs et aux processus qui changeaient l’équilibre familial et modifiaient les coutumes et les comportements, surtout chez les femmes40. On peut ajouter deux autres documents pontificaux qui définissent les visées catholiques sur l’allaitement. Le premier est un discours prononcé par Pie XII aux mères de famille de l’Action catholique italienne le 26 octobre 1941 où il exhorte les mères catholiques, autant que possible, à nourrir elles-mêmes leurs enfants : Vous mettrez donc toute votre application à ce que les soins que vous donnez à vos bambins s’accordent avec les exigences d’une parfaite hygiène, de façon à préparer en eux et à fortifier, pour le moment où s’éveillera l’usage de leur raison, des facultés corporelles et des organes sains, robustes, sans déviation de tendances ; voilà pourquoi il est si désirable que, sauf le cas d’impossibilité, la mère nourrisse elle-même son enfant. Qui peut sonder les mystérieuses influences qu’exerce sur la croissance de cette petite créature la nourrice, dont elle dépend entièrement dans son développement41 ? Dans une même perspective, considérant la nature originelle comme le fondement des relations sociales et dans le but d’une rechristianisation de la société, le pape Jean-Paul II revient plusieurs fois sur le thème de l’allaitement. En 1995, précisément à l’occasion d’une réunion sur l’allaitement naturel promue par la Pontificia Accademia delle scienze, il souligne le fait que le groupe de travail était en train de démontrer que l’allaitement maternel comportait deux avantages pour l’enfant : la protection contre les maladies et une alimentation appropriée. Et il ajouta : En plus de ces effets immunologiques et nutritionnels, l’allaitement naturel crée un lien d’amour et de sécurité entre la mère et l’enfant, en permettant à celui-ci d’affirmer sa présence comme personne à travers l’interaction avec la mère42. Pour renforcer cette affirmation, le pape souligne que l’image de l’enfant attaché au sein de sa mère représente un « lien si fort et naturel » que, dans les Écritures, il est utilisé comme métaphore de la préoccupation de Dieu envers l’homme, en se référant au Psaume 22.9. En faisant allusion à sa propre encyclique Evangelium vitae publiée quelques semaines auparavant, le 25 mars 1995, Jean-Paul II évoque une diminution de l’allaitement naturel dans les pays industrialisés comme dans ceux en voie de développement, en donnant une interprétation basée avant tout sur des raisons économiques, mais qui mentionne plusieurs facteurs : Cette diminution est due à une combinaison de facteurs sociaux, comme l’urbanisation et les requêtes toujours plus grandes faites aux femmes ; des politiques et des 40 Sur Casti connubii, cf. Betta, 2018. 41  http://salve-regina.com/index.php ?title = Allocution_aux_M%C3%A8res_de_famille_de_l%27Action_ Catholiques_Italienne_%E2%80%93_26_octobre_1941_%E2%80%93 (dernière visite 14 décembre 2019). 42  https ://w2.vatican.va/content/john-paul-ii/it/speeches/1995/may/documents/hf_jp-ii_spe_19950512_accademiascienze.html (dernière visite 14 décembre 2019).

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pratiques sanitaires et de stratégies de marché qui promeuvent des formes alternatives d’alimentation43. Dans cette perspective, l’allaitement naturel offrait dans le discours de Jean Paul II l’occasion de critiquer l’organisation économique et de solliciter des politiques sociales qui feraient de la famille le centre de toute politique et dont l’objectif était la possibilité de concilier le temps du travail avec le temps de la famille : Même cette courte réflexion sur l’acte très individuel et privé d’une mère qui nourrit son enfant peut nous conduire à un changement d’avis, profond et complet sur certains fondements sociaux et économiques dont il devient toujours plus difficile d’ignorer les conséquences négatives, sur le plan humain et moral44. Cette prise de position de Jean Paul II, à la fin du xxe siècle, semble recueillir et synthétiser les résultats d’un double parcours qui trouve son origine vers la fin du xviiie siècle et qui produit une attitude ambivalente envers l’allaitement : d’un part, en le considérant comme l’expression d’un ordre naturel à défendre en tant qu’ordre de valeurs, d’autre part en en faisant une expérience et une pratique subordonnées à la conservation de la discipline morale de la sexualité et à une vision conservatrice de la famille et des liens parentaux. Dans cette longue parabole historique, l’interprétation catholique de l’allaitement a changé. Pendant longtemps, dans la culture chrétienne a prévalu une lecture de l’allaitement focalisée sur sa valeur métaphorique et spirituelle comme représentation du lien entre Dieu et les êtres humains. Cette interprétation a progressivement été remplacée par une lecture de plus en plus marquée par la biologie, qui voyait l’allaitement principalement, ou quasi exclusivement, comme une relation physiologique à travers laquelle la mère transmettait des caractères physiques et moraux à sa progéniture. Cette perspective s’est exprimée de différentes manières. Les institutions de l’Église ont cherché à produire une doctrine nette, destinée à définir avec clarté la spécificité du discours catholique. L’approche casuiste des confesseurs, qui, en suivant la théologie morale de Liguori, agissaient dans une perspective pastorale, témoigne de son côté d’une prudence « relativiste » qui s’attelle à adapter la norme doctrinale à la variété des cas particuliers. La combinaison et la synthèse de ces deux parcours et la centralité d’une interprétation de la « relation naturelle mère-enfant » en de termes physiologiques exprime une forme de sécularisation du discours catholique, marquée par une perspective biopolitique. Celle-ci conjoint l’héritage des signifiants symboliques et mystiques de l’allaitement avec des arguments tant scientifiques, qu’économiques et moraux, concernant les modes, les temps et la place pour l’allaitement dans la modernité. Il semble en dériver une participation active à la construction d’une sorte de nouvelle religion du maternel45, qui dans une perspective biopolitique combine nature et morale, en les superposant et en promouvant à la fois une vision conservatrice de la famille et de la parenté et une vision critique de l’organisation économique et sociale contemporaine, capable de trouver des convergences avec des mouvements sociaux, politiques et culturels d’inspirations différentes.

43 Id. 44 Id. 45 Forti et Guaraldo, 2006.

Du spirituel au naturel

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Sarah Scholl

L’ascèse du lait. Figure maternelle et puériculture à la fin du xixe siècle

L’écrire semble absurde tant l’évidence est grande : construire des normes autour de l’allaitement équivaut à régler le comportement des mères. Pourtant, les deux aspects ont tendance à être séparés. Il est par exemple plus évident de parler de droit de l’enfant au lait maternel que d’affirmer que donner le sein est une obligation pour la mère. La question se pose de savoir quel est le rapport entre les injonctions concernant l’allaitement et l’image que l’on se fait du rôle maternel. Cette problématique vaut pour chaque époque et nous avons choisi de la traiter à propos du xixe siècle. La seconde moitié du long xixe siècle a été désignée par les historiens comme celle où se met en place un nouveau rapport à l’enfance et au nourrisson, que la langue française appelle désormais « le bébé »1. Cet article s’intéresse à la littérature technique qui accompagne cette réévaluation sociale de la figure enfantine : les manuels de « conseils aux mères ». Et à la discipline à laquelle ils sont rattachés : la puériculture. Le mot est utilisé dès 1865 par le médecin français Caron comme titre d’un ouvrage destiné à développer une « science d’élever hygiéniquement et physiologiquement les enfants2 ». La mise en usage de ce terme à l’évidente étymologie a l’avantage de créer une « science » qui n’est ni de la médecine – au même moment la pédiatrie devient une spécialisation médicale reconnue – ni des arts ménagers, ni de l’éducation mais un mélange du tout. Ce n’est rien de fondamentalement nouveau au regard des traités parus déjà à l’époque moderne, mais un nouveau seuil est franchi dans le dernier tiers du xixe siècle sur trois plans : la transition démographique amène à une diminution du nombre d’enfants par couple et à une nouvelle valorisation de chaque individu ; l’Etat prend fortement en charge les questions d’hygiène, de santé et d’éducation des petits enfants par souci démocratique et nationaliste ; et enfin, la diffusion de la stérilisation rend possible des alternatives viables au lait de femme et amène à la

1 Rollet, 2001. 2 Alfr. Caron, La puériculture, ou La science d’élever hygiéniquement et physiologiquement les enfants (2e édition), Rouen, Imprimerie de E. Orville, 1866. Sarah Scholl  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 581-592 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127456 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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condamnation progressive de la mise en nourrice3. Des discours concernant la survie et l’assainissement des populations, notamment par le contrôle de l’alimentation infantile, circulent dans l’ensemble de l’Europe au xixe siècle. Ils sont en particulier relayés par les congrès internationaux d’hygiène, de médecine et de philanthropie4. Ces exposés concernant la puériculture ne disent rien ou peu de choses des comportements réels des mères, mais ils servent de bases aux politiques de santé publique, à l’encadrement hospitalier et à une pédagogie morale destinée aux femmes. A l’historienne, ils révèlent les transformations de l’horizon d’attente concernant la maternité5. Ainsi, l’analyse des sources de puériculture déroulera la question : quelle place a l’alimentation du nouveau-né dans la construction d’une figure maternelle au xixe siècle ? En partant d’une culture occidentale et d’une historiographie qui pense la maternité principalement en termes affectifs ou relationnels – l’amour absolu des mères pour leurs enfants –, ce chapitre montrera en quoi cette manière de voir à la fois se heurte et s’articule à la spécificité du corpus étudié où dominent les idées de labeur, de dévouement et de sacrifice6. L’enfant, la mère, le lait et l’amour Le premier grand chantier ouvert par les historiens touchant directement à la question de la maternité et de l’allaitement est celui de l’histoire de l’enfance7. L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime de Philippe Ariès, paru en 1960 et réédité en 1973, décrit la montée en puissance du sentiment pour l’enfant et de l’affectivité familiale entre le xviiie et le xixe siècle, et son pendant, une forme d’investissement progressivement plus important dans l’éducation des enfants et adolescents. Cette période inventerait l’enfance – lui donnant une nouvelle place sociale – en la confinant dans des lieux spécifiques : école et famille. Cette dernière sort renforcée du processus, contrairement à ce qu’affirmait une historiographie postrévolutionnaire qui se plaisait à décrire la déliquescence de l’institution familiale en modernité8. Les thèses d’Ariès ont été et restent fondatrices d’une histoire de l’enfance comme histoire moderne de l’attachement à l’enfant ainsi que de « l’investissement des parents dans la qualité des enfants9 ». Paru en 1975, le livre d’Edward Shorter, The Making of the Modern Family (traduit en français, en 1977 : Naissance de la famille moderne) affirme

3 Lire le chapitre sur « Allaitement et citoyenneté » dans le présent volume. Pour les origines de ce mouvement à l’époque moderne, voir J. Gélis qui parle d’affaiblissement de l’esprit de lignage au profit des « pouvoirs de l’individu » (ou de ses libertés) : Gelis, 1986, p. 316. 4 Rollet, 2001a, p. 97-116 ; Randeraad, 2015, p. 63-82. 5 Lévy, 1984 ; Blunden, 1982 ; Fauve-Chamoux, 1983, p. 7-22. 6 Ce travail sur les idées d’ascèse et de sacrifice maternel est prolongé dans Scholl, 2021. 7 Ariès, 1960. Bilan historiographique sur l’enfance : Lett, Robin, Rollet, 2015, qui complète Dasen, et al., 2001. 8 Gros, 2010, p. 49-72. Selon la logique initiée par Ariès, avec sa mise en cause de l’existence – atemporelle – d’une nature enfantine objet de l’affectivité parentale, les travaux des années 1960-1980 questionnent l’ensemble du dispositif familial, qui devient construction sociale : enfance, maternité, paternité, parentalité. Les études – sous-tendues par des convictions idéologiques parfois opposées (conservatisme ou féminisme) – contribuent à « démythifier la famille nucléaire », pour reprendre une expression de Guillaume Gros (p. 56). 9 Anne-Françoise Praz décrit ainsi le travail d’Ariès (Praz, 2005, p. 15). Cette problématique historique découle en ligne directe des théories de l’attachement de l’enfant formulée par les psychiatres tels John Bowlby (1907-1990) à partir des années 1950.

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péremptoirement l’indifférence des mères envers les enfants en bas âge, et ce jusqu’au début du xxe siècle dans certains milieux ruraux. Il résume ainsi sa propre thèse : Les bonnes mères sont une invention de la modernisation. Dans la société traditionnelle, les mères étaient indifférentes au développement et au bonheur de leurs enfants de moins de deux ans. Dans la société moderne, elles placent le bien-être de leur nourrisson au-dessus de tout10. Pour décrire ce renversement Shorter parle de « test du sacrifice », concept dont nous aurons à rediscuter11. Pour lui, le renouvellement des relations entre mères et bébés est un temps fort de « l’apparition du sentiment domestique » et de l’amour conjugal (principalement au xixe siècle) qui est l’objet de son livre12. Avec cette logique, on passe d’une histoire de l’enfance et de la famille à une histoire de « l’amour maternel ». Cette perspective est aussi celle d’Elisabeth Badinter dans L’amour en plus paru en 198013, qui avive le débat sur l’existence ou non d’un « instinct » maternel. La question des sentiments a donc été au cœur de l’histoire des mères et de la maternité14. De plus, les objets de recherche sont souvent posés en termes de séparation et d’union entre génitrice et enfant, à travers l’histoire culturelle comme à travers l’histoire socio-économique. Cette focale met l’allaitement au cœur de la problématique15. En ce sens, il est significatif que certains des travaux les plus anciens et les plus fournis portent sur la mise en nourrice16. Cette pratique est généralement considérée comme un phénomène hautement significatif, tant par le nombre de cas qu’en terme de portée symbolique ou morale. L’allaitement du nourrisson par sa mère est en effet considéré comme un indicateur des liens entre mères et enfants, dans une perspective qui, avec Locke et Rousseau, lie allaitement et première éducation17. Par extension, il devient un indicateur aussi de la relation de l’ensemble d’une société à ses bébés. Cette mise en place historiographique suscite depuis l’origine des réactions d’au moins deux types. En première lieu, des historiennes et historiens contestent frontalement l’absence de sentiments entre parents et enfants dans le passé18. Ils remettent notamment en question les indicateurs choisis. Dans un article reprenant largement la question, Marie-France Morel explique par exemple que l’abandon de l’enfant a pu être un moyen de lui donner une chance et n’est donc pas nécessairement un signe de désintérêt. Au final, elle repousse comme peu vraisemblable l’indifférence des mères à l’égard de leurs enfants, toutes époques confondues19. Ces travaux tendent ainsi, bien que ce ne soit pas 10 Shorter, 1977, p. 209. 11 Edward Shorter affirme à la même page : « Nous ne verrons surgir l’amour maternel qu’à partir du moment où ces millions de mères auront délibérément pris la décision de modifier l’ordre de leurs priorités pour faire passer la vie et le bonheur de leur nourrisson avant tout le reste » (Shorter, 1977, p. 210). 12 Shorter, 1977, p. 209-253. Pour une remise en cause : Burguière, 2011. 13 Badinter, 1980. Cette étude a eu un impact considérable en ce qu’elle questionnait la naturalité de l’état de mère aimante, mais elle a été très critiquée, voir par exemple Julia, 1980. p. 46-52. 14 Knibiehler, Fouquet, 1980 ; Knibiehler, 2000. 15 Morel, 1976. 16 Par exemple : Bideau, 1973 ; Rollet, 1978, Fay-Sallois, 1980 ; Sussman, 1982 ; Fildes, 1988. 17 Shorter, 1977, p. 218. 18 Pour une mise au point sur l’enfance au Moyen Age : Classen, 2005. 19 Morel, 2001, spécialement p. 36.

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nécessairement leur intention, à normaliser l’idée que la maternité passe par une proximité physique avec l’enfant, qui prend naturellement naissance dans l’allaitement lorsqu’elle n’est pas contrariée par des éléments extérieurs (détresse sociale, médecin, etc.). En second lieu, des chercheurs optent, surtout à partir des années 1990, pour un changement de perspective et abandonnent la question du sentiment pour aborder le problème en termes de parentalité. Le néologisme exprime l’idée d’une fonction, d’un « art d’être parent », comme somme de pratiques et d’expériences liées « à des normes et à des modèles », indépendamment de la parenté biologique20. C’est cette seconde option que nous aimerions explorer ici. En effet, mettre de côté la question de l’amour permet d’aborder la maternité comme une tâche, un travail, voir « un souci », sans juger pour autant de la nature ou de la qualité des liens mère-enfant21. Cette optique permet une reprise critique des sources de puériculture. Elle offre un nouveau regard sur le xixe siècle et le tournant qu’il constitue dans la conception de la maternité. Contextes et sources La littérature de puériculture – manuels de conseils aux mères, instructions sur les soins à donner aux enfants, puériculture du premier âge – est le plus souvent rédigée par des médecins, hommes ou femmes, spécialistes de la périnatalité mais elle peut aussi être le fait d’hygiénistes et de philanthropes (de tous bords politiques, des socialistes aux conservateurs). Cet article étudie des sources en français, éditées en Suisse, en Belgique et en France. La circulation importante de ces imprimés dans la seconde moitié du xixe siècle, à travers les échanges interpersonnels et les vagues de congrès internationaux, notamment d’hygiène, autorisent une optique transnationale, ici pour l’espace francophone22. Les manuels se présentent sous des formes et des longueurs très différentes allant du feuillet de dix pages à l’ouvrage de trois-cent pages. Ils ont tous un caractère normatif et leurs énoncés laissent peu de place au libre choix du lecteur. Dans chacun d’eux, trois strates de discours sont perceptibles. Premièrement ce qui relève directement de démarches biopolitiques, c’est-à-dire les injonctions qui participent à des politiques plus générales de santé publique mises en place par les Etats à la même époque et qui ont pour but d’orienter des pratiques, voire de changer des comportements. La promotion de l’allaitement maternel en fait partie, car il y a consensus dans le corps médical sur la supériorité qualitative du lait de femme pour les nourrissons. Les modes d’emploi pour stériliser le lait et les biberons en sont aussi des exemples, à la suite des découvertes de la bactériologie. Certains feuillets distribués gratuitement par les offices d’état civil lors de l’inscription des nouveau-nés ne contiennent pratiquement que ce type de renseignements23. De manière générale, tous les textes de puériculture laissent voir la volonté des médecins et des spécialistes d’asseoir 20  Sur cette historiographie du « sentiment de l’enfance » et son dépassement, cf. Lett et al., 2015, p. 251 ; Doyon et al., 2013, p. 7-23. 21 Le thème de l’enfant comme « souci » est présent dans les discours prônant la limitation des naissances (Cova, 2011, p. 143). 22 Une partie importante du corpus provient directement de la Bibliothèque de Genève, qui détient dans ses fonds les documents réunis par les hygiénistes genevois du xixe siècle. Plusieurs congrès ont eu lieu à Genève. 23 Bosson, 2002.

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leur pouvoir et leur expertise sur la périnatalité. Une deuxième strate concerne la réponse de l’auteur particulier de tel ou tel manuel à une demande spécifique qu’il a identifiée chez son lectorat24. C’est par exemple le cas des manuels édités par des médecins à destination de leur patientèle. Ces publications sont pour la plupart vendues et répondent donc à une logique de marché, d’offre et de demande. Dans les ouvrages destinés aux classes sociales les plus riches, on trouve des conseils et des critères pour choisir le personnel de maison, la nourrice et la bonne d’enfant25. Dans des publications destinées aux travailleuses, les questions liées à leurs obligations sont prises en compte. Le manuel de la doctoresse Marguerite Champendal en est une bonne illustration26. Il est conçu à l’origine pour accompagner les femmes qui fréquentent la Goutte de lait (distribution de lait et soin aux nourrissons) qu’elle a fondée à Genève. Son texte est ensuite diffusé par dizaines de milliers d’exemplaires tant en Suisse qu’en France et réédité jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Enfin, troisième strate : le substrat des représentations anthropologiques, des valeurs culturelles, religieuses et politiques, sur lequel se construisent les injonctions, les conseils médicaux. Il s’agit de tout ce qui est tenu pour acquis, ce qui n’est pas expliqué et relève de l’imaginaire social, du fantasme culturel, des constructions idéologiques. Ces trois strates de discours sont toujours imbriquées et pas nécessairement distinguables par l’historienne ou l’historien. Discours à caractère scientifique, us et coutumes traditionnels, prises de position idéologiques, représentations du monde implicites et conseils pragmatiques coexistent au sein même de cette littérature, entraînant parfois des contradictions. La plus importante d’entre elles pour ce qui nous concerne étant que la question de l’allaitement maternel se trouve toujours enserrée dans des manuels qui consacrent comparativement un nombre bien plus important de pages aux méthodes alternatives de nourrissage. S’il sera relativement peu question de ces dernières ici, il faut garder en tête que ces manuels ont toujours à la fois pour objectif de promouvoir l’allaitement au sein et de guider un allaitement artificiel27. Nous reviendrons sur cette problématique en conclusion. L’allaitement, entre devoir et nature L’élément premier qui saute aux yeux à la lecture des manuels de puériculture est le ton négatif employé pour dire l’injonction à l’allaitement maternel. On est loin des « bonheurs de la maternité » présents dans les manuels à partir des années 196028. Au xixe siècle et au début du xxe siècle, les formules utilisées expriment la contrainte et l’obligation à travers le thème du devoir. S’y ajoute la notion d’effort, telle qu’énoncée sans détour par les proverbes ajoutés par la doctoresse Marguerite Champendal à son chapitre sur l’allaitement en 1929 : « Le paresseux dit : “Il y a un lion sur mon chemin” » ; 24 Faure, 1994. 25 Par exemple Alfr. Donné, Conseils aux mères sur la manière d’élever les enfants nouveau-nés, Paris, J. B. Baillière et Fils, 1869 (réédition complétée d’un ouvrage de 1842) ; Et. Golay, Conseils aux jeunes mères, Genève et Paris, Georg et Carré, 1894. 26 M. Champendal, Le petit manuel des mères, Genève, Imprimerie A. Kundig, Goutte de Lait de Genève, [1916]. 27 Sur la question du lait de vache, Scholl, 2017, p. 111-117. 28 Delaisi de Parseval, Lallemand, 2010, p. 38.

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« Nul bien sans peine », ainsi que le classique : « Le lait appartient à l’enfant29 ». Dans toutes cette littérature, l’allaitement est compris non pas comme un acte automatique mais comme un choix requérant le bon vouloir de la mère. Le docteur genevois Etienne Golay, qui écrit pour la bourgeoisie suisse et française, y consacre même un paragraphe intitulé « La détermination de nourrir doit être volontaire et spontanée30 ». Dans cette logique, l’allaitement est directement assimilable à un travail qui implique pour la mère de se « dévouer, corps et âme, à son enfant31 ». La condition sociale des destinataires des manuels n’a pas d’influence sur cette idée : Faut-il vous dire, mes chères compagnes, que votre plus impérieuse obligation, vis-à-vis de votre enfant, est de l’allaiter vous-même ? Je ne le crois pas. Ce conseil ne s’adresse point à vous, qui savez sacrifier votre agrément, vos loisirs, votre santé même, à l’accomplissement de votre devoir32 ! Dans le manuel de la socialiste Lucy Schmidt de 1901, réédité jusque dans les années 1930 et largement distribué en Belgique notamment par les consultations pour nourrissons, l’exhortation faite aux mères en appelle directement au thème du sacrifice33. Sa formulation dit l’allaitement non comme un plaisir ou un bonheur mais comme une charge, voir une souffrance, et toujours un devoir. Cette nécessité de l’allaitement maternel est justifiée d’au moins quatre manières dans la littérature de puériculture. L’argument premier est celui de la nature, l’allaitement est naturel. C’est une « loi de la nature34 ». Dans les textes, la femme est presque partout comparée aux femelles mammifères qui, elles, sont présentées comme allaitant leurs petits sans exception. Mais l’argument ne figure jamais seul. Il est toujours complété par d’autres qui sont estampillés comme relevant eux de la « raison ». En deuxième argument, les textes recourent généralement aux statistiques pour dénoncer la mortalité infantile comme liée à la mise en nourrice et à l’allaitement au lait animal. De plus, les textes, surtout s’ils sont destinés à des milieux populaires, insistent sur le rôle du lait maternel dans le développement d’enfants sains et vigoureux, capables d’affronter « la lutte pour l’existence35 ». Le troisième argument est celui de la « satisfaction morale », liée à la création d’un lien parental particulier. L’allaitement permet les manifestations de tendresse et d’amour. Celle qui allaite reçoit le premier sourire. La femme qui nourrit son enfant est doublement mère ; c’est un lien de plus entre elle et lui ; toute mère, qui a allaité quelques-uns de ses enfants et n’a pas allaité les autres, montre presque toujours un faible pour ceux auxquels elle a donné le sein36. Le Dr Golay poursuit en citant Rousseau : « […] là où j’ai trouvé les soins d’une mère, ne dois-je pas avoir l’attachement d’un fils ? ». L’allaitement créerait donc un lien réciproque 29 Champendal, Le petit manuel des mères : comment soigner nos enfants ?, Genève, Bon secours, [1929], p. 31. 30 Golay, Conseils aux jeunes mères, 1894, p. 84. 31 Ibid., p. 85. 32 L. Schmidt, Le livre des mères, Bruxelles, Imprimerie D. Brismée, 1901, p. 13. 33 Marissal, 2014, p. 248-249. 34 Golay, Conseils aux jeunes mères, 1894, p. 73. 35 Champendal, Le petit manuel des mères [1916], p. v. 36 Golay, Conseils aux jeunes mères, Genève, H. Georg, Paris, G. Carré, 1889, p. 80.

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entre mère et enfant qui est non seulement le point de départ de l’attachement de l’enfant à sa mère mais aussi le premier moment de la mission éducative de cette dernière. Enfin, quatrième élément, la mère en retire des avantages physiques car l’allaitement facilite les suites de couches et permet d’éviter diverses maladies des seins. Une fois justifiée la supériorité de l’allaitement maternel, les manuels en donnent les conditions de possibilité et le mode d’emploi. Car tout « naturel » qu’il soit dans les discours de puériculture, l’allaitement n’en requiert pas moins une préparation et des techniques qui sont abondamment décrites en reprenant des motifs hérités des décennies précédentes, voire des siècles précédents37. Sur ce sujet, les permanences et la lenteur des évolutions sont très intéressantes, alors qu’à l’inverse les manuels intègrent quasiment au fur et à mesure de leurs découvertes les prescriptions concernant la stérilisation du lait et des biberons ou les compléments alimentaires nécessaires à un enfant nourri au lait de vache38. Préparation et discipline du corps L’allaitement est d’abord une préparation très concrète du corps. Les seins doivent être préparés « à la fonction qu’ils doivent remplir » et ce dès la grossesse, deux ou trois mois avant la naissance de l’enfant. Très concrètement, toute femme a à préparer sa peau pour éviter les « érosions, excoriations, ulcérations, gerçures, fissures et crevasses des mamelons » mais aussi pour « combattre la sensibilité exagérée des mamelons39 ». Certaines recettes sont extrêmement élaborées : La mère, après avoir fait sa toilette, doit se laver les seins avec du vin aromatique, que l’on peut acheter à la pharmacie ou faire soi-même avec du bon vin rouge, des épices, de la cannelle, du romarin, etc. On peut aussi faire des frictions avec la bonne eau-de-vie de marc40. L’autre préparation consiste à faire saillir le bout du sein pour que le bébé puisse mieux le prendre. Il s’agit alors d’opérer des massages, d’appliquer un couvre-mamelon ou d’utiliser une pompe aspirante. Cette préparation du corps va avec un changement d’habillement, la pression du corset sur la poitrine étant considérée comme néfaste. Durant l’allaitement, les manuels insistent sur l’hygiène des mamelons et recommandent un lavage à l’eau tiède après chaque tétée. Les courants d’air sont jugés dangereux. Pour la mère, le régime alimentaire est toujours mentionné. Les aliments ayant beaucoup de goût sont déconseillés. Surtout, l’idée est que la femme doit prendre des repas sains, desquels les aliments forts, riches ou luxueux sont proscrits. Les alcools légers sont plus ou moins tolérés selon les contextes. 37 Histoire et anthropologie de l’allaitement montrent que le nourrissage des enfants en bas âge est un geste hautement médiatisé, régulé, contrôlé par les sociétés, Fildes, 1986 ; Knibiehler, 2003. 38 Voir par exemple l’avertissement (préface) à Dr. G. Variot, La puériculture pratique, cinquième édition, entièrement refondu et augmentée, Paris, Gaston Doin et Cie, 1930, p. vii-viii. 39 Golay, Conseils aux jeunes mères, 1889, p. 96-98. 40 [Is. Soulier], Manuels pratiques des ménagères. II. Manuel d’hygiène populaire, Genève, Section genevoise de la Société d’utilité publique des femmes suisses, 1900, p. 38.

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La problématique du rythme et des horaires de l’allaitement est abondamment traitée, elle est jugée prioritaire. Pour les manuels, le but est d’arriver à un allaitement réglé, à heure fixe41. Ce réglage – « mathématique » dit Lucy Schmidt – concerne aussi bien la mère que l’enfant. Il est le garant d’une qualité de lait optimale, d’une bonne digestion et d’un contrôle de l’ensemble du processus. Le docteur Caron, dans ce manuel de 1865 qui institue la puériculture, le dit en s’ancrant dans la physiologie : […] la mamelle, cette source alimentaire de l’enfant, doit être le régulateur de la mère ou de la nourrice. C’est physiologiquement à elle, qu’il faut demander si l’heure du repas est sonnée ! Et c’est trop souvent faute de compter avec cet élément physiologique, que mères et nourrices se laissent entraîner, à ces sensibleries si dangereuses pour les enfants42. Des tétées réglées toutes les 3 à 4 heures permettent aussi, les manuels le soulignent, à la mère de poursuivre ces différents travaux durant la journée. De même, l’espacement puis l’élimination des tétées nocturnes comme le recommandent tous les textes, est indispensable au repos de la mère, tel que l’explique le docteur Golay à sa patientèle plutôt aisée : lorsque l’on sait s’y prendre, on peut très bien s’occuper de son enfant et même l’allaiter, sans pour cela cesser de vaquer à ses occupations, à ses affaires, se divertir, voir ou recevoir des amis, pourvu qu’on veuille bien y mettre de la modération et y apporter une certaine mesure43. Lucy Schmidt, dont le texte est plus populaire, dit en substance la même chose. Des changements dans les activités quotidiennes sont toutefois requis : éviter les courses trop longues, les travaux trop pénibles, les veilles prolongées, les fatigues exagérées. La mère doit privilégier un exercice physique quotidien. L’allaitement demande une vie calme et bien réglée. Cette discipline concerne aussi les sentiments. Il faut « éloigner de son esprit les idées tristes et les impressions morales vives ». Un allaitement réussi dépend de la capacité de la mère à maîtriser ses émotions : Une mère qui nourrit doit renoncer aux plaisirs, car les grandes émotions, les veilles, les tracas, etc., pourraient faire passer son lait ou affaiblir sa constitution. Il faut au contraire qu’elle cherche, par un exercice journalier, à recruter ses forces en respirant l’air vivifiant de la campagne44. Enfin, les manuels ne minimisent pas les souffrances physiques liées à l’allaitement, en particuliers les crevasses et les abcès, et insistent aussi sur le possible manque de lait et les moyens d’y remédier. Tous ces aspects demandent une autre vertu : la persévérance : « La persévérance doit être une vertu essentielle chez la mère qui veut allaiter ; avec cette qualité, elle arrivera souvent à des résultats inespérés45 ».

41 Delaisi de Parseval, Lallemand, 2010, p. 204 sur l’horaire comme « conditionnement non négligeable du jeune individu à ses futures fonctions sociales ». 42 Caron, 1866, op. cit., p. 196. 43 Golay, Conseils aux jeunes mères, 1889, p. 77. 44 P. Droz, La jeune femme mariée, ou, L’art de bien diriger sa maison et sa famille, Le Locle, E. Graa, 1853, p. 85. 45 Commentaire au sujet du manque de lait, Golay, Conseils aux jeunes mères, 1889, p. 93.

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Le dispositif physique et moral mis en place par les discours de promotion de l’allaitement est parfaitement résumé par la doctoresse Champendal, dont le manuel de 1916, longtemps réédité, s’adresse à un très large public dans les milieux ouvriers et la classe moyenne : [L’allaitement] crée entre la mère et son nourrisson un lien spécial. Elle sent que son enfant dépend entièrement d’elle ; en outre, elle est forcée de s’astreindre à un genre de vie plus régulier, plus sédentaire, qui la concentre sur les soins qu’elle donne au bébé46. L’allaitement artificiel, un prolongement de la discipline maternelle Ces aspects sont présents dans l’ensemble de nos sources. Ils s’étendent aussi à l’allaitement au biberon pour lequel la même discipline s’applique, en particulier concernant le rythme et les horaires. La stérilisation du lait et des biberons est présentée comme répondant à des règles, voire des rituels stricts. Surtout, les chapitres de puériculture concernant l’allaitement artificiel ne déchargent pas la mère de cette tâche. Dans la théorie présentée par ces textes, l’allaitement artificiel implique lui aussi la présence de la mère ou du moins son contrôle consciencieux. L’essentiel est là : la promotion de la présence de la mère auprès de l’enfant. Ainsi, si les manuels du dernier tiers du xixe siècle mentionnent encore la mise en nourrice loin du domicile, ils laissent entendre généralement que c’est le moins bon choix. Le docteur Etienne Golay le dit explicitement : Nous avouons même, qu’en face des hécatombes lamentables qui résultent de l’allaitement par une nourrice à la campagne, nous conseillons souvent, de préférence, l’allaitement au biberon, parce que si l’enfant est privé du lait de sa mère, il continue au moins à en recevoir les soins, que rien ne saurait remplacer. Au début du xxe siècle, au niveau des normes édictées, la présence et l’implication de la mère sont plus importantes que le mode d’alimentation du nourrisson. Conclusions L’allaitement, tel qu’il est décrit dans les manuels, est bien plus que l’instrument de la santé infantile ; il est aussi celui de la formation des mères. L’allaitement est présenté comme une tâche qui oblige à une discipline du corps, exige la résistance à la souffrance, la modération des plaisirs et la hiérarchisation des activités quotidiennes en vue du soin aux enfants. Par extension, l’allaitement est une forme de métaphore de l’ensemble du travail maternel que la femme est appelée à prendre en charge, au détriment de tout autre travail. Ce récit de l’allaitement – tel qu’il est formulé dans le dernier tiers du xixe siècle et dont hérite le xxe siècle – doit être lu au regard de « l’invention » de la bonne ménagère petite-bourgeoise et bourgeoise à la même période. La femme épouse et mère est amenée à concentrer peu à peu tous les rôles domestiques : la bonne, la cuisinière, la

46 Champendal, Le petit manuel des mères, 1916, p. 32.

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préceptrice, la bonne d’enfant et la nourrice47. Dans les manuels, cette fonction maternelle est généralement considérée comme plus astreignante que les tâches traditionnelles d’une maîtresse de maison et même que celle d’un emploi salarié, mais il est plus gratifiant car il fait « la bonne mère » : Une bonne mère travailleuse, soigneuse, économe, ne se décidera à accepter du travail en dehors qu’à la dernière extrémité et non sans chagrin. Si même l’avantage matériel est très sensible, elle préférera la vie plus difficile, mais la sécurité morale de la petite famille bien gardée, à l’attrait qu’exercent sur d’autres un travail moins astreignant, une vie plus large, tous les plaisirs et les dépenses qu’on peut s’accorder48. Paradoxalement, ce récit de l’abnégation est une tentative de valorisation du travail domestique. Il peut fonctionner dans des sociétés où le récit national donne pour modèle le sacrifice de l’individu au collectif. Les dernières lignes du manuel belge de Lucy Schmidt laissent voir ce grand projet social porté par la puériculture, ici dans une acception socialiste : « C’est aux mères attentives, intelligentes et dévouées, qu’il appartient de créer les générations futures, telles que nous les rêvons pour réaliser les étapes successives vers notre idéal d’avenir meilleur.49 » Par ce discours, l’objectif est bien de convaincre les mères de l’importance de prendre en main leurs tâches de soins aux enfants à un moment où une plus grande place est faite aux nourrissons dans la société. Le geste de nourrissage est alors ce par quoi une nouvelle forme de maternité est promue : la dyade mère-enfant. Ainsi, les sources de puériculture donnent à voir elles aussi, à l’instar des conclusions de l’historiographie sur l’enfance et la famille présentées en introduction, un nouveau rapprochement entre mère et enfant dans la dernière partie du xixe siècle. Par contre, notre analyse des textes de puériculture montre que sa mise en récit ne se fait pas d’abord par le sentiment mais par le travail pratique de la maternité. Ce corpus éclaire ainsi une étape cruciale de la construction historique de la relation proximale entre mère et enfant. Les discours de puériculture permettent de saisir comment l’idée de dévouement, jusqu’au sacrifice, s’est trouvée attachée à la fonction maternelle par l’intermédiaire, notamment, d’une pédagogie du nourrissage. Ce n’est ni l’amour, ni l’allaitement qui constituent une nouveauté, mais le fait de conditionner l’idée d’amour maternel aux soins prodigués par la mère à son enfant, et ce en vue d’un bien collectif. De cette logique découle l’idée de sacrifice dont Edward Shorter avait fait le critère par excellence de la « bonne mère » moderne. Fonction et statut maternel dépendent dès lors du travail – régulier, persévérant, tout en dévouement – fourni par la femme. Cette ascèse fait durablement partie des dispositions morales et de l’ethos attendus des mères – et d’elles seules – dans les sources de puériculture. Bibliographie Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’ancien régime, Paris, Plon, 1960. Él. Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel, xviie-xxe siècle, Paris, Flammarion, 1980.

47 Martin-Fugier, 1979. 48 Champendal, Le petit manuel des mères, 1916, p. 19. 49 Schmidt, 1901, op. cit., p. 122.

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Michel C hristian et Melissa Kravetz

Les centres de collecte du lait maternel en Allemagne des années 1920 aux années 1950

Une nuit, quelques semaines après la naissance de Ruprecht, une idée me vint tout à coup : voilà ce que je devais faire. C’était sans doute parce qu’une fois de plus, je baignais dans mon lait qui ne cessait de couler. Cela motiva ma décision de conserver à l’avenir le surplus de lait des femmes allaitantes (…) pour le mettre à la disposition des enfants qui en avaient besoin. L’idée ne me quitta jamais plus1. C’est par ces mots que Marie-Elise Kayser décrit la décision qui a fait d’elle une personnalité centrale dans le développement des centres de récolte du lait maternel en Allemagne des années 1920 aux années 1950. En se proposant de fournir du lait maternel aux enfants « qui en avaient besoin » Kayser concevait les centres de collecte moins comme des services hospitaliers, sur le modèle des lactariums destinés aux enfants malades, que comme un service public alimentaire à destination de tous les enfants indépendamment de leur état de santé. En ajoutant que « l’idée ne la quitterait plus », elle se met également en scène comme pionnière d’un projet de longue haleine, qui a de fait traversé l’histoire du xxe siècle. Cette continuité revendiquée soulève toutefois la question des conditions historiques dans lesquelles il a été promu sous plusieurs régimes différents pendant quarante ans La question de la collecte du lait maternel renvoie à celle de l’allaitement qui renvoie elle-même à celle du soin aux jeunes enfants. En tant qu’objet historique, les centres de collecte du lait maternel relèvent donc d’une histoire de la petite enfance. Nés du mouvement pour la protection de l’enfance, au moment où la mortalité infantile est constituée en problème social, ces centres constituent un observatoire qui permet de suivre au xxe siècle l’émergence d’une figure nouvelle, celle de l’enfant « qui n’a pas de prix2 ». Posant la question de l’alimentation « naturelle » ou « artificielle », les centres de collecte du lait maternel relèvent aussi de l’histoire de la nutrition : ils incarnent une tentative d’éta-

1 Eckardt et Feldweg, 1954, p. 13-14. 2 Zelizer, 1985. Michel Christian  •  Université de Genève Melissa Kravetz  •  Longwood University Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 593-609 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127457 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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blissement d’un réseau de collecte et de distribution du lait maternel, considéré comme un bien irremplaçable, au moment même où les techniques de transformation du lait de vache se développent et où le lait artificiel se généralise. Enfin, parce que ces centres sont des organisations régies par des normes précises visant à produire des comportements souhaitables et contrôlables et parce qu’ils s’insèrent dans un ensemble de dispositifs censés entretenir et réguler les populations à l’échelle de toute la société, ils relèvent au niveau local d’une microphysique du pouvoir et au niveau global d’une forme de biopolitique. Cette triple approche du point de vue de la petite enfance, de la nutrition et des techniques de pouvoir se révèle d’autant plus intéressante lorsqu’on la combine avec la longévité historique du projet sous quatre régimes politiques différents aux valeurs souvent opposées. Marie-Elise Kayser et la création des premiers centres de collectes du lait maternel L’apparition des centres de récolte du lait maternel s’inscrit dans un contexte historique dominé par la question de la mortalité infantile. Au tournant du xxe siècle, l’allaitement recule en Allemagne, en particulier dans les grandes villes. À Berlin, la part des enfants allaités passe par exemple de 55% en 1883 à 32% en 1900. La mortalité infantile plus élevée des nourrissons nourris artificiellement commence alors à être perçue comme un problème pour l’ensemble de la société. Les premiers centres de protection infantile ouvrent à Berlin et à Munich en 1905 et se développent rapidement : on en compte pour tout le pays 842 en 1914 et 4 529 en 1923, suite à l’adoption de la « loi nationale pour la protection de l’enfance » (Reichsjugendwohlfahrtgesetz) en 1922. Ces centres offraient des examens médicaux gratuits et faisaient la promotion de l’allaitement auprès des mères en leur proposant un dédommagement si elles allaitaient leur enfant et acceptaient l’éventualité de contrôles ponctuels. Ils proposaient aussi du lait stérilisé. Cessant d’allaiter très tôt pour pouvoir travailler et alimentant leur enfant avec des « substituts douteux », les femmes de la classe ouvrière étaient les premières cibles des centres de protection infantile dans leur croisade pour l’allaitement3. L’enjeu démographique lié à la mortalité infantile, en moyenne cinq fois plus élevée, des nourrissons nourris au biberon a suscité d’après David Crew une véritable « police des mères », sous couvert d’un discours protecteur. Tout en bénéficiant d’avantages nouveaux, les mères et les femmes enceintes entraient dans un « réseau de surveillance médicale » qui les orientait vers la manière « correcte » de s’occuper de leurs enfants4. Elisabeth Whitaker note que, comme dans le reste de l’Europe5, « on pensait que c’était la surveillance des comportements maternels par les médecins et par l’État qui expliquait la chute du taux de mortalité infantile6 ». Comme le décrit Patricia Stokes, la « propagande en faveur de

3  Boak, 2013, p. 227-228 ; Frohman, 2006, ici p. 438-439 et p. 454 ; Hagemann, 1997, ici p. 25-26 ; Stöckel, 2002, ici p. 611 ; Stokes, 2003, p. 154-163. Sur l’effet de la « Loi nationale sur la protection de l’enfance » sur le taux de mortalité infantile des enfants illégitimes, voir Mouton, 2007, p. 202. 4 Crew, 1998, p. 119-121. 5 Voir pour l’Italie de Grazia, 1992 ; pour la France, voir Offen, 1984 ; pour l’URSS, voir Starks, 2008. 6 Whitaker, 2000, p. 170.

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l’allaitement accusait les femmes de fuir égoïstement leur devoir » et mobilisait un registre moral et patriotique dominant après la Première Guerre mondiale7. Le mouvement pour la protection infantile a contribué à la médicalisation de l’allaitement en dévalorisant l’expérience acquise au sein de la famille au profit de « méthodes scientifiques modernes pour élever ses enfants8 ». Malgré les discours alarmistes sur le déclin démographique, la mortalité infantile n’a cependant cessé de diminuer depuis le début du xxe siècle, parallèlement à la promotion de l’allaitement par la profession médicale9. C’est dans ce contexte qu’apparaît le projet des centres de récolte du lait maternel, à l’initiative de Kayser. Née en 1885 à Görlitz, celle-ci étudie à l’université de Iéna, où elle est la première femme à recevoir le diplôme de « docteur en médecine » en 1911. Immédiatement embauchée au service d’obstétrique de l’hôpital universitaire d’Iéna, elle exerce ensuite en tant que pédiatre à celui de Heidelberg et à l’hôpital public de la ville de Magdebourg, avant d’établir son propre cabinet en 1915. Elle est alors témoin des conditions de vie difficiles des nourrissons, surtout lorsqu’il s’agit de prématurés10. Ces conditions se dégradent en particulier avec le début de la Première Guerre mondiale, des suites des pénuries qui touchent en particulier les mères et les empêchent d’allaiter normalement. Mais elle est également frappée par l’efficacité des divers systèmes de collecte et de redistribution mis en œuvre pour répondre au blocus et aux pénuries. Souvent jeté, utilisé pour nourrir les chiens11, voire comme lait dans le café12, le lait maternel doit selon elle lui aussi entrer dans des circuits de collecte et de redistribution pour approvisionner les nourrissons qui en ont besoin. Elle affirme d’ailleurs qu’« il n’y avait sans doute pas de meilleur moment pour cette idée que les années de guerre, qui aiguisent le sens des responsabilités pour tout objet qui peut être économisé13 ». En 1919, Kayser ouvre à Magdebourg le premier centre destiné à la collecte de lait maternel à destination des nourrissons victimes de « troubles de la nutrition » (ernährungsgestörte). En utilisant une annonce locale, elle invite les femmes à faire don de leur surplus de lait maternel, même les plus minimes, en échange d’une ration supplémentaire de nourriture. Kayser travaille sans relâche pour encourager les dons et son centre collecte 1 973 litres de lait maternel pendant sa première année d’existence. Malgré sa détermination ce centre est cependant emporté par la crise inflationniste de 192314. Pourtant, elle n’abandonne pas son idée et crée à Erfurt en 1927 un nouveau centre de collecte. Cette fois, elle l’adosse à l’hôpital d’État, dont son mari Konrad Kayser est directeur depuis deux ans. C’est à Erfurt que Marie-Elise Kayser met scientifiquement au point le mode opératoire de 7 Stokes, 2003, p. 156-157. 8 Frohman, 2006, p. 449-466. En Italie, le régime fasciste établit une organisation nationale pour la maternité et la petite enfance (OMNI) qui base son action sur le lien entre ignorance maternelle et mortalité infantile, particulièrement élevée chez les enfants recevant une alimentation artificielle. Voir Whitaker, 2000, en particulier p. 1-2, p. 63, p. 68, p. 133 et p. 170. 9 En 1905, le taux de mortalité infantile était de 20,5% mais il décroît à 16,4% en 1914 puis 13,1% en 1920 et 10,5% en 1925 et 8,5% en 1930. Voir Statistisches Jahrbuch, 1934, p. 46 ; voir également Stokes, 2000, p. 360-361. 10 M.-E. Kayser, « Frauenmilchsammelstellen », Die Ärztin 11/2 (1935), p. 23. 11 Wülfing, 1989, p. 8. 12 Stadtarchiv Erfurt (désormais StadtA-E) 1-2/526-4 : « Frauenmilchsammelstelle », Ärztliche Nachrichten für die Provinz Sachsen und das Land Anhalt, 1921-1922, p. 20-21.. 13 Kayser, op. cit., 1935, p. 23. 14 Dr. Eckardt, 1950. Voir également Bleker et Schleiermacher, 2000.

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collecte et de conservation du lait maternel qui va servir de modèle non seulement pour la cinquantaine de centres créés en Allemagne dans les années 1930 et 1940, mais aussi pour des établissements étrangers, comme le montre sa correspondance avec Marie Marezkaj, qui l’informe en 1930 qu’elle est en train de reproduire en URSS le modèle de centre de collecte conçu à Erfurt15. La collaboration de Kayser avec le régime nazi et l’expansion des centres de collecte L’arrivé du NSDAP au pouvoir en 1933 ne bouleverse pas le fonctionnement des centres de collecte. Le nouveau pouvoir crée dès 1934 des « Œuvres de bienfaisance pour la mère et l’enfant » (Hilfswerk für Mutter und Kind), subordonnées à un « Bureau central pour le bien-être du peuple » (Hauptamt für Volkswohlfahrt). Dans la lignée des préoccupations exprimées depuis la fin du xixe siècle, ces Œuvres devaient assurer le suivi des femmes enceintes, des mères et de leur nourrisson. Leur priorité initiale n’allait cependant pas à l’allaitement en tant que tel, mais plus largement à la réduction du taux de mortalité infantile. Ce dernier devient plus que jamais un enjeu politique national. Un « Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant » (Reichsarbeitsgemeinschaft für Mutter und Kind) est spécialement créé dans le but de le réduire à un niveau minimal. La presse du NSDAP en suit attentivement l’évolution, comme le fait par exemple le NS-Volksdient en 1937, en mettant au crédit de ce Groupe de travail sa baisse de 6,6% à 4% entre 1933 et 193616. L’enjeu politique est également international : les taux allemands sont comparés à ceux d’autres pays comme les Pays Bas, la Norvège et la Suisse17. Il semble essentiel pour le nouveau régime d’égaler ses voisins européens, en termes d’image internationale comme en termes géopolitiques, dans l’éventualité d’un conflit armé. La presse du parti se livre ainsi à différentes évaluations du nombre d’enfants « sauvés » : « 52 000 par an » entre 1932 et 1936 d’après le Völkischer Beobachter18 ; « 118 515 » en tout entre 1934 et 1936 d’après le Mitteldeutsche Nationalzeitung, qui espère que « dans quelques années, l’Allemagne aura le taux de mortalité le plus bas de tous les peuples19 ». Il n’y a pas de valorisation a priori du lait maternel dans le discours officiel, comme cela a pu être le cas avec le sang. C’est donc seulement en lien avec un objectif de réduction de la mortalité infantile que les Œuvres de bienfaisance pour la mère et l’enfant ont continué à faire la promotion de l’allaitement, entre autres par le biais d’affiches montrant des femmes « aryennes » en train d’allaiter. L’intérêt pour l’allaitement rejoignait en outre celui du nouveau régime pour la question alimentaire. Le NSDAP s’était présenté comme le parti qui sortirait l’Allemagne de la faim, en promettant du travail et du pain. Une fois au pouvoir, Hitler fait de l’alimentation une 15 StadtA-E 1-2/526-34 : Lettre de Marezkaja à Kayser, 9.2.1930, p. 3. 16 Bundesarchiv (désormais BArch), NS 5/VI/4738 : « Verlängerung der Stilldauer. Die Erziehungsaufgabe des Hilfswerks Mutter und Kind », NS-Volksdienst, 8, 1937. 17 Ibid. 18 BArch, NS 5/VI/4738 : « Rückgang der Säuglingssterblichkeit. Vorbildliche Arbeit des Hilfserks Mutter und Kind », Völkischer Beobachter, 14.2.1937. 19 BArch, NS 5/VI/4738 : « Säuglichssterblichkeit geht zurück.Jahrestagung des Hilfswerkes, Mutter und Kind », Mitteldeutsche Nationalzeitung, 22.5.1937.

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priorité en créant un « Établissement pour l’alimentation du Reich » (Reichsnährstand) chargé de légiférer dans le domaine agroalimentaire et de contrôler ce dernier de manière centralisée pour garantir la traçabilité des produits alimentaires – « chaque sortie à l’épicerie, chaque cantine d’entreprise, chaque repas cuisiné à la maison20 ». Comme l’a souligné Gesine Gerhard, l’alimentation occupait une place centrale dans l’idéologie nazie21. Mark Cole a montré comment le NSDAP a mis en œuvre des campagnes nutritionnelles de grande envergure, y compris en temps de guerre. L’alimentation constituait un terrain sur lequel le régime s’était donné des objectifs économiques, sociaux et biopolitiques. Cela passait notamment par « l’encouragement à consommer les biens alimentaires de manière frugale et appropriée22 ». On peut supposer que c’est par ce biais que le lait maternel est entré dans le champ des politiques nutritionnelles du nouveau régime. Malgré ces motivations convergentes, il faut attendre 1936 pour que le régime manifeste son soutien aux centres de collecte du lait maternel. De plus, ce soutien ne provient pas d’un intérêt initial du régime mais bien des initiatives assidues de Kayser elle-même. Celle-ci prend directement contact avec Gerhard Wagner, en sa qualité de « Chef des médecins du Reich » (Reichärtzeführer). À l’issue d’une première entrevue qui lui donne l’occasion de présenter le fonctionnement des centres de collecte, ce dernier se montre convaincu et lui accorde une deuxième entrevue pour discuter de la manière d’augmenter le nombre de donneuses et de perfectionner les campagnes sur le plan médical23. Fait nouveau, l’expansion des centres de collecte va de pair avec l’universalisation de leur mission : au lieu de fournir du lait maternel aux seules femmes qui ne pouvaient en produire pour leur enfant malade, faible ou prématuré, les centres de récolte ont désormais vocation à approvisionner le Volk tout entier : c’est la réalisation, avec le soutien du régime nazi, de l’inspiration originelle des centres de collecte du lait maternel. En gagnant le soutien d’un dirigeant de haut niveau, Kayser avait donc compris comment faire valoir sa cause aux yeux des autorités médicales. Mais dans sa recherche de reconnaissance par le régime, elle en a aussi accepté les hiérarchies raciales, en mettant notamment en valeur dans sa requête son « ascendance arienne pure24 ». Au fur et à mesure que Kayser se rapproche du régime, son expertise et sa légitimité se voient de plus en plus reconnues. Elle écrit plusieurs rapports pour l’« Office de santé du Reich » sur les méthodes de stérilisation et de conservation du lait maternel25. Début 1936, est créé un « comité » affilié au Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant, à l’initiative de son président le docteur Leonardo Conti, également Conseiller d’État de Prusse, pour discuter des moyens de développer les centres de collecte du lait maternel. Pour justifier de nouvelles créations de centres, Conti et le docteur Hans Tießler, Conseiller d’État de Merseburg, demandent conseil à Kayser. Dans sa réponse, celle-ci accepte avec 20 Comme l’écrit Weinreb, 2017, p. 50-51. 21 Gerhard, 2015, p. 10-11. 22 Cole, 2011, p. 11 et 14. Sur l’histoire de l’alimentation dans l’Allemagne nazie, voir Gerhard, 2015 ; ces travaux, ainsi que ceux de Melissa Kravetz sont à l’origine d’un séminaire tenu en 2016 par la German Studies Association : « Nourishing the Volk : Food and Foodways in Central Europe ». 23 StadtA-E 1-2/526-6 : Correspondance entre Kayser et Wagner par l’intermédiaire du Hauptamt für Volksgesundheit, septembre-octobre 1937, p. 69-74. 24 Id. 25 StadtA-E 1-2/526-6 : Art der Sterilisation und Dauer der Aufbewahrung (Kayser), p. 89-92.

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enthousiasme l’affiliation au Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant, affirmant qu’elle aurait « l’esprit soulagé quand de nouveaux centres seront créés », les centres actuels ne satisfaisant pas la demande26. À l’automne 1936, la collecte de lait maternel devient une priorité pour les autorités. Bien que l’affiliation à un hôpital ou à une institution privée soit encore possible, c’est désormais le Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant qui prend la direction effective de tous les centres de collecte. Parallèlement, Kayser voit sa position renforcée : le Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant lui demande ainsi de rédiger un « Guide pour l’établissement et la direction de centres de collecte de lait maternel27 ». Cela rend la collaboration de Kayser avec le Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant toujours plus étroite. Elle rencontre notamment son président en 1937 pour discuter du guide en cours de rédaction28. Après deux ans de consultations, le Ministère de l’Intérieur du Reich approuve le guide de Kayser, qui normalise le travail de tous les centres de récolte du lait maternel sur le territoire du Reich29. Ce guide comporte des points spécifiques sur les objectifs, le financement et la conduite des opérations dans les centres de collecte et détaille jusqu’au nombre de bouteilles nécessaires dans chaque centre. Toute nouvelle création doit désormais être validée par le Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant et toute nouvelle directrice doit avoir effectué un cursus de formation à Erfurt30. Le prestige de Kayser s’en trouve encore accru : elle est reconnue par toute la profession médicale pour son « infatigable travail » et Erfurt est considéré comme un modèle pour tous les centres de collecte du lait maternel31. Dès 1935, la docteure Irma Feldweg crée à Pforzheim, dans la clinique de son mari, un centre de collecte « fonctionnant entièrement sur le modèle d’Erfurt ». De même, lorsque le docteur Friedrich Eckardt envisage la création d’un centre à Plauen en 1938, il demande d’abord à se rendre à Erfurt pour profiter de « l’expérience infinie [de Kayser] dans ce domaine ». Dans un rapport qu’il écrit au Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant quelques mois plus tard, il explique son intention « de tout mettre en place exactement sur le modèle d’Erfurt32 ». Il va jusqu’à critiquer le Groupe de travail qui ne reconnaît pas selon lui Erfurt comme le noyau de tout le système de collecte de lait : De par mon expérience, c’est Erfurt qui dans les faits a été pour nous un formateur juste et précieux, grâce aux efforts duquel nous avons réussi à Plauen. […] Je dois dire qu’à mes yeux, Erfurt est et reste le centre spirituel pour tout ce qui concerne la collecte de lait maternel, et cela pour tous les centres, car c’est là qu’on m’a montré comment mettre en place un centre de collecte33.

26 StadtA-E 1-2/526-2 : Correspondance entre Kayser et Tießler, janvier 1936, p. 4-7. 27 StadtA-E 1-2/526-2 : Dr. med. Kurt Fenner, directeur adjoint du Groupe de travail pour la mère et l’enfant à Tießler, 30.10.1936, p. 8-9. 28 StadtA-E 1-2/526-30 : Courrier d’A. Schöbel à Kayser, 29.11.1937, p. 19. 29 StadtA-E 1-2/526-2 : Correspondance entre Kayser et le Groupe de travail pour la mère et l’enfant. 30 StadtA-E 1-2/526-2 : Frauenmilchsammelstellen. Ein Leitfaden für deren Einrichtung und Betrieb, p. 61. 31 StadtA-E 1-2/526-27 : Lettre de la Dr. Ilse Szagunn, éditrice de Die Ärztin, à Kayser, 11.2.1942, p. 138. 32 StadtA-E 1-2/526-39 : Courrier d’Eckardt au Groupe de travail du Reich pour la mère et l’enfant, 27.11.1938, p. 18. 33 StadtA-E 1-2/526-39 : Courrier d’Eckardt à Kayser, 19.9.1939, p. 63.

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Le rayonnement d’Erfurt ne se limitait en outre pas à l’Allemagne. La correspondance de Kayser témoigne de relations avec des instituts en Suisse, en URSS, en Hongrie, en Italie, en Suède, en Argentine, en Belgique, aux Pays-Bas, en France et aux États-Unis34. En tant que femme, la carrière de Kayser est d’autant plus remarquable. Pour atteindre la position d’autorité qui est la sienne, elle cumule différents types de légitimité : tout en étant médecin de formation, c’est en tant que femme et après avoir elle-même allaité, qu’elle devient militante des centres de collecte de lait maternel. La position qu’elle acquiert n’efface pas mais valorise au contraire le fait qu’elle est une femme, voire une femme mariée, puisque son projet est au départ également celui de son couple. Ce faisant, elle sert de modèle à d’autres femmes, infirmières ou sages-femmes de formation, qui occupent majoritairement les postes de directrices des centres de collecte, tandis que les médecins, chargé du contrôle de l’hygiène et de la recherche, restent majoritairement des hommes. Pour ces femmes, c’est une reconnaissance rare ainsi qu’une opportunité d’emploi dans le milieu médical très masculin de l’époque, mais qui conforte l’idée d’un partage naturel des genres selon lequel il est préférable d’être une femme pour gérer un établissement reposant sur une activité éminemment féminine comme la lactation. C’est pendant la guerre que les centres de collecte du lait maternel vont connaître leur expansion maximale. Leur nombre atteint la cinquantaine en 1944. D’après des chiffres établis après 1945, les quantités de lait collectées sont multipliées par treize et le nombre de donneuses par vingt-sept entre 1935 et 1943 (voir tableau plus bas35). En 1941, le régime édicte un nouveau règlement pour les centres de collecte, qui concorde avec le Guide de 1939 préparé par Kayser. La guerre correspond à la fois au moment où les centres de collecte atteignent leur maturité organisationnelle après le patient travail de Kayser, mais surtout à celui où la mobilisation nationale est maximale, ce qui peut expliquer l’augmentation du nombre de donneuses.   1935 1939 1941 1943 1945

Volume de lait collecté en litres 10 058 47 382 93 391 129 310 32 329

Nombre de donneuses 415 2106 6366 11401 2865

Déclin à l’Ouest, expansion à l’Est : les destinées contrastées des centres de collecte en Allemagne après 1945 Suite aux destructions dues à la guerre, aux pénuries et au chaos qui règnent après la chute du régime nazi, la question de la protection infantile s’avère plus aiguë que jamais. L’allaitement va jouer un rôle central dans les discours de l’immédiat après-guerre. Les 34 StadtA-E 1-2/526-34, 1-2/526-35 et 1-2/526-41 pour la correspondance entre Kayser et les médecins d’autres pays. Voir également Eckardt et Feldweg, 1954, p. 28-29. 35 BArch, DQ 1/22030 : Die Frauenmilchsammelstellen. Bedeutung und Entwicklung der Frauenmilchsammelstellen von Kinderartz Dr. Friedrich Eckardt, Plauen, s. d. (début des années 1950), p. 20-22.

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puissances occupantes puis, à partir de 1949, les deux États allemands nouvellement créés s’inscrivent ce faisant dans la continuité des dispositifs et des discours en vigueur sous le régime précédent. En RDA, les « Points de consultation mère-enfant » (Mutter und Kind Beratungsstellen) prennent la suite des Œuvres de bienfaisance pour la mère et l’enfant créés sous le régime nazi. Ils reçoivent la mission, entre autres, « d’instruire et de conseiller la mère sur l’importance de l’allaitement et sur la bonne manière de nourrir et de prendre soin de son enfant36 ». L’allaitement est central dans le discours médical du Ministère de la Santé est-allemand au début des années 1950 : une circulaire de 1949 adressée aux responsables médicaux des cliniques et maternités leur enjoint « de rappeler tous les trois mois au personnel soignant l’importance de l’alimentation naturelle et de leur expliquer son importance ainsi que la technique pour le pratiquer dans les trois premières semaines de la vie37 ». La même circulaire interdit au personnel soignant d’interrompre un allaitement sans l’avis d’un médecin et prévoit des cartes de rationnement supplémentaires en lait pour les femmes allaitantes38, même si leur mise en place semble toutefois plus lente que prévu39. La principale cause d’interruption de l’allaitement étant le travail salarié de la mère, un règlement impose la présence d’une « salle d’allaitement » (Stillstube) dans les grandes entreprises, à adjoindre à la salle de repos, à la polyclinique ou à la crèche de l’entreprise quand elle existe40. L’accent est résolument mis sur l’hôpital comme foyer de normalisation des pratiques. Comme au début du xxe siècle, le contexte familial est dévalorisé. Un rapport envoyé au Ministère de la Santé en 1952 constate ainsi que « les accouchements, en règle générale, se passent entièrement à la maison. D’expérience, l’allaitement des enfants nés de ces accouchements serait aussi très souvent plus mauvais ». En contrepoint, les auteurs du rapport décrivent un hôpital où « les enfants sont mis au sein au bon moment et [où] tout est fait pour stimuler la lactation des jeunes mères, afin de permettre un allaitement intégral41 ». L’accouchement à l’hôpital est donc encouragé : c’est un moment crucial pour inculquer les normes comportementales correctes aux mères tant qu’elles sont encore isolées de leur environnement social immédiat. Ce discours existe aussi sous la forme d’une « propagande en faveur de l’allaitement » (Stillpropaganda). Le Ministère édite livrets42 et affiches, dans lesquelles l’allaitement constitue le premier des « dix commandements de la jeune mère43 » (Fig. 1). Des « fiches pour les mères allaitantes » sont imprimées, qui s’ouvrent par la phrase suivante : « Allaiter soi-même son enfant est le devoir le plus sacré de la mère vis-à-vis de son enfant. L’incapacité à allaiter relève du

36 BArch, DQ 1/6118, p. 105-108 : Richtlinien für die Tätigkeit der Mütterberatungsstellen (Säuglings- und Kleinkinderfürsorge), 2.1.1954, p. 107. 37 BArch, DQ 1/20261 : Rundverfügung Nr. 21/49, 19.4.1949. 38 Ibid. 39 BArch, DQ 1/20261 : Courrier du Ministère du travail et des affaires sociales du Land de Mecklembourg an Ministère de la Santé de la RDA. 40 BArch, DQ 1/4998, p. 443 : Frauenwasch- und ruheraum im Betriebe, 6.1.1949. 41 BArch, DQ 1/20261 : Courrier du Ministre de la Santé au Ministre du travail et des affaires sociales de RDA, 26.2.1952. 42 BArch, DQ 1/20261 : Über die Bedeutung des Stillens der Säuglinge, s. d. (probablement 1950). 43 BArch, DQ 1/5144, p. 49 : Zehn Gebote für die junge Mutter, s. d. (début des années 1950).

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Fig. 1. SAPMO-Barch, DQ 1/5144, p. 49 : Zehn Gebote für die junge Mutter, s. d. (début des années 1950)

cas le plus exceptionnel44 ». La fiche prescrit en outre une durée d’allaitement (« quinze minutes ») ainsi qu’une fréquence optimales. Un « carnet d’allaitement » (Stillbüchlein) est également édité à des milliers d’exemplaires pour encourager l’allaitement et diffuser

44 BArch, DQ 1/20261 : Merkblatt für stillende Mütter, s. d. (début des années 1950).

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Fig. 2. SAPMO-Barch, DQ 1/5144, p. 33-48 : Das Stillbüchlein. Ein Ratgeber für Mütter, 1956.

des conseils (Fig. 2)45. La continuité parfaite de ces discours avec la période précédente s’explique par celle du personnel médical, aussi bien chez les médecins que chez les sagesfemmes. Parmi ces dernières, plus de la moitié ont plus de cinquante ans à la fin des années 1940 et ont donc forcément exercé sous le régime nazi et sous la République de Weimar46. Pour suivre les effets de cette « propagande en faveur de l’allaitement », le Ministère de la Santé met en place des mesures statistiques afin de connaître la proportion de nourrissons « totalement allaités » quand ils quittent l’hôpital, par rapport à la proportion de ceux qui reçoivent déjà un « complément »47. Des statistiques sont en outre établies à partir de l’activité des Point de consultations mère-enfant pour connaître la proportion de mères allaitantes48. Comme à l’époque nazie, le taux de mortalité infantile est un objectif de politique nationale, mais aussi internationale. La géographie de référence n’est cependant plus celle de l’entre-deux-guerres. C’est avant tout l’évolution du taux de mortalité infantile ouest-allemand49 qui retient désormais l’attention du Ministère de la Santé est-allemand, la France et la Tchécoslovaquie apparaissant comme deux références secondaires50. Par comparaison avec la période précédente, la RDA introduit une nouveauté, avec l’organisation de « concours pour l’augmentation de la fréquence de l’allaitement et la baisse de la mortalité infantile »51, sur le modèle des « concours socialistes » en vigueur dans les grandes entreprises industrielles. L’un de ces concours, mis en place 45 46 47 48 49 50 51

BArch, DQ 1/5144, p. 33-48 : Das Stillbüchlein. Ein Ratgeber für Mütter, 1956. BArch, DQ 1/5928 : Hebammen.- Profilierung des Berufes (1946-1954), p. 342. Voir sous le titre « Stillergebnisse » BArch, DQ 1/20261, DQ 1/4634, DQ 1/4633. BArch, DQ 1/21649 : Statistische Berichterstattung, 1958-1962. BArch, DQ 1/2027 : Statistischer Vergleich der Säuglingssterblichkeit in DDR und BRD, 1953-1961. BArch, DQ 1/3317 : Ministerratsvorlage für eine Information des Standes des Säuglingssterblichkeit, 16.10.1964. BArch, DQ 1/20261 : Bericht über die Durchführung und Ergebnisse eines Wettbewerbs zur Hebung der Stillfrequenz und Senkung der Säuglingssterblichkeit, 11.1.1952.

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de juin à décembre 1951 réunit plus de 1 100 participantes, allant des sages-femmes aux infirmières et puéricultrices, en passant par les femmes de l’organisation de masse féminine (Demokratischer Frauenbund Deutschlands ou DFD). Ces dernières sont notamment allées visiter les entreprises pour vérifier qu’elles respectent bien les règlements légaux sur les locaux et les temps de pause dévolus à l’allaitement52. Si ce contexte de valorisation de l’allaitement semble en apparence favorable aux centres de collecte du lait maternel, leurs destinées s’avèrent en réalité contrastées. Ils subissent tout d’abord les effets de la guerre et de la défaite : de cinquante en 1944, leur nombre tombe à vingt-neuf en 194553. Surtout, dans l’après-guerre, leur reprise est très inégale à l’Est et à l’Ouest. Le décompte des établissements après 1945 est compliqué par le fait que les responsables des centres de collecte d’Allemagne de l’Ouest incluent dans leurs calculs les établissements situés dans les anciens territoires du Reich que sont les « territoires orientaux » (Ostgebiete) désormais polonais, mais aussi la Tchéquie, l’Autriche et l’Alsace54. Au contraire, leurs homologues de l’Est limitent leur décompte aux seuls territoires de la RDA et de la RFA55. De plus, tous les acteurs n’ont pas la même définition de ce qu’est un centre de collecte du lait maternel : pour leurs promoteurs, elle est plus restrictive et doit impliquer la mise à disposition de lait maternel au-delà du cadre médical. Ainsi, Eckardt, formé par Kayser dans les années 1930 et devenu son héritier spirituel, dénombre-t-il dix-sept établissements en RDA au début des années 195056, alors qu’un décompte réalisé par le Ministère de la Santé fait état de cinquante et un établissements, amalgamant probablement centres de collecte et lactariums à fonction exclusivement hospitalière57. Malgré ces imprécisions, la reprise des centres de collecte du lait maternel apparaît comme un phénomène essentiellement est-allemand : le décompte réalisé par Eckardt fait apparaître douze réouvertures ou nouvelles créations pour la seule RDA58 alors qu’on en compte trois seulement pour toute la RFA au 1er janvier 195459. Même si leurs directeurs affirment qu’il n’a « rien à voir avec les idées nazies60 », les centres de collecte du lait maternel en RFA sont encore régis par le règlement de 1941 qui rattache le lait maternel à une loi sur les produits alimentaires de 1936, dans l’esprit de la biopolitique nazie. Ce règlement est au contraire abrogé en RDA : le Ministère de la Santé fait des centres de collecte du lait maternel des « établissement du système de santé publique », détachant ainsi le lait maternel de la législation sur les produits alimentaires61.

52 Ibid., p. 2. 53 BArch, DQ 1/22030 : Bericht über die Tätigkeit der westdeutschen Frauenmilchsammelstellen 1952-1953, s. d. (début 1954), p. 2. 54 Ibid. 55 BArch, DQ 1/22030 : Die Frauenmilchsammelstellen. Bedeutung und Entwicklung der Frauenmilchsammelstellen von Kinderartz Dr. Friedrich Eckardt, Plauen, s. d. (début des années 1950), voir carte et liste des établissements insérés entre les p. 9 et 10. 56 Ibid. 57 BArch, DQ 1/4998, p. 192-195 : Sondervorhaben, 1.7.1953, p. 193. 58 BArch, DQ 1/22030 : Die Frauenmilchsammelstellen. Bedeutung und Entwicklung der Frauenmilchsammelstellen von Kinderartz Dr. Friedrich Eckardt, Plauen, s. d. (début des années 1950), voir liste insérée entre les p. 9 et 10. 59 BArch, DQ 1/22030 : Bericht über die Tätigkeit der westdeutschen Frauenmilchsammelstellen 1952-1953, s. d. (début 1954), p. 1, verso. 60 Ibid., p. 1. 61 BArch, DQ 1/6119, p. 299-300 : Begründung zu einer Verordnung über Frauenmilchsammelstellen, 10.7.1951.

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Par une ordonnance de 1951, accompagnée d’une série d’« instructions » en 195262, le Ministère fixe les normes de fonctionnement des centres de collecte, en reprenant toutefois en grande partie celles qu’avaient fixées Kayser. Invoquant « l’importance du lait maternel dans le combat contre la mortalité infantile », le Ministère choisit de fixer et d’unifier les pratiques de compensation déjà existantes : les donneuses reçoivent ainsi 10 marks par litre de lait fourni (ce montant variait auparavant entre 8 et 10 marks selon les Länder)63, ainsi que des tickets de rationnement supplémentaire pour 100 g de viande et 50 g de beurre64. Le Ministère explore également les aspects pratiques qui accompagneraient la généralisation éventuelle des centres de collecte : des caisses normalisées – en bois pour l’hiver, en métal pour l’été – sont élaborées65 et le Ministère tente d’en obtenir la production en série66 ; le classement comme « médicament » est demandé pour pouvoir profiter de facilités lors du transport, notamment par voie ferroviaire, les véhicules motorisés restant trop rares67. La politique du Ministère de la Santé est-allemand rencontre le soutien des médecins et du personnel des centres de collecte du lait maternel déjà établis, particulièrement région en Thuringe, autour d’Erfurt qui est alors considérée comme la véritable « école » des centres de collecte et dont la RDA hérite suite aux hasards géopolitiques de l’après-guerre. Dans un texte de 1953, un médecin militant pour les centres de collecte du lait maternel se réjouit ainsi que « les centres de collecte poussent comme des champignons » et ajoute que le principe d’un centre par ville de 50 000 habitants serait le « couronnement de l’œuvre » de Kayser68. Ce jugement contraste avec les déplorations de leurs homologues de l’Ouest : les conditions de travail y sont certes plus faciles, notamment parce qu’on y trouve plus de véhicules motorisés, mais les centres de collecte ne sont pas soutenus par les autorités, comme c’est le cas en RDA. Dans un rapport de 1954, un ou une responsable de centre exprime ainsi son dépit : « Ce que cela coûte d’efforts pour convaincre les autorités compétentes de créer un nouveau centre de collecte, combien de nouvelles créations sont victimes de l’incompréhension aujourd’hui encore chez nous à l’Ouest, tout cela, on ne peut pas l’exprimer en chiffres.69 » Un rapport écrit en 1958 sur la base de questionnaires envoyés aux vingt-quatre centres de collecte ouest-allemands fait état d’« indéniables signes de détérioration de nos centres de collecte ». Depuis 1945, ceux-ci auraient été « totalement laissés à eux-mêmes », à l’opposé des centres de collecte de RDA « centralisés et organisés à grande échelle, tout comme d’ailleurs les lactariums français70 ».

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BArch, DQ 1/6119, p. 84-88 : Anweisung zur Anordnung über Frauenmilchsammelstellen vom 24. Juli 1951, 24.3.1952. BArch, DQ 1/22030 : Einheitliche Preisfestsetzung für Frauenmilch, 15.11.1951. BArch, DQ 1/22030 : Zusatzmarken für Mutter, die Muttermilch spenden, s. d. (1951). BArch, DQ 1/22030 : Courrier de l’hôpital d’arrondissement de Meiningen au Ministère du travail et des affaires sociales, division Mère-et-enfant, 16.12.1955. BArch, DQ 1/22030 : Courrier de la VEB Schiffwerft Neptun au Ministère du travail et des affaires sociales, division pharmacie et techniques médicales, 10.10.1955. BArch, DQ 1/22030 : Courrier du Ministère du travail et des affaires sociales, division Mère-et-enfant au Ministère des transports, 11.9.1956. BArch, DQ 1/21535 : Entstehung der Frauenmilchsammelstellen und ihre Bedeutung, s. d. (1953), p. 10. BArch, DQ 1/22030 : Bericht über die Tätigkeit der westdeutschen Frauenmilchsammelstellen 1952-1953, s. d. (début 1954), p. 3. BArch, DQ 1/21535 : Bericht über die Arbeitstagung der Leiter und Leiterinnen von Frauenmilchsammelstellen in Essen am 17-18. Mai 1958, s. d. (1958), p. 1.

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L’abandon progressif des centres de collecte par le régime estallemand Entre le Ministère de la Santé est-allemand et le mouvement des centres de collecte du lait maternel, la convergence n’est cependant pas durable. Elle va peu à peu se défaire et conduire à l’abandon des centres de collecte. En premier lieu, les centres de collecte se conçoivent comme un mouvement relativement indépendant du régime et de son projet idéologique. Dans le mémoire qu’il écrit à la mémoire de Kayser en 1950, Eckardt ne reconnaît que sa seule autorité. Il donne à son « Guide », rédigé en 1939, le statut de « disposition légale » et ne mentionne la loi est-allemande de 1951 et son règlement d’application de 1952 qu’en passant71. En se focalisant sur la personne de Kayser, il cherche à fonder les centres de collecte sur des références extérieures à la RDA – et semble oublier du même coup que ce « Guide » a été conçu en étroite collaboration avec les instances nazies. Cette collaboration – en particulier celle de Kayser – n’est jamais mentionnée, ni par les promoteurs des centres de collecte ni par les représentants du Ministère. Le respect de ce tabou assure une convergence minimale dans les années 1950, mais le milieu médical partisan des centres de collecte semble être resté plutôt conservateur et éloigné du régime est-allemand. Autre source de tensions, le mouvement des centres de collecte se pense à l’échelle de toute l’Allemagne et pas seulement du territoire est-allemand : un rapport de 1952 mentionne ainsi qu’Eckardt est en contact « avec plusieurs centres de collecte ouest-allemands72 ». Dès 1952, des tensions se font jour entre Eckardt, qui souhaite participer à un colloque à Pforzheim sur le lait maternel et les centres de collecte, « avec une forte participation de médecins ouest-allemands », et le Ministère de la Santé qui souhaite au contraire organiser une réunion pour les responsables des centres de collecte est-allemands uniquement. Eckardt participe finalement à la réunion de Pforzheim en 1954, avec d’autres médecins de Leipzig, Rostock, Halle, Iéna et Magdebourg73. Au cours de ces échanges, les médecins de l’Ouest n’utilisent jamais le terme de « RDA », mais celui d’« Allemagne centrale » (Mitteldeutschland), qui suggère l’existence de territoires allemands en Pologne, ou encore celui de « zone de l’Est » (Ostzone), qui dénie à la RDA la qualité d’État. Pour le Ministère, qui se procure les rapports de ces réunions, ce sont probablement autant de motifs d’irritation. En 1958, lorsque cette réunion est reconduite à Essen, il n’y a plus que deux représentants de centres de collecte du lait maternel en RDA, la majorité, dont Eckardt lui-même, ayant dû annuler leur venue au dernier moment74. Le rapport de cette réunion mentionne que « malgré les multiples demandes, aucun rapport sur le développement des centres de collecte du lait maternel en Allemagne centrale n’a été reçu75 ». Le centre

71 BArch, DQ 1/22030 : Die Frauenmilchsammelstellen. Bedeutung und Entwicklung der Frauenmilchsammelstellen von Kinderartz Dr. Friedrich Eckardt, Plauen, s. d. (début des années 1950), p. 23. 72 BArch, DQ 1/21535 : Aktenvermerk über eine Besprechung mit Herrn Dr. Eckert [sic] aus Plauen am 16.2.1952, 20.2.1952. 73 BArch, DQ 1/22030 : Bericht über die 1. Arbeitstagung der Leiter und Leiterinnen von Frauenmilchsammelstellen am 7.-9. Mai in Pforzheim, s. d. (1954). 74 BArch, DQ 1/21535 : Bericht über die Arbeitstagung der Leiter und Leiterinnen von Frauenmilchsammelstellen in Essen am 17-18. Mai 1958, s. d. 75 Ibid., p. 27.

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de collecte de Stuttgart apparaît de plus en plus comme le nouveau lieu de coordination pour les centres de collecte d’Allemagne de l’Ouest76, estompant le lien avec Erfurt et son « école ». Cette rupture progressive des relations entre les deux Allemagne s’accompagne en revanche de l’ouverture à des intervenants d’Europe occidentale, français, suisse et britannique77 : le fossé se creuse entre l’Est et l’Ouest et continue d’affaiblir le mouvement allemand des centres de collecte du lait maternel. Si les centres de collecte d’Allemagne de l’Ouest sont moins dynamiques, c’est semble-t-il parce que le lait artificiel pour nourrisson commence à se diffuser largement, remettant en question la pertinence d’un système jugé onéreux de collecte de lait maternel. Loin de s’en désintéresser, le Ministère de la Santé est-allemand encourage lui aussi l’élaboration d’un lait artificiel qu’il souhaite fabriquer en RDA pour ne pas dépendre des importations de l’Ouest. Un premier lait artificiel appelé « Kaukasan » est élaboré et diffusé au début des années 1950, pour ne plus avoir à importer le produit suisse équivalent de la marque « Eledon ». C’est une préparation à partir de beurre, appréciée du milieu médical car elle favorise la prise de poids du nourrisson78. Pour cette raison, elle se conserve également moins bien et sa production est pendant un temps envisagée sous forme dégraissée. Mais son principal inconvénient est qu’il nécessite une préparation avant sa consommation, qui peut provoquer des maladies si elle n’est pas correctement réalisée79. Un temps envisagé uniquement pour l’usage hospitalier où il reste apprécié80, il cesse cependant d’être produit en 195681. Le Kaukasan, qui est finalement considéré comme un médicament, coexiste avec le lait en poudre fabriqué en RDA de la marque « Babysan ». Décrit comme une « préparation lactée pour nourrissons d’un à six mois »82, c’est parce que le Babysan n’est pas produit en quantité suffisante et qu’il est détourné pour être utilisé notamment comme crème fouettée dans la restauration83 que le gouvernement décide de le retirer de la vente libre, en s’inspirant de décisions similaires prises en Pologne et en Tchécoslovaquie84. À partir de janvier 1954, il n’est possible de s’acheter du Babysan que sur présentation d’un coupon85, lui-même obtenu sur présentation d’un justificatif de la date de naissance de l’enfance fourni par les Centres de consultation mère-enfant86. On attend que les qualités de conservation du Babysan en facilitent la distribution. Mais deux ans plus tard, un rapport déplore une « distribution encore mauvaise » et un emballage en carton « qui n’est pas irréprochable sur le plan hygiénique87 ». Dans la deuxième moitié des années 1950, un nouveau produit est conçu cette fois spécifiquement pour les besoins des enfants de moins de 3 mois, du

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Ibid., p. 1. Ibid., p. 42-51. BArch, DQ 1/22028 : Courrier de Wieczorek (Médecin chef de la section enfant de l’hôpital de la police), 2.1.1950. BArch, DQ 1/4998, p. 76-80 : Bericht über die Beschlagnahme von Kaukasen in der Schweriner Molkerei durch Prof. Vollhase, 1.6.1951, p. 77. BArch, DQ 1/22028 : Courrier de Wieczorek (Médecin chef de la section enfant de l’hôpital de la police), 2.1.1950. BArch, DQ 1/4998, p. 164 : Courrier de Schmitz à Bunge (HA MuK), 15.3.1956. DQ 1/4998, p. 211 : Rundschreiben, 28.12.1953. BArch, DQ 1/2512 : Protokoll über die Sitzung am 5. August 9 Uhr, 6.8.1953. BArch, DQ 1/2512 : Beschluß über Versorgung der Säuglinge in der DDR mit Trockenvollmilch (Entwurf), 16.9.1953. DQ 1/4998, p. 211 : Rundschreiben, 28.12.1953. BArch, DQ 1/2512 : Vorschlag eines Arbeitsplanes für den Arbeitsauschuß zur Schaffung einer einwandfreien Trockenmilch für Säuglinge, 21.7.1953. BArch, DQ 1/2370 : Zwischenbericht zum Ministerratsbeschluss vom 8.7.1954, 19.10.1956.

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nom de « Citrosan ». Composé de lait en poudre additionné de farine de riz et de sucre, sa production passe de 150 à 2000 tonnes entre 1959 et 1965. Spécifiquement destiné aux nourrissons, le Citrosan ne subit pas de détournement comme le Babysan mais reste sous-consommé (à la fin de l’année 1963, seules 260 des 400 tonnes produites avaient été consommées) car il est jugé trop cher88. Le Ministère de la Santé tente donc de négocier avec les instances économiques une baisse du prix du Babysan et du Citrosan à la vente89. Si le régime est-allemand soutient les centres de collecte du lait maternel, c’est donc avant tout à défaut de pouvoir approvisionner toute la population de nourrisson en lait artificiel et non par conviction du bien-fondé de l’allaitement maternel. Dès 1953, l’objectif envisagé est celui d’une « augmentation de la capacité de production de lait en poudre au point de pouvoir approvisionner tous les nourrissons de RDA qui ne sont pas allaités par leur mère90 ». Mais les progrès sont lents et en 1956, on admet encore des difficultés pour fournir « à tous les nourrissons un lait de qualité91 ». Un rapport de la même année donne donc une priorité équivalente à « l’extension du réseau des centres de collecte de lait maternel et [à] la fourniture de lait en poudre Babysan92 ». Il faut attendre 1964 pour qu’un rapport puisse annoncer que « les préparations à base de lait sont devenues l’alimentation principale dans les premières semaines de la vie, étant donné que 75% des nouveaux nés seulement sont allaités et qu’après six semaines, seuls 20% d’entre eux boivent encore du lait maternel93 ». Au tournant des années 1960, l’allaitement semble ainsi perdre sa priorité au Ministère de la Santé. Son recul est enregistré sans qu’aucune initiative ne soit prise pour inverser la tendance. La publication du Livret d’allaitement, largement diffusé au début des années 1950, est débattue et semble arrêtée en 195894 [Fig. 2]. Dans l’évaluation qu’il fait d’un mémoire de recherche sur « L’alimentation au lait maternel » un médecin note pour la première fois en 1958 que les « centres de collecte, dans le sillage du progrès général, vont perdre leur importance » et qu’« à l’avenir, là où le lait maternel ne sera pas disponible, la fabrication de produits modernes à base de lait de vache va devenir de plus en plus importante95 ». Surtout, l’auteur note que « la position sociale de la femme et sa participation croissante à la vie professionnelle s’accordent de moins en moins avec le statut de donneuse96 ». Un autre évaluateur, sur le même travail, affirme sans ambages que « le développement rapide de l’alimentation moderne pour nourrisson est bien plus déterminant pour l’avenir que l’extension des centres de collecte du lait maternel97 ». L’allaitement maternel de longue durée, sur lequel reposait l’économie des centres de collecte, ne trouve sa place ni dans la 88 BArch, DQ 1/23879 : Bericht über die Entwicklung von Kindernahrungsmitteln, 19.12.1963. 89 BArch, DQ 1/23879 : Preissenkung für Säuglingssfertignahrung, 19.6.1964 et BArch, DQ 1/23879 : Beschlußvorlage über die Veränderung der Preise für Säuglingsfertignahrung Citrosan und Ki-Na, 30.11.1964. 90 BArch, DQ 1/2512 : Vorschlag eines Arbeitsplanes für den Arbeitsauschuß zur Schaffung einer einwandfreien Trockenmilch für Säuglinge, 21.7.1953. 91 BArch, DQ 1/2370 : Kurzbericht zum Ministerratsbeschluss vom 8.7.1954, 5.11.1956. 92 Ibid. 93 BArch, DQ 1/3317 : Begründung, s. d. (1964). 94 Voir BArch, DQ 1/5144, p. 4 : Kern (directrice de la division Mère-et-enfant du Ministère de la Santé) aux éditions Volk und Gesundheit, 22.3.1958 ; ibid., p 5 : Matern (Secrétaire d’Etat) à Kern, 8.4.1958. 95 BArch, DQ 1/22030 : Stellungnahme zum Abschlußbericht der Forschungsarbeit ‘Frauenmilchernährung’, 21.7.1958. 96 Ibid. 97 BArch, DQ 1/22030 : Stellungnahme II zum Abschlußbericht der Forschungsarbeit ‘Frauenmilchernährung’, 21.7.1958.

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vision économique du régime – l’économie est-allemande manque structurellement de main d’œuvre – ni dans sa vision politique – c’est le travail salarié qui doit émanciper les femmes. L’utilisation de l’alimentation artificielle pour les nourrissons libère de la main d’œuvre et donne davantage d’opportunités professionnelles aux femmes. Elle constitue « un allègement essentiel pour les mères qui ont activité professionnelle98 ». Les centres de récolte du lait maternel se sont donc développés dans un rapport ambivalent avec l’institution hospitalière et avec le pouvoir politique. Leurs promoteurs ont à la fois recherché le soutien des milieux médicaux et politiques et affirmé l’originalité de leur projet. Après avoir débuté sous la République de Weimar et connu leur plus grand essor sous le régime nazi, les centres de collecte du lait maternel ont connu un développement non seulement contrasté en Allemagne de l’Ouest et en Allemagne de l’Est, mais aussi en trompe-l’œil, puisque le soutien des autorités est-allemandes ne se voulait que conjoncturel, en attendant la généralisation du lait artificiel. Ce faisant, la RDA ne faisait que rejoindre les autres États d’Europe occidentale, où l’utilisation du lait artificiel se généralise à partir des années 1960. Bibliographie J. Bleker et S. Schleiermacher, Ärztinnen aus dem Kaisserreich. Lebensläufe einer Generation, Weinheim, Deutscher Studien Verlag, 2000. H. Boak, Women in the Weimar Republic, Manchester, Manchester University Press, 2013. M. B. Cole, Feeding the Volk : Food, Culture, and the Nazi Consumption, Thèse soutenue à l’Université de Floride, 2011. D. F. Crew, Germans on Welfare. From Weimar to Hitler, New York, Oxford University Press, 1998. Fr. Eckardt, « Zum Gedenken an Frau Dr. med. Marie-Elise Kayser, die Gründerin der 1. Frauenmilchsammelstelle », Das Deutsche Gesundheitswesen, 5 (1950), p. 1619-1621. ——— et Irm. Feldweg, Die Frauenmilchsammelstellen : Bedeutung und Entwicklung der Frauenmilchsammelstellen. Cologne, Deutsches Gesundheits-Museum, 1954. L. Frohman, « Prevention, welfare, and citizenship : The war on tuberculosis and infant mortality in Germany, 1900-1930 », Central European History, 39 :3 (2006), p. 431-481. G. Gerhard, Nazi Hunger Politics : A History of Food in the Third Reich, Lanham, Rowman & Littlefield, 2015. V. de Grazia, How Fascism Ruled Wome : Italy, 1922-1945, Berkeley, University of California Press, 1992. K. Hagemann, « Rationalizing family work : Municipal family welfare and urban working-class mothers in Germany », Social Politics, 4 :1 (1997), p. 19-48. M. Mouton, From Nurturing the Nation to Purifying the Volk : Weimar and Nazi Family Policy, 1918-1945, New York, Cambridge University Press, 2007. K. Offen, « Depopulation, nationalism, and feminism in Fin-de-Siècle France », The American Historical Review, 89 :3 (1984), p. 648-676.

98 BArch, DQ 1/23879 : Entwurf zur gemeinsamen Anweisung der MHV und des MfG, 10.9.1964.

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Mathilde Cohen

Les lactariums français. Le service public du lait de femme depuis 1936

Introduction Jusqu’au début du vingtième siècle, la méthode établie et culturellement acceptée pour alimenter un nourrisson que la mère ne peut allaiter est le recours à une nourrice. À mesure que la profession tombe en désuétude et le travail des femmes hors de la maison se généralise à toutes les classes sociales, le problème se pose pour les pédiatres et autres professionnel.les de la santé et de l’enfance de savoir comment transformer les nourrices en voie de disparition (et considérées comme capricieuses et peu fiables) en bouteilles de « lait de femme »1. Dès 1909, ce lait de femme est devenu le premier produit du corps humain, avant le sang, à être collecté, traité et distribué sous forme désincarnée, d’abord à Vienne, à l’initiative du médecin Ernst Mayerhofer, puis à Boston en 1910 sous l’égide du pédiatre Fritz Talbot2. En France, c’est en 1947 que le premier « lactarium », au sens de centre de collecte, de traitement et de distribution de lait de femme, ouvre ses portes à Paris, même si des précédents avaient vu le jour depuis les années 1910. Si la généalogie et les pratiques contemporaines des banques de lait états-uniennes commence à être bien connue, faisant l’objet d’une littérature d’orientation féministe et de théorie critique raciale3, l’histoire et l’analyse des lactariums français reste largement à faire4. Afin de contribuer à combler cette lacune, ce chapitre propose une incursion dans les premières années de mise en place des lactariums, notamment entre 1936-1956, tout en posant des jalons d’une réflexion critique sur le régime actuel de circulation du lait humain en France5. L’institution du lactarium introduit une rupture radicale du rapport physique 1 Cohen, 2017. 2 Cassidy et Dykes, 2019, p. 24-26 ; Kravetz, 2019, p. 175-176 ; Swanson, 2014, p. 17. 3 Hassan, 2010 ; Shaw et Bartlett, 2010 ; Pineau, 2012 ; Swanson, 2014. ; Morrissey et Kimball, 2017, p. 50. 4 Les lactariums français sont à ma connaissance largement absents de l’historiographie sur l’allaitement, les femmes et le genre, n’ayant fait l’objet que d’un petit nombre de travaux à caractère descriptif ou historique, par exemple, Thebaud, 1986 ; Arnold 1994, p. 125-126 ; Arnold et Courden, 1994, p. 195-196. 5 Par « circulation » du lait humain, j’entends le fait que celui-ci puisse passer d’une productrice à un ensemble varié de consommateur.ices, à titre gratuit ou payant, que ce soit par le biais de contrats de nourrice, de lactariums, ou informellement à travers des réseaux de relations ou des sites Web. Ce chapitre se concentre sur le cas particulier des lactariums. Mathilde Cohen  •  University of Connecticut Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 611-631 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127458 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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direct entre la femme qui allaite (qu’il s’agisse de la mère, d’une nourrice, d’une parente, amie, voisine, etc.) et l’enfant allaité. De même que celles que l’on appelle couramment les « donneuses » à partir des années 1930, y compris lorsqu’elles vendent leur lait, ne connaissent pas les destinataires de leur lait, de même, les familles receveuses ignorent tout de l’identité des productrices du lait. Le lait ne circule plus corps-à-corps, du téton à la bouche, mais par l’entremise d’un système médical longtemps dirigé par une majorité d’hommes (mais géré au quotidien par une majorité de femmes, qu’il s’agisse d’infirmières, de laborantines, de sages-femmes, etc.) et qui repose sur des techniques et des outillages spécialisés (désinfectants, tire-laits, bouteilles, pipettes, pasteurisateurs, lyophilisateurs, réfrigérateurs, congélateurs, systèmes d’étiquetage, transport motorisé, etc.). Autrement dit, le lait de femme n’est plus une affaire de femmes. Il circule de façon désincarnée : parfois pasteurisé, congelé ou lyophilisé, presque toujours mesuré, analysé, embouteillé, étiqueté, anonymisé et réfrigéré, il est devenu une substance thérapeutique qui échappe à celles qui travaillent à le produire. Le cas des lactariums permet d’analyser une forme particulière de circulation du lait humain qui, en un sens, ne fait qu’amplifier la visibilité et la violence des rapports sociaux de sexe, de classe et de race qui informent sur les pratiques d’allaitement. Il existe aujourd’hui nombre d’écrits sur le corps féminin comme bien public, enjeu politique et économique, notamment dans sa dimension reproductive, puisque celui-ci est nécessaire au peuplement de la nation6. L’un des objectifs de ce chapitre est de montrer qu’avec la création des lactariums, on assiste à un morcellement du corps des femmes, puisque c’est leur lait, séparé d’elles, qui devient bien ou service public, objet d’échange, mais aussi prétexte à un contrôle intrusif du corps allaitant par le personnel médical et les travailleur. se.s sociaux. L’institution des lactariums est en effet indissociable de la mise en place d’une économie axée sur le management des corps allaitants, ou du moins sur leur surveillance et leur normalisation, qui n’est pas sans rappeler l’industrie laitière7. Ici et là, ce furent avant tout des hommes en blouses blanche qui organisèrent la collecte du lait produit par des mammifères de sexe féminin8. Dans le même temps, l’histoire des lactariums montre que ce début de vingt-et-unième siècle ne constitue pas nécessairement un progrès du point de vue de l’autonomie des femmes productrices de lait, qui ont perdu en pouvoir économique ce qu’elles ont gagné en indépendance corporelle puisque, si elles ne sont plus ni internées ni contrôlées dans leurs moindre faits et gestes comme avant la seconde guerre mondiale, elles ne sont plus rémunérées. Ce chapitre s’appuie d’une part sur les théories et études féministes qui se sont développées sur le travail reproductif des femmes et notamment sur l’allaitement et les différentes formes de circulation du lait humain9 et, d’autre part, sur un ensemble de sources primaires, dont les plus riches sont des documents administratifs, lettres, photographies, statistiques, brochures, mémoires, thèses, articles de presse et de revues, conservées principalement aux archives nationales, dans un versement du bureau de la maternité de la direction générale de la santé. La majorité de ces documents ont été élaborés par des hommes, des employés du ministère de la santé publique et de la population, notamment

6 Pour un exemple portant sur la France, voir Dorlin, 2006. 7 Cohen, 2017. 8 Pour une analyse de la masculinisation du lait de vache, voir Block, 2005, p. 115-134. 9 Voir Waldeck, 2002 ; Fentiman, 2009 ; Hassan, 2010 ; Swanson, 2014.

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du service appelé « direction de l’hygiène sociale », des inspecteurs de la population et de la santé, mais aussi des préfets et chefs de division de préfectures, conseillers généraux, membres de commissions départementales, des administrateurs des caisses de sécurité sociale, des médecins, et des personnels de l’administration hospitalière. Il est difficile de savoir avec quels objectifs et méthodes ces archives ont été conservées et il est possible qu’il y ait un biais, c’est-à-dire qu’ils soient là pour plaider pour l’institution du lactarium telle qu’elle a été conçue par ce groupe d’acteurs et que des documents allant dans un autre sens ou révélant d’autres pratiques n’ont pas été conservés. Ces documents et d’autres se prêteraient à des recherches historiques plus approfondies, en particulier sur la biographie de leurs auteur.es et ce chapitre ne présente qu’une première prospection. N’étant pas historienne, mais théoricienne et sociologue du droit, j’ai choisi de situer ces témoignages en m’appuyant à la fois sur les sources secondaires évoquées plus haut et sur des documents non-écrits, notamment l’inspection du matériel utilisé jadis et aujourd’hui pour le tirage et le traitement du lait ainsi que l’observation et la réalisation d’entretiens avec du personnel de lactariums en service. De part et d’autre de l’Atlantique, dans l’entre-deux guerres, l’objectif premier semble avoir été pour les professionnel-le-s de la santé d’avoir à leur disposition du lait de femme embouteillé et recueilli sous contrôle médical afin de subvenir aux besoins des nourrissons prématurés, fragiles, ou malades qui n’ont pas de mère, ou dont celle-ci ne peut pas ou ne veut pas allaiter. Mais, à la différence des États-Unis où les banques de lait sont restées des institutions charitables d’initiative privée, en France, les lactariums sont passés du statut d’œuvre sociale privée à celui de véritable service public financé et réglementé par l’État et les collectivités territoriales. L’intérêt des archives de la direction générale de la santé est de montrer comment celleux qui ont été à l’origine des lactariums se voyaient investis d’une mission de quasi-salut public pour le compte de la nation. Le chapitre se déploie comme il suit. Après avoir présenté l’histoire de la création des premiers lactariums, on montrera leur lien étroit avec trois phénomènes plus ou moins connexes : une politique d’État populationniste, l’emprise masculine sur le lait des femmes et la surveillance et discipline des corps allaitants. Le chapitre se conclura sur la question de la rémunération des donneuses passées et présentes. La création des premiers « lactariums » Jusqu’au début du vingtième siècle, le lait humain était indissociable du temps et de l’espace des femmes qui le produisaient. Bien que des archéologues aient retrouvé des tire-laits et biberons remontant à l’âge de Bronze10, il ne semble pas que des transferts de lait aient été opérés à grande échelle autrement que par le biais de l’allaitement au sein, jusqu’à ce que des conditions de transport, d’emballage et de conservation « modernes » soient réunies, à savoir la généralisation de moyens de transport motorisés, une plus large disponibilité de contenants tels que bouteilles et biberons en verre et l’introduction de techniques de réfrigération. C’est au vingtième siècle que le lait humain peut véritablement

10 Obladen, 2012.

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devenir un produit anonyme et standardisé qui voyage sur de longues distances. Jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, afin d’organiser le ravitaillement en lait humain des nourrissons, les pédiatres français s’en rapportent principalement à des femmes indigentes ou des filles-mères internées dans des maternités11. Elles sont rétribuées, soignées, nourries et logées avec leurs bébés en contrepartie de quoi leur excédent de lait est fourni aux nourrissons pour lesquels un médecin en a fait la prescription. Dès 1924, Antoine Marfan, souvent présenté comme l’un des fondateurs de la pédiatrie en France, utilise au biberon l’excédent de lait des femmes admises avec leur enfant à l’hospice des Enfants-Assistés pour les nourrissons hospitalisés « débiles » ou « hypothrepsiques intolérants au lait de vache12 ». Le 20 novembre 1936 ce système dit de « l’internat » est institutionnalisé avec l’ouverture du « Centre des donneuses de lait » de la maternité de la clinique de Baudelocque à Paris, qui fait l’objet d’une couverture médiatique intense et d’une reconnaissance comme « Secours blanc ». La grande nouveauté est que le lait n’est plus seulement réservé à un usage interne à l’hôpital, mais également vendu au public13. De même que Fritz Talbot avait eu des difficultés à trouver des nourrices à Boston dans les années 1900, alors que la profession de nourrice avait déjà pratiquement disparu et que l’allaitement diminuait en faveur du nourrissage au lait de vache14, de même il devenait de plus en plus difficile de trouver en France des nourrices ou des candidates au régime de l’internat, comme le rapporte en 1937 un médecin de maison maternelle : « à l’heure actuelle il est à peu près impossible de trouver une nourrice pour un débile dont la mère est morte ou qui n’a pas de lait15 ». C’est à l’École de Puériculture à Paris que s’ouvre en 1947 le premier service reposant sur des donneuses « externes », c’est-à-dire des femmes qui, sans résider à la maternité, la fournissent en lait moyennant paiement. Le professeur Marcel Lelong (1892-1973), le premier titulaire de la chaire de puériculture créée pour lui à la faculté de médecine de Paris, à l’origine de ce service, a tôt fait de le baptiser « lactarium », reprenant le néologisme basé sur l’adjectif neutre latin (lactarium – qui a rapport au lait) utilisé avant lui par d’autres médecins pour décrire le système de l’internat16. D’origine modeste, Lelong grandit dans une ville ouvrière et voue sa carrière à l’assistance et au soin des enfants en difficulté à travers le placement familial et une pédiatrie moderne17. Ce serait au retour d’un voyage aux États-Unis en 1947 qu’il aurait entrepris de créer un service spécialisé pour les bébés prématurés accompagné d’un lactarium. La même année et les suivantes, des établissements similaires ouvrent leurs portes dans plusieurs villes françaises, notamment Dijon, Nantes, Lyon, Saint-Étienne et Troyes. Actuellement, on en compte 20 dans l’hexagone (en plus des lactariums dits à usage interne, c’est-à-dire ne prenant en charge que les dons de lait personnalisés recueillis par une mère pour son propre enfant).

11 En cela ils suivent le modèle de la pouponnière de Porchefontaine fondée en 1891, voir De Luca et Rollet, 1999. 12 Briand, 1935, p. 230-231. 13 Thebaud, 1986. 14 Swanson, 2014, p. 18. 15 Briand, 1935, p. 230. 16 Briand, 1935, p. 228. 17 Marcel Lelong, Leçon inaugurale faite le 22 janvier 1947, Faculté de médecine de Paris. Chaire de puériculture. Corbeil : Impr. de Crété, 1947. En 1936, le docteur Robert Jeudon préconisait la création de lactariums en France sur le modèle du « lactaire » sud-américain, qu’« [o]n pourrait aussi appeler “lactarium”, ou, comme là-bas “lactario” » : R. Jeudon, « Le “lactaire” », Le concours médical, 58, 8 mars 1936, p. 733.

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L’appellation lactarium est officiellement adoptée par le ministère de la santé dès 194818 et demeure aujourd’hui le terme consacré en France. L’expression serait empruntée à l’industrie laitière. Ce serait l’ « expert-chimiste honoraire, pharmacien et ex-interne des hôpitaux » Gabriel Linas qui le premier aurait utilisé le latinisme pour désigner la ferme-modèle qu’il fonda en 1904 à Versailles afin de produire du lait de vache « aseptique » spécialement destiné aux nourrissons19. Pourquoi reprendre ce terme, qui n’est pas au goût de tous, pour l’appliquer à la collecte et à la distribution du lait de femme ? Le directeur départemental de la santé de la Vienne écrit ainsi en 1949 au ministre de la santé, « Un lactarium est un mot un peu pompeux pour l’importance de la création que nous avons l’intention de réaliser. En réalité, il s’agit plus modestement d’un Centre de collecte du lait des femmes hospitalisées à la Maternité20. » Tout en s’en défendant, cet administrateur emploie néanmoins ce vocable, qui a des connotations monumentales, évoquant un muséum, une institution civique qui a une certaine dignité : un temple du lait plutôt qu’un dispensaire ou une banque. Deux raisons principales motivent sans doute ce choix terminologique. La première est la volonté française de se distancier de la métaphore financière de la banque adoptée aux États-Unis dès 1937 pour désigner les banques de sang21, plus tard étendue aux banques de lait. L’association avec le commerce détonne avec la représentation culturelle du lait comme symbole de maternité et de générosité féminine bien que les premiers contrats de nourrices remontent au moins à l’époque Babylonienne. Elle est aussi en porte à faux avec le dogme juridique selon lequel le corps humain est indissociable de la personne humaine, que l’on rapporte souvent au Code civil de 1804 (« Il n’y a que les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet des conventions22 »), même si le lait humain est couramment vendu par les donneuses et acheté par les familles à l’époque. La seconde raison peut se rapporter à l’analogie entre productrices de lait humaines et animales qui traverse l’histoire et les pratiques d’allaitement. Lait de femme, lait de vache, d’ânesse, de brebis ou de chèvre : en dépit de leurs différences de composition, biologiquement, il s’agit toujours et encore de la sécrétion mammaire de mammifères femelles déclenchée le plus souvent par un accouchement. L’analogie n’est pas seulement biologique comme le courant éco-féministe, qui met en relation la domination des hommes sur les femmes et des humains sur les animaux, l’a révélé23. La position sociale des femmes et des animaux laitiers présente de nombreux parallélismes : leur travail reproductif et de lactation est souvent simultanément dévalorisé et exploité, assigné à des espaces confinés et codés comme privés et leur lait est extrait au moyen de technologies similaires, voire identiques

18 Le premier texte réglementaire sur les centres de collecte externes utilise le terme lactarium : Ministère de la santé publique et de la population, Circulaire no 241 du 25 novembre 1948 sur la création des Centres de collecte et de distribution du lait de femme (lactariums). 19 Lefebre, 2015, p. 333-42. 20 Lettre du Directeur départemental de la Santé à Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la Population, Poitiers, le 20 janvier 1949. 21 Swanson, 2014, p. 4. 22 Code civil, article 1128. Un juriste de l’époque présente la position du droit français ainsi : « la chose vendue doit être non-humaine ». Aurel, 1955, p. 1. 23 Voir par exemple Adams, 1997, p. 117-19.

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puisque les machines à traire et les tire-laits électriques furent inventés conjointement24. Cette parenté se reflète à travers la porosité du champ lexical puisque, jusque dans les années 1950 au moins, on parlait communément de « traite » du lait de femme25, alors qu’aujourd’hui on réserve le verbe tirer aux humaines, le verbe traire étant relégué aux animaux26. Lait de femme et « capital humain » Les lactariums sont des institutions éminemment politiques et stratégiques dans un pays en proie à une hantise de dénatalité depuis plus d’un siècle27. De 1840 à 1849 dans 86 départements français, 17% des enfants mourraient dans la première année28. Plusieurs facteurs expliquent cette surmortalité : maladies infantiles, alcoolisme des adultes, mais aussi et surtout l’alimentation puisque l’usage du lait animal et des biberons se répand. Ce lait, mal adapté aux nourrissons, devenait mortifère lorsqu’il était tourné, falsifié, trempé à l’eau ou transporté, conservé et transvasé dans divers récipients plus ou moins bien lavés29 ou encore délivré dans des biberons à long tube qui favorisaient les colonies microbiennes. Au cours de la période, l’État intervient de façon grandissante afin d’enrayer la mortalité infantile, procédant à une « médicalisation de la petite enfance », conformément à la proclamation de Rousseau en 1762, « Presque tout le premier âge est maladie et danger30 ». Les médecins et les pouvoirs publics mettent en place une politique de santé publique visant notamment les enfants placés en nourrice contre salaire. La loi Roussel de 187431 est souvent citée comme point d’orgue de ce mouvement. Elle survient après la guerre franco-prussienne de 1870, alors que dénatalité française alarme les autorités françaises comparée à la fécondité des États allemands. Il en résulte une première organisation administrative des services sociaux avec l’imposition d’un découpage de chaque département en circonscriptions médicales, l’établissement de statistiques sanitaires et la création d’un corps de médecins-inspecteurs chargés de visiter régulièrement les nourrices pour les éduquer aux doctrines médicales, préceptes moraux, et règles d’hygiènes du jour. Des initiatives privées viennent renforcer ce dispositif. Des consultations prénatales et de nourrissons, dont certaines appelées « Gouttes de Lait », sont créées dès les années 1890 pour accompagner mères et bébés : on pèse les nourrissons, on exhorte à l’allaitement, parfois encouragé par le versement d’une petite somme, ou à défaut, à l’utilisation de lait animal pasteurisé ou stérilisé déjà préparé en biberons que l’on fournit gratuitement ou à un prix proportionnel aux revenus de la famille. L’intervention médicale et étatique se poursuit au vingtième siècle. De 1900 à 1945, les lois favorisant la natalité se succèdent, 24 Cohen, 2017. 25 Voir par exemple, Briand, 1935, p. 228. La circulaire de 1948 parle aussi de la « traite » des nourrices (p. 3). 26 De façon similaire on parlait de l’« élevage » des bébés humains. 27 Rollet, 1983. 28 Nicolle, 2000, p. 53. 29 Sautereau, 1991, p. 221. 30 Morel, 1999, p. 445. 31 Loi Roussel du 23 décembre 1874 relative à la protection des enfants de premier âge.

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notamment afin de garantir congés maternité, allocations familiales, allaitement des femmes employées hors de la maison. Les résultats sont tangibles puisque la mortalité infantile baisse de 180‰ vers 1860 à 70‰ vers 193532. Pendant la seconde guerre mondiale, la France est traversée par une nouvelle crise de la mortalité infantile, avec deux pics de surmortalité atteignant 93‰ en 1940 et 112‰ en 1945. Les causes sont multiples, mais la plus grande proportion de prématurés et la mauvaise nutrition des nourrissons jouent un rôle majeur33. En 1945, la question de la dénatalité se pose donc avec un sentiment d’urgence renouvelé, notamment en raison du bilan de la guerre qui a fait plus d’un demi-million de morts français. Si les premiers lactariums sont souvent le fait d’initiatives privées de pédiatres convaincus de la supériorité de l’alimentation au lait humain des nourrissons prématurés ou malades, l’État français a eu tôt fait de s’impliquer dans sa collecte et sa distribution. Dès 1936, le Front Populaire, en la personne de la sous-secrétaire d’État chargée de la protection de l’enfance Suzanne Lacore, l’une des trois femmes à participer au gouvernement alors que les femmes ne peuvent encore ni voter ni être élues, invite à la création de « centres de collecte de lait maternel34 ». L’année suivante, une circulaire précise les conditions de fonctionnement de ces centres, préconisant entre autres le régime de « l’internat strict », l’ « examen médical complet » des donneuses et leur rémunération « par un traitement fixe35 ». Reflet de la pensée politique de gauche qui préside à cette première vague de réglementation, les donneuses sont assimilées à des agents hospitaliers temporaires et bénéficient d’un congé payé à la fin de leur allaitement36. Après la seconde guerre mondiale et l’organisation des lactariums tels que nous les connaissons aujourd’hui, les textes réglementaires se multiplient. Dès 1948, une circulaire vient codifier les modalités de l’engagement financier et normatif du gouvernement, sous couvert d’assurer les « garanties réelle d’authenticité et de propreté bactériologique du lait37 ». Voici ce qu’écrit le Docteur Jeannin, Professeur à l’École de médecine, dans une lettre de 1947 visant à obtenir l’autorisation d’ouvrir un lactarium à Dijon et son financement par la sécurité sociale : La mortalité infantile s’est accrue depuis quelques années en France dans des proportions terribles. La statistique est surtout grevée par le décès d’enfants jeunes âgés de moins de six mois et présentant des troubles digestifs. Les pertes sont particulièrement élevées chez les sujets nourris artificiellement […] La propagande pour l’hygiène de l’enfance, la lutte contre le taudis, les risques de contages (sic), la surveillance médicale des nourrissons, etc., sont indispensables, mais la question d’un apport nutritif irremplaçable pour certains enfants, comme le lait de femme paraît être d’importance capitale. Hors, fait curieux, mais explicable, le nombre de mères allaitant leurs enfants diminue […] Il importe […] d’envisager sans tarder d’autre solution que celle de l’allaitement par nourrice des enfants dont l’état exige le lait d’une femme. […] En conclusion un

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Rollet, 1990. Rollet et De Luca, 2015, p. 263-279. Circulaire du 12 août 1936 du ministère de la santé publique et de l’éducation physique adressée aux préfets. Circulaire relative à l’organisation des centres de donneuses de lait du 8 mars 1937 émanant du ministère de la santé publique. 36 Circulaire de l’administration de l’assistance publique du 13 mars 1937. 37 Circulaire de 1948, p. 2.

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centre de donneuses de lait parait actuellement indispensable dans l’organisation de la santé publique d’une région. […] Il faciliterait l’élevage de nourrissons délicats et fragiles, élevage grevé par une mortalité effrayante si l’on a recours à une autre mortalité alimentaire que le lait de femme. Dans la cité actuelle, le centre de donneuses de lait est un instrument de premier plan pour la lutte contre la mortalité infantile38. Cette missive, comme nombre de documents d’archives de l’époque, montre que les lactariums s’inscrivent dans le cadre d’une politique de « patriotisme populationniste » visant à enrayer la dépopulation française en amplifiant le contrôle étatique des mères et des nourrissons. La circulaire de 1937 soulignait, « Il n’y a pas actuellement, pour notre pays, de résultat plus urgent à atteindre que la réduction de la mortalité d’enfants qu’une natalité fléchissante rend particulièrement précieuse39 ». L’alimentation des nourrissons est un enjeu trop important pour être laissé à l’initiative des femmes, que l’on ne tient pas toujours en haute estime. De fait, les nourrices ont pratiquement disparu, le travail des femmes en dehors de la maison s’est généralisé et l’exode rural a distendu les réseaux traditionnels d’entraide féminine qui favorisaient l’allaitement par la mère ou par une amie ou une parente en cas d’empêchement. L’intervention du corps médical et de l’État apparaissent nécessaires. Le docteur Marcel Dubost, responsable du lactarium de SaintÉtienne qui ouvre ses portes en 1947, écrit ainsi : La lutte contre la mortalité infantile pendant les premiers mois est un problème social qui lui aussi englobe l’éducation populaire, le logement, l’hygiène de l’alimentation, etc. Et c’est ainsi que les vieilles nounous enrubannées, qui firent la joie des vaudevillistes, sont allées finir au rayon des accessoires. Il est en effet pratiquement devenu impossible de compter sur une nourrice pour élever un enfant au sein. Tous les efforts de l’organisation sociale actuelle tendent à distribuer le lait de femme au biberon, recueilli auprès de nombreuses mères qui vendent leur lait à un organisme collecteur40. Aux quatre coins de la France, des pédiatres et autres médecins, souvent masculins, s’attellent donc à organiser un système de distribution médicalisé du lait humain afin que les nourrissons prématurés, particulièrement fragiles, ou malades dont les mères ne peuvent les allaiter elles-mêmes soient nourris au lait de femme41. Le lait de femme est une affaire d’hommes Le lait qui transite par les lactariums est le plus souvent désigné comme « lait de femme », parfois « lait féminin » ou « lait maternel ». Cette nomenclature reflète le statut culturel 38 Docteur Jeannin, Professeur à l’École de médecine, Lettre adressée au Président de la Caisse Régionale de Sécurité Sociale à Dijon, Dijon, 4 juillet 1947. 39 Circulaire du 8 mars 1937. 40 Docteur Marcel Dubost, Interne des Hôpitaux de St-Étienne, Le Lactarium de Saint-Étienne. Étude de trois années de fonctionnement, Saint-Étienne, Imprimerie Luc Magand, 1950, p. 16. 41 À cette époque, la priorité est aux catégories suivantes : « 1°- Nouveaux-nés prématurés ; 2°- Enfants pesant moins de 3 kgs ; 3°-Enfants de moins de trois mois et présentant des troubles attribuables à l’intolérance au lait de vache ; 4°- Enfants de plus de trois mois atteints ou convalescents de toxicose. » Centre Hospitalier Bretonneau de Tours, Règlement du Lactarium, 18 mai 1956, p. 3.

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et symbolique du lait comme fluide intrinsèquement féminin car uniquement secrété par les femmes et inscrit, le plus souvent, dans la relation maternelle à laquelle celles-ci ont longtemps été confinées42. Mais, si le lait est produit par des femmes, sa circulation a longtemps été une affaire d’hommes, contribuant à la minoration voire à l’effacement du travail de lactation des femmes qui sont couramment ignorées dans les archives et les écrits médicaux et moraux. Les contrats de nourrice étaient souvent conclus entre le père de l’enfant à allaiter et le mari, le père ou le frère de la nourrice et c’étaient des « meneurs » qui étaient chargés d’amener les nourrices au bureau de placement ou les enfants à placer chez les nourrices43. De façon similaire, le système de collecte et de distribution du lait qui débute dans les années 1910 en Europe et aux États-Unis a d’abord été une affaire d’hommes44. En France, les premiers centres sont créés par des hommes, réglementés par des hommes45 et dirigés par des hommes46, à de rares exceptions près : le lactarium de Nantes fut administré à son ouverture par une religieuse, la Sœur Marie-Joseph du Christ, sous le titre de « régisseur » ; celui de l’Institut de puériculture de Paris a longtemps compté sur la pharmacienne Jacqueline Bertrand comme « directrice technique ». Toutes deux sont pourtant rarement présentes dans les archives et encore moins dans les grands récits sur les lactariums. Ce sont des hommes qui contrôlent l’accès au lait, qui doit être prescrit par un médecin (le corps médical reste largement masculin à l’époque). Ce sont encore et toujours des hommes qui publient rapports, articles et autres textes vantant les mérites de l’institution et s’attribuant le mérite de ses succès. Pourtant ce lait qui circule est produit par des femmes pour être distribué à des mères grâce au soutien et à l’entremise d’autres femmes. Les productrices de lait restent presque toujours anonymes, laissées pour compte des annales et de la littérature médico-sociale. Elles ne sont généralement mentionnées que lorsqu’il s’agit pour les médecins de débattre des meilleures méthodes pour les contrôler, point sur lequel je reviendrai par la suite. Les mères destinataires n’apparaissent qu’en cas de dysfonctionnement, lorsqu’elles ont à se plaindre de l’institution, telle cette Madame Petit qui écrit au ministère de la santé en 1951 pour dénoncer l’insuffisance du lait fourni par le lactarium qui l’a conduit à recourir aux services d’une nourrice47. Quant à toutes les femmes qui jouent un rôle de soutien

42 À noter que cette idée est typiquement moderne et occidentale puisqu’en d’autres lieux et temps, la lactation a pu être vue comme masculine. Cohen, 2017. 43 Voir Klapisch-Zuber, 1980. 44 Une exception marquante est le cas allemand : la pédiatre Marie-Elise Kayser fonda en 1919 à Magdebourg, puis à Erfürt l’un des premiers lactariums d’Europe (appelé « office collecteur »), qui connut un tel succès que le gouvernement nazi poussa à la création d’un réseau de lactariums dans d’autres villes. Voir M.-E. Kayser, « L’office collecteur de lait féminin à Erfurt », Le Lait, 18 (1938), p. 805-812. Kayser reste cependant une figure controversée puisqu’à partir de 1936, elle aurait exclu les donneuses juives dans l’intérêt de la santé du Volk et afin de s’assurer la bienveillance de l’État à l’égard de son œuvre, voir M. Christian et M. Kravetz, « Les centres de collecte du lait maternel en Allemagne des années 1920 aux années 1950 », dans cet ouvrage. 45 Mis à part les premières circulaires du Front Populaire préparées sous la direction de Suzanne Lacore, les textes réglementaires sont écrits par des hommes et adressés à des hommes, par exemple, la circulaire de 1948 fut rédigée par Wirth, directeur du cabinet du ministre de la santé publique et adressée à « MM. les préfets (pour information), MM. les Directeurs départementaux de la santé (pour exécution), MM. les Directeurs départementaux de la population (pour information), MM. les Consultants Régionaux de Pédiatrie (pour information). ». 46 L’article 11 de l’arrêté du 9 août 1954 indique que le lactarium est placé sous le contrôle d’un médecin responsable, pédiatre si possible. 47 Lettre de Mme Petit Étienne au ministre de la santé publique, La Neuville, 28 mai 1951.

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Fig. 1. Donneuses tirant leur lait au lactarium de Nantes sous surveillance, 1950, © Archives nationales (France), 19760166/31).

décisif afin de faciliter les transferts de lait, on ne les décèle qu’occasionnellement, en filigrane, lorsqu’il est question du recrutement, de la gestion, et de la rémunération du « petit personnel » des lactariums. À l’inverse du personnel d’encadrement, ce « personnel auxiliaire » est presqu’exclusivement féminin. Les archives et les textes juridiques parlent, au féminin, d’« assistantes sociales » chargées de prospecter les maternités et les consultations de nourrissons pour recruter des donneuses et les surveiller une fois qu’elles sont agréées ; de « laborantines », « puéricultrices », « infirmières », « surveillantes », « secrétaires », « femmes de ménage », « collectrices » chargées de déposer des paniers de biberons vides chez les donneuses et de récupérer les paniers déposés la veille, ou encore de « conductrices » d’automobile pour le transport48. Il est rarement fait mention du rôle d’une femme dans la direction d’un lactarium, à l’exception près du directeur régional de la santé de la Vienne, qui envisage en 1949 qu’au futur lactarium de Poitiers, « La Sage-Femme en Chef de la Maternité pourra être qualifiée du titre de Directrice du Centre et elle aura toute la responsabilité de la marche du service et également le contact avec l’extérieur49 ».

48 Même s’il est aussi parfois question de « collecteurs », de « chauffeurs » ou de « conducteurs » d’automobiles ou de « cyclistes » masculins. 49 Lettre du Directeur départemental de la Santé à Monsieur le Ministre de la Santé Publique et de la Population, Poitiers, le 20 janvier 1949.

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Fig. 2. Laborantines du lactarium de Nantes préparant les bouteilles de lait, 1950, © Archives nationales (France), 19760166/31).

C’est grâce aux photographies qui documentent les opérations des lactariums et donnent donc forcément à voir les véritables productrices de lait ainsi que celles qui les entourent, que le travail des femmes devient visible. Ainsi les images ci-dessous, trouvées dans le dossier d’archives du lactarium de la maternité de l’Hôtel-Dieu à Nantes, créé en 1950, montrent des donneuses dans la « salle de traite » en train de tirer leur lait sous la surveillance d’une infirmière (Fig. 1), des laborantines affairées à traiter le lait recueilli avant de l’embouteiller (Fig. 2), et des cyclistes chargées de sillonner la région afin de collecter du lait à domicile de donneuses et d’en livrer chez des familles ou dans des structures hospitalières (Fig. 3). On est loin du mythe du don de lait comme loisir domestique auquel se livreraient des mères au foyer désœuvrées. Il ressort incontestablement de ces photographies que les femmes travaillent à la circulation du lait dans la société, que ce soit en le produisant par leur corps, en l’analysant et en le traitant, ou en le distribuant. L’identité de celleux qui ont pris ces photographies et de celles qui y sont représentées est inconnue. On ignore également dans quel but ces images ont été réalisées et conservées, mais elles pourraient avoir été prises à l’occasion d’un film réalisé sur le lactarium et le service des prématurés par un médecin de l’hôpital. Le lactarium de Nantes était relativement inhabituel car hébergé à l’Hôtel-Dieu et initialement géré par des nonnes

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Fig. 3. Cyclistes du lactarium de Nantes en route pour leur tournée, 1950, © Archives nationales (France), 19760166/31).

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plutôt que par du personnel médical ou paramédical laïc. Ces sœurs étaient peut-être plus portées à reconnaître et mettre en avant leur propre labeur ainsi que celui des donneuses puisqu’elles l’envisageaient comme une mission religieuse. Les donneuses sont implicitement identifiées à la vierge allaitant Jésus dans une brochure conservée avec les photographies, qui est illustrée par une reproduction de La Vierge au coussin vert d’Andrea Solario (le tableau, daté du début du xvie siècle souligne par le motif du moelleux coussin vert sur lequel Jésus repose au premier plan la ferveur maternelle de la vierge allaitant, inclinée dans une attitude attentive et joyeuse et coiffée d’un voile blanc qui n’est pas sans rappeler celui porté par les religieuses (Fig. 1 et Fig. 2). Les sœurs de Nantes apparaissent aussi à l’aise avec les relations publiques, comme en témoigne Marie-Joseph qui note qu’ « Une propagande est faite dans notre maternité. Nous avons lancé des appels dans la presse, à la radio […] Nous utiliserons aussi le cinéma, les conférences, les affiches », ce qui expliquerait l’existence de cette trace visuelle.50 Surveillance et discipline des donneuses Dans les documents d’archives écrits, les femmes sont régulièrement représentées comme des sujets passifs à surveiller et discipliner. C’est ici que l’analogie entre productrices de lait animales et humaines est la plus évidente. Alors que d’autres époques et cultures célèbrent la parenté qui unit les femelles mammifères en termes de fécondité, de grossesse, d’accouchement et d’allaitement51, les sociétés occidentales comme la France du vingtième siècle y voient une raison pour déprécier le statut des femmes et leur travail de lactation. Le lait lui-même, une fois recueilli, traité et embouteillé, est survalorisé comme liquide salvateur pour la nation, mais le corps allaitant, qu’il soit animal ou humain, est considéré comme dangereux et impur. L’animalisation de la lactation justifie un contrôle médical sur des femmes jugées ignares, égoïstes et malpropres. Les lactariums ne sont pas toujours candides avec les donneuses : la circulaire de 1948 requiert par exemple un examen clinique et sérologique mensuel pour vérifier l’absence de maladie, notamment la syphilis et la tuberculose, tout en précisant qu’ « il faut donner l’impression aux mères que c’est surtout la santé du nourrisson qui est surveillée »52. Les donneuses de lait sont surveillées non seulement du point de vue de leur santé, de celle de leurs enfants, de la valeur de leur sécrétion lactée, mais aussi de leur propreté. Elles sont auscultées, radioscopées, pesées, sujettes à un dépistage sérologique et à une supervision de leur alimentation. On les éduque aux méthodes hygiéniques d’expression du lait : elles sont priées de se laver soigneusement les mains et mamelons avant chaque session. Le lait est parfois tiré à la main (méthode considérée préférable d’un point de vue bactériologique) et recueilli dans un biberon à l’aide d’un entonnoir qui doit être bouilli à chaque usage, parfois au moyen de tire-laits électriques ou manuels. Le règlement des lactariums précise que les donneuses ne seront pas rémunérées si leur lait ne passe pas les

50 Marie-Joseph du Christ, assistante sociale, Rapport sur l’organisation du lactarium de Nantes, 6 avril 1950. 51 Cohen, 2017, p. 473. 52 Circulaire de 1948, p. 4.

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contrôles bactériologiques53, ce qui confère à ces prescriptions un caractère d’autant plus critique que certaines ont besoin de cette paye pour boucler leurs fins de mois. La discipline est particulièrement marquée avant-guerre, alors que la collecte et la distribution de lait fonctionnent sous le régime de l’internat. Le Centre des donneuses de la clinique Baudelocque à Paris employait ainsi une « surveillante », « chargée d’assurer la discipline des nourrices », d’apprécier leur « richesse » en lait et une infirmière, « surveillant la traite54 ». Les donneuses doivent se nettoyer les seins à l’alcool avant chacune de leurs cinq traites journalières55. D’après deux médecins ayant participé à l’organisation du centre, elles « ne sortent jamais hors de l’hôpital pendant toute la durée de leur séjour. Lorsque, dans des cas tout à fait exceptionnels, elles sont obligées de faire au dehors une quelconque démarche administrative, où leur présence personnelle est absolument nécessaire, elles sont toujours accompagnées d’une infirmière qui ne les quitte pas56 ». Elles peuvent recevoir des visites, mais « sous une surveillance discrète57 ». La surveillance médicale est en effet indissociable d’un contrôle moral, social et ethno-racial, qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement du lactarium de Détroit aux États-Unis dans les années 1920, qui refusait les donneuses noires58. Les donneuses de la clinique Baudelocque « doivent être Françaises ou posséder une carte de travailleuse. Elles doivent fournir un extrait de casier judiciaire59. » Avec l’ouverture à partir de 1947 de lactariums sous le régime de l’externat, c’est-à-dire des centres ravitaillés en lait par des donneuses qui vivent chez elles et sont en principe libres de leurs mouvements, ces différentes formes de surveillance et de discipline se poursuivent. L’externat est vu comme un pis-aller inévitable, qu’il faut corriger autant que faire se peut par une vigilance accrue. Marcel Lelong et Alfred Rossier, les deux médecins à l’origine du premier lactarium parisien auraient nettement préféré le système de l’internat « tant en raison de la surveillance permanente des mères qui sont, en quelques sorte, “consignées à l’hôpital”, que de la quantité du lait récolté sous contrôle direct et distribué le jour même à l’état cru, ce système est incontestablement supérieur à tous les autres. Mais le nombre de nourrices “internes” est forcément très réduit, leur pension est fort coûteuse, leur recrutement de plus en plus difficile60. » Le processus de recrutement, avec ses relents eugénistes, fait écho aux méthodes de sélection animale de l’industrie laitière, fondées, avant la découverte de la génétique, sur la race, la performance, ou encore l’ascendance et la descendance du bétail. Ils notent ainsi : « la contrée d’où une femme est originaire a une influence indéniable sur la valeur de sa lactation : dans certaines régions, les femmes sont de bonnes nourrices, dans d’autre, non. Mais surtout il s’agit de contrôler sur place les conditions de logement et d’hygiène générale de la famille en cause. Un logement mal tenu, une femme négligée et malpropre, interdiront immédiatement le choix.61 »

53 Le règlement du lactarium de Saint-Étienne précise : « Ne seront pas payées les portions de lait qui seraient trouvées altérées par suite de l’inobservance de ces prescriptions hygiéniques ». Voir Dubost, 1950, p. 23. 54 Lacomme et Lebental, 1937/1938, p. 100. 55 Op. cit., p. 104. 56 Op. cit., p. 102-3. 57 Op. cit., p. 103. 58 Swanson, 2014., p. 65. 59 Lacomme et Lebental, 1937/1938, p. 100. 60 Lelong et Rossier, 1946, p. 97. 61 Op. cit., p. 98.

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Une fois recrutées, on continue à se méfier des donneuses, parfois soupçonnées de fraude et de manque d’hygiène, ce qui n’est pas sans rappeler la diabolisation des nourrices aux siècles précédents, qui étaient communément accusées de gâter leur lait par leurs mœurs lascives, leur alimentation impropre et leur saleté62. Marcel Lelong écrit ainsi à son confrère du ministère de la santé qui s’apprête à rédiger la première réglementation des lactariums (la fameuse circulaire de 1948) que celle-ci devra comprendre une partie consacrée au : Contrôle et surveillance du lait de femme […] Il faut en effet garantir à la fois la propreté du lait et son authenticité. On pourrait imaginer deux types de Lactariums : 1) Lactarium avec traite à domicile. Il ne pourrait être autorisé que s’il existe un centre de Contrôle. 2) Lactarium avec traite à la consultation de Nourrissons, en présence du Médecin ou de la personne responsable. En résumé, ou bien on assiste à la traite et l’on peut dispenser le Lactarium d’un Laboratoire de contrôle, ou bien on n’assiste pas à la traire et il est indispensable de réaliser le contrôle technique63. L’avertissement porte ses fruits, puisque ladite circulaire exigera un contrôle dès lors que « le lait n’est pas recueilli devant témoin au dispensaire64 » et déclarera : « La vérification de l’authenticité du lait est primordiale65. » Les deux hantises principales sont le mouillage ou l’addition de lait animal qui seraient motivés par l’appât du gain. En ces années de dénuement d’après-guerre, les lactariums ont du mal à obtenir suffisamment de fonds pour fonctionner, pourtant d’importants moyens financiers et humains sont mis en œuvre pour assurer le dépistage de la fraude. Différents tests, plus ou moins onéreux et compliqués à manier sont employés. On vérifie notamment l’absence d’addition de lait animal par des épreuves de précipitation, l’illumination aux rayons ultra-violets, ou l’épreuve dite de Romeyer, entre autres. Pourtant les archives ne révèlent pratiquement aucune instance de fraude. Au contraire, un rapport sur le lactarium de Troyes note, « Il est souligné en outre, avec une légitime satisfaction, que jusqu’à présent, aucune fraude n’a été constatée chez les nourrices et qu’il n’a été reçu aucune réclamation quant à la qualité du lait66. » Lait de femme à vendre Tout en étant surveillées et disciplinées, les donneuses des années 1920-1980, étaient, contrairement à leurs homologues d’aujourd’hui, payées pour leur lait. Cette période fondatrice met en évidence la construction tâtonnante du lait de femme comme étant à la fois un bien public qui doit être contrôlé et subventionné par l’État et le résultat d’un travail 62 Dorlin, op. cit., p. 157-175. 63 Lettre du Professeur Marcel Lelong au Professeur Aujaleu, Directeur de l’Hygiène sociale au Ministère de la Santé publique, Paris, le 12 avril 1948. 64 Circulaire de 1948, p. 4. 65 Circulaire de 1948, p. 5. 66 M. le Docteur Valette, Médecin-Directeur du Centre départemental de Transfusion sanguine et du laboratoire du Centre Hospitalier, Rapport sur l’activité du service de collecte du lait maternel pendant l’année 1955, Troyes, 1955, p. 5 (le lactarium fonctionne depuis 1952).

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de lactation par des productrices qui méritent d’être rétribuées. Ainsi, même si Eugène Aujaleu, médecin et professionnel de la santé publique qui dirige « l’hygiène sociale » au ministère de la santé dans les années 1950, aurait préféré le régime du bénévolat, il est le premier à reconnaître le labeur inhérent à la production de lait : Vous envisagez que toutes les donneuses de lait soient bénévoles, tout comme les donneurs de sang. Bien entendu je ne puis qu’approuver cette façon de voir. Toutefois, je dois vous dire que les lactariums fonctionnent actuellement en France rémunérant leurs donneuses à un tarif assez élevé (600 à 800 francs le litre de lait). En effet, le don de lait ne peut être absolument comparé au don du sang : celui-ci peut être occasionnel. Quant aux donneuses de lait, elles sont astreintes à une suggestion continue : contrôle, examens, soins à domicile, etc. De plus l’apport pécuniaire permet à certaines femmes de rester au foyer et d’allaiter ainsi leur propre enfant67. Ces propos détonnent par rapport à la représentation dominante de la donneuse de lait actuelle comme une mère charitable faisant don de soi pour l’amour du prochain (représentation qui ignore le temps, l’argent et le privilège social qui sous-tendent la capacité à allaiter son enfant et à produire un excédent de lait susceptible d’être donné)68. Autrement dit, ce que les femmes de notre temps ont gagné en liberté et en droits, elles l’ont perdu en dédommagement financier et en reconnaissance de leur lactation comme un travail légitime. De nos jours, le lait de femme est devenu doublement public ou socialisé. En amont, il est donné aux lactariums à titre gratuit par des bénévoles qui ne sont pas indemnisées pour leurs frais éventuels (notamment le manque à gagner lié au don puisque le temps passé à tirer du lait est un temps que l’on ne peut généralement consacrer à des activités lucratives, à moins d’accomplir en même temps des tâches multiples à l’aide d’un tire-lait électrique, surtout si celui-ci est compact et nomade). En aval, il est entièrement couvert par la sécurité sociale pour les enfants auxquels il est prescrit, alors qu’il était payant à l’époque pionnière des lactariums, comme le regrettait notamment le docteur Roux, à l’origine du lactarium de Lyon fondé en 1951 : « Le lait du lactarium n’est pas un produit de luxe à vendre à qui en a les moyens. C’est un médicament que la Sécurité Sociale rembourse à 30% pour les assujettis et qui n’est délivré que sur certificat médical d’une durée de 7 jours maximum. »69 Qu’est-ce qui explique que dans ce mouvement de socialisation, le travail de lactation des donneuses ait cessé d’être rémunéré ? En un sens, cette évolution n’a rien de spécifique à la France, mais s’inscrit dans un mouvement plus général de « gratuitification » (giftification) du lait de femme que la sociologue Marisa Pineau a identifié aux États-Unis70. Cette gratuitification du lait va de pair avec la construction culturelle de la « bonne » maternité comme une expérience de dévouement et de générosité isolée de la logique marchande71. 67 Lettre du Docteur Aujaleu, Directeur de l’Hygiène Sociale du ministère de la santé publique au Docteur Cazais, Directeur du Centre Régional de Transfusion Sanguine de Montpelier, 28 janvier 1953. 68 Pineau, op. cit. 69 Monsieur le docteur Roux, « Le Lactarium des Hospices Civils de Lyon », Journal des œuvres de l’enfance, 68, (1952), p. 1-10, p. 9. 70 Pineau, 2012. 71 Cardi, Odier, Villani, et Vozari, 2016.

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En un autre sens, le cas français peut se comprendre par la combinaison de deux facteurs qui ont convergé au début des années 1990 : la crise du sida et les lois bioéthiques. Dans les années 1980, alors que l’épidémie de sida fait rage, on découvre que le VIH est transmissible par le lait, ce qui conduit les lactariums à réviser leurs protocoles afin d’assurer le dépistage des donneuses et de renforcer le principe de pasteurisation du lait. L’idée se fait jour parmi le personnel médical et l’administration selon laquelle la rétribution des donneuses pourrait en inciter certaines à dissimuler leur statut sérologique ou facteurs de risque (ce qui n’est pas sans rappeler le spectre de la fraude dans les années 1940-50). Le résultat est la promulgation d’une circulaire en 1992 interdisant leur rémunération72. Ce changement est bientôt entériné et justifié sur des bases juridiques autrement plus abstraites puisque les lois bioéthiques de 1994 établissent le principe d’ « indisponibilité du corps humain » selon lequel « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial73 ». Une note interne du ministère de la santé de 1993 rend explicite la motivation sanitaire qui anime le nouveau statut du lait : « Compte tenu des risques connus de transmission du VIH par l’allaitement maternel, il a été décidé par le cabinet du Ministre Délégué à la Santé d’intégrer dans le projet de loi “éthique” le lait maternel afin d’avoir une base légale sur ce produit d’origine humaine74. » Néanmoins, dans les années qui suivront, ce ne sera ni l’indiscipline des femmes ni les risques infectieux qui seront mis en exergue pour justifier leur non-paiement, mais un principe universaliste de dignité de la personne humaine prétendument neutre quant au genre. Toutefois, le lait de femme continue actuellement à « faire l’objet d’un droit patrimonial », pour reprendre le jargon du Code civil, dans la mesure où depuis 1954 celui-ci est remboursé à 100% par la sécurité sociale75. Si le lait est « remboursé », n’est-ce pas qu’à un moment ou un autre il est « payé », donc « vendu » ? Les services de néonatologie et de pédiatrie des hôpitaux obtiennent du lait auprès des lactariums moyennant paiement et les organismes de sécurité sociales remboursent la fourniture de lait humain à un tarif fixé par le gouvernement. Les lactariums vendent leur lait (et en achètent parfois à d’autres lactariums lorsqu’ils en manquent) même si l’argent reçu sert à couvrir une partie des frais de personnel, d’analyse, collecte, manipulation, stockage, transport, distribution et recherche. Le lait de femme est donc bien toujours acheté et vendu en France bien que les productrices, elles, ne soient plus payées. Au-delà de l’explication fondée sur les risques sanitaires et sur les lois bioéthiques, cette gratuitification du lait repose vraisemblablement sur une donnée sociologique : le recrutement social des donneuses a considérablement changé au cours du vingtième siècle. Alors qu’au début de la période ce sont des femmes indigentes et des filles-mères qui voient dans le régime de l’internat une façon de survivre et de subvenir aux besoins de leur bébé, aujourd’hui les donneuses appartiennent généralement aux catégories socio-professionnelles dites supérieures76. Quant aux donneuses des années 1940 et 1950,

72 Circulaire de la Direction générale de la santé no. 589 du 24 novembre 1992. 73 Code civil, article 16-1. 74 Note du sous-directeur de la santé des populations, ministère des affaires sociales de la santé et de la ville, 26 octobre 1993. 75 Arrêté du 9 août 1954 sur les conditions d’installation et de fonctionnement des lactariums. 76 Azema et Callahan, 2003, p. 199-202.

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elles étaient issues des classes populaires ; vendre leur lait était une façon d’améliorer l’ordinaire puisqu’elles recevaient, outre une paye, des « cadeaux en nature »77, comme des « suppléments d’alimentation, points de textiles, remboursements à la S.T.C.R.P et à la S.N.C.F. de titres de circulation familiaux, etc.78 » En 1950, le docteur Marcel Dubost cité plus haut notait ainsi : En principe, les donneuses appartiennent à toutes les classes de la société, mais en pratique, à Saint-Étienne, elles appartiennent, dans l’immense majorité, au milieu ouvrier et salarié. Les classes moyennes donnent peu, et au lieu de ce qu’il est convenu d’appeler la bourgeoisie presque pas. Peut-être est-ce la crainte d’être connue comme nourrice mercenaire qui choque certain milieu, puisque d’aucunes ont donné gratuitement leur lait79. On sent émerger dans ce discours une vision de la maternité caractérisée par la classe et sans doute aussi par la race : la bourgeoise blanche des années 1940-50 ne vend pas son lait, mais elle est disposée à le donner car dès cette époque, pour être perçue comme une « bonne » mère dans son groupe social, il faut faire preuve de son dévouement le plus total envers ses propres enfants ainsi que de générosité et d’abnégation à l’égard des autres, en particulier les enfants en difficulté. Cette conception de la maternité « intensive » comme institution sociale et normative s’est accentuée de nos jours, imposant parmi ses représentations l’idée selon laquelle l’allaitement est un geste d’amour inconditionnel qui ne saurait être marchandisé y compris lorsqu’il est étendu à d’autres enfants80. Cette vision, présentée comme naturelle et universelle, est influencée par une conjonction de facteurs individuels, sociaux, raciaux et politiques. La collecte de données ethno-raciales est très limitée en France, mais si le profil des donneuses françaises actuelles est similaire à celui des donneuses américaines, elles sont probablement majoritairement blanches. Elles seraient donc dans une position de privilège de classe et race : jouissant le plus souvent d’une certaine autonomie financière, de flexibilité dans leur emploi du temps et de capital social, elles n’auraient non seulement pas besoin d’être payées pour leur lait, mais répugneraient pour la plupart à l’être puisqu’elles déclarent généralement être motivées par des considérations altruistes81 ainsi que l’exige la survalorisation symbolique de la générosité maternelle comme identité féminine socialement acceptée. Conclusion L’histoire des lactariums français montre à quel point l’allaitement a longtemps été et demeure une affaire d’État principalement menée par des hommes. Même si les femmes d’aujourd’hui ont gagné en indépendance par rapport aux donneuses internées de l’avant 77 Circulaire 1948, p. 4. 78 Note du Professeur Marcel Lelong concernant la création du Lactarium au Professeur Aujaleu, Directeur de l’Hygiène sociale au Ministère de la Santé publique, Paris, le 17 janvier 1947. 79 Dubost, 1950, p. 22. 80 Sur l’idée de maternité intensive et son lien à l’allaitement, voir Blum, 1999. 81 Azema, Walburg et Callahan, 2007, p. 287.

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deuxième guerre mondiale, leur lait continue à être traité comme un bien public sur lequel l’État conserve un droit de regard. C’est en tout cas la conséquence d’un système juridique qui interdit officiellement le don ou la vente de lait de femme à femme peer-to-peer (ou d’égal à égal) puisque depuis 1994 selon le Code de la santé publique, « le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur82 » et qu’« aucun paiement, quelle qu’en soit la forme, ne peut être alloué à celui qui se prête au prélèvement d’éléments de son corps ou à la collecte de ses produits83 ». Les lactariums détiennent le monopole de la collecte, du traitement et de la distribution du lait humain en France. Les personnes qui souhaitent donner ou vendre leur lait directement à celleux qui ne peuvent en obtenir auprès de l’institution opèrent donc sous le manteau. Si les autorités sanitaires s’inquiètent régulièrement de ces transactions, dénoncées tant pour leurs risques sanitaires que pour leur vénalité,84 on pourrait y voir au contraire une réappropriation par les femmes de leur travail de lactation s’opposant aux formes de domination qui ont traditionnellement pesé sur l’allaitement. Bibliographie C. Adams, « Pity the poor mad cow : a view from the United States », Ecotheology, 3 (1997), p. 117-19. L. D. W. Arnold, « The Lactariums of France : Part 1 The Lactarium Docteur Raymond Fourcade in Marmande », Journal of Human Lactation, 10, 1994, p. 125-126. ——— et M. Courden, « The Lactariums of France, Part 2 : How association milk banks operate », Journal of Human Lactation, 10, 1994, p. 195-196. Em. Azema et St. Callahan, « Breast milk donors in France : a portrait of the typical donor and the utility of milk banking in the French breastfeeding context », Journal of human lactation, 19 (2003), p. 199-202. ———, V. Walburg et S. Callahan, « La méconnaissance des lactariums en France », Journal de pédiatrie et de puériculture, 20 (2007), p. 285-288. D. Block, « Saving milk through masculinity : Public health officers and pure milk, 1880-1930 », Food and Foodways, 13 (2005), p. 115-134. L. M. Blum, At the Breast : Ideologies of Breastfeeding and Motherhood in the Contemporary United States, Boston, Beacon Press, 1999. H. Briand, « Le centre des donneuses de lait de femme de l’assistance publique de Paris », Le Nourrisson : revue d’hygiène et de pathologie de la première enfance, 25 (1935), p. 228-33. C. Cardi, L. Odier, M. Villani, et Ann.-S. Vozari, Dossier « Penser les maternités d’un point de vue féministe », Genre sexualité & société, 16 (2016), [en ligne] http://journals. openedition.org/gss/3917 (site consulté le 10 septembre 2019).

82 Code de la santé publique, article L. 1211-5. 83 Code de la santé publique, article L. 1211-4. (Voir aussi Code de la santé publique, article D2323-1 : « Le don de lait ne peut donner lieu à aucune rémunération, directe ou indirecte. »). 84 Voir Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, « L’Afssaps met en garde sur les risques liés à l’échange de lait maternel », Communiqué de Presse du 29 avril 2011, https ://ansm.sante.fr/S-informer/CommuniquesCommuniques-Points-presse/L-Afssaps-met-en-garde-sur-les-risques-lies-a-l-echange-de-lait-maternel-Communique.

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Corps et Produits Focus

Florence Gherchanoc

Des allaitements cachés ? Voiler, dévoiler le sein maternel dans la culture grecque L’exemple de l’Athènes classique Dans le monde grec antique, si la mère nourricière est valorisée1, on connaît peu d’images de femmes allaitant2. Le motif connaît, néanmoins, un certain succès, à partir du ive siècle av. J.-C., en Étrurie, Italie du sud et Sicile, mais aussi en Grèce du nord comme en témoigne une stèle funéraire thessalienne de Larissa datée des années 425-420 av. J.-C.3 où l’on voit un petit assis sur les genoux de sa mère dont il agrippe et tète le sein – signe du lien que la mort a interrompu d’après l’épitaphe ; la poitrine sort du vêtement et est bien visible, contrairement au reste du corps. Toutefois, ces figures féminines sont généralement des courotrophes et des divinités, en particulier Aphrodite, Cybèle et Héra, rarement des humaines avant l’époque hellénistique4. À Athènes, à l’époque classique, textes et images font peu référence à des mères en train de donner le sein à leur bébé. À cet égard, L. Bonfante défend l’idée d’un « taboo » qui justifierait l’inexistence de ce thème dans l’iconographie attique de cette période5. Dans son prolongement, L. A. Beaumont affirme que le sein a une telle connotation sexuelle qu’il est impossible à représenter sur des supports destinés au regard masculin, céramique ou relief. La monstration du sein serait ainsi incompatible avec la perception qu’ont les Grecs de la figure de la mère, de sa dignité et de sa pudeur6. Pour mieux comprendre la quasi absence d’évocation ou de figuration d’un corps maternel allaitant et, par ce biais, la conception du corps de la mère chez les anciens Grecs, j’analyserai les quelques documents qui y font référence. Cela permettra de proposer quelques réflexions sur le sein maternel comme lieu de trophê (nourrissage) et symbole d’unité et de paix dans la famille dans l’imaginaire du corps à l’époque classique.

* Tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et la traduction de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris. 1 Voir, par exemple, Xénophon, Économique, 7, 24. 2 Bonfante, 1989, p. 567-569 ; Bonfante, 1997 ; Sutton, 2004, p. 327-350 ; Salzman-Mitchell, 2012. 3 Voir Batziou-Efstathiou, 1981 (fig. p. 48) ; Ridgway, 1997, p. 171 et 190 n. 52 ; Bosnakis, 2013 (fig. non numérotée, p. 59, en bas à gauche). Voir aussi V. Dasen dans ce volume, fig. 1. 4 Price, 1978 ; Beaumont, 2012, p. 52-53 ; Gherchanoc, 2020. 5 Bonfante, 1989, p. 567 et 1997. 6 Beaumont, 2012, p. 53. Florence Gherchanoc  •  Université Paris Cité Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 635-640 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127459 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Cratère à calice apulien, vers 420-390 avant J.-C. Londres, British Museum 1847, 0806.58. © The Trustees of the British Museum (licence CC BY-NC-SA 4.0).

L’iconographie montre, en effet, le plus souvent des femmes qui portent, dans leurs bras, de jeunes enfants, sans qu’on sache, d’ailleurs, toujours s’il s’agit de la mère ou de la nourrice (Fig. 1)7, plutôt que des scènes d’allaitement. Parmi ces dernières, néanmoins, l’une a particulièrement attiré l’attention des chercheurs. Sur une hydrie attique datée de 440-430 av. J.-C.8, on peut voir le petit Alcméon nourri au sein par sa mère, Ériphyle, sous le regard de son père appuyé sur son bâton et posté derrière son épouse assise, et devant une femme adulte, peut-être une nourrice. Cette scène atypique, par des biais détournés, fait référence à l’histoire du collier d’Ériphyle et serait un rappel du lien fort que rompt le matricide9. Pour le peintre, mettre en image l’allaitement d’Alcméon permettrait d’insister sur la force du lien que celui-ci construit entre mère et fils dans une situation apaisée, sans conflit familial, et d’inviter les spectateurs à un discours précisément sur la rupture violente de cette relation pour qui sait comment l’épouse d’Amphiaraos est tuée par son



7 Le sein gauche que tète le bébé est visible tandis que le droit, même si on le distingue, est recouvert par un pan de tissu que tient la femme entre ses dents. Ses bras tatoués dénotent son origine thrace. Plus largement, sur le recours à des nourrices métèques et des esclaves originaires de Thrace, voir Beaumont, 2012, note 32, p. 230. Voir aussi V. Dasen dans ce volume. Sur les nourrices, voir également Vilatte, 1991 et Laskaris, 2008. 8 Berlin, Antikensammlung, F2395 ; Krauskopf, 1981, p. 697, no 27, pl. 559 ; Damet, 2011a, fig. 4. 9 Voir Damet, 2011a, fig. 4 et A. Damet, dans ce volume, fig. 1.

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Fig. 2. Stèle votive en marbre (attique ?), fin ve siècle av. J.-C. New York, Metropolitan Museum of Art 24.97.92. Photo du musée (licence CC0 1.0).

fils. Le sein dévoilé que tète l’enfant met ainsi en exergue le lien maternel et un modèle familial originel car pacifique. Dans d’autres cas, le sein maternel est exposé au regard, sans lien direct avec le fait d’allaiter. Une stèle votive peut-être attique, datée de la fin du ve siècle av. J.-C. commémore ainsi une naissance réussie (Fig. 2)10. À droite, une femme assise sur un tabouret, trois quart face, semble, en raison de sa posture (elle est légèrement affaissée sur son siège), éprouvée par l’effort consécutif à l’accouchement (?). Derrière 10 Voir Reeder, 1995, p. 334-335, fig. 103 ; Lee, 2012, p. 27.

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elle, une servante-nourrice effectue, dans sa direction, un geste réconfortant de la main droite, tandis qu’elle porte un bébé sur son bras gauche. La mère a le sein droit dénudé, comme prêt à être offert au nourrisson. Face à eux, se dresse une divinité à la haute stature – Artémis, Ilithye ou encore Hygie –, avec un sceptre ou une torche à la proximité de sa main gauche, et remerciée pour sa bienveillance à l’égard de la mère et de l’enfant. Le sein dénudé souligne le statut de la femme, sa maternité récente, sa fonction nourricière, face à la déesse qui lui a permis d’enfanter. Le sein exposé, montré, est, semble-t-il, un « emblème de la relation affective et nourricière entre la mère et l’enfant11 », aussi un lieu de paix et de protection, autrement dit un giron. Dans l’épopée et la tragédie, parce que ce lien passe par le sein, il conduit des mères à le dévoiler pour implorer leur fils. Clytemnestre tente ainsi d’échapper au matricide12. Ce geste de supplication établit une mise en relation visuelle et est, précisément, le rappel du lien naturel et « fusionnel13 » : « Arrête, ô mon fils ! Respecte, enfant, ce sein, sur lequel souvent, endormi, tu suças de tes lèvres le lait nourricier14 ». La dénudation du sein maternel, nourricier et protecteur, doit convaincre15. L’exhibition de la poitrine est ainsi un geste de filiation. Si le contexte de monstration du sein est différent pour Hécube et Jocaste, le geste revêt une portée comparable : mise en relation visuelle, supplication, filiation et rappel d’un monde en paix. La première soulève la « mamelle où s’oublient les soucis » pour qu’Hector n’affronte pas Achille sur le champ de bataille16. Ce sein qui est à respecter est celui qui a nourri et réconforté. Dans des circonstances comparables, afin d’éviter un combat fratricide, Jocaste offre au regard de ses fils le « sein suppliant » qu’ils ont partagé petits17. Elle leur rappelle ainsi la philia qui les unit comme frères via le sein d’une mère. Le sein maternel est donc aussi un lieu de mémoire des liens familiaux, de la paix qui règne dans la famille, depuis l’épopée et dans les tragédies d’époque classique. Le dévoilement du sein maternel est ambivalent et polysémique. Il est un geste de supplication qui rappelle les bienfaits de la trophê et de la protection maternelles et les liens que ce nourrissage construit dans un cadre irénique. Il n’est pas spécifiquement un signe de faiblesse, d’impuissance et de vulnérabilité18, mais plutôt utilisé par des mères sur leur fils comme moyen de pression. Performatif, ce geste violent et spectaculaire, a un impact visuel fort. Cependant, dans un contexte tragique, il est inopérant sur des fils : ni Oreste, ni Hector, ni Étéocle et Polynice ne répondent favorablement par leur acte à

11 Damet, 2011b, p. 25. 12 Deux images sont, à cet égard, assez explicites. La première, sur une amphore campanienne à figures rouges (Malibu, J. Paul Getty Museum 80. AE.155.1 h 5739 ; Morizot, 1992, p. 77, no 31*), datée vers 330 avant J.-C., la montre menacée par une épée, agenouillée et suppliante dévoilant en partie son sein à Oreste, tout en tendant sa main droite vers le visage de son fils. La seconde (musée de Ioannina 4279 ; Morizot, 1992, p. 77, no 32), sur un sceau en argent, datée vers 400 avant J.-C., figure un jeune homme nu, armé d’un poignard de la main droite, qui tire de la main gauche une femme assise, blessée à la poitrine, sein droit dénudé et bras droit levé. Voir Gherchanoc, 2012, p. 209-210. 13 Damet, 2011b, p. 26. 14 Eschyle, Les Choéphores, 896-898. Cf. aussi Ibid., 908 ; Euripide, Électre, 1206 ; Oreste, 526-529 et 839-843. 15 Sur l’interprétation du geste comme un moyen de séduction et de fascination, voir Zeitlin, 1978, p. 157-158 et Loraux, 1986, p. 92 et 95-97. 16 Homère, Iliade, 22, 80-84. 17 Euripide, Les Phéniciennes, 1567-1569. Voir Gherchanoc, 2012, p. 207-211. 18 Contra Bonfante, 1989 et 1997.

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cette injonction maternelle par le sein. Il est, en outre, difficile de voir dans le dévoilement du sein maternel un geste de supplication érotique associé à un pouvoir de fascination, à un pouvoir magique dangereux à l’instar de ceux d’un phallus, des yeux ou d’un visage frontal19. On ne voit pas plus dans un corps allaitant une connotation sexuelle. Acte « privé » ou « intime », peut-être plein de pudeur, l’allaitement est, en effet, mobilisé en image pour dire le lien (parfois rompu), la filiation et, pour des déesses, donc des « mères » puissantes, la légitimation ou encore la transmission d’un pouvoir de mère à fils20. Si l’on doit expliquer la quasi absence de ces thèmes dans l’iconographie grecque, il faudrait dès lors chercher ailleurs. Bibliographie A. Batziou-Efstathiou, « Two new grave stelae of Larisa Museum », Athens Annals of Archaeology, 14 (1981), p. 47-54. L. A. Beaumont, Childhood in Ancient Athens. Iconography and Social History, Londres/New York, Routledge, 2012. L. Bonfante, « Nudity as a costume in Classical art », American Journal of Archaeology, 93 (1989), p. 543-570. ———, « Nursing Mothers in classical Art », in A. O. Koloski-Ostrow et C. L. Lyons (éd.), Naked Truths, Women, Sexuality, and Gender in Classical Art and Archaeology, Londres/New York, Routledge, 1997, p. 174-196. D. Bosnakis, « L’allaitement maternel : une image exceptionnelle dans l’iconographie funéraire ? », in V. Dasen (éd.), La petite enfance dans l’Antiquité, Dossiers d’Archéologie, 356, 2013, p. 58-59. A. Damet, « “L’infamille”. Les violences familiales sur la céramique classique entre monstration et occultation », Images Re-vues [en ligne], 9 (2011a), disponible sur . ———, « Le sein et le couteau. L’ambiguïté de l’amour maternel dans l’Athènes classique », in A. Fine, C. Klapisch-Zuber et D. Lett (éd), Liens familiaux, 2011b (Clio 34), p. 17-40. G. Deveureux, « Le rêve de Clytemnestre dans les Choéphores d’Eschyle », in G. Deveureux, Les rêves dans la tragédie grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2006 (1ère éd. 1976), p. 273-331. Fl. Gherchanoc, « La beauté dévoilée de Phryné. De l’art d’exhiber ses seins », Mètis, N. S. 10 (2012), p. 201-225. ———, « Transmission maternelle en Grèce ancienne : du physique au comportement », in Fl. Gherchanoc (éd.), Mères grecques, Cahiers « Mondes anciens » [en ligne], 6 (2016), disponible sur DOI : 10.4000/mondesanciens.1315. ———, « Le sein maternel ou ce que transmet le lait. Les exemples atypiques d’Héra et d’Aphrodite en Grande Grèce au ive siècle avant n. è. », in H. Perdicoyianni-Paleologou (éd.), History of the breast : A cross-cultural and interdisciplinary approach, Medicina nei Secoli. Journal of History of Medicine and Medical Humanities, 32/3 (2020), p. 755-776.

19 Deveureux, 2006 (1976), p. 305 et 309 ; Zeitlin, 1978, p. 157-158 et Loraux, 1986, p. 92 et 95-97. En revanche, quand elle a une réelle connotation érotique, dans les cas d’Hélène (Euripide, Andromaque, 628-631 ; Aristophane, Lysistrata, 148-154 et 155-156) et de Phryné (Athénée, 13, 590e-591a), l’exhibition de la poitrine fonctionne. 20 Gherchanoc, 2020.

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Olivier de Cazan ove

Ex-voto de seins en Italie et en Gaule romaines

Au printemps 2018, la découverte d’un sein isolé, en pierre calcaire, dans un niveau de remblai juste en contrebas du temple octogonal d’Apollon Moritasgus à Alésia a augmenté la petite série d’offrandes du même type provenant de ce sanctuaire (Fig. 1a-d) : les fouilles d’avant-guerre (1931) comme les fouilles récentes (2008-2018) ont livré à chaque fois une paire de seins complète en relief, et celles du début du xxe siècle des fragments de seins qui conservent une partie de l’arrondi et le téton. À quoi il faut ajouter des petites plaquettes en tôle de bronze figurant une paire de seins et, dans le même matériau, quelques possibles seins isolés de plus grande taille. L’intérêt particulier de ces trouvailles d’Alésia tient au fait qu’elles ont été précisément localisées dans l’espace du sanctuaire et qu’elles permettent donc, jusqu’à un certain point, de restituer les gestes de l’offrande, ou du moins leurs modalités d’exposition puis de mise au rebut. Au demeurant, ce type d’offrandes n’est pas rare en Gaule romaine : les seins calcaires du fanum d’Halatte, dans le territoire des Silvanectes (au nord de l’actuelle région parisienne) sont vingt (trois paires et dix-sept exemplaires isolés), ainsi qu’une paire de seins sur tôle de bronze. Aux Sources de la Seine, à 20 km à l’Est du sanctuaire de Moritasgus, on compte (en calcaire oolithique) douze seins, trois paires de seins, et même une plaque en figurant trois alignés (la plaque est cassée, peut-être étaient-ils plus nombreux à l’origine), tandis qu’en tôle de bronze ont été réalisés deux paires et six spécimens isolés1. Les fouilles de 1966 ont également livré une plaque de bois mince avec deux seins en fort relief (Fig. 2a)2. À la source des Roches de Chamalières, les seins (des paires, mais aussi une série de trois seins, et un exemplaire isolé) sont également en bois (Fig. 2b), comme l’ensemble des 3565 ex-voto de ce gisement exceptionnel, mais ils ne sont que six ou sept3. D’autres tôles de bronze figurant des seins viennent de l’actuelle Bourgogne (Essarois, Vertault, Escolives-Sainte-Camille) mais aussi des environs de Rouen-Rotomagus (Oissel, forêt de la Londe, saint-Ouen-de-Thouberville). Des seins ont certainement existé en matériaux plus précieux, mais n’ont pas survécu, parce que refondus, remployés, etc. On possède tout de même un sein miniature d’ivoire retrouvé dans la « source sacrée » du 1 Deyts, 1994. 2 Deyts, 1983. 3 Romeuf et Dumontet, 2000. Olivier de Cazanove  •  Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 641-648 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127460 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1 a-d. Seins du sanctuaire d’Apollon Moritasgus à Alésia. Photos O. de Cazanove. (pas à la même échelle)

Fig. 2 a. Seins des Sources de la Seine. D’après Deyts 1983. B. Seins de la Source des Roches à Chamalières. D’après Romeuf et Dumontet 2000.

ex-voto de seins en ita lie et en g aule roma ines

Fig. 3 a-b. Sein de bronze de la source de Doccia della Testa à San Casciano dei Bagni. D’après Lozzo 2013.

sanctuaire de Sulis Minerva à Bath en Angleterre. Tous ces exemplaires des provinces nord-occidentales de l’Empire sont anépigraphes, sauf un : l’une des plaquettes d’alliage cuivreux des Sources de la Seine porte une dédicace à la déesse Sequana faite par une pérégrine, Sienulla, fille de Vectius, selon le formulaire votif courant (De(ae) Sequana(e) / Sienulla Vectii fi(lia) / v(otum) s(olvit) l(ibens) : Inscr. Lingons 8). L’inscription ne permet pas de préciser ce qui a motivé le don de Sienulla, et donc le sens de celui-ci. Elle permet du moins de s’assurer qu’il s’agit bien d’un ex-voto dans la pleine acception du terme, offert à la suite d’un vœu souscrit et exaucé. Elle donne également le nom du dédicant qui, comme on pouvait s’y attendre, est une femme. De fait, toutes les dédicaces de seins qu’on connaît dans l’antiquité, en Grèce et Asie Mineure, en Italie et en Gaule, ont été faites par des femmes. Cette constatation est moins triviale qu’il n’y paraît : elle suggère que ce genre d’offrandes est personnelle, qu’elle n’est pas faite, mettons par un père pour sa fille ou par l’époux pour l’épouse. Cela dit, si des inscriptions accompagnent souvent les seins de pierre dans le domaine grec (dans vingt-cinq cas, dont cinq trop fragmentaire pour être lus, sur trente-huit attestations4), il en va tout autrement dans l’Italie romaine, ce qui ne permet pas de conclusion assurée. La dédicace gallo-romaine de Sienulla ne peut être rapprochée en toute sécurité que d’une unique inscription, récemment publiée5, provenant de San Casciano dei Bagni, au nord d’Orvieto, incisée sur un hémisphère de bronze interprété comme un sein (Fig. 3a-b). La dédicante est une affranchie, une certaine (A)vidiena Eutyche. L’inscription a été datée des débuts du ier siècle de notre ère, mais pourrait être légèrement antérieure. Une autre inscription votive d’Italie, plus ancienne d’environ trois cents ans et provenant du sanctuaire de Diane à Nemi, a toutefois été mise en rapport, depuis la fin du xixe siècle, avec un sein de bronze. Si ce lien était avéré, on en tirerait de précieuses indications sur la signification – ou l’une des significations possibles – d’une telle offrande. Mais ce lien a été mis en doute et nié voilà quelques années6. Dans un sens comme dans l’autre, les arguments ne paraissent pas entièrement convaincants. Aussi convient-il de suspendre son jugement, d’autant plus que le sein de bronze en question n’a pour l’instant pas été retrouvé au musée de Villa Giulia à Rome où il était conservé.

4 Fórsen, 1996 ; Hughes, 2017. 5 Lozzo, 2013. 6 Holland, 2008.

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Dans l’hiver 1886-1887, donc, était découvert à Nemi un groupe d’inscriptions (CIL XIV, 4182a, 4184, 4269-4271). L’une d’elles est une dédicace de nourrice du début du iiie siècle av. J.-C. gravée sur une pointe de lance ou de flèche en bronze. Dès 1895, F. Barnabei proposait de la rapprocher d’un « petit bronze en forme de sein, provenant des mêmes fouilles et resté associé au groupe de bronzes parmi lesquels a été retrouvée la lance inscrite ». Prudent, il laissait ouverte la possibilité que le sein se soit rapporté, non au vœu de Paperia, mais à « un vœu similaire ». Un article paru en 2008 souligne à bon droit comme cette hypothèse est ensuite insensiblement devenue vérité indiscutée. Pour autant, alors que certaines de ces inscriptions n’étaient que des cartels portant la dédicace d’offrandes disparues, doit-on exclure que le sein, seul bronze anépigraphe du lot, ait été lui aussi accompagné d’un cartouche explicatif ? Que celui-ci ait pris la forme d’une pointe de flèche ou de lance ne doit pas surprendre dans le sanctuaire de la déesse chasseresse. Du moins, cette explication est plus économique que celle qui voit dans ce fer de lance une référence (voulue par l’affranchie Paperia) au passage de propriété réalisé dans la procédure sub hasta7. En définitive, on ne peut ni positivement admettre ni rejeter entièrement l’idée que le sein de Nemi ait été un ex-voto de nourrice, l’offrande résolutoire d’un vœu souscrit pour la bonne montée du lait. On sait l’importance de la nourrice et des discours sur les vertus de l’allaitement, qu’il soit d’ailleurs maternel ou mercenaire, dans le monde antique8. Et sans doute est-il sage de supposer qu’un don figuré de ce type pouvait répondre à une pluralité d’intentions, selon l’histoire personnelle de la donatrice : maladie, douleur ou blessure au(x) sein(s) réputées guéries, lactation et allaitement réussis. On reviendra plus loin, pour les écarter, sur d’autres propositions d’interprétation des seins votifs. Quoi qu’il en soit, si le sein de bronze de Nemi est unique, ce sont par contre des milliers de seins qui sont réalisés en terre cuite à la même époque (surtout au iiie siècle av. J.-C.), et déposés dans les lieux de culte de l’Italie républicaine. Ils font partie intégrante – même s’ils ne sont pas présents partout, et en bien moins grande quantité que les membres inférieurs par exemple – de la vaste catégorie des ex-voto anatomiques qui peuvent représenter pratiquement toutes les parties du corps. Aussi les trouve-t-on dans près d’une cinquantaine de ces dépôts d’offrandes qu’on étiquette souvent, depuis une étude fondatrice d’A. Comella9, comme « étrusco-latio-campaniens », parce qu’ils sont surtout attestés dans le Latium, en Étrurie du Sud et en Campanie du Nord ; mais on les rencontre aussi, ponctuellement, jusqu’aux limites de l’Italie romaine. Il serait en fait plus approprié de les appeler, de manière neutre, « assemblages avec offrandes anatomiques ». Dans les « assemblages avec offrandes anatomiques », les ex-voto représentant le corps en morceaux sont fréquemment trouvés avec d’autres types d’offrandes, des têtes ou encore de petites statues d’enfants en langes. Ces nourrissons emmaillotés, qu’on retrouvera d’ailleurs aussi en Gaule romaine, disent d’une autre manière l’importance que revêtent les premiers mois de la vie pour l’enfant et sa mère, les besoins et périls de toute nature auxquels ils sont exposés, et les vœux qu’on souscrit pour y faire face avec l’aide des dieux. Mais c’est surtout avec les membres et organes externes et internes, que les seins se trouvent 7 Holland, 2008. 8 Dasen, 2015, p. 249-279, et le chapitre « Mères, nourrices… » dans ce volume. 9 Comella, 1981.

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Fig. 4. Seins de Pesaro. Photo A. Bertrand.

régulièrement associés, dans ces « assemblages avec offrandes anatomiques ». En ce sens, ils participent eux aussi à cette déclinaison des corps en pièces, au détail pourrait-on dire, qui caractérise fortement le faciès votif de l’Italie républicaine, plus tard de la Gaule romaine, et même de larges cantons du monde chrétien, parfois jusqu’à nos jours. Pour l’Italie antique, quelques exemples suffiront, parmi tous ceux qu’on pourrait citer. À Pesaro (Pisaurum), sur la côte adriatique de l’Italie septentrionale mais qui appartenait au iiie siècle av. J.-C. à une zone de colonisation dite viritane (c’est-à-dire individuelle), un dépôt d’offrandes découvert en 1734-1737 par un érudit local, Annibale degli Abbati Olivieri Giordani et récemment republié10 a livré deux demi-statues, cinq enfants en langes, vingt-sept têtes et quatre demi-têtes, masculines et féminines, six statuettes de dévots et trois de bovins et surtout quatre-vingt ex-voto anatomiques (dont dix-huit disparus) : huit mains, deux bras, vingt-deux pieds, huit jambes, huit utérus, un phallus, treize seins, trois cœurs, six « masques » (c’est-à-dire des faces, du front au nez ou à la bouche), enfin neuf pattes d’animaux domestiques, puisqu’on peut aussi offrir pour eux, comme pour les hommes, des représentations du membre malade et guéri grâce, pense-t-on, à l’intercession divine. Les seins forment donc à Pesaro l’une des catégories les mieux représentées (Fig. 4). Toujours reconnaissables à leur téton saillant, ils sont de deux types : hémisphériques sur

10 Belfiori, 2017.

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Fig. 5 a. Sein du Tibre (d’après Pensabene et al. 1980). B. Sein de Ponte di Nona. D’après Potter 1989.

une base plate fermée ; ou en forme de ventouse, sans base. On retrouve ces deux formes à Tessennano, près de Vulci en Étrurie méridionale, ainsi qu’une seule paire de seins (vingt-quatre exemplaires en tout dont dix conservés) associés à des têtes, statues, enfants en langes, statuettes d’hommes et d’animaux, et parmi les ex-voto anatomiques (au moins deux cent deux exemplaires), à des « masques », oreilles, mains, jambes, pieds, troncs, bassins, phallus, vulves, utérus, viscères, sans parler d’un paturon de bovin. À Fregellae, colonie latine du Latium méridional, les seins, tous à mamelon hémisphérique sur base plate, sont vingt-deux, associés à de très nombreuses offrandes de terre cuite (plus de quatre mille trois cents fragments, dont 78% d’ex-voto anatomiques : « masques », bras et mains, jambes et pieds, utérus, phallus, bas du corps, plaquettes polyviscérales, vessies, cœurs, sabot, datables à partir de la première moitié du iiie s. av. J.-C. À Lucera, autre colonie latine mais en Italie méridionale, les seins sont vingt-trois sur un total de cinq cent trente-deux ex-voto anatomiques. L’énumération pourrait se poursuivre avec les dix-sept seins du lieu de culte de Porta Caere à Véies, et les treize exemplaires de Comunità, dans la même ville ; ou encore les trente-quatre exemplaires de Tarquinia, Ara della Regina, peut-être le lot le plus important publié jusqu’ici ; ou bien ceux de Lanuvium (Pantanacci), du Tibre, de Ponte di Nona (Fig. 5a-b), etc. Il n’est pas nécessaire d’allonger davantage cette liste qui deviendrait fastidieuse. Il suffit d’avoir montré à quel point le don d’images de seins fait partie d’un ensemble cohérent de pratiques votives. Ce n’est en somme qu’un cas particulier de l’offrande de corps morcelés – puisque n’importe quelle partie de celui-ci est susceptible d’être déposée dans le sanctuaire, comme le démontre la composition des assemblages archéologiquement attestés. On ne peut expliquer le don des seins sans du tout tenir compte de celui des autres parties du corps. Tous répondent à la même logique. C’est pourquoi les tentatives pour déconstruire la catégorie des ex-voto anatomiques, en rompre l’unité, n’emportent pas la conviction. C’est ainsi – mais cela ne concerne pas directement notre sujet – qu’on a voulu voir, sans preuve, dans les représentations de pieds et de jambes, non des témoignages de guérison, mais des ex-voto pour un voyage heureusement accompli. Mais pourquoi donner un sens particulier aux membres inférieurs, et laisser de côté les membres supérieurs, alors que leurs contextes de découverte les associent ? Quant à la distinction souvent faite (en particulier dans la bibliographie italienne) entre « demande de sanatio » et « demande de fécondité », chacune avec leurs offrandes propres (les seins, organes sexuels et enfants en langes appartiendraient à la deuxième), elle dresse artificiellement une barrière entre des ex-voto qui ont tous fondamentalement la même fonction : accompagner l’acquittement d’un vœu fait pour répondre à un dysfonctionnement (réel

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ou potentiel), qu’il soit d’ordre moteur, physiologique, sexuel… et qui résulte lui-même d’une maladie, d’une malformation ou d’un accident. Pour revenir à la Gaule romaine dont nous étions partis, on a également proposé de voir dans les seins et torses féminins des Sources de la Seine des offrandes faites « à l’occasion des rites qui célébraient la maturité corporelle de la fille et donc l’âge de la ménarche11 ». Mais c’est là, à nouveau, vouloir isoler telle ou telle offrande anatomique de l’assemblage cohérent dont elles font partie, et qui comprend toutes les parties du corps sans en excepter aucune. Des Sources de la Seine, revenons pour conclure à Alésia toute proche, et au sanctuaire d’Apollon Moritasgus à la périphérie orientale de l’oppidum. Les représentations de seins n’y sont pas nombreuses, on l’a dit, mais tout de même bien attestées. La plus belle d’entre elles, une plaque pentagonale sur laquelle se détache deux mamelons hémisphériques (Fig. 1c), provient d’une fosse-dépotoir creusée non loin d’un nymphée, qui contenait des éléments de son décor, un sesterce de Lucius Verus frappé à Rome entre 163 et 168, de la céramique métallescente, et surtout un petit ensemble de sculptures calcaires, en tout vingt-deux objets : quelques têtes et un buste miniature, des mains et des jambes, des fragments d’enfant en langes, un oiseau12. En 1909 avait été trouvé un autre enfant en langes, plus complet, dans le nymphée même. Il est aujourd’hui au Musée de l’archéologie nationale à Saint-Germain-en-Laye. L’autre paire de seins (Fig. 1b) a été trouvée en 1931 dans les thermes de la Croix-Saint-Charles, à quelques mètres de distance. Trop peu sans doute pour postuler une quelconque spécialisation du petit édicule, consacré à Sirona parèdre d’Apollon, dans le domaine de l’allaitement ou de la petite enfance – et d’ailleurs on ne trouve nulle part, ni en Italie ni en Gaule, de prépondérance nette des seins dans un lieu de culte, qui pourrait suggérer que celui-ci ait possédé une spécificité fonctionnelle dans ce domaine. Les seins sont plutôt, ici comme ailleurs, une composante parmi d’autres d’un « spectre votif » assez large, dans lequel à une pluralité de demandes correspond une large gamme d’offrandes, dans un sanctuaire qu’on peut qualifier, de ce point de vue, de généraliste. Bibliographie F. Belfiori, Lucum conlucare Romano more. Archeologia e religione nel « lucus » Pisaurensis, Bologne, Bononia University Press, 2017. Ol. de Cazanove, « Anatomical votives (and swaddled babies) : from Republican Italy to Roman Gaul », in J. Draycott et E.-J. Graham (éd.), Bodies of Evidence. Ancient Anatomical Votive, Past, present and Future, Londres/New-York, Routledge, 2017, p. 63-76. Ann. Comella, « Tipologia e diffusione dei complessi votivi in Italia in epoca medio- e tardorepubblicana. Contributo alla storia dell’artigianato antico », Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 93 (1981), p. 717-803. V. Dasen, Le sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

11 Derks, 2012. 12 Cazanove, 2017.

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T. Derks, « Les rites de passage dans l’empire romain : esquisse d’une approche anthropologique », in P. Payen et E. Scheid-Tissinier (éd.), Anthropologie de l’Antiquité. Anciens objets, nouvelles approches, Turnhout, Brepols, 2012, p. 43-80. S. Deyts, Les bois sculptés des sources de la Seine, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1983 (Gallia Supplt 42). ———, Un peuple de pélerins. Offrandes de pierre et de bronze des Sources de la Seine, Dijon, 1994 (Revue archéologique de l’Est et du Centre Est, Supplément 13). B. Forsen, Griechische Gliederweihungen, Helsinki, Institut finlandais d’Athènes, 1996. L. L. Holland, « Diana Feminarum Tutela ? The case of Noutrix Paperia », in C. Deroux (éd.), Studies in Latin Literature and Roman History, XIV, Bruxelles, Latomus, 2008, p. 95-114. J. Hughes, Votive Body Parts in Greek and Roman Religion, Cambridge, Cambridge University Press, 2017. M. Lozzo, Lacta stips. Il deposito votivo della sorgente di Doccia della Testa a San Casciano dei Bagni (Siena), Florence, Polistampa, 2013. P. Pensabene et al., Terracotte votive dal Tevere, Rome, « L’Erma » di Bretschneider, 1980 (Studi Miscellanei 25). T. W. Potter, Una stipe votiva da Ponte di Nona, Rome, De Luca Editori d’arte, 1989. Ann.-M. Romeuf et L. Dumontet, Les ex-voto gallo-romains de Chamalières (Puy-de-Dôme). Bois sculptés de la source des Roches, Paris, MSH, 2000 (D.A.F. 82).

Véronique Dasen

Chnoubis et les pierres de lait

Pierres de lait Les Anciens donnent de nombreuses recettes pour assurer la production d’un lait abondant et de qualité pour le nourrisson. Parmi les produits préconisés se trouvent des pierres, appelées de manière générique « galactite » ou « pierre de lait », du grec gala, « le lait ». Chez Pline l’Ancien (ier s. apr. J.-C.), elles proviennent de fleuves, exotiques comme le Nil, ou grecs comme l’Acheloüs. Pline en différencie plusieurs sortes, appelées « galaxie », « galactite », « leucogée », « leucographite » (du grec leukos, « blanc »), selon leur couleur1. Plusieurs traités sur les propriétés des pierres décrivent les nombreuses vertus de la pierre galactite. Damigéron-Evax précise qu’elle est aussi appelée synécite, de sunechô, parce qu’elle réunit toutes les qualités2, en ajoutant les noms d’anactite « indomptable » et de lethargos car elle fait oublier les maux. La force de la « pierre de lait » agit par magie dite « sympathique ». De couleur blanche ou cendrée, le minéral friable se transforme en une sorte de lait une fois pulvérisé et mélangé à de l’eau. Le Lapidaire Orphique décrit le processus : « en l’écrasant, on en exprime un liquide pareil à la blancheur du lait3 ». Pline compare sa saveur à celle du lait, tandis que Dioscoride (ier s. apr. J.-C.) la définit comme douceâtre, dulcis4. Damigéron-Evax explique comment la consommer : après avoir jeuné, la femme doit boire « la pierre broyée avec de l’hydromel, ou avec du raisiné, ou avec de l’eau5 ». Pline mentionne une alternative qui consiste à la sucer, car « dans la bouche elle se liquéfie6 ». La pierre galactite peut aussi être



* Tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et la traduction de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris, à l’exception d’Hippocrate cité selon l’édition et traduction en dix volumes d’Émile Littré, Paris, Baillière, 1839-1860. 1 Pline, Histoire naturelle, 37, 162. Cendrée : Dioscoride, De materia medica, 5, 132. 2 Damigéron-Evax, 34. Pline, Histoire naturelle, 37, 162, l’appelle aussi synécite. 3 Lapidaire orphique, 2, 221-223 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF). 4 Pline, Histoire naturelle, 37, 162 : « Elle a cette particularité d’émettre, quand on la frotte, une humeur (sucum) ayant la saveur de lait » (trad. E. de Saint Denis, CUF) ; Dioscoride, De materia medica, 5, 132. 5 Damigéron-Evax, 31 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF). Dans le Lapidaire orphique, 2, 221-223, le liquide est de l’hydromel. 6 Pline, Histoire naturelle, 37, 162. Véronique Dasen  •  Université de Fribourg Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 649-658 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127461 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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percée et portée enfilée au cou des femmes et des enfants7. Pline ajoute que cela fait saliver les nourrissons, sans expliquer dans quel but, peut-être pour inciter un bébé peu réactif à téter8. La galactite assure une protection totale : « Suspendue au cou des petits enfants, elle écarte dit-on tout mauvais œil et elle conserve le bambin à l’abri des maladies9 ». Dans les traités des lapidaires, ses vertus s’étendent aux chèvres et brebis10. Tous ces textes décrivent son usage en l’associant à des procédures de type « magique » qui opèrent par efficacité symbolique. Damigéron-Evax précise que la pierre doit être liée au cou de la femme avec le fil de laine d’une brebis gravide, « et ainsi le lait coule »11. La bergerie entière peut être aspergée avec de la galactite mêlée à de l’eau en une sorte de lustration pour faire venir le lait, soigner la gale et rendre les brebis plus fécondes12. Damigéron-Evax se réfère à l’autorité des Égyptiens et d’Ostanès, « le maître de tous les mages », ainsi qu’à un savoir ancien fondé non seulement sur l’ouï-dire, mais transmis par écrit, lié à une expérimentation répétée « en toute action magique13 ». L’identification minéralogique de ces « pierres de lait » repose sur quelques indices. Le fait que la pierre soit friable et qu’elle produise un fluide de couleur blanche a invité jusqu’ici les chercheurs à y reconnaître une sorte de craie, comme le suggère le nom leucographitis, de graphô, « écrire »14, mais d’autres hypothèses sont possibles. Chnoubis et glyptique magique Un type particulier de pierre de lait peut être identifié parmi les intailles dites « magiques » qui forment une catégorie de la glyptique à l’époque romaine impériale15. La fonction de ce groupe d’intailles est principalement thérapeutique et protectrice, avec des sphères d’action spécifiques. Elles concernent souvent des processus ou des pathologies internes invisibles, comme la bile, la goutte ou les maux utérins. Chnoubis, une des divinités les plus répandues sur ce genre de pierre16, semble avoir gouverné le ventre et les processus digestifs qui s’étendent aussi à la production du lait. Dans l’astrologie mélothésique, Chnoubis régit en effet le premier décan du signe du Lion où il gouverne le ventre, notamment l’estomac17.

7 Autour du cou d’une femme : Damigéron-Evax, 34 ; autour du cou d’un enfant : Kérygmes lapidaires, 2. 8 Pline, Histoire naturelle, 27, 162. 9 Kérygmes lapidaires, 2 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF). 10 La plus longue description se trouve dans le Lapidaire orphique, 2, 221-223. Voir aussi Kérigmes lapidaires, 2. 11 Damigéron-Evax, 34, 11. 12 Damigéron-Evax, 34, 12-15. Voir aussi Lapidaire orphique, 2, 205-220. 13 Damigéron-Evax, 34. : « Ce n’est pas seulement par ouï-dire, mais par écrit que les mages l’ont admirée et l’ont expérimentée en toute action magique » (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF). Voir Isidore de Séville, Origines, 16, 4, 20 ; 10. 14 Cf. Jean De Laert, De gemmis et lapidibus, Lugduni Batavorum, J. Maire, 1647, p. 140 : « Les tailleurs s’en servent comme de blanc pour tracer la coupe des vêtements ». Cité par Mély, 1890, p. 108. Sur la longue tradition des « reliques de la Grotte du Lait », et leur diffusion et consommation sous forme de pains, pastilles ou liquide : Mély, 1880 ; Beterous, 1975 ; Morel, 2019. 15 Sur cette catégorie de pierres, Dasen et Nagy, 2019. 16 Ses représentations constituent le groupe le plus important parmi les gemmes magiques après celui de l’anguipède (env. 400 pierres) ; Dasen et Nagy, 2012. 17 La figure est issue du système des décans égyptiens. Cf. sa présence dans le décan du lion sur le diptyque astrologique de Grand ; Dasen et Nagy, 2012, p. 296-298, fig. 4a et 4b.

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Fig. 1. Calcédoine bleue (14 × 10 × 5 mm). Londres, British Museum G 154 (EA 56154). Dessin d’après Michel, 2001.

Fig. 2. Calcédoine blanc-gris translucide (11 × 8 × 4 mm). Londres, British Museum G 173 (EA 56173). Dessin d’après Michel, 2001.

Ses compétences sont décrites dans plusieurs traités de magie médicale. Dans son manuel de remèdes, Marcellus Empiricus (ive-ve s. apr. J.-C.) prescrit une pierre gravée à son image : « Voici un remède contre les maux d’estomac : Grave sur un jaspe un serpent à tête radiée avec sept rayons. Insère la pierre dans une monture d’or et porte-la autour du cou18 ». La figure de Chnoubis est aisément identifiable sur les intailles. Son nom, Chnoubis ou Chnoumis, inscrit en alphabet grec, accompagne l’image d’un serpent à tête de lion radiée de cinq à douze rayons, parfois nimbés, le bas du corps formant une ou plusieurs circonvolutions (Fig. 1)19, ou à l’inverse complètement étiré (Fig. 2)20. Ce serpent léontocéphale est souvent associé à un signe composé d’une haste barrée de trois S, conventionnellement appelé « signe de Chnoubis » (Fig. 1, 2). L’image, le nom et le signe de Chnoubis peuvent être gravés ensemble ou séparément sur des pierres de différentes couleurs21 : la plupart sont blanches, translucides comme le cristal de roche ou laiteuses comme la calcédoine (Fig. 1, 2), d’autres jaunâtres comme certains jaspes translucides, un second groupe décline le vert du jaspe, un troisième ensemble comprend des pierres de couleur sombre, du brun au noir, comme le jaspe, la stéatite ou l’onyx, plus rarement de couleur rouge. Maux stomachiques : digestion, gestation… Dans le traité de Socrate et Denys, une pierre blanche doit assurer la régularité de la digestion : Une espèce d’onyx blanche. Gravez-y les circonvolutions d’un serpent avec l’avant-train ou la tête d’un lion et des rayons. Portée, cette pierre empêche absolument la douleur d’estomac, et quoique que vous mangiez, vous digérerez bien22.

18 Marcellus Empiricus, Sur les remèdes, 20, 98. Voir aussi Galien, Sur l’effet des médicaments simples, 9, 2, 19. 19 Calcédoine bleue ; Londres, British Museum G 154 ; CBd-692. 20 Calcédoine blanc-gris translucide ; Londres, British Museum G 173 ; CBd-91. Voir aussi Londres, British Museum G 169 (EA 56169) ; CBd-89 ; Michel, 2001, no 333 ; Michel, 2004, no 46.1.b_5. 21 Sur les spécificités iconographiques associées à chaque type de pierre, Dasen et Nagy, 2019, p. 418. Sur la relation des couleurs avec les fluides gouvernés par Chnoubis, Mastrocinque, 2011. 22 Lapidaire de Socrate et Denys, 35 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF).

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Les pierres elles-mêmes sont parfois gravées d’une prescription thérapeutique. Une calcédoine jaunâtre conservée au Cabinet des Médailles à Paris porte au recto le serpent léontocéphale, au verso l’inscription « pour l’estomac », stomachou, entourant le signe de Chnoubis23. Le domaine d’action de Chnoubis touche aussi le processus de la gestation et de l’accouchement. Sur une série de pierres, Chnoubis surmonte sur une face l’image de l’utérus, symbolisé par une ventouse, entouré d’autres divinités protectrices (Anubis, Osiris, Isis, Nephthys) ; sur l’autre face, une inscription ordonne pesse ou pepte, « digère ! », souvent accompagnée du signe de Chnoubis24 ou de trois kappas, KKK, une abréviation probable du mot kolikê désignant de manière générique aussi bien les maux d’estomac qu’utérins, qu’il s’agisse de menstruations ou d’accouchement25. Cette polyvalence est visible sur une hématite de la collection Skoluda où le serpent léontocéphale se tient dressé à côté de l’utérus tandis que l’inscription indique qu’il sert à apaiser les maux d’estomac26. Cette sphère d’action élargie correspond à celui du champ lexical grec et latin. Les termes stomachos/stomachus, uenter, aluus peuvent désigner aussi bien le ventre enceint que le ventre qui digère27. Chez Galien, l’utérus et l’estomac partagent les mêmes propriétés : L’estomac retient les aliments jusqu’à ce qu’il ait achevé de les cuire ; les matrices retiennent le fœtus jusqu’à ce qu’il soit arrivé à terme. Mais le temps exigé pour l’achèvement du fœtus est bien plus considérable que pour la coction des aliments28. …lactation La fonction digestive comprend aussi un champ supplémentaire, très important, celui de la lactation, intimement associé à celui de la grossesse. Chez Socrate et Denys, une pierre de couleur noire doit assurer le bon déroulement de l’ensemble du processus : « Autre pierre d’onyx. Noire d’aspect dans sa totalité. Elle est utile aux femmes enceintes et à celles qui allaitent. On y grave Chnoubis à trois têtes29 ». Un serpent tricéphale semble correspondre à cette description sur une calcédoine conservée à Cologne, mais de couleur blanche (Fig. 3)30. La figure tricéphale de Cologne est à ce jour unique, mais d’autres pierres portent trois fois le signe Chnoubis (Fig. 4)31, une répétition d’intensité qui pourrait avoir une valeur symbolique similaire pour le magicien. 23 Calcédoine ; Paris, Cabinet des Médailles Reg.M.8420 ; CBd-367 ; Mastrocinque, 2014, no 238. 24 P. ex. CBd-780, -781, -136, -108 ; Michel, 2001, nos 409-412. 25 Les trois kappas sont aussi associés aux douleurs de l’accouchement, voir le jaspe rouge de la coll. Skoluda ; CBd-1631 ; Dasen, 2015, p. 94-96, fig. 3.9a, b. 26 Hématite, coll. Skoluda ; Cbd-1752 ; « Chnoubis, apaise les maux d’estomac, Abrasax » ; Michel, 2004, no 11.3e_4 ; Dasen, 2015, p. 49, fig. 1.8. 27 Sur ce champ lexical, Roura, 1972, spéc. p. 320-321 ; Gourévitch, 1976 ; Dasen, 2015, p. 50. Sur le champ toujours étendu de la protection du ventre à l’époque moderne, voir Gélis, 2018 sur les compétences des « Saints des entrailles » au xviiie siècle. 28 Galien, Facultés naturelles, 3, 2 (Kühn, 2, 147 ; trad. Ch. Daremberg, 2, Paris, 1856, p. 286). 29 Lapidaire de Socrate et Denys, 36 (trad. R. Halleux et J. Schamp, CUF). 30 Cologne, Institut für Altertumskunde der Universität 18 ; CBd-1892 ; Zwierlein-Diehl, 1992, p. 79-80, no 18, pl. 14. 31 Calcédoine veinée ; CBd-1181, Wagner, Boardman, 2003, no 570 (fig 4). Voir aussi la stéatite veinée, Naples, Museo Archeologico Nazionale 26761/393 ; CBd-39 ; Mastrocinque, 2007, no Na 6 ; Michel, 2004, no 11.3.b_14.

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  Fig. 3. Calcédoine blanc-jaunâtre (27 × 22.3 × 9.9 mm). Köln, Institut für Altertumskunde der Universität 18. Photo Isolde Luckert.

Le rôle de Chnoubis s’explique par la façon qu’ont les Anciens de penser le phénomène de la lactation : le lait ne constitue pas une humeur, car il est issu du sang, quel que soit le processus spécifique32. Chez Aristote, le sang utérin qui nourrissait l’embryon pendant la gestation se transforme en lait après la naissance33 ; il compare le processus à une forme de digestion, pepsis, qui débute pendant la phase finale de la grossesse : « En effet, le lait est du sang qui a subi une coction parfaite et non du sang corrompu34 ». Les descriptions de ce processus invitent à reconsidérer la fonction de Chnoubis sur les pierres blanches ou laiteuses qui ordonnent de digérer. Une calcédoine d’un blanc opaque porte ainsi sur une face l’image du serpent léontocéphale associé au signe de Chnoubis, sur l’autre l’injonction « digère ! », πέσσε, πέσσε, répétée sur deux lignes35. La couleur laiteuse de la pierre suggère que l’ordre pourrait se rapporter à la digestion en tant que processus de transformation du sang en lait, et non aux maux d’estomac. Une calcédoine veinée portant le triple signe de Chnoubis (Fig. 4)36 correspond à une des sortes de pierre de lait décrite par Pline, la galaxie qui est caractérisée par la présence de filaments colorés : « La galaxie est appelée par quelques-uns galactite ; elle ressemble aux pierres qui viennent d’être citées, mais elle est entrecoupée de veines couleur de sang

32 Voir Fr. Giorgianni dans ce volume. 33 Aristote, De la génération des animaux, 4, 8, 776a-777a. Sur cette transformation du sang utérin en lait, voir aussi Plutarque, De l’amour des enfants, 495E-496A, et Fr. Giorgianni dans ce volume. 34 Aristote, De la génération des animaux, 4, 8, 777a (trad. P. Louis, CUF). Sur le lait, frère des règles, voir aussi Hippocrate, Épidémies, 2, 3, 17 (= Littré V, 118, 9-11). 35 Ann Arbor, University of Michigan, Kelsey Museum of Archaeology 26020 ; CBd-1041 ; Bonner, 1950, D. 83 ; Michel, 2004, no 11.3.e_5. 36 Collection privée ; CBd-1181.

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  Fig. 4. Calcédoine (20 × 14 × 5 mm). Collection privée. Photo Magdalena Depowska.

ou blanche37 ». Relevons que chez Aétius, la galactite peut aussi avoir une couleur verdâtre, comme dans le deuxième groupe de pierres gravées de la figure de Chnoubis38. Les troubles d’estomac du nourrisson Pline et les lapidaires mentionnent le port de galactites au cou des nourrissons39. Les pouvoirs du serpent léontocéphale gravé sur certaines pierres avaient probablement une valeur prophylactique spécifique pour les plus petits. Ces pierres pourraient avoir protégé les maux d’estomac des tout-petits, particulièrement fragilisés par des coliques dangereuses qui empêchent de bien dormir et de s’alimenter, ce qui menace leur survie. Deux inscriptions semblent le confirmer. Alors que le nom du destinataire ou détenteur de la pierre est très rarement indiqué dans la glyptique magique, deux gemmes avec le serpent Chnoubis portent gravé le nom de l’enfant à protéger. Une pierre verte autrefois à Istanbul adresse ainsi la prière d’une mère, Nonna, pour son fils, Julianos, inscrite autour de l’image du serpent dressé : « Chnoumis, écarte de Julianos, fils de Nonna, toute tension, toute indigestion, toute douleur de l’estomac40 », tandis qu’un jaspe de couleur sombre conservé au Cabinet des Médailles à Paris invoque le dieu : « Garde en bonne santé l’estomac de Proclus41 ». 37 Pline, Histoire naturelle, 27, 162 (trad. E. de Saint Denis, CUF). 38 Aétius, Aetii Amideni libri medicinales, 2, 17, p. 167, l. 6-7 (éd. Teubner) : de couleur verdâtre, subiridis. 39 Pline, Histoire naturelle, 27, 162 ; Kérygmes lapidaires, 2. 40 Autrefois coll. privée, Istanbul ; Bonner, 1954, p. 149, no 36, pl. 36. 41 Serpentine, Paris, Cabinet des médailles 58.2189 ; CBd-2943 ; Mastrocinque, 2014, no 259.

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Maux de ventre, maux de vers L’identité du serpent pourrait aider à préciser le type de maux d’estomac à soulager. Sur plusieurs pierres (p. ex. Fig. 4)42, Chnoubis est appelé γιγαντορῆκτης, βαροφίτης, celui « qui détruit les géants ou les serpents ». La recherche d’un récit qui mettrait en scène son combat contre ces monstres est toutefois malaisée43. L’épithète constitue plutôt une procédure rhétorique qui vise à attribuer un haut-fait exceptionnel à une figure magique pour garantir son efficacité. À l’exploit héroïque correspond une lutte contre des souffrances très personnelles44. Dans le cas des serpents géants, les monstres combattus par Chnoubis pourraient être internes. Les maux de ventre causés par les infections parasitaires étaient omniprésents dans l’Antiquité. Le serpent léontocéphale, protecteur d’un ventre habité par des forces invisibles, a pu constituer le guerrier adapté pour détruire une invasion de serpents, mais miniatures, de couleur blanche, comme de nombreuses pierres45. Des pierres à sucer ? Pline mentionne le fait que la pierre de lait fond dans la bouche46. Cette indication pourrait expliquer une spécificité morphologique des gemmes portant l’image de Chnoubis, leur forme ovale et arrondie comme une graine ou un bonbon (Fig. 1, 2)47. Le signe isolé de Chnoubis figure également sur des calcédoines de cette forme (Fig. 5)48. Ces pierres auraient-elles été sucées pour en obtenir les bienfaits ? Galien mentionne à plusieurs reprises des remèdes appelés ὑπογλωσσίδες, à placer sous la langue. Il rapporte deux recettes qui se trouvent chez Scribonius contre les extinctions de la voix ; la pastille, composée de différents produits, est à laisser fondre sous la langue49. Selon les Lapidaires, les nourrices consommaient en boisson de la galactite pulvérisée pour stimuler la production de lait. Elles suçaient peut-être aussi des pierres, comme celles de Chnoubis, auxquelles on prêtait les mêmes propriétés lactogènes, augmentées par l’image d’une divinité puissante, comme sur certains remèdes estampillés50. La pierre portée en pendentif a pu également être mise dans la bouche du tout-petit pour servir de lolette apaisante avant l’heure51.

42 γιγαντορῆκτα βαροφίτα. Voir aussi p. ex. CBd-349 ; CBd-350 ; CBd-359 ; CBd-1327 ; CBd-1693. 43 Sur Chnoubis et le Dieu d’Israël, « Destructeur des Géants », Dasen et Nagy, 2012, p. 303-304. Pour Bonner, 1950, p. 168-169, ces gemmes auraient pu servir d’amulettes contre les serpents ; plusieurs pièces de couleur sombre sont d’ailleurs en serpentine. J. Quack me signale aussi qu’un papyrus démotique narre le combat des dieux égyptiens contre les géants. Assimilé à Horus à Tanis, Chnoubis pourrait avoir participé à cette guerre ; Quack, 2019. 44 Cf. le combat d’Héraclès contre le lion qui symbolise la bile, de Persée contre Méduse, la goutte ; Dasen, 2021a. 45 Sur la longue durée de ce motif jusqu’à l’époque moderne, voir Ermacora, 2016. 46 Pline, Histoire naturelle, 37, 162. 47 Voir aussi Londres, British Museum G 154 (EA 56154) ; CBd-692, et nos observations dans Dasen et Nagy, 2012, p. 309. 48 Calcédoine blanche ; Budapest, Museum of Fine Arts, Classical Collection 62.21.A ; CBd-152. 49 Guardasole, 2015. Je remercie A. Guardasole de cette information. 50 Sur le pouvoir thérapeutique des images et les médicaments estampillés dans l’Antiquité gréco-romaine, Dasen, 2021b, aux époques médiévales et modernes, Koering, 2021. 51 Cf. l’intaille en calcédoine blanc-gris sertie en pendentif, Art market, Ex- Classical Numismatic Group 88 ; CBd-1905.

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Fig. 5. Calcédoine (10.1 × 8.6 × 4.9 mm). Budapest, Museum of Fine Arts, Classical Collection 62.21.A. © Museum of Fine Arts. Photo László Mátyus.

Conclusion L’importance numérique des pierres portant l’image, le nom ou le signe de Chnoubis, le serpent léontocéphale, pourrait s’expliquer par l’étendue du pouvoir de cette figure sur le processus de la lactation, pensée en termes de digestion, et plus largement sur les maux d’estomac et la lutte contre les parasites intestinaux. Comme la galactite, qui servait aussi à calmer les douleurs lors d’un accouchement difficile52, le pouvoir des intailles avec Chnoubis débutait dès la vie utérine53. Ces pierres gravées témoignent à la fois de la vulnérabilité partagée par les femmes et les tout-petits, protégés par les mêmes amulettes, et de l’importance des moyens déployés au quotidien pour assurer leur survie et leur bonne santé. Comme beaucoup d’autres savoirs mis en œuvre par les femmes dans ce temps de la vie, l’usage de ces pierres et du motif de Chnoubis s’inscrit dans une longue durée, avec des resémantisations et des traces tangibles de transmission sous la forme d’objets amulétiques de différentes matières54.

52 Damigéron-Evax, 34, 24. 53 Sur le rôle protecteur de Chnoubis sur la vie utérine, Dasen, 2015, p. 49, 134-136. 54 Cf. la description de l’Apocalypse de Jean :12, et l’association dès le xvie siècle de la Vierge allaitante à un serpent qu’elle foule. Cf. aussi les colliers amulettes du xixe siècle en Bretagne, faits de perles d’ambre, verre et pierre anciennes, portés pour le mariage, qui doivent favoriser l’allaitement, et plus largement éloigner les maléfices et les morsures de vipères. Je remercie Marie-France Morel de ces informations. Voir Morel, 2019.

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Nourrir les enfants romains L’apport des études bioarchéologiques Introduction La bioarchéologie est l’étude des restes humains contextualisés par les témoins archéologiques et littéraires disponibles1. Un intérêt croissant se manifeste depuis quelques années pour l’étude des restes biologiques d’enfants qui constituent le témoin le plus direct de leur existence dans le passé2. Bien qu’il existe un certain nombre d’études sur l’enfance romaine3, les recherches sur les restes osseux sont plutôt rares4. L’étude de l’alimentation des nourrissons fait actuellement l’objet d’une grande attention au sein des recherches bioarchéologiques. Alimentation du nourrisson : les recommandations des témoins textuels Pendant longtemps les pratiques de nourrissage infantile ont été reconstituées grâce à l’analyse des témoins littéraires – le plus souvent des traités médicaux5. Les auteurs médicaux considéraient le lait maternel comme un aliment idéal, mais ils n’avaient pas reconnu l’importance nutritionnelle et immunologique du colostrum. Soranos d’Éphèse (iie s. apr. J.-C.) préconise que le nouveau-né ne soit pas nourri pendant les deux premiers jours, estimant que le lait maternel, provenant d’un corps qui a subi dommages et souffrances, n’est pas bon pendant une période pouvant s’étendre jusqu’à trois jours6. Cette

* Tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et la traduction de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris. Cet article est issu des recherches menées dans le cadre du projet soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS) (dir. V. Dasen, Université de Fribourg et S. Lösch, Université de Berne) : « Être enfant à Aventicum/Avenches (ier-iiie siècle apr. J.-C.) : Témoignages sur la santé, les maladies et les pratiques alimentaires au travers de la bioarchéologie et de l’analyse des isotopes stables ». 1 Larsen, 2015. 2 Lewis, 2007 ; Lewis 2017. 3 Laes et Vuolanto, 2017. 4 Gowland et Redfern 2010 ; Redfern et Gowland, 2012. 5 Dasen, 2015. 6 Soranos Maladies des femmes, 2, 7 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 17, 18). Chryssa Bourbou  •  Université de Fribourg Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 659-664 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127462 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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conception est partagée par Galien de Pergame (iie s. apr. J.-C.)7 qui soutient que le lait présent après la naissance se fige rapidement, et par Aetius d’Amide (ve-vie s. apr. J.-C.)8 qui inclut le colostrum dans la catégorie des aliments produisant des humeurs épaisses. Le miel joue un rôle prédominant comme choix alimentaire dans les premiers jours de la vie9. Soranos recommande que le nouveau-né consomme du miel bouilli (hydromel), ou du miel mélangé avec du lait de chèvre, si aucune femme n’est disponible pour fournir du lait10. Il indique également les aliments à éviter durant les premiers jours de vie, comme le beurre, l’aurone avec du beurre, le cresson ou le gruau d’orge broyé, car ils sont généralement considérés comme lourds pour l’estomac11. Oribase (ive s. apr. J.-C.) estime également que le beurre est mauvais pour l’estomac12. Le sevrage était considéré comme une étape particulièrement cruciale dans le cycle de vie de l’enfant et il a dû, pour cette raison, se faire de manière progressive13. Ainsi, l’introduction d’aliments solides (avec la prédominance de diverses préparations à base de céréales, comme le gruau et le pain) n’est pas recommandée avant l’âge de six mois. Selon Soranos, à cet âge, le corps de l’enfant est devenu ferme et prêt à recevoir des aliments plus solides à base de céréales, tels que des miettes trempées dans de l’hydromel, du lait, du moût de raisin ou du vin au miel ; plus tard, on pouvait lui donner une bouillie à base de gruau de blé, une bouillie aqueuse, un œuf mollet, et du pain léger trempé dans du vin mêlé à de l’eau14. Le pain aromatisé de graines de pavot ou de sésame devait être évité, car difficile à digérer15. À la suite de Soranos, Aetius d’Amide propose pratiquement la même alimentation : de la chapelure trempée dans de l’hydromel ou dans du vin avec du miel, du vin doux, du lait et des œufs à la coque16. Alexandre de Tralles (vie s. apr. J.-C.)17 préconise tout spécialement une ou deux onces du meilleur pain possible, bien levé et bien cuit au four. Dioscoride (ier s. apr. J.-C.)18 et Galien19 mentionnent une sorte de gruau aqueux à base d’épeautre finement moulu ; bien que cet aliment ne soit pas explicitement recommandé pour le sevrage, il est jugé approprié et bon pour les enfants. Cependant, toute tentative de reconstitution de l’alimentation infantile dans le passé ne peut pas être complète si elle ne repose que sur les seuls témoins textuels. En général, ces textes plus prescriptifs que descriptifs traitent des meilleures pratiques plutôt que des pratiques courantes ; ils sont socialement sélectifs et focalisés sur les classes supérieures. En outre, les pratiques concernant la mise au sein des enfants ont dû différer spatialement et temporellement selon les diverses communautés intégrées à l’Empire romain, et même selon les coutumes locales ou les circonstances particulières affectant les mères et leur progéniture. 7 Galien, De alimentorum facultatibus, 694, 14-15 (éd. C.G. Kühn, vol. VI, Lipsiae, 1823). 8 Aetius, Iatricorum libri, 2, 241, 14 (éd. A. Oliveri, Lipsiae-Berolini, 1935-1950). 9 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 17). 10 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 17, 18). 11 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 17). 12 Oribasius, Collectiones medicae (Libri incerti), 29, 6, 1-3 (éd. J. Raeder, vol. IV, Lipsiae, 1933). 13 Sur ces différentes théories, Dubois, 2019. 14 Soranos, Maladies des femmes, 2, 17 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 46). 15 Soranos, Maladies des femmes, 2, 17 (éd. J. Ilberg, Lipsiae, 1927, 46). 16 Aetius, Iatricorum libri, 4, 28, 1-10. 17 Alexandre de Tralles, Therapeutica, 541, 15-19 (éd. T. Puschmann, I, Viennae 1878-1879). 18 Dioscorides, De materia medica, 2, 92, 1, 1-3 (éd. M. Wellmann, vols I-III, Berlin 1907-1914). 19 Galien, De alimentorum facultatibus, 517, 10-11 (éd. C.G. Kühn, vol. VI, Lipsiae, 1823).

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Quelques considérations sanitaires basées sur les recommandations attestées Les études bioarchéologiques des restes immatures ont grandement contribué à notre compréhension des conséquences possibles pour la santé si les mères suivaient les recommandations formulées dans les textes médicaux antiques. Si l’on exclut le colostrum de l’alimentation, le nouveau-né est exposé à des risques sanitaires graves. Le colostrum contient, en effet, un grand nombre d’anticorps et, si le nourrisson n’en reçoit pas, il n’est pas protégé contre les virus et les bactéries, en particulier dans les environnements où le niveau d’hygiène est faible. Remplacer le colostrum par du miel – ou l’utilisation importante de cette substance dans diverses préparations – est également un choix alimentaire risqué. Bien que le miel soit considéré dans les sources anciennes comme un aliment spécial doté de propriétés divines20, il peut, surtout s’il est peu cuit, être contaminé par un bacille, Clostridium botulinum, entraînant le botulisme, une forme grave d’intoxication alimentaire, souvent mortelle dans la mesure où la guérison a dû être aléatoire dans l’Antiquité. Le botulisme ne peut pas être diagnostiqué dans les restes osseux, mais si le miel a bien été largement inclu dans l’alimentation infantile du passé, il pourrait avoir induit de graves complications de santé. Le miel peut aussi être tenu responsable du développement de caries de la petite enfance chez les enfants âgés de moins de 6 ans. Leur présence peut causer des difficultés à manger, augmenter le risque de carence nutritionnelle, voire entraîner des infections mortelles. Le rôle majeur du miel pendant les premiers jours de la vie, comme nourriture de sevrage, ou peut-être comme aide pour soulager les douleurs de la pousse des dents, a été suspecté en raison de caries observées chez un enfant de trois ou quatre ans de la ville d’Ancaster en Angleterre (vers 270-410 apr. J.-C.)21. Le lait animal est également un aliment de base qui remplace souvent le lait maternel, notamment le lait de chèvre, généralement considéré comme proche du lait humain. Il n’offre cependant pas l’immunité passive inhérente au lait maternel, ce qui expose le nourrisson à un risque de maladie due à des agents pathogènes (tuberculose et brucellose), des parasites et des carences nutritionnelles. La présence chez les non adultes de cribra orbitalia (lésions poreuses au niveau de la cavité orbitaire) et d’hyperostose porotique (lésions poreuses sur la voûte crânienne), peut être liée à diverses conditions pathologiques, telles que l’anémie mégaloblastique, caractérisée par de nombreux globules rouges immatures et dysfonctionnels, le scorbut, le rachitisme (une carence en vitamine D ou une mauvaise métabolisation de cette dernière). Un régime de sevrage au lait de chèvre pourrait avoir été responsable de leur fréquence dans l’oasis de Dakhleh, en Égypte (250-450 apr. J.-C.), bien que ces lésions poreuses puissent s’expliquer par une étiologie multifactorielle où le manque de composants nutritionnels clés se combine avec d’autres variables, comme, par exemple, la charge parasitaire22. Enfin, le recours à un régime de sevrage à base de céréales a pu également favoriser l’apparition de conditions pathogènes spécifiques. Les céréales sont pauvres en vitamine C (acide ascorbique), ce qui inhibe aussi l’absorption du fer à partir d’autres sources. Une 20 Borgeaud, 2004. 21 Bonsall et al., 2016. 22 Fairgrieve et Molto, 2000.

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carence en vitamine C peut causer le scorbut23. Bien qu’un nourrisson puisse développer la maladie au travers d’une mère souffrant de malnutrition et de carence en vitamine C, une forte dépendance à l’égard d’aliments carencés en vitamine C, comme les céréales, une alimentation exclusive au lait animal, un régime relativement peu diversifié et des méthodes particulières de préparation des aliments (la chaleur détruisant la vitamine C), peuvent être considérés comme des facteurs possibles de pathologies24. Nouvelles approches des pratiques alimentaires du nourrisson L’analyse des valeurs isotopiques stables de l’azote (δ15N) et du carbone (δ13C) des échantillons d’os et/ou de dents a grandement contribué à l’étude des modèles d’allaitement et de sevrage dans les populations modernes et passées25. Des changements surviennent habituellement au début et à la fin de l’allaitement dans les tissus infantiles (δ15N et δ13C). Les observations ont montré que les valeurs de δ15N chez le nourrisson augmentent rapidement avec le début de l’allaitement, atteignant un plateau d’un niveau trophique d’environ 2-3‰ au-dessus de la valeur tissulaire de la mère26. Au fur et à mesure de l’introduction d’aliments de substitution, les valeurs se mettent à baisser pour atteindre un niveau similaire à celui de la mère une fois que l’allaitement a complètement cessé. Un effet analogue, quoique plus subtil (~1‰), s’observe pour le δ13C et peut être utilisé pour mieux comprendre le moment de l’introduction des aliments solides27. Ainsi, en mesurant les valeurs du δ13C et du δ15N d’enfants à différents âges, on peut reconstituer l’âge d’introduction des aliments de sevrage et la durée de la consommation de lait maternel. Toutefois, il est important de noter que les rapports isotopiques ne peuvent être utilisés que comme indicateurs de l’âge au sevrage, et non comme mesure absolue, puisque ceux qui sont morts durant l’enfance ne sont peut-être pas pleinement représentatifs de ceux qui ont survécu jusqu’à un âge plus avancé28. Les études isotopiques des jeunes Romains, bien qu’encore limitées à grande échelle, manifestent une variabilité remarquable parmi les populations en ce qui concerne le début et la fin du sevrage : dans l’oasis de Dakhleh (Égypte), des aliments complémentaires ont été introduits vers six mois et le sevrage achevé qu’après trois ans29 ; à l’Isola Sacra, en Italie (ier-iiie siècle apr. J.-C.), une alimentation transitoire a débuté à la fin de la première année et le sevrage terminé vers deux ans et demi ; dans l’Oxfordshire, Angleterre (ive-vie siècle apr. J.-C.), une période progressive et prolongée d’alimentation transitoire a été enregistrée, la majorité des enfants n’étant complètement sevrés qu’entre deux et quatre ans30. Les données isotopiques sur les pratiques romaines en matière d’alimentation infantile sont enrichies par les données issues du projet de trois ans soutenu par le Fonds 23 Brickley et Ives, 2008. 24 Bourbou, 2014. 25 Voir le bilan de Tsutaya et Yoneda, 2015. 26 Fogel et al., 1989 ; Fuller et al., 2006a. 27 Fuller et al., 2006a. 28 Richards et al., 2002 ; voir aussi Beaumont et al., 2015. 29 Dupras et al., 2001. 30 Fuller et al., 2006b.

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national suisse (2016-2019)31, basé sur l’analyse des restes osseux d’individus juvéniles de quatre cimetières d’Avenches (Suisse), en combinant données archéologiques, textuelles, biologiques et isotopiques. Les résultats des analyses isotopiques démontrent que le lait maternel faisait partie de l’alimentation de l’enfant jusqu’à l’âge de trois ans, mais que, très probablement, l’allaitement était stoppé peu après cet âge32. Le fait que la majorité des individus ayant fait l’objet d’analyses des isotopes stables se situait dans la classe d’âge des périnataux met en évidence la relation complexe entre leurs valeurs en δ15N et en δ13C et celles des femmes adultes, comme différents facteurs, incluant la variation des ratios isotopes stables fœtaux comme maternels, l’effet possible de la croissance intra-utérine, ainsi que les stress pathologiques et/ou nutritionnels, comme les déficiences nutritionnelles résultant du scorbut ou d’infections parasitaires, telles que la malaria, peuvent avoir influencé les valeurs élevées en δ15et N33. On peut espérer que davantage d’approches multidisciplinaires seront appliquées dans un proche avenir à l’étude de l’alimentation du nourrisson, car elles fournissent une image plus globale de cet aspect de l’enfance. L’étude des restes de squelettes d’individus immatures offre des indicateurs directs de ces pratiques. Les pics de mortalité et/ou la concentration de pathologies autour de la période de sevrage peuvent nous renseigner sur la qualité et l’adéquation des aliments d’appoint introduits. Les signatures isotopiques peuvent être utilisées comme indicateurs de l’âge au sevrage, et nous permettre de mieux expliquer les tendances observées relativement à la mortalité et aux maladies. Les témoins textuels jouent aussi un rôle important, car ils forment un contexte solide et, interprétées avec prudence, peuvent aider le chercheur à étudier des choix alimentaires précis et leurs répercussions sur la santé des populations passées. Bibliographie J. Beaumont et al., « Infant mortality and isotopic complexity : new approaches to stress, maternal health and weaning », American Journal of Physical Anthropology, 157 (2015), p. 441-457. L. Bonsall, A. R Ogden et S. Mays, « A case of early childhood caries from Late Roman Ancaster, England », International Journal of Osteoarchaeology, 26 (2016), p. 555-560. P. Borgeaud, « L’enfance au miel dans les récits antiques » in V. Dasen (éd.), Naissance et petite enfance dans l’Antiquité, Actes du colloque de Fribourg, 28 novembre-1er décembre 2001, Fribourg, Academic Press, 2004, p. 113-126. Chr. Bourbou, « Evidence of childhood scurvy in a Middle Byzantine Greek population from Crete, Greece (11th -12th c. AD) », International Journal of Paleopathology, 5 (2014), p. 86-94. ———, « Life and death at the “The Land of Three Lakes” : revisiting the non-adults from Roman Aventicum, Switzerland (1st-3rd century CE) », International Journal of Paleopathology, 22 (2018), p. 121-134, disponible sur DOI : 10.1016/j.ijpp.2018.06.005. Chr. Bourbou et al., « Babes, bones, and isotopes : a stable isotope investigation on infant feeding practices from Aventicum, Roman Switzerland (1st-3rd c. AD) », International

31 Voir aussi le catalogue de l’exposition d’Avenches issue du projet de recherche (2020). 32 Bourbou et al., 2019. 33 Voir aussi Bourbou, 2018.

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Journal of Osteoarchaeology, 29/6 (2019), p. 974-985, disponible sur . M. Brickley et R. Ives, The Bioarchaeology of Metabolic Bone Disease, Oxford, Elsevier Academic Press, 2008. V. Dasen, Le sourire d’Omphale. Maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2015. C. Dubois, « Du lait maternel aux céréales. La question de l’allaitement et du sevrage du nourrisson gréco-romain », in E. Herrscher et I. Séguy (éd.), Premiers cris, premières nourritures, Aix-en-Provence, 2019, p. 337-359. T L Dupras, H. P. Schwarcz et S. I. Fairgrieve, « Infant feeding and weaning practices in Roman Egypt », American Journal of Physical Anthropology, 115 (2001), p. 204-212. C. Laes et V. Vuolanto (éd.), Children and Everyday Life in the Roman and Late Antique World, Londres, Routledge, 2017. S. I. Fairgrieve et J. E Molto, « Cribra orbitalia in two temporally disjunct population samples from the Dakhleh Oasis, Egypt », American Journal of Physical Anthropology, 111 (2000), p. 319-331. M. L. Fogel, N. Tuross et D. Owsley, « Nitrogen isotope tracers of human lactation in modern and archaeological populations », Carnegie Institution of Washington Yearbook, 88 (1989), p. 111-117. Β. Τ. Fuller et al., « Detection of breastfeeding and waning in modern human infants with carbon and nitrogen stable isotope ratios », American Journal of Physical Anthropology, 129 (2006a), p. 279-293. ———, « Isotopic evidence for breastfeeding and possible adult dietary differences from Late/ Sub-Roman Britain », American Journal of Physical Anthropology, 129 (2006b), p. 45-54. R. L. Gowland et R. C. Redfern, « Childhood health in the Roman world : perspectives from the centre and margin of the Empire », Childhood in the Past, 3 (2010), p. 15-42. C. S. Larsen, Bioarchaeology : Interpreting Behavior from the Human Skeleton, Cambridge, Cambridge University Press, 20152. M. E. Lewis, The Bioarchaeology of Children. Perspectives from Biological and Forensic Anthropology, Cambridge, Cambridge University Press, 2007. ———, Paleopathology of Children. Identification of Pathological Conditions in the Human Skeletal Remains of Non-Adults, Londres, Elsevier Academic Press, 2017. T. L. Prowse et al., « Isotopic and dental evidence for infant and young child feeding practices in an Imperial Roman skeletal sample », American Journal of Physical Anthropology, 137 (2008), p. 294-308. R. C. Redfern et R. L. Gowland, « A bioarchaeological perspective on the pre-adult stages of the life course : implications for the care and health of children in the Roman Empire », in M. Harlow et L. Larsson-lovén (éd.), Families in the Imperial and Late Antique Roman World, Londres, 2012, p. 111-140. M. P. Richards, S. Mays et B. T. Fuller, « Stable carbon and nitrogen isotope values of bone and teeth reflect weaning age at the Medieval Wharram Percy site, Yorkshire, UK », American Journal of Physical Anthropology, 119 (2002), p. 205-210. T. Tsutaya et M Yoneda, « Reconstruction of breastfeeding and weaning practices using stable isotope and trace element analyses : a review », American Journal of Physical Anthropology, 156 (2015), p. 2-21.

Jade Sercomanen s

Tailles serrées Tension entre corps social et corps maternel La mode vestimentaire des corsets serrés – qui permettent d’affiner la taille – se développe dès le xve siècle, et ce, dans une valorisation de la poitrine et du haut du corps par l’ajustement des habits ; en parallèle, naît celle des nudités de gorge, dévoilant les épaules ainsi que la naissance des seins1. Olivier de La Marche, poète et chroniqueur ayant exercé plusieurs fonctions à la cour de Bourgogne, écrit notamment, au début des années 1490 : « Le corset simple est bon et prouffitable / A vestir dames et les monstrer valoir / Car le corset est habit si notable / Qui est plaisant à tous et aggreable »2. C’est au cours du siècle suivant que les corsages avec des matériaux plus rigides – comme les fanons de baleines – font leur apparition, donnant lieu à ce que l’on pourrait considérer comme les premiers véritables corsets3. Henri Estienne décrit, en 1578, cette mode venue d’Italie comme « un os de baleine (ou autre chouse, à faute de ceci) [que les dames] mettent par-dessous leur poitrine, au beau milieu, pour se tenir plus droites »4. Au xvie siècle, les discours qui touchent à la discipline morale ou religieuse du corps féminin se penchent tous à un moment ou un autre sur la question de l’apparence féminine, reprenant des arguments ou des thèmes qui ne sont pas forcément nouveaux : le risque de luxure étant principalement mis en avant5. On décrie ces usages qui participent non seulement d’une « perversion » de la moralité de la société sur plusieurs plans, à commencer par la luxure justement, mais également, par exemple, la vanité. Le corset est une pièce de la toilette visée par des critiques d’un certain nombre de médecins et de moralistes, en particulier en cas de grossesse. En 1551, on trouve une critique des plus véhémentes à ce sujet dans un petit opuscule : D’autres autant effrontees porteront un alecret la buste de fer blanc, ou de papier en carton, descendant jusqu’au nombril, de quoy elles sont serrees pour estre bien alencees,

1 Blanc, 1997, p. 192-194 ; Yalom, 2010, p. 75 ; Leoty, 1893, p. 26. 2 Ol. de La Marche, Le parement et triumphe des dames, Paris, veuve Jean Trepperel et Jean Jehannot, [1520], ch. VI. L’édition est posthume, l’ouvrage ayant été rédigé entre 1493 et 1494. 3 Vigarello, 1990, p. 154-155 ; Steele, 2001, p. 6-7. 4 H. Estienne, Deux dialogues du nouveau langage françois, italianizé et autrement desguizé, [Genève, Henri Estienne, 1578], p. 185. 5 Paresys, 2006, p. 19-20 ; Blanc, 1989, p. 243-244. Jade Sercomanens  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 665-667 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127463 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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en telle sorte que les enfans qu’elles portent, bien souvant en sont gastez, & veulent endurer telle détresse pour estre veües belles6. Ainsi, la future mère met en danger l’existence de l’enfant à naître pour se faire voir et c’est là que réside la principale condamnation : elle privilégie un plaisir personnel, paraître avec une taille fine, au lieu de prendre en compte son devoir de penser au bien-être de l’enfant qu’elle porte. Henri Estienne témoigne : « J’ay ouy parler aussi de quelques damoiselles, voire en ay congneu, qui n’ont point faict difficulé de porter des bustes aux despens du fruict qui estoit en leur ventre »7. Cette formulation implique que les jeunes femmes ne sont pas réticentes comme elles devraient l’être face aux dangers de cet usage. Dans le Thresor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, le médecin Jean Liébault donne des exemples des conséquences que les robes trop serrées peuvent avoir sur l’apparence de l’enfant, puisque la grossesse peut alors générer « des nains, boyteux, bossus, tortus, contrefaicts »8. Pire encore, et avec des implications plus graves, Henri Estienne énonce que la mère risque, en usant de corsets, « de perdre ce qui [lui] devoit estre aussi cher que la vie »9. De cette façon, l’argument met en avant qu’avec l’usage du corset, pour un désir de plaire, la mère prend le risque de devenir infanticide, même quand sa grossesse est légitime : « je parle de celles mesmement qui n’estoyent enceintes d’ailleurs que d’où il falloit »10. Le « mesmement » est signe que l’auteur englobe toutes les femmes dans son propos, mais sous-entend que l’usage du corset, non seulement d’une pratique qui peut être abortive, peut également se muer en déguisement de grossesses illégitimes. Dès lors, il est non seulement considéré comme étant incompatible avec l’image du corps maternel en puissance, mais aussi avec celle de toute femme honnête. Le corset n’est toutefois pas forcément présenté comme incompatible avec la maternité, en particulier lors de l’attestation de l’exercice du devoir maternel. Il a alors une fonction bien différente que la recherche du regard, mais c’est principalement dans l’espace domestique que le fait de montrer son corps n’est pas regardé comme impudique. Un épisode des mémoires de Marguerite de Valois offre le témoignage rare d’un allaitement en public en 1577, alors qu’elle se trouve à Mons chez le comte de Lalaing. Elle rapporte que la comtesse allaite elle-même son enfant et qu’un jour, pendant un repas, vêtue d’un « habit approprié à l’office de nourrice », Librement [elle] se déboutonne, baillant son tétin à son petit, ce qui eût été tenu à incivilité à quelque autre ; mais elle le faisait avec tant de grâce et de naïveté […] qu’elle en reçu autant de louanges que la compagnie de plaisir 11.

6 Chrestienne instruction touchant la pompe & excez des hommes débordez, & femmes dissoluës, en la curiosité de leurs parures & attiffemens d’habits qu’ils portent, contrevenans à la doctrine de Dieu, & à toute modestie Chrestienne, 1551, fol. B2r-B2v (notre soulignement). 7 Estienne, Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou, traité preparatif à l’Apologie pour Herodote, [Genève], 1566, p. 300 (notre soulignement). 8 J. Liébault, Thresor des remèdes secrets pour les maladies des femmes, pris au latin, faict français, 1582, fol. 711. 9 Estienne, Introduction au traité de la conformité, p. 300. 10 Id. 11 Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits, 1574-1614, éd. par E. Viennot, Paris, Honoré Champion, 1999, p. 149.

ta illes serrées

Elle est « richement vêtue », mais d’un corset qui ne la place alors pas en femme recherchant un regard extérieur, mais bien en nourrice. Par ailleurs, dans un autre cadre, une gravure de Guillaume Le Bé de 1587, « Comme s’apaisent les petits enfans »12, montre trois mères dans l’intimité. Celles-ci s’occupent chacune de leur enfant en bas âge. Celle du milieu apprend au sien à marcher avec un « chariot », tandis que celle de droite berce son nourrisson. À gauche, la troisième allaite son enfant. Cette activité est la première célébrée dans les vers qui accompagnent la gravure : « La mere douce, honneste & naturelle, / Berce l’enfant encor à la mammelle ». Tout érotisme disparaît alors de l’habillement et du dévoilement du sein au-dessus du corset. Ainsi, la condamnation du corset de mode met en lumière une tension : celle du désir de plaire et du devoir maternel. Néanmoins, ce désir de plaire participe également d’un devoir de mise en scène du corps, et peu le transgressent, en particulier à la cour. Bibliographie Od. Blanc, « Vêtement féminin, vêtement masculin à la fin du Moyen Âge. Le point de vue des moralistes », in Le vêtement. Histoire, archéologie et symbolique vestimentaires au Moyen Âge, Paris, Le Léopard d’Or, 1989, pp. 243-286. ———, Parades et parures, L’invention du corps de mode à la fin du Moyen Age, Paris, Gallimard, 1997. Ern. Leoty, Le corset à travers les âges, Paris, P. Ollendorff, 1893. Is. Paresys, « Paraître et se vêtir au xvie siècle : morales vestimentaires », in M. Viallon (éd.), Paraître et se vêtir au xvie siècle, Actes du xiiie colloque du Puy-en-Velay, Saint-Etienne, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2006, p. 11-36. V. Steele, The Corset, A Cultural History, New Haven ; Londres, Yale University Press, 2001. G. Vigarello, « The Upward Training of the Body from the Age of Chivalry to Courtly Civility » in M. Feher (ed.), Fragments for a History of the Human Body, Volume Two, New York, Zone, 1990, p. 168-76. M. Yalom, Le sein, une histoire, trad. de D. Letellier, Paris, Galaade, 2010 [A History of the Breast, New York, Alfred A. Knopf, 1997].

12 G. Le Bé, « Comme s’apaisent les petits enfans », Paris, [s. n.], 1587.

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Purger, fortifier : remèdes et régimes lactés (d’Hippocrate à Pasteur)

Introduction « Il est inutile de définir le lait par ses qualités extérieures : tout le monde connaît le lait » affirme Gabriel François Venel dans les premières lignes de son article « lait » de l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers1. L’affirmation est encore vraie aujourd’hui. Le lait est un aliment consommé quotidiennement par des nourrissons, des enfants et des adultes. Ses bienfaits sont vantés par les instances sanitaires et force campagnes publicitaires. Que le lait soit également un médicament est moins évident aujourd’hui, tant les catégories, celles du médical et de l’alimentaire, tendent à être envisagées séparément2. Pour les sociétés européennes d’avant Pasteur, remèdes et aliments sont des catégories aux contours élastiques3. Le lait est nourriture, mais également une variable de santé. Cette réalité ne reflète pas simplement la reconnaissance de l’importance pour les jeunes mammifères de consommer le lait produit par une figure maternelle, ni des bienfaits du lait en tant que nutriment, mais de l’usage du lait à des fins thérapeutiques. Depuis l’Antiquité et jusqu’à l’époque de Pasteur, le lait peut être consommé comme un remède ou alors, intégré dans un régime de vie prescrit spécifiquement pour le malade. Pour saisir la portée du lait en tant que remède, il faut être conscient des principaux traits de la physiologie d’avant la biomédecine. L’organisation corporelle est alors essentiellement hydraulique. Depuis le corpus hippocratique, les auteurs médicaux définissent le lait comme du sang menstruel transformé par les mamelles ou, alternativement, un fluide formé parallèlement au sang par coction4. Le lait est donc à l’origine du sang ou

1 G. Fr. Venel, s.v. « Lait », in l’Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers 9, Paris, 1765, p. 199-210. 2 Chen, 2008. 3 Voir Brockbank, 1964. 4 Il y a de nombreuses démonstrations dans la littérature médicale. Un bon exemple est L. Joubert, La Première et seconde partie des Erreurs populaires touchant la médecine et le régime de santé […]. Rouen, Raphael Du Peitt Val, 1601, p. 190-193. Pour un aperçu, voir Bodiou, 2011 ; King, 1998, p. 40-53.

Laurence Totelin  •  Cardiff University Philip Al. Rieder  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 669-677 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127464 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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proche du sang et s’inscrit dans l’économie des humeurs qui gouvernent la santé. En tant qu’élément constitutif de l’économie corporelle, le lait peut être pathologique. Il peut se corrompre, se jeter en des lieux où sa présence n’est pas nécessaire, provoquer des douleurs ou des embarras, voire des obstructions. Rien d’étonnant dès lors à ce que de jeunes mères malades pouvaient être tétées pour réduire les risques de fièvre de lait ou encore, pour dissoudre les « engorgements » survenus dans leurs mamelles5. Comme souvent dans l’économie médicale, ce qui pouvait être néfaste pouvait aussi se voir attribuer des qualités thérapeutiques positives. Les fluides corporels comme le sang et même l’urine trouvaient leur place dans les pharmacopées de la Renaissance. Aussi le lait s’est vu attribuer des vertus médicales importantes en tant que nutriment et en tant que médicament. Dans un même temps, le lait échappe en quelque sorte à l’économie de la médecine professionnelle étant donné que les apothicaires n’en contrôlent pas la distribution : dans la pratique, quand il s’agit de se fournir en lait et tout particulièrement en lait de femme, il s’agit de trouver une femme qui allaite, ou un mammifère en état de nourrir. Tout lait n’a pas la même valeur. Il n’est pas évalué selon sa composition, mais selon son origine (lait de vache, de brebis, de chèvre ou de femme), la période de l’année, l’âge et l’état de santé de la productrice, son régime et son environnement de vie. Le survol des usages médicaux du lait qui suit repose essentiellement sur des écrits théoriques et des écrits de vulgarisation. La littérature consultée est diserte sur les principes – qui tendent à se répéter – et peu informative quant aux pratiques. Il reste encore beaucoup à faire pour saisir la prégnance des remèdes lactés aussi bien dans la pratique médicale domestique que dans les soins professionnels. Le tableau dressé demeure pointilliste. Le lait aliment-pharmakon Les auteurs médicaux anciens nous ont laissé plusieurs catalogues d’aliments. Le plus ancien de ces catalogues, qui se trouve dans le traité hippocratique Sur le régime, mentionne le lait à plusieurs reprises, mais ne lui consacre pas de chapitre spécifique. Le lait est un aliment que l’on mélange à d’autres, par exemple au cycéon, un aliment semi-liquide dont l’ingrédient principal est le jus d’orge : ἐπὶ δὲ γάλακτι τρόφιμοι μὲν πάντες, πλὴν ἀλλὰ τὸ μὲν ὄϊον ἵστησι, τὸ δὲ αἴγειον μᾶλλον διαχωρέει, τὸ δὲ βόειον ἧσσον, τὸ δὲ ἵππειον καὶ τὸ ὄνειον μᾶλλον διαχωρέει. Avec du lait, tous [les cycéons] sont nourrissants ; mais avec le lait de brebis, il resserre ; avec le lait de chèvre, il relâche ; avec le lait de jument et celui d’ânesse, il relâche d’avantage6. Le lait dans ce cycéon, ce remède-nourriture, sert soit à retenir, soit à purger. Dans la thérapeutique hydraulique, la capacité de purger est fortement valorisée : elle permet de

5 Jean Astruc, que cite Mireille Laget, précise en 1766 qu’il était ainsi autrefois. L’affaire des téteuses qui contaminaient les accouchées à Genève suggère que la pratique était encore vivace à Genève dans les années 1760 (Laget, 1982, p. 262) ; Louis-Courvoisier, 2000, p. 58-59. « Lait, maladies qui dépendent du » in Encyclopédie, p. 212. 6 Hippocrate, De victu, 2.41. Pour les anciens, le lait n’est pas une boisson. Voir Auberger, 2001, p. 151. Voir aussi King, 1998, p. 155.

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rejeter des liquides corrompus, voire de dissoudre des obstructions intérieures. Nombre de traités de médecine et de pharmacie rédigé pendant les deux millénaires qui suivent signalent la constance de l’usage du lait dans la préparation de remèdes sans que sa présence soit systématiquement justifiée. Quand elle l’est, son rôle peut être très pragmatique. Jean Renou propose en 1624 l’emploi du lait pour humecter les mirobolans. Il s’agit de se servir du « laict ou de femme ou d’anesse » pour « nourrir un médicament » végétal comme le Sarcocolle et ainsi permettre un dessèchement et une conservation optimales7. Le lait est un produit courant, facile à obtenir et ainsi utilisé comme un ingrédient liquide dans la composition de remèdes composés ou, pour utiliser le terme de Renou, au nourrissage des simples. Le lait n’est pas seulement un liquide pratique pour les préparateurs de remèdes, depuis l’Antiquité, les médecins consacrent de longs passages aux propriétés alimentaires du lait. Galien (iie s. apr. J.-C.) classifia les laits en fonction de leur épaisseur et conclut que le lait de bonne qualité est parmi les aliments les plus nourrissants qui soient. Les auteurs anciens s’accordaient à penser que le lait humain était le plus nutritif de tous8. Le principe est relayé par les auteurs médicaux et même les œuvres de vulgarisation populaires comme le Recueil des remèdes de Mme Fouquet, dont la première édition date de 1675, l’affirment : Il est sans contredit, que le Lait de femme est le meilleur, comme étant le plus tempéré, le plus nourrissant9. Vider et fortifier Le lait de femme exacerbe les qualités reconnues de tous les laits, notamment leur caractère nutritif. Les laits étaient des fortifiants de choix dans les cures médicales. Par exemple, l’auteur du traité hippocratique Des maladies des femmes I préconise, dans un cas de leucorrhée, une cure fortifiante de quarante jours au lait de vache. Le lait devait être pris « chaud, directement de la vache », et l’on variait la dose de deux à six cotyles10. Cette cure fortifiante faisait suite à une série de purges – faites elles au petit-lait. L’exemple illustre la complexité du remède, mais aussi de l’usage des remèdes avant la biomédecine. Le lait peut fortifier, ou encore purger, suivant le tempérament et l’état de santé du malade. Le petit-lait, la sérosité du lait obtenue par coagulation en séparant les parties grasses du lait de la partie liquide, est particulièrement indiquée ici et rejoint l’usage principal du lait en médecine ancienne, la purge. Par exemple, le traité hippocratique Maladies II, recommandait le petit-lait « s’il est en saison » ou le lait d’ânesse, avec d’autres 7 J. D. Renou, Le grand dispensaire médecinal contenant cinq livres des institutions pharmaceutiques, Lyon, Pierre Gigaud, 1624, p. 57-58. 8 Voir par exemple Pline l’Ancien, Historia naturalis, 28.123. Sur la valeur du lait maternel dans l’Antiquité, voir dans ce volume V. Dasen, « Mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines », M. Bettini et S. Jaeggi. 9 M. F. Fouquet, Recueil des remèdes… recueillis par les ordres charitables de… Mme Fouquet… augmenté de plusieurs remèdes qui se sont trouvez de plus dans le manuscrit de ladite dame, avec un Régime de vie… et un traité du lait I, – Recueil des remèdes… avec un traité de l’usage du tabac et de ses propriétez II, Paris, J.-G. Nion, 1712, p. 430. Sur ce recueil très populaire, voir Lafont, 2010. 10 Hippocrate, De muliebribus, 1.118, Littré 8.256 : θερμὸν ἀπὸ βοός.

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produits purgatifs, dans le traitement d’une maladie où la tête du patient est couverte d’ulcères et les membres enflent11. Rufus (ier s. apr. J.-C.) composa un long chapitre sur la manière de se purger au lait12. Les Grecs et les Romains s’interrogèrent sur cette faculté purgative du lait : est-elle inhérente au lait ou non ? Les Problemata pseudo-aristotéliciens indiquent que les substances non-concoctées sont indigestes. Le fait d’être non-concocté peut être inhérent à une substance (c’est alors une drogue, un pharmakon) ou peut résulter de la consommation excessive d’une substance. D’après le compilateur aristotélicien, c’est ce qui se passe dans le cas du lait : il n’est pas indigeste en soi, mais une consommation excessive de lait entrainera une purge13. Les médecins et auteurs modernes, lecteurs de ces textes, ne pensent pas différemment. La propriété de « lâcher le ventre » est la première caractéristique médicale générale signalée dans l’article de l’Encyclopédie. L’auteur précise que cet effet s’observe chez des personnes « robustes et agissantes » alors que les « gens faibles, peu exercés au lait, […] sont au contraire ordinairement constipés par le lait. »14 Une idée que l’on peut également retracer à des sources antiques où il est suggéré que le lait lui-même est indigeste, ou que certains ne peuvent le digérer. L’énigmatique texte hippocratique Nutriment nous informe que : Γάλα τροφὴ, οἷσι γάλα τροφὴ κατὰ φύσιν, ἄλλοισι δὲ οὐχὶ, ἄλλοισι δὲ οἶνος τροφὴ, καὶ ἄλλοισιν οὐχὶ, καὶ σάρκες καὶ ἄλλαι ἰδέαι τροφῆς πολλαὶ, καὶ κατὰ χώρην καὶ ἐθισμόν. Le lait est un nutriment pour ceux pour qui, par nature, le lait est un nutriment. Pour d’autres, il ne l’est pas. Le vin est un nutriment, pour d’autres pas. De même pour la viande et beaucoup d’autres formes de nutriment, selon la région et les mœurs15. Dioscoride, pour sa part, indique que le lait peut être dangereux quand les animaux mangent certaines plantes telles que la scammonée, l’hellébore, la plante mercure, ou la clématite16. Un phénomène similaire peut être observé dans le cas de la mère ou de la nourrice qui allaite : si son régime est mauvais, elle peut empoissonner le nourrisson. Ces principes sont adoptés par nombre d’auteurs postérieurs qui ont cherché à indiquer quel était le meilleur lait et comment l’identifier. Selon Soranos (iie s. apr. J.-C.), une nourrice qui boit trop de vin peut causer des crises épileptiques chez le nourrisson17. Galien, pour sa part, rapporte la triste anecdote d’un nourrisson qui souffrit de nombreux ulcères parce que le lait de sa nourrice était de mauvaise qualité – elle s’était nourrie d’herbes sauvages durant une période de famine18. Qui plus est, le lait de la mère nouvellement accouchée était considéré dangereux pour le nourrisson : selon Soranos, ce lait est « épais et fromageux, et donc difficile à digérer, cru, et inachevé »19. Les auteurs qualifient ainsi la qualité du lait en fonction de la saison, de l’éloignement de la date de la naissance, de 11 Hippocrate, De morbis, 2.13. 12 Ce chapitre est préservé chez Oribase, Collectiones medicae, 2.61. 13 Pseudo-Aristote, Problemata, 1.42, 864b. 14 Venel, 1765 : « lait » dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 9, p. 201. 15 Hippocrate, De alimento, 33. 16 Dioscoride, De materia medica, 2.70. 17 Soranos, Gynaecia, 2.27. 18 Galien, De alimentorum facultatibus, 3.14, Kühn 6.685-686. Sur l’épisode de la nourrice, voir Gourevitch, 2001. 19 Soranus, Gynaecia, 2.18 : παχὺ καὶ τυρῶδες ἄγαν καὶ διὰ τοῦτο δύσπεπτον καὶ ἀργὸν καὶ ἀκατέργαστον.

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l’environnement, de l’âge de la femme ou de l’animal. Il est possible de multiplier les références à des auteurs depuis la Renaissance qui dissertent sur ces questions, Madame Fouquet précise, par exemple, que « le meilleur lait est celui qui est blanc, qui n’est ni trop épais, ni trop clair […] de manière que si l’on met une goute sur l’ongle il ne s’épanche d’aucune coté ; il doit avoir une odeur agréable ou point du tout, que sa saveur doit être exempte d’aigreur, d’amertume, d’âpreté et de salure »20. Mais si le lait peut empoisonner, il est un antidote dans les cas d’empoisonnements au colchique, à la ciguë et à bien d’autres substances. Il peut aussi servir dans les cas d’ulcères ou de maladies de la peau21. Le lait a donc un statut ambigu dans la médecine ancienne : il est aliment et médicament (pharmakon) ; il est poison et contre-poison ; il est fortifiant et purge. L’ambiguïté se comprend mieux en adoptant un point de vue prosaïque : d’une part le lait se garde mal sans réfrigération, ce qui en faisait vite un produit dangereux dans le monde ancien, d’autre part le taux de tolérance au lactose dans le monde méditerranéen est faible, ce qui explique peut-être pourquoi les Grecs et Romains l’utilisaient pour se purger22. Focus sur le lait de femme Nombre d’auteurs de l’époque moderne déclarent la supériorité du lait de femme sur tout autre lait. Madame Fouquet, dans un ouvrage destiné à un public large, affirme sans détour : « le lait de femme est le meilleur, comme étant le plus tempéré, le plus nourrissant. Et comme il a été destiné de tout temps pour nôtre première nourriture, on peut juger par-là de sa perfection23 ». « Généralement parlant » précise l’apothicaire Bernardin Martin (16291682 ?), l’auteur d’un ouvrage intitulé Traité sur l’usage du lait (1684) « il est plus nourrissant que les autres, et engraisse davantage24 » avant de citer une longue liste de maladies pour lesquelles il est indiqué, y compris les rougeurs, les fluxions, la goutte, la vue. Il est peu probable que ces deux auteurs se soient lus, leurs textes publiés respectivement en 1675 et en 1684 appartiennent à des genres bien différents. Par contre, ils possédaient certainement des sources communes. Les auteurs médicaux anciens reconnaissaient au lait maternel des qualités spécifiques. Dioscoride décrivit ces propriétés dans son De materia medica : τὸ δὲ τῆς γυναικὸς γάλα γλυκύτατόν ἐστι καὶ τροφιμώτατον. ὠφελεῖ δὲ θηλαζόμενον στομάχου δῆξιν καὶ φθίσιν, ἁρμόζει καὶ πρὸς λαγωοῦ θαλασσίου πόσιν. μιγὲν δὲ λιβανωτῷ λείῳ ἐνστάζεται τοῖς ἐκ πληγῆς αἱμαχθεῖσιν ὀφθαλμοῖς, καὶ ποδαγρικοὺς ὠφελεῖ σὺν κωνείῳ καὶ κηρωτῇ καταχριόμενον. Le lait de femme est très doux et nutritif. Tété, il aide contre les morsures d’estomac, la phtisie et contre l’absorption de lièvre marin. Mélangé à l’encens écrasé, il est instillé dans les yeux ensanglantés à cause d’un coup. Mélangé avec de la ciguë et appliqué en cérat, il aide ceux qui souffrent de la goutte25. 20 Fouquet, op. cit., p. 433. 21 Pour tous ces usages voir Pline, Historia naturalis, 28.125-130. 22 Voir Sallares, 1991, p. 139 et 238. 23 Fouquet, op. cit., p. 430. 24 B. Martin, Traité de l’usage du lait, Paris, D. Thierry, 1684, p. 34. 25 Dioscoride, De materia medica, 2.70.6.

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Le mode de consommation du lait a son importance : quand le lait maternel est pris par voie orale, il doit être pris à la source, il doit être tété (thēlazomenon). Or, Dioscoride ne parle pas nécessairement ici du traitement de bébés. Et ses successeurs insistent sur le fait que le lait doit être encore chaud. Friedrich Hoffmann, un grand partisan du lait comme remède, reprend l’idée qui fait office de vérité : « Le lait est aussi plus salutaire quand on le prend au sortir de la mamelle, que si on le fait chauffer après l’avoir laissé refroidir26 ». Il est usuel pour un auteur médical de recommander que le lait de femme soit tété par le malade. La recommandation en soi suggère qu’il était des cas où la femme exprimait le lait, très probablement à la main. A l’époque moderne, des critères de choix de productrices de lait médicinal rappellent ceux qui étaient mises en place pour les nourrices. Les femmes qui fournissent le lait médicinal doivent être en bonne santé, précise Martin, « jeunes et d’un bon tempérament, plutôt sanguin que d’une autre manière, et dont le teint soit vermeil, les dents belles et la chevelure brune27 ». Il y a de nombreuses recettes contenant du lait de femme dans les collections médicales antiques. Il semblerait qu’il était facile de se le procurer. Dans une liste de succédanés attribuée à Galien, le lait de femme est même un substitut pour les blancs d’œufs28. Dans certaines recettes, il est précisé que le lait doit être celui d’une femme qui a eu un fils ou une fille29. Dans les traités gynécologiques du corpus hippocratique, la femme qui a accouché d’un fils dont on utilise le lait est appelée « courotrophe30 ». Selon Julie Laskaris, cet usage hippocratique est fondé sur un malentendu : ces recettes auraient été empruntées à la médecine égyptienne où le « lait de la courotrophe » était le lait de la déesse Isis allaitant son fils Horus31. Depuis l’Antiquité, le lait maternel est le seul à être utilisé dans le traitement des yeux. Il était souvent recommandé comme véhicule pour l’application des collyres, comme dans le cas du remède « déplaisant » (acharistos), ainsi nommé à cause des ingrédients irritants qu’il contenait32. Le lait de femme dans lequel ce collyre était dilué devait le rendre un peu plus agréable. Encore en 1640, Rivière propose un collyre pour les ophtalmies pituiteuses qui avaient résisté aux purges et astringents appliqués au front et aux tempes pendant plusieurs jours, composé de médicaments anodins « entre lesquels le lait nouvellement tiré, principalement d’une femme bien saine, tient le premier rang33 ». Dans certaines cultures, les femmes utilisent encore aujourd’hui leur lait pour les troubles des yeux, des oreilles ou de la peau34. La caractéristique nourrissante, déjà mentionnée, du lait de femme en fait un traitement spécifique pour les malades épuisés et faibles. Nombre d’auteurs en proposent pour les

26 Hoffmann et Bruhier d’Ablaincourt, La Médecine raisonnée de Mr Fr. Hoffmann,… traduite par Mr Jacques-Jean Bruhier. Paris, Briasson, 1739. p. 446. 27 Martin, op. cit., p. 64. 28 Pseudo-Galien, De succedaneis, Kühn 19.747. 29 Fille : voir par exemple : Pseudo-Galien, De remediis parabilibus, 3, Kühn 14.556. Fils : voire note suivante. 30 Voir par exemple Hippocrate, De muliebribus, 2.158, Littré 8.336 ; ibid., De sterilibus, 214, Littré 8.414. 31 Laskaris, 2005 ; eadem, 2008. 32 Galien, De compositione medicamentorum secundum locos, 4.8, Kühn 12.749-750. 33 L. Rivière, La Pratique de médecine, avec la théorie de Lazare Rivière,… traduite… en françois par M. F. Deboze, Lyon, Jean Certe, (1702 [1ère éd. latine 1640]), p. 291-292. 34 Parmi d’autres références possibles : Stanway, 2013, p. 39.

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vieillards, pour les jeunes souffrant d’un marasme ou encore pour les phtisiques. Les auteurs actifs à la fin de l’Ancien Régime adoptent un point de vue critique sur de telles pratiques. Venel, dans son article de 1765 rappelle la recommandation de faire coucher de jeunes malades souffrant de marasme, « avec des jeunes nourrices, jolies, fraiches, proprettes, afin que le pauvre moribond puisse téter à son aise », mais se montre sceptique quant à l’effet du lait. Toute « révolution serait vraisemblablement due […] à l’appétit vénérien constamment excité, et jamais éteint par la jouissance, qui agirait comme un puissant cordial35 ». De même, dans un ouvrage traduit en français dans les dernières décennies du xviie siècle, Lazare Rivière présente bien le lait de femme comme étant la plus efficace en cas de phtisie, mais précise que « parce que plusieurs abhorrent ce lait, celui d’ânesse est le plus en usage36 ». De tels commentaires relèvent d’un changement de sensibilité. A la fin de l’Ancien Régime, les remèdes comprenant des ingrédients humains tendent à être exclus de la pharmacopée37. Pratiques En matière de remèdes, les théories et les recettes se transmettent d’un auteur à un autre, d’une édition à la suivante, rendant l’exploration des pratiques malaisée. Comme pour d’autres thérapies, l’inertie du monde de l’édition est une cause possible de décalage entre discours et pratiques. Les travaux récents sur l’histoire des remèdes et des patients confirment la présence de recettes contenant du lait ou encore, faites à partir de lait, à la fois dans la littérature populaire et dans les collections de remèdes. Plus en phase avec les pratiques thérapeutiques, le lait est mentionné soit comme un problème de santé (chez les femmes allaitantes), soit comme un remède pris ou à prendre dans 333 des 1200 dossiers de malades constitués par Samuel Auguste Tissot. Cette prévalence du lait est cohérente avec la haute fréquence de la recommandation de lait (le plus souvent de vache) dans son très populaire Avis au peuple sur sa santé (1ère éd. 1761) Pour le malade et ses proches, trouver le bon liquide n’est pas toujours facile38. Il y a peu de traces de l’importance de la consommation médicamenteuse du lait de femme « dont on fait souvent usage en médecine » affirme pourtant Henri Gissey encore en 175039. La source ne peut-être qu’une femme allaitante, logiquement une nourrice. Cette source peut se tarir ou s’altérer, « il est à propos d’en avoir plusieurs pour les personnes avancées en âge, et dont l’indisposition ne demande autre aliment40 » ajoute Martin à sa description de la nourrice idéale. Comme pour les autres laits, trouver la bonne source et assurer la quantité nécessaire à la cure est essentiel. Il est difficile d’établir l’importance du lait de femme dans la médecine pour l’ensemble de la période considérée. D’après les données réunies, la prévalence du remède est relativement 35 Venel, op. cit., p. 207. 36 Rivière, op. cit., p. 629. 37 Jütte, 2008. 38 Rieder, 2010, p. 441. 39 H.-S.-P. Gissey, « Le lait », in Dictionnaire des alimens vins et liqueures, leurs qualités, leurs effets, relativement aux différens âges, et aux différens tempéramens, 1750, p. 192-199. Ici p. 194. 40 Martin, op. cit., p. 64.

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faible dans la deuxième moitié du xviiie siècle. Seules trois mentions de lait de femme employé comme remède ont pu être identifiées dans les lettres écrites à Tissot. L’Abbé de St-Veran écrit qu’ensuite d’une maladie dont il avait souffert en pension à l’âge de huit, il avait été affaibli par des saignements et des bains. De retour à la maison, écrit-il, « ma mère, touchée de mon etat, se rappella que j’aimois beaucoup le lait. Elle m’offrit de partager ses mamelles avec un de mes freres qu’elle nourrissoit. J’acceptai son offre obligeante et c’est à ce remède digne de sa piété que je suis redevable de la vie dont je joüis encore à présent.41 » L’épisode pourrait être assimilé à un retour au nourrissage d’un enfant encore jeune… D’autres malades sont plus âgés. C’est le cas de Monsieur de Vogne âgé de 27 ans, qui prit une succession de remèdes y compris du quinquina, des bouillons, du petit-lait et du lait de femme, ensuite d’une fièvre suivie d’une maladie de poitrine. « Tous ces remèdes furent inutiles » rapporte-t-il dans sa lettre42. Le troisième malade est un domestique de 23 ans, victime d’une fluxion saisonnière depuis son enfance qui le laissait sourd pour plusieurs semaines. « Les remèdes employés à cet effet ont été quelques fois, un lardon, ou un coton trempé dans l’huile d’amande douce ou du lait de femme »43. Il est remarquable, au vu du corpus, qu’aucune des prescriptions de Tissot, inscrites à même les lettres, ne contient la mention de lait de femme. Les transformations suggérées dans la littérature médicale et ces quelques indices trouvés dans des correspondances confirment une baisse de l’usage médicinal du meilleur des laits, le lait de femme, à la fin de l’Ancien Régime. Bibliographie J. Auberger, « Le lait des Grecs : boisson divine ou barbare », Dialogues d’Histoire Ancienne, 27, 2001, p. 131-157. L. Bodiou, « Les singulières conversion du lait maternel à l’époque classique. Approche médicale et biologique », Pallas : Revue d’études antiques, 85, 2011, p. 141-151. W. Brockbank, « Sovereign remedies : A critical depreciation of the seventeenth-century London pharmacopoeia », Medical History, 8, 1964, 1-14. N. N. Chen (éd.), Food, Medicine, and the Quest for Good Health, New York, Columbia, University Press, 2008. D. Gourevitch, « Le nourrisson et sa nourrice : étude de quelques cas pédiatriques chez Galien », Revue de philosophie ancienne, 19, 2001, p. 63-76. R. Jütte, « Menschliche Gewebe und Organe als Bestandteil einer rationalen Medizin im 18. Jahrhundert », in J. Helm et R. Wilson (éd.), Medical Theory and Therapeutic Practice in the Eighteenth Century. A Transatlantic Perspective, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2008, p. 137-158. H. King, Hippocrates’ Woman. Reading the Female Body in Ancient Greece, Londres/New York, Routledge, 1998.

41 Bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne-Dorigny, IS 3784//144.01.07.35. M. l’abbé de St-Veran à Samuel Auguste Tissot, [1772]. Déchargé de http://tissot.unil.ch/fmi/webd#Tissot le 5.01.2019. 42 Bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne-Dorigny, IS/3784/II/144.04.03.15. Anon. à Samuel Auguste Tissot, [s. d.]. Déchargé de http://tissot.unil.ch/fmi/webd#Tissot le 5.01.2019. 43 Bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne-Dorigny, IS/3784/II/144.04.05.09. Anon. à Samuel Auguste Tissot, [s. d.]. Déchargé de http://tissot.unil.ch/fmi/webd#Tissot le 5.01.2019.

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M. Laget, Naissances. L’accouchement avant la clinique, Paris, Seuil, 1982. Ol. Lafont, « Ouvrage de Dame et succès de librairie : les remèdes de Mme Fouquet », Revue d’histoire de la pharmacie, 58, 2010. p. 57-72. J. Laskaris, « Error, loss, and change in the generation of therapies », in P.J. van der Eijk (éd.), Hippocrates in Context. Papers read at the XIth International Hippocrates Colloquium, University of Newcastle upon Tyne 27-31 August 2002, Leyde, 2005, p. 177-183. ———, « Nursing mothers in Greek and Roman medicine », American Journal of Archaeology 112, 2008, p. 459-464. M. Louis-Courvoisier, Soigner et Consoler. La vie quotidienne dans un hôpital à la fin de l’Ancien Régime, Genève, Georg, 2000. Ph. Rieder, La figure du patient au xviiie siècle. Genève, Droz, 2010. R. Sallares, The Ecology of the Ancient Greek World, Ithaca, Cornell University Press, 1991. Ph. Stanway, The Breastfeeding Bible : Everything you Need to Know from First Latch to Final Feeding, Sprinville, Plain Sight, 2013.

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Myria m Paris

Un breuvage de blancheur L’appropriation coloniale du lait des femmes noires À La Réunion, île colonisée par la compagnie française des Indes Orientales au xviie siècle, c’est le mot « nénène » qui, en créole, désigne les nourrices. Ce mot est apparu au xviiie siècle, sur les plantations : les nénènes désignaient alors les femmes détenues en esclavage, assignées au soin des enfants de leurs propriétaires et, le plus souvent, forcées de les allaiter. L’exploitation du corps, du lait et du travail d’allaitement des femmes esclaves est un trait majeur et transversal des sociétés esclavagistes coloniales1. L’amplitude de cette exploitation fait dire à Marcus Wood, dans son travail sur les représentations visuelles de l’esclavage : « Le lait noir, le lait des mères esclaves, a été volé en quantités vastes, inconnues, incalculables, alors que génération après génération, les enfants blancs “buvaient et buvaient” aux mamelons de la “Mammy” et de la Mãe Preta (son homologue brésilienne)2 ». Le recours aux nourrices racialisées comme noires dans le cadre de l’économie esclavagiste s’est développé à La Réunion en dépit des prescriptions savantes répandues en Europe stigmatisant ce qui était appelé « l’allaitement mercenaire ». En effet, en France par exemple, à partir du xviie siècle, médecins, scientifiques et philosophes prônent pour la plupart l’allaitement maternel, considérant que le lait transmet tout comme le sang les caractères physiques et moraux héréditaires. Dans la colonie qu’est La Réunion en revanche, si les Blancs nés dans l’île tendent aussi à assimiler le lait au sang, certains considèrent que la consommation du lait des nourrices noires est un gage de blancheur. Comment expliquer ce paradoxe ? Le recours des colons et de leurs descendants aux nourrices noires suscite des réactions contrastées dans le monde colonial. Il choque notamment certains observateurs français en voyage dans les colonies. Ces observateurs réprouvent d’abord la conduite sexuelle des colons : ils les jugent corrompus par les relations sexuelles qu’ils entretiennent avec leurs esclaves. Or, ils expliquent leur attraction sexuelle pour les femmes noires par les relations intimes qu’ils entretiennent avec elles dès la naissance, par l’allaitement. Par 1 Voir notamment : Cowling et al., 2017 ; Cowling et al., 2018. 2 Wood, 2013, p. 2 : « Black milk, slave mother’s milk, was stolen in vast, unknown, incalculable quantities as generation after generation of white infants “drank, and drank” from the nipples of the “Mammy” and Mãe Preta [her Brazilian counterpart] ». Myriam Paris  •  CURAPP/CNRS Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 679-683 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127465 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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exemple, le navigateur Étienne Le Gentil de la Barbinais qui séjourne quelques mois au Brésil puis à La Réunion en 1717, note : « je crois qu’élevés et nourris par ces esclaves, ils en prennent l’inclination avec le lait3 ». Ce point de vue rejoint les conceptions médicales du lait humain telles qu’elles sont développées en Europe dans la même période et selon lesquelles le lait est du sang blanchi. En France, tout comme en Espagne ou en Italie, les promoteurs de l’allaitement maternel jugent les paysannes exploitées comme nourrices immorales et affirment qu’en tétant leur lait, les enfants de l’aristocratie et de la bourgeoisie s’imprègnent de leur immoralité4. Dans les colonies, une logique raciale s’introduit dans les discours sur l’allaitement : puisque le lait transmet les caractères héréditaires, il transmet, en l’occurrence, les caractères raciaux, c’est-à-dire les qualités psychologiques et morales imputées aux « races ». Or, les femmes noires sont réputées lascives et immorales par nature. En tétant leur lait, les enfants blancs incorporeraient donc leurs vices, en particulier leur supposée immoralité sexuelle. Autrement dit, l’allaitement des enfants blancs par les nourrices noires constitue selon ce prisme une forme de métissage, et c’est à ce titre qu’il est réprouvé par certains observateurs : le recours aux nourrices noires menacerait la pureté raciale et morale du sujet blanc. Cette conception du lait humain comme vecteur des qualités morales héréditaires permet d’éclairer les observations d’autres voyageurs moins enclins à critiquer les pratiques des colons et leurs descendants. Ainsi, Dans son Voyage aux colonies orientales paru en 1822, Auguste Billiard, fonctionnaire français ayant séjourné à La Réunion entre 1817 et 1820, dresse un portrait élogieux des grands propriétaires qu’il a fréquentés et il s’applique à les défendre contre les accusations de métissage. Il juge d’abord que le recours aux nourrices noires n’est pas fréquent (ce qui est inexact), et précise ensuite que lorsque les propriétaires recourent à une nourrice esclave, celle-ci est soumise à un régime alimentaire particulier : elle est nourrie des « mets les plus délicats » provenant de la table de ses maîtres5. Selon lui, ce régime alimentaire permet de blanchir le lait et ainsi de conjurer les effets du métissage. Cette observation s’inscrit aussi dans les conceptions européennes du lait humain selon lesquelles nourriture et lait sont corrélés6. Les épices sont par exemple perçues par les observateurs européens comme altérant les qualités morales des Blancs. Pour Billiard, l’exploitation des nourrices noires, tout comme la sexualité interraciale, génère du métissage, mais le contrôle de leur régime alimentaire permet d’en conjurer les effets. L’anthropologue Laurence Pourchez indique que la même croyance s’observait à Maurice où les nourrices noires devaient manger comme les Blancs pour que leurs supposés caractères, tant physiques que moraux, ne soient pas transmis à l’enfant blanc7. Les colons et leurs descendants partagent l’anxiété raciale des observateurs français concernant l’allaitement. Cependant, à La Réunion comme au Brésil notamment, les théories qui circulent en Europe ont peu d’effets sur les pratiques dans la mesure où l’exploitation du travail d’allaitement des nourrices noires s’est largement maintenue

3 Ét. Le Gentil de la Barbinais, Nouveau voyage autour du monde, 1725, cité par Bousquet, 2009, Livre VI, p. 138. 4 Klapisch-Zuber, 1983 ; Dorlin, 2006 ; Pech, 2007 ; Arena, 2016. 5 A. Billiard, Voyage aux colonies orientales : ou lettres écrites des îles de France et de Bourbon pendant les années 1817-1820 à M. le Comte de Montalivet, Paris, Ladvocat, 1822, p. 463. 6 Dorlin, 2006, p. 156 et suivantes. 7 Pourchez, 2011, p. 54-55.

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après l’abolition de l’esclavage et jusqu’à ce que l’usage du biberon se généralise. Dans la première moitié du xxe siècle, les écrivains blancs réunionnais Marius et Ary Leblond8 entreprennent cependant de répondre aux accusations de métissage et de défendre le recours aux nourrices noires en développant une nouvelle conception de l’articulation entre race et lait. Ces écrivains sont, à La Réunion, les principaux tenants d’un courant littéraire nommé roman colonial, à la fois littéraire et politique qui consiste à défendre l’entreprise impériale française par la littérature, en plaçant au premier plan de cette entreprise ceux qu’ils appellent « les créoles », à savoir, dans leur perspective, les Blancs nés à la Réunion. Selon les Leblond, la blancheur créole se construit non pas en dépit de, mais grâce à la relation à la nourrice noire. A l’appui, de cette affirmation, ils mobilisent trois arguments. Premièrement, selon eux, la créolité ne renvoie pas seulement au fait d’être natif de l’île, mais aussi au fait d’être Blanc et, à ce titre, possesseur naturel de l’île : « des gens ont osé douter que cette île ait été créée par Dieu pour des Blancs bien que située sous les tropiques. Or, la lumière d’ici noircit moins nos peaux que celle de l’été à Nice et à Juan-les-Pins »9. La blancheur est donc le trait racial qui fait, selon une volonté divine, des sujets blancs les propriétaires de la terre. Deuxièmement, la créolité blanche est déterminée par la relation à la nourrice noire : celle-ci incarne la terre nourricière dont le sujet blanc est naturellement possesseur. Le sujet blanc se construit ainsi dans la relation d’appropriation de la terre et du corps des femmes noires. Cette relation d’appropriation est explicitement érotisée : Ce qui fait qu’on les chérit tant et qu’on embrasse comme du bon pain blanc leurs joues noires ou couleur de teinture d’iode, c’est que précisément elles ne sont jamais austères. Elles vous flattent de jolis compliments amoureux de votre peau-de-lait et de vos couleurs roses, elles sont fières de vous, elles vous appellent d’une voix d’extase “Mon z’enfant, mon z’enfant Bon Dieu”, elles vous embrassent tout le temps, elles vous bercent à tous âges, elles sont amoureuses de vous10. L’érotisation des nourrices noires s’inscrit dans la longue tradition des récits coloniaux qui figurent sous le prisme de l’appropriation sexuelle, la conquête et l’appropriation des territoires colonisés11. Cette érotisation ne renvoie pas seulement à un imaginaire sexuel : de nombreuses nénènes ont été, en pratique, exploitées pour l’apprentissage sexuel des enfants blancs. L’évocation par les Leblond de celles qui, prétendument, « vous embrassent tout le temps » est révélatrice des fantasmes associés à cette exploitation. Troisièmement, les Leblond prétendent que « les nénènes contribuent autant que les parents à la première éducation et à l’imprégnation »12. Le lait est explicitement le vecteur de cette « imprégnation » : Elles vous font téter après leurs seins les histoires dont sont gonflées leurs têtes si imaginatives, elles ont des mots qui font éclater de rire et d’autres qui font éclore les

8 Marius et Ary Leblond sont les pseudonymes de Georges Athénas et Alexandre Merlot, respectivement nés à La Réunion en 1880 et 1877. 9 Leblond, 1946, p. 48. 10 Ibid., p. 117. 11 McClintock, 1995. 12 Leblond, 1946, p. 117.

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rêves en vous évoquant d’autres Mondes. Elles gardent toute la vie sur vous le prestige nourricier de celles dont vous avez reçu le lait jamais mesuré au cours de vos enfances endolories par les fièvres importées de leur Madagascar ou de leur Hindoustan13. C’est donc par le lait que le sujet blanc prend possession du corps, mais aussi de l’imagination des nourrices noires, c’est par leur lait qu’il se créolise. En effet, par cette relation d’appropriation et de consommation du corps des femmes noires, le sujet blanc est « imprégné » des mondes non blancs. Il devient par là, contrairement au sujet blanc français, le connaisseur intime des peuples qu’il a la mission d’assujettir, donc le colonisateur par excellence. Autrement dit, par la relation à la nourrice noire, il devient par nature le véritable colonisateur, le conquérant par excellence, par opposition au sujet français non créole. Les Leblond distinguent imprégnation et métissage, car l’objectif est de maintenir le sujet créole blanc racialement pur14. Cette distinction veut précisément conjurer les maléfices du métissage. Tandis que celui-ci renvoie à une altération de la blancheur, l’imprégnation désigne le processus physique et culturel qui fait du sujet blanc créole le seul capable d’assujettir les autres peuples parce qu’il se figure comme le sujet privilégié de connaissance de leur corps et de leur imaginaire. Cette conception révèle la violence de l’appropriation et de l’exploitation du corps et du travail des femmes noires comme part constitutive du sujet blanc dans la colonie esclavagiste puis post-esclavagiste qu’est La Réunion. Si du côté des observateurs européens, l’allaitement des enfants blancs par les nourrices noires est assimilé à un métissage, pour les héritiers des esclavagistes l’appropriation du lait des femmes noires est un gage de blancheur et non de dégénérescence, parce que la blancheur se figure non seulement par la transmission de soi-disant qualités supérieures mais aussi par l’actualisation d’un rapport colonial d’appropriation. Bibliographie Fr. Arena, « La fièvre de lait et les maladies lactées. Des maladies genrées au xviiie siècle », Cahiers du Genre, 60 (2016), p. 123-144. R. Bousquet, Les esclaves et leurs maîtres à Bourbon (La Réunion), au temps de la Compagnie des Indes. 1665-1767, Puteaux, Lulu, 2009. C. Cowling, M. H. Pereira Toledo Machado, D. Paton, et Em. West, « Mothering slaves : comparative perspectives on motherhood, childlessness, and the care of children in Atlantic slave societies », in Mothering Slaves : Motherhood, Childlessness and the Care of Children in Atlantic Slave Societies Slavery & Abolition, 38/2 (2017), p. 223-231. DOI : 10.1080/0144039X.2017.1316959. ———, (dir), Mothering Slaves : Motherhood, Childlessness and the Care of Children in Atlantic Slave Societies, Special issue of Women’s History Review, 27/6 (2018). Els. Dorlin, La matrice de la race : généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, Paris, Découverte, 2006.

13 Id. 14 Sur cette distinction, voir Vergès, 1999, p. 109-110.

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Chr. Klapisch-Zuber, « Parents de sang, parents de lait : la mise en nourrice à Florence (13001530) », Annales de démographie historique (1983), p. 33-64. M.-A. Leblond, Les Îles sœurs ou Le paradis retrouvé : La Réunion-Maurice « Éden de la Mer des Indes », Paris, Alsatia, 1946. Ann McClintock, Imperial Leather : Race, Gender, and Sexuality in the Colonial Contest, New York, Routledge, 1995. S. Pech, « L’influence des nourrices sur la formation physique et morale des enfants qu’elles allaitent selon les médecins et moralistes espagnols des xvie et xviie siècles », Paedagogica Historica, 43/4 (2007), p. 493-507. L. Pourchez, Savoirs des femmes : médecine traditionnelle et nature (Maurice, Réunion, Rodrigues), UNESCO, 2011. Fr. Vergès, Monsters and Revolutionaries : Colonial Family Romance and Métissage, Durham, Duke University Press, 1999. M. Wood, Black Milk : Imagining Slavery in the Visual Cultures of Brazil and America, Oxford, Oxford University Press, 2013.

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Pascale Borrel

Jets de lait et représentation du corps dans Milk de Jeff Wall

Milk1 de Jeff Wall montre un homme assis sur le sol au pied d’un mur de brique ; il tient dans sa main droite une bouteille enveloppée d’un papier kraft d’où jaillit une gerbe blanche. Son avant-bras gauche au poing serré est plaqué sur sa jambe repliée. Le bas de son pantalon légèrement relevé laisse voir que ses pieds sont nus dans ses chaussures. Il semble regarder quelque chose situé hors-champ. Sur la gauche de l’image, un étroit passage sombre sépare le mur de brique de ce qui doit être l’entrée vitrée d’un immeuble. Un arbuste est planté au-devant ; l’herbe qui a poussé à sa base mord sur les plaques de béton qui recouvrent le sol. En intitulant sa photographie Milk, Jeff Wall semble avoir voulu amplifier le caractère énigmatique de la scène : les valeurs que l’on associe communément au lait, l’espace urbain austère et la crispation du personnage produisent une étrange combinaison que l’on peut voir comme une réflexion sur le médium photographique et comme la représentation métaphorique d’une réalité. « L’intelligence liquide » Le filet blanc qui relie la cruche et la jarre dans La laitière de Vermeer indique la régularité d’un écoulement qui traduit celle du temps domestique. Et de nombreuses œuvres utilisent cette figure pour vriller l’ordre des choses par du débordement2. Dans Milk, le lait n’est pas versé mais expulsé par une secousse brusque qui le projette en l’air. Capter cette instabilité fluide par l’instantanéité photographique c’est, pour Jeff Wall, rendre manifeste la relation que cette technique entretient avec le liquide. Dans un texte 1 Milk, 1984, ektachrome et caisson lumineux, 187 × 229 cm, exemplaire unique + une épreuve d’artiste. FRAC Champagne-Ardennes, Reims ; MoMA, New York. 2 Three Mistakes de William Wegman (1971-72, photographie) ; To Pour Milk Into A Glass de David Lamelas (1972, film 16 mm sonore, 8’) ; Alpsee de Matthias Müller (1995, film 16 mm, sonore, 15’) ; Un monde qui s’accorde à nos désirs de Boris Achour (2000, film 35 mm transféré sur support numérique, 1’37’’) : dans ces œuvres, le lait versé dans un verre excède ou loupe son contenant pour se répandre sur la table ou envahir l’espace de la maison (comme dans Alpsee). Pascale Borrel  •  Université Rennes 2 Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 685-688 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127466 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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intitulé « Photographie et intelligence liquide », il compare le rôle fondamental que l’eau a eu dans les modes de production anciens3 avec celui, circonscrit, qu’elle a dans la production d’une image. Tenue à distance de l’optique et de la mécanique de l’appareil et agissant ponctuellement dans les bains chimiques, l’eau constitue dans la photographie un « archaïsme4 » que les systèmes électroniques et digitaux ont évacué. Ce texte a été écrit en 1989, quelques années après la réalisation de Milk, à un moment où le travail de Jeff Wall s’est ouvert à la « sécheresse » des technologies numériques5. Aussi l’œuvre est-elle une représentation magnifiée du liquide ; elle en fait un élément incontrôlable, une forme lumineuse aléatoire, une « forme qu’on ne peut pas vraiment ni décrire ni caractériser, mais qui provoque de nombreuses associations d’idées6 ». Si cette gerbe de lait se réfère à la production mécanisée des images, à ses archaïsmes et ses mutations, elle peut rappeler une autre histoire, celle de l’attention que les peintres ont portée aux taches, aux nuées, aux crachats ou autres configurations fortuites afin d’imaginer des figures. Et en représentant le geste qui produit la gerbe blanche, Milk évoque également l’importance donnée à l’énergie du corps dans la peinture du milieu du xxe siècle, et l’image emblématique qu’Hans Namuth a réalisée en photographiant Jackson Pollock au travail. Scène de rue Dans Milk, la représentation du corps en action procède d’une mise en scène. Jeff Wall ne cherche pas à capter des situations au gré des circonstances, mais à organiser un espace, à y faire jouer des acteurs, à composer le sujet photographique à partir « de choses […] vues dans la rue7 ». Cette reconstitution est destinée à produire une image « presque documentaire », une image qui relève du reportage8 mais dont la valeur ne réside pas sur une prise de vue sur le vif : « La confiance en la spontanéité immédiate affaiblit l’image […]. Ce genre de photographie9 […] est condamnée à regarder le monde avec étonnement et ironie au lieu d’entreprendre sa construction10. » L’image qui résulte de cette « construction » n’atteste pas de l’existence réelle d’une scène11 ; elle traduit un état du monde. Si l’installation du personnage à même le sol, sa mise vestimentaire, l’emballage de kraft sont les signes concordants d’un type de marginalité 3 Jeff Wall évoque le lavage, le blanchissage, la dissolution, la séparation des minerais dans les premières exploitations. 4 Wall, 2001a, p. 176. 5 C’est avec The Stumbling Block qu’il a recours au montage numérique en 1991 avant de l’utiliser régulièrement par la suite. 6 Wall, 2001a, p. 175. 7 Wall, 2001c, p. 323. 8 « Il y a vingt ans, avancer la possibilité de démarquer la photographie de l’idée de reportage semblait une approche intéressante […] Au cours des douze ou quinze années qui viennent de s’écouler, j’ai compris qu’il était impossible de se défaire réellement du reportage, […]. La photographie comme technique, comme médium, est trop enracinée dans l’idée du résultat ou de l’effet de reportage pour qu’on puisse l’en dissocier. » Wall, 2006, p. 187. 9 Jeff Wall se réfère ici au travail d’Henri Cartier-Bresson. 10 Wall, 2001b, p. 66. 11 « […] je pense qu’il n’y a pas de “référent” à ces images en tant que telles. Elles ne font pas référence à une condition ou à un moment qui a besoin d’avoir existé historiquement ou socialement : elles font apparaître quelque chose de singulier pour moi. C’est la raison pour laquelle je considère mes photos comme des poèmes en prose. », Wall, 2001c, p. 323.

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sociale, cet effet de réalisme est contrebalancé par un ensemble d’artifices, l’explosion blanche en premier chef et également la tension extrême du personnage. La main crispée, le poing serré, la veine saillante sur l’avant-bras, la mâchoire contractée sont autant de « micro-gestes » que l’artiste a orchestrés à proximité du jaillissement liquide. Jeff Wall oppose ce registre gestuel au « côté cérémonieux, [à] l’énergie et [à] la volupté12 » que présente, par exemple, la peinture baroque où les corps « n’étaient pas attachés à des machines, ou remplacés par elles dans la division du travail13 ». Jeff Wall montre, lui, « les mouvements mécaniques, les réflexes, les réactions involontaires et compulsives14 » que la société industrialisée a générés. Alors que le lait jaillit sous l’action de toutes ces crispations, le personnage regarde ailleurs, vers le hors-champ droit de l’image, fixement sans véritablement voir, comme on le fait dans un état d’extrême concentration15. Ce qui semble l’occuper, c’est le fait de rassembler son énergie physique et mentale pour d’expulser ce liquide qui constitue une « expression », au sens le plus matériel, le plus trivial du terme. La gerbe La mise en scène fait voir cette explosion de lait « comme » une éjaculation. Un fluide corporel, maternel, nourricier sert à en figurer un autre qui, comme le sperme dans l’image pornographique, apparaît « totalement et explicitement détourné de toute fonction reproductive16 ». Dans Milk, ce sperme-lait n’est pas tributaire d’une relation avec un autre corps ; il est le produit d’un acte solitaire, réalisé dans la rue d’une ville nord-américaine, sous la pleine lumière du jour. On pourrait voir dans le personnage de Milk un moderne Diogène de Sinope pour qui, dit-on, la rue était le cadre de pratiques corporelles intimes. Mais si Diogène manifeste son autosuffisance sexuelle et se présente comme « l’individu isolé, le masturbateur […] [qui] rit sur la place du marché d’Athènes17 », le personnage de Jeff Wall exprime une colère sourde, une solitude subie, une « absence de liberté ». « Je sais que mes images donnent une impression d’absence de liberté. Leur sujet, c’est l’absence de liberté, aussi18. » Prendre en charge ce sujet, c’est représenter différentes formes d’aliénation sociales, c’est « laisser entrevoir la saleté et la laideur qui caractérisent la façon dont nous sommes obligés de vivre19. » Mais de cette représentation crue, l’artiste cherche à faire une situation ambiguë où se manifeste « la surface d’une vie gâchée et son contraire, la possibilité d’une autre vie, d’une vie qui émergera de la première comme 12 13 14 15

Wall, 2001d, p. 37. Id. Id. Les analyses que Michael Fried a consacrées au travail de Jeff Wall en soulignent « l’anti-théâtralité » ; le terme qui désigne le type de relation que l’œuvre établit avec le spectateur, se fonde sur « la fiction ontologique que le spectateur n’existe pas ». Fried en voit l’expression dans l’œuvre de Chardin ou de Greuze par la représentation de « personnages totalement absorbés dans ce qu’ils font, pensent ou ressentent […] », Fried, 2013, p. 40. 16 Cousinié, 2011, p. 220. 17 P. Sloderdijk, Critique de la raison cynique, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Bourgois, 1987, p. 321. 18 J. Wall, dans « Typologie, luminescence, liberté », extraits d’une conversation avec Els Barents, dans Essais et entretiens. 1984-2001, op. cit., p. 67. 19 Ibid., p. 71.

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une négation20. » Par les valeurs disparates qu’elle combine, l’éjaculation en lait est une expression exemplaire de cette ambiguïté et du devenir que celle-ci ouvre. Cette forme éclatante qui se détache sur la froide orthogonalité d’un urbanisme médiocre en révèle quelques menus détails : une maigre végétation sauvage repousse le béton, une tache liquide se dessine sous l’entrejambe du personnage, une coulée blanchâtre salit l’entrée vitrée de l’immeuble. Ces éléments qui perturbent discrètement l’ordre et la clarté ambiants semblent se faire le relais du jaillissement lacté, comme pour exprimer en sourdine « la possibilité d’une autre vie ». Bibliographie Fr. Cousinié, Esthétique des fluides. Sang, Sperme, Merde dans la peinture française du xviie siècle, Paris, le Félin, 2011. M. Fried, Pourquoi la photographie a aujourd’hui force d’art, trad. Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Hazan, 2013. P. Sloderdijk, Critique de la raison cynique (trad. Hans Hildenbrand), Paris, Bourgois, 1987. J. Wall, Entretien avec Jean-François Chevrier, Communications, 79 (2006), p. 187. ———, « Photographie et intelligence liquide », in Essais et entretiens. 1984-2001, Paris, ENSBA, 2001a, p. 175-176. ———, « Typologie, luminescence, liberté », extraits d’une conversation avec Els Barents, in Essais et entretiens. 1984-2001, Paris, ENSBA, 2001b, p. 66. ———, « Vampires et spectres » Arielle Pélenc, entretien avec Jeff Wall, in Essais et entretiens. 1984-2001, Paris, ENSBA, 2001c, p. 323. ———, « Gestus », in Essais et entretiens. 1984-2001, Paris, ENSBA, 2001d, p. 37.

20 Ibid., p. 72.

Caroline Chautems et Sophie Guerra

Des outils « naturels » pour soutenir un processus « inné » Élection d’aides à l’allaitement de sages-femmes indépendantes vaudoises

Description de la photo (Fig. 1-4) : Copettes en argent : petites coupes en argent véritable, utilisées en cas de crevasses au mamelon. La copette recouvre le mamelon et favorise la cicatrisation, avec l’aide du lait maternel qui s’y dépose. Coquillages en nacre : selon le même principe que les copettes en argent, la nacre non-traitée, mêlée au lait maternel stimule la cicatrisation des crevasses. Onguent cicatrisant : macérât de plantes allié à des huiles essentielles et végétales sélectionnées pour leurs vertus cicatrisantes, qui peut être appliqué sur le mamelon après les tétées pour soigner les crevasses. Tisane galactogène : mélange de plantes séchées biologiques qui ont la propriété de stimuler la production du lait maternel.

Lors des visites post-natales à domicile1, les sages-femmes indépendantes ont recours aux outils mentionnés ci-dessus pour soutenir l’allaitement, lorsque les mères rencontrent des difficultés (crevasses ou hypolactation). Matérialisation d’une approche de soin non-invasive et centrée sur le respect de la physiologie de la naissance, revendiquée par les sages-femmes, ces outils sont sélectionnés et pensés en opposition au modèle technocratique dominant. Ils attestent cependant d’une tension entre une lecture naturaliste du corps maternel, comprenant la lactation comme une compétence innée, et une vision constructiviste, qui se manifeste à travers tout ce qui est mis en place pour que le corps puisse accomplir l’allaitement, et qui repose principalement sur la détermination maternelle. La sélection d’outils spécifiques, en adéquation avec l’approche de soins des



1 Les visites post-partum à domicile s’adressent à toutes les femmes ayant donné naissance en Suisse. Dix à seize visites post-partum dans les 56 jours suivant l’accouchement sont prises en charge par l’assurance maladie de base (obligatoire et payante). Caroline Chautems  •  Université de Lausanne Sophie Guerra  •  Sage-femme indépendante, Maison de naissance Eden Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 689-693 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127467 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Copettes en argent_Chautems 2019.

Fig. 2. Coquillages en nacre_Chautems 2019.

Fig. 3. Onguent cicatrisant_Chautems 2019.

Fig. 4. Tisane galactogène_Chautems 2019.

sages-femmes, vise à résoudre cette tension : dans cette perspective, ce sont précisément ces outils qui permettent au « naturel » de se réaliser. Au cours du xxe siècle, l’alimentation des enfants a fait l’objet de différentes prises de position et recommandations, souvent contradictoires, par les professionnel·le·s de la santé2. Ces recommandations évolutives résultent d’une conjonction entre des facteurs scientifiques, médicaux, économiques et culturels. Elles ne peuvent donc pas être perçues comme la réflexion d’une progression linéaire allant vers une compréhension toujours meilleure des besoins infantiles. La médicalisation de la naissance et l’essor de la puériculture correspondent à l’émergence d’une « maternité scientifique », qui supplante l’autorité

2 Apple, 1987 ; Hardyment, 2007.

des outils «  n atur els  » p our soutenir un processus « inné »

des mères, fondée sur l’expérience, au profit de pratiques et gestes validés par l’autorité des expert·e·s3. Si le contenu des recommandations de bonnes pratiques concernant l’allaitement a évolué, la structure hiérarchisant les savoirs s’est pérennisée, entérinant l’idée que la mère n’est pas la personne la plus compétente pour prendre soin de son enfant, et qu’elle doit solliciter l’aide des expert·e·s. En conséquence, les mères demandent l’aide d’un·e professionnel·le pour superviser le processus de l’initiation à l’allaitement et valider leurs pratiques. La plupart des sages-femmes sont formées à mobiliser des connaissances scientifiques pour accompagner les mères allaitantes et prescrivent des outils spécifiques, ainsi que leur protocole d’utilisation. Selon cette logique, elles s’inscrivent dans une vision fragmentée et mécaniste du corps féminin, caractéristique de l’obstétrique moderne4. Le corps féminin est morcelé en secteurs (utérus, vagin, seins, etc.), dont l’activité est surveillée et contrôlée par les professionnel·le·s de la périnatalité, tandis que les ressentis sont parfois mis à distance. Cette vision se retrouve dans le discours des professionnel·le·s autour de l’allaitement, plaçant l’enfant au centre du processus, tandis que la fonction première de la « femme-machine » est de produire du lait à la demande5. Selon cette compréhension, les sages-femmes ont recours, parfois même avant la naissance, à divers outils et interventions6 visant à pallier aux défaillances – anticipées – du sein. Il peut en résulter une « hyper-médicalisation alternative » dans laquelle le corps de la femme qui allaite est stimulé et soutenu à l’aide de différents remèdes et dispositifs. La culture biomédicale dans laquelle se situent les sages-femmes indépendantes valorise l’intervention, en opposition à l’observation passive de la part des praticien·ne·s7. Dans cette perspective, les sages-femmes s’approprieraient ces outils en les prescrivant largement, afin qu’ils mettent en évidence leurs compétences propres dans l’accompagnement de la naissance et leur octroient de la crédibilité au regard des parents, de leurs paires et des autres professionnel·le·s de la santé. Dans le cadre d’un suivi global8, les sages-femmes et les femmes partagent une base de valeurs communes autour de la naissance, et des pratiques de soin. Très souvent elles se méfient des produits fabriqués par l’industrie pharmaceutique et se retrouvent autour de ces artifices supposés « naturels ». Le modèle de soin proposé par les sages-femmes s’inscrit dans le mouvement de l’accouchement « naturel », qui apparaît en Grande-Bretagne

3 Apple, 1987 ; Kukla, 2005. 4 Maffi, 2012. 5 Martin, 1987. 6 La sélection présentée ici n’est pas exhaustive. 7 Carricaburu, 2005. 8 Ce type de suivi implique la prise en charge de l’ensemble du processus de la naissance par une sage-femme indépendante : suivi de grossesse, accouchement – généralement à domicile ou en maison de naissance – et postpartum. Une faible minorité de femmes opte pour un suivi global par une sage-femme indépendante. Selon les statistiques de l’Institut des sages-femmes, mandaté par la Fédération suisse des sages-femmes, 4183 accouchements ont eu lieu sous la supervision d’une sage-femme indépendante en 2015 en Suisse (Erdin, Schmid et Pehlke-Milde, 2015), sur un total de 86916 naissances, soit 4.8% des naissances, parmi lesquelles 2,5% seulement ont eu lieu hors de l’hôpital. Les autres accouchements se sont déroulés au sein d’un hôpital ayant une salle d’accouchement mise à disposition des sages-femmes indépendantes et de leur clientèle (1418 accouchements), à la maternité – dans le cas où la sage-femme indépendante a eu l’opportunité de rester avec sa cliente (41 accouchements) ou dans un autre lieu, non-spécifié (34 accouchements).

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dans l’entre-deux guerre, et se positionne en réaction à l’interventionnisme croissant des pratiques obstétricales9. Ses adeptes mobilisent un imaginaire spécifique de la nature, perçue comme intrinsèquement bonne, par opposition au mode de vie moderne néolibéral. Les outils d’aide à l’allaitement plébiscités participent à cet imaginaire en évoquant un ailleurs temporel – les remèdes de grand-mère – ou géographique – les coquillages en nacre comme tradition scandinave – idéalisé. Du point de vue des sages-femmes, ces objets reflètent leur engagement écologique en privilégiant des matériaux naturels et biologiques et un processus de fabrication artisanal et local, inscrivant leur prise en soin dans une démarche de développement durable. Ce parti pris se situe néanmoins au sein même, et non en marge, du système économique néolibéral qu’il critique et repose notamment sur une idéologie du choix de consommation « éclairé » qui s’exprime dans l’attention portée à la sélection opérée. Conjointement, ces outils d’aides à l’allaitement répondent également à une demande des femmes, désireuses de ces soutiens matériels : perçus comme inhérents au succès de l’allaitement, ils prennent parfois une valeur de fétiche. Une tension se manifeste ainsi entre une volonté de décroissance ou « simplicité volontaire »10, souvent revendiquée par les mères qui optent pour un suivi global aspirant à une « maternité naturelle »11, et un consumérisme qui s’exprime au travers des produits ciblant spécifiquement la population qu’elles constituent. Au-delà des biens de consommation dédiés à la pratique de l’allaitement, ce modèle de parentalité implique généralement un style de vie et un mode de consommation plus coûteux par exemple en matière d’alimentation (produits biologiques) ou de choix thérapeutiques (médecines complémentaires). La mobilisation de ces ressources demande également un accès privilégié à l’information, afin d’opérer des choix de consommation « éclairés ». L’adhésion à ce modèle reste en conséquence souvent l’apanage de femmes issues d’un milieu socio-économique favorisé, renforçant la stratification sociale autour des choix de santé périnatale. Bibliographie R. D. Apple, Mothers and Medicine. A Social History of Infant Feeding 1890-1950, Londres, The University of Wisconsin Press, 1987. Chr. Bobel, The Paradox of Natural Mothering, Philadelphia, Temple University Press, 2002. D. Carricaburu, « De la gestion technique du risque à celle du travail : l’accouchement en hôpital public », Sociologie du travail, 47 (2005), p. 245-262. R. Erdin, M. Schmid, J. Pehlke-Milde, Recensement des activités des sages-femmes indépendantes de Suisse. Rapport sur le recensement 2015, Winterthur, Gesundheit Institut für Hebammen, 2015. C. Hardyment, Dream Babies : Childcare Advice from John Locke to Gina Ford, Londres, Francis Lincoln, 2007.

9 Moscucci, 2002. 10 Style de vie défendant une certaine austérité, à travers la réduction volontaire de la consommation personnelle. 11 Bobel, 2002.

des outils «  n atur els  » p our soutenir un processus « inné »

P. Kukla, Mass Hysteria. Medicine, Culture and Mother’s Bodies, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2005. Ir. Maffi, « L’accouchement est-il un évènement ? Regards croisés sur les définitions médicales et les expériences intimes des femmes en Jordanie et en Suisse », Mondes contemporains. Revue d’anthropologie culturelle et sociale, 2 (2012), p. 53-80. Em. Martin, The Woman in the Body : A Cultural Analysis of Reproduction, Boston, Beacon Press, 1987. Orn. Moscucci, « Holistic obstetrics : the origins of “natural childbirth” in Britain », Post-graduate Medical Journal, 79 (2002), p. 168-173.

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Actrices et Acteurs

Introduction

La section « Actrices et Acteurs » approfondit les subjectivations déterminées par les pratiques et les discours autour de l’allaitement. Une approche socio-historique permet de mesurer les capacités d’action (agentivité) des mères et des pères, des nourrices, des sages-femmes, des médecins, tout en considérant les différentes professions liées à la mise en place des marchés du lait des femmes. L’allaitement et ses pratiques inscrivent la maternité dans une problématique de relations entre les classes sociales, comme le montrent les logiques familiales et religieuses qui s’affirment notamment dans le choix des nourrices, qui revêt de tout temps un intérêt crucial. Dès l’Antiquité gréco-romaine, un débat s’installe sur l’importance de la formation physique et psychique que le lait d’une femme différente de la mère biologique procure à l’enfant, en modifiant les traits hérités de ses parents. L’allaitement peut même créer une parenté nourricière qui assure la promotion sociale des frères et sœurs de lait. À la fin du Moyen Âge, la mise en nourrice fait l’objet d’une attention soutenue de la part des familles. Dans les villes européennes de la fin du xviiie siècle, l’industrie des femmes « au sein mercenaire » est soumise au contrôle de l’État. En interrogeant la séparation entre les savoirs des experts et ceux des profanes, il est possible d’observer la constitution de hiérarchies qui se sont imposées à un moment donné, comme par exemple la promotion, sous couvert de neutralité et d’objectivité, de compétences scientifiques sur l’allaitement et la santé de l’enfant. Des figures mythologiques et légendaires – déesses, saints, animaux providentiels –, méritent aussi attention. Les textes et les images qui rappellent l’enfance des héros antiques ou des saints chrétiens reviennent avec insistance sur des situations de crise. Abandons et expositions, enlèvements, agressions par des animaux sauvages, accouchements et allaitements en situation précaire, menaces ou risques d’infanticide thématisent la vulnérabilité inhérente à la situation des nourrissons et des parturientes. Ils figurent, voire transfigurent, les angoisses liées aux enjeux de la reproduction humaine en leur donnant forme de récits. Les inquiétudes tant des nourrices, que des parents s’y reflètent, aussi bien que les processus de négociation qui, depuis l’Antiquité, tendent à inscrire le pouvoir nourricier de la lactation dans le cadre d’une hiérarchie patriarcale de genre. Dans cette perspective l’allaitement participe en bonne partie à la construction d’un « masculin paternel » dans le cadre occidental et colonial.

Youri Volokhine, Gabriella Pironti, Vinciane Pirenne-Delforge et F rancesca Prescendi

Déesses allaitantes dans l’Antiquité Regards croisés entre l’Égypte, la Grèce et Rome Introduction Soulignons d’emblée que les « déesses allaitantes » ne forment pas une catégorie à proprement parler, ainsi que le montrera rapidement la confrontation des trois aires culturelles que cet article met en regard. Il a néanmoins paru intéressant de se pencher sur ces cas de déesses qui donnent le sein, afin de sortir du face-à-face généralement opéré, à ce sujet, entre Isis et la Vierge Marie. C’est donc à élargir cette pseudo-catégorie à d’autres divinités des polythéismes antiques (Grèce, Égypte, Rome) que nous nous sommes attachés. En faisant cette expérience scientifique, nous sommes bien conscients d’avoir laissé de côté des cultures qui pourraient constituer des comparables intéressants, comme le monde gaulois, où existe une Dea Nutrix1, c’est-à-dire une déesse représentée alors qu’elle allaite deux enfants. Nous sommes aussi conscients d’avoir séparé parfois de manière arbitraire le domaine de l’allaitement d’autres domaines qui lui sont reliés, comme celui de la santé illustré par des ex-voto anatomiques offerts souvent aux mêmes divinités. Ces choix ont été nécessaires pour circonscrire le sujet et croiser les regards dans l’espace à disposition. Ces premiers regards croisés constituent moins la fin que le début d’une exploration et ils pourront ouvrir la piste à des réflexions comparatistes plus structurées dans l’avenir.



* Sauf indication contraire, tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et traduction de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris. 1 Cf. V. Dasen, « Mères, nourrices et parenté nourricière », dans ce volume. Youri Volokhine  •  Université de Genève Gabriella Pironti  •  EPHE, PSL – Centre ANHIMA (Paris) Vinciane Pirenne-Delforge  •  Collège de France (Paris) Francesca Prescendi  •  EPHE, PSL (Paris) et Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 699-720 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127468 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Youri Volokhine Égypte ancienne

L’allaitement représente par excellence l’image de la transmission et de l’entretien de la vie selon les conceptions de l’Égypte ancienne, qui accordent au lait un rôle fondamental, lié à la constitution du corps de l’enfant : il achève d’agréger les parties molles, les chairs, les viscères, bref il permet à l’être de se bâtir2. Dans la sphère divine et dans l’interaction de celle-ci avec le monde des hommes, le lait joue un rôle tout aussi important3. Le motif de l’allaitement constitue dès les époques les plus anciennes un thème prisé4. On propose ici d’en évoquer quelques aspects. Le roi allaité

L’iconographie divine accorde une importance particulière à un motif décliné sur nombre de supports et attesté dès l’Ancien Empire : une déesse allaitant le roi. Les déesses qui y président sont d’abord celles qui témoignent de la fonction maternelle : Isis, la mère divine par excellence, Nephthys, qui en est très proche, et bien entendu toutes les déesses vaches, comme Hathor, Hésat, ou encore la déesse du ciel Nout. Ensuite, des entités lionnes, farouches et puissantes, comme Sekhmet, font aussi don de leur lait au roi. Enfin, ce sont aussi des divinités protectrices qui accordent le don lacté au souverain . La logique égyptienne ne se préoccupe clairement pas de confier l’allaitement uniquement à des déesses thériomorphes mammifères. En effet, dès les Textes des Pyramides, l’allaitement divin est évoqué dans des formules liées à la renaissance symbolique du roi : « Serqet a étendu les bras vers ce Pépy, elle a passé son sein sur la bouche de ce Pépy »5. L’entité divine mentionnée ici pourrait sembler étonnante comme nourrice, car il s’agit de Serqet, qui se manifeste sous la forme d’une nèpe aquatique (ou d’un scorpion). Dans l’iconographie, le premier exemple connu d’un allaitement divin prodigué envers le roi est attesté par un bloc du temple de Niouserrê, montrant le roi allaité par une déesse lionne6. Dès la xie dynastie, le motif du roi buvant le lait à la mamelle d’une déesse vache est largement diffusé. Entre les pattes de la vache, le roi tète comme le ferait un petit veau : ainsi est représenté le roi Montouhotep II (xie dynastie)7, et surtout le roi Amenhotep II (xviiie dynastie), dans une statue impressionnante découverte dans le sanctuaire rupestre de la déesse Hathor à Deir el-Bahari, dans la montagne thébaine8. Une montagne où règne Hathor, qui y reçoit un sanctuaire construit par la reine Hatchepsout (xviiie dynastie). Là, l’allaitement divin est un motif récurrent gravé sur les parois de pierre. Des textes soutiennent l’iconographie et nous apprennent que le don du lait représente un don de



2 Voir mon article précédent sur le thème de l’allaitement, qui partage certaines thématiques avec la présente contribution : Volokhine, 2017, p. 83-90. 3 Voir l’étude très complète de Jean et Loyrette, 2010. 4 Rigault, 2013, p. 96-101. 5 Pyr. § 1427 c-d ; cf. Leclant, 1951, p. 123-127. 6 Berlin, Ägyptisches Museum, inv.17911. 7 Hanovre, Kestner Museum, inv.1935.200.82. 8 Bietak, 2012, ici p. 137-138.

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vie. Le lait « fait venir à l’existence » le corps de la reine Hatchepsout9. Le motif est aussi fréquemment convoqué dans le cadre des célébrations et évocations liées au couronnement du roi : les nombreuses scènes montrant le roi couronné et allaité, protégé par une déesse bienveillante lui tendant le sein, s’inscrivent dans l’idée de la naissance symbolique du souverain intronisé dans sa fonction (Fig. 1)10. Dans le cadre de ses évocations symboliques le roi, tout adulte qu’il soit, est donc conçu comme un petit enfant au sein des différentes déesses qui jouent le rôle d’entités allaitantes (Isis, Hathor, Anouket, etc.). Le discours qui accompagne ces scènes insiste sur la transmission du pouvoir ; ainsi, par exemple, dans le temple de Ramsès II de Beit el-Wali (Nubie), on peut lire : « je suis ta mère, Anouket, la maîtresse d’Eléphantine, je (te) nourris (renen)11 dans mon giron (qen) pour (que tu sois) roi des Deux Terres, Maître des Deux Terres, Ouser-Maât-Rê »12. Ce type de formulation est courant dans ce cadre. Enfin, on peut aussi remarquer l’importance de la place de la nourrice (ménat en ancien égyptien) dans la vie sociale et particulièrement dans le domaine palatial13. Certaines ont bénéficié de privilèges particuliers, notamment de tombes dignes de personnages princiers14. On notera que le titre de « nourricier » (ména, etc.) s’applique aussi notamment à la cour à des personnages qui ont en charge l’instruction du roi15. Neith et ses crocodiles

Un cas particulier de l’iconographie de l’allaitement divin est offert par des représentations de la déesse Neith anthropomorphe allaitant non pas le roi mais deux crocodiles, accrochés respectivement à ses seins, en petite faience (Fig. 2) ou en pierre comme le « torse de Naples »16. Les deux petits crocodiles représentent sûrement les dieux enfants de Neith, soit Chou et Tefnout, le premier couple cosmogonique issu d’une Neith démiurgique, soit le dieu Senouy, dont le nom sous forme d’un duel apparent peut se comprendre comme « Les Deux Frères », entité père du saurien Sobek, lui-même qualifié de « fils de Neith ». Si l’on s’arrête sur cette iconographie, qui s’inscrit dans la même symbolique que les autres cas discutés jusqu’ici, c’est parce que l’histoire de la réception occidentale de cette image mérite quelques lignes. Il se trouve que dans l’iconographie médiévale, le motif des reptiles mordant les seins d’une femme passe notamment pour une représentation de la luxure, comme c’est le cas, par exemple, dans une scène attestée dans les reliefs de l’octogone de Montmorillon (Vienne), la chapelle funéraire de l’ordre des Hospitaliers (xiie-xiiie s.). Mais, au début du xixe siècle, dans le regard d’Alexandre Lenoir, jeune disciple de l’érudit Charles-François Dupuis, chargé de la conservation des monuments de France et pénétré des idées de son maître à propos de la « religion universelle », l’image signifie 9 Beaux, 2012. 10 L’idée est proposée par Leclant, 1961, ici p. 263-264. On trouvera dans cet article la mention de toute une série d’attestations du roi allaité par une divinité dans le cadre des cérémonies régaliennes. 11 Le verbe renen qui signifie « nourrir » est déterminé ici par le signe hiéroglyphique d’une déesse portant l’enfant royal sur les genoux. 12 Roeder, 1938, p. 113. Leclant, 1961, p. 265. 13 Spieser, 2012, p. 19-39 ; Kasparian, 2007, p. 109-126 ; Maruéjol, 1983, p. 311-319. 14 Zivie, 2009 ; Nelson, 2006, p. 115-129. 15 Kasparian, 2007, p. 111 et note 16 avec références sur cette question ; cf. aussi p. 123 pour le sens de « tuteur » que ce terme prend dans le vocabulaire de la parenté. 16 Cf. El Sayed, 1982, p. 469-470. Voir aussi le catalogue établi par Thiers, 2015, p. 312, n. 59.

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Fig. 1. Peinture murale de la tombe de Kenamon (Tombe Thébaine n°162, Louqsor), règne d’Amenhotep III (c. 1390-1352 av. J.-C.), in situ. D’après Norman de Garis Davies, The Tomb of ḲenAmūn at Thebes, II, New York, The Metropolitan Museum of Art Egyptian Expedition, 1930, pl. IX, a.

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tout autre chose17. C’est, pour lui, une « Isis nourricière ». Lecteur d’Apulée, chez qui il trouve l’idée qu’Isis est « accompagnée de deux serpents », il reconnaît dans le relief médiéval la figuration d’une Isis « nourrice de deux serpents », comparable à ces reliefs de bronze « de la déesse Isis allaitant deux crocodiles, l’emblème de l’hiver et de l’intumescence du Nil », image de la déesse Nature qui renferme encore dans son sein « les sucs nourriciers propres à substanter tous les êtres »18. Si Lenoir, trouvant des filiations là où il n’y en a pas, se méprend sur la signification de l’image médiévale, en revanche, il n’est pas loin d’interpréter correctement l’image égyptienne, culture dont sa connaissance, qui précède le déchiffrement des hiéroglyphes, est pourtant encore toute spéculative. En effet, c’est bien de la transmission de la vie par le vecteur du lait qu’il s’agit ! Isis lactans

Au cours du premier millénaire avant notre ère, il se produit une nouveauté dans l’iconographie de l’allaitement, et peutêtre également dans la valeur symbolique Fig. 2. Faience (H. 9, 4 cm), Basse Époque (vieconférée au motif. L’antique iconographie de e iv s. av. J.-C.). Munich, Staatliche Sammlung la déesse vache allaitant le roi, concrétisant für Ägyptische Kunst ÄS 2925. Photo Vassil, la transmission de la vie, cède la place disponible sur Wikimedia Commons (CC0 1.0 Universal Public Domain Dedication) à une image nouvelle, celle de la déesse https ://commons.wikimedia.org/ Isis assise sur son trône, tenant sur ses wiki/File :Goddess_Neith_suckling_ genoux l’enfant Horus et lui présentant son crocodiles_M%C3%BCnchen_25102016_1.jpg sein (Fig. 3)19. Cette figure du jeune dieu Horus-Her-pa-chered « Horus-l’enfant » (Harpocrate) – est relativement récente : elle n’émerge en effet qu’à la fin du Nouvel Empire, et va connaître un très grand succès jusqu’à l’époque gréco-romaine20. Harpocrate va alors s’imposer comme une figure clé de la famille isiaque. Dans la coroplathie, l’image du bambin tenant un petit pot à la main renvoie à la bouillie de farine et de lentilles dont 17 18 19 20

Baltrušaitis, 1985, p. 35-36. Lenoir, 1809, p. 100. Müller, 1963, p. 7-38. Sandri, 2006.

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on nourrissait les petits enfants21. C’est une figure protectrice de l’enfance et de la mère. Le jeune dieu apparaît sur nombre d’objets en terre-cuite. Dans la statuaire, il est représenté sur les genoux de sa mère ; on peut désigner ces statues sous le nom désormais canonique d’Isis lactans22. Cette Isis allaitante est bien présente dans les temples tardifs et tout particulièrement dans les édifices nommés traditionnellement « mammisi » qui sont consacrés à la naissance du dieu-enfant, l’héritier divin et royal. On y célèbre plus que jamais les pouvoirs bienfaisants du lait, fluide de vie permettant à l’enfant divin de croître23. Transmission de la vie, transmission du pouvoir – l’enfant est l’héritier, la promesse de la continuité du pouvoir régalien –, sont associés ici avec la douce image de la maternité. La mère assise avec son bébé sur les genoux, l’image qui s’est donc imposée, véhicule peut-être une charge émotionnelle plus considérable encore que l’antique image du roi allaité par toutes sortes d’entités animales. Les liens entre cette iconographie florissante de la mère divine à l’enfant et le motif chrétien de la vierge allaitant Jésus n’ont pas manqué de susciter l’intérêt. Les Fig. 3. Bronze et incrustations en relations entre Marie et les divinités mères argent (55 × 15 × 23,5 cm), Basse Époque du monde gréco-romain constituent un (680-640 av. J.-C.). Baltimore, The Walters Art Museum 54416. Photo Wikimedia Commons (CCdossier demandant de la prudence24. Dans BY-SA 3.0).https ://fr.wikipedia.org/wiki/ le domaine égyptien, on peut observer que Fichier :Egyptian_-_Isis_with_Horus_the_Child_-_ les plus anciens témoignages d’art copte Walters_54416_-_Three_Quarter_Right.jpg attestant du motif datent du viie siècle25 ; on a relevé que leur inspiration pouvait conduire vers l’art « païen » gréco-égyptien. La présence du motif du lait vivifiant dans la littérature chrétienne d’Égypte ne peut être totalement mise à l’écart d’une influence provenant du motif pharaonique, très vivace à l’époque romaine encore ; mais les conceptions chrétiennes et pharaoniques du lait sont différentes26. Le piège serait également de supposer de manière

21 Malaise, 1991, p. 219-232. 22 Tran Tam Tinh, 1973. 23 Cf. toujours l’ancienne publication de Daumas, 1958 ; Tran Tam Tinh, 1973, p. 4-7. 24 Borgeaud, 1996, p. 169-183. 25 Langener, 1996 ; Tran Tam Tinh, 1973, p. 43-49 ; Higgins, 2012, p. 71-90. 26 Bolman, 2005, p. 13-22.

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simpliste que l’on passe du culte d’une « grande Déesse (païenne) » au « culte de Marie ». On restera circonspect sur cette question, sans adopter de position tranchée. Seins et douceurs végétales

La pensée égyptienne établit un lien signifiant entre le lait et des substances végétales, idée soutenue par l’équivalence posée souvent entre les seins féminins et certains fruits27. Les fruits de plusieurs arbres sont symboliquement comparés aux seins des déesses maternelles28 : notamment les fruits du sycomore. Le sycomore est associé à plusieurs déesses nourrices : Nout, Hathor, Isis, etc. Les représentations montrent cette étonnante « déesse-arbre » dont le corps émerge du feuillage et du tronc, prodiguant toutes sortes de réconforts aux défunts, dont l’ombre fraîche et la douceur de ses fruits. Une image particulièrement frappante représente Isis, sous forme d’arbre anthropomorphisé ; un bras sort du tronc et tend un sein maternel dont se saisit Thoutmosis III, dans une scène de sa tombe de la Vallée des Rois29 ; une courte inscription précise « il tète sa mère Isis ». Cette entité-arbre, maternelle et bienfaisante, réconforte le défunt dans l’Au-delà, et simultanément, comme on le lit par exemple dans la tombe thébaine de Kenamon (TT 162) lui promet une renaissance céleste : Je suis Nout, l’élevée, la grande dans l’horizon, je suis venue auprès de toi afin que je prenne soin de ton visage, (ô toi) le directeur des troupeaux [d’Amon, Kenamon], (tandis que) tu (te tiens) sous moi, et que tu te rafraîchis sous mes branchages. Puisses-tu être satisfait par mes offrandes ! Puisses-tu vivre de mon pain et boire ma bière ! Je fais (en sorte) que tu t’allaites de mon lait, que tu vives et te nourrisses de mes deux seins – car la joie et la santé sont en eux, et entrent en toi en vie et force, comme je l’ai fait pour mon fils aîné (= Osiris). Je lave ton visage à l’aube avec toute bonne chose. Alors vient pour toi Hâpy, portant les offrandes pour le trône de Celui-au-cœur-las (= Osiris), et l’on t’amène des milliers de choses dans ta demeure d’éternité. Ta mère te procure la vie ; elle te place à l’intérieur de son ventre par lequel elle te conçoit. L’étoile de Réret (la Truie) te reçoit dans ses deux bras comme son enfant, et les planètes te bercent […]30. On notera aussi que la mère de Kenamon fut elle-même nourrice d’Amenhotep II, célébrée à ce titre dans la tombe ; on ne saurait affirmer que cette fierté familiale a orienté dans le choix de ce bel hymne à la vertu maternelle, mais cela n’est pas impossible. Quelques éléments de théologie et physiologie lactées On a rappelé dans quelle mesure le lait est un fluide source de vie dans les conceptions égyptiennes. Dans la genèse du corps, sa tâche consiste à poursuivre l’agrégation des parties molles, qui selon la physiologie égyptienne de l’hérédité sont conçues comme un héritage

27 Spieser, 2014. 28 Erroux-Morfin, 2009, p. 125-135 ; Jean et Loyrette, 2010, p. 79-98. 29 Vallée des rois, tombe no 34. Cf. par exemple, Hornung, Loeben et Wiese, 2005, p. 44, p. 176-177. 30 de Garis Davies, 1930, p. 46 et pl. XLV-XLVI ; Spieser, 2012, p. 39. Sur la déesse arbre, cf. Billing, 2002.

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maternel ; le père transmet quant à lui les éléments solides31. Le discours sur le lait doit être placé dans le cadre général des théories égyptiennes sur les fluides corporels. Ceux-ci sont susceptibles d’avoir des valences différentes selon les contextes. Le lait est un aliment nourrissant mais fragile qui, s’il n’est pas consommé rapidement, doit être transformé32. Si les Égyptiens savaient faire cuire le lait33, le faire cailler, il semble pourtant que l’on ne connaisse aucun mot pour le fromage34 ; on utilise le lait en cuisine et surtout en pâtisserie. Dans la vie religieuse, le lait joue un rôle considérable : il est mentionné parmi les boissons dont le défunt souhaite bénéficier dans l’au-delà, avec l’eau fraîche, le vin ou la bière. Mais surtout, il représente une offrande divine de choix35. La symbolique qui l’entoure n’est pas alambiquée : le lait signale l’enfance, la croissance, la protection de la vie et toute divinité ou entité envisagée en rapport avec le lait s’inscrit dans le processus de (re)naissance qui illustre sa vitalité triomphante. S’il est parfaitement adapté pour l’enfant Horus, c’est aussi un liquide grandement apprécié par Osiris. Un décret gravé dans le temple de Philae, au sud de l’Égypte, en lien avec le fameux abaton36 consacré au dieu Osiris sur l’île voisine de Bigeh37, lieu sacré dont l’accès était restreint, « l’île pure, le saint territoire d’or d’Osiris et de sa sœur Isis », mentionne l’offrande lactée : On ne permettra pas que le lait fasse défaut à cette butte de l’arbre-mentè ni à (ce) temple où Osiris est inhumé. On disposera 365 tables à libations autour de ce territoire, sur lesquelles seront posées des palmes. On ne permettra pas que les libations y fassent défaut, ni que de l’eau y fasse jamais défaut38. Diodore de Sicile mentionne de même : « tous les jours les prêtres préposés à ces tâches les emplissent de lait et chantent des thrènes en invoquant le nom des dieux »39. Ces 365 « grandes tables d’offrandes » sont spécifiques au culte osirien, et renvoient à autant de formes prises par ce dieu, accompagnatrices de l’année toute entière. Autour des déesses vaches se dessinent les contours d’une mythologie du lait, célébrant ses qualités vivifiantes. Ainsi, le lait de la déesse vache Hésat guérit les chairs du dieu écorché Nemty : le papyrus Jumilhac révèle que cette déesse « fit de nouveau jaillir son lait pour lui, afin de renouveler sa naissance, et elle fit monter le lait au bout de ses seins, et elle les dirigea vers sa peau, en cet endroit, en y faisant couler le lait »40. Ici, le lait n’est plus seulement un breuvage, mais devient un fluide opérant magiquement la guérison des chairs martyrisées du dieu. Le discours égyptien sur le lait affirme de manière constante que celui-ci construit le corps ; c’est un fluide générateur de vie, donc volontiers régénérateur lorsque sa présence

31 Volokhine, 2017, p. 87-88. 32 Guglielmi, 1982 ; Darby, Ghalioungui et Grivetti, 1977, p. 760-772. Cf. également Lefèbvre, 1960, p. 59-65. 33 Sinouhé B91. 34 Guglielmi, 1980. 35 Labrique, 1991, p. 205-212, spécialement p. 209. 36 En grec, « lieu où l’on ne doit pas marcher », voir note suivante. 37 Cette île proche de Philae était consacrée à Osiris, qui passait pour y avoir sa tombe. Le lieu était lié à des interdits stricts. 38 Coulon, 2008, ici p. 80. 39 Diodore de Sicile, 1, 22 (trad. M. Casevitz). Coulon, 2008, p. 80. 40 Vandier, 1961, p. 124.

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est convoquée. De proche en proche, sa présence bénéfique sert toujours à souligner un discours sur la croissance et le maintien de la vie. S’il est mentionné comme fluide au pouvoir régénérateur dès les Textes des Pyramides, il faut attendre la xviiie dynastie pour que le lait devienne en lui-même une entité divine personnifiée, d’ailleurs masculine. Ce dieu « Lait » (Iati) figure dès lors dans le contexte particulier de « l’allaitement royal » et se montre portant sur sa tête une cruche à lait. Mais cette entité divine, ce principe lacté personnifié, demeure néanmoins assez spécialisée et en dehors du contexte de « l’allaitement royal » elle n’est pas mentionnée. Il existe également d’autres dieux liés à la richesse laitière ; des dieux vachers veillent sur les offrandes de lait, comme le dieu laitier et vacher Tjeni, ou encore certaines formes d’Anubis bouvier41. Ainsi, le monde du lait n’est pas entièrement assumé par des entités féminines, même si celles-ci le dominent. Gabriella Pironti et Vinciane Pirenne-Delforge Déesses allaitantes dans le monde grec

Le lait divin ne coule que très rarement dans les récits des Grecs, où les déesses sont quelques fois nourrices, au sens propre et au sens large, mais presque jamais allaitantes stricto sensu. Si Hermès, dans l’hymne homérique en son honneur, se défend face à Apollon en évoquant son statut d’enfant qui aime le sommeil et le lait de sa mère42, cette mention rapide d’un allaitement divin ne peut faire oublier l’absence quasi totale de scènes où les déesses allaiteraient leurs nourrissons ou donneraient le sein aux nouveau-nés humains. L’évocation du thème de l’allaitement dans les récits impliquant les dieux se présente parfois sous la forme d’un contraste ou d’une quasi-négation : concernant Apollon qui vient tout juste de naître, l’auteur de l’hymne homérique qui le chante précise que l’enfant divin n’est pas allaité par sa mère (qui pourtant aurait pu lui offrir un lait divin), mais que la déesse Thémis de ses propres mains lui donne ces nourritures propres aux immortels que sont le nectar et l’ambroisie43. Quand Déméter déguisée en femme mortelle, dans l’hymne homérique qui lui est destiné, accepte de devenir la nourrice du petit Démophon, il est dit que ce dernier grandit comme un être divin « sans prendre le sein ni aucune nourriture », puisque sa divine nourrice « le frottait avec de l’ambroisie, comme s’il fût né d’un dieu, et soufflait doucement sur lui en le tenant sur son cœur »44. Un décalage se laisse ainsi deviner entre les nouveau-nés humains, qui sont nourris au sein, et les enfants divins qu’une trophie spécifique installe dans leur statut d’Olympiens à travers les éléments caractérisant le régime pas tout à fait alimentaire des immortels. Si le processus d’immortalisation du petit Démophon n’aboutit pas, c’est d’ailleurs à la suite d’une intervention de sa mère mortelle qui reste effrayée en découvrant les pratiques mises en œuvre par la nourrice divine : l’échec de la procédure qui rend Démophon à la

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Quaegebeur, 1977, p. 119-130. HhomHermès, 266-268. HhomApollon, 123-125. HhomDéméter, 235-241 (trad. J. Humbert, CUF). Sur la « maternité », réelle et symbolique, de Déméter, voir Pirenne-Delforge, 2008 et 2010, spéc. p. 687-689.

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fois à sa mère, à une nourriture humaine et à un statut mortel, témoigne a contrario du fait que la trophie divine connaît des pratiques bien à elle et semble faire l’économie de l’allaitement. En opposant, dans l’Iliade, le statut d’Achille et celui d’Hector, Héra signale que ce dernier a tété le sein d’une femme mortelle, alors que le héros achéen est le fils d’une déesse qu’elle a elle-même élevée et donnée en mariage45. Il n’est sans doute pas fortuit que la reine de l’Olympe recoure à l’image de l’allaitement pour établir l’infériorité d’Hector face à Achille, en l’inscrivant ainsi dans le registre de la trophie humaine. Au lait mortel qui a nourri le prince troyen Héra n’oppose toutefois pas le régime alimentaire d’Achille enfant46, mais bien la divinité de la mère du héros achéen et le fait que l’épouse de Zeus s’est personnellement chargée d’élever Thétis. Le déplacement sur la figure maternelle est sans doute un moyen de creuser encore davantage l’écart entre les deux adversaires. Dans l’opposition quelque peu décalée qu’Héra construit, l’humanité pleine et entière d’Hector est exprimée, à travers l’image concrète du sein qu’il a tété, par la nourriture mortelle qu’il a absorbée dans sa petite-enfance, alors que, de l’autre côté, la première dame de l’Olympe fait rejaillir sur Achille le statut divin de Thétis et la trophie exceptionnelle dont elle a bénéficié : la formulation choisie implique, certes, que les dieux sont élevés autrement que les mortels, mais elle semble suggérer aussi, de manière implicite, un lien entre l’allaitement et le statut de l’enfant ainsi nourri47. Ce lien, dont les paroles de l’Héra homérique suggèrent qu’il détermine le statut mortel d’Hector, fournit la clé pour interpréter un récit exceptionnel où le lait divin coule enfin et marque à tout jamais la face du monde. Cette tradition narrative est attestée pour la première fois à l’époque hellénistique dans les Catastérismes d’Ératosthène qui l’exploite pour expliquer, dans une perspective étiologique, la genèse de la Voie Lactée : le dieu Hermès fait en sorte qu’Héra allaite le petit Heraclès, de manière à ouvrir pour ce dernier les portes de l’Olympe, puisque « il n’était pas permis aux fils de Zeus d’avoir part aux honneurs du ciel, s’ils n’avaient pas tété le sein d’Héra »48. Et c’est précisément du surplus de lait divin qui s’écoule quand la déesse éloigne le nourrisson de son sein que serait née le Galaxias kuklos, à savoir le cercle étoilé couleur de lait qui resplendit dans le ciel nocturne. Face à la quasi-absence de déesses allaitantes dans les récits grecs, l’existence de cette tradition et le choix d’associer l’allaitement divin à une déesse comme Héra en deviennent particulièrement révélateurs. Comment se fait-il que ce soit précisément l’épouse de Zeus, une divinité si peu maternelle, qui soit figurée donnant son lait à un nourrisson, qui plus est à Héraclès, le fils humain que Zeus a reçu d’Alcmène et qu’Héra persécutera tout au long de sa carrière héroïque49 ? Les attestations les plus anciennes de l’allaitement du héros par Héra sont iconographiques et remontent au milieu du ive siècle avant notre ère. Sur un lécythe apulien à figures rouges (Fig. 4)50, on voit Héra assise en train d’allaiter un jeune enfant, qui n’est 45 Homère, Iliade, 24, 55-66. 46 Ailleurs dans le poème, Iliade, 18, 436-438, Thétis évoque la trophie d’Achille de manière générique, en disant l’avoir élevé, sans faire aucune référence spécifique au régime alimentaire de son enfant. 47 Sur ce passage, voir Pirenne-Delforge et Pironti, 2016, p. 79-80. 48 Ératosthène, Catastérismes, 44. Sur la Voie lactée, voir V. Pirenne-Delforge et G. Pironti dans ce volume. 49 Les réflexions qui suivent se fondent sur Pirenne-Delforge et Pironti, 2016, p. 270-277, 294-295, où l’on trouvera l’ensemble de la démonstration. 50 LIMC V (1990), no 3344 ( J. Boardman et al.).

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Fig. 4. Lécythe apulien d’Anzi, milieu ive s. av. J.-C. Londres, British Museum F107. Dessin d’après Renard 1964, fig. 6.

Fig. 5. Miroir étrusque en bronze, milieu ive s. av. J.-C. Bologne, Museo Civico 1075. Dessin d’après Renard 1964, fig. 1.

Fig. 6. Miroir étrusque en bronze, de Volterra, environ 300 av. J.-C. Florence, Museo Archeologico 72740. Dessin d’après Renard 1964, fig. 3.

toutefois pas un nouveau-né puisqu’il se tient debout contre la déesse. D’autres figures féminines encadrent la scène, dont Athéna reconnaissable à son égide et qui tend à Héra une fleur de lys, la blanche fleur qui serait née du lait d’Héra tout comme la Voie Lactée au moment de l’allaitement du héros51. Héraclès n’est pas explicitement identifié sur ce vase, mais le parallèle offert par des miroirs étrusques contemporains permet de l’y reconnaître. Comme l’indiquent des inscriptions, la déesse Uni y allaite Herclé, c’est-à-dire l’interpretatio etrusca d’Héra et d’Héraclès. Herclé/Héraclès est un adolescent imberbe sur trois miroirs, tandis qu’un quatrième le représente comme un adulte barbu (Fig. 5 et Fig. 6)52. Enfin, un cratère falisque de la même période offre l’image d’un Héraclès adolescent, identifiable à sa massue, qui se nourrit au sein d’Héra53. Quant aux textes, outre l’étiologie de la Voie lactée, le motif de l’allaitement y est quelques fois attesté. Dans un développement biographique sur Héraclès, Diodore de 51 Selon une tradition transmise par les Geoponica, 11, 19. 52 LIMC V (1990) nos 402, 402a, 403, 404 (Sh. J. Schwartz). 53 Ibid., no 401. Voir Pirenne-Delforge, 2010, p. 691-695.

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Sicile54 explique qu’Alcmène, sa mère, aurait exposé l’enfant par crainte d’Héra, en un lieu où celle-ci, accompagnée d’Athéna, l’aurait trouvé. Ignorant à qui elle avait affaire, Héra l’aurait allaité. Le contexte thébain de la naissance du héros justifie sans doute qu’un lieu dans la cité ait été associé à cet événement et montré aux visiteurs55. Selon un autre passage de Diodore, Zeus aurait persuadé Héra de mimer l’accouchement d’Héraclès pour lui conférer toute sa légitimité et lui permettre d’intégrer enfin la famille olympienne56. Que ce soit en début ou en fin de parcours, une sorte d’adoption symbolique par Héra s’avère être une étape essentielle pour que ce héros fils de Zeus puisse réaliser l’exploit extraordinaire d’accéder à un statut pleinement divin. La réconciliation entre Héra et Héraclès fait partie intégrante de la tradition dès l’époque archaïque, où elle est exprimée par le mariage du héros avec Hébé, l’immortelle « Jouvence » issue du couple souverain57. Ce mariage, qui sanctionne son entrée dans le cercle restreint des Olympiens, est solidaire de la bienveillance qu’Héra finit par accorder au fils de Zeus et d’Alcmène, une fois qu’il a surmonté toutes les épreuves auxquelles la reine divine l’a soumis. Dans l’histoire d’Héraclès, Héra joue donc un rôle bien plus complexe et signifiant que celui de l’épouse de Zeus qui persécute par jalousie le fils bâtard de son divin époux. La reine olympienne agit envers lui en tant qu’instance de probation, telle une sorte de nourrice obscure et comme inversée qui façonne l’objet de ses soins à travers les embûches qu’elle place sur son chemin, en le poussant ainsi à développer toutes ses potentialités et même à se dépasser. Pour comprendre le sens de la relation privilégiée qui lie Héraclès à Héra dans toute la tradition antique, il faut prendre en compte l’issue heureuse du parcours qui conduit le fils mortel de Zeus à accéder au statut divin, et la bienveillance qu’Héra finit par lui accorder. C’est à la lumière de cette relation, et de la puissance de légitimation qu’Héra peut mobiliser, que le thème de l’allaitement d’Héraclès enfant par la déesse trouve sa pleine signification. Au destin extraordinaire du héros fils de Zeus, qui accède au statut d’immortel tout en ayant été accouché par une femme mortelle, s’accorde la scène tout aussi extraordinaire d’une déesse – et quelle déesse ! – qui le nourrit à son sein. La même Héra qu’on a vu établir, dans les vers d’Homère, un lien entre le lait d’une femme mortelle et le statut de l’enfant, en lui opposant l’altérité d’une trophie divine, donne son lait immortel à un enfant qui, le moment venu, changera de statut et deviendra un dieu, en obtenant immortalité et jeunesse éternelle. L’exceptionnalité du destin d’Héraclès apparaît pleine et entière dans cette tradition qui l’anticipe au temps de sa petite-enfance, tout en l’inscrivant dans le registre du nourrissage. Quand on sait que pour les Grecs le lait physiologique est à la femme ce que le sperme est à l’homme, et qu’une transmission de caractères et de qualités peut s’associer à la nourriture lactée de l’enfant58, il devient possible de faire un pas de plus dans l’interprétation du thème

54 Diodore de Sicile, 4, 9, 6-7. 55 Pausanias, 9, 25, 2. Selon Photios (Bibl., 190, 38-40 [148a]), dans un hymne chanté par les Thébains, Héraclès était même appelé « fils de Zeus et d’Héra ». 56 Diodore de Sicile, 4, 39, 2. 57 Voir, par exemple, Hésiode, fr. 25, 26-33 M.-W., et, à son propos, Pirenne-Delforge et Pironti, 2016, p. 265-267. 58 Voir à ce propos la remarquable étude de Danese, 1997. Pour une vision plus générale, cf. Auberger, 2001 et Pedrucci, 2013.

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de l’allaitement d’Héraclès par Héra : tout se passe comme si l’absorption du lait immortel de la reine de l’Olympe avait en quelque sorte corrigé le code génétique du héros mortel, marqué par la maternité humaine d’Alcmène, en établissant par-là les conditions « physiologiques » de son apothéose. On comprend mieux dès lors le commentaire généralisant d’Ératosthène à l’épisode de cet allaitement exceptionnel que le savant alexandrin associe à la naissance de la Voie lactée : « il n’était pas permis aux fils de Zeus d’avoir part aux honneurs du ciel, s’ils n’avaient pas tété le sein d’Héra »59. En effet, Achille Tatius et Hygin attribuent à Ératosthène une notice supplémentaire suivant laquelle Hermès aurait bénéficié lui aussi d’un tel traitement60 : ce que ce récit suggère est le fait que, si l’ascendance de Zeus et de Maïa peut suffire à constituer d’emblée Hermès en dieu immortel, il ne possède pas pour autant le statut d’Olympien dès sa naissance. Le lait d’Héra devient ainsi le vecteur de la légitimation des fils de son époux qui sont nés loin du ciel. Même si l’association entre l’allaitement d’Héraclès par Héra et la naissance de la Voie lactée pourrait bien être une création d’Ératosthène, toujours est-il que de telles notices ne sont pas de simples jeux érudits d’autant moins concernés par la représentation des dieux grecs qu’ils datent de la période hellénistique, voire de la période romaine, et seraient donc « tardifs »61. La remarquable synthèse opérée par Ératosthène dans cette étiologie atteste au contraire une compréhension fine des relations de pouvoir au sein de la famille olympienne et, dès lors, de la représentation des dieux helléniques. En forgeant l’expression de « timē ouranienne » pour dire l’honneur spécifique recherché par les fils illégitimes de Zeus, l’Alexandrin active au moins trois éléments essentiels à la représentation de la famille divine : la notion de timē qui est l’un des moteurs de l’organisation du monde des dieux, la référence à Ouranos, le premier ascendant céleste dont Zeus est l’héritier et actualise le pouvoir, le fait que la légitimité pleine et entière de ces fils qu’il a engendré « loin du ciel » doit obligatoirement passer par Héra, reine et gardienne de l’Olympe. Le motif du lait d’Héra donné à Héraclès en devient structurellement identique à celui de l’accouchement que Zeus lui demande de mimer, dans le récit transmis par Diodore de Sicile. Nonnos, à la fin de l’Antiquité, élargira la « loi d’Ératosthène » à Dionysos, le fils de Zeus et de la mortelle Sémélé, lui aussi « Olympien d’adoption »62 : si Sémélé affirme que son fils n’a pas besoin du lait d’Héra puisqu’il a déjà reçu celui de Rhéa, c’est bien en consentant à lui donner son sein que la reine de l’Olympe délivre enfin Dionysos de la folie et lui permet ainsi d’intégrer la famille des dieux63. Nonnos n’oubliera pas non plus Hermès, allant jusqu’à dessiner autour de lui une scène magnifiquement adaptée à son profil divin : on y voit le dieu encore nouveau-né, mais déjà fort rusé, se déguiser en Arès et tromper Héra pour en recevoir le lait qui ouvre les portes de la maison de Zeus64.

59 Ératosthène, Catastérismes, 44. 60 Cf. Achille Tatius, Astronomie, Introduction 24, et les notes par J. Pàmias I Massana et A. Zucker, CUF, au fr. 44 d’Ératosthène, Catastérismes (n. 685, p. 131 ; p. 352-355) ; Hygin, L’Astronomie, 2, 43. 61 Voir à ce propos Pàmias i Massana, 2008. 62 Sur la relation d’antagonisme constructif qui s’établit entre Héra et Dionysos, et ses conséquences sur le statut du fils de Zeus, voir Pirenne-Delforge et Pironti, 2016, p. 277-295. 63 Nonnos, Dionysiaques, 9, 206-242 ; 35, 300-327. Cf. Newbold, 2000. 64 Nonnos, Dionysiaques, 9, 232-234. Cf. Newbold, 2000 ; Fayant, 1998 ; Agosti, 2008, spéc. p. 162-163.

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Francesca Prescendi Déesses allaitantes à Rome et en Italie ancienne65

À la différence de l’Égypte, de la Grèce (et de l’Étrurie qui reprend le mythe de l’allaitement d’Héraclès), l’imaginaire romain est plus fragmentaire. Nous nous concentrerons donc seulement sur quelques échantillons, en commençant par les éléments théologiques. Un de ceux-ci est associé à la description de la statue de la Fortuna Primigenia – c’est-à-dire « primordiale » – de Préneste66, une ville se situant à environ 60 km de Rome. Dans les dépôts votifs de ce temple, renommé pour son activité oraculaire liée au tirage des sortes (tablettes de bois), des statuettes représentants des figures féminines allaitant un enfant ont été mises au jour (ive-iie siècle av. J.-C)67. Une partie du sanctuaire était dédié à Jupiter enfant (puer) et faisait l’objet d’un culte très pieux, notamment de la part des mères. C’est à propos de la statue de culte que Cicéron68 (ier siècle av. J.-C.) relate le détail qui nous intéresse. L’image représentait Jupiter en train d’être allaité, assis avec Junon sur les genoux de Fortuna, dont il cherchait à saisir le sein. La Fortuna Primigenia serait donc la mère ou la nourrice de ces dieux-enfants. La statue devait souligner un moment théologique important représenté par l’allaitement. Quel rôle exactement attribuer à cet allaitement ? Si l’on ne peut entrer dans le détail faute d’informations, c’est-à-dire si l’on ne peut pas savoir si Fortuna est mère ou nourrice des enfants69, on peut au moins penser qu’il s’agit d’une manière d’ancrer le couple divin dans l’éternité des origines : en allaitant le couple-souverain de tous les dieux, cette déesse « primordiale, primitive » les inscrit eux-aussi dans les origines et en légitime la supériorité par rapport aux autres dieux. Un autre fragment theologique lié à l’un des plus anciens cultes présents à Rome (Forum Boarium), comme dans le Latium (Satricum), est celui consacré à Mater Matuta, la déesse kourotrophe de Dionysos / Bacchus70. Son nom révèle, d’un côté, son aspect auroral (l’épithète Matuta est lié à matutinus, « matinal »)71, de l’autre, son aspect maternel (mater)72 : c’est la déesse qui s’occupe des enfants au ‘matin’ de leur existence. Son caractère de déesse nourricière est souligné par le mythe tel qu’il est raconté par Ovide 65 66 67 68 69

Je remercie Maria Bonghi Jovino et Massimiliano di Fazio pour leurs précieux conseils. Champeaux, 1982. Rausa, 1997. Cicéron, De la divination 2, 85-87. Cette construction généalogique est rendue plus complexe par des inscriptions (iiie s. av. J-C. et postérieures) qui font de Fortuna Primigenia la fille de Jupiter (Champeaux, 1982, p. 25-27). Sommes-nous face à une énigme théologique, selon laquelle une déesse allaiterait en qualité de mère ou de nourrice un dieu dont elle-même serait la fille ? Ou sommes-nous plutôt confrontés à des documents de natures différentes et d’époques différentes (d’un côté, la description littéraire de Cicéron au ier s., de l’autre, les inscriptions de Préneste au iiie s.), qui attesteraient deux interprétations de la même déesse ? Les historiens de la religion romaine ont proposé beaucoup d’explications différentes (cf. p. ex. Dumézil, 1956, p. 71-98 ; et 1979, p. 311-325), sans pourtant arriver à une communis opinio. Miano, 2018, p. 42-43 admet aussi la possibilité que la figure de Fortuna à Préneste ait des aspects contradictoires. 70 Bouma, 1996. 71 Lucrèce, De la nature des choses, 5, 656-657. 72 Je me distancie du fait que ce terme signifie toujours « mère » en référence aux fonctions biologiques. En effet, il peut parfois être utilisé aussi comme titre honorifique, afin de souligner le prestige d’une divinité, comme c’est par exemple le cas de Vesta, qui n’a jamais eu d’enfants. Sur cette appellation, cf. aussi Di Fazio, 2017, ici p. 425.

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et Plutarque73 : elle était une mortelle (Ino), devenue ensuite déesse grâce au fait de s’être occupée, en qualité de tante maternelle, de son neveu Bacchus après la mort de sa propre sœur (Sémélé). Même si le récit ne fait aucune allusion explicite à l’allaitement, il est clair que ce geste devait faire partie de la fonction kourotrophique que la tante maternelle exerçait envers son neveu-nourrisson. Et c’est justement pour la récompenser de cette fonction de nourrice du fils de Jupiter qu’on lui permet d’acquérir un statut divin. Ce mythe présente le processus inversé de celui observé dans le mythe d’Héraclès en Grèce : si l’allaitement y légitimait l’accès d’Héraclès à l’Olympe, ici c’est la nourrice qui, par le fait d’avoir nourri un dieu, change de statut et devient déesse. Qu’ils permettent soit d’ancrer le statut des dieux dans le temps immémorial et de légitimer une hiérarchie, soit de dépasser la frontière entre l’humain et le divin, les récits sur l’allaitement des divinités ont une portée théologique remarquable. Cependant, pour comprendre son importance, il faut aussi se tourner vers les pratiques religieuses censées protéger l’allaitement des humains. Nous venons de voir que le mythe de Mater Matuta la caractérise comme déesse kourotrophe de Bacchus. Or, les documents archéologiques, non seulement reprennent cet aspect, mais font référence plus explicitement à l’allaitement. Des statuettes datant du iiie-iie siècle, retrouvées dans le dépôt votif du temple de Satricum, représentent des figures féminines allaitant un enfant74. On pourrait penser qu’il s’agit d’une mise en image de Mater Matuta allaitant Bacchus. Cependant, ce serait une conclusion hâtive et imprudente. Tout d’abord, on ne peut pas interpréter des documents archéologiques seulement sur la base d’un mythe attesté beaucoup plus tard. En deuxième lieu, ces statuettes – qui se trouvent parmi d’autres statuettes représentant des figures féminines seules ou en couples – ne doivent pas d’emblée être considérées comme des images de la déesse. En effet, rien n’indique qu’elles représentent la destinataire du culte plutôt que les actrices des pratiques rituelles. Et pourquoi ne pourraient-elles pas représenter à la fois la déesse et les femmes qui opèrent le même geste ? Si une réponse ne pourra jamais être formulée en absence des textes « émiques », il est certain que cette dernière hypothèse est intéressante, parce qu’elle permet de considérer ces représentations comme étant polysémiques, rapprochant le monde divin et humain sur la base du geste commun qui est celui de l’allaitement75. Des statuettes de même nature sont présentes dans quelques autres sanctuaires de l’Italie antique76, dont le plus frappant est celui de Capoue, où environ 25 figurines ont été découvertes sur une période de plus de deux siècles (du ve au début du iie siècle av. J.-C.)77. Toutes ces statuettes font comprendre que les déesses de l’allaitement, ou mieux des déesses kourothrophiques – terme avec lequel nous entendons plus en général des divinités préposées aux soins des petits enfants – étaient des destinataires auxquels les humains s’adressaient souvent parce que l’allaitement non seulement était un moment délicat de la vie post partum, mais il était aussi investi de valeurs culturelles liées à la fabrication de l’humain.

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J’ai étudié ces mythes dans Prescendi, 2011. Gnade, 2008, p. 154-166. Sur ces statuettes, cf. Dasen, 1997, et la bibliographie citée. La question avait déjà été posée par Heurgon, 1942. Voir Ém. Thibaut dans ce volume, et maintenant Pedrucci, 2020. Bonghi Jovino, 1971.

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Cependant, même dans ce panorama général, il faut peut-être revoir cette fonction « maternelle » de certaines divinités italiques. Massimiliano di Fazio78, qui a étudié les modalités d’actions des déesses les plus connues comme Feronia, Mefitis, Marica, Herentas, Vacuna, Cupra et Angitia79, a remarqué qu’elles n’étaient pas exclusivement maternelles, mais détenaient un large éventail de compétences tant au niveau de la sphère sociale que politique et thérapeutique. Dans l’Italie, continue-t-il, les panthéons étaient constitués par un nombre assez restreint de divinités : ils prenaient souvent la forme d’un couple dieu / déesse, se répartissant toutes les fonctions. Les compétences maternelles de certaines déesses ne représentaient donc pas la totalité, mais seulement une partie de leurs fonctions et cela depuis la plus haute Antiquité80. À Rome, le panthéon, à la fin de la République et au début de l’Empire, n’a pas une structure simple fondée sur un couple formé par un dieu et une déesse comme dans les villes de l’Italie, mais il est au contraire composé d’une multitude de divinités. Parmi la quantité de dieux romains, deux déesses sont particulièrement liées à l’allaitement, une dont le domaine d’action est extrêmement restreint, et l’autre, dont il est extrêmement vaste. La première appartient à ceux qu’on appelle les Sondergötter, c’est-à-dire les dieux qui remplissent des fonctions très spécifiques. Il s’agit de Rumina, la déesse qui protège l’allaitement, ou plus précisément la mamelle allaitante81 : « la déesse Rumina présente la mamelle aux petits, puisque les Anciens appelaient ruma la mamelle »82. Rumina se distingue par cette compétence spécifique d’un autre dieu fonctionnel, Lactans, qui lui, est préposé au lait sous la forme de liquide végétal laiteux sortant des plantes, en tant que fluide vital. Augustin relate que Rumina aide Jupiter qui, parmi ses nombreuses épithètes, porte aussi celui de Ruminus83. À côté de Rumina, existerait donc également un Jupiter Ruminus, dont Augustin affirme qu’il serait le même dieu que Rumina ou alors que les deux, ensemble, s’occuperaient d’allaiter, l’un les mâles, l’autre les femelles. Et Augustin de s’étonner du fait que Jupiter, dans son rôle de Ruminus, s’abaisse à présenter la mamelle non seulement aux enfants, mais aussi aux animaux84 ! Si les informations rapportées par Augustin sont authentiques – il est en fait le seul auteur à faire mention de Ruminus – alors on se trouverait face à une construction divine intéressante : Rumina, divinité fonctionnelle kourotrophe, est associée à Jupiter, avec qui elle partage cette fonction nutritionnelle. La protection du nourrissage revient donc aussi bien à une déesse spécialisée qu’au dieu le plus important du panthéon romain85. Cette association ne constitue pas un exemple unique dans la religion romaine, mais s’insère, au contraire, dans un schéma hiérarchique bien étudié par John Scheid86, qui se compose d’un dieu majeur et de dieux mineurs agissant 78 Di Fazio, 2017, p. 422. 79 Sur Angitia, cf. aussi Campanelli, p. 132-135. 80 Cf. Bonghi Jovino, 2010. 81 Perfigli, 2004, et la bibliographie citée. 82 Augustin, La cité de Dieu, 7, 14. 83 Ibid., 7, 11. 84 Ibid., 7, 14. 85 L’existence de ce couple ou plus précisément l’existence d’un Jupiter Ruminus est attestée seulement chez Augustin, raison pour laquelle certains savants modernes (cf. p. ex. Lipka, 2009, p. 141) ne lui accordent pas une complète crédibilité. Cependant, la plausibilité de cette construction avec le système romain est un argument contre cette position hypercritique. 86 Scheid, 1999, p. 200-201.

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Fig. 7. Statue romaine d’une déesse qui allaite, époque de Tibère. Rome, Musei Vaticani, Galleria Chiaramonti 1847. Photo Karl Anger D-DAI-ROM-90Vat.606.

dans le domaine d’action du premier. Le couple Jupiter Ruminus / Rumina est intéressant aussi parce qu’il nous permet de comprendre que dans le monde divin, le masculin et le féminin peuvent s’articuler sur la base d’une complémentarité, et cela même dans un domaine où l’on s’attendrait à voir agir exclusivement des puissances féminines. La deuxième déesse en relation à l’allaitement est Isis, qui, par l’extension de ses compétences, se trouve à l’opposé de Rumina. Elle, dont le culte, provenant de l’Égypte, est bien attesté en Italie du sud à partir du iie siècle av. J.-C. et ensuite à Rome87, se présente comme une déesse qui résume en elle-même les autres déesses, non dans la forme d’un monothéisme, mais plutôt d’une concentration des puissances et fonctions88. Parmi celles-ci, les épithètes (et par conséquent les fonctions) les plus répandues dans le monde romain sont : Reine (Regina), Souveraine (Domina), Victorieuse (Victrix), Triomphante (Triumphalis), sauveuse (Salutaris)89. L’aspect maternel, qui était déterminant en Égypte, n’est pas le plus représenté en Italie, où Isis apparait plus rarement en compagnie de son fils enfant Harpocrate90. Cependant, dans la description qu’Apulée fait de la procession célébrée en son honneur, l’un des prêtres portant les attributs de la déesse, s’avance avec un petit vase d’or en forme de mamelle, avec lequel il fait des libations de lait91. Cela montre que l’allaitement devait être ressenti tout de même d’une certaine portée pour définir le destinataire divin du rite. La statue dite Chiaramonti (Fig. 7)92, d’époque augustéenne, montre une figure féminine allaitant un enfant. Grâce à la coiffure qui permet de fixer des ornements royaux sur la tête, elle est interprétée comme une assimilation d’Isis et de Junon Lucina, c’est-à-dire la Junon qui s’occupe des naissances. C’est en se fondant sur ce type d’images qu’une continuité entre ces déesses des polythéismes antiques et la vierge Marie a été postulée, même si elle présente encore davantage de problèmes méthodologiques que ceux que nous avons traités jusqu’ici93. En réfléchissant aux déesses allaitantes dans le contexte de la culture italique et romaine, l’attention s’est concentrée progressivement sur des aspects différents, même s’ils sont contigus. Notre regard a été attiré tout d’abord par des déesses qui allaitent d’autres dieux, et ensuite par les déesses kourotrophes des sanctuaires italiques qui protègent l’allaitement des humains ; enfin, nous avons pu prendre en compte deux cas spécifiques, c’est-à-dire une divinité proprement romaine, Rumina, protégeant la mamelle allaitante et travaillant en 87 Bricault, 2013. 88 Cf. Apulée, Métamorphoses, 11, 5. 89 Tran Tam Tinh, 1973 ; Dunand, 2008, p. 109-113 ; Tran Tam Tinh, 1990. 90 Dunand, 2008, p. 109-110. 91 Apulée, Métamorphoses, 11, 10, 6. 92 La Rocca, 1990, p. 834. 93 Cf. p. ex Langener, 1996 ; cf. aussi l’état de la question et la déconstruction dans Van Haeperen, 2012. Voir Br. Roux dans ce volume.

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collaboration avec Jupiter, et une autre, Isis, venue du dehors avec déjà une spécialisation de déesse allaitante et qui, même si elle prend d’autres fonctions plus importantes en contexte romain, continue à être honorée par des offrandes de mamelles lors de ses processions. Tous ces cas variés rendent compte de la portée que l’allaitement divin ou les protectrices de l’allaitement avaient dans l’imaginaire des Romains. On pourrait considérer cette grande quantité d’éléments comme des témoignages résultant de la « fragmentation » d’un culte originaire d’une Grande Déesse primordiale, comme on le disait autrefois, dont les déesses italiques et romaines, chacune à sa manière, reflèterait un aspect différent94. Cependant, il n’y a pas de preuves de ce processus évolutif qui conduit de l’un au multiple, ou pour le dire avec d’autres mots, d’une sorte de monothéisme originaire vers un polythéisme attesté dans les cultures historiques. La terminologie encore adoptée « type Grande Déesse » pour décrire l’iconographie de quelques-unes de ces divinités – comme celle de Fortuna Primigenia dans le LIMC95 –, révèle un mythe moderne plus qu’une réalité antique. Il est plus intéressant de penser ces manifestations divines dans leur multiplicité, comme différentes puissances, agissant chacune selon leurs propres compétences. Conclusion Comme nous l’avons souligné en introduction, la catégorie des déesses allaitantes est relativement artificielle, dans le sens où, dans la plupart des cas, ces déesses ne sont pas uniquement allaitantes, d’une part, et que, d’autre part, leur profil est tellement hétérogène qu’elles ne peuvent pas constituer une catégorie en soi. Cependant, la présence récurrente et les contextes variés du motif de l’allaitement dans le monde divin révèlent qu’il est investi d’une valeur non seulement biologique, mais aussi culturelle : quant au lait, il s’agit certes d’un fluide nourricier, fondamental pour l’existence humaine, mais ses vertus dépassent de loin la question du nourrissage physiologique pour s’étendre à des questions de filiation et de légitimité souveraine, qui soulignent l’importance théologique du motif. En passant d’une culture à une autre, tout en tenant compte des différences qui ne doivent jamais être occultées, cette valeur théologique se réaffirme de différentes manières en fonction des contextes. Bibliographie G. Agosti, « Presenza di Eratostene nella poesia tardoantica », in C. Cusset et H. Frangoulis (éd.), Ératosthène : un athlète du savoir, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008, p. 149-165. J. Auberger, « Le lait des Grecs : boisson divine ou barbare », Dialogues d’Histoire Ancienne, 27 (2001), p. 131-157. J. Baltrušaitis, La quête d’Isis. Essai sur la légende d’un mythe, Paris, Flammarion, 1985.

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Véronique Dasen

Mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines

Introduction En Grèce, comme à Rome, la mère biologique nourrit son enfant, mais il est admis, voire conseillé, qu’elle délègue de manière plus ou moins régulière et importante cette activité à une autre femme pour différentes raisons (médicales, sociales, économiques). Le lait maternel est alors complété ou remplacé par celui d’une nourrice, d’ordinaire de statut servile, appelée en grec titthê, de tithêneomai, « donner le sein », ou trophos, de trephô, « favoriser la croissance »1, en latin nutrix, de nutrire, « nourrir »2. Nous revisiterons dans ce chapitre les principales facettes des enjeux de la distribution de cette fonction nourricière entre la mère et la nourrice dans la perspective d’une histoire de la parenté. La figure de la nourrice est au cœur des modes de construction de la famille antique. Le sujet a souvent été abordé dans le cadre de l’histoire du corps et de la reproduction car le lait participe au processus de la génération en poursuivant la formation de l’enfant après la naissance3. Cette pratique n’a cependant entraîné aucun interdit matrimonial dans les sociétés grecque et romaine : les enfants nourris au même lait mais de parents différents pouvaient potentiellement se marier entre eux. Le rôle des nourrices participe aussi au débat sur la structure nucléaire ou étendue de la famille grecque et romaine ainsi que sur la gestion des esclaves dans la maisonnée. La mise en nourrice, parfois comparée au placement des tout-petits à la campagne à l’époque moderne, permet aussi de réfléchir aux moyens de gérer l’investissement émotionnel envers un nouveau-né en des temps de forte mortalité. Le développement d’approches anthropologiques et des études sur le genre a renouvelé les grilles de lecture et remet en question la distribution des rôles féminins ou



* Les auteurs anciens sont cités selon la collection CUF aux Belles Lettres, Paris, à l’exception d’Hippocrate cité selon l’édition et traduction en dix volumes d’Émile Littré, Paris, Baillière, 1839-1860, et d’Oribase, dans l’édition et traduction en 6 volumes de Ulco Bussemaker et Charles Daremberg, Paris, Imprimerie nationale, 1851-1876. 1 Demont, 1978 ; Chantraine, 1968, p. 436 (s.v. thêsthai), p. 1113 (s.v. téthe), p. 1117-118 (s.v. tithéne). 2 De *sneu/snŭ, « allaiter », avec le suffixe féminin -trix (fr. -trice) désignant la personne qui accomplit l’action ; Ernout et Meillet, 20014, p. 453, s.v. nutrix ; Maire, 2012, p. 65. 3 Sur les propriétés de ce fluide, voir aussi Fr. Giorgianni et M. Bettini dans ce volume. Véronique Dasen  •  Université de Fribourg Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 721-745 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127469 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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masculins dans la reproduction et dans les soins de l’enfant, en invitant aussi à examiner la transmission par le lait de forces supra-humaines, divines ou animales. Le monde grec L’allaitement maternel

Dans le monde grec, l’allaitement maternel est une pratique attendue dans tous les milieux, aristocratiques ou modestes, comme l’attestent de nombreuses sources textuelles, littéraires, médicales et juridiques4. Pour l’Ischomaque de Xénophon (428-354 av. J.-C.)5, la mission d’une épouse est de veiller sur les provisions de la famille sous toutes leurs formes, y compris celle de l’allaitement de l’enfant. Ce devoir est traité sur le mode comique dans Lysistrata (411 av. J.-C.) où Cinésias reproche à sa femme de n’avoir plus lavé, ni allaité, leur enfant pendant six jours6. Cette tâche est si importante que l’espace de la maison peut être réorganisé pour la faciliter. Dans le plaidoyer Sur le meurtre d’Eratosthène (vers 403 av. J.-C.), l’orateur attique Lysias raconte comment Euphilèthe, le père, se déplace au premier étage en laissant les femmes s’installer au rez-de-chaussée où la mère peut dormir avec le petit et le nourrir à la demande. Elle y est si indépendante qu’elle peut y faire venir régulièrement son amant : Il faut vous dire d’abord (car ces détails même sont nécessaires) que je possède une petite maison à deux niveaux : la disposition y est la même en haut et en bas, pour l’appartement des femmes (gynaikônitis) et pour celui des hommes (andrônitis). Survint la naissance du petit, que sa mère allaitait. Chaque fois qu’il fallait le baigner, elle était obligée de descendre et risquait de tomber dans l’escalier ; aussi habitais-je au premier étage et les femmes au rez-de-chaussée. C’était ainsi devenu une habitude, si bien que souvent ma femme descendait se coucher près du petit pour lui donner le sein et l’empêcher de crier. Les choses restèrent comme cela pendant longtemps sans jamais éveiller mes soupçons. Dans ma simplicité, je croyais ma femme la plus sage de toute la ville7. L’Hymne homérique à Hermès imagine le point de vue de l’enfant et fait du lait maternel l’un de ses premiers bonheurs. Dans son berceau, le petit Hermès s’exclame : « Le sommeil, le lait de celle qui est ma mère, avoir de bons langes et aussi des bains chauds : voilà ce qui m’intéresse8 ! » L’épitaphe métrique d’une stèle funéraire de Démétrias en Thessalie (200-150 av. J.-C.) exprime la puissance et la douceur du lien qu’aurait dû créer le lait entre la mère, Hédistè, et son enfant anonyme, tous deux « conduits vers un même tombeau » à l’issue de l’accouchement. L’impossibilité de nourrir l’enfant dit l’inachèvement d’un destin tragique : « Infortunée ! Elle ne devait pas embrasser son petit enfant ni, par son sein, faire boire les lèvres de son nouveau-né9. » Au-dessus de l’inscription, une peinture 4 Sur l’importance de l’allaitement maternel en Grèce, Pedrucci, 2013 (avec bibliographie antérieure). 5 Xénophon, Économique, 7, 24-25. 6 Aristophane, Lysistrata, 880-881. 7 Lysias, 1, Sur le meurtre d’Ératosthène, 9-17 (trad. L. Gernet et M. Bizos, CUF). 8 Hymne homérique à Hermès, 267-268 (trad. J. Humbert, CUF). 9 Volos, Musée archéologique 1 (trad. Cairon, 2009, no 85, p. 261) ; Lambrugo, 2019, p. 230, fig. 3, pl. XVI, 1.

mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines

polychrome représente la défunte allongée sur un lit, le torse dénudé, les seins déjà gonflés de lait ; à ses pieds se tient un homme debout, probablement son mari, tandis qu’à ses côtés une femme porte le bébé emmailloté dans un lange de couleur rouge. L’allaitement maternel est valorisé car il contribue à la cohésion familiale. Il peut s’étendre dans ce but aux autres enfants de la maisonnée. Chez Euripide, Andromaque se félicite d’avoir allaité non seulement son fils Astyanax mais aussi les bâtards de son mari Hector pour assurer l’harmonie du ménage10. Dans sa cité utopique, Platon incite à créer une forme de parenté par le lait : les femmes devront nourrir indifféremment tous les enfants, sans pouvoir distinguer le leur afin de construire une communauté idéale11. Sur le plan mythologique, cette notion se traduit par l’allaitement par Héra d’Héraclès, le fils illégitime de Zeus, abandonné à la naissance par sa mère Alcmène. Dans le récit de Diodore de Sicile, l’enfant est recueilli par Athéna et Héra qui l’agrège à la famille des Olympiens en le nourrissant de son lait12. La puissance symbolique du lait maternel est mise en œuvre au théâtre dans des situations critiques. Dans les Choéphores, Clytemnestre est menacée de mort par son fils Oreste. Elle fait alors le geste de dénuder son sein pour solliciter la piété filiale associée à l’allaitement en disant : « Je t’ai nourri, je veux vieillir à tes côtés13. » Dans la peinture sur vases attiques, les rares représentations de cet échange corporel entre mère et enfant servent à augmenter la tension dramatique en signalant que l’harmonie de l’oikos n’est qu’une apparence. Sur une hydrie attique à figures rouges conservée à Berlin (440-430 av. J.-C.)14, le petit Alcméon est figuré en train d’être allaité par sa mère Ériphyle dont il sera le meurtrier une fois devenu adulte. Le discours médical soutient cette représentation collective du lait comme instrument de lien familial. Pour les médecins hippocratiques, le sang matriciel, déjà nourricier, se transforme en lait dans les seins pendant la grossesse15. Chez Aristote, le processus de lactogenèse démarre dès la conception16 ; le sang menstruel, qui sert de nourriture à l’enfant in utero, devient par la suite du lait en subissant une coction parfaite (πέψις) à la fin de la grossesse17. Dans les deux systèmes, ce sang blanchi, « frère des règles »18, n’est donc pas neutre. Le lait détient une puissance similaire à celle du sperme masculin,

10 Euripide, Andromaque, 222-225. Cf. infra les enfants d’esclaves que nourrit la femme de Caton. 11 Platon, République, 5, 460b. 12 Diodore de Sicile, 4, 9, 6-7. Voir aussi Pausanias, 9, 25, 2. Sur la transformation de ce lait en Voie lactée, PirenneDelforge, 2010 ; Pirenne-Delforge et Pironti, 2016, p. 270-277, 294-295, et dans ce volume, « Déesses allaitantes dans l’Antiquité : regards croisés entre l’Égypte, la Grèce et Rome », « Au sein d’Héra : l’origine de la Voie lactée dans les récits grecs ». 13 Eschyle, Choéphores, 896-898 (trad. P. Mazon, CUF). Sur le devoir d’entretien dans la vieillesse (gerotrophia), en reconnaissance des soins reçus par les enfants (paidotrophia), p. ex. Plutarque, Vie de Solon, 22, 1 et 4. 14 Berlin, Staatliche Antikensammlungen F 2395 ; Beazley Archive Pottery Database 7011 ; Damet, 2011, et dans ce volume A. Damet, fig. 1. On pourrait ajouter à ce catalogue de scènes tragiques la description par Pausanias, 10, 25, 9 de la peinture de Polygnote dans la Leschè des Cnidiens à Delphes où Astyanax est au sein de sa mère Andromaque lors de la chute de Troie. 15 Sur ce processus, Bodiou, 2011 ; Pedrucci, 2013. Voir aussi Fr. Giorgianni dans ce volume. 16 Aristote, Histoire des animaux, 522a. 17 Aristote, Génération des animaux, 777a ; 739b. Sur les intailles magiques, le dieu Chnoubis gère la coction du sang en lait, voir V. Dasen, « Chnoubis et les pierres de lait », dans ce volume. 18 Hippocrate, Épidémies, 2, 3, 17 (Littré V, 118) ; De l’aliment, 37 (Littré IX, 111) ; Nature de l’enfant, 21, 2-4 (Littré 7, 512-514).

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Fig. 1. Stèle en marbre, de Kondaia (H. 1,01 m, L. 50-53 cm), 425-400 av. J.-C. Musée de Larissa 78/74. Photo D. Bosnakis.

Fig. 2. Stèle en marbre, de Calymnos (H. 85 cm, L. 41,5-43 cm), milieu du ive siècle av. J.-C. Musée de Calymnos 3900. Photo D. Bosnakis.

qui l’a initié dans le système aristotélicien, et il peut agir de différentes façons sur le développement de l’enfant19. L’allaitement est donc l’issue naturelle de la grossesse. Dans l’oraison funèbre parodique du Ménexène, Platon utilise la métaphore de la terre nourricière pour l’énoncer comme un devoir et dénoncer le recours à des mères de substitution : Tout être qui enfante porte en soi la nourriture appropriée à son enfant, et c’est par où la véritable mère se distingue clairement de celle qui ne l’est pas : celle-ci en prend frauduleusement le nom, si elle n’a pas en elle la source qui doit nourrir l’enfant20. Un échange invisible de substances in utero lie la mère et l’enfant21. Une forme de tétée s’y exerce. Plusieurs auteurs, comme Dioclès de Caryste (ive siècle av. J.-C.), se représentent 19 Cf. Aristote, Génération des animaux, 789a, 4-8 : la chaleur du lait nourricier influence la pousse des dents. Voir Danese, 1997, p. 52 et infra. 20 Platon, Ménexène, 237e (trad. L. Méridier, CUF) ; Bonnard, 2004, p. 105-115, spéc. p. 109. 21 La santé du fœtus est marquée par ce que consomme la mère ; Hippocrate, Maladies des femmes, 1, 25, Littré VIII, 66-67 : un aliment âcre ou amer peut causer un avortement ; Aristote, Histoire des animaux, 585a, 26-28 : les enfants naissent sans ongles si la mère consomme trop de sel. Sur les influences de l’alimentation maternelle, Dasen, 2015, p. 153-160, spéc. p. 156.

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Fig. 3. Stèle en marbre, de Cos, iie-ier siècle av. J.C. Musée de Cos 3625. Photo D. Bosnakis.

le fœtus en train de sucer des excroissances en forme de tétons, kotudelona, plektana ou keraia22. Cet échange se poursuit sous la forme de l’allaitement après la naissance, à l’issue d’un long processus fait de fatigue et de douleur qui rendent l’affection maternelle plus intense que celle du père et plus encore de la nourrice23. Sur les monuments funéraires produits aux époques classique et hellénistique, l’allaitement maternel fait aussi défaut. L’accent est mis sur le statut social d’épouse et de mère de la défunte, accomplie par l’enfantement. Elle est d’ordinaire représentée avec son nourrisson simplement sur les genoux ou amené par une servante qui manifeste l’aisance de l’oikos24. Seules trois stèles funéraires d’époque classique et hellénistique, produites hors d’Attique, représentent des enfants de différents âges en train d’être allaités. La plus ancienne provient de Kondaia en Thessalie (Fig. 1 ; 425-400 av. J.-C.)25, les plus récentes d’îles grecques du Dodécanèse (ive-iie s. av. J.-C.). Sur la stèle à fronton de Calymnos (Fig. 2 ; milieu du ive s. av. J.-C.)26, la mère, vêtue d’un chiton, la tête couverte d’un voile, est assise sur un siège recouvert d’une étoffe ; elle tient dans son bras gauche un nourrisson emmailloté qu’elle allaite en lui présentant son sein de la main droite ; une femme se penche vers elle en lui touchant l’épaule, tandis qu’une jeune esclave, vêtue d’une tunique à manches, se tient debout derrière son siège. Sur la stèle de Cos (Fig. 3 ; iie-ier

22 Soranos, 1, 4, 120-130 (citant Dioclès de Caryste). Hippocrate, Des chairs, 6, 3-4 (Littré VIII, 594) : l’enfant « ne saurait prendre le sein tout de suite à la naissance s’il n’avait déjà sucé dans la matrice » (trad. J. Jouanna, CUF). Voir aussi la réfutation d’Aristote, Génération des animaux, 746a19-20. Sur le rapport entre les cotylédons et les seins, Maire, 2007 ; sur sa traduction visuelle dans la glyptique, Dasen, 2015, p. 74-75. 23 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1168a, 21-26 ; Xénophon, Mémorables, 2, 2, 5 ; Id., Économiques, 7, 24. Cf. Bodiou, Brulé et Pierini, 2005. 24 Dasen, 2014 ; Räuchle, 2017, p. 99-131. 25 Musée de Larissa 78/74 ; Bosnakis, 2013a, N6, p. 236, pl. 15 et 2013b, p. 59. Voir Fl. Gherchanoc dans ce volume. Je remercie chaleureusement D. Bosnakis pour ses photographies et les échanges au sujet de ces monuments. 26 Musée de Calymnos 3900 ; Bosnakis, 2012 et 2013b, p. 58 ; Dasen, 2014, p. 60, fig. 3.

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s. av. J.-C.)27, le schéma iconographique est similaire, mais la mère est seule, assise sur une chaise à haut dossier, la tête inclinée vers l’enfant allaité qui est vêtu d’une tunique courte laissant ses petites jambes libres. Différentes interprétations ont été proposées pour expliquer cette quasi-absence de représentations figurées. L’exhibition du sein aurait-elle une valeur érotique incompatible avec la dignité de la femme légitime d’un citoyen28 ? La séduction de l’épouse, souvent soulignée par un vêtement qui révèle ses formes, va cependant de pair avec la réussite d’une union féconde. D’autres hypothèses peuvent être formulées. La dimension émotionnelle de l’allaitement ne correspond pas en Attique à l’image normative de l’épouse idéale. Les sculpteurs semblent avoir cherché à mettre en scène une attitude qui intègre des qualités socialement valorisées : la sophrosynê ou maîtrise de soi, traduite par des gestes retenus et mesurés, ainsi que la pudeur et la philia unissant le groupe familial29. Les trois scènes d’allaitement conservées proviennent de régions moins soumises à cette idéologie. Pour Dimitris Bosnakis, elles pourraient se rapporter aux croyances collectives concernant le danger de voir la défunte se transformer en démone tueuse de femmes enceintes et de nouveau-nés30. La scène d’allaitement fixerait la mère dans l’acte d’accomplir son devoir pour assurer la survie de son petit afin de lui permettre d’accéder à une « bonne mort » apaisée31. La nourrice

Pour aider et suppléer la mère qui peut être malade ou manquer de lait32, l’allaitement de l’enfant peut être confié à une autre femme, une parente33 ou une personne engagée pour la circonstance. Son choix n’est pas laissé au hasard à cause de l’influence présumée de son lait sur le développement physique de l’enfant. Le médecin Mnésithée (ive s. av. J.-C.) propose qu’on engage une proche, ou à défaut une femme qui ressemble physiquement à la mère, de préférence « belle à voir »34. De plus, le dernier enfant de la nourrice sera si possible du même âge et du même sexe que celui de la mère, car l’enfant risquerait d’être masculinisé ou féminisé par le lait produit pour un garçon ou une fille35. La qualité de son lait peut aussi influencer la croissance de l’enfant. Un lait « bilieux » cause des pierres vésicales chez le tout-petit, explique l’auteur du traité hippocratique Airs, eaux, lieux36.

27 Musée de Cos E 20 ; Bosnakis, 2013b, p. 59. 28 Bonfante, 1997 ; Salzmann-Mitchell, 2012. Voir aussi Fl. Gherchanoc et A. Damet dans ce volume. 29 Räuchle, 2017, p. 123-127. Cf. les codes iconographiques régissant la mise en scène de l’image de l’épouse sur les stèles funéraires, Hoffmann, 2006. 30 Bosnakis, 2013a, p. 185 ; Dasen, 2015, p. 291-292. 31 Un message eschatologique à l’époque hellénistique n’est pas impossible ; dans les lamelles orphiques qui circulent dès cette période, la référence au lait fonctionne comme un des mots de passe assurant le passage vers l’au-delà. 32 Laskaris, 2008. Sur l’agalaxie, p. ex. Hippocrate, Maladies des femmes, 1, 44 (Littré VIII, 102-103) ; 1, 73 (Littré VIII, 154). Sur la fatigue des veilles, p. ex. Hippocrate, Épidémies, 2, 2, 16 (Littré V, 90-91) ; Xénophon, Mémorables, 2, 2, 5. 33 Cf. Euripide, Phéniciennes, 986-988, sur l’allaitement par Jocaste de son neveu orphelin Ménécée. 34 apud Oribase, Livres incertains, 15, 7 (Dar. III, 130) ; Bertier, 1972 ; Dasen, 2015, p. 259. 35 apud Oribase, Livres incertains, 15, 6 (Dar. III, 130). 36 Airs, eaux, lieux, 9 (Littré II, 40). La lithiase vésicale est effectivement causée par une alimentation carencée en protéines. Cf. Bertier, 1996, p. 2179-2185. Voir aussi plus bas les maladies que la nourrice peut transmettre ou soigner.

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La nourrice occupe ainsi une place à part dans la maisonnée. Depuis l’époque archaïque, elle est généralement décrite comme une femme de statut servile mais privilégiée parmi les esclaves de l’oikos. Elle décharge la mère d’une partie de ses tâches qui ne se limitent pas à l’allaitement : Dans les langes, l’enfant ne parle pas, qu’il ait faim, soif, ou besoin pressant, et son petit ventre se soulage seul. Il fallait être un peu devin, et, comme, ma foi ! souvent j’étais trompée, je devenais laveuse de langes ; blanchisseuse et nourrice confondaient leur besogne37. La nourrice gère aussi le processus du sevrage38, et prend encore souvent soin de l’enfant qui grandit, puis se marie, et parfois également des enfants qu’il ou elle va engendrer39. Une vingtaine de monuments funéraires attiques commémore la mémoire de ces femmes, esclaves ou parfois libres, mais étrangères40. Les inscriptions indiquent différentes provenances (Phrygie, Macédoine, Cilicie). Parmi les barbares, les femmes thraces semblent avoir été recherchées pour leurs qualités tant morales que physiques ; on les disait vigoureuses, courageuses et fidèles41. Aucune cependant n’est représentée en train d’allaiter42. Le monde romain L’allaitement maternel

Des sources plus abondantes qu’en Grèce permettent d’appréhender la pratique de l’allaitement maternel ou délégué à une nourrice. Aux discours des moralistes et des philosophes, qui énoncent des normes de comportement, s’ajoutent les conseils des médecins qui s’intéressent à la qualité du lait pour la santé de l’enfant. Une dimension plus individuelle est livrée par les sources épigraphiques et papyrologiques. Les documents figurés sont à nouveau relativement rares. Comme en Grèce, la pratique de l’allaitement maternel semble constituer un idéal, mais il n’est plus une norme. Au contraire, dès la fin de l’époque républicaine, il est attendu qu’une famille emploie les services d’une nourrice. Selon Tacite, l’orateur Vipsanus Messalla (ier s. av. J.-C.) aurait vanté les temps révolus où une mère savait se dévouer, « être l’esclave de ses enfants », au lieu de les confier « à je ne sais quelle servante grecque, à laquelle on adjoint un ou deux esclaves pris au hasard, généralement sans valeur morale et impropres

37 Eschyle, Les Choéphores, 754-760 (trad. P. Mazon, CUF). 38 Sur le processus du sevrage, Dubois, 2019. 39 Cf. Euryclée, nourrice d’Ulysse et de son fils Télémaque ; Odyssée, 1, 434-435 ; 19, 353-354. 40 Cf. Schulze, 1998 ; Kosmopoulou, 2001, no N1-12, p. 304-305 ; sur l’iconographie de la vieille nourrice, Birchler Émery, 2010 et dans ce volume. 41 Mnésithée apud Oribase, Livres incertains 15 (Dar. III, 129). 42 Schulze, 1995, p. 121-125. Sur le témoignage des terres cuites qui représentent souvent la nourrice au corps usé de manière grotesque, voir Birchler Émery, 2010 et dans ce volume.

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Fig. 4. Sarcophage en marbre d’enfant (H. 47,5 cm, L. 1,49 m), d’Ostie ? 150-160 apr. J.-C. Musée du Louvre Ma 659 (C p. 6547). Dessin d’après H. Blümner, Die römischen Privataltertümer, Munich, 1911, fig. 52.

à tout emploi sérieux43 ». Plutarque donne en modèle la famille de Caton l’Ancien (iie s. av. J.-C.) où Licinia, l’épouse, lavait et emmaillotait elle-même son fils. Elle allaitait aussi les enfants de ses esclaves « afin que cette nourriture commune, suntrophia, leur inspirât de l’affection pour son fils44. » La face principale de la cuve d’un sarcophage d’enfant (Fig. 4 ; 150-160 apr. J.-C.)45 réunit quatre épisodes de la vie d’un jeune enfant qui mettent en scène cet idéal. À gauche, une femme assise dans un fauteuil à haut dossier allaite le bébé vêtu d’une tunique maintenue par des bandelettes au niveau de la taille. Elle est coiffée d’un chignon à fines tresses et vêtue d’une longue tunique et de la stola, dégagées sur l’épaule gauche pour permettre d’offrir le sein ; d’un geste expérimenté, elle maintient avec deux doigts le mamelon du sein dans la bouche de l’enfant dont elle supporte délicatement la tête. Un homme barbu debout la regarde, le bras droit appuyé sur un pilier, tenant dans la main gauche un rouleau, un attribut qui fait allusion à son érudition de lettré avec peut-être une référence aux Parques et au destin fixé de l’enfant. À droite, l’homme, de face, tient dans ses bras le petit, vêtu d’une simple tunique, puis l’enfant plus grand se promène dans un chariot tiré par une sorte de bouc. Le dernier épisode le montre en âge d’étudier, tenant un rouleau dans la main gauche, la main droite levée pour compter ou déclamer devant l’homme assis, jambes croisées, un uolumen à la main, sur une chaise à dossier disposée symétriquement à celle de la femme allaitante. La facture de grande qualité du relief donne une dimension de portrait aux visages des personnages, ce qui laisse supposer qu’il s’agit bien des parents, et non de personnel servile, comme le confirme le port de la toge par le père et son fils, tous deux chaussés de calcei46. 43 Tacite, Dialogue des orateurs, 28 (trad. H. Bornecque, CUF). 44 Plutarque, Vie de Caton l’Ancien, 1, 20, 4-5 (trad. E. Chambry, R. Flacelière, CUF). 45 Musée du Louvre, collection Campana (C p. 6547), Ma 569 ; CIL, XIV, 4875, d’Ostie ? L’épitaphe sur la plinthe inférieure indique le nom de l’enfant : M(arco) Cornelio M(arci) f(ilio) Pal(atina tribu) Statio P[arentes] fecer(unt]). Il s’agit d’un des plus anciens de la série représentant le cycle de la vie d’un enfant. L’âge au décès n’est pas indiqué par l’inscription ; Dasen, 2015, fig. 9.7, p. 277 ; Dasen et Mathieu, 2020, fig. 1. 46 Une scène similaire se trouve sur le sarcophage de la Villa Doria Pamphili, où la femme allaitante occupe la position centrale sur le relief, devant le groupe composé de l’enfant en train de réciter face à un homme, probablement son père ; Dasen, 2015, p. 230, fig. 8.2.

mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines La nourrice

La pratique de la mise en nourrice est bien documentée dans le milieu de l’élite romaine, où, dès l’époque tardo-républicaine (iie s. av. J.-C.), les familles ont eu recours à des nourrices, qu’il s’agisse esclaves de la maisonnée ou de femmes achetées pour la circonstance47. Comme en Grèce, l’emploi d’une nourrice n’interdisait cependant pas à la mère d’allaiter en même temps son enfant48. Dans certaines familles, plusieurs nourrices étaient employées, à la fois comme signe de statut social et pour assurer à l’enfant un lait en suffisance49. Dans ses Confessions, Augustin rapporte avoir eu plusieurs nourrices en plus de sa mère50. Des problèmes de santé sont parfois évoqués. Timoxène, l’épouse de Plutarque, aurait souffert d’un abcès ou engorgement du sein alors qu’elle allaitait sa fillette « très désirée »51. La fatigue a pu aussi être jugée incompatible avec un statut élevé. Les Pères de l’Église, comme Ambroise, évêque de Milan (ive siècle apr. J.-C.) dénoncent le refus d’allaiter qu’ils imputent à l’égoïsme des femmes fortunées52. La nourrice, mère d’au moins un enfant, parfois nourri en même temps que celui dont elle avait la charge, vivait au domicile de ses maîtres, ou accompagnait l’enfant dans une propriété secondaire, à la campagne, comme le fut l’empereur Vespasien chez sa grandmère à Cosa. Attaché à ce lieu, Vespasien semble le visiter souvent en exigeant que rien n’y soit changé53. La nourrice pouvait disposer d’une petite chambre. Suétone raconte qu’on montrait aux curieux la pièce où le futur empereur Auguste fut allaité dans la villa de ses grands-parents dans la région de Vélitreun espace nourricier qui est comparé à « un garde-manger », cella penuaria54. La pratique de la mise en nourrice n’était cependant pas réservée aux familles riches. Elle est attestée dans toutes les couches de la population, en Italie et dans les provinces. Claudius Protamachus et Claudia Damalis, deux affranchis, avaient ainsi comme nourrice, mamma, une esclave grecque, Aphrodisia, pour s’occuper de leur petite Silvia « (qui) vécut trois ans, deux mois et neuf jours55. » Posséder ou louer une nourrice représentait toutefois un luxe que les femmes de milieu modeste ne pouvaient probablement pas s’offrir56. La

47 Plus de la moitié des inscriptions de la ville de Rome concernent des nourrices appartenant à des familles de rang sénatorial : Bradley, 1986 et 1991. Cf. CIL, V, 3710 (Postumia Paulina), une « grand-mère nourrice », avia nutrix, sur une inscription de Vérone ; Laes, 2015. Une grand-mère romaine pouvait être encore en âge d’allaiter ; cf. Morel, 2002. 48 Des inscriptions rendent hommage à une défunte, de condition libre, à la fois mater et nutrix : CIL, IX, 1154 (Cantria Paulla) ; Bradley, 1991, p. 15, no 7 ; CIL, IX, 4864 (Halicia Severa) ; Bradley, 1991, p. 15, no 13 ; CIL, VI, 19128 (Graxia Alexandria). Voir aussi Corbier, 1999b, p. 1274-1275. 49 Galien apud Oribase, Livres incertains, 16, 3 (Dar. III, 135) : « Chez les gens riches, il faut qu’il y en ait plus d’une ». Voir aussi infra. 50 Augustin, Confessions, 1, 7. 51 Plutarque, Consolations à sa femme, 5 (trad. J. Hani, CUF). Cf. Célius Aurélien, Maladies des femmes, 1, 111 : « s’ils suppurent, ils devront être incisés délicatement » (trad. M. Chardonny). Voir aussi infra. 52 Ambroise, Hexaemeron, 5, 18 ; Ps. Jean Chrysostome, Psaume 50, homélie 1. Voir les textes rassemblés par Rey, 2004. 53 Suétone, Vespasien, 2, 1. 54 Suétone, Auguste, 6, 1. 55 CIL, VI, 2, 36353. 56 Juvénal, Satires, 6, 592-593 : « celles-là du moins acceptent les dangers de l’accouchement et toutes les fatigues d’une nourriture : leur pauvreté les y oblige » (trad. O. Sers, CUF).

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mise en nourrice concerne aussi les enfants d’esclaves ; le nouveau-né pouvait être retiré à sa mère et nourri par une autre esclave de la maisonnée57, ou vendu et élevé dans une autre domus58. Au souci de ne pas perdre la capacité de travail d’une esclave s’ajoutait peut-être celui d’éviter que se créent des liens affectifs susceptibles de nuire à la discipline de la maisonnée. Le discours médical Les informations disponibles proviennent principalement du traité de Soranos d’Éphèse, un médecin de l’école méthodique vivant à Rome sous les règnes des empereurs Trajan et Hadrien (iie s. apr. J.-C.). Son ouvrage, Maladies des femmes, entend instruire la sage-femme sur tout ce qui se rapporte à la gynécologie, l’obstétrique et les soins du nouveau-nés. Il offre de manière détaillée un témoignage inégalé sur les connaissances et les pratiques de l’époque romaine impériale59. Soranos explique que le premier lait de la mère, qui correspond à notre colostrum, est jugé « épais, trop caséeux, par suite indigeste, inerte, inassimilable, produit par un corps qui a souffert60. » Soranos conseille d’attendre deux jours afin de laisser au nourrisson le temps de digérer la nourriture maternelle dont il est rempli. On lui donne un peu d’eau miellée tiède au moyen d’un récipient à bec61, puis le lait d’une nourrice en attendant que la production de la mère se normalise. À défaut de nourrice, du lait de chèvre peut être mélangé au miel62. Tout en reconnaissant que le lait maternel est le meilleur, les médecins admettent et même conseillent de remplacer la mère par une autre femme si elle rencontre des difficultés. Soranos précise que le bébé sera plus résistant « s’il est mis au monde par une femme et nourri par une autre », car « il profitera d’un lait plus abondant63. » Il ajoute même qu’il est préférable d’avoir plusieurs nourrices : Il est dangereux qu’un nourrisson s’habitue à une seule femme, puisque celle-ci peut tomber malade et mourir, auquel cas le changement de lait, en dérangeant l’enfant, risque de le faire souffrir, et même, s’il refuse absolument le nouveau lait, le faire périr de faim64.

57 Cf. Plaute, Le soldat mythomane, 698 (« la nourrice, nutrix, de tes petits esclaves, uernae ») (trad. F. Dupont, CUF). Athenais, morte à un peu plus d’un an, est commémorée par son père, Eutychus, esclave, et de sa nutrix Hilara, esclave aussi, sans indiquer le nom de la mère ; CIL, VI, 12600 ; Bradley, 1986, p. 208, no 29. 58 Sparreboom, 2014, p 156 (CIL, XI, 5793). 59 Sur l’œuvre de Soranos et l’école méthodique, Hanson et Green, 1994. Voir aussi les nombreux travaux de D. Gourévitch, notamment 1984 et l’introduction de Soranos, Maladies des femmes, CUF, 1988. Ibid. sur les adaptations du traité de Soranos dans l’Antiquité déjà, notamment sous la forme d’un abrégé en latin par Mustio (vie s. apr. J.-C.). 60 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7, 58-63 (trad. P. Burguière, D. Gourévitch et Y. Malinas, CUF). 61 Sur ces récipients, Jaeggi, 2019 et dans ce volume. Sur l’usage du miel et son efficacité symbolique, Borgeaud, 2004. Sur le choix de l’animal et sa dimension symbolique, Arena et al., 2017 et S. Jaeggi dans ce volume. 62 Soranos, Maladies des femmes, 2, 7, 77-79. 63 Selon Tacite, La Germanie, 20, 1, les petits Germains sont ainsi plus vigoureux car ils sont nourris par leur propre mère. 64 Soranos, Maladies des femmes, 2, 8, 111-117. La recommandation se trouve déjà chez Platon, Politique, 460 d.

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L’abandon de l’allaitement est aussi favorable aux stratégies familiales. Comme Plutarque l’explique, il permettra à l’épouse de recouvrer plus vite les forces nécessaires pour concevoir d’autres enfants : Mais si quelque empêchement se produit, il faut choisir la meilleure nourrice possible, pour éviter à la mère de vieillir avant l’âge à force de s’user un peu chaque jour à allaiter : la terre ensemencée qui donne ses fruits s’affaiblit, et en reste stérile pour un temps ; de la même manière, quand une femme nourrit son enfant, ou bien elle vieillit prématurément parce qu’elle fournit une ration alimentaire supplémentaire, ou bien ce qu’elle dépense à la nourriture de son enfant empêche son propre de corps de se nourrir. La mère se trouvera donc mieux, tant pour son propre rétablissement qu’en vue d’avoir d’autres enfants, de cesser d’avoir les seins distendus de lait65. La nourrice idéale

Les traités médicaux d’époque romaine proposent de nombreux conseils sur la manière de choisir la nourrice idéale. Ses principales qualités suivent des règles simples. Elle doit être « ni trop jeune, ni trop vieille », entre 20 et 40 ans, selon Soranos, entre 25 et 35 ans selon Galien, avoir de l’expérience, c’est à dire avoir enfanté au moins deux ou trois fois66, et surtout une bonne santé afin de ne pas transmettre de maladies à l’enfant67. Sa poitrine sera bien développée, car son lait sera plus nourrissant68. Mais si les seins sont trop gros, ils produisent plus de lait qu’il n’en faut, et le lait non consommé risque de stagner et de se gâter69. De gros seins sont aussi dangereux, ajoute Soranos, car ils peuvent assommer le nourrisson en retombant sur lui. Les médecins se préoccupent aussi de la qualité de l’alimentation de la nourrice. Oribase recommande d’éviter les aliments qui pourraient donner au lait un goût trop fort et désagréable, comme les poireaux ou l’ail70. Le vin, de préférence du vin miellé, peut être consommé, mais avec modération, car il corrompt le lait et passe chez le nourrisson qui s’engourdit ou est pris de convulsions. De manière plus indirecte, il peut rendre la nourrice négligente et faire courir le risque d’écraser le nourrisson dans le lit qu’elle partage avec lui71. Son mode de vie est également réglementé. Elle évitera toute fatigue physique susceptible de tarir son lait, tandis que l’oisiveté l’épaissirait et le rendrait indigeste. Des exercices modérés sont donc préconisés afin d’attirer les substances nutritives vers le haut du corps, tels les jeux de balle, ou plus prosaïquement les travaux ménagers72. 65 Plutarque, De l’éducation des enfants, 5 (trad. A. Philippon et J. Sirinelli, CUF) ; Soranos, Maladies des femmes, 2, 7, 92-110. 66 Soranos, Maladies des femmes, 1, 8, 15-16 ; Mustio, Gynaecia, 1, 89 : bis peperit ; Maire, 2012, p. 64. 67 Sur ces critères, Oribase, Livres incertains, 13, 1 (Dar. III, 120) ; Gourévitch, 1984, p. 239-55 ; Bacalexi 2005 ; Parca, 2017 ; Ricciardetto et Gourévitch, 2017. 68 Sur l’ensemble de ces traits physiques, Soranos, Maladies des femmes, 2, 8. Voir aussi Pline, Histoire naturelle, 28, 123 ; Oribase, Livres incertains, 15, 2 (Dar. III, 130). 69 Oribase, Livres incertains, 13, 3 (Dar. III, 121). 70 Oribase, Livres incertains, 13, 12-13 (Dar. III, 123) ; Soranos, Maladies des femmes, 2, 10. Sur les recommandations transmises par Mustio, Maire, 2012, p. 66-70. 71 Soranos, Maladies des femmes, 2, 8, 71-76. Cf. Aristote, Du sommeil et de la veille, 457a14-17. Ces recommandations sur l’alimentation sont répétées au Moyen Âge. Voir C. Avignon dans ce volume. 72 Soranos, Maladies des femmes, 2, 10 ; Oribase, Livres incertains, 13, 20-21 (Dar. III, 125).

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Les contrats de nourrices conservés sur des papyrus d’Égypte romaine livrent des détails complémentaires sur leurs obligations73. Ils nous apprennent que les nourrices étaient engagées pour une période entre six mois et trois ans pour s’occuper de nourrissons qui semblent être des enfants nés en servitude et séparés de leur mère, ou des enfants trouvés qui sont élevés pour devenir des esclaves. Dans les deux cas, les bébés sont placés à l’extérieur, contrairement aux enfants de l’élite qui ont une nourrice à domicile. La nourrice s’engage à donner « son propre lait », ce qui sous-entend qu’elle pourrait être tentée de recourir à celui d’une autre femme ou à du lait animal, sans expliquer comment il serait donné74. Elle promet aussi de ne nourrir qu’un seul enfant, ce qui implique que le sien devrait être sevré. Nous verrons plus loin que cette exigence n’est pas absolue puisque différents témoignages se rapportent à l’existence de frères et sœurs de lait. Les contrats précisent enfin souvent que la nourrice doit rester chaste. Des relations sexuelles perturberaient la production de son lait, marquée par un nouvel apport masculin susceptible d’influencer la formation du nourrisson, voire de provoquer le retour du flux menstruel75. Une nouvelle grossesse pourrait aussi tarir son lait car le sang menstruel cesserait de se transformer en lait pour alimenter le fœtus76. Soigner par le lait

Jusqu’au sevrage, le lait de la nourrice doit être surveillé car sa mauvaise qualité peut causer de nombreuses maladies chez le bébé, notamment des ulcérations de la peau et des convulsions. À l’inverse, on peut soigner le nourrisson malade en modifiant les propriétés du lait de sa nourrice. La nourrice doit se prêter à l’ensemble de la thérapie, médicaments, régime et exercices inclus, explique Soranos : « En général, tant que le nourrisson est au lait, nous faisons suivre à la nourrice un régime en rapport avec la maladie de l’enfant77 ». En cas de constipation, la nourrice suivra ainsi un régime laxatif, à l’inverse, en cas de diarrhée, elle consommera tout ce qui peut calmer et resserrer le ventre78. Même l’épilepsie peut être traitée par le lait de la nourrice selon Célius Aurélien79. Le sevrage débute en principe au moment de la pousse des dents, vers l’âge de six mois. Soranos se plaint des femmes pressées d’abandonner la corvée de l’allaitement dès le quarantième jour, ou qui brusquent l’enfant en enduisant leurs tétons de « substances amères et nauséabondes » pour accélérer le processus80. Il recommande des aliments à base de céréales (potage de gruau, bouillie, miettes de pain ramollies dans de l’hydromel, du lait ou du vin doux ou miellé). Le pain, les légumes et la viande peuvent être aussi 73 Gourévitch, 1984, p. 255-258 ; Manca Masciadri et Montevecchi, 1984 ; Parca, 2017 ; Ricciardetto et Gourévitch, 2017. 74 Par exemple avec un biberon. Cf. Jaeggi, 2019 et dans ce volume. 75 Sur l’obsession de la pureté féminine et la peur de l’adultère, voir M. Bettini dans ce volume, citant Nigidius Figulus, fr. 111 Swoboda : idem [Nigidius] lac feminae non corrumpi alenti partum, si ex eodem viro rursus conceperit, arbitratur. 76 Galien cité par Oribase, Livres incertains, 16, 9-10 (Dar. III, 136). Voir aussi Soranos, Maladies des femmes, 2, 8, 65-71 ; Galien, De sanitate tuenda, I, 9 (Kühn VI, 45-6) ; Oribase, Livres incertains, 14, 3 (Dar. III, 129) ; Mnésithée, ibid., 15 (Dar. III, 130). 77 Soranos, Maladies des femmes, 2, 24, 7-9. 78 Cf. Mustio, Gynaecia, 1, 141 ; Maire, 2012, p. 70. 79 P. ex. Célius Aurélien, Des maladies chroniques, 1, 4 ; Gaillard-Seux, 2017. 80 Soranos, Maladies des femmes, 2, 17, 45-49.

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consommés par l’enfant après avoir été prémâchés par la nourrice81. Soranos préconise de cesser le sevrage vers l’âge de deux ou trois ans, mais de remettre l’enfant au lait s’il tombe malade, le temps de se rétablir82. Les études bioarchéologiques actuelles montrent que le début et la fin du sevrage ont en réalité beaucoup varié selon les régions, précoce en Italie, où il débute vers 12 mois et s’achève vers deux ans et demi, tardif en Suisse romaine où il se termine vers trois ou quatre ans83. L’introduction prématurée des céréales a contribué de manière importante aux maladies (rachitisme, scorbut) et à la mortalité des tout-petits, et cela dans la longue durée, jusqu’au xixe siècle84. Façonner par le lait

Plusieurs auteurs d’époque romaine font allusion au lien intime, d’avant la naissance, que transmet un lait issu du sang menstruel qui nourrissait le bébé in utero. Selon Plutarque, cette « communauté de nourriture », suntrophia, explique que les mères nourrissent leurs petits avec une tendresse et une sollicitude particulières, « comme si elles les chérissaient de l’intérieur »85. L’attachement des nourrices ne saurait donc être qu’artificiel86. La nourriture partagée in utero crée d’ailleurs de la parenté. Caton le Jeune aurait ainsi donné son épouse Marcia en mariage à Hortensius, son meilleur ami, qui souhaitait être lié à Caton « par la communauté des enfants »87. En lui permettant de concevoir du même ventre, Caton lui offrait la possibilité de créer des liens de parenté basés sur le partage d’une nourriture intra-utérine. Imprégnée et transformée par les semences de partenaires successifs, la matrice devient un lieu de fusion qui rend leurs substances corporelles communes. La crainte de l’influence néfaste d’une mère nourricière sur la formation de l’enfant trouve une expression sans nuance chez plusieurs auteurs qui réclament que la mère biologique nourrisse elle-même son bébé. L’auteur du sermon le plus féroce est Favorinus d’Arles, un philosophe célibataire et sans enfant qui aurait prononcé un vibrant plaidoyer pour l’allaitement lors d’une visite chez un sénateur dont l’épouse venait d’avoir un enfant. Ses propos sont reproduits dans les Nuits attiques d’Aulu-Gelle qui l’accompagnait. En apprenant de la grand-mère que le bébé va être confié à une nourrice afin de ménager la jeune femme, Favorinus réagit de manière violente. Il condamne vigoureusement la mise en nourrice de l’enfant en n’hésitant pas à comparer les femmes qui font tarir leur lait à celles qui tentent d’avorter, et l’enfant confié à une nourrice à un enfant abandonné par ses parents. L’absence d’allaitement entraîne la perte de l’amour maternel88. De plus, 81 Galien, De sanitate tuenda, 1, 10 (Kühn VI, 47-8). Sur les techniques de sevrage, Dubois, 2019. Cette pratique est décriée par Soranos, Maladies des femmes, 2, 17. 82 Soranos, Maladies des femmes, 2, 17, 76-79 ; Galien, De sanitate tuenda, 1, 9 (Kühn VI, 45) et Oribase, Livres incertains, 14 (Dar. III, 128). 83 Voir Bourbou et al., 2019 ; voir aussi Chr. Bourbou dans ce volume. 84 P. ex. Gowland et Redfern, 2010. 85 Plutarque, De l’éducation des enfants, 5. Voir aussi Soranos, Maladies des femmes, 2, 7, 89-92 : il est naturel qu’un enfant reçoive sa nourriture de sa mère après la naissance comme c’était le cas avant la naissance ». 86 Plutarque, De l’amour de la progéniture, 3. 87 Plutarque, Vie de Caton le Jeune, 25 (trad. É. Chambry, R. Flacelière, CUF). Sur la mère comme lieu de fusion de substances corporelles de partenaires différents, Wilgaux, 2007. 88 apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 22 ; Danese, 1997.

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comme il estime que le lait possède des propriétés similaires au sperme89, les enfants allaités par une autre femme que leur mère finiront par ne plus ressembler à leurs parents90. Favorinus s’inquiète aussi de voir le bébé être corrompu par un être de statut inférieur, « d’une race étrangère et barbare » de surcroît peut-être sans moralité, laide et impudique, « car l’habitude est d’employer sans discernement celle qui a du lait au moment voulu91. » Pour Favorinus, l’ensemble du système familial est donc menacé par la pratique de la mise en nourrice : la mère perd tout lien affectif avec son enfant qui reporte entièrement son attachement sur une esclave. Il n’est pas impossible que le nombre de nourrices employées dans certaines familles ait traduit le souci de limiter l’influence physique et morale d’une nourrice unique. Multiculturalité et stratégies sociales Les inscriptions funéraires ne détaillent pas les qualités des nourrices. L’adjectif le plus fréquent est optima, « excellente, remarquable », et est conventionnel92. Les auteurs anciens attribuent aussi différentes qualités aux nourrices selon leur provenance ethnique. En Grèce classique, les Thraces étaient recherchées pour leur dévouement pour les enfants, à Rome les Gauloises semblent avoir eu une réputation similaire93. Quelques inscriptions funéraires semblent signaler la présence de nourrices égyptiennes à Rome94 ; les Égyptiennes avaient la réputation d’être particulièrement prolifiques, et leur peuple avait un amour proverbial des enfants95. Les compétences recherchées ne concernent pas que les soins nourriciers. Les Grecques servent ainsi les stratégies sociales de l’élite, car « le nourrisson s’habitue avec elle à la plus belle des langues96. » Tout fils est un « orateur en espérance », explique Quintilien, et tout lettré se doit de savoir le grec. L’éducation bilingue du jeune Romain pourra ainsi débuter au sein de sa nourrice à condition que l’élocution de la nourrice soit bonne : « Ce sont elles que l’enfant entendra en premier lieu ; c’est leur vocabulaire qu’il s’efforcera de

89 apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 14 : « Aussi n’a-t-on pas cru sans raison que tout comme la puissance naturelle de la semence a la propriété de façonner les ressemblances du corps et de l’âme, ainsi la nature particulière du lait a la même propriété » (trad. R. Marache, CUF). 90 apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 19. Selon lui, les observations des éleveurs prouvent l’importance de l’influence du lait. Les chevreaux et les agneaux ont une laine plus douce s’ils sont allaités par une brebis plutôt que par une chèvre. 91 apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 17. 92 CIL, VI, 35037 (Pumidia Attica) ; Bradley, 1986, no 68. CIL, VIII, 2889 ( Julia Pistrix) ; Bradley, 1991, p. 16, no 46. 93 Strabon, Géographie, 4, 1, 2 ; 4, 4, 3. Voir aussi les femmes des Germains qui n’ont pas de nourrices : Tacite, La Germanie, 20, 1. 94 Ou leur nom fut-il donné par leurs maîtres ? CIL, VI, 5939 (Arruntia Cleopatra) ; CIL, VI, 12299 (Naevia Cleopatra) ; Bradley, 1986, nos 8 et 27. 95 Strabon, Géographie, 17, 2, 53 : « Les Égyptiens élèvent tous les enfants qui leur naissent » (trad. B. Laudenbach, CUF). Cf. Aristote, Histoire des animaux, 584b : « La plupart du temps et dans la plupart des pays, les femmes mettent au monde un seul enfant, mais souvent aussi et dans bien des endroits elles ont des jumeaux, par exemple en Égypte. » Sur ce topos, Dasen, 2005, p. 45-46. 96 Soranos, Maladies des femmes, 2, 8, 99-100.

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reproduire et d’imiter, et, par nature, nous gardons de façon très tenace les impressions rudimentaires de notre enfance.97 » À côté de la langue, les nourrices transmettent aussi un patrimoine oral qui nous échappe en grande partie. De nombreux auteurs font allusion aux histoires qu’elles racontent aux enfants. Ces « mots caressants » qu’une tendre nourrice chuchote98 ou chantonne pour faire s’endormir les petits99 ne sont pas innocents. Plutarque craint que leurs contes ne remplissent de folie les âmes des petits100, mais Strabon leur reconnaît une valeur éducative101. Quintilien y voit une étape utile dans l’apprentissage du jeune enfant ; le grammairien apprendra ainsi aux élèves « les fables d’Ésope, qui viennent après les contes des jeunes nourrices, fabulis nutricularum, en un langage pur qui ne se guinde pas au-delà de la mesure102. » La parenté par le lait

Contrairement aux sociétés où le travail de garde des enfants n’a pas reçu de véritable reconnaissance, à Rome, comme en Grèce, de nombreux documents témoignent des liens affectifs qui se sont établis entre la nourrice et son nourrisson, créant une sorte de « parenté par le lait » bien au-delà de l’enfance. Dans les inscriptions funéraires, plusieurs expressions ont une connotation affective, comme nutricula, mamma ou mammula103. L’affranchissement représente une reconnaissance de ces liens. Promulguée sous Auguste, en l’an 4 apr. J.-C., la lex Aelia Sentia définit les cas où le maître peut exceptionnellement accorder l’affranchissement avant d’avoir atteint l’âge de vingt ans. Tous ceux qui partagent l’intimité du jeune enfant y figurent : la nourrice, le pédagogue, le frère de lait et l’alumnus, de alere, « nourrir », comprenant différentes catégories d’enfants (abandonné, orphelin, illégitime ou d’une union non reconnue par le droit) élevés par des personnes non apparentées, mais avec qui se développe une relation de longue durée dans un cadre domestique104. De nombreuses inscriptions funéraires témoignent de la force de ces liens105. La plupart des nourrices portent un nom d’origine étrangère qui témoigne de leur origine servile, mais plus de la moitié ont été affranchies car elles ont le gentilice de leur ancien maître. Comme dans le monde grec, le rôle de la nourrice se prolonge au-delà de l’enfance, parfois désigné par l’expression assa nutrix, « nourrice sèche », pour la femme toujours attachée au service de son protégé une fois passé l’âge de le nourrir de son lait. Volumnia Procla honore ainsi à Rome la mémoire de son affranchie et assa nutrix Volumnia Dynamis « qui vécut 105 ans

97 Quintilien, Institution oratoire, 1, 1, 3-4 (trad. J. Cousin, CUF) ; Bueche, 2008, p. 107-117. Cf. l’influence de Cornélie, la mère des Gracques ; Cicéron, Brutus, 58. 98 Lucrèce, De la nature, 5, 230. 99 Ausone, Lettres, 16, 90-91. 100 Plutarque, De l’éducation des enfants, 5. Cf. Tacite, Dialogue des orateurs, 29. 101 Les histoires de Lamia et d’autres figures effrayantes écartent les enfants du mal ; Strabon, Géographie, 1, 2, 8. 102 Quintilien, Institution oratoire, 1, 9, 2. 103 Nutricula : Horace, Épitres, 1, 4, 8. Mamma : CIL, VI, 25808. Cunaria désigne plus spécifiquement celle qui fait dormir le bébé dans le berceau ; Martial, Épigrammes, 11, 39. Iunius Silvanus érigea ainsi une stèle à Iunia Glaphyra, sa « très chère nourrice », karissima nutrix ; Eichenauer, 1988, p. 279. Voir aussi p. ex. CIL, X, 2185, 2669, 7038. Les exemples sont nombreux en Gaule romaine ; Rémy et Mathieu, 2009, p. 96-98. 104 Gaius, Institutes, 38-9 ; Ulpien, Digeste, 40, 2, 13. Sur le dossier des alumni, Corbier, 1999b, p. 5-41. 105 Pour un discours de convenance, Joshel, 1986.

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Fig. 5 Autel funéraire en calcaire (H. 83 cm, L. 52,5 cm), 225-250 apr. J.-C. Cologne, RömischGermanisches Museum 74,414. Photo du musée.

(sic)106 ». Ailleurs, la nourrice prend place parmi les membres de la famille. À Narbonne, Marcus Fabius Stabilius inscrit le nom de sa nourrice Fabia Rustica après ceux de son père et de son épouse107. Leurs noms sont conservés dans les grandes familles. Prima fut ainsi la nourrice de Julia Livilla, la fille de Germanicus, et Valeria Hilaria celle d’Octavie108. Leur présence fidèle aux côtés de leur ancien nourrisson est un topos littéraire. À la mort de Néron, ses nourrices Eglogé et Alexandra auraient ainsi pris soin de déposer ses restes dans le tombeau familial109. Parfois l’ancien nourrisson devenu adulte s’est préoccupé de la sépulture de sa nourrice, affranchie, qui est restée à son service. Sur deux monuments funéraires, sa figure se charge d’un symbolisme qui dépasse la simple référence réaliste à la pratique de l’allaitement. Le document le plus célèbre est un autel funéraire en calcaire de Cologne (Fig. 5 ; 225-250 apr. J.-C.)110. Ursula Rothe a démontré que le buste dans le clipeus de la face principale représente probablement la nourrice défunte au-dessus de l’inscription Memoriae111. Les côtés de la stèle la montrent vêtue d’une tunique longue, dans deux attitudes familières, assise dans un siège en osier, donnant un sein de taille surdimensionnée au bébé, et penchée sur l’enfant emmailloté, couché dans son berceau. Sur les deux faces, sa fonction, nutrix, est indiquée à côté de son nom, Severina. Sur la face principale, sous le clipeus, son rôle est visualisé de

106 CIL, VI, 29497 (Rome). Voir aussi Eichenauer, 1988, 280-81, CIL, VI, 29497 (nutrix assa). 107 CIL, XII, 4797 (Narbonne) ; Rémy et Mathieu, 2009, p. 99. Sur l’âge au décès des nourrices, voir le tableau de Bradley, 1991, p. 22, table 2.3. 108 CIL, VI, 4352 (Prima) ; Bradley, 1986, no 4 ; CIL, VI, 8943 (Valeria Hilaria) ; Bradley, 1986, no 20. 109 Suétone, Néron, 50, 2. Voir aussi Domitien, 17, 3 : Phyllis mêle clandestinement les cendres de Domitien à celles de son autre nourrisson, Julie, fille de Titus. 110 Cologne, Römisch-Germanisches Museum 74,414 ; Köln 331 ; Rémy et Mathieu, 2009, p. 96-99, figs 48-50. Voir aussi ibid., fig. 51 une représentation d’allaitement sur un relief funéraire de Reims (milieu iiie siècle apr. J.-C.). 111 Rothe, 2011.

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manière symbolique sous la forme d’un homme portant un agneau, avec deux autres bêtes à ses pieds ; le motif s’inscrit dans la mode des scènes bucoliques, très en vogue au iiie siècle, évoquant une félicité pastorale synonyme de protection et de soin. Frères et sœurs de lait

Les relations créées entre nourrice et nourrisson s’étendent aux frères et sœurs de lait qui apparaissent principalement dans les sources d’époque romaine. Ils y sont désignés par les termes collactaneus, collacteus, en grec suntrophos112. Plusieurs inscriptions unissent la mémoire des nourrissons, libres ou non. Certains sont affranchis par le frère de lait devenu adulte113. À Lyon, L. Claudius Rufinus fit élever une stèle avec une inscription en vers associant sa nourrice Marciana et Verina, sa sœur de lait, toutes deux de statut servile (iie-iiie s. apr. J.-C.), qui constituaient pour lui sa véritable famille :

Fig. 6. Autel funéraire en marbre, de Rome (H.

Aux dieux Mânes, au repos éternel de 102 cm, L. 58 cm), 100-110 apr. J.-C. Rome, Villa Lucius Claudius Rufinus. Claudius Albani, Sala ovale 920. Photo DAI Rome Neg. Rufinus ai, de mon vivant, gravé cette EA.4553. épitaphe afin que, lorsque mon âme goûtera le repos parmi les Ombres, habitantes des bords du Styx, et que mon corps, subissant la loi du Destin, aura pris gîte dans cette maison faite d’un bloc de pierre, elle soit un témoin survivant de mon existence, et que ma voix, conservée par ces lignes confiées au marbre, revive par ta voix, qui que tu sois, passant, qui t’arrêteras pour les lire : « Ici repose Rottio, autrefois plein de jeunesse et de vigueur. À ce tombeau, qu’il s’est préparé pour lui-même, il a joint bientôt celui de sa nourrice Marciana, et ensuite celui de Verina, sa sœur de lait, et il les a dédiés sous l’ascia par les soins de Claudius Sequens, son patron »114. Le relief d’un autel funéraire de Rome semble traduire visuellement l’intimité créée par une relation nourricière (Fig. 6 ; 100-110 apr. J.-C.)115. Deux enfants d’apparence identique sont debout, dans la posture de petits orateurs, vêtus de la toga, tenant chacun un rouleau

112 Voir le catalogue commenté de Bradley, 1991, p. 149-55 (33 inscriptions). 113 P. ex. CIL, VI, 5939 (L. Arruntius Dicaeus est affranchi par son patron et frère de lait avec sa mère Arruntia Cleopatra, nutrix) ; Bradley, 1986, no 8. 114 CIL, XIII, 2104 ; Dasen, 2015, p. 270, fig. 9.3. 115 CIL, VI, 22972 ; Rawson, 2003, p. 259-61, fig. 6.1 ; Rawson, 2010, p. 198-200, fig. 8.1.

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de papyrus, avec une capsa ou boîte à rouleaux à leurs pieds. L’inscription indique toutefois que les enfants n’avaient ni le même âge, ni le même statut, et probablement des parents différents. Nico est le fils d’une affranchie au cognomen grec, Publicia Glypté, tandis qu’Eutychès est un uerna, un esclave né dans la domus, d’une mère anonyme. Nico était âgé de onze mois et huit jours, Eutychès d’un an. Les enfants savaient donc encore à peine marcher, mais la scène les projette dans un futur où ils grandissent et s’instruisent ensemble, en ayant tous deux obtenu l’affranchissement. Les liens créés par le partage du lait sont évoqués sur le fronton qui représente le petit Télèphe, fils d’Héraclès, abandonné par sa mère Augé, puis nourri par une biche avant d’être élevé par des bergers. Ce décor bucolique paisible place les enfants sous la sauvegarde d’une nature providentielle bienveillante. La scène pourrait aussi rappeler que les enfants étaient encore en âge d’être nourris, et qu’il s’agissait, comme pour Télèphe avec sa biche, d’un allaitement de substitution. La gémellisation visuelle des deux enfants pourrait traduire leurs liens de frères de lait. Conclusion Dans les sociétés grecque et romaine, le champ de la parenté ne se limite ainsi pas aux consanguins mais se construit par le partage de différentes substances corporelles : sang, sperme, lait. La parenté est aussi transmise plus largement par le partage de la nourriture, suntrophia. Xénophon souligne que la cohésion familiale repose sur des hommes « issus de la même semence, nourris par la même mère, ayant grandi sous le même toit, choyés par les mêmes parents, donnant aux mêmes le nom de père et mère »116. Sa force symbolique se traduit dans l’usage de l’expression homogalaktes, « ceux qui ont bu le même lait » pour désigner les personnes avec un ancêtre commun, fédérées en phratrie ou en gens117. Comme les nourrices, et parfois ensemble, des hommes ont aussi exercé des fonctions nourricières avec une forte connotation affective qui s’étend au-delà de la petite enfance. Phénix, un modèle homérique, ne se limite ainsi pas à éduquer le petit Achille aux côtés de Chiron. Il lui donne à boire et à manger, dans une relation présentée comme exclusive : Aussi bien tu ne voulais pas toi-même de la compagnie d’un autre, qu’il s’agît ou de se rendre à un festin ou de manger à la maison : il fallait alors que je te prisse sur mes genoux, pour te couper ta viande, t’en gaver, t’approcher le vin des lèvres. Et que de fois tu as trempé le devant de ma tunique, en le recrachant, ce vin ! Les enfants donnent bien du mal118. En latin, ces hommes sont désignés par les termes de tata, tatula, nutritor, nutritor lactaneus119. Ce personnel domestique semble avoir créé un environnement affectif stable essentiel dans la garde et l’éducation des enfants. 116 Xénophon, Cyropédie, 8, 7, 14 (trad. E. Delebecque, CUF). Voir aussi Xénophon, Mémorables, 2, 3, 4, 9-11 : « être né des mêmes parents contribue grandement à l’amitié, de même que le fait d’avoir été nourris ensemble » (trad. L.-A. Dorion, CUF). 117 Aristote, Politique, 1252b18 ; Philochore, FGrHist 328 F 35. Sur cette parenté fictive par le lait, Wilgaux, 2006, p. 342-343 et 2011, p. 222. Cf. plus largement l’importance des pratiques de commensalité dans le monde grec. 118 Homère, Iliade, 9, 488-491 (trad. P. Mazon, CUF). 119 Bradley, 1991, p. 37-75. Cf. Faventius, le nutritor de la petite Geminia Agathé (CIL, VI, 19007) ; Dasen et Mathieu, 2020. Voir aussi Jaeggi, 2019, p. 26, sur un nouveau-né privé de mère et de nourrice mais alimenté au biberon par son père selon l’Hagiographie de Théodore Théron (ive s. apr. J.-C.) par Grégoire de Nysse.

mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines

Fig. 7. Relief votif en marbre local (H. 62 cm, L. 71 cm), de Ptuj (sanctuaire de la colline de Panorama), milieu iie s. apr. J.-C. Musée régional Ptuj-Ormoz Region RL 973. Photo documentation Regional Museum Ptuj – Ormož, Slovenia.

L’importance affective de leur présence nous invite à interroger le sens de la délégation de l’allaitement maternel à des nourrices. Longtemps les historiens ont suivi le point de vue des moralistes antiques en l’interprétant comme le désir de ne pas s’investir affectivement. On peut cependant envisager à l’inverse cette pratique comme une réponse à la forte mortalité infantile et maternelle. Loin de diminuer l’attachement, l’anxiété de la mortalité a pu au contraire stimuler l’investissement affectif et se traduire par le souci de donner le meilleur à l’enfant, en lui procurant une, voire plusieurs nourrices. Dans le monde romanisé, la valorisation de la fonction nourricière se traduit par sa transposition sur le plan divin120. Dans les provinces, parfois disposées en triade, des reliefs votifs de nutrices divinisées semblent présider à la destinée du tout-petit et plus largement au bien-être de la famille et au renouvellement des générations121. Sur un relief votif de Poetovio/Ptuj en Pannonie (Fig. 7 ; milieu iie s. apr. J.-C.), les parents, Lucius Fuscinius 120 Sur cette dimension symbolique, voir Fr. Prescendi, « Déesses allaitantes dans l’Antiquité : regards croisés entre l’Égypte, la Grèce et Rome », dans ce volume ; voir aussi D. Frère et E. Thibaut pour le monde étrusque, et Pedrucci, 2019. 121 Sur la diffusion de leur culte, Schauerte, 1985 ; Bauchhenss et Neumann, 1987. Sur leur fonction symbolique de Parques, Deyts, 1992, p. 64-66 ; Dasen 2015, p. 237-238.

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Fig. 8a. Figurine en terre cuite de Dea nutrix. Argentomagus, nécropole du Champ de l’Image, 150-200 apr. J.-C. Saint-Marcel, musée archéologique d’Argentomagus 74.7. Photo Gesell, musée archéologique d’Argentomagus.

Fig. 8b. Sépulture de nouveau-né, Argentomagus, nécropole du Champ de l’Image, 150-200 apr. J.-C. Photo Gesell, musée archéologique d’Argentomagus.

Exsuperatus, sévir augustal, et Aelia Honorata, dédient un monument aux Nutrices augustes pour la sauvegarde, pro salute, de leur fils en remerciement d’un vœu122. Si le père, un notable local, est le commanditaire de l’inscription, seules trois femmes, humaines et divines, sont représentées sur le relief. Au centre, une femme tend un enfant nu au-dessus d’un autel vers une nutrix divine assise en train d’allaiter un enfant emmailloté. Derrière elle, une servante porte sur sa tête une corbeille avec des offrandes. Le motif de la Dea nutrix est aussi répandu dans la production des figurines en terre blanche ou terre de pipe, fabriquées de la fin du ier siècle apr. J.-C. au milieu du iiie siècle apr. J.-C. Elles représentent une femme assise dans un fauteuil à haut dossier en osier tressé, en train d’allaiter un ou, le plus souvent, deux bébés (Fig. 8a)123. Avec les Vénus, elles constituent un des sujets favoris du répertoire des coroplathes gallo-romains. Personnifiant une inépuisable fécondité, accomplie par la naissance de jumeaux124, cette figure semble faire écho à la politique nataliste des empereurs et au discours des

122 Šašel Kos, 1999, no 30, fig. 16 (Année Épigraphique , 1986, 569 ; Ubi erat lupa 8761 ) : Nutricibus Aug(ustis) sacrum. L(ucius) Fusc(inius)/ Exsuperatus, Aug(ustalis) col(oniae) Poet(ovionensium) et/ [Ae ?]lia Honorata pro salute/ [. F]uscini Honorati fil(ii) v(otum) s(olverunt). En Pannonie, plusieurs monuments portent des inscriptions pro salute du père ou des deux parents ; Šašel Kos, 1999 et 2016. Sur les dieux augustes, Villaret, 2019. Sur la pratique des vœux pro salute, de Cazanove, 2011, p. 13-14 et dans ce volume. 123 Schauerte, 1985 ; Dasen, 1997 ; Dasen, 2005, p. 246-248. 124 Sur la faveur rencontrée par les jumeaux dans le monde romain, fruits d’une conception idéale, à laquelle font écho mythes et naissances dans la famille impériale, Dasen, 2005, p. 234-271.

mères, nourrices et parenté nourricière dans les sociétés grecques et romaines

médecins et philosophes qui préfèrent l’allaitement maternel à celui d’une nourrice. Mais s’agit-il d’une déesse-mère qui allaite ses propres enfants, ou de la mise en scène d’une relation nourricière élargie, qui n’est pas exclusivement maternelle ? L’ambiguïté nous interpelle. L’abondante production de ces figurines contraste avec la quasi-absence de représentations de femmes allaitantes. Quant aux nourrices, elles font partie d’un personnel servile qui tend à être occulté dans l’imagerie, mais qui semble trouver ici une forme de reconnaissance de l’importance essentielle de leur activité. Plusieurs proviennent de contexte funéraire. Dans une des nécropoles d’Argentomagus/Argenton, une statuette de Nutrix (Fig. 8a ; 150-200 apr. J.-C.) semblait veiller sur la sépulture d’un nouveau-né avec trois figurines de Vénus et deux chevaux, encore en place au moment de la fouille (Fig. 8b)125. Bibliographie Fr. Arena et al. (éd.), Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui, Paris, Publications scientifiques du Muséum, 2017 (Anthropozoologica 52). G. Bauchhenss et G. Neumann (dir.), Matronen und verwandte Gottheiten. Ergebnisse eines Kolloquiums veranstaltet von der Göttinger Akademiekommission für die Altertumskunde Mittelund Nordeuropas, Cologne/Bonn, Rheinland Verlag/Rudolf Habelt, 1987. D. Bacalexi, « Responsabilités féminines : sages-femmes, nourrices et mères chez quelques médecins de l’Antiquité et de la Renaissance », Gesnerus, 62 (2005), p. 5-32. J. Bertier, Mnésithée et Dieuchès, Leyde, Brill, 1972. ———, « La médecine des enfants à l’époque impériale », in Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt (ANRW), II, 37, 3, Berlin/New York, W. de Gruyter, 1996, p. 2147-2227. P. Birchler Émery, « De la nourrice à la dame de compagnie : le cas de la trophos en Grèce antique », in V. Pache Huber et V. Dasen (éd.), From the World of Wet Nurses to the Networks of Family Child Care Providers, Politics of Child Care in Historical Perspective, Paedagogica Historica, 46/6 (2010), p. 751-761. L. Bodiou, « Les singulières conversions du lait maternel à l’époque classique. Approche médicale et biologique », Pallas, 85 (2011), p. 141-151. L. Bodiou, P. Brulé et L. Pierini, « En Grèce antique, la douloureuse obligation de la maternité », in Fr Thébaud et Y. Knibiehler (dir.), Maternités, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2005 (Clio. HFS 21), p. 17-42. L. Bonfante, « Nursing mothers in Classical art », in A. O. Koloski-Ostrow et C. L. Lyons (éd.), Naked Truths : Women, Sexuality, and Gender in Classical Art and Archaeology, Londres, Routledge, 1997, p. 174-196. J.-B. Bonnard, Le complexe de Zeus. Représentations de la paternité en Grèce ancienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004.

125 Dasen, 2005, p. 246, fig. 175. En Égypte ancienne, la renaissance du mort est assurée par l’allaitement de déesses ; en Grèce hellénistique, on trouve aussi le myste initié tel un chevreau vivifié par le lait maternel dans la tradition orphique. Voir dans ce volume Y. Volokhine, V. Pirenne-Delforge, G. Pironti, Fr. Prescendi.

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Yasmina Foehr-Janssens, Francesca Prescendi et C éline V enturi

Animaux nourriciers – nourrices animales Mythes et récits d’enfance des héros (Antiquité, Moyen Âge) Introduction

Un enfant tétant le pis d’une femelle non humaine, une femme donnant le sein au petit d’un animal : ces deux types de représentations ne vont pas sans susciter des réactions émotionnelles contrastées, de dégoût, d’étonnement ou d’admiration, selon que la scène est reçue comme un exemple choquant de confusion entre humanité et animalité ou qu’elle évoque la générosité d’un nourrissage salvateur. Il suffit de lire les commentaires qui accompagnent la présentation de ces pratiques sur certains sites internet pour prendre la mesure de leur signification implicite. Le contact intime des corps d’espèces différentes heurte un tabou de l’hybridité lié à l’imaginaire de la reproduction et semble brouiller une partition claire entre nature et civilisation, partition dont il convient de mesurer le caractère culturellement construit1 ­. De tels partages de lait occupent une place prépondérante dans la pensée mythique de la tradition culturelle européenne passée et présente. Le dossier est immense et fait l’objet d’un regain d’intérêt à la lumière des nombreuses interrogations que suscite aujourd’hui la réflexion éthique sur le statut que les sociétés accordent aux animaux (non humains). Il ne saurait être question de proposer ici une analyse exhaustive de l’ensemble de ce champ dont la diversité a fait l’objet d’une livraison récente de la revue Anthropozoologica2. Nous concentrerons notre attention sur une des formes qualifiantes3 que prend notre thématique dans la mythographie antique et dans les légendes épiques médiévales en nous intéressant 1 Arena, Foehr-Janssens, Prescendi, 2017. 2 Arena, Foehr-Janssens, Papaikonomou, Prescendi, 2017. 3 Si les liens de nourrissage entre animaux et humains participent le plus souvent d’une logique glorifiante, on ne saurait toutefois ignorer le fait que le motif a pu être mobilisé dans un but de stigmatisation. L’exemple le plus célèbre de ce type de disqualification par un lait porteur d’indignité ou de souillure est sans doute le motif tardo-médiéval de la « Judensau » qui présente des juifs buvant à la mamelle le lait d’une truie. Ce procédé allie l’insulte portant sur le caractère avilissant d’une parenté porcine à l’offense visant la transgression des interdits alimentaires prescrits par la Torah (cf. Shachar, 1974). Yasmina Foehr-Janssens  •  Université de Genève Francesca Prescendi  •  EPHE, Paris / Université de Genève Céline Venturi  •  Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 747-764 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127470 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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au mythème de l’animal secourable qui prend en charge la survie d’un enfant (mâle le plus souvent) exposé ou enlevé. Il convient de préciser d’emblée que, dans la plupart des cas, ces récits ne servent pas à raconter l’origine de cultes ou d’organisations religieuses, mais s’articulent à la mémoire de la fondation de cités ou des royaumes. Leur importance est plus politique et civique que religieuse, même si ces aspects ne peuvent pas être complétement séparés dans les sociétés antiques et médiévales. Les nourrices animales deviennent des icônes du pouvoir d’une ville, comme c’est le cas de la louve romaine. Dans le contexte médiéval, elles incarnent la noblesse d’un lignage. L’examen des sources antiques nous permettra de présenter une description des formes et des fonctions de ce motif. Il importe en outre de distinguer les modalités d’expression et les significations que celui-ci revêt selon les genres narratifs et les contextes historiques et sociaux dans lesquels il s’exprime. L’explicitation des réemplois médiévaux, qui appartiennent à un corpus assez cohérent de textes littéraire, permettra de documenter les modes d’expansion narrative que peut connaître ce motif tout en mettant à jour le rôle déterminant qu’ont joué des légendes hagiographiques dans son acclimatation chrétienne et sa diffusion. Mythes et récits antiques : l’animal maternel Biographie héroïque, enfance menacée et nourritures qualifiantes

Dans l’Antiquité, le mythème de l’enfant allaité par des animaux constitue un vrai Leitmotiv4 qui marque l’enfance de certains dieux, comme Zeus, allaité par la chèvre Amalthée, ou Asclépios, nourri lui aussi par une chèvre selon un mythe de la région d’Épidaure5. Il apparaît régulièrement dans les récits qui font mémoire de personnages héroïques grecs et romains6 : Romulus et Rémus, Cyrus, roi des Perses, Habis, roi de Tartessos, Télèphe, héros d’Arcadie ainsi que Camille, la reine guerrière des Volsques, etc. À cette série, on peut ajouter d’autres cas apparentés, même s’ils ne traitent pas directement d’allaitement, comme celui de Sémiramis, nourrie par des colombes ou de Méliteus, alimenté par des abeilles7. L’image des abeilles, qui se posent sur la bouche sert également à préfigurer de remarquables dons d’éloquence, comme dans le cas de Platon, sur les lèvres duquel, alors qu’il vient de naître, un essaim d’abeilles dépose du miel de l’Hymette tout en les entourant de son bruissement mélodieux8. Le même motif s’applique à l’annonce de



4 Nous remercions Doralice Fabiano qui a recueilli le dossier des textes grecs concernant les enfants nourris par des animaux lors d’un contrat dans le cadre du projet Sinergia Lactation in History. 5 Pausanias 2, 26, 4. 6 Binder, 1964. 7 Antoninus Liberalis 13, 1-2 (Nicandre) : « Zeus et la nymphe Othréis eurent un fils, Méliteus, que sa mère exposa dans la forêt : elle avait peur d’Héra parce que Zeus s’était uni à elle. Par la volonté de Zeus l’enfant ne mourut pas, mais il grandissait nourri par des abeilles ». L’enfant est trouvé par son demi-frère qui « l’appella Méliteus car il avait été nourri par des abeilles. D’ailleurs cet oracle lui était revenu à l’esprit, par lequel jadis le dieu lui avait prescrit de sauver l’enfant de même naissance nourri par les abeilles ». Méliteus, une fois grandi, fonda la ville de Mélitaea près de la Phthie. 8 Elien, Histoires variées 10, 21 et 12, 45 ; cf. Borgeaud, 2004.

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talents poétiques, comme dans le cas de Pindare : sur sa bouche, les abeilles façonnent une ruche9 et on le dit nourri de miel plutôt que de lait10. Cependant, cette sollicitude animale manifestée dès le plus jeune âge à des figures d’écrivains ou des poètes n’est qu’une variante du motif principal. Celui-ci, concerne en effet des personnages destinés à jouer un rôle politique et s’ouvre le plus souvent sur un épisode de refus du nouveau-né : l’enfant est abandonné et exposé à la mort sur l’ordre d’une autorité hostile. Mais, grâce à l’adjuvant animal ainsi que, fréquemment, à des parents adoptifs d’humble extraction, l’enfant trouve les conditions de sa survie, puis réintègre la société humaine, pour le profit de laquelle, une fois adulte, il agira en héros fondateur ou guerrier. L’exposition et l’allaitement par des animaux constituent donc le socle mythique d’une biographie héroïque et permettent aux enfants promis à une destinée hors du commun de s’élever au-dessus des puissances voulant causer leur perte11. Il convient donc de souligner d’emblée que ces enfants recueillis et allaités par des animaux ne répondent pas à la définition de l’enfant sauvage dont le type s’élabore au cours de la période moderne. Les cas de Victor de l’Aveyron et de Gaspard Hauser, portés à l’écran par François Truffaut et Werner Herzog12 mettent en exergue l’intérêt que la psychologie naissante a montré, à partir du xviiie siècle, pour des sujets humains dépourvus de tout formatage éducatif et qui se tiennent à la frontière entre humanité et animalité13. Rien de tel dans le cas des enfants-loups ou les enfants-lions – si tant est que l’on puisse les appeler ainsi – des légendes et des mythes anciens. Comme nous le verrons, le parcours sylvestre des jeunes héros s’inscrit au contraire dans une logique de conformation sociale et d’intégration dans un réseau de parenté symbolique. Les textes anciens s’attardent sur l’émerveillement que suscite cet allaitement, ressenti comme un événement exceptionnel. Denys d’Halicarnasse raconte que personne ne voulait croire Faustulus, le berger qui avait découvert Romulus et Rémus, lorsqu’il affirmait avoir trouvé les jumeaux allaités par une louve. Il convient donc de rassembler un groupe de témoins pour qu’ils découvrent le prodige de leurs propres yeux. En apercevant la louve, ceux-ci reconnaissent qu’ils assistent à un phénomène divin (daimonion). Le même Denys d’Halicarnasse relate la manière dont se perpétue la mémoire de cet événement bouleversant : Il ne reste plus rien de ce bois, mais la caverne d’où l’eau s’écoule, est devenue une construction située près du Palatin sur la route qui mène au Grand Cirque, et il y a tout près un enclos sacré avec une statue figurant cet événement sous la forme d’une louve offrant ses mamelles à deux enfants : il s’agit d’une œuvre en bronze de facture ancienne14. Selon Ovide, le Lupercal, la grotte où Romulus et Rémus ont été allaités par la louve et où se célèbre la fête du même nom (les Lupercales), s’appelle ainsi pour honorer la

9 Pausanias 9, 23, 2. 10 Elien, Histoires variées 12, 45. 11 Bettini et Borghini, 1979. 12 L’enfant sauvage de François Truffaut, 1970 ; L’Énigme de Gaspard Hauser de Werner Herzog, 1974. 13 Strivay, 2006. 14 Denys d’Halicarnasse 1, 79, 8 trad. V. Fromentin & J. Schnäbele, Paris, 1990.

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nourrice qui a donné son lait15. De même, un signe de reconnaissance particulier avait été réservé sur l’île de Crète à la nourrice de Phylacides et Philander, fils d’Apollon et de la nymphe Acacallis. Selon Pausanias16, les habitants de la ville d’Elyrus avaient envoyé au sanctuaire de Delphes une statue en bronze de la chèvre qui avait nourri les enfants. Cet émerveillement et le signe (statue, toponyme, etc.) qui en pérennise le souvenir soulignent la portée exceptionnelle que le discours antique confère à ce type d’épisodes et donc aussi à leurs protagonistes humains et animaux. Quelles nourrices pour quel lait ?

De Zeus à Romulus et Rémus, de Cyrus à Camille, la guerrière des Volsques, les légendes qui nous intéressent montrent que nombre d’espèces animales sont susceptibles de tenir un rôle nourricier auprès des enfants humains. Pour s’en tenir aux seuls mammifères, on dénombrera des chèvres, des louves, des chiennes, des biches, et des juments. La question se pose de savoir si on peut établir des catégories permettant de classer un bestiaire allaitant aussi diversifié. F. Sigaut17 propose un catalogue des différentes possibilités de nourrissages croisés. Il distingue ainsi plusieurs cas de figures. D’une part, l’allaitement de petits d’animaux (domestiques ou sauvages) par des femmes, de l’autre, l’allaitement d’enfants par des nourrices animales (sauvages ou domestiques) et enfin des allaitements entre espèces sauvages, entre espèces domestiques ou encore d’une espèce sauvage à une domestique et vice-versa. Ce schéma se base sur une taxinomie dont la distribution principale repose sur la distinction entre les humains et tous les autres animaux18. Mais la répartition proposée par Sigaut fait aussi apparaître un mode classificatoire fondamental dans les représentations antiques et médiévales du monde animal, celui qui distingue les animaux domestiques de ceux qui sont sauvages. Dans les sociétés antiques, cette distinction est particulièrement importante puisqu’elle constitue la base du système sacrificiel, et donc plus généralement, celle du système religieux. Tant le sacrifice grec que le sacrifice romain prévoient en effet la mise à mort d’animaux principalement domestiques. La distinction entre pecus et bestia qui oppose les herbivores et les carnivores, mais aussi les animaux sauvages et ceux qui sont domestiqués, attestée dans la littérature latine et reprise par saint Augustin puis par Isidore de Séville19 au vi-viie s., reste déterminante jusqu’au xiiie s. au moins20. Or les mammifères herbivores domestiques (pecus) sont aussi considérés comme ayant une

15 Ovide, Fastes 2, 421-422 « La louve donna son nom à cet endroit, qui donna le sien aux Luperques : / la nourricière fut bien récompensée pour avoir donné son lait » (Illa loco nomen fecit, locus ipse Lupercis;/ magna dati nutrix praemia lactis habet, trad. A.-M. Boxus et J. Poucet Bibliotheca classica selecta, 2004, http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FASTAM/ F0-Intro.html). 16 Pausanias 10, 16, 5. 17 Sigaut, 2000. 18 Arena, Foehr-Janssens, Prescendi, 2017. 19 Cicéron, La nature des dieux, II, 158-161 ; Traité des dévoirs, I, 105 ; Augustin, Sur la Genèse au sens littéral, III, 11, 16, dans Œuvres de saint Augustin, 48, J. André (éd. et trad.), Paris, Desclée De Brouwer, 1972, p. 236-237 ; Isidore de Séville, Étymologies, livre XII, 1. 20 Dittmar, 2009 ; Dittmar, 2012.

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production laitière similaire à celle des humains. Selon Galien21 (iie-iiie s. apr. J.-C.), en effet, le lait des chèvres, des juments, des vaches, des ânesses et des brebis présente des ressemblances avec le lait humain alors que celui des chiennes, des louves, des lionnes, des panthères, des renardes, des hyènes, des ourses s’en distingue. Parmi les animaux plus éloignés de l’humain, un groupe à part est constitué par les prédateurs, comme le remarque J. Trinquier22. Lorsqu’ils prennent en charge la survie d’enfants humains, ceux-ci se révèlent capables non seulement d’allaiter les nourrissons, mais aussi d’assurer leur protection. C’est le cas par exemple de la chienne dans la description que Trogue Pompée donne de l’enfance de Cyrus. Quand le bouvier, qui l’a exposé, se rend une deuxième fois sur le lieu de l’abandon, il découvre que Cyrus est allaité par une chienne qui écarte de lui les bêtes sauvages et les oiseaux de proie. L’auteur relève que le bouvier est alors touché par la pitié, dont l’animal lui offre l’exemple. Il prend ainsi la décision d’amener le bébé chez sa femme, tandis que la chienne suit avec inquiétude ce voyage de retour de l’homme chargé de l’enfant23. Dans le cas de Milétos, fondateur de la ville homonyme en Ionie, l’enfant est sous la garde de plusieurs nourrices sauvages, des louves, qui se préoccupent non seulement de le nourrir, mais aussi de le protéger24. Si l’on ajoute à cela l’idée que l’allaitement transmet les qualités de la nourrice à son nourrisson25, l’adoption par une femelle d’une espèce prédatrice prend un relief tout à fait particulier. En effet, les traités antiques sur l’élevage mentionnent des allaitements entre espèces, utilisés pour améliorer les qualités des animaux26. Dans le Cynégétique27, un poème didactique sur la chasse, que le poète Oppien d’Apamée a composé au iiie s. ap. J-C., on lit par exemple que si les chiots sont allaités à la mamelle de chèvres, de brebis, ou de chiennes domestiques, ils deviendront lents, faibles et lourds, tandis que s’ils le sont par une biche ou une lionne apprivoisée, une chevrette ou une louve, ils seront forts et rapides. L’allaitement entre différentes espèces animales est conçu comme une variante du croisement28. Cela vaut aussi pour l’allaitement entre animaux et humains. Selon Antoninus Liberalis29, Milétos, fondateur éponyme de la ville de Milet, fils d’Apollon et d’Acacallis, avait été exposé et avait survécu grâce à une louve qui l’avait protégé et allaité. En grandissant, il devint un jeune homme « beau et actif » (καλὸς καὶ δραστήριος) probablement grâce à cet aliment sauvage. Le fondateur de Rome et son frère, ainsi que tous leurs descendants, semblent aussi avoir tiré profit de leur première nourriture. Justin, quant à lui, dans son abrégé de Trogue Pompée, fait allusion à cette conformation possible par le lait dans un passage très critique à l’égard des Romains. Il affirme en particulier que 21 Galien, Facultés des médicaments simples (De simplicium medicamentorum temperamentis ac facultatibus libri) V, 7 ; cf. Trinquier, 2017, p. 18-19. 22 Trinquier, 2017. 23 Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée 1, 4, 10-14 « Inspiré lui-même d’une pitié dont une bête lui offrait l’exemple, il rapporte l’enfant à la cabane, pendant que la chienne le suit avec inquiétude » (motus et ipse misericordia, qua motam etiam canem viderat, puerum defert ad stabula, eadem cane anxie prosequente, trad. F. Prescendi). 24 Antoninus Liberalis 30, 1. 25 Danese, 1997 ; Dasen, 2012 ; Pedrucci, 2013 ; Dasen, 2015 ; Trinquier, 2017. 26 Bretin-Chabrol, 2017. 27 Oppien, Cynégétique 1, 436-443. 28 Trinquier, 2017, p. 19-25. 29 Antoninus Liberalis (II-iiie s. ap. J-C), Métamorphoses, 30, 1 ; cf. Binder, 1964, p. 136-137.

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« les fondateurs furent élevés aux mamelles d’une louve, de sorte que tout ce peuple a une âme de loup, insatiable de sang, affamée et vorace de pouvoir et de richesses »30. Avec son ton réprobateur envers l’impérialisme des Romains, ce passage avère la croyance en la transmission de qualités spécifiques par l’allaitement sauvage. La louve produit un peuple dynamique, certes, mais aussi toujours en quête de pouvoir et de richesse. Toujours selon Trinquier31, cette idée est si bien ancrée dans l’Antiquité gréco-romaine qu’elle produit une formule métaphorique ayant valeur de lieu commun pour définir un personnage insensible : celui qui se montre indifférent à tout émoi, le plus souvent amoureux, est dit avoir été allaité par un fauve sauvage et féroce. Dans les fictions médiévales dont il sera question plus loin, le bestiaire allaitant se concentre, à quelques exceptions près, sur deux animaux sauvages : le lion et la biche qui occupent tous deux une place de choix dans le bestiaire chrétien. Comme l’ont montré les travaux de Michel Pastoureau32, le lion et le cerf remplacent au cours du Moyen Âge l’ours et le sanglier dans leurs fonctions respectives de roi des animaux et de prises de chasse particulièrement prestigieuses. Leur présence insistante dans les légendes hagiographiques33 gouverne, comme on le verra, leur succès comme parents adoptifs d’enfants humains perdus ou abandonnés. La femelle compatissante : une nourrice compétente

Quoi qu’il en soit de la pulsion prédatrice qui anime ces nourrices animales, il est surprenant de constater que les récits d’allaitements interspécifiques décrivent les femelles animales comme des véritables nourrices dépourvues de toute agressivité envers les nourrissons. C’est le cas de la louve qui vient allaiter Romulus et Rémus. Si elle est normalement considérée comme vivant de rapt dans un espace sauvage34, dans l’épisode de la découverte des jumeaux, les textes insistent sur sa sollicitude au moment de leur offrir ses mamelles. Jamais elle n’est décrite comme ayant une attitude agressive envers les enfants. Certaines versions précisent toutefois qu’elle s’approche d’eux pour satisfaire un besoin personnel. La mort récente de sa dernière portée l’inciterait à vouloir se soulager de la grande quantité de lait dont elle est porteuse35. Cependant, ce qui est le plus mis 30 Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée 38, 6, 8. atque ut ipsi ferunt conditores suos lupae uberibus altos, sic omnem illum populum luporum animos inexplebiles sanguinis, atque imperii divitiarumque avidos ac ieiunos habere, (trad. personnelle). 31 Trinquier, 2017, p. 24. 32 Pastoureau, 2007 ; Pastoureau, 2011, p. 58-69. 33 Saint Étienne enfant est nourri par le lait d’une biche. Saint Gilles reçoit lui aussi, comme adulte cette fois, le secours d’une biche lorsqu’il s’établit dans un ermitage. Les saints et les saintes martyrs entrent en relation avec les lions qui, dans certains cas (Prime et Félicien, Blandine) refusent de les dévorer, sur le modèle du récit biblique (Dan. 6, 20-25) de Daniel dans la fosse aux lions. L’alliance de saint Jérôme avec un lion montre que la connivence du saint avec les bêtes féroces ne se limite pas aux circonstances sanglantes du martyr mais s’étend aussi aux saints confesseurs. 34 Cicéron, La République 2, 4 parle de silvestris belva : « bête des bois » ; le mythographe Hygin, 252, 2, crée une section pour les mythes concernant les enfants nourris par le lait ferinus « de bête sauvage », dans laquelle évidemment se trouvent nos deux jumeaux ; Ovide, Fastes 3, 53, parle de lacte ferino ; cf. Conso, 1994. 35 Ps Aurèle Victor, Origine du peuple romain 20, 3 : « attirée par les vagissements des enfants, une louve était sortie soudainement, qui les nettoya d’abord en les léchant, puis leur présenta ses mamelles pour les alléger » (levandorum uberum gratia mammas praebuisse, trad. J. Cl. Richard, Les Belles Lettres, Paris, 1983) ; cf. aussi Plutarque, La fortune des Romains 8 320d.

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en valeur est son attitude maternelle. Denys d’Halicarnasse par exemple la décrit en train de déplacer les jumeaux comme s’ils étaient ses louveteaux, tandis que ceux-ci s’attachent à elle comme si elle était leur mère36. La louve donc non seulement nourrit les enfants, mais en prend entièrement à sa charge les devoirs traditionnels d’une nourrice humaine. Quand elle s’éloigne à l’arrivée des bergers, dit encore Denys d’Halicarnasse (1, 79, 7), elle ne s’effraie pas à la vue des hommes, mais s’en va docilement et se cache dans un bois consacré au dieu Pan. Ovide37 présente la louve comme étant meilleure que les humains. Alors que ceux-ci avaient abandonnés les nourrissons, elle les allaite, les caresse avec sa queue et les lèche avec sa langue. Pour décrire cette attitude, Virgile et Ovide38 utilisent le verbe fingere qui signifie « façonner » et sert habituellement à désigner le modelage de la cire ou la céramique : Dans l’antre verdoyant de Mars, la louve, qui venait de mettre bas, y était représentée ; les deux enfants jouaient pendus à ses mamelles et tétaient leur nourrice sans trembler. Elle, la tête mollement tournée vers eux, les caressait l’un après l’autre et façonnait leurs corps en les léchant (corpora fingere lingua)39. Or cette insistance sur le léchage de la louve, compris comme une forme de modelage du corps des nouveaux nés, fait écho à une conception antique et médiévale de la prime enfance selon laquelle le corps des enfants requiert des soins attentifs du fait de son inachèvement au moment de la naissance. Les soins prodigués par les mères et les nourrices contribuent à la fabrique définitive de l’enfant humain grâce à l’allaitement, mais aussi au moyen du bain, des massages et de l’emmaillotement40. Les auteurs anciens prennent appui sur les soins, comme le léchage, que les bêtes prodiguent à leurs petits pour tracer un parallèle entre la sollicitude des nourrices animales et les tâches habituelles des nourrices humaines. La présence de la nourrice animale auprès des enfants est souvent redoublée par l’entrée en scène d’une bergère ou d’une autre femme de condition humble. Celle-ci reprend à sa charge les tâches de puériculture, dans la continuité de celles accomplies par l’animal, ce qui souligne l’interchangeabilité des deux figures. Dans le cas de Romulus et de Rémus, le berger Faustulus amène les enfants à sa femme, Acca Larentia, qui continue l’allaitement interrompu par la louve. Elle devient ainsi un double humain de la louve, et on sait que les anciens ont joué sur cet élément pour attribuer à Acca Larentia une réputation de prostituée en s’appuyant sur la signification ambigüe du mot lupa (louve)41. Bien plus, le salut offert par la nourrice animale contraste avec la férocité dont les humains font preuve lorsqu’en exposant les enfants, ils envisagent la possibilité d’un infanticide dont ils délèguent la réalisation à l’appétit supposé des fauves pour la chair humaine. Le

36 Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines 1, 79, 7 : « Quand ils s’approchèrent et virent la louve entraîner les nouveau-nés comme s’ils étaient ses petits et eux se pendre à elle comme si elle était leur mère, ils soupçonnèrent là quelque phénomène divin et s’avancèrent tous ensemble en cherchant à effrayer le fauve par leur cris » (trad. V. Fromentin & J. Schnäbele, Paris, Belles Lettres, 1990 (La roue à livres)). 37 Ovide, Fastes 2, 413-418. 38 Prescendi, 2017. 39 Virgile, Énéide, 8, 631-634 (trad. A. Bellesort, Paris, Ink Book édition, 2012). 40 Valette-Cagnac, 2003 ; Laes, 2006, p. 79 ; Dasen, 2015, p. 252-254. 41 Prescendi, 2017.

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discours que, selon Plutarque42, Rémus tient à Numitor quand il est capturé par ses gardes, rend compte avec éloquence de ce renversement de valeurs : « notre naissance est, dit-on, mystérieuse et la manière dont nous avons été nourris et allaités, quand nous étions des nouveau-nés, est plus étrange encore : jetés en pâture aux oiseaux et aux fauves, nous avons été nourris par eux ». De même, le roi Habis est exposé plusieurs fois pour être dévoré ou écrasé par des animaux, mais il est au contraire toujours sauvé et allaité par ceux-ci43. De tels constats autorisent à penser que les animaux se présentent comme des personnages à part entière ; ils sont maîtres de leur action, qui confine à la générosité et les place au-dessus des humains ou du moins les fait agir de manière contraire à leurs attentes. Certes, on pourrait considérer ces nourrices comme des animaux sacrés puisque parfois elles agissent dans la sphère d’influence d’une divinité. Dans l’Antiquité grecque et romaine, en effet, beaucoup des divinités comptent des animaux parmi leurs attributs : Aphrodite une colombe ; Athéna une chouette ; Junon des oies ; Esculape un serpent, etc. La louve qui allaite Romulus et Rémus ainsi que le pivert qui leur donne la becquée sont des cas de ce type : ils sont clairement définis comme des animaux du dieu Mars et cela explique certainement en partie leur présence aux côtés des enfants44. Cependant, les auteurs anciens semblent privilégier l’idée selon laquelle le sort des enfants humains abandonnés par les hommes est placé sous la protection conjointe des dieux et des animaux, sans que l’action de ces derniers soit entièrement subordonnée à la volonté divine. Au moment où la louve est découverte par les bergers, elle leur laisse les enfants pour se retirer dans le bois. Denys d’Halicarnasse45, qui cite d’autres historiens romains plus anciens, mentionne qu’elle se dirige vers la forêt, où se trouve un sanctuaire du dieu Pan. Cette indication, qui souligne que la scène se passe dans la nature sauvage, fait également comprendre que l’animal n’est pas lié de manière exclusive au dieu Mars, mais qu’il entre en relation avec les différentes puissances divines propres à l’environnement sylvestre qui est le sien. Si la louve n’est pas une simple émanation d’un Dieu tutélaire, les autres animaux qui interviennent dans ces histoires ne le sont pas plus. Dans le récit d’Habis, ce n’est qu’une fois que le héros, devenu adulte et reconnu comme roi, fait montre de grandes vertus qu’il est fait allusion à l’éventuelle participation des dieux au sauvetage prodigieux intervenu dans sa jeunesse46. Dans le roman de Daphnis et Chloé ou dans d’autres mythes grecs, il n’y a aucune allusion à la présence des dieux. Quand la protection divine est mentionnée, circonstance qui reste marginale dans les récits, il apparaît qu’elle inspire l’acte bienfaisant des animaux, mais elle ne le détermine pas. En définitive, il semble qu’il ne faille pas attribuer aux dieux toute la responsabilité de ces allaitements miraculeux : les nourrices animales agissent en conformité avec la volonté divine, mais elles sont décrites avec une agentivité qui leur est propre, comparable à celles de mères et des nourrices humaines.

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Plutarque, Vie de Romulus 7, 7 (trad. R. Flacelière, Paris, Les Belles Lettres, 1964). Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée 44, 4. Cf. par exemple Cicéron, De la divination 1, 150 ; Ovide, Fastes, 3, 37 ; Plutarque, Vie de Romulus 1, 4, 2. Denys d’Halicarnasse, Antiquités Romaines 1, 79, 6-9. Justin, Abrégé des Histoires Philippiques de Trogue Pompée 44, 4.

an imaux nourriciers – nourrices a nima les Quelle place pour la nourrice animale dans le « mythe de la naissance du héros ? »

A la lumière de ce constat, il nous paraît important de revenir encore une fois sur le fait que le motif du salut offert à un enfant en bas âge par une nourrice animale s’articule le plus souvent, dans la mythologie antique, à celui de son exposition. La plupart des contes qui y ont recours, s’apparentent au scénario narratif que, dans un ouvrage célèbre paru en 1909, le psychanalyste freudien Otto Rank appelle le « Mythe de la naissance du héros »47. Si l’axe principal du récit s’inscrit, comme le voudrait Rank, dans la logique du complexe d’Œdipe, l’ensemble de l’intrigue devrait refléter l’ambivalence des rapports entre père et fils. Le plus souvent, les circonstances de la naissance du ou des héros nourris au lait animal semblent confirmer cette hypothèse. Une filiation divine ou du moins l’engendrement d’un ou de plusieurs enfants par un père exceptionnel et tout-puissant vient redoubler la filiation humaine d’un fantasme de grandeur héroïque. Le père terrestre ou son substitut (qui peut être le grand-oncle maternel, dans le cas de Romulus et Remus, par exemple) est tenu à distance et joue d’ailleurs le rôle de persécuteur du ou des enfants exposés. Selon cette approche, l’ensemble du mythe et surtout le parcours qualifiant du héros découle de la transgression sexuelle procréatrice initiale. Cependant, on pourra se demander s’il faut s’en tenir là, puisque la suite du récit contribue à produire, à partir du motif de l’exposition du « bâtard » divin, un second dédoublement dans l’ordre de la génération, dans la sphère maternelle cette fois. Force est de constater, une fois que l’on a reconnu une valeur opératoire au motif de la nourrice animale, que celui-ci propose une figure maternelle de substitution répondant à la réduplication des figures paternelles. La qualification merveilleuse offerte par un don de lait providentiel participe elle aussi à l’élaboration de la gloire future du ou des héros. Ainsi la procréation n’est-elle pas tout dans le mythe de naissance du héros, le nourrissage a lui aussi une dimension mythique. Comment penser ce redoublement de la figure maternelle par l’animal ou l’être providentiel ? Qu’est-ce que la louve ? De quoi son lait est-il le symbole ? Comme nous l’avons déjà vu, la louve se situe dans le domaine d’action de Mars. Elle est la « louve de Mars », ce qui impliquerait que le façonnage des petits romains se pense à travers le don d’une nourriture entièrement dévolue à l’éthos guerrier du Dieu, confirmant ainsi la prédominance de l’ascendance paternelle et patriarcale dans les mythes de naissance de héros fondateurs. Cependant l’idée de ce nourrissage d’essence paternelle peut, dans le cas de Romulus et Remus, être concurrencée par une interprétation qui prend en compte d’autres variantes du récit48. Certaines versions du mythe intègrent en effet des explications de type « évhémériste » qui assimilent la lupa à une prostituée49 et d’autres mettent en exergue la figure de la seconde nourrice des jumeaux, Acca Larentia, la femme d’un berger de rang social très bas. Si la figure nourricière entre dans une typologie d’avilissement, l’allaitement glorieux par la louve de Mars ne fournit pas le dernier mot de la signification 47 Rank, 1983. 48 Prescendi, 2017. 49 Par exemple : Valère Antias, cité dans l’Origine du peuple romain 21, 1-2 ; Tite-Live 1, 4, 7 ; Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines 1, 84, 4 ; cf. aussi Prescendi, 2017, p. 48-49.

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du mythe. Celle-ci se doublerait alors d’un rappel des origines serviles du peuple romain, que les rites de fondation expriment aussi50. Cette lecture pourrait paraitre audacieuse, puisqu’elle mise sur une sorte de phénomène de retournement de stigmate ; pourtant elle est cohérente si on tient compte du contexte culturel : le mythe d’origine vise à montrer que les Romains ont atteint une grande puissance en provenant d’une origine modeste et non autochtone51. De plus, elle a le mérite, sur le plan méthodologique, d’attirer notre attention sur la nécessité d’interpréter la figure de la nourrice, de ne pas l’abandonner à une sorte d’insignifiance mythique en vertu d’un présupposé culturel en faveur de la valeur structurante de la paternité. Fictions médiévales de la parenté animale À l’époque médiévale, le motif de la nourrice animale se manifeste avant tout, et de manière précoce, dans l’hagiographie52, mais la littérature profane, notamment les romans et les chansons de geste, s’en empare aussi, à partir de la fin du xiiie siècle. Ces récits, souvent touffus et riches de péripéties nombreuses, ont longtemps rebuté la critique, prompte à dénoncer la décadence qu’ils étaient censés introduire dans des genres dominés par des chefs d’œuvre comme la Chanson de Roland, pour ce qui concerne la chanson de geste, ou les œuvres de Chrétien de Troyes, pour le roman. La multiplication de personnages féminins répondant au type de l’épouse ou de la mère persécutée offrait un argument supplémentaire pour disqualifier cette production narrative qui semblait annoncer la littérature de colportage53. Aujourd’hui on s’intéresse de plus près à ces textes encore trop peu connus. Certains d’entre eux, qui, comme Tristan de Nanteuil, mobilisent autour de l’allaitement tout un arsenal de motifs merveilleux (sirène allaitante, cerve nourricière, reconnaissance par le lait, montée de lait miraculeuse, etc.), font, depuis peu, l’objet de nouvelles études54 qui interrogent la présence d’un imaginaire maternel mis au service de l’affabulation généalogique à la fin du moyen âge. A la différence des héros étudiés par Rank, ceux des romans et des chansons de gestes tardives ne sauraient être des bâtards, même divins. La reconnaissance de leur naissance légitime et de leur qualité d’héritier du fief paternel constitue le cœur des intrigues qui nous intéressent et le nourrissage « sauvage » des jeunes enfants est parfois la marque principale du caractère exceptionnel de leur ascendance. Le plus souvent, leur présence dans l’espace hostile de la forêt ne résulte pas d’une exposition, mais plutôt d’un enlèvement. Ces enfants sont ravis à leur mère ou à leurs parents par des fées, des loups ou des lions ou encore par des singes et ils sont nourris par des lionnes, mais aussi par des biches, ou

Ibidem. Voir Ovide, Fastes 4, 822 et Plutarque, Vite de Romulus, 13, 2. Dupont, 2011 ; Bettini, 2015. Maillet, Dittmar, Questiaux, 2012. La survie de certaines chansons de geste et romans de chevalerie médiévaux a été opérée par leur introduction dans des collections de textes imprimés peu coûteux diffusés par les colporteurs sous l’Ancien Régime (Andries et Bollème, 2003). 54 Roussel, 2012 ; McCracken 2013 ; McCracken, 2014 ; McCracken, 2017 ; Venturi, 2017 ; Foehr-Janssens, Roux, Venturi, 2019. 50 51 52 53

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encore, de manière exceptionnelle, par une sirène55. La question de la valence à accorder à ces nourrices animales se pose alors avec insistance. Le noble lait du lion : la fabrique d’un ethos aristocratique

Ces fictions adressées à un public laïc recyclent de très nombreux éléments de récits hagiographiques. La Vie de saint Eustache, qui représente la forme occidentale la plus répandue du conte de la famille séparée56 joue un rôle déterminant dans le développement de cette veine narrative. Les enfants jumeaux du futur saint sont enlevés respectivement par un loup et par un lion et ces rapts entraînent une dislocation de la cellule familiale. A l’origine, l’animal ravisseur est donc un dangereux prédateur plutôt qu’un protecteur providentiel. Mais, dans un second temps, on voit apparaître des récits comme Lion de Bourges ou Florent et Octavien dans lesquels le rôle du lion se modifie : c’est lui qui assure la survie de l’enfant. Ce changement de valence transforme l’acte de prédation en adoption et la proie en progéniture. Il s’explique par l’image très favorable dont ce fauve bénéficie dans la tradition chrétienne57. Du fait de cette généalogie imaginaire, les lions nourrices s’avèrent être des créatures ambivalentes du point de vue du genre, tantôt lions quand ils s’emparent de l’enfant, tantôt lionnes quand ils le nourrissent58. On pourra s’étonner du peu de cas qui est fait du sexe de l’animal providentiel, alors même que la valence maternelle de la nourrice animale semble prévaloir dans les récits mythologiques antiques. Cependant si l’on considère que ces allaitements ont avant tout pour fonction d’affirmer une prérogative sociale, une telle indifférence devient compréhensible. La question n’est pas de savoir si l’allaitement qualifiant exprime une précellence paternelle ou maternelle. La notion de classe sociale l’emporte de loin sur celle du genre : les enfants sont issus d’une parenté noble et la présence du lion comme nourrice animale répond à une logique d’affirmation de ce statut aristocratique ainsi que des valeurs qui s’y attachent. C’est un lait de noblesse que fournit le lion lorsqu’il (ou elle) allaite le héros en devenir. La valence aristocratique de l’animal est indéniable et elle gouverne sa présence dans des récits qui affirment l’importance mythique de l’allaitement glorieux comme conformation de la personnalité du futur seigneur. Cependant dans deux cas au moins, le scénario habituel est remodelé d’une manière originale qui a des implications de genre très remarquables. Les deux textes en question procèdent à de nouveaux aménagements du récit d’enfance glorieuse en allant puiser à la légende de saint Gilles, le saint ermite miraculeusement nourri par une biche. Dans ces deux

55 Le corpus considéré ici comprend les œuvres suivantes : La Belle Hélène de Constantinople, chanson de geste du xive siècle, éd. C. Roussel, Genève, Droz, 1995 ; Florent et Octavien, chanson de geste du xive siècle, éd. N. Laborderie, Genève, Slatkine, 1991 ; J. Wauquelin, La Belle Hélène de Constantinople : mise en prose d’une chanson de geste, éd. M.-C. de Crécy, Genève : Droz, 2002 ; Lion de Bourges, poème épique du xive siècle, éd. W. W. Kibler, J.-L. G. Picherit et T. S. Fenster, Genève, Droz, 1980 ; Octavian, éd. C. A. Head, Ann Arbor : U.M.I, 1989, Le Roman de Kanor, : édition critique d’un texte en prose du xiiie siècle, éd. M. T. McMunn, Ann Arbor, UMI, 1985 (Ph. D. dissertation, University of Connecticut, Storrs, 1978). 56 Lemieux, 1970 ; Brémond, 1984 ; Boureau, 1993. 57 Les bestiaires en font un animal christique, capable de ressusciter par son souffle les lionceaux mort-nés mis bas par la lionne. De plus, l’héraldique confirme la prévalence presque complète du lion comme emblème de la royauté. 58 Venturi, 2017.

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récits, on assiste à la mise en place de familles d’adoption mixtes, humaines et animales, au sein desquelles les rôles sociaux de la paternité et de la maternité se recomposent. La Belle Hélène de Constantinople :

Dans La Belle Hélène de Constantinople59, les enfants jumeaux de l’héroïne lui sont ravis, selon la règle imposée par la légende de saint Eustache, par un lion et un loup. La présence d’un ermite permet de sauver l’un des enfants de la gueule du loup. L’autre pourra jouir, comme il se doit, de la bienveillance et de la sollicitude du lion. Mais chacune de ces deux figures masculines, le lion et l’ermite, se trouve bientôt confrontée à la question de savoir comment nourrir l’enfant recueilli. L’ermite tente de d’alimenter son protégé avec du jus de poire et le lion donne sa langue à téter au sien afin de lui donner sa salive à boire. Puis le lion, en sa qualité de roi des animaux, engage une biche60 pour allaiter l’enfant. L’ermite, quant à lui, découvre la tanière du lion à point nommé pour prendre en charge les soins de propreté des deux enfants, tout en confiant « son » enfant aux mamelles de la femelle nourricière. Les deux frères sont alors réunis au sein d’un ménage humain et animal constitué par l’alliance du lion, de l’ermite et de la biche qui collaborent pour assurer le bien-être des nourrissons61. Le couple formé par le lion, représentant les modes de vie aristocratique, et l’ermite, qui incarne l’idéal monastique ou spirituel en dit long sur le modèle de virilité héroïque proposé par la chanson. La suite du récit montre que les deux frères sont appelés à incarner un ethos de sainteté royale62. Cette alliance souligne aussi la prédominance des figures paternelles sur le simple avatar nourricier que représentent la biche, pourvoyeuse d’un lait qui n’a sans doute pas la valeur qualifiante et formatrice des nourritures premières fournies par les pères adoptifs. Cette chanson semble opter pour l’affirmation du caractère modélisateur et décisif d’un « lait » masculin. La forêt offre un espace susceptible d’accueillir une utopie familiale à forte valeur intégrative. En ce sens, il convient d’accorder la plus grande attention à l’isotopie alimentaire mise en place par les récits et a fortiori aux différentes qualifications du lait, humain ou animal, maternel ou paternel. Il n’est pas indifférent que les jumeaux d’Hélène soient d’abord allaités par leur mère, puis par le lion et l’ermite avec du jus de fruits et de la salive, puis enfin par le lait de la biche63. Chaque étape de cette chaîne lactée recycle un aspect plus ou moins stéréotypé des croyances liées aux

59 Ce long récit nous est parvenu sous la forme d’une chanson de geste anonyme datée du xive s. (éd. Roussel, op. cit.) et d’une mise en prose du xve s. que l’on doit à Jean Wauquelin, actif à la cour de Bourgogne au service de Philippe le bon. 60 La biche apparaît dans la version en prose. Dans la chanson en alexandrins, il s’agit d’une chèvre. 61 La tradition antique connaît aussi des cas d’alliances entre des hommes et des femelles animales en vue de la survie d’enfants en bas âge. Citons celui de Camille, la guerrière des Volsques dont l’histoire est racontée dans l’Énéide de Virgile. Toute petite, elle doit s’enfuir avec son père, qui assure sa subsistance grâce au lait d’une jument, dont il presse les mamelles sur ses lèvres (Virgile, Énéide 11, 570-571). Dans ce cas, le père et la jument forment alliance quasi-parentale, capable d’assurer la survie de l’enfant. 62 Le texte s’appuie sur la légende de saint Martin qui joue un rôle de premier plan dans l’imaginaire royal de la maison de France. 63 Dans Tristan de Nanteuil, op. cit., on retrouve la mise en série d’étapes de divers allaitements successifs : lait maternel, lait d’une sirène, lait d’une mère adoptive humaine, nourriture lactée et carnée offerte par la « cerve » féroce, mais maternelle.

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qualités du lait : du côté de la mère on pourra invoquer la préférence pour le lait maternel offrant une nourriture susceptible de renforcer les liens du sang, sous l’autorité du lion, la nourriture première renvoie, via la tradition des bestiaires à l’imaginaire christique d’une paternité nourricière, et enfin le lait de la biche appelle le souvenir plus prosaïque d’une mise en nourrice régie par l’autorité paternelle. La complexité de l’agencement propre à la Belle Hélène paraît donc renforcer la revendication d’une paternité idéalisée, fortement engagée dans une mission de formation et de conformation de la nouvelle génération. Le Roman de Kanor : agentivité des nouveau-nés et lactatio agravidica au service d’une maternité exemplaire

Partant d’un schéma en apparence très semblable, le Roman de Kanor, un roman en prose bien méconnu64, aboutit, quant à lui, à une représentation diamétralement opposée et à une valorisation du lait humain dispensé par une femme irréprochable, et vierge. Cassidorus, l’empereur de Constantinople est le père défunt des enfants dont il est question ici, les quadruplés Kanor, Sycor, Domor et Rusticor. Au cours de ses nombreuses aventures, il a fait alliance avec un lion, sur le modèle d’Yvain, le héros du Roman du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes. Après la mort de Cassidorus, l’animal fidèle se saisit des quatre petits orphelins et les conduit chez un pieux ermite, nommé Dieudonné. Une biche surgit pour offrir son lait aux enfants. Il semble donc que, comme dans la Belle Hélène de Constantinople, la famille adoptive des enfants repose sur la collaboration de l’ermite, du lion et de la biche pour assurer l’éducation des enfants. Mais le récit dévie assez rapidement de ce scénario. D’une part, le lion a une identité bien spécifique. Loin de se résumer à celle d’un animal emblématique de la noblesse et de la chevalerie, son action est entièrement gouvernée par sa fidélité à l’égard de son ancien compagnon, dont il devient le substitut. L’ermite Dieudonné, pour sa part, assume une fonction similaire, dans la mesure où Cassidorus a lui-même connu une expérience érémitique. Tant le lion que l’ermite assurent donc auprès des enfants une présence qui prolonge celle de leur père. De plus, cette famille humaine et animale accueille bientôt un membre supplémentaire. Nicole, une jeune vierge qui fut la suivante de la mère des enfants, a été le témoin du rapt des nourrissons par le lion. Elle réussit à suivre les traces de la bête et parvient à l’ermitage de Dieudonné. Or son agrégation à cette nouvelle famille hybride prend à contrepied la logique narrative des scènes d’allaitement d’enfants par des animaux, puisque c’est en l’absence de toute présence humaine féminine que le lait animal devient une marque de distinction héroïque de l’enfant ou des enfants élus. Dans le Roman de Kanor, les enfants sont doués d’une agentivité accrue par rapport à celle de la plupart des nourrissons placés à la mamelle d’un animal tout dévoué à leur salut. Au lieu d’accepter la nourriture providentielle fournie par le lait de la biche, les enfants de Cassidorus se détournent obstinément des mamelles animales. La curieuse réaction des enfants est d’autant plus remarquable qu’elle crée un court-circuit dans un scénario bien

64 Il s’agit de la dernière partie du cycle narratif des Sept sages de Rome. Le Roman de Kanor, op. cit., est daté de la fin du xiiie s..

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établi et attendu. Pour faire face à cette situation tout à fait inédite, l’ermite propose alors à la jeune Nicole, qui est vierge, de mettre les enfants au sein tout en leur donnant à boire des cuillérées du lait de la biche : Alors la jeune vierge s’approcha de l’aîné des enfants qui se nommait Kanor et voulut lui faire prendre du lait, mais il fit la grimace et pleura de plus belle, comme si le lait était du fiel. Elle prit Sycor, qui fit de même, puis Domor et Rusticor, mais aucun d’eux n’accepta d’avaler le lait. Quand l’ermite et la jeune fille virent cela, leur étonnement fut très grand et ils ne surent que faire, car les enfants criaient si bien famine que c’en était prodigieux. L’ermite eut alors une idée. Il dit : « En vérité, ces enfants n’ont pas l’habitude d’être nourris ainsi, je vais vous dire quoi faire. Prenez votre sein et mettez-le leur dans la bouche, puis mettez-y aussi du lait, tout doucement, afin de le leur rendre agréable et qu’ils puissent ainsi trouver un moyen de survivre. » La jeune fille alla s’installer à l’écart, elle mit son sein dans la bouche de l’enfant et celui-ci commença à téter. Ce faisant, elle mit de l’autre lait dans une cuillère si bien qu’il prit ce dont il avait besoin et elle agit de même avec tout chacun des autres65. Durant les jours suivants, ce mode d’alimentation se poursuit si bien que, stimulée par la succion constante des quatre nourrissons, la poitrine de la jeune femme se met à produire du lait. Ce phénomène étonnant est pourtant bien documenté ; il s’agit d’une lactatio agravidica, une procédure qui est aujourd’hui encore proposée aux femmes qui adoptent un enfant66 : Il lui arriva alors une grande merveille […] la source écrite de notre conte dit que la jeune vierge mit si bien les enfants au sein qu’elle sentit le lait abonder dans sa poitrine, qui commença à se remplir de lait comme si elle avait donné le jour à des enfants par la volonté de Dieu. Quand la pucelle constata cela, elle ressentit une grande joie à l’idée qu’elle était à même de nourrir les enfants. Pour cette raison, elle se nourrissait chaque jour du lait de la biche qui venait deux fois par jour, afin d’avoir elle-même plus de lait. Et en vérité, quoi qu’il en soit, la chose prit un tel tour que le lait abonda tant en ses mamelles que les enfants croissaient même mieux qu’ils ne l’avaient fait auprès de l’impératrice67. Comme il faut bien recycler les éléments du mythème laissé pour compte, le lait animal servira à l’alimentation de Nicole et lui permettra maintenir sa propre lactation. L’illustration de l’un des manuscrits permet de mesurer combien cet épisode contredit la norme narrative de l’allaitement providentiel par un animal bienveillant puisqu’au rebours de la lettre du texte, l’enluminure située au fol. 51va du ms. Paris, BnF français 22550 montre les enfants tétant la biche68 ! La lactation virginale de Nicole contribue à faire du lait humain la nourriture de prédilection des enfants, prenant ainsi la fable de l’allaitement interspécifique à rebrousse-poil. Les enfants ne tètent pas, dans leur exil sauvage, un lait censé avérer leur élection et leur

65 Roman de Kanor, op. Cit., p. 11, l. 339 – p. 12, l. 379. 66 Le fait de susciter un allaitement par une stimulation intense de la glande mammaire est une pratique décrite en ethnomédecine. 67 Roman de Kanor, op. cit., p. 14, l. 431-448. 68 https ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b52513332z/f. 108.item.r = fran%C3%A7ais%2022550

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appartenance à une condition supérieure et noble. Le refus du lait animal au profit du lait humain confère en outre un rôle accru aux enfants dans l’établissement des liens familiaux. De plus, cette lactation place Nicole en position de substitut direct de la figure maternelle. Or la priorité donnée à l’allaitement maternel est affirmée dans un autre épisode du même roman. L’impératrice Néra est à la recherche de son fils Néror et finit par le retrouver à Carthage. Dès l’instant où sa mère, déguisée en homme, pénètre dans la pièce où il se trouve, le jeune enfant commence à refuser obstinément le sein de la princesse qui l’a recueilli et qui cherche à le faire passer pour son propre fils. L’allaitement est l’instrument privilégié de la reconnaissance entre mère et fils. Le Roman de Kanor fait ici appel à un imaginaire du don de lait tout différent de celui qui régit le recours à la prodigalité d’une nourrice animale. On y perçoit les échos de la promotion aristocratique du lait maternel comme nourriture exclusive des enfants. Nombre de textes littéraires nous offre un témoignage de la puissance de cet argumentaire lorsqu’il s’agit de promouvoir la pureté d’une filiation aristocratique. Un passage de la version en vers du Roman des sept sages déplore le recours à des nourrices de bas étage pour assurer l’allaitement des enfants nobles69. La légende d’Ide de Boulogne, la mère du héros Godefroi de Bouillon et celle de la fée Mélusine participent à cette exaltation des vertus du lait maternel : la première fait vomir celui de ses fils auquel une servante bien intentionnée avait donné un peu de son lait70. La seconde revient nuitamment nourrir ses jeunes fils non sevrés après sa métamorphose en serpente71. Mais Nicole, par son nom, est aussi reliée à saint Nicolas, protecteur des enfants et de l’enfance. Or Cassidorus, le père des enfants, entretenait une relation personnelle avec ce saint en l’honneur duquel il avait entrepris d’édifier un sanctuaire. Nicole entre donc dans des rapports d’homologie avec le père aussi bien qu’avec la mère des enfants. Son nom, épicène, ainsi que sa virginité en fait une sorte de figure parentale synthétique qui sert de trait d’union entre les soins maternels et la sollicitude paternelle à l’égard des enfants. Le Roman de Kanor semble donc promouvoir un modèle aristocratique de parentalité en s’appuyant sur des figures maternelles irréprochables entièrement dévouées à la préservation du lignage dans ses structures traditionnelles. L’allaitement pseudo-maternel et virginal performe l’intégration de l’enfant dans le lignage paternel tout confirmant la place prépondérante de la mère de noble lignée dans la généalogie aristocratique. Pour conclure Notre parcours à travers les récits antiques et médiévaux qui ont recours au motif de la nourrice animale montre clairement combien ce mythème est qualifiant et répond à une typologie stable. Il génère un bestiaire bien particulier, incluant des animaux domestiques aussi bien que des fauves, au gré des significations symboliques qui s’attachent à la survie des

69 Le Roman des sept sages de Rome, édition critique et traduction des deux rédactions en vers d’un roman du xiie siècle, préparée par Y. Foehr-Janssens et M. Speer, Paris, Champion, 2017, (Champion Classiques), v. 185-244. 70 Les Enfances Godefroi, in Godefroi de Bouillon, ed. by J. B. Roberts, Tuscaloosa ; London, The University of Alabama Pressp. 1996 (The Old French Crusade Cycle 10), p. 18, l. 14-22. 71 Coudrette, Le Roman de Mélusine ou Histoire de Lusignan, éd. établie par E. Roach, Paris, Klincksieck, 1982, v. 4371-4399.

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nouveau-nés et à leur future carrière héroïque. La représentation du nourrissage d’enfants humains par des animaux répond aux mêmes croyances que celles qui régissent les soins de puériculture prodigués par des nourrices ou des mères : caractère formateur de la première nourriture lactée et façonnage de l’enfant par les manipulations de son corps. La présence de la nourrice animale à l’orée du parcours glorieux du héros tend à souligner l’importance de l’enfance et de l’éducation dans l’élaboration de l’identité héroïque. De plus, la centralité d’une topique alimentaire dans une étape cruciale du récit ainsi que l’insistance sur le don d’une nourriture d’origine animale tendent à brouiller les distinctions entre inné et acquis et entre nature et civilisation dans le processus qui doit conduire à l’émergence d’un modèle humain. La reconnaissance mythique du rôle déterminant joué par les nourrices animales se lit aussi dans l’agentivité que les récits antiques leur confèrent. Elles se comportent comme des figures maternelles et de manière indépendante à la volonté des dieux. Leur présence dans les mythes de naissance de héros fondateurs de cités redouble celle des mères humaines. Ce pôle éducatif maternel (mère et nourrice) a une fonction structurante dans les trajectoires héroïques, qu’une lecture œdipienne et andro-centrée de la mythologie antique a eu tendance à minimiser ou à ignorer. Á la fin du moyen âge, deux modèles de représentation se croisent et se télescopent au fil des différents récits qui élaborent une topique de l’allaitement héroïsé. L’accent mis, avec plus ou moins d’insistance, sur l’allaitement des enfants par leur mère promeut un modèle qui fonde la filiation sur la pureté du sang, renforcée par la valeur formatrice et reproductrice du lait, conformément au modèle médical hérité de l’Antiquité. Par contre, l’allaitement par un animal providentiel fournit un modèle de construction de la parenté qui associe la parenté de lait aux sèmes d’une adoption providentielle. Les récits médiévaux se caractérisent par un partage de ces tâches traditionnellement réservées au travail féminin de la reproduction entre des figures humaines masculines et des animaux de sexe indéterminé. Cet empiètement massif sur une sphère féminine démontre le caractère névralgique de la fabrique des héros et traduit une affirmation symbolique des prérogatives de la paternité dans un contexte de renforcement général de la patrilinéarité durant la période tardo-médiévale. Aucun des textes étudiés ne manifeste l’un ou l’autre modèle à l’état pur. Une constante demeure cependant : que les récits privilégient l’allaitement maternel ou qu’ils promeuvent le « lait du lion », la noblesse du héros n’est pas un pur effet de sa naissance, la sollicitude dont il est l’objet à l’orée de sa vie est une condition indispensable de la confirmation de sa vocation royale. Un tel imaginaire de la qualification héroïque a des implications éthiques évidentes : si, selon la tradition philosophique, on ne naît pas noble de cœur, il semble bien que la leçon de cet imaginaire légendaire tende à affirmer que c’est aussi par un processus de conformation que l’on devient noble de sang. Bibliographie L. Andries, G. Bollème, La Bibliothèque bleue. Littérature de colportage, Paris, Robert Laffont, 2003. Fr. Arena, Y. Foehr-Janssens, Fr. Prescendi, « Introduction », in Fr. Arena, Y. FoehrJanssens, Ir. Papaikonomou, Fr. Prescendi (éd.), Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui, Anthropozoologica 52 :1 (2017), p. 7-15.

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Pierre-Olivier Dittmar et Clovis Chloé M aillet

Interrelations hommes, femmes, bêtes et saints L’allaitement interspécifique dans les images médiévales (xiie-xve siècles) Pourquoi voit-on des femmes punies en allaitant serpents et dragons sur les façades des églises romanes ? Pourquoi choisir un lion allaitant des enfants dans une Bible enluminée pour figurer l’évangéliste Marc ? Pourquoi voit-on des saints s’abreuver au pis des bêtes sauvages ? À l’époque médiévale, l’allaitement était pensé non seulement comme une transmission de nourriture mais aussi d’un dérivé du sang, capable de créer un lien de filiation, de ressemblance physique et morale entre la personne allaitante et le nourrisson. L’allaitement et la transmission du lait peuvent être lus comme des moyens de créer des êtres relationnels, au sens où l’entend l’anthropologue océaniste de Marilyn Strathern : le partage d’une substance corporelle crée une relation qui dépasse les nécessités alimentaires, et au sein de ces relations, les rapports de genre se reconfigurent1. Marilyn Strathern avait étudié une société faite de contradictions dans les hautes terres de la Papouasie Nouvelle Guinée : centrales pour la production de biens, notamment l’élevage de cochons, les femmes y étaient pensées comme fondamentalement inférieures et soumises à des interdits répétés et variés (alimentaires, de comportements, etc.). Elle avait bouleversé les catégories en faisant du genre non une identité mais une capacité d’agir, faite de relations mutuelles entre des personnes bidividuelles. Dans les cas que nous allons envisager, l’allaitement pouvait créer des liens non seulement entre mère et enfants mais aussi entre hommes, femmes, bêtes et saints. Le lien concerne à la fois des humains allaitant des bêtes et des bêtes nourrissant des hommes, adultes ou enfants (nous n’avons pas rencontré de cas dans lequel c’est une femme qui est nourrie par une bête sauvage). Nous avons tenté de montrer, dans des travaux précédents, qu’il existait un système de substitution possible entre femme humaine et bête nourricière2. Notre propos se situe à la jonction entre études de genre et les questions ontologiques : notre intuition est que le cas de l’allaitement interspécifique

1 Strathern 1988 et 1987, p. 9-18 ; Bonnemère 2015 ; Sur la création de parenté par l’alimentation, voir Carsten 2012. 2 Dittmar, Maillet et Questiaux, 2011. Pierre-Olivier Dittmar  •  École des hautes études en sciences sociales Clovis Chloé Maillet  •  ESAD-TALM Angers Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 765-780 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127471 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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offre un terrain pour penser les catégories qui se transforment entre le xiie et le xve siècle dans le contexte d’une « naturalisation » partielle de la société. La question a été explorée dans les sources littéraires3, mais les images sont encore peu étudiées dans cette perspective. De fait, le nombre d’images concerné est limité, et variable en fonction des époques. L’importance du thème de la femme aux serpents dans l’art roman a rendu visible la corrélation entre organe de la lactation et animal, mais il a traditionnellement été interprété en termes symboliques. À la fin du Moyen Âge, l’importance des thèmes antiques d’allaitement animal a permis l’émergence d’une série d’images mettant en scène des bêtes sauvages avec des enfants humains ; on l’interprète souvent comme réminiscence d’une iconographie romaine sans lien avec les pratiques médiévales. Notre hypothèse de travail est que l’étude de ce corpus permet de faire émerger des questions anthropologiques qui touchent plus largement à la définition des catégories de la nature et du genre. Ces concepts ne sont pas transposables au Moyen Âge dans leur définition actuelle, et l’étude de l’allaitement interspécifique peut participer de leur mise en crise. Les seins n’ont pas toujours été sexualisés La première évidence à remettre en question lorsque l’on envisage les images de l’allaitement interspécifique est l’idée, largement attestée aujourd’hui par la multiplication des images de personnes allaitant des chiots4, que le fait de montrer des seins ait nécessairement une dimension sexuelle ou érotique. Jean Wirth a montré dans son étude sur le sein féminin au Moyen Âge5 que si les images de la Vierge allaitante existaient déjà au vie siècle dans les manuscrits coptes, en lien avec l’iconographie d’Isis Allaitante, cette iconographie disparut en occident jusqu’au xiie siècle. Elle connut alors un grand succès, en lien avec la mise en valeur de la maternité allaitante dans la prédication cistercienne6. Encore à cette époque, on ne remarque pas d’érotisation de cette partie du corps, associée à l’allaitement des enfants et à la charité de la mère de Dieu. C’est seulement dans la deuxième partie du Roman de la Rose par Jean de Meung (vers 1275-1280), que l’on voit apparaître, comme une moquerie, l’idée que les jeunes filles devraient agrandir leur encolure pour séduire, marquant en creux le potentiel érotique de cette partie du corps. Et le vêtement ne prendra en compte cette attirance pour les poitrines qu’au début du xive siècle lorsque que les robes devinrent décolletées. Pourtant, Jean Wirth décèle un début d’érotisation de la poitrine dans l’essor d’une iconographie au xiie siècle : la femme au serpent. De fait, ce motif est fréquent dans l’art roman, aux xie et xiie siècle, on le rencontre dans des édifices majeurs de l’époque. Or la réception de ce motif a été au début du xxe siècle durablement marquée par l’interprétation d’Émile Mâle qui avait identifié ce thème comme symbolisant la luxure7. Bien que de 3 McCracken et Burns, 2013 ; Kay, 2017. 4 Sur la plateforme youtube en mai 2018, la requête « woman breastfeeding puppy » génère 56 100 résultats. Il semblerait que ce type d’image cumule deux critères de popularité des images contemporaines : les jeunes animaux et l’ostension des seins. 5 Wirth, 2009. 6 Bynum, 1982. 7 Guesuraga, 2013 et 2019, voir aussi, Leclercq-Kadaner, 1975, p. 37-43.

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Fig. 1. Femme aux deux serpents avec un reptile, bas-relief, Portail de l’Abbaye de Moissac, 11101130, Crédit Wikimedia Commons

nombreuses études aient repris cette identification sans la critiquer, il est aujourd’hui attesté que la signification de cette image est plus complexe, et que l’identification de Mâle témoigne davantage des représentations des hommes du xixe siècle que de celles des médiévaux8. Si le grand historien de l’art interprète ce motif comme une image de la luxure, c’est avant 8 Mâle, 1924, p. 375.

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Fig. 2. Femme au serpent et démon entourés de végétal, Sainte Marie-Madeleine de Vézelay, France, c. 1120, Créditphotographique, Wikimedia Commons.

tout en fonction du présupposé que le sein féminin est « naturellement » érotique, dès lors, sa morsure par un animal diabolique ne pouvait que condamner une forme de sexualité. En observant de près le vaste corpus des « femmes aux serpents », les images qui possèdent une connotation sexuelle claire sont rares, mais particulièrement célèbres. Il s’agit notamment des images des portails de Moissac et Beaulieu-sur-Dordogne où la vulve est également mordue par un reptile. Ici la longue chevelure relâchée de la femme nue, sa bouche grimaçante et son association directe avec un démon dont le verbe s’exprime par un crapaud sortant de la bouche, ne laissent pas de doute sur le caractère négatif de l’image. Celui-ci prend encore plus de force si l’on mesure le contraste de cette scène avec celle de l’Annonciation qui lui fait face, où la Vierge semble mettre la main sur le sein. La qualité et la célébrité de cette sculpture – et de celle de Beaulieu-sur-Dordogne, qui en est l’émanation – ont sans doute contribué à consolider l’analyse négative de la femme au serpent chez les historiens de l’art. L’association vulve-seins invite en effet à un rapprochement des deux organes comme dévolus à la sexualité. Hormis ces deux ensembles, il y a pourtant peu de cas dans lesquels les deux parties du corps soient soumises à l’animal maléfique. Prenons un autre cas célèbre, datant approximativement de la même période : le chapiteau de la Madeleine de Vézelay. Le chapiteau présente au centre deux volutes végétales encadrées par un démon – aux cheveux dressés sur la tête, la langue tirée et le corps contorsionné, visage vers la droite, bassin tourné vers la gauche – et un personnage féminin doté de seins, et d’une coiffure sophistiquée faite de quatre volutes de cheveux doublant la taille de son visage. Un serpent

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s’enroule autour de ses jambes, passe à côté de sa vulve sans la toucher et a la tête posée sur son ventre. Le sein et le bras gauche sont endommagés et on ne peut deviner leur position, mais on voit la main droite qui agrippe et tire violemment sur le sein gauche, au point qu’il se trouve plissé et atteint presque la tête du serpent. Le côté négatif de ce personnage ne fait pas de doute, d’autant qu’il a déjà été remarqué que, étonnamment, malgré la dédicace à Marie-Madeleine, on n’a pas conservé de personnage de sainte dans la nef, et que les personnages féminins sont presque tous des personnages de tentatrices9. Sa coiffure volumineuse et les volutes de ses boucles la rapprochent de l’image du démon sur le même chapiteau, et plus généralement de l’iconographie des femmes de mauvaises mœurs. Les seins, tordus, et distendus sont décharnés mais s’approchent de la gueule du serpent. Depuis les travaux d’Amanda Luyster10, nous savons que ces images des femmes aux serpents n’apparaissent pas dans des contextes évoquant des pratiques sexuelles, mais bien plus souvent dans un cadre où des questions de maternité voire d’allaitement sont en jeu. C’est notamment le cas dans une image issue de l’Hortus Deliciarum, remarquable manuscrit du xiie siècle connu par une copie du xixe siècle, où la femme au serpent est clairement associée à l’infanticide. En effet, dans ce manuscrit probablement dédié à des moniales issues de la noblesse, cette scène se situe à la verticale d’une scène d’anthropophagie où une femme dévore un enfant. Le cycle alimentaire semble ici inversé, la mère n’est plus « mangée » par son enfant (par le biais de l’allaitement), mais le dévore. En guise de châtiment, ses seins dévoyés sont mordus par un reptile11. Comme dans bien des cas, c’est plus la figure de la mauvaise mère que celle de luxurieuse qui est dénoncée, plus une dynamique alimentaire que des pratiques sexuelles qui sont condamnées. On le voit, toute la force de l’image de la femme aux serpents repose sur l’ambivalence entre le fait de mordre et celui de têter voir d’allaiter, laissant libre au regardant d’interpréter la nature du transfert de matière entre les deux êtres et les valeurs de genre (une femme doit allaiter) et d’espèce (la hiérarchie morale des créatures : l’homme doit manger l’animal et ne pas être mangé par lui) qu’il implique. Un exemple beaucoup plus tardif montre avec beaucoup d’ambigüité la persistance du motif de la punition de la mauvaise femme par allaitement animal. On la trouve dans un panneau inspiré d’une vie de Stanislas de Szczepanów (1030-1079), évêque et martyr de Cracovie écrite vers 146512. Son conflit avec le roi Bodeslas II et son meurtre politique rapprochent sa vie de celle de Thomas de Canterbury qui sera célébrissime en Occident. Un épisode du conflit entre roi et évêque présente un cas d’allaitement animal étonnant, que les peintres ont figuré sur un panneau de Cracovie en 1505. Au premier plan, une femme allaite un chiot tandis qu’une chienne allaite un nourrisson. Au second plan on découvre l’épisode précédent : un soldat retire un enfant du sein de sa mère pour y placer un chiot. Les femmes et les chiots sont entourés de militaires, et



9 Pour une description des chapiteaux de la nef de Vézelay, cf. Ambrose, 2006, Angheben, 2003. Il y a en fait un chapiteau de saint/sainte très positif, celui de sainte Eugénie, au genre ambigu, représentée en moine masculin, cf. Maillet, 2018. 10 Luyster, 2001. 11 Herrade de Landsberg, Hortus deliciarum (1159-1172, XIXth fac simile), fol. 255r. L’image porte l’inscription suivante : Vermis impiorum non morietur et ignis illorum in sempiternum non extinguetur. 12 Cité par Wolfsthal 2010.

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Fig. 3. Stanislas regardant les femmes infidèles punies, Tableau d’autel, Cracovie, 1505, Credit Photo wikimedia Commons

encadrées à leur droite par le saint évêque désignant du doigt la scène, et à leur gauche par le roi ordonnant aux soldats de son sceptre. En lisant la vie13, on apprend que le roi, déjà connu pour son amoralité (luxure et même zoophilie avec des juments), avait vu la débauche de ses troupes le dépasser. Pire même, pendant la campagne contre les Ruthènes, les femmes des soldats s’étaient unies à leurs esclaves. Les soldats enragés avaient commencé à se venger en faisant justice eux-mêmes. Pour tenter de reprendre son pouvoir, le roi décida une punition « contre-nature » (contra naturam) en mettant au sein des femmes des chiots, et aux mamelles des chiennes le produit de leur adultère. L’image confronte les deux hommes encadrant la scène et les victimes placées au cœur de la composition. L’image ne condamne pas la pratique de manière aussi évidente que le texte, l’ambigüité des relations qui se nouent entre les espèces, la chienne se tournant avec douceur vers l’enfant, ne permet pas une interprétation sans équivoque. Le saint condamne les excès de cette justice royale à la fois orgueilleuse et cruelle mais les spectateurs restent fascinés par l’épisode, comme lorsque Montaigne décrivait ses valets allaités par des chèvres et l’attachement qui liait les nourrices improvisés et les cheveaux de substitution14. Cette singulière punition pour adultère reprend la logique des femmes aux serpents, mais au xvie siècle, une telle image est devenue contre-nature, étonnante et fascinante tout à la fois. 2. L’allaitement transmet plus que de la nourriture Certes, aucun serpent n’a jamais bu de lait, et ils seraient incapables comme tous les non-mammifères de digérer le lactose. Les mammifères en revanche sont tout à fait capables de boire le lait des autres mammifères. Les humains boivent du lait animal aujourd’hui

13 BHL 7840, de Longin Dlugosso, chanoine de Cracovie, chapitre VIII, Acta Sanctorum, 7 mars. 14 Michel de Montaigne, Essais, livre II.

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Fig. 4. L’enfant et la truie, Jacquemart Giélée, Renart le Nouvel, BnF, ms. Fr. 1581, fol. 38, xiiie s, Crédit photo gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

produit selon des méthodes qui diffèrent de celle de la production du lait humain et en ont fait un produit de consommation courante15. Au Moyen Âge en revanche, le lait animal était rarement bu avec des instruments de médiation. La corne d’allaitement est mentionnée dans certains textes littéraires mais seulement dans des cas problématiques comme Robert le diable tarissant toutes ses nourrices, parce qu’il était le fils d’un démon16. On en trouve quelques images à la fin du Moyen Âge pour l’allaitement d’Isaac et son sevrage. Isaac était déjà un personnage né d’une naissance extraordinaire auprès d’une Sarah âgée de quatre-vingt-dix ans17. C’est à partir du xive siècle qu’on trouve les premières traces archéologiques de la chevrette18, l’ancêtre du biberon, destiné à recueillir en priorité le lait de chèvre. Pourtant, avant cette période et pendant encore longtemps, puisque c’était encore le cas du temps de Montaigne, et même de Victor Hugo19, les enfants humains nécessitant un apport de lait animal en cas d’absence de mère ou de nourrice ont été allaités au pis de l’animal. Les moralistes avaient tendance à condamner cette pratique en raison du risque de transmission des caractères de l’animal à l’enfant. Par exemple, Jaquemart Giélée évoque une mauvaise nourrice qui aurait confié l’enfant dont elle avait la garde à une truie. L’enfant sevré avait gardé l’habitude de se rouler dans la boue. Aujourd’hui, nous avons perdu l’idée qu’en buvant du lait de vache nous finirons par ressembler à un veau. Si nous pouvons boire du lait de vache ou de chèvre (après un âge minimum permettant de digérer leur trop grande quantité de protéines), les autres bêtes peuvent aussi s’abreuver du lait humain, digeste et faiblement dosé en protéines,

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Pour une synthèse récente sur la production de lait humain et animal voir : Cohen et Otomo, 2017. Robert le Diable, éd. Él. Gaucher, Paris, Honoré Champion, 2006. Le sevrage d’Isaac, Bible de Jean de Sy, BnF Français 15397, fol. 32v, vers 1355-1357. Lett et Morel, 2006. Un des enfants de Victor Hugo avait été confié à une chèvre nourrice : Hugo (Victor), Correspondance familiale et écrits intimes, sous la direction de S. Gaudon et B. Leuilliot, t. I, 1802-1828, Lettre d’Adèle Hugo à ses beaux-parents, fin septembre 1823, p. 552.

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même si réciproquement, l’allaitement exclusif d’un veau au lait humain risquerait sans doute un affaiblissement de la masse musculaire de l’animal (l’expérience n’a, à notre connaissance pas été menée, tant elle demanderait de quantités de lait humain)20. Jacqueline Milliet, qui a effectué une étude comparative des allaitements interspécifiques dans des sociétés depuis le xixe siècle aboutit à l’idée que lorsque les humains élèvent les bêtes pour le lait, ils n’allaitent plus les animaux. La pratique de l’allaitement de petits animaux par des femmes est en effet relativement courante en Papouasie Nouvelle Guinée, chez les Haïnu au Japon, et a été remarquée en Amazonie. Les circonstances sont souvent celles d’un petit abandonné dont la mère a été tuée à la chasse, ou plus simplement pour écouler un excédent de lait, ou en vue de l’évitement du colostrum21. Une des raisons pourrait être simplement celle de la non-disponibilité d’autres laits. Mais la non-reversibilité de la transmission par le lait est fortement marquée dans ces cas : lorsque le jeune humain tète l’animal, il a toutes les chances d’hériter des caractères de sa nourrice animale, en revanche le jeune animal allaité ne semble pas selon les observations de Jacqueline Milliet avoir un destin différent de ces congénères : par exemple un pourceau sera abattu pour sa viande de la même façon qu’il ait été ou non nourri de lait humain. La domestication des bêtes par l’allaitement, longtemps défendue, est désormais largement considérée comme un mythe anthropologique bâti sur la forte impression que les scènes d’allaitement de chiots ou de porcelets faisaient sur les anthropologues du xixe siècle, qui pouvaient aisément imaginer de telles scènes situées au néolithique et ayant conduit à la domestication animale. Une autre donnée mérite d’entrer en ligne de compte : le genre. Il semblera évident que les personnes qui allaitent sont généralement des femmes. Les êtres allaités peuvent en revanche être mâles ou femelles et pourtant dans tous les exemples de jeunes allaités par des bêtes sauvages que compte la littérature antique et réinterprétée au Moyen Âge, il n’y a quasiment pas de filles allaitées22. Une hypothèse plausible est que ces récits visaient à exalter la force d’un héros passant par un complexe processus d’animalisation positive. L’animalisation étant généralement facteur d’abaissement, elle pouvait pour certains êtres exceptionnels et héroïsés, comme les enfants de la fée Mélusine, être un signe d’élection, s’ils étaient allaités par un animal réputé noble. Les filles étaient d’emblée considérées à l’époque médiévale comme animalisées, notamment parce qu’elles allaitent comme les bêtes, et toute sur-animalisation n’était susceptible que d’aggraver leur situation. Les analogies entre la production de produits laitiers et la féminisation ont de longue date été analysées pour la période contemporaine par Carol J. Adams23. Fonctionnent-t-elles au Moyen Âge ? Une image satirique pourrait nous en convaincre, qui présente une femme traite par une vache en recueillant le lait dans la marge d’un livre d’heures. Cette image est certainement présente pour évoquer un monde inversé, qui est celui qui se développe dans les marges des manuscrits au xive siècle24. Elle témoigne aussi d’un 20 Bonnet, Le Grand-Sebille et Morel (éd.), 2002. 21 Milliet, 2007, p. 881-897. 22 La Chloé du roman pastoral allaitée par une brebis fait en cela figure d’exception, mais son allaitement est parallèle à celui de son compagnon Daphnis allaité par une chèvre, et l’histoire n’eut guère de succès au Moyen Âge : Longus, Daphnis et Chloé, Les Belles Lettres, 1987, p. 95. 23 Adams 2016 et 2017, p. 19-40. 24 Le texte de la prière qui surmonte l’image ne donne pas de piste d’interprétation : « Se vous aves aucunes tribulations ne adversité se dites ces psaumes et le fin de chacun psaume dires vous as Genius ce verset “Adoramus te christe”[…] ».

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Fig. 5, Femme traite par une vache, Horae, Cambridge, Trinity college, B11.22, c. 1300, fol. 118v. Image libre de droit CC.

rapprochement entre femme et vache et des possibles substitutions induites par la production alimentaire des deux êtres. L’allaitement est sans doute une des activités des plus valorisées dans la transmission féminine, et potentiellement spiritualisable en charité chrétienne. Pour autant l’absence de femmes représentées en situation de recevoir ce lait, cantonne celles-ci dans la position de l’animal producteur, destinées à ne pas jouir des bénéfices de l’allaitement. Une autre catégorie entre alors dans le jeu, celle de la différence entre animal sauvage et domestique (pecus/bestia)25. Ce n’est pas seulement que la transmission de lait entre espèces ne favorise que les humains, c’est aussi qu’elle ne fonctionne dans tout son potentiel que si la bête allaitante n’y était pas destinée, qu’elle est sauvage. Parmi ces personnages que l’allaitement favorise, on trouve des héros antiques (Romulus et Remus, Cyrus…), mais aussi les saints ermites. L’un d’entre eux, Macaire de Scété, parfois désigné comme Macaire le Grand, vécut selon les sources au ive siècle, mais son culte fut popularisé à la fin du Moyen Âge et inséré dans la Légende dorée de Jacques de Voragine avec d’autres vies de Pères du désert. Adepte d’une vie extrême, le texte raconte qu’il aimait à dormir dans les tombeaux de païens se servant de leur corps sans vie comme d’un oreiller. Dans le même temps, cette source rapporte qu’il décida de vivre nu six mois dans le désert à cause du remords d’avoir tué un jour une puce qui l’avait piqué. Jacques de Voragine, qui emprunte ce passage à Vincent de Beauvais (et mélange les vies de Macaire d’Alexandrie et de Macaire de Scété26) ne raconte rien de plus de son lien avec les autres animaux. Mais une vie plus détaillée, rapportée dans un manuscrit de la Bibliothèque du Vatican (Vat. Lat. 375) explique qu’une fois converti à la vie sauvage, il parvint à survivre non pas grâce à une manne divine, mais grâce à la générosité d’une bubale, qui vint lui offrir ses pis. Une image le montre agenouillé devant la bubale, s’abreuvant à ses pis, modestement vêtu. Sa position recroquevillée est faite pour accentuer la comparaison possible avec un petit animal. Le texte précise qu’un disciple voulant le rencontrer fut surpris de le voir tétant cette bubale et comprit alors de quoi il se contentait (fol. 52v). L’image représentée est bien la vision du disciple, étonné par cette image de charité. Le plus célèbre des saints ayant vécu ce type d’expérience est Gilles, ayant vécu au viie siècle ou durant le règne de Charlemagne selon les versions, et dont la vie rencontra un succès littéraire à partir du xiie siècle. Ce n’est pas le caractère sauvage et farouche des animaux allaitants des chefs politiques (Romulus, Remus, Cyrus…) qui est mis en valeur dans les textes, mais plutôt la beauté et la douceur de la biche venant en aide au saint, décrite selon les

25 Dittmar, 2012, p. 219-254. 26 Jacques de Voragine, La Légende dorée, éd. Al. Boureau, Gallimard, Paris, 2004, chapitre 18.

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Fig. 6. Saint Macaire tétant la bubale, Vita Abbatis Macarii, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 375, fol. 52v, xive siècle. Crédit photo ALHOMA-CRH.

codes littéraires en vigueur pour décrire une jeune fille27. Fréquemment associée au mythe de domestication par l’allaitement28, cette histoire montre que la transmission se fait encore une fois dans le sens humain-animal, quitte à remonter le sens du lait : ce sont les qualités humaines de Gilles qui se transmettent à l’animal sauvage, l’adoucissent et lui confèrent sa beauté. Si l’on a établi que les catégories humain/animal avaient tendance à se superposer aux catégories de genre, il nous a fallu montrer que la dichotomie pecus/bestia leur apportait une dimension morale, tant il est vrai que l’allaitement interspécifique revêt des caractères exceptionnels et souvent positifs lorsqu’il concerne des bêtes sauvages, tandis que l’allaitement aux pis des animaux de ferme, quoique probablement fréquent, ne rassurait ni les clercs ni les médecins. Mais encore faut-il partir du principe que l’allaitement ne concerne que les femelles animales. Or dans le monde médiéval, le contre-modèle d’allaitement masculin était à la fois puissant et largement répandu. 3. L’allaitement n’est pas seulement une question féminine En réalité, les modèles les plus répandus d’allaitement médiévaux fonctionnent de manière assez différente de ceux que nous avons depuis que la naturalisation du rapport mère/femme s’est effectuée. L’allaitement dans le christianisme médiéval était par exemple associé à la virginité. La Vierge apaise les douleurs des condamnés du purgatoire en pressant ses seins et en les allaitant de son lait comme dans les doubles intercessions29. Le modèle en avait été donné par les propos d’Arnaud de Bonneval au milieu du xiie siècle : Désormais l’accès de l’homme à Dieu est assuré ; la cause du premier est transmise du Fils au Père et de la Mère au Fils. Le Christ, le côté dénudé, montre au Père son côté et ses plaies ; la Vierge montre sa poitrine et ses seins (pectus et ubera) à son Fils, et là où ces monuments de clémence et ces insignes de charité concourent à la prière mieux que toute langue ne le peut, aucune demande ne peut être repoussée. Tout ce pourquoi la Mère supplie, le Fils l’approuve et le Père le donne30. 27 « Sire, feit il, a une bisse la plus bele ke je veïsse / puis cel’hure ke jo fu nez », Guillaume de Berneville, La Vie de saint Gilles, éd. Fr. Laurent, Paris, Champion, 2003 (Champion Classiques), v. 1673-1675 ; sur ce sujet, on peut se rapporter au mémoire non publié de Girault, 2017. 28 Milliet, 2007. 29 L’un des plus fameuses est celle qui est attribuée à Lorenzo Monaco c. 1402, Metropolitan Museum, Accession number 53.37. 30 Patrologia latina, CLXXXIX, col. 1726-1727.

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Étant vierge mais ayant enfanté, un scientiste pourrait se demander quelle était sa production d’ocytocine (hormone participant de la lactation). Il reste que parallèlement au culte de la Vierge Marie, des modèles de l’allaitement virginal ou de lactatio agravidica (allaitement sans grossesse) se sont multipliés31. Les cas d’allaitements extra-ordinaires, de grand-mères trop âgées, de jeunes filles vierges se rencontrent souvent dans les recueils d’exempla à partir du xiiie siècle, comme a pu l’étudier Didier Lett32. Parmi ces cas, le plus contre-intuitif est sans doute celui de l’allaitement masculin. Pourtant, dans nos sociétés, cet allaitement est en réalité loin d’être impossible, il est seulement rare. Trois types de cas peuvent être isolés. Le premier type qui n’est pas masculin à proprement parler mais concerne le corps de personnages assignées hommes à la naissance : celui des femmes transgenres. Récemment, en 2018, la première femme transgenre a pu allaiter presque complètement son enfant adopté accompagnée par une hormonothérapie33. Le deuxième type est celui des hommes transgenres (assignés femmes à la naissance). L’hormonothérapie, comme la transition chirurgicale n’empêchent pas, dans certains cas, l’allaitement. Le troisième cas concerne les hommes cisgenres capables d’allaiter. Comme le fait remarquer Mathilde Cohen, Charles Darwin notait déjà le phénomène dans la descendance de l’homme aussi bien pour l’humain que pour les autres espèces34. Plusieurs cas ont été répertoriés et quoique rare, cela n’est pas impossible notamment dans des cas d’urgence (famine, guerre, père seul avec orphelin). Sachant cela, les cas de lait de père, rendus célèbres par le livre de l’ethnologue Roberto Lionetti ne devraient plus être systématiquement interprétées comme littéraires ou imaginaires35. On rencontre certes des allusions métaphoriques, récurrentes, à l’allaitement comme nourriture spirituelle comme chez Bernard de Clairvaux, en pleine période de propagande pour le culte de la Vierge, écrivant à son cousin Robert de Châtillon enfui à Cluny : C’est moi qui t’ai engendré à la religion par mes leçons et mes exemples ; c’est moi encore qui t’ai nourri de lait ; […] tu as été enlevé de mon sein36. Et un siècle plus tard, une vision de Claire d’Assise, fondatrice des Clarisses et nourrie des paroles de François d’Assise, la montre face au sein du fondateur de l’ordre lui ordonnait de téter son sein37. Il s’agit bien là de visions, d’images mentales, qui mettent en valeur l’imaginaire de transmission trans-genre possible par ce fluide si spécifique qu’est le lait, et capable de

31 Des anthropologues tels que Saskia Walentowitz avaient fait la démonstration de pratique réelles de lactactio agravidica contemporaine chez les Touaregs : « c’est la grand-mère qui est choisie comme nourrice de prédilection en cas d’enfant orphelin, ou une sœur vierge » (Walentowitz, 2002, p. 111-140). 32 Lett, 2002, p. 163-174. 33 Benkimoun, 2018. 34 Voir Cohen, 2017. 35 Lionetti, 2008. 36 Bernard de Clairvaux, Lettres 1, 10, introd. M. Duchet-Suchaux, trad. H. Rochais, Paris, Cerf, 1997 (Sources chrétiennes 425). 37 “Riferiva anche essa madonna Chiara che una volta, in visione, le pareva che essa portava a sainto Francesco uno vaso de acqua calda, con un asciugatoio da asciugare le mani. E saliva per una scala alta : ma andava cosi leggerament, quasi come andasse per piana terra. Et essendo pervenuta a santo Francesco, esso santo trasse dal suo seno una mammella e disse ad essa vergina Chiara : “Vieni, ricevi e suggi”. Et avendo lei succhiato, quella rotondità ovvero bocca de la poppa, donde esce lo latte, remase intra li labbri de essa beata Chiara[…]”, Fonti Francescecane, éd. Ernesto Caroli, Padova, 1990, p. 2333-2334.

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Fig. 7. Lamentations autour du corps du Christ, Tableau anonyme de la seconde moitié du xvie siècle, HopitalNotre-Dame-à-la-Rose, Lessines. Crédit Dittmar.

créer du lien entre les adultes. Il ne faut pas oublier que du point de vue médical (médiéval) lait et sang sont la même substance, l’une étant blanchie (déalbée) dans les seins. Il n’est donc pas étonnant que François d’Assise, après avoir bénéficié des stigmates, offre son sein à boire, comme le Christ offrira sa plaie à sucer à Catherine de Sienne. Dans un panneau siennois, on voit la sainte devant la plaie et proche d’en prendre le sang, mais le contact n’est pas établi38. Cette absence de représentation d’allaitement masculin, malgré les multiples références littéraires au Christ allaitant et à des saints intercesseurs de l’allaitement comme saint Mamant, a amené les chercheurs à conclure qu’il restait une limite à l’imaginaire de l’allaitement masculin39. Il existe à notre connaissance une seule, mais remarquable, exception, à cette règle, une déposition du Christ anonyme, datée de la seconde moitié du xvie siècle, commandée par les sœurs gérant l’hôpital Notre-Dame-à-la-Rose de Lessines (Belgique), et aujourd’hui encore conservée in situ. Sur ce tableau, le Christ mort est doté d’une poitrine féminine et sans doute d’un bassin féminin. Son corps de trépassé s’est figé dans une position particulièrement significative, sa main droite saisit en effet son sein gauche, pressant son téton entre l’index et le majeur, dans un geste caractéristique des scènes de lactation de la Vierge à cette époque. Signe

38 Sano di Pietro, Sainte Catherine de Sienne, Pinacothèque nationale de Sienne, milieu du xve siècle. 39 Jean Wirth, 2009 évoque un « fantasme d’allaitement masculin » qui reste limité.

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Fig. 8. Commentaires sur l’évangile par Jérôme, xiie siècle. Engelberg, Stiftsbibliothek, Cod. 48, fol. 103v –Expositio S. Hieronymi Matheum et Marcum (https ://www.e-codices.ch/ fr/list/one/bke/0048), Image libre de droit CCBY NC

Fig. 11. Verbum /St Paul (?) allaitant juifs et païens. Commentaire sur la première épître aux corinthiens, ClermontFerrand, ms 1, f. 452, XIIe siècle. Crédit Photo BM Clermont-Ferrand

du déni que suscite cette iconographie, les seins ont été cachés à une période ultérieure et n’ont été redécouverts qu’au moment de la restauration40. Une dernière version d’allaitement masculin nécessite une certaine prudence analytique. Il s’agit d’une Lettrine C contenue dans une bible du xiie siècle, où l’on reconnaît un homme allaitant un petit homme et un dragon. Pour étonnante qu’elle paraisse, cette image s’inscrit dans une tradition ancienne. L’allaitement double possède dans la longue durée une dimension métaphorique, depuis les personnifications antiques de Terra Mater, jusqu’aux interprétations chrétiennes de ce même motif dans les rouleaux d’Exultet du Moyen Âge. Ces allaitements doubles peuvent être positifs comme dans ce manuscrit des commentaires de Jérôme sur l’évangile où il représente la diffusion de la philosophie. Ils peuvent être également négatifs, ou du moins ambivalents comme c’est le cas d’un bas-relief du portail de la Cathédrale d’Auxerre, où une femme dansante allaite deux dragons au centre du panneau décrivant les débauches du fils prodigue. L’image du manuscrit de Clermont conjugue ces deux iconographies et témoigne du pouvoir de transformation, et même ici de conversion, du lait. Le texte suscité par cette lettrine force l’interprétation : l’image ne peut représenter que saint Paul (ou à la limite, le verbe paulinien) nourrissant les juifs et les païens41. Le pouvoir de transformation des essences et des natures que l’on attribue au lait matériel (puisque le lait de truie transmet des caractères porcins à un enfant) est ici traduit dans monde spirituel, le lait spirituel de Paul est capable de convertir, transformer les natures considérées impies des juifs et des païens.

40 Au moment où nous rédigeons cet article, les différentes bases de données dont celle du British Museum, qui possèdent des gravures de ce thème par Raphael Sadeler I ne semblent pas montrer les seins du Christ. 41 Texte en regard : “Corintii sunt achaici et similiter ab Apostolo audierunt verbum veritatis, et subversi sunt multifarie a falsis apostolis. Quidam a philosophie verbosa eloquentia alii secta legis iudaice inducti sunt. Hos revocat Apostolus ad veram fidem et evangelicam sapientiam scribens eis ab Epheso per Thimotheum discipulum suum.” Commentaire sur la première épître aux corinthiens, Clermont-Ferrand, Ms 1, fol. 452.

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Fig. 9. Femme allaitant des dragons, Cathédrale d’Auxerre, Portail nord, fin xiiie s. Crédit photo : Dittmar.

Conclusion Cette enquête sur l’allaitement interspécifique, entamée en 2010 alors que les publications étaient encore peu nombreuses sur le sujet, et continuée depuis lors alors que les recherches se multiplient, nous a invités à nous méfier des termes et des concepts utilisés lorsqu’il s’agit d’allaitement, de genre, de sauvagerie, de nature. Nous avons été guidés par des anthropologues mieux habitués à déplacer leur langage et leurs idées que nous ne le sommes parfois en tant qu’historiens, bernés par l’apparente continuité du vocabulaire dans les sociétés chrétiennes. De fait les conclusions de Marilyn Strathern nous servent d’outil critique au-delà du cadre océanien, et nous invitent à repenser l’occident médiéval. Le genre est relationnel et les limites de la masculinité ne s’arrêtent qu’à la féminité et vice-versa, ces frontières se redéfinissant en fonction des situations sociales, et au cours de la vie. Dès lors, l’allaitement ne doit pas être pensé comme nécessairement corrélé au féminin, ni borné par la notion d’espèce. C’est bien dans une remarquable diversité qu’il était représenté, discuté et mis en image au Moyen âge. De façon particulièrement subtile, les frontières entre genre et espèce se redessinaient en fonction des conditions sociales et de la réception morale des personnes concernées. Le langage contemporain, marqué par le naturalisme et les oppositions qu’il implique (du

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type nature-culture, humain-animal, homme-femme), nous handicape clairement pour accéder à ces représentations médiévales. L’apparente proximité du vocabulaire moderne et ancien constitue un piège supplémentaire pour l’historien. À ce titre, l’urgence consiste sans doute à utiliser le moins possible ces mots pièges, pour mieux laisser émerger des catégories vernaculaires transpécifiques, (comme pecus-bestia), et se montrer attentif au langage des liens et des transmissions, qui est le plus à même pour rendre compte des échanges de substances et de valeurs au sein de l’occident pré-naturaliste. Le lait construit des relations au sens strathernien, et participe des définitions et redéfinitions des personnes sans qu’il soit doté a priori de valeurs morales ou genrées. Bibliographie C. J. Adams, Politique sexuelle de la viande, une théorie critique féministe végétarienne [1990], Lausanne, L’Âge d’homme, 2016. ———, « Feminized protein : meaning, representations, and implications », in M. Cohen et Y. Otomo (éd.), Making Milk, New York, Bloomsbury Academic, 2017, p. 19-40. K. Ambrose, The Nave Sculpture of Vézelay : the Art of Monastic Viewing. Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 2006. M. Angheben, Les chapiteaux romans de Bourgogne : thèmes et programmes, Turnhout, Brepols, 2003. P. Benkimoun, « Une femme transgenre allaite un enfant », Le Monde, 18/02/18. P. Bonnemère, Agir pour un autre : la construction de la personne masculine en Papouasie-NouvelleGuinée, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2015. D. Bonnet, C. Le Grand-Sebille, M.-Fr. Morel (éd.), Allaitements en marge, Paris, L’Harmattan, 2002. C. W. Bynum, Jesus as Mother : Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley, University of California Press, 1982. J. Carsten, After Kinship, Cambridge, Cambridge University Press, 2012. M. Cohen et Y. Otomo (éd.), Making Milk, New York, Bloomsbury Academic, 2017. M. Cohen, « The lactating man », in M. Cohen et Y. Otomo (éd.), Making Milk, New York, Bloomsbury Academic, 2017, p. 141-160. P.-Ol. Dittmar, « Le seigneur des animaux entre Pecus et Bestia, Les animalités paradisiaques des années 1300 », in Adam, premier Homme, Florence, Sismel Edizioni del Galluzzo, 2012, (Micrologus Library ; 45), p. 219-254. P.-Ol. Dittmar, C. Maillet et A. Questiaux, « La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge. », Images Re-vues [En ligne], 9 (2011), mis en ligne le 30 janvier 2012, (consulté le 30 mai 2018). URL : http://journals.openedition.org/ imagesrevues/1621. C. Girault, La fonction symbolique de la biche dans la littérature médiévale comme incarnation d’une féminité exemplaire, M2 sous la direction de Jacques Berlioz, GAHOM-CRH, EHESS, 2017. R. Guesuraga, « La mujer con serpientes y sus dudosas relaciones con la lujuria », Románico, 17, 2013, p. 16-23.

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Yasmina Foehr-Janssens et Florence M agnot- Ogilv y

La nourrice infanticide, une économie funèbre de l’allaitement Récits et dispositifs littéraires Y a-t-il des genres de vie qu’on considère déjà comme des nonvies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction et d’abandon ? ( J. Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, p. 63)

Quelle que soit l’époque considérée, l’allaitement suscite de vives préoccupations en ce qui concerne la survie des nouveau-nés. Le nourrisson est, dans sa fragilité, l’exemple même de la vie soumise au besoin, si bien que le travail de la reproduction1 se trouve en prise directe avec la question de la vulnérabilité humaine2. Pourtant, les tâches de nourrissage sont marquées, dans les cultures occidentales au moins, par un préjugé négatif qui les relègue au rang d’occupations domestiques, de sorte qu’elles ne servent que rarement de support à une réflexion éthique. Les vertus de l’affection et du dévouement qui s’y attachent, traditionnellement assignées aux tâches féminines du maternage, peinent à trouver une reconnaissance philosophique ou politique, comme en témoigne les débats féministes contemporains sur la question du « care » ou du soin3, dont la mise en valeur est souvent soupçonnée de reconduire une vision essentialiste des rôles sociaux de sexe. L’économie de la sollicitude mérite pourtant une analyse critique, à laquelle la sociologie économique et les « care studies » entre autres se sont attelées4 afin de faire apparaître les inégalités de genre, de classe et de race qui affectent durablement ce pan encore politiquement mal reconnu de l’activité humaine.



1 L’expression « travail de la reproduction » est couramment utilisée dans les analyses féministes pour désigner les tâches ménagères et éducatives assignées aux femmes au titre d’un travail non-rémunéré. Ce rôle reproducteur et nourricier trouve son origine dans la division sexuée du travail instituée par les descriptions traditionnelles des rôles sociaux de sexe. Voir Kergoat, 2000. 2 Aries, 1960 ; Cunningham, 1995 ; Becchi, Julia. et Bardet, 1998. 3 Gilligan, 2008 ; Scrinzi, 2016. 4 Zelizer, 2008 ; Petit, 2013 ; Tronto, 2013 ; Laugier-Papermann, 2005 ; Laugier 2011. Yasmina Foehr-Janssens  •  Université de Genève Florence Magnot-Ogilvy  •  Université Rennes 2 Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 781-794 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127472 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Jusqu’à l’avènement, au xxe siècle, d’une alimentation de substitution au lait humain offrant des garanties de sécurité aux nourrissons, la mise en nourrice, au domicile de la mère ou dans une famille faisant commerce de soins de puériculture, constitue un des aspects marquants de cette économie du travail reproductif. Les travaux, nombreux, sur les nourrices ont mis en évidence l’ambivalence récurrente qui marque les jugements des experts à ce propos. Régulièrement dénoncée comme un pis-aller incapable de remplacer l’allaitement et les soins maternels, la mise en nourrice est pourtant longuement commentée dans les traités sur les soins à donner aux enfants qui fourmillent de recommandations sur le choix d’une bonne nourrice5. Ces préceptes contradictoires trahissent les réticences morales que suscite une pratique pourtant souvent prescrite par la nécessité. Nous prendrons ici pour point de départ le changement de paradigme bien connu qui affecte le discours médical au cours des années 1760, marqué par une insistance nouvelle sur les problèmes posés par l’allaitement mercenaire. Le traité de Rousseau publié en 1762 a des effets rapides dans l’opinion et, dans les années 1770, ces idées modifient les préjugés sur l’allaitement, sinon les pratiques6. Mais avant la parution de l’Émile, les idées que Rousseau synthétise circulent déjà, sous différentes formes, dans certains traités de pédiatrie et de soins aux enfants7. Le cas de l’Essai sur l’éducation médicinale des enfants et sur leurs maladies (1754) de Pierre Brouzet8, retiendra ici notre attention. Le médecin de Louis XV présente le style de vie de la société de son temps comme tributaire de l’allaitement mercenaire. Il n’adopte donc pas un point de vue réformiste et ne rejette pas l’allaitement par une nourrice comme ce sera le cas de Rousseau et de l’auteur de l’article « nourrice » de l’Encyclopédie9. Cependant Brouzet prend en compte les données socio-économiques de cette pratique et en souligne les « inconvénients » qu’il met en rapport avec le degré de pauvreté de la nourrice : Il faut avouer que les inconvénients sont ordinaires, et d’autant plus graves, que la nourrice externe se trouve plus pauvre. Il y a même peu de moyens de prévenir ces inconvénients. Les paysannes se nourrissent mal communément, elles travaillent beaucoup, dorment peu, etc10. Il en découle que « dans la nécessité d’avoir recours à une nourrice externe, ou de la campagne, on doit choisir la moins pauvre11 ». Si, au terme d’un raisonnement qui se veut pragmatique, Brouzet préfère une conduite dictée par les contraintes sociales de la vie et de la maternité, il ne nie pourtant pas la différence des conditions de vie et de santé des femmes, ni la hiérarchie économique sur laquelle s’adosse le choix de la nourrice. Bien que



5 Voir C. Avignon, « Discours normatifs et transmissions des savoirs médicaux sur les nourrices (Antiquité-Renaissance) » dans ce volume ; Fildes, 1988 ; Maher, 1992. Sur la période antique, voir Dasen, 2015, p. 249-280. 6 Morel, 1976. À propos de la manière dont les arguments de Rousseau sont utilisés par les députés révolutionnaires lors de débats sur l’éducation, voir C. Fayolle, « Mères républicaines et frères de lait pendant la Révolution française »., dans ce volume. 7 Teysseire, 1982. 8 P. Brouzet, Essai sur l’éducation médicinale des enfants et sur leurs maladies, Paris, Cavelier et fils, 1754, 2 vol. 9 Article NOURRICE de l’Encyclopédie, p. 260b-261b (médecine), vol. XI. Voir dans cet ouvrage, Fr. Arena, « “Lait” et “Nourrice” » dans l’Encyclopédie ». 10 Brouzet, op. cit., p. 173. 11 Brouzet, op. cit., p. 182.

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de tels arguments eussent aisément pu servir à un raisonnement en défaveur de la mise en nourrice, ils ne sont pas utilisés de cette manière dans l’Encyclopédie et disparaissent totalement dans l’Émile pour faire place à une approche affective du problème et à une promotion des sentiments « naturellement » bienveillants de la mère à l’égard de son enfant12. Si le débat mené par des acteurs bien-pensants, médecins et philosophes notamment, est bien connu, le témoignage fourni par la fiction littéraire n’a que peu été sollicité jusqu’à présent. L’abondance de documents d’archives et de textes normatifs permettant de documenter de première main, à diverses époques, le phénomène de la mise en nourrice, ainsi que l’apparent désintérêt que les grands textes littéraires manifestent à l’égard des préoccupations liées à la toute petite enfance expliquent sans mal cette omission. Nous aimerions cependant montrer ici comment la forme romanesque permet de lever le voile sur certains aspects proprement impensés du travail de la reproduction. Ce postulat gouverne notre propos qui ne prétend pas faire l’histoire des sentiments ambivalents à l’égard de la nourrice, mais plutôt suivre, dans des textes fort différents les uns des autres et souvent très éloignés dans le temps, la manière dont certaines situations narratives permettent de faire émerger les implicites de l’exploitation des corps allaitants. Pour ce faire, notre argumentation ne s’appuie pas sur la chronologie, mais cherche à organiser sa matière en fonction des points de vue adoptés, des plus obvies aux plus obliques. Loin des postures dogmatiques et des condamnations unilatérales, la fiction littéraire entreprend, sur la longue durée, de mettre au jour la complexité des questions éthiques que soulèvent des situations sociales dans lesquelles les vertus dites « maternelles » de la compassion sont mises à mal par des conditions de vie et de survie intenables, là où les traités les taisent ou les euphémisent. La richesse et la complexité des récits permettent d’interroger les conditions de possibilité d’une vie bonne ou simplement vivable13 parce qu’elles font apparaître la fragilité humaine aux prises avec une exploitation basée sur le déni de la dépendance. La mécanique narrative repose sur l’activation de formes d’empathie à l’égard des situations narrées qui agissent à contre-courant des stratégies discursives de la domination. On peut, comme le fait Judith Butler, considérer que se rendre disponible à la fiction est « à la fois une fonction et un effet de la vulnérabilité, qu’il s’agisse de la capacité d’ouverture à écouter une histoire qui n’a pas encore été racontée, ou de la réceptivité à ce qu’un autre corps endure ou a dû endurer, même quand ce corps n’existe plus14 ». Dénonciation véhémente du commerce de lait dans Fécondité de Zola : les outrances du roman à thèse Dans un premier temps, afin de donner à entendre l’efficacité des montages discursifs et rhétoriques que permet la mise en récit, nous aimerions commenter brièvement un extrait

12 D’après J.-J. Rousseau, « la sollicitude maternelle ne se supplée point » ( J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, texte établi par C. Wirz, présenté et annoté par P. Burgelin, in Œuvres complètes IV : Éducation – Morale – Botanique, Paris, Gallimard, 1969 (La Pléiade ; 258), p. 257). 13 La question de la « vie bonne » est posée par Adorno et reprise par Judith Butler dans Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, discours prononcé lors de la réception du Prix Adorno 2012 ; voir Butler, 2014. 14 Butler, 2014, p. 95.

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d’un roman de l’extrême fin du dix-neuvième siècle, aujourd’hui assez justement oublié, malgré la renommée de son auteur. Tout au long du xixe siècle, le commerce du lait humain et le travail des meneurs et meneuses chargées de transporter, dans les conditions les plus précaires, les enfants mis en nourrice depuis les grandes villes jusqu’à la campagne suscitent la réprobation générale. Les médecins prennent soin de décourager les parents de recourir à ce mode de placement. Ils ne font pas mystère des dangers encourus par les petits enfants placés loin de la surveillance parentale15. En 1899, Émile Zola publie le roman Fécondité16, le premier tome d’un nouveau cycle, Les Quatre Évangiles, dans lequel il développe sur un mode mélodramatique ses prises de position ouvertement natalistes17. Au iie chapitre de la troisième partie de l’œuvre, le héros, Mathieu Froment, heureux père de quatorze enfants, va rendre visite à la jeune Norine qui vient d’accoucher clandestinement. Cette scène est l’occasion de placer dans la bouche d’une autre jeune parturiente un réquisitoire pathétique contre ce « trafic », dénoncé comme meurtrier, des « poupons de Paris » : Vous avez joliment raison de ne pas lui confier votre enfant, à cette sale femme […] Ceux de Rougemont ne se gênent vraiment pas assez, à faire leur sale commerce avec les poupons de Paris. Tous les habitants ont fini par s’en mêler, le village entier n’a pas d’autre industrie, et il faut voir comme c’est organisé pour qu’on en enterre le plus possible. Je vous réponds que la marchandise ne traîne pas dans les ménages. Plus ça roule, plus il en meurt, plus on gagne […] Autrefois, il paraît que c’était pis. […] les meneuses […] ramenaient chacune quatre ou cinq poupons à la fois. De vrais paquets qu’elles ficelaient et qu’elles portaient sous les bras […]. Dans les trains, quel entassement de pauvres êtres qui criaient la faim. L’hiver surtout, par les grandes neiges, ça devenait pitoyable, tant ils grelottaient bleus de froid. […] Vous comprenez dans quel état devaient arriver ceux qui ne mouraient pas en route. Chez nous, on soigne les cochons beaucoup mieux, car on ne les ferait sûrement pas voyager ainsi. […] Nous connaissons trois ou quatre nourrisseuses qui ne valent pas cher. Vous savez que l’élevage au biberon est la règle, et si vous voyiez quels biberons, jamais nettoyés, d’une crasse répugnante, avec du lait glacé en hiver, tourné en été ! […] Chez la Loiseau, la saleté est telle, qu’il faut se boucher le nez, quand on approche du coin où les petits sont couchés sur de vieux chiffons, dans leur ordure. […] C’est encore mieux chez les Gauchois, qui n’ayant personne pour les garder, les attachent dans leurs berceaux, de peur qu’ils ne se cassent la tête, en tombant par terre. […] Pas une maison qui ne trafique sur cette marchandise. Autour de chez nous, il y a des pays où l’on fait de la dentelle, d’autres où l’on fait du fromage, d’autres où l’on fait du cidre. À Rougemont, on fait des petits morts18.

15 E.-M. Labrunie, Des mauvaises nourrices, Paris, Impr. Rignoux, 1837 ; E. J. da Silva Maia, Essai sur les dangers de l’allaitement par les nourrices, Thèse de médecine de Paris 1833 no 252, 1833, Paris, Imp. Didot le Jeune. Bureau central d’indication des nourrices, Quelques préceptes sur le choix des nourrices, extrait de l’ouvrage du Dr. Donné, Bordeaux, P. Coudert, 1843 ; P.-L.-C.-F. Rézard de Wouves, De la Mortalité des nouveaux nés. 2e partie : des nourrices, Paris, Delahaye, 1870. Nous remercions F. Arena pour les indications de sources qu’elle nous a fournies. 16 Ém. Zola, Fécondité, Paris, E. Fasquelle, 1900. 17 Baguley, 1973, p. 29-55 ; Mayer-Robin, 2007. 18 Zola, op. cit., p. 255-258.

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Confronté à ce témoignage accablant, le lecteur ou la lectrice ne peut que partager l’effroi du héros qui « muet d’horreur, écoutait, les yeux fixés sur l’enfant endormi19 ». Une telle représentation de la mise en nourrice comme un marché de l’infanticide reprend, en grossissant fortement le trait, un argumentaire hostile qui parcourt la littérature des xviiie et xixe siècles. La peinture des enfants ligotés dans leur berceau fait écho aux protestations de Rousseau contre le maillot, expédient commode pour les nourrices négligentes : Au moindre tracas qui survient on le [= l’enfant] suspend à un clou comme un paquet de hardes, et tandis que sans se presser la nourrice vaque à ses affaires, le malheureux reste ainsi crucifié20. Qu’une telle dénonciation du manque de soins auquel le recours à un lait mercenaire condamne les nourrissons prenne la forme d’une métaphore économique révoltante, ou qu’elle en appelle à un imaginaire du martyr chrétien, son usage dramatisé vise à susciter l’indignation en accablant meneuses et nourrices sous le poids de représentations de la persécution ou de la rapacité. Le réquisitoire de Zola surclasse par sa véhémence les mises en garde dispensées par les médecins. Il met le doigt, pour la criminaliser, sur la dimension mercantile de la prestation nourricière, faisant ainsi apparaître la question éthique que pose un tel marché des corps enfantins et maternels. Pourtant à aucun moment, dans le processus de mise en récit de ses thèses sur les dangers de la dépopulation, Zola n’offre au lecteur ou à la lectrice la possibilité d’avoir accès à un point de vue divergent du sien, même lorsqu’il place le tableau des mœurs déplorables des nourrices dans la bouche d’une jeune paysanne. L’enfant embarrassant de Moll Flanders : le lait de la mort en débat Il en va autrement dans le roman Moll Flanders de Daniel Defoe21, antérieur de 40 ans à l’Émile. La possibilité qu’une intention implicitement infanticide puisse motiver le recours à la mise en nourrice y est abordée. Le roman, qui décrit avec précision le parcours aventureux, dicté par la misère, de l’héroïne, rend compte des ressorts économiques qui gouvernent les « Heurs et malheurs de la célèbre Moll Flanders22 ». Ce portrait sans fard tire son efficacité de l’agencement narratif qui le gouverne. Le récit suit fictivement les « propres mémorandums » du personnage principal, si bien que la narratrice se trouve en position de dévoiler, ou de feindre de dévoiler, les états d’âme qui furent les siens, tout en restant à distance de son moi passé. La narration joue de ces effets de décalages pour souligner ironiquement les ressorts secrets de l’action : poids de la misère, expédients dictés par l’indigence et nécessité de réparer par le récit ce qui peut l’être. Une scène met à nu, à la faveur d’un échange discursif, la conscience du caractère mortifère de la mise en nourrice. Moll a eu plusieurs enfants mis en nourrices externes, 19 Zola, op. cit., p. 257. 20 J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, in Œuvres complètes IV : Éducation – Morale – Botanique, Paris, Gallimard, 1969 (La Pléiade ; 258), p. 255. 21 D. Defoe, Moll Flanders ; [suivi de] Mme Veal ; Mémoires d’un cavalier ; Vie du capitaine Singleton ; Histoire et vie du colonel Jacque ; Lady Roxane, introd. de Francis Ledoux ; trad. de Francis Ledoux et Marcel Schwob, Paris, Gallimard, 1981, (Bibliothèque de la Pléiade ; 214). 22 D. Defoe, op. cit., p. 615.

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dont un seul survit23. Elle se trouve enceinte d’un mari dont elle a dû se séparer faute d’argent (c’était un escroc, mais très aimable). Le texte reproduit trois devis qu’elle fait établir par une gouvernante pour des couches et suites de couches clandestines24. Au cours de la discussion sur les prix, la gouvernante aborde sans détour la possibilité (qui est de fait une très forte probabilité) de la mort de l’enfant : Et puis, madame, dit-elle, si l’enfant ne doit pas vivre, comme il arrive parfois, voilà le prix du ministre économisé25. S’ensuit une longue discussion entre Moll et la gouvernante pour laquelle les grossesses non désirées sont un fonds de commerce et qui s’engage à expédier les enfants vers des paroisses éloignées. Le récit de Moll suggère que la sage-femme ment et que lesdits enfants sont de fait envoyés à la mort, au moins par mauvais traitement des nourrices. Lorsque Moll demande si les enfants nouveau-nés ne seront pas abandonnés sans lait par les nourrices, la matrone lui répond : […] qu’elle avait toujours grand soin de cet article-là, et qu’elle n’avait point de nourrices dans son affaire qui ne fussent très bonnes personnes, et telles qu’on pouvait y avoir confiance. Je ne pus rien dire sur le contraire, et fus donc obligée de dire : Madame, je ne doute point que vous n’agissiez parfaitement sur votre part ; mais la principale question est ce que font ces gens. Et de nouveau elle me ferma la bouche en répondant qu’elle en prenait le soin le plus exact26. Tout l’argument repose sur le fait de devoir accorder sa confiance à un personnage non fiable, cette femme étant décrite à plusieurs reprises comme absolument immorale. La bouche fermée de Moll est comme la figure romanesque de l’ellipse, du silence imposé aux protestations de l’héroïne contre cet infanticide euphémisé qu’est la mise en nourrice externe. Cette équivalence est confirmée par la séquence qui suit ce dialogue. Alors qu’elle fait ses couches chez cette femme, Moll a une proposition de mariage et l’enfant nouveau-né devient « la grande et principale difficulté » qui s’oppose à ce projet : « Il fallait, me dit-elle, s’en débarrasser27 ». Et Moll revient sans cesse à ses scrupules d’abandonner son enfant à une nourrice : J’avais le cœur serré avec tant de force à la pensée de me séparer entièrement de l’enfant et autant que je pouvais le savoir, de le laisser assassiner ou de l’abandonner à la faim et aux mauvais traitements, ce qui était presque la même chose, que je n’y pouvais songer sans horreur28. 23 Sur le décompte des enfants perdus de Moll, voir Magnot-Ogilvy, 2013. La traduction française de 1761 édulcore cette comptabilité macabre, par bienséance, mais également pour accentuer la condamnation morale du personnage et en concentrer les effets sur la narratrice. 24 Ibid., p. 779 et sq. 25 Ibid., p. 773. 26 Ibid., p. 776. 27 Ibid., p. 778. 28 Ibid., p. 780.

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La gouvernante fait aussi allusion à une possibilité d’avortement. Mais cette proposition pour laquelle Moll manifeste au lecteur son horreur est tellement contournée et déguisée dans le discours de son interlocutrice qu’on ne peut être certain qu’elle a véritablement été énoncée dans cette intention : La seule chose que je trouvai dans toute sa conversation sur ces sujets qui me donnât quelque déplaisir fut qu’une fois où elle me parlait de mon état bien avancé de grossesse, elle dit quelques paroles qui semblaient signifier qu’elle pourrait me débarrasser plus tôt si j’en avais envie, et me donner quelque chose pour cela, si j’avais le désir de mettre ainsi fin à mes tourments ; mais je lui fis voir bientôt que j’en abhorrais jusqu’à l’idée ; et pour lui rendre justice, elle s’y prit si adroitement que je ne puis dire si elle l’entendait réellement ou si elle ne fit mention de cette pratique que comme une horrible chose ; car elle glissa si bien ses paroles et comprit si vite ce que je voulais dire, qu’elle avait pris la négative avant que je pusse m’expliquer29. La forme oblique du dialogue rend inassignable le soupçon d’une intention d’avortement, quand bien même celle-ci est exprimée. La sage-femme sans cœur, sans scrupules et menteuse et la mère sans fortune « glissent des paroles » toujours révocables, de sorte que tout discours se trouve d’emblée pris sous le régime de la dénégation. Le dilemme de Moll se traduit par la structure syntaxique de phrases saturées par des incises, des parenthèses et des concessions, mais aussi par la confrontation entre le discours intérieur de la mère aux prises avec son conflit de conscience et celui, habile et parfaitement maîtrisé, de la gouvernante endurcie sur laquelle se trouve projetée toute la culpabilité inavouée de l’héroïne. En outre, la narration use du double point de vue, à la fois immédiat et rétrospectif, que permet la présence textuelle conjointe du personnage et de la narratrice, pour poser, fait rarissime, la question explicite de la responsabilité de la mort de l’enfant placé en nourrice. Qui de la mère, de l’entremetteuse ou de la nourrice peut être désignée comme celle qui portera la faute de la mort de l’enfant ? Le dispositif discursif complexe mis en œuvre par Daniel Defoe est ici au service d’une analyse sociologique sans concession de la misère des mères et des nourrices en situation de faiblesse. La nécessité qui frappe les unes et les autres leur impose un comportement que les bonnes âmes ne sauraient que condamner. Les nourrices défaillantes et les nourrissons fantômes : l’histoire de Tervire dans La Vie de Marianne de Marivaux C’est donc une économie funèbre de l’allaitement que la fiction romanesque laisse entrevoir. Celle-ci se révèle dans toute son ampleur à la faveur d’un récit enchâssé dans la Vie de Marianne de Marivaux. L’histoire de la religieuse Tervire est racontée à partir de la ixe partie et s’étend jusqu’à la fin de la xie partie, qui reste inachevée, tout comme l’histoire de Marianne elle-même. Ici encore, il s’agit d’un récit à la première personne : Tervire raconte à Marianne sa vie. Elle est de naissance noble, mais elle est aussi le fruit d’un mariage secret de ses parents, qui a provoqué l’exhérédation de son père par son

29 Ibid., p. 776.

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grand-père. La narratrice remonte au temps d’avant sa naissance, procédé fréquent dans les romans-mémoires. Les narrateurs ou narratrices s’appuient volontiers sur l’histoire de leurs parents pour expliquer un statut social incertain, indéterminé ou marginal (bâtardise, déclassement, ruine, etc.). Beaucoup plus inhabituelle est la manière dont Marivaux fait intervenir Tervire pour la première fois dans son récit : elle se met en scène comme une enfant qui est en train de mourir faute de lait30. La première rencontre entre la petite Tervire et son grand-père, mais aussi et surtout entre Tervire et le lecteur ou la lectrice, a lieu dans la maison de la nourrice. Pris de malaise, le grand-père fait une halte dans la maison d’un paysan, dont la femme est la nourrice de sa petite fille (qu’il ne connaît pas). L’enfant mourant a trois mois et demi. La nourrice, paysanne, est alitée et malade. Son mari qui « tâchait de faire avaler un peu de lait à un enfant qui paraissait fort faible, qui avait l’air pâle et comme mourant31 ». La scène est principalement constituée d’un dialogue rapporté entre le grand-père et le couple de paysans. Les paysans expliquent que l’enfant se meurt, car la paysanne nourrice est atteinte de fièvre et n’a plus de lait. Le grand-père songe alors que la femme de son jardinier a perdu la veille un fils qu’elle allaitait et va la faire chercher pour nourrir l’enfant mourant. Cette scène marivaldienne est emplie de fantômes (l’enfant mort de la jardinière, l’enfant non mentionné de la paysanne), la structure mortifère de la substitution est répétée à tous les niveaux32. Bien sûr, l’épisode a pour fonction d’amorcer le portrait de la « mauvaise mère » qui sera brossé par la suite, la mère biologique de l’enfant qui n’est à aucun moment ni en aucune façon impliquée ni évoquée dans l’épisode. Plus profondément, l’épisode de la chaîne des nourrices défaillantes, dénonce de manière oblique le dispositif funèbre de l’allaitement mercenaire qui instaure une série d’abandons et de délégations des soins. Or, cet impensé affleure également dans un bref passage du traité d’éducation de Rousseau. « Le seul expédient commode est de faire mal » : l’enfant de la nourrice, une vie sans deuil Rousseau fustige, à travers l’allaitement mercenaire, un « vice du luxe » qui a dénaturé les mères33. Mais ce qui nous intéressera plus particulièrement ici est la présence fantomale des nourrissons. Chez Marivaux, l’engagement de la femme du jardinier a lieu à l’occasion de la mort de son fils. Cette circonstance particulière rend visible l’existence d’un acteur presque totalement ignoré par les discours sur la mise en nourrice. Bien plus encore que l’enfant placé, l’enfant de la nourrice appartient à la cohorte des disparus anonymes et des victimes de l’économie du lait mercenaire. Sa vie, semble-t-il, n’est pas de celles qui comptent. Aucun deuil ne vient s’exprimer au moment de la substitution d’un enfant par un autre. L’enfant du personnage subalterne est relégué à l’arrière-plan du discours et 30 Demoris, 2002. 31 Marivaux, La Vie de Marianne ou les aventures de Madame la Comtesse de ***, Paris, Classiques Garnier-Bordas, 1990, p. 434. 32 Pour une analyse plus générale de la manière dont la structure de substitution hante le texte de Marivaux et ce à tous les niveaux, voir Magnot-Ogilvy, 2014. 33 Pour une analyse de ce statut de l’allaitement mercenaire comme vice de la médiation et comme argument dénonçant la corruption des femmes, voir Magnot-Ogilvy, 2019.

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du circuit de l’allaitement pour que l’enfant dont il est question au premier plan du récit puisse être nourri. Dans l’Émile, on trouve deux allusions à cette disparition, qui toutes deux frappent par leur caractère oblique : Celle qui nourrit l’enfant d’une autre au lieu du sien est une mauvaise mère : comment serait-elle une bonne nourrice34 ? Rousseau dénonce ici la chaîne d’abandon mortifère sur laquelle repose la délégation à une autre de la fonction nourricière. Un peu plus loin, alors qu’il prône la plus grande proximité temporelle possible entre les grossesses de la mère biologique et de la nourrice, les conséquences funestes de l’engagement d’une nourrice sont suggérées par le biais d’une litote, l’« embarras » : Il faudrait donc une nourrice nouvellement accouchée, à un enfant nouvellement né. Ceci a son embarras, je le sais ; mais sitôt qu’on sort de l’ordre naturel, tout a ses embarras pour bien faire. Le seul expédient commode est de faire mal ; c’est aussi celui qu’on choisit35. On peut lire dans l’« embarras » discrètement formulé le risque de faire périr l’enfant nouveau-né de la nourrice, d’autant plus fragile qu’il est plus jeune. L’expression « faire mal » frappe ainsi par sa double résonance : « mal faire » mais aussi « faire du mal ». En l’occurrence, on peut comprendre que l’on prendra peut-être ce que l’on a sous la main et qu’un nouveau-né tétera le lait destiné à un enfant plus âgé ou bien qu’on engagera une femme à peine relevée de couches, au péril de la vie de l’enfant naturel. Le texte indique ici de manière oblique les conséquences de la délégation des corps allaitants. L’enchaînement des délégations et substitutions successives fragilise et met en péril la vie du dernier enfant de la chaîne, celui qui sera confié à la nourrice la plus pauvre (donc la moins bien nourrie, la moins propre, etc.). Ce que Rousseau désigne ici de manière très détournée et elliptique (« embarras », « faire mal »), ni Brouzet, ni l’Encyclopédie ne l’évoquent36, faisant de l’enfant pauvre une victime non comptabilisée du commerce de l’allaitement. L’enfant qui ne compte pas : quelques anamnèses littéraires d’un impensé social (Moyen Âge – xxe siècle) Cette part occulte de l’allaitement mercenaire ne concerne pas seulement la pratique du nourrissage « externe » pour reprendre l’expression de Brouzet, mais toute forme de mise en nourrice, et peut-être même à plus forte raison, celle qui prévoit l’engagement d’une nourrice à domicile. Du même coup, l’enquête peut s’ouvrir à un nombre bien 34 J. J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, op. cit., p. 257. 35 J. J. Rousseau, Émile première version (manuscrit Favre), texte présenté par J. S. Spink, in Œuvres complètes IV, op. cit., p. 72. 36 Teysseire, 1982, p. 132, s’interroge sur les raisons de ce silence de l’Encyclopédie : « La réalité est-elle trop triste ? Ou le pessimisme historique évoqué comprend-il cette réalité au point qu’elle n’a pas besoin d’être dite ? Peut-être aussi la vision morale pour ne pas dire moralisatrice occulte le sens des réalités. N’est-il pas dans la nature de l’idéologie de dire ce qui doit être en dénonçant ce qui ne doit pas être afin de mieux voiler ce qui est. ».

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plus grand d’occurrences et gagner en ampleur chronologique, puisque dès la période médiévale, la mention de la prime enfance des héros suscite le plus souvent l’apparition d’une ou plusieurs nourrices chargées de procurer les soins les plus attentifs à un enfant en tout point remarquable37. Ces parcours de distinction comportent donc eux aussi un envers funèbre qui peut parfois faire irruption de manière plus ou moins détournée dans un scénario en apparence bien huilé, pour peu que le sort de l’enfant utérin de la nourrice soit, même rapidement, évoqué38. Pour procurer un lait salvateur à un enfant précieux, on en frustre toujours un autre. C’est du moins ce que semble établir quelques passages de romans médiévaux qui s’attardent un tant soit peu sur les conséquences pratiques de telles mises en nourrice39. Une compétition s’établit entre deux enfants, dont l’un est toujours fortement favorisé40. Ainsi certains récits font apparaître les angles morts des constructions sociales et révèlent les processus inavoués de l’appropriation du corps de la nourrice par ceux qui exploitent ses fonctions nourricières. La machine du récit, qui ne peut se déployer complètement qu’en conférant à chaque personnage sa propre vision du monde fait émerger des évidences qui restent presque inaperçues sous la plume des médecins ou des experts. Un dépouillement des occurrences concernant la présence de figures de nourrices41 nous fournit encore quelques rares témoignages de la conscience du danger que court l’enfant de la nourrice mercenaire42. Zola y est sensible lorsqu’il évoque « la menace

37 Voir Foehr-Janssens, Roux, Venturi, 2019, p. 361-363 et Y. Foehr-Janssens, « Lait et allaitement au miroir la littérature du Moyen Âge » dans ce volume. 38 Dans un texte de la seconde moitié du xiie siècle, Le Roman des Sept Sages de Rome en vers, on trouve, à propos de la naissance d’un fils d’empereur, une digression remarquable concernant le choix d’une nourrice. Le narrateur prend le temps de fustiger les mœurs du temps qui sont « très rabaissée[s] puisqu’une femme de rien nourrit le fils d’un émir ». Dans le passé, on prenait soin de recourir à une nourrice qui soit digne de l’enfant qu’elle élèverait et cette façon de faire entraînait une sorte de « juste lignée » de lait, chaque enfant bénéficiant des soins d’une femme située juste en dessous de lui dans la hiérarchie sociale. La description, qui épouse la nomenclature sociale de la féodalité, se termine sur une aporie : si l’enfant du paysan est allaité par la femme d’un pauvre, qu’adviendra-t-il de l’enfant de celle-ci ? La chaîne lactée s’arrête ici : impossible de descendre plus bas (Le Roman des Sept sages de Rome, éd. M. B. Speer et Y. Foehr-Janssens, Paris, Champion, 2017 (Champion classiques), Rédaction K, v. 206-28, p. 126-127). La fiction d’un allaitement socialement qualifiant fait apparaître son propre impensé, et ce à un très haut niveau de généralité. Puisque l’allaitement occupe une place symbolique dans la hiérarchie des occupations humaines telle qu’il peut être délégué à plus humble que soi, cet agencement social ne peut se résoudre autrement, au dernier degré de l’échelle, que par la condamnation au néant de l’enfant le plus misérable. 39 Foehr-Janssens, 2017. 40 Un roman en prose du début du xiiie s, le Merlin de Robert de Boron fournit un exemple frappant d’une telle inégalité de traitement. Lorsque le jeune Arthur monte sur le trône d’Angleterre, son père adoptif vient lui présenter une requête. Il sollicite pour son fils Keu la charge de sénéchal du royaume au motif que celui-ci a été abandonné aux soins d’une « garce » qui l’a allaité afin de permettre à Arthur de profiter du lait de sa mère. La personnalité pour le moins peu amène que la tradition reconnaît à Keu s’avère être la conséquence d’un allaitement mercenaire qui l’a éloigné du sein maternel au profit d’Arthur : « Et s’il est fou, vil et déloyal, vous devez le tolérer, car c’est pour vous qu’il a acquis ces mauvais traits de caractère, qu’il a pris de la fille qui l’a allaité, et s’il est dénaturé, c’est parce que l’on vous a nourri, vous : voilà pourquoi vous devez mieux le tolérer que les autres ; je vous prie donc que vous lui donniez ce que je demande. » Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1980, p. 87, l. 19-24. 41 Ce dépouillement a été effectué à partir de la base de données BASILE, Corpus de la littérature narrative (Moyen Âge-xxe s.), Classiques Garnier numérique. 42 L’inégalité foncière entre l’enfant utérin de la nourrice et celui qu’on lui confie est donc constitutive de la relation nourricière mercenaire. Sauf dans un cas, lorsque la nourrice décide d’échanger les enfants. Le récit d’une telle substitution n’a pas d’exemple dans la littérature médiévale, mais à partir du xviiie siècle, ce thème s’active parfois. On le trouve dans un récit enchâssé dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Lesage (1715), Livre premier, chapitre

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d’un meurtre double, comme disait le docteur, deux enfants en danger de mort, celui de la nourrice et celui de la mère43. » Dans Le Peuple (1846), Jules Michelet fait allusion au sacrifice de l’enfant, consenti pour l’émancipation de la famille : Pour avoir quelques pieds de vigne, la femme de Bourgogne ôte son sein de la bouche de son enfant, met à la place un enfant étranger, sèvre le sien, trop jeune : « Tu vivras, dit le père, ou tu mourras, mon fils, mais si tu vis, tu auras de la terre. » N’est-ce pas là une chose bien dure à dire, et presque impie ? Songeons-y bien avant de décider. « Tu auras de la terre, » cela veut dire : « tu ne seras point un mercenaire qu’on prend et qu’on renvoie demain ; tu ne seras point serf pour ta nourriture quotidienne, tu seras libre44 !… » Michelet traite la question dans la perspective d’un culte romantique de la liberté qui lui fait compter pour rien le mercenariat de la mère pour peu que celui-ci permette au fils, s’il vit, d’échapper à la servitude et à la dépendance économique. Cette posture le préserve de toute prise de position en surplomb. Loin d’accabler les parents, il adopte, significativement, le point de vue du père et fait de ce qui pourrait paraître un vil calcul d’intérêt une sorte de pari existentiel. En plaçant dans la bouche du père un discours qu’il ne renierait pas, il fait émerger un paramètre resté jusqu’à présent dans l’ombre de notre enquête : le fait de se louer comme nourrice n’est pas, et de loin, une décision qui incombe aux seules mères. C’est un choix ou une contrainte qui associe les proches, avec tout ce que cela comporte de négociations, de pressions et de renoncements. Au début de Souvenirs pieux, Marguerite Yourcenar, à propos de sa propre naissance, détaille les choix alimentaires que fit son père pour l’enfant, qui « serait nourrie au biberon ». Ce passage ne manifeste pas la même empathie que celle dont témoigne Michelet à l’égard des paysans bourguignons, pour le choix que peut faire une « fille pauvre » de « coiffer le bonnet enrubanné des nourrices » : Le mari de Fernande n’a pas voulu qu’on engageât de nourrice, trouvant odieux qu’une mère abandonne son enfant pour allaiter contre un salaire celui d’étrangers. Là aussi, les sordides agglomérations rurales du Nord de la France l’ont instruit : il s’indigne qu’une fille pauvre choisisse de se faire couvrir par un amant de passage, souvent de connivence avec sa propre mère, dans l’espoir de coiffer dans dix ou onze mois chez des riches le bonnet enrubanné des nourrices45. Le point de vue est rousseauiste et peut trahir une forme de condescendance l’égard des habitants des « sordides agglomérations rurales du Nord de la France » et de ces

V, Paris, Garnier, 1863-1864, vol. 1, p. 28-30 ; dans Ennui de Maria Edgeworth (1809) et dans un des Nouveaux Contes d’hiver (1957) de Karen Blixen, « Une histoire campagnarde » (Contes, préf. de G. Brissac, Paris, Gallimard, 2007, p. 761-806). Ce motif témoigne de la conscience nouvelle d’une possible mobilité sociale et met en question les discours sur la construction des élites. Les nourrices qui élèvent leur propre enfant comme s’il était le fils de leurs maîtres mettent au défi la croyance dans le caractère intangible des frontières de rang social et d’origine et fournissent des enfants fictifs aux classes dominantes, voir Kipp, 2003, p. 96-121. 43 Zola, op. cit., p. 287. 44 J. Michelet, Le Peuple, Paris, Comptoir des imprimeurs, 1846, (réimpr. Plan de la Tour, Editions d’aujourd’hui, 1977, (Les Introuvables), p. 58. 45 M. Yourcenar, Souvenirs pieux, Paris, Gallimard, 1974 (Folio), p. 35.

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filles qui « se font couvrir par un amant de passage » et qui semblent convoiter un semblant du confort et de l’élégance vestimentaire des « riches » sous la forme d’un « bonnet enrubanné ». On y retrouve cependant la conscience aiguë du fait que ces stratégies de placement ancillaires ne s’élaborent pas en toute indépendance, mais « en connivence » avec les proches, ici la mère. De plus l’indignation que le récit prête à son père est largement partagée par la narratrice et ne se limite pas à une pose vertueuse. Elle perce notamment dans l’usage de l’expression « se faire couvrir » qui évoque une saillie animale. À première vue, cette comparaison peut paraître avilissante, mais elle prend une autre dimension à la lecture des lignes qui suivent cet extrait. À propos du lait de vache que boit l’enfant, la narratrice se livre à une évocation saisissante du sort misérable du bétail, « qui donne son lait aux hommes » puis « sa maigre chair, et finalement son cuir ». Et de dépeindre la mort atroce de la bête « brutalisée », « pantelante » et « meurtrie »46. En détaillant les circonstances de sa naissance, Yourcenar se prend à dépeindre, à propos de la nourrice comme de la vache, la sombre réalité de l’exploitation parallèle des êtres humains et des bêtes au profit de la classe sociale aisée à laquelle elle appartient47. La littérature occidentale des xviiie et xixe siècles se fait l’écho des débats que provoque la remise en cause de l’allaitement mercenaire et des inquiétudes liées à la perspective d’une « dépopulation » de l’Europe. Les dangers que comporte la mise en nourrice extérieure des enfants y figurent comme une sorte de lieu commun qui réactive les craintes suscitées depuis des siècles par une mortalité infantile très élevée. Mais ce passage obligé alimente aussi un imaginaire macabre autour de la présence spectrale de l’enfant disparu. Le jeu de la fiction donne lieu à l’évocation de figures tragiques de la mort prématurée. Mais il permet aussi de transcender les préjugés et de remettre en cause les analyses partisanes. Il s’avère un support précieux lorsqu’il s’agit de penser la complexité des rapports sociaux de sexe engagés dans un champ d’expérience marginalisé tel que le travail de la reproduction. Les enjeux éthiques y sont inséparables du poids des effets de la domination, que le récit modélise tout en soumettant leur exposition à des logiques contradictoires. C’est ainsi que l’on peut saisir par bribes les mécanismes d’asservissement qui alimentent ce que nous avons choisi de désigner comme une économie funèbre de l’allaitement. Loin de se résumer au seul malheur de grossesses inavouées et de naissances clandestines, celle-ci révèle, sous l’action de la mise en récit, la présence fantomale multiple d’enfants perdus ou disparus dans le circuit des relations de nourrissage. Les ressorts de la substitution des corps allaitants les uns aux autres, du passage d’un lait à l’autre laissent entrevoir dans les interstices d’une condamnation assez générale de la nourrice subalterne, les drames restés sans paroles et sans mémoire de la séparation et de l’abandon. L’enfant délaissé 46 M. Yourcenar, op. cit., p. 36. 47 La disqualification de la figure de la nourrice prend parfois la forme d’une animalisation caricaturale qui en dit long sur la dévaluation symbolique qui affecte la sphère de la reproduction : « La nourrice qu’il avait fallu prendre, donnait son lait simplement, avec la stupidité docile d’une génisse » (É. Zola, La Joie de Vivre, in Les Rougon-Macquart, Œuvres complètes, Paris, Vincennes, 1928 (1ère éd. 1884), Tome XIII-XI – p. 335. Ou encore, chez Guy de Maupassant : « Il sonna, et la nourrice parut, une énorme femme rouge, avec une bouche d’ogresse, pleine de dents larges et luisantes qui firent presque peur à Christiane. Et de son corsage ouvert elle tira une pesante mamelle, molle et lourde de lait comme celles qui pendent sous le ventre des vaches » Mont-OriolI, in Œuvres complètes, Paris, 1931 (1ère éd. 1887), Volume 17 – Deuxième partie – VI – p. 401.

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de la nourrice hante48 les récits d’allaitements mercenaires, même les plus glorieux : il incarne la part de vulnérabilité que laissent de côté les « grands récits ». Quelle que soit la part qu’ils prennent à la perpétuation ou à l’établissement d’une idéologie dominante, les textes littéraires se chargent d’un potentiel polyphonique capable de générer les signes et les indices de ce qu’ils passent sous silence : c’est précisément cela qui fait la force de la littérature. Bibliographie Ph. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1960. D. Baguley, “Fécondité” d’Émile Zola : Roman à thèse, évangile, mythe, Toronto, University of Toronto Press, 1973 (University of Toronto Romance Series 21). J.-P. Bardet (éd.), Enfance abandonnée et société en Europe, xive-xxe siècles, Rome, École française de Rome, 1991. E. Becchi, D. Julia, J.-P. Bardet, Histoire de l’enfance en Occident, Paris, Seuil, 1998, 2. vol. T. Bowers, The Politics of Motherhood, British writing and Culture 1680-1760, Cambridge, Cambridge University Press, 1996. J. Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, trad. M. Rueff, Paris, Payot, 2014 (Manuels Payot). H. Cunningham, Children and Childhood in Western Society since 1500, Londres, Longman, 1995. V. Dasen, Le Sourire d’Omphale : maternité et petite enfance dans l’Antiquité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015 (Collection « Histoire »). R. Demoris, « Tervire et la réparation », in F. Gevrey (éd.), Marivaux et l’imagination, Acte du colloque de Toulouse, Toulouse, Éditions interuniversitaires du Sud, 2002. V. Fildes, Wet-Nursing. A History from Antiquity to the Present, Oxford, Basil Blackwell, 1988. Y. Foehr-Janssens, « Fées, nourrices et superstitions : les soins aux nourrissons au prisme de la fiction médiévale », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 124 :3 (2017), p. 109-133. Y. Foehr-Janssens, Br. Roux, C. Venturi, « Représentations de l’allaitement au Moyen Âge : invisibilité ou prolifération matérielle et légendaire », in Est. Herrscher et Is. Seguy (éd.), Premiers cris, premières nourritures, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2019, p. 361-380. C. Gilligan, Une voix différente : Pour une éthique du « care », trad. d’Annick Kwiatek, présentation par S. Laugier et P. Paperman, Paris, Flammarion, 2008 (Champs Flammarion 844). H. Hirita [et al.] (éd.), Dictionnaire critique du féminisme, Paris, Presses universitaires de France, 2000.

48 En 1987, Toni Morrisson publie Beloved, un roman qui n’a pas peu contribué à sa notoriété que vint confirmer, en 1993, le Prix Nobel de littérature. Reprenant à son compte, pour en modifier profondément les règles, le genre du récit de sortie d’esclavage par des noirs américains, Toni Morrisson propose une œuvre qui recycle la thématique gothique de la maison hantée pour donner forme au processus de remémoration traumatique de l’esclavage. La présence du fantôme d’une petite fille assassinée par sa mère se fait mémoire de toutes les vies gaspillées, annihilées par la traite négrière. L’allaitement maternel et le don du lait occupent une place centrale dans le roman et ce motif obsédant se noue à une interrogation constante sur l’identité humaine des esclaves (T. Morrisson, Beloved, with an introduction by A. S. Byatt, New York, Londres, Toronto, A. Knopf, 2006 (Everyman’s Library)).

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Daniela Solfaroli Camillo cc i, Ja d e Sercomanens et Phili p  A l. Rie der

Les pères et l’allaitement entre Renaissance et Lumières*

Introduction Le rôle du père dans la transmission à son enfant de savoirs et de savoir-faire est largement reconnu dans l’Europe de l’époque moderne, au point que le motif du père allaitant son enfant correspond à un trope poétique en usage pour exprimer le transfert de compétences du maître au disciple1. L’idée du père allaitant physiquement son enfant est moins surprenante à cette époque qu’il ne le paraît aujourd’hui. La conception du genre et les compréhensions du fonctionnement du corps, cautionnées par des autorités médicales, admettent un spectre de réalités large. Les normes sont souples, rendant possibles des singularités corporelles et étendant par conséquent les limites du possible, de sorte que l’impossibilité de la lactation masculine n’a pas de place. Dans ce contexte intellectuel, le cas d’un homme-nourrice s’impose comme un fait extraordinaire parmi d’autres2. Dans la même perspective, il faut rappeler qu’une mère allaitant un nourrisson n’est pas forcément celle qui en a accouché. Selon des usages socio-culturels courants, la nouvelle mère ne pouvait en principe pas être nourrice pendant plusieurs jours3. Le nouveau père, fort de l’idée dominante de son rôle prépondérant dans la génération, pouvait de son côté s’investir également dans le nourrissage, tout en déléguant les aspects matériels de cette tâche. C’est en disposant d’une nourrice que les pères deviennent « nourriciers » de leurs enfants4.

* Cet article est le résultat d’une discussion commune (dont l’introduction et les conclusions font état) : les paragraphes 1 et 3 sont rédigés par DSC ; le paragraphe 2 par JS, et le paragraphe 4 par PR. 1 Voir J. Blanc, « L’art de dévorer son maître », dans ce volume ; Read, 2011, p. 97-119. 2 Lionetti, 1988 ; Laqueur, 1990, p. 35 ; Orland, 2013, p. 37-54. Voir aussi Morel, 2002, p. 141-162 ; Lett et Morel, 2006, p. 51-52. Pour un aperçu des possibilités du monde naturel à la Renaissance, Daston et Park, 1998. 3 Voir Fr. Arena, « Dangereux ou salutaire ? », dans ce volume. 4 Mulliez, 2000 ; Molinier, 2000 ; Cavina, 2017. Daniela Solfaroli Camillocci  •  Université de Genève Jade Sercomanens  •  Université de Genève Philip Al. Rieder  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 795-820 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.133482 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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L’allaitement détermine ainsi une répartition entre les tâches pratiques et leurs fonctions symboliques qui implique une collaboration entre pères et mères, mais qui peut aussi être source de conflits conjugaux et de tensions familiales. Les pratiques d’allaitement contribuent à fonder la filiation et les hiérarchies domestiques entre conjoints et entre maîtres et employées de maison, sur le plan du genre et des rapports sociaux de sexe. Elles marquent également l’appréhension culturelle des liens entre générations. Leur étude permet dès lors de mieux comprendre les relations entre les responsables des économies reproductives à l’échelle familiale, et celles et ceux qui s’en chargent au quotidien, ou qui en bénéficient. En prolongeant le sillon tracé dans l’étude pionnière de Christiane Klapisch-Zuber sur la mise en nourrice dans les familles des bourgeois de Florence au xve siècle, chercheurs et chercheuses ont souvent souligné la prise en charge paternelle de la première nutrition et des soins des nouveau-nés5. Ce sont les pères des enfants et les pères de lait – les époux des nourrices, mères de lait – qui négocient et signent la mise à nourrice. À travers ces contrats de nourrissage, deviendrait visible la domination patriarcale du travail reproductif6. Ce rôle exclusif des pères dans la supervision de l’allaitement est interrogé dans des recherches portant sur le contexte européen de la fin du moyen âge. Les usages liés à l’emploi des nourrices en milieu ibérique et français ainsi que l’étude des parcours de vie des nourrices esclaves, montrent la participation de différentes actrices et acteurs dans la prise en charge familiale et institutionnelle des nourrissons ainsi que dans le contrôle de la domesticité7. Les recherches sur l’implication des familles de l’aristocratie romaine, ainsi que des élites françaises ou du Saint-Empire dans le suivi de l’allaitement domestique aux xviie et xviiie siècles, contribuent également à nuancer l’orientation historiographique qui met en avant le poids symbolique et pratique de la supervision masculine des nourrices et du personnel domestique8. Ces recherches analysent de plus près le pouvoir décisionnel des employeuses, des mères et grand-mères qui activent leurs réseaux personnels. Les sources judiciaires et des institutions contribuent également à révéler l’agentivité (agency) des jeunes femmes employées comme nourrices9. La recherche, pratiquée parfois dans l’urgence, des services d’une nourrice domestique, redimensionne le rôle des pères des élites aisées ou aristocratiques, que les sources personnelles et familiales documentent en revanche chez les membres des grandes familles des marchands florentins de la Renaissance, mais également chez ces pères « bons ménagers » parmi les bourgeois gentilshommes français10. Le contrôle sur la génération tout comme la puissance paternelle en famille et l’autorité vis-à-vis des enfants dépend dans une large mesure du cadre régional et juridique spécifique, et de différentes dynamiques sociales11. Une étude approfondie des diverses expressions de la paternité reste à faire ; elle permettrait d’appréhender les

5 Klapisch-Zuber, 1983 ; Lett et Morel, 2006 ; Muzzarelli, 2014. 6 Lerner, 1986 ; Héritier, 2002 ; Dorlin, 2006. 7 Winer, 2013 ; Winer, 2017 ; McCarthy, 2019. 8 Castiglioni, 2013 ; N. Hanafi, « Les élites féminines des Lumières » et N. Amsler, dans ce volume. 9 Voir par exemple le lien entre naissances illégitimes et services des nourrices interrogé, pour la Genève du xviie siècle, par Beam, 2020. 10 Bourguière, 1991. 11 Cavallo, 2010.

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modes historiques de la construction du masculin dans la transmission des modèles de comportement de père en fils12. A partir des indications issues de ces courants de la recherche, notre étude aborde les discours sur les expériences paternelles relatives à l’allaitement comme un questionnement complexe sur la génération et la filiation, où pratiques et évaluations des pratiques entrent en tension voire interagissent, en forgeant diverses représentations sociales. L’interrogation qui est au centre de ce chapitre participe à une réflexion plus ample sur les usages familiaux de care, visant à comprendre les tensions ou les réappropriations individuelles des codifications du genre, et des hiérarchies sexuelles13. Les éléments de réflexion proposés ici offrent un aperçu qui se prête à une approche comparative avec des recherches sur d’autres sociétés européennes et coloniales14. En rassemblant un corpus hétérogène de sources, et en privilégiant un cadre géographique circonscrit à la France et à la Suisse francophone, notre étude aborde en premier lieu la mise en représentation de la paternité dans la culture humaniste et dans le discours littéraire masculin sur l’allaitement au xvie siècle. Elle s’arrête ensuite sur les expériences, à partir du témoignage fragmentaire et forcément individuel des sources personnelles. Elle analyse enfin le questionnement sur l’allaitement comme un marqueur de la santé physique et morale des individus à travers les consultations médicales épistolaires et les journaux de santé au xviiie siècle, en mettant en avant le croisement des perspectives du père et du médecin soignant. L’œil du père : nourrir et éduquer, un devoir paternel ? La tradition juridique inspirée du droit romain fonde l’autorité du père, la puissance paternelle, sur le devoir de nourriture15. Le bon père se soucie de nourrir sa famille, mais quelle est la prise en charge effective de cette responsabilité au cours des premières années de vie des enfants ? Les pratiques de nutrition des nouveau-nés varient suivant les cadres sociaux et chronologiques considérés, voire les espaces géographiques ; elles ont souvent été interprétées comme des stratégies malthusiennes de contrôle des naissances par les historien-ne-s démographes16. Les résultats des études fondées sur l’analyse quantitative des données pourraient cependant être nuancés, en intégrant à la fois des approches « par cas » et une perspective d’analyse sociale plus attentive aux implications culturelles du nourrissage, et à l’agentivité des diverses actrices et acteurs impliqués. La présence de réseaux féminins autonomes dans l’organisation familiale de l’allaitement témoigne peut-être moins d’un éloignement graduel des pères de l’espace domestique qu’elle ne reproduit une division des tâches entre femmes et hommes auprès des élites nobiliaires. Cette répartition est signifiée par le « passage » parfois ritualisé des enfants du sein des mères et nourrices

12 Lett, 2000 ; Molinier, 2000 ; voir les importantes remarques de Certin et Lett, 2016. 13 Voir Pache Huber et Dasen, 2010 ; Plumauzille et Rossigneux-Méheust, 2020. 14 Salmon, 1994 ; Dorlin, 2006, p. 210-275 ; Casey, 2010 ; Pollet, 2017. 15 Mulliez, 2000. 16 Voir la partie « Débats » dans ce volume.

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aux soins de pères et instituteurs, après les premières années de vie17. Ne faudrait-il dès lors pas analyser l’engagement paternel dans la supervision domestique non seulement selon le niveau social des familles, mais également suivant l’âge des enfants ? Dans cette perspective, la figure du père « nourricier » serait-elle finalement effacée par celle du père éducateur ? La tendresse des pères vis-à-vis de leurs enfants en bas âge, qui a été soulignée pour l’époque médiévale, et qui contribuerait ensuite à une construction spécifique du masculin paternel18, serait questionnée par la mise en avant de l’importance d’une attitude paternelle de bienveillante distance émotionnelle, utile à garantir une supervision équilibrée de l’économie familiale. Le premier livre des Livres de la Famille de Leon Battista Alberti, écrit en 1434, et qui traite des devoirs réciproques entre les aînés et les jeunes de la famille, et de l’éducation des enfants (les garçons) met en avant cette attitude domestique, présentée comme la plus apte à affirmer la fonction éducative et l’autorité morale du père dans la répartition des rôles domestiques, tels qu’ils sont conçus par la pédagogie des humanistes. Dans ce dialogue, Lionardo, jeune homme cultivé, encouragé par les membres de son réseau familial à se marier, discute des relations entre les ainés et les jeunes avec Adovardo, un homme plus âgé issu de son entourage. Après avoir écouté l’avis d’Adovardo, Lionardo réagit d’une manière nuancée aux affirmations de son interlocuteur sur la nécessaire présence des pères dans le quotidien domestique de leurs enfants comme expression de leur affection. Il critique l’exemple offert par des pères qui se montrent trop « féminins » vis-à-vis de leurs enfants en bas âge, en les prenant sur leurs genoux ou en les chérissant comme s’ils étaient des mères ou des nourrices, comportement qui lui semble inadéquat par rapport aux normes masculines d’engagement dans la famille qu’il met en avant, et qu’il souhaiterait porté moins vers la tendresse que vers l’exemplarité morale19. Ces considérations sur la nécessaire distance émotionnelle des pères se retrouvent amplement dans les modèles humanistes répandus par la littérature morale et pédagogique dès le début de l’époque moderne20. Il semble difficile de sous-estimer la responsabilité intellectuelle de la formation encouragée par les humanistes pour les élites européennes dans cette codification spécifique de l’autorité paternelle comme expression du masculin en famille. Au cours de la génération suivante, cette norme éducative, présentée comme courante, est néanmoins questionnée chez Montaigne, par sa représentation de la douleur de Monluc dans son essai « De l’affection des pères aux enfants ». Submergé par le chagrin occasionné par la perte du fils qu’il chérissait, ce père d’un jeune homme tué à la guerre, regrette d’avoir succombé au dictat du code social, d’avoir respecté la distance paternelle attendue et de ne pas avoir su exprimer sa tendresse de père, sa profonde affection et la fierté ressentie devant les accomplissements du fils durant l’enfance et première jeunesse.

17 Niccoli, 1995, p. 89-111 ; Rollet et Morel, 2000. Pour les pratiques de différenciation des sexes, voir Steinberg, 2001. 18 Lett, 2000 ; Certin et Lett, 2016 ; voir aussi Roche, 1983. 19 L.-B. Alberti, De la Famille (1434-1440), éd. M. Castro, Paris, Belle Lettres, 2013, p. 38. Lionardo exprime ici également son souci pour les dangers auxquels sont exposés les petits enfants entre les « durs bras paternels ». 20 Voir Crouzet-Pavan, 1996 ; Niccoli, 1995, p. 112-139, Algadi, 2003.

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Une attitude de distance que Montaigne de son côté dénonce comme « une farce très inutile, qui rend les pères ennuyeux aux enfants, et qui pis est, ridicules »21. À vouloir trop insister sur des modèles interprétatifs omni-compréhensifs de la figure du père-éducateur, on risque d’oublier les enjeux et les visées spécifiques des genres littéraires eux-mêmes qui modèlent le discours humaniste. Le blâme pour les excès d’indulgence ou pour une proximité considérée comme une mauvaise expression de l’affection des parents – et notamment du père – est courant dans la littérature morale et de comportement, amplement répandu et même traditionnel, car découlant d’une source biblique, commune à la culture judéo-chrétienne, où la correction paternelle est valorisée comme outil éducatif salutaire22. Dans les traités humanistes sur l’éducation des enfants, cette admonestation n’est en fait pas sans nuances, car elle s’accompagne de l’exhortation à un engagement actif et bienveillant des pères dans l’éducation des enfants, ou du moins dans la supervision des précepteurs. Si chez les pédagogues humanistes la requête d’une distance dans l’expression des sentiments d’affection s’articule différemment selon le genre et le niveau social des relations envisagées, c’est parce qu’elle sert notamment à légitimer la mise en avant de compétences professionnelles spécifiques des instituteurs dans le cadre domestique ou dans des écoles reconnues. La plupart des traités propose en fait une prise en charge éducative rapide des enfants – en principe des garçons – après leur première « nourriture » par les femmes (mères, nourrices et servantes). La pratique courante de l’éducation en famille est présentée chez Érasme comme défendue par des hommes « efféminés », et de ce fait durement critiquée23. Érasme blâme cependant la tolérance des familles, et notamment des pères, vis-à-vis de l’usage pédagogique de battre les enfants, courant dans les écoles, et qu’il dépeint comme un véritable abus24. Montaigne de son côté met en avant la discipline « juste et naturelle » qu’il a encouragée pour corriger sa fille Léonor par des « paroles, et bien douces », et critique les corrections physiques notamment pour les garçons, « moins nés à servir, et de condition plus libre »25. Les exemples apportés par Montaigne lui-même dans son célèbre essai servent toutefois moins à défendre l’idée d’une tendresse spécifique de care paternel qu’à questionner, plus en général, la survalorisation de l’idée d’affection « naturelle », surtout quand elle est déterminée par le nourrissage à la mamelle. Au regard de Montaigne, les femmes chérissent les enfants qu’elles allaitent, même si elles 21 Montaigne, « De l’affection des pères aux enfants. À Madame d’Estissac », in Essais. Livre second, sous la dir. de J. Céard, Paris, Librairie générale française, 2002, p. 87-116 ; cit. p. 100 ; essai mobilisé dans une autre perspective par Melchior-Bonnet, 2000. 22 Voir Pr 3, 11-12 : « Mon fils, ne méprise pas la correction de l’Éternel et ne sois pas dégoûté lorsqu’il te reprend, car l’Éternel reprend celui qu’il aime, comme un père l’enfant qui a sa faveur (trad. Nouvelle Bible Segond, 2007) », sentence reprise et développée par Paul (He 12, 7-11). 23 Érasme de Rotterdam, Il faut donner très tôt aux enfants une éducation libérale (De Pueris, 1529), in Id., Éloge de la folie, adages, colloques, réflexions sur l’art, l’éducation, la religion, la guerre, la philosophie, éd. J.-Cl. Margolin, Paris, Laffont, 1992, p. 480 : « Il ne me paraît pas convenable en effet qu’on homme tel que toi, le plus docte entre tous et le plus avisé, aille prêter oreille à ces pauvres bonnes femmes ou même à des hommes qui leur ressemblent en tout point, à l’exception de la barbe, qui par une sorte de pitié cruelle ou de coupable bienveillance estiment qu’il faut garder les enfants jusqu’au seuil même a puberté entre les baisers de leurs mamans, les caresses de leurs nourrices, les jeux et les niaiseries fort impudiques des servantes et domestiques ». L’argument est ensuite développé à p. 490-494. Sur les pratiques d’éducation domestique voir Bellavitis, 2010. 24 Érasme, Il faut donner très tôt aux enfants, op. cit., p. 520-525. 25 Montaigne, op. cit., p. 94.

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n’en ont pas accouché, de la même manière que les chèvres qu’on peut employer comme nourrices s’attachent à leurs nourrissons humains. Ce lien est déterminé par la force des « impressions de nature », qui selon lui limitent ensuite les capacités de discernement des mères vis-à-vis de leurs enfants, « vu l’ordinaire faiblesse du sexe ». L’affection la plus noble – la seule qu’on se doit de cultiver – est celle vis-à-vis des œuvres de l’esprit : c’est dans la génération intellectuelle que s’affirme la masculinité des pères26. Pères de plume : représentations littéraires des conflits sur l’allaitement Montrant leur implication, des pères ont dès lors pris la plume sur le sujet de l’allaitement. Au xvie siècle, ces discours se placent dans le prolongement d’une tradition de didactique morale, s’inscrivant dans une perspective inspirée par la culture humaniste avant d’être réinvestie par la mise en scène littéraire d’une expérience de paternité27. Certains pères, en se représentant comme soucieux du sort de leurs enfants, se fondent tout d’abord sur une voix d’autorité pour y apposer la leur. C’est le cas de l’écuyer bourguignon Pierre de Changy28, qui, dans une édition parue au début des années 1540, traduit et réunit pour la première fois en français les ouvrages célèbres De institutione feminæ christianæ et De officio mariti de Jean-Louis Vivès. L’humaniste espagnol d’une famille juive d’origine, établi dans les Flandres, publie ses manuels de comportement pour les femmes, de leur jeune âge jusqu’au veuvage, et pour les jeunes hommes nouvellement mariés, entre 1524 et 152929. Si le discours de Vivès lui-même n’est pas empreint d’une expérience personnelle, car l’humaniste n’a pas eu d’enfants, et témoigne surtout du travail pédagogique de l’instituteur d’inspiration érasmienne, Pierre de Changy, par le biais de ses traductions, se place en revanche en père qui s’investit dans l’instruction de ses enfants. Il adresse tout d’abord sa traduction des devoirs de la femme chrétienne à sa fille Marguerite30 et offre ensuite celle sur l’office du mari à son fils Blaise31. Dans une épître qui clôt l’édition, un autre de ses fils, Jacques de Changy prend d’ailleurs lui-même la plume, en s’adressant « a ma damoyselle de Villesablon, sa seur ». Il résume certaines prescriptions présentes dans le traité et donne son point de vue sur les devoirs d’une jeune fille32. L’édition se place donc dans une dimension familiale et de filiation. En faisant œuvre de traducteur, Pierre de Changy appose réellement sa voix sur celle de Vivès, puisqu’il supprime, résume et modifie également des passages de l’ouvrage, tout en ajoutant des éléments qu’il estime nécessaires. Ainsi cette publication est bien plus qu’une simple traduction : il s’agit d’une 26 Ibid., p. 106-111. 27 Melchior-Bonnet, 2000, p. 55. 28 Il est l’auteur de plusieurs traductions, dont le Livre de l’institution de la femme chrestienne, qu’il traduit à la fin de sa vie, puisqu’il meurt probablement avant février 1541 (Vignes, 2008, p. 459-470). 29 Jolibert, 2010, p. 8-9. 30 P. de Changy, « A Marguerite, ma fille », in J. L. Vives, Livre de l’institution de la femme chrestienne : tant en son enfance que mariage et viduité, aussi De l’office du mary […] nouvellement traduictz en langue françoyse par Pierre de Changy (1542), préface et glossaire par A. Delboulle, Havre, Lemale, 1891, p. 13-14. 31 Ibid., p. 13 ; Id., « A Monsieur le Curé d’Espoisse, Blaise de Changy, mon filzs, estudiant à Paris », in J.-L. Vives, op. cit., p. 299. 32 J. de Changy, « Epistre », in J. L. Vives, op. cit., p. 377-379.

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adaptation textuelle dans laquelle se lit clairement le discours, assumé, d’un père qui se pose en pédagogue de ses filles et fils. Le traité de Vivès pour l’instruction de la femme est divisé en trois parties – jeunesse, mariage et veuvage – en fonction des différentes étapes de son existence. C’est dans deux passages, un dans chacune des deux premières parties, que la question de l’allaitement est traitée. Suivant le modèle érasmien, ainsi que celui de bien de moralistes écrivant pour les élites princières, comme Antonio de Guevara, auteur de De l’Horloge des princes33, Vivès recommande l’allaitement maternel, celui-ci permettant de créer un lien entre la mère et l’enfant et d’amplifier ainsi, d’abord l’amour mutuel, mais aussi un sentiment d’appartenance, puisque la mère allaite de son propre lait, c’est-à-dire de son propre sang34. La vision de Vivès est nuancée en ce qu’il n’accuse pas une mère non allaitante d’être une « demi-mère ». Une idée qui se retrouve alors dans la plupart des discours, à commencer par celui d’Érasme35, lui-même reprenant les propos du philosophe grec Favorinus d’Arles retranscrits par Aulu-Gelle : « quelle est cette façon contre nature d’être mère, imparfaite et diminuée de moitié : avoir mis au monde et aussitôt rejeté un enfant ? »36. Cette idée de la semi-maternité des mères non allaitantes est importante également pour la figure du père, puisqu’elle implique par extension la perspective d’une fragilisation de la paternité. Vivès se montre de son côté conscient du fait qu’une femme des élites puisse ne pas avoir la possibilité d’allaiter. Sans pour autant avancer lui-même des raisons qui excuseraient le choix de ne pas allaiter, une certaine déculpabilisation des mères non allaitantes se fait jour dans son traité, toujours fondée sur l’autorité des Anciens : « le très fin philosophe Chrysippe enseigne qu’il faut choisir de très bonnes et sages nourrices, un conseil que nous suivrons également et que nous prescrivrons aux mères qui ne peuvent nourrir leurs enfants de leur propre lait »37. Cette nuance de Vivès disparaît complètement dans la traduction de Changy, avec la suppression de phrases comme celle, par exemple, énonçant avec réalisme que « il y en a néanmoins qui sont excusées pour de bonnes raisons »38. En vulgarisant et résumant le traité de Vivès à l’intention de sa fille, Changy semble ainsi chercher à rendre le propos du pédagogue humaniste un peu plus radical qu’il ne l’était. Le fait qu’il tronque considérablement les passages concernés peut signifier qu’il est pour lui évident que l’allaitement maternel est à préférer à l’allaitement d’une nourrice étrangère, tant pour la mère que pour l’enfant,

33 Texte originellement rédigé en castillan et dont la première traduction française date de 1540 (A. de Guevara, L’orloge des princes, Paris, Etienne Caveiller pour Galliot du Pré, 1540). L’œuvre fait partie des textes circulant amplement à l’époque et se veut être un guide pour les princes et un modèle pour l’élite de la cour, deux chapitres se focalisent sur l’allaitement maternel. 34 Selon la théorie de la déalbation, qui veut que le lait soit du sang blanchi par coction dans les seins. Sur cette question voir, par exemple : Bodiou, 2011, p. 141-151. Sur le développement de l’idée de l’assimilation du sang au lait et réciproquement, voir Orland, 2012, p. 443-478. 35 Voir Érasme, « L’accouchée » (1526), in Id., Colloques, vol. 2, trad. et éd. E. Wolff, Paris, Imprimerie Nationale Éditions, 1992, p. 8-33. 36 Aulu-Gelle, Nuits attiques, t. 3, éd. R. Marache, Paris, Les Belles Lettres, 1989, p. 31 (XII,1). 37 « Qua de causa vir acutissimus Chrysippus sapientes optimasque eligi nutrices praecepit, quod nos et sequemur et praecipiemus iis matribus quibus infantes suos proprio lacte non licebit alere » ( J. L. Vives, De Institutione Feminae Christianae, Liber Primus, éd. C. Fantazzi, C. Matheeussen, Leiden ; New York ; Köln, E. J. Brill, 1996, p. 12). 38 « Sunt tamen quas iustae causae excusant » ( J. L. Vives, De Institutione Feminae Christianae, Liber Secundus et Liber Tertius, éd. C. Fantazzi, C. Matheeussen, Leiden ; New York ; Köln, E. J. Brill, 1998, p. 156).

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et que traiter la question plus en profondeur n’est pas nécessaire dans la perspective de son instruction familiale. Changy ne rédige pas une œuvre inspirée ouvertement de sa propre expérience, mais c’est bien sa voix – la voix d’un père écrivant pour instruire sa fille – qui se fait jour dans sa traduction, et qui efface même par endroits celle de Vivès comme auteur du traité. Changy est donc un père utilisant le travail littéraire pour mettre en avant son point de vue comme « aîné » de sa famille. La réédition de ce traité ainsi que sa circulation importante au cours du siècle témoignent de la diffusion de ce type de discours sur l’allaitement à des fins normatives. Dans une même perspective, un autre de ces pères littérateurs, un père devenu grand-père, est intéressant pour notre propos : Michel de L’Hospital, chancelier de France et auteur en 1558 d’une épître en vers adressée à son ami Jean Morel, lui-même père de trois filles39. Dans sa composition, Michel de L’Hospital se place en grand-père soucieux de la santé de son petit-fils nouveau-né et expose les difficultés d’allaitement auxquelles sa famille s’est confrontée : sa fille, nouvelle mère, n’a pas trouvé en ville une nourrice pour son fils et part donc à la campagne pour pallier le problème. Cette quête d’une nourrice convenable semble engagée collectivement en famille, mais elle est critiquée par Michel de L’Hospital. Ce sont en effet les femmes de la maison – mère et grand-mères de l’enfant – qui se chargent directement de la recherche de la nourrice, le père n’étant mentionné que dans l’énumération de ceux qui se rendent à la campagne et l’auteur Michel de L’Hospital lui-même ne s’associant pas à cette recherche, puisque la situation d’urgence l’amène plutôt à conclure en faveur d’une nécessaire priorité de l’allaitement maternel. La perspective critique qui ressort de sa composition poétique est que les femmes de son entourage mettent tout en leur pouvoir pour trouver une « servante à gages » comme nourrice40, mais qu’elles ne considèrent pas convenable la pratique de l’allaitement par la mère, ce que l’aîné de la famille désapprouve. La mise à l’écrit de cette recherche d’une nourrice permet à Michel de L’Hospital de pousser la réflexion plus loin et de formuler ensuite une critique acerbe et généralisée de l’éducation des élites urbaines de France, notamment de ces pères qui ne songent pas « à donner aucun exemple honorable » à leur fils et de ces mères apprenant à leur fille « à dénaturer sa propre beauté » par des artifices, ce qui témoigne à son dire d’un vide dans la transmission générationnelle de valeurs sociales voire d’une véritable dénaturation des lignages41. Cette épître de Michel de L’Hospital a probablement influencé Scévole de Sainte-Marthe, le père-poète ayant ensuite composé l’une des œuvres les plus importantes sur le sujet dans la deuxième partie du xvie siècle42. Sa Paedotrophia, poème en trois livres publié en latin en 158443, s’adresse à une élite lettrée et, par conséquent, majoritairement masculine, et elle est

39 M. de L’Hospital, « III, 2. A Jean de Morel. Des mères qui n’allaitent pas elles-mêmes leurs enfants et ne souffrent point qu’ils soient élevés chez elles », in Id., Carmina, III, dir. P. Galand et L. Petris, éd. D. Amherdt et a.a., Genève, Droz, 2018, p. 42-51. Sur J. Morel qui fait aussi partie de l’entourage d’Érasme : Margolin, 1978, p. 164. 40 De L’Hospital, op. cit., p. 163. 41 Ibid. 42 Petris, 2002, p. 84. De L’Hospital, op. cit., p. 164, n. 2. Cependant l’œuvre principale de laquelle s’est inspiré le poète est celle du médecin S. de Vallambert, De la manière de nourrir et gouverner les enfans dès leur naissance (1565). Voir l’article de M. Lazard, qui met en regard les deux œuvres : Lazard, 1982, p. 69-83. 43 Sc. de Sainte-Marthe, Paedotrophiae libri tres. Ad Henricum III. Galliae et Poloniae regem, Paris, Mamert Pattisson, 1584.

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l’illustration la plus conséquente de littérarisation d’une préoccupation paternelle dans les discours sur l’allaitement à la Renaissance. L’œuvre que l’auteur – poète humaniste, mais également homme politique44 – dédie à Henri III45 et dont la pièce liminaire est adressée « Au plus grand Parlement de la France »46, est un ouvrage ambitieux, qui connaîtra une circulation renouvelée à la fin du siècle suivant. Elle sera publiée en français en 1698 dans une traduction en prose par Abel de Sainte-Marthe, un petit-fils de l’auteur, et elle pourrait avoir fourni une source pour la pensée de Rousseau47. Par son approche littéraire et la versification de son texte venant appuyer ses arguments, Scévole de Sainte-Marthe met en scène la pratique de l’allaitement. Le souci paternel, source d’inspiration littéraire, survient chez cet auteur après la maladie de l’un de ses jumeaux nés en 1571, Gaucher (ou Scévole II) et Louis48. En tant que père, le poète encourage l’allaitement maternel, avançant des arguments philosophiques, et moraux, empreints des idées inspirées par le discours physiologique des médecins sur le lait comme vecteur de la transmission de la santé et du lignage. Par leur orientation morale, ses vers inscrivent le devoir de l’allaitement dans une « loi de nature » – mise en avant à plusieurs reprises49 – à laquelle les mères ne doivent pas se soustraire. Celle qui refuserait de donner son sein va à l’encontre de la nature qui a déterminé sa grossesse, puisque c’est son lait qui est le plus adapté aux besoins de son nouveau-né. Non seulement cette mère dérogerait à son devoir, mais elle est jugée comme ayant moins d’amour pour sa progéniture qu’une bête sauvage50. Plus encore, le père-poète condamne ces mères qu’il accuse de refuser d’allaiter dans le but de préserver la beauté de leurs seins51. Cette volonté de plaire socialement, au détriment des « plaisirs » de la maternité, est interprétée comme un indice d’impudicité et un attentat à la chasteté conjugale elle-même. Pères à l’épreuve. L’allaitement dans les sources personnelles Tout comme les écrits présentant des modèles de comportement des pères engendrent des tensions dans les normes définissant l’attachement paternel aux enfants, les discours littéraires qui font l’éloge de l’allaitement des nouveau-nés par les mères produisent des réactions et des perspectives variées sur la question de la responsabilité masculine dans le choix d’éloigner le ou les nourrissons du sein maternel. Si la volonté de la mère de se soustraire au devoir de nutrition est blâmée comme une expression d’égoïsme mondain, voire même de cruauté dressée contre la loi de nature, l’accent négatif est parfois également placé sur le père, accusé, par exemple, dans un dialogue d’Érasme, de vouloir préserver 44 Brunel, 2010, p. xiii-lvi. 45 De Sainte-Marthe, Œuvres complètes, IV, éd. J. Brunel, Genève, Droz, 2015, p. liii. 46 Ibid., p. 49. 47 A. De Sainte-Marthe, La Manière de nourrir les enfans à la mammelle. Traduction d’un poème latin de Scévole de Sainte-Marthe, Paris, chez Guillaume de Luyne, Claude Barbin et Laurent d’Houry, 1698. Sur les emprunts de Rousseau, voir Fr. Arena, « L’allaitement au cœur des dispositifs de pouvoir », dans ce volume. 48 Enfants nés le 20 décembre 1571 : Brunel, 2010, p. xxxviii. Brunel, 2015, p. xv avance que cette maladie pourrait avoir eu lieu entre 1572 et 1573. 49 Voir par exemple : De Sainte-Marthe, Paedotrophia, p. 57-59, v. 75-82 et p. 65, v. 161-170. 50 Ibid., p. 63 et 65, v. 149-156. 51 Ibid., p. 65, v. 172-176. Voir J. Sercomanens, « Tailles serrées », dans ce volume.

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son bien-être52. Et à Montaigne ensuite de reconnaître, dans son essai cité plus haut : « je ne puis recevoir cette passion, de quoi on embrasse les enfants à peine encore nés, n’ayant ni mouvement en l’âme, ni forme reconnaissable au corps, par où ils se puissent rendre aimable : et ne les ai pas souffert volontiers nourrir près de moi »53. L’ample circulation littéraire de ces sujets, qui, comme on vient de le voir, sont exploités dans divers genres littéraires, pourrait être étudiée à l’échelle européenne, tout au long de l’époque moderne. La critique du service des nourrices et l’exhortation à l’allaitement maternel ont été considérées comme des lieux communs largement diffusés dans le discours moral et médical, soutenus par l’autorité des Anciens, et ensuite sans cesse reproduits et cristallisés sur la longue durée. Ces messages font office de vérités qui sont contredites par les pratiques de mise en nourrice : l’avis des médecins aurait été « peu écouté » jusqu’aux Lumières54. En élargissant la perspective à d’autres productions discursives, la question devient plus complexe. On peut sans doute constater la dimension rhétorique de ces exhortations à l’allaitement maternel. Le sujet « la mère doit nourrir son enfant de son propre lait » figure en effet dans la liste des thèmes déclamatoires dans le genre « persuasif » qu’Érasme suggère pour l’exercice oratoire des écoliers des treize-quatorze ans, qui ont déjà un peu progressé dans l’étude de la rhétorique55. Le caractère exemplaire de ce véritable « lieu commun » moral est pourtant très significatif sur le plan historique, et son impact intellectuel et social ne peut pas être sous-estimé. Présenté comme un enjeu éducatif majeur, le discours sur le sein des mères nourrit la réflexion des élites cultivées non seulement sur la fragilité de la condition humaine, mais également, on l’a vu chez Montaigne, sur les limites de la génération intellectuelle. Il permet de développer des considérations morales sur les misères des âges de la vie, et de renverser ainsi les hiérarchies établies entre espèces animales. Dans son Théâtre du monde, Boaistuau met en avant des modèles positifs de nourrissage des bêtes afin de souligner jusqu’à quel point l’allaitement des humains est défaillant, en raison de l’indifférence des mères, marquées déjà par une diminution de leurs facultés naturelles durant leur grossesse, qui les rend cruelles et déraisonnées56. L’exemple de l’allaitement autorise encore la perspective comparative des usages civilisés et « sauvages » dans l’histoire du voyage au Brésil de Jean de Léry57. Le discours sur l’allaitement maternel des enfants Tupinamba contribue à la construction des hiérarchies culturelles entre civilisations, dans le miroir de la différenciation des comportements sociaux et de sexe. Léry fait en effet l’éloge des femmes Tupinamba, qui restent plus proches de la « nature » et qui – au contraire des mères européennes – ne se soustraient pas à cette fonction nécessaire du devoir de nourrir de leur sein. Cet éloge n’implique pas l’idée d’une supériorité implicite du modèle parental « sauvage ». L’équilibre est rétabli Érasme, « L’accouchée », op. cit., p. 31-33. Montaigne, op. cit., p. 90. Morel, 1976, p. 393-427. Érasme, Le plan des études (De ratione studii, 1512), in Id., Eloge de la folie, adages, colloques, réflexions sur l’art, l’éducation, la religion, la guerre, la philosophie, éd. J.-Cl. Margolin, Paris, Laffont, 1992, p. 457. 56 P. Boaistuau, Le théâtre du monde, où il est fait un ample discours des misères humaines (1558), éd. critique par M. Simonin, Genève, Droz, 1981. 57 J. de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil (1578), 2e édition, 1580, éd. Fr. Lestringant, Paris, Librairie générale française, 1994, p. 430-438. 52 53 54 55

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par la féminisation des pères Tupinamba : ce sont en effet ces derniers qui suivant Léry accueillent les nouveau-nés après l’accouchement. Ces pères sont dès lors associés aux sages-femmes et aux nourrices européennes, du fait que ce sont elles qui manipulent le corps des enfants après la naissance. Les sages-femmes étirent le nez des nouveau-nés pour le rendre plus grand, là où il est en revanche écrasé par les pères Tupinamba, qui entendent de ce fait le rendre plus beau. Ainsi faisant, écrit Léry, ils rendent toutefois leurs petits en tout semblables à des chiots pour le regard européen58. Bien que ses remarques sur les allaitements « sauvages » visent à reprendre un lieu commun de la critique des mères de la littérature pédagogique européenne, elles produisent une exemplarité spécifique des populations cannibales, jugées comme les plus éloignées de la civilisation européenne, et les « plus proches » de la nature parmi celles qui peuplent le Nouveau Monde. Dans la construction d’une hiérarchie de comportements qui réaffirme implicitement la supériorité de la masculinité européenne à travers la féminisation des pères sauvages – à laquelle correspond sur le plan des hiérarchies implicites l’apparence animalisée des enfants – le discours sur l’allaitement de Léry collabore ainsi aux essors d’un processus de racialisation des populations. Ce regard sur la nature, qui s’affirme pleinement dans la culture coloniale dès la fin du xviie siècle, influence aussi la construction européenne des classes sociales dans la distinction entre citadins et paysans – une perspective qui est déjà également présente dans le discours de Léry59. Il reste que, dans le cadre européen qui nous occupe, les enjeux de la nutrition des enfants au quotidien s’expriment souvent dans l’urgence : faiblesse, fièvre, mort en couches ou nouvelle grossesse des mères nourricières, et évaluations de la « qualité » de leur lait. Les sources médicales font l’état de cette perspective, alors que, après avoir rappelé que la mère doit allaiter son enfant, les médecins s’emploient surtout à multiplier les indications sur l’importance de l’allaitement par une « bonne » nourrice60. Les choix sont soumis aux aléas de l’état de santé des nourrissons et des conditions économiques de leurs parents ; ils dépendent des devoirs de représentation sociale et politique des mères et des pères, de la volonté de préservation du lien conjugal, des contraintes liées au travail des femmes. Dans la précarité du nourrissage déterminée par cette diversité de conditions, les solutions pratiques adoptées sont limitées quant au choix nutritionnel. Elles sont forcément individualisées, même quand elles répondent à des enjeux familiaux, culturels et sociaux spécifiques, ou quand elles expriment l’adhésion consciente de mères et pères aux dispositifs normatifs émanant du discours médical, religieux ou moral. Tout en considérant les données historiques offertes par des comportements démographiques différenciés selon le niveau économique et les classes sociales, et en tenant compte des normes et des traditions culturelles, on peut appréhender le regard paternel sur les pratiques d’allaitement à travers les sources qui documentent des comportements et solutions individuelles. À part dans le cas de crises majeures ou de problèmes de morts subites ou accidentelles, changements de nourrice, maladies de l’enfant, etc., les écritures domestiques n’offrent pas d’indications au quotidien sur les enfants, les femmes, et les domestiques61. La 58 Léry, op. cit., p. 216-217. 59 Dorlin, 2006, p. 210-230 ; Viveiros de Castro, 2020, p. 27-45. 60 Voir infra, p. 810. 61 Foisil, 2000, p. 193-218.

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subjectivation des souvenirs paternels dans les livres de famille allemands et italiens, en tant qu’expression du « je » masculin a dès lors été questionnée. Les pères sauraient-ils se penser hors de leur rôle et des conditions juridiques et sociales qui déterminent leur pratique d’écriture ?62 Cependant, comme le soulignait déjà André Bourguière, la précision des notes en elle-même est l’indice d’un comportement inspiré par des visées de « bons ménagers » de la part des pères, et, ainsi, de leurs intentionnalités63. Le livre de mémoire de trois pères de la famille milanaise des Cassina, rédigé dans les Pays-Bas méridionaux entre les années 1570 et 1650, témoigne par exemple d’une transition générationnelle dans l’importance croissante attribuée aux indications sur la domesticité. La présence des nourrices et des sages-femmes à l’occasion de l’accouchement des femmes de la maison n’est en effet mentionnée que dans les notes de Francesco Bernardino le jeune, le dernier des Cassina à prendre la plume au début du xviie siècle, pour laisser mémoire de ses affaires de famille. Il ajoute des précisions sur les prénoms et noms des femmes employées, sur leur engagement, et signale à l’occasion la maladie de Griete, la « nouvelle nourrice » de son deuxième petit-fils, dans les jours qui suivent la naissance de celui-ci, ce qui oblige la famille à trouver une remplaçante d’urgence, dans la personne de Robertine, fille d’un ancien laboureur, Hector64. L’attention pour les détails des frais de domesticité ou d’apparat, chez le troisième chef de la famille Cassina, témoigne de son appropriation d’un style de vie aristocratique. Elle est certainement à mettre en relation avec son élévation sociale, déterminée par l’achat d’une baronnie et par son mariage, qui intègre la famille Cassina, auparavant marquée par la mobilité patrimoniale et géographique, dans la société noble des Flandres. Ces indications montrent néanmoins une implication particulière de Francesco Bernardino Cassina dans le suivi des besoins matériels du nourrissage de ses fils, filles et petit-fils, en tant qu’éléments qui participent à la construction de son identité paternelle spécifique au sein de son héritage mémoriel masculin. C’est donc moins l’originalité des souvenirs qu’il faudrait prendre tout d’abord en compte considération dans l’analyse de ces sources familiales, que la présence ou l’absence d’indications liées au travail reproductif et aux soins domestiques. Ces éléments, même fragmentaires, peuvent mettre en avant une implication individuelle du devoir de nourrir, dans cette réappropriation individuelle du « je » masculin paternel que restituent les livres de famille. Quelques autres exemples, liés forcément à une approche au « cas par cas », peuvent illustrer ce propos, en centrant l’attention sur la production de mémoires domestiques plus personnelles. Les récits produits à l’époque des conflits religieux en France laissent entrevoir les drames des familles protestantes persécutées. L’attention accordée à l’allaitement par les mères se retrouve en particulier dans les souvenirs de troubles civils et de migrations familiales. Le travail reproductif est alors investi d’une dimension symbolique spécifique, qui renvoie à l’effort de cohésion et à l’engagement identitaire suscité par l’appartenance à une minorité religieuse65. Sur les traces de ce passé récent, Vincenzo Burlamacchi, un

62 Rohmann, 2016, p. 31-50. 63 Bourguière, 1991. 64 Entre Italie et Pays-Bas méridionaux. Le Libro de memoria de la famille Cassina (1576-1650), éd. par P. Jodogne, Bruxelles, Acad. Royale de Belgique, 2002, p. 119 et suivantes ; p. 259. 65 Ces questions sont traitées plus amplement dans Solfaroli Camillocci, 2014, p. 201-222.

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réfugié de la deuxième génération, né à Genève, et qui dès 1622 réunit les mémoires de ses aînés issus d’une famille marchande de l’élite lucquoise, note quant à lui les circonstances des onze accouchements de sa femme Zabetta Turrettini. Les rares éloges qu’il lui adresse concernent invariablement son courage dans ces délivrances épuisantes. Il consigne aussi soigneusement les fièvres et la période des couches, la première sortie de la maison et la durée de l’allaitement des enfants ainsi que leur sevrage autour de deux ans. Il souligne les efforts de la mère pour nourrir de sa mamelle la plupart de ses filles et fils, mais aussi les difficultés et inconvénients de ces allaitements prolongés, en signalant le cas échéant les noms des nourrices engagées pour l’aider ou la remplacer. Ces femmes sont recherchées le plus souvent dans le voisinage et dans le territoire genevois. Pour Iuditta, née en 1631, sept nourrices ont été appelées en aide l’une après l’autre, avec « beaucoup de dérangement et d’incommodités » pendant 17 mois. Pour la dernière fille Catarina, née en 1649 après un accouchement difficile, est engagée « une nourrices savoyarde », qui cependant tombe enceinte avant son arrivée à Genève, à l’insu de la famille Burlamacchi. Ses conditions entrainent selon le père une faiblesse généralisée pour la nouvelle née, qui décède subitement, un mois après sa naissance, « pour une défluxion » ; sa mort précède de peu celle de sa mère Zabetta66. Dans les mêmes années, à Agen, le conseiller de Loret note de son côté les disparitions rapprochées de quatre de ses enfants en bas âge dans son « livre journalier ». Dans ses souvenirs, la « mauvaise nourriture » de la mère et des nourrices, ou la « paresse » des servantes sont indiquées comme les raisons principales de ces morts, notamment dans le cas de celle, accidentelle, de Jean Pierre en 1634, dont la cause indiquée est l’étouffement. L’enfant avait été sorti la nuit de son berceau près du feu, et couché dans le lit entre la nourrice et la servante, « afin de ne se lever la nuict pour (le) changer ». La nourrice, est « de la religion prétendue reformée », comme note avec rage et soupçon ce père, qui portera ensuite plainte contre ses domestiques67. Dans ses notes, le père se constitue en défenseur de ses fils en l’absence de la mère ou face à des comportements considérés comme inadéquats, voire coupables, des femmes de la maison, qui sont dénoncées et persécutées. La solitude d’un homme qui se charge personnellement du suivi du nourrissage de son enfant peut être dès lors soulignée comme une expression spécifique de l’affection paternelle. Dans cette perspective, les pères ne sont pas les seuls à rendre compte de leurs pratiques. Dans l’Abrégé de la vie de monsieur Daillé, publié en 1671, Daillé fils livre un témoignage personnel au sujet de la tendresse du père à son égard. Il raconte qu’à la mort de sa mère, survenue quand il était « encore au berceau », son père l’avait élevé à la maison, sans jamais songer à se remarier, en cherchant plutôt « dans ses livres et son travail ordinaire, auquel il sembla se donner avec encore plus d’attachement » une consolation « à ce rude coup de se voir si tost séparé d’une ayde si douce et nécessaire »68. Ce ministre réformé et savant

66 V. Burlamacchi, Libro di ricordi degnissimi delle nostre famiglie (1622-1682), éd. S. Adorni-Braccesi, Roma, Istituto storico italiano per l’età moderna e contemporanea, 1993, p. 201-215. Les passages cités sont traduits de l’italien. 67 Foisil, 2000, p. 202-203 ; voir la description du livre manuscrit, avec la transcription de quelques extraits, dans http://inv.ecritsduforprive.huma-num.fr/pages/index.html. 68 A. (ou J.) Daillé, « Abrégé de la vie de Monsieur Daillé avec le catalogue de ses œuvres », in J. Daillé (senior), Les deux derniers sermons prononcés à Charenton, Genève, Jean Ant. et Samuel De Tournes, 1671, p. 20-21.

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célèbre s’était dès lors occupé personnellement des besoins de son fils, faisant preuve en cela d’une sollicitude qui est appréciée rétrospectivement comme toute « maternelle ». Cet aspect de l’implication paternelle dans le care familial paraît être un élément important, qui revient, par exemple, dans les récits autobiographiques écrits par des ecclésiastiques. Tout comme le protestant Daillé, le chanoine Paul Beurrier, confesseur de Pascal, fait à son tour l’éloge dans ses mémoires des vertus de son père, mort quand l’auteur n’était pas encore en âge de s’en souvenir. Sa mère lui a raconté que le défunt chérissait ses enfants, et que « mesme sur le minuit il se levoit souvent pour les faire changer et les porter teter à nostre mère, parce qu’il ne vouloit pas qu’aucune serviteur ou servante couche dans sa chambre »69. Des souvenirs écrits par des pères à la première personne confirment cet engagement dans l’urgence. Le ministre réformé Philippe Le Noir note de son côté son « deuil sans égal » suite à la mort en couches de sa femme en 1656. Dans ses mémoires, il s’adresse à ses fils et filles, en leur racontant s’être battu pour donner tous les soins possibles à Suzanne, la dernière, nouvelle-née restée sans mère, à qui, rappelle-t-il : Je taschais de servir tout ensemble de père et de mère. D’abord je réussis mal car je luy donnay une nourrice qui lui fit tetter cinq mois de mauvais laict et qui la réduisit dans un si pitoyable estat qu’elle éstoit prête de suivre sa mère de près, mais Dieu me mit au cœur de lui donner une autre nourrice et je fus assez heureux pour en trouver une fort jeune, saine et en frais laict, qui la restablit en un ou deux mois sous mes yeux et à l’aide d’une de mes servantes qui ne travailloit qu’à cela70. Dans ces souvenirs paternels d’allaitement, émerge la perspective de l’importance des soins associés à la première nourriture comme autant d’éléments essentiels au façonnement des individus. C’est le principe en somme d’une construction « individuelle » par le lait qui marquerait ensuite les parcours de vie, ou l’identité sociale. Dans les premières pages de ses mémoires célèbres, Thomas Platter se souvient ne pas avoir été allaité par sa mère : il attribue à cette « marque d’origine » l’inquiétude malheureuse de son enfance nomade71. Cinquante ans plus tard, le même discours semble résonner chez Agrippa d’Aubigné. Selon un usage courant, le poète et historien réformé doit son deuxième nom à un aegre partus qui a causé la mort de sa mère pendant l’accouchement. Cette naissance stigmatisée par l’absence condamne le nourrisson à l’éloignement, et ce nonobstant le témoignage d’une affection paternelle exprimée dans les soins particuliers apportés à son nourrissage. D’Aubigné raconte en effet à ses filles avoir été nourri « à l’extérieur de sa maison » suite au remariage de son père, qui a eu

69 Foisil, 2000, p. 196 (souvenirs rédigés dans les dernières années du xviie siècle). 70 Ph. Le Noir, « Histoire généalogique de Philippe Le Noir, pasteur de l’église réformée de Blain, composée par lui-même (1677-1682) », Cahiers du Centre de généalogie protestante, Société de l’histoire du protestantisme français, 26-28 (1989), p. 1438. 71 « M’ayant mis au monde, ma mère eut mal aux seins et ne put m’allaiter ; je n’ai même jamais bu de lait de femme, à ce que m’a dit ma défunte mère. Mes malheurs commençaient. Il fallut me donner du lait de vache au moyen d’une petite corne, comme c’est la coutume dans le pays pour les enfants qu’on sèvre et qui restent souvent jusqu’à l’âge de quatre ou cinq ans sans prendre aucune autre nourriture que du lait » : Vie de Thomas Platter, 1499-1582, suivie d’extraits des mémoires de Félix Platter, 1536-1614, trad. fr. ; éd. A. Bernus, Lausanne, Georges Bridel & Co. ; Paris, Grassart, 1895, p. 35.

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lieu au cours de sa deuxième année de vie. Il est éloigné par sa belle-mère, qui trouvait que son père « le nourrissait trop bien »72. La solitude d’Agrippa enfant se poursuit dans sa jeunesse, marquée par la violence des guerres de religion, et néanmoins ponctuée d’événements extraordinaires : autant d’indices autobiographiques de la foi du poète dans une providence divine paternelle agissant individuellement pour les élus, et ce déjà, selon la parole biblique, dans le ventre de leurs mères73. Médecins et pères de famille : autorités et expertise masculines Les campagnes souvent virulentes menées au siècle des Lumières contre le savoir féminin sur le corps ou les pratiques définies comme traditionnelles, et centrées sur le rôle joué par des sages-femmes et des nourrices à l’occasion de l’accouchement et de la prise en charge de la parturiente et du nourrisson, incitent à penser que la question de l’allaitement et des soins à apporter au nourrisson étaient jusqu’alors la prérogative de femmes74. La réalité de l’autorité professionnelle des femmes sur l’accouchement, la santé des femmes et des nouveau-nés, est soutenue par les recherches sur les activités des chirurgiens-obstétriciens à partir du xviie siècle et par des enquêtes de type ethnographique menées sur la culture populaire75. Il est également vrai que des femmes, même dans les maisons aristocratiques, sont actives dans la gestion de la santé dans la sphère domestique76. Leur rôle est cependant nuancé aujourd’hui, voire remis en question, par des travaux qui interrogent les pratiques corporelles et médicinales dans la domesticité77. La limite entre l’expertise des femmes et des hommes s’avère, au fil de ces enquêtes, fluide. Est-ce dire qu’au sein des couples aussi, l’équilibre en fonction des compétences et des investissements de l’un ou de l’autre de ses membres était la règle ? Sans offrir une réponse définitive à cette question, pouvoir généraliser sur ce propos, l’objectif des quelques paragraphes qui suivent est de questionner le rôle joué par les hommes, qu’ils soient pères, fils ou maris – dans la prise en charge du nourrissage à la fin de l’Ancien Régime. Il est question à la fois de pratiques et d’expériences vécues qui témoignent de la nature de l’autorité médicale et masculine sur le nourrisson. Afin de penser les rôles de genre au sein des familles, l’article déjà mentionné de Christiane Klapisch-Zuber sur la mise en nourrice à Florence à la fin du Moyen-Âge est fondamental. Le père joue ici un rôle important dans le choix de la nourrice. La situation à Florence est un exemple qui ne doit pas être érigé en modèle. Par contre, il montre que des hommes s’estiment capables de juger et à prendre des décisions concernant les nourrices. Ce savoir-faire s’appuie sur des compétences sociales, mais également sur un savoir médical. Et sur ce point, le savoir des pères est nourri par les conseils de médecins, 72 Th.-Agr. D’Aubigné, Sa vie à ses enfants (vers 1629) ; éd. critique par G. Schrenck, Paris, Nizet, 1986, p. 49-50. 73 Cf. Jr 1, 15 ; Ps 139 et Ga 1, 15. 74 Sur la tension entre les soignants masculins et féminins au cours de l’époque moderne, voir Gélis, 1988 ; McTavish, 2005 ; Wilson, 1995. Au xviie siècle, par exemple, nombre d’auteurs médicaux adressent leurs écrits spécifiquement aux mères. Voir par exemple Hanafi, 2012, p. 524. 75 Voir les références de la note 70 ainsi que Loux, 1978. 76 Stolberg, 2011, p. 56-59. 77 Hanafi, 2017 ; Leong, 2018, p. 45.

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dispensés dans des livres de vulgarisation ou communiqués oralement. La majorité des publications médicales, notamment les ouvrages de vulgarisation, sont le fait d’hommes. Sans qu’il y ait un cloisonnement entre les savoirs masculins et les savoirs féminins, par le fait qu’il soit livresque, ce savoir est adressé avant tout aux lecteurs qui étaient alors le plus souvent des hommes. De ces textes émerge une représentation théorique de la nourrice idéale. Celle-ci peut être considérée comme masculine en raison notamment de la tradition ancienne qui lui sert d’assise ou de l’expertise du médecin. Aussi bien la littérature de vulgarisation que les conseils médicaux adressés aux pères et mères dépeignent un corps maternel envisagé sous le point de vue de sa seule capacité à produire du lait : toute femme qui nourrit un nourrisson est réduite à ses capacités laitières78. L’historien sait peu de choses sur le lectorat et l’audience de tels conseils. S’appuyant sur les recherches autour des pratiques de lecture à l’époque moderne79, l’hypothèse de travail que nous proposons ici met en avant une expertise masculine qui s’adresse aussi, et parfois surtout, aux pères de famille, responsables en principe du contrôle de la fonction de nourrir. La nourrice idéale a de ce fait des qualités plurielles. Un exemple permet de donner le ton. Dans l’édition en langue vulgaire (1625) d’un ouvrage latin qu’il avait publié en 1609, le médecin royal Pierre Pingray décrit la « bonne » nourrice comme étant âgée entre 25 et 35 ans, agréable à regarder, intelligente (« l’entendement bon »), les mœurs régulières, « bien proportionnée en ses humeurs » et « ses mois retenues ». Une telle attention à l’intelligence et au comportement de la nourrice dénote à la fois de considérations pratiques et médicales. La nourrice sera chargée de l’enfant de la famille et endosse ainsi des responsabilités. Par le lait, elle transmet des traits physiques et moraux80. Quant au principe, constamment réitéré, selon lequel la nourrice ne doit pas avoir de règles (et ne pas être enceinte), il est enraciné dans la physiologie ancienne. Le lait de femme étant conçu comme du sang menstruel transformé, tout flux menstruel ou sang dévié pour nourrir un fœtus se fait au détriment de l’enfant allaité. Tous les auteurs médicaux à considérer la question de la nourrice s’inquiètent qu’elle soit capable de produire du bon lait et portent par conséquent une attention particulière à sa poitrine et aux caractéristiques de son lait. Pingray exige que : « son tetin sera de mediocre grosseur, un peu ferme et le bout bien fait, son lait de substance médiocre, égal, ny trop épais, ny trop liquide, de saveur douce, gracieuse et aimable, de couleur blanche, pure et nette81 ». Les moyens d’évaluer le lait sont ici basés sur les sens du médecin, son observation et son appréciation gustative du lait. Certains auteurs vont plus loin. Le médecin germanique George Handsch (1529-1578 ?) consignait dans ses notes l’expérience à faire pour évaluer la qualité du lait d’une nourrice en laissant celui-ci reposer afin de jauger de la quantité de gras qui se dépose à sa surface82. Pour le chirurgien Charles-Gabriel Leclerc (1644-1700), « il doit couler doucement étant sur la main inclinée »83.

78 Voir Dorlin, 2006, p. 157-158. 79 Brouard-Arends, 2003 ; Von Tippelskirch, 2007. 80 Voir ici même, p. 805 et Dorlin, 2006, p. 159-163. 81 P. Pigray, Epitome des préceptes de médecine et chirurgie, avec ample déclaration des remèdes propres aux maladyes, Rouen, Jean Berthelin, 1625, p. 494. 82 Stolberg, 2013, p. 502. 83 Leclerc, op. cit., p. 378.

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Si les auteurs s’accordent pour affirmer que les nourrices doivent être en bonne santé, les précisions apportées signalent à la fois la continuité de repères visuels depuis les auteurs antiques pour lire le corps et ses fluides, notamment la couleur, et la stigmatisation de celles qui, en fonction de ces repères, auraient à la fois un tempérament médiocre et une santé fragile. Ainsi dans un texte qu’il présente au public comme contenant une synthèse de données médicales anciennes et modernes, Ambroise Paré dresse en 1564 un portrait détaillé de la nourrice idéale comprenant, outre les signes attendus de bonne santé (ni trop grosse ni trop maigre, etc.), son « habitude de corps ». Il détaille davantage que Pingray les critères physiques à respecter : « qu’elle ne soit rousse, aussi qu’elle aye le visage beau. Et qu’elle soit brunette, parce que le laict est meilleur que d’une blanche : car les brunes sont de température plus chaude que les blanches : partant la chaleur digère, et cuit mieux l’aliment, dont le laict est rendu beaucoup meilleur »84. L’explication que donne Paré obéit à une logique humorale reconnue ; les couleurs des corps sont comprises comme un reflet de l’humeur intérieure, et donc de la santé85. La femme brune bénéficie d’un équilibre humoral, ni trop chaud, ni trop froid. Les critères sont ceux du paradigme médical du temps : la corrélation entre l’apparence extérieure et la santé intérieure est ancienne. Le tempérament idéal est sanguin, soit un tempérament d’homme86. Leclerc, à la fin du xviie siècle, l’annonce clairement : il préfère la nourrice « sanguine et qu’elle ait la chair ferme »87. Les autres variables qui reviennent sans cesse dans les descriptions sont son âge (elle doit être jeune), l’adéquation de l’âge de son lait avec l’âge de l’enfant et les qualités morales qui doivent être les siennes. Quand il y a une description physique détaillée comme chez Paré, elle s’appuie sur la couleur. Comme pour les hommes, une chevelure « blanche »88 et un teint plus clair suggèrent un tempérament plus froid alors qu’une chevelure rousse indique un excès de bile jaune (chaud et sec), soit une propension à la colère89. Ainsi, le principe qu’énonce Paré tient du bon sens humoral : les femmes « blanches », celles avec des cheveux et des teints plus clairs (tout comme les personnes âgées) se caractérisent par un excès d’humidité. Le tableau est repris et répété par des médecins qui viennent après lui. Jacques Guillemeau, un élève de Paré, le réitère, et un siècle plus tard, Charles-Gabriel Leclerc (1644-1700) confirme l’exclusion des rousses en maintenant que la nourrice doit avoir le « poil noir ou châtain »90. Cette nuance est intéressante, dans la mesure où les poils roux et noirs sont caractéristiques du même tempérament bilieux91. L’expérience personnelle ou les particularismes régionaux des auteurs peuvent expliquer ces variations. Pour ce qui est de la rousse, les auteurs ne prennent pas la peine de justifier. Aristote déjà décrivait les

84 Ambr. Paré, « Livre traitant de la génération de l’homme, recueilly des anciens et modernes », Les œuvres complètes d’Ambroise Paré, Lyon, Jean Gregoire, 1564, p. 603. 85 Barra, 2007, p. 26. 86 Dorlin, 2006, p. 164. 87 Leclerc, op. cit., p. 378. 88 Sur l’absence de “blond” des couleurs de cheveux, voir Barra, 2007, p. 27. 89 Lire par exemple l’article Tempérament dans N. Chomel et J. Marret, Dictionnaire œconomique, contenant divers moyens d’augmenter son bien, et de conserver sa santé […], Commercy, Henry Thomas, 1741, p. 292. 90 La Médecine aisée, contenant plusieurs remèdes faciles et expérimentez pour toute sorte de maladies internes et externes, avec une petite pharmacie commode et facile à faire à toute sorte de personnes, Paris, E. Michallet, 1696, p. 378. 91 Voir ici même note 87.

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cheveux roux comme « malades »92 et les préjugés et la discrimination vis-à-vis des roux et des rousses sont attestés jusqu’à aujourd’hui93. La catégorisation, et l’érudition dont elle est issue, sont clairement masculines et suggèrent l’autorité de l’homme et le contrôle du père, qui peut évaluer le corps et le tempérament de sa femme ou intervenir dans le choix de la nourrice à son service. Force est de constater pourtant que le paradigme humoral était bien entré dans les mœurs bien avant la période qui nous intéresse et que les principes médicaux qui sous-tendent la discrimination mise en avant ici étaient admis par les hommes comme par les femmes. En marge de la réitération régulière des mêmes idées, il demeure peu clair aujourd’hui dans quelle mesure ces principes sanitaires affectaient le nourrissage. Les femmes rousses ou blanches ne nourrissaient-elles pas leurs propres enfants ? Médiateurs et « recommanderesses » de nourrices écartaient-elles toutes celles dont les apparences suggéraient un tempérament peu adéquat ? Ces questions demandent à être développées sérieusement. En attendant, il faut se contenter d’allusions. Si nombre d’auteurs reprennent la liste des tempéraments désirables, d’autres comme Pingray se contentent de considérations générales sur la bonne santé de la nourrice : le lecteur y trouve une plus grande latitude. La cohérence à travers plusieurs siècles de descriptions de la bonne nourrice s’explique à la fois par la stabilité du paradigme médical et les emprunts réguliers aux devanciers caractéristiques de la littérature médicale de l’époque. Il n’en demeure pas moins qu’il est possible d’identifier des transformations. Les auteurs de la fin de l’Ancien Régime insistent lourdement sur le fait de choisir avant tout une nourrice campagnarde, un principe qui accompagne l’idéalisation de la campagne énoncée par des auteurs comme Jean-Jacques Rousseau94. Ainsi, le médecin Tissot adresse à une mère, Catherine Charrière de Sévery, un rapport sur l’examen qu’il avait fait d’une nouvelle nourrice : La nourrice a bonne façon madame et sur tout un air de santé, les seins renferment dans ce moment assé d’un lait qui me paroit très bon et qui est précisément de l’age de la chère Angletine, il coule aisément, les bouts sont bien faits et autant qu’on peut en juger sur les apparences extérieures, je ne crois pas que vous puissiés espérer de trouver mieux ni peut être aussi bien. Recevés mes honneurs les plus empressés95. Le médecin s’exprime ici sur le ton affectueux, courant alors dans le langage de l’amitié et particulièrement caractéristique de sa correspondance avec son amie Catherine Charrière de Sévery, mais aussi un trait particulier des relations, que ce médecin reconnu pour sa grande sensibilité tissait avec ses malades. Le rapport de Tissot ne renferme rien sur la couleur des cheveux de la nourrice, ce n’est apparemment pas essentiel ici. Plus important encore, la codification précise des qualités nécessaires à la nourrice esquissée

92 « Traité générique des animaux », livre 5 : http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/generation54.htm. 93 Evans, 1969, p. 72. 94 Les médecins évoquent alors constamment la bonté de l’air de la campagne et les avantages de choisir une nourrice campagnarde. Par exemple : Morizot, Brion, D’Yvoiry et Richard, Essai de médecine théorique et pratique, Genève, s. n., 1784, t. 1, p. 213-214. Pour l’importance de la campagne pour la santé, voir Rieder, 2010, p. 395-401. 95 Archives cantonales vaudoises, P Charrière Ba 104/6069. s. d., s. l.

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par une figure masculine, signale que l’autorité médicale cautionne la pratique de la mise en nourrice. Dans leurs ouvrages de vulgarisation, les médecins s’adressent à vrai dire à un lectorat privilégié et ont certainement en tête la situation de familles aisées plutôt que celle de familles modestes. Ces questions intéressent essentiellement, du moins aux xvie et xviie siècles, avant tout les classes sociales privilégiées, en tout cas avant la mise en place d’un réseau de nourrices à même de prendre en charge des enfants de femmes issus de la population laborieuse au xviiie siècle96. L’importance du phénomène de la mise en nourrice a incité nombre d’historiens à s’interroger sur les motivations des couples : la mise en nourrice permettait de libérer la mère des contraintes de l’allaitement, celle de continence notamment. Mettre en nourrice les enfants était un moyen de rendre l’épouse disponible pour son mari. Ces pratiques, en réduisant au minimum la période d’infertilité des femmes, auraient pour conséquence de permettre aux familles aristocratiques d’avoir un plus grand nombre d’enfants97. Le discours médical serait ainsi complaisant, rédigé par des auteurs animés par le désir de plaire à leurs meilleurs clients. La réalité paraît plus nuancée. Tout comme les pédagogues humanistes, les médecins s’accordent à affirmer que le lait maternel est la meilleure des nourritures98; « or n’y a-t-il point de laict qui luy soit plus propre que celuy de la mere », s’interroge Nicolas de la Framboisère99 sans qu’il y ait le moindre doute quant à la réponse, ou encore, en prenant la perspective du nourrisson, le lait de sa mère est « sa vraie nourriture », selon Pingray100. Le remplacement du lait maternel par celui d’une nourrice intervient, selon les médecins, lorsque la mère « ne le peut nourrir »101 ou, plus précisément « qu’elle est mal disposée, ou trop foible et delicate, ou qu’elle n’a point le bout des mamelles idoines à alaiter » selon La Framboisière102. La nourrice devient nécessaire, affirme un troisième médecin, « lorsque la mère est d’une complexion si délicate, qu’elle est hors d’estat d’allaiter son enfant »103. Un quatrième insiste sur l’importance de ne pas abuser de la délicatesse de la mère : « Il y a des femmes d’une constitution si délicate qu’elles paroissent n’avoir que la quantité suffisante de sang pour faire continuer la vie : on ne doit pas s’attendre qu’elles fourniront un lait abondant à leurs enfans. »104 Le célèbre obstétricien Mauriceau, après avoir affirmé lui aussi que la meilleure nourrice était la mère, entrevoit des cas où la femme ne peut et des cas où la femme ne veut pas allaiter, soit parce qu’elle n’en est pas capable, et désire garder ses rondeurs, ou parce que son mari « ne voudra pas lui-même souffrir, ny voir un tel embarras »105. Une femme indisponible et un nourrisson à proximité du lit constituent ici des nuisances évidentes. Ce qui ressort de l’ensemble est le pragmatisme des praticiens,

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Plumauzille et Rossigneux-Méheust, 2019. Voir ici même, p. xx. Burguière, 2011. Voir plus généralement à ce propos : Morel, 1976, p. 397-398. N. De La Framboisière, Le gouvernement nécessaire à chacun pour vivre longuement en santé, Paris, Marc Orry, 1608, p. 191. Pigray, op. cit, p. 494. Id. De La Framboisière, op. cit., p. 191. C. Guerin, Méthode d’élever les enfans selon les règles de la médecine, Paris, Veuve Edmé Martin, 1675, p. 31. M. Chambon, « Défaut de lait », Encyclopédie méthodique, médecine, par une société de médecins, 14 v., t. 5, 1792, p. 321. Cité dans Morel, 1976, p. 405.

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encore énoncé en 1803 sous la plume du médecin genevois Louis Odier, « lorsque le lait de sa nourrice ne lui convient pas, il faut se hâter, ou de lui donner une autre nourrice ou de suspendre pendant quelques jours l’allaitement »106. Alors même que la mode de l’allaitement maternel bat son plein dans le dernier tiers du xviiie siècle, catalysé par les écrits de Jean-Jacques Rousseau, les autorités médicales du moment affirment crânement que toutes ne peuvent pas allaiter. Samuel Auguste Tissot, par exemple, est explicite sur ce point dans son traité sur les maladies des nerfs où, tout en concédant que quand on peut, on doit, il dénonce surtout les injures inutiles « des moralistes contre celles qui ne le font pas », des reproches qui « ne prouveront jamais que toutes les femmes le puissent, ni qu’elles le doivent quand elles ne le veulent pas »107. L’essentiel de son chapitre comprend une liste de cas de femmes allaitantes dont la santé se serait rapidement détériorée et fournit des explications à ce phénomène. La lettre que le Dr Tronchin écrit à la jeune Madame Necker alors sur le point d’accoucher, va dans le même sens et présente l’allaitement comme un risque médical pour la mère : « il faut examiner bien des choses pour scavoir si vous serez bien en état de nourrir. Ce devoir n’en est un que lorsqu’on est en état de le remplir, et si vous me permettez de comparer deux choses qui ne se ressemblent guère, je dirois qu’il en est de l’allaitement comme du Carême, qu’il n’est obligatoire que pour ceux qui peuvent le supporter »108. Le discours religieux tend à définir l’allaitement par la mère de l’enfant nouveau-né comme une obligation morale, inscrivant le corps maternel dans l’ordre naturel de la Création, est ici contrecarré par la référence aux dispenses ecclésiastiques concernant les interdits alimentaires. Pour nombre de femmes aisées, la tradition de confier le nouveau-né à une nourrice demeure ainsi la norme. Les écrits personnels ne révèlent pas systématiquement l’état d’esprit ou les hésitations des diaristes. Les entrées de Catherine Charrière de Sévery, par exemple, ne renseignent que peu sur ses raisons de ne pas allaiter son enfant. Le 7 août, elle note simplement : « Je me suis purgée, la Nourrice est venue s’engager, les maçons sont venus […] ». La nourrice s’impose ici bien avant même l’accouchement qui ne survient que six semaines plus tard, le 21 septembre. Il est vrai que son journal témoigne alors d’autres préoccupations : elle est terrorisée par la perspective d’accoucher de son deuxième enfant, Angletine. La mère et la famille avaient pris une décision bien avant de constater si l’allaitement maternel était une possibilité ou pas. La suite des mentions de la nourrice dans le journal signale une attention particulière portée sur la santé de l’enfant, mais aussi une certaine passivité de la mère. Le 19 janvier suivant (17271), la mère est active et écrit à la première personne du singulier : « j’ai trouvé la petite malade ». Pour ce qui est de la gestion de la crise, il en va autrement. D’autres agissent, ou du moins c’est ainsi que le suggèrent les formulations vagues et passives employées par la mère pour raconter une crise dont la nourrice se trouve être la cause : « on a découvert qu’elle était grosse. Il a fallu incessamment en chercher une autre ». Deux

106 L. Odier, Manuel de médecine-pratique, ou sommaire d’un cours gratuit, donné l’an VII et l’an VIII de la République Française, aux officiers de santé du Département du Léman, Genève, Paschoud, 1803 (an XI), p. 202. 107 S. A. Tissot, Traité des nerfs et de leurs maladies, in Œuvres de Monsieur Tissot, t. 13, Lausanne, François Grasset et Comp., 1790, p. 146. 108 Cité dans Moret et Petrini, 2016, p. 157.

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jours plus tard, le 21 janvier, la mère inquiète suit de près les événements, mais ne semble toujours pas jouer un rôle actif ; une deuxième « nourrice de Severy n’a pas convenu, il a fallu en chercher une autre, comme nous allions envoyer à Echandens109, on en a indiqué une dont le lait est frais, et qui s’est trouvé parfaite »110. Les formulations neutres, le recours à un vague « on » pour décrire les événements et les décisions, suggère une expertise qui lui échappe en partie ou, du moins qui est assurée par un collectif familial d’enquête dont le médecin fait partie : c’est à l’occasion de cette dernière crise que Tissot lui adresse l’avis sur la nourrice mentionné plus haut. Dans le dernier tiers du xviiie siècle, la pression est forte pour que la mère allaite elle-même, et certaines femmes regrettent de ne pas l’avoir fait. C’est le cas de la baronne de Vrintz (née Gugornos) qui écrit à Tissot : « au premier [enfant], je n’eus point de lait les premiers jours, je n’avais point d’expérience, personne ne me dit qu’il en pourrait venir, on envoya l’enfant à la nourrice, cela me chagrina beaucoup »111. Alors que son état de santé est compromis, Madame Vrintz tombe enceinte de son sixième enfant112. Elle affiche là aussi une certaine docilité vis-à-vis de ses conseillers médicaux : « il fut conclu que je l’allaiterais », écrit-elle à Tissot113. Dans leur appréciation de la possibilité ou non de l’allaitement maternel, les médecins centrent leur attention sur la santé de la mère. C’est là un réflexe attendu dans la société du xviiie siècle où la vie des nourrissons était particulièrement vulnérable. L’idée, encore énoncée pendant l’ensemble du xixe siècle, qu’en cas de difficulté pour la mère à être nourrice, il fallait trouver la meilleure des nourrices possibles, relève alors du bon sens. L’insistance sur la nécessité qu’induit une impossibilité pour la mère révèle deux choses importantes. D’une part, il était reconnu que la mère et son lait pouvaient être incompatibles avec le nourrisson et d’autre part que le nourrissage était considéré essentiel non seulement pour la survie de l’enfant, mais également pour son devenir. En effet, derrière l’attention prêtée aux qualités de la nourrice se trouve le principe de la transmission ample de traits, de qualités morales et de caractéristiques physiques114. Car l’enfant est, selon Pingray, « nourry non seulement de son laict, mais de la bonne substance et bonne odeur de son corps, car tout ainsi que le bon ou mauvais suc de la terre meut et change les vertus des plantes et des fruicts, ainsi fait celuy de la nourrisse les propres mœurs et vertus de l’enfant »115. Des moralistes comme le jésuite Pierre Josset insistent sur le fait que, selon la formule de Marc Fumaroli, à défaut que la mère puisse allaiter l’enfant, on « évite une nourrice grossière et vulgaire qui mettrait sur l’enfant une empreinte dommageable »116. Le fondement médical de ce conseil est commun : « il est si évident que les mœurs des nourrices se communiquent aux enfans, que quand quelqu’un ne tient ni de père ni de mere, on dit communément que la nourrice l’a changé »117. 109 110 111 112 113 114 115 116 117

Village proche de Morges, à environ 11 km de Sévery. Archives Cantonales Vaudoises, P Charriere Ci 11. Bibliothèque cantonale et universitaire Lausanne de Dorigny (désormais : BCUL/D), IS/3784/II/144.02.03.24. BCUL/D, IS/3784/II/149.01.01.23, Baronne de Vrintz à Samuel Augustre Tissot, le 8.4.1771. Id. Ce fait est bien documenté, voir par exemple Rollet et Morel, 2000, p. 97 ; Dorlin, 2006, p. 161-162. Pigray, op. cit., p. 494. Fumaroli, 1996, p. 93. Guerin, op. cit., p. 24.

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Ainsi, la qualité de la nourrice et du lait n’est pas seulement une question de survie de la génération à venir. Le lait reçu conditionne le nourrisson en devenir à la fois au niveau du physique, du moral et surtout au niveau de son identité. Il y a là un paradoxe apparent, qui relève plutôt d’un cercle vicieux que d’un vice logique de la médecine ancienne. Les mères de classes aisées étaient réputées plus délicates que les autres, et donc plus à même d’être obligées de renoncer à allaiter leurs enfants. Leur sensibilité et leur émotivité sont ainsi à l’origine, paradoxalement, de leur incapacité à jouer le rôle de nourrice pour leurs propres enfants, un point de vue cautionné par le corps médical. « Il m’a paru que les enfans nourris – écrit le médecin Louis Odier au cap du xixe siècle –, par une mère tendre et sensible y sont plus sujets que d’autres. Il y a apparence que cela tient à quelque altération dans le lait, en conséquence de l’affection maternelle, qui trop exaltée, ou mal dirigée, le dénature momentanément »118. L’excès d’affection maternelle, la fragilité du corps des femmes issues des classes nanties entraîne des conséquences physiques et identitaires sur leur progéniture. Nombre de nourrissons allaités par des étrangères, une fois adultes, rendent cette expérience responsable de dérangements survenus dans leur santé, de la débilité ou de la faiblesse de leur corps. La nourrice se mue ainsi en bouc-émissaire aux yeux d’adultes mécontents qui – sans doute inspirés par Rousseau – commencent le récit de leur vie avec des reproches adressées avant tout à leur mère. « Je suis née en 1741. Mes malheurs commencèrent avec mon existence. Je fus remise à une nourrice qui n’avait point de lait et qui me nourrit quatre mois en me faisant succer des pommes, je fus mourante, et on me remit à une autre femme qui me retira de la mort », se plaint Madame Bordenave de Drisse119. Les effets ne sont pas que physiques. Louis de Courten explique dans ses mémoires : On me donna pour nourrice la nommée Marie Jeanne, femme d’Augustin Semaille […]. Le lait que j’ai sucé n’était point fait pour mes organes et a été pour moi un aliment moins profitable que n’eut été le lait d’une mère ! Qui sait si mon tempérament robuste et sain dans son origine n’en a pas été altéré, qui peut répondre si cette transformation n’a point influé sur mon cœur ; l’âme et le corps sont si dépendants l’un de l’autre, le fruit le plus délicieux dans le terroir qui lui convenait ne manque guère de dégénérer s’il est transporté dans un autre120. De telles complaintes sont répandues et se répètent à souhait dans les consultations médicales. Les autobiographes ne sont pas en reste. Nicolas Duval Soret rend ainsi soit l’usage de l’époque soit la mésintelligence de ses parents responsable du fait que sa mère ne l’allaite pas. « On me mit donc en nourrice (passe encore si on avoit fait un bon choix) mais on m’envoya succer le lait d’une misérable savoyarde, sale, comme le sont en général nos bons croque raves121. » La description ébranle l’image idéale de la campagnarde que prônaient Rousseau et nombre de médecins. Elle atteste aussi de la distance croissante entre les élites et les autres classes sociales qui se répand à la fin de l’Ancien Régime.

118 L. Odier, Manuel de médecine-pratique, ou sommaire d’un cours gratuit, donné l’an VII et l’an VIII De La République Française, aux officiers de santé du Département du Léman, Genève, Paschoud, 1803 (an XI), p. 202. 119 BCUL/D, IS/3784/II/IS/378/II/144.02.05.26, Mme Bordenave de Drisse à Samuel Auguste Tissot. 120 Il y a deux siècles : deux officiers suisses aux Services Étrangers, Victoria, Trafford, 2005, p. 8. 121 Bibliothèque de Genève, Souvenirs Nicolas Soret Duval, Ms var 20 / fols 38.

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Conclusions L’analyse des pratiques d’allaitement et de leurs représentations, tout au long de l’époque moderne, peut fournir des réponses apparemment contradictoires sur le rôle domestique des pères et de figures paternelles, à l’instar des médecins, dans l’injonction et le contrôle du sein de la mère pour le nourrisson. La cristallisation et uniformisation des normes sur l’allaitement dans la longue durée est dès lors seulement apparente. Les sources littéraires témoignent également d’une pluralisation des cultures familiales, en Europe et dans les sociétés coloniales. À la fin du xviiie siècle, les velléités des hommes – notamment des médecins – d’imposer la prise en charge par la mère de l’allaitement de son propre enfant, rencontre une certaine résistance de la part des femmes122. La dépendance de l’expertise des mères du savoir masculin n’est pas absolue, mais les quelques éléments tirés des écrits personnels et évoqués plus haut incitent à la penser comme étant subordonnée au jugement du mari (ou de la famille). Au cours de l’époque moderne, les interactions sont toutefois constantes. L’avis médical évolue comme un savoir parmi d’autres, dont la valeur d’autorité croît, mais se construit par des échanges, des emprunts, des transferts, ou des conflits de compétences. En définitive, le contrôle masculin et paternel, dès lors patriarcal sur la génération, entre dans la construction des masculinités. Ce contrôle est cependant moins affirmé et universellement accepté, de la Renaissance aux Lumières, que constamment redéfini et négocié. Dans les divers contextes territoriaux, suivant les classes sociales et le cadre juridique ou intellectuel spécifiques, le devoir des pères de nourrir et d’éduquer suscite des tensions inhérentes à la compréhension masculine elle-même des implications émotionnelles et sociales causées par la prise en charge personnelle et/ou professionnelle des soins domestiques. Bibliographie Ed. Barra, « Les couleurs du Corpus hippocraticum », Corps, 3/2 (2007), p. 25-32 : Cairn.info, doi :10.3917/corp.003.0025. S. Beam, « Turning a blind eye : infanticide and missing babies in Seventeenth-Century Geneva », Law and History Review, 22/1 (2020). http://dx.doi.org/10.1017/S0738248020000218. Ann. Bellavitis, « Education », in S. Cavallo et S. Evangelisti, A Cultural History of Childhood and Family, vol. 3, In the Early Modern Age, Oxford-New York, Berg, 2010, p. 95-112. L. Bodiou, « Les singulières conversions du lait maternel à l’époque classique. Approche médicale et biologique », Pallas, 85 (2011), p. 141-151. Andr. Bourguière, « La mémoire familiale du bourgeois gentilhomme. Généalogies domestiques en France aux xviie et xviiie siècles », Annales ESC, 46/4 (1991), p. 771-788. ———, Le mariage et l’amour en France : de la Renaissance à la Révolution, Paris, Éd. du Seuil, 2011. Is. Brouard-Arends (dir.), Lectrices d’Ancien Régime, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003.

122 Hanafi, 2012, p. 661 ; voir aussi Hanafi, 2017.

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Con cetta Pennuto

Maladies des enfants et nutrition L’absence de lait selon Girolamo Mercuriale Dans la médecine de la première modernité, la santé des femmes et la santé des enfants sont étroitement liées1. Souvent les textes traitant de grossesse, accouchement et maladies gynécologiques comportent une section importante sur la nutrition et les maladies des nourrissons et des enfants, qu’ils soient rédigés par des médecins ou par des sages-femmes. Certains médecins s’orientent cependant vers la rédaction d’ouvrages monographiques sur la santé des femmes et la santé des enfants en y abordant des thématiques communes mais approfondies de manière différente selon le contexte rédactionnel. C’est le cas de Girolamo Mercuriale (1530-1606), professeur à l’université de Padoue, de Bologne et de Pise, auteur de Nomothelasmus (1552), De morbis puerorum (1583) et De morbis muliebribus (1586-1587). L’étude de l’allaitement occupe un livre entier du De morbis muliebribus et revient dans les deux autres textes pour expliquer comment bien élever et nourrir l’enfant et comprendre l’étiologie de la macies, la maigreur, qui peut se révéler mortelle. Si les maladies et les dysfonctionnements de l’allaitement sont multiples, c’est la macies qui représente le danger le plus grand comme conséquence d’une situation particulière et pour laquelle il peut être difficile de trouver un remède : l’absence ou la pénurie de lait. Non seulement la nutrition en est mise en danger, mais également le lien mère-enfant peut en résulter interrompu et la place du père être diminuée en sa responsabilité et garantie du maintien des liens familiaux. C’est sur ce cas particulier de l’étude de Mercuriale que cette contribution propose de réfléchir. Nomothelasmus (1552), De morbis puerorum (1583), De morbis muliebribus (1586-1587) : aux origines de la réflexion de Mercuriale En 1586, dans la deuxième édition des Gynaeciorum Libri2, le médecin bâlois Caspar Bauhin (1560-1624)3 publie l’editio princeps du traité sur les maladies des femmes,

1 Pour un panorama historique, voir Lett et Morel, 2006 ; Wirth, 2009. 2 Sur les trois éditions de ce recueil, voir King, 2007, p. 1-27. 3 Sur Bauhin, voir Koelbing, 2002 http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F14280.php ; Ghosh, 2016 ; Mudry, 2014. Concetta Pennuto  •  Université de Tours Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 821-832 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127473 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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De morbis muliebribus, du médecin Girolamo Mercuriale, professeur à l’université de Padoue entre 1569 et 15874. Comme Bauhin l’explique, il s’agit d’un cours universitaire sur la santé des femmes que Mercuriale avait assuré 14 ans auparavant, durant l’année universitaire 1572-1573. Bauhin avait produit une copie manuscrite de l’œuvre à partir d’un autographe, pour éviter trop d’erreurs, durant son séjour à l’université de Padoue (1577-1578)5. D’après Bauhin, c’est l’imprimeur Conrad Waldkirch qui veut publier les leçons de Mercuriale6. Au moment de la parution, Mercuriale n’est pas informé de la diffusion de son cours : eo inscio, dit Bauhin, qui est toutefois rassuré par l’amour que Mercuriale lui porte, comme il l’a montré dans le passé et il continue de le montrer par ses lettres. Bauhin affirme ne rien faire d’autre qu’appliquer le Serment d’Hippocrate à la relation avec son maître7. En 1587, à Venise, chez Felix Vaugris, paraît une nouvelle édition du texte par les soins d’un autre élève de Mercuriale, Michele Colombo, qui, en même temps, publie le premier volume des consultations de son professeur8. Colombo raconte les circonstances de l’édition de Bauhin sous le prisme de l’avidité de la nation germanique, sans partage d’information avec l’auteur qui avait déjà refusé la publication du cours à plusieurs éditeurs de Venise, de Padoue et d’ailleurs. Cependant, au nom d’une grande bienveillance envers la nation germanique, Mercuriale accepte de publier son cours en confiant l’édition à Colombo, qui a pu collationner les meilleures copies de l’ouvrage9. Deux autres éditions sont publiées du vivant de l’auteur, dont la dernière en 160110. Au moment de la publication du De morbis muliebribus entre 1586 et 1587, deux textes de Mercuriale sur la santé des enfants avaient déjà vu le jour : le Nomothelasmus, édité à Padoue

4 G. Mercuriale, De morbis muliebribus, in Gynaeciorum sive de Mulierum Affectibus Commentarii, Basileae, per Conradum Waldkirch, 1586, Tomus II, p. 1-195. Sur Mercuriale et l’enseignement à Padoue, voir Ongaro et Martellozzo Forin, 2008 ; plus en général, Agasse, 2008. 5 C. Bauhin, « Prefactio ad lectorem », in Gynaeciorum sive de Mulierum Affectibus Commentarii, Basileae, per Conradum Waldkirch, 1586, Tomus II, fol. 4v. Cf. Siraisi, 2008, p. 84 ; Ongaro et Martellozzo Forin, 2008, p. 41. Deux copies manuscrites du cours de 1572-1573 sont conservées à la Biblioteca Malatestiana de Cesena : le manuscrit 166.140, constitué de 55 leçons, et le manuscrit 167.128, proche de la version imprimée en 1602. Voir Cerasoli et Garavini, 2005, p. 312-314, 317-319. 6 Bauhin, « Prefactio… », op. cit., fol. 5r. 7 Ibid. Sur les éditions du De morbis muliebribus, cf. Cerasoli et Imolesi Pozzi, 2008 ; Ongaro, 2009. Sur les éditions de Waldkirch, voir Verlag Waldkirch : http://www.verlag-waldkirch.de/content360_268_294_Ab-1582Conrad-Waldkirch.html. 8 Mercuriale, De morbis muliebribus Praelectiones ex ore Hieronymi Mercurialis iam dudum a Gaspare Bauhino exceptae ac paulo antea inscio autore editae, nunc vero per Michaelem Columbum ex collatione plurium exemplarium consensu auctoris locupletiores, et emendatiores factae, Venetiis, apud Felicem Valgrisium, 1587 ; Id., Responsorum, et Consultationum medicinalium Tomus primus. Nunc primum a Michaele Columbo collectus, et in lucem editus, Venetiis, apus Iolitos, 1587. Sur Michele Colombo et son père Realdo, Carlino, 2002 ; de Renzi, 1845, Tome III, p. 713. 9 M. Colombo, « Medicinae studiosis S. », in Mercuriale, De morbis muliebribus, f. *3v. La lettre est datée de Padoue, le 28 novembre 1586 (Patavij, quarto Calendas Decembris 1586). 10 Mercuriale, De morbis muliebribus Praelectiones. Iam dudum a Gaspare Bauhino exceptae, ac paulo antea inscio autore editae : postremo vero per Michaelem Columbum ex collatione plurium exemplarium consensu auctoris locupletiores, et emendatiores factae. Tertia vero hac editione et auctiores, et castigatiores adhuc redditae, Venetiis, apud Iuntas, 1591 ; Id., De morbis muliebribus Praelectiones. Iam dudum a Gaspare Bauhino exceptae, ac paulo antea inscio autore editae : postremo vero per Michaelem Columbum ex collatione plurium exemplarium consensu auctoris locupletiores, et emendatiores factae. Quarta vero hac editione et auctiores, et castigatiores adhuc redditae, Venetiis, apud Iuntas, 1601. Je base la lecture du texte sur cette dernière édition publiée du vivant de Mercuriale.

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chez Giacomo Fabriano en 155211, et le De morbis puerorum, publié en 1583 par un étudiant polonais de Mercuriale, Ioannes Chrosciejowski (Groscesius) de Poznam12. Imprimé quand Mercuriale avait 22 ans et était encore étudiant, le Nomothelasmus représente la première œuvre du médecin et porte sur la manière de bien assurer la croissance et l’allaitement de l’enfant. Le texte est dédié au juriste Francesco Paolucci qui venait d’avoir un enfant, époux de la sœur de la mère de Mercuriale13. Si ce texte a un caractère plutôt pédagogique et se concentre sur les soins et l’éducation de l’enfant selon la tradition humaniste14, c’est dans le cours De morbis puerorum que Mercuriale entre dans la matière médicale par le biais d’une série de questions posées dès le début du cours : faut-il que le médecin s’occupe des maladies des enfants ? Pourquoi les enfants, surtout les nourrissons, souffrent d’un si grand nombre de maladies ? Quelles sont les maladies qui leur sont propres ?15 La liste des maladies est longue dans les trois livres qui abordent, entre autres, les maladies contagieuses, telles que la rougeole et la variole, suivies de la maigreur, de la macrocéphalie, des scrofules, du bec le lièvre, de la tumeur de l’ombilic, des malformations de l’anus ou de l’urètre, ainsi que des différents types de fièvres, de convulsions, de paralysies et de vers16. Manque un chapitre sur les maladies dues à l’allaitement, mais dans celui sur la maigreur des enfants, De macie, le lecteur est confronté à des réflexions sur le lait qui font le lien avec l’enseignement assuré par Mercuriale en 1572-1573 De morbis muliebribus, où des leçons avaient clairement affiché la thématique de l’allaitement et de ses conséquences sur la santé des enfants et des nourrissons. Les premières lignes du De morbis muliebribus constituent d’ailleurs une interrogation sur la différence des sexes masculin et féminin. D’après Mercuriale, maints sont les signes qui permettent de distinguer les deux sexes. Parmi ces signes cependant ce n’est pas la force qui différentie le mâle et la femelle. En effet, dans la nature, des animaux femelles sont bien plus forts que les animaux mâles du même genre, par exemple les ourses17. Ce ne sont pas non plus les opérations de l’âme qui distinguent les deux sexes, continue Mercuriale. Bien qu’Aristote et les péripatéticiens aient soutenu que les facultés des mâles soient plus brillantes que celles des femelles, Platon et les platoniciens ont estimé, et justement (et recte), que les mêmes et identiques capacités d’étude et de raisonnement caractérisent les hommes et les femmes18. Mercuriale déclare rester étonné de la manière dont Aristote a défini les femmes et toutes les femelles, en les considérant comme des monstres. En réalité, que l’on examine la propagation des espèces ou l’utilité des femmes en une gestion heureuse de la vie ou en la richesse qu’elles apportent, les femmes et les femelles sont pour Mercuriale au premier rang de la nature. L’élément qui les caractérise vis-à-vis des hommes est la capacité à concevoir, à accoucher, à élever et nourrir le nouveau-né. La nature les a fournies des

11 Mercuriale, Nomothelasmus seu ratio lactandi infantes, Patavii, (Giacomo Fabriano) 1552. 12 Id., De morbis puerorum tractatus lucupletissimi, variaque doctrina referti non solum Medicis, verumetiam Philosophis magnopere utiles, ex ore Excellentissimi Hieronymi Mercurialis Foroliviensis Medici clarissimi diligenter excepti, atque in Libros tres digesti : opera Iohannis Chrosczieyoioskij, Venetiis, apud Paulum Meietum, 1583. 13 Sur ce texte, voir Cerasoli, 2008. 14 Sur l’éducation humaniste, dont les premiers soins commencent par l’allaitement, voir Garin, 1949. 15 Mercuriale, De morbis puerorum, fol. 1r-v. 16 Cette liste n’est pas exhaustive, mais permet d’avoir une idée du nombre de maladies traités dans le texte. 17 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), op. cit., p. 1. 18 Ibid.

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outils aptes à accomplir ces opérations, alors que les hommes en sont dépourvus19. Ces instruments spécifiques aux femmes sont sujets à des maladies particulières qui touchent à la constitution et à la composition du corps : ce sont ce qu’Hippocrate et les médecins modernes ont appelé morbi muliebres. Les maladies des femmes ne concernent pas les hommes, dont les instruments de la génération diffèrent20. Ces maladies féminines sont alors propres à l’utérus et aux seins des femmes, uterus et mammae21. Le début du cours ici évoqué montre une prise de position nette du professeur universitaire que l’on pourrait situer dans la querelle des femmes à la première modernité en un contexte pédagogique ayant pour but de former des futurs médecins à la santé des femmes22. L’égalité des sexes (sexus) dans la force, l’intellection et les opérations de l’âme admet toutefois une spécificité du corps féminin dans la capacité à générer, accoucher et nourrir l’enfant. C’est cette capacité à nourrir le nourrisson qui rend les seins des femmes un membre spécifique de leur corps et différent des seins masculins, affirme Mercuriale, ces derniers n’ayant pour but que la protection du cœur23. Les seins des femmes montrent les signes de la maladie lorsque leur fonction nutritive subit des altérations, et ce d’après de multiples causes. Telles sont les ulcères, les tumeurs et toute altération : ces maux sont communs aussi aux hommes, mais arrivent de préférence aux femmes, d’autant plus que chez les femmes ils empêchent le fonctionnement qui assure la nutrition, à savoir la production de lait. La inopia lactis, la pauvreté de lait, ou la lactis abundantia, l’excès de lait, sont les deux premiers maux, suivis d’un lait dont la qualité résulte inapte à la nutrition parce que trop subtil ou trop gras ou épaissi en caillots ou âpre ou acide. Le lait gras et en caillots est dit colostrum et les nourrissons qui sont nourris par ce lait sont dits pueri colostrati, enfants atteints de colostration, comme les enfants nourris par une femme enceinte24. Diagnostiquer l’absence de lait Si le premier livre du De morbis muliebribus porte sur la stérilité, la môle et le soin des femmes enceintes, le deuxième est consacré aux maux de l’accouchement, tels que la fausse-couche et l’accouchement dystocique ; le quatrième concerne les maladies de l’utérus, comme les menstruations déréglées, les menstruations hémorroïdales, la gonorrhée et la menstruation blanche, les ulcères, les démangeaisons … C’est dans le troisième livre que Mercuriale aborde la question de la lactation et des maladies des seins. En début de livre, le lecteur apprend que la partie sur les seins ouvre la seconde année de cours, celle de 1573. L’argument de la production de lait est fort difficile, explique Mercuriale, parce que rares sont les sources qui l’ont traité depuis l’Antiquité. On pourrait même dire que la thématique n’a jamais été abordée de manière exhaustive. La première question que le Ibid., p. 1-2. Ibid., p. 2. Ibid. Sur la querelle des femmes, voir Dubois-Nayt, Dufournaud et Paupert, 2013, p. 7-19 ; Paupert, 2013. Sur une médecine qui différentie le corps féminin par rapport au corps masculin entre Antiquité et époque moderne, voir King, 2013. 23 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 2. 24 Ibid., p. 4. 19 20 21 22

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médecin doit poser concerne la recherche de la raison pour laquelle les maladies touchantes à la production de lait sont dites muliebres, féminines, comme si elles ne pouvaient pas arriver aux hommes, alors que les hommes sembleraient pouvoir produire du lait25. Parmi les sources que Mercuriale propose, Avicenne atteste de lait produit dans les mamelles des hommes, surtout des adolescents, dont les seins deviennent ronds26. Mercuriale est cependant d’avis que la production de lait chez les hommes est un événement rarissime, comme l’a montré Albert le Grand dans le traité sur les animaux27. Chez les hommes, d’après Mercuriale, il ne s’agit pas de vrai lait, mais de sang blanchi28. En effet, le lait a pour fonction de nourrir et Galien a expliqué, dans le traité sur la saignée contre Érasistrate, qu’il n’est produit que dans les animaux qui ont un utérus29. Avicenne et Aristote racontent alors des fables, comme fabuleuse est l’histoire du bouc qui produisait chaque jour une grande quantité de lait30. Quelqu’un pourrait demander pourquoi les hommes ne produisent pas de lait, continue Mercuriale. La réponse se trouve dans le traité sur les glandes d’Hippocrate : la chaleur naturelle des hommes est tellement puissante qu’ils brûlent toute la nourriture et peu d’excréments restent dans le corps ; en outre, les hommes n’ont pas des mamelles assez spongieuses et larges pour attirer et recevoir le sang qui est la fabrique du lait31. Dans ce contexte, le defectus lactis, l’absence de lait, ne représente certes pas un mal pour l’homme, alors qu’elle l’est pour la femme, tout comme la lactis redundantia, une production excessive de lait, ou la production de lait en caillots (caseatio) ou la coagulation du lait (coagulatio) ou encore un changement de qualité du lait (corruptio)32. Afin de comprendre ces maladies de la nutrition, parmi lesquelles l’on compte l’absence de lait, il est nécessaire de s’interroger, dit Mercuriale, sur ce qu’est le lait, dans quelle manière il est produit, quand il est produit, où et dans quelles circonstances. Concernant la nature du lait, Empédocle l’a défini comme du pus, une humeur33. Aristote a réagi durement contre cette définition dans le De generatione animalium, parce que le pus est le résultat d’une corruption, alors que le lait est une coction34. Mercuriale montre alors l’accord entre Empédocle et Hippocrate, dont les études anatomiques et sur la nutrition dévoilent que la putréfaction n’est qu’une forme de coction35. Le lait reste pour Aristote une transformation et un blanchissement du sang en excès, alors que dans les Problèmes d’Alexandre d’Aphrodisias le lait est du sang

25 Ibid., p. 71. 26 Ibid. Cf. Avicenna, Liber canonis medicinae (Venetiis, in edibus Luce Antonij Iunta, 1527), III 12, 1, 3, fol. 209v. Mercuriale raconte également qu’Avicenne affirme avoir vu un homme produire tellement de lait qu’on en avait produit du fromage. 27 Albertus Magnus, De animalibus Libri vigintisex, (Venetiis, impensa heredum quondam nobilis viri Domini Octaviani Scoti, 1519), III 9, fol. 45r. 28 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 71. 29 Galenus, De venae sectione adversus Erasistratum Liber, in P. Brain, 1986, cap. 5, p. 26 (K XI, 164). 30 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 72. Cf. Albertus Magnus, De animalibus, loc. cit. 31 Ibid. Cf. Hippocrate, « Du système des glandes », in Hippocrate, Œuvres complètes, Tome XIII, éd. R. Joly, Paris, Les Belles Lettres, 2003, ch. 16, p. 121-122. Sur l’impact de ce texte dans l’essor des textes médicaux de la première modernité sur la santé des femmes, voir King, 2007, p. 12. 32 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 72. 33 Ibid. 34 Aristoteles, De generatione animalium Libri quinque, ex recensione Immanuelis Bekkeri, Berolini, typis Academicis, impensis Ge. Reimeri, 1829, IV 8, p. 139 ; Aristoteles, « De generatione animalium libri V », in Aristoteles, Opera, Parisiis, ex officina Simonis Colinaei, 1524, fol. 44v. 35 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 73.

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blanchi ; chez Hippocrate le lait et le sang sont proches, ajoute Mercuriale, car, en effet, le lait n’est que du sang36. La liste de définitions amène Mercuriale à décrire le sang qui sert à la production de lait comme un sang menstruel pur. Tout lait qui proviendrait d’un sang menstruel cuit et gras serait un lait inutile37. Pour expliquer la transformation du sang en lait, Mercuriale fait appel à Galien et à son traité sur la conservation de la santé38 : la coction du sang devient adaptation, adaequatio. Dans les seins, les parties âpres et chaudes du sang sont adoucies et atténuées par un réchauffement particulièrement doux. C’est comme quand l’on produit du miel ou du vin chaud, continue Mercuriale. La chaleur excessive étant nuisible, il faut en garder une quantité mediocris, faible et petite39. Même discours pour la semence de l’homme : elle est froide par nature, c’est la chaleur douce du lieu qui la réchauffe permettant ainsi la formation du fœtus40. Le lait est donc du sang menstruel pur réchauffé modérément par la chaleur. Mais quelle chaleur ? Les seins sont des glandes froides, ne pouvant donc pas en soi réchauffer le sang. C’est la proximité du cœur qui leur offre la chaleur nécessaire pour transformer le sang en lait blanc. Il s’agit d’une chaleur accidentelle41. La transformation du sang en lait amène le médecin à pousser la réflexion plus loin, en s’interrogeant d’abord sur la raison d’une telle transformation. Nourrir le nourrisson avec du sang serait de fait une horreur que la nature a voulu éviter, elle qui agit toujours en veillant à unir la beauté avec l’utilité. L’anatomie offre également matière à la réflexion. Hors de l’utérus, le nourrisson doit s’alimenter par la bouche pour que la nourriture arrive à l’estomac et au foie. Le lait permet cette nutrition par la bouche, redevenant ainsi sang dans le corps du nouveau-né. Le sang représente le trésor de la vie humaine et c’est pour cette raison que les vaisseaux du sang ne s’ouvrent pas facilement, surtout dans les seins. Imaginons, dit Mercuriale, que du sang sorte des seins : il faudrait avoir des vaisseaux sanguins qui s’ouvrent et referment, avec grand danger pour la vie de la mère suite à la fréquence de l’acte de la nutrition42. Par ailleurs, la position des seins dans le corps de la mère, elle aussi, n’est pas laissée au hasard. Galien, dans le traité Sur l’utilité des parties, montre que les seins sont sur la poitrine parce que c’est le lieu du corps le plus chaud grâce à la présence du cœur, qu’ils protègent43. Dans son traité Sur l’amour pour les enfants, Plutarque souligne également que les seins sont sur la poitrine pour que la mère, en nourrissant sont enfant, puisse l’embrasser et lui donner ainsi son amour44.

36 Ibid. Cf. Aristoteles, De generatione, loc. cit. ; Alexander Aphrodisieus, Problemata omnibus studiosis non minus utilia quam iucunda, Graece et Latine Ioannis Davioni studio illustrata, Parisiis, [Émonde Toussain, veuve de Conrad Néobar], 1541, II 79, fol. 69v-70r ; Hippocrate, « Deuxième livre des Épidémies », in Hippocrate, Œuvres complètes, traduction nouvelle avec le texte grec en regard … par É. Littré, Tome V, Paris, chez J.-B. Baillière, II 3, 17, p. 178-179. 37 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 73-74. 38 Ibid., p. 74. Cf. Galenus, « De sanitate tuenda », in Galenus, Opera omnia, Editionem curavit D. Carolus Gottlob Kühn, Tomus VI, Lipsiae, prostat in officina libraria Car. Cnoblochii, 1823, VI 16, p. 694. 39 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 75. 40 Ibid., p. 76. 41 Ibid., p. 76-77. 42 Ibid., p. 77. 43 Id. Cf. Galenus, De usu partium, in Galenus, Opera omnia, Editione curavit D. Carolus Gottlob Kühn, Tomus VIII, Lipsiae, prostat in officina libraria Car. Cnoblochii, 1822, VII 22, p. 603. 44 Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 77. Cf. Plutarchus, De amore prolis, in Plutarchus, Scripta moralia, ex codicibus … collatis emendavit Fredericus Bübner, Vol. I, Parisiis, editore Ambrosio Firmin Didot, 1841, ch. 3, p. 600.

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Si la nature agit dans le but de tisser le lien entre la mère et l’enfant, le defectus lactis est un symptôme signifiant un problème médical majeur, parce qu’il empêche la transmission de la nourriture et, avec elle, de l’amour maternel. Le trouble physiologique relève, quant à lui, de la production de secrétions45. Deux sont les excrementa qui concernent la génération : la semence et le sang menstruel. Ce dernier nourrit le fœtus durant la grossesse et, après l’accouchement, est transformé en lait. S’il est absent des seins, un problème est survenu, tel qu’une malformation des seins ou des vaisseaux ou une altération de l’état habituel des seins et du sang ou encore une blessure46. Parmi les causes qui engendrent l’absence de lait, les internes relèvent de la nature du corps : des seins trop petits et des vaisseaux sanguins trop étroits peuvent provoquer un manque de lait47. De même, une obstruction, la mauvaise qualité du sang, une contamination par excès de pituite ou de mélancolie peuvent être à l’origine d’une baisse dans la production de lait48. Parmi les causes externes, l’air excessivement froid, certains aliments et boissons, l’excès de travail, la tristesse et les autres passions véhémentes de l’âme causent une diminution de lait49. En absence de lait, l’on peut avoir recours aux remèdes apéritifs, qui font affluer le sang aux seins, ou bien utiliser des remèdes permettant de produire la substance du lait50. Situation différente est celle due à la faiblesse de l’enfant qui n’arriverait pas à téter, mais c’est rare51. Quelle qu’en soit la cause, l’absence de lait est particulièrement grave, parmi les maladies de l’allaitement, parce qu’elle amène l’enfant à une grave souffrance, celle due à l’amaigrissement. Si l’enfant est amaigri (emaciatus), le médecin se doit d’explorer les éléments qui se cacheraient derrière ce signe d’absence de lait, comme la taille des seins, trop petits et étroits avec des vaisseaux resserrés et courts52, un sang trop bilieux qui ne peut pas donner au lait les qualités qu’il devrait avoir (blancheur, consistance, transparence)53, un sang trop chargé en flegme qui donnerait un lait tendant à l’acidité, un sang mélancolique qui produirait un lait noircissant54. La famille pourrait choisir une nourrice pour résoudre le problème, ajoute Mercuriale, mais il n’est pas toujours possible d’en avoir une, et alors la maladie doit être traitée par le médecin55. Il faut agir sur les causes qui détruisent le lait par le régime et par la pharmacie. Choisir un bon air, tempéré et, si possible, celui des régions où les animaux produisent le plus de lait ; régler l’alternance de sommeil et de veille ; pratiquer de l’exercice physique modéré ; diminuer la fréquence du coït, qu’il serait en réalité mieux d’éviter56 : ces premières consignes du régime s’accompagnent du bon choix de nourriture et boisson. Le vin doit être aqueux, léger et blanc. Il faut corriger la fausse opinion qui voudrait le lait être produit par le vin : la 45 46 47 48 49 50 51 52 53 54 55 56

Mercuriale, De morbis muliebribus (1601), p. 78. Ibid. Ibid., p. 79. Ibid. Ibid. Mercuriale rappelle l’action néfaste du froment, surtout celui appelé sorgo à Padoue, en invitant à en demander confirmation aux rusticae Patavinae. Ibid., p. 80. Ibid. Ibid., p. 80-81. Ibid., p. 81. Ibid. Ibid., p. 82. Ibid.

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nature du lait et celle du vin, explique Mercuriale, sont différentes, le lait ayant une nature à base de terre et d’eau, alors que le vin a une nature aqueuse57. Parmi les aliments, sont à privilégier le pain d’épeautre, les viandes de chapon et de veau, les œufs, toutes les viandes des oiseaux hormis les viandes des animaux sauvages, qui provoquent trop de dessèchement. Mercuriale conseille de boire du lait de chèvre et de manger du beurre et des mamelles cuisinées et bien mâchées sur la base des lois de l’analogie entre semblables. Quand on est malade de l’estomac, continue-t-il, on se soigne en mangeant de l’estomac d’animaux, surtout celui des poules ; quand on souffre aux poumons, on mange des poumons. De la même manière, les médecins prescrivent des mamelles si on est en manque de lait58. Toujours dans le domaine de l’alimentation, enfin, les anciens et les arabes conseillent des poissons salés, mais il faut que la quantité de sel soit modérée, afin de ne pas trop dessécher le corps59. Si le médecin constate que le régime n’est pas suffisant, il se tourne vers la pharmacie en accord avec le diagnostic. Par exemple, s’il s’agit d’une obstruction des vaisseaux qui amènent le sang dans les seins pour qu’il soit transformé en lait, il faudra les ouvrir en purgeant d’abord le corps avec modération, puis en administrant des remèdes qui attirent le sang vers les seins en ouvrant les vaisseaux60. Concernant la purgation du corps, plusieurs recettes sont données dans une sorte de méthode thérapeutique où chaque étape est fonctionnelle à la constitution d’un suivi thérapeutique : par exemple, un sirop à base mel rosatum, deux livres et demi de miel dans lequel on bouillit une livre de suc de roses rouges, et une décoction à base de fenouil, maceron, mente-pouliot, oxymel61. Après ces purgations qui ouvrent les obstructions, il faut provoquer le lait. Le massage des seins, l’emploi de vers de terre et de petites ventouses avec scarification s’avèrent utiles, ainsi que l’administration de bouillon par voie orale, 8 à 9 onces, et par voie locale, en y immergeant les seins. Ce bouillon sera à base de fenouil, roquette sauvage, poireau et noix de muscade ou à base de laitue, mauve, cytise et un peu de vin, ingrédients à bien doser pour ne pas provoquer des effets contraires à ceux désirés62. Pallier à l’absence de lait Les remèdes que Mercuriale a proposés et la recherche des causes de l’absence de lait ont permis de souligner le lien étroit qui existe entre l’utérus et les seins, à savoir les deux lieux du corps féminin où le fœtus est engendré et nourri. Utérus et seins sont les organes distinctifs du corps féminin et, même si les hommes partagent les seins avec les femmes, leurs seins ne développent pas la fonction primordiale des seins féminins, c’est-à-dire la fonction nutritive. En s’appuyant, entre autres, sur De sanitate tuenda de Galien, comme nous l’avons vu, Mercuriale analyse cette fonction nutritive comme élément spécifique des seins féminins en raison du lien qu’ils ont avec l’utérus.

57 58 59 60 61 62

Ibid., p. 83. Ibid. Ibid., p. 83-84. Ibid., p. 84. Ibid. Ibid., p. 85-87.

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C’est dans le cercle des médecins publiant sur l’allaitement entre Padoue et Bâle que les études anatomiques amènent à la recherche physique du lien entre les seins et l’utérus et poussent l’examen de la singularité du corps féminin jusqu’aux plus petits détails du squelette. Dans De corporis humani structura et usu (1583) de Felix Platter (1536-1614), professeur d’anatomie à Bâle, le sternum de la femme comporte un trou en forme de cœur au niveau du processus xiphoïde, pour permettre le passage des veines et la remontée du sang jusqu’aux seins63. Si la communication anatomique entre l’utérus et les seins est une histoire ancienne dans les traités d’anatomie64, chez Platter elle trouve un moyen de visualisation présent également dans des sources plus tardives, comme Michael Stolberg l’a montré65 : (Fig. 1). Cette planche se retrouve chez Caspar Bauhin, dans son Théâtre d’anatomie de 160566. D’autres images d’inspiration vésalienne accompagnent la représentaFig. 1. F. Platter, De corporis humani structura et usu, tion du squelette féminin chez Bauhin67, (Basileae), ex officina Frobeniana, 1583, Tabula 2 montrant la manière dont les organes de la © Wellcome Collection génération du bas-ventre sont connectés aux membres demeurant dans le ventre moyen (thorax) : (Fig. 2 et Fig. 3). La connexion anatomique doit fonctionner en harmonie avec le fonctionnement physiologique de la production de lait et de la nutrition afin d’assurer une bonne santé de la mère et de l’enfant. Dans le traité Sur les maladies des enfants, Mercuriale étudie les situations de macies, maigreur, comme signe du fait que l’absence de lait chez la mère déclenche une situation morbide chez l’enfant. Cette maigreur consiste en la privation de la matière graisse du corps et plus particulièrement des chairs, la situation de l’enfant

63 F. Platter, De corporis humani structura et usu, (Basileae), ex officina Frobeniana, 1583, Tabula 2. 64 Voir, à titre d’exemple, l’anatomie de Mondino de Liuzzi, qui dissèque deux corps de femmes et se penche sur la question. Cf. Mondino de’ Liuzzi, Anothomia, Papie, per magistrum Antonium de Carcano, 1478, fol. 10r, 12r-v. 65 Stolberg, 2003. 66 C. Bauhin, Theatrum anatomicum novis figuris aeneis illustratum et in lucem emissum opera et sumptibus Theodori de Bry p. m. relicta vidua et filiorum Ioannis Theodori et Ioannis Israelis de Bry, Francofurti at Moenum, typis Matthaei Beckeri, 1605, Tabula 4 (p. 1295). 67 Bauhin imprime en réalité l’image de Vésale avec les modifications apportées par Platter dans De corporis humani structura et usu, où il met en évidence les trompes de Fallope (Tabula 42). Le De corporis humani structura et usu fournit également les images anatomiques qui ouvrent les Gynaeciorum Libri de 1586, Mulierum partibus generationi dicatis.

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Fig. 2. A. Vésale, De humani corporis fabrica, Basileae, (ex officina Ioannis Oporini, 1543), Lib. V, Figura 25, p. 379. © Université de Tours, BVH-CESR

Fig. 3. C. Bauhin, Theatrum anatomicum, Francofurti at Moenum, typis Matthaei Beckeri, 1605, Lib. I, Tabula 25. © BIUSanté

devenant ainsi critique, explique Mercuriale68. La maigreur peut être soit une maladie soit un symptôme. Une maladie, quand elle est un état primaire du corps ; un symptôme, quand elle dépend d’une mauvaise nutrition ou d’une autre maladie69. L’alimentation par le lait maternel peut engendrer la maigreur excessive par excès de bile ou de mélancolie dans le sang transformé en lait, par exemple70. Parmi les causes principales de la maigreur, le manque de lait reste toutefois la plus grave. À l’origine peuvent être des seins flasques et sans lait chez des femmes nourrices qui ne sont pas elles-mêmes bien nourries, mais affamées, explique Mercuriale. Par conséquent, les nourrissons urinent peu, pleurent et crient, les linges ne sont en aucune manière mouillés71. Ce type de maigreur est différent de celui provoqué par une mauvaise assimilation de la nourriture au niveau du foie et de l’estomac, parce qu’en ce dernier cas, les enfants mangent, souvent mangent bien, mais ils n’arrivent pas à acquérir les chairs qui leur permettent de se développer physiquement72. Le seul remède possible est de changer de femme-nourrice, sauf à intervenir sur cette dernière pour faciliter la production de lait73. 68 69 70 71 72 73

Mercuriale, De morbis puerorum, fol. 17r-v. Ibid., fol. 18r. Ibid., fol. 19r. Ibid., fol. 21r. Ibid. Ibid., fol. 22r.

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La femme-nourrice doit avoir des seins ni trop gros ni trop petits, mais moyens. Mieux vaut chercher une femme qui a beaucoup de lait et dont il faut se prendre particulièrement soin. La femme sera placée dans un lieu où l’air est pur et tempéré. Elle doit pouvoir se reposer et dormir, parce que le sommeil favorise la production de lait. On prendra soin à que la nourrice ne monte pas en colère ou ne se laisse pas abattre par la tristesse ou ne tombe en proie à l’amour : toutes les passions doivent être maîtrisées. Le sexe reste interdit. Comme Paul d’Égine le conseille, il est bien de masser doucement les seins au matin ainsi que la poitrine, avant d’assumer de la nourriture. Concernant la boisson, Mercuriale est d’avis d’interdire le vin, même si dans les sources anciennes il est conseillé. Si vraiment du vin est disponible pour la nourrice, dit-il, qu’il soit léger et doux, et qu’il n’alourdisse pas la tête. On risquerait d’avoir du lait trop riche qui provoquerait des convulsions et l’épilepsie chez l’enfant74. Ce portrait de la femme-nourrice, un portait qui continue dans la suite du texte pour expliquer quels sont les remèdes que la nourrice peut prendre pour elle-même et pour l’enfant, correspond à celui que nous avons lit dans le traité sur les maladies des femmes. Les remèdes et les mesures d’hygiène représentent autant d’outils contre la maigreur capable de tuer les nourrissons et les enfants. Le choix du lait et de la nourrice, si la mère n’est pas disponible, reste fondamentale pour le développement de l’enfant. Mercuriale avait commencé son parcours de médecin par une réflexion sur la première enfance avec le Nomothelasmus, comme nous l’avons dit. Protagoniste de la réflexion de Mercuriale n’est pas la mère qui doit nourrir et élever l’enfant, mais le père. Le traité est dédié à l’oncle de Mercuriale – nous l’avons vu. Le lecteur y lit une sorte de guide du bon père, parce que c’est le père qui doit s’assurer en qualité de pater de gagner la confiance du fils, une confiance qui reste vive même à l’âge adulte de ce dernier75. Tout le traité consiste à montrer au père comment élever un enfant fort et bien éduqué. C’est un long chemin qui commence dès la naissance et de la première tétée, puisque le lait, dit Mercuriale, « est le reflet de la vie future » de l’enfant76. C’est ainsi que le père doit prendre soin du corps de l’enfant même avant qu’il ne s’occupe de son âme, continue Mercuriale, parce que le corps est le serviteur de l’âme : le premier soin consiste en le choix du bon lait. Le lait étant une élaboration du sang de celle qui l’offre, le père sera également vigilant au choix de la nourrice, en prenant soin d’elle dans l’intérêt de la vie future de l’enfant77. Bibliographie J.-M. Agasse, « Girolamo Mercuriale. Humanism and physical culture in the Renaissance, translated from the French by Christine Nutton », in Girolamo Mercuriale, De arte gymnastica, éd. C. Pennuto, Firenze, Leo S. Olschki, 2008, p. 861-1118. P. Brain, Galen on Bloodletting. A study of the origins, development and validity of his opinions, with a translation of the three works, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

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Ibid., fol. 22r-v. Mercuriale, Nomothelasmus, f. B1v. Ibid., fol. B3r. Ibid., fol. C1v-2r.

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Nourrices, chirurgiens et la « maladie du filet » sous la langue dans la France moderne

Le 14 juillet 1742, Jean-Louis Petit (1674-1750), chirurgien parisien, présente son mémoire sur ce qu’il appelle « la maladie du filet » à l’Académie Royale des Sciences. Ce mémoire est aussitôt publié dans son intégralité, accompagné d’un résumé, dans le périodique de l’Académie1. Se présentant comme spécialiste de cette condition et inventeur d’un nouvel instrument pour l’opérer, Petit précise « qu’il y a des enfans qui naissent avec le filet, c’està-dire le frein [sous la langue] trop court, mais il y’en beaucoup que l’on dit avoir le filet et qui ne l’ont pas2 ». Selon lui, il est très facile, entre les bonnes mains – de préférence les siennes –, de pallier aux défauts de la nature en opérant le filet sous la langue, l’opération n’étant d’ailleurs pas nécessaire dans tous les cas. Il estime que toute la difficulté, et, par conséquent, le savoir-faire, réside dans la capacité de différencier les filets qui empêchent le nourrisson de téter de ceux qui ne posent pas ce problème et qui peuvent se corriger d’eux-mêmes avec le temps. C’est par cette précision importante qu’il se démarque d’autres praticiens – sages-femmes et chirurgiens-accoucheurs – moins « versés dans la pratique ». De son avis, ceux-ci prennent la décision de couper trop rapidement ce ligament, avec un ongle ou un bistouri, ce qui a des conséquences funestes pour le nourrisson3. Tout en s’érigeant comme spécialiste de la « maladie du filet », Petit se démarque aussi de la plupart des autres auteurs ayant traité ce phénomène. Ces derniers critiquent la méthode « traditionnelle » des femmes, sages-femmes ou nourrices, consistant à couper le filet avec un ongle dès la naissance, ou indiquent que ce travail incombe à un chirurgien. Contrairement à une grande partie de ses confrères des xvie et xviie siècles, Petit estime qu’il ne s’agit pas d’un problème uniquement féminin, mais qu’il s’agit plutôt d’un problème d’incompétence généralisée. 1 J. L. Petit, « Observations anatomiques et pathologiques de la maladie des enfans nouveau-nés qu’on appelle filet », 14 juillet 1742, Journal de l’Académie Royale des Sciences, tome 2 (1742), p. 333-357 ; Anonyme, « Anatomie sur la maladie des enfans nouveau-nes qu’on appelle filet », Journal de l’Académie Royale des Sciences, tome 1 (1742), p. 45-52. Repris également dans l’ouvrage posthume de Petit, Traite des maladies chirurgicales et des opérations qui leur conviennent, 3 vol., Paris, P. Fr Didot le jeune, 1774, vol. 3, ch. 14, p. 260-287, planches 30, fig. 5 & 6, planche 44, fig. 1 et planche 60 fig. 1 pour les instruments pour couper le filet. 2 Petit, « Observations anatomiques et pathologiques », p. 336. Je n’ai pas modernisé l’orthographe des citations. 3 Ibid., p. 335-336. Cathy McClive  •  Florida State University Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 833-848 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127474 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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En effet, les exemples qu’il cite de sa propre pratique – dans lesquels son intervention in extremis a sauvé, ou aurait pu sauver, la vie d’un nouveau-né s’il avait été appelé plus tôt – concernent tous l’incompétence des chirurgiens et non pas des femmes. Petit établit d’ailleurs deux examens exigeant la présence et les connaissances des nourrices, sous sa supervision, bien évidemment, pour distinguer les filets anodins de « la maladie du filet ». Cet argument est surprenant à une époque où l’on a plus l’habitude de diaboliser systématiquement les nourrices. Le raisonnement et la pratique de Petit seront repris par le Chevalier de Jaucourt dans les articles de L’Encyclopédie sur le filet et son opération, ainsi que par le docteur en médecine et doyen de la faculté de médecine à Paris, Jean-Charles Desessartz, par André Levret, accoucheur de Madame la dauphine, et par L’Encyclopédie méthodique : Chirurgie imprimé en 17904. Sur le sujet de « la maladie du filet », Petit influence ainsi, du moins théoriquement, toute une génération de praticiens et d’auteurs d’ouvrages chirurgicaux célèbres. Le problème de la « maladie du filet » fait partie du gouvernement des nouveau-nés ainsi que d’autres troubles de conformation et de lactation. La nourrice ne figure pas beaucoup dans les analyses historiques des pratiques médicales autour de la gestion de l’accouchement et le régime des nourrissons, la plupart des historien.n.e.s ayant préféré se concentrer sur les débats genrés autour de l’accouchement et le choix ou non de la mise en nourrice. La nourrice n’est pas une praticienne médicale comme la sage-femme ou le chirurgien-accoucheur, mais, nous le verrons, elle a souvent un rôle important dans les soins apportés aux nourrissons. À travers les discours sur la « maladie du filet », se dessine une image un peu plus nuancée des nourrices et de la fonction ambivalente qu’elles jouent dans le diagnostic et le traitement de ce vice de conformation buccale. Ce rôle serait peut-être un indice de la reconnaissance de leur agency et de leur « expertise » dans ce domaine, au moment même de l’essor de la chirurgie aux xviie et xviiie siècles. Il pourrait également être signe de l’instrumentalisation de ce trouble d’allaitement à l’apogée de la démocratisation de la mise en nourrice et de la diffamation de ces dernières. La nourrice en question : le problème des sources J’aurais souhaité que cet article représente plus le point du vue et l’expérience des nourrices et des femmes en général, mais le problème universel des sources sur les troubles d’allaitement à cette époque est que celles qui sont le plus concernées, sont aussi les plus silencieuses. J’écris donc plutôt une histoire culturelle et chirurgicale, qu’une histoire sociale des femmes, néanmoins, l’image que l’on a des nourrices en particulier,

4 J.-Ch. Desessartz, Traite de l’education corporelle des enfants en bas âge, Paris, Jean-Thomas Herissant, 1760, p. 334-343 ; Andr. Levret, Essais sur l’abus des règles générales et contre les préjugés qui s’opposent aux progrès de l’art des accouchements, Paris, Didot le Jeune, 1766, p. 295 ; Chevalier Jaucourt « filet », in Diderot et D’Alembert (éd.), Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Brisasson, David, Le Breton et Durand, 1756, t. 6, p. 794 ; Id., « filet », in Diderot et D’Alembert (éd.), Encyclopédie méthodique : Chirurgie, Paris, Panckoucke, 1790, t. 1, p. 503-504.

N our r ices, c hir urg ie n s et la «  ma la die du filet »

grâce aux travaux pionniers et avant-coureurs des chirurgiens, est plus complexe que l’histoire élaborée auparavant des perceptions des nourrices, sans prendre compte de ces travaux de chirurgiens sur le filet sous la langue, et mérite d’être plus amplement analysée. La floraison de travaux historiques et démographiques, notamment de Valerie Fildes, pour le contexte anglais, et, pour la France, de Marie-France Morel et d’Antoinette Fauve-Chamoux, entre autres, ont permis d’approfondir la figure de la nourrice ainsi que les enjeux socio-économiques de la mise en nourrice à l’époque moderne, en particulier au xviiie siècle5. La démocratisation de la mise en nourrice en France, par exemple, phénomène qui n’est pas aussi répandu dans le reste de l’Europe, a été bien étudié6. Il en va de même pour l’opposition culturelle et médicale de la nourrice dite ‘mercenaire’ et de la mère dite ‘entière’ et ‘naturelle’ qui allaite, à l’époque des Lumières7. Cette opposition existe malgré la présence des exhortations des médecins, des chirurgiens, des moralistes et des théologiens à l’allaitement maternel, quoique celles-ci soient plus politisées par la suite, qu’aux xvie et xviie siècles8. La figure de la nourrice devient progressivement le bouc-émissaire des taux de mortalité infantile très élevés et des rumeurs d’infanticide ou d’étouffements de nourrissons sur commande9. Ceci est lié tant aux discours médicaux et politiques sur la dégénération physique et morale de la France des Lumières10, qu’à la revalorisation de l’idée de la nature. Les « bureaux de nourrices » ou de « recomanderesses », comme ceux établi à Paris et dans les villes de province telles que Lyon à la fin du xviiie siècle, tentent de régler la mise en nourrice et d’améliorer les chances de survie des nourrissons. Ils ne font toutefois que renforcer les stéréotypes de la mauvaise et pauvre nourrice de la compagne, qui tue, par négligence ou par malice, les enfants de la ville11. Cette figure négative de la nourrice mercenaire est très problématique, car – de même que l’appréhension traditionnelle de la sage-femme comme incompétente et meurtrière, propagée par les médecins et les chirurgiens-accoucheurs dans leurs ouvrages, et reprise telle quelle par quelques historien.n.e.s – elle perpétue l’idée d’un conflit genré entre le monde médical et les « connaissances secrètes » des femmes12. Ainsi, les silences des femmes, qu’elles soient nourrices, sages-femmes ou mères, sur les troubles de l’allaitement, ou de la lactation tout court, ne nous rendent pas service. L’analyse des écrits du for privé nous renseignent sur les enjeux socio-économiques de la mise en nourrice : les transactions financières de l’engagement d’une nourrice et les 5 Fildes, 1986 ; 1988a, 1988b ; Morel, 2010 ; Fauve-Chamoux,1973 ; 1989. 6 Fauve-Chamoux, 1985 ; Townsend, 1989. 7 Lastinger,1996 ; 1997 ; Jacobus, 1992 ; Sussman, 1982. 8 L’expression même, « toute et entière mère » est reprise de J. Liebault, Trois livres appartenant aux infirmitez et maladies des femmes, Paris, Jacques du Puys, 1598, p. 912. Harley, 1995 ; Schnucker, 1973 ; Pech, 2007. 9 Garden, 1970, p. 107-140 ; Bideau, Brunet, Floquet, 1994 ; Peyronnet, 1976 ; Bourdelais et Raulot, 1976 ; Berthieu,1975. Pour d’autres contextes européens, voir Newton, 2010 ; McLaren, 1978 ; Klapisch-Zuber,1983 ; Moring, 1998 ; lindemann, 1981. 10 Quinlan, 2007. 11 Garden, 1970. 12 En ce qui concerne la sage-femme, pour une autre version, voir Green, 2008. Pour une lecture nuancée des attitudes des chirurgiens-accoucheurs vis-à-vis du corps de la parturiente, voir McTavish, 2010 et pour une relecture du rôle des médecins et chirurgiens-accoucheurs, voir King, 2007.

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raisons fréquentes menant à changer de nourrice, telles qu’une insuffisance de lait, ou une mauvaise qualité de lait, une absence de prise de poids par le nourrisson, ou encore une crainte que la nourrice ne reprenne ses relations conjugales pendant l’allaitement13. Les imprimés médicaux, religieux et moralisateurs, ou encore les comptes et les journaux des familles, nous révèlent l’évolution d’une époque à une autre des qualités requises pour une bonne nourrice et insistent sur les interdits sexuels liés à la lactation, sur le régime et sur le comportement de la nourrice14. Néanmoins, l’expérience affective, maternelle ou mercenaire, de l’allaitement à l’époque moderne, est bien plus difficile à déceler. Du reste, cette difficulté est d’autant plus grande pour les obstacles pratiques que la femme allaitante inexpérimentée peut rencontrer. Ceux-ci peuvent être perçus dans quelques sources trop rares, comme les lettres d’Angélique de Bombelles, de Rosalie Julien et de Suzanne Necker, qui traitent de plusieurs problèmes d’allaitement, mais malheureusement pas du filet sous la langue15. Par ailleurs, l’usage du mot « nourrice » n’est pas sans complications d’interprétation. Anne Verjus et Denise Davidson démontrent qu’à la toute fin du xviiie siècle, Antoine Morand l’emploie pour parler de sa femme qui est effectivement la « nourrice » de leur enfant16. Surtout à une époque où l’on insiste sur l’importance de l’allaitement maternel, la question des personnes désignées par ce terme par les auteurs des manuels médicaux se pose. Étant donné qu’il y a cependant une opposition assez nette dans les textes entre la mère biologique et la nourrice mercenaire, il est fort probable que le terme « nourrice » indique le plus souvent une femme qui n’est pas la mère biologique. Les dictionnaires de l’Académie Française de 1694 à 1835 déterminent d’ailleurs la « nourrice » comme étant quelqu’un d’autre que « la véritable mère qui donne à téter à un enfant », tout en définissant « la mère-nourrice » comme une « mère qui allaite son enfant17 ». Malgré tous les obstacles d’interprétation et les silences des sources que nous possédons, les textes médicaux et chirurgicaux du xvie au xviiie siècles, indiquent, pour la plupart, la reconnaissance médicale des compétences des « nourrices » expérimentées dans le domaine du filet sous la langue. Et ce, même s’ils veulent évidemment protéger la fonction du « chirurgien expert » dans la correction du filet et contrôler strictement l’étendue du pouvoir d’action des nourrices et leur pratique. On peut voir les connaissances et les pratiques des nourrices, ainsi que leur identification par les praticiens masculins, comme faisant partie de ce que Sonja Boon appelle une « autonomie alternative », ou des « pratiques et connaissances non-institutionnalisées » qui nous sont transmises en partie par, et à travers, le regard des chirurgiens-experts avec tout ce que cela implique18.

13 Voir, par exemple, la présentation du « Livre de raison de Guillaume Graille, négociant de Rodez », Archives Départementales de l’Aveyron, sous-série 47J : Fonds Bouzat, dans la base de données, « Les écrits du for prive en France de la fin du Moyen Âge à 1914 ». 14 Benedictow, 1992 ; Pech, 2007. 15 McClive, 2015, p. 122-124 ; Parker, 2013, p. 129-13 ; Gutwirth, 2004. 16 Verjus et Davidson, 2011. 17 Dictionnaire d’autrefois https ://artfl-project.uchicago.edu/content/dictionnaires-dautrefois [consulté le 29 janvier 2019]. 18 Boon, 2009, en particulier p. 9.

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Le filet sous la langue et les obstacles à l’allaitement. Qu’est-ce que le filet sous la langue ? Et quand est-ce que le filet devient « la maladie du filet » ? De nos jours, 5 à 10% des naissances seraient concernées par cette question19. Quatre types de filets ont été dépistés et sont plus ou moins difficiles à diagnostiquer. C’est un phénomène qui suscite encore le débat aujourd’hui entre les consultantes en lactation et les pédiatres partout dans le monde, certains d’entre eux refusant toujours d’opérer20. En fonction de l’enfant et du filet, ce vice de conformation peut provoquer des difficultés assez graves d’allaitement. Celles-ci peuvent provoquer des douleurs atroces, des crevasses et des écorchures pour la mère, une insuffisance de lait, des infections, comme la mastite, ou encore une sensation de faim et de détresse constante pour le nourrisson qui n’arrive pas à tirer du lait de la mamelle, et qui, faute d’alimentation artificielle ou d’intervention chirurgicale, peut en mourir21. Cela va sans dire que ce problème était d’autant plus important à une époque où il n’existait pas d’alternative adéquate au lait humain, maternel ou autre. L’invention de tire-laits mécaniques à la fin du xviiie siècle fournit une alternative à l’allaitement, et non au lait, dont l’usage confortable dépend toutefois de l’étendue des crevasses et écorchures déjà subies par la mère22. Le filet sous la langue compte parmi une série de difficultés mécaniques possibles auxquelles se confronte une femme qui allaite, non seulement à l’époque moderne, mais aussi de nos jours, qu’elle soit mère ou nourrice. Pour Nancy Senior et Antoinette FauveChamoux, la démocratisation de la mise en nourrice en France serait en partie due aux pressions des normes socio-culturelles, au nombre de difficultés se présentant aux femmes voulant allaiter au xviiie siècle, et au traitement inadéquat de ces problèmes par les auteurs des textes médicaux. Selon elles, une nourrice expérimentée saurait plus facilement et plus rapidement comment résoudre ces difficultés qu’une nouvelle mère qui manquerait de confiance et qui abandonnerait au premier obstacle23. Or, Marie-France Morel constate, au contraire, l’existence d’un vrai soutien médical et familial pour l’allaitement dans les manuels médicaux ainsi que les recueils imprimés et manuscrits, qui énumèrent des remèdes afin de provoquer ou diminuer le lait, par exemple24. La question du filet sous la langue est plus épineuse que celle des autres difficultés, car les manuels médicaux modernes qui traitent de ce sujet ne font pas systématiquement le lien avec l’allaitement et critiquent souvent la pratique traditionnelle, c’est-à-dire féminine, de l’opérer avec l’ongle du petit doigt ou du pouce. Suivant la logique de Nancy Senior et d’Antoinette Fauve-Chamoux, il est tout à fait possible, même si cela serait difficile à prouver, que le problème du filet était une raison de plus pour laquelle beaucoup de femmes « modernes » auraient renoncé à l’allaitement maternel. Mais, il reste à déterminer

19 Slome Cohain, 2018, en particulier p. 37. 20 En guise d’exemple, voir le tableau et la bibliographie inclus dans Rowan-legg, 2015, adopté comme Document de principe de la Société Canadienne de pédiatrie en 2015. Ce document propose les mêmes recommandations que Petit. O’Bladen, 2010, en particulier p. 87. 21 https ://kellymom.com/tag/tongue-tie/; https ://themilkmeg.com/category/tongue-lip-tie-breastfeeding/; https ://www.llli.org/breastfeeding-info/tongue-lip-ties/ [consulté 22 janvier 2019]. 22 Cette nouvelle technologie n’était évidemment pas à la portée de tou.t.e.s. Carlyle, 2017. 23 Senior, 1983 ; Fauve-Chamoux, 1985. 24 Morel, 2010.

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l’impact que les critiques susmentionnées auraient eu ou non sur la pratique des familles moins aisées, dans le monde rural ou de l’artisanat urbain par exemple, de faire couper le filet à la naissance. Il faudrait aussi éviter d’opposer, de façon binaire, le monde médical masculin à celui des femmes. La seule historienne qui examine le sujet du filet, Nancy Senior, considère l’attitude des médecins comme une raison de plus pour les femmes de renoncer à l’allaitement. Son argumentation est cependant basée sur une lecture trop simpliste du propos de Jean-Charles Desessartz, qui reprend les critiques de Petit sur la pratique traditionnelle de corriger le filet et l’importance de ne pas couper tous les filets toute de suite, afin d’observer au préalable une tétée du nourrisson25. À l’instar de son confrère Petit, Desessartz veut laisser libre cours à la nature, dans le sens qu’il faudrait seulement couper les filets qui empêcheraient l’enfant de téter. Conformément aux observations de Petit, il constate en 1767 que trop d’accidents surviennent parce qu’un filet a été trop coupé, mal coupé, ou coupé trop tôt26. On peut donc lire sa prescription comme une invitation adressée aux chirurgiens à agir avec plus de prudence. Il protège évidemment l’intérêt économique et spécialiste de ceux parmi ses confrères qui se montrent habiles, tout en critiquant ceux qui sont moins compétents. Cependant, pour différencier les filets qu’il faut couper de ceux qui sont plus élastiques et qui ne représentent pas d’obstacle à l’allaitement, Desessarts, comme Petit, a recours aux nourrices. Mais pour mieux comprendre les nuances de ce débat à la période des Lumières, il faudrait examiner l’évolution du traitement du filet sous la langue dans les textes médicaux antérieurs, masculins et féminins. Ankyloglossie : Élocution et allaitement Les premiers auteurs, de l’Antiquité, à désigner le filet sous la langue ne font pas de lien avec l’allaitement ; un raisonnement qui continue jusqu’au xvie siècle dans la plupart des textes médicaux. Aristote est le premier à traiter l’ankyloglossie27 dans son texte sur les animaux, mais seulement du point de vue des difficultés linguistiques que cela peut provoquer28. Ce principe est repris par le philosophe grec, Celsus, au iie siècle dans son ouvrage, De Medicina qui était connu au xvie siècle. Il décrit brièvement une opération qui ne fonctionne pas toujours : saisir la langue avec des fers et inciser la membrane sous la langue, sans ouvrir les vaisseaux sanguins pour faciliter l’usage de la langue et éviter le balbutiement29. Les idées de Celsus sont reprises par Galien au siècle suivant et par Paul d’Égine au viie siècle : le filet s’avère alors un problème d’articulation linguistique et non pas d’alimentation30. Cette appréhension incomplète du filet sous la langue continue au xvie siècle en France.

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Senior, 1983. Desessartz, op cit. Littéralement « Langue courbée », terme médical tiré du grec qui désigne un filet sous la langue. Aristote, Histoire des animaux, éd. J. Barthelemy Saint-Hilaire, Paris, Hachette, 1883, t. 1, livre 9, art. 13-14. Je remercie la professeure Helen King pour cette référence et la suivante. 29 http://penelope.uchicago.edu/Thayer/E/Roman/Texts/Celsus/7*.html, 6.12.4 : [consulté le 22 janvier 2019]. Le balbutiement est analysé dans le contexte des « Disability Studies », sans mention explicite de l’ankyloglossie. Voir, par exemple, Laes, 2013 ; 2018. 30 O’bladen, 2010.

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Très souvent, les textes modernes de chirurgie générale, de médecine, et d’anatomie, décrivent le filet simplement comme une partie anatomique de la langue, sans traiter les problèmes qu’il pose pour l’alimentation ou pour l’élocution31. Certains ne mentionnent d’ailleurs pas l’ankyloglossie du tout32. D’autres auteurs évoquent seulement le fait qu’un filet sous la langue peut retarder l’acquisition du langage chez l’enfant ou l’empêcher de parler distinctement, ignorant complètement les difficultés potentielles d’une nutrition adéquate qu’aurait un enfant avec un filet sous la langue33. Du reste, des auteurs spécialisés dans l’art des accouchements ou le gouvernement des nouveau-nés ne le mentionnent pas de façon systématique. Par exemple, le premier texte « pédiatrique » français, de Simon de Vallembert en 1563, mentionne le filet comme empêchant « de mascher et de parler », mais ne fait pas de lien explicite avec l’allaitement. L’auteur note que « les femmes le couppent aux enfans nouveauz nez avec l’ongle ». C’est toutefois, pour lui, une question de chirurgie qui mériterait un livre à part, et l’opération devrait donc être exécutée par un chirurgien qualifié, qui suivrait une méthode reprise d’Avicenne. Celle-ci consiste à lier le filet avec un fil de soie double pour qu’il se rompe de lui-même, puis à appliquer un médicament corrosif afin d’empêcher que le filet se rattache34. Par ailleurs, cent-cinquante ans plus tard, en 1714, Pierre Amand, auteur des Nouvelles observations sur la pratique des accouchemens, ne signale pas non plus les troubles d’allaitement liés au filet sous la langue, même s’il décrit une sorte d’embout de sein que pourrait utiliser la nourrice en attendant que le mamelon se guérisse35. Les auteures féminines, quant à elles, sont quasiment silencieuses à ce sujet. Les sagesfemmes des femmes des élites, Marguerite du Tertre de la Marche et Mme Du Coudray, traitent quelques difficultés autour de l’allaitement sans mentionner le filet sous la langue36. Marie-Angélique Anel le Rebours, auteure d’un manuel pour les mères qui veulent allaiter leurs enfants, publié en 1767, conseille de « regarder si l’enfant n’a point de filet » tout de suite après la naissance, remarquant simplement, que c’est « très rare », sans donner de renseignements sur la façon dont laquelle on peut le diagnostiquer ou y remédier37. Pourquoi ce lourd silence ? Cela signale-t-il le fait qu’il s’agit d’un problème chirurgical ?

31 À titre d’exemple, J. Riolan, Manuel Anatomique, Paris, Meturas, 1661, p. 486, 489 ; Id., Les œuvres anatomiques, Paris, Denys Moreau, 1628-29, p. 661. 32 Par exemple, D. Reulin, La Chirurgie, Paris, Cavallot, 1580 ; D. Sennert, Nine Books of Physick and Chirurgerie, London, L. Lloyd, 1656 ; Ant. Chaumette, Enchiridion ou livre portatif pour les chirurgiens, Lyon, Loys Cloquemin, 1572 ; Liebault, op cit. 33 J. Dalechamps, Chirurgie Françoise, Lyon, Guillaume Rouille, 1569, p. 144-147. 34 S. de Vallembert, Cinq livres sur la manière de nourrir et de gouverner les enfans dès leur naissance, éd. C. Winn, Droz, Genève, 2005. Vallembert ne cite pas Avicenne, mais sa méthode vient du canon du Galien d’Islam. Voir également, P. Portal, La pratique des accouchemens, Paris, G. Martin, 1685 ; G. de la Tousche, La tres-haute et tres-souveraine science de l’art et industrie naturelle d’enfanter, Paris, Didot Millot, 1587 ; E. Rhodion, Des divers travaulx et enfantemens des femmes, Paris, J. Foucher, 1536. 35 P. Amand, Nouvelles observations sur la pratique des accouchements, Paris, Jacques Édouard, 1714, p. 392-394. 36 M. du Tertre de la Marche, Instructions familières et utiles aux sages-femmes, Paris, Laurent d’Houry, 1677, p. 93-94 ; Mme du Coudray, Abrégé des arts de l’accouchement, Paris, Veuve Delaguette, 1759. La sage-femme anglaise, Jane Sharp, auteure d’un traité d’accouchements en 1671, ne fait pas de lien explicite entre le filet sous la langue et l’allaitement non plus, mais le mentionne seulement. « Some are Tongue-Tyed until the Ligament be cut that is too short, and hinders their speech » J. Sharp, The Midwives Book or the Whole Art of Midwifry Discovered, ed. El. Hobby, Oxford, Oxford University Press, 1999, L. 6, ch. 7, p. 875. 37 M.-Ang. Le Rebours, Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfans Paris, P. F. Didot, 1767, p. 161.

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Ou est-ce plutôt le signe qu’il s’agit de connaissances traditionnelles de sages-femmes et de nourrices dont il n’est pas nécessaire de parler ? Pour ces femmes, il va peut-être de soi que le filet devrait être corrigé, et cela rapidement, pour faciliter l’allaitement. Une auteure et praticienne médicale complique quelque peu cette interprétation. En 1609, Louise Bourgeois, sage-femme royale de Marie de Médicis, traite brièvement l’opération du filet sous la langue dans un chapitre de la première édition de son ouvrage intitulé, « De ce qui doit se faire aux enfans sitôt qui sont nés ». Malgré le fait qu’elle donne ailleurs dans son ouvrage des recettes pour la fièvre du lait, pour la surabondance du lait, pour faire monter ou arrêter la production du lait, elle ne fait pas de lien explicite avec le filet sous la langue et l’allaitement. De manière significative, elle semble suivre le discours favorisé par les chirurgiens, qui efface pourtant toute son autonomie et expertise, en tant que sage-femme, vis-à-vis de cette « maladie » : Il faut passer doucement le doigt sous la langue pour voir s’ils ont le filet, et s’ils l’ont il ne faut que l’on essaye de le rompre, l’ongle etant veneneux leur fait venir chancre ou ulcere ; mais le chirurgien étant entendu a telle affaire, avec une pointe de ciseaux l’otera sans hasard38. Sage-femme royale à la cour de France, impliquée à la fin de sa carrière dans un scandale, Bourgeois est, en 1609, sans doute très consciente des limites patriarcales à sa pratique, peut-être plus que des sages-femmes ou des nourrices plus éloignées de la surveillance des chirurgiens et des médecins. Il n’aurait pas été approprié, ou permis, pour elle de faire autre chose que de suivre la chirurgie masculine, dans le contexte du monde masculin de l’imprimé et de la cour. Cet état de fait nous ramène aux lacunes des sources et, ainsi, à la sous-représentation des voix de femmes, qu’elles soient sage-femme, mère ou nourrice, par rapport aux pratiques mises en place face à la « maladie du filet ». Il est étonnant que la première mention que j’ai trouvée du lien entre le filet sous la langue et les difficultés pour le nourrisson à téter se trouve dans la chirurgie générale d’Ambroise Paré en 1573. Autres ont un ligament soubs [sic] la langue qu’on appelle le filet, lequel les garde de téter, ou quand ils seront devenus grands, il les fait balbutier, à cause qu’il tient la langue liée contre la mandibule inferieure, tous lesquels vices seront aidés par la main du chirurgien39. Paré, comme d’autres chirurgiens de son époque, conserve le secret technique de l’opération pour lui-même, ce qui oblige la famille touchée par l’ankyloglossie à l’appeler pour qu’il intervienne. Son statut de chirurgien royal ne le protège d’ailleurs pas d’attaques de la part de la faculté de médecine de Paris pour avoir révélé au vulgaire d’autres secrets de l’art de la médecine40. Certains chirurgiens, nous le verrons, produiront par la suite des descriptions très précises de l’intervention, dont il se serviront comme base pour établir publiquement leur réputation et leur expertise. 38 L. Bourgeois, Midwife to the Queen of France : Diverses Observations, éd. St. O’Hara et Al. Klairmont Lingo, Toronto, Iter Press, 2017, L. 1, ch. 25, p. 159. 39 Ambr. Paré, Deux livres de chirurgie, Paris, André Wechel, 1573, p. 95. 40 Broomhall, 2004, p. 128.

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Une description plus détaillée du filet et des problèmes qu’il pose pour l’allaitement est proposé par le célèbre chirurgien-accoucheur François Mauriceau un siècle plus tard, en 1668. Selon lui, le filet est : une petite production membraneuse […], qui se continue presque jusqu’au bout de leur langue, laquelle leur ostant la liberté de son mouvement, [qui] les empêche de pouvoir facilement téter, dautant (sic) que la langue est tenue en bas et comme bridée de ce filet, l’enfant ne la peut pas porter vers le haut, comme il seroit nécessaire pour presser avec elle contre son palais le bout de la mamelle et le sucer afin d’en sortir le lait, ny aussi la mouvoir commodément pour en faire ensuite la déglutination41. À partir de l’ouvrage de Mauriceau, quasiment tous les textes chirurgicaux masculins sur l’accouchement s’approprient, de façon explicite, l’opération du filet sous la langue, mais leur méthode d’intervention et, en particulier, les instruments techniques dont ils se servent varient d’un texte à l’autre. Couper le filet sous la langue devient dorénavant un acte commercial, et potentiellement fatal, réservé pour les experts, et interdit aux sages-femmes, qui ne sont pas officiellement autorisées à utiliser des instruments chirurgicaux, même si l’on sait que, dans les faits, elles s’en servent dans leur pratique42. Or, dans les discours, les barbiers et chirurgiens peu habiles se voient également refuser l’accès à ce geste. L’instrumentalisation de la « maladie du filet » L’approche de plus en plus technique et instrumentalisée de la « maladie du filet » doit se lire dans le contexte de l’essor de la chirurgie, qui se traduit par l’invention de nouveaux instruments chirurgicaux adaptés à des interventions précises, et par la spécialisation des chirurgiens dans l’accouchement, les maladies des femmes et le gouvernement des nouveau-nés43. Or, il ne s’agit pas d’une simple guerre de sexes, car ces mêmes auteurs présentent aussi une image plus nuancée de l’opération et du rôle de la nourrice. Les descriptions du problème et de ses conséquences sont de plus en plus précises et détaillées à partir de la fin du xvie siècle, et notamment dans les textes du chirurgien Jacques Guillemeau. Celui-ci est le premier auteur occidental à dépister deux types de filet sous la langue : Premier depuis le fonds et base de la langue et qui se prolonge jusqu’à la pointe et bout d’icelle. Deuxième qui est plus dur, plus large et plus ferme. Lequel prend son origine de la racine de la langue, et souvent est si courte qu’il l’empêche de l’estendre et estre tirée hors de la bouche44.

41 Fr. Mauriceau, Traite des maladies des femmes grosses et nouvellement accouchees, 2me éd. Paris, Chez l’auteur, 1675, p. 461-464. 42 En ce qui concerne le rôle des instruments chirurgicaux dans les débats autour de l’accouchement, voir McTavish, 2004. 43 McTavish, 2004 ; Rabier et Hilaire-Pérez, 2013. 44 J. Guillemeau, De la nourriture et gouvernement des enfans, Paris, Nicolas Buon, 1609, p. 860-862. Dans son texte sur la chirurgie générale, Guillemeau ne donne qu’un moyen de couper le filet sous la langue, qui semble entièrement repris de Dalechamps, op. cit. 1569, p. 147. J. Guillemeau, La chirurgie françoise, Paris, Nicolas Gilles, 1594, s.p.

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En 1718, l’accoucheur Pierre Dionis reprendra ces deux catégories en les désignant comme « le filet super numéraire » et « le filet qui est trop gros ou trop avancé vers la pointe de la langue45 ». À partir de la fin du xvie siècle, les chirurgiens s’approprient de plus en plus la procédure pour corriger le filet sous la langue. Ce faisant, ils insistent en même temps sur les dangers encourus par le nourrisson si l’intervention n’est pas exécutée avec prudence, soit – ce qu’il faut lire entre les lignes – si elle est opérée par une sage-femme, une nourrice ou un chirurgien peu habile. Ces dangers vont des convulsions, des ulcères, à la possibilité que le filet ne se reprenne, jusqu’à la mort par l’hémorragie ou étouffement si le nourrisson avale sa propre langue. Or, les observations tirées des interventions ratées se fondent en bonne partie sur des opérations effectuées, non pas par des sages-femmes ou des nourrices, mais par des chirurgiens inexpérimentés. En 1609, Guillemeau reprend par exemple une observation du médecin Jean Riolan qui témoigne des « convulsions à la langue » qu’aurait subi un nourrisson suite à l’intervention d’un chirurgien malhabile pour couper le filet. Ce chirurgien, ayant également coupé les nerfs sous la langue, a causé définitivement la perte de la parole pour cet enfant. Guillemeau assure lui-même « avec verite avoir veu arriver de fascheuses et malignes ulceres, voire mesmes gangresnes et des flux de sang, dont la mort s’en est ensuivie a un enfant de bonne maison », parce que le chirurgien n’avait pas agi avec assez de prudence46. Guillemeau offre une description assez longue des deux façons de remédier au problème : l’incision et le liage. Ces solutions étaient déjà présentes dans les textes d’Avicenne et d’Albucasis, textes repris par le chirurgien médiéval Guy de Chauliac dont le Guidon a été traduit et réimprimé au xvie siècle47, mais on trouve, chez Guillemeau, plus de renseignements sur la méthode exacte à employer. La méthode d’incision est reprise dans la plupart des textes suivants, ce qui n’est pas le cas du liage, une raison potentielle étant qu’il n’offre pas de possibilité d’innovation en ce qui concerne les instruments chirurgicaux48. Le rôle des instruments chirurgicaux dans l’opération sera également souligné par Jean Scultet : « le chirurgien se servira d’un instrument fait en figure de petite fourchette, tel qu’est celuy qui est représenté au commencement de ce chapitre ». L’accoucheur Mauriceau fait, quant à lui, sa propre publicité, en mettant en avant l’instrument qu’il a lui-même inventé afin de faciliter cette intervention49. Par ailleurs, L’Encyclopédie et L’Encyclopédie méthodique : Chirurgie soulignent l’importance du geste chirurgical dans l’intervention sur le filet50. La première critique masculine explicite de la méthode traditionnelle des sages-femmes et des nourrices pour corriger le filet se développe à partir du Traité sur les maladies des femmes grosses et accouchées de Mauriceau, qui en 1668 produit, comme on l’a vu, une

45 P. Dionis, Traité général des accouchements, Paris, Laurent D’Houry, 1718, p. 374. 46 Guillemeau, De la nourriture des enfans, p. 862. 47 G. de Chauliac, Le Guidon en français, Lyon, Guillaume de Guelpes, 1538, p. 296-297 ; Id., La grande chirurgie de Gui de Chauliac édité par Laurent Joubert, Lyon, E. Michel, 1579, p. 540-541. 48 Guillemeau, De la nourriture des enfans. 49 J. Scultet, L’arsenal de Chirurgie, Lyon, Antoine Cellier fils, 1675, p. 27-28. Mauriceau, op. cit. 50 Jaucourt, op. cit.

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description plus précise du filet. Dans les textes ultérieurs abordant le sujet, cette critique devient systématique51. Selon Mauriceau : pour remedier à cette incommodite, il ne faut pas faire comme quelques femmes qui dechirent ce filet avec leurs ongles ; car on y pourrait faire venir un ulcere qui serait apres de difficile guerison ; mais l’enfant doit estre porte au chirurgien qui le coupera tant et si peu qu’il jugera estre necessaire52. Suivant sa prescription que la correction du filet soit du ressort du chirurgien, Mauriceau précise que ce même chirurgien doit prendre : Garde à ne pas faire incision du propre ligament de la langue, comme aussi de ne pas ouvrir les vaisseaux qui sont au-dessous, comme fit il y a quelques années un chirurgien, qui voulant couper le filet a un enfant, luy ouvrit en meme temps par inadvertence les vaisseaux de dessous la langue, dont il sortit une abondance de sang […] le pauvre enfant mourut le meme jour, au tres grand regret du père et de la mere53. Mauriceau condamne de même la deuxième erreur du chirurgien de ne pas avoir cautérisé les vaisseaux pour étancher le sang. Reprenant cet exemple, après avoir condamné les sages-femmes et nourrices, le chirurgien-accoucheur Pierre Dionis, en 1718, évoque l’« un des plus fameux chirurgiens à Paris » qui a provoqué la mort d’un nourrisson. L’ouverture du cadavre révèle « qu’il avait avale tout son sang et que son estomac en étoit [sic] rempli. Je ne cite cette observation que pour avertir les chirurgiens de ne pas tomber dans une pareille inadvertance54 ». Le chirurgien, étant parti trop tôt après l’opération, n’a pas vérifié l’état de l’enfant. Ces exemples s’inscrivent dans la lutte économique et professionnelle entre chirurgiens-accoucheurs à la fin du xviie siècle, documentée par Lianne McTavish.55 Il est du reste tout à fait possible que le « fameux » chirurgien anonyme aurait été reconnu par les lecteurs de Mauriceau et de Dionis, mais cela ne change pas le fait que les textes critiquent les interventions des « femmes ». Et ce, en théorie, mais en réalité, et en pratique, les exemples des suites funestes de mauvaises interventions mettent en scène leurs confrères – des chirurgiens. Des observations similaires sont d’ailleurs énoncées par Petit dans son mémoire sur le filet, présenté à l’Académie Royale de Chirurgie en 1742, par Desessartz, en 1760, et par Levret, en 176656. En 1742, par exemple, Petit autopsie un enfant mort cinq heures après sa naissance. Le chirurgien détermine que l’enfant s’est étouffé en ayant avalé sa langue suite à une opération dès sa naissance pour couper le 51 D’autres auteurs font référence à « la main du chirurgien », ou à des « incisions » sans critiquer la méthode « féminine » explicitement. Voir, ParÉ, op. cit., p. 95 ; Dalechamps, op. cit., p. 147 ; C. Guerin, Méthode d’élever les enfans selon les règles de la médecine Paris, Veuve d’Edme Martin, 1675, p. 8 ; C. Viardel, Observations sur la pratique des accouchements 2ème éd. Paris, Jean D’Houry, 1674, p. 72. 52 Mauriceau, op. cit. p. 462. Voir aussi de la Vauguion, Traite concernant des operations de chirurgie, Paris, Étienne Michale, 1696, p. 605. Cette critique des sages-femmes est réitérée par le chirurgien-accoucheur Pierre Dionis en 1718, par exemple. Selon lui, les conséquences peuvent être funestes : « parce qu’elles ne peuvent pas rompre ainsi cette pellicule qui est assez forte, sans faire beaucoup de douleur, et sans attirer souvent sur la partie une fluxion, qui otant a l’enfant le moyen de téter, le priverait bientôt de la vie » : Dionis, op. cit., p. 374. 53 Mauriceau, op. cit., éditions de 1712, 1718, 1738, p. 491-492. 54 Dionis, op. cit., p. 376. 55 McTavish, 2004, ch. 5. 56 Mauriceau, op. cit. p. 491-2 ; Dionis, op. cit, p. 376 ; Desessartz, op. cit, p. 341, 336, 339 ; Levret, op. cit. p. 295.

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filet57. Petit crique une variété d’acteurs qui opèrent les filets, des chirurgiens inexperts, au garde-malade, et même un militaire appelé à secourir sa femme, nourrice d’un enfant qui avait le filet58. Ainsi, grands sont les dangers, d’ulcère, d’exsanguination et d’étouffement, si l’opération du filet est mal exécutée, et le problème se perpétue longtemps après les polémiques entre chirurgiens-accoucheurs des années 166059. Alors, comment, selon ces auteurs, empêcher ce genre de tragédie ? Le recours à un chirurgien habile est indispensable, évidemment, mais la présence d’une nourrice est aussi requise lors de l’intervention, afin de prévenir de possibles mauvaises suites. Il faudrait par ailleurs savoir quand opérer et quand laisser libre cours à la nature. La « maladie du filet » et le rôle indispensable de la nourrice Beaucoup d’auteurs aux xviie et xviiie siècles insistent sur la présence de la nourrice lors de l’opération et sur son intervention quotidienne ensuite, pour empêcher que le filet ne s’attache à nouveau à la langue. Pour éviter ce phénomène, le chirurgien Jacques Bury explique, en 1623, que la « nourrice diligente » doit passer le doigt sous la langue une fois ou deux tous les jours60. De même, Mauriceau souligne que « la nourrice de l’enfant » doit passer doucement deux ou trois fois par jour son doigt sous la langue, non seulement pour éviter que le filet ne s’attache à nouveau, mais également pour vérifier qu’une inflammation dans la plaie ne se convertisse pas en « ulcère facheux61 ». Dionis met quant à lui en avant que la présence de la nourrice de l’enfant permettrait à ce dernier de téter tout de suite après l’opération, ce qui l’apaiserait tout en témoignant au chirurgien de la réussite de l’intervention. L’action de téter tout de suite après l’intervention aurait aussi l’avantage d’empêcher l’enfant d’avaler sa langue si le frein a été trop coupé62. De plus, la nourrice sert aussi d’aide pour le chirurgien dans la décision de couper ou non le filet sous la langue. À partir des années 1740, donc bien avant la publication de l’Émile de Rousseau en 1762, Petit, puis Levret et Desessartz, reprenant les propos de Mauriceau et de Dionis, se chargent de limiter le nombre d’opérations du filet et de contrôler les conditions dans lesquelles elles sont exécutées. Ces conditions sont les suivantes : l’intervention doit être effectuée par un chirurgien habile, et non par une sage-femme ou une nourrice, mais l’expertise de ce chirurgien n’est pas parfaitement complète sans celle de la nourrice. En outre, selon ces auteurs, l’intervention ne devrait être faite que lorsque l’enfant ne peut pas téter. Desessartz justifie sa critique de la pratique traditionnelle ainsi : « peu d’enfants sont incommodés du filet » tandis que les « mères et sages-femmes […] sont imbues de la fausse idée qu’il ne nait aucun enfant sans l’incommodité du filet63 ». Le problème réside 57 Petit, op. cit., p. 339. 58 Ibid., p. 353, 355. 59 Ibid., p. 337-338 ; Desessartz, op. cit., p. 341. 60 J. Bury, Le propagatif de l’homme et secours aux femmes en travail, Paris, Melhior Mondiere, 1623, p. 113. 61 Mauriceau, op. cit., p. 463. 62 Dionis, op. cit., p. 374. 63 Desessartz, op. cit., p. 334.

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dans le fait que les sages-femmes confondent le frein sous la langue qui « empêche la langue de se renverser dans la partie postérieure de la bouche » avec « le filet considéré comme maladie64 ». Selon Desessartz, ni la sage-femme ni la nourrice n’auraient l’expertise nécessaire pour deviner seule si l’enfant a un filet, mais le chirurgien isolé ne serait toutefois pas plus habile non plus pour le faire. En effet, ce n’est pas l’acte de toucher sous la langue de l’enfant qui permet de détecter la présence d’un filet, ni, si filet il y a, de savoir s’il posera des problèmes, puisque parfois, dit-il, avec la pratique, un filet acquiert plus de mouvement et permet à l’enfant de téter normalement. Pour savoir s’il est nécessaire de couper, Desessartz insiste sur l’importance des deux tests de Petit. Dans un premier temps, le chirurgien doit passer son doigt au-dessous de la langue de l’enfant pour voir s’il y a obstruction ou non. Il observe ensuite si l’enfant arrive à toucher ses lèvres et son palais avec la langue, puis s’il suce le doigt du chirurgien. On a recours à la nourrice dans un second temps. C’est en constatant que l’enfant ne peut pas téter que sa nourrice saura s’il y a un problème de filet. Desessartz, reprenant Petit mot-à-mot, est clair sur la nécessité du témoignage de la nourrice expérimentée : si l’enfant « ne pouvant téter, il ne fait que chiffonner, comme s’expriment les nourrices, on doit alors visiter le frein et le couper, car ce n’est que dans ce cas que l’on peut dire que l’enfant a le filet, considéré comme maladie »65. L’importance du rôle de la nourrice dans le diagnostic des filets est reconnue au xviie siècle. Le 28 septembre 1601, Guillemeau coupe le filet du petit Louis xiii. Le journal du médecin du dauphin, Héroard, nous informe que sa nourrice, Marguerite Hotman, avait reconnu « qu’il avait peine à téter ». C’est elle qui remarque, la première, que l’enfant chiffonne plutôt que de bien téter. Quelqu’un – il est difficile de savoir s’il s’agit de la nourrice, de Guillemeau, ou des deux – a regardé dans la bouche « et vu que c’était le filet qui en etoit cause ». Même en habile et expérimenté chirurgien du Roi, Guillemeau doit couper le filet à trois reprises66. Selon les chirurgiens, la nourrice n’a pas l’expertise nécessaire pour couper le frein, mais elle seule sait si le filet empêche l’enfant de téter comme il faut. En 1742, Petit raconte qu’il sauve l’enfant d’un Monsieur Varin, sellier du Roi, en repositionnant sa langue, qu’il avait avalée, et en donnant le nourrisson à sa nourrice pour téter. Il note que « lorsqu’on lui coupa le filet, il n’avait pas encore pris la mamelle car sa nourrice ne venait que d’arriver de compagne ». Non seulement le chirurgien peu habile avait mal coupé le filet, mais il n’avait pas donné à téter l’enfant d’abord, pour vérifier s’il s’agissait bien de la « maladie du filet », nécessitant une intervention chirurgicale. Petit est rappelé à plusieurs reprises chez Monsieur Varin et conclut que « pour remédier à cet accident il falloit [sic] que la langue fût toujours occupée à téter ou forcée d’être en repos dans la bouche par quelque moyen ». À cette fin, Petit invente une compresse à mettre dans la bouche quand l’enfant ne prend pas le sein. Malheureusement, dans ce cas, la nourrice s’est endormie sans remettre la compresse et l’enfant s’étouffe. Toutes les nourrices ne sont pas égales. Lorsqu’il est à nouveau appelé pour un cas similaire, deux ou trois ans plus tard, Petit reste plusieurs jours auprès de l’enfant avec la nourrice pour s’assurer que la compresse est bien remise 64 Ibid., p. 334, 339. 65 Ibid., p. 339. J.-L. Petit, op. cit., p. 337-338. 66 J. Heroard, Journal de Jean Héroard sur l’enfance et la jeunesse de Louix XIII (1601-1628), Paris, Soulie et Barthelemey, 1868, p. 7.

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en place après chaque tétée67. La morale qu’il retient de ses observations est que le rôle de la nourrice est fondamental, afin de surveiller et de donner régulièrement à téter, pour occuper la langue du nourrisson et éviter qu’il ne l’avale68. Une fois le diagnostic établi, c’est d’abord au chirurgien expert d’intervenir avec l’instrument que Petit invente, mais c’est à la nourrice de s’occuper de la suite. Conclusions L’analyse du discours médico-chirurgical moderne autour du filet sous la langue nous donne un indice de plus des géographies des connaissances autour de la procréation et la lactation à l’époque moderne. Bien évidemment, les débats autour de la « maladie du filet » représentés dans les textes chirurgicaux s’inscrivent dans l’évolution du statut de la chirurgie et des chirurgiens tout au long des xviie et xviiie siècles en France, ainsi que le rôle de plus en plus innovateur que prennent les chirurgiens, par les modifications d’instruments pour se mettre en avant par rapport à d’autres praticien-n-e-s medicaux-les et donneur-seuse-s de soins. La maladie du filet offre aux chirurgiens une opportunité de plus pour valoriser leur autorité et leur expertise. Néanmoins, l’histoire moderne du filet sous la langue n’est pas une simple histoire genrée. La critique de plus en plus généralisée de la pratique traditionnelle de déchirer le filet avec un ongle n’empêche pas la reconnaissance de l’utilité et de la nécessité de l’avis de la nourrice de l’enfant lors du diagnostic, tout comme le caractère indispensable de sa présence lors du traitement chirurgical du filet, et ce, au moment même du xviiie siècle où la nourrice mercenaire est le plus calomniée. Tout en s’appropriant l’opération chirurgicale du filet, les chirurgiens accordent une place aux connaissances corporelles des nourrices expérimentées, qui savent reconnaître si un enfant « peine à téter ». Ils insistent ainsi sur l’importance de la présence de celles-ci lors du diagnostic et du traitement du filet. Cela nous donne une image globale de coopération et d’appui mutuel entre chirurgiens et nourrices (quoique, il est vrai, présentée uniquement du point de vue des chirurgiens), qui est loin du stéréotype de la nourrice ignorante et mauvaise. Bibliographie O. J. Benedictow, « On the origin and spread of the notion that breast-feeding women should abstain from sexual intercourse », Scandinavian Journal of History, 17 (1992), p. 65-76. R. Berthieu, « Les nourrissons à Cormeilles-en-Parisis (1640-1789) », Annales de démographie historique (1975), p. 259-289. Al. Bideau, G. Brunet, M. Floquet, « Mortalité différentielle des enfants indigènes et des enfants en nourrice. L’exemple de Druillat (Ain) au xviiie siècle », Annales de Démographie Historique (1994), p. 151-168.

67 Petit, op. cit., p. 340-341. 68 Ibid., p. 340.

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Les élites féminines des Lumières face aux débats sur l’allaitement Pratiques privées, stratégies familiales et enjeux politiques Le siècle des Lumières se caractérise par la multiplication des débats médicaux et philosophiques sur l’allaitement au sein d’États inquiets d’une possible dépopulation, que l’arithmétique politique contredit pourtant1. Aux nourrices « mercenaires », ces femmes des milieux populaires s’occupant des enfants de l’aristocratie et de la bourgeoisie urbaine, on impute la forte mortalité infantile2. La santé et le nombre des sujets devenant une préoccupation croissante, médecins, naturalistes et administrateurs scrutent et comparent la force physique et la capacité reproductive des populations3. Ces enjeux démographiques renvoient bien à des logiques de domination, notamment coloniale, et concentrent l’attention sur les « corps reproducteurs4 ». La gynécologie et l’obstétrique se renforcent à mesure que la naissance se professionnalise et s’institue comme objet de santé publique. Matrones, sages-femmes et chirurgiens-accoucheurs entrent en concurrence et renvoient, dans les discours tout du moins, à l’opposition entre d’anciennes et de nouvelles manières de prendre soin des parturientes et des nourrissons5. Les débats philosophiques de la seconde moitié du xviiie siècle autour de la maternité et de l’enfance inspirent aussi ces renouvellements qui dessinent un continuum entre le recours à l’accoucheur, la pratique de l’allaitement maternel, le refus de l’emmaillotement, voire l’inoculation et le refus des châtiments corporels6. Fortement influencées par les théories rousseauistes, ces préoccupations nouvelles ont été étudiées à partir des discours normatifs masculins : ceux des scientifiques, des philosophes, des religieux ou encore des autorités publiques. Plus rares ont été les prises en compte du point de vue des actrices de l’allaitement : les mères et les nourrices mercenaires, les laissant sans voix, victimes ou héroïnes muettes des changements relatifs à la gestion 1 Blum, 2013. 2 Morel, 1976, p. 393-429. 3 Dorlin, 2006, p. 156-174. 4 Héritier, 1996. 5 Gélis, 2001, p. 171-186. 6 Tosato-Rigo, 2017, p. 161-174 et p. 243-247. L’inoculation est alors pensée comme un moyen de préserver les enfants de la petite vérole, et plus largement de permettre leur survie et leur renforcement corporel, dans la droite ligne des intentions qui sous-tendent l’allaitement maternel ou le refus de l’emmaillotement. Nahema Hanafi  •  Université d’Angers Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 849-864 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127475 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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sociale de la reproduction7. Le corpus de sources mobilisé ici concerne des femmes des milieux bourgeois et nobles – les seules à avoir laissé trace de leurs expériences – et se compose de correspondances privées, de mémoires, de journaux intimes, de livres de raison, de consultations épistolaires et de documents comptables issus d’une vingtaine de familles françaises et suisses du siècle des Lumières. À travers ces écrits du for privé, il ne s’est pas agi de quantifier les pratiques maternelles ou « mercenaires », mais de repenser l’histoire de l’allaitement à partir des motivations et capacités d’action des concernées et d’en mesurer les enjeux sociaux. L’idée n’est pas d’opposer une histoire des représentations dominantes de l’allaitement à une chronique individuelle des pratiques féminines, mais de souligner que ces dernières sont à la fois « affaire privée et affaire publique8 ». Les modes d’allaitement révèlent effectivement des ambitions politiques et des positionnements sociaux caractéristiques des hiérarchies d’Ancien régime et qui se cristallisent dans les décennies pré-révolutionnaires. Une confrontation s’opère entre le modèle d’une bourgeoisie montante, méritocratique et désireuse de produire un homme nouveau conforme à l’idéologie de la perfectibilité humaine portée par les Lumières (modèle pro-allaitement maternel) et celui d’une noblesse de sang jalouse de ses privilèges, mue par une obsession généalogique garante de ses pouvoirs et arqueboutée sur ses principes, notamment éducatifs (pro-allaitement « mercenaire »). Aussi les pratiques d’allaitement des élites féminines conduisent-ils à articuler choix individuels et positionnements socio-politiques afin d’interroger leur implication dans les dynamiques collectives que sont le maintien des hiérarchies sociales, les visées populationnistes, la genèse d’un homme nouveau ou encore le renforcement de la puissance nationale. L’allaitement « mercenaire » à l’épreuve des critiques médicales Les élites féminines des Lumières forment les premières destinataires des ouvrages de vulgarisation vantant les mérites des maternités rousseauistes. Mêlant morale et médecine, ces productions défendent pour la plupart le recours à l’allaitement maternel et fustigent les nourrices « mercenaires ». La dépréciation n’est pas nouvelle, mais s’amplifie grandement : déstructurant le lien entre mère et enfant, ces femmes insensibles et mues par la cupidité se soucieraient peu des nourrissons et privilégieraient des pratiques nocives9. La vénalité est cruciale, car le commerce du lait s’oppose à la générosité du nourrissage maternel. La disqualification par l’appât du gain est présente jusque dans l’Encyclopédie qui définit la nourrice comme « une femme empruntée qui n’est animée que par la récompense d’un loyer mercenaire, souvent fort modique10 ». Aucune conscience ou même compétence professionnelle ne leur est reconnue. La force dénonciatrice des sources médicales a d’ailleurs nourri la légende noire des nourrices11, alors que les causes de la mortalité

7 Tabet, 1998. 8 Knibiehler, Héritier, 2001. 9 Buffon accuse les nourrices d’abandonner les enfants pendant plusieurs heures, de ne pas être attentives à leurs gémissements et de les bercer à outrance, voir Buffon, s. d., p. 460. 10 Article « Nourrice », Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. 11 Notamment soutenue par Le Roy Ladurie, 1979, puis par Badinter, 1980, p. 95-174.

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étaient davantage liées aux piètres conditions de transport et à la mauvaise santé des enfants au moment du placement qu’à une défaillance de ces femmes12. Aussi relayé soit-il, le discours rousseauiste peine cependant à s’imposer et l’allaitement « mercenaire » ne cesse de se développer tout au long de la période, notamment dans la bourgeoisie et les couches urbaines modestes, pour imiter les mœurs aristocratiques chez les uns, et par nécessité pour les autres13. Comment expliquer ce phénomène à contre-courant de l’amplification et du durcissement des critiques à l’égard des nourrices ? Si on part du principe que les parents envoient sciemment leur progéniture à la mort, et que l’allaitement « mercenaire » constitue une sorte de régulation de la descendance, il serait organisé pour les enfants en surnombre, et non dès les premiers héritiers mâles, comme c’est le cas. Une hypothèse plus recevable est que les familles voient dans les nourrices autre chose que de cupides irresponsables et considèrent qu’elles permettent dans la majorité des cas la survie de l’enfant. Est-ce à dire que les médecins ont inventé de toute pièce leurs exemples alarmistes ? Nombre d’entre eux relayent des drames authentiques, car il y a bien eu des nourrices peu attentives et incompétentes14, mais les généralisent. Or, les écrits du for privé sont plus nuancés, car ils condamnent les femmes qui n’ont pas répondu aux attentes des familles, et non l’ensemble des nourrices. Certains usages, comme l’habitude de dormir avec l’enfant pour s’en occuper plus facilement, sont particulièrement visés. Gabriel de Lagorrée, membre de la noblesse toulousaine, consigne le décès de sa fille : « Le 19 février 1685, ma fille Françoise de Lagorrée est morte sur les trois heures du matin ayant este estouffée par sa nourrice, comme il pareust par l’ouverture de son corps15 ». L’inattention et la négligence sont alors pointées du doigt. À d’autres moments, c’est l’ignorance qui pose problème : la Vaudoise Françoise de Chandieu s’insurge contre une nourrice qui a donné des « tartelettes aux griottes » à son petit-fils, lui occasionnant des maux de cœur et vomissements16. Parfois, les nourrices sont tout simplement malhonnêtes, comme lorsqu’elles cachent aux parents qu’elles n’ont plus de lait, usant d’une alimentation de substitution. Mme Bordenave de Disse en fait l’expérience : « Mes malheurs commencèrent avec mon existence, je fus remise à une nourrice qui n’avoit point de lait et qui me nourrit quatre mois en me faisant succer des pommes. Je fus mourante et on me remit à une autre femme qui me tira de la mort17 ». Loin d’attribuer ces pratiques nocives ou malveillantes à toutes les nourrices, les familles leur font confiance, car de la santé des enfants dont elles ont la charge dépend leur réputation, et donc leur rémunération. Sans résider pour la plupart chez les parents, elles entrent dans la domesticité et des liens forts et durables s’instaurent parfois. Leurs frais de santé annexes peuvent être pris en charge : Mme Virieu de Blonay adresse une 12 13 14 15

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consultation épistolaire à Samuel-Auguste Tissot au sujet de la nourrice de sa fille qui souffre de la rache – maladie éruptive du cuir chevelu18. La Genevoise Charlotte de Bégon, vingt ans après la naissance de son fils, célèbre les « si tendres soins19 » de la nourrice Mme Millet et prend des nouvelles régulières de ses propres enfants20. C’est une pratique courante que de délivrer des marques de reconnaissance bien après le sevrage par l’offre d’étrennes ou de gratifications spéciales en cas de besoin21. L’importance de la tâche qui leur est confiée explique ce statut privilégié et leur intégration durable dans le quotidien de la famille. Le recours aux nourrices témoigne donc de la reconnaissance d’un savoir-faire : les familles savent les dangers des pratiques malhonnêtes, mais adhèrent aux soins prodigués par les plus consciencieuses, qu’elles s’attachent à bien choisir, nous y reviendrons. Outre la reconnaissance de la compétence des nourrices, divers avantages touchant les hiérarchies et activités sociales, la sexualité ou encore la santé, expliquent le maintien de l’allaitement « mercenaire » dans les classes aisées. Les multiples avantages de l’allaitement « mercenaire » Au sein de la noblesse, la division du travail reproductif est valorisée parce qu’elle garantit l’affirmation d’une distinction sociale. Ne pas allaiter, c’est se démarquer du vulgaire, des pratiques populaires : le sein aristocratique ne saurait se dévoiler ainsi, ni servir de mamelle à laquelle pendrait un enfant. Le sein même des reines est impropre au nourrissage des dauphins et par mimétisme, les Grands et les nobles se conforment aux pratiques « mercenaires ». Les usages sociaux du corps et la consécration de la pudeur dans ces milieux tendent vers une démarcation nette des « fonctions animales », auxquelles les mères réticentes sont sans cesse renvoyées. Le médecin Jacques Guillemeau l’assène : « Il n’y a aucun animal qui ne nourrisse ses petits22 ». Ces femmes réaffirment une gradation hiérarchique entre les espèces et refusent de s’abaisser à un comportement animal pour respecter un « ordre naturel » auquel les aristocrates échapperaient. La valorisation croissante de la « nature » dans la philosophie des Lumières entre ici en conflit avec l’idée de supériorité sociale et culturelle de la noblesse fondée sur une distinction claire entre civilité et bestialité menant à la définition d’une culture spécifique du corps maternel23. Au-delà d’une démonstration des hiérarchies sociales, les élites féminines se servent des nourrices pour parer aux gênes quotidiennes de l’allaitement et maintenir leurs rôles et prérogatives (et en cela les rapports de classe sont primordiaux). Les mères allaitantes doivent modifier leur rythme de vie, quitter la cour et les lieux de représentation, comme les salons et les lieux de réjouissances. Nombre de femmes s’y refusent, car qu’auraient-elles à y gagner ? D’autant plus que la mise en nourrice ne les empêche pas de veiller sur leurs 18 Ibid., IS/3784/II/149.01.05.13, consultation épistolaire de Mme Virieu de Blonay, sl., s. d. 19 Archives Nationales (AN), fonds Des Franches, T161/25, lettre de Charlotte de Bégon à son époux, 20 février 1772. 20 Ibid., 22 mai 1772. 21 Minvielle, 2005, p. 197. 22 J. Guillemeau, De la nourriture et gouvernement des enfans dès le commencement de leur naissance, et le moyen de les secourir et garantir des maladies, « Épitre aux dames », 1609, non paginé. 23 Ortner et Whitehead, 1981.

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enfants et de manifester leur attachement. La mémorialiste Félicité de Genlis recourt à l’allaitement « mercenaire » pour sa première enfant, Caroline, née en 1765 : Elle vint au monde belle comme un ange, et ce visage enchanteur a été depuis l’instant de sa naissance jusqu’au tombeau, ce qu’on a jamais vu de plus parfait ; je ne la nourris point, ce n’étoit point la mode encore ; d’ailleurs, dans notre situation je ne l’aurois pas pu, étant obligée d’être toujours en courses et en voyages. Elle fut nourrie à deux petites lieux de Genlis, dans un village appelé Comanchon. Que de sentiments nouveaux me fit éprouver le bonheur d’être mère ! Que j’aimois cette enfant ! Que la vie me devint chère et avec quel vif intérêt je jetois les yeux sur l’avenir, auquel je n’avois jamais pensé ! J’y découvrois une nouvelle existence mille fois préférable à la mienne propre24. L’expression béate de ces sentiments maternels suffit à dissiper l’idée, défendue par Élisabeth Badinter, que la mise en nourrice équivaut à un délaissement moral et affectif des mères. Félicité de Genlis suit simplement les usages de son temps – qui l’autorisent à maintenir ses activités – et procède à l’identique pour ses autres enfants. Elle se rend « sans cesse à Comanchon » pour voir Caroline dormir dans son berceau25 ; les visites fréquentes aux nourrissons sont une pratique attestée26. Ainsi l’allaitement « mercenaire » est-il le moyen de conjuguer obligations sociales, normes culturelles et aspirations personnelles, sans pour autant négliger les soins aux enfants. À l’intérêt des mères s’ajoute celui des pères, directement concernés par les interdits religieux qui pèsent sur les relations sexuelles lors de l’allaitement et par les préconisations médicales déconseillant une sexualité susceptible de déranger le lait – humeur des plus délicates – ou d’occasionner une grossesse susceptible de le gâter27. L’allaitement maternel entraîne donc l’abstinence conjugale28, mais il est malaisé d’évaluer le respect des prescriptions religieuses et l’adhésion aux représentations savantes. Nombre de pères s’y conforment toutefois, tel le marquis de Louvois qui évoque sa chasteté avec le médecin Samuel-Auguste Tissot : Depuis dix-huit mois, le malade, tant à cause de la grossesse de sa femme, que parce qu’elle a allaité son enfant, n’a habité avec elle que sept à huit soirs pendant la durée de la grossesse. Il assure n’avoir point vu d’autres femmes. Pendant cette abstinence, il témoignoit des désirs très vifs29. Le marquis de Louvois parvient à demeurer continent de longs mois, mais d’autres ont certainement paré à ces inconvénients en intimant à leurs épouses de laisser l’enfant aux soins des nourrices. Chez les couples observant les préceptes religieux et/ou médicaux, le maintien d’une sexualité conjugale pèse ainsi dans le choix de l’allaitement « mercenaire ». Enfin, et contrairement aux représentations médicales, l’allaitement « mercenaire » est considéré par la plupart comme le meilleur moyen d’assurer la santé des nouveaux-nés et d’accroître ainsi les intérêts de la parenté. C’est que la valorisation philosophique de la

24 F. De Genlis, Mémoires, 1825, p. 237. 25 Ibid., p. 252. 26 Bideau, 1973 ; Galliano, 1967, no 1966, 139-177. 27 Morel 1976. 28 Knibiehler, 2003, p. 10. 29 BCU (Lausamme), fonds Tissot, IS/3784/II/144.03.04.19, consultation épistolaire du marquis de Louvois, 1784.

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nature oppose la salubrité et la vertu de la campagne et de ses habitant-e-s à la décadence physique et morale de la ville30. Nombre de médecins dressent d’ailleurs des tableaux terrifiants de la dégénérescence causée par le mode de vie oisif et urbain : le lait des femmes en est vicié, tandis que le « mauvais air » est funeste aux enfants. Privilégier l’allaitement « mercenaire » à la campagne revient ainsi à conserver et fortifier l’enfant. Respirer un air sain, se nourrir du lait d’une paysanne vigoureuse31, voilà un programme d’élevage garantissant le nourrisson des maladies de la ville et de ses pestilences ! Reste à bien choisir la nourrice, une opération qui révèle les enjeux de pouvoir intrafamiliaux et les divers acteurs et actrices de l’allaitement. Choisir une nourrice : division du travail reproductif et enjeux de pouvoir intrafamiliaux L’attention portée au choix des nourrices discrédite tout à fait, s’il le faut encore, la thèse d’un allaitement « mercenaire » synonyme d’indifférence parentale. Les nourrices sont sélectionnées avec précaution selon des critères précis – bonne santé, rondeur et opulence du sein, régularité du caractère et honnêteté du comportement –, car le lait passe pour transmettre les dispositions physiques et morales32. L’« âge » du lait – l’intervalle entre l’accouchement de la nourrice et la prise en charge du nourrisson – préoccupe également. Ce choix dont dépend la pérennité de la lignée n’est généralement pas laissé à la seule appréciation des mères qui doivent composer avec l’autorité – parfois concurrente – de leurs propres mères et surtout belles-mères, très actives dans la gestion de leur descendance. Chez les Jaucourt, membres de la noblesse française protestante, l’allaitement est cause de divers conflits. Suzanne (1702-1772, belle-sœur de Louis de Jaucourt, le célèbre encyclopédiste, résonne en femme du premier xviiie siècle : ses trois enfants ont été placés en nourrice. En 1754, lorsque son fils aîné Louis Pierre (1726-1813) est enfin père, elle ne semble pas particulièrement encline à prôner l’allaitement maternel, d’autant plus que sa belle-fille Élisabeth (1735-1774), qui a déjà fait une fausse couche, a mis au monde un enfant prématuré33. Tous s’interrogent sur sa survie et Suzanne échange régulièrement des lettres avec le couple. On y apprend qu’elle a indiqué une nourrice pour cet enfant qui ne survivra pas, peinant à s’alimenter : Je ne m’étois déterminée en faveur de la nourrice que par les bons rapports des personnes dont elle a élevé les enfans et sur l’examen exact et les recherches que Madame la vicomtesse de Ségur est très capable de faire. Mais dès qu’il se trouve un inconvénient aussi essentiel que la difficulté qu’à votre enfant de la téter, il n’y a pas à hésiter d’en chercher une autre et c’est je crois ce qui aura été fait sans attendre ma réponse34. Le ton de Suzanne révèle sa place prépondérante et des domaines de compétence élargis : il lui revient de choisir une nourrice par l’intermédiaire d’une personne de confiance. La

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Morel, 1977, p. 1007-1024. Knibiehler, 2003, p. 18. Dorlin, 2006, p. 157-158. AN, fonds Jaucourt, 86AP6, (169), lettre de Mme de Jaucourt à son fils, 28 mai 1754. Ibid., (170), lettre de Mme de Jaucourt à son fils, 31 mai 1754.

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transmission de la puissance génésique d’une génération à l’autre – d’autant plus effective que Suzanne de Jaucourt a alors 50 ans – reconfigure les rôles et donne une place de choix à la belle-mère dans un milieu social où le contrôle de la descendance assure la pérennité du nom35. L’année suivante naît Élisabeth-Suzanne pour laquelle il n’est pas plus question d’allaitement maternel. C’est Mme de Vassé, une amie de la famille, qui « veillera sur la nourrice, on y peut compter, elle a le coup d’œil pénétrant, on peut se fier à ses soins36 », annonce sa grand-mère. François, né en 1757, lui est aussi confié : « Madame de Vassé […] a écrit le plaisir qu’elle se faisoit de chercher une nourice et de donner des soins à votre enfans. Elle veut qu’il soit toujours près d’elle et paroit prendre cette charge de tout son cœur37 ». L’amie de Suzanne se charge de sélectionner la meilleure nourrice et de superviser l’allaitement, opérant un véritable partage du travail reproductif entre plusieurs interlocutrices. Deux ans plus tard, Élisabeth souhaite enlever son fils aux soins de Mme de Vassé, mais celle-ci s’y est fortement attachée et Suzanne désapprouve sa décision : « J’en ai encore beaucoup de regrets pour le petit qui auroit continué de se fortifier à la campagne et de s’y former un tempérament robuste38 ». En évoquant la santé du nourrisson, elle culpabilise la mère : toute maladie ou faiblesse à venir sera imputée à ce retour prématuré. Suzanne fait aussi pression sur le père, plusieurs semaines durant, pour que l’enfant demeure à Marly : Ces dames [Mlle Gilly et Mme de Vassé] arrangeoit que si la nourice vouloit ne point prendre de nourriçon, on lui laisseroit le petit garçon. Elle n’a pas mieux demandé. Je ne nie point que Madame de Jaucourt puisse bien élever ses enfants, mais il faut commencer par fortifier leur tempérament. L’air de Combreux peut être bon, mais il est fort différent de celuy de Marly et ce changement dans un âge aussi tendre pouvoit former quelque révolution. Au reste, j’ai dit mon avis sans insister, j’ai assuré Madame de Jaucourt que je ne voulois point me charger de l’événement, qu’elle pesat les raisons et qu’elle decidat et que je reconnoissois tous ses droits sur ses enfans39. On voit ici les négociations et conditions posées avec la nourrice, et plus encore les tensions avec Élisabeth qui doit faire preuve de fermeté face aux ingérences de sa belle-mère. Un compromis est trouvé : le petit rejoint ses parents et une nourrice lui est attachée à domicile. Ces allaitements réalisés avant la vague rousseauiste révèlent le poids de la parenté dans le choix du mode et du lieu d’élevage. La belle-mère est particulièrement active, tandis que la posture de l’époux demeure dans l’ombre. Fils aîné, il partage avec sa mère le souci d’une descendance nombreuse : « Tu fais bien d’avertir (…) ta femme que tu penseras à sa santé et à sa conservation sans pourtant renoncer à l’augmentation de ta postérité en temps propice. François se porte bien, mais qui scait l’avenir ?40 » lui rappelle Suzanne. Le corps d’Élisabeth constitue un instrument de perpétuation de la « race » des Jaucourt

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Fine, Moulinie et Sangoï, 2009, p. 37-76. AN, fonds Jaucourt, 86AP6, (203), lettre de Mme de Jaucourt à son fils, 15 août 1757. Ibid., (214), lettre de Mme de Jaucourt à son fils, 1757. Ibid., (232), lettre de Mme de Jaucourt à son fils, 10 juin 1759. Ibid., (234), lettre de Mme de Jaucourt à son fils, 27 juillet 1759. Ibid., (262), lettre de Mme de Jaucourt à son fils, 22 juin 1760.

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et la naissance d’un enfant mâle ne permet pas d’assurer la continuité de la lignée. Ainsi l’allaitement « mercenaire » n’apparaît-il que comme un des moyens mis en œuvre pour garantir la santé et la robustesse de cette descendance vouée au service du roi : il est donc l’objet de contrôles incessants et d’enjeux de pouvoir intra-familiaux. Autour de la figure maternelle s’organise une gestion collective d’un travail reproductif encore largement sectionné et investi par des acteurs et actrices varié-e-s. La mère d’Élisabeth, Mme Gilly, est tout à fait absente des échanges conservés, mais elle a pu donner son sentiment et peut-être soutenir sa fille. Néanmoins, les belles-mères disposent d’une autorité particulière, car leur belle-fille met au monde des enfants qui portent leur nom, ce qui ne les empêche pas d’être davantage des alliées que des despotes. L’allaitement peut effectivement faire l’objet de concertations et négociations plus sereines au sein de la famille. Les mères savent aussi trouver du soutien auprès de personnes extérieures et solliciter l’expertise des médecins, telle la Lausannoise Catherine Charrière de Sévery consultant trois proches et le docteur Samuel-Auguste Tissot41. Les différentes configurations possibles témoignent d’une implication multiple – et souvent féminine – dans l’organisation du travail reproductif ; elle renvoie à des statuts familiaux et sociaux que l’allaitement maternel vient court-circuiter. De nouvelles mères ? Concentration du travail reproductif et enjeux politiques La critique acerbe de l’allaitement « mercenaire » s’accompagne de la promotion d’une nouvelle maternité caractérisée par l’implication quasi exclusive des mères dans le travail reproductif. Les écrits rousseauistes chantent les mérites de ce recentrement, surtout significatif dans les milieux bourgeois qui fustigent les pratiques des plus humbles − les nourrices sales et irresponsables – comme celles des femmes du monde – les mères avilies par le luxe et l’oisiveté42. On donne au lait maternel des propriétés essentielles ; en plus d’assurer la bonne santé du nourrisson dans le contexte d’une forte mortalité infantile, il crée une proximité indéfectible avec sa génitrice, au cœur de ce nouveau rapport à la maternité et à la famille. Dans L’Émile, Jean-Jacques Rousseau dénonce alors les « mauvaises mères » reniant leurs « premiers devoirs43 » et assure que celles qui « abandonnent » leurs enfants ne recevront ni tendresse, ni respect, leurs époux seront volages : leur famille tout entière sera faite d’étrangers qui se fuiront. L’allaitement « mercenaire » nuit aussi à l’État et les femmes sont abreuvées de discours culpabilisateurs ou flatteurs – d’elles dépend la santé des nations –, car c’est un homme nouveau que leurs seins doivent faire prospérer44. Le Traité de médecine domestique (1775) de William Buchan le stipule : Si les mères réfléchissaient sur leur grande influence dans la société, si elles voulaient en être persuadées, elles saisiraient toutes les occasions de s’instruire des devoirs qu’exigent 41 ACV, P Charrière de Sévery B104/6069, lettre de Samuel-Auguste Tissot à Catherine Charrière, 1770. 42 Knibiehler, 2003, op. cit., p. 27. 43 J.-J. Rousseau, « L’Émile », in A. Houssiaux (éd.), Œuvres complètes, Paris, 1852-1885, tome 2, livre I, p. 93. 44 Knibiehler, 2003, p. 28.

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d’elles leurs enfants […] Par elles les hommes sont ou bien portants, ou malades : par elles les hommes sont utiles dans le monde ou deviennent des pestes dans la société45. La promotion de l’allaitement maternel implique donc une revalorisation du rôle social des femmes qui les enferme cependant dans des tâches reproductives. La nouvelle discipline du corps maternel met moins en avant le plaisir d’allaiter – autrefois vanté par Ambroise Paré (1510-1590) et Laurent Joubert (1529-1583)46 – que le bien-être de l’enfant et la responsabilité de la mère dans sa survie. Recourir à une nourrice serait aussi s’exposer à diverses pathologies de pléthore causées par la rétention de lait47, car l’allaitement n’est pas saisi comme un « fait social »48, mais comme une évidence biologique, un « fait de nature ». La promotion de l’allaitement maternel s’appuie effectivement sur une lecture fonctionnaliste du corps féminin, auquel les hommes échappent généralement49. Le médecin Jacques Guillemeau témoigne de ce processus : « la mère tâchera par tous les moyens de nourrir son enfant, considérant que nature lui a donné deux mamelles pour ce faire50 ». Elsa Dorlin souligne à ce propos : « les discours scientifiques naturalisent une fonction (l’allaitement), et confondent la naturalité d’une fonction physiologique et la naturalisation d’une fonction sociale51 ». La maternité est ainsi assimilée à l’allaitement, remettant « en cause la division sociale du travail reproductif (…) qui distingue traditionnellement la génitrice de la nourrice, en considérant qu’une seule et même femme peut remplir ces deux fonctions52 ». Quoique largement valorisées, les nouvelles mères sont présentées comme les héritières de pratiques nocives : maladroites et inexpérimentées, elles doivent être guidées. Aussi les médecins, jaloux de leur propre légitimité à édicter les normes d’élevage, se gardent-ils bien de postuler l’existence d’un « instinct maternel » indiquant « naturellement » les bons soins. Pour asseoir leur autorité et donc répartir les domaines d’expertises et de compétences, ils élaborent la figure de la mère éclairée, prévenante et soignante, attentive à leurs conseils. Conscients de leur moindre emprise sur la grande majorité des femmes, peu enclines à les consulter et encore moins à les lire, les médecins se concentrent sur les bourgeoises et les nobles qui deviennent un rouage indispensable à la médicalisation de l’enfance. Elles constituent le vivier des intermédiaires susceptibles de répandre les nouveaux préceptes médicaux et d’hygiène53. En retour, et à condition qu’elles suivent leurs enseignements, les médecins les investissent de nouvelles attributions. Visiblement la plupart n’en ont cure, ne voyant pas d’avantages à l’allaitement maternel, mais certaines adhèrent à cette nouvelle unité du travail reproductif : la « mode de la mamelle », selon l’expression de Félicité de Genlis, se répand jusqu’aux milieux de cour54.

45 W. Buchan, Traité de médecine domestique, Paris, Froulle, 1775, p. 12. 46 Rollet, 2013, p. 5-6. 47 Sherwood, 1993. 48 Cardi et Quagliariello, 2016, p. 171 ; Fassin, 2010, p. 45-51. 49 MacCormack et Strathern, 1980 ; Tabet, 1985, p. 61-146. Berriot-Salvadore, 1993 ; Graves, 2001. 50 J. Guillemeau, De la nourriture et gouvernement des enfans dès le commencement de leur naissance, et le moyen de les secourir et garantir des maladies, « Épitre aux dames », 1609, non paginé. 51 Dorlin, 2006, p. 163. 52 Ibid. 53 Elles ne sont pas pour autant des exécutrices passives des recommandations médicales, voir Morel, 1978, p. 211-219 ; Hanafi, 2013, p. 63-90. 54 Knibiehler, 2003, p. 29.

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Ce mouvement se développe davantage dans la bourgeoisie que dans l’aristocratie, trop attachée à ses anciennes manières de faire et aux dynamiques de distinction sociale qui y sont liées. Encore faut-il rappeler que deux modèles s’opposent sans se calquer strictement sur les appartenances sociales. Nombre de bourgeois-e-s recourent à l’allaitement « mercenaire » pour suivre les usages aristocratiques et signifier une ascension sociale. D’autres prônent des valeurs différentes – dont la nouvelle vision de la maternité et de la répartition des rôles sexués – auxquelles adhère aussi une frange de la noblesse dite « éclairée ». En définitive, l’allaitement maternel touche les familles sensibles aux écrits de Rousseau vantant les mérites d’une Sophie – la compagne d’Émile – centrée sur les attentes de son époux et de ses enfants, donnant de soi et « rayonnant » à l’intérieur de son foyer55. Certaines rousseauistes s’engagent corps et âme pour la promotion de l’allaitement maternel à destination des femmes du peuple notamment, en créant des associations féminines dès la fin du siècle dans les grandes villes, comme la Société de charité maternelle à Paris56, ou en rédigeant des ouvrages telle Anel Le Rebours et son Avis aux mères paru sous le patronage de Samuel-Auguste Tissot57. Elles n’hésitent pas à œuvrer dans la sphère publique et à endosser le rôle d’intermédiaires souhaité par les médecins. La plupart choisissent toutefois la promotion par l’exemple en allaitant leurs enfants. Ces femmes sont généralement nées dans les années 1760 et ont été bercées par la littérature romanesque et les discours promouvant une refonte des méthodes éducatives. Avant elles, bien d’autres ont été précurseures, telle Élisabeth Du Bourg, membre de la noblesse toulousaine, qui a livré tous ses enfants nés dans les années 1740-1750 aux soins des nourrices, mais décide d’allaiter son fils cadet Bruno, né en 1761 et surnommé… Émile. Elle sera ensuite une des plus actives promotrices de l’inoculation à Toulouse, signe d’un lien évident entre ces méthodes d’élevage et de soins58. Les années 1760-1770 constituent donc une étape importante pour l’allaitement maternel qui, dans ses finalités médicales et politiques, s’incarne au mieux dans les jeunes rousseaulâtres, davantage marquées par les ouvrages du philosophe suisse que par la dimension culpabilisatrice des traités médicaux59. Angélique de Mackau ou le lait des rousseauistes Angélique de Mackau (1762-1800) fait partie des femmes des Lumières qui se sont pleinement reconnues dans les nouvelles valeurs relatives à la maternité et aux soins infantiles. Résidant à la cour – sa mère est sous-gouvernante des Enfants de France dès 1771 –, elle témoigne de la pénétration de l’allaitement maternel parmi la noblesse « éclairée ». Marie-Antoinette se montre elle-même très favorable à l’allaitement – qui lui est refusé pour ses enfants – et autorisera d’ailleurs Angélique, devenue dame de compagnie de Madame Élisabeth, la sœur de Louis xvi, à amener son fils à la cour60. 55 Voir l’Émile, mais aussi la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau. 56 Ibid., p. 30. 57 A. Le Rebours, Avis aux mères qui veulent nourrir leurs enfans, Utrecht, Lacombe, 1767. 58 Hanafi, 2012, p. 523-592. 59 Darnton, 1985, p. 201-238. 60 On ne sait pas si elle a osé franchir ce pas, se confronter si frontalement aux valeurs et usages sociaux du corps de la noblesse de cour, largement acquise à l’allaitement mercenaire.

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En 1778, âgée de seize ans, Angélique de Mackau épouse sur les recommandations de sa mère le marquis Marc de Bombelles, ministre de France à la Diète de Ratisbonne, de dix-sept ans son aîné. La jeune femme fait tout pour combler un époux visiblement épris et se plait à vanter les charmes de la maternité, espérant être enceinte au plus vite. Tous deux dissertent dans leurs échanges épistolaires sur le bonheur conjugal et s’accordent pleinement sur l’éducation à donner à leur descendance. Rousseauistes convaincus, ils partagent l’idée que l’allaitement maternel est un devoir aussi plaisant que naturel et le gage d’un accomplissement personnel61. Angélique est donc soutenue par son époux, dont les parents sont morts, et sa mère la laisse choisir dès la naissance du premier enfant en 1780. La jeune femme se saisit alors de l’allaitement pour modeler son rôle au sein de la famille, ses lettres étant un lieu de réflexion, mais aussi de mise en scène de soi relatives à la maternité rousseauiste. Le père n’est pas en reste car l’allaitement a une place centrale dans le journal commencé le jour de la naissance de son fils62. On y apprend que l’enfant tète de suite, car le couple apprécie les bienfaits du colostrum autrefois jugé néfaste63, mais qu’il préfère un sein à l’autre. Deux chiots sont emmenés au chevet de la mère pour former son sein et Angélique affronte les douleurs et une fièvre de lait qui n’entament en rien sa détermination : « Le courage de la mère semble redoubler à chaque obstacle. Au moindre cri de son fils, elle le demande et tandis qu’il faut exhorter bien des femmes, elle va au-devant des maux que son état lui cause64 », claironne l’époux. Un médecin lui fait essayer une « machine destinée à former les bouts de sein », sans grand succès. Son diagnostic affole la « respectable petite mère » qui verse des larmes de peur de ne pouvoir nourrir l’enfant. « Il est venu un peu de sang et l’amour maternel peut seul donner le courage nécessaire pour supporter des douleurs aussi vives sans s’en rebuter65 », rapporte Marc. Ces maux s’estompent quatre mois après la naissance et « Bombon » est en pleine forme. Le marquis de Bombelles vante alors le dévouement de la « pauvre petite nourrice » qui passe parfois des nuits entières affairée auprès de lui et, dans son journal, s’adresse directement à l’enfant : Mon fils, mon cher fils, je suis bien sûr qu’en grandissant tu chériras tendrement ta mère ; mais jamais tu ne pourras reconnaître ses bienfaits. Elle est jolie, intéressante, dans l’âge de plaire. En réunissant tous les moyens et refusant d’entendre à tout ce qui pourrait et devrait l’amuser, elle s’occupe uniquement de vous. Au lieu de vous régler, comme on assure que cela se peut, elle suit aveuglément la voix de la nature et ne vous laisse jamais désirer son lait. C’est par des soins si rares, si précieux, que les premiers mois de votre existence assureront, si Dieu la conserve, la force de votre santé le reste de votre vie66. Angélique incarne cette nouvelle mère attentive, dévouée et aimante prolongeant par l’allaitement sa maternité biologique. Le journal de Marc est l’esquisse quotidienne de son comportement, le miroir dans lequel modeler son rôle et sa personnalité. 61 Hanafi, 2017, p. 167-174, p. 167-174. 62 M. Bombelles, Journal, éd. F. Durif et J. Grassion, Genève, Droz, tome 1, 1780-1784. 63 Rollet, 2013, p. 2-3. 64 P. Lejeune, « Bombelles et Bombon », Autopacte [en ligne], http://www.autopacte.org/, 2 juillet 1780, p. 12 (consulté le 18 janvier 2019). 65 Ibid., 5 juillet 1780, p. 13. 66 Ibid., 7 octobre 1780, p. 15.

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Pour nombre de rousseauistes, le surinvestissement du statut maternel est l’occasion de gagner en considération sociale et de participer à l’avènement de l’homme des Lumières. La pratique de l’allaitement maternel est une manière de se positionner dans une société en mutation, sous couvert d’un discours empreint de naïveté et de sensiblerie. Leurs actes s’inscrivent pleinement dans les préoccupations de leur époque et de leur milieu : lutter contre la dépopulation et régénérer l’espèce. En ne confiant pas leurs enfants aux nourrices mercenaires, elles se conforment aux attentes des médecins et administrateurs promouvant l’allaitement maternel, en même temps qu’elles participent à la consécration des vertus et attributions féminines. En effet, ces femmes ne sont pas les simples exécutrices, inconscientes ou passives, de méthodes d’élevage dont elles ne saisiraient pas les enjeux, même si leurs époux expriment souvent plus explicitement la finalité politique des maternités rousseauistes, à l’instar de Marc de Bombelles s’adressant à son fils (alors âgé de 8 mois) : Ah, mon ami, cette heureuse constitution, tu la dois après Dieu à ta mère. C’est la tranquillité habituelle de son âme, c’est la sagesse de sa conduite, ce sont les soins qu’elle te donne sans interruption qui sauvent ton enfance des périls dont elle est environnée. Lorsqu’au gré de nos désirs, lorsque le ciel exauçant nos vœux, tu paraîtras dans le monde avec une force dont tu n’abuseras pas, et qui influera sur la bonté de ton moral, dis-toi souvent : « Cette marche assurée, cette agilité qui me fait devancer mes compagnons à la course, cette santé qui me facilite les moyens d’être un utile soldat, de braver les changements de climats, tous ces biens, je les dois à cette mère tendre, qui s’est plu, qui s’est fait un devoir de me transmettre avec son lait tout ce qu’avait de brillant et d’avantageux sa saine et fraîche jeunesse »67. Le lait transmet les qualités du sang – le tempérament s’hérite premièrement par la nourriture du ventre, puis par le lait, sorte de sang blanchi68 – et sert à la production d’enfants « perfectionnés ». Dans une lettre adressée à son épouse, Marc de Bombelles précise : « Lorsqu’il surpassera ses compagnons élevés par des nourrices mercenaires, nous sourirons à ses succès, nous nous verrons renaître69 ». Renaissance du sang ou de la « race » aristocratique, dans un nouveau corps, endurci, alerte et agile : en mesure de dominer. Le lait maternel façonne une virilité nouvelle, celle d’hommes capables d’affronter les climats du monde entier, d’affirmer leur propre supériorité et celle de leur nation, tandis que l’expansion coloniale et les récits des naturalistes sur les « sauvages » allaitant des enfants nombreux et vigoureux font planer le doute sur la supériorité numérique, mais aussi physique, des hommes blancs70. En effet, les pratiques d’élevage des populations extra-européennes sont systématiquement observées par les naturalistes et les médecins : l’Histoire naturelle de Buffon compare les méthodes d’allaitement, de sevrage, d’emmaillotement ou d’apprentissage de la marche, et condamne les pratiques occidentales qui affaiblissent les nourrissons71. Aux femmes

67 Ibid., 19 février 1781, p. 16. 68 Article « Nourrice », Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. 69 M. et Mme de Bombelles, Que je suis heureuse d’être ta femme, Lettres intimes, 1778-1782, Paris, La bibliothèque d’Évelyne Lever, Tallandier, 2009, p. 297, lettre du marquis à son épouse, 18 mai 1781. 70 Voir Dorlin, 2006, p. 156-192. 71 Article « Homme », Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; Buffon, Histoire naturelle, tome 2, De l’enfance, p. 457-459.

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blanches oisives et dénaturées par le refus de l’allaitement, il oppose le portrait naturalisé et animalisé des femmes noires allaitantes72. Alors que les autorités publiques se penchent de plus en plus sur la santé comme mode de gouvernement des peuples73, au cœur de l’intime, se répercutent ces préoccupations politiques. Les maternités d’Angélique de Bombelles s’inscrivent dans ce contexte et si elle semble davantage maîtresse de son corps et de sa descendance que sa consœur Élisabeth de Jaucourt, son ventre n’en est pas moins le lieu d’enjeux collectifs, familiaux et nationaux. Elle opère ce recentrement du travail reproductif sur la mère, excluant la diversité des acteurs et actrices contribuant à l’allaitement mercenaire, car l’acceptation de ce rôle maternel est l’occasion de gagner quelques pouvoirs. En court-circuitant l’ancienne division sociale du travail reproductif en vigueur chez les élites, elle étend la maternité jusqu’au sevrage, symbolisant la rupture du lien « naturel », au sens de biologique, avec l’enfant. Pour continuer à modeler ce nouvel homme des Lumières, les mères rousseauistes maintiennent généralement leurs enfants auprès d’elles, au lieu de les confier aux femmes de la parenté ou à des gouvernantes, et se concentrent sur d’autres soins : l’inoculation et le refus des châtiments corporels notamment. Conclusion Au siècle des Lumières, et plus particulièrement dans la seconde moitié du xviiie siècle, s’élabore une nouvelle maternité qui fait coïncider liens biologiques et affectifs jusque dans l’allaitement. Le corps des femmes, cette « machine à reproduire74 », doit enfanter mais aussi nourrir et le travail reproductif se concentre alors sur les mères. Certaines deviennent les médiatrices de ce nouveau rapport filial et de la médicalisation des soins infantiles modelé par les médecins, parce qu’elles y gagnent de nouvelles responsabilités. Les répercussions et le bénéfice collectif pour les femmes de ces stratégies individuelles demeurent à évaluer. Ces renouvellements modifient les usages sociaux du corps et la gestion de la reproduction des élites : au modèle aristocratique d’une division du travail reproductif entre la mère, la parenté et la nourrice, s’oppose le modèle bourgeois d’une concentration. Ce dernier, clairement fonctionnaliste, ne dissocie pas les femmes de leurs potentialités reproductrices : l’indivision stricte des tâches fait que le corps de la mère suffit et sert à produire, mettre au monde et nourrir l’enfant75. C’est pourquoi la plupart des femmes des élites maintiennent le recours aux nourrices, par tradition, mais aussi pour les multiples avantages qu’il confère. Leur positionnement critique vis-à-vis des discours médicaux ne s’accompagne pas pour autant d’un rejet des visées populationnistes et de la volonté de régénérer la puissance nationale, mais elles ne font pas de leur sein l’instrument de ces ambitions politiques76. 72 Ibid. p. 460 : « Les Nègresses sont fort fécondes et accouchent avec beaucoup de facilité et sans aucun secours, les suites de leurs couches ne sont point fâcheuses, et il ne leur faut qu’un jour ou deux de repos pour se rétablir, elles sont très-bonnes nourrices, et elles ont une très grande tendresse pour leurs enfans » ; Voir Dorlin, 2006, p. 156-192. 73 Voir notamment Foucault, 1979. 74 Mathieu, 1985, p. 5-9. 75 Cardi et Quagliariello, 2016, p. 176. 76 On remarque aussi ce hiatus entre discours dominants et pratiques des élites dans le recours à la régulation des naissances, dès les années 1740, alors que les discours sur la dépopulation font rage. Voir Hanafi, 2017, p. 175-202.

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Quel que soit le mode d’allaitement, le corps féminin demeure au centre des préoccupations de la parenté car il est un outil de reproduction de la lignée. Le contrôle qui s’exerce sur lui laisse souvent peu de marges de manœuvre aux femmes si elles ne sont pas en accord avec leur famille sur le projet éducatif et le mode d’allaitement correspondant. Aussi, à la tridimensionnalité des rapports engendrés par l’allaitement, « rapports de sexe entre le père et la mère, rapports de classe entre la mère et la nourrice, rapports de savoirs entre la mère et le médecin77 » énoncés par Yvonne Knibiehler, doit-on ajouter les dynamiques familiales (notamment liées à l’âge, mais davantage aux statuts familiaux), sans oublier les rapports de race. Étudier l’allaitement des Lumières passe donc aussi par une prise en compte des structurations familiales et des pouvoirs qui s’y exercent : la place des belles-mères, entre tradition et innovation, autoritarisme et soutien, mérite d’être creusée tant ces femmes ont à perdre avec l’allaitement maternel. Enfin, les pratiques des élites féminines françaises et helvétiques ne peuvent être saisies en dehors du contexte colonial et de l’émergence des théories raciales : du lait des femmes dépend bien la force et le nombre des futurs sujets et donc le maintien des prééminences nationales et des hiérarchies coloniales. Bibliographie Él. Badinter, L’amour en plus. Histoire de l’amour maternel, xviie-xxe siècles, Paris, Champs Flammarion, 1980. J.-P. Bardet, Rouen aux xviie et xviiie siècles, les mutations d’un espace social, Paris, SEDES, 1983. ———, « La mort des enfants trouvés : un drame en deux actes », Annales de démographie historique (1994), p. 135-150. Ev. Berriot-Salvadore, Un corps, un destin. La femme dans la médecine de la Renaissance, Paris, Honoré Champion, 1993. Al. Bideau, « L’envoi des jeunes enfants en nourrice. L’exemple d’une petite ville : Thoissey-enDombes (1740-1840) », Annales de démographie historique, Hommage à Marcel Reinhard. Sur la population française au xviiie et au xixe siècles (1973), p. 49-58. ———, G. Brunet et M. Floquet, « Mortalité différentielle des enfants indigènes et des enfants en nourrice. L’exemple de Druillat (Ain) au xviiie siècle », Annales de démographie historique (1994), p. 151-168. C. Blum, Croître ou périr. Population, reproduction et pouvoir en France au xviiie siècle, Paris, Éditions INED, 2013. C. Cardi et Ch. Quagliariello, « Corps maternel », in J. Rennes (éd.), Encyclopédie critique du genre, Paris, La Découverte, 2016, p. 170-182. R. Darnton, Le Grand massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 201-238. Els. Dorlin, La matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La Découverte, Paris, 2006, p. 156-174. Ér. Fassin, « Anthropologie de la reproduction », in Els. Dorlin et Ér. Fassin (éd.), Reproduire le genre, Paris, Éditions de la BPI, 2010, p. 45-51.

77 Knibielher, 2003, p. 1.

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Line Rochat

Allaitement et prématurité : enjeux, pratiques, discours

Introduction : spécificités de l’allaitement en situation de prématurité Ce chapitre explore la question de l’allaitement maternel dans la situation particulière de la naissance avant terme. Il se fonde sur deux séjours de six mois effectués dans le service de néonatologie du Centre Hospitalier Universitaire Vaudois (CHUV) entre 2011 et 2014, sur des observations quotidiennes de femmes et d’infirmières12, ainsi que sur des entretiens poursuivis jusqu’en 2016 avec des femmes ayant vécu des accouchements avant terme. La néonatologie est une spécialité de la pédiatrie dédiée à la prise en charge de ceux que le discours biomédical nomme les nouveau-nés « à risque ». Cette catégorie inclut tous les nouveau-nés qui nécessitent des soins spécifiques au moment de leur venue au monde. Dans le service, on rencontre des prématurés, nés avant 37 semaines d’aménorrhée3. En termes quantitatifs, les naissances avant terme ne constituent pas la majorité des situations prises en charge par les néonatologues. La palette de pathologies qui nécessitent une prise en charge médicale avant ou après la naissance couvre les malformations congénitales, les infections ou asphyxies néonatales, ainsi que les conséquences de grossesses considérées « à risque » (toxicomanie, grossesses adolescentes, précédentes grossesses à risque, diabète,





1 Intéressée avant tout par les nouveau-nés et les façons dont les personnes qui les côtoyaient au quotidien en prenaient soin, j’ai passé la majeure partie de mon temps auprès des couveuses et de ce fait, des personnes qui y sont principalement reliées : des mères et des infirmières. Cette position a de facto induit une attention principalement dirigée vers ces actrices. Les figures des médecins, d’autres professionnels de soin et des pères restent en arrière-plan. 2 Bien que quelques hommes composent cette équipe, elle reste majoritairement dominée par des femmes. C’est pourquoi je parlerai principalement d’infirmières pour désigner cette catégorie professionnelle dans son ensemble. 3 Selon l’Organisation Mondial de la Santé (OMS), une naissance à terme survient entre la 37e et la 41e semaine d’aménorrhée. On parle de prématurité extrême lorsque la naissance survient avant la 28e semaine d’aménorrhée, de grande prématurité lorsqu’elle survient entre la 28e et la 32e semaine d’aménorrhée et de prématurité moyenne « voire tardive » lorsqu’elle survient entre la 32e et la 37e semaine d’aménorrhée. Voir à ce propos les recommandations de l’OMS en ligne, , consulté le 15 janvier 2018. Le calcul de l’âge de la grossesse (et donc également de l’âge de l’embryon/fœtus/nouveau-né prématuré) depuis le premier jour des dernières règles constitue une convention dans le monde médical. Dans ce chapitre, l’utilisation de l’expression « semaines d’aménorrhée » renvoie à la même unité de mesure que « semaines de gestation ». Line Rochat  •  Université de Lausanne Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 865-882 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.133483 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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prééclampsie, etc.). Le service de néonatologie dans lequel j’ai mené mon enquête de terrain est l’un des plus importants de Suisse, et à ce titre est qualifié de niveau III4. Il est doté de quarante lits, répartis dans trois secteurs de soins : intensifs, intermédiaires et continus et d’une équipe d’environ 180 infirmières. La question de l’allaitement s’insère dans des conceptions plus larges des figures de la mère, du nouveau-né et de ses besoins, et des liens qui les unissent. La conception du nouveau-né « sain » comme un être non-fini, immature, vulnérable et aux besoins spécifiques est largement dominante dans les contextes biomédicaux et populaires européens et nord-américains contemporains. Elle est accentuée en situation de naissance avant terme. Les nouveau-nés prématurés, conçus comme inadaptés à la vie extra-utérine, requièrent d’autant plus de surveillance et de contrôle de la part du corps médical. La présence des mères auprès de leur enfant et leur engagement actif et intensif dans les pratiques de soins quotidiens sont quant à eux conçus comme des éléments encore plus cruciaux dans la trajectoire thérapeutique du nouveau-né prématuré que dans les situations de naissances « normales ». Les conceptions socio-culturelles des liens mère-enfant trouvent leurs origines dans les travaux cliniques du psychiatre et psychanalyste John Bowlby qui, dès les années 1950 et 1960, a étudié les effets dramatiques de l’absence de tels liens dans le développement des nouveau-nés humains. Au travers des notions de bonding et d’attachement, dans une perspective inspirée de l’approche psychanalytique5 puis éthologique, Bowlby décrit les liens entre les mères et leur nouveau-né comme ancrés dans une base instinctive et cruciale pour le développement et la survie de l’espèce, de la même manière que le processus de l’« empreinte » chez certaines espèces d’oiseaux6. En dépit d’une remise en question de la validité scientifique des recherches portant sur l’attachement entre des mères et leurs nouveau-nés dans les années 1980, ces dernières ont profondément marqué les pratiques périnatales7 et restent d’actualité, particulièrement dans les unités de soins intensifs néonatals. Les théories de l’attachement ont en effet connu un succès important dans ces structures émergentes de la fin des années 1960, où les médecins constataient que certains parents rencontraient des difficultés à s’investir dans les soins ou qu’ils perdaient parfois toute forme d’intérêt pour leur enfant prématuré ou malade. L’application de certains principes de la théorie de l’attachement dans les services de néonatologie s’est constituée avec l’objectif de prévenir d’éventuelles difficultés parentales ultérieures8. La politique en vigueur dans le service de néonatologie s’accorde sur les discours contemporains qui se positionnent largement en faveur de l’allaitement, qu’ils émanent



4 Cette qualification désigne la capacité du service à prendre en charge toutes les pathologies néonatales depuis le moment de la naissance jusqu’à la fin de la période néonatale (28 jours) et constitue le degré le plus élevé de soins néonataux. Pour en savoir plus sur les critères spécifiques à chaque niveau de prise en charge, voir le document publié par la Société Suisse de Néonatologie à ce propos, en ligne http://www.neonet.ch/files/6214/3393/7303/2012_12_06_ Levels_of_Neonatal_Care.pdf, consulté le 15 janvier 2018. 5 Notamment les travaux dans le domaine de la psychanalyse des enfants d’Anna Freud et Dorothy Burlingham (Burlingham et Freud, 1942 ; 1944), et ceux du psychiatre et psychanalyste René Spitz à propos des effets de la « carence maternelle » sur le développement de jeunes enfants placés en institutions (Spitz, 1945 ; 1965). 6 Wall, 2001. 7 Pour une analyse de l’élaboration scientifique et du succès des théories de l’attachement voir Eyer, 1992. 8 Ibid.

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des milieux médicaux, de la santé publique ou des politiques publiques9. Présentée comme le meilleur remède aux maux des nouveau-nés malades et prématurés ainsi qu’à ceux de leur mère, la substance du lait maternel est fortement valorisée dans le discours des professionnels de santé, et ce pour différentes raisons. Nourricier et thérapeutique tout d’abord, puisqu’il permet d’éviter diverses pathologies associées à une naissance avant terme ainsi qu’un meilleur rétablissement post-partum des femmes. Affectif, ensuite. Remédiant non seulement aux maux du corps, la transmission du lait maternel est supposée réparer également des liens malmenés entre des femmes et leur enfant suite à une grossesse et/ou une venue au monde qui ne se seraient pas déroulées dans les meilleures conditions. Cependant, il faut s’attarder sur la spécificité de l’allaitement en situation de prématurité qui rend cette pratique souvent difficile à instaurer : La prématurité est bien une situation marginale pour la mise en place d’un allaitement maternel : par l’étrangeté du contexte dans lequel il est instauré, par l’absence du contact initial entre la bouche et le mamelon, par l’intervention de la machine, par la nécessité du contrôle qualitatif et du complément nutritif, par les modalités d’une distribution attentivement surveillée10. La composition du lait maternel, tout en étant présentée par le corps médical comme parfaitement adaptée aux besoins du nouveau-né prématuré, nécessite en effet souvent l’intervention de plusieurs acteurs dans le but de l’« améliorer ». Par ailleurs, en raison de l’incapacité présumée des prématurés de moins de 34 semaines d’aménorrhée de coordonner succion/déglutition/respiration, l’allaitement au sein ne peut généralement prendre place qu’au bout d’un certain temps, et selon un protocole précis : « Ce protocole suppose d’aménager un laps de temps suffisant, de retirer la sonde de gavage, de ne pas faire téter après le bain, chez un enfant surveillé par monitorage11 ». Au-delà de la substance elle-même, c’est surtout la mise au sein qui joue un rôle déterminant dans l’instauration ou la réparation des liens mère-enfant. La pratique du « sein-contact » ou succion non-nutritive constitue à ce titre une illustration parlante du travail de mise en relation entre des femmes et leur nouveau-né effectué par les professionnels de santé. Dans ce travail d’instauration ou de réparation du lien, la figure de la mère est constituée comme l’unique détentrice du précieux remède. Par conséquent, l’allaitement (ou l’expression du lait lorsque la mise au sein n’est pas possible) est fortement encouragé par le personnel de soins rapidement après la naissance, relevant parfois d’une forme d’injonction. Pour certaines femmes, l’allaitement prend alors la forme d’un véritable travail, au vu des heures quotidiennes consacrées à l’expression de leur lait ou aux séances d’allaitement dans le service. Quelques travaux menés dans des services de néonatologie ont par ailleurs mis en lumière l’importance pour les femmes de transmettre leur lait à leur enfant dans la constitution de leur rôle maternel12. Elles y voient souvent le seul moyen en leur possession de participer 9 Lupton, 2001. 10 Mirlesse, Voyer et Guillemaut, 2002, p. 210. 11 Ibid., p. 205. 12 Sweet, 2008a, 2008b ; Lupton et Fenwick, 2001.

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au rétablissement de leur enfant et de maintenir une connexion avec ce dernier, dans un environnement qui les contraint dans leur manière d’interagir avec leur nouveau-né : Les mères de nouveau-nés hospitalisés doivent pratiquer la maternité dans une arène extrêmement publique sur une période de jours, de semaines ou même de mois sous l’œil attentif de l’équipe de soins des services dans lequel leurs enfants sont admis13. En privilégiant une conception de l’allaitement comme une pratique qui va au-delà de l’acte nourricier et qui agit comme « un révélateur de liens sociaux et symboliques passant par le don, l’amour, la charité, la pitié ou la contrainte14 », j’analyserai dans ce chapitre les manières dont certaines femmes s’engagent dans l’allaitement ou l’expression de leur lait dans des situations de naissance avant terme, qui sont les personnes qui les entourent, mais aussi quels sont les mots et gestes qui importent dans le vécu de leur expérience. Le nouveau-né prématuré et sa mère : des êtres à (r)attacher Le nouveau-né, un être à parachever

Le service de néonatologie représente le premier lieu de vie pour des êtres qui « viennent de tomber au monde », pour reprendre les termes employés par Jacques Gélis15, et en tant que tel, il s’inscrit en plein dans le champ d’étude de ce que certains anthropologues ont nommé les débuts et fins de vie16. Ces lieux constituent des espaces de production des êtres humains et se concentrent sur les modalités pragmatiques et symboliques de cette fabrication. En d’autres termes, il s’agit de penser la manière dont la venue au monde d’êtres nouveaux est administrée par ceux qui l’accueillent. La figure du nouveau-né est particulièrement intéressante à investiguer car elle révèle les dispositifs d’accueil en fonction du contexte dans lequel il émerge. Certains anthropologues ont mis en lumière la précarité de l’humanité de certains nouveau-nés et rappellent que cette dernière est sujette à négociation, confirmation, atténuation, contestation ou refus17. Ce sont particulièrement les questions de la maturité, ou plutôt de l’immaturité, de l’inachèvement et du lacunaire qui sont au cœur des conceptions dominantes de la figure du nouveau-né et qui se trouvent amplifiées dans les situations de naissance avant terme. Deborah Lupton18 examine cette question et met en lumière plusieurs significations dominantes : le nouveau-né est conçu comme un être précieux, vulnérable, fragile, malléable, pur, mais aussi parallèlement poreux, perméable, chaotique, potentiellement contaminant, exigeant un déploiement important d’énergie et de patience de la part de ceux qui en prennent soin. L’étrangeté de son corps, son incapacité à agir de manière rationnelle (attendue chez

13 Lupton, Fenwick, 2001, p. 1012. 14 Bonnet, Le Grand-Sébille et Morel, 2002, p. 12. 15 Gélis,1984. 16 Kaufman et Morgan, 2005 ; De Vries, 1981. 17 Conklin et Morgan, 1996 ; James, 2010 ; Morgan, 1990 ; Bonnemère, 2009 ; Gottlieb, 2001. 18 Lupton, 2012b.

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tout être suffisamment mature) ainsi que son incapacité locutoire appellent une intense surveillance et un travail de façonnage corporel19. Les critères attribués au nouveau-né se trouvent exacerbés dans des situations de prématurité. L’enfant qui vient au monde avant terme est alors présenté dans le discours biomédical contemporain comme un être qui n’est pas adapté pour la vie extra-utérine : Les nourrissons prématurés ne sont pas totalement prêts à vivre dans le monde extérieur à l’utérus de leur mère. Ils se refroidissent plus facilement et ont souvent davantage besoin d’être aidés pour se nourrir que les enfants nés à terme. Comme leur organisme n’est pas encore complètement développé, ils peuvent avoir des problèmes respiratoires et souffrir d’autres complications, comme des infections20. Leur corps n’étant pas suffisamment développé, les prématurés nécessitent alors une prise en charge particulière. Par exemple, un enfant très prématuré n’a pas encore acquis la coordination entre succion, déglutition et respiration qui est considérée comme apparaissant environ autour de 33 et 34 semaines de gestation et n’étant pas acquise avant 35-36 semaines. Dans ces conditions, il ne peut donc pas être mis au sein, du moins pas dans une visée alimentaire et la nourriture doit lui être injectée par une sonde gastrique jusqu’au moment où, progressivement et sous contrôles rapprochés, il pourra commencer à téter le biberon, d’abord, puis éventuellement le sein. L’importante perte de chaleur corporelle est l’une des caractéristiques principales attribuées au prématuré21, d’où la nécessité de le maintenir dans un environnement humide et chaud jusqu’au moment où il sera capable de réguler lui-même sa température corporelle. Avant l’avènement de l’incubateur, les nouveau-nés prématurés étaient placés près d’une source de chaleur, enveloppés dans des mèches de laine ou de coton22. Par ailleurs, dans la conception dominante de la reproduction en contexte rural de l’Europe du xvie siècle, maintenir l’enfant dans un environnement chaud et humide permet de « terminer une cuisson » : « Le prématuré est un fœtus “pas mûr” – “praematurus” – il est plus encore un fœtus “pas cuit”23 ». L’idée que l’enfant qui naît avant terme n’a pas achevé sa maturation reste ancrée dans les représentations populaires actuelles. Une des femmes que j’ai rencontrées au cours de ma recherche m’a rapporté une anecdote liée à la naissance de son fils à 28 semaines de gestation. La grand-mère paternelle s’était particulièrement inquiétée de savoir si cet enfant était né avec des oreilles, puisqu’il risquait de ne pas venir au monde « complet ». Une autre femme dont la fille est venue au monde un peu moins de trois mois avant terme

19 Dans différents contextes socio-culturels, le corps du nouveau-né est soumis à manipulations et façonnages quotidiens (Razy, 2004 ; Walentowitz, 2013 ; Bonnet et Pourchez, 2007). La transmission de substances corporelles, plus particulièrement de lait de femme (pas systématiquement celui de la génitrice) joue un rôle déterminant dans ce travail, comme l’ont mis en lumière certains anthropologues (Walentowitz, 2005 ; Conklin et Morgan, 1996 ; Bonnet, Le Grand-Sébille et Morel, 2002 ; Gottlieb, 2004). 20 OMS, questions-réponses, disponible sur http://www.who.int/features/qa/preterm_babies/fr/, consulté le 15 janvier 2018. 21 Dans les contextes européens et nord-américains, puisque dans d’autres contextes socio-culturels, il s’agit plutôt de rafraîchir le prématuré, comme le donne à voir Walentowitz, 2004. 22 Gélis, 1983. 23 Ibid., p. 117.

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m’avait rapporté le moment où elle l’avait vue pour la première fois : « Elle était toute choue, elle avait des ongles, des sourcils ! ». Cette inquiétude n’est pas propre aux seuls contextes européens et nord-américains. Saskia Walentowitz24 rend compte des différents qualificatifs utilisés par les Touaregs de l’Azawagh pour désigner ces êtres particuliers. Ainsi, ce dernier sera qualifié comme « un enfant qui n’est pas achevé », « un enfant qui n’est pas mûr », « qui n’a pas atteint son heure » ou « qui n’a pas atteint son lieu25 ». Il appartient alors à ceux qui accueillent le nouveau-né prématuré de lui offrir les conditions optimales afin qu’il puisse achever sa maturation. Une naissance « pas comme les autres » : rupture et réparation du lien

Dans le service de néonatologie, « la pathologie c’est la norme », comme me le rapportait un jour une infirmière. La naissance avant terme est considérée comme un événement dramatique voir tragique, non seulement pour l’enfant qui vient au monde mais également pour ceux qui l’accueillent dans leur cercle familial26 : La naissance est ici traumatique. Les rites habituels sont ici battus en brèche, rendus inopérants face à la violence de cet événement. De profonds changements interviennent à la naissance d’un bébé prématuré. Rien ne se passe comme prévu ou imaginé. Dans cette perspective d’une venue au monde conçue comme traumatique pour la mère et pour l’enfant, la principale tâche pour les infirmières principalement consiste à réparer ou tisser un lien affectif rompu ou malmené entre la mère et son enfant, et ce le plus rapidement possible. S’inscrivant dans un paradigme hérité des théories de l’attachement introduites par le psychiatre et psychanalyste John Bowlby dès la fin des années 197027, les relations entre les parents (les mères surtout) et le jeune enfant dans le service de néonatalogie sont appréhendées selon la conception largement répandue, tant chez les professionnels de santé qu’auprès des parents, que la constitution de liens affectifs primaires, et qui plus est établis au moment de la naissance, est essentielle dans la construction de la personnalité (et de la stabilité) psychique d’un individu. En effet, si un tel socle venait à manquer, les répercussions sur la future santé psychique de l’enfant pourraient s’avérer sérieuses : troubles de la personnalité de type borderline, hyper activité, trouble des conduites, anxiété, dépression. Dans cette perspective, la naissance prématurée et l’hospitalisation du nouveau-né constituent des événements induisant une rupture, du moins d’importantes difficultés

24 walentowitz, 2004. 25 Ces qualificatifs s’insèrent dans des contextes d’énonciation et des manières de concevoir l’engendrement et le développement du fœtus particuliers. Néanmoins, il est intéressant de relever l’idée commune que l’enfant né avant terme doit être accompagné vers une maturation, tant physiologique que psychique. 26 Grimaldi, 2007, p. 177. 27 Les théoriciens de l’attachement maternel tels que Bowlby, 1978, Fraiberg, 1975 et les théoriciens de la relation à l’objet comme Klein, 1964 et Winnicott, 1965 ont introduit l’importance de la connexion mère-enfant. Pour une histoire de la théorie de l’attachement, voir Dugravier et Barbey-Mintz, 2015 et Pillet, 2007. Pour une critique de la théorie de l’attachement mère-enfant, ses fondements scientifiques et son histoire, voir Eyer, 1992.

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dans la construction de la personnalité psychique de l’enfant du fait de la séparation d’avec sa mère au moment de la venue au monde. Cette brisure peut donner lieu à ce que certains pédiatres et psychanalystes nomment des « séquelles tardives de développement »28 : Elles [les séquelles tardives] traduiraient sous une forme différée et prolongée une pathologie précoce des liens d’attachement, induite par la naissance prématurée et l’hospitalisation en réanimation néonatale. La séparation prolongée mère-bébé très grand prématuré et le vécu de souffrance des parents induiraient une situation de précarité psychologique familiale qui interférerait avec l’évolution à long terme de l’enfant29. L’attachement quant à lui peut être conçu comme […] partie d’une idéologie dans laquelle les mères sont conçues comme les premières architectes de la vie de leur enfant et sont blâmées pour tout problème qui pourrait leur arriver, non seulement dans l’enfance mais tout au long de leur vie d’adulte30. La tâche attribuée aux mères consiste donc à offrir à leur enfant un socle psychique suffisamment solide qui soutiendra la suite du développement de leur personnalité, et c’est principalement au niveau de l’intercorporéité que cette tâche peut s’accomplir. Dans le service de néonatologie, les mères et leurs enfants font l’objet d’un travail de mise en relation intense et ce dès que l’état de santé de l’un et de l’autre le permet. C’est principalement au travers d’interactions corporelles répétées comme les séances de toilette, le portage en peau-à-peau ou la succion non-nutritionnelle qu’un lien affectif est supposé se construire. Dans ce processus, le lait maternel joue un rôle déterminant. On rejoint ici une conceptualisation de la maternité dans laquelle la proximité mère-enfant est centrale et où la maternité est réduite à cette même proximité : « La réduction de la maternité à la proximité, et de la proximité à l’allaitement, minimise les accomplissements et la complexité de la maternité en la réduisant à un lien spatial statique et inarticulé31 ». Dans les discours des professionnels de santé, l’allaitement, constitué en tant qu’« alimentation hautement symbolique, peut permettre, dans une certaine limite, la poursuite ou le rétablissement du lien biologique interrompu entre la mère et l’enfant32 ». En ce sens, la pratique de l’allaitement et le lait maternel ne contiennent pas seulement des éléments bénéfiques pour la santé des enfants, mais sont conçus comme participant du processus d’attachement et de bonding, et à ce titre font partie des standards culturels du « maternage exclusif33 ».

28 Les principaux troubles tardifs identifiés par les chercheurs en psychiatrie de l’enfant sont les difficultés d’apprentissage scolaires, les troubles instrumentaux (grapho-perceptifs, attention, langage, mémoire), les troubles du comportement (hyperactivité, passivité, comportement instable), voir Ibáñez, Iriondo et Pilar, 2006 ; Sandre et Danesi, 2007. 29 Sandre et Danesi, 2007, p. 164. 30 Eyer, 1992, p. 2. 31 R. Kukla, 2005, p. 149. 32 Mirlesse, Voyer et Guillemaut, 2002, p. 201. 33 Wall, 2001.

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l i n e roc hat Entre injonction et déculpabilisation : le discours des professionnels à l’intention des mères.

Si la figure de la mère est au centre des préoccupations des professionnels de santé, c’est que c’est avant tout elle qu’il importe d’éduquer en « bonne mère ». Dans le contexte européen et nord-américain contemporain : Les idéaux de la « bonne mère » comportent l’idée que les mères sont constamment engagées dans le soin à leurs jeunes enfants, qu’elles répondent adéquatement à leurs besoins, même si au détriment des leurs, et qu’elles sont disposées à recevoir les conseils avisés d’experts à propos des soins à apporter à leurs enfants34. Dans cette acception dominante, la mère est celle qui démontre une attitude d’extrême vigilance et d’attention envers son enfant in35 ou extra utero, constamment prête à répondre à ses besoins et à s’assurer de son bien-être physique et psychologique. Ces préceptes, à haute valeur morale, constituent des critères à partir desquels les pratiques de maternage des femmes feront l’objet de jugements, comme l’ont examiné de multiples travaux36. La notion de « maternage intensif » renvoie à une conception dans laquelle le « bon maternage » est défini par l’attention maternelle centrée sur l’enfant, la responsabilisation individuelle du développement de l’enfant, la réalisation de soi dans le maternage centré sur l’enfant ; en raison de son importance dans le développement de l’enfant, le « bon maternage » est défini par l’acceptation de l’implication et la recherche de validation des pratiques de maternage par des figures expertes37. Sur la base de la conception du lait maternel comme aliment répondant au mieux aux besoins de l’enfant né avant terme, ainsi que de la mise au sein, plus précisément de la succion au sein, la figure de la mère devient un élément central dans le processus de maturation du prématuré. En effet, en tant que pourvoyeuse et détentrice de la précieuse substance, elle est au cœur des préoccupations des professionnels de soins, comme on peut le lire sur le site Internet du service de néonatologie : L’allaitement est vivement encouragé dans le cas d’une naissance prématurée ou à terme. S’il est nourri avec du lait de sa mère, un bébé prématuré a en effet moins de risques de développer des problèmes digestifs ou une infection. Les premiers jours, vous ne pourrez probablement pas mettre votre bébé au sein, en raison de son âge ou de son état. Il peut cependant recevoir votre lait par la sonde gastrique (petit tuyau qui va de la bouche ou du nez à l’estomac) et bénéficier de ses bienfaits. Pour cela, vous devrez tirer votre lait régulièrement et ce dès la naissance de votre enfant38. La figure de la mère est donc constituée comme responsable, en partie, du rétablissement de son enfant hospitalisé, de la même manière qu’elle l’est par ailleurs tout au long 34 Lupton, 2012b, p. 7. 35 Karpin, 2010. 36 Karpin, 2010 ; Bell et al., 2009 ; Bell et al., 2011 ; Lupton, 2000, 2008, 2011, 2012a ; McNaughton, 2011 ; Salmon, 2011. 37 Hays, 1996 ; Lee, 2008 ; Lee et al., 2010 ; Wall, 2010. 38 Disponible sur http://www.chuv.ch/neonatologie/nat_home/nat-patients-famille/nat-patients-famille-quel-roleparent/nat-patients-famille-quel-role-parent-alimentation.htm/ consulté le 15 janvier 2018.

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de sa grossesse39. Elle nécessite néanmoins une prise en charge par les professionnels entourant la naissance, dès lors qu’elle s’inscrit en plein dans une conception et une gestion médicalisées de la naissance40 dans laquelle les corps des femmes, et plus encore lorsqu’ils portent un fœtus, sont soumis à maints contrôles, mesures, évaluations de leur fœtus et où leurs perceptions à propos de ce dernier ne sont pas considérées comme valides41. Parallèlement, le fœtus s’est vu progressivement constitué en patient autonome, doté de besoins et de droits distincts de ceux de la femme qui le porte42. Constitués sur le modèle d’une machine sujette à défectuosité43, les corps des femmes ont été progressivement conceptualisés comme anormaux, imprédictibles, et sujets à mauvais fonctionnements, d’autant plus en situation de grossesse, où les risques de défaillances sérieuses sont accentués44. Dans le service de néonatologie, il est attendu des femmes qu’elles tirent leur lait minimum six fois par jour, tout en se reposant le plus possible : Il vous est recommandé de tirer votre lait : dès le premier jour, même si la quantité de lait est minime. Le colostrum (premier lait) est très riche en anticorps précieux pour votre enfant. Autant de fois que vous le pouvez, au minimum six fois par jour (un enfant à terme, bien portant, peut téter huit à douze fois par jour). Aussi longtemps qu’il y a du lait qui sort (maximum 30 minutes). Il faut parfois une à cinq minutes de stimulation jusqu’à ce que le lait commence à perler, surtout les premiers jours. Si possible avec un set double (les deux seins en même temps), ce qui augmente la sécrétion de prolactine, l’hormone qui favorise la production du lait. Ne vous inquiétez pas si vous avez l’impression d’avoir peu de lait, ce qui est normal les premiers jours […] Et surtout, reposez-vous : cela favorise la sécrétion de lait. Des consultantes en lactation sont à votre disposition dans le service45. Le discours est ici à la fois prescriptif et rassurant : il est attendu des femmes qui viennent de subir une intervention visant à extraire leur fœtus de leur utérus qu’elles soient capables d’exprimer leur lait six fois par jour, tout en se rétablissant et en dégageant des plages de repos afin d’être en mesure de produire du lait, de ne pas se décourager si les premiers essais ne sont pas fructueux et de persister dans leurs efforts. On rejoint ici une conception du corps de la femme comme producteur et fournisseur de lait maternel dont il est attendu qu’il réponde à des exigences temporelles et quantitatives dictées par le système hospitalier inscrit dans un modèle industriel46. Or, la possibilité pour une femme d’allaiter son enfant au sein dépend en premier lieu de son état de santé. Certaines femmes s’inscrivent en effet dans des trajectoires

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Lupton, 2012a. Lindenbaum et Lock, 1993 ; Jordan, 1993 [1978]. Duden, 1993 ; Martin, 2001 [1992, 1987]. Casper, 1998 ; Morgan, 2009 mais aussi Baker 1991, 1996, 2000. Davis-Floyd, 2003 [1993]. Davis-Floyd, 1998. Voir la page Internet du service de néonatologie du CHUV consacrée à l’allaitement, https ://www.chuv.ch/fr/ neonatologie/nat-home/patients-et-famille/quel-est-mon-role-en-tant-que-parent/participer-activement-alalimentation-de-lenfant/ consulté le 15 janvier 2018. 46 Dykes, 2006.

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reproductives lourdes et leur corps ont parfois été soumis à d’importantes interventions en cours de grossesse et lors de l’« accouchement »47. J’ai exploré ailleurs48 les trajectoires reproductives de certaines femmes ayant vécu des accouchements avant terme et les façons dont elles construisent des liens affectifs avec leur fœtus dans des situations d’incertitude. Celles qui subissent des césariennes peuvent parfois avoir du mal à se déplacer et peuvent souffrir longtemps de la cicatrice, quand il ne s’agit pas d’interventions plus lourdes qui les clouent à leur lit d’hôpital. Au-delà des marques du corps, se remettre d’une expérience de grossesse et d’un « accouchement » avant terme peut prendre la forme pour certaines femmes d’un cheminement fastidieux : certaines doivent pleurer la perte d’un enfant et se concentrer sur celui qui vit, d’autres sont entièrement tournées vers l’évolution heure après heure du diagnostic vital de leur enfant, d’autres éprouvent de la difficulté à reconnaître leur enfant dans le petit corps qu’elles voient dans l’incubateur. D’autres encore éprouvent des sentiments de solitude et d’impuissance, souffrent du manque de contact corporel avec leur enfant maintenu en incubateur ou peinent à s’adapter au monde « à côté » que constitue un service de néonatologie49. La question de l’allaitement ne fait ainsi pas systématiquement partie des priorités immédiates de femmes qui doivent parfois se remettre d’un accouchement difficile et qui sont elles-mêmes hospitalisées et, malgré l’importante valorisation accordée au lait maternel, l’allaitement reste difficile à mettre en place dans les services de néonatologie. Les premières heures, parfois les premiers jours sont en effet rythmés par l’évolution de l’état de santé de l’enfant qui influe sur les motivations des mères à s’engager dans l’expression de leur lait50. Les professionnels de soins sont par ailleurs conscients de ce qu’ils nomment les « obstacles » à l’allaitement maternel qu’ils classent en trois catégories : émotionnels, physiologiques et institutionnels51. Ils cherchent à y répondre au travers d’une prise en charge rapprochée des femmes, notamment à l’aide d’équipes d’infirmières spécialisées en lactation et de marrainages, comme c’est le cas dans le service de néonatologie depuis 201652. Sans oublier que pour ces femmes, outre leur propre rétablissement à prendre en compte, les heures de la journée sont occupées par d’autres activités comme les séances de soins à l’enfant qui ont lieu plusieurs fois par jour, éventuellement la gestion d’autres membres de la famille, les rencontres avec les médecins ou autres professionnels associés au service. Il est attendu par l’équipe de soins que les parents soient intensivement au chevet de leur enfant. Cette attente s’adresse particulièrement aux femmes, puisqu’une importante partie du travail de l’équipe infirmière consiste à instaurer, à renforcer ou parfois à réparer des liens entre cette dernière et son enfant. Les infirmières vont donc chercher à mettre une mère et son enfant en contact le plus rapidement et le plus fréquemment possible, et si elle n’est pas suffisamment présente elle fera rapidement l’objet de discussions et d’inquiétudes de la part de l’équipe, et on peut alors entendre certaines infirmières dire :

47 Aucune des femmes que j’ai rencontrées ne qualifient le moment de la venue au monde de leur enfant d’accouchement, c’est pourquoi je place le terme ici entre guillemets. 48 Rochat, 2017. 49 Hall, et al., 2013. 50 Sweet, 2008. 51 Pour plus de détails à propos de ce que recouvrent ces catégories, voir Sizun, Jay et Gremmo-Féger, 2003. 52 Pour plus de détails à propos de ce programme d’intervention, voir Fischer, 2017.

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« On a pas assez de bras, et c’est tout ce qu’il lui faut », « La mère pense que venir deux heures par jour ça suffit… », « Elle en peut plus de l’hôpital, je la force à faire les soins pour l’impliquer plus. ». En outre, l’emploi du temps quotidien des bébés est également bien chargé : les visites du médecin, les soins quatre fois par jour, les séances de physiothérapie, les ajustements des traitements médicamenteux, la vérification du matériel de soin, le nettoyage de la couveuse, les visites de proches, etc., rendent les moments d’inactivité rares. Dans ces conditions, une pratique de l’allaitement à la demande est impossible. De plus, suivant les secteurs de soins, il n’y a simplement pas de possibilité de rester durant la journée à une place sans en bouger. Souvent, femme et enfant ne se côtoient donc pas suffisamment pour s’accorder dans un rythme commun de nourrissage. Un jour, j’entendais l’une d’elles, mère de deux enfants plus âgés, confier à l’infirmière présente à quel point elle se réjouissait de rentrer à la maison afin de pouvoir enfin « être synchrone » avec son enfant et parvenir à l’allaiter comme elle le souhaitait, ce qui avait été très difficile durant l’hospitalisation de ce dernier. La fragmentation de l’allaitement : distinguer le sein du lait Dans le contexte du service de néonatologie, il faut distinguer plusieurs configurations liées à la question du nourrissage (mais pas seulement) de l’enfant : l’allaitement au sein, l’expression du lait et la succion non-nutritive. Chacune de ces pratiques soulève ses propres enjeux, prend place de manière particulière au sein du service, mobilise des acteurs spécifiques et des ressources différentes. Elles constituent par ailleurs les particularités de l’allaitement maternel en situation de prématurité, marqué par une profonde fragmentation corporelle, technique et symbolique : […] par l’étrangeté du contexte dans lequel il est instauré, par l’absence de contact initial entre la bouche et le mamelon, par l’intervention de la machine, par la nécessité du contrôle qualitatif et du complément nutritif, par les modalités d’une distribution attentivement surveillée53. En ce qui concerne l’allaitement au sein, il s’agit probablement de la forme de nourrissage la moins visible dans le service. En effet, suivant la configuration du secteur de soins, chaque couveuse possède son propre espace54, délimité par des rideaux qui peuvent être ouverts ou tirés suivant la situation. Le moment de l’allaitement au sein est souvent un moment dissimulé, quel que soit le secteur de soins dans lequel il prend place. Alors que la toilette du bébé ou des interventions plus lourdes comme la pose d’une sonde prennent place de manière visible, les rideaux ouverts, celui de l’allaitement, venant clore la séance de toilette, revêt un caractère différent. L’infirmière, d’une manière routinière, tire le rideau, sans poser la question à la mère, à la fin de la toilette. On peut déceler dans ce geste une expression de l’ambivalence de la figure du sein, conçu comme à la fois pourvoyeur de lait et comme objet sexuel, ces deux conceptions ne pouvant co-exister simultanément55. 53 Mirless, Voyer et Guillemaut, 2002, p. 210. 54 Que j’ai désigné ailleurs « intimité des couveuses », Rochat, 2014. 55 mahon-daly et andrews, 2002.

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Lorsque le nouveau-né ne peut prendre le sein pour téter, soit car il n’a pas encore acquis le réflexe de succion, soit en raison de l’appareillage imposant qui lui permet de respirer, il faut exprimer le lait à l’aide d’une machine. Plusieurs difficultés peuvent alors apparaître, pour les mères et pour les nouveau-nés. Tout d’abord, les zones buccales des nouveau-nés, fortement sollicitées par l’appareillage de la CPAP, l’instrument permettant d’injecter de l’oxygène dans les poumons, peuvent provoquer à terme des insensibilités ou des traumatismes qui peuvent affecter la capacité nutritionnelle de l’enfant56. Lorsque la CPAP est retirée, parfois après plusieurs mois de port sans interruption, il faut souvent quelques temps pour que ces empreintes disparaissent. Le visage, et en particulier les zones nasales et buccales deviennent extrêmement sensibles voire des lieux de souffrance. Il est alors fréquent de constater chez les enfants une fois de retour à la maison un refus de se nourrir ou de toute forme d’atteinte à ces zones-ci. La pratique du massage du contour de la bouche avec un coton-tige imbibé de lait maternel pendant que l’enfant reçoit son alimentation par sonde gastrique est alors couramment employée. Elle est destinée à induire chez le nouveau-né une association entre plaisir et alimentation, une envie de chercher à se nourrir, au-delà de la couverture et de la pression constante de l’appareillage. Par ailleurs, les bébés sous CPAP ne peuvent téter avec cet appareillage, même s’ils possèdent la capacité de succion. Une infirmière me disait que cela reviendrait à « téter avec la tête passée en-dehors de la vitre d’une voiture en pleine vitesse ! ». Quant aux femmes qui s’engagent dans l’expression de leur lait, la question de la montée de lait peur s’avérer problématique. Tout comme les infirmières, elles sont conscientes du fait qu’il ne suffit pas de poser une machine sur le sein et de l’enclencher pour induire une montée de lait. Pour pallier à cette difficulté, une pratique courante pour faciliter la montée de lait est celle du « sein-contact », c’est-à-dire une mise au sein « non-nutritive ». Elle permet, selon les professionnels de santé, de déclencher une montée de lait, mais est également bénéfique pour le nouveau-né puisqu’elle permet d’induire une association entre nutrition et sensibilité buccale et de lui assurer une meilleure « stabilité physiologique » en comparaison à l’utilisation du biberon57. Enfin, elle permet de faire se rencontrer des corps qui apprennent progressivement à se connaître, et par la mise en contact corporelle, de tisser des liens entre les femmes et leur enfant. L’interaction corporelle, les échanges olfactifs sont en effet conçus comme des vecteurs essentiels de la construction de liens affectifs et sont donc fortement encouragés par le personnel de soin. Afin de faciliter l’exercice, les infirmières posent les règles du jeu. Ainsi, on peut couramment entendre l’annonce de la procédure à une femme par une infirmière sous cette forme : « Vous venez, donnez le sein et vous tirez le lait tout de suite après. Vous

56 Les professionnels de soins ont en effet constaté de nombreux traumatismes liés à la sur- convocation de la zone buccale chez les enfants intubés ou sous CPAP. L’appareillage occupant pratiquement toute la zone du bas du visage exerce des pressions importantes, dues en particulier à son attache : l’embout de la CPAP, en forme de couvercle en plastique, se pose sur toute la surface du nez. De ce bouchon, sort un tuyau relativement large et cannelé qui permet la distribution de l’oxygène. Le tube suit l’arête du nez et le haut du crâne avant de rejoindre le reste de la machine. Pour parer au risque de déplacement de l’appareillage, de solides élastiques sont alors rattachés au bouchon placé sur le nez et enceignent le crâne. La pression de ces attaches est telle qu’elle produit généralement des gonflements sous les yeux et creuse des sillons sur les joues. 57 La « stabilité physiologique » de l’enfant mis au sein est mesurée sur la base de la fréquence cardiaque, la fréquence respiratoire, l’oxygénation et le nombre d’apnées, voir Sizun, Jay et Gremmo-Féger, 2003.

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revenez vers 11h30-12h00, vous donnez le sein et vous tirez le lait tout de suite après ». Le ton utilisé est plus ferme, plus prescriptif et plus fort en volume que celui qu’elle emploie ordinairement avec les bébés. Dans cette situation, l’infirmière se pose en tant qu’experte et la femme qui tire son lait doit suivre ses instructions si elle souhaite obtenir un résultat satisfaisant. La procédure est clairement exposée et la pression est forte pour les femmes qui s’investissent entièrement dans cet exercice qui, en plus de prendre beaucoup de temps demande une énergie et une motivation considérables, et dont le succès n’est pas toujours à la hauteur des attentes. Transmettre leur lait à leur enfant peut représenter pour certaines femmes leur seul véritable moyen de participer à son rétablissement, elles y consacrent alors l’entier de leur énergie et de leur volonté. L’engagement dans l’allaitement ou l’expression du lait peut donc parfois épuiser physiquement et émotionnellement des femmes déjà affaiblies. Il n’est alors pas rare d’entendre cette phrase, lancée par les infirmières à celles qui apportent des biberons presque vides : « Chaque millilitre compte ! ». Elles les félicitent systématiquement pour leur production, quelle que soit la quantité de lait exprimée. Cependant, celles qui rapportent des biberons bien remplis sont particulièrement valorisées par des exclamations telles que « Félicitations pour tout ce lait, bravo ! Et regardez comme votre petit mange bien ! ». D’une part, le fait que ces femmes parviennent à exprimer une quantité honorable de lait constitue souvent en soi une victoire. D’autre part, que les infirmières valident la qualité de ce dernier en insistant sur l’appétit de l’enfant et le plaisir qu’il peut trouver en le consommant possède une dimension performative non négligeable. En effet, la reconnaissance par les infirmières de la valeur du lait que les femmes produisent renforce le caractère thérapeutique de ce dernier, tout en constituant sa productrice en « bonne mère ». Pour celles qui ne parviennent pas à allaiter ni à exprimer leur lait en revanche, le sentiment d’échec est vif, ainsi que celui de l’incompétence. Une jeune mère de jumeaux prématurés me confia ainsi un jour sur un ton résigné : « Je leur ai donné tout ce que je pouvais et tout ce que j’avais, mais j’ai eu beau faire le maximum, je n’ai jamais eu de montée de lait ». L’infirmière en charge de ses enfants se tenait à côté de nous et entendant ses mots est intervenue en lui disant : « Ne vous inquiétez pas, c’est très difficile d’allaiter en néonat’, il n’y a pas d’intimité, même avec les rideaux, le lien avec l’enfant est difficile à créer et puis il y a tout le stress et l’anxiété qui n’arrangent pas les choses. L’allaitement ce n’est pas mécanique ! ». Il y a dans la possibilité de transmettre son lait à son enfant un enjeu de taille, celui de la compétence maternelle. La capacité à transmettre son lait revêt alors une importance cruciale pour des femmes qui ne possèdent pas d’autres moyens de venir en aide à leur enfant et sur les épaules desquelles repose la responsabilité de fournir un élément présenté comme central dans le rétablissement de ce dernier. Amélioration, circulation et transformation du lait maternel

Dans le discours biomédical contemporain, le lait maternel est présenté comme le meilleur remède aux besoins de l’enfant prématuré : L’allaitement au sein est ce qu’il y a de mieux : tout comme pour les bébés nés à terme, le lait maternel est le meilleur aliment qui soit pour les bébés prématurés. Les bébés doivent être allaités le plus tôt possible après l’accouchement. La plupart des

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bébés prématurés qui ne sont pas capables de coordonner les réflexes de succion et de déglutition pourront être nourris avec le lait de leur mère, à la tasse, à la cuiller ou au moyen d’une sonde nasogastrique58. Doté de vertus thérapeutiques que la médecine ne peut égaler, le lait maternel permettrait à l’enfant né avant terme d’échapper à diverses infections ou problèmes digestifs : « Le lait maternel possède des propriétés nutritionnelles et bioactives complexes et évolutives, qui restent à ce jour, inégalées59 ». Par ailleurs, la composition du lait maternel semble s’adapter aux besoins de l’enfant, il répond donc parfaitement à ceux de l’enfant né avant terme60. Cependant, malgré un discours unanime des professionnels de santé à propos de la supériorité du lait maternel sur d’autres aliments, quelques éléments laissent penser qu’il reste tout de même insuffisant pour combler les besoins de l’enfant né avant terme : « En raison des besoins nutritionnels importants de l’enfant né avant terme, il est possible que le lait maternel nécessite une supplémentation, en particulier en protéines, lipides et phosphore61 ». Ainsi, le lait maternel est à la fois présenté comme le remède le plus adapté aux besoins du prématuré et comme nécessitant si besoin quelques « améliorations » pour répondre précisément à ces mêmes besoins62. Dans le secteur des soins intensifs, là où les situations des enfants sont les plus incertaines, des nombreuses scènes de toilettes auxquelles j’ai assisté, le moment du nourrissage, mettant un terme à la séance, prenait place la plupart du temps sans la présence de la mère. Le lait, auquel sont ajoutés nombre d’éléments visant à l’enrichir, est souvent injecté directement dans l’estomac au travers d’une sonde. Le geste le plus courant que j’ai observé est ainsi celui de l’infirmière venant placer une seringue chargée de lait « enrichi » dans la machine prévue à cet effet et postée à côté de la couveuse, appuyant sur le bouton de démarrage et ponctuant son geste par un « Mais oui, on va manger à présent ! » ou « C’est l’heure de ton dîner, tu vas te régaler ! ». Dans ces situations, l’enfant est donc nourri par l’intermédiaire d’une machine, dans son incubateur, avec une solution qui n’est pas uniquement composée de lait de mère, et sans que cette dernière ne soit forcément présente à son chevet. La circulation du lait maternel depuis le sein d’une femme jusqu’à la bouche ou l’estomac de son enfant est sujet à maintes interventions extérieures63. Les acteurs investis dans la transformation du lait proviennent de divers secteurs : département de logistique hospitalière, service de la restauration et diététiciens participent à la production de « préparations spéciales, qui doivent être dosées au gramme près ». La complexe solution, dont les ingrédients varient en fonction de l’état de santé de l’enfant, sera ensuite injectée dans

58 OMS, questions-réponses, disponible sur http://www.who.int/features/qa/preterm_baby_care/fr/, consulté le 15 janvier 2018. 59 Fischer, 2017, p. 92. 60 Sizun, Jay et Gremmo-Féger, 2003. 61 Sizun, Jay et Gremmo-Féger, 2003, p. 16, mais aussi Mirless, Voyer et Guillemaut,, 2002, p. 204. 62 Les impacts de discours ambivalents à propos de la potentielle insuffisance du lait maternel peuvent induire chez certaines femmes ce que les médecins nomment « le syndrome d’insuffisance de lait », phénomène remis en question par divers auteurs comme Dykes, 2010 ou Gremmo-Féger, 2003 qui ont mis en lumière les liens entre disponibilité et diffusion du lait artificiel, discours dominant à propos de la défectuosité du corps féminin et confiance des femmes en leur capacité à nourrir suffisamment leur enfant. 63 Comme le donne à voir un document publié dans le magazine du CHUV en 2012 intitulé « Le jeu du biberon » : « L’enfant à l’hôpital », CHUV Magazine, printemps 2012, 27 (avril-mai-juin), p. 28-29.

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des biberons ou des seringues à différents dosages, chargés dans des chariots réfrigérés, amené dans les divers services demandeurs, transférés dans les frigos des services, pour être ensuite administrés aux enfants, par la bouteille directement ou alors, comme c’est souvent le cas pour les prématurés qui ne sont pas capables de téter, par sonde gastrique au travers de seringues. Ce fut le cas pour les jumeaux de Jessa, nés à trente semaines de gestation. À l’occasion d’une discussion au pied de la couveuse peu de temps avant le retour à la maison, elle m’avait confié se sentir quelque peu anxieuse à l’idée de ne pas pouvoir compter sur les infirmières une fois rentrée. Ce jour-là, elle devait justement apprendre à préparer les solutions lactées et les biberons. Ses jumeaux buvaient un lait enrichi qui ne se trouvait pas dans le commerce. Avant de quitter l’hôpital, il fallait donc d’abord trouver le lait le plus adéquat disponible dans le commerce, l’administrer aux enfants et contrôler leur réaction. Conclusion Dans ce chapitre, j’ai esquissé les contours de certains enjeux liés à la question de l’allaitement dans des situations de naissance avant terme. Pour les professionnels du service de néonatologie, le lait maternel est présenté comme la réponse la plus adaptée aux besoins de l’enfant prématuré, tout en constituant un élément crucial dans l’établissement des liens d’attachement entre les mères et leurs nouveau-nés, liens mis en difficulté du fait d’une venue au monde conçue comme traumatique dans le discours biomédical dominant. Les femmes quant à elles doivent en premier lieu se remettre de l’intervention parfois lourde subie lors de la venue au monde avant terme de leur nouveau-né. La question du nourrissage et de la forme qu’il va prendre s’impose cependant rapidement à elles, et pour celles qui s’y engagent, peut devenir une activité exigeante. En effet, l’allaitement au sein n’étant pas toujours possible (état de santé de l’enfant, capacité de succion non encore acquise, entre autres), certaines femmes vont alors se tourner vers la pratique intensive de l’expression de leur lait. La production d’une quantité suffisante de lait représente pour certaines femmes qui s’y attèlent un important engagement de temps et d’énergie. Conscientes de la potentialité thérapeutique de leur lait, elles se donnent alors pour tâche d’en fournir le maximum, même si toutes ne parviennent pas à un résultat à la hauteur de leurs attentes. Pour celles qui ne parviennent ni à allaiter au sein, ni à exprimer leur lait, le sentiment d’échec peut être vif, comme celui d’incompétence. Parallèlement à la question du nourrissage, les femmes dont le nouveau-né prématuré est hospitalisé et leurs proches doivent composer avec l’apprentissage plus général de la parentalité en situation hospitalière. Dans ce contexte, la capacité d’une femme à fournir du lait en quantité suffisante et de qualité reconnue par les membres du corps médical participe pleinement de la constitution de la figure de la « bonne mère ». Dans un même mouvement, la manière dont l’enfant consommera ce liquide, avec « appétit » et « plaisir » selon les infirmières, participera à le constituer en « bon enfant ». Ainsi, dans la transmission du lait maternel se joue non seulement le rétablissement de l’enfant prématuré, sa maturation, mais également son inscription au sein d’une communauté familiale et la qualité du lien particulier avec la femme qui l’a mis au monde.

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Chiara Quagliariello

Allaitement maternel, parentalité intensive, ascension sociale Expériences des mères italiennes et des mères sénégalaises immigrées en Italie La promotion de l’allaitement maternel1 fait partie intégrante des politiques de santé publique dans le monde entier, tant au Sud qu’au Nord. Cette forme d’alimentation néonatale est devenue en même temps, dans cette deuxième partie du monde, l’un des éléments clés d’un modèle parental spécifique, la parentalité intensive aussi dite « maternage »2. La valorisation contemporaine de l’allaitement maternel a commencé dans les années 1980 et a rencontré un succès progressif dans les années 19903. Ce phénomène implique à la fois le corps social, c’est-à-dire, les parents des enfants, et le corps médical, et caractérise de nombreux pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord4. L’Italie – dont on parlera – n’échappe pas à ces tendances contemporaines. Ce chapitre propose une étude socio-anthropologique de l’allaitement maternel à partir des expériences de deux populations de mères qui se sont adressées à l’un des premiers hôpitaux italiens à avoir rejoint le programme international Hôpital ami des bébés (IHAB)5. Ce programme, promu conjointement par l’OMS et le Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) depuis les années 1990, vise à promouvoir le lait maternel comme le meilleur aliment pour la nutrition des nourrissons. Bien qu’il existe des différences, parfois significatives, dans les expériences des sujets qui composent les populations considérées, la récurrence des pratiques examinées ici, et des profils sociaux, permet une réflexion par macro-catégories. La première population est représentée par des mères (et des couples) italiennes qui décident de se tourner vers cet hôpital parce qu’elles



1 Le terme allaitement est défini ici comme une expérience qui comprend l’allaitement maternel exclusif dans la phase postnatale, et l’utilisation du lait maternel comme principal aliment de la nutrition néonatale pendant les premiers mois de la vie de l’enfant. 2 Sur le modèle de la parentalité intensive voir Hays, 1996 ; Ennis, 2014 ; Faircloth, 2014, p. 180-193 ; Paltineau, 2014. 3 Sur la valorisation contemporaine de l’allaitement maternel voir Faircloth, 2013 ; Memmi, 2014. 4 Sur le ‘retour contemporain’ à l’allaitement maternel en Europe et aux États-Unis, voir Blum, 1999 ; Garcia 2011. 5 A ce jour les hôpitaux italiens à avoir obtenu le titre d’hôpital ami des enfants sont au nombre de 26. La majeure partie de ces structures se trouve dans les régions du nord et du centre de l’Italie. Chiara Quagliariello  •  École des Hautes Études en Sciences Sociales Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 883-900 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127476 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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sont intéressées à vivre un accouchement et un allaitement « naturels »6. La deuxième population est, au contraire, composée de mères (et des couples) d’origine sénégalaise qui fréquentent cet hôpital parce qu’il s’agit du seul service situé dans la région où vit la communauté d’immigrés à laquelle elles appartiennent. La décision de se rendre dans cet hôpital procède donc d’un choix réfléchi pour la population italienne mais d’une décision aléatoire en ce qui concerne les mères sénégalaises. Dans la première partie de ce chapitre, nous allons procéder à l’analyse des discours et des pratiques pro-allaitement maternel défendues par les professionnels qui travaillent dans cet hôpital. La deuxième partie est consacrée à l’étude des motivations qui ont conduit les mères (et les couples) italiennes à choisir un régime alimentaire néonatal basé sur le lait maternel. La référence aux théories du féminisme matérialiste7 nous aidera à réfléchir sur l’articulation des relations entre les sexes au sein de cette expérience. Partant du principe que l’allaitement est l’une des étapes du travail procréatif nécessaire à la reproduction de l’espèce humaine, l’une des questions auxquelles nous tenterons de répondre est : comment se caractérise la participation des pères à une expérience étroitement liée à la matérialité du corps féminin ? Jusqu’à quel point est-il possible d’évoquer un allaitement paternel, via l’allaitement maternel ? L’analyse des choix faits par les mères sénégalaises permettra de réfléchir, dans un troisième temps, sur la dimension culturelle de pratiques – telles que l’allaitement maternel – souvent interprétées comme « naturelles », ou appartenant à la sphère de la nature. Comme nous le verrons, les vertus que les mères sénégalaises attribuent au lait maternel, comme les remèdes qu’elles utilisent pour favoriser la production de ce fluide, répondent à une logique différente de celle de la population italienne. La référence aux théories de l’intersectionnalité8 nous aidera enfin à réfléchir, sur l’imbrication entre l’allaitement et les inégalités sociales liées aux classes et aux origines italienne ou étrangère des mères. D’une part, nous analyserons dans quelle mesure le choix des aliments utilisés en complément ou en remplacement du lait maternel se réfère à des idéaux et à des pratiques de consommation qui seraient représentatifs de niches sociales spécifiques au sein du groupe des parents italiens. D’autre part, l’étude de l’imaginaire collectif lié à la figure de la mère africaine nous permettra de réfléchir sur les stéréotypes post-coloniaux, et à bien des égards racialisants9, imaginaire auquel certains professionnels de la santé adhèrent à l’égard des patients sénégalais immigrés en Italie. Méthodologie Les analyses sont basées sur les résultats d’une recherche menée entre 2009 et 2012 à l’hôpital de Poggibonsi, situé entre les provinces de Sienne et de Florence, en Toscane. Cette étude s’est principalement basée sur l’utilisation de méthodologies propres à la recherche qualitative. Un premier volet méthodologique a été l’observation participative, à



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Sur le choix de l’accouchement et de l’allaitement naturel voir Quagliariello, 2017. Sur l’analyse des expériences procréatives à la lumière des théories féministes matérialistes voir Tabet, 1985. Sur les théories de l’intersectionnalité voir Crenshaw, 1991. Sur les stéréotypes post-coloniaux et les processus de racialisation envers les patients d’origine africaine voir Dorlin, 2006 ; Sauvegrain, 2012 ; Bridges, 2011.

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des moments et en des lieux différents, des soins hospitaliers : lors des cours de préparation à l’accouchement et à l’allaitement ; durant les heures qui ont suivi la naissance, dans les salles où les mères avaient accouché ; les chambres d’hospitalisation, pendant les premiers jours après la naissance, finalement à la clinique ambulatoire dédiée à l’allaitement et à l’alimentation néonatale. Dans chacun de ces contextes, le travail d’observation a porté sur les interactions entre le personnel de santé et les parents ainsi que sur les interactions entre les parents et le nouveau-né. L’autre volet méthodologique comprenait les entretiens semi-structurés. Il y a eu douze entrevues avec le personnel de santé, dont trois avec des pédiatres, deux avec des gynécologues et sept avec des sages-femmes. Ces entretiens ont eu lieu dans l’espace de l’hôpital. Les entretiens avec les parents ont été au nombre de quarante-huit, dont vingt et un avec des mères italiennes (dans quatorze de ces entretiens, les pères des nouveau-nés étaient présents) et vingt-sept avec des mères sénégalaises (à quatre reprises, les pères des nouveau-nés étaient également présents). Les entretiens avec les parents italiens et sénégalais ont eu lieu dans l’espace de l’hôpital ou au domicile des parents, dans les premières semaines suivant la naissance de l’enfant. L’organisation de rencontres complémentaires avec certains de ces parents a permis d’analyser la durée de l’allaitement. Les rencontres avec les parents ont eu lieu le troisième, le sixième et le neuvième mois après la naissance de l’enfant. Cinq familles italiennes ont participé à cette étude longitudinale, tandis que les familles sénégalaises étaient au nombre de six. Le travail d’observation, l’exécution des entrevues et l’étude longitudinale ont eu lieu après avoir expliqué les objectifs de la recherche et obtenu le consentement des sujets participant à l’étude. Afin de protéger leur anonymat, les noms apparaissant dans le chapitre sont des pseudonymes. Les entretiens avec les mères/pères sénégalais ont été réalisés en français, ceux avec le personnel de santé et les mères/pères italiens ont été réalisés en italien. La traduction française de ces entretiens a été réalisée par l’auteure de ce chapitre. Valoriser l’allaitement : l’engagement des professionnels de santé Les témoignages des professionnels de la santé rencontrés en Italie confirment ce qui a été mis en évidence par les études historiques10 sur le caractère innovant de la vague en faveur de l’allaitement maternel, qui s’est déployée à partir de la seconde moitié des années 80 dans le contexte euro-occidental. Ces années sont décrites par les professionnels comme une période caractérisée par un important bouleversement dans le monde hospitalier. La diffusion internationale des recommandations de l’OMS et de l’UNICEF (1989)11 marque le début d’une nouvelle ère dans les soins aux mères et aux nouveau-nés. Le projet de loi qui formalise l’importance de maintenir uni le couple mère-bébé pour promouvoir l’allaitement maternel a été approuvé en Italie en 2006 (DL 193/2006). Cela résulte d’un processus de changement qui a commencé bien des années auparavant, lorsque le choix d’assister les mères et le nouveau-né en différents endroits – comme les salles post-natales et la pouponnière – a été remis en question. Sabrina, sage-femme, souligne comment

10 Voir Knibiehler, 1997 ; Morel, 2013. 11 OMS-UNICEF, 1989.

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l’amélioration de l’allaitement maternel a nécessité une redéfinition des espaces et des temps de travail à l’hôpital : Avant, les bébés étaient toujours séparés de leur mère. La principale préoccupation était la prévention des maladies. L’allaitement maternel n’a pas été considéré comme une priorité. Nous avons dû nous battre pendant plusieurs années pour changer ce modèle d’obstétrique et de pédiatrie. La promotion d’un modèle de soins axé sur l’allaitement maternel est une innovation en matière de santé, mais aussi une opération qui a un impact sur le marché des industries laitières. Celles-ci ont connu un succès croissant dans les années 50 et 60, et dans les années 70, avec le « baby boom », ou l’augmentation générale du taux de natalité en Europe12. Le Dr Claudio, médecin pédiatre, résume ainsi la dimension politique de ce changement : Jusqu’aux années 1970, attendre le début de l’allaitement était considéré comme une perte de temps. Peu à peu, le personnel médical a changé d’avis et a commencé à considérer cela comme un investissement dans la santé du nouveau-né. Les industries laitières ont tenté de s’opposer à ce changement. Au début, ils ont fait pression sur les médecins, puis ils ont compris que nous ne retournerions pas en arrière. L’investissement croissant dans l’allaitement maternel est un processus qui a impliqué des sages-femmes, des gynécologues et des pédiatres. Beatrice, gynécologue, dit : « S’il y a eu des conflits professionnels sur d’autres questions, nous avons tous travaillé dans le même sens concernant l’allaitement ». D’après les observations faites dans l’espace hospitalier, la promotion de l’allaitement maternel, cependant, est assurée principalement par les sages-femmes. Conformément aux directives de l’OMS, ces professionnels définissent le lait maternel comme le meilleur aliment pour le régime néonatal. La forte concentration de vitamines et de protéines assure une croissance optimale des nouveau-nés. La valeur du lait maternel est également associée à ses qualités antiseptiques, comme sa capacité à renforcer le système immunitaire néonatal en agissant comme une protection naturelle contre le risque de maladie. Ces propriétés sont particulièrement présentes dans le premier lait maternel (colostrum) produit après l’accouchement. D’où l’importance de procéder au démarrage spontané de l’allaitement dans la demi-heure qui suit l’accouchement. Une autre motivation des sages-femmes pour promouvoir un modèle de nutrition néonatale basé sur le lait maternel a trait au développement cognitif de l’enfant. Conformément aux théories de la pédopsychiatrie et de la naissance sans violence13, l’allaitement maternel est l’un des principaux besoins du nouveau-né. L’absence de cette expérience représente un traumatisme à la naissance, avec des effets négatifs conséquents sur le développement cognitif de l’enfant et le développement de sa personnalité. Un détachement physique prolongé du nouveau-né peut constituer une violence, ou un traumatisme, même pour la mère. Selon les sages-femmes, pendant la grossesse, le corps de la mère se prépare à vivre l’accouchement et l’allaitement. Interférer dans cette succession d’événements signifie

12 Voir Knibiehler, 1997 ; Morel, 2013. 13 Sur la naissance sans violence voir Leboyer, 1974.

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interrompre un cycle physiologique ou « naturel ». Bien que cette idée renvoie à une vision biologisante du processus de procréation, la thèse qui prévaut chez les sages-femmes est celle de l’allaitement maternel comme expression de la puissance du corps féminin. Le choix de favoriser cette expérience est compris par les professionnels comme une forme de valorisation de soi offerte aux mères. La considération de l’allaitement maternel comme une expérience ayant un impact positif sur la santé de la mère et de l’enfant justifie le sentiment de responsabilité que les sages-femmes ressentent envers le couple mère-enfant. L’engagement à allaiter commence pendant la grossesse. Deux des huit réunions prévues dans les cours de préparation à l’accouchement – dont les sages-femmes sont les principales responsables – sont consacrées à l’allaitement. Ces rencontres comprennent une formation théorique sur les propriétés du lait maternel et une formation pratique sur les positions d’allaitement. L’importance de ces rencontres est résumée par Nicoletta, sage-femme : Pendant la grossesse, l’attention des femmes est principalement axée sur l’accouchement. Beaucoup d’entre elles ne pensent pas à ce qui les attend après la naissance du bébé. La plupart des femmes croient que l’allaitement est quelque chose de secondaire ; il faut leur faire comprendre qu’après la naissance, il y a une expérience tout aussi importante dans laquelle elles peuvent s’investir. À la naissance, les sages-femmes s’efforcent de promouvoir l’allaitement maternel par le biais de soins dé-technicisés autant que possible. L’administration de médicaments (perfusion d’ocytocine, anesthésie épidurale) et la réalisation d’autres interventions médicales (rupture précoce des membranes, poussée sur l’abdomen) sont considérées comme des sources de stress qui affectent négativement l’équilibre hormonal des mères et le début de l’allaitement. La décision de mettre le nouveau-né immédiatement en contact avec le sein de la mère vise également à encourager le démarrage de l’allaitement. Cette procédure est également effectuée dans le cas d’une césarienne14. Dans le cas d’une césarienne. Les apports olfactifs, tactiles et visuels offerts par la mère au nouveau-né faciliteront l’activation du processus de lactation, comme lors des autres expériences de la maternité. L’engagement des sages-femmes à l’égard de l’allaitement maternel se poursuit après la sortie de l’hôpital. Les inquiétudes des mères quant à la quantité de lait à offrir à leur bébé ou leurs doutes quant à sa croissance peuvent dans certains cas conduire à l’abandon de l’allaitement maternel. L’activité informationnelle assurée par les sages-femmes par l’intermédiaire de la clinique d’allaitement15 vise à apporter une aide continue aux mères : Grâce à cette clinique, nous pouvons suivre les mères à travers le temps. Certaines femmes pensent qu’elles n’ont pas de lait, d’autres craignent que le bébé ne grandisse pas assez. Grâce à l’information que nous fournissons, les femmes se sentent soutenues et encouragées à aller de l’avant. 14 Les taux de césariennes dans cet hôpital varient entre 19 et 21% des naissances par année. La moyenne nationale en Italie est de 36% des accouchements par année. Ce chiffre, tout comme le recours à d’autres interventions médicales inférieures à la moyenne nationale, reflète la volonté d’offrir une assistance la plus dé-technicisée possible. Sur les tendances des soins à l’accouchement en Italie, voir Istat, 2014. 15 Cette clinique ambulatoire remplace les soins à domicile pour les mères offerts dans d’autres régions de l’Italie.

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Le soutien offert aux mères concerne l’allaitement maternel exclusif et l’alimentation des bébés pendant la première année de vie. La principale recommandation est de continuer à nourrir les bébés avec du lait maternel malgré l’intégration d’autres aliments. Les avantages du lait maternel sont résumés dans les affiches d’information présentes dans la clinique et les brochures distribuées aux mères. Maria, sage-femme, souligne que dans cet espace « tout est fait pour sensibiliser les mères aux vertus de leur lait ». Le service de maternité analysé accueille environ un millier de naissances par an. Le démarrage de l’allaitement exclusif pendant le séjour à l’hôpital concerne 93% des femmes assistées chaque année. Pendant la période où la recherche a été menée, 71% des mères ont continué à allaiter après leur sortie de l’hôpital. Parmi celles-ci, 47% ont entrepris l’allaitement maternel exclusif pendant les cinq mois suivant l’accouchement. En même temps, le choix d’utiliser le lait maternel, parallèlement à d’autres aliments, pendant la première année de vie du bébé touche 64% des femmes qui allaitent chaque année. Ces chiffres, recueillis à la clinique d’allaitement, dépassent les tendances nationales et montrent le succès des activités d’information et de soutien menées par les sages-femmes. L’allaitement maternel entre les besoins relationnels et l’apologie de la « nature » La dernière enquête statistique sur l’allaitement maternel en Italie remonte à 2013 et met en évidence la présence de deux phénomènes parallèles16. D’une part, la durée de l’allaitement maternel exclusif a augmenté ces dernières années, passant de 3,6 mois en 2005 à 4,1 mois en 201317. D’autre part, le pourcentage de femmes qui poursuivent cette expérience diminue au fil des mois qui suivent l’accouchement. En 2013, 90% des mères italiennes ont commencé l’allaitement maternel exclusif immédiatement après l’accouchement. De ce nombre, 77% ont continué pendant le premier mois suivant l’accouchement ; 31% ont continué pendant les trois premiers mois ; et 10% pendant les six premiers mois. En même temps, l’utilisation du lait maternel à côté d’autres aliments néonatals a augmenté ces dernières années : 81,1% des mères italiennes en 2005 et 85,5% en 2013. La période pendant laquelle le lait maternel est utilisé a également augmenté, passant des sept premiers mois de la vie du bébé en 2005 aux huit premiers mois de la vie en 2013. Bien que ces tendances ne répondent que partiellement aux recommandations de l’OMS, qui conseille aux femmes de « nourrir leurs enfants au lait maternel pendant deux ans environ, le lait maternel étant la seule source d’alimentation des enfants pendant les six premiers mois »18, l’augmentation de la durée de l’allaitement maternel exclusif et l’utilisation du lait maternel pour l’alimentation des nouveau-nés montrent un investissement croissant des mères italiennes dans ces expériences. Dans le cas étudié, le désir de s’engager dans un projet d’allaitement pousse les mères (et les couples) italiennes à choisir l’hôpital étudié. Martina, mère de deux enfants de quatre et six ans, tous deux 16 ISTAT, 2014, ibid. 17 En Italie, la précédente enquête statistique a eu lieu en 2005. 18 OMS-UNICEF, 1989, ibid., p. 4.

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nés à Poggibonsi, souligne l’importance de se rendre dans un hôpital dont la philosophie générale est partagée : Une fois que vous êtes à l’hôpital, si les médecins préfèrent vous laisser rester avec l’enfant seulement quelques heures par jour, il est difficile de faire autrement. Si vous êtes motivée à allaiter, il est préférable d’aller dans un hôpital où vous savez que le personnel vous aidera à faire ce choix. Le temps passé avec le nouveau-né après la naissance est considéré comme un élément-clé pour la réussite de l’allaitement. D’où la conviction que le modèle de soins proposé aux mères par les professionnels de la santé est un facteur susceptible de favoriser ou d’entraver ce projet parental. Le désir et le choix de s’engager dans l’allaitement maternel sont liés, en premier lieu, à la dimension relationnelle que les parents associent à cette expérience19. Le lait maternel est compris comme un liquide par lequel le nourrisson se nourrit de l’affection de ses parents. En plus des anticorps et des vitamines, il y a aussi les sentiments des parents qui seraient transmis au nouveau-né avec cette nourriture. Une autre explication qui prévaut est l’alimentation des bébés avec du lait maternel comme élément qui contribue au renforcement du lien parent-enfant et à la construction d’une identité parentale plus forte. Cette dynamique confirme la thèse proposée par la sociologue Dominique Memmi20 selon laquelle, dans les expériences liées à la naissance et à la mort, la construction de liens sociaux forts – ici le lien parental – nécessite de plus en plus une référence à des matériaux biologiques, tels que les fluides corporels, les parties ou les marques du corps. Cette nécessité, selon Memmi, s’est imposée dans les sociétés européennes depuis les années 1990, lorsque, face à l’émergence de modèles relationnels de plus en plus dématérialisés, la construction de liens et d’identités sociales, a connu un recours à la matérialité physique et biologique. L’importance croissante que les parents accordent au lait maternel peut être lue à la lumière de ces théories. Au-delà des qualités nutritionnelles, il s’agit d’un produit capable de satisfaire les besoins relationnels et identitaires des parents. Cette forme de nutrition néonatale aide, en d’autres termes, les parents à ressentir leur affection pour le nouveau-né et à se sentir davantage parents. Dans le cas spécifique de l’Italie, les taux faibles de fécondité – seize des vingt et un couples interrogés, âgés de 29 à 42 ans, en étaient à leur premier enfant21 – sont un facteur supplémentaire dans le choix d’une alimentation néonatale qui permet aux parents de se sentir « vraiment mères » et « vraiment pères ». L’idée que chaque naissance est une expérience unique, qui contribue à la consolidation de l’identité parentale, explique la préférence pour le lait maternel même pour les deuxièmes ou troisièmes enfants. En même temps, pour les parents italiens interrogés, choisir de ne pas utiliser le lait maternel revient à gaspiller une ressource qui fait partie du capital biologique de l’espèce humaine. La représentation qui en résulte est une représentation mécaniste de l’allaitement comme un processus qui, s’il n’est pas contrecarré, commence et s’auto-alimente après 19 Sur la dimension relationnelle liée à l’allaitement, voir Gojard, 2010. 20 Memmi, 2014. 21 Les taux de fécondité en Italie correspondent à 1,3 enfant par femme en 2013, disponible sur http://dati.istat.it/.

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l’accouchement. L’idée que plus le bébé tète au sein, plus la production de lait maternel sera importante se heurte cependant souvent aux complexités de cette expérience. Les techniques d’allaitement apprises dans les cours de préparation offrent un soutien fondamental. Laura, 36 ans, à propos de son premier enfant, souligne que les positions d’allaitement et la façon dont l’allaitement se déroule sont une source de préoccupation pour les mères : Parfois, la position dans laquelle on allaite n’est pas la bonne et les bébés ne peuvent pas bien s’alimenter ; d’autres fois, l’espace que l’on laisse entre le mamelon et la bouche du bébé est trop large de sorte que le lait est mal tiré. Ces choses doivent être apprises et vous avez besoin de quelqu’un pour vous les expliquer. Savoir reconnaître une bonne augmentation mammaire, ou savoir alterner entre les deux seins, sont des compétences que les mères apprennent donc par l’expérience directe et la confrontation avec des professionnels et d’autres femmes. La transmission d’informations et de conseils par les sages-femmes a lieu dans les cours de préparation et dans la clinique d’allaitement décrite ci-dessus. Sur les vingt et une mères italiennes interrogées, quinze se sont adressées à cette clinique dans les mois qui ont suivi l’accouchement. Presque toutes (treize femmes sur quinze) ont continué à fréquenter la clinique pendant la première année de vie du bébé. En général, les mères reçoivent également des conseils d’amis et d’autres femmes de la famille. D’autres sources d’information sont les sites Web et les groupes facebook qui abordent la question de l’allaitement maternel et de l’alimentation néonatale22. Dans certains cas, les mères fréquentent des associations qui s’engagent à soutenir l’allaitement. Six mères interrogées, par exemple, ont choisi de s’adresser à l’association « Il Melograno » ; cette association, fondée dans les années 80, est l’une des premières en Italie à s’engager en faveur de l’allaitement. Trois des mères interrogées, en revanche, ont été en contact téléphonique avec les consultantes de la Lega del Latte Italia. Cette association, fondée aux États-Unis en 1956 et présente en Italie depuis 1979, s’engage au niveau international pour la promotion de l’allaitement maternel exclusif23. Avec les conseils des sages-femmes, de leurs mères et des conseillères de l’association, la durée prolongée de l’allaitement nécessite souvent le recours à des remèdes physiques et à un soutien extérieur. Les références aux pratiques de la médecine ancienne ou populaire, comme l’utilisation de l’alimentation à base de liquide ou l’application de compresses chaudes et humides dans la région du sein pour augmenter la production de lait et apaiser la douleur du sein, en sont quelques exemples. Les massages des mamelons sont également utilisés par les mères pour éviter l’apparition de congestions des seins et favoriser une production de lait constante. Dans d’autres cas, cette dernière est stimulée par l’utilisation de la technologie moderne, comme le tire-lait manuel ou le tire-lait électrique. Le cas de Cinzia, 35 ans, qui, pendant six mois, a pu nourrir son enfant au lait maternel, grâce à l’utilisation d’un tire-lait électrique fonctionnant également sur piles, qu’elle a utilisé à la maison et à l’extérieur, est emblématique à cet égard. Cette expérience met en évidence la mesure dans laquelle l’équipement électrique 22 Un exemple est donné par le groupe facebook « Allattamento e Maternità secondo Natura ». 23 Sur le rôle de la Leche League dans la promotion de l’allaitement exclusif au sein voir Déplaude et NavarroRodrihuez, 2017.

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peut aider les femmes à allaiter ; une expérience dans laquelle la frontière entre la nature et la technologie peut être fine, et où les identités mammifère et cyborg24 des mères ne s’excluent pas mutuellement. Division sexuelle du travail parental dans l’allaitement maternel

Le fait que l’allaitement maternel ne soit qu’un projet partiellement lié aux ressources biologiques du corps féminin est confirmé par l’idée que cette expérience concerne aussi les pères d’enfants25. Certains des pères interviewés se préparent à l’allaitement en participant avec les mères aux cours offerts par les sages-femmes. Dans les semaines qui suivent la sortie de l’hôpital, la contribution paternelle consiste à offrir un soutien aux mères pendant l’allaitement. Plusieurs pères cherchent sur Internet des réponses aux doutes soulevés par les femmes sur les positions d’allaitement ou la préhension au sein. Plus tard, vers le deuxième ou troisième mois de la vie du bébé, la participation masculine peut devenir une participation directe aux activités liées à l’allaitement. Plusieurs couples décident, par exemple, de réserver une portion de lait du sein de la mère pour permettre aux pères de l’offrir au nouveau-né. L’extraction du lait peut se faire manuellement (pressage des seins) ou à l’aide de machines (tire-lait manuel ou électrique) ; cet aliment est ensuite conservé au réfrigérateur ou congelé. L’alternance des parents dans la nutrition néonatale est décrite, dans ces cas, comme une forme d’allaitement à deux, dans laquelle l’allaitement maternel serait accompagné de l’allaitement paternel. Mais dans quelle mesure peut-on parler d’une répartition efficace du travail parental dans les activités d’allaitement ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de distinguer deux dimensions de l’allaitement paternel : la dimension symbolique ou discursive et la dimension physique ou matérielle. L’inclusion des pères dans une activité historiquement associée à l’univers féminin26 ouvre l’idée d’une plus grande égalité des sexes dans l’expérience de l’allaitement27. Le choix de nourrir leurs enfants avec du lait maternel se heurte cependant à l’asymétrie corporelle associée à la production de cet aliment. Contrairement à l’allaitement artificiel, où les corps masculin et féminin sont également extérieurs à la production de lait en poudre offert au nouveau-né, dans l’alimentation à base de lait maternel, la génération de l’aliment n’implique que le corps féminin. Comme pour la grossesse et l’accouchement, le corps masculin ne porte pas les traces de cette étape du travail procréatif28. Les manipulations du corps, les cicatrices et autres marques physiques associées à l’allaitement – l’apparition de crevasses et de mastites par exemple – ne concernent que le corps des mères. Les difficultés rencontrées pour articuler l’activité d’allaitement et les engagements professionnels semblent être tout aussi importantes dans le cas des mères. Bien que la législation en vigueur en Italie (loi 903/1977) prévoie la possibilité de prendre des pauses régulières du travail pour effectuer des activités de soins – y compris l’allaitement – pendant la première année de vie du bébé, seules deux des femmes interrogées ont fait usage de ce

24 Haraway, 1991. 25 Sur l’inclusion des pères dans l’expérience de la maternité voir Neyrand, 2000 ; Truc, 2006. 26 Sur la dimension féminine traditionnelle de l’allaitement maternel, voir Bonnet, 2002. 27 Sur la division sexuelle du travail parental voir Castelain Meunier, 2004, p. 33-44. 28 Sur l’asymétrie du genre dans le travail procréatif voir Quagliariello, 2017.

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droit. Dans d’autres cas, la reprise du travail et l’allaitement ont été décrits comme deux engagements difficilement compatibles. Malgré la décision de concentrer quatre des cinq mois de congé parental en Italie sur la phase post-natale, presque toutes les femmes interrogées ont choisi de reporter davantage la reprise de leur activité professionnelle afin de poursuivre l’allaitement. Ces problèmes sont apparus plus rarement dans le cas des pères. Bien que la loi italienne (loi 903/1977) prévoie que, comme les mères, les pères peuvent s’absenter du travail pour s’occuper du nouveau-né pendant la première année de vie, seul un des pères interrogés a fait cette demande sur le lieu de travail, pour aider sa partenaire à allaiter. Dans les autres cas, l’allaitement paternel se fait surtout le soir et la fin de semaine. Analysé de près, l’allaitement à deux apparaît donc comme une expérience dans laquelle le rôle des pères est souvent accessoire. Le sentiment de culpabilité lié à l’échec de l’allaitement maternel concerne enfin surtout les femmes. Dans certains cas, face à une production de lait insuffisante, les mères se sentent en faute envers le nouveau-né, leur partenaire et elles-mêmes. Dans d’autres cas, comme celui de Marianne, 36 ans, lors de son premier enfant, les difficultés rencontrées lors de l’allaitement peuvent entraîner une plus grande souffrance, jusqu’à l’apparition de formes de dépression dans les mois qui suivent l’accouchement. L’absence ou l’insuffisance de lait maternel exige l’intégration d’autres aliments pour la nutrition néonatale. Le type de lait que les parents interrogés préfèrent est le lait de vache frais. Deux raisons principales justifient ce choix. Ce produit d’origine animale est décrit, tout d’abord, comme l’aliment le plus proche du lait maternel, tant en termes de composition organique que de méthodes de production. Comme dans le cas du lait maternel, il s’agit d’un aliment lié à l’expérience de la reproduction, qui renvoie au fait que les humains et certains animaux appartiennent à l’espèce des mammifères. La préférence pour le lait de vache frais est en même temps justifiée par l’idée que ce produit est plus naturel que les autres aliments disponibles sur le marché néonatal. Le lait de vache frais est acheté par la plupart des parents auprès de producteurs locaux en Toscane. Ce choix s’inscrit, selon eux, dans le cadre d’un modèle d’alimentation saine et biologique qu’ils entendent offrir à leurs enfants29. En se référant aux théories de la sociologue Barbara Rothman30, cette pratique de consommation peut être décrite comme l’expression d’une critique plus générale du système d’alimentation industrielle par des personnes ayant des caractéristiques socio-économiques très spécifiques31. Les parents interrogés partagent, en effet, un niveau d’éducation élevé (diplôme) et présentent un profil d’emploi moyenélevé (ingénieurs, architectes, artistes, propriétaires d’agritourismes, propriétaires de petites industries). La préférence pour le lait de vache frais acheté en dehors des circuits commerciaux peut donc être décrite comme un choix distinctif d’un environnement social moyen-élevé, souvent proche des idéaux écologiques et des positions politiques progressistes.

29 Sur l’allaitement maternel en tant que forme d’alimentation naturelle pour les nouveau-nés voir Pasche Guignard et Cassidy, 2016 ; Rothman, 2016. 30 Rothman, 2016. 31 Ces choix sont répartis différemment sur le territoire italien : dans les zones économiquement plus pauvres, comme les régions du sud de l’Italie, le principal substitut au lait maternel est le lait artificiel, disponible sur http://www. istat.it/it/files/2014/12/gravidanza.pdf.

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L’allaitement maternel chez les immigrés sénégalais Les patientes étrangères correspondent à 24% des mères qui accouchent chaque année à l’hôpital de Poggibonsi. Au sein de cette population, les mères sénégalaises32 représentent 10% des étrangères présentes dans le service33. Dans 95% des cas, ces femmes sont arrivées en Italie pour rejoindre leurs maris qui ont quitté le Sénégal dans les années 1990 et ont travaillé comme ouvriers en Toscane. Comme les mères italiennes, les mères sénégalaises commencent à allaiter immédiatement après l’accouchement. Cette forme d’alimentation néonatale dure généralement plus longtemps que chez les mères italiennes (6,2 mois contre 5 mois). L’utilisation du lait maternel en complément d’autres aliments couvre également une période plus longue chez les mères sénégalaises : quatorze mois contre huit pour les mères italiennes. Ces données recueillies au sein du service étudié reflètent les tendances mises en évidence au niveau national par la dernière enquête statistique sur les taux d’allaitement en Italie34. Selon cette enquête, les mères d’origine subsaharienne utilisent généralement plus de lait maternel que les mères italiennes (89,4%, contre 84,6%) et pendant des périodes plus longues (9,2 mois, contre 8,1 mois pour les mères italiennes). La pratique de l’allaitement maternel exclusif dure également plus longtemps (5,8 mois contre 4,4 mois pour les femmes italiennes). Ces chiffres soulignent donc une appréciation générale du lait maternel chez les mères d’origine subsaharienne. Comme le montrent les résultats de notre étude, les qualités attribuées à cet aliment répondent, dans certains cas, à une logique différente par rapport à la population italienne. Dans la vision de certaines des mères sénégalaises interviewées, le lait maternel non seulement renforce le système immunitaire du nouveau-né mais agit aussi comme une source de protection contre les dangers provenant du monde invisible35. Un exemple de ces dangers est donné par les attaques possibles des sorciers anthropophages (dëmm en wolof) et d’autres forces invisibles intéressées à se nourrir du principe vital de l’enfant (fit in wolof). Nourrir le nouveau-né avec du lait maternel constituerait une barrière protectrice pour parer à ces dangers extra-somatiques qui, comme la maladie, peuvent mettre en danger la santé et la vie de l’enfant. Interrogée sur les qualités du lait maternel, Aïda, mère de deux enfants de quatre et six ans, tous deux nés en Italie, souligne « qu’il s’agit d’un produit plus puissant que n’importe quel médicament et remède magique ». Ces derniers ne couvrent qu’une partie des problèmes, le lait maternel, en revanche, assure le bien-être du nouveau-né à plusieurs niveaux. La production de cet aliment est décrite par certaines mères sénégalaises comme un processus qui doit être déclenché de l’extérieur, par l’introduction d’aliments spécifiques dans le corps de la mère. Comme le soulignent les théories de l’anthropologue Françoise Héritier

32 Dans ce chapitre, l’expression « immigrées sénégalaises » sera utilisée, mais il ne sera question que des femmes appartenant au groupe des wolof au Sénégal. Toutes les pratiques décrites dans le texte se réfèrent à ce groupe, qui correspond à la majorité de la population sénégalaise vivant dans la zone située entre la province de Sienne et la province de Florence, en Toscane. Les femmes sénégalaises de cette communauté ont entre 24 et 37 ans. 33 Les autres patients étrangers viennent du Maghreb (Maroc), des Balkans (Albanie, Macédoine) et de l’Europe de l’Est (Roumanie, Ukraine). 34 ISTAT, 2014, ibid. 35 Sur les agents du monde invisible selon la culture wolof, voir Barry, 2001 ; Sow, 2009.

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pour d’autres contextes ouest-africains36, selon les mères sénégalaises, le fonctionnement du corps féminin est basé sur une alternance de phases chaudes et froides. Ces deux phases sont respectivement liées à la présence et à l’absence dans le corps de l’humeur féminine par excellence, le sang menstruel. Selon cet imaginaire culturel, l’expérience reproductive correspond à un moment où le corps féminin est particulièrement froid, ce qui est dû à l’absence prolongée du cycle menstruel pendant les mois de grossesse et les premiers mois après la naissance de l’enfant. Cette deuxième condition dépendrait du fait que le sang habituellement expulsé du corps de la femme est transformé en lait pour la nutrition du nouveau-né. Il est donc nécessaire de réchauffer le corps féminin en consommant une série d’aliments considérés comme capables d’augmenter la température de l’estomac. Parmi eux, la soupe de millet (bui en wolof), de légumes et de viande (soupu en wolof) et d’autres plats cuisinés à l’huile de palme (dwtir en wolof). Le lieu où le lait est produit est le ventre de la mère. Ce dernier est décrit par les femmes interrogées comme une cuisine où se fait la préparation des aliments pour les nouveau-nés. Le sein de la mère, par contre, est défini comme le canal par lequel les aliments cuits dans le ventre sont transmis au nouveau-né. Comme pour les mères italiennes, la conviction que la production de lait maternel dépend d’un régime alimentaire particulier après l’accouchement est résumée par Kinnè, mère de deux enfants de cinq et trois ans, tous deux nés en Italie : « Pour avoir du lait, il faut manger d’une certaine façon. Si vous ne faites pas cela, le ventre ne se réchauffe pas et le lait n’atteint pas le sein ». L’importance attribuée à la nutrition maternelle est également soulignée par Ngone, mère d’une petite fille de deux ans également née en Italie : « Ce que nous introduisons dans notre corps est fondamental pour l’allaitement. Il y a des aliments qui nous aident à transformer le sang en lait ». La possibilité d’adhérer à un régime alimentaire particulier passe par les conseils que les immigrés reçoivent par téléphone, ou par d’autres technologies (Skype), des femmes de la famille restée au Sénégal. Le soutien offert par les autres femmes de la communauté en Toscane est une ressource tout aussi importante. Ce sont elles, par exemple, qui sont chargées de préparer les plats censés aider à réchauffer l’utérus. L’idée que la production de lait maternel dépend des substances qui sont introduites dans le corps féminin explique également les problèmes rencontrés par certaines mères pour nourrir leur bébé. Si les aliments décrits ci-dessus sont considérés comme favorisant la production de lait maternel, d’autres éléments sont considérés comme nocifs. Un exemple est le liquide séminal masculin qui, une fois introduit dans le corps de la mère, peut attirer le sang vers lui, bloquant ainsi la production de lait. Aminata, mère de trois enfants, dont un né au Sénégal et deux en Italie, souligne l’importance de s’abstenir de toute activité sexuelle avec son mari en raison de la forte attraction entre les deux substances reproductives, respectivement représentées par le sang et le sperme37 : « Ce qui peut arriver si nous reprenons immédiatement les relations avec nos maris, c’est que le sang nécessaire à la fabrication du lait est attiré par le sperme, prend une autre direction et va former un nouveau bébé ». Le manque de respect d’une conduite sexuelle correcte peut donc être à l’origine de la faible quantité de lait offerte aux nouveau-nés en raison de l’utilisation de la 36 Héritier, 1996. 37 Sur l’idée de l’incompatibilité entre lait et sperme chez les cultures de l’Afrique occidentale, voir Héritier, 1996 ; Fortier, 2001.

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matière dont dépend sa production (le sang) pour le développement d’une nouvelle vie à l’intérieur du ventre. Cette idée rappelle les représentations scientifiques de la médecine humorale répandues en Europe dans le passé38. L’introduction du sperme dans le corps de la femme était considérée comme l’une des causes de l’altération des propriétés du lait maternel. Dans le cas des femmes italiennes, l’idée d’une incompatibilité entre le lait et le sperme n’est pas ressortie des récits des mères interrogées. En ce qui concerne les mères sénégalaises, en revanche, plusieurs ont souligné la nécessité de s’abstenir de tout rapport sexuel pendant l’allaitement de leurs enfants. Comme l’ont souligné certaines d’entre elles, après l’accouchement au Sénégal, les femmes sont généralement prises en charge au sein de leur famille, évitant ainsi la tentation de se donner à leur partenaire. La présence éventuelle d’autres épouses dans un mariage polygame aide également les femmes à s’abstenir de tout rapport sexuel. Pour les femmes immigrées qui vivent un autre modèle familial – un modèle plus proche de la famille nucléaire occidentale que de la famille élargie sénégalaise – l’abstention de relations sexuelles est parfois plus difficile. Comme l’a souligné Aminata, le contrôle des mères et des belles-mères est parfois urgent et concerne précisément la conduite sexuelle qui peut mettre en péril la production de lait : Comme nous vivons seules avec nos maris, la première chose que nos mères pensent, si tant est que nous ayons des problèmes de lait, c’est que nous nous laissons aller tôt. La première fois que j’ai eu un bébé en Italie, chaque fois que j’ai entendu ma mère au téléphone, elle m’a demandé cela, me rappelant que je devais résister si je voulais que mon enfant grandisse bien. Même si nous sommes loin, nous nous sentons encore contrôlés de ce point de vue. Ce témoignage illustre bien comment le corps féminin est un terreau fertile pour l’ordre social, comme le dit Pierre Bourdieu39, même à distance. Les réseaux de soutien tels que les formes de contrôle liées à l’allaitement sont essentiellement articulés chez la femme. La faible implication des pères sénégalais caractérise les étapes de la grossesse et de l’accouchement et se poursuit pendant l’allaitement. Dans les discours des femmes interviewées, les partenaires sont décrits principalement en termes de figures capables de compromettre le succès de l’allaitement. L’articulation des rapports de genre dans l’allaitement maternel repose donc sur un autre type d’équilibre par rapport aux couples italiens. L’absence ou la faible production de lait maternel conduit rarement les mères sénégalaises à stimuler leur corps à l’aide de supports externes, comme l’utilisation de tire-lait. Dans la plupart des cas, les mères interrogées préfèrent remplacer leur lait par du lait en poudre. Le lait en poudre est décrit comme un aliment sûr pour le nourrisson car il est hautement contrôlé par l’industrie laitière. En même temps, le lait en poudre d’origine européenne ou nord-américaine est un produit de luxe au Sénégal où seules les femmes des classes sociales supérieures peuvent se permettre d’acheter cette nourriture40. L’opportunité que les femmes ont en Italie d’avoir un accès à bas prix à un produit qui n’est pas toujours 38 Sur l’incompatibilité entre lait et sperme dans la médecine humorale du passé, voir Gélis, 1984. 39 Bourdieu, 1998. 40 Sur les différences de classes en regard à l’accès au lait en poudre en Afrique occidentale, voir Pinaud, 2018, p. 30-33. Sur l’accès au lait en poudre au Sénégal voir Boye, 2016.

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disponible au Sénégal est vécue positivement par les mères interrogées. Ces dernières appartiennent avant tout à la classe moyenne. Leur niveau d’éducation correspond à un diplôme de collège ou de lycée. Une seule des femmes interrogées avait fréquenté l’université au Sénégal. Les principales professions exercées avant le départ pour l’Italie sont la couture, la coiffure, le commerce et les travaux de secrétariat. Certaines des immigrées étaient des femmes au foyer au Sénégal, d’autres sont devenues des femmes au foyer après leur arrivée en Italie41. Aïda, qui est arrivée en Italie en 2008, illustre dans quelle mesure la nutrition de l’enfant avec du lait en poudre permet aux immigrées de montrer aux autres femmes de la famille restées au Sénégal leur succès social et économique à l’étranger : Pendant les appels Skype, nous montrons comment nous utilisons les biberons et le lait en poudre. Aucune de nous ne renonce aux traditions sénégalaises, mais nous essayons aussi de montrer que nous sommes un peu occidentalisées et que nous pouvons nous permettre des choses « riches » grâce au fait que nous sommes en Italie. L’attrait pour le lait transformé est donc souvent inséparable du parcours d’ascension sociale lié à l’expérience migratoire. Dans la plupart des cas, l’alimentation des nouveau-nés avec du lait en poudre est décrite par les immigrées comme une preuve concrète de dépassement de la condition sociale vécue au Sénégal, et ce malgré le fait que la principale occupation en Italie est le travail domestique. Au contraire, l’alimentation des nouveau-nés avec des produits biologiques ou naturels ne fait pas partie des attentes sociales liées au parcours migratoire. Malgré cet attrait exercé par le lait industriel, la représentation dominante proposée par les professionnels de la santé concernant les mères sénégalaises est celle de patientes privilégiant l’allaitement maternel. Les mères sénégalaises sont décrites, à cet égard, comme des « expertes » en matière d’allaitement au sein. Ces idées ont émergé principalement chez les sages-femmes. Selon ces professionnels, le fait que 98% des patientes sénégalaises commencent à allaiter dans les premières heures suivant l’accouchement trouverait une explication dans le fait que les « mères africaines » – selon la définition utilisée par les sages-femmes elles-mêmes – sont plus enclines à allaiter leurs enfants que les mères italiennes. Costanza, une sage-femme, souligne que « l’allaitement fait partie de la culture des mères qui viennent d’Afrique. C’est une compétence innée pour ces populations ». L’association entre l’investissement dans l’allaitement maternel et l’origine sub-saharienne des mères est, en fait, le prisme à travers laquelle les sages-femmes interprètent plusieurs des comportements des mères sénégalaises. L’absence de ces dernières dans les cours de préparation à l’accouchement s’explique, par exemple, par le fait qu’elles n’ont pas besoin d’être instruites car elles sont déjà capables d’allaiter au mieux. De même, le manque de fréquentation de la clinique d’allaitement s’explique par le fait que, en tant qu’Africaines, les mères sénégalaises ont plus de lait que les mères italiennes. Ces opinions ne correspondent que partiellement aux expériences des mères sénégalaises et nécessitent une réflexion critique à plusieurs niveaux. Les risques liés aux discours des professionnels sont en effet multiples. Le premier est le manque de considération des conditions de vie 41 La possibilité d’avoir un accès à bas prix au lait en poudre est liée au fait que de nombreux immigrés sénégalais n’ont pas de travail salarié en Italie. D’où le droit d’utiliser les services gratuits offerts par le système national de santé italien, y compris le soutien à la nutrition néonatale.

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des immigrés, c’est-à-dire le fait qu’ils ne fréquentent pas beaucoup l’hôpital en raison des difficultés logistiques plus importantes (distance de l’hôpital, absence de véhicules personnels, barrières linguistiques) par rapport aux mères italiennes. Un deuxième risque est le renforcement des stéréotypes et autres formes de racialisation à l’égard des mères d’origine subsaharienne42. La croyance qui veut qu’elles soient des femmes plus proches de la nature, ou plus habituées à se laisser aller aux instincts animaux liés à l’allaitement, sont quelques exemples de ces représentations racisantes, qui trouvent leur origine dans l’histoire coloniale43. Ces conceptions ne sont pas sans conséquences dans la prise en charge des patientes étrangères. La prétendue extranéité des mères sénégalaises à l’utilisation du lait industriel, par exemple, fait d’elles de « mauvaises mères » aux yeux des sages-femmes. De même, les tentatives des sages-femmes pour convaincre les mères sénégalaises de ne pas utiliser de lait en poudre sont plus importantes que celles faites avec les mères italiennes, partant de la conviction qu’il s’agit d’un choix loin du modèle de mère qui, selon les professionnels, caractériserait la population sénégalaise. Conclusion L’attrait contemporain pour le lait maternel s’explique par les nombreuses qualités attribuées à cet aliment. L’idée que ce fluide est doté d’excellentes capacités nutritionnelles et de nombreuses autres vertus a émergé, dans notre étude, tant chez les professionnels de la santé que chez les familles italiennes et sénégalaises. Le lait maternel est apparu, en même temps, comme un produit doté d’une forte agentivité : il contribue à consolider le lien affectif entre parents et enfants, et aide à protéger le nouveau-né contre les maladies et autres dangers, selon certaines mères sénégalaises. L’idée que l’allaitement maternel ne dépend que partiellement du fonctionnement « mammifère » du corps féminin concerne, par contre, les deux populations étudiées. Cette conviction souligne la dimension constructiviste, plutôt que biologisante, de cette pratique alimentaire. Comme le souligne ce chapitre, il s’agit d’un projet qui nécessite une préparation en amont, une expertise en itinérance et le recours à diverses contributions extérieures. La confrontation avec les obstétriciens, l’utilisation de technologies de plus en plus sophistiquées, comme le tire-lait électrique, le respect des régimes alimentaires particuliers ou la nécessité d’adhérer à des normes sexuelles spécifiques, sont quelques-uns des éléments qui contribuent à assurer le succès de cette expérience. Un autre élément à prendre en compte concerne l’inclusion croissante des pères dans l’expérience de l’allaitement. Bien que les femmes rencontrées en Italie soulignent comment le choix de l’allaitement néonatal par le lait maternel permet de valoriser l’unicité du corps féminin – comme le soutiennent les théories différentialistes – sans renoncer à la division sexuelle du travail parental – comme le défendent les théories égalitaires – l’asymétrie homme/femme dans l’allaitement reste un problème non résolu44. Dans l’allaitement dit

42 Sauvegrain, 2012 ; Bridges, 2011. 43 Dorlin, 2006. 44 Sur le débat entre les théories différencialistes et celles égalitaires en regard à l’expérience de l’accouchement et de l’allaitement, voir Thébaut, 2007, p. 34-43.

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paternel, la dimension symbolique prévaut sur la dimension physique ou matérielle, qui repose uniquement sur les ressources du corps féminin. Les difficultés à faire coïncider le travail procréatif et le travail productif – au sens néo-libéral du terme – soulignent en même temps combien la question de l’allaitement maternel est encore un terrain glissant sur le plan politique, surtout pour les femmes45. La variété des choix concernant les substituts du lait maternel renvoie, enfin, aux rapports de classe qui sous-tendent l’expérience de l’allaitement. Le rejet du lait en poudre s’inscrit dans une critique contemporaine de la nutrition industrielle. Mon étude montre que cette critique concerne principalement les couples italiens appartenant à des milieux sociaux moyens et supérieurs. Au contraire, le lait en poudre attire les mères sénégalaises appartenant à des milieux sociaux moins privilégiés, qui voient dans cet aliment une preuve concrète de l’ascension sociale liée à la migration, et une voie d’accès à la modernité occidentale. Pourtant, l’approche qui prévaut chez certains professionnels de santé est avant tout une approche naturalisante de l’allaitement maternel chez les mères sénégalaises. Il en résulte un renforcement des stéréotypes et de l’imagerie racialisée envers les patients immigrés, et plus généralement envers la figure de la « mère africaine ». Comme le soulignent les résultats de la recherche menée en Italie, l’analyse de l’allaitement maternel à la lumière des relations de genre, de classe et d’ethnie représente, en conclusion, une clé analytique particulièrement féconde pour réfléchir sur les nombreux défis et ambivalences liés au choix contemporain de cette forme de nutrition néonatale. Bibliographie Él. Badinter, Le conflit. La femme et la mère, Paris, Flammarion, 2010. Ab. Barry, Le corps, la mort et l’esprit du lignage. L’ancêtre et le sorcier en clinique africaine, Paris, L’Harmattan, 2001. L. M. Blum, At the Breast. Ideologies of Breastfeeding and Motherhood in the Contemporary United States, Boston, Beacon Press, 1999. D. Bonnet (éd.), Allaitement en marge, Paris, L’Harmattan, 2002. P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Éditions Seuil, 1998. S. Boye, L’allaitement au Sénégal : entre normes sociales et pratiques singulières. Thèse en anthropologie de la santé, soutenue le 22 août 2016 à FLHS /Université Cheikh Anta Diop, Dakar. K. Bridges, Reproducing Race : An Ethnography of Pregnancy as a Site of Racialization, Berkeley, University of California Press, 2011. C. Castelain Meunier, « Tensions et contradictions dans la répartition des places et des rôles autour de l’enfant », Dialogue. Recherches cliniques et sociologiques sur le couple et la famille, 165 (2004), p. 33-44. K. W. Crenshaw, « Mapping the Margins : Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, 43/4 (1991), p. 1241-1299.

45 Sur la valorisation contemporaine de l’allaitement maternel comme exemple de défaite contre les réalisations féministes des années 1970, voir Badinter, 2010.

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Actrices et Acteurs Focus

Aurélie Damet

Nourrir à en mourir : Ériphyle et Clytemnestre*

Les scènes d’allaitement sont peu nombreuses dans l’iconographie grecque, contrairement à la céramique italiote1 : dans la série des vases attiques, elles se réduisent à deux occurrences qui évoquent les héros matricides de la mythologie, Oreste et Alcméon. Ces deux fils ayant manifesté la haine de leur mère jusqu’au meurtre, il n’est pas surprenant de les voir mis en scène avec leur génitrice, autour d’un motif pensé comme une relation naturelle et chargée d’affect, l’allaitement maternel2. Une hydrie attique à figures rouges, conservée à Berlin (Fig. 1 ; vers 440-430 av. J.‑C.)3, campe, de prime abord, un intérieur domestique paisible, reflet de l’idéal iconographique de l’oikos attique, celui de l’unité de production et de reproduction soudé par la philia. Sur l’hydrie en question, une femme, assise, tient sur ses genoux un jeune enfant qui tète le sein. À droite, une autre femme se tient près d’un panier à laine, un kalathos. Sur la gauche de l’image, un homme, appuyé sur son bâton, contemple l’allaitement de l’enfant. Dans la céramique attique, il est courant de trouver ces figures masculines, excentrées, qui assistent à l’exécution de tâches traditionnellement féminines, comme le tissage ou le soin des tout-petits4. Tout l’intérêt de l’image résulte dans la mise en scène ironique du drame futur qui menace cet oikos. En gravant le nom des personnages, l’artiste plonge les usagers du vase dans le mythe matricide d’Alcméon et d’Ériphyle. Seule la femme de droite est mal identifiée ; malgré les lacunes de la gravure, il pourrait s’agir de Démonassa, la sœur d’Alcméon. D’après le mythe, Amphiaraos, l’homme de l’image, est condamné à mourir s’il part au combat ; devin, il connaît le sort qui l’attend. Sa femme, Ériphyle, le convainc pourtant de rejoindre les troupes de Polynice, qui cherche à conquérir le trône de Thèbes au détriment de son frère Étéocle : l’épouse‑traître, corrompue par Polynice, scelle le destin funèbre de son mari. Mais elle est elle‑même assassinée par son fils, Alcméon, qui honore la mémoire de son père. L’allaitement du petit Alcméon prend ainsi tout son

* Tous les auteurs anciens sont cités selon l’édition et la traduction de la Collection des Universités de France (CUF) aux Belles-Lettres, Paris. 1 Lissarrague, 2002, p. 230-234 ; Bonfante, 1997, p. 174-196 ; Dubois, 2016, p. 110-112. 2 Damet, 2011a, p. 17-40. 3 Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Antikensammlung F 2395 ; Krauskopf, 1981, no 27, p. 697, pl. 559 ; Damet 2011b, fig. 4. 4 Cambridge, Arthur M. Sackler Museum 1960.342 ; Londres, British Museum E396 ; Sutton, 2004, p. 327‑350. Aurélie Damet  •  Paris 1 Panthéon Sorbonne ANHIMA Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 903-907 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127477 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. L’oikos d’Amphiaraos. Hydrie attique, vers 440-430 av. J.-C. Berlin, Staatliche Antikensammlungen F 2395. Dessin d’après Sutton, 2004, p. 345.

sens tragique : Ériphyle nourrit celui qui sera son meurtrier, ce fils alastôr, l’enfant qui n’oublie pas, prédestiné à venger. Le destin conflictuel de cet oikos s’incarne dans un détail animalier du vase : le face‑à‑face entre les deux coqs.

N our r ir à e n mourir  : Ériphyle et Clytem nestre

Dans la dramaturgie athénienne, ces volatiles sont associés à la guerre intestine, à la stasis5 : ils figurent tout d’abord la cause des déchirements de la famille d’Amphiaraos, la lutte fratricide entre les deux fils d’Œdipe, Étéocle et Polynice6, qui ont amené Ériphyle à trahir son époux, mais ils incarnent aussi les conflits sanglants à venir. Toujours en jouant subtilement sur les attendus iconographiques, les peintres ont aussi figuré le départ, on le sait sans retour, d’Amphiaraos7. Alors que les scènes de départ d’hoplites sont pléthores et présentent souvent le même schéma de la remise des armes au soldat, le départ d’Amphiaraos détourne les motifs attendus. La poignée de main, la dexiôsis, entre le mari et la femme8, peut prendre un tour tragique et sournois ; sur un stamnos attique à figures rouges (vers 450-440 av. J.-C.)9, Ériphyle porte la main à sa bouche, dans un geste de contrition et de remords. La remise des armes au jeune Alcméon est aussi un contournement du rituel habituel. Sur un cratère en cloche attique à figures rouges (vers 440 av. J.-C.)10, Amphiaraos tend en effet à son jeune fils une épée, là où on aurait attendu l’inverse : c’est au soldat sur le départ que sont remises les armes de combat. Amphiaraos transmet ainsi lui‑même l’outil de sa vengeance à son fils, qui, en tuant sa mère, est devenu, avec Oreste, le matricide le plus célèbre de l’Antiquité. Ces scènes jouent ainsi sur la connivence entre le peintre et les usagers du vase, complicité de savoir qui repose sur un partage commun des mythes. L’artiste et les destinataires connaissent et reconnaissent les éléments qui transforment des scènes familiales typiques et traditionnelles en instants tragiques de chaos familial, ici juste suggérés. Il est remarquable que l’autre fils matricide, Oreste, soit associé à la seconde scène d’allaitement connue dans l’imagerie athénienne classique. Sur une hydrie attique du Céramique (Fig. 2 ; vers 420-400 av. J.-C.)11, attribuée au peintre de Meidias, Clytemnestre, assise parmi d’autres femmes, se détourne de l’enfant et regarde dans la direction de Phoibé. À sa gauche, Oreste est allaité par une femme au nom lacunaire, peut‑être Arsinoa. La tradition eschyléenne, datant de l’année 458, avait déjà campé le personnage de Clytemnestre en mère défaillante12, qui ne nourrissait pas son enfant et prétendait pourtant l’avoir fait, utilisant cet argument de la dernière chance dans le face-à-face tragique avec son fils. « Je t’ai nourri, je veux vieillir à tes côtés », osait‑elle asséner à Oreste13, tentant de recréer artificiellement les liens attendus entre enfants et parents fondés sur la solidarité générationnelle de la paidotrophia et de la gerotrophia14. Un instant hésitant, Oreste finit par mettre à mort celle qui, comme Ériphyle, était responsable de la disparition de son époux et du père de son fils. L’hydrie d’Athènes conforte ainsi 5 Sur le lien entre le motif du coq, les violences familiales et la stasis, Vespa, 2019. Voir Eschyle, Euménides, v. 861 ; Agamemnon, v. 1671 ; Suppliantes, v. 226 ; Aristophane, Oiseaux, v. 725-759 et v. 1341‑1370 ; Nuées, v. 1424-1430, et Loraux, 1997, p. 31. 6 Damet, 2012, p. 287-291. 7 Damet, 2011b. 8 Cf. la dexiôsis d’Amphiaraos et Eriphyle sur une kalpis fragmentaire (vers 460 av. J.-C.), Saint-Pétersbourg, Ermitage 1845 ; Krauskopf, 1981, p. 696, no 24, pl. 558 ; Damet 2011b, fig. 6 et fig. 6bis. 9 Stamnos attique à figures rouge, Londres, Catalogue Christie’s, 28 avril 1993, p. 57 et 59 ; Damet 2011b, fig. 5 et fig. 5bis. 10 Musée de Syracuse 18421.1 ; Krauskopf, 1981, p. 697, no 26, pl. 559 ; Damet 2011b, fig. 7. 11 Athènes, Musée du Céramique 2712 ; Kahil 1988, p. 554-555, no 382, pl. 358 ; Couelle, 1998, p 135‑158, fig 3. 12 Eschyle, Agamemnon, v. 718-736 ; Choéphores, v. 749-763. 13 Eschyle, Choéphores, v. 896-898. 14 En dernier lieu, voir Damet, 2015 et Damet et Moreau, 2017, p. 92-93 et p. 237-241.

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Fig. 2. Scène féminine. Hydrie attique, vers 430 av. J.-C. Athènes, Musée du Céramique 2712. Dessin d’après Couëlle, 1998, p. 156.

l’image d’une Clytemnestre lascive, aux cheveux flottants, désintéressée de son enfant, une Clytemnestre à qui Électre disait : « c’est leur mari non leurs enfants qu’aiment les femmes »15. Et c’est encore Électre qui déplorait d’avoir une mère affamante, qui, chez Sophocle, laissait « les tables vides » pour sa fille16, tout comme elle ne nourrissait pas son fils dans la version eschyléennes du mythe. Ainsi, Clytemnestre et Ériphyle ont‑elles retenu l’attention des peintres, à travers la rare thématique iconographique qu’est celle de l’allaitement ; dans les deux cas, le lien fils‑mère est perverti par le destin tragique qui attend les deux familles. Bibliographie L. Bonfante, « Nursing mothers in Classical arts », in A. O Koloski Ostrow et C. L. Lyons (éd.), Naked Truths : Women, Sexuality, and Gender in Classical Art and Archaeology, Londres, Routledge, 1997, p. 174-196. C. Couëlle, « Dire en toutes lettres ? : allusions et sous-entendus chez le Peintre de Meidias », Métis, 13 (1998), p. 135-158. A. Damet, « Le sein et le couteau. L’ambiguïté de l’amour maternel dans l’Athènes classique », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 34 (2011a), p. 17-40. ———, « “L’infamille”. Les violences familiales sur la céramique classique entre monstration et occultation », Images Re-vues [en ligne], 9 (2011b), disponible sur

15 Euripide, Électre, v. 265. 16 Sophocle, Électre, v. 187-192 : « Je me consume ici, comme une réfugiée que nul ne considère, je suis servante au palais de mon père, dans l’appareil indigne où tu me vois, et faisant le siège de tables qui sont toujours vides (kenais) pour moi. »

N our r ir à e n mourir  : Ériphyle et Clytem nestre

———, La septième porte. Les conflits familiaux dans l’Athènes classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 287-291. ———, « Le statut des mères dans l’Athènes classique », Cahiers « Mondes anciens » [en ligne], 6 (2015), disponible sur A. Damet et Ph. Moreau, Famille et société dans le monde grec et en Italie (ve-iie siècle av. J.-C.), Paris, Armand Colin, 2017. C. Dubois, Du fœtus à l’enfant dans le monde grec archaïque et classique : représentations, pratiques rituelles et gestes funéraires, thèse de doctorat, Université de Fribourg/Université d’AixMarseille, 2016. L. Kahil, s.v. « Hélène », in Lexicon Iconographicum Mythologiae classicae (LIMC), IV, 1988, p. 498‑563. Ingr. Krauskopf, s.v. « Amphiaraos », in Lexicon Iconographicum Mythologiae classicae (LIMC), I, 1981, p. 691-713. F. Lissarrague, « Femmes au figuré », in P. Schmitt Pantel (éd.), Histoire des femmes en Occident. I. L’Antiquité, Paris, Plon, 2002 (1991), p. 230-234. R. Sutton, « Family portraits : recognizing the oikos on Attic red-figure pottery », in A. Proctor Chapin (éd.), ΧΑΡΙΣ : Essays in Honor of Sara A. Immerwahr, Princeton, 2004 (Hesperia Supplément 33), p. 327-350. M. Vespa, « Rituale, spettacolo o gioco d’azzardo ? Memorie del combattimento dei galli in Grecia antica. Considerazioni linguistiche e antropologiche », Enthymema, 23, 2019, p. 434-460.

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De la femme à l’enfant allaitant en Italie préromaine

Alors qu’un facies d’ex-voto plus spécifiques (ex-voto anatomiques, statuettes et statues) fait son apparition dans les sanctuaires d’Italie centrale dès le iiie siècle av. J.-C. essentiellement1, traduisant sans doute ainsi la romanisation des régions2, d’autres catégories d’offrandes découvertes avec eux dans les mêmes sites, parfois chronologiquement antérieures, rappellent que les populations indigènes déposaient d’autres sortes de dons avant la colonisation. Parmi ces assemblages figurent des statuettes de femmes, le plus souvent assises, en train d’allaiter un enfant, qui feront l’objet de ce travail. Il semble qu’elles aient été principalement découvertes en Étrurie méridionale et en quelques endroits du Latium, sans doute parce qu’il s’agissait d’anciens « comptoirs » étrusques, nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, le matériel le plus archaïque semble dater du vie siècle av. J.-C. Le décalage chronologique entre l’apparition de ces représentations et celles plus spécialisées du iiie siècle av. J.-C. peut s’expliquer par le fait que les fidèles ont voulu préciser davantage leur demande aux dieux dans le but de s’acquitter d’un vœu pour la partie du corps lésée puis guérie, ou, a contrario, pour prévenir un mal. Les statuettes, plus génériques, devaient correspondre à une palette de souhaits diversifiés. Cet article présente les différentes catégories de femmes à l’enfant en train d’allaiter ainsi qu’un autre groupe dérivant de ce thème, et il tentera de déterminer pour quelle(s) raison(s) elles ont été dédiées et par qui. Pour cela, des comparaisons entre les traditions culturelles grecques et étrusques seront fréquemment établies, dans la mesure où l’Italie préromaine était depuis plus longtemps liée à la Grèce qu’à Rome. Tout témoignage contemporain de l’époque sur laquelle nous attarderons sera pris en considération et si elles peuvent apporter un éclairage supplémentaire, certaines sources postérieures seront également ponctuellement utilisées.



* Les auteurs anciens sont cités selon la collection CUF aux Belles Lettres, Paris, à l’exception d’Oribase, dans l’édition et traduction en 6 volumes de Ulco Bussemaker et Charles Daremberg, Paris, Imprimerie nationale, 1851-1876. 1 De Cazanove, 2016a, p. 215. 2 De Cazanove, 2015, p. 48 et 2016b, p. 273 et dans ce volume. Émilie Thibaut  •  Université d’Amiens Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 909-923 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127478 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Fig. 1. Première catégorie de statuettes. D’après Pensabene 2001, p. 393, pl. 106 (9).

Fig. 2. Deuxième catégorie de statuettes. D’après Vagnetti 1971, p. 72, pl. XXXV (G XXI).

Fig. 3. Troisième catégorie de statuettes. D’après Pensabene 2001, p. 14, pl. 106 (8).

Fig. 4. Quatrième groupe de statuettes. D’après Vagnetti 1971, p. 60, pl. XXV (F VIII).

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Un phénomène local ayant évolué À ce jour, seuls quatre types de statuettes semblent correspondre à la thématique de l’allaitement : Le premier représente une femme, torse nu, pinçant son sein gauche avec sa main droite pour que l’enfant qu’elle tient dans son bras gauche puisse se nourrir (Fig. 1). Seuls trois exemplaires correspondent à cette catégorie : deux ont été découverts à Préneste, dans le Latium3 et un dans le sanctuaire sud de Gravisca4, en Étrurie. Le second type semble être le plus important, car les chercheurs ont dénombré au total 193 représentations d’une femme assise seule sur un trône, la plupart du temps habillée, portant un voile et allaitant, pendant que l’enfant qu’elle tient dans ses bras met sa main sur son autre sein (Fig. 2). Elles se retrouvent seulement en Étrurie : quatre dans le sanctuaire de la Vignaccia à Cerveteri5, quatre autres dans le lieu de culte du quartier de Portonaccio6, à Véies et 183 dans un autre quartier de cette cité, le site de Campetti I7. Le troisième regroupe sept statuettes ayant les traits d’une femme voilée et assise sur un trône. Elle a détaché un pan de son himation afin de pouvoir porter son sein avec sa main à la bouche de l’enfant qu’elle tient dans ses bras (Fig. 3). Cinq exemplaires ont été mis au jour à Préneste8, deux dans le sanctuaire de la Vignaccia9 et douze dans le sanctuaire de Campetti I10. Le quatrième type, enfin, se définit par un unique exemple découvert à Campetti I11 qui met en scène une femme debout, portant sa main droite à son sein droit. Elle semble tenir un vase en-dessous de son sein et mettre sa main gauche devant son ventre ou son sexe (Fig. 4). Une carte semble donc se dessiner sur laquelle n’apparaît que des sites étrusques, parmi lesquels il est possible de compter Préneste qui, bien que localisée aux frontières du Latium, avait des liens culturels et économiques étroits avec l’Étrurie (Fig. 5)12. Il est alors envisageable de penser que ces différentes statuettes soient de facture locale, réalisées avant la romanisation, car elles ont été découvertes dans des lieux de culte qui, pour beaucoup, avaient périclité avec elle. Véies en est un très bon exemple, car seuls ses sanctuaires les plus anciens, Portonaccio et Campetti I, édifiés entre les viie et vie siècles av. J.-C.13, renfermaient plusieurs exemplaires de ces statuettes, tandis que les autres sites de la cité, plus récents, n’en contenaient aucune, mais étaient en revanche pourvus de seins votifs. La similarité entre leur iconographie et celle utilisée dans le monde grec pourrait indiquer une origine hellénique, ce qui serait plausible dans la mesure où la Grèce et l’Étrurie

3 Inv. nos 13490 et 13551, in Pensabene, 2001, p. 393, pl. 106, 9 et 10. 4 Inv. nos 72/11709, in Comella, 1978, p. 56, pl. XXVI, 131. 5 Types IID3, a et b, in Nagy, 1988, p. 207-210. 6 Inv. nos VTP 1210c, 913, 1214 et 7, in Colonna, 2002, p. 198, pl. LIV, 609-613. 7 Types GXXI et GXXIV, in Vagnetti, 1971, p. 72-73, pl. XXXV-XXXVI. 8 Nos inv. 62509, 27176, 13551, 13550, in Pensabene, 2001, p. 141, pl. 7, 25 ; p. 393-394, pl. 106-107, 8, 10 et 11. 9 Types IID8-a, in Nagy, 1988, p. 211, fig. 191 et 193. 10 Types GXXIII et GXXIV, in Vagnetti, 1971, p. 72-73, pl. XXXV-XXXVI. 11 Type FVIII, in Vagnetti, 1971, p. 60, pl. XXV. 12 Colonna, 1992, p. 13-51. 13 Pour Portonaccio, voir Ducaté-Paarmann, 2003a, p. 351-357. Pour Campetti I, voir Vagnetti, 1971.

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Fig. 5. Carte de l’Étrurie avec localisation des sites. DAO E. Thibaut.

étaient en contact depuis le viiie siècle av. J.-C.14 En revanche, les effigies des premiers ne montrent pas leur intimité – la croyance considérant que la dévoiler, serait exposer à la vue de tous une faiblesse de l’individu représenté, le rendant ainsi vulnérable15 – alors que les secondes n’hésitaient pas à montrer un sein. Les Hellènes semblaient en effet n’utiliser le dévoilement qu’à l’occasion de circonstances particulières, telles que le deuil16, ou pour

14 Trucco, 2012, p. 195-248. 15 Bonfante, 1997, p. 174-196 et plus particulièrement, p. 184-187. 16 Sur ces gestes de deuil et leur portée, voir Gherchanoc, 2012b, p. 139-146.

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accompagner des formes de séductions érotiques17 ou de supplication18. Le sein, ainsi que l’explique Florence Gherchanoc, « est un lieu de mémoire des liens familiaux »19, car il est celui qui « a nourri et réconforté »20, par conséquent, il doit être respecté. Sa monstration n’était donc qu’exceptionnelle, car elle n’était destinée qu’à convaincre, ce qui explique le nombre restreint de statuettes représentant ce geste. Il est alors tout à fait possible que les Étrusques aient imité les statuettes grecques, sans toutefois prendre en considération le caractère occasionnel de l’attitude qu’il ne comprenait peut-être pas, mais en conservant son efficacité. Mais, dans ce cas, pour quelles raisons pouvaient-elles avoir été dédiées ? Des statuettes et des dieux Il se peut que ces statuettes aient été consacrées dans les différents sanctuaires mentionnés ci-dessus en raison de la nature et des compétences des dieux qui y étaient honorés. Il est vrai que, dans la mesure où leur iconographie suggère un lien avec l’allaitement, le plus plausible serait d’imaginer que ces offrandes avaient été dédiées pour qu’un lait de bonne qualité soit produit afin que l’enfant qui s’en nourrissait puisse vivre et grandir, quand un mauvais breuvage pouvait le faire mourir. Cette connexion avec la mort et la souffrance pourrait expliquer qu’on s’en soit remis à des déesses telles que Menerva, et Artumès/ Artémis, associées notamment à Aplu/Apollon, dans les sanctuaires de Portonaccio et de Vignaccia. Dans le premier site, en effet, Menerva, qui fut la première à y être honorée, recevait un culte chtonien dans la partie orientale, comme en témoigne la présence d’un autel perforé en son centre et pourvu d’un conduit vertical destiné à recevoir le sang des victimes afin de l’évacuer vers le sol21. Artumès, quant à elle, devait être perçue comme une déesse vengeresse si l’on en croit la reconstitution faite d’un des acrotères du même lieu dans lequel on la verrait en train de pourchasser de son arc et de ses flèches une femme, peut-être Callisto ou Niobé, et son bébé22. Il est d’ailleurs possible que ce trait de caractère vindicatif soit comparable à celui d’Artémis si on confronte les méfaits de la déesse étrusque avec ceux de la déesse grecque. Elle était en effet redoutée pour le sort qu’elle réservait aux nourrissons ainsi que le montre un relief en marbre daté d’environ 300 av. J.-C. et trouvé en 1979 à Achinos, site de l’ancienne Echinos, en Thessalie (Grèce) : si elle abaissait son flambeau, l’enfant perdait la vie, si elle le maintenait élevé, il la conservait23. Aplu, pour finir, étant représenté, en Étrurie, pourvu d’un arc et d’une lyre24, il est possible que, tout comme en 17 À la vue du sein nu d’Hélène, la colère de Ménélas se mue alors en indulgence : Euripide, Andromaque, 628-631. Sur le lien entre les seins et l’érotisme, voir Gherchanoc, 2012a, p. 211, qui donne une bibliographie exhaustive à ce sujet. 18 Des mères dévoilent leur poitrine pour supplier leur fils de ne pas faire une action, comme cela est le cas pour Hécube qui montre ainsi son sein à son fils Hector pour le convaincre de ne pas affronter Achille ; Homère, Iliade, 22, 77-91. Voir aussi A. Damet dans ce volume. 19 Gherchanoc, 2012a, p. 208. 20 Ibid., p. 208. 21 Colonna, 2002. 22 Neils, 2008, p. 40. 23 Dasen, 2014. 24 Par exemple à Fontanile di Legnisina ; Ricciardi, 1988-1989, p. 152.

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Grèce, le premier instrument envoyait maladies et épidémies, quand le deuxième offrait soins et guérisons25. Par ailleurs, Portonaccio et Vignaccia avaient en commun d’être des sites extra-urbains, autrement dit éloignés de la « civilisation », où des rites de passage devaient donc être pratiqués pour que tout individu puisse passer d’un stade de sa vie à l’autre. Statuettes et localisation ne démontreraient-elles pas que les fidèles cherchaient à se concilier des divinités capables de tuer avant que l’allaitement ait dispensé ses bienfaits ? Peut-être préférait-on tout de même se concilier ou remercier une divinité capable de préserver la vie plutôt que de l’ôter. Cela pourrait alors expliquer la découverte de ces offrandes dans des sanctuaires comme Gravisca sud, Préneste ou Campetti I, car on devait y rechercher l’action positive de leur divinité tutélaire. Honorée dans l’ancienne cité de Palestrina en tant que déesse courotrophe par excellence, mère de tous les dieux et de tous les hommes, tout au moins est-ce ainsi que la décrit Cicéron26, Fortuna Primigenia n’était-elle pas la plus apte à protéger et à prédire leur avenir aux parturientes, aux jeunes mères et à leurs nourrissons ? Le programme décoratif de son temple semble avoir eu une portée symbolique allant dans ce sens, puisque la roche de son abside avait été creusée pour y créer artificiellement des stalactites27, sans doute afin de reproduire une croyance selon laquelle la forme de mamelle de ces concrétions et l’aspect laiteux de l’eau qui en découlait pouvoir posséder un pouvoir divin et thérapeutique que les femmes enceintes et celles qui venaient d’accoucher pouvaient vénérer28. L’iconographie de sa statue de culte n’est pas non plus sans rappeler la scène gravée au revers de quatre miroirs étrusques29 et d’un cratère falisque30 datés du ive siècle av. J.-C. représentant la déesse Uni en train d’allaiter Hercle adulte, c’est-à-dire l’interpretatio etrusca d’Héra et d’Héraclès. Il est possible qu’on se soit inspiré de la mythologie grecque pour recréer cette séquence, même si elle semble mal attestée dans les témoignages littéraires31. De plus, bien que le dossier soit mince, l’inscription étrusque présente en-dessous de l’une d’entre elles, et comprise comme suit : « Ceci montre comment le mortel Hercle est devenu le fils légitime d’Uni »32, amène à appréhender la scène d’allaitement comme l’agrégation du demi-dieu à la famille

25 Haack, 2007, p. 181. 26 Cicéron, De la divination, 2, 85-87. Cf. F. Prescendi dans ce volume. 27 Champeaux, 1982, p. 30, note 36, p. 123 et 127. 28 Baggieri, 2000, p. 16 ; Jaeggi, 2019. Je remercie S. Jaeggi pour ses précieux conseils et pour m’avoir permise de lire son article avant qu’il ne soit publié ; elle explique l’existence de sources et de grottes à lait, raison pour laquelle elles étaient vénérées par des femmes enceintes ou ayant accouché. 29 L’exemple le plus probant est le miroir en bronze daté de 325 av. J.-C. provenant de Volterra, conservé au Museo Archeologico Nazionale de Firenze ; Barbagli, 2011, p. 105, fig. 45. Voir également Schwarz, 1990, nos 402, 402a, 404. 30 Schwarz, 1990, no 401. 31 Le texte le plus ancien pourrait remonter au poète hellénistique Lycophron, Alexandra, 39, mais en des termes difficiles à interpréter. Chez Diodore de Sicile, 4, 9, 6-7, Alcmène aurait exposé Héraclès par crainte de la colère d’Héra en un lieu où Athéna et la déesse l’auraient trouvé. Dans l’ignorance de son identité, cette dernière l’aurait allaité. C’est probablement à cette tradition que font référence les propos de Pausanias, 9, 25, 2, qui, visitant Thèbes au iie siècle apr. J.-C., s’est vu montrer le lieu où l’allaitement s’est produit. Une épigramme de l’Anthologie Palatine (9, 589) pourrait également faire référence au type statuaire d’Héra allaitant Héraclès. Les Catastérismes d’Ératosthène, 44 et l’Astronomie d’Hygin, 2, 43, mentionnent enfin le fait qu’Héraclès fut placé sous le sein d’Héra qui dormait et qu’à son réveil elle le repoussa. Sur cet épisode, voir Pirenne-Delforge et Pironti dans ce volume. 32 Schwarz, 1990, no 404.

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des Olympiens33. Ainsi, de la même façon qu’Héra avait métaphoriquement contribué au développement du héros jusqu’au seuil de l’hébé34, une jeunesse qui, pour lui, serait éternelle, Uni devait être associée à la croissance de tout être. Cette hypothèse expliquerait pourquoi, en plus des statuettes de femmes allaitant, cinq seins votifs, 74 représentations d’utérus – siège de la fécondité, porteur de tous les espoirs et sujet de toutes les craintes, car lié aux différentes étapes de la vie intra-utérine35 – et 22 effigies de bébés emmaillotés ont été découverts dans les structures qui étaient dévolues à la divinité à Gravisca sud36. Les ex-voto consacrés à Vei sont différents. Dans son sanctuaire de Campetti I, à Véies, la déesse n’a été gratifiée que de deux seins votifs, mais pas de matrices. D’après les recherches récentes, il semble pourtant qu’elle possèderait les mêmes capacités nourricières que la Déméter grecque37. Est-ce parce qu’il s’agissait d’une divinité plus ancienne qui n’aurait pas survécu à la romanisation, qu’elle n’aurait pas reçu d’ex-voto anatomiques ou bien est-ce qu’en Étrurie préromaine, certains d’entre eux accompagnaient toutes les étapes de développement intra et ex-utérines d’un humain quand d’autres étaient plus spécifiquement associés à la croissance de l’enfant, une fois celui-ci mis au monde ? À moins que la grande quantité d’offrandes qui fut offerte à Vei ne soit pas en rapport avec ses compétences, mais plutôt avec sa fonction de divinité poliade de la cité de Véies dont elle a inspiré le nom. Ces interrogations en amènent d’autres, notamment sur les individus à qui on a empruntés les traits pour créer ces statuettes – déesses ou mortelles –, sur le genre des fidèles qui les avaient dédiées ainsi que sur leurs motivations. Des statuettes polysémiques et des hommes À moins qu’elles ne soient pourvues d’attributs spécifiques, il est difficile de dire si les femmes qui ont été représentées étaient des immortelles ou non38. On pourrait penser qu’elles imitaient les déesses invoquées, mais, dans ce cas, pourquoi matérialiser la puissance d’Aplu avec un faciès féminin ? Il est peut-être plus logique d’envisager qu’elles représentaient une fidèle venue invoquer une divinité, mais qui pouvait-elle être, à quelle fin se rendait-elle au temple et dans quel but vouloir imiter ses traits sur des statuettes ? De plus, sommes-nous vraiment certains 33 Pirenne-Delforge, 2010, p. 693. 34 Héra avait poursuivi Héraclès parce qu’il était le fils illégitime de son époux et d’une simple mortelle, puis elle s’était réconciliée avec lui parce qu’il avait fait son entrée dans l’Olympe et était devenu immortel. 35 Sur les différents types de représentations utérines, Dasen, 2002, p. 167-186 ; Dasen, 2013, p. 17-39 ; Dasen, 2015 ; Ducaté-Paarmann, 2007, p. 65-82. 36 Dans la mesure où différentes publications ont été réalisées sur le matériel découvert à Gravisca, sans que, systématiquement les découvertes archéologiques antérieures n’y soient mentionnées, j’ai pris l’initiative de comptabiliser chaque catégorie d’ex-voto mises au jour dans le sanctuaire à partir des ouvrages de référence sur ce lieu de culte, comme Comella, 1978 ; Fiorini, 2005, p. 245-257 ; Boitani, 2008, p. 149-153. 37 Bellelli, 2012, p. 455-478. 38 S. Huysecom-Haxhi et A. Mulller se sont interrogés sur le sens à donner à la multitude de statuettes en terre cuite retrouvées dans différents contextes. Bien que ces questions concernent le monde grec aux époques archaïque et hellénistique, elles sont similaires à celles que l’on peut se poser pour toute autre civilisation : « de nombreuses figurines féminines ne sont pas immédiatement identifiables, pour nous modernes en tout cas : dépourvues d’attributs spécifiques et de tout autre marqueur identifiant, elles peuvent a priori représenter des déesses aussi bien que des mortelles » (Huysecom-Haxhi et Muller, 2007, p. 236).

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que ce soit une femme qui ait déposé l’offrande ? Des chercheurs ont tenté de résoudre la question en projetant sur l’Antiquité les idées reçues de notre époque. Les reproductions d’utérus en terre cuite, de seins, de femmes en train d’allaiter, de bébés en langes, d’enfants assis, de jeunes filles ou de jeunes garçons, voire même des bobines, des fusaïoles et des poids de métier à tisser n’ont ainsi pas été forcément déposés en contexte cultuel par des femmes désirant mettre en valeur leur rôle d’épouse et de mère39. Cependant, sur les milliers d’offrandes découvertes, peu d’entre elles possèdent des inscriptions. Ces objets « muets »40 sont difficiles à genrer, si bien qu’il faut peut-être plutôt s’intéresser au message qu’ils délivrent et les considérer comme une possibilité de définir la place de la personne qui les a offerts au sein de sa famille et au cœur de sa communauté41. Ainsi, quel intérêt pouvait avoir une femme ou un homme à dédier ces statuettes à une divinité ? Bien que difficile à prouver, leur association avec d’autres catégories de matériel mis au jour au même endroit42 peut cependant être rattachée à la fertilité et à une valorisation de la maternité et de l’enfance. C’est ainsi qu’on pourrait interpréter la présence au sein du sanctuaire de Vei de la petite effigie d’une femme debout tenant un vase contre son sein et plaçant une main devant son ventre. La main pourrait symboliser un désir d’enfantement ou une grossesse à protéger43 et le vase, le fait d’avoir du lait et de pouvoir le recueillir, donc d’avoir une substance viable pour nourrir le fœtus en devenir. Les compétences nourricières de la déesse étrusque corroboreraient cette hypothèse, et, dans la mesure où donner naissance à de nouvelles générations physiquement aptes était affaire de tous, une future mère ou son époux aurait pu, l’un comme l’autre, l’avoir offerte. Rien ne nous indique toutefois que cet objet fasse référence à une simple obligation familiale. Des études ont en effet montré que les couples n’étaient pas indifférents au sort de leur nouveau-né et que ce n’était pas par résignation face à la mort omniprésente durant la petite enfance ou par désintérêt qu’ils ne pleuraient pas en public leurs petits disparus, mais par pudeur et pression sociale. Le dépôt de cet objet ne pourrait-il pas traduire les espoirs ou les peurs d’un couple, les angoisses d’un mari face à la grossesse de sa femme ou d’un père pour le bien-être de son enfant ? Quoi qu’il en soit, il semble que ces diverses statuettes soient en rapport avec l’allaitement et ce, pour de multiples motivations. La première, qui semble la plus évidente, est sans doute celle d’avoir du lait, ce que pourrait désigner la catégorie de statuettes se pinçant le sein, car le geste qu’elles font est encore actuellement préconisé pour avoir une montée de lait. Dans la mesure où ce liquide était indispensable à la croissance infantile, il se devait d’être de bonne qualité et il existait toute une rêverie médicale autour de ce liquide. Des

39 S. Huysecom-Haxhi et A. Muller pensent toutefois qu’il s’agit d’une hypothèse très plausible. Pour eux, en effet, le don de statuettes de femmes portant un voile, dans le monde grec, peut être mis en relation avec « la représentation générique de la mortelle dans son statut d’épouse légitime, de femme mariée » (Huysecom-Haxhi et Muller, 2007, p. 243). 40 de Cazanove, 2009, p. 356-371. 41 Je tenterai d’établir des parallèles avec le monde grec pour comprendre ce type d’approche chez les Étrusques. 42 Il n’est pas certain qu’elles aient pu coexister dans le temps et délivrer le même message. 43 Il semble que, même en Grèce, ce genre de statuettes soit assez restreint. Ducaté-Paarmann, 2005, p. 47, l’explique par le fait que « la représentation du corps enceint y était ressentie comme un écart à la norme idéale définie par le corps masculin incarnant l’harmonie et les justes proportions. La figuration d’un ventre bombé ou l’absence de cette figuration dans des scènes relatives à la grossesse ou l’accouchement indiquent bel et bien un état d’esprit ».

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auteurs grecs et latins expliquent ainsi qu’un lait médiocre44 provoquait, dans le meilleur des cas de la fièvre, une constipation45, des diarrhées46, des vomissements nocturnes et, dans le pire des cas, des aphtes qui envahissaient le palais et la bouche pour finir par atteindre la luette et la gorge47. C’est la raison pour laquelle des tests ont été réalisés sur le lait au fil des siècles, principalement dans le monde grec. Toutefois, il existe différents degrés d’appréciation de ces expériences, sans doute dus à l’évolution de la science grecque. Ainsi, si Soranos d’Éphèse leur attribue un rôle moindre48, Mnésithée de Cyzique (ive siècle apr. J.-C.) les estime comme fondamentaux. L’auteur décrit dans ses textes, recueillis par Oribase49, quatre tests à effectuer : le premier doit vérifier la dispersion du lait dans l’eau, le second, sa transparence et son épaisseur, le troisième doit analyser les éléments aqueux et gazeux contenus dans le lait et le quatrième, sa coagulation50. Il est donc possible que ces effigies aient été offertes par souci d’offrir à l’enfant s’en nourrissant, un lait ayant toutes les capacités nutritives et médicamenteuses. Conseils et pratiques dispensés par des experts médicaux étaient toutefois entourés de superstitions et d’éléments irrationnels auxquels souscrivaient même ces spécialistes, car le sujet appartenait au domaine des soins féminins. Or, dans le monde classique, le corps des femmes était considéré comme une grande inconnue, probablement parce que, dans la plupart des cas, elles étaient soignées par d’autres femmes. C’est sans doute la raison pour laquelle pathologies et thérapies qui leurs étaient prescrites étaient régies par des principes plus proches de la magie que de la stricte médicine. Ceci explique également que, pour soigner un nourrisson, la solution consistait à administrer à la femme qui l’allaitait le traitement approprié afin qu’il transite par elle avant de lui être transmis par le sein51. La médecine grecque52 préconisait aussi que la personne allaitant suive un régime stricte et soit idéalement constituée afin que ce nectar soit des meilleurs pour l’enfant, aussi peut-on penser que les offrandes devaient être à l’image de l’idéal physique et physiologique attendu pour la femme qui allaitait. Il est possible enfin que ce rôle de vie ou de mort dispensé par ce liquide explique que ce genre de statuettes ait été davantage découvert dans des sanctuaires périphériques, car ils renvoyaient à l’image populaire que les Anciens se faisaient de lieux permettant le passage d’un état à un autre, et qu’ils étaient placés sous le patronage de divinités chtoniennes ou chasseresses53. Le souci du développement du petit être est tout autant perceptible dans certains détails figurés sur les statuettes tels que la position adoptée par les femmes et par les

44 Hippocrate, Traité des Airs, 9. 45 Celse, De la médecine, 2, 28, 1. 46 Ibid., 2, 8, 30. 47 Ibid., 6, 11, 3 ; Hippocrate, Aphorismes, 3, 24-25. 48 Il ne se préoccupe réellement de la qualité du lait qu’à la troisième étape ; les deux autres consistant en l’observation de la nourrice et de l’enfant allaité : Soranos, Maladies des femmes, 2, 9-11. López Pérez, 2004-2005, p. 233, précise que cette façon de procéder se détache des textes hippocratiques, car elle relève du Méthodisme. 49 Apud. Oribase, Collections médicales, 15, 9-20. 50 López Pérez, 2004-2005, p. 231. 51 Dasen, 2010, p. 706-707. 52 Soranos, Maladies des femmes, 2, 19. 53 Il est possible de déduire le rôle de ces divinités dans les rites de passage en le comparant avec celles grecques liées au franchissement d’un état à un autre, comme cela est le cas pour Artémis Brauronia ; voir Grand-Clément, 2014, p. 1-18.

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enfants qui sont représentés dans les trois premières catégories. Il était en effet tout aussi important que le lait soit bon qu’il soit administré correctement54. D’où le fait peut-être que l’artisan de ces effigies ait tenu à préciser le geste de la main féminine tenant le sein et le nourrisson libéré de son emmaillotement. Quoi qu’il en soit, la présence de ces éléments sur des offrandes, associés à celui du pincement du téton, implique que les fidèles les ayant déposées connaissaient leur importance. Cela nous amène à penser qu’elles ont pu être offertes par des femmes – puisqu’elles seules ont la capacité physique d’allaiter – mais surtout, par de jeunes mères recherchant le bon geste pour que leur lait s’écoule, ou par celles ayant déjà l’expérience de la tétée, ce qui inclue des nourrices. Pour les premières, la raison de ce genre de dépôt semble être évidente. Pour les secondes, il devait être tout aussi important de demander aux dieux concernés qu’elles aient du lait pour ne pas perdre leur travail, qu’il soit bon afin que l’enfant dont elles avaient la charge survive55. D’ailleurs, dans l’hymne à Déméter écrit à la période archaïque, le passage évoquant le moment où la déesse est engagée en tant que nourrice pour s’occuper du tout jeune fils du roi et de la reine d’Éleusis56 ne fait pas référence au vocabulaire de l’allaitement, mais à celui de la trophie : « le verbe trépho, qui donne tróphos, autre nom de la nourrice grec, signifie originellement, selon le linguiste Émile Benveniste, « favoriser le développement de ce qui est soumis à la croissance », ce qui aboutit au sens usuel de “nourrir, choyer, chérir”, etc. »57. Il est possible que les contemporaines préromaines de ce texte aient eu la même façon de penser leur mission, qui dépasse, de ce fait, l’allaitement proprement dit et renvoie aux soins réservés aux petits enfants. Ceci pourrait alors expliquer la présence du thème mythique de la lactation d’Héraclès par la déesse Héra dans l’iconographie étrusco-falisque, telle qu’elle est représentée sur les cinq pièces que nous avons déjà dépeint un peu plus haut58. L’origine hellénistique du motif n’est pas à exclure, même si cette thématique n’apparaît pas dans les imageries réalisées sur le sol grec59, sans doute parce qu’il ne fallait pas que les implications concrètes de la courotrophie soient trop visibles au regard de la croyance populaire60. Sur le sol italique, en revanche, les courotrophes sont bien plus volontiers représentées61. Cette différence de conception tient probablement aux pouvoirs que chacun de ces peuples donnaient à la représentation. Si bien que, si les imagiers étrusco-italiques ont nettement privilégié l’allaitement d’un Héraclès adolescent ou adulte par Héra par rapport à leurs collègues du continent grec, c’est pour jeter un autre regard sur la symbolique de ce geste. En nous arrêtant de nouveau sur l’hymne à Déméter, nous pourrions trouver une explication à cette attitude. Le rôle assigné à la déesse en tant que nourrice est en effet aussi celui d’élever jusqu’à l’âge d’homme le jeune prince dont elle a la charge : le grec dit plus précisément, « s’il arrive au seuil de l’‘hébé’, c’est-à-dire ce que l’on traduit généralement par “jeunesse” mais qui recouvre davantage l’âge de la puberté, 54 Soranos, Maladies des femmes, 3, 13, 17-30. 55 Pour une étude sur l’évolution de la mère et de la nourrice dans la littérature grecque d’Homère à la poésie hellénistique, voir Molinos Tejada, 2005, p. 57-79. 56 Pseudo-Homère, Hymne à Déméter, v. 221-223. 57 Pirenne-Delforge, 2010, p. 687. 58 Voir infra n. 31. 59 Pirenne-Delforge, 2010, p. 695. 60 Ducaté-Paarmann, 2005, p. 35-54. 61 Ducaté-Paarmann, 2003b.

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de la nubilité. »62. Il semble que ce témoignage documentaire livre un enseignement précieux aux mortels, car, si, dans le monde des dieux, c’est la nourrice qui mène l’enfant, idéalement jusqu’à la puberté, pourquoi cette transposition ne serait-elle pas applicable dans le monde des hommes ? Dans tous les cas, il permet d’enrichir ce motif allégorique et ainsi d’approfondir le rôle de ces femmes préromaines qui entourent un nouveau-né ou un jeune enfant. Par conséquent, il est également possible que le vœu formulé au moment de l’offrande ait davantage avoir avec la constitution, l’évolution physique de l’enfant. En effet, la localisation géographique des sanctuaires invite à les voir comme des lieux où l’on pratiquait des rites de passage dans le but de franchir les différentes étapes de la vie. Ainsi, déposer des statuettes où l’enfant qui y est modelé est démailloté pourrait être le souhait que ce dernier puisse les passer, et donc grandir, en toute sécurité. D’ailleurs, si nous suivons une fois de plus les conseils de Soranos nous pouvons estimer l’âge de l’enfant représenté entre quarante et soixante jours – âge selon lequel il fallait abandonner l’emmaillotage – et entre six mois et deux ou trois ans63 – âge selon lequel l’enfant cessait d’être allaité et acquérait suffisamment de robustesse pour accéder à la motricité et à l’intelligence nécessaire à son apprentissage. Ces principes étaient-ils cependant déjà suivis des siècles plus tôt, dans l’Italie préromaine ? Même s’il est difficile de répondre à cette question, les observations mentionnées ci-dessus nous permettent toutefois d’en conclure que les fidèles qui pénétraient en ces lieux pour y déposer ces statuettes souhaitaient probablement que cette première phase éducative puisse être dépassée. L’allaitement marquait en effet un changement d’état, une transformation profonde, comme en témoigne l’étude réalisée par Jean-René Jannot sur des urnes cinéraires provenant d’Étrurie sur lesquelles avaient été taillées des mamelles et des statuettes étrusques d’animaux allaitant des humains. Il en conclut que « tout allaitement est un passage et certains rites de passage avaient, pour cette raison, recours à l’allaitement réel ou feint. »64 Dans ce cas, pourquoi ne pas voir là aussi dans ces petites effigies la symbolique de la force nourricière faisant vivre les hommes ? Du reste, les penseurs et les médecins antiques faisaient allusion à l’influence du lait sur le développement physique de l’enfant. Leurs arguments reposaient sur la théorie hippocratique selon laquelle le sang menstruel qui nourrissait le bébé in utero se transformait en lait après l’accouchement. Issu d’un sang matriciel qui a subi une coction, le lait possédait alors des propriétés analogues à celles du sperme et poursuivait la formation de l’enfant65. C’est pourquoi, les nourrissons devaient prioritairement être nourris au lait maternel, car c’est la nature elle-même qui avait prévu à ce que cette décoction soit leur première alimentation. Il était donc le plus adapté à leurs besoins nutritifs66. Il faut cependant préciser qu’en préconisant ce type d’allaitement comme mode d’alimentation idéal des tout-petits, ces auteurs reproduisaient en réalité la représentation sociale majeure à l’œuvre à leur époque en Grèce, puisqu’alors la lactation était pour les mères une règle

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Pirenne-Delforge, 2010, p. 687. Soranos, Maladies des femmes, 2, 15, 3-5. Jannot, 2001, p. 294. Aristote, Histoire des animaux, 3, 20, 521b, 21-26 ; Bodiou, 2011, p. 143. Hippocrate, De l’aliment, 33, 1 ; Aristote, Politiques, 7, 17, 1336a, 2-8. Panidis, 2017, p. 120-153, a très bien explicité les vertus de la lactation ainsi que les auteurs grecs et latins qui en ont parlées.

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qu’elles transgressaient rarement. Pour autant, elle n’était nullement une obligation légale qui s’imposait à elles, même s’il le valait mieux, car le lait devait transmettre au bébé les qualités morales et physiques de la personne qui allaitait67. De ce fait, si une femme préférait ne pas allaiter ou ne le pouvait pas, et qu’elle devait confier son enfant à une autre pour l’allaitement, il était préconisé que la nourrice ressemble à la mère, autrement dit une amie, un membre de la famille ou une personne ayant une apparence proche, afin qu’il y ait assez de traits communs entre l’enfant et ses parents68. S’il n’y avait pas de similitudes entre l’une et l’autre, il fallait tout au moins que cette personne soit « belle à voir ». En tétant une étrangère, le bébé courrait aussi le risque de s’imprégner d’une autre culture et de voir sa « noblesse » naturelle corrompue par son alimentation. Dans la Rome de l’époque impériale, les Thraces, considérées comme de bonnes nourrices en Grèce69, étaient alors très recherchées. Des médecins ayant vécu à cette même époque préconisaient également que les familles fassent appel à des Grecques pour que l’enfant apprenne la plus belle des langues70 considérée comme une compétence linguistique indispensable à tout lettré. Durant cette période, l’apprentissage commençait donc au sein, mais en avait-il toujours été ainsi ? Au cours des siècles précédents, et plus particulièrement, ceux qui nous intéressent, les Étrusques partageaient-ils ces mêmes valeurs ? Avaient-ils vraiment déposé ces statuettes de façon à dissiper leurs inquiétudes sur les traits physiques et moraux de leurs enfants et à ce qu’ils soient beaux dans tous les sens du terme ? Même s’il est difficile de répondre à ces questions, il est sage de penser que, si les Grecs et les Romains croyaient en les bienfaits du lait maternel, il n’y a pas de raison que les Étrusques n’en aient pas fait autant et que les différentes offrandes symbolisaient l’espoir qui était placé dans cet aliment. Il se peut, pour finir, que ces statuettes aient été déposées pour s’assurer qu’une parenté affective soit créée entre celle qui allaite et le nourrisson, mais aussi entre les différents frères et sœurs de lait. Durant la période romaine, il était ainsi conseillé que ce soit les mères qui allaitent, car cette première nourriture permettait de sociabiliser l’enfant en l’attachant à la celle qui lui donnait le sein. Il est donc possible que ce soit pour louer cette affinité maternelle que des hommes aient souhaité dédier les effigies71. Il est tout autant probable que les dédicants aient été des nourrices désirant que leur lait sensibilise leur sort auprès de ceux et de celles qui s’en abreuvaient. D’ailleurs, dans l’éloge qu’il fait de la femme de Caton, Plutarque précise qu’elle nourrissait les enfants de ses esclaves en plus de son fils afin que cette communauté de nourriture leur inspirât de l’affection pour ce dernier72. Somme toute, les statuettes représentant des femmes allaitant des enfants semblent avoir eu une connotation plus générale que les ex-voto anatomiques qui ont été fabriqués postérieurement. C’est sans doute la raison pour laquelle ces derniers ont davantage été l’objet d’études. Pour autant, il ne faut pas négliger l’importance de ces figurines en terre cuite et leur impact. En des temps plus archaïques, les fidèles étrusques avaient donc déjà cherché à préciser leurs vœux en s’inspirant de la petite statuaire grecque. Grâce à la

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Apud Aulu-Gelle, Nuits attiques, 12, 1, 14. Apud Oribase, Collections médicales, 15, 7. Dasen, 2010, p. 707. Apud Oribase, Collections médicales, 15, 9-20. Dasen, 2012, p. 40-59. Plutarque, Caton l’Ancien, 1, 20, 4-7.

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localisation géographique des lieux de culte dans lesquels elles avaient été découvertes, aux attributions des divinités qui y étaient honorées, mais aussi aux autres catégories de matériel auxquelles elles étaient associées, ces statuettes paraissent moins imprécises (lien avec la lactation, la croissance infantile, la communauté de nourriture…), même si, comme la plupart des offrandes, elles restent difficiles à genrer. Bibliographie G. Baggieri, Mater incanto e disincanto d’amor, Rome, MelAMi, 2000. D. Barbagli, « Salute e culto. Divinità salutari e depositi votivi », in S. Rafanelli et P. Spaziani, Etruschi : Il privilegio della bellezza, Sansepolcro, Aboca, 2011, p. 104-117. V. Bellelli, « Vei : nome, competenze e particolarità cultuali di una divinità etrusca », in V. Nizzo et L. La Rocca (dir.), Antropologia e archeologia a confronto : rappresentazioni e pratiche del sacro. Atti dell’Incontro Internzaionale di studi, Roma, Museo Nazionale Preistorico Etnografico « Luigi Pigorini », 20-21 Maggio 2011, Rome, Editorial Service System, 2012, p. 455-478. L. Bodiou, « Les singulières conversions du lait maternel à l’époque classique. Approche médicale et biologique », Pallas, 85 (2011), p. 141-151. Fr. Boitani, « Gravisca. Profilo storico-topografico », in Ann. M. Moretti Sgubini et M. Torelli, Etruschi. Le antiche metropoli del Lazio, Rome, Electa, 2008, p. 149-153. L. Bonfante, « Nursing mothers in Classical art », in A. O. Koloski-Ostrow et C. L. Lyons (éd.), Naked Truths : Women, Sexuality, and Gender in Classical Art and Archaeology, Londres, Routledge, 1997, p. 174-196. Ol. de Cazanove, « Oggetti muti ? Le iscrizioni degli ex voto anatomici nel mondo romano », in J. Bodel et M. Kajava (éd), Dediche sacre nel mondo grecoromano : diffusione, funzioni, tipologie. Institutum Romanum Finlandiae, American Academy in Rome, 19-20 aprile 2006, Rome, Institutum Romanum Finlandiae, 2009, p. 356-371. ———, « Per la datazione degli ex voto anatomici d’Italia », in T. D. Steck et G.-J. Burgers (éd.), The impact of Rome on cult places and religious practices, Londres, Institute of Classical Studies, Université de Londres, 2015, p. 29-66. ———, « Les offrandes anatomiques dans les lieux de culte du monde romain : une histoire longue, de l’Italie à la Gaule, de la République à l’Empire », Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de Semur-en-Auxois et des fouilles d’Alésia, 214 (2016a), p. 211-224. ———, « Offerte della e dall’Italia centrale. Teste e uteri di terracotta come spie delle dinamiche di diffusione », in M. Aberson et al. (éd.), L’Italia Centrale e la creazione di una Koiné culturale ? I percorsi della « Romanizazzione ». II. E pluribus unum ? L’Italie, de la diversité préromaine à l’unité augustéenne, Berne, Peter Lang SA, 2016b, p. 273-289. J. Champeaux, Fortuna. Recherches sur le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain des origines à la mort de César. I. Fortuna dans la religion archaïque, Rome, École Française de Rome, 1982. G. Colonna, « Praeneste arcaica e il mondo etrusco-italico », in AA. VV., La necropoli di Praeneste. « Periodi orientalizzante et medio repubblicano », Atti del 2e Convegno di studi archeologici (Palestrina, 21/22 Aprile 1990), Palestrina, Comune di Palestrina, 1992, p. 13-51. ———, (éd.), Il santuario di Portanaccio a Veio. I. Gli scavi di Massimo Pallottino nella zona dell’altare (1939-1940), Rome, G. Bretschneider, 2002.

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Τίτϑη χρηστή : représentations de nourrices sur les stèles funéraires attiques

Τίτϑη χρηστή, titthê chrêstê, nourrice utile : c’est ainsi qu’est honorée Paideusis, « Éducatrice », sur une stèle funéraire attique du début du ive siècle av. J.-C. (Fig. 1)1. La stèle en marbre d’une hauteur de 1,04 m, se terminant par un couronnement semi-circulaire, comporte dans sa partie supérieure un champ sculpté en bas-relief surmonté de l’inscription précitée : on y voit une femme tournée vers la droite, assise sur une chaise à dossier, les pieds posés sur un repose-pieds. Elle est vêtue d’un chiton recouvert d’un himation. Sa main droite repose sur ses cuisses, tandis que de la main gauche elle relève un pan de son himation. Ses cheveux sont courts, rendus en une masse compacte. Les détails plus fins de la figure ainsi que le décor du couronnement devaient être peints et sont à présent perdus. Ce type figuré est largement répandu sur les stèles attiques classiques à champ sculpté pour commémorer des défuntes de statut libre. Elles sont parfois accompagnées d’un membre de leur famille, dont elles serrent la main droite, ou d’autres membres de la maisonnée. Les inscriptions (nom de la défunte et parfois de l’époux ou du père) indiquent que ces petites stèles ne sont pas l’apanage des femmes citoyennes, mais peuvent aussi être érigées en mémoire de femmes étrangères. De plus, un certain nombre de ces monuments commémorent des personnes ayant eu le statut d’esclave, comme la nourrice Paideusis2. Les stèles à champ figuré sont courantes au ive siècle en Attique pour commémorer une personne moins importante du cadre familial ou pour les familles aux revenus limités, mais sur les centaines conservées, seul un très petit nombre comporte des inscriptions

1 Titthê : malgré les nombreuses études traitant des termes désignant les nourrices dans l’Antiquité grecque, il n’est toujours pas clair si ce mot désigne uniquement la nourrice allaitante ; présentation et discussion de la terminologie dans Schulze, 1995, p. 13-14 et Dasen, 2010 et dans ce volume. 2 Le statut d’esclave est indiqué ici à la fois par l’épithète utilisée, chrêstê (cf. infra n. 5) et le nom même de la défunte, qui indique sa fonction dans la maisonnée. De nombreux textes mentionnent l’habitude de renommer les esclaves lorsqu’ils sont accueillis dans la maison, cf. Wrenhaven, 2012, p. 31-33 ; Rühfel, 1988, p. 45. Patrizia Birchler Émery  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 925-933 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127479 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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mentionnant la profession exercée par le ou la défunt(e)3. Dans ce cadre limité, la fonction qui apparaît le plus souvent est celle de nourrice : vingt et une fois titthê et une fois trophos4. L’épithète qualifiant ces nourrices sur environ la moitié des stèles, chrêstê, est utilisée le plus souvent pour désigner les bons services rendus par les esclaves5. Les nourrices sont ainsi rappelées à la mémoire publique pour avoir été utiles à leurs maîtres6. En effet, les personnes à qui l’on confiait la tâche de nourrir, élever et éduquer les enfants des familles athéniennes d’époque archaïque et classique étaient des esclaves, le plus souvent des étrangers7. La nourrice, esclave de la maison, attachée à un enfant dès sa naissance et l’accompagnant jusqu’à l’âge adulte pour s’occuper ensuite de la progéniture de son protégé : le type est connu en littérature dès l’Odyssée, où on en trouve l’archétype, Euryclée. Le personnage de la vieille nourrice fidèle devient ensuite une figure presque incontournable du théâtre athénien, de la Fig. 1. Stèle en marbre pentélique, du Pirée tragédie au ve siècle, puis de la comédie (H. 1,04 m, L. 28 cm), 390 av. J.-C. Musée archéologique national d’Athènes 978. Dessin nouvelle dans la seconde moitié du ive siècle8. d’après A. Conze, Die attischen Grabreliefs, Bd 1, Mais ces nourrices font aussi partie de la Berlin, 1893, pl. 22, no 43. réalité des maisonnées attiques d’époque archaïque et classique, en tout cas dans les couches aisées de la société. Les nourrices « réelles » apparaissent à la fin du vie siècle sur des représentations de vases attiques liés au contexte funéraire : leur vêtement,



3 La mention de la profession n’apparaît jamais sur les stèles plus prestigieuses à naiskos sculptées en haut relief et est tout aussi peu fréquente sur les simples stèles à inscription, cf. Bergemann, 1997, p. 147-149 4 Pour comparaison, dans la même catégorie d’occupation, on ne compte que trois stèles dédiées à des pédagogues, Bäbler, 1998, p. 282-295. Les autres fonctions féminines mentionnées sur les stèles de la même époque sont celles de prêtresse, sage-femme médecin (un exemple), parfumeuse (un exemple). Les 21 monuments funéraires dédiés à des titthê comprennent dix stèles figurées, huit stèles non figurées (ou dont seule l’inscription est conservée), deux vases en marbre et une trapeza à relief figuré. Pour la trophos, seule l’inscription est conservée (CIA II 4109 : Pyrrhichê trophos chrêstê). Listes et références dans Kosmopoulou, 2001, p. 306-311 ; Schulze, 1995, p. 105-106 ; Bäbler, 1998, p. 282-295, Wrenhaven, 2012, p. 98, n. 27. 5 Pour l’épithète chrêstos et son utilisation sur les stèles funéraires, cf. Bäbler, 2005, p. 65-66 ; Scholl, 1996, p. 176-177 ; Wrenhaven, 2012, p. 98-100. 6 Les stèles étaient érigées dans des enclos funéraires situés le long des routes d’accès aux villes. 7 Rühfel, 1988, p. 45, p. 54, Birchler Émery, 2010, p. 753. 8 Birchler Émery, 2010, p. 752, Wrenhaven, 2012, p. 109-119.

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Fig. 2. Lécythe attique à fond blanc, de Pikrodafni (H. 36,9 cm), 460-450 av. J.-C. Berlin, Antikensammlung F 2443. Photo M. Cyron, disponible sur Wikimedia Commons (CCBY-SA 3.0) https ://commons.wikimedia.org/ wiki/File :Lekythos_by_the_Achilles_Painter_ Antikensammlung_Berlin_F_2443_(3).jpg.

leurs tatouages, leur coiffure courte les caractérisent comme des esclaves9. Il s’agit souvent de vieilles femmes10. Si l’imagerie des vases attiques du ve siècle montre parfois des nourrices dans des scènes domestiques, aux côtés de leur maîtresse et de leur progéniture (Fig. 2)11, la majorité des représentations figurées se trouve toutefois sur des monuments funéraires, dès la seconde moitié du ve et pour tout le ive siècle12. Ces monuments consistent en des stèles à relief sculpté, grandes stèles en haut relief érigées en mémoire des maîtresses de maison (Fig. 3 et 4), ou des vases en marbre et petites stèles à champ sculpté pour les femmes moins éminentes du cercle familial ou les familles modestes13. Parmi les personnages représentés sur les reliefs, on reconnaît les nourrices au fait qu’elles se tiennent debout aux côtés de la femme défunte, tenant un petit enfant dans les bras. Leur présence sert à souligner le statut social de la défunte et mettre en avant ses vertus féminines, dans ce cas spécifique la maternité. Sur ces monuments, les nourrices, tout comme les autres catégories de serviteurs représentés, ont valeur d’attribut.

9 Vêtement : chiton à manches longues ou himation à bordure crénelée, chevelure courte : Bäbler, 1998, p. 22-25 ; Wrenhaven, 2012, p. 95-96 ; tatouages typiques des femmes thraces et esclaves thraces à Athènes, Wrenhaven, 2012, p. 83-84 ; Rühfel, 1988, p. 45-47 ; Bäbler, 2005 ; scènes de funérailles, Pfisterer-Haas, 1989, p. 27-29 ; Schulze, 1995, p. 21-22. Il s’agit des funérailles de leur protégé devenu adulte, mais mort prématurément avant le mariage. 10 Les nourrices font partie des rares femmes représentées vieilles dans l’iconographie grecque des époques archaïque et classique, cf. Pfisterer-Haas, 1989, p. 16-46 ; Birchler Émery, 2010a, p. 758-760 et 2010b, p. 366-395 ; Birchler Émery, 2018. Sur les représentations funéraires où la nourrice officie comme pleureuse, les marques apparentes de son âge accentuent l’aspect dramatique de la mort prématurée et font appel à la commisération des spectateurs, ce qu’on retrouve avec la présence de vieilles nourrices sur les stèles athéniennes classiques où elles jouent le même rôle d’accompagnatrices lors des funérailles. Les nourrices représentées sur les stèles funéraires qui leur sont dédiées ne portent pas toutes des marques apparentes de vieillesse et il serait prématuré d’émettre des hypothèses sur ce fait avant d’avoir mené une étude plus large et systématique sur les représentations du grand âge en Grèce au ive siècle av. J.-C. 11 Le nombre de ces scènes est limité et la moitié de ces vases est à usage funéraire : premiers exemples de l’iconographie qui caractérise par la suite sur les stèles sculptées les femmes défuntes comme des mères. 12 Les nourrices apparaissent aussi en grand nombre sous forme de statuette en terre cuite dès le deuxième quart du ive siècle et pour toute l’époque hellénistique, à Athènes comme dans d’autres centres du monde grec. Leur usage n’a pas encore pu être déterminé de manière définitive, Pfisterer-Haas, 1989, p. 116-128 ; Schulze, 1995, p. 21-125. 13 Liste dans Schulze, 1995, p. 106-109.

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Fig. 3. Stèle en marbre, d’Athènes, (H. 80,01 cm), 425-400 av. J.-C. Londres, British Museum GR 1894.6-16.1. Photo Jastrow, disponible sur Wikimedia Commons (CC-BY) https ://commons. wikimedia.org/wiki/File :Stele_mother_ BM_2232.jpg.

Fig. 4. Stèle en marbre, d’Athènes (H. 1,07 m, L. 70 cm), 350-325 av. J.-C. Marseille, Musée d’archéologie méditerranéenne 1596. Photo R. Valette, disponible sur Wikimedia Commons (CC-BY-SA 3.0) https ://commons.wikimedia.org/wiki/File :St%C3%A8le_ fun%C3%A9raire_Attique_350-325_ap%C3%A9s_J.C..jpg.

Il est d’autant plus étonnant de les trouver commémorées en tant que nourrices sur des stèles à champ figuré et ce, pour plusieurs raisons (Fig. 1, 5, 6 et 7)14. La première est la rareté des stèles funéraires consacrées par les maîtres à leurs esclaves dans l’Athènes classique : au sein de ce corpus, ce sont les nourrices qui sont le plus représentées15. La deuxième est le mode de représentation : la typologie utilisée, une femme assise tenant un pan de son manteau devant son visage, est la même que pour les femmes libres et malgré 14 Listes des monuments funéraires dédiés à des nourrices, cf. supra n. 4. Les nourrices sont représentées le plus souvent assises sur une chaise à dossier, parfois sur un tabouret, les pieds toujours sur un repose-pied, ou à l’extrémité d’un lit de banquet où est étendu un homme. Elles peuvent être accompagnées d’une ou plusieurs figures, dans lesquelles on reconnaît le plus souvent leurs anciens protégés. Elles ne portent aucun objet évoquant leur fonction, excepté peut-être Pyraichmé, accompagnée de deux vases (Kosmopoulou, 2001, p. 287 et p. 306 ; Wrenhaven, 2012, p. 96). 15 Bergemann, 1997, p. 148 en dénombre une vingtaine, cf. aussi Bäbler, 1998, p. 22-32. Ces stèles devaient être placées dans l’enclos familial de leurs maîtres. Si ces derniers avaient l’obligation de veiller à l’ensevelissement de leurs esclaves domestiques, le peu de stèles qui leur était dédié montre que cette manière d’honorer leur mémoire restait exceptionnelle (Scholl, 1996, p. 178).

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Fig. 5. Stèle en marbre pentélique, d’Athènes (H. 1,28 m, L. 42-37 cm), 380-370 av. J.-C. Musée archéologique national d’Athènes 1021. Dessin d’après A. Conze, Die attischen Grabreliefs, Bd 1, Berlin, 1893, pl. 84, no 333.

Fig. 6. Stèle en marbre, d’Athènes (H. 41 cm, L. 23,5 cm), 350 av. J.-C. Musée archéologique national d’Athènes 2076. Dessin d’après A. Conze, Die attischen Grabreliefs, Bd 1, Berlin, 1893, pl. 53, no 166.

quelques détails (chiton à manches longues, cheveux courts) qui pourraient être interprétés comme caractéristiques de la classe servile, seule l’inscription permet de reconnaître sans ambiguïté une nourrice dans la figure représentée. Enfin, l’indication de la profession est aussi une rareté à cette époque : peu courante pour les hommes, elle frappe d’autant plus dans le cas de la commémoration d’une femme16. Les douze représentations funéraires ne sont pas toutes semblables, mêmes si les types iconographiques utilisés sont les mêmes que pour les femmes de statut libre. Quatre stèles montrent des nourrices seules, assises sur des chaises à dossier ; trois autres monuments représentent une nourrice serrant la main d’un personnage adulte, homme ou femme, en un 16 Les femmes n’avaient pas de statut politique ou civique, elles ne travaillaient que si elles étaient esclaves ou, dans le cas de citoyennes, très pauvres. L’iconographie des stèles funéraires attiques classiques de citoyens et de la majorité des métèques met en scène les rôles normés et idéaux attribués par la société aux hommes (vie publique, service militaire, gymnastique et chasse) et aux femmes des classes sociales aisées (gestion de la maisonnée et des travaux féminins dans la maison, assurer une descendance à la lignée familiale). Les stèles funéraires masculines mentionnant ou évoquant une pratique professionnelle ne sont pas très nombreuses non plus : excepté quelques exemples concernant des fonctions de prêtrise, elles sont dédiées à des métèques ou des esclaves, cf. Bergemann, 1997, p. 145-149, qui voudrait même voir dans les stèles de métèques mentionnant la profession des stèles d’affranchis. Burford, 1972, p. 214 émet l’hypothèse, dans le cas de la stèle funéraire d’un esclave – Thraix – mentionnant sa profession – fabricant de chaussures, qu’il avait le statut d’affranchi au moment de sa mort. Les stèles dédiées à des nourrices pourraient-elles aussi indiquer leur statut d’affranchies ?

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geste d’adieu, la dexiosis, largement attesté dans l’iconographie funéraire et illustrant les liens étroits existant entre les défunts et les membres de la famille dédiant la stèle ; sur deux autres reliefs, la nourrice se trouve face à des jeunes filles, une autre composition courante pour des scènes funéraires familiales ; dans un cas, la nourrice est assise à l’extrémité d’une kliné sur laquelle un homme étendu tient une coupe dans sa main, selon le type du Totenmahlrelief (relief avec banquet funéraire), répandu à l’époque hellénistique. L’attitude des nourrices ne diffère en rien de celle des femmes de statut libre. Leur coiffure, lorsqu’elle est visible, est toutefois différente : cheveux courts, ceints parfois d’un bandeau. On y a reconnu l’indication du statut servile de ces femmes, mais il est aussi possible qu’il s’agisse d’une marque d’âge avancé17. Les vêtements portés par les nourrices, chiton long et himation, sont eux identiques à ceux des autres femmes athéniennes représentées, sauf pour l’une de ces figures, Pyraichmé, que son chiton à manches longues caractérise probablement plus comme étrangère que comme esclave18. On ne peut manquer de relever une différence importante entre les représentations de nourrices défuntes et celles de femmes citoyennes : jamais les nourrices ne portent de petits enfants, alors que dans leur fonction d’attribut sur d’autres stèles, elles tiennent dans leurs bras les bébés des mères citoyennes défuntes, ou les tendent vers ces dernières19. Les nourrices honorées sur ces monuments funéraires ne sont pas toutes des esclaves : deux d’entre elles sont des métèques, des non-athéniennes, mais de statut libre, et sont mêmes honorées par une épigramme20. Quant aux autres, c’est soit l’épithète chrêstê, soit leur nom qui les caractérise comme esclaves : Pyraichme, la rousse, Paideusis, l’éducatrice21. Six d’entre elles ne portent que leur nom de fonction, titthê (Fig. 7), probablement parce que « nourrice » est le nom qui leur a été attribué lors de l’introduction dans l’oikos, la maisonnée. Au-delà de l’affection et des liens étroits unissant le maître ou la maîtresse de l’oikos à leur nourrice, et de la reconnaissance qu’ils auraient pu lui témoigner, les raisons à l’origine de ce groupe restreint de monuments funéraires restent obscures. Ces stèles auraient pu servir à caractériser des esclaves affranchis et l’inscription à les distinguer des membres de la famille ensevelis dans le même enclos funéraire22. Une autre hypothèse met en relation 17 Voir supra n. 10. 18 Voir supra n. 14 : Pyraichmé est aussi la seule de ces figures de nourrices à être caractérisée par la présence d’objets, en l’occurrence des vases liés à la consommation de vin, qui semblent faire allusion à la fête des chous, qui avait lieu le deuxième jour des Anthestéries, un festival célébrant Dionysos, et au cours duquel avait lieu un concours de boisson auquel les esclaves avaient le droit de participer. 19 Lorsque les femmes défuntes portent le bébé, cela signifie qu’il est aussi décédé. À noter que la femme représentée n’est pas toujours la mère de l’enfant : la stèle qui inaugure ce type iconographique en sculpture, dite d’Ampharété (Athènes, Musée du Céramique, inv. P695, I221), montre une grand-mère tenant son petit-fils. Seule l’inscription permet de l’identifier comme telle, puisque dans la tradition iconographique grecque classique, les femmes citoyennes ne sont en principe jamais représentées âgées. Parmi les rares catégories de femmes portant les marques de la vieillesse figurent les nourrices (voir supra n. 10). 20 Stèles de Melicha (statut controversé : pour certains, elle est esclave, pour d’autres, métèque) et Melitta : Kosmopoulou, 2001, p. 308-309 ; Bäbler, 1998, p. 284-286 ; Bielman Sánchez, 2008. La profession de nourrice est associée au statut d’étrangère, esclave ou métèque : dans le discours contre Euboulidès (Démosthène, 57, 42), Euxithéos doit prouver son statut de citoyen, mis en cause entre autres parce que sa mère était soupçonnée d’être étrangère, en raison de son activité professionnelle de nourrice (cf. infra n. 20). 21 Cf. supra, n. 2. Les noms pouvaient être inspirés par le pays d’origine des esclaves, une caractéristique physique ou une qualité morale souhaitée (Wrenhaven, 2012, p. 33-38). 22 Cf. supra n. 16. L’affranchissement, soit par rachat de sa liberté par l’esclave, soit pour services rendus, n’était pas inconnu au ive siècle, deux exemples concernent des nourrices ayant été affranchies après avoir élevé l’enfant qui leur avait été confié : Ménandre, Samienne, 22-23, Démosthène, 157, 55-59, 67-68 (Contre Euergus).

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Fig. 7. Stèle en marbre pentélique, d’Athènes (H. 95 cm, L. 40-35 cm), 350 av. J.-C. Musée archéologique national d’Athènes 1027. Photo du musée. The rights on the depicted monument belong to the Hellenic Ministry of Culture and Sports (Law 3028/2002). The monument belongs to the responsibility of the National Archaeological Museum. Hellenic Ministry of Culture and Sports/ Archaeological Resources Fund.

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l’apparition en grand nombre de femmes sur les stèles attiques dès la seconde moitié du ve siècle av. J.-C. avec des questions de légitimité de filiation et d’héritage : les enclos funéraires familiaux étaient un moyen pour les familles d’affirmer à la fois leur statut social, mais aussi leur statut politique dans le cas des représentants masculins. Les femmes pouvaient garantir, elles, le statut civique, puisque suite à la nouvelle loi édictée en 451 av. J.-C. durcissant les conditions d’accès à la citoyenneté par la naissance, il fallait avoir un père et une mère athéniens libres et unis par un mariage légitime pour être citoyen de plein droit23. Cette question de filiation semble cruciale à Athènes au ive siècle, de nombreux textes, surtout des plaidoiries, y font allusion24. Il n’est pas exclu que les nourrices commémorées sur les stèles aient aussi été vues comme des garantes de la légitimité de la filiation. Même si on trouve encore à l’époque hellénistique une production de stèles funéraires, surtout en Asie mineure, avec des nourrices-attribut représentées aux côtés de leur maîtresse, les stèles dédiées à des nourrices restent une particularité athénienne. Elles disparaissent avec la fin de la production de stèles funéraires figurées en Attique, à la fin du ive siècle av. J.-C.25 Les nourrices « réelles », figures importantes dans les familles de statut social aisé à Athènes, sont représentées presque exclusivement sur des monuments funéraires : vases funéraires dès la fin du vie siècle av. J.-C., où leur présence à côté de la dépouille accentue l’aspect tragique du décès prématuré de leur protégé, puis stèles funéraires dès la seconde moitié du ve siècle, où leur présence met en exergue à la fois le statut social de leur maîtresse et sa vertu familiale et civique de mère, enfin sur des stèles dédiées par leur maître ou maîtresse et qui les commémorent dans leur fonction de nourrice. Même s’il n’est pas toujours possible de déterminer si les nourrices représentées ont effectivement allaité leur protégé(e), le lien très fort qu’elles ont entretenu avec leurs protégés et leur famille est illustré par leur présence récurrente dans l’imagerie athénienne archaïque et classique, traduisant l’omniprésence de ces figures maternelles et protectrices, ainsi que leur rôle d’accompagnatrice à travers toutes les étapes d’une vie, de la naissance à la mort. Bibliographie B. Bäbler, Fleissige Thrakerinnen und wehrhafte Skythen : Nichtgriechischen im klassischen Athen und ihre archäologische Interlassenschaft, Stuttgart, Leipzig, Teubner, 1998 (Beiträge zur Altertumskunde 108). ———, « Fremde Frauen in Athen. Thrakische Ammen und athenische Kinder », in U. Riemer et P. Riemer (éd.), Xenophobie, Philoxenie : vom Umgang mit Fremden in der Antike, Stuttgart, F. Steiner Verlag, 2005 (Potsdamer Altertumswissenschaftliche Beiträge 7), p. 65-88.

23 Stears, 1995, p. 113-115 ; Bergemann, 1997, p. 32. 24 Discours de Démosthène : Contre Euboulidès, Contre Neera ; cf. aussi Ernoult, 2015, § 14-16. 25 Suite à une loi somptuaire édictée par Démétrios de Phalère en 317, les stèles sculptées disparaissent à Athènes au profit de monuments de facture plus simple. Elles continuent cependant d’être produites dans d’autres régions du monde grec à l’époque hellénistique et on en connaît plusieurs, surtout en Asie mineure, mettant en scène des nourrices à côté de leur maître ou maîtresse défunts (Schulze, 1995, p. 109-110).

r ep r és en tation s de n our r ic es sur les stèles funéra ires attiques

J. Bergemann, Demos und Thanatos. Untersuchungen zum Wertsystem der Polis im Spiegel der attischen Grabreliefs des 4. Jahrhunderts v. Chr. und zur Funktion der gleichzeitigen Grabbauten, Münich, Biering & Brinkmann, 1997. A. Bielman Sánchez, « L’éternité des femmes actives. Réflexions sur quelques monuments funéraires féminins de la Grèce hellénistique et impériale », in Fl. Bertholet et al. (éd.), Égypte - Grèce - Rome, Les différents visages des femmes antiques, Berne, Peter Lang, 2008, p. 166-169. P. Birchler Émery, « De la nourrice à la dame de compagnie : le cas de la trophos en Grèce antique », in V. Pache Huber et V. Dasen (éd.), Politics of Child Care in Historical Perspective. From the World of Wet Nurses to the Networks of Family Child Care Providers, Paedagogica Historica, 46/6, 2010a, p. 751-761. ———, L’iconographie de la vieillesse en Grèce archaïque : une contribution à l’étude du grand âge dans l’Antiquité, Sarrebruck, Éditions universitaires européennes, 2010b. ———, « Entre vieux sages et mendiants émaciés : la mise en images de la vieillesse en Grèce archaïque », in M. Cambron-Goulet et L. Monteils-Laeng (éd.), La Vieillesse dans l’Antiquité, entre déchéance et sagesse, Cahiers des études anciennes 55, 2018, p. 55-59. A. Burford, Künstler und Handwerker in Griechenland und Rom, Mainz am Rhein, Philipp von Zabern, 1972. V. Dasen, « Des nourrices grecques à Rome ? », in V. Pache Huber et V. Dasen (éd.), Politics of Child Care in Historical Perspective. From the World of Wet Nurses to the Networks of Family Child Care Providers, Paedagogica Historica, 46/6, 2010, p. 699-713. N. Ernoult, « Les relations filles/mères autour de la question du mariage dans l’Athènes classique », in F. Gherchanoc (éd.), Mères grecques, Cahiers « Mondes anciens » Histoire et anthropologie des mondes anciens [en ligne], 6 (2015), disponible sur . A. Kosmopoulou, « “Working women” : female professionals on Classical Attic gravestones », British School at Athens Annual, 96 (2001), p. 306-311. S. Pfisterer-Haas, Darstellung alter Frauen in der griechischen Kunst, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1989 (Europäische Hochschulschriften Série 38, Archéologie, vol. 1). H. Rühfel, « Ammen und Kinderfrauen im klassischen Athen », Antike Welt, 19 (1988), p. 45-47. A. Scholl, Die attischen Bildfeldstelen des 4. Jhs. v. Chr. Untersuchungen zu den kleinformatigen Grabreliefs im spätklassischen Athen, Berlin, Mann, 1996 (Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts. Athenische Abteilung.Beiheft 17). H. Schulze. Ammen und Pädagogen. Sklavinnen und Sklaven als Erzieher in der antiken Kunst und Gesellschaft, Mainz am Rhein, Philipp von Zabern, 1995. N. Spencer, Time, Tradition and Society in Greek Archaeology. Bridging the ‘Great Divide’, Londres/New York, Routledge, 1995. K. Stears, « Dead women’s society. Constructing female gender in Classical Athenian funerary sculpture », in N. Spencer (éd.), Time, Tradition and Society in Greek Archaeology. Bridging the ‘Great Divide’, Londres/New York, Routledge, 1995, p. 113-115. K. L Wrenhaven, Reconstructing the Slave. The Image of the Slave in Ancient Greece, Londres, Bristol Classical Press, 2012.

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Brigitte Roux

La Vierge à la bouteille

Dans la collection de sculptures médiévales des Staatliche Museen de Berlin se trouve une curieuse sculpture en bois due à Michel Erhart, réalisée vers 1480, qui représente la Vierge assise donnant le biberon à son Enfant couché sur ses genoux (Fig. 1)1. Ni le geste de nourrissage, ni l’objet le permettant ne sont d’origine. Ils résultent d’une restauration datant du xixe siècle, laquelle a profondément transformé l’œuvre en insérant des éléments inédits et incongrus dans l’iconographie médiévale de la Vierge nourrissant son Fils nouveau-né. En effet, dans la tradition chrétienne Marie allaite directement Jésus, corps à corps, afin de signifier l’Incarnation d’un Dieu fait homme, et partant de faire de la Vierge

Fig. 1. Michel Erhart, Vierge à l’Enfant, vers 1480, tilleul, 39.3 × 35.9 × 22.4 cm (Berlin, Skulpturensammlung, Staatliche Museen, inv. N° 408) © Antje Volgt-SMBSkulpturensammlung



1 Sur cette œuvre, voir les notices de catalogue : Reinhardt (éd.), 2002, no 27 et Chapuis et al. (éd.), 1999, no 12. Brigitte Roux  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 935-939 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127480 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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la mère de Dieu. Supposer que Marie ait besoin d’un biberon pour nourrir son fils, un biberon qui pourrait contenir, qui plus est, un lait qui n’est pas le sien, voire un lait animal, contredit en tous points cette position théologique forte. Il existe cependant une série d’œuvres médiévales où le lait marial est littéralement mis en bouteille, notamment dans quelques cas de Vierge-reliquaires. À titre d’exemple, l’inventaire de l’abbaye de Clairvaux, rédigé en 1405, décrit ainsi l’une de ces statuettes : « Une image en ivoire de la Vierge dans un tabernacle en cuivre doré et bien ouvragé, tenant un petit vase de cristal dans lequel se trouve son lait » »2. Ayant disparu avec le reste du trésor au moment de la Révolution française, ce reliquaire associait différents matériaux qui témoignent de la richesse de l’ensemble. L’utilisation du cristal comme contenant de cette relique est significative. En effet, dans la conception médiévale, héritée de l’Antiquité, le cristal est considéré comme étant de l’eau congelée et pétrifiée au cours d’un long processus naturel. Dès lors, son association avec des reliques fluides comme le lait paraît particulièrement approprié, même s’il ne leur est pas pour autant exclusivement réservé. En outre, ce matériau, tout comme le verre, est très apprécié en raison de sa limpidité, de sa transparence et de sa clarté, si bien qu’il sera de plus en plus couramment utilisé à partir du xiiie siècle, au moment où s’affirme durablement un mode d’exposition « directe » des reliques3. Il existe enfin un lien métaphorique fort entre le cristal, et par extension le verre4, et la Vierge qui pourrait justifier à lui seul l’emploi de ce matériau dans les reliquaires mariaux. En effet tout comme celui-ci est capable d’absorber la lumière sans endommager ses rayons, Marie a rendu possible l’Incarnation en restant vierge. À travers cette association métaphorique s’affirme la valeur iconologique du cristal, sans parler de sa forte valeur intrinsèque dans la hiérarchie des matériaux, à l’égal de l’or et des pierres précieuses. Il convient encore de mentionner une dernière vertu qui est lui attribuée dans les lapidaires médiévaux tel celui de Marbode de Rennes (1040-1123) : « En poudre, dans du miel, prend-le [le cristal], bonne nourrice,/ De la douce liqueur pour que ton sein s’emplisse »5. L’idée que l’ingestion de cette poudre profiterait à la lactation se retrouve dans les lapidaires postérieurs d’Albert le Grand, d’Arnold de Saxe ou de Cecco d’Ascoli6. Étant donné cette acception, l’utilisation du cristal pour contenir le lait de la Vierge ne manque pas de pertinence en ce qu’il partage avec lui l’une de ses vertus prophylactiques et demande la même utilisation. En effet, l’un des plus anciens témoignages sur la grotte du lait de la Vierge à Bethléem, lieu de l’invention de cette relique mariale, celui du franciscain Fra Filippo Busserio (1260-1340) ne décrit pas autre chose : « Selon ce qui a été dit, si, pour

2 Lalore, 1875, inventaire de 1405, no 57, p. 100 : « Ymago beate Marie eburnea, in tabernaculo cupreo deaurato et bene operato, tenens vasculum cristallinum in quo est de suo lacte ». L’entrée d’inventaire de 1741, base de l’édition de Lalore, reprend en français les mêmes informations que celles de 1405 : « Une image d’yvoire de la Vierge, portant le petit Jésus de la gauche, tenant de la droite un petit vase de cristal dans lequel on tient y avoir de son lait. Cette image est dans une exposition de cuivre doré très ouvragée » (no 112). 3 Cette idée très présente dans la littérature scientifique de ces dernières années mériterait certainement à être nuancée, ce que ce court article ne permet pas de faire. 4 Voir en dernier lieu Lagabrielle (éd.), 2017, p. 13. 5 Marbode de Rennes, Liber lapidum / Le lapidaire, tr. S. Ropartz, Rennes, Verdier, 1873, ch. 41 : « Hunc etiam quidam tritum cum melle propinant / Matribus infantes quibus assignantur alendi, / Quo potu credunt replerier ubera lacte. » 6 Gerevini, 2014, p. 94.

la vierg e à la bouteille

quelques raisons, une femme perd son lait, elle met un peu de cette terre dans un verre d’eau, le boit et retrouve immédiatement son lait7. » Il se dessine ainsi une correspondance parfaite entre le contenant et le contenu, entre le cristal et le lait. Le cas de la statuette de Clairvaux n’est pas unique à en croire le Théâtre des Antiquités de Paris (1639) du bénédictin Jacques de Breul qui rapporte qu’en 1353 la reine Jeanne de Bourgogne offrit aux carmes de Paris une Vierge à l’Enfant en argent « tenant d’une main un petit vase de cristal, contenant du laict de ladite glorieuse Vierge, & de l’autre main, un autre vase de crystal, où il y a des cheveux du précieux chef de notre seigneur Jésus-Christ8 ». De même, d’après Michel Germain (1675), il se trouve à Notre-Dame de Soissons « une figure d’argent doré de la sainte Vierge, qui tient une petite fiole pleine de son précieux lait9 ». S’il existe d’autres attestations documentaires citant des Fig. 2. Maître Henri et frères Gofkens (attr.), Vierge-reliquaire, vers 1400, argent doré, gravé fioles isolées ayant dû contenir cette relique et ciselé, 36 cm (Tongres, TESEUM) © KIK-IRPA, mariale10, il ne subsiste à notre connaissance Bruxelles qu’un seul reliquaire combinant la figure de la Vierge et une bouteille de son lait. Il s’agit d’une œuvre destinée à la collégiale Notre-Dame de Tongres, exécutée vers 1400 par un certain Maître Henri, assisté par des orfèvres locaux, les frères Gofkens11 (Fig. 2). Haute de 36 centimètres, la Vierge, réalisée en argent repoussé, doré et ciselé, se tient debout sur un socle polygonal, qui a été ajouté à une date postérieure. Couronnée, elle est vêtue d’un long manteau doré dont la bordure porte une inscription gravée invitant à la prière, qui rappelle son rôle majeur en tant qu’intercesseur auprès de Dieu12. Elle porte son fils sur son bras gauche et, de la main droite, un récipient en verre surdimensionné contenant, inséré entre deux couches de bourre blanche, son lait emballé dans un tissu rouge, identifié par une authentique : « [de] lacte beatae mariae », soit « le lait de la sainte Vierge »13. La

7 «  Affertur eciam qui similiter perdidit lac ex aliqua causa et mitta pars de terra illa cyatum aque et bibat quod statim lac revertitur », Itinera Hierosolymitana crucesignatorum (saec. XII-XIII), vol. IV – tempore regni latini extremo (1245-1291), éd. S. De Sandoli, Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1984, p. 238 (ch. XLI). 8 J. Du Breul, Le théâtre des antiquitez de Paris, Paris, Société des Imprimeurs, 1639, p. 431. 9 M. Germain, Histoire de l’abbaye royale de Notre-Dame de Soissons, Paris, éd. Jean-Baptiste Coignard, 1675, p. 400. 10 Par exemple au trésor de la cathédrale d’Halberstadt, à l’abbaye Sainte-Croix de Poitiers. 11 D. Lüdke 1983, vol. 2, no 120-133 ; Laat gotische beeldhouwkunst 1994, no 69 ; P. Colman, 2009, p. 13-27. 12 La banderole indique « sancta dei genitrix ora pro nobis ». 13 Une deuxième relique, non identifiée, devait être logée dans la statuette elle-même comme le signale la petite porte percée dans son dos.

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Fig. 3. Robert Campin (suiveur), Vierge à l’écran d’osier, vers 1440, 63.4 × 48.5 cm (Londres, National Gallery, inv. NG 2609) © National Gallery, London

transparence du contenant ne dévoile de fait pas la relique nue : enveloppée et étiquetée, celle-ci demeure à distance du regard dévot. La statuette reliquaire de Tongres fonctionne comme une Vierge d’ostension : elle offre à la contemplation et à la dévotion son Fils, mais aussi son lait. La formulation est

la vierg e à la bouteille

originale, car elle éloigne le lait du corps maternel, et subsidiairement de celui de son fils. Il est tentant de rapprocher cet exemple de certaines représentations picturales de Madonna lactans, à l’instar de la Vierge à l’écran d’osier d’un suiveur de Robert Campin (Fig. 3) où le sein maternel gorgé de lait est dirigé non plus vers l’enfant, mais vers le fidèle. Mère nourricière de Jésus, la Vierge devient par ces effets de détournement dans la peinture ou d’éloignement dans la statuette, la mère de l’humanité tout entière, partageant son lait entre son fils et les hommes. La bouteille de lait dans la Vierge-reliquaire de Tongres, si elle évoque le rapport nourricier originel entre Marie et Jésus – ce que la restauration fautive de la statuette de Michel Erhart suggérait également – n’a aucune connotation narrative ; elle n’est que le contenant et le support de la relique offerte à la dévotion des fidèles. Bibliographie P. Colman, «’En Liège’ vers 1400 : l’orfèvre Henri de Cologne, Hubert van Eyck et Claus Sluter », in P. Colman, Jan van Eyck et Jean sans Pitié, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2009, p. 9-52. J. Chapuis et al. (éd.), Tilman Riemenschneider. Master Sculptor of the Late Middle Ages, catalogue d’exposition, Washington, National Gallery, 1999. St. Gerevini, « Christus crystallus. Rock crystal, theology and materiality in the medieval West », in J. Robinson et al. (éd.), Matter of Faith, Londres, The British Museum, 2014, p. 92-99. Laat gotische beeldhouwkunst : in de bourgondische Nederlanden, catalogue d’exposition, Gand, Ludion, 1994. S. Lagabrielle (éd.), Le Verre. Un Moyen Âge inventif, Paris, Réunion des musées nationaux, 2017. Ch. Lalore (Abbé), Le trésor de Clairvaux du xiie au xviiie siècle, Troyes, Brunard, 1875. D. Lüdke, Die Statuetten der gotischen Goldschmiede. Studien zu den « autonomen » und vollrunden Bildwerken der Goldschmiedeplastik und den Statuetten-reliquiaren in Europa zwischen 1230 und 1530, Munich, Tuduv, 1983. B. Reinhardt (éd.), Michel Erhart & Jörg Styrlin d. Ältere : Spätgotik in Ulm, catalogue d’exposition, Stuttgart, Thesis, 2002.

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Francesca Arena

Les marchés de lait de femme à l’époque moderne

Les pratiques autour de l’usage des nourrices sont désormais bien connues, ainsi que l’investissement des médecins dans la construction d’un modèle théorique de la nourrice parfaite1. Le corps de la nourrice est traité dans les textes de médecine, depuis l’Antiquité, comme un objet à exploiter, au regard de ses caractéristiques physiques (âge, taille, couleur de cheveux et de peau, mesures de la poitrine, entre autres), mais aussi de ses qualités morales. Les habitudes, le caractère, la sexualité des femmes sont dès lors passés en revue pour établir la pertinence de les employer comme nourrices. Le problème étant, encore durant toute la période moderne, que la nourrice pourrait transmettre, via son lait, ses vices moraux, ses inclinations et ses maladies. Le lait de femme, assimilé aux humeurs, est en effet un liquide considéré comme extrêmement puissant qui pourrait être corrompu, devenant alors toxique. C’est seulement à partir de la deuxième moitié du xviiie siècle que la médecine commence à s’intéresser activement aux liens de proximité affectifs entre la mère et le nouveau-né, déplaçant ainsi l’attention de l’organique au moral. Avant ce tournant, les textes de médecine se consacrent donc aux critères pour choisir une bonne nourrice, soulevant parfois des querelles scientifiques sur la pertinence de certains attributs du lait : ainsi par exemple la question de la sexualité de la nourrice voit se confronter deux positions différentes. Pour l’une, elle doit s’abstenir des relations sexuelles car la semence masculine pourrait gâter le lait2, pour l’autre, la frustration amoureuse de la nourrice pourrait être à l’origine de bien plus de dérangements du lait3. D’autres convictions font moins l’objet de querelles, mais perdurent dans le temps. Ainsi on peut encore lire en 1835, dans une



1 Pour un regard neuf sur la question voir : Romanet, 2013 ; Koutsoukos, 2009 ; McCarthy, 2019 ; Plumauzille, Rossigneux-Méheust, 2019 ; Plumauzille, 2020. 2 Beauvalet, 2010. 3 C’est par exemple la position du médecin Bernardo Ramazzini, qui dresse le premier texte sur les maladies professionnelles, dont celles de nourrices : B. Ramazzini, « Des maladies des nourrices », in Id., Traité des maladies des artisans. Traité de la maladie muqueuse. Mémoire de l’angine de poitrine, Paris, A. Delahays, 1855, p. 77 (Traduction française de De morbis arti cum diatriba, Mutinae, typ. A. Capponi, 1700.), cité par Arena, 2020 p. 27. Francesca Arena  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 941-945 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127481 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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thèse de médecine, qu’une femme aux cheveux roux ne pourra jamais faire le métier de nourrice : On doit repousser les femmes à cheveux roux marquées d’éphélides et celles dont la finesse et l’extrême blancheur de la peau sont relevées par l’ébène des cheveux, ces caractères sont dans la plupart des cas des indices d’un tempérament lymphatique exagéré. Les premières de plus exhalent une odeur qui serait repoussante pour l’enfant4. Au delà des prescriptions médicales de longue durée, le métier de nourrice est encadré par une réglementation de plus en plus précise, qui nous laisse percevoir l’existence d’un véritable marché informel du lait de femme, que l’on essaye toutefois de régulariser5. Les mesures de contrôle progressivement mises en place en France à partir du xvie siècle illustrent l’extension et la prospérité de ce marché, nourri par une série de professions intermédiaires : notamment les meneuses d’enfant6 et les « recommanderesses ». Ces dernières semblent prendre de plus en plus d’importance, devenant des figures clés dans la médiation entre l’état et les nourrices. Dans une mesure de la police de Paris de 1571, on dit à propos du salaire des recommanderesses : Les recommanderesses qui ont accoutumé à louer chambrières, & les nourrices, auront pour commander ou louer une chambrière dix-huit deniers tant seulement, & d’une nourrice deux sols tant d’une partie comme d’autre : & ne les pourront louer ne commander qu’une fois l’an : & qui plus en donnera ou en prendra, il l’amendera de dix sols & la recommanderesse qui deux fois en un an louera chambrière ou nourrice, sera punie par prise de corps au pilori7. En 1615, Louis xiii, par des lettres patentes registrées au Parlement, défend à toute personne autre qu’une recommanderesse de s’immiscer dans ce commerce8. Progressivement, par une série d’arrêts et d’ordonnances du roi, les autorités cherchent à régulariser ces métiers de manière à en prendre le contrôle et instaurent à Paris des bureaux des recommanderesses : On appelle recommanderesses, des femmes proposées par M. le Lieutenant de Police à Paris, pour tenir des bureaux, dans lesquels on va chercher des nourrices pour les enfants. Ces recommanderesses doivent être veuves ou mariées, ou filles âgées au moins de quarante ans9. 4 L.-J. Labrevoit, Du choix d’une nourrice, Paris, Didot le Jeune, 1835, p. 7. 5 Voir Sussman, 1982. 6 Dans les textes, on parle d’abord uniquement de « meneuses », ensuite de « meneuses et meneurs » et au xviiie siècle notamment de « meneurs », laissant entendre que cette profession se masculine progressivement. 7 (sic) dans le texte : Les édits et ordonnances des roys de France depuis l’An 1226 jusque à présent, Lyon, À la Salemendre, 1771, p. 1072. 8 « Nourrice » dans, Jurisprudence : dédiée et présentée à Monseigneur Hue de Miromesnil, Garde des Sceaux de France […], volumes 10 à 12, Paris, chez Panckoucke, 1782, p. 593. 9 Voir notamment : « Déclaration du Roi, portant règlement pour les recommanderesses & les nourrices, donné à Versailles le 29 janvier 1715 » ; Déclaration du Roi, portant règlement pour les recommanderesses & les nourrices, donné à Versailles le premier mars 1725 » ; « édit du Roi concernant les recommanderesses de la ville de Paris, donné à Versailles au mois juillet 1729 », in Dictionnaire universel, dogmatique, canonique, historique, géographiques et chronologique des sciences ecclésiastiques […] par les RR. PP. Richard & Giraud, Tome sixième, Paris, chez Jombert, 1765, p. 661-662.

les marchés de lait de femme à l’époque moderne

Les mesures visent notamment les aubergistes qui assurent pour toute la période précédente ce commerce. Par un arrêt de la cour de parlement de Paris de 1705, on interdit à « tous Aubergistes & autres personnes de loger e (sic) retirer aucunes Nourrices, Meneurs e Meneuses ; lesquelles sont obligées d’aller loger aux Bureaux des Recommandaresses de cette Ville de Paris10 ». Dans le même temps, on ordonne aussi la tenue d’une documentation : Chaque recommanderesse doit tenir un registre paraphé, (par M. le Lieutenant de Police) dans lequel doivent être inscrits, article par article, le nom, l’âge, le pays & la paroisse où demeure la nourrice, la profession de son mari, l’âge de l’enfant dont elle est accouché, & s’il est vivant ou mort11. Dans l’organisation de ce dispositif, on va pouvoir compter aussi sur les paroisses qui vont prendre en charge le recueil des données et de la moralité de la nourrice : « les nourrices représenteront un certificat de leur Curé contenant leurs noms, leur âge, leur résidence, leur qualité, leurs mœurs, leur religion, etc.12 ». D’autres dispositions vont assurer une chaîne d’informations qui vont relier tous les acteurs de ce marché, y compris les parents : Les Recommandaresses fourniraient aux pères & mères un certificat de l’enregistrement de celui du Curé que les Nourrices leur auraient donné de mettre les pères & mères en état de connaître les Nourrices auxquelles ils auraient confié leurs enfans13. C’est ainsi qu’au cours du xviiie siècle les « Bureaux de nourrices » deviennent des véritables institutions et se multiplient un peu partout en France : Versailles, Saint-Germainen-Laye, Lyon. À Paris, on centralise et on passe de quatre bureaux à un. Des textes sont ainsi établis, « pour servir de modèle à de pareils Établissements projettés dans plusieurs grandes Villes & de guide aux personnes qui veulent confier leurs enfans aux Nourrices de ce Bureau14 ». Dans ce bureau : (Les nourrices) ont été toutes rassemblées dans le jour en une salle appelée la salle de la location (sic), assez grande pour y contenir quelquefois jusqu’à cent Nourrices, parmi lesquelles les Bourgeois ont le droit de choisir celles qui leur conviennent le plus, soit par rapport à leur distance de Paris soit par rapport à leurs avantages personnels15. Les règlements qui les gouvernent sont de plus en plus précis : l’obligation de la tenue des registres, mais aussi le suivi des nourrices par un médecin. À partir d’un contrôle exclusivement administratif et policier, les bureaux des nourrices deviennent ainsi des dispositifs sanitaires : « Deux Médecins préposés par le Magistrat, sont attachés conjointement à ce Bureau, où ils se rendent tous les jours, pour juger des qualités physiques des

10 Du 29 juin 1705, in Abbé Dinouart, Abrégé de l’embryologie sacrée, ou traité des devoirs des prêtres, des médecins, des chirurgiens … envers les enfants qui sont dans le sein de leur mère, seconde édition, Paris, chez Nyon, 1774, p. 521. 11 Dictionnaire universel […] des sciences ecclésiastiques, op. cit. p. 662. 12 Ibid. 13 Dans la « Déclaration du premier Mars 1727 registrée en la Cour le 19 du même mois », in Dictionnaire universel de police, contenant l’origine et les progrès de cette partie importante de l’administration civile en France ; les loix, reglemens […] Par M. Des Essarts, Tome cinquième, 1788, Paris, chez Moutard, p. 52. 14 J. Gardane, Détail de la nouvelle direction du Bureau des Nourrices de Paris […], Paris, Ruault, 1775, Frontispice. 15 Ibid., p. xviii, xix.

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Nourrices & du bon ou mauvais état des enfans qu’elles rapportent, lorsque les pères & mères l’exigent16 ». La tâche est importante, car des procès ont été intentés contre les nourrices pour la transmission de la « maladie vénérienne », mais aussi l’inverse : des nourrissons qui ont transmis une maladie à leur nourrice. Le médecin légiste est ainsi appelé à juger ex post dans les procès, mais aussi en première ligne lors des visites quotidiennes : Tous les jours depuis onze heures du matin jusqu’à midi, le Médecin se rend au Bureau de la Recommandaresse, dans un endroit qui lui est spécialement réservé. Les Nourrices arrivées à ce Bureau lui sont amenées l’une après l’autre par le Meneur, ou par une sous Recommandaresse, pour être visitées. Après avoir pris & visé leur certificat il procède aussitôt à la dégustation du lait, qu’il atteste au verso de ce même certificat l’avoir trouvé bon ou mauvais ; par ces mots : goûté & approuvé ou goûte & refusé le lait de ladite Nourrice (sic)17. Les conséquences de cette mobilisation étatique sont importantes : arguant vouloir régulariser un marché de la misère qui enfreindrait les lois naturelles de l’allaitement maternel et qui serait la première cause de la mortalité infantile, on construit le premier système biopolitique autour des nourrices. D’autres figures professionnelles, masculines, se voient reconnues pour assurer le bon fonctionnement de ce florissant marché : les meneurs. En effet recruteurs de Nourrices dans les campagnes sans eux on en manquerait dans Paris : contrôleurs de la conduite des Nourrices, ils veillent également sur les nourrissons, commissionnaires des pères & mères, c’est par eux qu’ils subviennent aux besoins de leurs enfans ; collecteurs enfin & distributeurs des mois de nourriture, ils sont les canaux de la circulation d’une partie de l’argent de Paris qui se répand dans les Campagnes à 50 lieues de ses alentours, & fait une ressource pour plus de 12000 ménages18. La multiplication des mesures concernant le Bureau de recommanderesses sous l’Ancien Régime, ainsi que sa transformation au xixe siècle dans le Bureau de Nourrice, laisse entendre que le marché informel autour du lait de femme persiste pour une très longue période. Cela prouverait d’un côté la force des stratégies sociales de résistance, de l’autre la capacité des femmes à s’organiser afin d’assurer leur survie dans la double tâche du travail productif et reproductif, et cela malgré une moralisation de plus en plus forte autour de l’allaitement. Bibliographie Fr. Arena, Troubles dans la maternité, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2020. Sc. Beauvalet, La sexualité à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, 2010.

16 Ibid., p. xix-xx. 17 Ibid., note « a », p. xxi. 18 Ibid., p. xxv-xvi.

les marchés de lait de femme à l’époque moderne

S. S. Machado Koutsoukos, «’Amas mercenárias’ : o discurso dos doutores em medicina e os retratos de amas – Brasil, segunda metade do século XIX », História, Ciências, SaúdeManguinhos, [online], 2009, vol. 16, n. 2, p. 305-324. C. McCarthy, « La valeur du travail de care : les nourrices à l’hôpital marseillais du SaintEsprit (1306-1457) », Clio. Femme, Genre, Histoire, no 49 (2019), p. 43-68. Cl. Plumauzille, M. Rossigneux-Méheust, « Le care, une “voix différente” pour l’histoire du genre », Clio. Femmes, Genre, Histoire [Online], 49 (2019), p. 7-22. ———, « L’allaitement nourricier des petits Parisiens : naissance d’un service public au xviiie siècle », 2020. https ://www.researchgate.net/publication/342987075_L’allaitement_nourricier_des_petits_ Parisiens_naissance_d’un_service_public_au_xviiie_siecle Emm. Romanet, « La mise en nourrice, une pratique répandue en France au xixe siècle », Transtext(e)s Transcultures [Online], 8 | 2013 13, Online since 02 December 2013, connection on 05 February 2020. URL : http://journals.openedition.org/transtexts/497 ; DOI : https ://doi.org/10.4000/transtexts.497. G. D. Sussman, Selling Mother’s Milk : The Wet-Nursing Business in France, 1715-1914, Chicago ; Urbana ; Londres, University of Illinois Press, 1982.

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Nadi n e A msler

Allaiter des princes : les carrières volatiles des nourrices à la cour de Vienne vers 1700

Ces dernières années, les historiens et historiennes ont porté un intérêt croissant à des acteurs qui furent souvent négligés dans l’historiographie classique de la cour, concentrée sur la vie des princes et des ministres. Des études sur des valets de chambre, des jardiniers ou même des « nains de cour », et notamment des recherches sur les diverses fonctions formelles et informelles des femmes nobles ou non-nobles auprès des centres dynastiques de l’époque moderne ont élargi notre vision du fonctionnement de la société et même de la politique sous l’Ancien Régime. Cependant nous ne savons que très peu sur les nourrices qui servirent les familles princières de l’Europe du xvie au xviiie siècle1. Cette lacune est étonnante étant donné le rôle important de l’allaitement dans le système de la reproduction dynastique duquel la continuité des monarchies héréditaires dépendait2. Qui étaient les femmes qui allaitaient les princes ? Comment furent-elles choisies pour leur service et quelle était leur rémunération ? Cette contribution tente de clarifier ces questions pour le cas de la cour impériale des Habsbourg autrichiens à Vienne vers 1700. Les nourrices des archiducs et archiduchesses de la maison d’Autriche étaient intégrées dans l’organisation de la chambre des enfants (Kindskammer) de la cour impériale. Une telle chambre, établie dès la première naissance d’un couple princier, réunissait les personnes au service des nouveau-nés avec différents domaines de compétence. En l’absence des parents, c’est-à-dire pendant la plupart du temps, la gouvernante (Aja) présidait la chambre des enfants. Celle-ci était d’habitude une dame de haute naissance qui profitait de la confiance personnelle des souverains. Elle dirigeait l’éducation des jeunes enfants pendant les premières années de vie et donnait les instructions aux domestiques de la chambre des enfants, mais son autorité était toutefois limitée dans un domaine important : la santé. C’étaient les médecins, hommes de formation académique, qui surveillaient le bien-être corporel des enfants et donnaient des instructions à cet égard. À ces deux autorités, la



1 Quelques articles récents ont discuté de l’emploi des nourrices auprès de certaines cours européennes. Pour le cas de la cour de France, voir Mormiche, 2018 ; pour la cour des Habsbourg espagnols, voir Gebke, 2016. Cependant, des lacunes dans la recherche persistent encore pour une interprétation comparative ainsi que pour des études de cas sur les cours du Saint-Empire germanique, pour lequel nous nous intéresserons. 2 Pour une analyse comparative de différents systèmes de reproduction dynastique, voir Duindam, 2016, p. 87-155. Nadine Amsler  •  Université de Fribourg Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 947-951 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127482 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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gouvernante et les médecins, était subordonnée la nourrice. Ses actions étaient strictement réglées et l’objet d’une surveillance rigoureuse3. Étant donné la mortalité infantile élevée à l’époque, même au sein de l’élite, le but principal de la chambre des enfants était le maintien en bonne santé des jeunes archiducs et archiduchesses pendant leurs premières années de vie. Comme nous l’avons brièvement évoqué, la prospérité de la dynastie dépendait d’un nombre suffisant d’enfants légitimes qui représentaient non-seulement les princes régnants futurs, mais aussi un « capital dynastique4 » important pour créer des alliances avec d’autres maisons royales. Mais du point de vue du personnel de la chambre, ce capital dynastique représentait surtout un capital social potentiel d’une valeur considérable qu’il fallait conserver pour son propre intérêt. Comme Norbert Elias l’a souligné, la vie à la cour était marquée par la compétition et par une pression permanente, afin de s’assurer des chances de statut et de prestige5. Grâce à la relation de proximité avec la famille impériale, une charge dans la chambre d’un futur empereur ou d’une future reine auprès d’une autre cour européenne pouvait donner accès à des ressources symboliques et économiques considérables (titres, pensions, autres charges) dans ce jeu de pouvoir permanent. Mais dans quelle mesure les nourrices participaient-elles aussi à ce jeu permanent de pouvoir et d’acquisition des ressources ? Une source conservée dans les archives viennoises nous permet de fournir quelques réponses préliminaires à cette question et de reconstruire de façon plus approfondie la charge et les carrières des nourrices de la maison d’Autriche. Il s’agit d’un dossier qui réunit 21 lettres de sortie des nourrices de trois enfants impériaux datant des années 1699-17056. C’est ce dossier, intitulé « congédiement des nourrices » (Abförttigung der Seug = Amblen), que nous analyserons plus en détail par la suite. Les parents princiers des enfants en question étaient Wilhelmine Amélie de BrunswickLunebourg (1673-1742) et Joseph Ier de Habsbourg (1678-1711), roi élu des Romains depuis 1690 et futur empereur (r. 1705-1711)7. En seulement 22 mois, Wilhelmine Amélie donna naissance à Marie Josépha, née en décembre 1699, à Léopold Joseph, qui suivit en octobre 1700, et à Marie Amélie, qui vit le jour en octobre 1701. Seulement les deux sœurs vivront jusqu’à l’âge adulte. Léopold Joseph, le deuxième dans la succession au trône des territoires héréditaires des Habsbourg après son père, mourut en août 1701, à l’âge de neuf mois. En rétrospective, sa mort, en combinaison avec l’absence d’autres naissances du couple impérial et le manque de cousins, marqua une étape décisive sur le chemin vers l’extinction de la dynastie des Habsbourg, qui adviendra en 1740. Comme tous les enfants de la dynastie des Habsbourg autrichiens (et ceux des autres dynasties puissantes de l’Europe moderne), les trois enfants de Joseph et Wilhelmine



3 Sur la chambre des enfants des Habsbourg, voir Weiss, 2008, p. 52-57. Voir aussi Kägler, 2011, p. 321-324, pour une analyse originale de la chambre des enfants de la dynastie des Wittelsbach. 4 Voir Stollberg-Rilinger, 2017, p. 461. 5 Elias, 1985, p. 82. Des recherches plus récentes comme Opitz, 2005 ont révisé des aspects de l’œuvre d’Elias. Ses idées fondamentales restent cependant importantes pour la recherche historique sur la cour. 6 Voir le dossier Der kay. jungen Herrschaften Hofstatts-Bediente, item Abförttigung der Seug = Amblen, AT-OeStA, HHStA, OMeA SR 189 (documentation sur les nourrices sans pagination). Le dossier se trouve en annexe d’une liste des officiers (Hofstaatsverzeichnis) des enfants de Wilhelmine Amélie de Brunswick-Lunebourg. 7 Leitgeb, 1984 est la seule étude qui existe sur Wilhelmine Amélie. Elle évoque la naissance des trois enfants de la reine de Rome (p. 131-141), sans pourtant mentionner les nourrices.

Alla iter des princes

Amélie furent allaités par des nourrices dès leur naissance. Ils n’eurent pas seulement une nourrice de corps (Säug-Amme), mais aussi des nourrices retenues (Wart-Ammen), prêtes à allaiter l’enfant aussitôt qu’une nourrice de corps ne pouvait plus remplir sa fonction. En contraste avec les enfants de France qui disposaient de plusieurs nourrices retenues, seulement une nourrice retenue à la fois recevait le paiement de la cour de Vienne.8 Des trois enfants impériaux, seulement la sœur cadette fut allaitée par une seule nourrice pendant 13 mois. L’ainée fut nourrie par deux nourrices ; elle fut sevrée à 14 mois. L’héritier du trône, Léopold Joseph, connut trois nourrices pendant les neuf mois de sa courte vie9. Marie Catherine Heretmiller, sa troisième et dernière nourrice, l’allaita pendant dix semaines. Le « congédiement des nourrices » ne nous renseigne pas sur les mécanismes de sélection des nourrices10. Pourtant, huit des 21 lettres dans le dossier indiquent le métier dans lequel les maris des nourrices étaient actifs. Cela nous permet de reconstruire les cercles sociaux dans lesquels ces femmes étaient sélectionnées. Marie Catherine Heretmiller, par exemple, était la femme d’un comptable du Commissariat de Guerre (Kriegskommissariatsbuchhalter). Elle appartenait donc à un groupe de nourrices dont les maris avaient des charges dans la basse bureaucratie (comptable, copiste, enregistreur). D’autres nourrices étaient mariées avec des hommes pratiquant des métiers manuels (perruquier, plombier, tailleur) ou des métiers de service (portier, dresseur de la table). Nous pouvons en conclure que les nourrices au service de la maison d’Autriche étaient choisies de préférence dans des familles qui exerçaient des métiers modestes à la cour11. La raison de cet usage est facile à deviner : la présence à la cour permettait une présélection des femmes et facilitait l’examen d’aptitude des nourrices potentielles. Qu’est-ce que cela signifiait pour des femmes issues de telles familles d’allaiter les archiducs et archiduchesses habsbourgeois, le principal « capital de la dynastie » ? À première vue, l’analyse des salaires montre que les nourrices bénéficiaient d’une rémunération considérable. La nourrice de corps recevait un salaire annuel de 1000 fl., ce qui est à peu près égal au salaire annuel de la gouvernante des enfants princiers12. Le salaire des nourrices retenues s’élevait à 300 fl. et est donc comparable à celui des dames d’honneur, jeunes dames non-mariées des familles de la haute noblesse13. Différentes sources attestent aussi d’autres sources de revenu (cadeaux, pensions, privilèges) : des lettres écrites par d’anciennes nourrices pour demander à la cour le paiement de leur pension, un emploi à la cour, ou l’anoblissement d’un fils indiquent que de telles ressources jouaient



8 Les nourrices retenues à la cour de France sont étudiées par Mormiche, 2018, p. 49. 9 La durée de l’allaitement à la cour de la maison d’Autriche (13-14 mois) était plus longue que celle pratiquée dans d’autres cours allemandes. Selon Freyer, 2013, p. 270, la durée d’allaitement n’était que de 10 mois à la cour de Weimar. 10 Nous savons pourtant qu’au xviiie siècle, ce sont les médecins de la cour qui choisissent les nourrices : voir Stollberg-Rilinger, 2017, p. 314. 11 L’usage de choisir les nourrices auprès du personnel de la cour est aussi documenté pour la cour des margraves de Baden-Durlach (voir Kollbach, 2009, p. 154-155) et la cour de France (voir Mormiche, 2018, p. 146-148). Le processus de sélection de la cour des Habsbourg espagnols diffère de ce modèle : ici, des médecins de la cour parcourent les régions rurales autour de la capitale pour trouver des nourrices paysannes (voir Santamaria, 1995). 12 Pour les salaires des gouvernantes, voir Keller, 2005, p. 157-165. 13 On ne doit cependant pas oublier que la durée de l’emploi était restreinte. Alors qu’une gouvernante peut, en principe, rester dans sa charge pour plusieurs années, la durée maximale de l’emploi des nourrices était à peine plus qu’un an.

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un rôle décisif14. Ces lettres, souvent écrites des décennies après le service, témoignent des liens constants entre les anciennes nourrices et les enfants princiers devenus adultes – des liens basés sur une conception de la parenté par le lait. De plus, les femmes qui allaitaient les héritiers du trône profitaient d’une intégration à long terme dans la société de cour. Au moment où un futur empereur atteignait la majorité et célébrait son mariage, son ancienne nourrice entrait habituellement dans la chambre de la future impératrice comme première femme de chambre. Cette charge lui donnait un accès permanent aux différentes ressources de la cour15. Cependant, il n’était pas facile pour les nourrices d’établir ces liens. Le grand souci des médecins et de la gouvernante concernant la santé des nourrissons princiers augmentait la probabilité d’un remplacement prématuré des nourrices. Comme nous l’avons vu, deux des trois enfants de Joseph et Wilhelmine Amélie avaient plusieurs nourrices. Avec la réduction de la durée d’allaitement diminuaient également le salaire et les chances d’obtenir accès à des autres ressources de la cour. La mort d’un nourrisson pouvait également arrêter des carrières. Cela fut, par exemple, le cas pour Marie Catherine Heretmiller. La mort prématurée de Léopold Joseph empêcha une carrière à la cour de la dernière nourrice de l’héritier du trône. Le destin des nourrices de la maison des Habsbourg était donc très variable. Il était difficile de devenir et de rester nourrice d’un enfant de la famille impériale. Beaucoup de nourrices retenues attendaient en vain d’être appelées pour allaiter un enfant princier, et une grande partie de celles qui devenaient nourrices de corps devaient quitter ce poste après quelques semaines. Si toutefois une nourrice arrivait à s’établir comme première nourrice du futur souverain, elle pouvait réaliser une carrière exceptionnelle. Ainsi les bénéfices tirés d’une charge de nourrice à la cour impériale pourraient être comparés aux gains des jeux de hasard. Les chances de succès étaient très restreintes, mais les promesses de profit étaient grandes. Bibliographie J. Duindam, Dynasties : A Global History of Power, 1300-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2016. N. Elias, La société de cour, traduit de l’allemand par P. Kamnitzer et J. Etoré, Paris, Flammarion, 1985.

14 Pour une lettre par Thérèse Vásquez, la nourrice de l’archiduc Ferdinand (1551-1552), qui, en 1569, demande un emploi à la cour, voir Gebke, 2016, p. 165-166. Pour une lettre de l’archiduc Ernest (1553-1593) qui, en 1593, soutient la demande d’anoblissement de Jean Christophe Pocking, fils de son ancienne nourrice, voir AT-OeStA, HHStA, Familienakten 99, no 48. Pour une lettre datant de l’année 1664 dans laquelle Sophie Ramahrin, ancienne nourrice de Léopold Ier (1640-1705), demande le paiement de sa pension, voir OeStA, HHStA, Familienakten 101, no 11. Pour une analyse d’accès aux ressources des nourrices à la cour des Wettin à Weimar, voir Freyer, 2013, p. 269-273). Voir aussi Stöckelle, 1982, p. 302 pour les cadeaux que les nourrices reçoivent lors du baptême du nourrisson dont elles s’occupent. 15 Parmi ces femmes fortunées se trouve Justine Elisabeth Kirchl, l’ancienne nourrice de l’empereur Joseph Ier. Elle est mentionnée comme première femme de chambre (Erste Guradadamasin) dans le livre de la trésorerie de la cour (Hofzahlamtsbuch) de 1705 : voir AT-OeStA, AVA, HZAB 1705, fol. 266v.

Alla iter des princes

St. Freyer, Der Weimarer Hof um 1800 : Eine Sozialgeschichte jenseits des Mythos, Munich, Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 2013. G. Santamaria, M. Ángel, « Médicos y nordizas de la Corte española (1625-1830) », Reales sitios. Revista del Patrimonio 124 (1995), p. 57-63. J. Gebke, « Das Erbe der Milch : Ammen und Ärzte im königlichen Haushalt der spanischen Habsburger », Frühneuzeit-Info 27 (2016), p. 153-169. B. Kägler, Frauen am Münchner Hof (1651-1756), Kallmünz, Verlag Michael Lassleben, 2011. K. Keller, Hofdamen : Amtsträgerinnen im Wiener Hofstaat des 17. Jahrhunderts, Vienne, Böhlau Verlag, 2005. C. Kollbach, Aufwachsen bei Hof : Aufklärung und fürstliche Erziehung in Hessen und Baden. Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2009. H. Leitgeb, Kaiserin Amalie Wilhelmine, geb. Prinzessin von Braunschweig-Lüneburg-Hannover (1673-1742), Gemahlin Kaiser Josephs I. eine biographische Studie. Dissertation non publiée, Vienne, 1984. P. Mormiche, « Être nourrice des enfants de France à la cour (xviie-xviiie siècle) », in C. zum Kolk et K. Wilson-Chevalier (éd.), Femmes à la cour de France : Charges et fonctions xvexixe siècle. Villeneuve-d’Ascq., Presses universitaires du Septentrion, 2018, p. 143-161. ———, Le petit Louis XV : Enfance d’un prince, genèse d’un roi (1704-1725), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018. Cl. Opitz, Höfische Gesellschaft und Zivilisationsprozess : Norbert Elias’ Werk in kulturwissenschaftlicher Perspektive, Cologne, Böhlau Verlag, 2005. P. Rauscher, « Die Finanzierung des Kaiserhofs von der Mitte des 16. bis zu Beginn des 18. Jahrhunderts : Eine Analyse der Hofzahlamtsbücher ». in G. Fouquet (éd.), Hofwirtschaft : Ein ökonomischer Blick auf Hof und Residenz in Spätmittelalter und Früher Neuzeit (10. Symposium der Residenzen-Kommission der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen), Ostfildern, Jan Thorbecke Verlag, 2008, p. 405-444. A. Stöckelle, « Taufzeremoniell und politische Patenschaft am Kaiserhof », Mitteilungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung 90 :3-4 (1982), p. 271-338. B. Stollberg-Rilinger, Maria Theresia, die Kaiserin in ihrer Zeit : eine Biographie, Munich, C. H. Beck Verlag, 2017. S. Weiss, Zur Herrschaft geboren : Kindheit und Jugend im Haus Habsburg von Kaiser Maximilian bis Kronprinz Rudolf, Innsbruck, Tyrolia-Verlag, 2008.

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Sarah Scholl

La promotion de substitut Les premières brochures Nestlé L’allaitement dit artificiel, le plus souvent composé de lait de vache plus ou moins transformé, est à l’époque contemporaine étroitement lié à l’industrie et au commerce. Dès la seconde moitié du xixe siècle, des entreprises mettent en vente des poudres pour nourrissons et contribuent progressivement à restructurer à la fois le marché du lait et les normes d’allaitement, installant des problématiques qui courent jusqu’à aujourd’hui. Le focus porte ici sur le tout premier discours promotionnel de l’entreprise Nestlé, qui est l’une des actrices majeures du développement de l’allaitement artificiel à l’échelle mondiale, et en particulier sur la rédaction et la diffusion, dès 1868, d’une brochure publicitaire – le Mémoire sur la nutrition des enfants en bas-âge1 – signée par Henri Nestlé lui-même2. Ce chimiste et entrepreneur allemand (1814-1890), installé en Suisse depuis 1839, vient alors de mettre au point dans son usine de Vevey une farine lactée destinées aux enfants en bas âge. Son laboratoire avait fabriqué jusqu’alors des produits – qui se voulaient innovants sur la marché suisse – aussi divers que l’eau minérale, la limonade, le gaz liquide et les engrais. L’invention de la formule lactée permet une réorientation complète de l’entreprise. La formule pour enfants de Nestlé mêle du « bon lait suisse » de vache, concentré et sucré, additionné de biscotte (croûte de pain) et réduit en poudre. Elle est inspirée des travaux et des expériences (notamment commerciales) de Justus von Liebig (1803-1873) en Allemagne3, qui avait pour objectif affiché de rapprocher la composition du lait de vache de celle du lait de femme en usant de différents procédés chimiques afin de le rendre digestible par le nouveau-né. Il faut savoir que le lait de vache commence alors à être considéré comme un aliment de substitution possible par les médecins mais qu’ils sont nombreux à dénoncer l’usage de farine ou de pain chez les nourrissons car ces derniers ne peuvent les digérer4. La recette de Nestlé a l’avantage de se présenter en poudre, vendue dans des boîtes en fer 1 Édition examinée pour le présent article : H. Nestlé, Mémoire sur la nutrition des enfants en bas-âge, Vevey, Impr. Loertscher & fils, 1872. 2 En plus de ce texte, la promotion des produits de l’entreprise Nestlé s’est faite dès l’origine par le recours à différents supports publicitaires : annonces dans les journaux et envois d’échantillons, pour une description et des exemples des méthodes promotionnelles utilisées, voir Henri Nestlé, 2014, p. 103-113. Cet ouvrage est une synthèse de Pfiffner, 1993. 3 Orland, 2014, p. 134-136. 4 Ibid., p. 138-139 ; Mepham, 1993, p. 225-249 ; Rollet-Échalier, 1990, p. 186-192 ; Scholl, 2017, p. 113-119.

Sarah Scholl  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 953-957 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127483 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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blanc, permettant la conservation et l’expédition du produit dans le monde entier, puis la préparation à domicile, alors que les formules devaient jusque-là être mélangées en pharmacie. Henri Nestlé promeut donc non seulement un produit encore expérimental mais aussi une nouvelle manière de faire. Le matériel publicitaire qu’il rédige permet de voir comment se déploie son argumentation. La brochure de 24 pages, qui a la facture et l’austérité des brochures de santé publique et des manuels de puériculture du dernier tiers du xixe siècle, est rééditée durant trente ans et traduite en anglais, en allemand et en espagnol5. Elle fait elle-même l’objet d’encarts publicitaires dès 18686. Henri Nestlé met ainsi en avant sa position de chimiste, de scientifique, et non d’entrepreneur7. Sur la première page, figure, outre le titre, une gravure d’un nid avec trois oisillons et un adulte portant un ver dans son bec qui devient l’emblème de la marque8. L’opuscule contient un court essai sur l’alimentation des enfants, avec l’histoire et la description du produit Nestlé. Il est suivi d’une série de témoignages de médecins racontant avoir donné la farine lactée à des enfants et ayant obtenu de bons résultats. Ces lettres sont le fruit d’une intense correspondance internationale entretenue par Nestlé avec des médecins auxquels il propose de tester son produit9. Dans la première partie, en partant des préoccupations de ses contemporains concernant l’alimentation des enfants en bas âge, Henri Nestlé produit une analyse du problème qui se veut à la fois scientifique et morale et affirme être en mesure de fournir une solution clé en main. Son argumentation mérite d’être décryptée pas à pas. Henri Nestlé commence par poser un précepte : « Une nourriture irrationnelle est une des principales causes de la grande mortalité des enfants en bas-âge. » Il pose ainsi deux prémices : premièrement, la mortalité infantile est un problème à résoudre, deuxièmement, elle est causée par un manque de rationalité, c’est-à-dire de savoir ou de technique. Il affirme dans la phrase suivante que le lait de la mère est « le plus naturel » et que l’allaitement est un « devoir » des mères. Pour Henri Nestlé, qui écrit presque vingt ans avant la diffusion de la pasteurisation, la seule alternative envisageable à l’allaitement maternel est la mise en nourrice. Mais selon lui celle-ci est moralement condamnable car le nouveau-né ne doit pas être écarté de sa mère. Henri Nestlé pointe le fait que le recours à une nourrice implique « l’abandon » de deux enfants et affirme : « Au point de vue chrétien, il n’est pas admissible que l’enfant du pauvre soit négligé pour l’enfant du riche. » Le discours s’inscrit assez classiquement dans la lignée de Rousseau et de la popularisation de ses idées au xixe siècle. S’ajoutent à cela des raisons sanitaires. La nourrice est une personne considérée comme étrangère à la famille, dont on ne peut contrôler le comportement et la santé et qui peut donc transmettre des germes à l’enfant. Des arguments qui font directement écho aux discours contre la mise en nourrice publiés par certains hygiénistes. Nestlé conclut finalement : « Il n’est

5 Henri Nestlé, 2014, p. 110. 6 Par exemple l’encart paru le 28 novembre 1868 dans le Journal de Genève, p. 4. 7 Sur la méfiance des pharmaciens et des médecins français envers la publicité, associée au charlatanisme, Martin, 1992, p. 163-167. 8 L’emblème reste le même jusqu’à aujourd’hui, avec des retouches : en 1988, un oisillon a été supprimé et l’oiseau adulte perd le petit ver qu’il avait dans le bec. 9 Consultables aux Archives Nestlé, Vevey, voir l’inventaire dans Pfiffner, 1993, p. 314-318.

la promotion de substitut

pas contestable que ce genre de nourriture réussisse souvent très bien, mais jamais il n’y aura assez de lait de femme pour nourrir tous les enfants qui naissent, ce sont nos mœurs qui en sont la cause. Il faut donc chercher une nourriture convenable pour le nourrisson, quand le lait de la mère fait défaut. » Nestlé écarte le lait de vache pur car il est trop altérable, souvent falsifié ou de mauvaise qualité. Selon lui, il ne contient pas tous les éléments dont l’enfant a besoin. Il détaille le choix de l’utilisation de farine pour combler ce manque à l’aide notamment d’un langage technique sur les compositions chimiques des aliments. Vient ensuite – dans un tout autre registre – le récit de son invention et de ses propriétés concrètes. Henri Nestlé explique que sa recette de « farine lactée » était conçue d’abord comme un aliment de sevrage mais qu’une situation exceptionnelle lui a prouvé (par « l’expérience ») qu’on pouvait l’administrer à un nouveau-né. C’est là qu’intervient ce qui a été appelé par la suite le « miracle Nestlé », dont le récit constitue le cœur de ce texte publicitaire : Par suite d’une grave maladie de sa mère, le petit Wanner vint au monde un mois avant terme ; c’était un enfant chétif, rejetant le lait de sa mère et toute autre nourriture ; il avait des convulsions et il ne restait pas d’espoir de lui sauver la vie, lorsque Mr le professeur Schnetzler, mon ami, me fit connaître le cas, en m’invitant à faire un essai avec ma farine lactée. L’enfant avait alors quinze jours ; je lui donnai dans une bouteille du lait fait avec ma farine, peu à la fois mais souvent. Il le garda parfaitement bien, il commença à dormir, et, déjà au bout de quelques jours, il se manifesta un grand changement en bien. Depuis ce temps-là, l’enfant n’a jamais rien pris d’autre que ma farine, claire pour boire et épaisse pour manger, il n’a jamais été malade, et maintenant c’est un puissant garçon de sept mois, qui se dresse tout seul dans son berceau. Il faut bien rendre justice à la mère, qui est une femme très raisonnable et qui a rigoureusement fait tout ce que je lui disais ; toutes les mères ne sont malheureusement pas telles ; aussi l’ignorance et la déraison ont-elles leur bonne part dans la grande mortalité des enfants en bas-âge. Cette histoire est composée à Vevey à partir de différents éléments, dont certains peuvent être repérés dans les sources à disposition, selon l’analyse d’Albert Pfiffner10. Elle est mise en scène de manière émouvante, notamment par l’usage des noms propres. Pour le lecteur du xixe siècle, ce texte devait faire écho à de nombreux récits de naissance en circulation. Ici, l’intrigue est habilement menée pour créer un effet de recomposition des possibles. La mère – dont la classe sociale n’est pas spécifiée – tente vainement de nourrir son enfant prématuré. Elle cherche à faire ce qui est « naturel » et recommandé par les médecins mais, parce qu’elle est malade, son enfant rejette son lait. La possibilité du recours à une nourrice n’est pas mentionnée. Mais le lecteur apprend que la mère suit scrupuleusement les conseils du chimiste Henri Nestlé et sauve son enfant. Le récit illustre ainsi une série de faits : la farine lactée est bonne pour les nouveau-nés, elle n’a pas pour but de convaincre les femmes de ne pas allaiter et de les éloigner de leur enfant, au contraire, elle intervient là où la nature fait défaut et permet la sauvegarde de la famille,

10 Pfiffner, 1993, p. 119-120 et les notes.

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en évitant tout à la fois la mortalité infantile et la mise en nourrice. La farine lactée n’est pas seulement un substitut, elle est – dans ce cas – meilleure que le lait de femme. La technique surpasse la nature. A la fin de son texte, Nestlé conseille encore aux mères qui ont peu de lait ou « sont obligées de vaquer à leurs affaires » d’alterner allaitement et farine lactée. Henri Nestlé se targue ainsi d’avoir mis au point un aliment qui « remplit une si grande lacune dans la nutrition des nourrissons ». Ce récit reste au cœur de l’histoire et de la mémoire de l’entreprise Nestlé jusqu’au xxie siècle, prenant la place d’un mythe fondateur11. Cette invention est indiscutablement un succès commercial dans les décennies suivantes. Entre 1868 et 1874, la production annuelle passe de 8600 boîtes à 670 000, vendues dans 18 pays12. Mais ces chiffres restent modestes, voire anecdotiques, à l’échelle du nombre d’enfants nés sur ces mêmes territoires ; les habitudes de nourrissage ne se transforment véritablement que plus tard dans le xxe siècle. En 1875, Nestlé vend son usine qui doit être agrandie une nouvelle fois pour faire face à la demande. Il cède aussi son nom et sa signature. Les nouveaux propriétaires de Nestlé développent et diversifient l’activité, en concurrence avec de nombreux industriels utilisant les mêmes stratégies commerciales. La recette pour nouveau-né ne cessera dès lors d’être modifiée. Le dispositif publicitaire mis en place de manière artisanale par Henri Nestlé est repris et largement augmenté par les nouveaux propriétaires de l’usine, notamment par les recours à l’affiche illustrée et la valorisation de l’image du « lait suisse ». Des brochures continuent à être produites selon le même modèle, mêlant conseils de puériculture, explications techniques et scientifiques du produit et de sa production, garantie de médecins, tout en faisant évoluer le discours pour répondre à de nouveaux défis. Aux environs de 1899, par exemple, une brochure prend position sur le lait stérilisé : […] ce mode nouveau qui a fait grand bruit pendant quelques temps, n’a été que passager, car on s’est aperçu bien vite des nombreux désavantages qui en résultent. Chauffer un lait […] altère la division de matière grasse, et au lieu d’être bien émulsionnée, elle se sépare en caillots ; le sucre du lait aussi est altéré, ce qui lui donne un goût particulier. Le corps médical a déjà, du reste, en partie, abandonné ce mode de nourriture13. S’il est vrai que les médecins s’aperçoivent au début du xxe siècle de problèmes liés à l’alimentation au lait stérilisé, il ne s’agit pas de sa consistance et de son goût, mais du manque de vitamines. Dans la première partie du xxe siècle, ils conseilleront dans leur manuel l’ajout de jus de citron, tout en continuant pour la plupart à préconiser le lait de vache et à insister sur la dangerosité des farines pour les nouveau-nés14.

11 Voir https ://www.nestle.com/aboutus/history/nest-virtual-tour (consulté le 6 juillet 2022), ainsi que Scholl, 2020. 12 Henri Nestlé, 2014, p. 113 et 116. 13 Comment dois-je nourrir mon enfant ? À la farine lactée Nestlé !, [environ 1899]. La brochure est superbement illustrée par des photographies du Genevois Fred Boissonnas. 14 Pour un texte reconnu et représentatif des directives en Suisse et en France : Dr. Champendal, Le petit manuel des mères. Comment soigner nos enfants ?, Genève, Bon secours, [1929]. Voir aussi S. Scholl, « L’ascèse du lait », dans ce volume.

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Bibliographie Henri Nestlé 1814-1890. Bicentenaire. De l’aide-pharmacien au fondateur du leader mondial de la Nutrition, de la Santé et du Bien-être, Nestlé, Vevey, 2014. M. Martin, Trois siècles de publicité en France, Paris, Odile Jacob, 1992. T. B. Mepham, « Humanizing milk : the formulation of artificial feeds for infants (1850-1910), Medical History, 37 (1993), p. 225-249. B. Orland, « Motherhood and scientific innovation. The story of natural versus artificial baby food in the 19th century », in E. Waltraud, I. Horwath (éd.), Gender in Science and Technology – Interdisciplinary Approaches, Bielefeld, Transcript Verlag, 2014, p. 129-146. Alb. Pfiffner, Henri Nestlé (1814-1890) : vom Frankfurter Apothekergehilfen zum Schweizer Pionierunternehmer, Zürich, Chronos, 1993. C. Rollet-Échalier, La Politique à l’égard de la petite enfance sous la iiie République, Paris, INED-PUF, 1990, p. 186-192. S. Scholl, « Die Milch, die Mutter und das Nestlé-Museum „nest“», Historische Anthropologie, 28 :1 (2020), p. 132-141. ———, « Nourrir au lait de vache. L’alimentation des bébés entre nature et technique (18701910) », in Fr. Arena, Y. Foehr-Janssens, Ir. Papaikonomou, Fr. Prescendi (éd.), Allaitement entre humains et animaux : représentations et pratiques de l’Antiquité à aujourd’hui, Anthropozoologica 52 :1 (2017), p. 113-119.

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« Le lait de l’oubli » : l’imagination matérielle et linguistique chez Claude Simon

Les études thématiques visent à donner à comprendre l’imaginaire d’un auteur, les constantes de son rapport au monde sensible et la façon dont il les investit singulièrement par l’écriture. Elles ne peuvent être séparées d’une approche anthropologique de la littérature, le thème pouvant être considéré comme l’expression concrète d’un contenu de la conscience collective prise dans un moment historique précis. La singularité du thème littéraire procède précisément du rapport artistique (et non scientifique) à la matière, à l’imagination et à la rêverie : c’est l’écriture qui le singularise. Étudier sous cet angle le thème du lait dans l’œuvre de Simon, c’est trouver immédiatement confirmation que la littérature est le terrain où la connaissance de la valeur épistémique de l’imagination, en particulier matérielle, se révèle la plus évidente. C’est aussi s’approcher de ce qu’une œuvre littéraire peut développer de plus singulier à propos de contenus d’expérience et de réalité éminemment communs : le lait en est un par excellence. Dans l’œuvre de Claude Simon, le lait n’est pas un thème de première importance – contrairement, par exemple, à la boue et à la terre. Pourtant nous ferons l’hypothèse que le lait, au sens propre du terme puis pris dans un réseau de significations métaphoriques, n’est pas, loin s’en faut, insignifiant : substance matérielle, il sollicite, comme tant d’autres dans l’imaginaire simonien (les fleurs, la boue, le papier, etc.), une imagination matérielle, au sens où Bachelard la distingue de l’imagination formelle, l’une et l’autre contribuant aux valeurs épistémiques de cette faculté, une mémoire symbolique et le pouvoir créateur et métaphorique du mot lui-même dont Simon rappelle, au seuil d’Orion aveugle, qu’ils ont le pouvoir suprême sur la création1. J’emprunterai mes exemples à différents romans de Simon, depuis les plus récents, Le Vent, L’Herbe, aux plus tardifs, Les Géorgiques et Le Tramway. Aucune évolution notable du motif et de son traitement ne sont remarquables : on remarque plutôt des constantes. Le lait, comme presque toujours, est associé au féminin et à l’érotique. Le lait c’est l’affaire des femmes. Leur chair est laiteuse, comme l’est leur peau – et c’est un point

1 Bachelard, 1992. Nathalie Piégay  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 959-963 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127484 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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qu’elles peuvent avoir en commun avec les enfants2. Les hommes, s’ils sont trop blancs, sont « chlorotiques » – et on sait depuis l’article de Jean Starobinski que la chlorose est associée au féminin et au spleen au xixe siècle3. Le laiteux est ce qui différencie la femme de l’homme : les seins, les cuisses, et plus particulièrement tout ce blanc qui contraste avec le noir broussailleux – végétal – attaché au sexe féminin. C’est dans La Route des Flandres que cette interprétation est la plus significative : cette sorte de tiédeur pour ainsi dire ventrale au sein de laquelle elle se tenait, irréelle et demi nue, à peine ou mal réveillée, les yeux, les lèvres, toutes sa chair gonflée par cette tendre langueur du sommeil, à peine vêtue, jambes nues, pieds nus malgré le froid dans de gros souliers d’homme pas lacés, avec une espèce de châle en tricot violet qu’elle ramenait sur sa chair laiteuse, le cou laiteux et pur qui sortait de la grossière chemise de nuit, dans cette nappe de lumière jaunâtre de la lampe qui semblait couler sur elle à partir de son bras levé comme une phosphorescente couche de peinture le cou laiteux […] il lui semblait toujours la voir, là où elle s’était tenue l’instant d’avant, ou plutôt la sentir, la percevoir comme une sorte d’empreinte persistante, irréelle, laissée moins sur la rétine (il l’avait si peu, si mal vue) que pour ainsi dire, en lui-même, une chose tiède, blanche comme le lait qu’elle venait de tirer au moment où ils étaient arrivés, une sorte d’apparition non pas éclairée par cette lampe mais luminescente, comme si sa peau était elle-même la source de la lumière4… Dans la nuit de la guerre, l’apparition de la jeune paysanne, comme luminescente, excite la convoitise des soldats sevrés depuis longtemps de tout contact avec les femmes, mais aussi avec la beauté. Car ce qui se dit, dans ces pages, est le désir de voir cette forme qui a pour ainsi dire halluciné leur imagination, et de la voir comme forme apparaissant, aimantant la langue qui cherche à lui donner consistance alors qu’ils savent, tous, qu’elle est vouée à se dérober. Un dispositif un peu similaire est présent dans La Chevelure de Bérénice, où la vision se fixe sur les cuisses laiteuses d’une femme qui retire ses bas au bord de l’eau – elle apparaît ainsi dans la nuit – si bien que le « laiteux » est ce qui déchire le noir de la nuit et de l’écrit5. Je verrai donc dans cette apparition laiteuse le revers du temps, la promesse d’une échappée hors du temps qui détruit tout, que la guerre perturbe au point qu’un cadavre de cheval puisse ne pas même avoir besoin du temps nécessaire à la putréfaction. C’est la deuxième signification du lait dans l’imaginaire simonien : le lait est l’oubli, le revers du noir de la nuit et de la guerre, de l’épaisseur, de la matière de la mémoire. C’est dans un contexte tout aussi érotique qu’apparait l’expression « le lait de l’oubli6 ». En faisant l’amour avec Corinne, après la guerre, Georges retrouve à la fois la vitalité, l’énergie qui aimante la langue et la prose de façon pulsionnelle, mais aussi un bouleversement du rapport au temps : la guerre revient, et en particulier la mémoire du fou qui hurle, le repli

2 Cl. Simon, Le Vent, tentative de restitution d’un retable baroque, Paris, Minuit, 1957, p. 147. 3 Starobinski, 1981. 4 Cl. Simon, La Route des Flandres, Paris, Minuit, 1960, « Double », 1997, p. 36-37. 5 Cl. Simon, La Chevelure de Bérénice, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1, 2006 : « dans la nuit presque tombée je pouvais voir la tache laiteuse de ses cuisses puis elle remit ses bas ». 6 Cl. Simon, 1997, op. cit., p. 294.

« le lait de l’oubli » : l’imagination matérielle et linguistique chez claude simon

dans les fossés où Georges cherchait à entrer dans la terre ; buvant les seins de Corinne, Georges boit le lait de l’oubli : « le lait de l’oubli » qui sort des seins de Corinne est une substance érotique apte à annuler le temps et à contrôler les fragments de mémoire. La sexualité libère donc de la mémoire et l’impétueuse laitance7 de l’homme est à la fois promesse d’oubli et retour à une origine qui est aquatique, celle des eaux de l’origine où le sexe masculin fraie comme un poisson8. Car les mots « laiteuse », « laitance » et « Léthé » peuvent être associés, comme le sont les deux Mm de Memel, nom d’une ville qui figure sur un timbre-poste suédois et sur lequel rêve le narrateur dans Histoire : nom Memel qui faisait penser à Mamelle avec son aspect je ne sais quoi (les deux e blancs peut-être) de glacé ville noire couronnée de neige auprès d’une mer gelée livide habitée par les femmes slavonnes aux cheveux de lin aux seins lourds (les deux l de mamelle suggérant la vision de formes jumelles se balançant9…) L’imagination linguistique déforme les mots, les associe et les investit de significations idiosyncrasiques et poétiques. À la tension entre l’imagination formelle et l’imagination matérielle de Bachelard10, s’ajoute ainsi chez Simon la dynamique propre à l’imagination linguistique : le pouvoir d’association et de transport (métaphore) du mot comme sa capacité à dériver (laiteux, laitance, léthé) doit être pris en compte car il est moteur de l’imagination. Il n’y a pas les formes et la matière d’un côté et de l’autre les mots, qui permettraient de les explorer, mais un investissement de la forme et de la matière des mots eux-mêmes qui suscitent de nouvelles formes et réinvestissent la matérialité du monde de façon nouvelle. Le lait est donc associé d’une part au féminin, à l’érotisme, à la sexualité – à l’acte sexuel que l’homme fantasme avec et à propos de la femme – et d’autre part à l’annulation du cours du temps, à une origine heureuse, à l’inverse de l’image de la boîte de Pandore), celle de la vie et de l’oubli. C’est donc lorsqu’il est attaché au féminin, et à l’érotique, voire au séminal, que le lait est prometteur d’oubli et renvoie à une origine fantasmée comme heureuse. La rêverie sur la voie lactée (dans L’Herbe en particulier, à partir de l’expression « s’envoyer en l’air »11) et le réinvestissement du pouvoir du lait dans cette perspective le confirment. La voie lactée serait produite par une éjaculation qui fabrique des constellations de signes, à déchiffrer, interroger, décrire, rêver. L’écriture se fait dans cette tension entre l’archaïque qui précède la forme, la voit surgir puis se défaire et retourner au néant, et le symbolique

7 Ibid. p. 215. 8 Voir ibid., p. 327 : « à la fois bouche muette et œil furieux et mort aux bords rosis comme ceux de ces animaux poissons qui vivent dans les rivières souterraines les cavernes, devenus aveugles à force d’habiter les ténèbres bouche et œil suppliants et furibonds de carpe ». P. 325 Corinne est encore associée au lait. 9 Cl. Simon, Histoire, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2, 2013a, p. 286. 10 Bachelard, 1987, p. 67 : « La matière et l’inconscient de la forme ». 11 Cl. Simon, L’Herbe, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2, 2013b, p. 78-79 : « l’éjaculation étant ressentie à la fois par la chair et l’esprit comme une sorte d’éblouissement sombre, éclatement chamarré de plumes de coq s’éparpillant dans le cerveau de l’homme en même temps que dans l’obscure et rouge nuit de la matrice, d’où peutêtre (fusée, explosion) l’expression populaire “s’envoyer en l’air”, qui semble remonter à ces mythes originels de la Gigantomachie où des créatures aux noms (Ouranos, Saturne) et aux dimensions de mondes s’accouplent, luttent farouchement sur le fond bleu nuit du ciel encore sans astres, et ce mâle frustré de son désir, sa géante conquête assaillie (saillie) se dérobant d’un coup de reins, la semence se répandant, voie lactée, pollen polluant notre la mère la terre d’où lève aussitôt sous nos yeux horrifiés une descendance maudite). »

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qui la déchiffre, la consigne. Le lait est donc à la fois archaïque et symbolique, il est le blanc, la semence à partir de laquelle on écrit tous ces signes noirs, broussailleux, qui sont produits par l’encre noire de la mélancolie. Si la voie est lactée, c’est pour sa blancheur mais surtout parce qu’elle crée des formes, des combinaisons d’étoiles et de planètes qu’on peut déchiffrer, contempler, dans le temps. Il n’est pas étonnant que les images de la voie lactée de L’Herbe réapparaissent dans La Chevelure de Bérénice, livre poétique à propos de peintures de Miró rêvant autour des constellations. Le lait est aussi ce qui disjoint le maternel du féminin, l’érotique pulsionnelle, vitaliste et heureuse, de la mémoire qui sédimente, décompose et jamais ne liquéfie. Si le lait renvoie à une érotique heureuse, c’est qu’il est dissocié du maternel, souvent mortifère dans cette œuvre. En effet, lorsque le lait est attaché au maternel – et non à une sorte d’érotique qui distingue toujours de façon très forte le féminin et le masculin – il est menaçant. Les femmes qui allaitent, évoquées dans Le Palace, et surtout dans Les Géorgiques (ce sont des Gitanes) ne donnent lieu à aucune image apaisante. Elles renvoient à l’origine des temps : les tribus pareilles à ce qu’elles étaient déjà à l’origine des temps, elles, leurs cheveux huileux et noirs tirés en arrière par les chignons, empaquetées dans leurs loques laissant parfois s’échapper un sein gonflé, bistre, au mamelon couleur prune barbouillé de lait, gluant, d’où elles détachaient les lèvres de nouveau-nés en pain d’épice, aux yeux clos, aux minuscules et tragiques mains recroquevillées, comme de petits morts que prenaient dans leur bras, tandis qu’elles se reboutonnaient, leurs compagnons à têtes d’assassins bibliquement entourés de bibliques nuées d’enfants couverts de crasse, faunesques, avec leurs tignasses emmêlées et leurs dents éclatantes sous les épais filaments de morve accrochés à leur lèvre supérieure12. Dans Histoire, les images sont encore plus macabres13. La permanence de cet imaginaire est encore attestée par la rêverie sur la publicité pour la phosphatine Fallières dans ce même roman, et qui sera reprise dans Le Tramway14 : rappelant ces réclames Pilules Orientales ou Kala Busta (avec ce B majuscule au double renflement opulent et majestueux initiale aussi de ce Barcelone comme un poitrail de pigeon imposante et orgueilleuse géante fardée de bleu de blanc gras en robe safran) que je pouvais voir dans les pages de publicité de la Mode Pratique parmi d’autres naïves et minutieusement dessinées par exemple celle pour une bouillie lactée représentant une gigantesque soupière à l’assaut de laquelle montait une nuée d’enfants lilliputiens s’aidant d’échelles […] Le retour au sein maternel signifie chute dans le néant : « entraînée par le poids tomberait basculerait en avant et m’ensevelirait m’étoufferait sous la masse molle informe et insexuée de sa poitrine maternelle15 ». Le maternel est mortifère et castrateur ; sans doute est-ce pour mettre à distance cette angoisse du sein maternel, qu’il est évoqué par 12 C. Simon, Les Géorgiques, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2, 2013c, p. 783. 13 C. Simon, 2013a, op. cit, p. 280. 14 Ibid., p. 256 voir aussi C. Simon, Le Tramway, Paris, éditions de Minuit, 2001, p. 75-76. 15 Cl. Simon 2013a, op. cit, p. 256.

« le lait de l’oubli » : l’imagination matérielle et linguistique chez claude simon

le biais d’images codifiées – publicités, billets de banque, chromos, ou scène de genre plus ou moins allégoriques. À l’origine mortifère du sein maternel s’opposent donc le lait érotisé de l’oubli et la terre matricielle fortement sexualisée elle aussi : complètement insensible et paralysé de crampes, et aussi immobile que la carne morte, le visage parmi l’herbe nombreuse, la terre velue, son corps tout entier aplati, comme s’il s’efforçait de disparaître entre les lèvres du fossé, se fondre, se glisser, se faufiler tout entier par cette étroite fissure pour réintégrer la paisible matière (matrice) originelle16… Ce qui porte la trace du passé et de la mémoire, chez Simon, est toujours lié à la terre ou à l’air, tels les cendres et la poussière, deux résidus des quatre éléments fondamentaux (les deux autres sont le limon et la fumée) selon les catégories de Bachelard. Le « lait de l’oubli » représente le pôle inverse : la promesse d’une origine qui n’est pas mortifère comme le corps de la mère, qui n’est pas mélancolique comme l’eau, et qui est aussi une promesse de la forme. Le lait est donc du côté de l’oubli, d’une origine fantasmatique qui est moins le début du temps qu’un temps où la mémoire pourrait s’effacer, s’apaiser. La matière qui se décompose est souvent associée à la terre, à la boue, l’humus, au noir ou au brun – celui des olives qui se décomposent à la fin du Tramway – et la poussière, la cendre, sont alors qualifiés de blanchâtres17 – suffixe péjoratif ; à l’inverse, le lait, le blanc est la forme première, ou plutôt la promesse de la forme, luminescente, laiteuse, un liquide séminal plutôt que maternel et amniotique. Pour conclure, il nous faut souligner que l’imagination matérielle, chez Simon, investit plus la terre, l’humus, les végétaux que l’eau. Bien que toute eau soit du lait, comme le dit Bachelard, et que Simon lui-même associe dans Nord ou dans La Chevelure de Bérénice le laiteux et la mer, Simon voit dans le lait plus une couleur qu’une matière. Avant d’être liquide, il est blanc, et il renvoie toujours à un désir à la fois oral et scopique de forme. L’apparition laiteuse de la jeune femme dans la nuit de la route des Flandres est un bol de lait qu’on voudrait laper, lécher. Mais elle s’évanouit et cette disparition renforce le désir de voir de nouveau se détacher de la nuit sa forme hallucinante. À défaut de la revoir et de la posséder, elle fait parler les hommes qui l’ont vue et désirée. Le lait est origine de la forme, désir d’écriture, possibilité d’oubli lorsqu’il se détache du pôle maternel associé à la mort, à la décomposition et à des rêveries sur la cendre, le limon et la poussière. Bibliographie G. Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, Corti, 1992. ———, La Terre et les rêveries de la volonté et L’Eau et les rêves, Essai sur l’imagination de la matière, 1942, Paris, Corti, 1987. J. Starobinski, « Sur la chlorose », Romantisme, 31 (1981), Sangs III, p. 113-130.

16 Cl. Simon, 1997, op. cit., p. 274-275. 17 Cl. Simon, 2001, op. cit., p. 141.

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Roland Barthes ou le lait de l’amour*

La compassion peut être définie comme un sentiment relationnel douloureux basé sur la « conscience » cognitive et affective « du malheur immérité d’une autre personne1 ». Souvent, mais pas toujours, la capacité de compassion a été identifiée comme une vertu spécifiquement féminine2. Et la figure de la femme allaitante – du motif de la Caritas Romana à la notion de « mère naturelle » de Jean-Jacques Rousseau – est notoirement devenue l’une de ses principales allégories. L’idée de considérer l’œuvre de Roland Barthes dans ce contexte doit, à première vue, apparaître comme une proposition improbable. Les textes de Barthes sont largement connus, et admirés, pour leur hédonisme frappant et leur égotisme jubilatoire. Il est d’ailleurs vrai que, pendant longtemps, l’idée de la compassion, du maternel, voire même le motif du lait maternel, n’a pas intéressé Barthes. Cela change, cependant, en 1976, période qui servira de point de départ à notre réflexion3. Dans la série, publiée à titre posthume, des séminaires sur Le Discours amoureux (197476) qui ont servi de travail préparatoire au livre à succès Fragments d’un discours amoureux (1977), Barthes propose une première analyse terminologique détaillée de la compassion. L’arrangement expérimental qui l’intéresse ici met en scène un sujet compatissant et un objet aimé qui se sent malheureux pour une raison qui est extérieure à leur relation. Au cœur de cette constellation, se trouve l’idée de l’identification violente, affective et physique, du sujet envers l’objet « qui devient une partie, un organe du corps du sujet4 ». Pour explorer plus avant cette position, Barthes parcourt une liste de divers termes possibles, tels que « sympathie », « commisération », « empathie », et « Einfühlung ». Vers la fin de cet exercice, il décide toutefois que le seul terme qui peut s’appliquer, après tout, est un terme générique et polyphonique qui dépeint l’identification de la détresse

* Traduction de Jade Sercomanens. 1 Nussbaum, 2001, p. 301 (« awareness of another person’s undeserved misfortune »). 2 Pour une analyse de la compassion et de la maternité dans le contexte de l’époque moderne, voir, Ibbett, 2017, par exemple p. 16-17. 3 Une version antérieure de ce chapitre fait partie de mon article : « “J’ai mal à l’autre” : Barthes on Pity ». Je remercie les éditeurs pour leur permission de réutiliser ici une partie du matériel. 4 R. Barthes, Le Discours amoureux : séminaire à l’école pratique des hautes études 1974-1976, éd. Cl. Coste, Paris, Seuil, 2007, p. 521. Katja Haustein  •  University of Kent Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 965-969 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.127485 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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sans gêner, ou interférer avec, le sujet compatissant. Il s’agit du terme « amour5 ». Ou, plus précisément, « amour maternel » puisque, dans une tournure surprenante, Barthes identifie la position du sujet compatissant avec celle de la « Mère ». Selon Barthes, cette « mère » est un principe abstrait qui pourrait aussi être « masculin » ou « neutre » et est défini essentiellement comme « celui qui a du souci6 ». L’hypothèse selon laquelle au cours d’une relation amoureuse, les positions (du sujet comme Mère et de l’objet comme enfant) deviennent potentiellement échangeables vient encore compliquer le mélange particulier de maternel et de l’érotique qui prend place ici. De plus, cette Mère est essentiellement une « Mère imparfaite » en ce qu’elle est plutôt narcissique. Dans une dernière étape, Barthes dissout la constellation originelle de l’identification affective et corporelle complète en une constellation basée sur la séparation radicale et l’exclusion : si l’autre souffre sans moi, conclut le sujet amoureux de Barthes, pourquoi souffrir pour lui7 ? Bien que l’engagement de Barthes à l’égard de la figure de la « compassion » dans Le Discours amoureux finisse par retomber dans une construction non dialectique et égoïste de la pensée, il comporte néanmoins des éléments clés qui deviendront constitutifs de la tentative suivante que fera Barthes de repenser le concept de la compassion dans sa relation avec l’éros et le maternel, tentative qui est au cœur de ses projets ultérieurs. Dans La Chambre claire, la célèbre phénoménologie de la photographie (1980) et dans son Journal de deuil (2009), publié à titre posthume, nous rencontrons le motif de l’identification émotive et corporelle comme une potentielle « onirique hallucination, une illusion (visuelle)8 ». Par ailleurs, nous nous confrontons à une idée qui émergeait dans Le Discours amoureux, mais qui avait été spectaculairement balayée de la scène, soit l’idée que la compassion, comme une forme de caritas, maintenant condensée à l’image d’une mère allaitant son enfant, pourrait être la seule vraie forme d’amour. Dans La Chambre claire et dans le Journal de deuil, nous retrouvons un thème qui caractérisait déjà l’arrangement expérimental de Barthes concernant la nature de la compassion dans le Discours amoureux. Ce thème consiste en l’association de la « com-passion » (« souffrir avec ») avec le maternel et l’érotique. La première page du journal de deuil en parle déjà. Barthes y note, le jour suivant le décès de sa mère : « Première nuit de noces. / Mais première nuit de deuil ?9 » L’enchevêtrement étroit de l’amour et de la passion avec la souffrance, dont le sujet amoureux du Discours amoureux a eu l’intelligence de se départir, se transforme en leitmotiv. Tant La Chambre claire, le « petit recueil sur elle10 » que le Journal de deuil tourne autour du motif du corps maternel et de la fragilité croissante de ce corps, qui survient avec l’âge, la maladie, et la mort, évoquant sa matérialité dans des images qui sont à la fois sensibles et sensuelles. Barthes note : « Vous n’avez pas connu le corps de la Femme ! » Et il répond : « J’ai connu le corps de ma mère malade, puis mourante11 ». Cette « connaissance » se

5 Id. 6 Ibid., p. 522. 7 Ibid., p. 522. 8 Ibid., p. 521. 9 R. Barthes, Journal du deuil : 26 octobre 1977 - 15 septembre 1979, Paris, Seuil, 2009, p. 13. 10 R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, Seuil, 1980, p. 99. 11 Barthes, Journal, p. 14.

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manifeste dans les nombreux passages qui rapportent des rêves de la mère dans sa robe de nuit12 ou réfléchissent aux baisers sur sa peau vieillissante, cherchant à articuler la « douleur de ne jamais plus poser mes lèvres sur ses joues fraîches et ridées…13 » Il y a là une touche proustienne. Dans ce dernier passage en particulier, nous entendons de faibles échos de la célèbre scène du baiser de bonne nuit de la mère et son fils dans À la recherche du temps perdu. De fait, Barthes lui-même semble suggérer ce rapprochement quand, dans la série de conférence La Préparation du roman (1978-80), il commente un portrait de la grand-mère de Proust, Adèle Weil, en louant les « déchirantes descriptions de son physique (ses pleurs), ses joues d’un brun violet comme les labours » de Proust. Mêlant expérience de lecture et expérience de vie, Barthes ajoute entre parenthèses : « On dit toujours le baiser d’une Mère ; mais c’est la joue qui est l’indéfectible lieu du corps maternel14 ». Alors que les joues et les larmes maternelles sont un motif récurrent dans le Journal de deuil, le lait est cependant le courant souterrain secret de La Chambre claire. Le lait est un liquide qui a fasciné Barthes depuis son étude de Michelet. Les sections qui s’intéressent au motif du lait sont, par exemple, « Eau laiteuse, eau sableuse15 » ; « Le langage-nourrice16 » ; « Fleur de Sang17 » et « Créatures sirénéennes18 », qui traite, ce qui est crucial pour Barthes, de l’association de Michelet de la « Pitié » avec l’image de « la femme sanguine et lactée, c’est à dire rythmiquement gonflée ». Le lait est défini dans les Mythologies (1957) de Barthes comme un fluide apaisant qui aide à récupérer et se rétablir19. Le lait s’écoule dans les textes de La Chambre claire20 et s’infiltre dans les photographies qu’il contemple. Le lait apparaît sous la forme d’un motif photographique, lorsque Barthes a l’hallucination d’une « négresse nourricière » dans le « Portrait d’une famille21 » de James van der Zee. Il affecte la matérialité de l’image elle-même quand il définit les photographies comme « signes qui ne prennent pas bien, qui tournent, comme du lait22 ». Les photographies sont ainsi comme du lait caillé, comme des résidus coagulés du corps photographié. Cet enchaînement de pensées est encore accentué par l’idée que l’objet représenté et le sujet qui le contemple peuvent partager la même peau ou plutôt que la photographie peut (ré)établir « une sorte de lien ombilical » entre eux23. La conception de Barthes de la photographie dans La Chambre claire promeut non seulement l’idée de l’identification en termes de fusion physique et émotive du moi qui observe l’autre représenté, mais elle implique également l’idée d’une cohabitation de l’un et de l’autre. Tout comme le corps 12 Ibid., p. 44. 13 Ibid., p. 234. 14 R. Barthes, La Préparation du roman : I et II, notes de cours et de séminaires au Collège de France, N. Léger (éd.), Paris, Seuil, 2003, p. 451. 15 R. Barthes, Œuvres complètes, nouvelle éd., éd. É. Marty, Paris, Seuil, 2002, 5 vol., I, p. 371-72. 16 Ibid., p. 397-98. 17 Ibid., p. 377. 18 Ibid., p. 376. 19 Ibid., p. 729. 20 Chambre, p. 58. 21 Chambre, p. 73 et 75 (« Portrait of a Family »). 22 Chambre, p. 18. 23 Chambre, p. 126-27. Notons que Barthes assigne occasionnellement les mêmes qualités au langage. Voir par exemple, OC IV, 701 (« chaque mot tourne, soit comme un lait […] soit comme une vrille ») et Id., p. 691 (où il décrit le français comme « la langue ombilicale »). Pour une interprétation du motif du lait dans La Chambre claire, que je dessine ici en partie, voir Mavor, 2012, p. 22-52.

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maternel, la photographie est considérée comme l’unique lieu où l’on peut dire avec une certitude freudienne que nous y avons été, une affirmation que Barthes inverse lorsqu’il décrit la photographie de l’Alhambra de Charles Clifford, comme « heimlich, réveillant en moi la Mère24 ». En ce sens, les photographies permettent à Barthes d’évoquer l’unité originelle et essentielle avec la mère, qui l’a autrefois nourri et qui s’en est occupé, comme il l’a nourrie et s’en est occupé pendant les derniers mois de sa vie. Comme Barthes s’en souvient : Pendant sa maladie, je la soignais, lui tendais le bol de thé qu’elle aimait parce qu’elle pouvait y boire plus commodément que dans une tasse, elle était devenue ma petite fille, rejoignant pour moi l’enfant essentielle qu’elle était sur sa première photo25. Le motif que Barthes dessine ici, le motif d’un enfant nourrissant le parent, est celui de la Caritas Romana, où Pero allaite secrètement son père Cimon, après qu’il ait été emprisonné et condamné à mourir de faim26. Ce que l’on trouve dans La Chambre claire, est une conception, améliorée par les médias, de la pitié comme identification corporelle et émotive et comme habitation réciproque du soi et de l’autre. La pitié, mise en scène comme caritas, où non seulement la mère allaite l’enfant, mais où le fils-comme-mère, à son tour, nourrit sa mère-comme-enfant, devient pour Barthes l’unique véritable forme d’amour, un amour qui est pur précisément parce qu’il est non-égotiste. Tant dans La Chambre claire que dans le Journal de deuil, nous ne trouvons plus le « sujet bien sevré » rencontré auparavant dans Le Discours amoureux, un sujet qui proclamerait fièrement : « je sais me nourrir […] d’autres choses que du sein maternel27 ». En effet, l’hallucination onirique de Barthes du « souffrir avec » aboutit avec le passage suivant, où Friedrich Nietzsche, le fameux critique de la compassion, agit comme un témoin clé de Barthes. Regardant la photographie qui dépeint sa mère comme petite fille, le « je » de Barthes expérimente un accord involontaire « entre la Photographie, la Folie et […] la souffrance d’amour28 », qui mène le soi compatissant au bord de la folie. Laissant derrière lui la coquille vide de son corps matériel, ce « je » franchit la limite entre le soi et la mère-l’autre29, la vie et l’image : J’entrais follement dans le spectacle, dans l’image, entourant de mes bras ce qui est mort, ce qui va mourir, comme le fit Nietzsche, lorsque, le 3 Janvier 1889, il se jeta en pleurant au cou d’un cheval martyrisé : devenu fou pour cause de Pitié30. La folie à travers une compassion passionnée est incarnée par l’image du fils désespéré qui embrasse sa mère décédée sous l’apparence d’une petite fille. Le lit de mort se dissout dans le lit de noces, comme les larmes qui se transforment en lait, dans cette image à plusieurs niveaux de la Pietà. Chambre, p. 68. Notons aussi l’association de Barthes du terme « maman » avec la maison (Journal, p. 202). Chambre, p. 112. Je donne une analyse plus exhaustive de la photographie et l’affect dans Haustein, 2012. Pour plus de détails, voir Sperling, 2017 et J. Blanc, « La charité romaine », dans cet ouvrage. OC V, p. 42. Ibid., p. 882-83. Note de traduction : le texte original propose un jeu de mot entre « mother » et « other » intraduisible en français : « (m)other ». 30 OC V, p. 883. 24 25 26 27 28 29

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Bibliographie K. Haustein, Regarding Lost Time : Photography, Identity, and Affect in Proust, Benjamin, and Barthes, Oxford, Legenda, 2012. ———, « “J’ai mal à l’autre” : Barthes on Pity », L’Esprit créateur, 55 :4 (Winter 2015), p. 131-147. K. Ibbett, Compassion’s Edge : Fellow-Feeling and its Limits in Early Modern France, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2017. C. Mavor, Black and Blue : The Bruising Passion of ‘Camera lucida’, ‘La Jetée’, ‘Sans Soleil’, and ‘Hiroshima mon amour’, Durham and London, Duke University Press, 2012. M. C. Nussbaum, Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions, Cambridge, Cambridge University Press, 2001. J. Sperling, Roman Charity : Queer Lactations in Early Modern Visual Culture, Bielefeld, Transcript, 2017.

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Postface : la puissance des sciences humaines

« Tu vas allaiter, bien sûr ?» demandait une jeune femme à son amie qui était sur le point d’accoucher. Le verbe demander est ici trompeur, tant une affirmation implicite et sournoise se dissimule dans la question. D’autant plus sournoise que la question/affirmation n’admet pas de contradiction. Allaiter son enfant n’est pas seulement « naturel », c’est un geste « normal ». Et ce n’est pas seulement le geste qui est normal, c’est l’envie d’allaiter qui est normale. Une femme qui n’a pas envie d’allaiter n’est donc pas normale. « Mais enfin Madame, comment est-ce possible que vous n’ayez pas envie d’allaiter votre enfant ? », entonne alors un soignant. « C’est pourtant si beau de voir une femme allaiter son nourrisson ». La femme reste sans voix, sonnée par l’accouchement, coupable de ne pas avoir envie, comme toutes les autres femmes, de ce geste pourtant si « naturel » et si « normal », et en plus si « bon » pour son bébé. Par compassion et par incompréhension, tout le monde va mettre cette réticence sur le compte d’une petite dépression post-partum, la femme se résoudra à nourrir son enfant au sein, et s’efforcera peut-être de trouver cela épanouissant. Etrange comme l’allaitement est l’affaire de toutes et tous ; l’intimité et la liberté d’une mère s’efface devant l’évidence médicale (l’allaitement protège des allergies), la pression affective (tu verras c’est merveilleux), la pression psychologique (le lien se crée mieux), la pseudo-simplicité (c’est si naturel). La doxa est claire pour toutes et tous : c’est plus sain et plus naturel d’allaiter son enfant. L’affaire est simple et depuis longtemps. Nous vivons dans une époque de sophistication, de globalisation, d’amplification et d’accélération des phénomènes telle qu’elle soulève des questions et des enjeux philosophiques, éthiques, géopolitiques complexes à résoudre. Dans ce contexte, la question de l’allaitement a un côté reposant. Le geste est depuis toujours le même. De tout temps et partout, les femmes ont allaité les bébés. Ce geste a fait ses preuves, les enfants ont grandi, la société a survécu ou perduré peut-être grâce à lui. Le lait produit par les femmes a une valeur nutritionnelle qui permet la survie de l’espèce. Comment ne pas faire du lait maternel le produit intemporel fondamental de base de l’humanité ? Et comment ne pas faire du geste de l’allaitement maternel le lien relationnel cardinal ?

Michele Louis-Courvoisier  •  Université de Genève Allaiter de l’Antiquité à nos jours : Histoire et pratiques d’une culture en Europe, Sous la direction de Yasmina FoehrJanssens & Daniela Solfaroli Camillocci, Turnhout, 2022, (GENERATION, 1), p. 965-969 © BREPOLS PUBLISHERS 10.1484/M.GEN-EB.5.133484 This is an open access chapter distributed under a CC BY-NC-ND 4.0 International License.

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Ajoutons à cela l’image de deux corps qui semblent en symbiose, peau à peau, le nourrisson dans les bras de sa mère, sachant presque du premier coup comment téter. L’explication n’est pas nécessaire, l’enfant tel une ventouse, trouve d’instinct le sein. L’image a traversé les siècles. Le phénomène est biologique, répété de tout temps et partout. Ce geste partagé par des milliards de femmes, contemplé par des milliards d’individus (d’une manière ou d’une autre, les hommes sont aussi acteurs ou au moins spectateurs du geste de l’allaitement) a une composante universelle. Comment ? une composante universelle ? dans une réflexion historique ? En général, les sciences humaines ne retiennent pas la composante universelle, à juste titre. Dans ces disciplines, l’interprétation consiste à analyser, à étudier, à comprendre un phénomène dans son contexte, crucial pour déterminer, distinguer et comprendre les enjeux, les pratiques, la culture d’une collectivité, d’une époque. Mais certains thèmes, comme celui de l’allaitement, ne s’accordent pas avec l’opposition nature-culture, ni avec celle contextuel-universel. Cette opposition a nourri d’innombrables débats, intéressants théoriquement mais peu féconds quand il s’agit de penser un geste comme celui de l’allaitement. La polarisation fige la pensée, crée des querelles idéologiques au lieu d’ouvrir des espaces cognitifs créatifs. Soyons plus nuancés et admettons que culture et nature, contexte et universel, individu et collectivité, rationalité et sensibilité peuvent cohabiter. Contempler une femme allaiter à l’autre bout du monde, lire une archive ou un texte littéraire d’une autre époque exprimant une expérience d’allaitement, regarder une vierge à l’enfant, peut induire des souvenirs, des sensations, des vibrations. Nous sommes étrangers à ceux qui ne vivent pas dans le même temps et/ou le même espace que nous, mais nous pouvons être rapprochés par une expérience partagée, même si cette expérience est comprise, expliquée et interprétée de manière différente. Nous avons à faire ici à un phénomène qui existe de tout temps et partout, on ne peut le nier. Mais on ne sait pas trop que faire avec ce constat. Parfois, le poète nous aide à sortir de nos habitudes réflexives et nous offre une clé de lecture créative. Ainsi, Miguel Torga nous propose une expression inspirante, quand il parle du « local hors les murs ». Une expérience est locale et temporelle, mais elle peut sortir des murs et entraîner un écho sensible, mémoriel, une idée, une pensée, une émotion. Cet écho est bien réel, mais ne saurait constituer un socle interprétatif rigoureux et méthodologique. C’est ici qu’entrent en jeu les sciences humaines en général, et cet ouvrage en particulier. Elles n’étouffent pas les vibrations, ne font pas taire les échos, mais les laissent à leur place, c’est-à-dire du côté de l’expérience individuelle et intime. En revanche, elles s’emploient à nous déprendre de nos grilles de lecture actuelles, de nos catégories explicatives parfois internalisées et donc bien cachées, à libérer notre espace mental et cognitif pour laisser place à une autre compréhension et rendre compte d’une autre dimension, d’une autre expérience. Dans ce cas précis, la tâche est importante et cruciale. Il s’agit bien de désacraliser, dénaturaliser, désaffectiver, démédicaliser, dépsychologiser le geste de l’allaitement. Cet

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ouvrage nous montre qu’un geste si « simple » accueille et concentre d’innombrables dimensions, individuelles et collectives, qu’elles soient sociales, affectives, symboliques, politiques, médicales, artistiques, économiques, mythologiques, religieuses. Tout est contenu dans ce simple geste. Les multiples disciplines convoquées ici permettent un déploiement interprétatif sensible et cognitif du terme et du geste. En plus d’un dialogue des sciences humaines, dynamique et vivant, cet ouvrage propose plusieurs articles qui s’interrogent sur les pratiques historiographiques, sur les influences exercées par l’écosystème de l’historien ou de l’historienne qui entreprend de travailler sur ce thème. La question du genre est bien sûr abordée aussi à plusieurs reprises. Les sciences humaines remplissent parfaitement leur rôle, celui de déplier les reliefs aplatis, de regonfler le contenu lyophilisé du geste, si « banal », de l’allaitement. On n’imagine pas, avant la lecture de ce livre, jusqu’où un seul mot, un seul geste, peut nous emmener. La puissance de cet ouvrage réside dans la multiplicité des approches et des disciplines. Les clés d’entrée peuvent être macro ou microscopiques : le lait, le sein, la mère, les nourrices, mais aussi le social, l’économique, le politique, le corporatiste, le religieux, le psychologique, l’affectif, le médical. Ces textes nous donnent à comprendre pourquoi l’allaitement condense tant d’enjeux. Sa force réside également dans une structure qui balaie chronologiquement quatre grands thèmes : débats ; transferts ; corps et produits ; actrices acteurs. Cette double entrée, chronologique et thématique, permet au lecteur et à la lectrice de le lire en fonction de ses intérêts et dans l’ordre qui l’inspire. Parmi les actrices concernées par l’allaitement, la nourrice concentre l’attention et les regards de plusieurs articles. C’est important pour deux raisons : elle est une actrice souvent présente que l’on ne peut bien sûr pas esquiver ; elle est aussi une exigence épistémologique dans notre réflexion. Son existence même questionne d’emblée sur la relation mère-enfant. Le bébé qui trouverait d’instinct le sein de sa mère, trouve en fait d’instinct un sein qui puisse le nourrir, que cela soit celui de sa mère ou celui d’une autre femme. La seule pertinence biologique de la nourrice permet de désactiver l’aspect affectif et relationnel automatique que l’on prête au lien mère-enfant. Intruse dans cette dyade presque sacralisée, elle attire, à certaines périodes et dans certains contextes, des critiques répétées. Elle est nécessaire mais détestable. Elle a la réputation d’être à la base de tous les maux qu’un enfant peut endurer durant sa croissance. C’est du moins ce que nous avons longtemps cru. Mais là aussi la révision historiographique amène à son égard une nuance bienvenue. L’histoire du lait ouvre également sur une compréhension subtile de ce que pouvait signifier ce fluide à certaines époques. On découvre entre autres que le « lait » n’est ni un produit stable, ni un produit neutre. Son histoire peut se confondre avec celles des humeurs et celles des fluides. On entre alors dans toute la question de la représentation corporelle occidentale et dans sa mutation profonde et irréversible. La matérialité moléculaire remplace finalement l’économie des fluides qui aura traversé plusieurs millénaires. Le saut est quantique : les humeurs ont été pulvérisées en molécules.

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Pour terminer cette rapide évocation arbitraire et pointilliste du contenu, je souhaite juste souligner le fait que, grâce aux multiples éclairages, on comprend comment un phénomène intime acquis pour tous implique des enjeux corporatistes, politiques, commerciaux importants. Matrones, sages-femmes vont être mises à l’écart pour que la corporation médicale puisse asseoir son autorité ; par leur ancrage dans la cellule familiale du 19e siècle, les mères vont permettre l’expansion des mouvements natalistes et participer à l’éducation de futurs citoyens. La commercialisation du lait artificiel amène des débats économiques, médicaux, politiques. On l’a vu, le geste de l’allaitement casse les codes de la polarisation nature-culture, contextuel-universel. Il nous défie également dans notre distinction entre physiologique et mental. Il sous-tend parfois une transmission de valeurs autant morales que nutritives ; il nourrit et éduque tout à la fois ; il transforme l’enfant abandonné en fondateur de cité. Cet ouvrage important nous invite à découvrir toutes les facettes, prévisibles et imprévisibles, qui façonnent la question de l’allaitement. Ces facettes sont mises à plat, considérées, analysées, explicitées. On quitte alors la morale et la doxa, pour restituer la complexité insoupçonnée d’un geste si « banal ». C’est précisément dans cet exercice que l’on reconnaît la force, la puissance, la pertinence et la nécessité des sciences humaines.

Index des noms

Cet index réunit les noms d’auteur-trice-s et de personnages historiques ou mythologiques figurant dans le corps du texte. Les noms renvoyant à des figures littéraires sont en italique. Abraham, 227 Acacallis, 750-751 Acca Larentia, 753, 755 Achille Tatius, 711 Achille, 472, 638, 708, 738 Adams, Carol J., 772 Ades, Dawn, 209 Adgar, 247 Adon de Vienne (saint), 50-51 Adonis, 281-282, 285, 288 Adrien IV (pape), 252 Aelia Honorata, 740 Aetius d’Amide, 654, 660 Ainsworth, Mary, 376, 383 Albert le Grand, 512, 519, 825, 936 Alberti, Leon Battista, 353, 533, 798 Albucasis, 842 Alciat, André, 263 Alcmène, 263, 708, 710-711, 723 Alcméon, 28, 636, 723, 903, 905 Aldebrandin de Sienne, 44, 230-234, 513, 525, 528-531 Alembert, Jean Le Rond d’, 106, 147, 365 Alemona, 482-483 Alexandra (nourrice de Néron), 736 Alexandre d’Aphrodisias, 825 Alexandre de Tralles, 660 Alfonso Maria de Liguori (saint), 571-573, 578 Alith de Montbard, 507-509 Alpers, Svetlana, 286 Alphonse VI, roi de Castille et de León, 246 Alphonse X, roi de Castille et de León, 311, 318

Alphonse XI, roi de Castille, 318 Amalthée, 27, 748 Amand, Pierre, 839 Ambroise de Milan (saint), 326, 338, 729 Amenhotep II, 700, 705 Amenhotep III, 702 Amon, 705 Amphiaraos, 636, 903-905 Anaxagore, 368 Andrea del Sarto, 339-340 Andrieu, Pierre, 529-530 Andromaque, 723 Anel, Dominique, 107 Angel, Philips, 91 Angilbert, abbé de Centula, 245 Angitia, 714 Anne (Hannah, mère de Samuel), 568 Anouket, 29, 701 Anselme (clerc de Laon), 247 Antéros, 289-291, 358 Antoninus Liberalis, 751 Anubis, 29, 652, 707 Aphrodisia (nourrice), 729 Aphrodite, 282, 476, 478-479, 635, 754. Voir aussi Vénus Apollon (Aplu), 647, 707, 750-751, 913, 915 Apollon Moritasgus, 641-642, 647 Apple, Rima D., 115 Apulée, 427, 501, 703, 715 Aragon, Louis, 211 Araldi, Alessandro, 268, 271 Arbuthnot, John, 547, 552 Arce de Otálora, Juan, 314-315 Arès, 711. Voir aussi Mars

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i n dex des n oms

Arétin, Pierre, 274-275, 278 Ariane, 281 Ariès, Philippe, 36, 134, 145, 217, 228, 582 Aristote, 38, 93, 173-174, 232, 279, 308, 460, 470, 478-479, 497, 511, 515-517, 519, 569, 653, 723, 811, 823, 825, 838 Arnaud de Bonneval, 774 Arnold de Saxe, 936 Arsinoa, 905 Artémidore de Daldis, 497 Artémis (Artumès), 328, 427-429, 638, 913. Voir aussi Diane Asclépios, 748. Voir aussi Esculape Assiáyn, Nicolás de, 315 Astraios, 419 Astyanax, 723 Atalante, 472 Athéna, 709-710, 723, 754. Voir aussi Menerva Atkins, Peter, 117-118, 548 Attis, 501 Aubigné, Théodore Agrippa d’, 42, 63, 73, 808-809 Aufrère, Sydney Hervé, 194 Augé, 738 Auguste, empereur romain, 474, 501, 729, 735 Augustin d’Hippone (saint), 220, 236, 339, 353, 357-358, 437-445, 482, 508, 714, 729, 750 Aujaleu, Eugène, 626 Aulu-Gelle, 510, 529-530, 533-534, 733, 801 Austremoine, 246 Avelli, Francesco Xanto, 287 Averroès, 517 Avicenne, 204, 232-233, 279, 511, 513-514, 516, 519, 522, 524-527, 529, 825, 839, 842 Avidiena Eutyche, 643 Avishai, Orit, 215 Aznar Cardona, Pedro, 315 Azpilqueta, Martin d’, 570-571 Baburen, Dirck van, 433-434 Bacchus, 30, 285, 496, 712713. Voir aussi Dionysos

Bachelard, Gaston, 959, 961, 963 Bacon, Francis, 99 Badinter, Élisabeth, 113, 401-402, 407, 413, 583, 853 Ballerini, Antonio, 573 Ballexserd, Jacques, 103-106 Barbari, Jacopo de’, 280 Barbaro, Francesco, 236 Barnabei, Felice, 644 Barthélémy (saint), 239-240 Barthélémy l’Anglais, 44, 227, 229, 231-232, 234, 307 Barthes, Roland, 965-968 Baschet, Jérôme, 51, 182 Baudoin, Jean, 358 Baudouin II, empereur de Constantinople, 249 Bauhin, Caspar, 821-822, 829 Baxandall, Michael, 273 Béatrice de Savoie, 232 Beaumont, Lesley A., 635 Bégon, Charlotte de, 852 Beham, Barthel, 271, 273 Beham, Hans Sebald, 271, 273, 432 Behr, Georg Heinrich, 550 Bellièvre, Claude de, 427 Bembo, Pietro, 87 Benoît XIII (pape), 253 Benveniste, Émile, 918 Berengario da Carpi, 279 Bermejo, Bartolomeo, 54 Bermingham, Michel, 102-103 Bernard de Clairvaux (saint), 325, 327, 329334, 355, 507-509, 775 Bernard de Gordon, 279, 306, 513, 522, 524525, 527 Bernardin de Sienne (saint), 235-237, 532533 Bersuire, Pierre, 282 Bertrand, Jacqueline, 619 Beurrier, Paul, 808 Bidon, Danièle Alexandre, 219 Billiard, Auguste, 680 Blanchard, Jacques, 337-338, 341-345, 348355, 357-359

index des noms

Blanche de Castille, 250 Blanche de Navarre, 252 Blas Verdú, 315 Bleda, Jaime, 315 Blum, Carol, 113 Bobel, Chris, 401 Boccaccino, Camillo, 285 Boccace, 39 Bodeslas II, roi de Pologne, 769 Bodmer, Johann Jakob, 542, 552, 556, 559, 561 Boerhaave, Herman, 543-547, 549-550, 553-554 Boltanski, Luc, 218, 380 Bombelles, Angélique de Mackau, marquise de, 836, 858-861 Bombelles, Marc de, marquis de, 859-860 Bonaventure de Bagnoregio (saint), 339 Bonfante, Larissa, 635 Bonnet, Doris, 219 Boon, Sonja, 836 Bordenave de Drisse, madame, 816, 851 Bosch, Jérôme, 90 Boschini, Marco, 293 Bosnakis, Dimitris, 726 Botticelli, Sandro, 52-53, 57, 266-268, 280 Bourdieu, Pierre, 99, 895 Bourgeois, Louise, 840 Bourguière, André, 806 Bouvier, Jean-Baptiste, 574-575 Bouvignes, Louis de, 358 Bowlby, John, 376, 383, 866, 870 Boyle, Robert, 550 Boyvin, René, 428 Brès Gebelin, Magdeleine Alexandrine, 128 Breton, André, 207 Bronzino, 283 Brouzet, Pierre, 782, 789 Brueghel Pieter l’Ancien, 89-90 Brunel, Pierre, 38 Bruno, Giordano, 278 Buchan William, 856-857 Buffon, Georges-Louis Leclerc de, 860-861 Bullion, Claude de, 343 Bullion, madame de (Angélique Faure), 344

Burgos, Vicente de, 307 Burlamacchi, Catarina, 807 Burlamacchi, Iuditta, 807 Burlamacchi, Vincenzo, 806-807 Burroughs, Alan, 291 Butler, Judith, 781, 783 Buxton, Dorothy, 448 Caelius Aurelianus, 512, 732 Callisto, 913 Calvin, Jean, 73 Camille, reine des Volsques, 748, 750 Camós, Marc Antonio de, 311 Campenhausen, Britta von, 264 Campin, Robert, 54, 273-274, 938-939 Capellmann, Carl, 575-576 Capriotti Vittozi, Giuseppina, 197 Caradoc (Première continuation du Conte du Graal), 41 Caravage, le, 49, 432 Cardi, Coline, 125 Caron, Alfred, 581, 588 Cassegrain, Guillaume, 49-50 Cassidorus (Roman de Cassidorus), 759, 761 Cassina, Francesco Bernardino, 806 Castiglione, Giovanni Benedetto, 330 Castro, Ezechiele di (Pedro de Castro), 204 Catherine de Sienne (sainte), 53, 776 Caton l’Ancien, 237, 728, 920 Caton le Jeune, 733 Catulle, 178, 473 Cavalier d’Arpin (Giuseppe Cesari), 97, 340-341 Cecco d’Ascoli, 936 Ceita, Joao de, 315 Cellini, Benvenuto, 428 Celsus, 838 Cérès, 444, 496. Voir aussi Déméter Cervantès, Miguel de, 315 Chacón, Alonso, 316 Chalons, évêque de, 325 Champendal, Marguerite, 585-586, 589 Chandieu, Françoise de, 851 Changy, Blaise de, 800 Changy, Jacques de, 800

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i n dex des n oms

Changy, Marguerite de, 800 Changy, Pierre de, 800-802 Charlemagne, 248, 773 Charles d’Anjou, 254 Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, 42 Charles V, roi de France, 227, 252-253 Charles VIII, roi de France, 253 Charrière de Sévery, Angletine, 812, 814 Charrière de Sévery, Catherine, 812, 814815, 856 Chartier, Roger, 368 Cheyne, George, 555-556 Chigi, Agostino, 276 Chimier, Jean-Philippe, 494 Chiron, 472, 738 Chnoubis, 26, 650-656 Chou, 701 Chrétien de Troyes, 756, 759 Christine de Pizan, 39-40, 46 Chrosciejowski, Johannes (Groscesius), 823 Chrysippe, 801 Cicéron, 358, 475, 712, 914 Cimon (Micon), 39, 81, 268-271, 275-278, 328, 431-433, 968 Cinésias (Aristophane), 722 Claire d’Assise (sainte), 775 Classen, Albrecht, 36 Claudia Damalis, 729 Claudius Protamachus, 729 Claudius Rufinus, Lucius, 737 Claudius Sequens, 737 Claverie, Pierre-Vincent, 249 Cléopâtre, 281 Clifford, Charles, 968 Clytemnestre, 28, 638, 723, 905-906 Coeffeteau, Nicolas, 353 Cole, Mark, 597 Collin de Plancy, Jacques-Albin-Simon, 245 Colombo, Michele, 822 Colonna, Francesco, 281, 295 Comella, Annamaria, 644 Conklin, Beth A., 379 Consevius, 482-483 Constantin l’Africain, 231-233, 511

Constantin, empereur romain, 331-332 Conti, Leonardo, 597 Conti, Natale, 358 Cordier, Jean, 70 Corrège, le, 286 Courten, Louis de, 816 Cova, Anne, 125 Crew, David, 594 Cupidon, 183, 265, 281-283, 285-289, 293, 310, 351 Cupra (divinité italique), 714 Cybèle, 427-428, 635 Cyrus, 748, 750-751, 773 Da Costa, Vicente, 315-316 Daillé, Jean (le fils), 807-808 Daillé, Jean, 807 Dalí, Gala, 207-209 Dalí, Salvador, 207-211 Damigéron-Évax, 649-650 Danese, Roberto, 276-278, 499 Dante Alighieri, 273 Danton, Georges, 371 Daret, Jean, 323 Daret, Pierre, 355 Darius, 501 Darwin, Charles, 775 Dauphine, madame la (Marie-Josèphe de Saxe), 834 David, Jacques-Louis, 363-367 Davidson, Denise, 836 Davis-Floyd, Robbie, 408 De la Caballería, Pedro, 314 Dea Nutrix, 699, 740-741 Debreyne, Pierre-Jean Corneille, 575 Decima (divinité romaine), 482 Defoe, Daniel, 785, 787 Deleuze, Gilles, 334 Deleyre, Alexandre, 368 Della Robbia, Andrea, 254-256 Déméter, 707, 915, 918. Voir aussi Cérès Démonassa, 903 Démophon, 707 Denis, Clément, 372 Denys d’Halicarnasse, 749, 753-754

index des noms

Descartes, René, 158 Desclais-Berkvam, Doris, 36 Descuret, Jean Baptiste-Félix, 573-574 Desessartz, Jean-Charles, 103-105, 218, 834, 838, 843-845 Despars, Jacques, 523-524, 528-531 Déyeux, Nicolas, 115 Di Fazio, Massimiliano, 714 Diane, 427, 643. Voir aussi Artémis Díaz de Montalvo, Alonso, 311, 319 Dick-Read, Grantly, 385 Diderot, Denis, 106, 113, 147, 365 Diespiter (Diespater), 482 Dioclès de Caryste, 724 Diodore de Sicile, 706, 709-711, 723 Diogène d’Apollonie, 232 Diogène de Sinope, 687 Dionis, Pierre, 842-844 Dionysos, 30, 425, 711-712. Voir aussi Bacchus Dioscoride, 498, 500, 553, 649, 660, 672-674 Djaoui, David, 493 Donzelot, Jacques, 136 Dorlin, Elsa, 128, 857 Dou, Gerard, 91-96 Douglas, Mary, 162 Drelincourt, Charles, 71 Du Bellay, Joachim, 87-90 Du Bourg, Bruno, 858 Du Bourg, Élisabeth, 858 Du Coudray, Angélique, 217, 839 Dubost, Marcel, 618, 628 Duden, Barbara, 150 Dumoulin, Maryse, 219 Dupont, Pierre-Charles-François, 368 Dupuis, Charles-François, 701 Duquesnoy, François, 351 Durand, Gilbert, 38 Durantini, Mary Frances, 219-220 Dürer, Albrecht, 271, 280 Duval Soret, Nicolas, 816 Duval, Charles, 368 Dykes, Fiona, 165, 375, 380 Eckardt, Friedrich, 598, 603, 605 Églogé (nourrice de Néron), 736

Eike von Repkow, 238 Eisenhut, Heidi, 560 Électre, 906 Eliade, Mircea, 38, 40 Elias, Norbert, 948 Élisabeth de France (Madame Élisabeth), 858 Emmens, Jan, 93 Empédocle, 825 Epelboin, Alain, 219 Érasme de Rotterdam, 68-69, 83, 87, 97, 353, 799, 801, 803-804 Ératosthène, 30, 419-420, 708, 711 Erhart, Michel, 935, 939 Érinye, 43 Ériphyle, 28, 636, 723, 903-906 Éros, 282, 289-291, 357-358 Erroux-Morfin, Marguerite, 194 Ésaïe (prophète), 73 Ésaü, 63-64 Eschyle, 501, 559 Escobar del Corro, Juan, 315 Esculape, 487, 754. Voir aussi Asclépios Ésope, 735 Espina, Alonso de, 314, 317 Estienne, Henri, 665-666 Étéocle, 638, 903, 905 Étienne (saint), 43, 239-240 Étienne de Bourbon, 238 Étienne II (évêque de Clermont), 246 Euphilèthe, 722 Euripide, 425, 723 Euryclée, 926 Eusèbe de Césarée, 42 Eustache (saint), 758 Euterpe, 96, 99 Eutychès (frère de lait de Nico), 738 Ève, 285 Faaborg, Jens N., 230 Fabia Rustica, 736 Fabiano, Doralice, 27 Fabius Stabilius, Marcus, 736 Fabriano, Giacomo, 823 Faguet, Émile, 83

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i n dex des n oms

Faustulus, 749, 753 Fauve-Chamoux, Antoinette, 146, 835, 837 Favorinus d’Arles, 471-472, 510, 530, 533-534, 733-734, 801 Feldweg, Irma, 598 Félibien, André, 337, 342, 344, 359 Fercoq du Leslay, Gérard, 493 Fernando Afán de Ribera, duc d’Alcalá, 74 Feronia, 714 Festio, 474-475 Ficin, Marsile, 339, 553 Figueiredo-Biton, Cristina, 459 Fildes, Valerie, 149, 202, 835 Filère, Joseph, 354 Filippo Busserio di Savona, 243-244, 936 Fishel-Sargent, Carolyn, 408 Flanders, Moll, 785-787 Flandrin, Jean-Louis, 145-146, 235 Flavius Josèphe, 42 Fluvionia (Fluonia), 482-483 Fonseca, Damián de, 315 Fortuna (Primigenia), 29, 712, 716, 914 Foucault, Michel, 117, 137, 158-159 Fouquet, madame (Marie de Maupeou), 671, 673 Fourcroy, Antoine, 371 Francesco da Barberino, 230, 233 Francia, Francesco, 437 Franckert, Hans, 90 Franco, Francisco, 447 François d’Assise (saint), 52-54, 57, 332, 775-776 François Ier, roi de France, 276, 340 Frédéric II de Gonzague, duc de Mantoue, 276, 286 Fricke, Beate, 49-50 Frodoinus (abbé de Novalesa), 245 Froment, Mathieu, 784 Fuchs, Michel, 491 Fulbert de Chartres, 243, 247 Fumaroli, Marc, 815 Furius Bibaculus, 178 Furius, 473 Fuscinius Exsuperatus, Lucius, 739-740

Gaiffier, Baudouin de, 240 Galien, 231, 233, 277, 279, 310, 498, 500, 511, 513-515, 527, 529, 530, 540, 554, 652, 655, 660, 671-672, 674, 731, 751, 825-826, 828, 838 Galtier, Bernard, 64 Galton, Francis, 455 Ganymède, 473 García, Domingo, 314 Garnier, Antoine, 351 Garnier, Nicolas, 493 Gaston Phoebus, 534 Gélis, Jacques, 146, 218, 868 Genita Mana, 483 Genlis, Caroline de, 853 Genlis, Félicité de, 853, 857 Gérard de Crémone, 511 Gerhard, Gesine, 597 Germain, Michel, 937 Germanicus, 736 Gessner, Salomon, 542 Geymüller, Johann Rudolf, 554 Giacometti, Alberto, 209 Giampietrino, 283 Giélée, Jacquemart, 711 Gilles de Rome, 231 Gilles l’Ermite (saint), 43, 757, 773-734 Gilly (mademoiselle), 855 Gilly, Marie (madame Gilly), 856 Giordano, Luca, 293 Giorgione, 266 Giovanni di Balduccio, 56 Giovanni Pisano, 339 Giraldi, Giovanni Battista, 263 Gissey, Henri, 675 Glypté, Publicia, 738 Gobi, Jean, 39 Godefroy de Bouillon, 45, 761 Godelier, Maurice, 333, 460 Godinot (chanoine de Reims), 252 Gofkens, frères, 937 Golay, Étienne, 586, 588-589 Goltzius, Hendrick, 293 Goulart, Simon, 73 Gozzoli, Benozzo, 220

index des noms

Gratien, 235 Grégoire (saint), 247 Grégoire le Grand, 228, 233, 236, 509 Grégoire, Henri Jean-Baptiste (l’Abbé Grégoire), 366 Grève, Guillaume-Ernest, 331 Guadalajara, Marcos de, 315 Guevara, Antonio de, 801 Guibert de Nogent, 247 Guidetti, Michèle, 219 Guido Guerra (comte), 254 Guillaume de Conches, 511 Guillaume de Machaut, 181 Guillaume de Malmesbury, 247 Guillaume de Moerbecke, 511 Guillaume de Saint-Thierry, 507-509 Guillaume de Salicet, 513, 525-526 Guillemeau, Jacques, 811, 841-842, 845, 852, 857 Guinefort, 238 Guinier (Première continuation du Conte du Graal), 41 Gunther de Pairis, 249 Gurjeva, Lyuba, 114-115 Gury, Jean, 573, 576 Gutiérrez de Godoy, Juan, 308 Guy de Chauliac, 515, 842 Habis, 748, 754 Hadrien, empereur romain, 730 Hagar, 227 Haller, Albrecht von, 544 Handsch, George, 810 Hâpy, 705 Hariulf (moine), 245 Harmonie, 264 Harpocrate, 30, 703, 715 Harris, Steven, 209 Harvey, William, 543 Hatchepsout, 700-701 Hathor, 29, 193, 197, 700-701, 705 Hauser, Gaspard, 749 Hébé, 710 Hector, 220, 638, 708, 723, 806 Hécube, 220, 638

Hédistè, 722 Heim, Hans-Ulrich, 539, 561-562 Heim, Johann Heinrich, 539 Heim, Samuel, 561-562 Hélène (sainte), 330-332 Hélène de Constantinople (La Belle Hélène de Constantinople), 758 Henri III, roi de France, 803 Henriquez, Crisostomo, 326 Héra, 30, 195, 225, 419-420, 635, 708-711, 723, 914-915, 918. Voir aussi Junon, Uni Héraclès (Hercule, Herclé), 30, 195, 263, 420, 708-713, 723, 738, 914, 918 Herentas, 714 Heretmiller, Marie Catherine, 949-950 Hériman de Tournai, 247 Héritier, Françoise, 333, 459, 469, 893 Hermann de Laon, 247 Hermès, 420, 707-708, 711, 722. Voir aussi Mercure Héroard, Jean, 845 Herzog, Werner, 749 Hésat, 700, 706 Hésiode, 419, 476, 479 Hippocrate, 231, 470, 515, 540, 552, 822, 824-826 Hirzel, Caspar, 542 Hitler, Adolf, 596 Hoffmann, Friedrich l’Ancien, 554 Hoffmann, Friedrich, 551, 674 Homère, 479, 710 Hortensius, 733 Horus, 463, 674, 703, 706 Hotman, Marguerite, 845 Houbraken, Arnold, 93 Hugo d’Oignies, 247-248, 257 Hugo, Victor, 771 Hunayn Ibn Ishaq, voir Joannitius Hygie, 487, 638 Hygin (Caius Julius Hyginus), 263, 420, 711 Hypérion, 419 Ide de Boulogne, 761 Ilithye, 638 Inauen, Anton Josef, 562

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i n dex des n oms

Inauen, Ignaz Johann Anton, 562 Inauen, Karl Jacob, 562 Ino, 30, 713 Isaac, 568, 771 Isabelle d’Aragon, 250 Ischomaque, 722 Isidore de Séville, 228, 231, 476, 478, 482, 750 Isis, 29-30, 220, 266, 280, 365, 463, 501, 652, 674, 699-701, 703-706, 715-716 Israeli, Isaac, 232 Jacob (fils d’Isaac), 63-64, 227 Jacques de Breul, 937 Jacques de Vitry, 39, 237 Jacques de Voragine, 773 Jacques de Zébédée (apôtre), 463 Jannot, Jean-René, 919 Janus, 482-483 Jaucourt, Élisabeth de, 854-856, 861 Jaucourt, Élisabeth-Suzanne de, 855 Jaucourt, François de, 855 Jaucourt, Louis de (le Chevalier de Jaucourt), 834, 854 Jaucourt, Louis Pierre de, 854 Jaucourt, Suzanne de, 854-855 Jean (évangeliste), 255 Jean Chrysostome (saint), 326, 338 Jean Corbechon, 227, 229 Jean de Berry, 51 Jean de Gaddesden, 526 Jean de Haute Seille, 43 Jean de Meung, 766 Jean I, roi de Castille, 318 Jean-Baptiste (saint), 52, 255 Jean-Paul II (pape), 577-578 Jeanne d’Évreux, 250 Jeanne de Bourgogne, 937 Jeannin (docteur), 617-618 Jérôme de Stridon (saint), 338, 777 Jésus (l’enfant Jésus), 30, 50, 56-57, 61, 70, 81, 219-220, 273, 324-325, 327-329, 331-332, 623, 704, 935, 937 Jésus (le Christ), 50, 52-54, 56, 60-61, 69-71, 81, 182, 219-220, 228, 245-246, 250, 255,

324-325, 329-334, 340, 353, 355, 357, 437439, 444-445, 509, 568, 774, 776, 937, 939 Joannitius, 232 Jocaste, 638 Jokébed, 568 Joos van Cleeve, 273 Joseph (saint), 70 Joseph Ier de Habsbourg, 948, 950 Josset, Pierre, 815 Joubert, Laurent, 278, 857 Jourdain de Saxe, 438 Juan d’Autriche (l’infant don Juan), 318 Julia Livillia, 736 Julia, Dominique, 217 Julianos (fils de Nonna), 654 Julien (évêque de Saint-Étienne), 239-240 Julien, Rosalie, 836 Junon, 263, 328, 480-483, 712, 715, 754. Voir aussi Héra, Uni Junon Caprotina, 480 Junon Fluonia, 483 Junon Lucina, 481, 715 Junon Mena, 483 Junon Ossipagina, 483 Jupiter, 263, 420, 712-716. Voir aussi Zeus Jupiter Ruminus, 714-715 Justin (abréviateur de Trogue-Pompée), 751 Juvénal, 177, 470 Juvernay, Pierre, 355 Kanor (Roman de Kanor), 759-760 Karcher, Nicola, 286 Kartarius, 439 Katz Rothman, Barbara, 396, 892 Kayser, Konrad, 595 Kayser, Marie-Elise, 593-599, 603-605 Kenamon, 702, 705 Kerber, Linda K., 140 Klapisch-Zuber, Christiane, 44, 570, 796, 809 Knibiehler, Yvonne, 133, 862 Knight, Rosie J., 129-130 L’Hospital, Michel de, 802 La Framboisière, Nicolas de, 813

index des noms

La Marche, Marguerite du Terte de, 839 La Marche, Olivier de, 665 Lacore, Suzanne, 617 Lactans (divinité romaine), 714 Lagarce, Jacques, 195 Laget, Mireille, 146, 218 Lagorrée, Françoise de, 851 Lagorrée, Gabriel de, 851 Lallemand, Léon-Fréderic, 144 Lallemand, Suzanne, 219 Lancelotz (Cornelius Lancillottus), 444 Laqueur, Thomas, 126 Laquy, Willem Joseph, 93 Larousse, Pierre, 187-188 Laskaris, Julie, 674 Laslett, Peter, 145 Latini, Brunetto, 233 Laurent de Paris, 357 Le Bé, Guillaume, 667 Le Grand, Étienne, 326 Le Grand-Sébille, Catherine, 219 Le Guerchin, 348-351 Le Maistre, Antoine, 325, 331 Le Noir, Philippe, 808 Le Noir, Suzanne, 808 Le Peletier de Saint-Fargeau, Louis-Michel, 368, 371 Le Rebours, Marie-Angélique Anel, 107108, 202-203, 839, 858 Le Roy Ladurie, Emmanuel, 147 Leblond, Marius-Ary, 681-682 Leclerc, Charles-Gabriel, 810-811 Lelong, Marcel, 614, 624-625 Lenoir, Alexandre, 701, 703 Lenoncourt, Robert de, 253 Léonard de Vinci, 283 Léopold Joseph de Habsbourg, 948-950 Léry, Jean de, 804-805 Lett, Didier, 151, 220, 775 Leucothée, 30 Lévi-Strauss, Claude, 38, 332 Levieux, Raynaud, 323 Levret, André, 834, 843-844 Liber, 482-483 Libera, 482-483

Licinia, 728 Liebault, Jean, 279, 666 Liebig, Justus von, 953 Ligorio, Pirro, 428 Linas, Gabriel, 615 Linnaeus, Carl, 115 Lionetti, Roberto, 775 Lippi, Filippino, 339 Lippi, Filippo, 239 Llanes Domingo, Carme, 55 Lock, Margaret, 168 Locke, John, 583 Lomazzo, Giovan Paolo, 285 Longhurst, Robyn, 334 López, Gregorio, 311 Loret, Jean de (conseiller du roi, Agen), 807 Loret, Jean Pierre de, 807 Louis IX, roi de France (saint), 232, 249250, 254, 331-332 Louis VII, roi de France, 331 Louis XIII, roi de France, 331-332, 343, 845, 942 Louis XIV, roi de France, 358 Louis XV, roi de France, 217, 782 Louis XVI, roi de France, 858 Louvois, marquis de, 853 Loux, Françoise, 146, 218 Luc (évangéliste), 341 Lucas van Leyden, 287 Lucina, 483 Lucius Verus, 647 Lucrèce, 178 Ludolfus de Sudheim, 244 Luis de Granada, 307 Luis de León, 308 Lupton, Deborah, 868 Luther, Martin, 63-64, 238, 326 Luyster, Amanda, 769 Lygiron, 472 Lysias, 722 Macaire d’Alexandrie, 773 Macaire de Sceté, 773-774 Macrobe, 530 Maher, Vanessa, 160

9 83

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i n dex des n oms

Maïa, 420, 711 Maineri, Maino 522, 527-528, 531 Maire, Brigitte, 179 Maître à la tête de Griffon, 160 Maître de Flore, 275 Maître Henri, 937 Mâle, Émile, 766-767 Mamant (saint), 776 Mandeville, Jean de, 244 Manrique, Angelo, 326 Mansfield, Becky, 384 Mantegna, Andrea, 97, 268 Marbode de Rennes, 936 Marc (évangéliste), 765 Marcellus Empiricus, 651 Marcia, 733 Marciana (nutrix), 737 Marezkaj, Marie, 596 Marfan, Antoine, 614 Marguerite de Provence, reine de France, 232 Marguerite de Valois, reine de France, 666 Mariana, Juan de, 311-312 Marianne, 787 Marica, 714 Marie (la Vierge Marie), 49-54, 57, 61-62, 70, 81, 220, 244-248, 250, 252-253, 255, 257, 273, 285, 324-334, 355, 357, 437-439, 441, 443-445, 463, 567-568, 570, 623, 699, 704705, 715, 768, 774-775, 935-939 Marie Amélie de Habsbourg, 948 Marie de Médicis, reine de France, 840 Marie Josépha de Habsbourg, 948 Marie Madeleine (sainte), 330-333, 769 Marie-Antoinette d’Autriche, reine de France, 858 Marie-Joseph du Christ (sœur), 619, 623 Marissal, Claudine, 136, 140 Marivaux, 787-788 Mars, 261-265, 267-268, 276, 285, 287-293, 295, 351, 753-755. Voir aussi Arès Martial, 177 Martin, Bernardin, 673-675 Martin, Marie, 371 Maspero, Gaston, 195 Mater Matuta, 29-30, 712-713

Mattero, Sari, 477-478 Matthieu (évangeliste), 341 Maur (saint), 247 Mauriceau, François, 202, 813, 841-844 Maxence, empereur romain, 331 Mayerhofer, Ernst, 611 McLaren, Dorothy, 149 McTavish, Lianne, 843 Médicis, Laurent de, 236, 339 Mefitis, 714 Meidias (peintre de), 905 Méliteus, 748 Mellan, Claude, 326 Mellin, Charles, 432 Mélusine, 40-41, 44-45, 761, 772 Memmi, Dominique, 889 Mena, 482-483 Menerva, 913. Voir aussi Athéna Mercure, 290, 420. Voir aussi Hermès Mercuriale, Girolamo, 821-831 Mercurio, Scipione, 204 Mérot, Alain, 220 Mesaglio-Nevers, Janine, 210 Meyer (docteur d’Arbon), 539 Michel (saint), 253 Michel Scot, 511, 516, 529-530, 534 Michel-Ange, 283, 286 Michelet, Jules, 791, 967 Micó, Onofre, 315 Micon voir Cimon Mignard, Nicolas, 323-330, 332, 335 Mignard, Pierre, 323, 328 Mignon, Jean, 428 Milétos, 751 Millard, Ann V., 160, 162 Millet, madame, 852 Milliet, Jacqueline, 772 Mirit, 195 Miró, Joan, 962 Mnésithée de Cyzique, 499, 726, 917 Moïse, 568 Molanus, Jean, 323-325, 329, 354, 441 Molière, 358 Molinet, Jean, 42 Montaigne, Léonor de, 799

index des noms

Montaigne, Michel de, 74-75, 353, 770-771, 798-799, 804 Montesquieu, 370 Montouhotep II, 700 Moore, Francesca, 137 Morand, Antoine, 836 Morel, Jean, 802 Morgan, Lynn M., 379 Mousin, Jean, 353 Müntzer, Thomas, 271 Murillo, Bartolomé Estéban, 220, 326, 441 Muscio, 512, 520, 522-523, 526, 529 Naevius (comicus), 476 Namuth, Hans, 686 Necker, Suzanne, 814, 836 Neith, 701 Nemty, 706 Nephthys, 652, 700 Néra (Roman de Kanor), 761 Néron, empereur romain, 736 Néror (Roman de Kanor), 761 Nestlé, Henri, 953-956 Névelon, 50 Newton, Gilles, 500 Nico (fils de Publicia Glypté), 738 Nicolas (saint), 761 Nicolas de Dijon, 357 Nicolaus de Jauer, 238 Nicole (Roman de Kanor), 759-761 Nietzsche, Friedrich, 968 Nigidius Figulus, 471-472, 499 Niobé, 913 Niouserrê, 700 Nona, 482 Nonna (mère de Julianos), 654 Nonnos de Panopolis, 287, 711 Norine, 784 Nout, 700, 705 Noydens, Benito Remigio, 315 Numitor, 754 Núñez de Coria, Francisco, 309-310 Octavie, 736 Odent, Michel, 378, 396

Odier, Lorraine, 125 Odier, Louis, 814, 816 Œdipe, 905 Ogier III, 244 Olivier, Jacques, 354 Olivieri degli Abbati-Giordani, Annibale, 645 Onians, Richard B., 477-478 Opis, 280 Oppien d’Apamée, 751 Oreste, 28, 638, 723, 903, 905 Oribase, 233, 277, 499, 660, 731, 917 Osiris, 652, 705-706 Ossipagina, 482 Ostanès, 650 Ouranos, 419-420, 711. Voir aussi Uranus Ovide, 178-179, 264, 282, 501, 712, 749, 753 Paideusis, 925, 930 Paleotti, Gabriele, 344, 354, 358 Pan, 753-754 Panofsky, Erwin, 37 Paolo da Certaldo, 533 Paolucci, Francesco, 823 Paperia, 644 Paré, Ambroise, 72, 353, 811, 840, 857 Parentino, Bernardo, 283 Pâris, 472 Parmentier, Antoine-Augustin, 115 Parques, 728 Partula, 482 Pascal, Blaise, 808 Pasqualini, Giovanni Battista, 348 Paster, Gail Kern, 118 Pasteur, Louis, 669 Pastoureau, Michel, 752 Paul d’Égine, 831, 838 Paul de Tarse (apôtre), 60, 69-72, 228, 338339, 341, 427, 777 Pausanias, 750 Pencz, Georg, 271-276 Peniculum, 475 Pépy, 700 Percival, Thomas, 549 Perin del Vaga, 268, 271

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i n dex des n oms

Periplectomenus, 476-477 Peris, Antoni, 54-57 Péro, 39, 81, 267-273, 275-278, 283, 328, 431434, 968 Perrault, Charles, 342 Perrenoud, Patricia, 381, 386-387 Perse, 470, 474, 477 Petit, Jean-Louis, 833-834, 838, 843-846 Petit, madame, 619 Petit, Michel Edme, 368 Pétrarque, 87 Pétrone, 470, 473-475 Pfiffner, Albert, 955 Phénix, 738 Philander, 750 Philippe de Beaumanoir, 233 Philippe de Lalaing, comte de Lalaing, 666 Philippe IV, roi d’Espagne, 313-314 Philippe le Bel, 231 Philocles, 559 Philostrate, 282, 286 Phoibé, 905 Phylacides, 750 Pic de la Mirandole, Jean-François II, 281282 Pie XI (pape), 576 Pie XII (pape), 577 Piero di Cosimo, 268, 280 Pierre (apôtre), 60, 246 Pierre I Le Cruel, roi de Castille, 318 Pierrot, Jean-Étienne, 573 Piles, Roger de, 344 Pindare, 749 Pineau, Marisa, 626 Pineda, Juan de, 315-316, 569-570 Pingray, Pierre, 810-813, 815 Pinturicchio, 280 Piron, Alexis, 103-104 Pitrè, Giuseppe, 459-460 Platon, 358, 723-724, 748, 823 Platter, Thomas, 808, 829 Plaute, 177, 179, 470, 473, 475-477 Pline l’Ancien, 204, 470-475, 481, 495, 499-500, 540, 550, 552-553, 569, 649, 650, 653-655

Plouzeau, May, 36 Plutarque, 510, 713, 728-729, 731, 733, 735, 754, 826, 920 Poccetti, Bernardino, 329 Poiré, François, 357 Polamn, Jean, 354 Poliphile, 281, 293 Politien, 87 Pollock, Jackson, 686 Polynice, 638, 903, 905 Pomadère, Maia, 486 Pontas, Jean, 574 Pontormo, 283 Porreño, Baltasar, 314 Porter, Roy, 551 Pourchez, Laurence, 680 Poussin, Nicolas, 351 Praz, Anne-Françoise, 125, 134, 138 Prima (nutrix de Julia Livilla), 736 Primatice, le, 271, 340 Proclus, 654 Properce, 474 Proust, Marcel, 967 Pseudo-Augustin, 439 Puytison-Lagarce, Élisabeth du, 195 Pyraichmé, 930 Pythagore, 470 Quinte-Curce, 178 Quintilien, 84-89, 432, 734-735 Rachel, 227 Raimondi, Marcantonio, 273, 287, 340 Ramsès II, 701 Rancé, abbé de (Armand Jean Le Bouthillier de Rancé), 323 Rank, Otto, 755-756 Raphaël, 340, 428 Räuchle, Viktoria, 28 Raymond de Capoue, 53 Raymond Lulle, 230 Razès, 232 Reid, Alice, 137 Rembrandt, 91, 95-99 Rémus, 27, 43, 195, 472, 748-750, 752-755, 773

index des noms

Reni, Guido, 348 Renou, Jean, 671 Réret, 705 Rhéa, 711 Ribera, José, 74 Richeome, Louis, 344, 353 Rieusset-Lemarié, Isabelle, 193 Ripa, Cesare Rivière, Lazare, 674-675 Robert de Châtillon, 775 Robert le Diable, 771 Robespierre, Maximilien, 368 Rodolphe II, empereur du Saint-Empire, 261, 263, 276 Roelas, Juan de, 326 Roland, Eudora, 218 Roland, madame (Manon Roland), 218 Rollet, Catherine, 136, 146, 219 Romano, Giulio, 268, 274, 280-281, 286 Romulus, 27, 43, 195, 472, 481, 748-750, 752755, 773 Rossier, Alfred, 624 Rosso Fiorentino, 271 Rothe, Ursula, 736 Rottio, 737 Rousseau, Jean-Jacques, 44, 103-106, 113, 218, 364, 368-370, 583, 586, 616, 782, 785, 788-789, 803, 812, 814, 816, 844, 851, 856, 858-860, 954, 965 Roux (docteur), 626 Rubens, Pierre Paul, 220, 263, 286, 433-434, 437, 441, 444-445 Rufus d’Éphèse, 672 Rumina, 28, 714-715 Rusterholz, Caroline, 125 Safinius, 473 Saint-Véran (abbé de), 676 Sainte-Marthe, Abel de, 803 Sainte-Marthe, Gaucher de, 803 Sainte-Marthe, Louis de, 803 Sainte-Marthe, Scévole de, 802-803 Sambin, Hugues, 428 Samuel, 568 Sánchez, Tomás, 571-576

Santa Fe, Jerónimo de, 314 Santa María, Pablo de, 314 Santillane, marquis de (Íñigo López de Mendoza y de la Vega), 309 Sarah, 227, 568, 771 Saturne, 476, 482-483 Savary, Jacques, 97 Savonarole, Michel, 279, 514, 517, 524, 526528, 531-534 Scheid, John, 714 Scheper-Hughes, Nancy, 168, 382 Scheuchzer, Johann Jakob, 542, 557 Schiebinger, Londa, 115 Schliemann, Heinrich, 486 Schmidt, Lucy, 586, 588, 590 Schmitt, Jean-Claude, 240, 248 Schurig, Martin, 555 Scribonius Largus, 655 Scultet, Jean, 842 Scultori, Giovan Battista, 288 Sébastien (saint), 255 Séguier, madame (Madeleine Fabry), 344 Séguier, Pierre, 343 Seguins, Hélène de, 330 Seguins, Louise de, 330 Ségur, madame la vicomtesse de, 854 Sekhmet, 700 Semaille, Augustin, 816 Semaille, Marie Jeanne, 816 Sémélé, 711, 713 Sémiramis, 748 Sénèque, 86-88 Senior, Nancy, 837-838 Senouy, 701 Sentinus, 482 Sequana, 503, 643 Sérapion, Johannes, 232 Serqet, 700 Serre, Joseph, 367 Settis, Salvatore, 266 Severina (nutrix), 736 Seychelles, Héraut de, 367 Shorter, Edward, 582-583, 590 Shuttleton, David E., 555 Sienulla, 643

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i n dex des n oms

Sigaut, François, 750 Signorelli, Luca, 54 Silvia, 729 Silvino, Toni, 493 Simon, Claude, 959-961, 963 Sirona, 647 Sluijter, Eric Jan, 91 Sobek, 701 Socrate et Denys, 651-652 Solario, Andrea, 623 Sophocle, 906 Soranos d’Éphèse, 44, 233-234, 277, 495, 498, 500, 512, 522-523, 525-526, 659-660, 672, 730-733, 917, 919 Spary, Emma C., 115, 556, 559 Sperling, Jutta, 49-50, 277, 553 Squarcione, Francesco, 97 Stanislas de Szczepanów, 769-770 Starobinski, Jean, 960 Steinberg, Leo, 219-220 Steinbrüchel, monsieur (de Zurich), 539 Stokes, Patricia, 594 Stolberg, Michael, 829 Storch, Johann, 551 Strabon, 735 Strathern, Marilyn, 765, 778 Sulis Minerva, 643 Tacite, 727 Talbot, Fritz, 611, 614 Tarin, Pierre, 106 Tartuffe, 358 Tassel, Jean, 329 Tefnout, 701 Télèphe, 27, 738, 748 Tervire, 787-788 Tescelin de Fontaine, 507 Thébaud, Françoise, 125 Thémis, 707 Thétis, 708 Thiroux, 369-370 Thiry, Léonard, 428 Thomas d’Aquin (saint), 238, 339, 353 Thomas de Canterbury, 769 Thomas de Cantimpré, 518

Thomas de Chobham, 531-533 Thoutmosis III, 705 Tibère, empereur romain, 715 Tiersot, veuve, 371 Tießler, Hans, 597 Timoxène, 729 Tintoret, le, 263-265 Tissot, Samuel Auguste, 108, 556, 560, 675676, 812, 814-815, 852-853, 856, 858 Titien, 351 Tjeni, 707 Torga, Miguel, 972 Torrejoncillo, Franciso de, 315-317 Tournet, Jean, 329 Trajan, empereur romain, 730 Tribolo, il (Niccolò Pericoli), 428 Trimalchion, 473, 475, 477 Trinquier, Jean, 751-752 Trogue Pompée, 751 Tronchin, Théodore, 814 Trousson, Raymond, 38 Truffaut, François, 749 Turrettini, Zabetta, 807 Uguccione, Francesco, 97 Uni, 709, 914-915. Voir aussi Héra, Junon Uranus, 476, 478-479. Voir aussi Ouranos Urraca, 246 Ursinus, Jean, 309 Vacuna, 714 Valère Maxime, 39-40, 81, 269, 431-434 Valeria Hilaria (nutrix d’Octavie), 736 Valesco de Tarente, 534 Vallembert, Simon de, 839 Van der Vliete, Gillis, 428 Van der Weyden, Rogier, 273 Van der Zee, James, 967 Van Eyck, Jan, 273 Van Hoogstraten, Samuel, 96-99 Van Mander, Karel, 89-91, 93, 97 Varela Osorio, María, 308 Varin (monsieur), 845 Varron, 179, 470, 482 Vasari, Giorgio, 97, 283, 428

index des noms

Vassé, madame de, 854 Vaugris, Felix, 822 Vectius, 643 Vei, 915-916 Venel, Gabriel François, 106, 669, 675 Ventura, Magdalena, 74 Vénus, 225, 261-268, 276-277, 280-295, 310, 328, 339, 351, 358, 476, 740-741. Voir aussi Aphrodite Vera y Alarcón, Lope de, 316 Verina (sœur de lait de L. Claudius Rufinus), 737 Verjus, Anne, 836 Vermeer, 685 Véronèse (Paul Véronèse), 261, 263-268, 276, 288-291, 293-295, 343 Vespasien, empereur romain, 729 Vespucci, Simonetta, 266 Victor de l’Aveyron, 749 Villani, Michela, 125 Vincensini, Jean-Jacques, 37 Vincent de Beauvais, 39-40, 518, 773 Vincent de Paul (saint), 344 Vini, Andrea, 239 Vipsanus Messalla, 727 Virgile, 86, 178, 496, 501, 753 Virieu de Blonay, madame, 851-852 Vitumnus, 482 Vivaldo, Martín Alfonso, 314 Vivès, Jean-Louis, 800-802 Vogne, M. de, 676 Volumnia Dynamis (assa nutrix), 735 Volumnia Procla (nutrix), 735 Von Staden, Heinrich, 495 Vozari, Anne-Sophie, 125

Vrintz, baronne de (née Gugornos), 815 Vulcain, 264 Wagner, Gerhard, 597 Waldkirch, Conrad, 822 Walentowitz, Saskia, 870 Walker Bynum, Caroline, 243 Wall, Jeff, 685-687 Weil, Adèle, 967 Whitaker, Elisabeth, 594 Wieland, Christoph Martin, 560 Wilhelmine Amélie de BrunswickLunebourg, impératrice du SaintEmpire, 948-950 Wind, Edgar, 268 Wirth, Jean, 766 Witkowski, Gustave-Joseph Alphonse, 144 Wood, Marcus, 679 Xénophon, 722, 738 Yourcenar, Marguerite, 40, 791-792 Yvain (Chrétien de Troyes, Le Chevalier au lion), 759 Yves de Chartres, 235 Zamperini, Alessandra, 264 Zelizer, Viviana, 134 Zellweger, Laurenz, 542-544, 546-547, 552, 556-561 Zénon de Vérone (saint), 338 Zeus, 419-420, 708, 710-711, 723, 748, 750. Voir aussi Jupiter Zola, Émile, 784-785, 790 Zonabend, Françoise, 219 Zoppo, Marco, 97

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