Médée l'ambigüe: Approches plurielles d'une figure de légende 9782343032870, 2343032874

Depuis toujours Médée semble bien avoir représenté le prototype mythique de la « femme mauvaise », celle qui égorge ses

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Table of contents :
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Ouverture philosophique
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I Introduction
Analyse notionnelle.
II Une histoire rebattne Argô
III Une généalogie insigne . . . mais variable.
IV -Un destin dans les noms
V L'odyssée de Médée
1- Médée la Grecque
2 Médée en Colchide
3 Deuteros plous de Colchos à lôlcos
4 Médée à lôlcos
5 Médée à Corinthe
6 Médée à Athènes
7 Médée après Athènes
VI Médée l'ambigüe
VII Une tentative de résolution
VIII Médée en perspectives.
IX Conclusion
X Annexes
LES GRECS
LES lATINS
Bibliographie sommaire
Table des Matières
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Médée l'ambigüe: Approches plurielles d'une figure de légende
 9782343032870, 2343032874

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Marc Durand

MÉDÉE L'AMBIGÜE Approches plurielles d'une figure de légende

L' OUVERTURE PHILOSOPHIQUE

Hltmattan

Médée l'ambigüe

Ouverture philosophique Collection dirigée par Aline Caillet, Dominique Chateau, Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot

Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques, Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non, On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou. . . polisseurs de verres de lunettes astronomiques.

Dernières parutions

Sous la direction d'Aline CAlLLET et Christophe GENIN, Genre, sexe et égalité, 2014. Benoît QUlNQUlS, L'Antiquité chez Albert Camus, 2014. Catherine MONNET, La reconnaissance. Clé de l'identité, 2014. Jean PIWNICA, L'histoire: écriture de la mémoire, 2014. Jacques ARON, Theodor Lessing, Le philosophe assassiné, 2014. Naceur KHEMIRI & Djamel BENKRID, Les enjeux mimétiques de la vérité. Badiou « ou let » Derrida 7, 2014. Pascal GAUDET, Philosophie et existence, 2014. Pascal GAUDET, Penser la politique avec Kant, 2014. Pascal GAUDET, Penser la liberté et le temps avec Kant, 2014. Aklesso ADn, Ethique, politique et philosophie, 2014. Christian MIQUEL, Apologie de l'instant et de la docte ignorance, 2014. Paul-Emmanuel STRADDA, L'Être et l'Unité, 2 volumes, 2014. Carlo TAMAGNONE, La philosophie et la théologie philosophale, 2014. Jacques POLLAK-LEDERER, L'Ontologie écartelée de Georges Lukâcs, 2014.

Marc DURAND

Médée l'ambigüe *

Approches plurielles d'unefigure de légende

L'HARMATTAN

© L'HARMATTAN, 2014 5-7,

rue de l'École-Polytechnique; 75005 Paris www.harmattan.fi diffusion.harmattan@wanadoo.:Er harmattan!@wanadoo.:Er ISBN : 978-2-343-03287-0 EAN : 9782343032870

Nepti meae Gaïae, deliciosissimae puellularum . . .

1- Introduction

Mêdeia legetai pollakhôs

Pour paraphraser Aristote qui affirme à plusieurs reprises de l'être qu'il peut être dit de multiples façons', on pourrait, sans se tromper outre mesure, annoncer : Médeia legetai pollakhôs, « Médée peut être racontée de multiples façons ». Nous rejoindrions ainsi par là l'opinion d'Homére qui décrit dans l 'Odyssée l'Argô pasi melousa2 , l'Argô chantée par tous. Il n'y a pas, en effet, de mythe si souvent dit, par les logographes, les poètes qu'ils soient épiques, tragiques, idylliques, comiques, si souvent dé­ crit par les historiens, les mythographes, les philosophes, les grammairiens, glosé par les scholiastes . . 3, avec des ampleurs4, des tonalités différentes, certes, mais qui, à tout le moins, déclinent tous le même mythème' : la ven­ geance terrible d'une femme bafouée. . . Si Alain Moreau' ne relève pas moins de cent cinquante œuvres antiques, littéraires, sculptées ou picturales ayant traité du mythe de Médée, pour Duarte Mimoso-Ruiz, c'en est plus de trois cents qui sont comptabilisées entre 1210 et 1983. Pour notre part, nous

1 To on legetai pollakhôs : Métaphysique, IV, 2, 1003 a 33 ; 1026a 33-34 ; VIII, 1042 b 26 et 1 043 a ; XI, 3, 1060 b 33 et 1061 b 13-14 ; XIV, 2, 1089 a 7-10 . . 2 Odyssée, XII, 70. 3 Jusqu'aux psychanalystes actuels qui décrivent un certain « Complexe de Médée » (Alain Depaulis, Le complexe de Médée, quand une mère prive le père de ses enfants, Bruxelles, De Boeck, 2003 ; Wittels, « Psychoanalysis and Littérature », in Psycoanalysis Today, Albany, New York Boyd Printing, 1944 ; E. S. Stem, « The Medea Cornplex », in The Journal of Mental Science, 1948, 94, p. p. 321-331 ; Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, le va­ nu-pied et la sorcière, Paris, Belles Lettres, 1994, p. p. 279-292, « Le mythe et la psychana­ lyse »). Pour lllle recension exhaustive des différentes Médées antiques et modernes, voir la thèse de Duarte-Nino Mimoso-Ruiz: Médée antique et moderne. Aspects rituels et sociopoli­ tiques d'un mythe, Paris, 1982, qui comprend lllle bibliographie importante sur le sujet. Pour lllle étude plus approfondie des différentes Médées antiques, grecques et latines, voir Léon Mallinger, Etudes de littérature comparée, Médée, Paris, 1898, p. p. 2 -193 ; Henri. Joseph Patin, Etudes sur les Tragiques grecs, 1873, tome II, « Médée », p. p. 1 1 6-196. 4 Hésiode n'en parle que sur quelque 20 vers, Apollonios sur plus de 3000 vers. 5 Terme employé par Claude Levis Strauss. Le structuralisme a montré conunent le mythe était prisonnier de ses structures, qu'il ne pouvait s'écarter d'lllle ligne directrice. 6 In op. cit. p. 280. -7-

avons colligé les références de cent trente-cinq auteurs littéraires antiques significatifs que l'on a regroupées au sein de notre Annexe 1. Nous voudrions tout d'abord, dans une partie introductive, ordonner un peu tous les membra disjecta qui concernent les œuvres anciennes, con­ servées ou fragmentaires, depuis les poètes de la haute période épique, Ho­ mère, Créophylos, Hésiode . . . jusqu'aux latins chrétiens tardifs comme Dra­ contius. Ce projet a déjà été mené, notamment par Henri Joseph Guillaume Patin, par L. Schiller et par Léon l\1allinger1 au siècle dernier. Les deux pre­ miers se sont surtout axés sur la tragédie. Le suivant s'est attaché à tous les modes d'expressions littéraires antiques et modernes, allant des prosateurs aux rhéteurs en passant par l'épopée et la poésie lyrique dans un inventaire qui, sous couvert de littérature comparée, confine souvent à la collection formelle et semble n'avoir d'autre projet que celui de la recherche de l'exhaustivité maximale. En 1927, un article de Louis Séchan2 fait date dans les recherches sur Médée. Si les précédents auteurs composaient des œuvre de pure étude littéraire, le réviseur du célèbre dictionnaire d'Anatole Bailly utilise, lui, toutes les ressources de 1'herméneutique et de l'exégèse textuelles scienti­ fiques (Wilamowitz, C. Robert, Goedhardt, Seelinger . . . ), de l'épigraphie, de la statuaire et de la céramique pour mener à bien son projet. Les études ont succédé, montrant des approches aussi nombreuses que variées. Ainsi, P. Friedlander, C. Robert, L. Rademacher, U. Von Wil­ lamowitz-Mollendorf, se sont penchés sur le mythe en lui-même, cherchant sa généalogie, tant du point de vue des matériaux de base, que de sa cons­ truction elle-même, ainsi que de son interprétation ; K. Meuli4, quant à lui, faisant un parallèle entre l'Odyssée et Les Argonautiques a amené E. Delage' lage' à s'interroger sur la géographie du parcours des Argonautes ; R. Ba­ con', pour sa part s'intéressait, à l'aspect religieux du mythe et V. Haas7, aux

1 H. 1. G. Patin et Léon Mallinge, vide in libro cit. supra. L. Schiller, Medea im drama alter und neuer zeit, Ausbach, 1865. 2 Louis Séchan, « La légende de Médée », Revue des Etudes Grecques, XL, 1 927, nO 184, p. p. 234-31 0 . 3 P. FriedHinder « Kritische Untersuchllllgen ZUT Geschichte der Heldensage, 1 . Argonauten­ sage », Rh., MLXLX, 1 9 1 4, p. p. 299-3 17 ; c. Robert, Griechische Mythologie. II, Die Grie­ chische Heldensage, Berlin, 1921, p. p. 757-968 ; L. Rademacher, Mythos und Sage beiden Griechen, 2, Munich, 1943, p. p. 208-237 ; U. Von Willamowitz-Mollendorf, Hellenistische Dichtung in der Zeit des Kallimachos, II, 1 924, p. 165 sqq, et « Exkurse zu Euripides Me­ dea », Hermes, XV, 1880, p. 482 sqq. 4 K. Meuli, Odyssee und Argonautika, Berlin, 1921. 5 E. Delage, La géographie dans les Argonautiques d'Apollonios de Rhodes, Paris, 1930 6 R. Bacon, The voyage of the Argonauts, Londres, 1925, il faut citer aussi pour l'aspect religieux de la légende, R. Roux, Le problème des Argonautes, Paris, 1949. 7 V. Haas, « Jason Raub des Golden Vliesses irn Lichte Hethischer Quellen », Ugarit­ Forschungen, 7, 1975, p. p. 227-233. - 8-

aux relations que peut entretenir cette légende avec les mythes orientaux en particulier ceux des Hittites. Il faudrait en outre citer K. Schefold, H. Von Steuben, K. Fittchen, M. VoptZl · '1 . . . Plus proche de nous, Alain Moreau a étudié Médée et Jason sous l'angle du mythe en lui-même et de sa signification, étudiant cette forme de récit qui, à l'instar d'un être vivant, possède un acte de naissance, une vie et une mort. Il fait œuvre de philosophie et de sémiologie ou encore de psycho­ logie sociale. Toutes ces études montrent une diversité étonnante dans la variété des auteurs anciens et dans leur approche du personnage de Médée. Comme Protée elle se métamorphose sous leur calame, leur plume ou leur stylet ; elle est insaisissable et l'on pourrait sûrement reprendre sur son compte l'opinion d'E. Legouyé : « les héroïnes ressemblent à des Sphinx ; elles ne disent ja­ mais leur dernier mat2 ». Les auteurs racontent tous une Médée véridique, mais qui n'épuise jamais tout à fait la légende. Ils sont pris dans un contexte artistique, religieux, culturel et géopolitique qui explique leurs visions diffé­ rentes de 1'héroÜle. En conséquence, ainsi qu'on peut s 'y attendre, les anciens et les modernes ne concordent pas tous, loin de là. Et l'on veut bien croire Diodore de Sicile3 lorsqu'il affirme : « Les anciens mythes sont loin d'être simples ni d'accord entre eux. C'est pourquoi il ne faut pas s 'étonner si quelques uns des faits que nous rapportons ne s 'accordent pas avec le récit de tous les poètes et histo­ riens... » Et cependant, nous ne pourrons totalement nous résoudre à dire avec lui4 : « En général les poètes tragiques ont beaucoup orné de leurs fic­ tions l'histoire de Médée [ . . . ] Et il serait trop long et inutile de consigner ici tout ce que les mythologues ont dit de Médée » . Car chacun d'entre eux a quelque chose d'important à dire. En effet, comme l'écrit Alain Moreau', « le récit du plus humble des mythologues est chargé d'autant de valeur qu'une tragédie de Sophocle » ; chaque variante enrichit la légende de l'héroÜle qui devient ainsi, à l'instar de la fignre 1 K. Schefold, Frühgriechische Sagenbilder, Munich, 1964 ; H. Von Steuben, Frühe Sagen­ darstellung in Korinth und Athen, Berlin, 1968 ; K. Fittchen, Untersuchungen zum Beginn der Sagendarstellungen bei den Griechen, Berlin, 1969 ; M. Vojatzi., Frühe Argonautenbilder, Wurtzbourg, 1982 . . 2 Léon Mallinger, op. cit. p. V, qui cite E . Legouvé dans la préface de sa Médée. 3 Bibliothèque historique, livre IV, chapitre XLIV. 4 Idem, ibidem, chapitre LVI. 5 In opere citato, p. 1 5 . - 9-

qu'elle décrit, plus indétenuinée et plus insaisissable, poikilos 1 comme le poulpe d'Oppien, chatoyant, changeant de fonue et de couleur selon le sup­ port sur lequel il est couché2

Il existe cependant un tournant important, une « brisure épistémolo­ gique » , pour reprendre une expression de Bertrand Russel, dans l'appréhension de la figure de Médée. L'auteur qui inaugure cette révolution semblerait bien être Euripide, qui, en 43 1 donna la pièce éponyme, consa­ crée à notre héroÜle, la décrivant sous un jour tout à fait nouveau. Nous di­ sons qu'Euripide « semble » être l'auteur qui nous a donné une nouvelle vision de Médée, car cette assertion a prêté à de longues controverses parmi les critiques philologues, desquelles nous ferons une recension infra. Toujours est-il qu'il paraît exister à présent un consensus, dans l'état actuel de nos connaissances sur les textes entiers, fragmentaires ou perdus, pour considérer qu'il y aurait un avant et un après Euripide dans la façon d'appréhender l'héroïne. La déesse primitive, la magicienne bénéfique des débuts de la légende se transfonue sur la scène du tragique en une meurtriére horrible. La vision sombre, initiée en 431, de celle qu'Horace qualifiera plus tard de « ferox et invicta3 », a conditionné ou fortement influencé les des­ criptions de ses successeurs -honuis sans doute celles du poète alexandrin Apollonios de Rhodes et de son épigone latin Valerius Flaccus, qui ont arrêté leur récit au retour de l'Argô à Iôlcos- et a cuhniné dans la Médée de Sé­ nèque, sans doute la plus inhumaine4 et la plus cruelle de toutes. Cette interprétation tragique et douloureuse a dès lors prévalu. Lors­ que l'on parlera désonuais de Médée, ce sera pour désiguer le summum de 1'horreur, de la barbarie, de la cruauté : une mére qui égorge cyniquement ses propres enfants pour se venger de son époux volage' . Depuis l'antiquité tardive de Darès et de Dictys, en passant par les temps modernes de Cor­ neille, jusqu'au Giraudoux contemporain', presque tous ont alors mis leur talent au service d'une description de cette figure sombre, tragique et à dé­ sespérer du genre humain. 1 Marcel DétieIllle et Jean-Pierre Vernant, Les ruses de l 'intelligence, La Métis des Grecs, Paris, 1974, p.p. 32-57 « le renard et le poulpe ». 2 Lire dans le Sophocle de Jacques Jouanna les pages lumineuses sur les rapports entre le mythe et la tragédie au sein du chapitre intitulé « l'imaginaire mythique », p. p. 129-203. 3 Pour reprendre les qualificatifs qu'Horace accole à Médée (Ars Poetica, 1 1 9). 4 Florence Dupont, Médée de Sénèque, comment sortir de l 'humanité, Paris, Belin, 1990. 5 Il faut néanmoins tempérer ce jugement. Apollonios de Rhodes n'est pas tombé dans ce travers. Valérius Flaccus, qui est son double latin non plus. De nos jours, Christa Wolf, a réhabilité l'héroïne antique. 6 Voir Léon Mallinger, Etude de Littérature comparée, Médée, Paris, 1898, p. p. 195-322, qui passe en revue tous les auteurs de différents pays ayant traité de notre héroïne; Voir aussi Duarte-Nino Mimoso-Ruiz : Médée antique et moderne. Aspects rituels et sociopolitiques d'un mythe, (in operejam Zaudato supra) . . - 10-

Ce travail voudrait essayer de rendre une certaine justice à cette hé­ roïne, après la leçon trop prégnante d'Euripide qui a conditionné, peu ou prou, toutes les lectures suivantes. Nous tenterons de tempérer quelque peu ce jugement devenu par trop unidimensionnel, en appréhendant chez Médée un personnage plus composé, une femme dont la barbarie supposée ou la cruauté prétendument due à un exotisme oriental n'épuisent point, peu s'en faut, l'essence. Nous voudrions montrer, par une appréhension dialectique 1 de l'histoire de 1 'héroïne, que le jugement traditionnel peut être fortement tempéré et que Médée, bien loin d'être le monstre horrible assoiffé de violence que Sénèque a mis en scène, montre une diversité qui fait d'elle un être profondément complexe, entraîné à son corps défendant dans un tourbillon de contradic­ tions inexorables et qui, partant, devait dès lors dessiner un sujet tragique par excellence. Une autre lecture du mythe, une appréhension différente des textes aboutiront ainsi à camper une « Medea Duplex2 », qui, si elle n'est pas fidèle aux canons en usage depuis Euripide, définira sûrement un être multiple, composite, à l'aune des personnages humains, rien qu'humains, bien qu'on sera encore amenés à examiner si une telle dimension de brotol sitophagos, de simple mortel est encore de mise dans le registre de cette légende. Prenant le parti de nous cantonner aux écrits antiques, délaissant les modernes qui déclinent tous, peu ou prou, l'histoire d'Euripide, nous com­ mencerons par faire une recension des divers auteurs qui ont contribué à définir un tel mythe. Ce faisant, l'on survolera un large panorama qui, allant d'Homère à Dracontius, constitue plus de dix siècles de matière4 littéraire 1 Nous renvoyons pour ce type de démarche initiée par Héraclite et suivi d'me longue lignée d'auteurs aboutissant à Marx en passant évidenunent par Hegel qui l'a théorisée, au livre de Jean Marie Brohm, (Les Principes de la Dialectique, Paris, Editions de la Passion, 2003) qui reprend les analyses du maître d'Iéna, notamment dans le mouvement triadique ou trinaire qui, d'Aujhebüng en dépassement, de négation en négation, puis en négation de la négation, décrit lllle réalité circulaire et beaucoup plus complexe que celle qui a prévalu depuis Euripide et Sénèque. Nous avons ainsi analysé, dans un autre ouvrage, la structure dialectique de l'Orestie d'Eschyle. (Marc Durand, L'Agôn dans les tragédies d'Eschyle, Paris, 2005, p. p. 65-78). 2 Pour paraphraser Horace, Odes, 1, 6, 7 : « Ulysses Duplex » . . . Nous jouons sur les différents sens du mot « Duplex », qui peut signifier à plusieurs formes, mais aussi revêtir une COIlllota­ tion de duplicité, de fourberie. Ce sont deux déterminations qui peuvent définir aussi bien Médée qu'Ulysse. 3 Euripide, Médée, 1080. 4 Nous avons bien entendu les textes qui nous sont parvenus, nous les étudierons infra, mais aussi des peintures et des céramiques, représentant notre héroïne, ainsi que des statues et des sarcophages. Pour l'analyse des céramiques, nous renvoyons à l'ouvrage de Louis Séchan, Études sur la tragédie grecque dans ses rapports avec la céramique, thèse pour le doctorat présentée à la Faculté des lettres de l'Université de Paris, Honoré Champion, 1926. Pour - 11-

concernant ce mythe. Nous verrons que loin d'être univoques, tous ces textes modèlent, étoffent une légende qui était déjà forgée chez Hésiode. Evidem­ ment, cette diversité varie non seulement en fonction du talent des poètes et de logographes cités, mais aussi des conditions géopolitiques, économiques, historiques, techniques . . . qui les baignent et les englobent. Parce qu'il faut certainement dépasser le structuralisme' qui imposait une loi d'airain contraignante et sclérosante à toutes les études mytholo­ giques, et sans pour autant prendre forcément parti au sujet de l'hypothèse de Sapir-Whorf, ni faire preuve d'un nominalisme effréné et obtus, un détour par l'onomastique et l'étymologie s'imposera et viendra sûrement alimenter et préciser le tableau tout en le complexifiant ; le destin de l'héroÜle se dé­ clinera aussi dans les noms et dans la langne qui la décrivent. Chemin faisant, nous dessinerons une histoire de Médée, en com­ mençant par sa naissance insigne et sa généalogie formidable, qui déjà la défmissaient comme une héroïne, hors du commun pointant dès lors une amphibologie ontologique et anthropologique fondamentale, entre les dieux et les hommes, entre la sensible jeune fille et la magicienne terrible, entre la femme féconde et l'inquiétante donneuse de mort, entre le personnage SI savant et l'amoureuse menée et égarée par sa passion. Cette histoire nous conduira depuis la Grèce jusqu'aux confins du monde alors connu, dans le sombre Caucase, à l'embouchure du Phase, dans la ville d'Aia3, au sein de la Colchide lointaine. Médée rencontrant Jason oubliera les devoirs dus à son père, à son frére et à sa patrie en aidant son amant à subtiliser la toison d'or d'Aiétès. Un retour pour le moins mouve­ menté ramènera 1'héroïne vers la Thessalie, à Iôlcos, patrie de son époux. L'exil se poursuivra jusqu'à Corinthe, ensuite à Athènes et, après des péripé­ ties dignes d'un Ulysse au féminin, jusqu'en Médie, puis de nouveau à Col­ chis et enfm aux champs Elysées, aux côtés d'Achille. Nous décrirons ainsi six lieux successifs emblématiques de son voyage. C'est ce que nous avons l'étude et la recension des sculptures, la thèse de Vassiliki Robin-Gaggadis, Jason et Médée sur les sarcophages de l 'époque impériale, Ecole Française de Rome, Rome, 1994, peut être d'me grande utilité. 1 Alain Moreau, op. cit. p. 16. 2 Les structures de langage conditioIlllent-elles les structures de pensée ? Tel est l'objet d'étude de Benjamin Lee Whorf in Linguistique et Anthropologie ainsi que celui d'Emile Benveniste in Problèmes de linguistique générale. Voir pour ces questions, la série de confé­ rences regroupées sous le titre de Quand dire c'estfaire, de Jolm Langshaw Austin, Oxford University Press, 1962, trad. Seuil 1970. D'ailleurs, déjà Platon, dans le Cratyle exposait la question. Des informations sur ce sujet seront tirées du livre d'Ernst Cassirer, Langage et Mythe ; à propos des noms de Dieu, Yale, 1953. 3 « Aia », pour « Gaîa », « la Terre », llll terme générique pour nonuner me contrée sans nom, aux confins de tout ce qui est comm. - 12 -

appelé l'odyssée de Médée L'épiclèse « Alélis » accolée à Médée par l'Etymologicon Magnum! donne bien la dimension d'errance et de vagabon­ dage constitutifs de notre héroÜle2 . D'un autre côté, à bien des égards, l'odyssée d'Ulysse se calque précisément sur le périple de Médée, notam­ ment dans sa partie située autour du Mare Nostrum. Homère connaissait, on l'a vu, Jason et l'Argô ; on pense qu'il a pu s'inspirer de l'épopée des Argo­ nautes pour écrire son Odyssée? Ces récits délimiteront une Médée complexe, d'une ambigüité qu'il conviendra d'interroger, dont il faudra bien analyser la généalogie, les te­ nants et les aboutissants. Cette ambivalence pourrait être levée, nous l'avons signalé, par une appréhension dialectique des divers matériaux provenant des récits antiques. Nous tenterons de montrer ainsi que les contradictions ne sont qu'apparentes, qu'elles se dissolvent et se résolvent quelque peu si l'on veut bien transcender la façon traditionnelle d'apprécier le mythe. Celui-ci, en tant que phénomène de fondation humaine se doit d'échapper à une lecture trop linéaire, simpliste et mécanique afin de refléter toute la richesse et la complexité des réalités anthropologiques que sont les légendes et les mythes. Ce portrait de Médée serait enfm incomplet s'il n'était mis en pers­ pective avec diverses fignres marquantes de l'antiquité. Quelles différences cultive donc l'héroïne avec les autres amou­ reuses trahies que la scène antique nous a légnées ? Comment réagiront des personnages tels que Déjanire, Clytemnestre, Ariane, Didon . . . dans des si­ tuations similaires ? Quelle sera alors la spécificité de Médée ? Ne pourrait-on pas, par ailleurs, comme nous l'entendions plus haut, la comparer avec Ulysse, une autre grande légende de la littérature antique, ayant accompli une longne odyssée semblable, dont la même Métis lui fait utiliser des stratagérnes à la limite de 1'honnêteté, ayant lui aussi des liens étroits avec l'histoire de Corinthe, ayant commis comme elle un parricide4 ? Un personnage tragique tel qu'Ajax le fils de Télamon, a pu aussi lui être rapproché . . . Quelle différence, d'autre part, peut-on trouver avec Héra-

1 Etymologicon Magnum, ou encore Etymologicon Universale, voir l'édition de Walter Whi­ ter, Cambridge University Press, 1 8 1 1 , s. v. « Média ». 2 Alain Moreau, op. cit. p. 1 1 0. 3 C'est l'opinion de Léon Mallinger, op. cit. p. 14. 4 Ulysse avait tué son fils Euryale, qu'il aurait eu d'Euippé, fille du roi d'Epire Tyrirnrnas. Sophocle en avait fait lllle tragédie, malheureusement perdue, mais citée par Eustathe in Commentaires sur l'Odyssée, 1 796, 52, Radt, p. 194 (l Jouanna, o. c. p. 628) et résumée par Parthénios, in Narrationes Amatoriae, 3 Radt, p. 194. Mutatis mutandis, l'intrigue fait penser à l'épisode Athénien de Médée. =

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klès\ ou avec Théséez, qui, eux aussi, ont été mis en scène, causant la mort de leurs enfants ? Il faudra bien encore étudier, comme un contrepoint, le personnage de Jason, l'écornifleur, le double infernal, le mauvais génie de la vierge Col­ chidienne, parjure autant qu'elle est fidèle, froid calculateur autant qu'elle est passionnée et qui mènera le couple au naufrage absolu. Ainsi, naviguant d 'Homère et Créophylos de Samos à Euripide et Dracontius, nous auront peut-être l'occasion de réhabiliter quelque peu, en accord avec la lecture contemporaine de Michel Fardoulis-Lafrange et de Christa Wolf cette héroïne et la rendre à une humanité que les successeurs d'Euripide et notamment Sénèque lui avaient sans doute abusivement con­ fisquée.

1 Euripide, Héraklès ; Sénèque, Hercules Jurens. Euripide, Hippolyte ; Sénèque, Phaedra. 3 Michel Fardoulis-Lagrange, Eloge de Médée, Paris, José Corti, 1999 ; Christa Wolf, Medea Stimmen, traduction française, Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Paris, Stock, 2001. 2

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Analyse notionnelle.

Lucien Jerphagnon nous met en garde : lorsque l'on s'attaque à l'étude d'un mythe, nous ne sommes pas au bout de nos peines. « Pour peu que l'on remonte le cours de l 'histoire, vient toujours un moment où l'on rencontre la légende. Et si l'on cherche à franchir cette ultime frontière culturelle que tracent les légendes écrites, on aborde les contrées archaïques du mythe. Or, il est toujours risqué de poursuivre dans cette direction. Car le premier état de la pensée humaine, où tout l'au-delà était dans cette vie, présent, sans distance réflexive, ne nous est guère plus accessible que notre vie intra-utérine. Nous n 'en pouvons jamais rien dire que par reconstitutions et recoupements plus ou moins hasardeux à partir d'indéchiffrables vestiges. [. . . ] Les premières cultures ont emporté avec elles leurs secrets et nous voilà livrés aux hypothèses et aux conjectures... 1 » Au cours de nos recherches, nous nous sommes trouvés confrontés à différents termes qualifiant l'histoire de Médée. Ainsi, Louis Séchan commet un article au sujet de « La Légende de Médée », alors qu'Alain Moreau écrit un ouvrage sur « Le Mythe de Médée. . . », pendant que Léon l\1allinger en fait une étude de littérature comparée et que Johannes Hendrik Goedhart use indifféremment des termes « De Medea Mytho » et « fabula2 » Nous nous sommes demandé alors si ces expressions pouvaient être interchangeables et si l'on pouvait indifféremment dire de l'histoire de Mé­ dée qu'elle pouvait être un mythe, une légende, un conte, une fable, une épopée. Précisons un peu tous ces termes et essayons devoir comment les attribuer à l'histoire de notre héroÜle. Pierre Chantraine3 et Augnste Bailly4 confondent dans leurs défini­ tions « mythes » et « légendes », « mythique » et « légendaire », « histoire » et « fable ». Des distinctions sont néarnnoins possibles. Elles peuvent avoir une importance capitale si l'on se place dans la perspective des sciences hu­ maines qui étudient les relations qu'entretiennent d'une part ces différents 1 Lucien Jerphagnon, Au Bonheur des Sages, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 49. Op. cit.p. X ; p. 2 . . . et passim . . 3 Dictionnaire étymologique de la langue grecque ; histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1 977, s. v. « Mûthos ». 4Dictionnaire Grec Français, Paris, Hachette, 1ère édition 1894 ; 1 6èrne édition 1 950, s. v. « Mûthos ». 2

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genres de transmission et de contenu d'une information et d'autre part les civilisations au sein desquelles ces histoires sont apparues. Ces récits consti­ tués que l'on a devant nous, peuvent ainsi être considérés comme un termi­ nus a quo, à partir duquel se forgent des civilisations, comme ciment aidant à forger une communauté, comme « religion » dans son sens étymologique. On peut aussi les voir comme un terminus ad quem, comme révélateurs d'un état, description symbolique ou romancée d'une façon d'être ensemble d'un peuple. Leur étude permettra alors de mieux comprendre le milieu historique et culturel qui les a fait naître. Ils peuvent avoir une importance d'une autre nature si l'on se place sur le plan de la critique littéraire, dont la taxinomie fait bien la différence entre conte, fable, épopée, légende ou mythe, comme accès différent par la parole ou par l'écrit à des récits concernant des faits réels ou imaginaires. Leur codification est alors plus rigoureuse ; l'objet littéraire, dans sa forme et sa nature, plus précis. Le Mythe, Mûthos chez Chantraine, est d'abord une suite de paroles qui ont un sens. On peut l'associer à « Epos » , « parole » . Puis, un glisse­ ment se produit, « mûthos » devient une fiction, voire le sujet d'une tragédie, une fable, une légende. Se précise toutefois, à l'origine, l'oralité du « mû­ thos » qui peut-être aussi, suivant la longueur (relativement courte, alors) du récit, appelé une fable, « fabula » . Ainsi, le mythe, dont la collection des espèces forme la mythologie, est-il, à l'origine, l'objet d'une diffusion orale que les aèdes chantaient ou récitaient et transmettaient en usant de moyens mnémotechniques spéci­ fiques qui leur permettaient de se souvenir d'une quantité énorme de ma­ tière. L'apparition de l'écriture figera ces mythes et privera les poètes de la liberté d'ajouter, d'embellir ou de retrancher à l'envi des parties à ces im­ menses corpusl . Il existe un noyau du mythe, ou « mythème » , pour reprendre un terme de Claude Lévi-Strauss, un principe fondamental de l'épisode. Ce serait, dans l'étude qui nous intéresse, la vengeance terrible d'une femme bafouée. Les passeurs d'histoires se sont chargés de broder, d'enjoliver ce noyau primordial. Didon, Clytemnestre, Déjanire, Médée sont toutes en­ gluées au sein de ce même noyau et réagissent sans aucun doute de façon différente. Mais il s'agit bien du même mythème. Le mythe aborde souvent les grandes questions philosophiques, mé­ taphysiques et morales (création du monde, des hommes) que les individus se sont posées. Il peut aussi prendre une valeur religieuse (les dieux, les 1 Voir sur ce sujet, Isrnail Kadaré Le dossier H., 1981, traduction française, livre de poche, 2001, ainsi que les recherches de Milman Parry et Albert Lord in The singers af tales, Cam­ bridge Mass, Harward University Press, 1960 ; se référer aussi à Mathias Murko, La poésie populaire épique en Yougoslavie au début du XXe siècle, Paris, Champion, 1929. - 16 -

cultes), historique (les personnages de Thésée, Héraklès, Médée . . . ont-ils vraiment existé au même titre que Solon ou Périclès ? Les anciens ont été tentés de répondre positivement à cette question), explicative sur l'histoire des sciences (le mythe de Prométhée, la course du soleil) . . . Le mythe pose ainsi le problème de l'homme dans le monde, de sa place, des conditions de possibilité de son action ; c'est un récit intemporel et universel. Il arrive à être le dénominateur commun qui cimente un peuple. Il nous semble que 1'histoire de Médée constitue un mythe car elle aborde tous ces sujets qui transcendent l'histoire personnelle ou spéciale de l'héroïne. Cependant, depuis l'interprétation tragique d'Euripide, ce mythe ne peut plus être considéré comme positif et fondateur ainsi qu'il a pu l'être dans les temps plus reculés, quand Médée était considérée comme une divi­ nité primordiale, bénéfique et digne d'être prise en modèle. Il servirait plutôt de repoussoir, serait une sorte de mythe à rebours, si l'on peut risquer cette expreSSIon. La légende (legenda, adjectif verbal neutre pluriel, de Lego, « ce qui doit être lu » ) était à l'origine une lecture édifiante de la vie des saints dans les monastères au Moyen Age. Si la légende a, au départ, une source histo­ rique établie, c'est devenu au fil des temps un récit fabuleux, ernichi et dé­ formé par l'imagination. Elle demeure cantonnée à l'échelle du temps hu­ maIn. En ce sens, le récit sur Médée nous semble participer aussi de la légende. Le conte, oral ou écrit, raconte une histoire extrêmement codifiée qui se déroule dans un univers où le merveilleux est accepté, où le surnaturel peut noyauter le réel sans le discréditer. Pour Alain Moreau', l'un des sché­ mas classiques du conte est le suivant : le prince délivre la princesse en par­ ticipant victorieusement au péril de sa vie à des épreuves merveilleuses or­ données par le roi-père, ce qui lui donne le droit d'épouser la princesse. En ce sens, l'histoire de Médée est bien un conte. L'épopée (Epopoiîa, de Epos,

«

récit, paroles d'un chant » et poieô­

Ô, « faire » , mot à mot : « faire un récit » ) est un long poème, qui raconte les

exploits merveilleux d'un héros. Un ensemble d'épopées représente un cycle épique (le cycle troyen, le cycle argonautique, le cycle thébain . . . )

1 A. Moreau, in op. cit. p. 198 qui se réclame de A. Burnett in « Medea and the tragedy of revenge », C. Ph, 68, 1 , 1973, p. 10. Voir Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes defées, Collection « Réponses », Paris, Robert Laffont, 1976, qui a théorisé les codes constituant les contes. On pourra aussi se référer à la Poétique d'Aristote, qui approfondit l'étude de ces différences ; Paul Ricoeur, plus près de nous, fera de ces matières lllliumineux sujet d'étude. - 17 -

Les divers récits des aventures des Argonautes, dans lesquels sont incluses les différentes histoires de Médée constituent un cycle épique.

D'après ce qui précède, les récits sur Médée pourront être considérés comme une légende, un mythe, un conte, une épopée et il appartiendra au lecteur exigeant de procéder à une exégèse serrée et de faire son miel d'une interprétation littéraire, philosophique, historique ou religieuse de cette his­ toire.

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II- Une histoire rebattne

Argô pasi meloûsa1

Notre Annexe 1 énumère précisément les diffèrents modes d'apparaître du mythe, ainsi que les auteurs qui les ont fait surgir. Ordonnés selon la taxonomie de Léon Mallinger2, qui classe les écrivains selon les genres littéraires et historiques auxquels ils appartiennent, ils demeurent cependant une énumération et peuvent sûrement être exposés différemment. Ainsi, Alain Moreau3 a tenté de structurer son exposé sous un ordre plus systématique (les rationalistes, les mythographes, les poètes, l'épopée, la tragédie . . . ) alors que Henri Joseph Guillaume Patin4, Louis Séchan' et Vassili Gaggadis-Robin' optent, eux, pour un ordre chronologique. Nous pourrions nous-mêmes ici ordonner ce divers de l'écriture selon un axe plus thématique permettant de subsumer la multiplicité des figures de Médée sous des catégories plus lisibles. En effet, il nous a paru que l'histoire littéraire de Médée semblait se constituer à partir d'un certain processus de décadence ou de transformations de la figure de l'hèroÜle. Cette dégradation s'étant solidifiée, stabilisée et quasi codifiée au cours du temps. Une telle déconstruction progressive, mais inéluctable pourrait se manifester dans plusieurs domaines. Nous en retiendrons trois. * 1 - On a pu parler, au sujet de Médée, d'évhémèrisme7, autre façon de dé­ mythifier la divinité, de la désacraliser ou de la faire évoluer vers une appré1 Homère, Odyssée, XII, 70. Léon Mallinger, Etude de Littérature Comparée : Médée, Paris, Albert Fonternoing, 1898. 3 Alain Moreau, Le mythe de Jason et Médée, op. cit. 4 Patin, Henri Joseph Guillaume, Etudes sur les Tragiques Grecs, Paris, 1 873, Torne II, Euri­ pide, Chapitres IV et V : « Médée », p. p. 1 1 6-196. Cet auteur, ancien recteur de la faculté de Paris, se cantoIllle ici à la tragédie grecque stricto sensu. Il s'est penché sur les Latins dans ses Etudes sur la Poésie latine, 2 tomes, Paris, Hachette, 1875. 5 Séchan, Louis, « La légende de Médée », Revue des Etudes Grecques, Torne XL, année 1 927, p. p. 234-310. 6 Gaggadis-Robin, Vassiliki, Jason et Médée sur les sarcophages de l 'époque impériale, Ecole Française de Rome, Rome, 1994. 7 Léon Mallinger, in op. cit. p. 105. Les dieux [du paganisme] ne sont que des mortels divini­ sés à tort par les hommes. Un courant philosophique né au Ille siècle avant J.-C., sous la plume d'Evhémère et qui va parcourir les siècles et que nous pensons éclore pleinement avec 2

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hension plus laïque. Ainsi la déesse bénéfique des ongmes, pratiquant la magie blanche surnaturelle, devient-elle une simple femme experte en pres­ tidigitation, sorcellerie, et maléfices divers. C'est ce que l'on pourrait appe­ ler le circuit de déclassement ontologique de la déesse primitive. *2- Sous un autre angle et paraphrasant Platon' qui avait l'habitude de dire qu'Iris était la fille de Thaumas, que du merveilleux, de l'étonnement nais­ sait la science, nous pourrions avancer que telle pourrait être sur un plan épistémologique la trajectoire de Médée. Celle-ci, de surnaturelle et extraor­ dinaire, deviendrait humaine, rien qu'humaine, mais très savante et habile. Les fruits de ses pouvoirs divins et extraordinaires initiaux ne seraient en dernier ressort que les conséquences d'une adresse et d'un savoir suprêmes. *3- Enfin, on a pu assister à la transfonnation à son corps défendant de cette jeune vierge, pure et pudique en femme amoureuse et implacable. C'est l'évolution psychologique que les Tragiques ont créée et exploitée avec tant de talent. Cependant, curieusement, ces trois grands domaines coïncident, peu ou prou, avec les étapes de l'histoire littéraire de l'antiquité. Nous avons pu affrrmer, dans notre introduction, qu'Euripide avait été un auteur pivot in­ dispensable autour duquel s 'articulaient l'histoire de Médée et la trajectoire de 1'héroïne suggérées plus haut. Les détenninations thêmatiques avancées supra peuvent alors aussi se décliner sous trois grandes périodes d'écriture : -La haute antiquité : avant Euripide. -La tragédie : le cas Euripide. -Les épigones avec une attention particulière portée à Apollonios de Rhodes.

un peu.

Telle sera la classification que nous adopterons. Tentons de préciser

A- Avant Euripide, la Médée Mythique.

En face du cycle épique troyen, une autre grande épopée, celle des Argonautes se met en place. Elle est diverse. On pourrait voir dans le cycle de la toison d'or trois épisodes intimement interpénétrés mais que nous dis­ joignons pour les besoins de l'exposé. Ils intéressent les mêmes acteurs et l 'Essence du Christianisme de Ludwig Feuerbach (1841) et lfl Vie de Jésus d'Ernest Renan (1863). 1 Platon, Théétète, 155d4-5 : ho tén lrin Thaumantos ekgonon phésas, où kakôs genealogeîn : « celui qui a dit qu'Iris était la fille de Thaurnas ne faisait pas de la si mauvaise généalogie ». - 2 0-

concernent la même action, mais diffèrent dans le temps et dans l'espace. Nous reviendrons en détail plus tard sur tous ces épisodes. l\1ais posons d'emblée les grandes lignes ou le cadre dans lequel se déroule la légende. * A : Une archéologie de l'épopée -L'oracle à Athamas, condamnant Phrixos. -Le contentieux Ino-Phrixos. -Le bélier à la toison d'or. -La fuite avec Hellé sur le bélier merveilleux. -La traversée de l'Hellespont, l'arrivée de Phrixos chez Aiétès en Colchide, le legs de la toison d'or. -Le contentieux entre Héra et Pélias. -La connivence entre Héra et Jason. -La rivalité entre Pélias et Aison, démultipliée par celle entre Jason et Pélias. *B : L'épopée proprement dite des Argonautes -Pélias-Jason : l'épreuve imposée. -Le défi relevé, départ de la jeunesse grecque sur l'Argô. -Le voyage aller vers la Colchide. -La Colchide. Médée. Le rapt de la toison. -La fuite et le voyage retour à Iôlcos. *C : La geste de Médée -L'aide apportée à Jason : les épreuves, le dragon, le meurtre d'Apsyrtos. -Iôlcos. -Corinthe. -Athènes. -Médie-Colchide. Les auteurs pré-tragiques ont surtout été intéressés par ce que nous avons appelé l'archéologie de l'épopée des Argonautes, par les exploits mer­ veilleux de Jason et de ses compagnons. Médée n'apparaît qu'indirectement et accessoirement dans leurs ouvrages. *Le cycle troyen ne mentionne pas vraiment Médée, mais il en est question de façon incidente. La fille d'Aiétès n'est pas, comme quelques siècles plus tard, au centre de l'histoire. Elle n'en constitue que l'un des per­ sonnages, sinon anecdotique, du moins secondaire. Homère dans l'Iliade ne parle pas de Médée et ne cite qu'indirectement l'expédition des Argonautesl En effet, par quatre fois, il 1 Voir l'introduction de Francis Vian de son édition des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes aux CHF., p. p. XXVI et sqq. Iliade, VII, 467 ; XIV, 230 ; XXI, 40 ; XXIII, 745747. Nous savons que Médée, lors de son retour, passant au large de leur île, jeta llll sort aux - 2 1-

fait allusion au roi de Lemnos, Eunéos, fils qu'Hypsipyle aurait conçu des œuvres de Jason lors du passage de ce dernier sur l'île de Lemnosl L'Odyssée, est plus diserte à ce sujet'. Elle mentionne Pélias le roi d'Iôlcos3, Aiétès4, le père de Médée et le frère de Circé. Cette dernière parle longuement à Ulysse de l'Argô', de son pèriple, de son passage à travers les Symplégades. La liaison entre les deux cycles paraît patente, au point que Paul Tannery' a pu soutenir qu'Homère s'était inspiré précisément de la navigation des Argonautes pour décrire le voyage retour d'Ulysse. *La première et la plus haute réfèrence à Médée est celle que l'on trouve dans la Théogonie d'Hésiode' où elle est qualifiée de « Médeian eus­ phuron8 » et d'« Helikôpida kourt », ce qui nous renseigue déjà sur sa beau­ té et la profondeur -inquiétante ?- de son regard. On y apprend qu'elle tomba amoureuse de Jason, « par la grâce d'Aphrodite d'orlO » et que ce dernier l'emmena à Iôlcos avec lui. Hésiode nous enseigne encore qu'elle eut un fils avec Jason, appelé Médéios", qui fut élevé par Chiron sur le mont Pélion. Les Catalogues hésiodiques12 reviennent sur la légende de Médée. Louis Mèridier13 pense que Pindare a été fortement influencé par la lecture d'Hésiode.

LemnieIllles, les accablant de la dusomia, maladie leur interdisant tout conunerce avec les hommes du fait de la mauvaise odeur qui émanait de leur corps. Vengeance de fenune amou­ reuse et jalouse envers lllle ancieIllle maîtresse de Jason ? Voir notre index des auteurs an­ tiques, s. v. « Myrsilos de Méthymne », l'historien grec du Ile siècle avant J.-C. 1 Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 609 sqq. 2 Odyssée, X, 137 ; XI, 235 ; XVIII, 245 . . 3 Ibidem, XI, 235-250. 4 Ibidem, X, 136. 5 Ibidem, XII, 70 et sqq. 6« Sur La géographie de l' Odyssée », Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux, 1 887, p.p. 24-35. Voir aussi la note 4 p. XXVII de l'introduction des Argonautiques de F. Vian, in op. cit. supra. 7 Vers 956-1002. On peut ajouter à Hésiode Acusilas d'Argos, son traducteur en prose au VIe siècle. s Vers 961 « Aux belles chevilles ». 9 Vers 998 « lajeune vierge aux yeux qui pétillent ». Nous gardons pour l'instant ici la traduc­ tion de P. Mazon dans son édition des C.U.F, nous verrons plus loin en quel sens elle peut être amendée. 10 Vers 9 6 1 . 11 Note de Paul Mazon ad loc vers 1001 concernant Médéios : « Ce fils de Médée ne nous est pas connu autrement ». Cependant, Diodore de Sicile parle de Médios conune le fils de Mé­ dée et d'Egée ou d'llll roi de Phénicie. Voir Bibliothèque livre IV, ch. LV ; LVI. Sont-ce des enfants différents ? Quant à Cinéthon, au VIle siècle avant J.-C, il cOImait deux enfants à Médée et Jason : Médéios, llll garçon et Eriopis, lllle fille. 12 Frgt 152 et 162 Rzach. Voir notre index, s.v. « Hésiode ». 13 Voir la préface à son édition de Médée aux C.U.F., p. p. 106 sqq. - 22-

*Contemporains ou légèrement plus récents qu'Homère, Créophylos de Samos, Eumèle de Corinthe, Cinéthon et Agias de Trézène1, décrivent tous une Médée bienfaisante, mais qui montre cependant une certaine face sombre. C'est une reine de Corinthe, qui rajeunit soit Aeson, soit les nour­ rices de Dionysos, soit Jason lui-même. Phérécyde, au VIe siècle en fait une aide précieuse pour l'Aisonide dans sa conquête de la toison et le recouvre­ ment du trône d'Iôlcos, mais toutefois, il note le meurtre d'Apsyrtos, le frére de Médée. Eumèle, pour sa part, fait mention d'une certaine « katakruptie' » tieZ » des premiers enfants du couple, qui pourrait inaugurer la future lé­ gende de la mère tueuse. Elle est accusée injustement du meurtre de ses autres enfants. Jason la bannit. Euripide aurait sûrement pu trouver dans cette anecdote une matiére intéressante pour camper sa Médée. Certains lyriques grecs dont Alcman, Simonide et Pindare3 font de Médée une reine de Corinthe voire même une déesse4 qui sauve l'Argô et son équipage', qui aide Jason à conquérir la toison et à reprendre son trône à Pélias 6 et cela parce qu'elle est une « étrangère magicienne toute puissante 7 ». M·nnnenne 8 , lbycos 9 , S Imonl · ·de 10 donnent tous des detai · ·1s sur l'expédition et sur le rôle décisif de Médée dans le succès de l'entreprise de Jason. La légende des Argonautes est donc bien en place avant les Tra­ giques. Cette expédition merveilleuse, avec des exploits digues de la geste d'Herculel1, une navigation audacieuse à travers un monde inconnu et terri­ fiant qui inaugure sans doute celle d'Ulysse et les interventions constantes des dieux -Héra, Cypris, Eros, Hécate, Circé . . . - qui nous rappellent 1

Voir notre index des auteurs antiques, s.v. « poètes épiques ». Cité par Pausanias, Périégèse, II, 3, I l sqq. La katakruptie est « l'ensevelissement » des enfants au sein du temple d'Héra dans le but de les rendre immortels. Cette pratique s'avère un échec. « Kata » : en dessous ; « Kruptô » : cacher. Enfouissement ? Ensevelissement ? Cacher sous une structure, dans llll sous bassement, au sein de la terre ? Ces pratiques demeu­ rent mystérieuses. Nous y reviendrons longuement plus bas. 3 Voir notre index des auteurs anciens, s.v. « Lyriques grecs ». 4 Pindare, Pythiques, IV, 18 ; 99 ; 415 . . . Toute la IVe Pythique montre lllle Médée hiératique, qui sait l'avenir et aide de ses pouvoirs surnaturels, quasi-divins, Jason et ses compagnons. En IV, 413, elle est qualifiée de divinité : Jason est confiant en la divinité : Iasôn eîma theô pisunos ; en IV, 18 elle a lllle bouche inunortelle : Athanaton stomatos . . . 5 Pindare, Olympiques, XIII, 3 , 70-76. 6 Pindare, Pythiques, IV, 444-445. 7 Ibidem, 415 Xeinas pampharmakon. 8 Frgt I l Bergk. 9 Frgt 49 Bergk. 10 Frgt 22 et 205 Bergk. 11 Il faut rappeler qu'Hercule était l'llll des Argonautes, (Apollonios, Argonautiques, l, cata­ logue, 122-132), mais qu'il quitta l'expédition en route (Apollonios, ibidem, l, 1 187 ad finem canninis) 2

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l'intrigue de l'Iliade, a été chantée ou décrite par de nombreux auteurs. Ces derniers, poètes, logographes, mythographes, ont tous décrit, incidemment, à l'occasion de ce voyage, une Médée vénérable, quasi-divinet, magicienne experte, reine de Corinthe à l'occasion et, quelque soit par ailleurs son statut ontologique, intelligente, savante et calculatrice. Son aide est déterminante pour le succès de l'entreprise de Jason et sa bonté n'a d'égal que sa beauté et son intelligence. Cependant, Médée n'apparaît qu'en personnage secondaire dans cette épopée qui se focalise plutôt sur les exploits des héros à la re­ cherche de la toison d'or. Toutefois, nous décelons des prodromes d'éléments moins positifs la concernant, notamment chez certains auteurs qui ont mentionné le meurtre d'Apsyrtos2, celui de Pélias et des pratiques pour le moins douteuses con­ cernant ses enfants. Mais la noirceur de ces actions est comme édulcorée, estompée, minimisée. C'est l'amour, en définitive, qui a guidé Médée : Pin­ dare le répète à l'envi', après Hésiode4 et Antimaque de Colophon' et qui excuse ces déviances, notamment le meurtre de son frère Apsyrtos. Si elle a « enseveli » ses premiers enfants, c'est, dit Eumèle', pour les rendre immor­ tels, sur la foi des promesses d'Héra. Certes le rite a échoué, mais c'est soit que Jason, en surprenant Médée au milieu de son opération magique, a brisé le charme, soit qu'Héra s 'est dédite entre-temps. Quant au parricide sur ses enfants, qui fit florès dans la littérature depuis Euripide, il s'agit d'une fable créée de toutes pièces par les vrais meurtriers qui ont menti pour se discul7 per . La trame tragique est ainsi en place : un personnage au summum de sa gloire, de sa puissance qui va déchoir, suite à une faille qu'il porte en lui et qui semble fatale. Qui va donc avoir, parmi les poètes, la paternité de ce 1 Voir la préface des Argonautiques de Francis Vian aux C.U.F, p. XXXI, note 3 et Edouard Will, Korinthiaka, p. p. 8 1 - 1 29 : Médée est considérée comme ancieIllle divinité pré hellé­ nique corinthieIllle, bien antérieure aux dieux olympiens. Voir aussi la note 3 d'Aimé Puech dans son édition des Olympiques de Pindare, p. 75 de l'édition des C.U.F. Voir encore Alain Moreau, Le mythe de Jason . . . p. p. 1 0 1 -108 ; 1 9 1 -193 et passim. 2 Phérécyde, frgt 3F32. Voir aussi le thème de l'égorgement d'Apsyrtos dans les Colchi­ diennes de Sophocle, d'après me scolie à Apollonios de Rhodes, Argonautiques, IV, 230d, (343 Pearson 3 1 9 Nauek 343 Radt). 3 Pythique, IV, 390 sqq ; 445 ; Olympique, XIII, 3, 70-76. 4 Théogonie, 961 ; 992 ; 998 . . 5 Voir son Elégie à Lydé. 6 Apud Pausanias, Périégèse, II, ch 3, § 1 1 : « katakrnptein de athanatous esestai nomizou­ san »: « elle espérait, par l"'ensevelissement", les rendre inunortels ». Ce n'est pas de la sauvagerie barbare et gratuite : l'intention est honorable, si le résultat l'est moins. Nous pro­ poserons lllle autre traduction plus bas. 7 Version déjà comme par Créophylos de Samos et qui culminera avec la relation d'Elien (Cf. notre index des auteurs antiques, s.v. « Mythographes et historiens grecs »). Voir A. Severyns, Le Cycle épique . . . p. 188 ; Pausanias, Périégèse, II, ch. 3, § 7 �



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scénario ? Celui-ci se développe au milieu du brillant siècle de Périclès, dans le cercle des Tragiques.

B- La tragédie : le cas Euripide.

B I LES TRAGIQUES PERI-EURIPIDIENS En marge du cycle troyen et du cycle thébain qui lui fournissent la matière de nombreux drames, la tragédie grecque ne pouvait ignorer le riche fonds mythique que constituait la légende des Argonautes. Ainsi, les tra­ giques ont-ils traité abondamment « [dJes à côtés ou [dJes préludes de l 'histoire! » de Médée. La geste des héros de la toison d'or a été ainsi exploi­ tée et les diverses péripéties de ce voyage, pour le moins mouvementé et riche en aventures fantastiques et merveilleuses, ont dû donner lieu à de mul­ tiples drames dont nous n'avons malheureusement conservé que quelques titres et fragments. Ainsi, Eschyle aurait-t-il composé -dans l'état actuel de nos con­ naissances- quelque six pièces, concernant la geste argonautique. Auguste Nauck lui donne la paternité du Phineus' et de l'Argô' et Bernard Deforge4 lui accorde celle de la tétralogie comprenant l 'Argô, Hypsipyle, Les Cabires, Les Lemniens. Il faut rajouter Les Nourrices de Dionysos' qui nous intéresseront au premier chef, car Médée y intervient. Eschyle y mettait en scène une Médée, véritable magicienne, qui avait rajeuni, à la demande de Dionysos, ses vieilles nourrices et les Satyres leurs époux en souvenir de leurs soins atten­ tifs et affectueux portés lors de son enfance. Kaibel suppute que le véritable protagoniste du drame était bien Dionysos et le deutéragoniste Silène. Médée n'intervenait que comme un moyen employé par le dieu et ne constituait pas à vraiment parler le personnage principal de la pièce. Toutefois, sa magie s'avérait bénéfique et l'héroÜle était encore là un personnage résolument positif.

1 Louis Séchan, « La légende de Médée », art. cit. p. 244. Voir 1. Jouanna, op. cit. p. 1 3 1 -203. Tragicorum Graecorum Fragmenta, 2èrne édition, Teubner 1889, p. 83. 3 Ibidem, p. 8, sans doute llll drame satyrique. 4 « Eschyle et la légende des Argonautes », Revue des Etudes Grecques, 1987, 1, p.p. 30-44. 5 Dionusou Trophoi, voir l'argument de Médée d'Euripide, ligne 18-19 : Aischulos dè en taîs Dionusou Trophoîs . . . ; scholie à Aristophane, Cavaliers, 1321 ; A. Nauck, op. cit. p 17-18 ; Kaibel, Hermès, XXX, 1895, p. 88 etfrgt. 50 Kaibel. 2

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Quant à Sophocle' -la liste n'est sûrement pas close-, ce sont huit pleces afférant à notre sujet que l'on a pu lui attribuer. Cinq d'entre elles concernent la geste héroïque des Argonautes : Athamas, Phrixos, Les Lem­ niennes, Amycos, Phinée et ne mentionneraient Médée qu'incidemment ou pas du tout. En revanche, Les Colchidiennes, Les Coupenses de Racines (ou Pé­ lias) et Les femmes Scythes2 concernent directement notre héroïne. A ces drames, dûment attestés par E. A. J. Ahrens, A. Nauck et A. c. Pearson, il faut rajouter un Egée qu'Henri Joseph Guillaume Patin et Jacques Jouanna3 attribuent à notre auteur. Dans notre enquête sur Médée, suivons à présent Sophocle dans ces pièces perdues dont il reste peu de fragments et quelques témoignages indirects. *Dans les Kolkhide/, dont le titre provenait des jeunes filles, com­ pagnes de Médée qui composent le chœur, l'action se situait à Aia. Le sujet est familier au lecteur du livre III des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes. Jason, réclame la Toison d'or à Aiétès. Celui-ci lui impose deux épreuves terribles' : d'une part le labour du champ sacré et l'ensemencement de la terre avec les dents de dragon après la mise sous le joug des monstrueux taureaux, d'autre part, le combat avec les gnerriers armés. S'il sort vainqueur de ces épreuves, Aiétès accèdera à sa requête. Le scholiaste d'Apollonios de Rhodes', certains fragments' et des témoignages indirects8 permettent de subodorer la suite : Jason se sentant incapable, par ses seules forces de surmonter ces épreuves, fait appel à Médée. La ren­ contre entre les deux jeunes gens se déroule sur la scène. Médée tombe éper­ dument amoureuse du héros grec. Stobée et Plutarque' nous donnent la te­ neur et l'intensité de cette passion :

1 Voir A. c. Pearson The Fragments of Sophocles, 3 volumes, Cambridge University Press, Cambridge, 1 9 1 7.et A. Nauck, in op. cit. supra, p. 106 ; 189 ; 197. Se rapporter aussi à l'édition d'E. A .J. Ahrens des Sophoclis Fragmenta, Didot, Paris 1842-44, p. p. 327 ; 346. On se réfèrera avec grand profit à l'ouvrage de Jacques Jouanna Sophocle, Paris, Fayard 2007 p.p. 609-680 concernant les fragments de Sophocle, et notamment p. 638 nO 56 pour Les Colchidiennes ; p. 660 nO 9 1 pour Les Scythes ; p. 657 nO 87 pour Les Coupeuses de Racines ; p. 6 1 3 nO 4 pour Egée. 2 Kolkhides, Skuthai, Rhizotomai. 3 H. 1. G. Patin, Etudes sur les Tragiques Grecs, III, p. 68, note 5 ; Jacques Jouanna, op. cit. p. 613. 4 Pearson, The Fragments of Sophocles, o.c. II, p . 13 sqq. 5 Frgt 3 l 2 et 3 l 7 Nauck = 336 et34l Pearson. 6 Scholie à Apollonios de Rhodes, Argonautiques, III, 1040. 7 Frgt 3 1 5 Nauck = Pearson 339, classés sans titre express sous le nom de Sophocle, mais qui pourraient être aussi d'Euripide. (Patin, loc. cit. p. 152). 8 Stobée, LXIII ; Plutarque, Amatorius, XIII. 9 Cf. supra, ainsi que lefragment 320 de Nauck = 345 Pearson. - 26-

« Ô mes enfants, Cypris, ce n 'est pas seulement Cypris, mais bien d'autres noms lui conviennent. C'est Pluton, c 'est la force suprême, indes­ tructible, c 'est la rage insensée, c 'est le désir sans mélange et sans mesure, c 'est la douleur et la plainte. Tout est en elle, soins, paix, mouvements tu­ multueux, violence. Elle se glisse dans le sein de quiconque a une âme. Qui ne devient la proie, la pâture d 'une telle déesse ? Elle atteint la race na­ geante des poissons ,. elle habite sur la terre avec les quadrupèdes ,. son aile s 'agite parmi les oiseaux ,. elle est pariout, chez les animaux et chez les mor­ tels et là haut chez les dieux. Quel est le dieu qui entrerait en lutte avec elle et qu'elle ne terrasserait point ? S 'il m 'est permis, et pourquoi non, de dire la vérité, elle règne sur le cœur même de Jupiter. Sans s 'armer de la lance, sans le secours du fer, elle abat, elle détruit les conseils et des dieux et des hommes. »

A coup sûr, cet amour irrépressible est une œuvre divine', qui fond sur la jeune fille, naive et impuissante, une passion qui est le fruit de la con­ nivence entre Héra, Athéna, Cypris, Peithô et Eros. Subjuguée, Médée fa­ brique un charme' pour Jason destiné à le rendre capable de surmonter les travaux imposés par Aiétès3 Le jeune homme remporte les épreuves et ré­ clame son dû au roi. Celui-ci ne reconnait pas sa défaite et décide de pour­ chasser le héros qui, entre temps, s'est emparé de la toison d'or et a fuit en emmenant Médée avec lui sur l'Argô. Pour retarder les poursuites engagées par le roi afin de rattraper les fuyards, celle ci égorge son jeune frère Apsyr­ t084.

' *Le sujet du drame des Scythes, Skuthai , plus mal connu, devrait être, lui aussi, familier au lecteur du début du livre IV des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes. Aiétès s'est lancé à la poursuite des fuyards qui lui ont enlevé et sa fille et son talisman magique. Arrivés en Scythie, les Argonautes avaient monté leur camp près de la future ville de Tomes'. Mais pressés par les

1 Pindare, Pythiques, IV, 2 1 3 sqq. ; 395 sqq. Voir Apollonios de Rhodes, Arg. III, 275 . . La fameuse embrocation tirée du sang de Prométhée sur le Caucase. Voir, à ce sujet l'Argument du Prométhée enchaîné d'Eschyle, le fragment de Nauck 3 1 6 Pearson 340, ainsi que la description précise d'Apollonios sur le recueil du Prométhéion, en III, 858 sqq. 3 Frgt Nauck 3 1 7 Pearson 341 : llll messager apporte la nouvelle de la victoire de Jason. 4 Frgt Nauck 3 1 9 Pearson 348 ; voir Euripide, Médée, 1334. 5 Des morceaux de cette tragédie sont conservés par Cicéron, in De Natura Deorum, II, 35, dans De Metris Tertinii, et dans son Priscianus qui laissent à penser que la Médée d'Accius est très influencée par Les Scythes de Sophocle et non par la tragédie d'Euripide. Un recolle­ ment complet des fragments de cette pièce est effectué par Nauck et Pearson. Voir Patin, in op. cit. p. 152. 6 Ville du bout du monde comu, elle deviendra célèbre par Ovide, qui y fut exilé. Voir Tristes, Elégie 9 33-34 : Inde Tomis dictus locus hic, quiafertur in illo membra soror fratris 2

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Colques 1 , et las de cette continuelle poursuite, les Argonautes délibèrent pour savoir s 'ils ne vont pas accéder à la demande d'Aiétès et livrer la jeune fille à la vindicte paternelle. C'est à ce moment que Médée décide de tuer, de démembrer son jeune frère et d'éparpiller ses membres pour retarder la pour­ suitez. La délibération entre les Argonautes, en présence de la jeune fille dont ils décidaient du sort, devait donner lieu à un agàn lôgon entre les per­ sonnages, fort goûté du public et démontrer, s'il en était besoin le cynisme et le manque de reconnaissance de Jason envers celle qui l'avait sauvé et à qui il avait donné sa foi sous serment. *Le titre de la troisième pièce attestée de Sophocle, les Rhizolomai3, provient du chœur des herbières, compagnes de Médée qui récoltent les ra­ cines et les plantes magiques. Ce drame relate la mort de Pélias des mains de ses filles. Pindare faisait déjà une allusion à cette histoire : « Médeia là Pelia phonon », que Phérécyde connaissait sans doute aussi4 : « às Médeia là Pelia kakon ». Nous connaissons en détail cet épisode grâce à Hygin et à Ovide'. Médée, voulant venger Jason et sa famille décimée par Pélias, persuade par une opé­ ration magique et une ingénieuse manipulation psychologique les filles du tyran de découper leur père en morceaux et de le faire bouillir dans un chau­ dron dans le but de le rajeunir. La ruse réussit, le tyran une fois mort, Jason est maître d'Iôlcos et vengé du roi qui a anéanti sa famille. Euripide connaissait sûrement ce drame lorsqu'il composa ses Pé­ liades, dont le sujet s'approche de celui des Rhizolomal� . *Sophocle a peut-être écrit une autre tragédie, Egée, concernant Médée. Il s'agit de la mise en scène de l'épisode athénien de l'odyssée de l'hèroÜle. Nous connaissons la trame de cette histoire par la relation qu'en

consecuisse sui : « Ce lieu fut nommé Tomes parce qu'une sœur y découpa les membres de son frère » . 1 Qui étaient-ils vraiment ? Apsyrtos adulte, conune chez Apollonios ? Aiétès ? Une polé­ mique s'est élevée à ce sujet. Nauck (p. 252), Seelinger (Col. 2489) et Pearson (Thefragments of Sophocles, p. 185 sq.) avaient des doutes sur Apsyrtos adulte. Car non seulement les Kolkhides mais aussi un fragment (503 de Nauck Pearson 546) montraient Apsyrtos conune un petit enfant. Nous y reviendrons longuement infra. 2 Pearson, in op. cit. supra, p. 433 ; Ovide, Héroides, IV, 129 ; Tristes, III, 9, 27 ; Cicéron, De Natura Deorum, III, 67 ; Louis Méridier, Préface de la Médée d'Euripide, p. 173 note 1 . 3 Welcker, Griechische Tragoedie, l , p . 340 sqq. ; Pearson, The Fragments of Sophocles op. cit. supra, II, p. 172. Jacques Jouanna, Sophocle, op. cit. p. p. 657-658 frgt 534-536 Radt, et frgt 648 Radt. Ce dernier fragment serait tiré, sans certitude aUClllle, d'llll Pélias de Sophocle. 4 Pindare, Pythiques, IV, 251 ; Phérécyde, Fragmenta Historiae Graecae. Karkinos y fait peut-être allusion in Naupaktia,Jragment 10 Kinkle. 5 Hygin,Jable 24 ; Ovide, Métamorphoses, VII, 297-349. 6 Johannes Hendrik Goedhardt, De Medea Mytho . . . p. 92. =

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fait Plutarquel Médée s'y révèle une intrigante cynique et fourbe, cherchant à faire assassiner Thésée par son propre père, à la suite d'intrigues machiavé­ liques, montrant une intelligence aigüe au service de fins personnelles et égoïstes. Une grande scène de reconnaissance, bien au goût du publiez, entre Egée et son fils Thésée constituait sans doute un morceau de choix et le ban­ nissement de la coupable devait clore la pièce. Cependant, les commentateurs3 ne s'accordent pas tous sur la place de Médée dans ce drame, ni sur la paternité de Sophocle à son sujet.

Dans ces quatre drames impliquant Médée et attribués à Sophocle, il ressort que chez cet auteur, se dessine par rapport à la production de son ainé Eschyle -du moins en fonction de ce que nous savons de lui-, une vision de l'héroïne beaucoup moins positive. Médée s'y montre comme une femme énergique et passionnée, par­ fois cynique et trompeuse, mais qui ne recule pas devant un crime, aussi affreux soit-il, pour sauvegarder l'amour de Jason ou sa place au sein la cour athénienne. Elle tue ou accepte de faire tuer son propre frère Apsyrtos, elle tue ou fait tuer le roi Pélias sans montrer de scrupules, ni pour ce meurtre, ni pour le chagrin des Péliades, qu'elle a trompées et auxquelles elle a fait commettre ce crime horrible. Elle fomente un complot visant à éliminer Thé­ sée, de la main même de son propre père. Son intelligence est pénétrante et sa faculté de tromperie, de dissimulation et de manipulation manifeste. On peut certainement voir dans les drames de Sophocle dont on vient de parler se profiler les prodromes du caractère du personnage de Mé­ dée chez Euripide. Ce dernier va aller au-delà de 1'horreur, esquissée seule­ ment chez son prédécesseur.

B 2 L'ENIGME NEOPHRON. Euripide est-il vraiment l'inventeur du forfait inhumain qu'il va prê­ ter à Médée dans sa pièce éponyme ? Certes, Sophocle avait préparé le ter­ rain, en décrivant la sœur d'Apsyrtos comme une meurtrière et Eumélos avait déjà fait allusion à la « mort » -accidentelle- des enfants du couple à 1 Vies Parallèles : Vie de Thésée, XI. : Aristote y revient plusieurs fois dans sa Poétique : I l , 52a29 , 32, 34b3 ; 14, 53b37 à 154a5 ; 6, 50a34 ; et passim . Voir Dupont-Roc-Lallot p. 439. 3 Welcker, G.C. l, p. 394 et Wilamowitz, Hennès, XV, 1880, p. 482 doutent de la présence de Médée au sein de cette pièce. Ahrens, Sophocles Fragmenta, p. 346 ; Nauck, G.C. p. 134 ; Pearson, G.C. l, p. 15-16 ; Patin, Etudes sur les Tragiques Grecs, III, p. 68, note 5, sont per­ suadés que l'intrigue montrait Médée complotant contre Thésée.

2 Anagnôrisis

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Corinthe. Créophylos de Samos avait lui aussi fourni une version sanglante de l'histoire. L'auteur de La Prise d'Oechalie 1 avait cependant dédouané Médée de la mort des enfants. Euripide osa sauter le pas décisif et Médée passa chez lui du statut de meurtrière à celui de criminelle2 Cependant, certains exégètes doutent de cette innovation et donnent la paternité de la création de la Médée criminelle à un auteur que l'on a du mal à placer sur l'échelle du temps. Il s'agit de Néophron de Sicyone, dont on sait par ailleurs depuis Suidas3 qu'il avait composé quelque 120 drames, hélas tous perdus sauf quelques fragments épars recueillis par Nauck et Pear­ son. Euripide n'aurait eu qu'à couler sa pièce dans le moule inventé par ce prédécesseur mal connu. Un débat important a agité la communauté des différents commenta­ teurs à ce sujet. Trois théories principales4 émergent, que nous essayons de synthétiser ci-dessous

1 * Certains, s'appuyant sur