Manifeste du Parti communiste
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Manifeste du Parti communiste « Manifeste ,. et en annexe Principes du communisme d'Engels

Préfaces du

Karl Marx Friedrich Engels

Manifeste du Parti communiste Manifeste » et en annexe Principes du communisme d'Engels Préfaces du

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· Présentation de Raymond Huard Traduction du « Manifeste» entièrement revue par Gérard Cornlllet Explications de texte par Raymond Huard et Lucien Sève

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rne�oor ëditions sociales

Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation : réservés pour tous pays. © 1986, Messidor/Éditions sociales, Paris ISBN 2-209-05793-0

SOMMAIRE

Présentation par Raymond Huard

9

Chronologie sommaire

47

Le Man ifeste du Parti communiste

51

Préfaces du « Manifeste »

1 09

Principes du communisme d'Engels

127

Explications de texte par R. Huard et L. Sève

1 53

Orientation bibliographique

1 77

Index des matières et des noms cités

1 79

Table des matières

1 85

PRÉSENTATION

Le Manifeste du Parti communiste est sans doute l'œuvre la plus connue de Marx et Engels. Parce qu'il a été pour beaucoup une excellente introduc­ tion à la pensée marxiste, parce qu'il est rédigé dans une forme ramassée et percutante propice à la citation, parce que Marx, son principal rédacteur, a su donner

à ces pages un souffle révolutionnaire

toujours sensible près d'un siècle et demi après sa parution, le

Manifeste a pu parfois apparaître

comme un résumé intemporel des idées-forces du socialisme scientifique. Ce serait pourtant l'ap­ pauvrir, le mutiler même, que de le réduire aux analyses qui conservent encore une actualité aujour­ d'hui. Le replacer dans son temps, dans l'Europe préquarante-huitarde, c'est s'offrir au contraire la possibilité de le comprendre tout entier et dans sa cohérence.

L'Europe en 1848: une situat ion prérévolut io n n a i re A la fin de 1847 et au début de 1848, lorsque

Marx et Engels préparent la rédaction du

Mani-

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Manifeste d u Parti commun iste

feste, l'Europe fermente. Bientôt les révolutions de 1 848 viendront ébranler en profondeur les structures de l 'Europe monarchique déjà travail. lées, mais de façon inégale, par le développement du capitalisme industriel. Ce sont surtout les États de l'Ouest européen, Angleterre, France, Belgique, Piémont, qui con­ naissent cet essor du capitalisme. Il est plus lent, quoique présent, en Allemagne et dans l'Empire austro-hongrois , tout juste· à ses débuts dans l'Empire russe. Dans les pays qu'il affecte le plus, si l'expansion de la production est sensible, les effets négatifs du capitalisme industriel sont déjà bien visibles : ruine des anciens métiers supplantés par le machinisme, crises périodiques provoquant le chômage et la misère, entrée des femmes et des enfants dans la production au prix d 'une dissolu­ tion des rapports familiaux. On comprend que les théories critiques du capitalisme, le socialisme et le communisme trouvent une audience accrue. A partir de 1 846, en outre, une profonde crise. agricole et industrielle secoue la Grande-Bretagne et le continent. Elle facilitera le déclenchement du mou­ vement révolutionnaire. Un autre aiguillon tourmente l'Europe, c'est l'idée nationale. Que de peuples dominés ! Tchè­ ques, Hongrois de l'Empire autrichien, Polonais sous la domination russe, autrichienne et prus­ sienne, Slaves du sud soumis à l'Empire ottoman. Ou bien les peuples sont séparés, dispersés entre une mosaïque d'États : ainsi des Allemands et des Italiens. Dès 1 846, de premiers mouvements de révolte ont éclaté, en Pologne par exemple.

Présentation

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Enfin une grande aspiration démocratique et libérale traverse tous les pays européens. Elle prend des formes diverses : en Angleterre et en France, des concessions ont été faites au début des années 1 830 dans le domaine du suffrage notamment, mais l'élargissement de l'électorat qui en résulte a été encore très insuffisant pour intégrer au fonctionnement du régime non seulement le peuple mais la petite bourgeoisie. De là tout un mouve­ ment pour la réforme électorale. Dans d'autres États, Prusse, Autriche, Russie, États du pape, Royaume de Naples, dans bien des principautés, le régime reste autocratique sans qu'il existe le plus souvent de constitution en forme et encore moins de régime parlementaire. Les libertés fondamentales n'existent pas et les libéraux, les démocrates sont condamnés très vite au silence ou à l'exil. Marx lui-même en 1 843 a dû quitter l'Allemagne pour la France. La conjonction , en quantités variables, de ces aspirations sociales, nationales, libérales ou démocratiques rend explosive la situation, appa­ remment calme, de l'Europe, à la veille de 1 848 . Les esprits les plus lucides, Alexis de Tocqueville en France par exemple, sentent venir une révolution.

M an ifeste, parti, commun i ste On comprend donc mieux qu'il apparaisse néces­ saire de rédiger un Manifeste du Parti communiste à la veille de 1 848. Chacun de ces termes mérite

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Mani feste d u Parti comm u n i ste

pourtant une explication. Et l'on peut se demander dans quelles conditions cette tâche a été confiée à Marx et Engels. Que peut être un parti communiste en 1 847 , alors que les partis modernes n'existent pas encore, que les organisations communistes sont encore balbutiantes ? Le mot « parti », à l'époque, a d'abord le sens d'opinion et désigne par voie de conséquence le groupe, pas nécessairement organisé, de ceux qui défendent ou soutiennent cette opinion. Ce n'est que progressivement, guère avant la fin des années 1 860, que le mot « parti » prendra le sens d'organisation politique. D'ailleurs, le groupement auquel appartiennent Marx et Engels s'appelle non pas Parti, mais Ligue des communis­ tes, après avoir abandonné le nom de Ligue des Justes. En Angleterre, les organisations politiques prennent en général le nom de Ligue ou d'Union. En France, on emploie plutôt le mot Société (des « Droits de l'Homme » ou des « Saisons », par exemple). En adoptant le mot parti, Marx �t Engels élargissent donc à l'ensemble des communistes la portée du Manifeste, bien au-delà de la petite organisation - internationale il est vrai - qui en est le vecteur immédiat. Mais en même temps, le Manifeste est l'émanation d'une organisation fortement structurée, la Ligue des communistes, avec une direction centrale, des organisations régio­ nales et locales, dont le fonctionnement quotidien repose sur les cotisations des adhérents et dont le Congrès, comme dans les partis modernes, est l'instance suprême. Ainsi, au moment où est écrit le Manifeste, s'esquisse la fusion dans une réalité

Présentation

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vivante des deux sens du mot parti : opinion et organisation. En ce sens, le Manifeste est puissamment anticipateur. Qu'est-ce aussi que le Communisme à cette époque ? Ce mot recouvre déjà différents contenus bien qu'il désigne toujours une société d'où est bannie l'exploitation de l'homme par l'homme et qui rompt radicalement « avec les idées traditionnelles »1• On distinguera trois tendances. La première préconise une organisation globale et égalitaire de la société sous l'égide d'un État assez fort . Au cours des siècles, des auteurs successifs ont dressé ainsi des plans de société communiste, le chancelier anglais Thomas More dans rutopie ( 1 5 1 6}2, !'écrivain français Morelly avec le Code de la Nature paru en 1 7553, le journaliste démocrate Cabet dans le Voyage en Icarie ( 1 840). Dans la seconde, c'est sur la commu­ nauté de base qu'est mis l'accent et l'État est réduit à sa plus simple expression. La société est alors divisée en unités de production de dimension variable selon les auteurs (de cent à un peu plus de mille membres en général), qui se gèrent elles­ mêmes. Sylvain Maréchal et plusieurs auteurs moins connus à la fin du 1 8e siècle, plus tard un journaliste matérialiste, Dezamy (Code de la communauté, 1 842), s'inscrivent dans cette ten­ dance. Ces projets se différencient également selon l. Manifeste du Parti communiste, p. 85.

2. Thomas More, /'Utopie, parue en 1516; collection Essentiel, Éditions sociales, 1982. 3. Morelly, le Code de la Nature (1755), réédité en 1841 , voir l'édition préparée par V.P. Volguine, Éditions sociales, 1970.



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Manifeste d u Parti com m u n i ste

qu'ils préconisent un égalitarisme frugal des condi­ tions d'existence ou envisagent au contraire une amélioration très sensible du niveau de vie grâce à la communauté. La plupart de ces auteurs n'envisagent pas le moyen de réaliser concrétement leur idéal ou comptent seulement sur l'effet conta­ gieux d'une expérience limitée et réussie. C'est pourquoi l'apparition à l'époque de la Révolution français�, et à !a lumière de et-lie-ci, d'une troisième tendance, le communisme d'action politique, représente une nouveauté fondamentale. Son principal représentant est Gracchus Babeuf qui a tenté en 1 795-1796 d'organiser la lutte contre le régime du Directoire par la Conspiration pour l'égalité et a été ainsi, selon l'expression de Jean Bruhat, le fondateur du premier « communisme agissant »1• Mais Babeuf n'envisage qu'une réparti­ tion égalitaire du produit social (la production restant individuelle) dans le cadre d'une économie principalement agricole et ne réalise par les immen­ ses possibilités offertes par le progrès technique. A partir de la monarchie de Juillet surtout, dans la filiation du b abouvisme transmis par Buonarroti2, de petites organisations communistes à caractère populaire et ouvrier sont apparues qui s'efforcent comme Babeuf en son temps de faire 1. Jean Bruhat, Gracchus Babeuf et les Égaux, ou le «premier Communisme agissant », Paris 1978. Babeuf eut toutefois un précur­ seur, le Jacobin Boissel. 2. Buonarroti, ancien compagnon de Babeuf, publia en 1828 à Bruxelles, l'ouvrage Conspiration pour l'égalité dite de Babeuf qui joua un rôle important dans la transmission de la tradition babouviste. Cet ouvrage a été republié en deux volumes aux Éditions sociales en 19.57.

Présentation

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l a jonction entre la lutte politique et l'exigence de transformation sociale. Le communisme de Marx et d'Engels assume une partie de cet héritage, mais il constitue aussi un pas en avant décisif. Contre toute utopie, il se définit d'abord dès ridéo/ogie allemande comme 1 « le mouvement réel qui abolit l'état actuel » • Il s'appuie donc sur « la réalité concrète d'une situa­ tion donnée, de ses contradictions de classe généra­ trices de luttes »2• D'autre part, préparé par le développement capitaliste, il fraie sa voie à partir d'une société bien développée qui permettra une véritable émancipation de chaque homme et de tous les hommes. Véritable, c'est-à-dire libérant l'homme des différentes formes d'aliénation et d'exploitation. On reviendra sur ce point un peu plus loin. Enfin le communisme de Marx et d'Engels s'inscrit dans la continuité du commu­ nisme agissant, révolutionnaire. En 1888, Engels reconnaît que l'existence d'organisations commu­ nistes ouvrières a motivé au moment de la rédaction du Manifeste le choix de l'adjectif communiste : . . . « Quand il fut écrit, nous n'aurions pu l'appe­ ler un Manifeste socialiste. On entendait par socia­ listes, en 1 847, d'une part, les adeptes des divers systèmes utopiques : les owenistes en Angleterre, les fouriéristes en France, déjà relégués les uns et les autres au rang de simples sectes, en voie de dépérissement graduel ; d'autre part, les charlatans sociaux les plus divers (...) ; dans un cas comme 1. Collection Essentiel, Éditions sociales, 1982, p. 95. 2. Ibid préface de Jacques Milhau, p. 16. .•

16

Manifeste d u Parti comm u n iste

dans l'autre, des hommes en dehors du mouvement ouvrier et cherchant plutôt l'appui des classes "cultivées". Toute fraction de la classe ouvrière qui s'était convaincue de l'insuffisance des révolutions purement politiques et avait proclamé la nécessité d'un changement radical de la société se déclarait alors communiste. C'était

une

sorte de commu­

nisme rudimentaire, mal dégrossi, purement ins­ tinctif ; il touchait pourtant à l'essentiel (...) Le socialisme était donc, en

1847, un mouvement

bourgeois et le communisme un mouvement ouvrier (...)Et comme notre conception était, dès le début, que "l'émancipation de la classe ouvrière doit être l'œuvre de la classe ouvrière elle-même", il ne pouvait y avoir de doute sur celui des deux noms qu'il nous fallait adopter. »1 Reste enfin le choix du mot loin d'être indifférent.

Manifeste, qui est

Par souci pédagogique,

les brochures de vulgarisation politique prennent fréquemment à l'époque le titre de «catéchisme» et leurs auteurs traitent leur sujet par questions et réponses. Ainsi, la Ligue des communistes avait d'abord élaboré une

Profession de foi communiste

sous la forme d'un catéchisme. Engels rédigea ensuite, selon la même formule, des Principes du communisme. Mais c'est lui-même qui se· rendit compte que

cette forme de vulgarisation était

dépassée : « Je crois qu'il est préférable d'abandon­ ner la forme du catéchisme et d'intituler cette brochure :

Manifeste communiste. Comme il nous

faut y parler plus ou moins d'histoire, la forme 1 . Préface à l'édition anglaise de 1888 ; ci-dessous, p. 118-119.

Présentation

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actuelle ne convient pas. » 1 Retenons cette impor­ tante remarque. C'est parce que le communisme de Marx et d'Engels n'est pas une construction dogmatique élaborée de toutes. pièces, mais un «mouvement réel» qui est le prolongement de toute

une histoire,

qu'ils

choisissent

un mode

d'exposition épousant ce mouvement lui-même. Ni la forme du «Catéchisme», ni celle des «Princi­ pes » ne pouvaient convenir à cette démarche de type nouveau. Enfin, le terme

Manifeste exprime clairement la

volonté exprimée par la Ligue d'abandonner les formes d'organisation et d'action des sociétés secrè­ tes et de mener son action publiquement en milieu ouvrier. Dès lors ce n'est plus d'un formulaire d'initiation à une société secrète (ce qu'était la «Profession de foi ») qu'elle a besoin, mais d'un exposé percutant et accessible destiné à tous. Cela signifie que le socialisme scientifique n'est pas le socialisme d'une petite minorité décidant dans le secret à la place des travailleurs, mais le «mouve­ ment réel» d'un grand nombre d'hommes s'effor­ çant d'allier la théorie et la pratique. A tous égards, le titre même de ce mince opuscule est donc très significatif des choix décisifs faits alors par Marx et Engels en liaison étroite avec la Ligue des communistes.

1. Lettre à Marx, 24 novembre 1 847. Correspondance Marx­ Engels, Éditions sociales, 1 971 , t. I, p. S07-S08.

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Manifeste d u Parti com m u n iste

Marx et Engels, réd acteu rs d u Manifeste communiste

Il faut revenir maintenant sur P élaboration du Manifeste communiste, car si ce texte peut tracer avec une telle netteté des perspectives pour un communisme de type nouveau, c'est qu'il est aussi l' aboutissement d'une démarche entamée depuis un peu plus de cinq ans par Marx et Engels. Tous deux ont à l'époque un peu moins de trente ans. Jeunes Allemands de Rhéna.Ilie, territoire confié à la Prusse après 18 1 5, ils ont très vite partagé les idées et les combats des libéraux prussiens. Après avoir terminé ses études de philosophie, Karl Marx a participé pendant deux ans, en 1 842 et 1 843 , à la rédaction puis à la direction d'un j ournal libéral de Cologne, la Gazette rhénane. Mais ses audaces ont valu au journal les foudres du pouvoir. Une fois la Gazette rhénane interdite, Marx s'exile en France (1 843). Là, il participe aux activités des nombreux émigrés allemands de Paris, étudie avec passion la Révolution française, connaît les démocrates et les socialistes français (Louis Blanc, Proudhon, Cabet) et assiste à la floraison du socialisme utopique, si caractéristique des années 1 840. C'est aussi dans ces années qu'il commence à étudier de façon systématique l'économie politi­ que. En 1845, le gouvernement de Guizot l'expulse en Belgique. Quant à Engels, qui est le fils d'un manufacturier de Barmen, après avoir été commis dans la maison de commerce paternelle, il a fait son service

Présentation

19

militaire à Berlin OÙ il s'est mêlé avec une immense curiosité intellectuelle aux discussions et projets des jeune5 radicaux allemands. En octobre 1842, il doit partir pour Manchester afin de travailler chez un associé de son père. La rencontre avec le capitalisme anglais alors en plein épanouissement est pour lui une magnifique leçon de choses. De Grande-Bretagne, Engels a collaboré épisodique­ ment à la Gazette rhénane. C'est en 1844, � l' occasion d'un séjour d'Engels à Paris, que les deux jeunes hommes ont constaté la convergence de leurs idées et noué une amitié qui se révèlera exceptionnellement forte et durable. C'est Engels qui , semble-t-il, a fait saisir à Marx l'importance décisive de l'économie politique. Dès ce moment, Marx et Engels ne sont pas des penseurs isolés dans une tour d'ivoire. Au con­ traire, mêlés à la vie, bénéficiant d'une expérience internationale, ils sont mieux à même de saisir les grands mouvements historiques. De 1842 à 1847, leurs conceptions évoluent. Mentionnons quelques résultats de cette évolution. Le premier concerne le contenu de l'émancipa­ tion humaine. Marx au départ s'inspire du philoso­ phe allemand Feuerbach pour qui l'émancipation est d'abord une libération intellectuelle de l'homme par rapport à la religion. De là, Marx passe, dans ses œuvres de j eunesse 1 , à une conception qui place au premier plan l'émancipation politique vis1 Notamment, la Critique du droit politique Mgélien ( 1 843), la Question juive (1 843), !'Introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel (fin 1 843-début 1 844). enfin les Manuscrits de 1844. .

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Manifeste du Parti comm u n i ste

à-vis de l'État. Enfin, à partir de 1843- 1844, il commence à penser qu'il ne peut y avoir d'émancipation réelle qui ne soit totale, c'est-à­ dire qui n'en finisse avec l'aliénation essentielle, celle du travailleur, du producteur (qui engendre en fin de compte toutes les autres), de sorte qu'en s'émancipant en tant que classe la classe ouvrière émancipe nécessairement la société tout entière. En second lieu , si en 1844 Marx est déjà matérialiste, déjà communiste et convaincu que le prolétariat sera l'instrument. essentiel de la libéra­ tion de l'humanité, sa conception du devenir humain est encore fondée sur une anthropologie spéculative, c'est-à-dire sur une réflexion portant sur l'homme en soi. C'est en 1845 que, commençant à réfléchir sur l'économie politique, il rédige, seul ou avec le concours d'Engels, toute une série de textes : la Sainte Famille, les Thèses sur Feuerbach, /'Idéologie allemande, qui représentent autant de pas en avant vers le matérialisme historique. S'il est impossible ici de préciser l'apport de chacun de ces écrits, soulignons cependant l'impor­ tance de /'Idéologie allemande. Cet ouvrage, comme la Sainte Famille, était destiné à critiquer de façon mordante les néo-hégéliens d'Allemagne, les frères Otto et Edgar Bauer, Stirner, etc. , qui se perdaient dans les nuées d'une spéculation éthérée. Dans la première partie intitulée Feuer­ bach, Marx et Engels dressent un vaste tableau de l'histoire dont le cours est expliqué par « le développement de la production, cause des trans­ formations des rapports sociaux, des formes diver­ ses de la domination de classe ainsi que des modes

Présentation

d'existence

matérielle et morale

des

21

individus,

quelle que soit leur appartenance de classe » 1 •

Sans cette vaste synthèse qui est en quelque sorte l'acte de naissance du matérialisme historique, Marx n'aurait pu rédiger la première partie du

Manifeste communiste. De son côté, Engels publie en 1845 une remarquable étude sociologique, la Situation de la classe laborieuse en Angleterre 2 , dans

laquelle

il

s'efforce

technico-économiques

de

lier

(innovations

les

facteurs

techniques,

ouverture de marchés nouveaux) et les processus sociaux

(croissance du prolétariat,

immigration

irlandaise, chômage, etc.). Enfin,

avant

d'écrire le

Engels ont aussi commencé

Manifeste, Marx et à examiner de façon

assez critique les diverses conceptions socialistes de l'époque. Engels, dès

1843 , analyse les idées de

!'écrivain anglais Carlyle qui critique le capitalisme,

mais d'un point de vue passéiste 3• Marx et Engels

la Sainte Famille comme dans 16/déologie allemande, les « socialistes vrais »

ont sévèrement raillé, dans

d'Allemagne et leur idéalisme verbeux. Les œuvres du Français Proudhon attirent également l'atten­ tion de Marx. Au départ, il avait apprécié le livre de Proudhon

Qu 'est-ce que la propriété? ( 1840)

qui traitait de façon iconoclaste cette notion consi­ dérée comme sacrée par l'économie politique bour­ geoise. Mais lorsque Proudhon fait paraître en 1 . Jacques Milhau, Introduction à /'Idéologie allemande, collec:tion Essentiel, p. 22. . 2 . É ditions sociales, 1 96 1 , avant-propos d'E.J. Hobsbawm. 3 . L ' article d'Eogels « La situation en Angleterre, Past and Present de Thomas Carlyle » est publié dans les Annales franco­ allemandes en février 1 843.

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Manifeste du Parti com m u n i ste

1 846 son Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère, Marx entreprend dans une réplique ironique, Misère de la philosophie (1 8 47) 1 , d e m e t t r e a u j o u r la c o n fu s i o n des conceptions économiques de Proudhon, l'idéalisme des solutions qu'il propose, son incapacité à com­ prendre la dialectique. Dans cet ouvrage, Marx esquisse aussi un classement des théories socialistes qu'il complètera, en le modifiant, dans le Mani­ feste. Ainsi la rédaction de celui-ci a été préparée par toute une réflexion antérieure. Mais elle est aussi, et même principalement, le fruit d'une réflexion collective au sein de la Ligue des commu­ nistes, organisation qu'il faut maintenant présenter.

De la Ligue des Justes à la Lig ue des com m u n i stes 2

En 1836 s'était formée, parmi les émigrés alle­ mands, une société secrète la Ligue des Justes, dont les membres, groupés en « communautés », se qualifieront plus tard de communistes. Les principaux centres en furent d'abord à Paris et en Suisse, puis à Londres. Dans cette ville se crée, en février 1840, l' « Association londonienne pour la formation des travailleurs allemands » (Deutscher Bildungsverein für Arbeiter in London), dirigée 1 É ditions sociales, 1 972. 2 Les lignes qui suivent doivent beaucoup à la présentation du Manifeste communiste, rédigée par J. Bruhat en 1972, aux travaux .

.

de J. Grandjonc, d'E. Bottigelli et de Bert Andreas (voir la bibli­ graphie).

Présentation

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par Karl Schapper, un étudiant, Heinrich Bauer, cordonnier puis typographe, et un ouvrier horloger, Joseph Moll, tous membres de la Ligue. Toujours à Londres où le mouvement chartiste, quoique sur le déclin, est encore vivant, une organisation internationale, les « Fraternel Democrats », ras­ semble en même temps que l'aile gauche des chartistes, certains adhérents de la Ligue des Justes. L'idéologie de la Ligue s'inspirait alors, non sans confusion, des théories babouvistes, des idées de Cabet et des conceptions assez mystiques du com­ muniste allemand Weitling. Marx (qui se trouve alors à Bruxelles) et Engels, sans adhérer encore à la Ligue, cherchent à renforcer l'organisation du mouvement communiste. Pour cela, ils s'efforcent de créer, en février 1 846, un Comité de correspon­ dance communiste dont le rôle serait, selon les propres termes de Marx, de « s'occuper de la discussion des questions scientifiques et de la surveillance à exercer sur les écrits populaires et de la propagande socialiste, ( . . . ) de mettre les socialistes allemands en rapport avec les socialistes français et anglais » 1 • Cette action s' inscrit dans le développement, propre à l'époque, des relations internationales entre les socialistes des divers pays. Des recherches récentes ont permis de mieux saisir l' ampleur de celles-ci. 2 Marx avait compté sur Proudhon et Cabet pour être ses correspondants en France. Ceux-ci se 1 Lettre de Marx à Proudhon, S mai 1 846, Correspondance Marx-Engels, Éditions sociales, 197 1 , t. l, p. 38 1 . 2. Voir l'article de J . Grandjonc, « Utopisme, socialisme, interna­ tionalisme » cité dans la bibliographie. .

...

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Manifeste du Parti comm u n i ste

dérobèrent. Néanmoins, Marx put établir des rela­ tions avec la France, avec Londres et différentes villes d'Allemagne (Kiel, Elberfeld, Cologne). Avec Engels, il envoyait à ces correspondants des lettres, des circulaires lithographiées, telle la « circulaire contre Kriege », communiste allemand (alors aux États-Unis), qui prêchait un socialisme fondé sur l'amour, le« vrai » socialisme (mai 1846). Évoquant plus tard cette activité critique, Marx écrira : « Nous y établissions que seule l'étude scientifique de la structure économique de la société bourgeoise pouvait fournir une solide base théorique ; et nous y exposions enfin, sous une forme populaire, qu'il ne s'agissait pas de mettre en vigueur un système utopique, mais d' intervenir, en connaissance de cause, dans le procès de bouleversement historique qui s'opérait dans notre société. » 1 La rédaction par Marx de Misère de la philosophie publié, on l'a vu, en 1847, fait partie de cet effort d'éclaircissement. Le besoin de préciser les objectifs, de donner au communisme des assises théoriques plus solides va être ressenti plus fortement à mesure que l'organisation de ces divers mouvements va s'affer­ mir et qu' ils vont se rapprocher. En juin 1846, les Bruxellois avaient lancé l'idée d'un Congrès universel des communistes. Dès novembre 1 846 l'autorité centrale de la Ligue des Justes renvoie la balle. Elle propose aux diverses communautés la création d'un « parti vigoureux », l'élaboration l . Herr Vogt, trad. J. Molitor, éd. Costes, Paris 1927, t. l, p. 105 (édition allemande MEW, t. 1 4, p. 439).

Présentation

25

d'une« profession de foi communiste simple », et retient l'idée d'une réunion des communistes du monde entier. Janvier 1 847 : Joseph Moll, un des animateurs du groupe londonien de la Ligue, vient à Paris et Bruxelles. Il convainc Marx et Engels d' adhérer à la Ligue des Justes. De ce fait, le Comité de correspondance communiste se trans­ forme, un peu plus tard, en « Communauté ». Dans l'ensemble pourtant, l'appel de la Ligue ne rencontre pas l'écho espéré. Cela n'empêche pas en juin 1847 une nouvelle avancée : un congrès de la Ligue se tient à Londres. Il élabore un « projet de Profession de foi communiste » 1 , décide de renoncer aux méthodes des sociétés secrètes, d'ap­ peler désormais l'organisation Ligue des communis­ tes et adopte la célèbre devise : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous. »

Vers le Manifeste On discute dès lors de la « Profession de foi » dans les organisations communistes. D'autres pro­ jets sont présentés. A l'automne, Engels rédige un nouveau texte, les Principes du communisme, qui s'inspire de la Profession de foi, mais en modifie l'esprit. Il élimine les considérations vagues sur les « principes existants dans la conscience ou le sentiment de tout homme », et il introduit dans 1 On la retrouvera dans Io Ligue des communistes (1847), Documents constitutifs rassemblés par Bert Andreas, Aubier, 1972, .

p. 123-141.

Manifeste du Parti comm u n iste

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les réponses des définitions beaucoup plus précises du prolétariat, du travail en tant que marchandise, ainsi que des explications historiques plus dévelop­ pées sur la révolution industrielle et ses consé­ quences. Il propose toute une série de mesures à prendre immédiatement après la victoire du prolétariat. Il différencie aussi le communisme des autres écoles socialistes, précise l'attitude des communistes vis-à-vis des différents partis politiques. 1 Tout ceci, notons-le, réapparaîtra dans le Manifeste. Du 29 novembre au 8 décembre 1847 se tient à Londres le deuxième Congrès de la Ligue des communistes. Cette fois, Marx y assiste. Bien que les débats soient serrés, les idées de Marx et d' Engels se fraient la voie. De nouveaux statuts, en préparation dès le précédent congrès, sont adoptés. L'article premier précise que l'objectif de la Ligue est « le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat , l'abolition de la vieille société bourgeoise fondée sur des antagonismes de classes et la fondation d'une nouvelle société sans classes et sans propriété privée » 2 Enfin, Marx s'y voit confier, sur la proposition d'Engels, la tâche de rédiger un Manifeste du Parti communiste, à partir des documents antérieurs. Il rédige ce texte au cours du mois de janvier 1 848. A la fin du mois, la Ligue le lui réclame avec insistance. Le manuscrit du ManifestP. parvient à Londres vers le l er février. La rédaction du Mani•

l Voir le texte des Principes, p. 127 à 1 52 de ce volume. 2. Marx-Engels, Dictz Verlag, 1974, vol. 4, p. 596. .

Présentation

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feste a donc été entreprise à la demande d'une organisation politique et elle est le fruit d'un travail progressif et collectif. Marx, principal rédacteur, a su cependant marquer de son style les pages inoubliables du Manifeste. Le Manifeste, dont la publication a été financée à la fois par une collecte au sein de la Ligue des communistes et par une contribution de l' Association pour la formation des travailleurs allemands, parai"t donc à mille exemplaires, en allemand, à Londres, 46, Liverpool Street, Bishopsgate, en février 1 848, avant le déclenchement de la Révolution de Février 1 848 en France. Dans les semaines qui suivent, la brochure (vingt-trois pages dans la première édition) fait l'objet de plusieurs tirages et d'une réédition en avril ou mai 1 848. Le Manifeste put ainsi être diffusé en Allemagne par les communistes alle­ mands rentrant dans leur pays pour participer au mouvement révolutionnaire. Il fut également publié du 3 mars au 28 juillet 1 848 dans un hebdomadaire londonien en langue allemande, Die deutsche Lon­ doner Zeitung.

Cohére nce et conten u du Manifeste

Le contenu de l 'ouvrage est indissociable, on a tenté de le montrer, des conditions précises de son élaboration. Après une brève introduction, le Manifeste est divisé en quatre parties d'ampleur inégale :

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Manifeste du Parti com mun iste

1) Bourgeois et prolétaires 2) Prolétaires et communistes 3) Littérature socialiste et communiste'

4) Position des communistes envers les différents partis d'opposition. Ce plan montre clairement la visée immédiate et pratique du

Manifeste. Il s'agit de· proposer à ceux

qui veulent mettre fin au système capitaliste et transformer la société (les communistes au premier chef, évidemment), des analyses théoriques et histo­ riques simples qui leur permettent de comprendre, dans ses grandes lignes, le mouvement du monde et de l'histoire, d'agir dans la société et la politique contemporaines à l'échelle internationale, de saisir la différence entre le socialisme scientifique et les diverses doctrines qui s'affublent de l'étiquette communiste, de combattre aussi toutes les fables qu'on propage sur le communisme, le fameux

« spectre du communisme » évoqué dès les premiè­

res lignes. Insistons donc sur l'unité du

Manifeste

et du même coup sur l'importance et l'intérêt de la troisième et quatrième parties, souvent un peu

sacrifiées par les commentateurs. «

Bourgeois et prolétaires Le

»

Manifeste donne d'abord un aperçu rapide

du mouvement général de l'histoire humaine depuis l'Empire romain, c'est-à-dire de l'histoire des socié­ tés de classes. Il montre que celle-ci est déterminée par la contradiction qui oppose l'évolution des forces productives à l'état des rapports sociaux de production.

Ces

derniers

s'incarnent

à chaque

Présentation

29

moment dans des classes antagonistes dont la lutte est le moteur de l'histoire. La bourgeoisie est donc un produit de l'histoire, et Marx trace rapidement les étapes de sa croissance et de son ascension en tant que classe.

Elle a joué autrefois un rôle

révolutionnaire contre la féodalité, à la fois dans l'économie, dans la société et dans la politique, rôle que Marx évoque avec un certain lyrisme. Aujourd'hui, elle est à son tour combattue par le prolétariat, c'est-à-dire la classe ouvrière de l'industrie moderne. Dans sa constitution, celui-ci est aussi passé par des étapes successives que Marx sait résumer de façon éclairante. Certes, la société moderne ne se limite pas à ces deux classes. A côté d'elles existent les classes moyennes et le sous­ prolétariat. Mais par leur place dans les rapports de

production,

aujourd'hui

bourgeoisie

et

les deux classes

prolétariat

sont

décisives pour le

mouvement ultérieur de l'histoire. Seul en effet le prolétariat est une classe véritablement révolution­ naire parce que, dépouillé de tout, il ne peut s'emparer des forces productives sociales qu'en abolissant

le mode d'appropriation en vigueur

jusqu'à nos

jours,

parce qu'il est aussi, à la

différence des forces qui ont conduit les mouve­ ments révolutionnaires antérieurs, une «immense majorité »

qui

majorité ». 1

agit

en

faveur

de

I'«immense

Le communisme n'est donc pas une construction utopique élaborée par des penseurs indignés par les inégalités sociales ou les méfaits du capitalisme, 1

.

Manifeste. p. 72.

Manifeste d u Parti communiste

30

il est l'aboutissement du développement historique. Maîtresse de la production, la bourgeoisie produit avant tout « ses propres fossoyeurs ». 1

Dans le même esprit, Marx fait apparaître que les luttes politiques pour la possession du pouvoir d'État, que le mouvement des idéologies et des

diverses formes de représentation dépendent, pour

les grands traits de leur évolution, de celle des forces productives et des rapports de production ainsi que des luttes de classes. De même que le

pouvoir politique est le pouvoir organisé d'une classe pour la domination d'une autre, les idées dominantes à une époque sont les idées de la classe

dominante. On reviendra sur ce point un peu plus loin. «

Prolétaires et communistes

»

Dans cette lutte inévitable du prolétariat, quelle place pour les communistes ? Ceux-ci - une petite minorité parmi les ouvriers de l'époque - ne se distinguent de ces derniers ni par des intérêts particuliers (puisqu'ils sont des prolétaires comme les autres) ni - c'est important de le préciser par des préoccupations de secte. Ils sont simplement la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, celle qui s'efforce de représenter les intérêts du mouvement dans sa totalité, indépen­

damment

des

différences

nationales.

Marx est

amené alors à réfuter certaines accusations profé1



Ibid. p. 73.

Présentat ion

31

r é e s h a b i t u e l l e m e n t - et p a r fo i s e n c o r e .aujourd'hui - contre les communistes, et ceci lui permet d' éclaircir certains points de théorie : les communistes, dit-on, veulent supprimer la liberté, la propriété, la famille, veulent abolir la patrie, la nationalité, la religion, la morale. On ne reprendra pas point par point chacun de ces thèmes. Il suffit de dire que pour chacun d'entre eux, Marx, plutôt que d'adopter une attitude défensive, passe au contraire à l'attaque en s'interrogeant : quel est le contenu concret, dans la société bourgeoise, de chacune de ces réalités, propriété, liberté, famille, etc. ? Il peut montrer que, contrairement à ce que dit l'idéologie libérale, ce contenu est étroitement limité, nullement universel. En régime capitaliste, la propriété est avant tout la propriété bourgeoise. Le développement capitaliste tend à abolir la propriété du petit-bourgeois et du petit paysan. Il prive le prolétaire de la possibilité d' acquérir une propriété. Transformer la propriété capitaliste en propriété sociale, comme le proposent les commu­ nistes, c'est en transformer la nature, mais non pas abolir la propriété. Même démarche avec la famille : quelle est la réalité de la famille dans la société bourgeoise quand, dans les familles ouvrières, le père, la mère, les enfants travaillent pendant de longues heures, quand l'insuffisance des salaires favorise la prostitution féminine, quand dans les milieux bourgeois eux-mêmes les mariages sont avant tout des mariages d'argent au point que l'adultère devient quasiment une règle générale ? On verra plus loin comment Marx aborde la

32

Manifeste du Parti commun iste

question de la patrie. La transformation du régime de la production et des relations sociales, amenée par le communisme, donnera de nouveaux contenus à des notions comme la propriété, la liberté, la famille, la culture. C'est l'occasion pour Marx de rappeler qu'il n'existe pas d'idées éternelles,

qu'« avec toute

modification de leurs conditions de vie, de leurs relations sociales, de leur existence sociale, les représentations, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur· conscience, changent

aussi »

1•

Mais il ne s'interroge pas sur les rythmes

respectifs de ces évolutions dont le décalage permet

de comprendre les retards propres à ces phénomè­ nes mentaux et donc l'influence des mentalités sur le processus historique. Au-delà des idées, il en est de même pour les formes de la conscience sociale que sont la religion, la morale, le droit, etc. Marx estime alors que ce sont des réalités transitoires, audacieuse anticipa­ tion dont le bien-fondé peut être discuté. Reste à préciser l'objectif immédiat, c'est-à-dire

la révolution politique. Celle-ci doit se traduire par « la constitution du prolétariat en classe domi­

nante, la conquête de la démocratie » 2 • Deux

objectifs intimement liés puisque dans tous les pays de l'Europe, à l'époque où est écrit le

Manifeste,

le prolétariat ne participe aucunement au pouvoir politique, étant privé du droit de vote soit par la

1 2

. .

Ibid. p. 83-84. Ibid. p. 8S.

Présentation

33

nature même du régime (autocratique), soit par les conditions d'attribution de ce droit. Remarquons que Marx n'emploie pas encore la

formule « dictature du prolétariat ». La constitu­ tion du prolétariat en classe dominante est néces­ saire pour que soient abolis les anciens rapports de production,

mais par voie de conséquence,

cette abolition entraînant la disparition des classes antagonistes, le prolétariat abolira sa propre domi­ nation de classe. Celle-ci ne saurait donc être que provisoire.

Le communisme une fois établi,

la

société revêtira la forme d'une association dans

laquelle « le libre développement de chacun est la

condition du libre développement de tous » 1 ne s'agit pas d'ailleurs de réaliser



Il

immédiatement

le communisme. Celui-ci sera instauré progressive­ ment. Des mesures précises sont proposées à titre de première étape. Elles visent à priver la bourgeoi­ sie de certains de ses moyens d'action (par l'ex­ propriation de la propriété foncière, l'impôt forte­ ment

progressif,

l'abolition

de

l'héritage),

à

renforcer le pouvoir économique de l'État proléta­ rien (qui prendra possession des moyens de trans­ port et multipliera les usines nationales).

Les deux dernières parties du Manifeste Les deux dernières parties du Manifeste, pour

avoir aussi une visée pratique, ne sont pas dénuées d'intérêt théorique. Dans la troisième partie, 1

.

Litté-

Ibid. p. 88. 2

34

Manifeste du Parti com muniste

rature socialiste et communiste, Marx propose un classement des idéologies socialistes et communistes existantes, qui forment à l'époque une constellation très diverse et en apparence bien confuse. Marx profite ici des vastes lectures qu'il a faites à Bruxelles et à Paris.

Il nous donne l'occasion

d'apercevoir la façon nuancée dont il conçoit le rapport des idéologies à la société dont elles sont issues. Son principe de classement tient compte de deux critères essentiels : le$ intérêts de classe que, consciemment ou non, ces idéologies défendent, mais aussi l'histoire de ces idéologies elles-mêmes, en relation avec le contexte du pays où elles se sont développées. Ainsi, il est relativement facile de distinguer, socialisme

en France et en Angleterre, un

« féodal » et

un

socialisme

« petit­

bourgeois »qui critiquent le capitalisme d'un point de vue nostalgique en se référant soit à la société corporative d'ancien régime, soit aux premières phases du développement capitaliste, un socialisme « bourgeois » qui se contente d'amender certains

défauts du capitalisme ou de proposer· quelques réformes

sans

le

remettre

en

cause

au

fond.

L'analyse qui est donnée du « socialisme vrai »

des Allemands (voir explication p.

170) est nette­

ment plus complexe. Elle fait intervenir à la fois des considérations de classe (l'intérêt de la petite bourgeoisie allemande, qui conserve dans la société et comme support de l'État une place plus impor­ tante qu'en France), mais aussi les aspects particu­ liers de l'évolution historique de l'Allemagne, pays où la révolution bourgeoise n'a pas eu lieu, où la bourgeoisie est plus timorée qu'en France, où, de

Présentation ce

35

fait, les luttes politiques ouvertes sont encore masquées par le recours à une idéologie abstraite et parfois nébuleuse. Le « socialisme vrai » exprime dans son contenu la complexité de cette situation particulière. De même, Marx tient compte de l'histoire du développement de la pensée socialiste et commu­ niste au sein de la société bourgeoise pour apprécier les premières formes du communisme ou du socia­ lisme, les idées d'Owen, Fourier ou Saint-Simon. A ce stade du développement - et du capitalisme, et de l'idéologie socialiste - elles ne pouvaient revêtir que la forme d'une anticipation. Elles doivent donc être jugées différemment des idéolo­ gies contemporaines. On voit, d'après cet exemple, que Marx refuse une conception sommaire, étroite­ ment mécaniste des rapports des idéologies à la société. Enfin, dans la dernière partie du Manifeste� Marx précise la position politique des communistes par rapport aux forces politiques existantes et particulièrement aux mouvements démocratiques des pays d' Europe et d'Amérique. C'est le grand problème des formes de l'action commune entre les communistes et d'autres forces politiques qui est ici rapidement présenté. Bien petite minorité dans chaque pays, les communistes doivent appuyer le mouvement politique populaire le plus avancé et, à défaut, la bourgeoisie libérale ou démocratique. Cependant , au sein de cette action commune, ils ne doivent jamais renoncer à défendre leurs propres idées, à faire comprendre les antagonismes de classes existant au sein de la société et que leurs

36

Manifeste du Parti communiste

partenaires risquent d' occulter. Cela implique aussi qu'ils excluent la pratique des coups de main propre aux sociétés secrètes, qu'ils n'envisagent la révolution qu'à travers une action de masse. Dans les conditions politiques de l'époque, c'est-à-dire dans des monarchies absolues ou à base oligarchi­ que, cette action ne pourra avoir qu'un aboutisse­ ment révolutionnaire. Les communistes sont donc des révolutionnaires à la fois par leurs objectifs et par la façon dont ils conço�vent leur action. Cette révolution européenne qu'il espère, Marx en situe le point de départ probable en Allemagne. L'idée peut surprençlre, puisque l'Allemagne n'est pas à l'époque le pays capitaliste le plus avancé. Mais Marx tient compte du fait que la révolution bourgeoise reste ici à accomplir et qu'en même temps le développement capitaliste commence à susciter de premiers affrontements entre le proléta­ riat et la bourgeoisie (la révolte des tisserands silésiens en 1 844). Par cette conjonction, l' Allema­ gne apparaît donc à Marx comme « le maillon le plus faible » 1 de l'Europe à cette époque: Si Marx ironisait au départ sur le « spectre du communisme » qu'on dressait pour faire peur à l'Europe, à la fin du Manifeste il peut annoncer, avec toute la force de sa conviction, une révolution communiste : « Les prolétaires n'ont rien à y perdre que leurs chaînes, ils y ont un monde à gagner. » 2 1 . Nous utilisons cette expression qui a été employée plus tard par Lénine pour désigner la situation de la Russie dans l'ensemble des pays impérialistes en 1917. Elle nous paraît correspondre tout à fait au raisonnement de Marx. 2 . Manifeste, p. l 07.

Présentation

37

En fait, si les révolutions de 1 848, dans un premier temps, aboutirent partout à une avancée démocratique, elles ne furent pas tellement favora­ bles aux communistes, trop peu nombreux pour prendre la direction de ces mouvements révolution­ naires et bientôt frappés par la répression.

1

En

octobre 1 852, la police prussienne arrêta le Comité central de la Ligue des communistes dont le siège était alors à Cologne. Un long procès s'ensuivit : sept inculpés furent lourdement condamnés. La Ligue fut alors dissoute par les membres restants.

Le mouvement socialiste d'inspiration marxiste ne

prit un nouvel essor que dans les années 1 860.

·

Desti née d u Manifeste communiste 2 La courte brochure que constituait le Manifeste communiste s'adressait aux communistes des diffé­ rents pays. C'est pourquoi le préambule de l'édition allemande annonçait une publication en anglais, français, italien, flamand et danois. En fait, si pendant les révolutions de 1 848, plusieurs projets de traduction sont entrepris (en français, italien, russe, espagnol), ils n'aboutissent pas et seules sont attestées une traduction en suédois dès 1848 et une l . Nous ne pouvons ici retracer l'activité de Marx et Engels au cours des révolutions de 1 848. On en trouvera un aperçu dans nos avant-propos aux Luttes de classes en France et au 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, collection Essentiel, Éditions sociales, 1984. Voir aussi la bibliographie de ces volumes. 2 . Sur ce point, l'ouvrage de Bert Andreas, le Manifeste commu­ niste de Marx et Engels, histoire et bibliographie 1848-1918, Milan 1963, est fondamcnral.

38

Manifeste du Parti com m u n iste

en anglais (elle paraît en novembre 1 850 dans le journal The Red Republican) . Le Manifeste commence cependant à être connu en Allemagne. Des extraits ou des paraphrases en sont publiés dans divers journaux anglais, américains et allemands . Après une période de relatif effacement, la diffusion du Manifeste est relancée à partir de la fin des années 1 850, époque où le mouvement ouvrier et socialiste prend à nouveau son essor. L' ouvrage est alors republié plusieurs fois en allemand ou en anglais et traduit dans de nouvelles langues : le russe en 1 869 (la traduction paraît être de Netchaev) , le serbe (1 87 1 ), l'espagnol et le français (1 872) (mais cette publication est faite en Amérique et le texte est incomplet) , le portugais ( 1 873). Puis, à partir de 1 880, quand les partis socialistes commencent à se fonder dans de nom­ breux pays, c'est une véritable floraison. Alors paraissent une nouvelle traduction en russe, faite par Plekhanov ( 1 882), une en tchèque la même année, en polonais ( 1 883), en danois ( 1 884) . L'année 1 885 est celle de la première traduction française intégrale . • Elle est due à Laura Lafargue, fille de Karl Marx . Publiée dans l'hebdomadaire du Parti ouvrier, Le Socialiste, d'août à novembre 1 885, elle sera reproduite par plusieurs journaux socialistes de province. Citons ensuite des traduc­ tions en norvégien ( 1 886), italien (traduction incomplète - 1 889) , bulgare ( 1 89 1 ), 11éerlandais ( 1 892), arménien ( 1 894), hongrois ( 1 896), géorgien 1 . Benoît Malon avait traduit partiellement les sections 1 et l i dans son H ist oire du socialisme, publiée à Lugano en 1 879.

Présentation

39

( 1 899), ukrainien ( 1 902). Enfin, avant la révolution de 1 9 1 7 en Russie, une dernière vague de traduc­ tions marque la période de la révolution de 1 905. Elle touche désormais !'Extrême-Orient (traduction partielle en japonais, 1 904, et en chinois, 1 908) . Après 1 9 1 7, l a diffusion d u Manifeste devient réellement universelle. Marx, qui vécut jusqu'en 1 883, et plus encore Engels, jusqu'à sa mort en 1 895, ont pu observer les débuts de cette profusion éditoriale. 1 Ils ne se reconnurent pas le droit d' apporter au texte primitif du Manifeste d 'autres modifications que de détail. Mais à l' occasion des préfaces successives que Marx et surtout Engels rédigèrent pour ces éditions, et dont on trouvera les extraits les plus significatifs en annexe du texte, ils fournirent des précisions et des compléments. Dès 1 872, Marx signalait que certains aspects du texte, notamment la troisième et la quatrième parties, qui se référaient à une situation précise, celle de 1 847, seraient évidemment rédigés en d'autres termes vingt-cinq ans plus tard. Il opère surtout une rectification théorique de grande importance en affirmant que le prolétariat ne peut se contenter de conquérir l' État, mais qu'il doit le briser, idée qu'il avait commencé à formuler dès 1 852 dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte et développée dans la Guerre civile en France en 1 87 1 . 2 De plus, il est évident que Marx, lorsqu'il 1 . D'après E. Bottigelli, il y eut vingt-trois éditions en France entre 1885 et 1 9 1 2, trente-quatre éditions en Angleterre entre 1 850 et 1 914, soixante-dix éditions en Russie entre 1 869 et 1 9 1 8 (sans compter de nombreuses éditions clandestines). 2 . u 18 Brumaill, ouvr. cité p. 86, et la Gue"e civile en France, &litions sociales, 1 953, p. 38-43.

40

Man i feste d u Parti com m u n i ste

rédige le Manifeste, n'a pas encore mené à bien ses principaux travaux économiques et certains concepts, celui de force de travail, de plus- value, etc. ne sont pas encore formulés ici. L'exploitation capitaliste n ' est pas démontrée de façon approfondie. 1

Questions à propos d u Manifeste Avec plus de recul, on peut se demander si, examinant - fût-ce à grands traits - la situation de l'Europe et de l'économie capitaliste en 1 848, Marx et Engels en perçoivent avec la même perspi­ cacité tous les aspects significatifs. En dehors des critiques portant sur le matérialisme historique - qui ne concernent pas seulement le Manifeste (voir explications n ° 2 : mode de production, et n° 9 : idées, formes de conscience, p. 1 54 et 1 66) trois principaux reproches ont été formulés à l'égard de ce texte. . Le premier, c'est de sous-estimer la capacité de l'économie capitaliste à connaître de nouveaux développements, de la croire arrivée dans une sorte d' impasse dont seule une révolution communiste peut être l'aboutissement. Marx ne méconnaît-il pas la possibilité pour le capitalisme d' améliorer, même de façon limitée, le sort de la classe ouvrière,

l . On se reportera à l'édition récente de Travail salarié et capital et de Salaire, prix et profit, présentée par P. Duharcourt, collection Essentiel, Éditions sociales, 1985.

Présentation

41

soit pour se concilier des fractions de celle-ci, soit parce qu'il y est forcé par le mouvement ouvrier ? Le second est de simplifier à l 'excès la complexité des processus politiques. En faisant de l' État un simple conseil d'administration de la classe bourgeoise dans son ensemble, Marx ne s'interdit­ il pas de mettre en évidence les effets propres de la structure étatique, la pesée qu'elle peut exercer sur le développement politique, la façon complexe dont est assurée dans une formation sociale donnée au sein du processus politique ce que Gramsci appellera plus tard « l'hégémonie d'une classe » ? Enfin, Marx n'a-t-il pas ignoré carrément le phénomène national au moment même où celui-ci va connaître dans toute l'Europe, en Allemagne, en Italie, en Europe centrale, un prodigieux essor ? N'affirme-t-il pas que « les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaîtront de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie ? » 1 Plutôt que de considérer, comme on le fait parfois, qu 'il est consubstantiel à la pensée marxiste - dont l'esprit commande pourtant d'être infini­ ment attentif à l'histoire réelle - de ne pouvoir prendre en compte les phénomènes que nous venons d'évoquer, il vaut mieux se référer aux conditions de l'époque elle-même, pour comprendre que la pensée de Marx et d'Engels ne puisse projeter dans toutes les directions des lumières égales. Gardons tout d'abord en m�'Tioire le fait que Marx et Engels - qui sont des militants, faut-il le rappeler ? l

.

Manifeste, p. 8 3 .

42

Man ifeste du Parti com muniste

croient à une révolution communiste toute proche. Ils ne s'interrogent donc pas sur l'avenir du capitalisme. Pourquoi cette conviction ? C'est que le capitalisme qu'ils connaissent est encore à un stade où il n'a pas suscité de mouvement ouvrier suffisamment puissant pour le forcer bon gré mal gré à faire des concessions. Il ·peut donc se permettre une exploitation forcenée (comparable à celle qu'on connaît aujourd'hui dans certains pays du tiers-monde) qui est dénoncée d' ailleurs non seulement par les socialistes, ·mais par les philanth­ ropes et les observateurs sincères de l'époque. Cette situation paraît à Marx - et pas à lui seul d' ailleurs - de nature à pousser à bout les antago­ nismes de classes, à provoquer le mouvement révolutionnaire attendu, qui sera d' ailleurs amplifié en Europe, pense-t-il, par la conjonction des révolutions bourgeoises non encore accomplies et de la révolution prolétarienne. Les révolutions de 1 848 mêleront effectivement ces deux aspects. C'est précisément parce que les révolutions de 1 848 échouent que le mouvement ouvrier devra se reconstituer sur d'autres bases, notamment avec la Première Internationale, en 1 864 (voir la préface à l'édition anglaise de 1 888). De même, il est vrai que M arx , dans le Manifeste, attache assez peu d'importance aux institutions politiques et à la structure étatique en elles-mêmes, alors qu'il donne une vision nuancée des conditions et des formes de la lutte politique du prolétariat. Encore ne faut-il pas durcir cette affirmation, car l'analyse que fait Marx de l' État allemand prend en compte tous les facteurs de domination politique

Présentat ion

43

(« curés , maîtres d 'école , hobereaux et bureaucra­ tes

»)

ainsi que l ' appui social apporté par la petite

bourgeoisie. Mais Marx paraît sensible au fait que dans les pays capitalistes les plus avancés, la France et l ' Angleterre, la correspondance entre la domination économique de la bourgeoisie et celle qu'elle exerce à travers les institutions tend à devenir plus étroite. L' extension limitée du su ffrage (en France en 1 83 1 , en Angleterre en 1 832), lui réserve le d roit de vote. Le parlementarisme lui permet de faire prévaloir dans le gouvernement ses orientations fondamenta­ les (le libre échange en Angleterre) .

De là les

formules de Marx sur le pouvoir politique comme comité chargé de gérer les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.

1

Ce n ' est q u ' u n

peu plus tard qu' apparaîtront des formes nouvelles de domination politique (Second Empire en France, méthodes bismarckiennes de gouvernement en Alle­ magne), nouveautés qui in citeront d ' ailleurs Marx

Les Luttes de classes en France, écrites en 1 8 50, et surtout le 18 Brumaire de Louis Bonaparte ( 1 852) le mont rent

et Engels à réviser leurs conceptions .

avec évidence.

Enfin, n' oublions pas que pour Marx la révolu­ tion comm uniste prochaine doit permettre de met­ t re fin au régime actuel et d ' assurer l ' avènement, après une brève période de transition , d ' une société démocratique dont l ' association sera le principe fondamental .

l

.

Ibid. p. 56- 5 7 .

44

Manifeste du Parti commun iste

Reste enfin la question nationale. Marx en a une vision beaucoup plus nuancée et dialectique qu'on ne le dit généralement. Elle dépend naturellement de la situation du monde à l'époque.

Le fait

dominant, bien souligné par Marx, est l'interdépen­ dance croissante entre les nations, due à l'essor du

commerce

international,

à

l'application de

nouveaux moyens de communication (chemin de fer, bateaux à vapeur). Il en est de même dans le domaine intellectuel.

1

ni

développement propres

les inégalités de

Marx n'ignore cependant au

capitalisme, qui creusent les écarts entre les nations, ni les effets que l'expansion du capitalisme exerce

sur « la centralisation politique » dans des ensem­ bles encore peu structurés, et la marche vers l'unité nationale qui en résulte.

2 Sans doute est-il moins

sensible à l'esprit national lorsqu'il repose simple­ ment sur des références historiques ou la valorisa­ tion d'une langue ou d'une culture, ces dernières se fondant de plus en plus, à ses yeux, dans une culture universelle. En militant d'une organisation internationale, la

Ligue des communistes, il privilé­

gie naturellement la coopération entre les prolétai­

res des diverses nations. Mais il est bien conscient que c'est dans chaque pays que se livrera la lutte décisive entre le prolétariat et la bourgeoisie et que, de ce fait, les prolétaires, s'ils sont exclus par leur condition de ce qui caractérise la patrie au sens bourgeois du mot (la propriété et, par voie 1 . L'internationalisation culturelle (sous la forme d'une prépondé­ rance française) était cependant déjà très sensible au ur siècle. 2 . C'est le cas en Allemagne ou l'union douanière, le Zollverein (à partir de 1834), précède l' union politique.

Présentation

45

de conséquence, la citoyenneté) 1 , devront bien , dans le combat contre leur bourgeoisie, s'ériger en « classe nationale », c' est-à-dire en classe dirigeante d' une nation. Le Manifeste communiste n'est donc pas un condensé intemporel de la pensée de Marx ou du socialisme scientifique. Son contenu, comme les conditions dans lesquelles il a été élaboré, en font pourtant un de ces textes-phares qui marquent une époque de développement de l'humanité. Le Manifeste radiographie de façon pénétrante le capitalisme de la première moitié du 1 � siècle, met en lumière son dynamisme propre, sa puissance d' entraînement sur l'ensemble de l'économie mon­ diale ainsi que ses vices structurels encore bien visibles aujourd 'hui. En même temps, dans les limites qu' impose le genre, le Manifeste est une introduction inégalée à la pratique du matérialisme historique. Ce qui fait en outre de ce texte militant un texte prophétique, c'est qu'il montre avec éclat la possibilité non pas théorique mais historique d'un dépassement du capitalisme, au profit d'un système économique et social nouveau, le com­ munisme. Marx et Engels savaient, et ils l'ont montré mieux que personne, que le mouvement révolutionnaire ne pouvait s'enfermer dans la littéralité des termes du Manifeste, mais ils avaient senti que ce texte aurait valeur, dans l'avenir, de « document historique ». Le mouvement révolutionnaire international a plei1

.

D'où la célèbre formule

Manijeste, p. 82.

: «

Les ouvriers n'ont pas de patrie

»,

46

Manifeste du Parti comm uniste

nement confirmé cette impression. Il a donné au

Manifeste communiste une place de premier plan dans l'histoire du socialisme scientifique. Raymond HUARD

N.B. : Du vivant de Marx et d'Engels, le Mani­ feste du Parti communiste a été édité de nombreuses fois . Ces éditions diffèrent par un certain nombre de variantes . La traduction publiée ici, complète­ ment revue, correspond au texte de 1 848 à l 'excep­ tion des fautes · d'impression des premiers tirages corrigées ensuite et dont le recensement minutieux a été fait par Bert Andreas (le Manifeste commu­

niste de Marx et Engels, histoire et bibliographie, 1848-1918, p. 6-8). Nous n'avons signalé dans les notes que les variantes du texte les plus significati­ ves . En revanche, nous avons conservé les notes explicatives d 'Engels parues dans les éditions ulté­ rieures. Cependant quand Engels réécrit pour deux éditions successives la même note de façon un peu différente, nous n'avons retenu que celle qui nous a paru la plus riche en signification. Les astérisques renvoient aux variantes ou aux notes d'Engels. Les notes rédactionnelles sont numérotées pour l'ensemble de chacun des textes présentés.

CH RONOLOG IE SOM MAI RE

1817 1817 1820

1830

1835 1836

1840

1841

1842

Agitation libérale et nationale en Allemagne. : Naissance de Karl Marx à Trèves. Son père est avocat. 28 novembre : Naissance de Friedrich Engels à Barmen. Son père y possède une entreprise de textile. Juillet : Révolution de Juillet en France. Louis-Philippe remplace Charles X. En Pologne et en Allemagne, les mouvements sont réprimés. Marx bachelier commence des études supé­ rieures (à Bonn, puis à Berlin). Fondation à partir de la Ligue des Bannis de la Ligue des Justes par des ouvriers et des artisans allemands de Paris. Accession au trône de Frédéric-Guillau­ me IV de Prusse. Les espoirs de la bourgeoi­ sie libérale allemande sont déçus. Marx est docteur en philosophie. Engels qui fait son service militaire à Berlin se lie aux jeunes hégéliens . Début de l'activité journalistique de Marx à la Rheinische Zeitung Gournal libéral de Cologne). Engels y collabore occasionnel­ lement. 5 mai

48

Manifeste du Parti com m u n i ste

2 novembre : première et brève rencontre de Marx et d' Engels. 1843 Janvier-avril : Interdiction de la Rheinische Zeitung. Marx rompt avec les jeunes hégé­ liens et se rend à Paris. 1844 Révolte des tisserands de Silésie. A oût : Deuxième rencontre de Marx et d'Engels. Elle inaugure une amitié indéfecti­ ble et une collaboration durable. Publication des A nnales franco-allemandes. 1844-1 845 Rédaction de · la Sainte-Famille. L'ouvrage paraît en février 1 845. 1845 Janvier : Marx est expulsé de France par le gouvernement de Guizot . A vril : Marx et Engels se retrouvent à B r u xelles. Réd act i o n de / 'Idéologie

1846 1847

allemande. Fin mai : Engels publie à Leipzig la Situa­ tion de la classe laborieuse en Angleterre. Janvier : Création par Marx et Engels du Comité de correspondance communiste.

Janvier-juin : Marx rédige Misère de la philosophie (en réplique à l' ouvrage de Proudhon Système des contradictions éco. nomiques ou Philosophie de la misère). 2-9 juin : La Ligue des Justes se transforme en Ligue des communistes. Premier congrès de celle-ci. Juillet : Parution de Misère de la philoso­ phie à Bruxelles. Fin août : Fondation par Marx à Bruxelles de l' Association ouvrière allemande. 29 novembre-8 décembre : Deuxième con-

Chronologie sommaire

49

grès de la Ligue des Communistes.

1848

Fin décembre : Exposé de Marx à l'Associa­ tion ouvrière allemande sur Travail salarié et capital. 9 janvier : Discours de Marx sur le libre échange à l'Association démocratique de Bruxelles.

Janvier : Rédaction du Manifeste du Parti communiste. Vers le 24 janvier : Parution du Manifeste à Londres.

22-24 février

: Révolution de février

1 848

en France. La République est proclamée.

MANIFESTE DU PARTI COMMUNISTE

Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme 1 Toutes les puissances de la vieille Europe se sont alliées pour une sainte chasse à courre contre ce spectre : le pape 2 et le tsar 3 , Metternich 4 et Guizot s , les radicaux allemands et les policiers français . 6 Où est le parti d'opposition qui n'a pas été accusé de communisme par ses adversaires au pouvoir ? Où est le parti d' opposition qui n'a pas renvoyé à ses opposants, plus avancés, tout comme •

1 . L'image est assez répandue à l'époque. Marx s'est sans doute inspiré d'un article sur le communisme paru dans le Staatslexicon (Altona 1 846). 2 . Pic IX succède à Grégoire XVI en 1 846. D'abord réputé libéral, il prendra à panir de 1848 des orientations très conservatrices. 3 . Nicolas 1 ... Sous son règne (1 825-1 855), le caractère autocratique du régime se renforce nettement. 4 . Mettemich ( 1 773-1 859) : ministre des Affaires étrangères d'Au­ triche à partir de 1809, chancelier en 1 82 1 , il joue un rôle prépondérant au Congrès de Vienne qui, en 1 8 1 4- 1 8 1 5 , décide de la reconstruction politique de l'Europe après la défaite de Napoléon 1.. . Toute son action s'efforcera ensuite de défendre les monarchies restaurées contre la pression des mouvements nationaux et libéraux. 5 . Guizot ( 1 787- 1 874) : historien et homme politique, ministre des Affaires étrangères de Louis-Philippe à partir de 1 840 et chef effectif du gouvernement. Sa résistance à toute réforme politique favorisera la Révolution de 1848. 6 . Ce terme désigne à l'�ue les républicains groupés autour du journal la Réforme fondé en 1843 . Parmi ceux-ci, Ledru-Rollin, E. Arago, Flocon, etc.

52

Manifeste du Parti commun iste

à ses adversaires réactionnaires le reproche infa­ mant de communisme ? Deux choses ressortent de ce fait . Le communisme est désormais reconnu par tou­ tes l es· puissances européennes comme une puissance. Il est grand temps que les communistes exposent ouvertement, à la face du monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances et qu'ils opposent aux fables du spectre communiste un manifeste du parti lui-même. · C'est à cette fin que des communistes de nationa­ lités les plus diverses se sont réunis à Londres et et qu'ils ont ébauché le manifeste suivant, qui sera publié en anglais, français, allemand, italien, flamand et danois. 1

1

.

Voir la présentation p. 37-38.

Manifeste du Parti communiste

53

1 . Bou rgeois et prolétai res• L'histoire de toute société jusqu'à nos jours• � l'histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en constante opposi­ tion les uns aux autres, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt dissimulée, tantôt ouverte, une lutte qui, chaque fois, finissait par une trans­ formation révolutionnaire de la société tout entière ou par la disparition commune des classes en lutte. 1 A des époques plus reculées de l'histoire, nous trouvons presque partout une complète structura• Par bourgeoisie on entend la classe des capitalistes modernes qui possèdent les moyens sociaux de production et utilisent du travail salarié. Par prolétariat, la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant pas de moyens de production, en sont donc réduits à vendre leur force de travail pour pouvoir subsister. (Note d'Engels,

édit. angl. de 1888.) • Ou plus exactement l'histoire transmise par les textes. En 1 847, la préhistoire de la société, l'organisation sociale qui a précédé toute l'histoire écrite, était à peu près inconnue. Depuis, Haxthausen a découvert en Russie la propriété commune de la terre. Maurer a démontré qu'elle est la base sociale d'où sortent historiquement toutes les tribus allemandes et on a découvert, peu à peu, que la commune rurale, avec possession collective de la terre, a été la forme initiale de la soci�é depuis les Indes jusqu'à l'Irlande. Finalement la structure de cette société communiste primitive a �é mise à nu dans ce qu'elle a de typique par la découverte décisive de Morgan qui a fait connaître la nature véritable de la gens et de sa place dans la tribu. Avec la dissolution de ces communautés primitives commence la divi5ion de la soci�é en classes distinctes, et finalement opposées. J'ai tenté de décrire ce processus de dissolution dans /'Origine de Io famille, de la propriété privée et de l'État, 2 édition, Stuttgart 1 886. (Note d'Engels, édit. angl. et ail. de 1890, 1888.) 1. Voir explication de texte n° l , p. 1 53 .

54

Man ifeste du Parti com m u n i ste

tion de la société en corps sociaux distincts, une hiérarchie variée de positions sociales. Dans la Rome antique, nous avons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au Moyen Âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres de jurande, des compagnons, des serfs avec, en plus, à l'intérieur de chacune de ces classes, de nouvelles hiérarchies particulières. La société bourgeoise moderne, issue du déclin de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d' oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois. Notre époque, l'époque de la bourgeoisie, se distingue toutefois par une simplification des anta­ gonismes de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes qui s'affrontent directement : la bourgeoisie et le prolétariat . Des serfs du Moyen Âge naquirent les citoyens hors les murs 1 ; à partir de ceux-ci se constituèrent les premiers éléments de la bourgeoisie. La découverte de l'Amérique, la circumnaviga­ tion de l' Afrique2 offrirent à la bourgeoisie nais­ sante un nouveau champ d'action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, les échanges avec les colonies, la multiplication des moyens d'échange et, en général, des marchandises donnèrent un essor jusqu 'alors 1 . Pfahlbürger : Ce mot appliqué d'abord aux vassaux ayant acquis le droit de demeurer en dehors des murailles de la cité a été étendu ensuite aux habitants des faubourgs. 2 . Elle est due à l'expédition de Vasco de Gama, 1497-1498.

M an ifeste du Parti communiste

55

inconnu au négoce, à la navigation, à l 'industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l'élément révolutionnaire au -sein de la société féodale décadente. Le mode d'exploitation féodal ou corporatif que l'industrie avait connu j usqu'alors ne suffisait plus à des besoins augmentant au fur et à mesure que s' ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa place. La classe moyenne industrielle sup­ p lanta les maîtres de jurande 1 ; la division du travail entre les différentes corporations céda la place à la division du travail au sein de l 'atelier même. Mais les marchés s'agrandissaient srns cesse : les besoins croissaient toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante. Alors la vapeur et la machinerie révolutionnèrent la production indus­ trielle. La grande industrie moderne supplanta la manufacture ; la classe moyenne industrielle céda la place aux millionnaires de l' industrie, aux chefs de_ véritables armées industrielles, aux bourgeois modernes. La grande industrie a créé le marché mondial, préparé par la découverte de l'Amérique. Le mar­ ché mondial a accéléré prodigieusement le dévelop­ pement du commerce, de la navigation, des voies de communication. Ce développement a réagi en retour sur l'extension de l'industrie ; et, dans la même mesure où s'étendaient l' industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer, la bourgeoisie se développait aussi, décuplant ses 1

.

Il

s'agit

des représentants des corporations.

Man i feste d u Parti com m u n i ste

56

capitaux et refoulant à l'arrière-plan les classes léguées par le Moyen Âge. Nous voyons donc que la bourgeoisie est elle­ même le produit d'un long processus de développe­ ment, d'une série de bouleversements dans les modes de production et de circulation. 1 Chaque étape de développement de la bourgeoisie s'accompagnait d'un progrès politique correspon­ dant. Corps social opprimé sous la domination des seigneurs féodaux, association armée s'adminis­ trant elle-même dans la commune• 2 , ici république urbaine indépendante, là tiers état de la monarchie assujetti à l'impôt, puis, aux temps de la manufac­ ture, contrepoids de la noblesse dans la monarchie corporative ou absolue, principal fondement des grandes monarchies, en général, la bourgeoisie, depuis l'établissement de la grande industrie et du marché mondial, s'est finalement emparée à force de lutte de la souveraineté politique exclusive dans l'État représentatif moderne. Le pouvoir étatique moderne n'est qu'un comité chargé de gérer les 1 Voir explication de texte n° 2, p. 1 54. 2 . Le mouvement des communes caractérise surtout la région d'entre Seine et Meuse, entre le 1 1 " siècle et le 1 3•. Ailleurs, que ce .

soit dans l'espace occitan, en Italie ou dans le monde ibérique, la renaissance urbaine s'opère par d'autres voies. • Commune est le nom que se donnèrent, en France, les villes naissantes, avant même d'avoir conquis, sur leurs seigneurs et maîtres féodaux, autonomie locale et droits politiques en tant que tiers état. D'une manière générale, nous considérons l'Angleterre comme typique en ce qui concerne l'évolution économique de la bourgeoisie ; et la France en ce qui concerne son évolution politique. (Notes d 'Engels, édit. ang/. de 1888.) C'est ainsi que les habitants des villes, en Italie et en France, appelaient leur communauté urbaine, une fois achetés ou arrachés à leurs seigneurs féodaux leurs premiers droits à une administration autonome. (Note d'Engels, édit. ail. de 1890.)

Mani feste du Parti com m u n iste

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affaires communes de la classe bourgeoise tout entière. 1 La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle est parvenue à établir sa domina­ tion, la bourgeoisie a détruit toutes les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens bigarrés qui unissaient l'homme féodal à ses supé­ rieurs naturels, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que l'intérêt tout nu, le « paiement au comptant » sans sentiment. Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la mélancolie petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a dissous la dignité personnelle dans la valeur d'échange et, aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l'unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploi­ tation ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités considérées jusqu'alors, avec un saint respect, comme vénérables. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science, elle en a fait des salariés à ses gages. La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité touchante qui recouvrait les rapports familiaux et les a réduits à de simples rapports d' argent. 1 • A l'époque où écrit Marx, cette affirmation ne vaut que pour un rout petit nombre de pays d'Europe, la France et l'Angleterre notamment. - Voir également explication de texte n° 3, p. 1 56.

58

M an ifeste d u Parti communiste

La bourgeoisie a révélé comment la démonstra­ tion de force brutale, que la réaction admire tant dans le Moyen Âge, trouvait son complément approprié dans la paresse la plus crasse. C'est elle qui, la première, a montré ce dont est capable l'activité humaine. · Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d'Égypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades. La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production , donc l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de · l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleverse­ ment continuel de la production, ce constant ébranlement de toutes les conditions sociales, cette insécurité et agitation perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux stables et figés, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénéra­ bles, se dissolvent ; tout rapport nouvellement établi vieillit avant d'avoir pu s'ossifier. Tout élément de hiérarchie sociale et de stabilité d'une caste s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont enfin forcés d'envisa­ ger leur situation sociale, leurs relations mutuelles d'un regard lucide. Poussée par le besoin de débouchés de plus en plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout,

Manifeste du Parti communiste

59

mettre tout en exploitation, établir partout des relations. Par l'exploitation du marché mondial, la bour­ geoisie a organisé la production et la consommation de tous les pays de manière cosmopolite. Au grand regret des réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa base nationale. Les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont évincées par de nouvelles industries, dont l'implantation devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations civilisées, par des industries qui ne transforment plus des matières premières indigènes, mais des matières premières venues des régions du globe les plus tloignées, et dont les produits se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde à la fois. A la place des anciens besoins que la production nationale satisfaisait, naissent des besoins nouveaux, réclamant pour leur satisfac­ tion les produits des contrées et des climats les plus lointains. A la place de l'autosuffisance et de l'isolement local et national d'autrefois, se développent des relations universelles, une interdé­ pendance universelle des nations. Et il en va des productions de l'esprit comme de la production matérielle. Les œuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multipli­ cité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. Grâce au rapide perfectionnement de tous les instruments de production, grâce aux communica-

60

M a nifeste du Parti com m u niste

tions infiniment plus aisés, la bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est l'artillerie lourde qui lui permet de battre en

brèche toutes les murailles de Chine 1 et contraint à la capitulation les barbares les plus opiniâtrement hostiles à tout étranger. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle les force à introduire chez elles la

prétendue

civilisation, . c' est-à-dire à devenir

bourgeoises . En un mot, elle se façonne un monde à sa propre image.

2

La bourgeoisie a soumis

la campagne à la

domination de la ville. Elle a créé d'énormes

cités 3 ; elle a prodigieusement augmenté les chiffres

de population . des villes par rapport à celle des

campagnes, arrachant ainsi une partie importante de la population à l'abrutissement de la vie des champs. De même qu' elle a subordonné la campa­ gne à la ville, elle a rendu dépendants les pays barbares ou demi-barbares des pays civilisés, les peuples

de

paysans

des

peuples

de bourgeois,

l'Orient de l'Occident.

1 . Marx fait sans doute allusion ici à la « guerre de l'opium » par laquelle l'Angleterre obtient l'ouverture du marché chinois en 1 840. 2 . Voir explication de texte n° 4, p. l.S8. 3 . « Énormes » pour l'époque, évidemment. Londres a, en 1 84 1 , l 94 8 000 habitants, Manchester à la même date, 24 3 000, Liverpoo l, 286 000. Paris (dans les limites actuelles) compte l 260 000 habitants en 1846, Lyon 1 77 000 . En 1850, Berlin comptera 4 1 S 000 habitants. La dimension de ces villes est déjà suffisante pour susciter des effets spécifiques qui avaient attiré l'attention d'Engels (voir le chapitre : « Les grandes villes » de la Situation de la classe laborieuse en

Angleterre).

Manifeste du Parti com m u n iste

61

La bourgeoisie supprime de plus en plus la dispersion des moyens de production, de la propriété et de la population. Elle a aggloméré la population, centralisé les moyens de production et concentré la propriété dans un petit nombre de mains. La conséquence nécessaire de tout cela a été la centralisation politique. Des provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois , des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été regroupées en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule législation, un seul intérêt national de classe, derrière un seul cordon douanier. 1 La bourgeoisie a créé, au cours de s� domination de classe à peine séculaire, des forces de production plus massives et plus gigantesques que ne l'avaient fait toutes les générations passées prises ensemble. Assujettissement des forces de la nature, machi­ nisme, application de la chimie à l'industrie et à l' agriculture, navigation à vapeur, chemins de fer, télégraphes électriques, défrichement de continents entiers, aménagement des fleuves, populations entières jaillies du sol - quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces de production sommeillaient au sein du travail social 1 Nous avons donc vu que les moyens de produc­ tio� et de circulation sur la base desquels s'est édifiée la bourgeoisie ont été créés dans le cadre de la société féodale. A un certain stade d'évolution de ces moyens de production et de circulation, les 1 . Ce processus achevé en Angleterre et en France est en cours en Allemagne où l'union douanière, le Zollverein de 1834, prépare l'union politique.

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Manifeste du Parti com m u n iste

rapports dans le cadre desquels la société féodale produisait et échangeait, l'organisation sociale de l' agriculture et de la manufacture, en un mot les rapports féodaux de propriété, ne correspondaient plus au degré de développement déjà atteint par les forces productives. Ils entravaient la production au lieu de la stimuler. Ils se transformèrent en autant de chaînes. Il fallait briser ces chaînes. Elles f-;uent br�sées. A leur place s' installa la �ibre concurrence, avec une constitution sociale et politique appropriée, avec la suprématie économique et politique de la classe bourgeoise. Sous nos yeux se produit un mouvement analo­ gue. Les rapports bourgeois de production et de circulation, les rapports bourgeois de propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et de circulation, ressemblent au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées . Depuis des décennies , l'histoire de l'industrie et du commerce n'est plus autre chose que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre les rapports de propriété qui conditionnent l'existence de la bour­ geoisie et de sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui , par leur retour périodi­ que, remettent en question, d'une manière de plus en plus menaçante, l'existence de toute la société bourgeoise. Dans ces crises commerciales est détruit régulièrement une grande partie non seulement des produits fabriqués , mais même des forces

Man ifeste du Parti communiste

63

productives déj à créées . 1 Dans ces crises éclate une épidémie sociale qui , à toute autre époque, eût semblé une absurdité - l'épidémie de la surpro­ duction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination généralisée lui ont coupé tout moyen de subsistance ; l'industrie, le . commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le développement de la civilisation bourgeoise et des rapports bourgeois de propriété ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ces rapports qui leur font alors obstacle ; et dès qu'elles triom­ phent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et mena­ cent l'existence de la propriété bourgeoise. Les rapports bourgeois sont devenus trop étroits pour contenir les richesses qu'ils créent. - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises 1 D'un côté, en imposant la destruction d'une masse de forces productives ; de l'autre, en conquérant de nouveaux marchés. Comment, par conséquent 1 En préparant des crises plus générales et plus puissantes et en réduisant les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent à présent contre la bourgeoisie elle-même. 1 . Les crises se succèdent en effet entre I S I S et I 848 : crises de 1 8 I !- I 8 1 8 . 1 826- 1 83 1 . 1 8 36- 1 839. Une nouvelle crise commence en 1 846.

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Manifeste du Parti commu n iste

Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la mettront à mort ; elle a produit aussi les hommes qui manieront ces armes - les ouvriers modernes, les

prolétaires.

Dans la même mesure où la bourgeoisie, c'est­ à-dire le capital, se développe, se développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers modernes qui ne vivent que tant qu'ils trouvent du travail et qui n'en trouvent que tant que leur travail accroît le capital. Ces ouvriers, contraints de se vendre à la pièce, sont une marchandise au même titre que tout autre article de commerce ; ils sont donc exposés de la même façon à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché. Le développement de la machinerie et la division du travail ont fait perdre au travail de l'ouvrier tout caractère d'autonomie et, par conséquent, tout attrait. L'ouvrier devient un simple accessoire de la machine, dont on n'exige que l' opération la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Les frais qu'entraîne l'ouvrier se réduisent ainsi - presque exclusivement au cofit des moyens de subsistance nécessaires à son entretien et à la

reproduction de son espèce . 1 Or le prix d ' une

marchandise, et donc le prix du travail 2 également, est égal à son cofit de production . Donc, plus le travail devient répugnant, plus les salaires baissent. Bien plus, dans la même mesure où se développent l • C'est-à-dire de la classe ouvrière en tant que force productive et donc des individus qui la composent. 2 . Ou plus exactement comme Marx le précisera ultmeuremcnt, le prix de la forœ tk trawiil. Voir explication de texte o0 s. p. 1 57.

Manifeste du Parti commun iste

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la machinerie et la division du travail, s'accroît aussi la masse de travail, soit par l'augmentation des heures de travail, soit par l'augmentation du travail exigé dans un temps donné, par l' accéléra­ tion du mouvement des machines, etc. L'industrie moderne a fait du petit atelier du maître artisan patriarcal la grande fabrique du capitaliste industriel. Des masses d' ouvriers, con­ centrés dans la fabrique, sont organisés militaire­ ment. Simples soldats de l'industrie, ils sont placés sous la surveillance d'une hiérarchie complète de sous-officiers et d'officiers. Ils ne sont pas seule­ ment les valets de la classe bourgeoise, de l'État bourgeois, mais encore, chaque jour, à chaque heure, les valets de la machine, du contremaître, et surtout du bourgeois fabricant lui-même. Ce despotisme est d' autant plus mesquin, odieux, exaspérant qu'il proclame plus ouvertement le profit comme étant son but suprême. Moins le travail manuel exige d' habileté et de force, c'est-à-dire plus l'industrie moderne se développe, et plus le travail des hommes est supplanté par celui des femmes et des enfants. 1 Les différences d'âge et de sexe n'ont plus d'incidence sociale pour la classe ouvrière. Il n'y a plus que des instruments de travail dont le coût varie suivant l'âge et le sexe.

1 . Le travail des enfants dans les entreprises, générateur de maladies et de difformités physiques et désastreux pour l'instruction, suscite à l'époque les inquiétudes des philanthropes et même de certains industriels. Des lois tendant à le limiter sont votées en Angleterre en 1 833 et en France en 1 84 1 . Elles seront fort maJ appliquées.

3

Manifeste du Parti communiste

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Une fois achevée l'exploitation de l'ouvrier par le fabricant, c'est-à-dire lorsque celui-ci lui a compté son salaire, l'ouvrier devient la proie d'autres membres de la bourgeoisie : du proprié­ taire, du boutiquier, du prêteur sur gages, etc. Les petites classes moyennes de jadis, les petits industriels, les petits artisans et paysans, toutes les classes tombent dans le prolétariat ; en partie parce que leur faible capital ne leur permettant pas d'employer les procédés de la grande industrie, ils succombent à la concurrence avec les grands capitalistes ; en partie, parce que leur habileté est dépréciée par les méthodes nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se recrute dans toutes les classes de la population. Le prolétariat passe par différentes phases de développement. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même. Au début, seuls les ouvriers pris individuellement luttent, puis les ouvriers d'une même fabrique, puis les ouvriers d' une même branche d'industrie, dans une même localité, contre le bourgeois particu­ lier qui les exploite directement. Ils ne dirigent pas leurs attaques contre les rapports bourgeois de production seulement : ils les dirigent contre les instruments de production eux-mêmes ; ils détrui­ sent les marchandises étrangères qui leur font concurrence, brisent les machines, mettent le feu aux fabriques 1 et s'efforcent de reconquérir la position perdue de l'ouvrier du Moyen Âge.

1

.

Ces actions portent le nom générique de

«

luddisme

».

Man ifeste du Parti communiste

67

A ce stade, les ouvriers forment une masse disséminée à travers le pays, éclatée par la concur­ rence. S'il arrive que les ouvriers fassent bloc dans une action de masse, ce n'est pas là encore le résultat de leur propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat tout entier, et peut encore provisoirement le faire. A ce stade, les prol�taires ne combattent do'lc pas leurs ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis, c'est­ à�re les vestiges de la monarchie absolue, les propriétaires fonciers, les bourgeois non industriels, les petits-bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentré entre les mains de la bourgeoisie ; toute victoire remportée dans ces conditions est une victoire de la bourgeoisie. 1 Or, avec le développement de l'industrie, le prolétariat ne fait pas que s'accroître en nombre ; il est concentré en masses plus importantes ; sa force augmente et il en prend mieux conscience. Les intérêts, les conditions d'existence au sein du prolétariat, s'égalisent de plus en plus, à mesure que la machinerie efface toute différence dans le travail et réduit presque partout le salaire à un niveau également bas. La concurrence croissante des bourgeois entre eux et les crises commerciales qui en résultent rendent le salaire des ouvriers de plus en plus instable ; le perfectionnement constant et toujours plus rapide de la machinerie rend leur condition de plus en plus précaire ; les collisions l . C ' est le cas notamment lors de la révolution de 1 830 qui renverse Charles X en France et il en est de même en Angleterre dans la campagne pour le libre échange à partir de 1 838.

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Man ifeste du Parti communiste

individuelles entre l'ouvrier et le bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes. Les ouvriers commencent à former des coalitions 1 contre les bourgeois ; ils s 'unissent pour défendre leurs salaires. Ils vont jusqu'à former des associations permanentes, pour s'assu­ rer l'approvisionnement en cas de soulèvements éventuels. Çà et là, la lutte éclate en émeutes. De temps à autre, les ouvriers triomphent ; mais pour un temps. Le véritable résultat de leurs luttes n'est pas ce succès immédiat, mais l'union de plus en plus large des travailleurs. Cette union est favorisée par l'accroissement des moyens de com­ munication qui sont créés par la grande industrie et qui font entrer en relation les ouvriers de localités différentes. Or, il suffit de cette prise de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, partout de même caractère, en une lutte nationale, pour en faire une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est une lutte politique, et l'union que les bourgeois du Moyen Âge ont mis des siècles à établir, avec leurs chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent en quelques années grâce aux chemins de fer. Cette organisation des prolétaires en classe, et par suite en parti politique, est à tout moment de nouveau détruite par la concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plas puissante. Elle profite des dissensions intestines de la bour1 . C'est le nom qu'on donne à l'époque revendications et de grèves.

aux

mouvements de

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69

geoisie pour l'obliger à reconnaître, sous forme de loi , certains intérêts des ouvriers : par exemple la loi des dix heures en Angleterre. 1 D'une manière générale, les collisions qui se produisent dans la vieille société favorisent de diverses manières le développement du prolétariat. La bourgeoisie vit dans un état de guerre perma­ nent ; d'abord contre l'aristocratie, plus tard contre ces fractions de la bourgeoisie même dont les intérêts entrent en contradiction avec le progrès de l'industrie, et toujours contre la bourgeoisie de tous les pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée de faire appel au prolétariat, d'avoir recours à son aide et de l' entraîner alnsi dans le mouvement politique. Si bien que la bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments de sa propre éducation 2 , c' est-à-dire des armes contre elle­ même. De plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières de la classe dominante sont, par le progrès de l'industrie, précipitées dans le prolétariat, ou sont menacées , tout au moins, dans leurs conditions d'existence. Elles aussi apportent au prolétariat une foule d'éléments d'éducation . Enfin, au moment où la lutte des classes appro­ che de l' heure décisive, le processus de décomposi­ tion à l' intérieur de la classe dominante, au sein de la vieille société tout entière, prend un caractère 1 . Loi du 8 juin 1 847 qui limitait la journée de travail à dix heures à dater du l" mai 1848 . 2. Engels précise en 1 888 « d'éducation politique et générale ». On retiendra l'attention portée par Marx à ce phénomène, important his toriq u eme n t , d ' i ntera ct i on idéologique - volontaire ou involontaire - entre l!'!s classes.

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Manifeste du Parti communi ste

si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte l'avenir en ses mains. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu 'à l'intelligence théorique de l'ensemble du mouve­ ment historique. De toutes les classes qui, à l'heure actuelle, s'opposent à la bourgeoisie, seul le prolétariat est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et disparaissent avec la grande industrie ; le prolétariat en est le produit le plus authentique. Les classes moyennes, le petit industriel, le petit commerçant, l'artisan, le paysan, tous combattent la bourgeoisie pour sauver leur existence, en tant que classes moyennes, du .déclin qui les menace. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices. Bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire. Si elles sont révolutionnaires, c'est en considération de leur passage imminent au prolétariat ; elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandon­ nent leur propre point de vue pour se placer sur celui du prolétariat . Quant au Lumpenproletariat 1 , cette pourriture passive des couches inférieures de la vieille société, l . Le prolétariat en haillons, couche marginale dans laquelle les classes dirigeantes recrutent parfois leurs hommes de main.

Manifeste du Parti com mun iste

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il sera, çà et là, entraîné dans le mouvement par une révolution prolétarienne ; cependant ses conditions de vie le disposeront plutôt à se vendre en vue de menées réactionnaires. · Les conditions d'existence de la vieille société sont déjà supprimées dans les conditions d'existence du prolétariat. Le prolétaire est sans propriété ; ses relations avec sa femme et ses enfants n'ont plus rien de commun avec celles de la famille bourgeoise ; le travail industriel moderne, l'asser­ vissement moderne au capital, aussi bien en Angle­ terre qu'en France, en Amérique qu'en Allemagne, ont dépouillé le prolétaire de tout caractère national. 1 Les lois, la morale, la religion sont à ses yeux autant de préjugés bourgeois derrière lesquels se cachent autant d'intérêts bourgeois. Toutes les classes qui, dans le passé, se sont emparées du pouvoir essayaient de consolider la situation déjà acquise en soumettant l'ensemble de la société aux conditions qui leur assuraient leur revenu. Les prolétaires ne peuvent s'emparer des forces productives sociales qu'en abolissant le mode d'appropriation qui leur était particulier et, par suite, tout le mode d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les prolétaires n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne : ils ont à détruire toute sécurité privée, toutes garanties privées anté­ rieures. Tous les mouvements ont été, jusqu'ici, accom­ plis par des minorités ou dans l 'intérêt de minorités. 1

Marx ne conclut-il pas trop vite du nivellement introduit par

la grande industrie à l'effacement du sentiment national ? Celui-ci .

imprègne à l'époque de larges fractions de la classe ouvrière.

Manifeste du Parti communiste

72

Le mouvement prolétarien est le mouvement auto­ nome de l'immense majorité · dans l'intérêt de l'immense majorité. Le prolétariat, couche la plus basse de la société actuelle, ne peut se mettre debout, se redresser, sans faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle. 1 Bien qu'elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie en revêt cependant d' abord la forme. Le prolétariat de chaque pays doit, bien entendu, en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie. En esquissant à grands traits les phases du développement du prolétariat, nous avons suivi l'histoire de la guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société actuelle, jusqu'à l'heure où cette guerre éclate en révolution ouverte, et où le prolétariat fonde sa domination en renversant par la violence la bourgeoisie. Toutes les sociétés antérieures, nous l'avons vu, ont reposé sur l'antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées. Mais, pour pouvoir oppri­ mer une classe, il faut lui assurer les conditions d'existence à l'intérieur desquelles elle puisse mener son existence d'asservie. Le serf est parvenu à devenir membre d'une commune en plein servage de même que le petit-bourgeois s'est élevé au rang de bourgeois sous le joug de l'absolutisme féodal. L'ouvrier moderne au contraire, loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, déchoît de plus en plus au-dessous même des conditions de vie de sa 1

.

Voir explication de texte n° 6, p. 161 .

Manifeste du Parti co mmun iste

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propre classe. L'ouvrier devient un pauper, et le paupérisme s' accroît plus rapidement encore que la population et la richesse. Il en ressort donc clairement que la bourgeoisie est incapable de demeurer plus longtemps classe · dirigeante et d'im­ poser à la société, comme loi régulatrice, les conditions d'existence de sa classe. Elle est incapa­ ble de régner, parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave, même dans le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obligée de le laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu qu'il la nourrisse. La société ne peut plus vivre sous sa domination, ce qui revient à dire que l'existence de la bourgeoisie n'est plus compatib!e avec celle de la société. L'existence et la domination de la classe bour­ geoise ont pour conditions essentielles l'accumula­ tion de la richesse entre les mains de particuliers, la formation et l'accroissement du capital ; la condition du capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre et sans résistance, substitue à l'isolement des ouvriers résultant de leur concurrence leur union révolution­ naire par l' association . Ainsi le développement de la grande bourgeoisie sape-t-il sous les pieds de la bourgeoisie la base même sur laquelle elle a établi son système de production et d'appropriation. La bourgeoisie produit avant tout ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat sont également inévitables.

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Mani feste du Part i com m u n i ste

2. Prolétai res et com m u n i stes Quelle est la position des commwùstes par rapport aux prolétaires en général ? Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers. Ils n'ont point d'intérêts séparés des intérêts de l'ensemble du prolétariat. Ils n'établissent pas de principes particuliers 1 d'après lesquels ils voudraient modeler le mouvement prolé­ tarien. Les communistes ne se distinguent des autres partis prolétariens qu'en ce que, d'une part, dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils soulignent et font valoir les intérêts communs à l'ensemble du prolétariat, indépendamment de la nationalité, et que, d'autre part, dans les différentes phases de développement que traverse la lutte entre prolétariat et bourgeoisie, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. Les communistes sont donc, dans la · pratique, la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, celle qui pousse toujours plus loin ; sur le plan de la théorie, ils ont sur le reste de la masse du prolétariat l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des résultats généraux du mouvement prolétarien. Le but immédiat des communiste3' est le même que celui de tous les autres partis prolétariens : 1 . Engels précise 1 888).

«

relevant d'un esprit de secte

»

(édition de

Man ifeste du Parti communiste

75

constitution du prolétariat en classe, renversement de la domination de la bourgeoisie, conquête du pouvoir politique par le prolétariat . Les propositions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur utopiste. Elles ne sont que l' expression générale de rap­ ports réels issue d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux. 1 L'abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu'ici n'est pas le caractère distinctif du communisme. 2 Les rapports de propriété ont tous subi de continuels changements, de continuelles transfor­ mations historiques. La Révolution française, par exemple, a aboli la propriété féodale au profit de la propriété bourgeoise. Ce qui distingue le communisme, ce n'est pas l'abolition de la propriété en général ,_ mais l'aboli­ ton de la propriété bourgeoise. Or, la propriété privée moderne, la propriété bourgeoise, est l'expression ultime et la plus ache­ vée de ce mode de production et d'appropriation des produits fondé sur des antagonismes de classes, sur l'exploitation des uns par les autres.

1 . Les éditions antérieures ne faisaient qu'un paragraphe de cette phrase et de la suivante. Le changement de sujet nous paraît appeler un mour à la ligne. 2 . Voir explication de texte n° 7, p . 163.

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Man ifeste d u Parti communiste

En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée. On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnellement acquise, fruit du travail de l'individu, propriété que l'on dit être la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance personnelles. La propriété, fruit du travail et du mérite personnel ! Voulez-vous parler de la propriété du petit-bourgeois, du petit paysan, de celle qui précéda la propriété bourgeoise ? Nous n'avons pas besoin de l'abolir, le développement de l'indus­ trie l'a abolie et continue chaque jour de l'abolir. Ou bien parlez-vous de la propriété privée moderne, de la propriété bourgeoise ? Mais est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire, crée pour lui de la propriété ? Nulle­ ment. Il crée le capital, c'est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s'accroître qu'à la condition de produire de nou­ veau du travail salarié, afin de l'exploiter de nouveau. La propriété, dans sa forme présente, se meut à l'intérieur de l'opposition entre capital et travail. Examinons les deux termes de cette opposition. t!tre capitaliste, c'est occuper non seulement une position purement personnelle, mais encore une position sociale dans la production . Le capital est un produit collectif ; il ne peut être mis en mouvement que par l'activité commune de nom­ breux membres, voire, en dernière analyse, que

Mani feste du Parti communiste

n

par l 'activité commune de tous les membres de la société. Le capital n ' est donc pas une puissance person­ nelle ; c ' est une puissance sociale. Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune appartenant à tous les membres de la société, ce n ' est pas une propriété personnelle qui se change en propriété sociale. Seul le caractère social de la propriété change. Elle perd son carac­ tère de classe. Venons-en au travail salarié. Le prix moyen du travail salarié, c'est le mini­ mum du salaire, c ' est-à-dire la somme des moyens de subsistance nécessaires pour maintenir en vie l' ouvrier en tant qu 'ouvrier . Par conséquent, ce que l ' m:vrier salarié s' approprie par son activité est tout j uste su ffisant pour reproduire sa simple exist�nce. Nous ne voulons en aucune façon abolir cette appropriation personnelle des produits du travail indispensable à la reproduction de la vie immédiate , cette appropriation ne laissant aucun profit net qui pourrait conférer un pouvoir sur le travail d' autru i . Ce que nous voulons, c'est supprimer le caractère misérable de cette appropria­ tion qui fait que l ' ouvrier ne vit que pour accroître le capi tal , et ne vit q u ' autant que l'exigent les intérêts de la classe dominante. Dans la société bourgeoise, le travail vivant n ' est q u ' u n moyen d ' accroître le travail accumulé . 1 Dans la société communiste, le travail accumulé n ' est

1 . C ' est-à-dire la richesse capitaliste.

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Manifeste du Parti communiste

qu'un moyen d'élargir, d'enrichir et de promouvoir le processus vital des travailleurs. Dans la société bourgeoise, le passé domine donc le présent ; dans la société communiste, c'est le présent qui domine le passé. ; dans la société bourgeoise, le capital est indépendant et personnel, tandis que l'individu actif est dépendant et imper­ sonnel. Et c'est l'abolition de ce n.pport que la bm;rgeoi­ sie qualifie d'abolition de. la personnalité et de la liberté ! Et avec raison. Car il s'agit effectivement d'abolir la personnalité, l'indépendance et la liberté bourgeoises. Par liberté, dans le cadre des actuels rapports de production bourgeois, on entend la liberté de commerce, la liberté d'acheter et de vendre. Mais si le trafic disparaît , le libre trafic disparaît aussi. Au reste, tous les discours sur le libre trafic, de même que toutes les autres rodomontades de notre bourgeoisie au sujet de la liberté, n'ont de sens que par contraste avec le trafic enti:avé, avec le bourgeois asservi du Moyen Âge ; mais ils n'en ont aucun lorsqu'il s'agit de l'abolition, par le communisme, du trafic, des rapports de production bourgeois et de la bourgeoisie elle-même. L'idée que nous voulions abolir la propriété privée vous effraie. Mais, dans votre société actuelle, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres ; elle n'existe précisément que parce qu'elle n'existe pas pour ces neuf dixièmes. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une propriété qui présuppose l'absence de

Manifeste du Part i com m u n iste

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toute propriété pour l'immense majorité de la société. En un mot, vous nous accusez de vouloir abolir votre propriété à vous . En vérité, c'est bien ce que nous voulons. Dès l'instant que le travail ne peut plus être · converti en capital, en argent, en rente foncière, bref en pouvoir social susceptible d'être monopo­ lisé, c'est-à-dire dès que la propriété individuelle ne peut plus se transformer en propriété bourgeoise, dès cet instant, la personne humaine est supprimée. Vous avouez donc que, lorsque vous parlez de personne, vous n'entendez parler que du bourgeois, du propriétaire bourgeois. Et c'est cette personne­ là, certes, qu'il convient de supprimer. Le communisme n'enlève à personne le pouvoir de s'approprier des produits sociaux ; il n'ôte que le pouvoir de s'assujettir, par cette appropriation, le travail d'autrui. On a objecté qu'avec l'abolition de la propriété privée toute activité cesserait et qu'une paresse générale s'emparerait du monde. Si cela était, il y a beau temps que la société bourgeoise aurait péri de fainéantise puisque, dans cette société, ceux qui travaillent n)acquièrent rien et que ceux qui acquièrent ne travaillent pas. Toute l'objection se réduit à cette tautologie qu'il n'y a plus de travail salarié dès lors qu 'il n'y a plus de capital. 1 1 . Marx invite à ne pas confondre la disparition du travail salarié et celle du travail tout court. On peut compléter cette démarche en indiquant que le salariat n'implique pas obligatoirement l'exploitation capitaliste.

80

Manifeste du Parti communiste

Toutes les accusations portées contre le mode communiste de production et d'appropriation des produits matériels l'ont été également contre l'ap­ propriation et la production des œuvres de l'esprit. De même que, pour le bourgeois, la disparition de la propriété de classe équivaut à la disparition de toute production, de même la disparition de la culture de classe s'identifie-t-elle, pour lui, à la disparition de toute culture. La culture, dont il déplore la perte, est pour l'énorme majorité un dressage pour en faire des machines. Mais ne nous cherchez pas querelle en mesurant l'abolition de la propriété bourgeoise à l'étalon de vos notions bourgeoises de liberté, de culture, de droit, etc. Vos idées résultent elles-mêmes des rapports bourgeois de production et de propriété, comme votre droit n'est que la volonté de votre classe érigée en loi, volonté, dont le contenu est déterminé par les conditions matérielles d'existence de votre classe. La conception intéressée qui vous fait ériger en lois éternelles de la nature et de la raison vos propres rapports de production et de propriété, historiques et provisoires dans le développement de la production - cette conception, vous la partagez avec toutes les classes dirigeantes aujour­ d'hui disparues. Ce que vous comprenez pour la propriété antique, ce que vous comprenez pour la propriété féodale, vous ne pouvez l'admettre pour la propriété bourgeoise.

Manifeste du Parti communiste

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L'abolition de la famille ! Même les plus radi­ caux s'indignent de cet infâme dessein des communistes. 1 Sur quelle base repose la famille bourgeoise actuelle ? Sur le capital, sur l'acquisition privée. La famille n'existe, sous sa forme achevée, que pour la bourgeoisie ; mais elle a pour corollaire l'absence de toute famille et la prostitution publi­ que auxquelles sont contraints les prolétaires. La famille bourgeoise tombe naturellement en même temps que son corollaire, et l'une et l'autre disparaissent avec la disparition du capital. Nous reprochez-vous de vouloir abolir l'exploita­ tion des enfants par leurs parents ? Ce crime-là, nous l'avouons. Mais nous supprimons, dites-vous, les rapports les plus intimes, en substituant à l'éducation fami­ liale, l'éducation par la société. Et votre éducation, n'est-elle pas, elle aussi, déterminée par la société ? Déterminée par les rapports sociaux dans le cadre desquels vous élevez vos enfants, par l'immixtion plus ou moins directe de la société, par le canal de l'école, etc. ? Les communistes n'inventent pas l'action de la société sur l'éducation ; ils en changent seulement le caractère ; ils arrachent l'éducation à l'influence de la classe dominante. Les discours de la bourgeoisie sur la famille et l'éducation, sur les rapports intimes entre parents et enfants sont d'autant plus écœurants que la grande industrie détruit tout lien de famille pour 1

.

Voir explication de texte n° 8, p. 164.

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Man ifeste du Parti communiste

les prolétaires et transforme les enfants en simples articles de commerce et instruments de travail. « Mais vous autres, communistes, vous voulez introduire la communauté des femmes ! », crie en cœur la bourgeoisie tout entière. Dans sa femme le bourgeois ne voit qu'un simple instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il ne peut naturellement qu'en conclure que les femmes connaîtront le sort com­ mun de la socialisation. Il ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément d'abolir la situation de simple instrument de pro­ duction qui est celle de la femme. Rien de plus grotesque, d'ailleurs, que l'indigna­ tion vertueuse qu'inspire à nos bourgeois la préten­ due communauté officielle des femmes chez les communistes. Les communistes n'ont pas besoin d'introduire la communauté des femmes, elle a presque toujours existé. Nos bourgeois, non contents d'avoir à leur disposition les femmes et les filles de leurs · prolétai­ res, sans parler de la prostitution officielle, se font le plus grand plaisir de se débaucher réciproque­ ment leurs épouses. Le mariage bourgeois est, en réalité, la commu­ nauté des femmes mariées. Tout au plus pourrait­ on accuser les communistes de vouloir mettre à la place d'une communauté des femmes hypocrite­ ment dissimulée une communauté officielle et franche. Il est évident, du reste, qu'avec l'abolition des rapports de production actuels, disparaîtra la ·

Manifesta du Parti comm u n iste

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communauté des femmes qui en découle, c'est-à­ dire la prostitution officielle et non officielle. En outre, on a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur prendre ce qu'ils n'ont pas. Comme le proléta­ riat doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe nationale, se constituer lui-même en nation, il est encor� par là national, quoique nullement au sens où l'entend la bour­ geoisie. Déjà les démarcations nationales et les opposi­ tions entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeo;sie, la liberté du commerce, le marché mondial, l'uniformité de la production industrielle et les conditions d'existence qui lui correspondent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est l'une des premières conditions de son émancipation. Dans la mesure où est abolie l'exploitation de l'homme par l'homme, est abolie également l'exploitation d'une nation par une autre nation. Du jour où tombe l'opposition des classes à l'intérieur de la nation, tombe également l'hostilité des nations entre elles. Quant aux accusations portées d'une façon géné­ rale contre le communisme, d'un point de vue religieux, philosophique et idéologique, elles ne méritent pas un examen plus approfondi. Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre qu'avec toute modification de leurs

84

Manifeste du Parti com muniste

conditions de vie, de leurs relations sociales, de leur . existence sociale, les représentations, les opinions et les

conceptions

des hommes,

en un mot leur

conscience, changent aussi ? Que démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle ? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante. Lorsqu'on parle d' idées qui révolutionnent une société tout entière, on énonce seulement le fait que, dans le sein de l'ancienne société, les éléments d'une société nouvelle se sont formés et que la disparition des vieilles idées va de pair avec la disparition des anciennes conditions d' existence. Quand le monde antique était à son déclin, les anciennes religions furent vaincues par la religion chrétienne. Quand au

1 se siècle les idées chrétiennes

cédèrent devant les idées des Lumières, la société féodale livrait sa dernière bataille

à la bourgeoisie,

alors révolutionnaire. Les idées de liberté de cons­ cience, de liberté religieuse ne faisaient que procla­ mer le règne

de la

libre

concurrence

dans le

domaine de la conscience. « Sans

morales, etc.,

doute,

dira-t-on,

philosophiques,

se sont

les idées religieuses, politiques,

juridiques,

en effet modifiées au cours du

développement historique. Cependant la religion, la morale, la philosophie, la politique, le droit se maintenaient

toujours

à travers ces transfor­

mations . « Il

y a de plus des vérités éternelles, telles que à

la liberté, la justice, etc., qui sont communes

Manifeste du Parti com m u n iste

85

tous les régimes sociaux. Or, le communisme supprime les vérités éternelles, il supprime la religion et la morale au lieu d'en renouveler la forme, et il contredit en cela tous les développe­ ments historiques antérieurs. » A quoi se réduit cette accusation ? L'histoire de toute la société jusqu'à nos jours était faite d'antagonismes de classes, antagonismes qui , selon les époques, ont revêtu des formes différentes. Mais, quelle qu'ait été la forme revêtue par ces antagonismes, l'exploitation d'une partie de la société par l'autre est un fait commun à tous les siècles passés. Rien d'étonnant, donc, si la conscience sociale de tous les siècles, en dépit de toute sa variété et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes - formes de cons­ cience qui ne se dissoudront complètement qu'avec l'entière disparition de l'antagonisme des classes. La révolution communiste est la rupture la plus radicale avec les rapports traditionnels de propriété ; rien d'étonnant si dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles. 1 Mais laissons là les objections faites par la bourgeoisie au communisme. Nous avons déjà vu plus haut que le premier pas dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie. Le prolétariat se servira de sa suprématie politi­ que pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tout 1

.

Voir explication de texte n° 9, p. 1 66.

86

M anifeste du Parti communiste

capital, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la masse des forces de production. Cela ne pourra naturellement, se faire tout d'abord, que par une intervention despotique dans le droit de propriété et dans les rapports bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui économiquement paraissent insuffisantes et insou­ tenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont inévitables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. Ces mesures, bien entendu, seront fort différen­ tes selon �es différents pays. Cependant, pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être mises en application 1 : 1 . Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État. 2. Lourd impôt progressif. 3. Abolition du droit d'héritage. 4. Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles. 1 . Cet ensemble de mesures est plus restreint que celui qui figure dans les Principes du communisme d'Engels. Il vise à réaliser une transition progressive, mais rapide, au communisme à la fois par des dispositions légales et par l'expansion de la production. Ces mesures reflètent aussi les conditions de l'époque : ainsi la confiscation prévue des biens des émigrés s' inspire sans doute de l'exemple de la Révolution française. La proposition de constituer des années industrielles pour 1 réalisation des grands aménagements agricoles ou de travaux publics a été avancée par plusieurs réformateurs (Saint-Simon, Dezamy).

Manifeste du Parti communlstè

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S . Centralisation du crédit entre les mains de l'État, par une banque nationale à capital d'État et à monopole exclusif. 6. Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport. 7. Multiplication des usines nationales et des instruments de production ; défrichement et amé­ lioration des terres selon un plan collectif. 8 . Même contrainte de travail pour tous ; organi­ sation d' armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture. 9. Coordination de l'activité agricole et indus­ trielle ; mesures tendant à supprimer progressive­ ment l'opposition ville-campagne. 10. Éducation publique et gratuite de tous les enfants ; abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui . Coordination de l'éducation avec la productïon matérielle, etc. Les différences de classes une fois disparues dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, le pouvoir public perd alors son caractère politique. Le pouvoir politique, au sens propre est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue nécessairement en classe, s'il s'érige par une révolution en classe dominante et, en tant que classe dominante, abolit par la violence les anciens rapports de production, il abolit en même temps que ces rapports de production les conditions d'existence de l'antago­ nisme des classes, il abolit les classes en général

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Manifeste d u Parti commun iste

et, par là même, sa propre domination en tant que classe. A la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.

3. Littérature socialiste et comm u niste

1 . Le socialisme réactionnai re

a) Le socialisme féodal 1 Les aristocraties française et anglaise, de par leur position historique, eurent pour vocation d'écrire des pamphlets contre la société bourgeoise moderne. Dans la révolution française de juillet 1 830, dans le mouvement anglais pour la Réforme 2 , elles avaient succombé une fois de plus sous les coups de cette arriviste abhorrée. Il ne pouvait plus être question d'une lutte politique sérieuse. Il ne leur restait plus que la lutte littéraire. Or, même dans le domaine littéraire, la vieille 1 . Voir explication de texte n° 10. p. 168. 2 . Il s'agit de la réforme électorale réalisée en 1 832. Le corps électoral passe de 478 000 à 8 1 3 000 personnes (pour 24 millions d'habitants). La réforme de 1 832 déçoit les démocrates qui deman­ daient le suffrage universel.

Manifeste du Parti communiste

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phraséologie de la Restauration était devenue impossible. Pour se créer des sympathies, il fallait que l'aristocratie fît semblant de perdre de vue ses intérêts propres et de dresser son acte d'accusation contre la bourgeoisie dans le seul intérêt de la classe ouvrière exploitée. Elle se ménageait de la sorte la satisfaction de chansonner son nouveau maître et d'oser lui fredonner à l'oreille des prophéties d'assez mauvais augure. Ainsi naquit le socialisme féodal, mi-jérémiades, mi-libelles, mi-échos du passé, mi-grondement de l'avenir, touchant parfois par sa critique amère, spirituelle et mordante la bourgeoisie au cœur, mais constamment comique par son incapacité à comprendre la marche de l'histoire moderne. En guise de drapeau, ces messieurs arboraient la besace du prolétaire afin de rassembler le peuple derrière eux ; mais, dès que le peuple accourait, il apercevait les vieux blasons féodaux dont s'ornait leur derrière 1 et il se dispersait avec de grands éclats de rire irrévérencieux. Une partie des légitimistes français et la Jeune Angleterre ont offert au monde ce spectacle. Quand les féodaux _ démontrent que leur mode d' exploitation était autre chose que celui de la bourgeoisie, ils n'oublient qu'une chose : c'est qu'ils exploitaient dans des circonstances et des conditions tout à fait différentes et désormais périmées. Quand ils démontrent que, sous leur régime, le prolétariat moderne n'existait pas, ils l

.

Image empruntée au poème de Heinrich Heine ( 1 797- 1 856),

Deutschland.

Caput m.

Ein

Wintermiirchen

(German/a.

Conte

d'hiver),

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Manifeste du Parti commun iste

n 'oublient qu'une chose : que la bourgeoisie moderne précisément fut le rejeton nécessaire de leur ordre social. D'ailleurs, ils masquent si peu le caractère réac­ tionnaire de leur critique que leur principal grief contre la bourgeoisie est justement de dire qu'elle assure, sous son régime, le développement d'une classe qui fera sauter tout l'ancien ordre social. Ils reprochent plus encore à la bourgeoisie d'avoir produit un prolétariat révolutionnaire que d'avoir créé le prolétariat en général. Aussi prennent-ils une part active dans la prati­ que politique à toutes les mesures de violence contre la classe ouvrière. Et dans leur vie quotidienne, en dépit de leur phraséologie pompeuse, ils s'accom­ modent très bien de cueillir les pommes d'or et de troquer la fidélité, l'amour et l'honneur contre le commerce de la laine, des betteraves et de l'eau­ de-vie• . De même que le curé et le seigneur féodal marchèrent toujours la main dans la main, de même le socialisme clérical va de pair avec le socialisme féodal. Rien n'est plus facile que de donner une teinte de socialisme à l'ascétisme chrétien. Le christia­ nisme ne s'est-il pas élevé aussi contre la propriété • Ceci vaut essentiellement pour l'Allemagne où la noblesse terrienne et les hobereaux font cultiver une grande partie de leurs biens par leur régisseur, pour leur compte, et sont par ailleurs gros fabricants de sucre de betterave et distillateurs d'eau...de-vie de pommes de terre. Les aristocrates anglais, plus riches, ne sont pas encore tombés aussi bas ; mais ils savent également comment compenser la baisse de la rente en servant de couverture à des fondateurs de sociétés par actions plus ou moins douteux. (Note d'Engels, édit. angl. de

1888.)

Man ifeste du Parti commun iste

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privée, le mariage, l'État 1 Et à leur place n'a-t-il pas prêché la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et l' Église 1 Le socialisme dévot 1 n'est que l'eau bénite avec laquelle le curé consacre le dépit de l'aristocratie. b) Socialisme petit-bourgeois 2 L'aristocratie féodale n'est pas la seule classe qu'ait renversée la bourgeoisie et dont les condi­ tions d'existence s'étiolent et dépérissent dans la société moderne bourgeoise. La bourgeoisie hors les murs et la petite paysannerie du Moyen Âge étaient les précurseurs de la bourgeoisie moderne. Dans les pays où l'industrie et le commerce sont moins développés, cette classe continue à végéter à côté de la bourgeoisie naissante. Dans les pays où s'est épanouie la civilisation moderne, il s'est formé une nouvelle petite bour­ geoisie qui oscille entre le prolétariat et la bourgeoi­ sie ; fraction complémentaire de la société bour­ geoise, elle se reconstitue sans cesse ; mais, sous l'effet de la concurrence, ses membres se trouvent sans cesse précipités dans le prolétariat, et, qui plus est, avec le développement de la grande industrie, ils voient approcher l'heure où ils dispa­ raîtront totalement en tant que fraction autonome de la société moderne, et seront remplacés dans le 1 . En 1872, Marx remplace le mot heilig qu'il avait utilisé en 1 848 par christ/ich : chrétien. 2 . Voir explication de texte n° 1 1 , p. 169.

92

Manifeste du Parti com muniste

commerce, la manufacture et l'agriculture par des contremaîtres et des domestiques .

Dans les pays comme la France, où la classe

paysanne constitue bien plus de la moitié de la population, il était naturel que des écrivains qui prenaient fait et cause pour le prolétariat contre la bourgeoisie aient appliqué

à leur critique du

régime bourgeois des critères petits-bourgeois et paysans et qu'ils aient pris parti pour les ouvriers du point de vue de la petite bourgeoisie. Ainsi se forma le socialisme petit-bourgeois. Sismondi est le chef de cette littérature,

non

seulement

en

France, mais en Angleterre également. Ce socialisme analysa avec beaucoup de sagacité les contradictions inhérentes aux rapports de pro­ duction

modernes .

Il mit

à nu les hypocrites

apologies des économistes . Il démontra de façon irréfutable les effets meurtriers du machinisme et de la division du travail, la concentration des capitaux et de la propriété foncière, la surproduc­ tion,

les crises,

la fatale décadence des petits­

bourgeois et paysans, la misère du prolétariat, l'anarchie dans la production, la criante dispropor­ tion dans la distribution des richesses, la guerre d' extermination industrielle des nations entre elles, la dissolution des anciennes mœurs, des anciens rapports familiaux, des anciennes nationalités. A en juger toutefois d'après son contenu positif, ou bien ce socialisme entend rétablir les anciens moyens de production et de circulation, et, avec eux, les rapports de propriété antérieurs et toute

l'ancienne société, ou bien il entend faire entrer de force les moyens de production et de circulation

Manifeste du Parti com m u n i ste

93

modernes dans le cadre étroit des anciens rapports de propriété qu'ils ont brisé, qu' ils devaient néces­ sairement briser. Dans l'un et l'autre cas, ce socialisme est à la fois réactionnaire et utopique. Régime corporatif pour la manufacture, écono­ mie patriarcale à la campagne, voilà son dernier mot. Au cours de son évolution ultérieure, cette école est tombée dans le lâche marasme des lendemains d'ivresse• . c) Le socialisme allemand ou socialisme

«

vrai » 1

La littérature socialiste et communiste de la France, née sous la pression d'une bourgeoisie dominante, expression littéraire de la lutte contre cette domination, fut introduite en Allemagne à une époque où la bourgeoisie venait de commencer sa lutte contre l'absolutisme féodal. Philosophes, demi-philosophes et beaux esprits allemands se jetèrent avidement sur cette littérature, oubliant seulement qu'avec l 'importation des écrits français en Allemagne, les conditions de vie de la France n'y avaient pas été simultanément introdui­ tes. Confrontée aux conditions de l'Allemagne, cette littérature française perdait toute signification pratique immédiate et prenait un caractère pure­ ment littéraire. Elle ne devait plus paraître qu'une • Finalement, lorsque la dure réalité des faits historiques eut dissipé l' ivresse de son aveuglement, cette forme de socialisme dégénéra en ce marasme pitoyable des lendemains de beuverie. (Édit. ang/. de

1888.) 1 . Voir explication de texte n° 12, p. 170.

94

Manifeste d u Parti communiste

spéculation oiseuse sur la société véritable, sur la réalisation de la nature humaine. Ainsi pour les philosophes allemands du 1 se siècle, les revendica­ tions de la première révolution française n'étaient que les revendications de la « raison pratique » en général, et les manifestations de la volonté de la bourgeoisie révolutionnaire française n'exprimaient à leurs yeux que les lois de la volonté pure, de la volon�é telle qu'elle doit êtr�, de la volonté véritablement humaine. L'unique travail des littérateurs allemands, ce fut de mettre à l'unisson les idées françaises nouvelles et leur vieille conscience philosophique, ou plutôt de s'approprier les idées françaises en partant de leur point de vue philosophique. Ils se les approprièrent comme on le fait en général d'une langue étrangère, par la traduction . On sait comment les moines maquillaient les manuscrits des œuvres classiques de l' Antiquité païenne avec des légendes insipides prises de la vie des saints catholiques. Les littérateurs allemands procédèrent inversement avec la littérature fran­ çaise profane. Ils glissèrent leurs insanités philoso­ phiques sous l'original français. Par exemple, sous la critique française des rapports monétaires, ils écrivirent « aliénation de la nature humaine », sous la critique française de l' État bourgeois, ils écrivirent « abolition du règne de l'universel abstrait », etc. La substitution de cette phraséologie philosophi­ que aux développements français, ils la baptisè­ rent : « philosophie de l'action », « socialisme

Manifeste du Parti co mmuniste

95

vrai », « science allemande du socialisme », « justi­ fication philosophique du socialisme », etc. De cette façon, la littérature socialiste et commu­ niste française fut proprement émasculée. Et , comme entre les mains des Allemands elle cessait d'être l'expression de la lutte d'une classe contre une autre, les Allemands eurent le sentiment de s'être élevés au-dessus de « l'unilatéralité fran­ çaise » et d'avoir défendu non pas de vrais besoins, mais le besoin de vérité ; non pas les intérêts du prolétaire, mais les intérêts de la nature humaine, de l'homme en général, de l'homme qui n'appartient à aucune classe ni plus généralement à aucune réalité et qui n' existe que dans le ciel embrumé de l'imagination philosophique. Ce socialisme allemand, qui prenait si solennelle­ ment au sérieux ses maladroits exercices d'écolier et qui les claironnait avec tant de tapage, perdit cependant peu à peu son innocence pédantesque. Le combat de la bourgeoisie allemande, notam­ ment de la bourgeoisie prussienne contre les féo­ daux et la monarchie absolue, en un mot le mouvement libéral, devint plus sérieux. De la sorte, le socialisme « vrai » eut l'occasion tant souhaitée d'opposer au mouvement politique les revendications socialistes. Il put lancer les anathèmes traditionnels contre le libéralisme, con­ tre l'État représentatif, contre la concurrence bour­ geoise, la liberté bourgeoise de la presse, le droit bourgeois, la liberté et l'égalité bourgeoises ; il put prêcher aux masses populaires qu'elles n'avaient rien à gagner, mais au contraire, tout à perdre à ce mouvement bourgeois. Le socialisme allemand

96

Man ifeste du Parti communiste

oublia, fort

à propos, que la critique française

dont il était l'écho imbécile, présupposait la société bourgeoise moderne avec les conditions matérielles d'existence correspondantes et une Constitution politique appropriée - toutes choses que, pour

r Allemagne, il s,agissait précisément encore de conquérir.

Pour les gouvernements absolus de r Allemagne,

avec leurs cortèges de curés, de mai"tres d'école, de hobereaux et de bureaucrates, ce socialisme devint

l'épouvantail rêvé . contre la bourgeoisie

montante qui les menaçait. Il fut la sucrerie qui compensait l' amertume des coups de fouet et des coups de fusil par lesquels ces mêmes gouvernements répondaient aux émeutes des ouvriers allemands.

1

Si le socialisme « vrai » devint ainsi une arme

aux mains des gouvernements contre la bourgeoisie allemande, il représentait, directement aussi, un intérêt réactionnaire, Pintérêt de la petite bourgeoi­ sie allemande. La classe des petits-bourgeois léguée par le 1 6e siècle, et qui depuis renaît sans cesse sous

des formes diverses, constitue pour l'Allemagne la vraie base sociale de l'ordre établi. La

maintenir,

c'est

maintenir en Allemagne

l' état de chose existant. Aussi craint-elle que la suprématie industrielle et politique de la bourgeoisie n 'entraîne sa déchéance certaine, par suite de la concentration des capitaux d'une part, et de la

montée d'un prolétariat révolutionnaire d'autre part. Le socialisme « vrai » lui parut pouvoir fairè l

.

La révolte des tisserands silésiens, par exemple,

en

1 844.

Manifeste du Parti communiste

97

d'une pierre deux coups. Il se propagea comme une épidémie. Des étoffes légères de la spéculation, les socialis­ tes allemands firent un ample vêtement, brodé des fines fleurs de leur rhétorique, tout imprégné d'une chaude rosée sentimentale, et ils en habillèrent le

squelette de leurs « vérités éternelles », ce qui,

auprès d'un tel public, ne fit qu' activer l' écoule­

ment de leur marchandise.

De son côté, le socialisme allemand comprit de mieux en mieux sa vocation : être le représentant grandiloquent de cette petite bourgeoisie. Il proclama que la nation allemande était la nation normale et le philistin allemand l'homme normal.

A toutes les infamies

de cet homme

normal, il donna un sens occulte, un sens supérieur et socialiste qui leur faisaient signifier le contraire de ce qu' elles étaient. Dernière conséquence, il

s' éleva directement contre la tendance « brutale­

ment destructive » du communisme et proclama sa supériorité impartiale par-delà toute lutte de clas­ ses. A quelques rares exceptions près, toutes les publications prétendues socialistes ou communistes qui circulent en Allemagne appartiennent à cette sale littérature débilitante• .

• La tourmente révolutionnaire de 1 848 a balayé toute cette pitoyable école et enlevé à ses partisans toute envie de faire encore dans le socialisme. Le principal représentant et le type classique de cet�e école est M. Karl Grün. (Note d'Engels, édit. ail. de 1890.) 4

Man i feste du Parti com m u n i ste

98

2. Le social i sme conservateu r ou bou rgeois 1

Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin d'assurer la continuité de la société bourgeoise. Dans cette catégorie se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s'occupent d'améliorer le sort de la classe ouvrière, d'organiser la bienfaisance, d'abolir la cruauté envers les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, bref les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l'on est allé jusqu'à élaborer ce socialisme bourgeois en systèmes complets. Citons, comme exemple, Philosophie de la misère de Proudhon. Les bourgeois socialistes veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent nécessairement. Ils veulent la société existante, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans· le prolétariat. La bourgeoisie, comme de juste, se représente le monde dans lequel elle domine comme le meilleur des mondes. Le socialisme bourgeois développe cette représentation consolante en un système plus ou moins achevé. Lorsqu 'il 5omme le prolétariat de réaliser ses systèmes afin d'entrer dans la nouvelle Jérusalem, il ne fait qu'exiger de lui, au fond, qn'il s'en tienne à la société actuelle, mais en se débarrassant de la conception haineuse qu'il s'en fait. 1

.

Voir explication de texte n° 13, p. 1 7 1 .

Manifeste du Parti commun iste

99

Une autre forme de socialisme, moins systémati­ que et plus pratique, essaie de dégoûter la classe ouvrière de tout mouvement révolutionnaire, en lui démontrant que ce n 'était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une trans­ formation des conditions matérielles de vie, des rapports économiques, qui pouvait lui profiter. Par transformation des conditions matérielles d'existence, ce socialisme n'entend aucunement l' abolition des rapports de production bourgeois, laquelle n'est possible que par la révolution, mais des réformes administratives effectuées sur la base même de ces rapports de production, réformes qui, par conséquent, ne changent rien au rapport du capital et du salariat et ne font tout au plus que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l'État. Le socialisme bourgeois n'atteint son expression adéquate que lorsqu'il devient une simple figure de rhétorique. Le libre échange t dans l'intérêt de la classe ouvrière ; des tarifs douaniers ! dans l'intérêt de la classe ouvrière ; des prisons cellulaires ! dans l'intérêt de la classe ouvrière : voilà le dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu'il ait . dit sérieusement. Car le socialisme bourgeois tient justement dans cette affirmation que les bourgeois sont des bour­ geois - dans l'intérêt de la classe ouvrière.

1 00

Mani feste d u Parti com m u niste

3. Le soc i a l i sme et le com m u n i sme critico-utopiq ues 1 Il ne s'agit pas ici de la littérature qui, dans toutes les grandes révolutions modernes, a formulé les revendications du prolétariat (écrits de Babeuf, etc.). Les premières tentatives du prolétariat pour faire prévaloir directement son propre intérêt de classe, en un temps d'effervescence générale, dans la période du renversement · de la société féodale, échouèrent nécessairement, tant du fait de la forme rudimentaire du prolétariat lui-même que du fait de l'absence des conditions matérielles de son émancipation, conditions qui sont précisément le produit de l'époque bourgeoise. La littérature révolutionnaire qui accompagnait ces premiers mouvements du prolétariat est, selon son contenu, nécessairement réactionnaire. Elle préconise un ascétisme universel et un égalitarisme grossier. Les systèmes socialistes et communistes propre­ ment dits, les systèmes de Saint-Simon, de Fourier, d'Owen, etc . , font leur apparition dans la première période rudimentaire de lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, période décrite ci-dessus. (Voir « Bourgeois et prolétaires ».) Les inventeurs de ces systèmes voient certes l'antagonisme des classes, ainsi que l'efficacité des éléments dissolvants dans la société elle-même. Mais ils ne remarquent du côté du prolétariat,

1

.

Voir explication de texte n° 14, p. 173.

Manifeste du Parti commun iste

1 01

aucune activité historique autonome, aucun mouve­ ment politique qui lui soit propre. Comme le développement de l'antagonisme des classes va de pair avec le développement de l'indus­ trie, ils n'aperçoivent pas davantage les conditions matérielles de l'émancipation du prolétariat et se mettent en quête d'une science sociale, de lois sociales afin de créer ces conditions. A l ' activité sociale doit se substituer leur propre ingéniosité ; aux conditions historiques de l 'éman­

à l'organisa­

cipation, des conditions imaginaires ; tion

progressive

du

prolétariat

en

classe,

une

organisation de la société qu' ils ont eux-mêmes fabriquée de toutes pièces. Pour eux, l'histoire universelle future se dilue dans la propagande et la réalisation pratique de leurs projets de société. Ils ont certes conscience de défendre, dans leurs plans,

principalement

les

intérêts

de

la classe

ouvrière en tant que classe qui souffre le plus. Et ce n'est que sous cet aspect de classe qui souffre le plus qu'existe

à leurs yeux le prolétariat.

Mais la forme

rudimentaire

de la lutte des

classes, ainsi que leur propre situation dans la vie les portent

à se considérer comme bien au-dessus

de cet antagonisme de classes. Ils veulent améliorer la situation de tous les membres de la société, même des plus privilégiés. Par conséquent, ils ne cessent de faire appel

à la société tout entière, sans à la classe

distinction, et même de préférence

dominante. Il n'est besoin que de comprendre leur système

pour

y

reconnaître le

meilleur

projet

possible de la meilleure des sociétés possibles.

1 02

M anifeste du Parti commun iste

Ils

repoussent

donc

toute

action

politique,

notamment toute action révolutionnaire ; ils cher­ chent

à atteindre leur but par des moyens pacifiques

et essaient de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l'exemple, par de petites expériences qui naturellement échouent toujours. Cette peinture imaginaire de la société future,

à

une époque où le prolétariat encore extrêmement peu développé n'envisage donc sa propre situation qu'en imagination, correspond aux premières aspi­ rations intuitives de ce prolétariat

à une transforma­

tion générale de la société. Mais les écrits socialistes et communistes compor­ tent aussi des éléments critiques . Ils attaquent tous les fondements de la société existante.

Ils ont

fourni, par conséquent, des matériaux extrêmement précieux pour éclairer les ouvriers . Leurs proposi­ tions positives concernant la société future - par exemple suppression de l 'opposition entre la ville et la campagne, abolition de la famille, de l'acquisi­ tion privée et du travail salarié, proclamation de l'harmonie sociale et transformation de l'État en une simple administration

de la production -

toutes ces propositions qui sont les leurs ne font qu'exprimer la disparition de l'antagonisme des classes, antagonisme qui précisément commence seulement

à se développer et dont ils ne connaissent

encore que les premières formes indistinctes et confuses. Aussi ces propositions n'ont-elles encore qu'un sens purement utopique. L' importance du socialisme et du communisme critico-utopiques est en rapport inverse au dévelop­ pement historique. Dans la même mesure où la

Manifeste du Parti communiste

1 03

lutte des classes prend forme et s'accentue, cette façon de s'élever au-dessus d' elle par l'imagination, le combat imaginaire qu'on lui fait, perdent toute valeur pratique, toute justification théorique. C'est pourquoi, si, à beaucoup d'égards, les auteurs de ces systèmes étaient des révolutionnaires, leurs disciples ne forment plus que des sectes, à chaque fois réactionnaires. Car ces disciples s' obstinent à maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres face à l'évolution historique du prolétariat. Ils cherchent donc avec conséquence à émousser la lutte des classes et à concilier les antagonismes. Ils continuent à rêver la réalisation expérimentale de leurs utopies sociales - établissement de phalanstè­ res isolés, création de colonies de l'intérieur, fonda­ tion d'une petite Icarie• 1 , édition ridicule de la nouvelle Jérusalem 2 , et, pour la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils sont contraints de faire appel au cœur et à la caisse des philanthropes bourgeois. Peu à peu, ils tombent dans la catégorie des socialistes réactionnaires ou conservateurs dépeints plus haut et ne s'en distinguent plus que par un pédantisme plus systématique et une foi superstitieuse et fanatique dans l'efficacité miracu­ leuse de leur science sociale.

l . Voir présentation, p. 1 3 . • Home-colonies (colonies de l'intérieur) : Owen appelle ainsi ses sociétés communistes modèles. Phalanstère était le nom des palais sociaux dans les plans de Fourier. On appelait Icarie le pays dont Cabet décrivit les institutions communistes. (Note d'Engels, édit. ail. de 1890.) 2 . Rappelons qu'il s'agit d'un thème biblique (Apocalypse selon saint Jean, 2 1 -22) repris dans l'histoire par de nombreux réformateurs.

1 04

Mani feste du Parti com muniste

Ils s 'opposent donc avec acharnement à tout mouvement politique des ouvriers, qui n'a pu provenir que d'un manque de foi aveugle dans le nouvel évangile. Les owenistes en Angleterre, les fouriéristes en France réagissent les uns contre les chartistes 1 , les autres contre les réformistes 2 •

4. Position des com m u n istes envers les d ifférents part is d'opposition D'après ce que nous avons dit au chapitre Il, la position des communistes à l'égard des partis ouvriers déjà constitués s'explique d'elle-même, et, partant, leur position à l'égard des chartistes en Angleterre et des réformateurs agraires en Amérique du Nord 3 Ils combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans le mouvement présent, ils représentent en même temps l'avenir du mouvement. En France, les communis•

1 . Le mouvement chartiste, mouvement populaire pour la réforme électorale, les libertés politiques et l'amélioration du niveau de vie prend un grand essor en Angleterre à partir de 1 838. Il dure jusqu'en

1 848. 2 . Les partisans de la réforme électorale, républicaine et libéraux avancés, demandent l'élargissement du droit de 1uffrage. Depuis le

9 juillet 1 847, une campagne de banquets se déroule en France sur ce thème. Elle aboutira à la révolution de Février 1 848. 3 . Ces réformateurs défendent les agriculteurs de l'Ouest des États-Unis contre l'emprise des banques et des compagnies de chemin de fer. Ils cherchent aussi à empêcher l'esclavage de s'étendre vers l'ouest (mouvement Free Soi/, 1 848).

Mani feste du Parti com m u n i ste

1 05

tes se rallient au Parti démocrate-socialiste• contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, tout en se réservant le droit de critiquer les phrases et les illusions léguées par la tradition révolutionnaire. E n Suisse , ils appuient les radicaux 2 , sans méconnaître que ce parti se compose d'éléments contradictoires, moitié de démocrates socialistes, dans l'acception française du mot, moitié de bourgeois radicaux. Chez les Polonais, les communistes soutiennent le parti qui voit .dans une révolution agraire la condition de la libération nationale, c'est-à-dire le même parti qui déclencha en 1 846 l'insurrection de Cracovie 3 En Allemagne, le Parti communiste lutte en commun avec la bourgeoisie, dès que celle-ci adopte un comportement révolutionnaire, contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale et la petite bourgeoisie. •

• Le parti alors représenté au Parlement par Ledru-Rollin, dans la littérature par Louis Blanc, dans la presse quotidienne par la Réforme. Le nom de social-démocrate qualifiait et avec elle ses créateurs une section du parti démocratique ou républicain, plus ou moins teintée de socialisme. (Note d'Engels, édit. angl. 1888.) 2 . Le radicalisme se développe en Suisse à partir de 1830. Les radicaux s'appuient sur les classes populaires, ils sont anticléricaux ; ils souhaitent renforcer le pouvoir de la Confédération au détriment de celui des cantons. En 1 847, la guerre du Sonderbund oppose les cantons radicaux et libéraux aux cantons catholiques et conservateurs qui avaient formé une ligue secrète de défense. 3 . La Pologne est alors divisée entre la Russie, la Prusse et l'Autriche. L 'insurrection de 1846 éclate en Pologne prussienne et surtout en Galicie (autrichienne). Les chefs du mouvement sont des nobles qui comptaient recevoir l 'appui des paysans. Cet appui leur fait défaut et la révolte est �asée par les Autrichiens qui en profitent pour annexer Cracovie. -

1 06

Manifeste d u Parti comm u n i ste

Mais à aucun moment, il ne néglige de développer chez les ouvriers une conscience aussi claire que possible de l'antagonisme violent qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que, l'heure venue, les ouvriers allemands sachent convertir les conditions politiques et sociales que la bourgeoisie doit nécessairement amener en venant au pouvoir, en autant d'armes contre la bourgeoisie, afin que, sitôt renversées les classes réactionnaires de l'Allemagne, la lutte puisse s'engager contre la bourgeoisie elle-même. C'est vers l'Allemagne que se tourne principale­ ment l' attention des communistes, parce que l' Alle­ magne se trouve à la veille d'une révolution bourgeoise, parce qu'elle accomplira cette révolu­ tion dans les conditions les plus avancées de la civilisation européenne et avec un prolétariat infiniment plus développé que l'Angleterre au 1 7e et la France au 1 sc siècle, et que, par conséquent, la révolution bourgeoise allemande ne saurait être que le prélude immédiat d ' une révolution prolétarienne. 1 -En un mot, les communistes appuient en tous pays tout mouvement révolutionnaire contre l'ordre social et politique existant. Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d'évolution qu'elle ait pu arriver, comme la ques­ tion fondamentale du mouvement.

1 . Voir explication de texte n° lS, p. 174.

Manifeste du Parti com mun iste

Enfin

les

l'union et

communistes

travaillent

1 07

partout

à

à l 'entente des partis démocratiques de

tous les pays. L�s communistes se refusent

à masquer leurs

opinions et leurs intentions. Ils proclament ouverte­ ment que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l' ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent devant une révolution communiste ! Les prolétaires n'ont

rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à gagner . PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !

PRÉFACES

Préface à l 'édition allemande de 1 872 La Ligue des communistes, association ouvrière internationale qui , dans les circonstances d'alors, ne pouvait être évidemment que secrète, chargea, lors du Congrès tenu à Londres en novembre 1 847, les soussignés de rédiger un programme détaillé du parti, à la fois théorique et pratique, et destiné à être diffusé . Telle est l' origine de ce Manifeste dont le manuscrit, quelques semaines avant la révolution de février, fut envoyé à Londres pour y être imprimé. Publié d'abord en allemand , il a eu dans cette langue au moins douze éditions différen­ tes en Allemagne, en Angleterre et en Amérique. Il parut pour la première fois en anglais en 1 850, à Londres, dans The Red Republican 1 dans une traduction de Miss Helen Macfarlane, et , en 1 87 1 , il eut, en Amérique, au moins trois traductions anglaises . En français, il parut une première fois à Paris, peu de temps avant l'insurrection de juin l . J ournal des Chartistes. Dans sa présentation du Manifeste, G .J . Harney mentionnait, pour la première fois, le nom de Marx et d'Engels.

1 10

Manifeste du Parti com m u n i ste

1 848 , et, récemment, dans le Socialiste de New York 1 Une nouvelle traduction est en préparation. On en fit une édition en polonais à Londres, peu de temps après la première édition allemande. Il a paru en russe, à Genève, dans les années soixante à soixante-dix 2 • I l a été égal ement traduit en danois peu après sa publication . Bien que les circonstances aient beaucoup changé au cours des vingt-cinq dernières années, les princi­ pes généraux exposés dans ce Manifeste conservent dans leurs grandes lignes, aujourd'hui encore, toute leur pertinence. Il faudrait améliorer çà et là quelques détails. Ainsi que le Manifeste l'explique lui-même, l'application pratique de ces principes dépendra partout et toujours des circonstances historiques données et c'est pourquoi nous n'insis­ tons pas particulièrement sur les mesures révolu­ tionnaires proposées à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des égards, rédigé tout autrement aujourd 'hui. Étant donné les progrès immenses de la grande industrie dans les vingt­ cinq dernières années et les progrès parallèles de l'organisation de la classe ouvrière en parti, étant donné les expériences pratiques, d'abord de la révolution de Février et, bien plus encore, de la Commune de Paris qui, pendant deux mois, mit pour la première fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce programme est aujourd'hui •

1 . L'existence de la traduction française de 1 848 n'a pu être vérifiée : il semble qu'elle n'ait pu être publiée en raison des événements. Le Socialiste, organe de la Section française de l'Interna­ tionale aux États-Unis, pour sa part, ne semble pas avoir eu de diffusion en France. 2 . En fait en 1869. Voir préface à l'édition allemande de 1 890.

Préface

111

périmé sur certains points. La Commune, notam­

ment, a démontré que « la classe ouvrière ne peut

pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'État et de la faire fonctionner pour son propre

compte » (voir

la Guerre civile en France, Adresse au Conseil général de rAssociation internationale des travailleurs, édition allemande, p . 19, où cette idée est plus longuement développée). En outre, il

est évident que la critique de la littérature socialiste est lacunaire pour la période actuelle, puisqu' elle

à 1 847 ; de même, les remarques sur la à l'égard des difféA·ents partis d'opposition (chapitre IV) , si elles demeurent

s 'arrête

position des communistes

exactes aujourd'hui encore dans leurs principes, ont actuellement vieilli dans leur application parce que la situation politique s'est modifiée totalement et que l'évolution historique a fait disparaître la plupart des partis qui y sont énumérés. Cependant, le Manifeste est un document histori­ que et nous ne nous reconnaissons pas le droit d'y apporter des modifications. Une édition ultérieure sera peut-être précédée d ' une

introduction

qui

1 847 à nos jours ; la réimpression présente nous a pris trop à l'impro­ comblera

la lacune

de

viste pour nous donner le temps de l'écrire.

Londres, 24 juin 1872 Karl MARX, Friedrich ENGELS

112

Manifeste d u Part i communiste

Préface à l 'éd ition al lemande de 1 883 I l me faut malheureusement signer seul la préface de cette édition . M arx, l ' h omme auquei toute la classe ouvrière d 'Europe et d ' Amérique doit plus q u ' à tout autre,

M arx repose au cimetière de

Highgate et sur sa tombe verdit déjà le premier gazon. Après sa mort , il ne saurait être question moins que jamais de remanier ou de compléter le

Manifeste.

Je crois d ' autant plus nécessaire d ' éta­

blir expressément, une fois de plus, ce qui suit . L' idée fondamentale et directrice du -

Manifeste

à savoir que la production économique et la

structure sociale de chaque époque historique qui en résulte nécessairement, forment la base de l 'histoire politique et intellectuelle de cette époque ; que, par suite (depuis la dissolution de l 'ancestrale propriété commune du sol), toute l'histoire a été une histoire de luttes de . classes, de luttes entre classes exploitées et classes exploiteuses, entre classes dominées et classes dominantes, aux di fférentes étapes du déve­ . loppement social ; mais que cette lutte a actuellement atteint une étape où la classe exploitée et opprimée

(le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l' exploite et l'opprime (la bourgeoisie) sans en même temps libérer à tout jamais la société entière de l'exploitation, de l' oppression et des luttes de classes - cette idée maîtresse appartient uniquement et exclusivement à Marx . * à l ' édit ion anglaise, cette à marquer pour la science historique

• Cette idée, ai-je écrit dans l a préface

idée q u i . selon moi, est appelée

le même progrès que la théorie de Darwin pour les sciences naturelles

Préface

113

Je l'ai souvent déclaré, mais il est nécessaire, précisément à l'heure actuelle, que cette déclaration figure aussi en tête du Manifeste.

Londres, 28 juin 1883 Friedrich ENGELS

Préface à l 'éd ition russe de 1 882 La première édition russe du Manifeste du Parti communiste, traduit par Bakounine, parut ·au début des années 1860 à l'imprimerie du Kolokol. 2 A cette

époque, l'Occident pouvait n'y voir (dans l'édition russe du Manifeste) qu'une curiosité littéraire. Une telle conception serait aujourd'hui impossible. Combien était limitée l'expansion du mouvement prolétarien à cette époque (décembre 1 847), c'est ce que montre parfaitement le chapitre : « Position des communistes envers les différents partis d'op­ position dans les différents pays. » La Russie et les États-Unis n'y sont justement pas mentionnés. C'était le temps où la Russie formait la dernière grande réserve de l'ensemble de la réaction euro- nous nous en étions tous deux approchés peu à peu, plusieurs années déjà avant 1 845. Mon livre, la Situation de la classe laborieuse en Angleterre, montre jusqu'où j'étais allé moi-même dans cette direction. Mais lorsque je retrouvai Marx à Bruxelles, au printemps de 1845, il l'avait complètement élaborée et il me l ' exposa à peu près aussi clairement que je l'ai fait ci-dessus. (Note d 'Engels, édit. ail. de

1890.) Z . li n'est pas établi que

la

traduction soit de Bakounine.

114

Manifeste d u Parti communiste

péenne, et ·où l'immigration aux États-Unis absor­ bait l'excédent des forces du prolétariat européen. Ces deux pays fournissaient à l'Europe des matières premières et lui offraient en même temps des débouchés pour l'écoulement de ses produits indus­ triels. Tous deux servaient donc, d'une manière ou de l'autre, de piliers à l'ordre établi en Europe. Que tout cela est changé aujourd'hui ! C ' est

précisément l'immigration européenne qui a rendu possible en Amérique du Nord le développement gigantesque de

la

production

agricole

dont la

concurrence ébranle dans ses fondements la grande et la petite propriété foncière en Europe. C ' est elle qui a,

du même

coup,

donné

aux États-Unis

la possibilité d' exploiter leurs énormes ressources industrielles et cela avec une énergie et à une échelle telles que le monopole industriel qui détenait j usqu'à présent l'Europe occidentale, et surtout - l'Angleterre, sera brisé à bref délai. Ces deux circonstances ont à leur tour des répercussions révolutionnaires

sur

l ' Amérique

petite et la moyenne propriété des

elle-même.

La

farmers, cette

assise de toute la constitution politique américaine, succombent peu à peu sous la concurrence de fermes gigantesques , tandis que , dans les districts industriels, se développe pour la première fois un prolétariat nombreux de pair avec une fabuleuse concentration des capitaux. Et maintenant la Russie. Au cours de la révolu­ tion de

1 848- 1 849, les monarques d' Europe, tout

comme la bourgeoisie européenne, voyaient dans l'intervention russe le seul recours face au proléta­ riat qui , alors, s 'éveillait tout j uste. Ils proclamè-

115

Préface

rent le tsar chef de la réaction européenne. Aujour­ d ' h u i , il est , dans son palais de Gatchina

1 ,

le

prisonnier de guerre de la révolution, et la Russie est à l 'avant-garde de l ' action révolutionnaire en Europe.

Manifeste communiste avait pour tâche de

Le

proclamer la disparition inéluctable et prochaine de

la

propriété

bourgeoise

moderne.

Mais

en

Russie, à côté de la spéculation capitaliste qui se développe fiévreusement et de la propriété foncière bourgeoise qui ne fait que commencer à se dévelop­ per,

plus de la moitié du sol est la propriété

commune des paysans. Il s'agit dès lors de savoir si la

obchtchina russe, cette forme de l ' antique

propriété commune du sol, bien que déjà fortement minée, passera directement à la forme communiste supérieure de la propriété collective, ou bien si elle doit suivre d ' abord le même processus de décomposition qu'elle a subi au cours du dévelop­ pement historique de l 'Occident . La seule réponse qu ' on puisse faire aujourd'hui à cette question est la suivante : si la révolution russe donne le signal d 'une révolution prolétarienne en Occident, et que donc toutes deux se complètent , l'actuelle propriété commune du sol en Russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste.

Londres, 21 janvier 1882 Karl MARX, Friedrich ENGELS

1 . Une des résidences de l'ancienne famille impériale de Russie, près de Pétrograd. li s'agit ici d'Alexandre Ill.

1 16

Mani feste du Parti com m u n iste

Préface à l 'éd ition ang laise de 1 888 (Après avoir évoqué rapidement les conditions de la rédaction du Manifeste, Engels poursuit :) [. . ] La défaite de l'insurrection parisienne de juin 1 848 , première grande bataille entre l e prolétariat et la .

bourgeoisie, rejeta de nouveau à l'arrière-plan pendant quelque temps les aspirations. sociales et politiques de la classe ouvrière européenne. Depuis, la lutte pour la suprématie s'est à nouveau déroulée, comme avant la révolution de février, _exclusivement

entre

diverses

fractions de la classe possédante : quant à la classe ouvrière, elle en était réduite à jouer des coudes pour trouver place dans l'arène politique et à devenir l'aile avancée du radicalisme bourgeois. Partout où des mouvements prolétariens indépendants continuaient à donner signe de vie, ils furent traqués implacablement. C'est ainsi que la police prussienne découvrit le Comité central de la Ligue des communistes, dont le siège était alors à Cologne. Ses membres furent arrêtéS

et, après

dix-huit mois d'incarcération, ils passèrent en jugement

en octobre 1 852. Ce célèbre « procès communiste de Cologne » dura du

4 octobre au 12 novembre ; sept

des accusés furent condamnés à des peines de réclusion

en forteresse variant de trois à six ans. Aussitôt après cette condamnation, la Ligue fut officiellement dissoute par les membres restants. Quant au

Manifeste, il

paraissait désormais voué à l'oubli. Quand la classe ouvrière européenne eut retrouvé

des forces suffisantes pour livrer un nouveau combat

Préface

117

contre les classes dirigeantes, surgit l' �ociation inter­ nationale des travailleurs. Mais cette association, créée

dans le but précis de souder en une seule organisation tout le prolétariat militant d'Europe

et d'Amérique,

ne pouvait proclamer sur-le-champ les principes exposés

dans le Manifeste. Il fallait que l'Internationale eût un i.. rogramme assez large pour être accepté par les trade­

wùons anglaises, par les disciples de Proudhon en France, en Belgique, en Italie et en Espagne,

et par

les Lassale li ns* en Allemagne. Marx, qui rédigea ce

programme à la satisfaction de tous les partis, mettait

toute sa confiance dans le développement intellectuel de

la classe ouvrière qui résulterait à coup sûr de et de la discussion mutuelle. Les épisodes

l'action wùe

et les vicissitudes mêmes de la lutte contre le capital,

les défaites plus encore que les victoires, ne pouvaient manquer de rendre sensible aux hommes l'insuffisance

de leurs panacées favorites et de frayer la voie à une perception plus précise des conditions véritables de l'émancipation de la classe ouvrière. Et Marx avait

raison. L' Internationale, au moment de sa dissolution en

1874, laissait les travailleurs dans un état tout 1864. Le

différent de celui où elle les avait trouvés en

proudhonisme en France, le lassallisme en Allemagne étaient moribonds,

et même les conservatrices trade­

wùons d'Angleterre, bien qu'elles eussent pour la plupart rompu leurs liens avec l'Internationale, en arrivaient peu à peu au point de pouvoir, comme l'an

• Lassalle s'est toujours personnellement reconnu vis-à-vis de nous comme un disciple de Marx et, comme tel, il se plaçait sur les positions du Manifeste. Mais, dans son agitatioh publique, en 1 8621 864, il ne dépassa pas le stade de la revendication d'ateliers coopératifs soutenus par les crédits de l' É tat. (Note d'Engels.)

1 18

Manifeste du Parti com muniste

dernier à Swansea, dire par la bouche de leur président qui s'exprimait en leur nom : « Le socialisme continen­

tal n'est plus pour nous quelque chose de terrifiant. »

De fait, les principes du Manifeste avaient fait des

progrès considérables parmi les travailleurs de tous les pays. Le plan .

Manifeste lui-même revint ainsi au premier [ . . . ] Ainsi , l' histoire du Manifeste reflète

dans une large mesure l' histoire du mouvement ouvrier moderne ; c'est à présent sans nul doute l'œuvre la plus répandue, . la plus internationale de toute la littérature socialiste, la plate-forme commune reconnue par des millions de travailleurs depuis la Sibérie j usqu'à la Californie. Pourtant, quand il fut écrit, nous n'aurions pas

socialiste. On entendait 1 847 , d'une part, les adeptes

pu l'appeler un Manifeste par socialistes, en

des divers systèmes utopiques : les owenistes en Angleterre, les fouéristes en France, déjà relégués les uns et les autres au rang de simples sectes, en voie de dépérissement graduel ; d 'autre part, les charlatans sociaux les plus divers qui , grâce à toutes sortes de rafistolages, prétendaient remédier

' sans le moindre danger pour le capital et le profit,

à tous les maux de la société ; dans un cas comme dans l'autre, des hommes en dehors du mouvement ouvrier et cherchant plutôt l'appui des classes

« cultivées ». Toute fraction de la classe ouvrière

qui s'était convaincue de l'insuffisance des révolu­ · tions purement politiques et avait proclamé la nécessité d'un changement total de la société, se déclarait alors communiste. C'était une sorte de communisme rudimentaire, mal dégrossi, purement

Préface

119

instinctif ; il touchait pourtant à l'essentiel et il eut assez de vigueur parmi la classe ouvrière pour donner naissance au communisme utopique de Cabet en France, de Weitling en Allemagne. Le socialisme était donc, en 1 847 , un mouvement bourgeois et le communisme un mouvement ouvrier. Le socialisme, tout au moins sur le continent, était « respectable » ; pour le commu­ nisme, c'était exactement l' inverse. Et comme notre conception était, dès le début, que « l' émancipation de la classe ouvrière doit être l' œuvre de la classe ouvrière elle-même », il ne pouvait y avoir de doute sur celui des deux noms qu'il nous fallait adopter. En outre, loin de nous depuis lors l'idée de le répudier. [ . . . ]

Londres, 30 janvier 1888 Friedrich ENGELS

Préface à l 'éd ition polonaise de 1 892 La nécessité de publier une nouvelle édition polonaise du Manifeste communiste fournit l' occasion de diverses réflexions . Il est remarquable tout d'abord que le Manifeste soit devenu récemment l'instrument de mesure, en quelque sorte, du développement de la grande industrie sur le continent européen. A mesure que la grande industrie prend de l'extension dans un pays, on voit

Mani feste du Parti com m u n i ste

1 20

croître pareillement chez les ouvriers de ce pays l'exigence d'être éclairés sur leur situation de classe ·

ouvrière face aux classes possédantes, le mouvement

et la demande Manifeste s'accroît. Si bien qu'on peut mesurer

socialiste gagne du terrain parmi eux

de

avec une assez grande exactitude au nombre d'exemplai­

res du

Manifeste diffusé dans la langue nationale non

seulement le niveau du mouvement ouvrier, mais aussi

le degré de développement de la grande industrie dans

chaque pays.

Selon ce critère, la nouvelle.édition polonaise caracté­

rise un progrès décisif de l'industrie polonaise. On ne

peut douter de la réalité de ce progrès depuis la

dernière édition parue il y a dix ans. La Pologne russe,

la Pologne du Congrès 1 est devenue la grande z.one industrielle de l'empire russe. Alors que la grande

industrie russe est disséminée de façon sporadique

- pour une part sur le Golfe de Finlande, wie partie

et Vladimir), wie troisième sur les bords de la mer Noire et de la mer d' Az.ov et d'autres

au centre (Moscou

éparpillées ailleurs encore -, l'industrie polonaise est concentrée sur un espace relativement connaît les avantages

restreint et

et les inconvénients résultant de

cette concentration. Les fabricants russes concurrents en ont reconnu les avantages lorsqu'ils exigèrent des

barrières douanières en dépit de leur ardent désir de faire des Polonais des Russes. Les inconvénients - tant pour les fabricants polonais que pour le gouvernement

russe

-

apparaissent dans l'extension rapide des idées

1 . Le Congrès de Vienne, en 1 8 1 5 , avait partagé la Pologne entre Prusse, l'Autriche et la Russie.

Préface

121

socialistes parmi les ouvriers polonais et la demande crois.5ante en Manifeste. Mais le rapide développement de l' industrie polonaise qui devance l'industrie russe, est aussi une nouvelle preuve de la vitalité indestructible du peuple polonais et une nouvelle garantie de l'imminence de sa restauration en tant que nation. Or, le rétablissement d'une Pologne puissante, indépendante n'est pas uniquement l 'affaire des Polonais : elle nous concerne tous. Une coopéra­ tion internationale sincère des nations européennes n'est possible que si chacune de ces nations est chez elle maîtresse de ses décisions. La révolution de 1 848 qui a seulement en fin de compte, sous la bannière du prolétariat, fait accomplir aux prolétaires en armes le travail de la bourgeoisie, a vu également ses exécuteurs testamentaires, Louis Bonaparte et Bismarck, réaliser l'indépendance de l' Italie, de l'Allemagne et de la Hongrie ; mais la Pologne qui, depuis 1 792, avait fait pour la révolution plus que ce qu'ont fait ces trois pays pris ensemble, la Pologne a été abandonnée à elle­ même lorsqu'en 1 863 elle a succombé devant une puissance russe dix fois supérieure. La noblesse n'a été capable ni de maintenir, ni de reconquérir l'indépendance de la Pologne dont la cause est aujourd' hui pour le moins indifférente à la bour­ geoisie. Cette indépendance est pourtant une condi­ tion nécessaire de la coopération harmonieuse des nations européennes. Seul le jeune prolétariat polonais en lutte peut la conquérir, et avec lui elle sera entre de bonnes mains. Car l'indépendance de la Pologne est tout aussi nécessaire aux ouvriers

1 22

Manifeste du Parti comm u n i ste

de tous les autres pays d'Europe qu' aux ouvriers polonais eux-mêmes.

Londres, le JO février 1892 F. ENGELS

Préface à l 'édition ital ien ne de 1 893 1 La publication du Manifeste du Parti commu­ niste coïncida, presque jour pour jour, avec les révolutions de Milan et de Berlin, le 1 8 mars 1 848, qui furent les levées de boucliers des deux nations, occupant le centre, l'une du Continent, l'autre de la Méditerranée, deux nations j usque-là affaiblies par la division et la discorde à l'intérieur, et par conséquent passées sous la domination étrangère. Si l' Italie était soumise à l'empereur d'Autriche, l 'Allemagne subissait le joug indirect mais non moins effectif du tsar de toutes les Russies. Les conséquences du 1 8 mars 1 848 ont délivré l'Italie et l'Allemagne de cette honte ; si de 1 848 à 1 87 1 , ces deux grandes nations ont été reconstituées et en quelque sorte rendues à elles--mêmes, ce fut, comme disait Karl Marx, parce que les hommes 1 Rédigé par F. Engels directement en françai:;, le manuscrit de la préface à l'édition italienne de 1 893 du Manifeste (publiée par Turati dans la Biblioteca dei/a critica sociale) est sans doute perdu. Il existe cependant à l ' Institut du marxisme-léninisme de Moscou un brouillon de la main d'Engels. C 'est ce document qui est reproduit ici, sans les variantes et notes. .

Préface

qui ont abattu la révolution de

1 23

1 848 en ont été

malgré eux-mêmes les exécuteurs testamentaires. Partout la révolution d ' alors fut l'œuvre de la classe ouvrière ; ce fut elle qui fit les barricades,

et qui paya de sa personne. Mais seuls les ouvriers de Paris avaient l 'intention bien déterminée de bouleverser le régime de la bourgeoisie. Mais si profondément conscients qu'ils fussent de l'antagonisme fatal qui existait entre leur classe

à eux et la bourgeoisie, ni le progrès économique du pays ni le développement intellectuel des masses ouvrières françaises n 'étaient arrivés au degré qui aurait rendu possible une reconstruction sociale. Les fruits de la révolution furent donc cueillis, en dernier lieu , par la classe capitaliste. Dans les autres pays, en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, les ouvriers ne firent d ' abord que porter au pouvoir la bourgeoisie. Mais le

règne de la bourgeoisie dans un pays est impossible sans l 'indépendance nationale ; la révo­ lution de

1 848 devait donc entraîner l 'unité et

l 'autonomie des nations qui j usqu' alors en avaient manqué, de l 'Italie, de la Hongrie, de l' Allemagne ; celle de la Pologne suivra à son tour. Donc, si la révolution de

1 848 n ' a pas été une

révolution socialiste, elle a aplani la route, elle a préparé le sol pour cette dernière. Par l ' élan donné à la grande industrie dans tous les pays, le régime bourgeois des derniers quarante-cinq ans a créé partout fort ;

il

un prolétariat nombreux, a donc

élevé,

concentré et

suivant l'expression du

Manifeste, ses propres fossoyeurs. Sans l' autono­ mie et l' unité rendues à chaque nation européenne,

1 24

Man ifeste du Parti com muniste

ni l' union internationale du prolétariat ni la coopé­ ration paisible et intelligente de ces nations vers des buts communs ne sauraient s'accomplir. Imaginez­ vous une action internationale et commune des ouvriers italiens, hongrois, allemands, polonais, russes dans les conditions politiques d'avant 1 848 . Ainsi, les batailles de 1 848 n'ont pas été livrées en vain ; les quarante-cinq années qui nous séparent de cette étape révolutionnaire ne se sont pas passées pour rien non plus. Les fruits mûrissent, et tout ce que je désire, c'est que la publication de cette traduction italienne du Manifeste soit d'aussi bon augure pour la victoire du prolétariat italien que la publication de l' original le fut pour la révolution internationale. Le Manifeste communiste rend pleine justice à l' action révolutionnaire dans le passé du capita­ lisme. La première nation capitaliste, c'était l' Italie. Le terme du Moyen Âge, le seuil de l'ère capitaliste moderne, est marqué par la figure gigantesque, colossale de génie. C'est un Italien, le Dante, à la fois le dernier poète du Moyen Âge et le premier poète moderne. Aujourd'hui comme en 1 300, une nouvelle ère historique se dégage. L' Italie nous produira-t-elle le nouveau Dante qui marquera l 'heure de naissance de cette ère prolétarienne 1

Londres, r' février 1893 Friedrich ENGELS

ANNEXES

Friedrich Engels PRINCIPES DU COM M U NISME Traduction de Chantal Simonin

1. Question : Qu 'est-ce que le communisme ? Réponse : Le communisme est la théorie qui enseigne les conditions de la libération du prolétariat. -

2. Q[uestion] : Qu 'est-ce que le prolétariat ? R [éponse] : Le prolétariat est la classe de la société qui ne tire sa subsistance que de la seule vente de son travail et non du profit d ' un capital quelconque ; dont le sort, la vie, la mort, l ' existence tout entière dépendent de la demande de travail, donc de l 'alternance des bonnes et des mauvaises périodes d'affaires , des fluctua­ tions d'une concurrence effrénée. Le prolétariat , ou la classe des prolétaires, est en un mot la classe laborieuse du

l� siècle.

3. Q[uestion] : Il n 'y a donc pas toujours eu des prolétaires ? R[éponse] : Non . Il y a toujours eu des classes pauvres et laborieuses, et les classes laborieuses étaient le plus souvent pauvres. Mais il n'y a pas toujours eu des prolétaires, c' est-à-dire un type de pauvres et de travail­ leurs vivant dans les conditions précitées, de même que la concurrence n'a pas toujours été libre et sans frein.

4. Q[uestion] : Comment est né le prolétariat ? R[éponse] : Le prolétariat est né de la révolution industrielle qui a eu lieu en Angleterre dans la seconde moitié du siècle dernier et s'est répétée depuis dans tous les pays civilisés.

Cette révolution industrielle a été

1 28

Manifeste du Parti com m u niste

introduite par l'invention de la machine à vapeur, des différentes machines à tisser, du métier à tisser mécani­ que et de toute une série d'autres dispositifs mécaniques. Ces machines, qui étaient très chères et que seuls, par conséquent, les grands capitalistes pouvaient acquérir, modifièrent entièrement l'ancien mode de production et supplantèrent les anciens ouvriers, étant donné que les machines fournissaient des marchandises de meilleure qualité et à meilleur marché que celles que les ouvriers pouvaient fabriquer avec leurs rouets et leurs métiers à tisser imparfaits. Ainsi ces machines livrèrent entière­ ment l'industrie aux mains des grands capitalistes, et déprécièrent totalement le peu de bien que possédaient les ouvriers (outils, métiers, etc.), si bien que tout fut bientôt

entre les

mains des capitalistes et qu'il ne

resta plus rien aux ouvriers. Ainsi furent introduits le machinisme et le système de la fabrique dans l'industrie des textiles vestimentaires. Une fois donnée cette pre­ mière impulsion, ce système fut très vite appliqué à toutes les autres branches de l' industrie, en particulier à l'impression des étoffes et des livres, à la poterie, aux industries métallurgiques. Le travail fut de plus en plus divisé entre les ouvriers, de sorte que l'ouvrier qui faisait autrefois un ouvrage entier ne faisait plus mainte­ nant qu'une partie de cet ouvrage. Cette division du travail permit de fabriquer les produits plus rapidement, et donc à meilleur marché. Elle réduisit l'activité de chaque ouvrier à un geste mécanique très simple, sans cesse reproduit,

qu'une machine

pouvait

faire

non

seulement aussi .bien, mais également beaucoup mieux.

De cette façon, toutes les branches de l'industrie passè­

rent les unes après les autres sous la domination de la vapeur, du machinisme et du système de la fabrique, à l'exemple du filage et du tissage. Et de ce fait , elles passèrent entièrement aux mains des grands capitalistes et, là encore, les ouvriers perdirent ce qu'il leur restait

Pri ncipes du com munisme

1 29

d'indépendance. En dehors de la manufacture propre­ ment dite, les métiers artisanaux furent également soumis peu à peu à la domination du système de fabrique : là encore, les grands capitalistes, en installant de grands ateliers qui permettaient de faire d'importantes écono­ mies

et de diviser là aussi le travail à l'extrême,

supplantèrent peu à peu les petits maîtres artisans . Nous en sommes ainsi arrivés au point où, dans les pays ·

civilisés, presque toutes les branches sont exploitées selon le système de fabrique, au point où dans presque toutes les branches, la grande industrie a supplanté

l 'artisanat et la manufacture. Ainsi s'explique la ruine de plus en plus prononcée de l'ancienne classe moyenne,

en particulier des petits maîtres artisans, la transforma­ tion complète de la situation antérieure des ouvriers et la constitution de deux classes nouvelles qui absorbent peu à peu toutes les autres classes. A savoir :

1. La classe des grands capitalistes, qui sont déjà,

dans tous les pays civilisés,

en possession presque

exclusive de tous les moyens de subsistance ainsi que de matières premières et instruments (machines, fabriques) nécessaires à la production des moyens de subsistance.

C'est la classe des bourgeois, ou la bourgeoisie.

II. La classe de ceux qui ne possèdent absolument

rien, qui sont obligés de vendre leur travail aux bourgeois pour rêcevoir en échange les moyens de subsistance nécessaires à leur entretien. Cette classe s' appelle la classe des prolétaires, ou le prolétariat.

5. Q[uestion] : Dans quelles conditions les prolétaires vendent-ils ainsi leur travail aux bourgeois ? R[éponse] : Le travail est une marchandise comme

les autres, et son prix est donc fixé exactement selon les

mêmes lois que celui des autres marchandises. Or le prix d' une marchandise sous le règne de la grande 5

1 30

Man ifeste du Parti com m u n iste

industrie ou de la libre concurrence ce qui, nous le verrons, revient au même, est en moyenne égal au coût de production de cette marchandise. Le prix du travail est donc lui aussi égal au coût de production du travail. Mais le coût de production du travail, c'est la quantité de moyens de subsistance strictement nécessaire à l'ouvrier pour entretenir sa capacité de travail et pour prévenir l'extinction de la classe laborieuse. L'ouvrier ne recevra donc pour son travail que ce qui est nécessaire à cette fin ; le prix du travail ou le salaire sera donc le strict minimum nécessaire à la subsistance. Mais comme les périodes de bonnes affaires . alternent avec les périodes de mauvaises affaires, l'ouvrier recevra tantôt plus, tantôt moins, de la même façon que le fabricant touche tantôt plus, tantôt moins pour sa marchandise. Mais de même que le fabricant, en faisant la moyenne des bonnes et des mauvaises périodes, ne reçoit en échange de sa marchandise ni plus ni moins que son coût de production, de même l'ouvrier ne recevra en moyenne ni plus ni moins que ce minimum. L'application de cette loi économique du salaire est d'autant plus stricte que la grande industrie s'empare de toutes les branches de la production. 6. Q[uestion] : Quelles étaient les classes iaborieuses avant la révolution industrielle ? R[éponse] : Les classes laborieuses ont, selon les diverses phases de développement de la société, vécu dans des rapports différents avec les classes possédantes et dominantes et occupé diverses positions vis-à-vis de ces classes. Dans l' Antiquité, les ouvriers étaient les esclaves des possédants, comme c'est encore le cas dans nombre de pays arriérés et même dans le sud des É tats­ Unis. Au Moyen Âge, ils étaient les serfs de l'aristocratie foncière, comme ils le sont encore de nos jours en Hongrie, en Pologne et en Russie. Au Moyen Âge et

Pri nci pes du com m u n isme

1 31

jusqu'à l 'époque de la révolution industrielle, il y avait en outre, dans les villes, des compagnons travaillant au service d'artisans petits-bourgeois ; peu à peu, avec le développement de la manufacture, apparurent également des ouvriers de manufacture qu 'employaient déjà des capitalistes assez importants.

7. Q[uestion] : Qu 'est-ce qui distingue le prolétaire de l'esclave ? R [éponse] : L'esclave est vendu une fois pour toutes. Le prolétaire doit se vendre chaque jour et à chaque hwre. Chaque esclave est la propriété d'un seul maître et a, du fait même de l' intérêt de ce maître, une existence assurée, aussi misérable soit-elle. Chaque prolétaire, propriété pour ainsi dire de toute la classe bourgeoise,

et à qui on n' achète son travail que lorsqu'on en a

besoin, n'a pas d'existence assurée. Seule est assurée l'existence de la

classe prolétarienne dans son ensemble.

L'esclave n'est pas soumis à la concurrence, au contraire du prolétaire, plongé dans la concurrence dont il ressent toutes les fluctuations. L'esclave est considéré comme une chose, non comme un membre de la société civile ; le prolétaire est reconnu comme

personne,

comme

membre de la société civile. L'esclave peut donc avoir une existence meilleure que celle du prolétaire, mais le prolétaire appartient à un stade supérieur de développe­ ment de la société et il se situe lui-même à un stade supérieur à celui de l'esclave. L'esclave se libère en

abolissant, de tous les rapports de propriété privée, le

seul rapport d'esclavage et en devenant alors seulement

prolétaire lui-même ; le prolétaire ne peut se libérer qu'en abolissant la propriété privée en général.

8. Q[uestion] : Qu 'est-ce qui distingue le prolétaire du serf ? R [éponse] : Le serf a la propriété et la jouissance d'un instrument de production ou d'un morceau de

M an ifeste du Parti communiste

1 32

terrain contre la remise d'une partie du produit ou moyennant l'exécution d'un certain travail. Le prolétaire travaille avec les instruments de production d'un autre pour le compte de cet autre, et reçoit en retour une partie du produit. Le serf donne, le prolétaire reçoit. Le serf a une existence assurée, le prolétaire ne l'a pas. Le serf est en dehors de la concurrence, le prolétaire y est plongé. Le serf se libère en se réfugiant dans les villes pour y devenir artisan, ou en donnant à son maître de l'argent et non plus du travail et des produits et en devenant fermier à son compte, ou en chassant son seigneur et en devenant lui-même propriétaire, bref en entrant d'une façon ou d'une autre dans la classe possédante et dans la concurrence. Le prolétaire se libère en abolissant la concurrence, la propriété privée et toutes les différences de classe. 9. Q[uestion] : Qu 'est-ce qui distingue le prolétaire de / ;artisan ? 1 JO. Q[uestion] : Qu 'est-ce qui distingue le prolétaire de l'ouvrier de manufacture ? R [éponse] : Du 1 6e siècle au 1se siècle, l'ouvrier de manufacture possédait encore, dans presque tous les cas, un instrument de production : son métier à tisser, les rouets familiaux, un petit champ qu'il cultivait à ses heures de liberté. Le prolétaire n'a rien de tout cela. L'ouvrier de manufacture vit presque toujours à la campagne et entretient des relations plus ou moins patriarcales avec son maître ou son patron ; le prolétaire vit le plus souvent dans les grandes villes et n'est lié à son patron que par un simple rapport d'argent. La grande industrie arrache l'ouvrier de manufacture à son mode d'existence patriarcal, l'ouvrier perd ce qu'il 1

.

La réponse manque : Engels a lais� une demi-page blMche.

Pri nci pes d u com mun isme

1 33

possédait encore ; alors seulement il devient lui-même un prolétaire. ll. Q[uestion] : Quelles furent les conséquences immédiates de la révolution industielle et de la division de la société en bourgeois et prolétaires ? R [éponse) : Premièrement. l'ancien système de la manufacture ou de l'industrie reposant sur le travail manuel a été complètement détruit, dans tous les pays du monde, par la diminution constante des prix des produits industriels, consécutive à l'introduction du machinisme. Tous les pays à demi barbares, qui étaient · jusque-là plus ou moins restés à l'écart de l'évolution historique et dont l'industrie reposait encore sur la manufacture, furent ainsi violemment arrachés à leur isolement. Ils achetèrent les marchandises anglaises et laissèrent dépérir leurs propres ouvriers de manufacture. C'est ainsi que des pays qui n'avaient fait aucun progrès depuis des millénaires - l' Inde par exemple connurent un changement radical et que même la Chine est à la veille d'une révolution. On en est arrivé au point où l'invention d'une nouvelle machine en Angle­ terre peut, en l'espace d'une année, réduire à la famine des millions de travailleurs chinois. La grande industrie a, de cette façon, établi des liaisons entre tous les peuples de la terre, elle a fondu tous les petits marchés locaux en un marché mondial, elle a tracé partout la voie à la civilisation et au progrès et a créé une situation telle que tout ce qui se passe dans les pays civilisés a nécessairement des conséquences pour tous les autres pays : si bien que, si les ouvriers se libèrent aujourd'hui en Angleterre ou en France, cela doit entraîner dans tous les autres pays des révolutions qui, à leur tour, conduiront tôt ou tard à la libération des ouvriers de ces pays.

1 34

Manifeste d u Parti communiste

Deuxièmement, partout où la grande industrie se substituait à la manufacture, la révolution industrielle a développé à l'extrême la richesse et la puissance de la bourgeoisie, qui est devenue la première classe de la société. En conséquence, partout où cela s'est produit, la bourgeoisie a pris en main le pouvoir politique, évinçant les classes jusque-là dominantes, l 'aristocratie, les maîtres de jurande, et la monarchie absolue qui représentait les deux groupes. La bourgeoisie a détruit la puissance de l'aristocratie, de la noblesse, en suppri­ mant les majorats, c'est-à-dire !' inaliénabilité de la propriété foncière, et tous les privilèges de la noblesse. Elle a détruit la puissance des maîtres de jurande en supprimant toutes les corporations et les privilèges corporatifs. Elle leur a substitué la libre concurrence, c'est-à-dire une forme de société qui laisse à chacun le droit d'exploiter la branche industrielle qui lui plaît et où rien ne peut entraver son activité dans cette branche que le manque du capital requis. L' introduction de la libre concurrence proclame donc ouvertement que désormais les membres de la société ne sont inégaux que dans la mesure où leurs capitaux sont inégaux, que c'est le capital qui décide et que donc les capitalistes, les bourgeois, sont devenus la première classe de la société. La grande industrie à ses débuts a besoin de la libre concurrence, seule forme de société qui lui permette d'asseoir sa puissance. Après avoir anéanti la puissance sociale de la noblesse et des maîtres de jurande, la bourgeoisie

anéantit

aussi

leur

puissance politique.

S'étant élevée au rang de première classe sociale, elle prétendit être la classe dominante dans le domaine politique également. Ce qu'elle fit e:t introduisant le

système représentatif fondé sur l'égalité civile devant la loi et sur la reconnaissance légale de la libre concurrence,

système qui prit dans les pays européens la forme de la monarchie constitutionnelle. Dans ces monarchies

Pri nc i pes du comm u n i s me

1 35

constitutionnelles n e votent que ceux qui possèdent un certain capital, autrement dit ne votent que les bour­ geois. Ces électeurs bourgeois élisent les députés, et ces députés bourgeois, forts du droit de refus de l ' impôt, élisent un gouvernement bourgeois.

Troisièmement, la révolution industrielle développa le prolétariat au même rythme · qu'elle développait la bourgeoisie. Le nombre de prolétaires s'accrut dans les proportions égales à l'enrichissement des bourgeois. Car les prolétaires n'étant employés que par le capital et le capital n'augmentant que grâce à l'emploi du travaily

l'accroissement du prolétariat va exactement de pair

avec l'accroissement du capital. La révolution indus­ trielle draine simultanément bourgeois et prolétaires dans les grandes villes où sont réunies les conditions les plus favorables à l 'indutrie, et cette concentration de grandes masses sur un même lieu fait prendre conscience aux prolétaires de leur force. D' autre part, au fur et à

mesure que la révolution industrielle se développe, que

l'on invente de nouvelles machines qui supplantent le travail manuel, la grande industrie réduit de plus en plus, comme nous l'avons déjà dit, les salaires à leur minimum, rendant ainsi la situation du prolétariat de

plus en plus insupportable. En accroissant d'une part le mécontentement, d'autre part la puissance du proléta­

riat, elle prépare ainsi une révolution de la société par le prolétariat.

12. Q[uestion] : Quelles furent les autres consé­ quences de la révolution industrielle ? R [éponse] : La grande industrie s'est donné, avec la machine à vapeur et autres machines,

les moyens

d'augmenter à l ' infini la production industrielle, rapide­ ment et à peu de frais . Une telle facilité de la production imprima très vite un caractère extrêmement violent à la

1 36 libre

M ani feste du Parti com m u n i ste concurrence

qu'engendrait

nécessairement

la

grande industrie ; une foule de capitalistes se ruèrent sur l'industrie, et la production dépassa vite la mesure des besoins. En conséquence, on ne parvenait plus à vendre les marchandises fabriquées et il se produisit ce qu'on appelle une crise commerciale. Il fallut fermer les usines, les fabricants firent faillite et les ouvriers furent réduits à la famine. Partout, ce fut la misère la plus noire. Au bout de quelque temps, quand on eut vendu les produits superflus, les usines recommencèrent

à travailler, les salaires augmentèrent et peu à peu les affaires redevinrent plus prospères que jamais. Mais on ne tarda pas à produire à nouveau trop de marchandises et une nouvelle crise se déclencha,

qui se déroula

exactement comme la précédente. C'est ainsi que, depuis le début du siècle, l 'industrie a toujours oscillé entre des périodes de prospérité et des périodes de crise, et qu'il s'est produit presque régulièrement tous les cinq ou sept ans une crise qui chaque fois était accompagnée de la misère la plus noire chez les ouvriers, d'une agitation révolutionnaire générale, et mettait en danger l'ordre existant dans son ensemble.

13. Q[uestion] : Quelles sont les conséquences de ces crises commerciales se répétant à intervalles réguliers ? R[éponse] : Premièrement, la grande industrie, tout en ayant instauré la libre concurrence au cours de la première phase de son développement, se trouve maintenant à l'étroit dans les limites de la libre concur­ rence ; la concurrence, et d'une manière générale le fait

que

la

production industrielle

soit

aux

mains

d' industriels isolés, constitue une chaîne qu'elle doit briser et qu'elle brisera ; la grande industrie, tant qu'elle fonctionnera comme elle le fait aujourd'hui, ne peut se

maintenir qu'au prix d'un désordre général se répétant

tous les sept ans, qui chaque fois met en danger toute

Pri nci pes du com mun isme

1 37

la civilisation, précipite les prolétaires dans la misère et ruine aussi un grand nombre de bourgeois ; ou bien

il

faut renoncer entièrement à la grande industrie en tant que telle, ce qui est absolument impossible, ou bien alors il est absolument nécessaire de réorganiser la société sur des bases entièrement nouvelles : la production industrielle n 'étant plus alors dirigée par des fabricants isolés, se faisant concurrence les uns aux autres, mais par la société tout entière, selon un plan déterminé et conformément aux besoins de tous.

Deuxièmement. la grande industrie, permettant l ' ex­ tension de la production à l'infini, rend possible un régime social dans lequel la production réponde suffi­ samment aux besoins pour que chaque membre de la société soit en état de développer et d 'exercer en toute . , liberté ses forces et ses aptitudes particulières ; si bien que c'est précisément cette propriété de la grande industrie, source de toutes les misères et de toutes les crises commerciales dans la société actuelle, qui, dans une autre organisation sociale, éliminera cette même misère et ces fluctuations funestes. Il est donc très nettement prouvé :

1 . Que désormais il faut imputer tous ces maux à l' ordre social actuel, qui n'est plus adapté à la situation :

2. Que l 'on a dès maintenant les moyens de supprimer complètement ces maux en instaurant un nouvel ordre social.

14. Q[uestion] : Comment devra se présenter ce nou­ vel ordre social ? R [éponse] : Il faudra au premier chef que l 'exploita­ tion industrielle, l'exploitation de tous les secteurs de production en général, aux mains d ' individus se faisant concurrence, leur soit retirée pour être prise en charge par la société tout entière, c'est-à-dire pour le compte de la communauté, selon un plan commun et avec la

1 38

Man ifeste d u Parti comm u n iste

participation de tous les membres de la société. La concurrence sera donc supprimée au profit de l'associa­ tion. Étant donné que l' exploitation individuelle des secteurs industriels avait pour conséquence nécessaire la propriété privée, et que la concurrence n'est rien d' autre que la forme que prend l'exploitation individuelle de l'industrie par des propriétaires privés,

la propriété

privée est donc inséparable d'une exploitation indivi­ duelle de l'industrie et de la concurrence. Il faudra donc supprimer également la propriété privée et la remplacer par ce qu'on appelle la communauté des biens : utilisa­ tion collective de tous les instruments de production et répartition de tous les produits' d' après un accord établi en commun.

La suppression de la propriété privée

constitue même l'expression la plus concise et la plus caractéristique de la transformation de l'organisation sociale dans son ensemble qu'appelle nécessairement le développement de l'industrie, et c'est pourquoi les communistes en font, à juste titre, leur revendication principale.

15. Q[uestion] : La suppression de la propriété privée n 'était donc pas possible jusqu 'à ce jour ? R [éponse] : Non. Toute transformation de l' ordre social, tout bouleversement des rapports de propriété ont toujours été la conséquence nécessaire de l'apparition de nouvelles forces productives qui ne pouvaient plus s' insérer dans le cadre des anciens rapports de propriété. La propriété privée elle-même est apparue ainsi. Car la propriété privée n'a pas toujours existé. Avec la manufacture est apparue, à la fin du Moyen Âge, une nouvelle forme de production qui ne pouvait plus s'accommoder de la propriété féodale et corporative de l'époque. Cette production manufacturière, qui avait dépassé le cadre étroit des anciens rapports de propriété, donna naissance à une nouvelle forme de propriété : la

Pri ncipes du comm u n i sme

1 39

propriété privée. Or la manufacture cependant, et la première phase de développement de la grande industrie, n' admettaient pas d'autre forme de propriété que la propriété privée, ni d' autre forme de société qu'une société fondée sur la propriété privée. Tant que la production ne suffit pas non seulement à satisfaire les besoins de tous, mais aussi à fournir un certain excédent de produit destiné à accroître le capital et à développer les forces productives, il doit nécessairement y avoir une classe dominante disposant des forces productives de la société

et

une classe

pauvre,

opprimée.

La

composition de ces classes dépendra du stade de dévelop­ pement atteint par la production. La société du Moyen Âge, qui dépendait de la culture du sol, nous donne l ' exemple du baron et du serf ; dans les villes de la fin du Moyen Âge nous trouvons le maître de jurande, le compagnon et le journalier, au 1 7e siècle les fabricants et les ouvriers de manufacture, au 1 � siècle le grand industriel et le prolétaire. Il est clair que jusqu'à ce jour les forces productives n'étaient pas développées pour pouvoir produire suffisamment pour tous, et que la propriété privée était devenue pour ces forces producti­ ves une entrave, une barrière. Mais aujourd'hui où,

premièrement, l'extension de la grande industrie a . produit des capitaux et des forces productives dans une mesure encore inconnue jusqu'ici et où les moyens existent d' augmenter rapidement et à l' infini ces forces productives ; où, deuxièmement, ces forces productives se sont concentrées dans les mains de quelques bour­ geois, tandis que la grande masse du peuple est de plus en plus prolétarisée et que sa situation devient plus misérable et insupportable au fur et à mesure que s'accroissent les richesses des bourgeois ; où, troisième­

ment, ces forces productives puissantes, faciles à accroî­ tre, ont à ce point dépassé le cadre de la propriété privée et du régime bourgeois qu'elles provoquent à

1 40

Manifeste d u Parti com m u n iste

tout instant les bouleversements les plus violents au sein de l'ordre social ; aujourd'hui donc, l'abolition de la propriété privée est non seulement devenue une possibi­ lité, mais elle est même une nécessité absolue. 16. Q[uestion] : L 'abolition de la propriété privée pourra-t-elle se faire par une voie pacifique ? R [éponse] : Il serait souhaitable qu'il en soit ainsi et les communistes seraient sans aucun doute les derniers à s'y opposer. Les communistes savent trop combien les conjurations de toutes sortes sont non seulement inutiles, mais même nocives. Ils savent trop qu'on ne fait pas les révolutions à volonté, de propos délibéré, mais que partout et de tout temps, elles sont la conséquence nécessaire de circonstances absolument indépendantes de la volonté et de la direction de partis, séparément, et de classes tout entières. Mais ils constatent également que l'évolution du prolétariat est réprimée avec violence dans presque tous les pays civilisés et que les adversaires des communistes travail­ lent ainsi de toutes leurs forces à provoquer une révolution. Si, dans ces conditions, le prolétariat opprimé est finalement poussé à faire la révolution, alors, nous autres communistes, nous défendrons par nos actes la cause du prolétariat comme nous le .faisons actuellement par nos propos. 1 7. Q[uestion] : La suppression de la propriété privée pourra-t-elle se faire d'un seul coup ? R [éponse] : Non, de même qu'on ne pourra dévelop­ per d'un seul coup les forces productives existantes jusqu'au degré d'extension requis pour l'instauration de la communauté des biens. La révolution prolétarienne, qui selon toute vraisemblance se produira, ne pourra donc transformer la société actuelle que progressivement et ne pourra supprimer la propriété privée que lorsqu'on

Princi pes du commun isme

1 41

disposera de la quantité de moyens de production nécessaire à cette fin.

18. Q[uestion] : Selon quel processus se déroulera cette révolution ? R [éponse] : Elle commencera par établir une Constitu­ tion démocratique, c'est-à-dire, directement ou indirecte­ ment, la domination politique du prolétariat. Directe­ ment en Angleterre où les prolétaires constituent déjà la majorité de la population. Indirectement en France et en

Allemagne



la majorité de la population

comprend des prolétaires, mais aussi des petits paysans et des petits-bourgeois qui viennent seulement d'entrer dans la voie de la prolétarisation, que chacun de leurs intérêts politiques fait dépendre de plus en plus du prolétariat, dont par conséquent il leur faudra bientôt adopter les revendications. Ce qui nécessitera peut-être une seconde lutte, mais qui ne peut se terminer que par la victoire du prolétariat. La démocratie ne serait d ' aucune utilité au prolétariat si elle ne servait pas immédiatement à faire adopter d'autres mesures s'en prenant directement à la propriété privée et assurant l'existence du prolétariat. Voici l'es­ sentiel de ces mesures que la situation actuelle rend déjà indispensable :

1 . Réduction de la propriété privée par des impôts progressifs, des droits de succession élevés, suppression de l'héritage en ligne collatérale (frères, neveux, etc.), emprunts forcés, etc.

2. Expropriation progressive des propriétaires fon­ ciers, industriels, des propriétaires de chemins de fer et des armateurs, soit par la concurrence des industries d' État,

soit

assignats.

directement

contre

une

indemnité

en

1 42

M a n ifeste du Parti comm u n i ste

3. Confiscation des biens de tous les émigrés et de tous les adversaires de la majorité populaire.

4. Organisation du travail, c'est-à-dire emploi des ouvriers dans les domaines, usines et ateliers nationaux, ce qui supprimera la concurrence des ouvriers entre eux et obligera les industriels, tant qu 'il en subsistera, à aligner leurs salaires sur les salaires payés par l'État.

5. Travail obligatoire pour tous les membres de la société sans distinction, jusqu'à suppression complète de la propriété privée. Constitution d'armées industrielles, particulièrement dans l'agriculture.

6. Centralisation dans les mains de l'État du système

de crédit et de la monnaie, au moyen d' une banque nationale dont le capital appartiendra à l 'État,

et

interdiction de toutes les banques privées et des ban­ quiers. 7. Développement des usines nationales, des ateliers, des chemins de fer et de la flotte, défrichement des terres et amélioration des sols déjà cultivés au fur et à , mesure qu augmentera le nombre de capitaux et de travailleurs dont dispose la nation.

8. Education de tous les enfants dès qu'ils n'ont

plus besoin des soins maternels, dans des institutions

nationales et aux frais de l'État. Education liée à la fabrication.

9. Construction de grands palais sur les domaines nationaux, qui serviront d' habitation commune à des communautés de citoyens travaillant aussi bien dans l'industrie que dans l'agriculture et qui uniront les avantages de la vie citadine à ceux de la vie à la campagne, sans toutefois en avoir les inconvénients.

1 0. Destruction de toutes les habitatior1s et de tous les quartiers insalubres et mal construits.

1 1 . Droit de succession égal pour les enfants légitimes et illégitimes.

Pri nci pes du com mun isme

143

1 2. Concentration de tous les moyens de transport dans les mains de la nation. Toutes ces mesures ne peuvent naturellement pas être appliquées d'un coup. Mais chacune entraînera nécessairement la suivante. A peine la première atteinte décisive aura-t�lle été portée contre la propriété privée que le prolétariat se verra obligé d'aller toujours plus loin, de concentrer toujours davantage la totalité des capitaux, de l'agriculture, de l'industrie, des transports, des échanges dans les mains de l'État. C'est ce vers quoi tendent toutes ces mesures ; et elles seront réalisables et pourront exercer leur effet centralisant au fur et à mesure que le prolétariat, par son travail, multipliera les fo rces productives du pays. Enfin, quand la totalité des capitaux, de la production et des échanges seront concentrés dans les mains de la nation, la propriété privée aura disparu d'elle-même, l'argent sera devenu superflu, la production aura tellement augmenté et les hommes tellement changé que les dernières formes de relation de l'ancienne société pourront disparaître également.

19. Q[uestion] : Cette révolution pourra-t-elle se pro­ duire dans un seul pays ? R [éponse] : Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà établi entre tous les peuples de la terre, principalement entre les peuples civilisés, des relations telles que chaque peuple ressent le contrecoup de ce qui se passe chez les autres. Elle a par ailleurs amené tous les pays civilisés à un même stade d'évolution sociale : dans tous ces pays la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes les plus importantes de la société et la lutte entre ces deux classes est devenue la lutte capitale de notre époque. La révolution communiste ne sera donc pas une révolution nationale uniquement, elle se fera simultanément dans tous les pays civilisés,

1 44

Manifeste d u Parti commun iste

c'est-à-dire au moins en Angleterre, en Amérique, en

France et en Allemagne. Elle se développera plus ou

moins rapidement dans chacun de ces pays, selon le degré de développement de l'industrie, de la richesse et

de la quantité des forces productives dont disposent ces pays. C'est en Allemagne par conséquent qu'elle sera la plus longue et la plus difficile, en Angleterre qu'elle s'accomplira le plus rapidement et le plus facilement. Elle aura également des répercussions importantes sur les autres pays du monde, elle transformera complète­ ment leur développement et l 'accélérera considérable­ ment. Ce sera une révolution universelle, dont le terrain sera lui aussi universel.

20. Q[uestion] : Quelles seront les conséquences de . la suppression définitive de la propriété privée ? R [éponseJ : En enlevant aux capitalistes privés la

jouissance des forces productives et des moyens de

communications, ainsi que l'échange et la répartition des produits, et en les gérant selon un plan établi en fonction des possibilités et des besoins de la société tout entière, la société supprimera en premier lieu toutes les conséquences fâcheuses de la grande industrie, telles qu' elles sévissent encore à l'heure actuelle. Les crises

disparaîtront ; l'extension de la production qui .. dans le système de l'actuelle société,

constitue en fait une

surproduction et une cause importante de malheur, sera loin de suffire et devra être encore largement accrue. Au lieu d'être une source de misère, la production satisfera les besoins de tous, par-delà les besoins immé­ diats de la société, elle créera de nouveaux besoins, en même temps que les moyens de les satisfaire. Elle sera la condition et l'occasion de nouveaux progrès, qu'elle suscitera sans que l'ordre social en soit pour autant bouleversé, comme ce fut toujours le cas jusqu'à présent.

La grande industrie, libérée des contraintes de la

Principes du com m u nisme propriété privée,

1 45

connaîtra une extension en regard

de laquelle son développement actuel apparaîtra aussi mesquin que la manufacture comparée à la grande industrie

moderne.

Le développement de l'industrie

fournira à la société une quantité de produits suffisante pour satisfaire les besoins de tous ; l'agriculture, que les contraintes de la propriété privée et du parcellement empêchent de profiter des améliorations et des progrès scientifiques déjà réalisés, connaîtra pareillement un tout nouvel essor et fournira à la société des produits

en quantité tout à fait suffisante.

De cette façon, la

société créera suffisamment de produits pour pouvoir

procéder à une répartition qui satisfasse les besoins de

tous ses membres. La division de la société en différentes

classes diamétralement opposées devient alors super­ flue ; bien plus, elle est même incompatible avec le nouvel ordre social. L'existence des classes procède de la division du travail et la division du travail telle qu'elle s'est faite jusqu 'à présent disparaît complètement . Car pour élever la production industrielle et agricole au niveau précédemment décrit, les moyens mécaniques et chimiques ne suffisent pas. Il faut également développer au même rythme les facultés des hommes qui mettent en œuvre ces moyens. De même que les paysans et les ouvriers de manufacture du siècle dernier adoptèrent un tout autre mode de vie et devinrent eux-mêmes de tout autres hommes, après que la grande industrie les eut absorbés, de même la production en commun par l'ensemble de la société et le nouveau développement de la production créeront

des

qui en découlera nécessiteront et

hommes

complètement

différents

de

l'homme d' aujourd' hui. Le système de production col­ lective ne peut fonctionner avec des hommes identiques à ceux d' aujourd'hui, dont chacun est soumis à une seule branche de la production, enchaîné à elle, exploité

par elle, dont chacun n'a développer qu'une seule de

1 46

Man ifeste du Parti com m u n i ste

ses aptitudes au détriment des autres et ne connaît qu'un seul secteur, ou même que le secteur d'un secteur, de la production totale. Déjà, l'industrie actuelle a de moins en moins besoin de tels hommes. L'exploitation collective et planifiée de l'industrie par l' ensemble de la société nécessite des hommes dont les aptitudes se sont développées dans tous les domaines et qui sont en mesure d'avoir une vue d' ensemble sur tout le système de la production. La division du travail , à laquelle l'extension du machinisme a déjà porté atteinte, et qui faisait de l'un un paysan, de l 'autre un cordonnier, du troisième un ouvrier d'usine et du quatrième un spéculateur en bourse, va donc disparaître complète­ ment. L'éducation permettra aux jeunes de parèourir rapidement tout le système de la production, elle les rendra aptes à passer successivement d'une section de la production à l' autre, selon ce à quoi les besoins de la société ou leurs propres inclinations les détermineront. Elle leur épargnera donc la mutilation que l'actuelle division du travail fait subir à tous. La société commu­ niste fournira ainsi à ses membres l' occasion d'exercer dans tous les domaines leurs facultés , aptitudes qui se

seront toutes épanouies. Mais de ce fait disparaissent

également les différentes classes. En sorte que d'une part l' organisation communiste de la société est incompatible avec le maintien des classes et que , d'autre part l' instau­ ration de cette société fournit elle-même les moyens de supprimer les antagonismes de classes. Il ressort de ce qui précède que l'opposition entre la ville et la campagne disparaîtra également. Ne serait-ce que pour des raisons purement matérielles, l'association communiste exige que l' agriculture et l' industrie soient exploitées par les mêmes personnes , au lieu de l'être

par

deux classes

différentes.

L'éparpillement de la

population rurale dans les campagnes, comme la concen­ tration de la population industrielle dans les grandes

Principes du comm u n isme

1 47

villes, correspond à un stade encore inférieur du dévelop­ pement agricole et industriel ; cette situation est un obstacle à toute évolution ultérieure, obstacle qui se fait sentir dès maintenant. L'association générale de tous les membres de la société en vue de l'exploitation collective et planifiée des forces productives, un développement tel de la production qu'elle satisfera les besoins de tous, la disparition d'une situation dans laquelle les besoins des uns sont satisfaits au détriment des autres, l'élimination complète des classes et de leurs antagonismes, le dévelop­ pement harmonieux des facultés de tous les membres de la société, par la suppression de l'actuelle division du travail, par l'éducation axée sur la production, par le changement d'activité, par la participation de tous aux jouissances créées par tous, par la fusion entre villes et campagnes, telles seront les conséquences princi­ pales de la suppression de la propriété privée. 21. Q[uestion] : Quelle influence la société commu­ niste va-t-elle exercer sur la famille ? R[éponse] : Elle transformera les rapports entre les deux sexes en rapports purement privés, qui ne concerne­ ront que les personnes intéressées, et dans lesquels la société n'aura pas à s'immiscer. Ceci est possible dans la mesure où elle supprime la propriété privée et donne aux enfants une éducation communautaire, faisant disparaître par là les deux pierres d'angle du mariage sous sa forme actuelle : dépendance de la femme à l'égard du mari et des enfants à l'égard des parents, au moyen de la propriété privée. Nous tenons par là même également la réponse au concert de protestations que les philistins élèvent contre la communauté communiste des femmes. La communauté des femmes fait partie intégrante de la société bourgeoise et se trouve aujour-

1 48

M an ifeste d u Parti com mun i ste

d'hui bel et bien réalisée sous la forme de la prostitution. Or, la prostitution repose sur la propriété privée et disparaîtra avec elle. Par conséquent, loin d'introduire la communauté des femmes, le régime communiste la supprimera. 22. Q[uestion] : Quelle attitude le régime communiste adoptera-t-il envers les nationalités existantes ? - Inchangée 1 23. Q[uestion] : Quelle sera son attitude en vers les différentes religions ? - Inchangée. 24. Q[uestion] : En quoi les communistes se distinguent-ils des socialistes ? R [éponse] : Ceux qu'on appelle les socialistes se répartissent en trois catégories : La première catégorie est composée de partisans de la société féodale et patriàrcale, que la grande industrie, le commerce mondial et leur produit, la société bour­ geoise, ont détruite et détruisent encore chaque jour. Face aux maux de la société actuelle, cette catégorie l . Le· mot inchangée signifie qu'Engels considère comme valables les réponses données à ces questions dans la Profession de foi communiste de Wolff et Schapper qui avait précédé ce texte (voir l'introduction p. 25-26). Ces réponses étaient les suivantes : Question 22 (2 1 de la Profession de foi) « Les nationalités des peuples qui s'uniront selon le principe de la communauté seront forcées de se mêler par cette union et par conséquent de s'abolir tout autant que les différences de castes et de classes disparaîtront avec l'abolition de leur fondement, la propriété privée. » Question 23 (22) . « Toutes les religions jusqu'à présent ont été l'expression de stades du développement historiques de peuples ou de groupes de peuples. Or le communisme est le stade du développement qui rend superflues toutes les religions existantes et les abolit. »

Principes d u com m un isme

1 49

conclut qu'il faut rétablir la société féodale et patriar­ cale, qui était exempte de ces maux. Directement ou indirectement, toutes leurs propositions tendent vers ce but. Cette catégorie de socialistes réactionnaires a beau répandre de chaudes larmes sur la misère du prolétariat et lui témoigner une prétendue sympathie, elle n'en sera pas moins toujours combattue vigoureusement par les communistes, car :

1 . Le but qu'elle se propose est parfaitement inac­ cessible ; 2. elle tente de rétablir la domination de l'aristocratie, des maîtres de jurande et des manufacturiers, avec leur cortège de souverains absolus ou féodaux, de fonctionnaires, de soldats et de prêtres ; cette société était certes exempte des maux de la société actuelle, mais elle en comportait au moins autant d'autres et n'offrait même pas la perspective de la libération par une organisation communiste des travailleurs opprimés ; 3 . elle trahit ses véritables intentions chaque fois que le prolétariat devient révolutionnaire et communiste, en s'alliant aussitôt à la bourgeoisie contre les prolétaires. La seconde catégorie est composée de partisans de la société actuelle, qui craignent que les maux qu'elle engendre nécessairement ne mettent en danger son existence. Ils s'efforcent par conséquent de maintenir la société actuelle tout en faisant disparaître les maux qui lui sont liés. A cette fin, certains proposent de simples mesures de bienfaisance, d'autres des systèmes de réfor­ mes grandioses qui, sous prétexte de réorganiser la société, veulent en fait maintenir les bases de la société actuelle et donc maintenir cette société. Les communistes devront également combattre constamment ces socialis­ tes bourgeois. car ils travaillent pour les ennemis des

1 50

Manifeste du Parti com m u n i ste

communistes et défendent la société que les communistes veulent justement renverser. La troisième catégorie enfin est constituée par des socialistes démocrates qui veulent introduire par la même voie que les communistes une partie des mesures décrites au paragraphe 1 8 , mais qui, au lieu d'y voir une voie de passage au communisme, estiment que ces mesures suffiront à supprimer la misère et à faire disparaître les maux de la société actuelle. Ces socialistes démocrates sont ou bien des prolétaires qui ne sont pas encore suffisamment éclairés sur les conditions de libération de leur classe, ou bien des représentants dts petits-bourgeois, c'est-à-dire d'une classe dont les intérêts, jusqu'à la conquête de la démocratie et la mise en œuvre des mesures socialistes qui en résulteront, seront sensiblement les mêmes que ceux des prolétaires. Les communistes devront donc s'entendre avec les socialistes démocrates dans les di fférentes phases de l'action et en général suivre si possible pour l'immédiat une politique commune, à condition que ces socialistes ne se mettent pas au service de la bourgeoisie régnante et n'attaquent pas les communistes. Il est clair que la communauté dans l'action n'exclut pas la discussion des divergences.

25. Q[uestion] : Quelle est /'attitude des communistes envers les autres partis politiques de notre époque ? R[éponse] : Cette attitude varie selon le pays. En Angleterre, en France et en Belgique, où règne la bourgeoisie, les communistes ont encore de nos jours des intérêts communs avec les différents partis démocra­ tiques. Et plus les mesures socialistes que les démocrates proposent aujourd'hui dans tous les pays se rapprochent des buts communistes, c'est-à-dire plus les démocrates défendent avec clarté et détermination les intérêts du

Princi pes du comm u n i sme

151

prolétariat. plus ils s•appuient sur le prolétariat, plus ces intérêts communs sont importants . Les chartistes anglais par exemple, qui se recrutent parmi les ouvriers, sont infiniment plus proches des communistes que les petits-bourgeois démocrates ou les soi-disant radicaux. En A mérique, où une Constitution démocratique a été introduite, les communistes devront s'allier avec le parti qui veut utiliser cette Constitution contre la bourgeoisie, dans l'intérêt du prolétariat, c'est-à-dire avec les réformateurs nationaux agrariens. En Suisse, les radicaux sont les seuls avec lesquels le� communistes puissent s'entendre, encore qu'ils forment un parti très hétérogène ; et les plus progressistes parmi eux sont ceux des cantons de Vaud et de Genève. En Allemagne enfin, la lutte décisive entre la bourgeoi­ sie et la monarchie absolue n'a pas encore eu lieu. Or, comme les communistes ne peuvent pas compter mener leur lutte décisive contre la bourgeoisie avant que la bourgeoisie ne soit au pouvoir, l'intérêt des communistes est d'aider les bourgeois à accéder le plus vite possible au pouvoir, pour ensuite les renverser le plus vite possible. En conséquence, les · communistes doivent toujours prendre parti contre le gouvernement pour les bourgeois libéraux, en se gardant seulement de partager les illusions des bourgeois et de se fier à leurs discours fallacieux qui assurent que la victoire de la bourgeoisie aura des conséquences salutaires pour le prolétariat. Les seuls avantages que la victoire de la bourgeoisie appor­ tera aux communistes seront : 1 . diverses concessions grâce auxquelles les communistes pourront plus facile­ ment défendre, discuter et répandre leurs principes, et qui faciliteront donc l 'unification du prolétariat en une classe étroitement solidaire, prête pour la lutte

1 52

Manifeste du Parti com mun iste

organisée ; et 2. la certitude que le jour où les gouverne­ ments absolutistes tomberont, commencera la lutte entre la bourgeoisie et les prolétaires. A partir de ce jour, la politique du parti communiste sera la même que dans les pays où la bourgeoisie est déjà au pouvoir.

EXPLICATIONS DE TEXTE 1

1 . Classes

«

ordres

», «

états

»

Au début du Manifeste, Marx donne un sens très large au mot « classe ». Il inclut dans ce terme, outre , les classes de la société capitaliste, les divers groupes sociaux dont l'existence est reconnue dans les hiérarchies sociales propres à la période antique ou au monde féodal, les « ordres » ou « états », comme les trois ordres (noblesse, clergé, tiers état) de l'Ancien Régime en France. Ces hiérarchies reposent sur des principes de différenciation qui ne sont pas, au moins au premier abord, aussi nettement déterminés par les rapports de production que dans la société capitaliste. Certes, il y a bien une division économique du travail sous-jacente à ces « ordres » ou « états », mais la hiérarchie qu'ils consacrent fait intervenir des règles juridiques (le privilège seigneurial par exemple) et des considérations idéologiques (l'estime, etc.). Si le rapport des « classes » , ainsi définies, aux structures écononùques est de nature différente suivant les époques, la lutte des classes peut-elle être un principe général d'explication de l' histoire des sociétés ? En fait, dès qu'il y a division sociale du travail, il y a formation de classes « objectives » ou « en soi » , 1 Ces explications ont été rédigées par Raymond Huard et par Lucien Sève, et signées chacune de leurs initiales (R . H . , L.S.). .

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Manifeste du Parti com muniste

c'est-à-dire déterminées par la place des groupes sociaux dans les rapports de production. La défense plus ou moins consciemment assumée de leurs intérêts par ces classes est un facteur déterminant du processus historique. Ces classes se transforment constamment en fonction de l'évolution économique. Les hiérarchies officielles dans lesquelles la société a été ordonnée à un moment (« ordres »� castes, etc.) ont une force de permanence plus ou moins grande. Elles jouent un rôle historique effectif. Elles permettent, par exemple, le renforcement de la domination économique grâce à la possession du pouvoir (prélèvement seigneurial), elles donnent la possibilité de conserver la puissance politique ou le prestige social, au moins momentanément quand la prédominance économique a disparu (cas de « l'aris­ tocratie », par exemple). Elles peuvent aussi, par l'inter­ médiaire de l'idéologie qui les sous-tend (patriarcale, corporative) freiner le dével6ppement des antagonismes de classes, ou contribuer à donner à la lutte des classes des formes particulières (fuites d'esclaves ou de serfs). Mais en dernier ressort, les rapports sociaux réels finissent toujours par faire craquer les cadres dans lesquels ils avaient été cristallisés antérieurement. Dans la société capitaliste, les divisions en classes reflètent de façon plus directe les rapports de production ; c'est pourquoi Marx pense que les antagonismes de classes se. simplifient à l'époque capitaliste. (R. H .)

2. Mode de p roduction et de c i rcu lation Le mode de production - concept avancé pour la première fois dans l'Jdéologie allemande est l'unité concrète des forces productives et des rapports de production qui caractérisent une formation sociale. -

Explications de texte

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A la différence des animaux, les hommes produisent leurs ltlOyens de subsistance, à l 'aide de forces producti­ ves moyens naturels , instruments et techniques de production, capacités spontanées et éduquées des hommes - dont la combinaison assure une productivité historiquement variable. Aux ateliers médiévaux où des artisans isolés produi­ saient avec leurs outils, le capitalisme a d'abord substitué des manu/actures rassemblant des travailleurs autour de métiers qui ne leur appartiennent pas. Puis la machine­ outil, où l 'outil n'est plus manié par le travailleur mais par une mécanique, et plus encore la machine à vapeur, qui remplace la force humaine pour mouvoir la mécanique, amorcent au tournant du 1 se et du 1 5r siècles la première révolution industrielle. Chaque progrès significatif des forces productives approfondit la division technique du travail (système ramifié des spécialisations professionnelles), étend les échanges, accroît le caractère social de la production. Il modifie en même temps la division sociale du travail (structure de classe de la société) : ainsi le passage au capitalisme industriel va faire prédominer les ouvriers sur les artisans, les grands capitalistes sur la classe moyenne bourgeoise. L'état des forces productives déter­ mine donc les rapports de production : thèse essentielle du matérialisme historique, que Marx exprimait en une image simplifiée dans Misère de la philosophie : « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain , le moulin à vapeur la société avec le capitalisme industriel. » Cependant les forces productives ne se développent pas d'elles-mêmes. Leur histoire est déterminée en retour par les intérêts et rapports de force des classes en présence. Ainsi, l'accumulation du profit privé étant sa loi, le mode de production capitaliste tend sans cesse à mettre en œuvre des instruments et techniques de -

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production plus profitables, mais en exploitant au maximum les travailleurs, limitant par là leur libre développement, c'est-à-dire l'essor de la force productive principale. D'où une contradiction fondamentale : le capitalisme crée de plus en plus de richesses d'une manière toujours plus sociale, mais ce progrès ne doit servir qu'à renforcer la puissance d'une couche sociale très restreinte. C'est pourquoi Marx et Engels tiennent le passage au commu­ nisme pour historiquement nécessaire. Comme le dit plus loin le Manifeste : « Les rapports bourgeois sont devenus trop étroits pour contenir les richesses qu'ils créent. » (p. 63) (L.S.)

3. L' État et l a soc iété Marx a, dès 1 843 , inversé le rapport établi par Hegel entre l' État et la société. Pour Hegel, l' État est la vérité de la société civile parce qu'il est la solution aux contradictions propres à cette société. Marx raisonne au contraire en matérialiste : c'est la vie sociale qui est primordiale ; c'est elle qui détermine les formes juridi­ ques et politiques. Aussi, dans l'Idéologie allemande (1 845), Marx définit clairement l' État comme « la forme dans laquelle les individus d'une classe dominante font valoir leurs intérêts communs » . Mais Marx croit pouvoir en conclure que plus la domination de classe repose de façon évidente sur la puissance économique (dans le cadre de la propriété privée), plus l'indépendance de l' État par rapport à la société tend à disparaître. C'est cette conception qui imprègne le Manifeste communiste écrit en 1 848 et aussi les Luttes de classes en France rédigées en 1 850. Ainsi, pour Marx, la proclamation de la république en France

Expl ications de texte

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permet à toutes les catégories bourgeoises de participer au pouvoir politique, ce qui n'était pas le cas sous la monarchie de Juillet. Pour mettre fin à cette dictature bourgeoise (qui ne s'exerce pas forcément dans une forme politique dictatoriale), il faut que le prolétariat s'érige en classe dominante (ceci est dit dans le Manifeste), établisse même provisoirement sa dictature de classe, la dictature du prolétariat (l'idée apparaît dans les Luttes de classes). La réflexion de Marx sur l'État est relancée par le coup d'État de Louis-Napoléon (2 décembre 1 85 1 ) . Marx s'interroge alors sur l'évolution d e l'État dans une plus longue durée (depuis la monarchie absolue), sur les conditions qui ont permis son renfo rcement constant et sur les causes qui, en 1 85 1 , ont pu restituer à l'État une certaine indépendance par rapport à la société (contradictions internes à la bourgeoisie effrayée des progrès du socialisme, utilisation, comme masse de manœuvre électorale, des paysans chez qui la subordina­ tion au pouvoir exécutif s'inscrit en quelque sorte dans les conditions d'existence, poids de la tradition napoléonienne). Dans la Guerre civile en France ( 1 87 1 ), Marx confirme l'exigence pour le prolétariat de briser l'État bourgeois, sans se contenter de l'utiliser après s'en être emparé. Il voit dans la Commune, « antithèse du second Empire », la forme politique enfin trouvée qui permettrait de réaliser l'émancipation du prolétariat. A la fin de leur vie, examinant la troisième République en France, Marx et Engels mettent en lumière le double caractère de celle-ci : mode idéal de domination de la bourgeoisie industrielle, elle est aussi la forme de dictature du capital la moins défavorable à la classe ouvrière. Si dans l'ensemble la pensée de Marx et Engels sur l'État s'est constamment affinée, elle est restée fidèle à l'orientation

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Manifeste d u Parti communiste

initiale : la compréhension de l' État passe d' abord par l'analyse de la société qui l'engendre. (R.H .)

4. N ations, antagonismes entre n ations,

coloni sation

Outre ce qui a été dit sur le problème national dans la présentation p. 44-45, on insistera ici sur trois points : 1 . Marx croit, en 1 847- 1 848, à un développement pacifique de l'Europe capitaliste. L'expansion capitaliste comme le resserrement des liens économiques entre les nations lui semblent plutôt la garantie de relations pacifiques entre celles-ci. Pour comprendre ce point de vue, qui est aussi celui des économistes libéraux, il faut se replacer dans Pépoque : la première moitié du 1 c;c siècle est une période relativement pacifique, après les guerres napoléoniennes. Les grands affrontements entre nations semblent du domaine du passé et l'on ne constate alors que des conflits localisés. 1 Le libre­ échange marque des points : en 1 846, il vient de triompher en Angleterre, avec l'abaissement décidé alors des lois sur les blés. C'est après 1 848, dans la situation nouvelle créée par la montée des mouvements nationaux, que des conflits vont éclater (guerre d'Italie, 1 859 ; guerre austro-prussienne, 1 860 ; guerre franco-alle­ mande, 1 870- 1 87 1 ). Ensuite, les rivalités impérialistes ont fortement accru les tensions internationales jusqu'à la guerre de 1 9 1 4 (voir ci-dessous).

1 • Interventions autrichienne en Italie ( 1 82 1 } et française en Espagne ( 1 823) ; conflit entre les puissances (Russie, Angleterre, France) et l'Empire ottoman soutenu par le pacha d'Égypte (bataille navale de Navarin, 1 827) ; expédition d'Algérie ( 1 830) et de Chine ( 1 840- 1 84 1 ).

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2. Marx n'aborde la question des rapports entre pays capitalistes développés et pays d'économie rurale traditionnelle (les « nations les plus barbares » comme dit Marx, selon une terminologie courante à l'époque) que dans la perspective d'une pénétration pacifique du capitalisme, et il est exact que dans la première moitié du 1� siècle, la colonisation recule tout autant qu'elle progresse. Si les Anglais étendent leur domination en Inde, et si les Français conquièrent l'Algérie à partir de 1 830, l'Espagne et le Portugal perdent, au début du 1 � siècle, en revanche, leurs immenses colonies d 'Améri­ que. L'intervention des Européens en Chine ( 1 840- 1 84 1 ) vise surtout à obtenir l a liberté d u commerce et la mainmise territoriale opérée alors est très réduite (Hong­ Kong). Le capitalisme libéral semble capable de dissou­ dre, par le simple jeu des facteurs économiques, les structures précapitalistes. C'est avec le passage du capitalisme au stade impérialiste, à la fin du siècle (il sera théorisé par Lénine en 1 9 1 7) que la mainmise sur de vastes territoires devient un enjeu des rivalités capitalistes et contribue à accroître les tensions interna­ tionales débouchant sur la guerre de 1 9 14. 3. Enfin Marx estime que le communisme généralisé mettra fin aux antagonismes entre nations. On se contentera de dire que ce problème s'est posé dans des conditions différentes de celles que pensait Marx du fait que la révolution socialiste n'a affecté d'abord qu'un seul puis un groupe limité d'États, ce qui a entraîné du même coup une coexistence prolongée entre États capitalistes et socialistes, avec toutes les conséquences qui ont pu en découler. (R. H . )

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Man ifeste d u Parti comm u n iste

5. Prix du travai 1 Cette définition du salaire, que Marx avait employée dans Travail salarié et capital (conférences de 1 847 publiées en 1 849) n'est pas exacte. Dans ses travaux économiques ultérieurs, Marx en viendra à la définition scientifique du salaire comme prix de la force de travail (cf. l' introduction de P . Duharcourt à Travail salarié et capital - Salaire, prix et profit, collection Essentiel, Éditions sociales, 1 985). Comme le montre le Capital ( 1 867), les marchandises ont chacune une valeur d'usage en tant que biens utiles

pour des besoins déterminés � mais ces valeurs d'usage · ne sont pas comparables entre elles. Ce qui règle la

proportion dans laquelle elles s'échangent sur le marché est une valeur d'une autre sorte (valeur d'échange) déterminée par le temps de travail en moyenne nécessaire à leur production dans des conditions techniques don­ nées. Le développement des échanges a entraîné celui de la monnaie, longtemps constituée par des marchandi­ ses (par exemple l ' or, l 'argent) qui ont elles-mêmes une valeur et peuvent de ce fait jouer le rôle d'équivalent. L'expression monétaire de la valeur d'une marchandise est son prix.

Le travail humain étant ce qui définit · 1a valeur

d'échange, il ne saurait avoir de prix. Le salaire est le prix,

non du travail,

mais de la force de travail,

ensemble des capacités physiques et mentales de l 'ouvrier que le capitaliste lui achète pour une durée précise. La valeur de la force de travail correspond à celle des marchandises qu'exige sa production : nourriture, loge­ ment, habillement, etc . , et qui sont ausfi nécessaires à l'ouvrier pour la « reproduction de son espèce », c'est­ à-dire pour élever ses enfants, futurs ouvriers.

Le

capitaliste fait produire à l 'ouvrier une quantité de

Expl ications de texte

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valeur supérieure à celle que paie son salaire : ce supplément non payé est la plus-value, source du profit capitaliste. Sous l'apparence du « salaire équitable », le capital ne paie à la classe ouvrière que le minimum nécessaire et s'approprie tout le surplus des richesses qu'elle crée. Ainsi la formule inexacte du Manifeste (« prix du travail »), qui peut laisser croire que le salaire paie tout le travail fourni, traduit le fait qu'en 1 848 Marx est déjà en mesure de donner une analyse historique convaincante de l'exploitation capitaliste, mais sans avoir encore percé son secret économique : la plus­ value. (L.S.)

6. Rôle h i stori q ue du pro létariat Contrairement à une idée répandue, l'affirmation par Marx du rôle universellement émancipateur du prolétariat n'a rien de « messianique » ; elle résulte d'une analyse purement historique, déjà esquissée dans /'Idéologie allemande : « Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d'activité restait inchangé et il s'agissait seulement d'une autre distribution de cette activité ( . . . ) ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu'elle est effectuée par la classe qui ( . . . ) est déjà l'expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc. ( . . . ) » (Éditions sociales, collection Essentiel, p. 10 1 .) La Révolution française, par exemple, malgré le rôle qu'y ont joué les masses populaires et en dépit de ses principes universels, a été en fin de compte la victoire 6

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Mani feste du Parti comm u n iste

de la bourgeoisie, classe exploiteuse qui a substitué sa domination à celle des ordres privilégiés d' Ancien Régime. Au contraire la révolution communiste, qui sera pour la première fois dans l'histoire celle d' une classe non exploiteuse. dépourvue d 'intérêts égoïstes comme des préjugés correspondants, permettra à tous les hommes de maîtriser collectivement les puissances sociales qui les subjuguent et les écrasent en toute société de classe (chômage, crise, guerre . . . ), substituera à la dure obligation de gagner son pain au service des possédants (le « travail ») la libre activité rationnelle­ ment réglée des producteurs associés, fera par là même dépérir la contrainte de l'État politique et la mystifica­ tion de l' idéologie dominante comme l'hostilité entre les nations et rendra possible, par-delà le rabougrissement matériel et spirituel de l'exploité, l'épanouissement de l'individu intégral. Avec la fin du capitalisme « s'achève donc la préhistoire de la société humaine », selon la formule de Marx dans la préface de la Contribution à la critique de /'économie politique ( 1 859). Dès l'époque du Manifeste. Marx est assez lucide pour faire dépendre cet avenir d'une triple condition : il faut que le développement des forces productives ait atteint un tel degré qu'il relègue dans le passé toute pénurie, sinon « l'on retomberait fatalement dans la même vieille gadoue » (/'Idéologie allemande. p. 95) ; que la révolution soit l'acte « simultané des peuples dominants » (ibid.). faute de quoi le capitalisme pourrait remettre en cause les acquis des peuples libérés ; et qu'une « transformation massive des hommes » fasse surgir largement la « conscience communiste », ce qui exige la lutte révolutionnaire où la classe ouvrière peut « balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et devenir apte à fonder la société sur des bases nouvelles ». (p. 1 0 1 ) . L'histoire des révolutions

Explications de texte

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socialistes jusqu'à nos jours a donné u n singulier relief à cette triple condition. (L.S.)

7. Social i sme scientifique Ce bref développement expose l'idée de base, déjà présente dans la Sainte Famille (1 845), du « socialisme scientifique » - expression qu'à l'époque du Manifeste Marx et Engels laissent à d'autres et qu ' ils prendront à leur compte seulement dans les années 1 870, face aux résurgences du « socialisme utopique ». (Cf. au début de ce volume la présentation de Raymond Huard.) De manière générale, socialistes et communistes utopi­ ques dénoncent les injustices du capitalisme, imaginent les principes d' une société meilleure et comptent sur la bonne volonté des convaincus pour les réaliser. A cette attitude qu'ils jugent naïve, voire nocive, Marx et Engels opposent celle qui tend, par-delà toute critique morale, à favoriser « l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement historique », selon une formule du Mani­ feste ; par-delà toute invention arbitraire de principes, à saisir les exigences objectives du « mouvement réel » vers la société sans classes ; par-delà tout appel à la bonne volonté philanthropique, à organiser la lutte de classe révolutionnaire. (Cf. F. Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, Éditions sociales, 1 973.) Le socialisme scientifique ainsi compris n'a rien à voir avec une « doctrine de savants » - objection de Bakounine auquel Marx répondra en 1 873 que cette expression « n'a été utilisée qu'en opposition au socia­ lisme utopique, qui veut affubler le peuple de nouvelles chimères, au lieu de limiter sa science à la connaissance du mouvement social qui est l'œuvre du peuple lui-

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Manifeste d u Parti comm u n i ste

même ». Aussi bien Marx et Engels, aux antipodes de tout doctrinarisme abstrait, n'ont-ils j amais hésité à modifier leurs vues en fonction de l'expérience, que ce soit, par exemple, pour tirer leçon de la Commune de Paris quant à leur conception de l'État ouvrier ou des succès pacifiques de la social-démocratie allemande à la fin du 1