Approches critiques de la mythologie chinoise 9782760620766, 9782760625174, 276062076X, 2760625176

Où Dédale rencontre You Chui : un atelier sur l'étude des mythes chinois / Anne Birrell -- Sur l'origine des s

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French Pages 413 pages: illustrations, maps [415] Year 2014,2007

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Table of contents :
Couverture......Page 1
Titre......Page 4
Copyright......Page 5
TABLE DES MATIÈRES......Page 414
Avant-propos......Page 6
Introduction......Page 8
Où Dédale rencontre You Chui: un atelier sur l’étude des mythes chinois......Page 36
Sur l’origine des signes cycliques chinois: quelques implications cosmologiques et mythologiques......Page 50
From Myth to Pseudohistory: Deconstructing a Text from the First History of Ancient China......Page 86
L’inscription des hauts faits de Yu le Grand: histoire d’un faux......Page 122
Between Legend and History: Notes on Cheng Tang......Page 158
Quelques remarques sur l’imaginaire du tir à l’arc dans la pensée chinoise ancienne: représentations de l’archer mythique......Page 206
L’invention du mythe de Fuxi et Nügua......Page 248
Des résonances mythiques du Zhuang zi et de leur fonction: les courges géantes du roi Wei et le meurtre de Chaos......Page 308
Mythe et histoire dans le Huainan zi......Page 352
Morcellement du corps et création dans les mythes des Saisiat, Austronésiens de Taiwan......Page 384
Présentation des auteurs......Page 410
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Approches critiques de la mythologie chinoise
 9782760620766, 9782760625174, 276062076X, 2760625176

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approches critiques de la mythologie chinoise

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SOCIETES ET CULTURES DE

Asie

Approches critiques de la mythologie chinoise

Sous la direction de

Charles Le Blanc et

Remi Mathieu

Les Presses de I'Universite de Montreal

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada Vedette principale au titre : Approches critiques de la mythologie chinoise (Sociétés et cultures de l’Asie) Comprend des réf. bibliogr. Comprend du texte en anglais. isbn 978-2-7606-2076-6 e isbn

978-2-7606-2517-4

1. Mythologie chinoise. I. Le Blanc, Charles. II. Mathieu, Rémi. III. Collection. BL1825.A66 2007

299.5'1113

C2007-941846-5

Couverture : Partie supérieure (céleste) de la bannière funéraire de Mawangdui, en soie peinte, recouvrant le cercueil d’une marquise inhumée en 168 av. J.-C., à Mawangdui, près de Changsha, et découverte en 1972. Au centre, la déesse Nügua, créatrice du monde et des humains ; à gauche, Chang E, déesse de la lune ; à droite, l’oiseau noir dans le soleil levant. La bannière, en forme de T, longue de 205 cm, est préservée au Musée du Hunan à Changsha.

Dépôt légal : 4e trimestre 2007 Bibliothèque et Archives nationales du Québec © Les Presses de l’Université de Montréal, 2007

Les Presses de l’Université de Montréal reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour leurs activités d’édition. Les Presses de l’Université de Montréal remercient de leur soutien financier le Conseil des Arts du Canada et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC). Les Presses de l’Université de Montréal remercient également l’Unité mixte de recherche (UMR) 8155-Centre de recherche sur les civilisations chinoise, japonaise et tibétaine pour son aide financière.

imprimé au canada en novembre 2007

Avant-propos

Le présent ouvrage est issu du Congrès mondial des Orientalistes (icanas) tenu à Montréal, du 27 août au 1er septembre 2000 sous l’égide de l’Université de Montréal. Les coéditeurs du présent ouvrage organisèrent un atelier sur la mythologie chinoise dans ce cadre, sous la responsabilité de Rémi Mathieu (CNRS, Paris). Le thème central proposé était « le rapport entre mythe et histoire dans la Chine ancienne ». Cinq contributions y furent présentées et discutées. Vu l’intérêt suscité par l’atelier, il fut décidé de publier certaines des interventions, question de faire connaître plus largement les nouvelles recherches présentées, à cette occasion, en ce domaine. Certains contributeurs n’ayant pas envisagé de publier leur exposé, d’autres chercheurs ont été sollicités qui ont accepté d’apporter leur éclairage sur cette riche problématique. On en lira la présentation dans l’Introduction qui suit. Une brève notice des auteurs apparaît à la fin de l’ouvrage. La mythologie et l’histoire représentent deux grands champs d’investigation complémentaires de l’Antiquité chinoise. Elles contribuent, avec la philosophie et la religion, sans parler des sciences et des techniques, à nous faire connaître la société et la pensée de la Chine ancienne. Peut-être fontelles mieux sentir encore les évolutions et les invariances de cette culture d’avant l’Empire. La mythologie ne nous est connue que par un « bricolage » de lettrés qui, après avoir brisé des récits entiers en une multitude d’anecdotes les ont accolés à des développements plus vastes qui avaient souvent très peu à voir avec la mythologie, comme autant de moyens purement narratifs et relativement désacralisés — autant qu’on en puisse juger aujourd’hui. L’histoire, qui se veut originellement — en Grèce du moins —, une recherche/enquête sur les éléments servant à l’écrire ultérieu-

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rement, est en Chine une entreprise essentiellement morale, voire sacrée, car liée à la divination de l’avenir et souvent à la sanctification d’un passé jugé doré. Tandis qu’il existe une philosophie de l’histoire qui vise, depuis Confucius, à en faire un guide pour l’action collective et l’éthique individuelle, il n’y a ni statut ni même dénomination de la mythologie. Or, l’histoire a très tôt usé, voire abusé, du mythe au point de s’inspirer de ses formes et de son idéologie héroïque implicite. La Mythologie a, d’un certain point de vue, aidé l’Histoire à penser le monde. Il a fallu tous les effets de la révolution confucéenne de son écriture pour donner un sens et surtout une morale à l’Histoire. Si l’analyse historique chinoise a pu accéder assez tôt à la critique des récits mythiques, en tant que faute contre la raison (Wang Chong, Ier siècle), on dut attendre le XXe siècle pour que ceux-ci fussent appréhendés dans toute leur richesse, en tant qu’importants aspects de la pensée chinoise ancienne, pleinement constitutifs de cette culture. Ce volume a pour ambition d’illustrer l’implication de ces deux modes d’appréhension d’une réalité passée dans la compréhension des textes chinois anciens et, espérons-le, de la société dont ils sont nés.

Montréal / Paris Charles Le Blanc et Rémi Mathieu

Introduction

Les mythes de la Chine ancienne cèlent des richesses aussi éparses que ténébreuses. Dispersés en de nombreux ouvrages appartenant à des domaines différents, ses bribes sont fréquemment dépourvues de contexte, rendant leurs origines et parfois leurs significations difficilement accessibles. Leur étude présente, en outre, trois difficultés particulières, celle de leur statut dans les textes où peuvent encore s’étudier les récits qui demeurent lisibles, celle de leur perception et de leur usage par les populations de l’Antiquité, enfin celle des méthodologies requises pour leur approche scientifique. Les contributions réunies dans cet ouvrage n’ambitionnent pas de couvrir l’ensemble de ces champs, moins encore d’y apporter quelques réponses définitives. Mais elles jettent, nous l’espérons, une nouvelle lumière sur la nature du mythe chinois et sur ses rapports avec l’histoire et la philosophie.

Statut du mythe en Chine À la grande différence du monde gréco-latin, la Chine n’a pas donné de statut à ses mythes. Elle ne les a même pas nommés, dans la mesure où rien ne les qualifie en tant que tels dans les textes qui en font même le plus ample usage. À tel point que certains auteurs contemporains se sont demandé s’il avait bien existé une « mythologie », au sens où nous l’entendons généralement en Occident, essentiellement pour ce qui concerne l’antiquité. Nous ne possédons plus de récits qui semblent intégraux avant l’époque relativement tardive des Six Dynasties, du IIIe au VIe siècle de notre ère. Jusqu’au début de l’empire au ~IIIe siècle, rares sont les auteurs qui en

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font un emploi relativement intensif. On verra pour quelles raisons ces récits ont été tus, mutilés ou transformés, pour l’essentiel. C’est l’étude moderne de ces derniers, dans l’état où ils nous sont parvenus, qui nous permet d’en préciser la nature et d’en déduire la fonction au temps de la royauté et encore peu après. Pour quelles raisons le mythe fut-il, dès l’origine de la philosophie, ignoré et, parfois, manifestement déprécié et occulté ? La première tient à la suspicion dans laquelle le tenait la première et plus influente école de pensée chinoise, celle de Confucius. L’attitude de ce fondateur de « l’humanisme » en Chine tient en quelques sentences bien pesées où le compte des esprits est assez expéditivement réglé. On sait d’abord que le Maître n’évoquait pas volontiers les étrangetés ni les esprits 1 . Cela l’aurait amené à tenir des propos insupportables (pour la raison ? pour la morale ?), avance un glossateur. Il ne parlait pas non plus de récits où il était question de force brutale ni de désordre (tel un homme qui renverse un bateau ou un ministre qui tue son prince 2 ). On voit là qu’il est implicitement question de récits relatifs aux esprits, c’est-à-dire en fait de mythes et de légendes. Quant aux esprits même, Confucius disait les devoir tenir à distance 3 . Toutefois, cette précaution peut être entendue de plusieurs façons : soit qu’il faille se défier des esprits, soit qu’il faille leur exprimer son respect par une distance de déférence (c’est ce qu’entend une glose). La prise de champ par rapport à la personne qu’on souhaite honorer est, somme toute, une modalité parfaitement reconnue et même recommandée par les rituels. Il n’est donc pas dit qu’une interprétation exclue l’autre. Confucius ne méprise pas les divinités ; bien au contraire, il rappelle la nécessité d’être présent en personne lors des sacrifices qu’on leur accorde, car elles sont 1. Voir le Lunyu, VII-21, p. 146. Les gloses expliquent que les « étrangetés » sont des phénomènes extraordinaires, guaiyi ; nous dirions merveilleux, car incompréhensibles (c’est ici la seule occurrence du mot « étrange », guai, dans le Lunyu). Les « esprits » sont ceux des histoires de revenants et d’esprits qui ne sont d’aucun profit pour l’enseignement, explique un commentateur. 2. Le renversement d’un bateau à mains nues est rapporté dans le Chu ci, « Élégies de Chu », au chapitre « Tianwen » (Questions célestes), III, p. 14a (éd. SBBY) (trad. R. Mathieu, 2004, p. 97 et n. 8), en rapport avec un obscur récit mythique. — Il n’est pas de plus grave désordre que de tuer son père ou son prince, rappelle la glose. 3. Voir le Lunyu, VI-22, p. 126. Il s’agit d’une réponse à la question : « Qu’est-ce que la sagesse ? » Le Maître indique : « C’est respecter les mânes et les esprits tout en les tenant à distance ».

Introduction

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réellement là 4 . Il reconnaît même, malade, avoir invoqué les esprits depuis longtemps, lorsque le besoin s’en était fait sentir 5 . Il dit encore prendre pour exemple Yu le Grand — fondateur de la dynastie des Xia et grand héros mythique, s’il en est — qui faisait preuve d’une piété extrême envers les mânes et les esprits 6 . Toutefois, le Maître indique implicitement préférer le service des hommes au service des esprits, tout comme il préfère la vie à la mort 7 . Bien peu est donc exprimé dans les Entretiens qui nous permette de cerner la pensée de Kong zi sur les récits qui concernent les esprits, à savoir, pour l’essentiel, les mythes et les légendes. C’est toutefois suffisant pour entendre sa résistance à un monde qui ne répond pas aux critères de la raison, qui fait peu de cas des règles éthiques, fort peu des rites, et n’aide donc pas à se perfectionner par l’examen de soi. Sans résumer le champ mythique à celui des esprits (n’oublions pas la cosmogonie qui ne les inclut pas toujours en Chine), force est de constater qu’il concentre tous les éléments qui font l’objet de la critique confucéenne ; le monde des héros humains ne faisant que le compléter, ou s’en distinguant souvent avec difficulté, dans la mesure où un être humain n’est jamais qu’un esprit en sursis, des mânes en puissance. La compilation sélective des « Poèmes », dans ce qui devait devenir le classique du même nom, le choix rigoureux des textes des « Documents », dans le Shujing, celui, vraisemblable, des événements constituant les Annales de Lu, ou Chunqiu, « Printemps et automnes », par Confucius ou, plus vraisemblablement, des lettrés de son école dut, selon toute probabilité, éliminer une partie non négligeable des récits moralement intolérables. Il reste cependant (en témoignent les études passées et présentes d’Henri Maspero, de Marcel Granet, de Bernhard Karlgren et, ici, d’Anne Birrell) que de nombreux récits ont survécu au caviardage éthique des lettrés confucianistes pour constituer les plus beaux des récits antiques.

4. Voir le Lunyu, III-12, p. 53 : « Sacrifions aux esprits comme s’ils étaient réellement présents. […] Quand nous n’assistons pas au sacrifice, c’est comme si nous ne sacrifiions pas ». 5. Voir le Lunyu, VII-35, p. 152. 6. Voir le Lunyu, VIII-21, p. 169. 7. Voir le Lunyu, XI-12, p. 243. Il n’y a aucun avantage à trop s’occuper de domaines difficiles à connaître, à comprendre, explique la glose. Ce choix sera repris dans l’œuvre majeure de Xun zi.

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Les autres écoles de pensée de l’Antiquité n’expriment pas aussi ouvertement ces critiques ou ces défiances envers les mythes. Les taoïstes, en particulier, y perçoivent sans doute un mystère apparenté à celui du dao, un langage, voire un monde qui subvertissent les critères sociaux usuels. Zhuang zi, le plus échevelé des auteurs de cette famille originale, ne s’exprime-t-il pas souvent au moyen de « courts récits », xiaoshuo, dont la forme et, peut-être, l’origine paraît bien pouvoir être légendaire ? Si la vie et la mort sont « tout un », yi, si le monde supposé réel ne se distingue pas du rêve, ni le rêve de la réalité, alors quelle difficulté y a-t-il à accepter l’expression de la narration mythique ? Il est d’ailleurs plausible que la forme narrative imagée, si fréquemment adoptée par cet auteur, soit issue de récits pour partie perdus mais préservée dans l’écriture souvent atemporelle d’un Zhuang zi. Jean Levi illustre dans sa contribution le rapport bien particulier de cet auteur au récit mythologique, en particulier cosmogonique. Un autre auteur taoïste, digne continuateur de Zhuang zi, Liu An (Huainan zi) franchit une étape supplémentaire dans l’usage de ce type de narration. Son projet est plus ambitieux dans la mesure où il entend couvrir l’ensemble du champ de la connaissance de son temps. C’est donc une large palette de mythes et de légendes qu’il convoque à la rescousse pour illustrer tous les domaines du vaste savoir humain. Nulle réserve de sa part dans l’emploi de ces relations dont il use comme autant de preuves ou d’illustrations de ce qu’il avance, en tout premier lieu pour la haute période de l’Antiquité. Ces deux exemples d’auteurs taoïstes majeurs illustrent combien cette école de pensée s’est montrée réceptive au langage et surtout à la logique hétérodoxe du mythe. Pour elle, il n’y a pas d’opposition diamétrale entre le mode du raisonnement et le discours du mythe (sur la forme), entre les impératifs philosophiques et les nécessités mythiques (sur le fond). Narrer est réellement créer. D’autre part, le problème de la morale n’est pas posé de manière frontale comme chez les auteurs confucianistes (en une fréquente opposition binaire bien/mal, tels Meng zi et Xun zi). La relativité de l’éthique y est plus volontiers admise, voire proclamée, car nécessaire à l’entendement du monde ambigu des hommes. Toutefois, la prédominance de la position confucianiste pendant la plus large partie de l’antiquité et surtout de l’empire, élimina (par la censure autant sans doute que par l’oubli) et déconsidéra le mythe en Chine. Tant et si bien qu’il ne s’en conserva que quelques rares images si prégnantes qu’il n’était pas possible de les faire disparaître de l’imaginaire populaire et

Introduction

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lettré (on songe là aux immortelles figures de Nügua, de Chang’e, de Kuafu, ou bien encore de l’archer Yi, dont parlent ici Anna Ghiglione et Charles Le Blanc). Le phénomène peut être comparé à la persistance des récits bibliques néo-testamentaires non canoniques (c’est-à-dire refusés par les conciles) qui persistèrent néanmoins fort puissamment dans les arts et les traditions populaires en Occident chrétien 8 . La question qui se pose aux analystes est donc celle du statut de ces survivances au cœur même de textes philosophiques, poétiques et historiques. Les divers auteurs les considéraient-elles comme de simples illustrations de leurs argumentaires, comme une part authentique de l’Histoire, comme autant de légendes sacrées expliquant réellement la forme et la signification des êtres et du monde ? À cette question statutaire il n’a jamais été répondu ; nous avons, sur ce point, des hypothèses à formuler.

Perception et usage des mythes Nous savons, par les textes — qu’ils soient ou non « canoniques » —, quelles utilisations furent faites de certains mythes ayant survécu précisément grâce à leur utilité à un moment de l’histoire ou d’un plus long temps. Pour l’antiquité, nous ignorons à peu près tout de ce que la population non lettrée (c’est-à-dire la quasi totalité du peuple urbain et surtout rural) connaissait de ces récits légendaires et quel usage elle en faisait religieusement et socialement, dans ses narrations orales et ses mises en scène ritualisées. Des mythes étaient-ils partie prenante de certains rites, représentés par exemple dans des spectacles de pantomimes et de danses ? Étaient-ils commémorés lors de sacrifices à des divinités locales ? Des conteurs rapportaient-ils les exploits de héros aux communautés villageoises assemblées et recueillies ? C’est plus que vraisemblable. On pourrait donc poser la question évoquée pour d’autres peuples : les Chinois ont-ils cru à leurs mythes ? La réponse dépend à l’évidence des classes sociales, des époques et, en partie, des niveaux culturels. Cette crédibilité des récits est liée à la perception de ce qui peut apparaître

8. Voir les deux volumes des Écrits apocryphes chrétiens, récemment parus dans la Bibliothèque de la Pléiade, chez Gallimard, Paris, 1997 et 2005, en particulier t. I, p. LVLVI, de l’Introduction.

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comme leur « incohérence », c’est-à-dire leur éloignement de la logique et de la pratique ordinaires dans un monde qu’on prétendait organisé selon un principe et une cohérence unique (pour les philosophes le monde est organisé par un principe, li, et forme une unité insécable, yi). Comment et pourquoi croire que le héros Kuafu put courir après le soleil tout un jour au point de manquer le rattraper ? Comment et pourquoi croire que Chang’e, la déesse liée à l’immortalité, put fuir dans la lune et s’y installer pour l’éternité ? Comment et pourquoi croire que Nügua put ériger comme piliers au monde quatre pattes de tortue pour soutenir le ciel au-dessus de la terre ? Chacun fait aisément l’expérience pratique de l’impossibilité de ces gestes, comme chacun imagine sans peine le caractère irréalisable, pour quelque homme que ce soit, de ces actes « héroïques ». Point n’est besoin d’attendre les démonstrations, fortes mais naïves, d’un Wang Chong, au Ier siècle. Si la population et une large frange de la classe lettrée y adhèrent (en témoigne la place de ces légendes dans nombre de textes anciens jusqu’aux Han inclus, voire bien au delà, ou certains détails de l’art antique 9 ), c’est grâce — et non en dépit — de leur aspect manifestement merveilleux. C’est précisément parce que la perception correspond assez justement à la nature même du mythe qu’elle en assure la survie et l’usage. Qu’ils soient favorables aux esprits et à leurs histoires (tel un penseur comme Mo zi si attaché à leur défense) ou qu’ils lui soient hostiles ou surtout indifférents (tels des sages comme Confucius et Xun zi), les penseurs du temps ne s’égarent pas sur ladite nature, même s’ils s’égarent sur son statut (Histoire, au sens noble, ou récits de vieilles femmes). La lecture des documents de l’époque préimpériale démontre que les mythes étaient perçus comme des récits fondateurs ayant une fonction référentielle forte. C’est la raison pour laquelle on observe sans surprise qu’ils revêtaient de multiples usages pratiques et surtout symboliques, témoin, l’utilisation idéologique des mythes, souvent sous la forme d’allusions, dans les riches écrits philosophiques et politiques de la période des Royaumes combattants (~453-~222). Dans le milieu des lettrés tout d’abord, ils servaient à donner foi aux récits historiques, constituant les premiers recueils de chroniques et 9. Voir, entre cent autres exemples, la forme « en carapace de tortue », bie (comme l’est le ciel du monde, soutenu par les quatre pattes de tortue disposées par Nügua) du dais du char funèbre que mentionne le Liji, les « Mémoires sur les rites », XL, p. 1549 A, gl. « Zhengyi » début (trad. S. Couvreur, t. II, p. 116, n. 1) et son commentaire.

Introduction

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formant ainsi ce qu’Anne Birrell désigne comme une « pseudo-histoire ». Ils remplissaient d’autre part le vide obligé laissé par les annales pour les hautes époques que nous qualifierions actuellement de « pré-histoire », ainsi qu’en témoigne l’étude de Charles Le Blanc sur Fuxi et Nügua. Ils étaient surtout utilisés dans les ouvrages philosophiques à titre d’illustrations démonstratives en vue d’emporter — en tant que preuves indiscutables — l’adhésion des lecteurs. C’est ce qui se peut observer dans la plupart des œuvres de l’antiquité classique (Meng zi et Xun zi, chez les confucianistes, Zhuang zi et Huainan zi, chez les taoïstes, par exemple). Il y a là, à l’évidence, une démonstration qui est de l’ordre de l’argument d’autorité. C’est cette utilisation intéressée, mais parfaitement lucide (sinon toujours candide), qu’on examine dans les contributions ci-après proposées par Jean Levi et Rémi Mathieu. Dans le cas de Zhuang zi, l’auteur part du mythe pour arriver à la construction philosophique ; dans le cas de Huainan zi, les mythes servent de points d’appui, en se distinguant subtilement de l’Histoire officielle, afin de forger un raisonnement logique supposé inattaquable, en tout cas incontournable. Pour autant que les textes nous permettent de le supposer, il semble que, dans les classes populaires, nombre de cultes locaux se soient accompagnés de récits héroïques relatifs aux divinités honorées. Les chants et les danses y renvoyaient assurément à des récits originellement complexes incarnés dans des rites et des pratiques artistiques. Le Shuijing, « Classique des Eaux », le démontre assez amplement, pour nombre de lieux saints de la Chine ancienne. Ainsi expliquait-on, par exemple, qu’on pût « marier » au fleuve Jaune de fort belles jeunes filles qui se seraient dispensées de cet excès d’honneur, quitte à tomber dans un excès d’indignité. Ce culte et cette pratique paraissent avoir fortement marqué la région de son empreinte chamanique 10 . Peut-être le rôle des chaman(e)s, wu, fut-il d’ailleurs tout sauf négligeable dans la mesure où ils faisaient vraisemblablement la liaison entre la culture populaire et celle qu’on pratiquait en cour, à la fois dans le domaine religieux (ce qu’atteste fort bien le Zhou li, les « Rites des Zhou », anonyme) et dans celui des récits (comme en témoigne la conversion poétique de quelques très beaux thèmes mythiques dans le Chu ci, les « Élégies de Chu »). Passant du monde des campagnes à celui des palais, ces histoires légendaires perdirent sans doute pour partie 10. Sur ce culte, voir le Shiji, XXVIII, p. 1379, et le Han shu, XXV A, p. 1211.

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en crédibilité auprès des auditeurs ce qu’elles gagnèrent en beauté formelle (vers rimés et assonances, mystères évocateurs des esprits…) auprès des lecteurs. On en trouve une puissante illustration dans les poèmes du Shijing, « Classique des Poèmes », et dans les élégies de Qu Yuan (~IVe s.) dans le Chu ci. On perçoit donc que la modeste survivance de quelques thèmes mythiques s’explique surtout par leur efficacité, dans certains secteurs de la société antique. Que celle-ci fût artistique ou argumentaire, elle en assura la préservation partielle. Mais elle fut à ce point limitée que l’étude de la mythologie chinoise ancienne pose, à maints égards, des problèmes qui n’ont pas tous été dépassés, loin s’en faut.

Méthodologies de l’étude mythologique en Chine La question méthodologique est centrale dans l’appréhension de la mythologie chinoise. Celle-ci est étroitement liée à la question susmentionnée du statut et de la fonction des mythes, de la diversité de leurs supports et des époques de leurs transmissions. Il est tout à fait pertinent de retracer les grandes lignes des méthodes d’approche connues, en ce domaine, depuis plus d’un siècle. L’étude d’Anne Birrell montre combien les évolutions et les hésitations des analystes occidentaux face à ces récits de provenances multiples et aux finalités obscures, reflètent des lieux et des temps disparates et aboutissent parfois à des conclusions diamétralement opposées. C’est justement cette pluralité d’origines et de fonctions qui détermine la multiplicité des méthodes d’approche, ce « bricolage » (pour reprendre le mot désormais célèbre de Claude Lévi-Strauss) des analyses mythologiques. Chacun des auteurs du présent volume a envisagé un thème de recherche, mais aussi un mode d’approche ; c’est ce qui, nous l’espérons, en constitue la richesse et l’intérêt. Se pose, en cette occasion, le problème de la différenciation des mythes et de l’histoire, des mythes dans l’histoire ou des mythes contre l’histoire. Vaste et riche débat, qui n’est ici qu’entrouvert, tant il apparaît que, dans la culture chinoise ancienne, la question apparaît étrange sinon « déplacée » (c’est-à-dire posée par d’autres que les premiers intéressés). Tel fut, on l’a vu, le thème central de nos réflexions autour de quoi se sont organisées ces contributions variées mais cohérentes dans leurs approches de ce type de

Introduction

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questionnement. La même question se pose pour le rapport du mythe à la philosophie. Car le mythe propose, souvent sous forme de récit, une explication et une justification de l’homme et du monde. On peut même se demander si la pensée dite rationnelle n’est pas la transposition épurée, abstraite, rigoureuse, des schémas enfouis dans les mythes. Le rapport de la raison mythique à la raison philosophique est-il un passage « par petits pas » ou un « saut quantique » ? Toute la question du mythe en Chine n’est-elle pas encore une forme d’imposition de problématique occidentale ? La conception grecque et romaine, en cette matière, n’a-t-elle pas tendance à s’imposer à nous —  voire, à présent, aux spécialistes chinois — comme autant d’évidences, c’est-à-dire d’a priori ? Car si la Grèce a fait procéder le logos du muthos, la Chine ne l’a-t-elle pas, dès l’abord, intégré dans ses discours sur le système du monde et des êtres ? Y a-t-il dès lors quelque pertinence à poser un problème qu’une société, passée ou présente, ne pose pas ? C’est justement ce qui nous a semblé particulièrement éclairant. L’exemple du Huainan zi nous paraît démontrer qu’un distinguo peut-être implicitement appréhendé, sans pour autant être énoncé et, moins encore, théorisé (art. de Rémi Mathieu). L’apport du regard occidental fait précisément apparaître ce filigrane et entrevoir l’invisible. Elle révèle parfois des aspects inaperçus par les Chinois eux-mêmes… Pointons encore que la mythologie chinoise, loin de former un système, est un patchwork dont le chatoiement tient aussi à des apports étrangers —  pour ne pas dire barbares — qui se sont sans doute agrégés à des ensembles déjà constitués dans la population dite Han pendant quelques siècles de « cohabitation », par exemple avec les Xiongnu du Nord ou les Miao du Sud. Sans doute l’influence a-t-elle pu jouer dans les deux sens entre les peuples chinois et barbares (art. de Charles Le Blanc, sur Fuxi et Nügua, et de Chantal Zheng, sur les Saisiat et d’autres ethnies non-Han de Taiwan). Comment apprécier ces ajouts de sociétés si différentes de celle qui nous est, plus ou moins, connue ? Chaque contributeur a apporté ses pierres pour que l’édifice commence à s’ériger. Ce sont ces quelques étages que nous nous proposons d’examiner à présent.

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Contributions à l’ouvrage Notre volume s’ouvre par une étude critique conduite par Anne Birrell (Université de Cambridge) sur l’histoire des théories analytiques appliquées en Occident aux mythes de diverses origines. L’auteur part des grandes synthèses qui, de la fin du XIXe à la fin du XXe siècle, ont audacieusement tenté d’englober la totalité des problèmes soulevés par ces innombrables récits provenant d’innombrables civilisations, la Grèce s’y taillant bien évidemment la part du lion. L’accord s’est fait, chez les auteurs contemporains, sur l’erreur d’une démarche à ce point « totalisante » et universelle. Non seulement chaque culture suppose une méthodologie spécifique, mais chaque type de mythe, voire chaque récit mythique peut impliquer une définition neuve de la façon de l’aborder. Le mythe peut renvoyer à la structure sociale dont il est issu ; il peut, au contraire, en présenter un aspect « en miroir », comme refléter les préoccupations ou les valeurs d’une culture voisine, d’un temps lointain, d’un groupe social, etc. De ce « fouillis méthodologique », l’analyse sinologique fut partie prenante, quoiqu’elle fût pour partie tenue à distance des grandes querelles du siècle en raison de son aspect quelque peu « exotique » due à la difficulté de son abord linguistique. A. Birrell rappelle l’apport décisif dû à Marcel Granet en la matière, dans la droite lignée de l’école de Marcel Mauss, au début du XXe siècle. Elle évoque aussi les grands noms d’Henri Maspero, d’Eduard Erkes et, très récemment, de Sarah Allan et de William Boltz. A. Birrell démontre que les approches critiques appliquées en Occident aujourd’hui aux mythes de diverses origines peuvent être utilisées pour examiner, élucider et expliquer les nombreux récits mythiques chinois. Elle présente huit études contemporaines consacrées à la Bible (F. Batto), à la différence des sexes (ouvrage collectif, éd. C. Larrington), à la figure du trickster (ouvrage collectif, éd. W. Hynes et W. Doty), aux mythes cosmologiques (E. Lyle), à la Grèce imaginaire (R. Buxton), à l’écriture des mythes et de l’histoire chez les anciens Grecs (P. Cartledge), aux métamorphoses du mythe dans la Grèce antique (C. Calame), aux rapports de l’histoire et du mythe en contexte hellénique (P. Borgeaud). On note dans ces exemples la prévalence du thème, également dominant dans notre recherche, du rapport complexe entre l’histoire et le mythe, ceci dans des cultures dominées par le modèle hellénique. A. Birrell s’interroge sur l’usage judicieux qui pourrait être fait par les sinologues de ces diverses méthodes

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d’investigation appliquées à d’autres cultures et à d’autres périodes. Elle exprime ici un grand optimisme sur ces divers champs exploratoires qui pourront être utilisés par la recherche sinologique (dont elle donne quelques exemples précis), en particulier dans le domaine de l’interaction mythe et histoire que nous envisageons essentiellement dans ces pages. Jörg Bäcker — Sur l’origine des signes cycliques chinois C’est l’une des questions les plus controversées et les plus passionnantes de l’Antiquité chinoise que choisit d’aborder Jorg Bäcker, soit l’origine et la signification des signes cycles. Les Chinois utilisent encore aujourd’hui un ensemble de vingt-deux caractères pour établir une séquence numérique continue de un à soixante. Pour ce faire, ils divisent la liste des vingt-deux caractères en deux groupes inégaux de dix et douze caractères. Puis ils combinent ensemble le premier caractère de chaque groupe, puis le deuxième, et ainsi de suite. Ils aboutissent ainsi à un cycle de soixante combinaisons possibles avant de revenir à la case départ. On peut transposer l’exercice en divisant en deux groupes de dix et douze lettres les vingt-deux premières lettres de notre alphabet, A-J et K-V. En combinant la première lettre de chaque groupe, puis la deuxième (AK, BL, etc.), on arrive aussi à un cycle de soixante combinaisons possibles. Sous les Shang, le système des signes cycliques chinois eut pour principale fonction le décompte des jours par cycles ou périodes de soixante jours. Cette fonction calendaire sexagésimale est fondamentale. C’est seulement au premier siècle de notre ère qu’on étendit le système au décompte des années, puis des heures, des saisons, des directions, etc. Les autres usages, par exemple, l’ordre de succession des empereurs des Shang et de plusieurs autres ensembles sériels, restent secondaires. Le système des vingt-deux signes cycliques apparaît dans les plus anciens écrits chinois, soit les inscriptions sur os divinatoires (jiaguwen), débutant entre le ~XIVe et le ~XIIe siècle, sous la dynastie des Shang (dates traditionnelles, ~1765-~1122 ; dates archéologiques, ~1554-~1045 environ). Le groupe des douze signes fut plus tard mis en rapport avec les douze animaux du zodiaque chinois et celui des dix signes du récit des dix soleils qui apparurent ensemble dans le ciel. À partir de là, J. Bäcker insiste sur la portée non seulement mathématique, calendaire et utilitaire du système, mais aussi cosmologique et mythologique. De plus, sous les Han (~206+220), le groupe des dix signes fut appelé gan (troncs), celui des douze

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signes, zhi (rameaux), et le système dans son entier, ganzhi (troncs et rameaux), une allusion, selon Bäcker, à l’arbre inversé de la cosmologie indienne, car les troncs (ou racines) se rapportent au ciel et les branches (ou feuilles) à la terre. Ce n’est que vers le Ve siècle de notre ère que les expressions formelles tiangan (troncs célestes) et dizhi (rameaux terrestres) furent utilisées. Mais pour J. Bäcker une question préliminaire et déterminante doit être posée dès l’abord : quelle est l’origine de ce système et de son utilisation ? Plusieurs spécialistes chinois et quelques spécialistes occidentaux, dont Edwin G. Pulleyblank et Sarah Allan, cherchent une origine autochtone chinoise, le premier dans un alphabet chinois archaïque, la seconde dans l’ancienne mythologie chinoise. Cependant, Guo Moruo et plusieurs Occidentaux, dont Joseph Needham, Victor Mair et Julie Wei Lee, optent pour une provenance étrangère — Babylone, Sumer et/ou la Phénicie. Un trait commun est souligné par ces chercheurs : l’alphabet phénicien classique, comme en témoigne le célèbre éclat de poterie découvert à ‘Izbet Sartah en 1976 (‘Izbet Sartah Ostracon, ~XIIe-~XIe siècle) comptait vingtdeux lettres, le même nombre que les signes cycliques chinois. Cette coïncidence ne saurait être fortuite, mais serait le résultat d’une transmission de l’ancien alphabet de la Mésopotamie à la Chine. J. Bäcker pose plusieurs réserves à l’acceptation en vrac des thèses proposées par ces chercheurs. Au sujet de la thèse autochtone, il met fortement en doute qu’on puisse considérer les signes cycliques comme un alphabet chinois primitif ou que les anciens mythes puissent rendre compte du caractère sexagésimal du système ; en ce qui touche aux thèses diffusionnistes, il fait valoir la différence graphique et chronologique considérable entre les vingt-deux lettres de l’alphabet phénicien et les signes cycliques chinois ; il pourrait même sembler que ceux-ci sont plus anciens que ceux-là. On peut distinguer deux aspects dans la question de l’origine des signes cycliques chinois abordée par J. Bäcker : la liste des vingt-deux symboles ; puis, la manière dont ces symboles furent répartis en deux groupes pour obtenir un cycle de soixante, en rapport avec les dix soleils et les douze lunes, puis avec le dix troncs célestes et les douze rameaux terrestres. Dans le premier cas, l’alphabet phénicien aurait pu être transmis à la Chine, selon lui, à une époque correspondant aux débuts de la dynastie Shang ; d’autres éléments provenant du Moyen-Orient comme le char,

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l’inhumation des chevaux, l’écriture sur os, le bronze, etc., furent alors transmis vers la Chine à la faveur de la diffusion ouest-est du complexe de cultures de l’Asie centrale regroupées sous le nom de « Andronovo ». Il y a là, selon J. Bäcker, un champ d’études inédit d’un grand potentiel pour comprendre dans un contexte eurasien l’émergence apparemment subite de traits culturels nouveaux et importants dans la Chine des Shang. L’idée du cycle sexagésimal pour les jours, dès l’époque des Shang, a été mis en rapport avec l’importance de l’unité de 60 dans la culture babylonienne. Par contre, le cycle sexagésimal pour les années, comme nous le trouvons en Chine dès les Han, serait venu, selon J. Bäcker, de l’Inde. Il fait état des études récentes sur les contacts anciens entre l’Inde et la Chine par les routes du Yunnan et du Sichuan. Il met tout cela dans le contexte d’autres influences indiennes en astronomie, en astrologie, en médicine, comme la notion de l’anti-Jupiter, de l’arbre cosmique inversé, du système écliptique plutôt qu’équatorial du ciel, etc. Bref le système des signes cycliques serait une synthèse chinoise originale d’éléments disparates empruntés, à partir des Shang jusqu’aux Han, à des peuples et des cultures limitrophes (Asie centrale, Inde), qui eux-mêmes les tenaient du Moyen-Orient (Sumer, Babylone, Phénicie…). Anne Birrell — Du mythe à la pseudo-histoire Pendant plus de deux millénaires, le Shangshu (Histoire ancienne) fut considéré comme le maître ouvrage d’histoire politique des débuts de la civilisation chinoise. Les souverains mythiques des âges prédynastiques et fondateurs de l’État chinois, comme Yao, Shun et Yu (vers le ~IIIe millénaire), y sont présentés comme des sages et des saints dénués de tout attribut surnaturel ou mythologique. Leurs gestes et leurs paroles sont empreints de bonté et de justice. Ils créèrent une tradition politique et morale qui sera reprise et développée par les souverains des dynasties Shang (dates traditionnelles, ~1765-~1122) et Zhou (dates traditionnelles, ~1121-~256), tout particulièrement le roi Tang des Shang, le roi Wen des Zhou et le duc de Zhou, régent du royaume de Zhou à la mort du roi Wu. Quelques siècles plus tard, Confucius (~551-~479) et son principal continuateur, Mencius (~380-~289), feront de ces grands sages les inspirateurs et les mentors de leur philosophie politique et morale. Mais l’humanisme, le rationalisme, la morale élevée, dénués de références religieuses et mythologiques, existaient déjà dans les écrits des premiers

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souverains de l’histoire chinoise, Yao, Shun et Yu. Telle est la puissante image véhiculée pendant plus de deux mille ans d’histoire chinoise jusqu’à nous par le Shangshu et continuée par d’autres ouvrages anciens comme le Zhushu jinian (Annales sur bambou), le Zuo zhuan (Commentaire de Zuo [sur les Annales des Printemps et Automnes]), le Guoyu (Discours des principautés) et le Shiji (Mémoires de l’historien). Or, d’après l’étude convaincante de A. Birrell, cette vision deux fois millénaire ne résiste pas à une étude rigoureuse des deux premiers chapitres du Shangshu, le « Canon de Yao » et le « Canon de Shun ». Il faut non seulement inverser les données, mais aussi l’ordre du temps et la direction de la causalité. La première pièce à conviction établie par A. Birrell est la date de composition des deux Canons. Au lieu de remonter au tout début de l’histoire écrite, sous les Shang ou au début des Zhou, comme on l’a cru jusqu’à tout récemment, ils auraient été écrits par un écrivain de génie après Confucius, vers le ~IIIe siècle. Au lieu que ce soit Confucius qui ait été influencé par les sages souverains de l’Antiquité, c’est la représentation de ces souverains qui a été modelée sur les enseignements de Confucius. A. Birrell rejette l’historicité des personnages de Yao et Shun, et récuse l’authenticité de la représentation textuelle qu’en donne le Shangshu. Bien plus, elle souligne les origines mythiques de ces figures que l’auteur du Shangshu transforme en des personnages historiques. D’après A. Birrell, Yao et Shun furent d’abord des personnages mythologiques doués d’attributs surnaturels. On en trouve des vestiges dans les anciens écrits chinois non confucéens. C’est l’auteur des deux Canons qui les a transformés, démythologisés, humanisés, pour devenir des souverains sages, vertueux et « confucéens avant la lettre ». Lorsqu’on a découvert la stratégie de composition de l’auteur des deux Canons, on n’est pas surpris qu’ils fassent montre d’attitudes et de comportements confucianistes. Cela rappelle la phrase de Pascal : « Platon pour préparer au christianisme ». Ce que voulait dire Pascal, c’est que Platon propose un enseignement et une vision qui en plusieurs points coïncident avec ceux du christianisme. Étant considéré comme l’un des plus grands philosophes « païens » de l’Antiquité, il pouvait ainsi « préparer » la voie à la conversion au christianisme (praeparatio evangelica). Mais le hic, c’est qu’une grande partie de la doctrine chrétienne avait précisément été inspirée directement ou indirectement par les idées de Platon : rien d’étonnant si l’on retrouvait Platon à l’autre bout. Le même « effet miroir » se serait produit, mais inversé, dans

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l’influence exercée par Confucius sur la représentation de Yao et Shun dans le Shangshu. On pourrait dire : « Le Shangshu pour préparer au confucianisme » (praeparatio confucianista), sans se rendre compte qu’un auteur génial avait précisément utilisé Confucius pour écrire le Shangshu. L’argument de A. Birrell repose sur trois bases solides : 1) l’étude de la nature, de l’intention et de la composition du Shangshu ; 2) l’analyse textuelle d’extraits des deux Canons ; 3) l’étude intertextuelle de quinze figures mises en scène dans les deux Canons. Se basant principalement sur les travaux de Gu Jiegang et de ses collaborateurs, ainsi que de B. Karlgren, E. L. Shaughnessy et M. Nylan, A. Birrell présente un sommaire très complet de l’état des recherches et des principales conclusions touchant au Shangshu. Elle expose les très difficiles questions de transmission, d’authenticité, de structure et de datation qui entourent cette œuvre. La citation et l’analyse de longs extraits des deux Canons lui permettent, sur la base de l’intertextualité et de la mythologie comparée, d’identifier quinze personnages importants qui apparaissent comme des êtres sages et vertueux (sept d’entre eux apparaissent aussi chez Confucius et Mencius) dans les deux Canons, alors qu’ils apparaissent comme des êtres divins et mythologiques dans les écrits non confucéens. D’où la conclusion que ces personnages furent « démythologisés » et « confucianisés » par l’auteur des deux Canons. Par exemple, au nombre des personnages qui sont communs aux deux Canons et aux écrits de Confucius et Mencius, Yao, Shun et Yu sont liés au concept de « succession non héréditaire », Yu et Hou Ji, à « la production céréalière pour le peuple », Yu à « l’héroïsme effacé » lors du déluge, Shun et Yu, à « l’intervention gouvernementale minimale ». Ce sont là des idées confucéennes qui avaient cours lors du ~IVe siècle. Dans la dernière partie de son étude, elle analyse la manière dont l’auteur des deux Canons a transformé et démythologisé les anciens héros mythologiques mentionnés ci-haut. A. Birrell atteint ainsi l’objectif qu’elle s’était fixé dès le départ : « montrer qu’en écrivant son histoire ancienne [le Shangshu], l’auteur anonyme a manipulé sélectivement des matériaux mythologiques plus anciens et a créé de nouveaux mythes sur l’origine du temps humain ou historique, sur le gouvernement humaniste, sur le processus politique et sur l’autorité patriarcale. Sous l’effet de sa méthode historique, des thèmes et des figures mythiques empruntés à un répertoire mythologique classique

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connurent un glissement transformateur par lequel ils furent historicisés et humanisés » (p. 89). Jean-Pierre Drège — L’inscription de Yu le Grand Connue en Occident depuis le XVIIIe siècle, grâce aux jésuites, l’inscription de Goulou, attribuée au héros mythique Yu le Grand et célébrant ses hauts faits de vainqueur du déluge et de l’organisation spatiale de l’empire, a attiré l’attention des sinologues du XIXe siècle en raison de sa grande ancienneté. À cette époque en Chine, les érudits, les spécialistes en épigraphie et les collectionneurs avaient eu le temps de se faire une idée ou plutôt des idées sur cette inscription gravée sur une stèle cachée au sommet d’une montagne ou à même le rocher. Gravée du temps de Yu dans la haute antiquité, écrite peut-être par Yu lui-même dans une écriture primitive, elle n’aurait été découverte que sous les Song dans des conditions mystérieuses. Bientôt détruite, l’inscription aurait été regravée au Hunan, à l’académie Yuelu, puis brisée et regravée à plusieurs reprises et en plusieurs lieux fort éloignés, du Yunnan au Jiangsu, du Sichuan au Zhejiang et au Henan. Que pouvait-on penser d’une telle inscription, si ancienne pour certains qu’elle ne pouvait qu’être authentique, tandis que pour d’autres l’ancienneté même de son écriture, quasiment indéchiffrable, ou sa gravure à une époque où les stèles n’existaient pas encore, la rendait suspecte ? Les écrits concernant cette inscription sont particulièrement nombreux, signe de l’intérêt qui lui fut porté, les auteurs se partageant entre ceux qui l’acceptaient comme authentique, ceux qui la refusaient et ceux qui l’enregistraient dans leur collection d’estampages sans être parfaitement convaincus de sa valeur historique. C’est donc à une incursion dans les notes épigraphiques accompagnant souvent les estampages que possédaient les amateurs de cette inscription que nous convie cet article. Riccardo Fracasso — Tang le victorieux Riccardo Fracasso (Université de Venise) envisage ici la figure combien éminente du roi Tang, dit « le Victorieux » (Cheng Tang), fondateur de la dynastie des Shang, tel qu’il apparaît aux frontières du mythe et de l’histoire. Il en présente les nombreux aspects connus grâce aux divers textes de la haute époque et aux rapports de fouilles archéologiques récentes. D’abord la généalogie, si délicate mais si symbolique pour les figures mythiques de l’histoire antique, est présentée dans toute sa

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complexité. Issu de l’ancêtre primordial Xie, il en descend au fil de quelques conceptions miraculeuses qui le désignent, implicitement mais évidemment, comme un personnage de légende. Au delà de celle-ci, l’auteur présente les hypothèses les plus récemment admises concernant ses dates de début de règne (elles pourraient être comprises entre le milieu du ~XVIe et le milieu du ~XVe siècles, selon les auteurs modernes). Puis, R. Fracasso fait la recension des différents noms sous lesquels le héros est connu dans les textes et les inscriptions oraculaires. Son appellation canonique de « Cheng Tang » ne semble dater que du début des Zhou, au ~XIe siècle. Sans doute sa caractérisation comme figure emblématique de l’humanisme royal date-t-elle également de cette période. La signification de son nom courant tang, « eau bouillante », est elle-même interrogée. Son apparence physique, dont on sait l’importance dans l’image du héros en Chine ancienne, est étudiée selon différentes sources, parfois tardives. Sa grandeur, la taille de sa barbe… mais surtout son hémiplégie retiennent évidemment l’attention et frappent forcément l’imagination. On s’attarde ensuite sur sa famille proche (sa femme principale, ses trois fils…). Mais ce sont surtout ses faits et gestes qui, bien sûr, définissent le mieux le personnage dans ses fonctions de chef militaire et de fondateur dynastique. Il est particulièrement caractérisé par une anecdote célèbre qui illustre sa générosité et surtout sa bienveillance qui s’étend « jusqu’aux bêtes et aux oiseaux » dont il laisse partir, grâce à la disposition de ses filets de chasse, « ceux qui en ont assez de la vie ». Son image humaniste et non violente fait de lui un héros confucianiste avant la lettre. Toutefois, la plus glorieuse action de Tang fut encore son choix judicieux de Yi Yin, le sage cuisinier, comme Premier ministre. Cette désignation est un temps fort de la légende de Tang que nombre d’ouvrages rapportent, souvent fort plaisamment. L’autre moment crucial de sa vie politique est celui qui le fit roi : sa conquête du pouvoir suprême sur les ruines de la dynastie des Xia. Cette abolition dynastique paraît bien avoir été calquée sur le « modèle » que représenta la chute des Shang : prise de conscience de la perversité du tyran, décision de la nécessaire rupture politique et militaire, harangue des troupes, attaque guerrière et châtiment du roi « coupable » de multiples méfaits. Le presque début du règne de Tang est marqué par un événement majeur : une longue sécheresse mettait en péril le peuple et le pays dont il avait la charge. Il alla prier en personne dans la Forêt des Mûriers et obtint

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alors la mansuétude du Ciel qui envoya une pluie salvatrice à ce héros solaire. L’auteur prend ensuite quelque distance avec le mythe pour revenir, par l’entremise du culte religieux, à la réalité de la vénération dont il fut authentiquement l’objet jusque bien après sa mort. R. Fracasso entend ainsi démontrer qu’une appréhension complète d’un personnage aussi central de l’histoire chinoise ne peut se faire qu’en combinant les savoirs techniques issus des découvertes archéologiques modernes, les lectures minutieuses des œuvres anciennes et les connaissances essentielles qu’apportent depuis toujours les mythes archaïques. Il est probable que ces derniers ont joué un rôle tout à fait essentiel dans l’imaginaire de ces hautes époques, à tel point qu’ils semblent parfois avoir constitué les éléments primordiaux — et seuls remémorés — de ces grands hommes qui firent l’Histoire de la Chine. Anna Ghiglione — L’Archer Yi L’archer Yi est l’un des plus obscurs personnages de la mythologie chinoise. Les mythographes réduisent habituellement sa vie à trois éléments : 1) Il maîtrisa à la perfection l’art du tir à l’arc ; 2) il abattit neuf des dix soleils qui apparurent ensemble dans le ciel et risquèrent de consumer le monde ; 3) il fut assassiné à coup de gourdin par son meilleur élève, jaloux de son maître. A. Ghiglione montre de manière convaincante que cette vue anecdotique du mythe de l’archer Yi ne rend pas compte de sa signification profonde. Elle cherche, en partant de « la représentation multiforme d’un archer mythique prototypal… à dégager certains éléments s’intégrant au sein d’une pensée commune autour de la sagesse » (p. 212). Fondant son analyse et son interprétation sur un grand nombre d’écrits de la période des Royaumes combattants (~453-~222), elle souligne d’entrée de jeu la dualité du personnage qui, d’archer héroïque dans une première phase, est dégradé au rang de vilain chasseur dans une deuxième (p. 211). Ces phases « qualitatives » sont aussi « chronologiques », car l’archer Yi est actif dans deux périodes distinctes, soit sous le règne de Yao (dates traditionnelles, ~2357-~2258), puis sous la dynastie Xia (~2207~1766). On pourrait y voir un clivage entre une société nomade de pasteurs (excellent archer) et une société sédentaire de cultivateurs (chasseur indésirable). Cette dualité repose moins, selon l’auteure, sur des dispositions innées du héros que sur les perceptions différentes des auteurs qui utilisent le mythe. Cette hypothèse est étayée en trois moments par

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A. Ghiglione (p. 209-210) : 1) le rapport de Yi aux soleils apparaît tardivement (vers le milieu des Royaumes combattants) et semble être le résultat complexe d’une accrétion philologique et mythographique ; 2) les auteurs utilisent le mythe de Yi, en le « réorientant » et le « recyclant » pour renforcer leur position idéologique dans les débats et polémiques accompagnant la formation des nouveaux États et l’utilisation de la violence à des fins politiques et non simplement morales ; 3) l’existence de deux archers distincts nommés Yi, qui vécurent à des époques différentes. À la suite de Lévi-Strauss, l’auteure note pertinemment que les mythes sont souvent engendrés par d’autres mythes et non pas directement par des événements ou des situations historiques. Les sources choisies offrent un panorama de penseurs et d’œuvres très représentatif de la période la plus productive dans l’élaboration du mythe de l’archer Yi : les Entretiens de Confucius (~551-~479) et de ses disciples, le commentaire de Zuo Qiuming (~Ve s.) sur les Annales de Lu, le Chu ci (Élégies de Chu) de Qu Yuan (~IVe s.), les écrits de Meng zi (~380-~289), de Zhuang zi (~IVe s.), de Xun zi (~335-~238), de Mo zi (~480-~390) et de Han Fei zi (~280-~233). Chacun de ces auteurs et chacune de ces œuvres choisissent de souligner une constellation d’éléments spécifiques du mythe de l’archer Yi, ce qui permet à A. Ghiglione d’identifier une symbolique topologique du mythe et en même de dégager des invariants anthropologiques qui gravitent autour de la figure de l’archer mythique. Ce dernier fait l’objet de représentations différentes et souvent antithétiques selon le contexte et selon la doctrine qu’il s’agissait de valider par le biais de la mythologie. Représentant redoutable d’un mode de vie nomade dans les Entretiens et dans certaines observations du Chu ci, l’archer Yi intervient dans une réflexion de nature éthique chez Meng zi. Le lettré originaire de Zou introduit le mythème de la mort de Yi, victime de son disciple Peng Meng, afin de proposer un modèle a contrario : le cas d’un maître incapable d’inspirer des vertus morales par ses propres dispositions intérieures et d’établir, donc, avec ses élèves des rapports fondés sur la piété filiale. Ailleurs, dans la même œuvre, la pratique du tir à l’arc offre en revanche une série d’images — la trajectoire droite du dard, l’application et la concentration extrême de l’archer — évoquant l’idée de probité et de rectitude. Les compilateurs du Zhuang zi utilisent de manière emblématique et avec humour les exploits de Yi afin de caractériser un niveau d’habileté extrême, mais qui ne dépasse pas le seuil de la dimension humaine ordinaire. Aussi valorisent-ils par

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contraste les pouvoirs prodigieux et qualitativement supérieurs des Sages taoïstes. Xun zi, quant à lui, soulignait l’importance des compétences spécialisées dans la gestion des affaires publiques. Ainsi, il prête une connotation positive à Yi et Peng Meng, qui figurent parmi les hommes capables de développer au maximum un talent particulier. Mo zi, dans une considération critique envers l’esprit conservateur des lettrés, présente Yi comme un héros civilisateur et il lui attribue l’invention de l’arc. Dans le Han Fei zi, Yi, en tant qu’archer infaillible, incarne allégoriquement un éventail de qualités qui caractérisent également la précision du système pénal et normatif des légistes ainsi que l’action et la parole efficaces. Le recours à la mythologie, chez les maîtres à penser, acquiert en somme une coloration apologétique et heuristique. S’appuyant de surcroît sur les recherches de Gaston Bachelard et Gilbert Durand, A. Ghiglione se fixe alors comme objectif d’élaborer une « psychanalyse du dard » et d’étudier l’imaginaire sous-jacent à l’archerie. Le sémantisme complexe de cet art primordial et la polysémie de l’image de la flèche expliquent en effet la diversité des significations que revêt l’archer mythique dans les Classiques. Charles Le Blanc — L’invention du mythe de Fuxi et Nügua Des spécialistes de la mythologie chinoise ancienne comme H. Maspero (1924), M. Granet (1926), B. Karlgren (1946) et D. Bodde (1961) ont souligné avec raison son caractère fragmentaire et éclaté : « poussière de centons », « lambeaux méconnaissables », dit M. Granet. On trouve, il est vrai, des récits mythiques relativement élaborés, comme celui de Fuxi et Nügua dans le chapitre VI du Huainan zi (~IIe siècle). Mais comme le montre Charles Le Blanc dans le chapitre qu’il consacre à ce mythe, il s’agit du résultat tardif et composite d’une construction savante réunissant des thèmes et des motifs disparates et initialement indépendants, élaborés dans un récit qui donne l’apparence — mais l’apparence seulement — d’un tout unifié. Les deux protagonistes du mythe, Fuxi et Nügua, apparaissent d’abord dans les anciens écrits chinois comme des figures distinctes et sans aucun rapport. C’est dans le Huainan zi qu’ils sont pour la première fois réunis, mais leur rapport dans cette œuvre demeure tout à fait flou. La tradition exégétique, s’appuyant sur des sources écrites et orales plus anciennes et aujourd’hui perdues, définit ces rapports, à partir du Ier siècle, comme ceux de frère et sœur, mari et épouse, souverain et souveraine.

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L’iconographie de l’époque confirme amplement l’interprétation des glossateurs, en particulier, Xu Shen (55-149), Wang Yi (89-158), Ying Shao (140-204), Gao You (196-250) et Guo Pu (276-324). C. Le Blanc dégage la structure d’ensemble du mythe et en analyse les composantes, centrées sur la geste démiurgique de Nügua, qui répare l’architecture de l’univers ébranlé par une catastrophe humaine aux dimensions cosmiques et sauve l’humanité de l’environnement hostile engendré par le « grand désordre ». C’est seulement dans la seconde partie du mythe que Fuxi et Nügua sont réunis dans leur ascension au ciel suprême. Leur apothéose révèle leur véritable nature d’« êtres humains véritables » (zhenren), l’idéal taoïste. L’auteur du Huainan zi, Liu An (~179 ?-~122), révèle, sous forme de question, le sens du mythe : Fuxi et Nügua purent sauver le monde parce que, unis au dao, ils pratiquèrent tout naturellement et sans arrière-pensée le gouvernement taoïste du non-agir (wuwei) et de la résonance (ganying). Or, tout le propos du chapitre VI du Huainan zi est de préconiser une forme de gouvernement taoïste pour le jeune empire des Han (~206-220). Le mythe de Fuxi et Nügua est la pièce maîtresse de l’argument de Liu An. Le mythe n’est pas narré pour luimême, mais pour étayer et fonder une idée et une idéologie dans un contexte sociopolitique tendu et délicat. Pour comprendre l’enjeu et la motivation d’un écrit comme le Huainan zi et, en particulier, du mythe de Fuxi et Nügua, C. Le Blanc brosse un tableau de la situation politique au temps de Liu An, dont la vie se déroula sous trois empereurs de la dynastie des Han : d’abord, l’empereur Wen (r. ~180-~157), qui, sous l’influence de sa principale épouse, dame Dou, favorisa un gouvernement d’inspiration taoïste (Huang-Lao), correspondant étroitement aux orientations philosophiques et aux intérêts politiques de Liu An ; c’est, par exemple, sous l’empereur Wen que Liu An fut anobli comme prince de Huainan en ~164 ; ensuite, son successeur, l’empereur Jing (r. ~156-~142), formé par un précepteur légiste, qui adopta comme idéologie d’État la tradition autoritaire et centralisatrice du légisme, contraire aux vues et aux intérêts de Liu An ; on ne s’étonne pas si un filon anti-légiste traverse tout le Huainan zi et, en particulier, le chapitre VI, où le mythe de Fuxi et Nügua est suivi d’une longue diatribe contre les penseurs légistes ; enfin, le jeune empereur Wu (r.~141-~87), neveu de Liu An, qui monta sur le trône au moment où Liu An complétait le Huainan zi avec ses collaborateurs, Liu An lui présenta un exemplaire du Huainan zi

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en ~139, l’incitant à établir un gouvernement taoïste. Mais suite au décès de dame Dou en ~135, l’empereur Wu chassa les fonctionnaires taoïstes au profit des lettrés confucianistes et instaura un gouvernement « confucianiste à l’extérieur et légiste à l’intérieur ». Les fortunes de Liu An commencèrent de pâlir, tandis que son livre allait connaître une éclipse de près d’un siècle. Si la situation politique et idéologique permet de déceler l’intention et la motivation de Liu An en composant le mythe de Fuxi et Nügua, C. Le Blanc montre qu’on doit se tourner vers le contexte socioculturel de la principauté de Huainan pour comprendre la forme qu’il donna à son mythe. Car cette forme ne provient pas des mythèmes épars utilisés pour construire le mythe, mais d’une source inattendue : l’ancien rituel d’offrande des Miao au couple hiérogamique Nogong et Nomu, ancêtres fondateurs de ce peuple. Les Miao, l’un des plus anciens peuples de la Chine, avaient émigré, au début de l’histoire chinoise, du Gansu vers le cours moyen du Yangzi, dans la région du lac Dongting et de la ville de Changsha, dans l’immense pays de Chu, auquel appartenait également, au moins sur le plan culturel, la principauté de Huainan. Dans l’ancien mythe miao, toujours célébré aujourd’hui, un déluge, dû à un conflit entre le ciel et la terre, détruisit tous les êtres vivants, excepté les enfants du maître de la terre, un frère et une sœur. Ils furent sauvés après s’être réfugiés dans une calebasse. À leur sortie, se posa le dilemme de la fin de l’humanité ou de la violation de l’interdit de l’inceste (voir l’article de C. Zheng). Par des « rites de passage » sous forme de devinettes, ils s’en remirent au ciel. Ils se marièrent et donnèrent naissance à un être androgyne qui, dépecé et dispersé, fut à l’origine des différents groupes claniques. Après la récolte d’automne, les villages miao célèbrent le rituel d’honneur et de reconnaissance au couple hiérogamique qui leur a donné la vie. D’après C. Le Blanc, qui se base sur les enquêtes ethnographiques de Ruey Yi-Fu et sur l’interprétation de Wen Yiduo (1899-1946), le mythe de Fuxi et Nügua tel qu’il apparaît dans le Huainan zi, dans la tradition exégétique et dans l’iconographie des Han, est la transposition chinoise du mythe miao, le motif central des deux mythes étant le couple hiérogamique. Les deux personnages mythiques de Fuxi et Nügua furent transformés en un couple qui donna naissance à l’humanité et qui s’éleva au ciel. L’ascension au ciel remplace dans le Huainan zi le rite d’offrande du culte miao.

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Ces différentes approches — textuelles, sociopolitiques et cultuelles —  étaient nécessaires pour comprendre la signification, le motif et la forme du mythe de Fuxi et Nügua dans le Huainan zi et respecter l’ars contextualis préconisé par la recherche contemporaine dans l’étude des idées et des croyances des âges passés. Jean Levi — Mythes et métaphores dans le Zhuang zi On s’est longtemps demandé si Zhuang zi n’était pas d’abord un écrivain génial qui mettait au service de sa prose incomparable, non seulement les mythes, les historiettes, les paraboles, les allégories, les images et autres procédés littéraires, mais aussi les idées, les concepts et les faits de tous ordres qu’il évoque dans son œuvre. La réponse de Jean Levi ne laisse place à aucun doute : Zhuang zi fut d’abord et avant tout un philosophe hanté par quelques questions épistémologiques et métaphysiques essentielles ; chez lui les figures de style et les récits mythiques dont abondent, en particulier, les sept premiers chapitres, considérés comme le noyau authentique de l’œuvre, font partie de l’argument philosophique, rendant l’idée inséparable de l’image et aboutissant à des questionnements jamais résolus, mais toujours ouverts en aval. Parmi les apories qui tenaillent l’esprit de Zhuang zi, J. Levi souligne le passage de l’indistinction (un, nonêtre, infini…) au distinct (multiple, êtres, fini…) et, parallèlement, de l’inconnaissance (mystique, fusionnelle) à la connaissance (sensorielle, rationnelle). Par le « jeûne du cœur », une forme d’ascèse intellectuelle et spirituelle, l’homme véridique de Zhuang zi peut faire retour à l’indistinction et à l’inconnaissance originelles. Ce schéma à la fois ontologique et épistémologique, J. Levi le trouve dans les deux dialogues entre Zhuang zi et le sophiste Hui zi qui terminent le premier chapitre (les calebasses géantes et les grands arbres difformes) et dans le meurtre de Hundun (Chaos ou Indistinction) qui clôt le septième chapitre. En dévoilant l’isomorphisme thématique de ces passages figuratifs à première vue disparates, il met en lumière la profonde unité de propos des sept chapitres intérieurs (p. 309-324). La deuxième partie de l’étude de J. Levi est un long commentaire des deux passages précités, basé sur un grand nombre d’« unités littéraires » mythiques et figuratives du Zhuang zi (p. 324-347). L’auteur fait jouer l’intertextualité et l’analyse de contenu en dégageant ce qu’il appelle « l’armature mythique sous-jacente » de cette œuvre. Il met les deux textes

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de départ en rapport avec les mythes cosmogoniques de Pangu, de Panhu, de Fuxi et Nügua et surtout de l’empereur Jaune, révélant l’unité sémantique insoupçonnée de l’ensemble du Zhuang zi, et éclairant les thèmes et les sous-thèmes les uns par les autres. Cette analyse aboutit à un schéma enrichi de la pensée de Zhuang zi : une interaction symbiotique entre les pratiques de méditation, le dialogue philosophique, les mythes cosmogoniques et les récits fondateurs de la souveraineté. J. Levi conclut son étude par un essai sur le statut du langage mythique dans le Zhuang zi. Ni occasionnel ni décoratif, le mythe est partie prenante de la manière de penser de Zhuang zi, de sa vision du monde et de l’humanité ainsi que de sa critique du langage philosophique conventionnel : « Le discours mythique permet de faire retour à une forme plus haute et plus intuitive de la raison parce que, justement, anéantissant les catégories du langage, il apparaît d’abord à la raison comme informe et non conforme » (p. 351). Rémi Mathieu — Mythe et histoire dans le Huainan zi Rémi Mathieu s’attache à caractériser les modes d’appréhension de l’Histoire et du mythe dans une œuvre synthétique taoïsante du début de l’Empire : le Huainan zi, publié sous la responsabilité du grand lettré Liu An, vers la fin du ~IIe siècle. La question posée est celle du distinguo, avéré dans la culture gréco-latine, mais inconnu de la civilisation chinoise ancienne, entre récit mythique et narration historique. Le début de la période impériale n’apportera pas de solution à ce problème dans la mesure où un fait d’histoire n’y apparaîtra pas nécessairement plus crédible — parce que plus authentique — qu’un événement légendaire ou mythique. Le mythe tient justement sa crédibilité de la force de conviction qu’il dégage, en raison de sa valeur symbolique ou imaginaire, de son lien avec les valeurs et les croyances d’une société et non grâce à la véracité supposée des événements narrés. Pourtant, le processus est en route dans la pensée de ce grand auteur taoïste et, un peu plus tard, la question de la valeur des faits (donc de leur crédibilité) sera abordée par le fondateur de l’histoire classique chinoise : Sima Qian (au tout début du ~Ier siècle) à travers ses remarques sur la créance qu’il convient d’accorder à telle ou telle œuvre, à tel ou tel fait événementiel. L’auteur commence ici par tenter de caractériser les types de récits que la critique occidentale, ancienne et moderne, a définis, comme s’il s’agissait,

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en tout lieu et en tout temps, d’une évidence. Histoire et mythe, sous des aspects souvent voisins, présentent en fait des particularités qui nous permettent souvent (mais pas toujours évidemment) de les distinguer. L’appréhension des divers modes du temps constitue l’un des critères de cette différenciation. Linéaire et déterminé, cumulatif, dans le cas de l’histoire, ponctuel et indéterminé, souvent sans contexte, dans celui du mythe, le temps forme le fond sur lequel la trame du récit va s’articuler, selon sa nécessité interne. Tous deux s’inscrivent cependant dans un cycle constant, déterminé depuis l’époque du Yijing, « Classique des Changements », qui suppose une possible réédition d’un type de fait, qu’il soit volontaire (dans le cadre d’un rite par exemple) ou involontaire (l’histoire est susceptible de « repasser les plats », si l’on ne tire pas les leçons du passé). Le mythe marque souvent un début, sans aucun précédent (surtout dans un mythe de création, par définition). L’histoire désigne parfois le commencement d’un processus par un fait unique, spécifique. Enfin, on utilisera préférentiellement le terme d’événement — ce qui advient au terme d’un processus — dans le cadre du récit mythique, en raison de son retentissement dans la société et de sa signification symbolique profonde, alors que le fait historique peut être perçu comme dépourvu de sens et de valeur imaginaire, au plan social. R. Mathieu émet l’hypothèse que Liu An, le principal auteur du Huainan zi, paraît avoir eu l’intuition de ces diverses approches, sans toutefois être à même de les théoriser. On trouve chez lui un usage différencié de ces récits, selon qu’il veut juger, grâce à l’histoire, ou prendre acte d’une situation établie, grâce au mythe. Comme son illustre prédécesseur Zhuang zi, Huainan zi a conscience du caractère allégorique du mythe qui en fait toute la valeur et l’importance sociales. Après s’être interrogé sur l’usage de l’histoire chez Liu An, l’auteur illustre son propos par quelques exemples pris parmi les très nombreux récits historiques que comprend cette grande œuvre. Dans une seconde partie, il procède à l’exploration parallèle des récits mythiques dont le Huainan zi fait usage après d’autres mais, pour partie, assez différemment, selon le dessein de synthèse philosophique qui était le sien. Beaucoup ont un contenu cosmogonique qui en fait tout l’intérêt, lequel va bien au delà de la simple argumentation philosophique taoïsante. Mythe de l’origine du monde, de la fuite de Chang’e dans la lune, de la sécheresse du règne de Tang, etc. La richesse du Huainan zi est, à cet égard, sans égal. Il est d’ailleurs manifeste

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que l’ouvrage est souvent l’un des premiers à faire état de certains mythes, plus tard mieux connus, voire développés. Ceci explique l’utilisation intensive qu’il en fait et le regard positif que son auteur pose sur beaucoup d’entre eux. Si la question du vrai et du faux est posée dans cette œuvre, le problème du « crédible » dans l’histoire ne l’est pas encore si clairement. Il faudra, pour cela, attendre l’auteur de la première histoire dynastique. Mais Huainan zi a trop d’intérêt envers la rhétorique pour négliger l’apport considérable du mythe dont la force de conviction lui paraît tant exploitable. À cet égard, cette force lui semble incontournable lorsqu’il s’agit de démontrer « les preuves de l’existence du dao », du moins de son efficience (car son existence ne peut évidemment être mise en cause). Comme compilateur, comme utilisateur, comme interprète de mythes, Liu An a marqué l’histoire de la pensée dans son rapport à ce domaine constitutif de l’imaginaire chinois. Chantal Zheng — La cosmogonie des Saisiat de Taiwan À Chantal Zheng (Université de Provence, à Aix-Marseille) nous devons une investigation mythologique approfondie sur un groupe ethnique de Taiwan (Formose), les Saisiat (ou Saixia, population austronésienne, donc non chinoise). Elle concentre son observation sur les récits de création dont de nombreuses versions sont répertoriées parmi les peuples du SudEst asiatique et de certains territoires du Pacifique. Ces mythes de création de l’humanité ont pour commune racine un couple, très généralement incestueux (frère-sœur), qui va survivre à un déluge (lequel est souvent présenté comme une sanction de l’inceste, quoique ce dernier le suive parfois paradoxalement) et donner naissance à la race dont le mythe rapporte les origines complexes s’inscrivant dans une chronologie assez immuable. L’auteur s’attache à analyser plus particulièrement un mythe de cette ethnie Saisiat, l’un des groupes de Montagnards formosans sur lesquels elle-même a conduit des enquêtes de terrain ces dernières années. Ce récit se distingue de ceux des autres groupes par le thème central du morcellement d’un corps humain, processus qui passe pour être à la source de la race en question. L’intérêt de ce mythe et de ses variantes est qu’il comprend à la fois des éléments communs à ceux de la vaste région susnommée et des mythèmes spécifiques à ce groupe. Ainsi conte-t-il qu’un frère et une sœur incestueux décidèrent de découper en morceaux le corps de leur enfant pour en former autant de nouveaux hommes

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constituant de la sorte la première humanité (ou la seconde, si l’on considère que la première fut anéantie par le déluge universel). Une variante affirme que c’est le corps de la sœur qui fut découpé à cette fin. Dans plusieurs versions, le couple incestueux ne survécut au déluge que grâce à un objet culturel (un métier à tisser). Certaines versions du mythe expliquent même pourquoi les Saisiat sont pauvres, alors que les Chinois sont riches : c’est qu’ils ont eu les « mauvaises » parties (chair, os, entrailles) du cadavre découpé il y a bien longtemps (M5). Comme le souligne ici l’auteur (citant Chang Kwang-chih), le mythe est intéressant « pour la connaissance des institutions anciennes tout autant que contemporaines ». On note aussi fréquemment, dans nombre de ces récits, la présence d’une divinité qui facilite, voire organise, le processus de métamorphose du corps découpé afin qu’il devienne une humanité diverse et complète. Cette création de la race Saisiat, au cœur de l’humanité, est complétée par la genèse des clans, donc des attributions de noms qui forment toute l’ethnie. S’y ajoute parfois un mythe de création du feu qui semble clore le récit sur l’apparition d’une technique culturelle. L’analyse souligne encore l’importance de l’élément aquatique, en tant que facteur destructeur et régénérant, indispensable à l’ensemble des processus transformationnels engagés. Chantal Zheng note que les différentes versions de ce mythe recensées ces dernières décennies paraissent traduire une évolution des Saisiat par rapport à la société proprement chinoise de Taiwan dans laquelle ils s’inscrivent. C’est bien que le mythe s’érige « en modèle et en justification » des modifications que le temps impose à un groupe social, modifiant ainsi certaines séquences du récit originel. L’auteur souligne encore la parenté de ce thème du morcellement du corps avec celui de la création cosmogonique à partir d’un corps éclaté (les yeux donnant les astres, les veines les fleuves, le sang la mer, les os les montagnes, les cheveux les forêts, etc.). Ce thème, tout particulièrement riche, se retrouve dans de nombreuses cultures de l’Asie du Sud-Est, du Pacifique, mais encore en Chine ancienne. Assurément ce type de légende évoque symboliquement le découpage anthropophagique qui aide à régénérer le groupe. Quelques versions du mythe intègrent d’ailleurs cet épisode sous une forme directe ou implicite. La pratique rituelle contemporaine des Saisiat, lors de la cérémonie dite Pas-ta’ai, est une façon pour ce peuple de faire revivre ses origines et de se perpétuer, par delà les soubresauts de l’Histoire qui ne peut ainsi effacer leur mythe de création, c’est-à-dire leurs plus profondes racines mentales.

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Où Dédale rencontre You Chui un atelier sur l’étude des mythes chinois

Anne Birrell

Dans son livre récent, Imaginary Greece, Richard Buxton note que « les trente dernières années ont vu une explosion d’intérêt pour la mythologie » (1994, p. 1). À l’orée de cette période d’innovation, Geoffrey S. Kirk a rendu un service insigne à l’étude des mythes en tirant un trait sur cinq théories importantes du mythe élaborées aux XIXe et XXe siècles et en exposant leur fausseté inhérente et leur mentalité 1 , démodée. Kirk rejeta avec force le concept de toute théorie universelle qui prétendait offrir une seule explication de tous les mythes (1974, p. 38-68). Les « Cinq Théories Monolithiques » qu’il écarta comme intenables sont : les théories du mythe de la nature (Max Müller), du mythe étiologique (Andrew Lang), du mythe-charte (Bronislav Malinowski), du mythe reconstructiviste de la création (Mircea Eliade) et du mythe-rite (W. Robertson Smith, James G. Frazer et l’École de Cambridge). C’est un indice de la critique convaincante de la théorie universelle par Kirk qu’aucun des ouvrages qui sont associés à cette théorie n’est mentionné dans la bibliographie de 1994 de Buxton. Cependant le chapitre précurseur de Kirk ne fut pas simplement un acte d’iconoclasme générationnel. En fait, il ne condamna pas entièrement les cinq théories majeures, mais plutôt leur prétention à l’universalisme. Il en vint à proposer (p. 38-39) une alternative positive, arguant en faveur du « multi-fonctionalisme des mythes » et proposant la solution suivante à l’interprétation des mythes : « … on doit se sentir libre de leur appliquer n’importe laquelle d’un ensemble de formes d’analyse et de classification ». Buxton lui-même présente une vue d’ensemble des approches du mythe courantes aujourd’hui et les utilise dans son livre sur la mythologie grecque : le structuralisme (J.-P. Vernant et Claude Lévi-Strauss), la « perspective longue durée » (Walter Burkert), l’approche orale/textuelle 1. En français dans le texte.

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(J. Goody), l’interrelation « mythe »/« science » (Geoffrey E. R. Lloyd), les concepts d’« altérité » et de « différence » (Edward Saïd), les approches déconstructivistes, sexuelles et iconographiques et le mode fidéiste (p. 1-4). On pourrait ajouter à ceux-ci le concept jungien d’archétype, l’approche comparative interculturelle (entre autres, Jaan Puhvel et Alan Dundes), en plus des adaptations courantes des cinq théoriciens majeurs, comme l’ethnographie post-Malinowski. Les spécialistes contemporains du mythe, ayant accepté l’invalidité des théories plus anciennes du mythe sont maintenant confrontés par un « imbroglio méthodologique » (Hynes et Doty 1993, p. 4). En d’autres mots, comment résoudre le problème d’une telle multiplicité d’approches tout en préservant la rigueur académique et la cohérence intellectuelle ? Dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss utilisa l’analogie du bricoleur 2 pour suggérer la manière dont les faiseurs de mythes dans le monde classique et moderne pavent en cailloutis leurs récits mythiques (1962, p. 17). Il semblerait que les spécialistes du mythe doivent aujourd’hui adopter la méthode du bricolage en appliquant cette pluralité d’approches à l’interprétation des récits mythiques. Si le spécialiste dans l’étude des mythes occidentaux admet se trouver devant un fouillis méthodologique, combien plus est-ce le cas pour les sinologues étudiant les mythes chinois. C’est peut-être un coup de chance qu’alors que les Cinq Théories Monolithiques dominaient l’Occident, le monde académique des spécialistes du mythe en Chine consacrèrent leurs efforts de recherche à recueillir les récits mythiques connus (surtout des fragments) enchâssés dans les textes classiques (Gu Jiegang 顧頡剛 et al. 1926-1941). Car les Chinois n’eurent ni Hésiode, ni Homère, ni Ovide. La valeur première des recherches entreprises par Gu et ses collègues réside dans la collecte et l’analyse préliminaire des données de la tradition mythologique chinoise. Là où les cinq théories universelles coïncident avec les études mythologiques chinoises, c’est dans la recherche des spécialistes chinois sur le folklore et le récit traditionnel depuis les années trente (Birrell, 1993, p. 14-15). Cependant, en raison des aléas des troubles politiques et sociaux en Chine, surtout après 1949, s’est installée une stagnation des études sur le mythe telle que les nouvelles générations de

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chercheurs, surtout ethnographes, utilisent toujours la théorie naturiste démodée et d’autres théories semblables (Birrell 1994 : IIe partie, p. 75-76). L’étude des mythes chinois en Europe, quant à elle, est incarnée dans l’œuvre de Marcel Granet, qui suit la méthode sociologique de Durkheim et le modèle ethnologique de Mauss (Mathieu 1994, p. vi-xi). L’œuvre du sinologue suédois réputé, Bernhard Karlgren (1946), une collation et une classification magistrales des textes mythiques, était plutôt dépourvue de cadre théorique, même si sa discussion de la lignée du clan divin dans la Chine ancienne laisse voir une certaine ressemblance avec une théorie sociologique vaguement définie et avec ce que Kirk a appelé le « modèle génétique » (1974, p. 296). Depuis la critique radicale par Karlgren de ce qu’il voyait comme une théorisation intenable dans les recherches sur le mythe de Henri Maspero (1924) et Eduard Erkes (1926), tous deux adhérents de l’école naturiste, les études du mythe chinois en Occident demeurèrent plutôt stagnantes jusqu’aux années quatre-vingt, avec l’émergence des sinologues américains, Sarah Allan (1981), William Boltz (1981) et d’autres, qui commencèrent à appliquer l’approche structuraliste aux mythes. Dans une certaine mesure, on pourrait arguer que les études du mythe chinois ont contourné les Cinq Théories Monolithiques ou ont été contournés par elles, avec comme résultat optimal, que les sinologues sont maintenant libres d’adapter, d’appliquer et de choisir une pluralité d’approches parmi celles qui sont aujourd’hui disponibles. Le propos des pages qui suivent est de suggérer une voie à suivre dans cette nouvelle tâche. Mais, plutôt que de me perdre dans une véritable « forêt de symboles », ce que je propose de faire ici est d’examiner huit livres ou articles récents sur les études du mythe pour voir comment leur approche conceptuelle, leur méthodologie, leur contenu ou leurs données pourraient s’appliquer à l’interprétation des mythes chinois, c’est-à-dire, à la tradition classique de la mythologie chinoise. Slaying the Dragon : Mythmaking in the Biblical Tradition par Bernard F. Batto (1992) soulève plusieurs questions importantes pour la sinologie. La première est le besoin de décortiquer la mystique des textes scripturaires ou canoniques. Comme la plupart des spécialistes renommés de la Bible, Batto prend une distance critique dans son approche de la tradition biblique comme texte sacré. L’objectivité et la position critique de l’auteur ont une portée fondamentale pour les sinologues étudiant le canon

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confucéen, avec sa longue tradition d’orthodoxie scripturaire. Le Shangshu 尚書 (Documents historiques de l’Antiquité), aussi appelé Shujing 書經 (Classique des Documents historiques) (voir Loewe 1993, p. 376-389) représente, sous cet angle, le problème le plus tenace. Deuxièmement, la fonction du mythe opère dans une tradition sacrée. Batto montre de manière convaincante que parmi les quatre auteurs identifiables de Genèse 1-12, le Scribe Sacerdotal déploya consciemment des matériaux mythiques pour présenter sa nouvelle construction théologique. Batto appelle ce processus « spéculation mythopoéïque » et il soutient que la mythopoesis 3 était une méthode biblique reçue pour « faire de la théologie », méthode héritée de la littérature du Proche-Orient ancien (1992, p. 12-97). Le concept de « spéculation mythopoéïque » est d’une pertinence spéciale dans l’interprétation des textes chinois classiques composés de plusieurs couches, en particulier, les chapitres liminaires du Shangshu, du Yijing 易 經 (Classique des changements), du Zuo zhuan 左傳 (Commentaire de Zuo), et du Guoyu 國語 (Discours des principautés) (voir Loewe, 1993, p. 216-228, 67-76, 263-268). Un troisième problème se pose ici, soit l’intertextualité dans les textes scripturaires. Batto démontre comment le Scribe Sacerdotal unifia des thèmes mythiques disparates à partir de textes plus anciens, en particulier l’épopée babylonienne Atrahasis et les sections yahvistes de Genèse 1-9 ; il voulut par là constituer un énoncé authentique de la foi, mais il le fit en proposant ainsi ses visées révisionnistes comme historien du peuple de l’Israël ancien. La méthodologie pour traiter de la question de l’auteur à voix multiples en est une qui pourrait être appliquée à la plupart des textes chinois classiques, en particulier, à l’important document mythologique « Tianwen » (Interrogations célestes) du Chu ci 楚辭 (Hawkes, 1985, p. 122-151). L’approche du mythe basée sur la différence des sexes est adoptée par les vingt et un contributeurs à The Feminist Companion to Mythology (1992), édité par Carolyne Larrington. Le terme « Feminist » ici ne se réfère pas à la branche polémique des études sur les femmes ; il signifie plutôt l’étude de la mythologie mondiale par des femmes-auteurs, avec un accent particulier sur l’identité et la fonction des figures mythiques féminines. Comme Larrington le note dans son introduction (p. ix), tandis que ces dernières ont traditionnellement été classifiées en rapport avec leur 3. En français dans le texte.

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fonction comme figures de fertilité, cette nouvelle étude révèle la pluralité de leurs fonctions mythiques. Par exemple, dans L’Épopée de la création de l’ancien Proche-Orient akkadien (ca. deuxième millénaire avant J.-C.), la déesse primordiale Tiamat a deux fonctions : la fonction quasi-politique de gouverner un matriarcat divin et la fonction régénérative de créer le monde à partir de son corps mort, quand Marduk, le jeune héros divin, la détruisit (Furlong, 1992, p. 8-9). Le concept d’une structure de pouvoir matriarcale primordiale et son renversement par un nouvel ordre masculin trouve un parallèle digne d’être étudié plus avant dans le plus ancien témoignage écrit du mythe de la déesse chinoise, Nügua 女蝸, dont la fonction créatrice fut supplantée par le panthéon masculin du confucianisme et du taoïsme. Le plus ancien panthéon égyptien fut, de manière comparable, dominé par des divinités créatrices, Nekhbet, la déessevautour, et Wadjet, la déesse-cobra, et cette prééminence du féminin se reflétait dans le système socio-économique de l’Égypte dans le deuxième millénaire avant J.-C. (Seton-Williams, 1992, p. 23-24). L’une des déesses égyptiennes, Meretseger (Celle qui aime le silence), loin d’avoir la fonction de fertilité traditionnellement attribuée aux anciennes déesses, était une divinité de la vengeance, qui affligeait les mortels de maux physiques et autres, comme la cécité (p. 33). Cette figure pourrait être comparée avec profit à la déesse chinoise Xiwangmu, la Reine-Mère d’Occident, qui dans un texte douteusement corrompu, paraît aussi avoir une fonction destructrice. En général, une étude interculturelle de certains motifs mythiques chinois bénéficierait de l’examen de l’influence égyptienne, plutôt que de cette de l’Inde, qui est la perspective courante. En fait, l’Inde est dépourvue de figures mythiques féminines importantes dans les textes védiques de ca. 1500-1000 avant J.-C. Certaines existent, il est vrai, mais aucun mythe important ne leur est rattaché. Même lors de l’émergence tardive de Devi, la Déesse, dans un texte de 500 après J.-C., la figure féminine demeure insignifiante sur le plan mythique (Kearns 1992, p. 189-190, 193, 197, 222). Les raisons possibles de la diminution de la fonction et du rôle des figures mythiques féminines, ou de leur absence relative dans la mythographie classique, est une question traitée succinctement par Diane Purkiss. Elle cite (p. 441) l’observation d’Alicia Ostriker voulant que les mythes classiques « appartiennent à la haute culture et sont en bonne part transmis par les autorités éducationnelles et culturelles » et que, « puisque peu de

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femmes avaient accès à l’éducation classique requise, leur participation était particulièrement difficile ». Elle soulève également un problème qui pourrait mettre les spécialistes des mythes chinois au défi de questionner les raisons de la marginalisation des femmes dans la tradition mythographique (p. 448) : « La féminité est, précisément, ce qui est exclu des représentations patriarcales et ne peut être aperçue que dans les creux et les silences ». Mythical Trickster Figures : Contours, Contexts, and Criticisms, édité par Willliam J. Hynes et William G. Doty (1993), est un ouvrage d’un grand intérêt et d’une grande valeur pour l’étude de figures mythiques chinoises comme Gonggong 共工 et Gun 鯀 dans les deux versions du mythe du déluge, en plus de la déesse lunaire Chang’e 常娥, du héros fondateur Lin Jun 廪君 (le Seigneur du Grenier) et de Yan shui nüshen 鹽水女神 (la Déesse de la Rivière du Sel), dans le mythe chinois. Développant leur thème à partir de la recherche de 1955 de Paul Radin et fixant leur approche dans le concept de « liminarité » de Victor Turner, Hynes et Doty présentent un large éventail de figures mondiales du trickster dans des articles par huit contributeurs, en plus de leurs propres essais sur le sujet. D’une utilité particulière est la liste des six traits caractérisant la figure du trickster par Hynes (p. 34-44). Hynes et Doty prennent tous deux soin d’affirmer qu’« il n’y a pas un seul mode des études du trickster, un seul modèle classique de cette figure » et que la figure du trickster peut n’avoir que quelques uns des six traits (p. 25, 34). La liste de Hynes relève les traits suivants : 1) ambigu et anormal, 2) trompeur et farceur ; 3) maître du déguisement, 4) renverseur de situation, 5) messager et imitateur des dieux (intermédiaire et souvent usurpateur du monde des divinités et des hommes), et 6) bricoleur 4 sacré et impudique (p. 34-44). Une chicane sur les mots ne diminue en rien la valeur de cette liste, mais la question se pose d’elle-même sur le rapport entre la figure du trickster dans la mythologie et celle de gaffeur [marplot]. Ce dernier est défini comme causant un dérèglement dans l’ordre cosmique. S’agit-il de deux concepts mythiques séparés ? Ont-ils des traits communs et, si oui, lesquels et sous quel angle ? Ou bien la question doit-elle demeurer sans réponse, les figures du trickster « étant des briseurs notoires de frontières » (Hynes et Doty, éd., 1993, p. 33). Cette étude novatrice est d’un agrément considérable et devrait 4. En français dans le texte.

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inciter les sinologues à mettre en lumière plusieurs figures dissimulées dans des textes chinois apparemment innocents, aussi bien classiques que traditionnels. Les articles discutés jusqu’ici peuvent être considérés comme représentant pour les sinologues des pentes douces menant aux sommets de la mythologie. Avec le livre récent d’Emily Lyle, Archaic Cosmos : Polarity, Space and Time (1990), le spécialiste de l’étude du mythe est encouragé et stimulé à se pencher sur les questions plus abstraites des modes archaïques d’énumération, des modèles métaphoriques du temps cyclique et des structures cosmiques complexes. Alors que certains sinologues, comme Edward L. Shaughnessy et David W. Pankenier, poursuivent présentement des recherches sur la théorie astronomique et calendaire chinoise et d’autres, comme Nathan Sivin, sur les modèles cosmologiques, on trouve peu d’attention accordée aux thèmes abordés ici par Lyle. Sa conceptualisation de l’énumération archaïque, incluant la pratique d’ajouter le tout au nombre des composantes, est une adaptation novatrice de Georges Dumézil et de Mircea Eliade, et pourrait être appliquée avec profit au glissement d’un modèle quaternaire à un modèle à cinq termes dans la pensée cosmologique chinoise. Tout aussi utiles sont ses idées sur le corps humain calendaire qui, dans un modèle comparé au calendrier civil de l’Égypte ancienne (ca. 3000-2700 avant J.-C.), est visualisé comme un organisme structuré incorporant les concepts de commencement, milieu et fin, de court, moyen et long, et ainsi de suite, avec des correspondances aux parties du corps humain (p. 66-67). Une section du chapitre 10, intitulé « The Journey as Metaphor for Cyclical Time », présente deux types, le périple inversé et le circulaire, qui pourraient être examinés pour des similitudes à la lumière des chapitres cosmologiques du Huainan zi 淮南子 (écrit vers 139 avant J.-C.). En outre, l’approche de Lyle pourrait être utilisée comme un outil d’interprétation dans le cas du texte calendaire de la fin des Zhou 周 exhumé à Mawangdui 馬王堆, qui n’a pas encore été entièrement déchiffré (Barnard 1973). Ce texte combine des éléments d’un système d’énumération, des correspondances de couleurs, des divinités fonctionnelles, des énoncés cosmogoniques et des injonctions naturistes, mais sa cohésion sémantique est obscurcie en raison des nombreuses lacunes, situées à des endroits critiques. Lyle formule le problème comme suit (p. 155) : « Lorsqu’une cosmologie a été fragmentée, nous pouvons examiner les pièces et tenter de

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voir la forme du tout ». Son approche dans l’analyse et l’interprétation des anciens systèmes calendaires, tout en abordant des questions cosmologiques fondamentales, est d’une lecture difficile, mais pourrait s’avérer particulièrement profitable pour les sinologues. Imaginary Greece : The Contexts of Mythology de R. Buxton (1994) a comme préoccupation centrale « le besoin d’interpréter les mythes dans leur contexte », et comme thème central « la distance et l’interaction entre le monde imaginaire des histoires et le monde (réel ?) des raconteurs » (p. 4-5). Ce livre est la sorte d’ouvrage, pour le dire en peu de mots, qu’on n’écrira pas en sinologie pour encore quelque temps. Une raison pour cet état de chose, c’est qu’alors que les études classiques occidentales ont été en opération productive pendant plus de deux mille ans et forment le fondement de nos traditions culturelles, la sinologie est encore une discipline relativement jeune, demandant beaucoup plus de recherches de base, tout particulièrement dans les sciences historiques, sociales et humaines. Cependant, la méthodologie, les données et les paramètres conceptuels de Buxton fourniront un modèle pour les chercheurs chinois. D’un intérêt particulier pour les études courantes sur le mythe en Chine sont l’utilisation et l’application qu’il fait des récents écrits théoriques sur la mythologie classique d’Occident. Deux chapitres ont pour sujet le paysage mythique et les représentations mythiques de la famille et pourraient offrir des perspectives comparatives valables pour l’étude des classiques chinois, notamment le Shanhai jing 山海經 (Classique des monts et des mers) et le Lienü zhuan 列女傳 (Biographies de femmes éminentes), où le mot « femmes » signifie avant tout les figures féminines exemplaires réalisant les aspirations patriarcales qu’on attend d’elles. Autre ouvrage stimulant écrit par un classiciste est The Greeks : A Portrait of Self and Others par Paul Cartledge (1993). Plusieurs sujets abordés par Cartledge mériteraient d’être développés dans les études du mythe chinois ; par exemple, les anciens mythes chinois portant sur les « barbares » (chapitre 3), sur les rapports sexuels (chapitre 4) et sur les relations entre les divinités et le genre humain (chapitre 7). Mais le chapitre qui semble le plus facilement applicable aux études courantes du mythe chinois est : « L’invention du passé : histoire versus mythe » (chapitre 2), où l’auteur suit à la trace une évolution chronologique du 1) mythe comme histoire, 2) du mythe dans l’histoire, et 3) du mythe versus l’histoire, citant principalement Hérodote et Thucydide. Cette

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séquence pourrait être appliquée utilement au développement du discours historique en Chine : 1) des classiques comme le Shangshu, 2) la première histoire d’ensemble de la Chine, le Shiji 史記 (Les Mémoires de l’historien), par l’archiviste de cour Sima Qian 司馬遷, et 3) l’histoire de la première partie de la dynastie Han 漢 par Ban Gu 班固. Cartledge (p. 21) cite un texte pertinent de M. I. Finley pour montrer comment les mythes (muthoi, ou histoires transmises oralement) furent les seules sources d’Hérodote dans son compte rendu de l’origine des Guerres Persiques : « L’atmosphère dans laquelle les Pères de l’Histoire se mirent au travail était saturée de mythe. Sans mythe, assurément, ils n’auraient jamais pu commencer leur travail ». La discussion de Cartledge pourrait servir de point de départ pour un sinologue intéressé à comparer et contraster le développement des principes historiques de Thucydide et Sima Qian. La formulation consciente par le premier du principe d’exactitude et des critères de la preuve permettent une comparaison avec les commentaires de l’historien chinois sur ses sources, sur leur fiabilité et sur l’estimation qu’il en fait dans les zan 贊 ou sommaires heuristiques qui apparaissent au terme des essais biographiques sur les personnages célèbres et à la fin des 130 chapitres de son œuvre. Le rôle et la fonction du divin est un autre champ pour une discussion comparative des historiens grec et chinois. Tandis que Sima Qian fait allusion à sa « compréhension approfondie de la manière dont fonctionnent les affaires divines et humaines et à une connaissance du processus historique » (Hightower 1965, p. 101), Thucydide se réfère à « la chose humaine » ou « nature humaine », signifiant que l’histoire devait être présentée en termes humains et non divins et que les humains contrôlent leur propre destinée. En général, cependant, malgré son clin d’œil au divin, l’histoire de Sima Qian est fondamentalement orientée vers le pouvoir inhérent à l’humanité de déterminer ses propres affaires. Les deux historiens se rencontrent le plus clairement dans leur conscience du besoin d’adopter une attitude sceptique à l’égard de leurs sources, ce que Sima Qian appelle « les fragments épars des anciennes croyances », et la fonction du style dans l’écriture de l’histoire, ce à quoi Sima Qian se réfère modestement comme « au peu de talent littéraire que je possède » (Hightower 1965, p. 101). L’interrelation entre le mythe et l’histoire est un sujet abordé par Claude Calame et autres contributeurs dans Métamorphoses du mythe en

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Grèce antique (Calame, éd., 1988), IIIe partie, « Discours historiques ». Calame présente une méthodologie sophistiquée pour l’analyse du mythe complexe de la fondation de la grande cité nord-africaine de Cyrène, dans lequel l’épopée, la légende et l’histoire se joignent dans deux versions mythiques rivales. Son étude servirait de plan directeur fertile pour l’analyse de mythes fondateurs chinois comparables, par exemple, le mythe fondateur du peuple Ba 巴 dans la ville de Yi 邑, est lié à l’épopée mineure du Seigneur du Grenier. D’un intérêt comparatif particulier sont les causes et les modes de la migration et de la colonisation et le rôle de la volonté divine. Dans le cas de Cyrène, c’est l’oracle d’Apollon qui décide, dans celui de Yi, c’est la divination qui détermine le site de la cité mythique. L’article de Philippe Borgeaud, « L’écriture d’Attis : le récit dans l’histoire » (Calame, éd., 1988, p. 87-103) discute des variantes du mythe d’Atys, un mythe phrygien qui pénétra la culture grecque sous le nom d’Attis dans la forme du genre historique (Hérodote). Borgeaud tire la conclusion suivante (p. 100) : « L’histoire, ici, est celle des transformations du récit, et de ses modes d’expression… On pourrait évoquer, en l’occurrence, la chute de l’empire hittite, la migration phrygienne en Asie Mineure, la suprématie lydienne, l’occupation iranienne, la conquête d’Alexandre, les relations entre Rome et Pessinonte, puis la victoire du christianisme ». On ne pourrait en demander plus au mythe ! Cet atelier a permis d’examiner huit études par des spécialistes du mythe occidental dont se dégagent plusieurs champs cruciaux pour la recherche future du mythe chinois, allant du méthodologique au thématique, du comparatif au monographique. Peut-être la leçon la plus significative qu’on peut tirer de la lecture de tels écrits, c’est que les études du mythe chinois ne peuvent plus se permettre de se complaire et de languir dans les méandres de la recherche sur la mythologie des années quarante et cinquante (et encore moins de se laisser envoûter par les voix de sirènes de la recherche du XIXe siècle), mais doivent se familiariser avec les développements contemporains dans ce champ spécialisé, avec la sophistication stimulante de leur approche et leur réceptivité à de nouveaux concepts. Dans son introduction à la collection d’articles de 1988, Calame résume l’étude du mythe grec en des termes qui sont applicables à l’étude de tous les systèmes mythologiques aujourd’hui (p. 13) : « C’est pour cette raison qu’elle sera toujours susceptible [sic] de la nouvelle spéculation logique que constitue l’interprétation….nous ne cesserons pas

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d’accommoder les Grecs et leurs récits à notre goût ». Cette affirmation souligne le processus de l’appropriation et de l’interprétation des mythes en fonction de l’idiome propre à chaque époque et génération, un processus bien différent de celui consistant à emprunter des formules démodées et des méthodologies passéistes. Pour conclure, il reste à expliquer le sens du titre de cet article. You Chui 有倕 est un artisan légendaire, l’homme-de-métier divin de la Chine. Sous cet angle, les figures mythiques de Dédale et You Chui peuvent être perçues comme les divinités patronales de l’atelier, du bricolage, et, par extension, des bricoleurs et bricoleuses confondus.

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Sur l’origine des signes cycliques chinois quelques implications cosmologiques et mythologiques

Jörg Bäcker

Le problème : des signes sans signification Au nombre des inscriptions divinatoires sur os des Shang 商, nous rencontrons souvent un ensemble de dix symboles servant à noter les dix jours de la décade des Shang. Nous trouvons parfois un autre ensemble de douze symboles qui se combinent avec ces dix symboles. La combinaison de ces deux ensembles (le premier symbole du premier ensemble avec le premier symbole du second ensemble, le deuxième symbole du premier ensemble avec le deuxième symbole du second ensemble, et ainsi de suite) donne un cycle de 60 jours. Les souverains des Shang étaient également identifiés par le même système. Le système des dix et des douze symboles dut avoir une importance et une signification fondamentales pour la société des Shang. Toutes les tentatives pour découvrir cette signification ont cependant, jusqu’ici, échoué. Ceci est d’autant plus surprenant que ce système a été utilisé en Chine jusqu’à nos jours, le seul changement depuis la dynastie Han 漢 étant son utilisation pour noter les années. De nombreuses études ont été entreprises par des chercheurs chinois et japonais pour sonder l’origine et la signification de ces signes mystérieux 1 . Comme toutes les tentatives de les expliquer à l’aide des caractères chinois n’ont donné aucun résultat, l’on a aussi envisagé la possibilité d’une origine étrangère. C’était l’opinion de Guo Moruo 郭沫若, qui soupçonnait une source babylonienne 2 , et de Joseph Needham, qui examine avec soin la possibilité d’une origine babylonienne, principalement en raison du cycle sexagénaire et de soixante en tant qu’unité babylonienne de complétude, comme on la trouve encore aujourd’hui dans notre calcul du temps en

1. On trouve un inventaire critique des recherches chinoises et japonaises sur la question dans M. V. Krjukov, « K probleme ». 2. Guo Moruo, Jiagu wenzi yanjiu 甲骨文字研究, p. 240-278.

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soixante minutes et en soixante secondes. Anu, le dieu babylonien du Ciel, est identifié à 1 et 60, c’est-à-dire, la totalité 3 . D’autres savants ont mis en avant la thèse que les 22 signes du cycle avaient pour origine l’alphabet phénicien (Edwin G. Pulleyblank et Victor H. Mair ; Pulleyblank, après avoir proposé sa thèse, la répudia immédiatement), ou étaient un alphabet proto-chinois autochtone (E. G. Pulleyblank) 4 . Par ailleurs, ces symboles semblent être fortement enracinés dans la mythologie et dans la vision du monde des Shang. Comme Sarah Allan l’a montré dans son ouvrage The Shape of the Turtle, les Shang ont dû entretenir l’idée de dix soleils. Ces soleils s’élancent à tour de rôle à travers le ciel chaque jour de la décade, d’un arbre cosmique à l’est à un autre arbre cosmique à l’ouest. On pensait que les soleils étaient des oiseaux (ou étaient portés par des oiseaux), probablement des corbeaux 5 . En outre, il existait un mythe voulant que dix soleils apparurent en même temps, brûlant à mort tout sur la terre. Cet événement se serait produit au temps de l’empereur mythique Yao 堯 6 . Des mythes comparables relatifs à l’apparition catastrophique de plusieurs soleils sont courants jusqu’à ce jour chez les minorités chinoises méridionales 7 (et quelques minorités nordiques et sibériennes 8 ), le nombre de soleils variant de 2 à 36. On peut ainsi déduire l’ensemble de dix signes dénotant la décade des Shang à partir du contexte mythologique. C’est là la thèse de Sarah Allan, qui lie l’ensemble de douze signes avec douze lunes, présentées, dans le Shanhai jing 山海經 (ca. ~IVe s.) comme les enfants de Changxi 常羲, les dix soleils étant, de manière comparable, les enfants de Xihe 羲和 9 . Mais ceci n’explique pas la raison d’être du cycle de 60 jours ni le chiffre 60 comme une unité totalisante. On n’explique pas non plus pourquoi les soleils et les lunes sont mis en rapport avec des signes mystérieux (un 3. J. Needham, Science and Civilisation, vol. 3, 1, p. 82, 396-398. Sur l’unité de soixante, voir plus bas, la section « La cosmologie Shang et le cycle des soixante jours ». 4. E. G. Pulleyblank, « Prehistoric East-West Contacts » ; id., « The Chinese Cyclical Signs » ; id., Lexicon, 20 ; V. Mair, « West Eurasian ». 5. S. Allan, The Shape, p. 27-36. 6. Ibid., p. 36-38. 7. Nous devons à B. Riſtin, « Cong Heilongjiang », l’inventaire le plus complet sur ce thème mythologique. 8. Cf. B. Riſtin, « Cong Heilongjiang », et, en plus amples détails sur les minorités chinoises du nord, Huang Renyuan, « Tonggusi-Manyuzu ». 9. S. Allan, The Shape, p. 33.

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alphabet étranger ou autochtone ?). On doit aussi remarquer que les minorités mentionnées plus haut connaissent plusieurs soleils seulement comme un événement catastrophique, non comme une partie de leur système de calendrier. Chez les Shang, le système combiné des soleils et des lunes formait un sous-système, une « micro-année » de leur calendrier, qui s’ajoutait à l’année « normale » de 12 mois et 360 (+5) jours. À première vue, ce calendrier semble avoir été soigneusement calculé et arrangé par des spécialistes de la « voie » du ciel et du calendrier. Ceci a probablement été suspecté par Sarah Allan, quand elle écrit que « les dix soleils sont un concept culturel plutôt que naturel » 10 . Mais quelle influence culturelle il a dû jouer pour avoir façonné la culture Shang comme il l’a fait ! Avant de poursuivre l’étude de ces questions, examinons d’abord les signes cycliques et leurs liens possibles avec les formes d’écriture du Proche-Orient. Ce travail n’a pas encore été fait d’une manière systématique. Ensuite, nous envisagerons l’hypothèse d’un alphabet chinois autochtone. De simples considérations graphiques et phonologiques sont cependant insuffisantes pour comprendre le problème et reflète probablement notre manière moderne de concevoir l’alphabet plutôt que celle des anciens. J’attirerai donc l’attention sur le contexte cosmologique des alphabets. Finalement, je comparerai la cosmologie et le calendrier Shang avec leurs contreparties dans l’Orient ancien. Des problèmes bien différents sont impliqués dans l’expression de l’époque Han tiangan dizhi 天干地支 (« troncs célestes et rameaux terrestres »), qui, comme je l’ai découvert, se réfèrent à la cosmologie et à la mythologie indiennes. À la fin, j’examinerai brièvement des modes de diffusion possibles sur la base de données archéologiques.

Les signes cycliques et l’écriture phénicienne, proto-sinaïtique et hiéroglyphique Durant la seconde moitié du deuxième millénaire avant J.-C., on peut observer dans la région qui comprend maintenant le Liban, une partie de la Syrie, la Palestine, Israël et le Sinaï (Phénicie, Palestine, Canaan et Sinaï anciens) l’émergence de plusieurs alphabets composés de consonnes. Même si le processus de formation et l’ordre chronologique ne sont pas

10. Ibid., p. 172.

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encore entièrement clairs, les savants s’entendent sur le fait que « l’origine des lettres phéniciennes à partir des écritures proto-canaanites et protosinaïtiques, et l’emprunt de la grande partie sinon de la totalité des ces dernières aux hiéroglyphes égyptiens sur la base de l’acrophonie, s’avèrent maintenant être des faits hors de tout doute » 11 . Même s’il existait aussi un alphabet hiéroglyphique égyptien basé sur les consonnes, les alphabets proto-sinaïtique et proto-canaanite signifiaient quelque chose de nouveau. L’alphabet hiéroglyphique fut toujours utilisé avec d’autres hiéroglyphes représentant des groupes de consonnes ou des idéogrammes, mais le proto-sinaïtique et le proto-canaanite utilisèrent l’alphabet exclusivement pour représenter le langage. Un exemple primitif de l’alphabet phénicien est fourni par le ‘Izbet Sartah ostracon (~1150 environ), qui reproduit toutes ses 22 lettres 12 . Comme on trouve une correspondance entre le nombre de lettres et les 22 signes cycliques et en raison de certaines ressemblances graphiques, l’alphabet phénicien fut favorisé comme le modèle occidental possible des mystérieux signes cycliques chinois. C’est l’hypothèse avancée par E. G. Pulleyblank, qui trouva « de nombreuses ressemblances » entre les deux systèmes ; il finit cependant par la rejeter 13 . V. H. Mair trouva même « une correspondance complète un à un avec l’alphabet phénicien ». Il soutient toujours cette thèse et a annoncé un ouvrage volumineux sur les anciennes écritures et sur les relations culturelles Orient-Occident 14 . Il est regrettable qu’aucun des deux savants n’ait encore publié une liste comparative ou exploré ces « ressemblances ». Ce fut cependant l’optimisme de V. H. Mair qui m’encouragea à entreprendre une comparaison systématique entre les deux ensembles graphiques. L’alphabet phénicien est, d’une certaine manière, à mon avis, trop « moderne » pour expliquer adéquatement l’origine des signes cycliques. Cet alphabet, comme nous le savons par les plus anciennes inscriptions du ~XIIe siècle, est, sous l’angle graphique, beaucoup plus simple, asymétrique et « abstrait » que les signes cycliques chinois dans leurs formes les plus anciennes ; et celles-ci, plus pictographiques, ornementales et complexes que les lettres phéniciennes. Ceci implique, à mon avis, ou bien un proto11. B. Sass, The Genesis of the Alphabet, p. 161 ; A. G. Lundin, Dešifrovka, p. 34-43. 12. B. Sass, The Genesis of the Alphabet, p. 65-69 ; tableaux, p. 175-177. 13. E. G. Pulleyblank, « The Chinese Cyclical Signs ». 14. V. Mair, « West Eurasian ».

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type très ancien de l’alphabet phénicien, encore très proche des formes hiéroglyphiques, ou bien un autre alphabet de 22 lettres, aussi très proche des hiéroglyphes. C’est aussi la date des os divinatoires (~XIVe et ~XIIe siècles) qui suggère une date correspondante beaucoup plus ancienne que le ‘Izbet Sartah ostracon. De tels specimina de l’alphabet phénicien de 22 lettres sont, cependant, inconnus. Nous ne connaissons que les textes pseudo-hiéroglyphiques de Byblos (~XVIe siècle ?). Cependant, ils ne sont pas considérés par la plupart des savants comme des prototypes de l’alphabet phénicien de 22 lettres 15 . En ce qui regarde les correspondances avec les signes cycliques, je suggérerai les remarques suivantes (voir les tableaux 1 et 2, pages 56 et 57). Sous l’angle chronologique, les signes cycliques devraient être au moins 200 ans plus anciens que ‘Izbet Sartah ostracon, version la plus ancienne de l’alphabet phénicien. Au nombre des signes cycliques, nous trouvons plusieurs caractéristiques pictographiques, pointant en partie dans la direction des hiéroglyphes, mais aussi dans celle des formes proto-sinaïtiques et sémitiques du sud (qui partagent une origine commune avec les alphabets sémitiques du nord 16 ) caractérisés par leurs formes archaïques. On pourrait trouver là des preuves qu’un alphabet phénicien archaïque, encore largement hiéroglyphique, était déjà en usage dans une version abrégée de 22 lettres, environ 200 ans avant le ‘Izbet Sartah ostracon (l’alphabet de 22 lettres présuppose un processus de simplification du système de consonnes sémitique, mis en place par l’akkadien). Ceci correspondrait à l’étude de A. Lundin, qui inscrit le proto-sinaïtique au nombre des alphabets de 22 lettres et corrige la datation beaucoup trop ancienne du proto-sinaïtique 17 . Une telle vue favoriserait la filiation directe de l’alphabet phénicien à partir des inscriptions « pseudo-hiéroglyphiques » de Byblos. Depuis le ~IIIe millénaire, Byblos entretint des rapports culturels très étroits avec l’Égypte. En fait, certains savants, comme, par exemple, A. R. Millard, soutiennent que ce sont dans ces rapports qu’on trouve l’origine de 15. Cf. B. Sass, The Genesis of the Alphabet, p. 86 sq.: cf., cependant, A. R. Millard, « The Infancy », p. 394. 16. Les lettres sémitiques du sud manifestent des liens de parenté avec les pseudohiéroglyphes de Byblos et furent probablement utilisées en Syrie et en Palestine au ~XVe siècle (A. G. Lundin, « Ugaritic Writing », p. 98). 17. A. G. Lundin, Dešifrovka, p. 38-41.

APPROCHES CRITIQUES DE LA MYTHOLOGIE CHINOISE

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Tableau 1 — Les dix troncs celestes Chinois moderne

jia

yi bing ding

Petit sigillaire

Chinois achaTque

Correspondence Ceci est habituellement la derniere lettre des alphabets semitiques du nord (t +) (par exemple, I'expression semitique « d'aleph a tau » correspond a I'expression grecque « d'alpha a omega »); cette graphic a probablement ete transposed au debut des signes cycliques pour des raisons ritualistes, c'est-a-dire, en raison de son affinite avec 35, qui fut de la plus haute importance dans la culture des Shang*, et en raison de sa fonction de designation du plus grand ancetre, c'est-a-dire, « le premier ».f A l'airdu« phenicien typique»et ressemble aun phenicien n. Leb phenicien b ressemble a une forme simplified ^de la graphic des signes cycliques, ou est lie au phenicien archa'i'que d d . Hieroglyphique p, proto-sinaTtique b.

ji

Archa'i'que, une forme plus pictographique del du semitique du sud, phenicien g g? Pasclair.

geng

Contrepartie exacte de I'hieroglyphe m(e)s $.*

xin

Ressemble au phenicien ww.

•ren

Semblable au phenicien z z.

«u

gui

Let + phenicien est semblable a la graphiedusignecyclique pour le cercle; comme le cercle est difficile a ecrire en signes cycliques, les crochets peuvent etre interpretes comme le vestige du cercle originel; plus pres du signe cyclique est I'hieroglyphe signifiant « vert comme des feuilles », sans le cercle et aussi avec des crochets.5

* S. Allan, The Shape, p. 74-111. t Ding Shan, « Cong Dong-Xi », p. 13, suppose une diffusion du signe de la croix de la Chine des Shang a FOrient ancien, en raison de son occurrence apparemment plus tardive dans la culture hebraique (ibid.), ignorant, par le fait meme, sa presence dans les alphabets pheniciens et proto-sina'itiques primitifs. t Ceci est particulierement vrai pour les formes Shang plus tardives. Certaines formes d'epoque Zhou des signes cycliques semblent avoir ete preservees parmi les quelque 400 ideogrammes du peuple Shui 7\