L'évêque et son image: L'illustration du pontifical au moyen âge 2503507433, 9782503507439


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L'évêque et son image: L'illustration du pontifical au moyen âge
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CÉVÊQUEETSONIMAG E CILLUSTRATION DU PONTIFICAL AU MOYEN ÂGE par Eric Palazzo

BREPOLS

© 1999, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ail rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/1999/0095/36 ISBN 2-503-50743-3 Printed in the E.U. on acid-free paper

TABLE DES MATIERES AVANT-PROPOS

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INTRODUCTION

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I. L'ÉVÊQUE ET SA LITURGIE: HISTOIRE ET THÉOLOGIE

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A. Origine biblique, statut social et religieux de l'évêque dans les premiers siècles chrétiens B. L'évêque médiéval : entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel C. Essai de définition de la liturgie épiscopale D. Les instruments au service de la liturgie épiscopale Histoire du pontifical (IXe-xve siècles) A. Les premiers pontificaux ou pontificaux primitifs B. Une catégorie à part : les bénédictionnaires C. Le Pontifical romano-germanique D. La postérité du PRG : les pontificaux romains et non romains (XIe-xve s.) II. L'ART AU SERVICE DES ÉVÊQUES 1. Le mécénat épiscopal : essai de définition et comparaison avec les mécénats monastiques, royal (ou impérial) et princier 2. Les types de mécénat épiscopal 3. Définition d'un art épiscopal médiéval III. L'ICONOGRAPHIE DE LA RITUALITÉ AU MOYEN AGE : UNE INTRODUCTION L'iconographie de la ritualité de type biblique Le type hagiographique Le type liturgique Le type théologique et politique Conclusion

IV/l. L'ILLUSTRATION DU PONTIFICAL, IXe- XVe SIÈCLES: UN PANORAMA Introduction 1. La tradition illustrée des ordines avant le pontifical 2. Les xe et XIe siècles : l'illustration du PRG et sa réception. L'illustration du pontifical ailleurs qu'en Allemagne; la la tradition anglaise et le cas particulier du rouleau pontifical de Landulf - Le PRG - L'illustration du pontifical en Angleterre, en France et en Italie aux Xe et XJe S. : traditions et innovations

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Table des matières - Un cas à part : le rouleau-pontifical de Landulf - Eléments de synthèse 3. L'illustration du pontifical aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles - La Curie romaine et l'Italie aux xne et XIIIe siècles - L'illustration du pontifical au XIIIe siècle en dehors de Rome et de l'Italie - L'illustration du pontifical aux XIVe et xve siècles - L'illustration du pontifical de Guillaume Durand et son influence (notamment à Avignon du temps de la papauté) - Eléments de synthèse IV/2. ANALYSE ICONOGRAPHIQUE A. LES ORDINATIONS 1. Rappels historiques et théologiques 2. Les rites d'ordination et leur déroulement à travers les siècles : considérations générales 3. L'iconographie des ordinations dans les pontificaux - L'illustration du rituel des ordinations dans l' Antiquité et le haut Moyen Age - Réception et évolution des types iconographiques 1 et 2 dans l'illustration des pontificaux entre le xne et le XIVe siècles. Sa signification historique - Les cycles illustré de deux pontificaux du XIVe siècle - L'iconographie des ordinations et ses parallèles dans d'autres images Conclusion B. LES SACRES ET LES COURONNEMENTS 1. Rappels historiques et théologiques 2. Le déroulement du sacre et du couronnement dans les ordines du Moyen Age 3. L'iconographie du sacre et du couronnement - L'iconographie du couronnement dans l' Antiquité et le haut Moyen Age - L'iconographie du sacre et du couronnement dans les pontificaux de la Curie aux XIIIe et XIVe siècles - L'illustration du sacre et du couronnement dans les pontificaux des xme et XIVe siècles, réalisés ailleurs qu'à la Curie. Traditions et innovations - L'illustration des sacres et des couronnements dans les livres de couronnements Conclusion C. LA DÉDICACE DE L'ÉGLISE ET LA CONSÉCRATION DE L'AUTEL 1. Rappels historiques et théologiques 2. La dédicace de l'église et la consécration de l'autel : leur déroulement à travers les siècles 3. L'iconographie de la dédicace de l'église et de la consécration de l'autel dans les pontificaux 8

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Table des matières

- Aux origines de l'illustration de la dédicace de l'église : l'Angleterre au xe siècle - Réception et évolution du type emblématique dans les pontificaux des xne, XIIIe et XIVe siècles. Sa signification historique - Réception et évolution du type iconographique rituel dans les pontificaux des xne, xme et XIVe siècles. Sa signification historique. - Un cas à part : le cycle d'images pour illustrer la dédicace de l'église Conclusion

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CONCLUSION 1. L'illustration du pontifical au Moyen Age 2. Politique et ecclésiologie au XIIIe siècle : le reflet de l'illustration du pontifical

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BIBLIOGRAPHIE

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LISTE DES FIGURES

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INDEX (manuscrits, lieux, personnes)

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AVANT-PROPOS

Ce livre constitue la version remaniée d'un texte présenté, avec d'autres travaux, en vue de l'obtention de !'Habilitation à Diriger des Recherches. J'ai tenu compte au mieux des remarques et critiques qui m'avaient été formulées lors de la soutenance le 6 décembre 1997 à l'Université de Paris X Nanterre par les membres du jury: JeanPierre Caillet, Paul De Clerck, Agostino Paravicini Bagliani, Jean-Claude Schmitt, Piotr Skubiszewski et Michel Sot. Je les en remercie chaleureusement, et tout particulièrement Jean-Pierre Caillet pour avoir soutenu mon projet d'habilitation. Je suis reconnaissant à Marie-Thérèse Gousset pour avoir bien voulu procéder à certaines vérifications sur les manuscrits conservés à la Bibliothèque Vaticane. Enfin, je suis heureux de voir ce livre paraître aux éditions Brepols où j'ai trouvé un accueil chaleureux, notamment en la personne de Christophe Lebbe.

Eric PALAZZO, Orléans, janvier 1998

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INTRODUCTION

A plusieurs titres, l'évêque apparaît comme une figure centrale de la société médiévale en Occident. Dès les premiers siècles chrétiens, la fonction épiscopale figure au premier plan au sein des institutions de l'Eglise. Au Ille siècle à Carthage, la vie religieuse, liturgique et, d'une certaine manière la vie sociale, s'est organisée autour de l'évêque Cyprien. Il en sera de même peu de temps après à Hippone avec saint Augustin. Dans l' Antiquité, en Italie (le cas de Rome est particulier), en Gaule et dans d'autres régions de l'Occident, les évêques missionnaires ont donné une formidable impulsion évangélisatrice. A ce moment, l'évêque gouvernait un territoire parfois immense. Il dirigeait la vie religieuse dans son diocèse où, pour ! 'heure, peu de prêtres le secondaient. L'époque carolingienne marque un tournant dans l'histoire du christianisme occidental auquel l'évêque n'échappe pas. La grande réforme religieuse et liturgique menée par Pépin le Bref et surtout par Charlemagne permet le développement des monastères, d'une part, et de la structure paroissiale, d'autre part. Dans cet ensemble, l'épiscopat reste quelque peu en marge. Pour l'heure, ce sont principalement les moines qui participent activement à cette réorganisation. Progressivement, à partir du milieu du IXe siècle, les évêques trouvent leur place dans le système ecclésiastique mis en place par le pouvoir temporel. Dans la seconde moitié du xe siècle, les empereurs ottoniens procèdent à une véritable "promotion" de l'épiscopat qui devient le pivot, au moins en théorie, de toute l'organisation religieuse de l'Empire. Pour favoriser cette "promotion'', la liturgie épiscopale fait l'objet d'une codification officielle sans précédent. Les rites spécifiques de l'évêque sont codifiés, par !'Ecrit, dans un livre liturgique propre: le pontifical. Ce livre reflète alors la diversité de l'activité liturgique de l'évêque: célébrations solennelles dans la cathédrale, pastorale liturgique dans les paroisses de son diocèse, rites officiels en voyage ... Le pontifical inaugure la seconde grande période de l'histoire des livres liturgiques. Depuis la réforme ottonienne jusqu'au Concile de Trente, avec comme point d'orgue le xme siècle, le pontifical apparaît, en compagnie du missel et du bréviaire, en tête de la hiérarchie des livres liturgiques. La réforme liturgique menée par Innocent III au début du xme siècle occasionne une nouvelle "promotion" de l'évêque dans la société et, par la même occasion, de son livre liturgique officiel. Le développement des villes et des Universités affermit encore le rôle central tenu par l'épiscopat dans la vie religieuse, liturgique, sociale, voire politique. Des instruments officiels de pouvoir viennent suppléer le pontifical sur d'autres terrains que la liturgie, pour l'activité de l'évêque: les statuts synodaux, les visites pastorales. Dans ce vaste mouvement de codification, la liturgie de chaque cathédrale devient le modèle pour le diocèse. La création d'un autre livre liturgique, l'ordinaire vient compléter le pontifical afin que la liturgie épiscopale devienne véritablement la référence officielle. "Promotion" de l'évêque, "promotion" de son livre, auxquelles vient s'ajouter la "promotion" d'une iconographie proprement épiscopale. L'image de l'évêque contribue, au même titre que les textes liturgiques et législatifs, à l'affirmation de la place 13

Introduction

de l'évêque dans la société médiévale. Ainsi, la codification et l'officialisation de la liturgie épiscopale par !'Ecrit (création du pontifical), s'enrichissent du pouvoir extraordinaire des images. La codification par l'image des rites de l'évêque a donné lieu à l'émergence d'une "ritualité visuelle" épiscopale. L'iconographie médiévale accorde une large part à la ritualité dans son ensemble. Nombreux sont les exemples, tous supports confondus, où se trouvent représentés des rites liturgiques. Parmi eux, on relève des images de l'évêque célébrant tel ou tel rite. Dans l'art byzantin, notamment à partir du XIe siècle, la multiplication des images représentant l'évêque dans la liturgie, en particulier sur des fresques d'abside, correspond à une "promotion" de l'épiscopat équivalente à celle constatée en Occident. On peut ainsi légitimement se poser la question suivante: les grandes étapes de l'histoire de l'épiscopat en Occident s'accompagnent-elles de la mise en place d'une iconographie propre à l'évêque? Nous avons pensé que l'étude de l'illustration du pontifical depuis ses origines, le milieu du xe siècle, jusqu'au XIV 0 siècle inclus, permettait d'apporter des réponses à cette interrogation. Dans l'illustration des livres liturgiques du Moyen Age, le pontifical occupe une position marginale. L'histoire de sa formation comme celle de son texte, n'ont pas incité les peintres à y joindre des cycles iconographiques fréquemment recontrés dans d'autres livres liturgiques, et principalement axés sur la vie du Christ, l'hagiographie, le calendrier. Dans certains sacramentaires du haut Moyen Age, on voit quelques images de rites, dans certains cas il s'agit de l'évêque, qui viennent compléter les cycles habituels. On pouvait s'attendre, lors de la création officielle du pontifical, à Mayence, dans la seconde moitié du X 0 siècle, à ce que la codification de la liturgie épiscopale par !'Ecrit s'accompagne du même phénomène pour l'image. Or, il n'en est rien. Dans l'Empire germanique, là où est né le pontifical, l'illustration de ce livre demeurera, tout au long du Moyen Age, exceptionnelle par rapport à celle d'autres livres et véhiculera une iconographie ancienne. Des expériences sans avenir sont menées en Angleterre au XIe et au XII 0 siècle en Angleterre et en France, sans que l'on puisse parler d'une systématisation de l'illustration du pontifical. Il faut attendre le XIIIe siècle et la réforme d'innocent III pour voir se développer dans les pontificaux des cycles illustrés de grande ampleur. Dans un premier temps, ces pontificaux richement illustrés sont le fait de scriptoria italiens ou français. Dans un second temps, la diffusion du livre, dont le contenu a été remanié à la Curie, avec ses images se généralisera en Occident. Ainsi l'illustration du pontifical se met en place à partir du xrne siècle. Auparavant, on assiste à une longue période de maturation, voire d'expérien ces en Allemagne, en Angleterre, dans des pontificaux à proprement parler ou des rouleaux liturgiques épiscopaux. On l'a rappelé plus haut, le XIIIe siècle marque la "promotion" totale de l'évêque dans la société. L'émergen ce de la ritualité épiscopale dans l'iconographie, développée de façon systématique dans l'illustratio n du livre officiel de !'évêque, s'insère vraisemblablement dans cet ensemble de "promotion épiscopale" du xrne siècle. Quelles sont les raisons de l'absence de codification systématique, par l'image, de la ritualité épiscopale avant cette période, alors que de nombreuses actions avaient été menées, en particulier par les souverains ottoniens, pour faire de !'évêque le pôle central de l'organisation de l'Eglise? La force de la tradition de l'iconographie carolingienne, notamment dans le domaine des livres liturgiques illustrés, explique peutêtre en partie cette situation. La promotion "italienne" de l'illustration du pontifical

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Introduction

vient corroborer cette hypothèse puisque, on le sait, l'Italie est restée peu perméable aux influences carolingiennes. La "deuxième vie", ou plus exactement la "seconde naissance" du pontifical en Italie, au xme siècle, aurait permis d'inclure au livre officiel la codification visuelle qui lui manquait pour s'imposer partout en Occident. La présente étude tente de répondre à l'ensemble des questions soulevées dans les lignes précédentes. Elle a pour objet l'étude de la "ritualité en image", de la codification de la liturgie par les représentations iconographiques. Au coeur du propos, se trouvent encore les problèmes soulevés par les rapports "texte-image" au Moyen Age. Sur ce point, l'illustration du pontifical constitue un sujet particulièrement névralgique étant donné que les images sont, a priori, des "reproductions" synthétiques des textes rituels, les ordines. Le premier chapitre à pour objectif de brosser un panorama de l'histoire et de la théologie de l'épiscopat depuis les origines jusqu'à la constitution de la figure de l'évêque au Moyen Age. Ensuite, je procèderai à un rappel des principaux éléments concernant l'histoire du livre liturgique de l'évêque, le pontifical. Dans cette partie, je m'attarderai en particulier sur la genèse du livre, son évolution à travers les siècles, son importance historique ainsi que sur la place qu'il occupe parmi les instruments de codification visant à asseoir le pouvoir de l'évêque. Le deuxième chapitre tentera de définir l'art épiscopal du Moyen Age. En effet, à côté du texte qu'il contient et de son importance pour l'histoire de la liturgie, le pontifical entre également dans la sphère des objets réalisés sous l'impulsion du mécénat artistique. J'essaierai ici de cerner le sens de "l'art épiscopal" et du "mécénat épiscopal" qui comprennent la production de pontificaux illustrés. La troisième chapitre a comme objet l'étude de l'iconographie de la ritualité au Moyen Age. Sans viser l'exhaustivité, je considère indispensable de comprendre les principaux mécanismes de l'illustration rituelle dans l'image médiévale, afin de mieux situer la spécificité de la forme qu'elle prend dans les pontificaux. Dans ce cadre, une attention toute particulière sera portée sur les significations et les fonctions liturgiques, théologiques, politiques et sociales des ces images de la ritualité. Le quatrième chapitre comportera deux parties. La première sera consacrée à une synthèse sur près de cinq siècles de l'illustration du pontifical. On lira dans ces pages un panorama à la fois synthétique et analytique de l'illustration du pontifical entre le xe et le xve siècle. J'aborderai tout d'abord la tradition illustrée des ordines avant l'apparition du pontifical au xe siècle. Ensuite, je m'attacherai à l'étude des exemplaires illustrés du Pontifical romano-germanique ainsi qu'aux manuscrits anglais des xe et XIe siècles. Après cela je traiterai de la mise au point du cycle iconographique dans les pontificaux romains des xne et xme siècles. On sera ici particulièrement attentif à la signification historique de ces images et à leur diffusion ailleurs qu'à Rome notamment au cours du XIVe siècle. Enfin, on s'intéressera au devenir ultérieur, au xve siècle, de ce cycle iconographique, principalement à partir des images jointes au pontifical de Guillaume Durand. La seconde partie de ce chapitre sera consacrée à l'analyse approfondie de l'illustration de trois rituels contenus dans le pontifical romain: la dédicace de l'église, les ordinations et le sacre et le couronnement du roi et de la reine. Le choix de ces trois cérémonies se justifie par leur importance respective pour comprendre la fonction de l'illustration du pontifical. Pour chacun des trois thèmes, je procèderai à un rappel de l'histoire du rite, à une analyse minutieuse de la tradition iconographique et à un exposé de sa signification liturgique et historique. 15

I. L'ÉVÊQUE ET SA LITURGIE: HISTOIRE ET THÉOLOGIE

Il ne nous appartient pas, dans le cadre de ce travail, de procéder à un exposé détaillé de l'histoire de l'épiscopat dans l'Eglise chrétienne, depuis les origines jusqu'à la fin du Moyen Age. Le sujet est vaste et pour le moins complexe. Par ailleurs, nombre de publications savantes se sont appliquées à démêler l'écheveau théologique et spirituel propre à l'histoire de l'évêque ainsi qu'à préciser sa place dans la société chrétienne et dans la hiérarchie de l'Eglise 1. Afin d'éviter de m'aventurer dans une forêt où le risque de se perdre serait grand, je préfère concentrer mon attention sur une série de points qui me paraissent essentiels pour cerner l'évêque et sa liturgie, fournissant ainsi la matière introductive à mon propos. Comment, au Moyen Age, la liturgie de l'évêque se définit-elle? Quel est l'ancrage biblique et historique, dans l 'Antiquité, de la définition médiévale de la liturgie épiscopale? Afin d'apporter des éléments de réponse à ces deux interrogations, il faut dès lors attirer l'attention sur une autre donnée fondamentale. Au Moyen Age, comme à d'autres époques mais peut-être plus encore pour la période médiévale, la liturgie n'est qu'un des éléments à prendre en compte pour la perception globale de la figure de l'évêque. En effet, on aura l'occasion de revenir sur ce point plus bas, la liturgie joue, au même titre que d'autres activités éminement sociales, un rôle primordial dans la définition de l'épiscopat en tant que tel. C'est la raison pour laquelle il faut nous intéresser aux fonctions sociales de l'évêque, à son pouvoir temporel et spirituel, depuis les origines (et même dans la Bible) jusqu'à la fin du Moyen Age. On comprendra mieux ainsi l'interaction qui existe entre la liturgie de l'évêque et celle pour l'évêque. De même qu'un éclairage se fera sur les instruments mis en place pour permettre à l'évêque d'exercer ses différentes charges, tant religieuses que politiques. Parmi ces instruments, on verra la place du pontifical à côté d'autres "objets", pris ici dans une acception large (objets liturgiques à proprement parler, Ecrits en tout genre ... ).

A. Origine biblique, statut social et religieux de l'évêque dans les premiers siècles chrétiens Dans sa première épître à Timothée, Paul dit à propos des épiscopes: "Elle est digne de confiance, cette parole: si quelqu'un aspire à l'épiscopat, c'est une belle tâche qu'il désire. Aussi faut-il que l'épiscope soit irréprochable, mari d'une seule femme, sobre, pondéré, de bonne tenue, hospitalier, capable d'enseigner. .. Qu'il sache bien gouverner sa propre maison et tenir ses enfants dans la soumission, en toute dignité: quelqu'un, en effet, qui ne saurait gouverner sa propre maison, comment prendrait-il

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Il n'existe pas, à notre connaissance, de synthèse générale sur l'histoire de l'épiscopat, mais les publications sont légion pour ce qui concerne tel ou tel aspect de cette histoire; voir quand même, dans un esprit de synthèse, J. Gaudemet, Le gouvernement de l'Eglise à l'époque classique. Ile partie, le gouvernement local, "Histoire du Droit et des Institutions de l'Eglise en Occident - t. VIII/2", Paris, 1979, p. 1-220.

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Chapitre I soin d'une Eglise de Dieu? ... " (1 Tim. 3, 1-8). Dans la vision évangélique classique, il existe bel et bien des postes d'autorité dans l'Eglise, donnant lieu à un pouvoir juridictionnel que les pasteurs du peuple de Dieu tiennent directement du Christ2 . Parmi ces postes d'autorité, celui de l'épiscope (évêque) constitue véritablement les fondements de l'Eglise. Dans la conception de l'Eglise ancienne, l'évêque est institué par !'Esprit-Saint (Actes, 20, 28), comme l'a été le Christ; il est également son vicaire sur terre. Dans la Bible, comme dans les premières communautés chrétiennes, le rôle de l'évêque apparaît avant tout comme pastoral, avant d'être sacerdotal. Il a le pouvoir du chef, de celui qui guide le peuple dont il a la charge et qui le préserve des erreurs, contraires à la foi 3 . Episkopos, appartenant au vieux fonds de la langue grecque, signifie "inspecter, surveiller, visiter" 4 . Au Vile siècle, Isidore de Séville écrira encore que l'évêque est celui qui est au-dessus des autres car il se préoccupe de ceux qui sont en dessous de lui 5 . Dans l 'Antiquité et pendant le Moyen Age, plusieurs autres mots enrichiront les manières de désigner l'évêque: pastor, pontifex, antistes 6 et surtout sacerdos. Ce mot pose des problèmes particuliers dans la mesure où il sera amené, cela relativement tôt et de manière ferme à partir du XIe siècle, à désigner plutôt le prêtre que l'évêque 7 . Mais déjà à l'époque carolingienne, on fait assez facilement la distinction entre episcopi et sacerdotes et ce dernier terme désigne plus souvent le prêtre8. Cet emploi de sacerdos que connaîtra le Moyen Age est contraire à l'usage des premiers siècles chrétiens où il apparaît dans de nombreux textes comme synonymes d'episcopus. Dans les premiers textes liturgiques, ou pour être plus prudent, à caractère liturgique, tels que la Didascalie, les Constitutions Apostoliques et la Tradition Apostolique, de longs développements sont donnés sur cette double responsabilité pastorale et spirituelle de l'évêque. A cela, vient s'ajouter un certain nombre de considérations de nature proprement liturgique. Au chapitre "Des évêques" de la Tradition Apostolique, on lit "Qu'on ordonne comme évêque celui qui a été choisi par tout le peuple, (qui est) irréprochable. Lorsqu'on aura prononcé son nom et qu'il

2 Voir les contributions du volume, L 'Episcopat et l'Eglise universelle, "Unam Sanctam 39", Paris, 1962, en particulier O. Perler, "L'évêque représentant le Christ, selon les documents des premiers siècles", p. 31-66 et l'introduction de B.-D. Dupuy, "Vers une théologie de l'épiscopat", p. 17-28. 3 Y. Congar, "La hiérarchie comme service selon le Nouveau Testament et les documents de la tradition", op. cit. à la note précédente, p. 67-99. 4 C. Mohrmann, "Episkopos - Speculator", Etudes sur le latin des chrétiens, t. IV, "Storia e Letteratura - Raccolta di studi e testi 143", Rome, 1977, p. 231-252; B. Botte, "Le vocabulaire du ministère dans le Nouveau Testament", Ephemerides Liturgicae, 101, 1987, p. 83-96. C'est ce sens donné au mot "épiscope" que reprendra Innocent III dans son Traité sur !'Eucharistie, PL., 217, col. 777-778. s Etym., VII - 12,11. 6 A. Blaise, Le vocabulaire liturgique latin des principaux thèmes liturgiques, Turnhout, 1966, p. 499-512; 518-523. 7 P.-M. Gy, "Remarques sur le vocabulaire antique du sacerdoce chrétien", Etudes sur le sacrement de !'Ordre, "Lex orandi 22", Paris, 1957, p. 125-145 et "La théologie des prières anciennes pour l'ordination des évêques et des prêtres", Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 58, 1974, p. 599-617. 8 Longue est la liste des commentaires médiévaux où apparaît cette distinction.

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Histoire et théologie

aura été agréé, le peuple se rassemblera avec le presbyterium et les évêques qui sont présents, le jour du dimanche. Du consentement de tous, que ceux-ci lui imposent les mains, et que le presbyterium se tienne sans rien faire. Que tous gardent le silence priant dans leur coeur pour la descente de !'Esprit. Après quoi, que l'un des évêques présents, à la demande de tous, en imposant la main à celui qui est fait évêque, prie en disant : (puis vient la prière du sacre épiscopal) ... "Accorde, Père qui connais les coeurs, à ton serviteur que tu as choisi pour l'épiscopat, qu'il fasse paître ton saint troupeau et qu'il exerce à ton égard le souverain sacerdoce sans reproche, en te servant nuit et jour; qu'il rende sans cesse ton visage propice et qu'il offre les dons de ta sainte Eglise; qu'il ait en vertu de l'esprit du souverain sacerdoce, le pouvoir de remettre les péchés suivant ton commandement..." 9 . De longs développements sur ces responsabilités épiscopales sont également donnés dans le livre II des Constitutions Apostoliques 10 . Dans l'examen de la situation des communautés chrétiennes précises, ce pouvoir spirituel, pastoral et liturgique de l'évêque se vérifie amplement. Par exemple, la vie liturgique, et de l'Eglise en général, de Carthage si bien décrite par saint Cyprien se concentre essentiellement dans la hiérarchie de l'ordre avec à sa tête l'évêque 11 . Ainsi, toute cérémonie liturgique est, à cette époque, présidée par l'évêque, entouré de sonpresbyterium, véritable assemblée de prêtres, mais l'on verra plus bas la définition de plus en plus précise, voire limitée, que prendra la liturgie épiscopale au fur et à mesure des siècles. Dans les premiers siècles chrétiens, les écrits de saint Augustin, entre autres, en témoignent, l'épiscopat apparaît comme le sacrement de l'unité de ! 'Eglise. Le pouvoir de lier et de délier, à la suite du pouvoir des clefs données à Pierre, définit l'autorité épiscopale 12 . Le Moyen Age ira plus loin encore dans le renforcement de l'autorité et du pouvoir des évêques en développant l'idée d'un "ordre" épiscopal, pris dans un double sens théologique et juridique, sans ajouter quoi que ce soit à la dimension sacramentelle de la prêtrise. Nous reviendrons plus bas sur ce point. Aux IVe-VIe siècles, le pouvoir de l'évêque au sein de la communauté est installé. L'Eglise se dote alors de nouvelles structures notamment territoriales en créant des diocèses et des provinces ecclésiastiques 13 . A la tête de ces dernières, on installe des métropolitains, issus de l'épiscopat, donnant lieu dans de nombreux cas à des que-

9 Hippolyte de Rome, La Tradition Apostolique, introduction, traduction et notes par B. Botte, 2° éd., "Sources chrétiennes l lbis", Paris, 1968, p. 40-47. Sur la nature fort contestée de ce texte et la polémique autour de son auteur, voir en dernier lieu, M. Metzger, "A propos des règlements ecclésiastiques et de la prétendue Tradition Apostolique", Revue des Sciences Religieuses, 66, 1992, p. 249-261 et J.-P. Bouhot, "L'auteur romain des Philosophumena et !'écrivain Hippolyte", Ecclesia Grans, 13, 1996, p. 137-164. 10 Les Constitutions Apostoliques, 1, introduction, texte critique, traduction et notes par M. Metzger, "Sources chrétiennes 320", Paris, 1985, Livre II, p. 145 et ss. 11 V. Saxer, Vie liturgique et quotidienne à Carthage vers le milieu du Ille siècle. Le témoignage de saint Cyprien et de ses contemporains d'Afrique, "Studi di Antichità Cristiana XXIX", Città del Vaticano, 1969, p. 84-89. 12 Y. Congar, L 'ecclésiologie du haut Moyen Age. De Saint Grégoire le Grand à la désunion de Byzance et Rome, Paris, 1968, p. 138-151. 13 Cf. Gaudemet, op. cit. à la note!, p. 1-40 et, pour un panorama du christianisme antique, avec un regard de synthèse sur la place de l'évêque, P.-A. Février, "Religiosité traditionnelle et christianisation Gusqu'au milieu du vue siècle)", Histoire de la France religieuse, t. I, des origines au XIVe siècle, sous la dir. de J. Le Goff et R. Rémond, Paris, 1988, p. 39-167, en particulier 73 et ss.

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Chapitre 1 relles qui mettront parfois plusieurs siècles à s'éteindre. Durant cette période, l'évêque, généralement issu des hautes classes de la société, est un personnage puissant, tant sur le plan religieux que politique et juridique. Sans se substituer à l'autorité civile, l'évêque, pouvait rendre la justice et faire ainsi régner l'ordre dans sa cité, véritable embryon de la seigneurie épiscopale du Moyen Age central 14 . En vertu des multiples pouvoirs qui lui étaient conférés, l'évêque était non seulement le guide spirituel, le proctecteur de ses brebis et le sacerdos, liturge par excellence, mais il apparaissait aussi comme le protecteur, le bienfaiteur de son territoire, en particulier la cité épiscopale15. Installé dans de riches palais, dont la tradition allait se perpétuer tout au long du Moyen Age, il y recevait comme un prince 16 . Souvent, son diocèse couvrait un territoire immense qu'il lui fallait parcourir régulièrement, au moins pour accomplir certaines tâches liturgiques lui revenant. Homme de pouvoir et de législation, l'évêque avait également pour charge essentielle de prêcher des sermons, de s'adresser à ceux dont il avait la charge. Figure spirituelle majeure, l'évêque apparaît souvent encore comme un "saint" dont l'idéal s'étend aux fonctions épiscopales, notamment en matière de conversion. Personnage illustre par excellence, le modèle de l'évêque inspire nombre de récits où l'on relate la façon d'accéder à ce sommet de la hiérarchie spirituelle et temporelle que représente l'épiscopat. Souvent, dans ces récits, on invoque les pouvoirs surnaturels du personnage qui deviendra évêque. Par exemple, dans la réalisation de miracles, le narrateur du récit souhaite montrer que le pouvoir spirituel confère à tel ou tel personnage le pouvoir de protéger la cité, et ainsi de devenir évêque 17 . On assiste là au début de la constitution d'une véritable memoria épiscopale dont les développements seront considérables au Moyen Age. Mémoire individuelle d'abord, notamment par la liturgie, mémoire collective également dans le désir d'établir, de bâtir, une lignée épiscopale propre à chaque cité 18 . La constitution de listes épiscopales, que l'on connaît bien dès le vne siècle, s'inscrit dans ce phénomène. Au cours de ces siècles (IVe-vre siècles) l'évêque s'installa progressivement dans le rôle de "chef d'un petit Etat" ouvrant la voie au caractère quelque peu "monarchique" de l'épiscopat 19 . Bien que concurrencé par la force naissante des monastères,

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Voir la synthèse d'A. Erlande-Brandenburg, La Cathédrale, Paris, 1989, p. 41-78. Sur les fondements biblique et théologique de ce double pouvoir épiscopal, Y. Congar, "Homo spiritualis. Usage juridique et politique d'un terme d'anthropologie chrétienne", Aus Kirche und Reich. Studien zu Theologie, Politik und Recht im Mittelalter, Festschrift für F. Kempf, Sigmaringen, 1983, p. 1-10, Congar développe son idée autour du privilège de l'Homme spirituel, attribué aux évêques qui ne sont jugés par personne et ne rendent compte qu'à Dieu, sur la base de 1 Cor. 2, 15 et 1 Cor. 6,3. l6 J. Ch. Picard, "La fonction des salles de réception dans le groupe épiscopal de Genève'', Rivista di Archeologia Cristiana, 65, 1989, p. 87-104. D'origine aristocratique, l'évêque conçoit sa fonction comme une magistrature au service de Dieu. Lieu de sociabilité par excellence de la cité antique, le palais épiscopal, avec en particulier sa salle de réception, servait à la réception des fidèles, à l 'expression de la vie "mondaine" de l'évêque ou bien encore au jugement des affaires diverses. 17 Voir, à titre d'exemple, le cas de saint Marcel, évêque de Paris, J. Ch. Picard, "Il était une fois un évêque de Paris appelé Marcel", Haut Moyen Age. Culture, éducation, société. Etudes offertes à Pierre Riché, La Garenne-Colombes, 1990, p. 79-91. 18 Cf. Février, op. cit. à la note 13, p. 69-71. Voir aussi L. Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, 3 vol., Paris, 1907. 19 R. Kaiser, Bischofsherrschaft zwischen Konigtum und Fürstenmacht, Bonn, 1981. 15

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cet exercice pluriel du pouvoir épiscopal put s'accroître encore dans les siècles à venir à tel point qu'il devint un enjeu politique de premier ordre pour les autorités royales et papales. En matière de supériorité pontificale, on sait qu'il faudra attendre la réforme grégorienne d'abord, puis le début du xme siècle pour voir l'épiscopat soumis à la conception "dominatrice" de la primauté romaine. Comme tout chef, l'évêque acquit progressivement le droit et le pouvoir de disposer de plusieurs insignes symbolisant les différents aspects de sa charge 20 . En matière de rites, la précision grandissante dès le haut Moyen Age, s'accentuant pendant tout le Moyen Age, des fonctions cultuelles propres à l'évêque tendit à renforcer les traits d'une liturgie spécifiquement épiscopale. Enfin, avant de passer à la période médiévale, reste à dire un mot de la réalité ecclésiologique de l'épiscopat au sortir des premiers siècles chrétiens. On a vu plus haut que, dès les origines, l'évêque apparaît bel et bien comme une sorte de pivot dans la définition de l'Ecclesia locale. Comme l'a rappelé Y. Congar, la réalité ecclésiologique est inhérente à la nature de l'épiscopat puisqu'elle constitue la forme même de la succession apostolique. L'idée de collégialité épiscopale, impliquant que tous les évêques appartiennent à un même corps, à un même choeur, à un ordre, n'a pris naissance qu'à partir du vue siècle 21 . Sans avoir guère parlé de collège épiscopal, le Moyen Age, à la suite de !'Antiquité, a eu le souci constant de l'unité de l'Eglise, dont les évêques sont les garants, avec le pape. En ce sens, l'instauration d'un collège d'évêques, respectant ainsi la hiérarchie de l'ordre, veillant sur la foi et l'orthodoxie a été relativement tôt présente dans les esprits.

B. Uévêque médiéval: entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel S'appuyant sur les fondements antiques de l'épiscopat, le Moyen Age a sans cesse oeuvré dans le sens d'un approfondissement de plusieurs données fondamentales de la définition de l'évêque et de son pouvoir. Là encore, il ne s'agit en aucun cas de retracer, en quelques pages, l'histoire de la fonction épiscopale au Moyen Age. Il nous suffit de renvoyer à des travaux de grande valeur et ainsi de dégager quelques idées majeures pour notre propos 22 .

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Certains de ces insignes avaient leur origine dans Je costume, au sens large, des dignitaires de l'Empire romain, cf. Th. Klauser, "Der Ursprung der bischoflichen Insignien und Ehrenrechte", Gesammelte Arbeiten zur Liturgiegeschichte, Kirchengeschichte und christlichen Archaologie, "Jahrbuch für Antike und Christentum - Erganzungsband, 3", Münster, 1974, p. 195-211; P. Salmon, Etudes sur les insignes du pontife dans le rit romain. Histoire et liturgie, Rome, 1955; O. Engels, "Der Pontifikatsantritt und seine Zeichen", Segni e riti nella chiesa altomedievale occidentale, Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, XXXIII, Spoleto, 1985, t. II, Spoleto, 1987, p. 707-766. Pour une critique, parfois excessive, de ces travaux, cf. Ph. Bernard, "La liturgie de la victoire", Ecclesia Orans, 13, 1996, p. 341-406. 21 B. Botte, "Caractère collégial du presbytérat et de l'épiscopat", Etudes sur le sacrement... , cité à la note 7, p. 97-124 et surtout Y. Congar, "Notes sur le destin de l'idée de collégialité épiscopale en Occident au Moyen Age (Vlle-xy1e siècles)'', La collégialité épiscopale. Histoire et théologie, "Unam Sanctam 52", Paris, 1965, p. 99-129. 22 Voir entre autres les contributions de Gaudemet, op. cit. à la note 1 et J. Ch. Picard, "L'ordre carolingien (milieu VIIe-milieu XIe siècle)" et A. Vauchez, "Le christianisme roman et gothique (milieu XIe-milieu XIVe siècle)", op. cit. à la note 13, respectivement aux pp. 169-281 et 283-415 (avec de nombreuses références bibliographiques).

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Chapitre I De nombreux auteurs médiévaux, à la suite de leurs prédécesseurs de l 'Antiquité, ont tenté de dresser le portrait de l'évêque idéal 23 . Appartenant aux hautes sphères de la hiérarchie sociale, les vertus épiscopales, selon Abbon de Fleury au xe siècle par exemple, sont identiques à celles exigées pour les rois, les abbés et le pape 24 . A la fin du XIe siècle, à l'occasion de son élection en tant qu'évêque, Yves de Chartres se voit définir ainsi sa charge par le pape: "Puisque, sur un signe de Dieu, comme nous le croyons, le clergé et le peuple de cette ville t'ont choisi à l'unanimité pour les gouverner; que t'amenant à nous, ils nous ont demandé de te consacrer évêque; et que, par conséquent, avec l'aide de Dieu et par l'imposition de nos mains, tu as été consacré évêque, désormais, frère très cher, saches que tu as assumé le labeur le plus lourd: la charge de gouverner des âmes, celle d'être au service de beaucoup d'hommes, de devenir le plus petit de tous, le serviteur du bien de tous, et d'avoir, au jour du jugement divin, à rendre compte du talent qui t'a été confié. Car si notre Sauveur a dit: "Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir et s'il a offert sa vie pour ses brebis, combien plus nous, serviteurs négligents du suprême Père de famille, devonsnous travailler, au prix des plus grandes sueurs, à conduire au bercail du Seigneur, avec le secours de la grâce divine, et sans qu'elle soit atteinte d'aucune tache ou maladie, les brebis du Seigneur qui nous sont confiées. Nous exhortons, par conséquent, ton affection à garder intacte et inviolée la foi qu'au début de ta consécration nous avons exposée brièvement et clairement, car la foi est le fondement de toutes les vertus" 25 ; un peu plus loin, l'auteur prévient l'évêque contre les débordements de sa charge, en particulier l'orgueil. Il faut dire que déjà à cette époque, certains évêques s'étaient substantiellement éloignés des grandes vertus nécessitées par leur charge. Le traité de saint Bernard sur les moeurs et l'office épiscopal condamne vigoureusement les déviations que des évêques ont fait prendre à leur fonction 26 . Il s'interroge alors sur la réputation des évêques, sur le modèle qu'il représente, tant du point de vue des moeurs que de celui de la vie spirituelle. Saint Bernard insiste également sur la nécessité pour les évêques de faire grandir en eux les principales vertus chrétiennes (dignité, chasteté, charité, humilité). Il faut dire que l'installation précoce de l'évêque (on l'a vu, dès les ye_yre siècles) dans une sorte de pouvoir "monarchique" ne favo23 J. Fontaine, "L'évêque dans la tradition littéraire du premier millénaire en Occident", Les évêques normands du XI" siècle, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (30 septembre - 3 octobre 1993), Caen, 1995, p. 41-51, O. Capitani, "La figura del vescovo in alcune collezioni canoniche della seconda metà del secolo XI", Vescovi e diocesi in Italia ne! medioevo (sec. IX-XIII), Atti del II convegno di storia della chiesa in Italia, "Italia sacra 5", Padoue, 1964, p. 161-191; Sources d'histoire médiévale, IXe - milieu du XIVe siècle, 'Textes essentiels", sous la dir. de G. Brunel et E. Lalou, Paris, 1992, p. 87-104. 24 M. Mostert, "L'abbé, l'évêque et le pape. L'image de l'évêque idéal dans les oeuvres d'Abbon de Fleury", Religion et culture autour de l'an mil. Royaume capétien et Lotharingie, sous la dir. de D. Iogna-Prat et J.-Ch. Picard, Paris, 1990, p. 39-45. Voir aussi P. Bouet, "L'image des évêques normands dans !'oeuvre d'Orderic Vital", Les évêques normands ... , citée à la note précédente, p. 253275 et M. Sot, "Un profil d'évêque à la fin du xe siècle. Héribert d'Auxerre dans les Gesta pontificium Autissiodorens ium", Autour de Gerbert d'Aurillac. Le pape de l'an mil, "Matériaux pour l'histoire l", Paris, 1996, p. 164-169. 25 Yves de Chartres, Correspondanc e, éditée et traduite par Dom J. Leclercq, "Les classiques de l'histoire de France au Moyen Age", t. 1, Paris, 1949, p. 9-11. 26 Saint Bernard, De moribus et officia episcoporum tractatus, PL., 182, col. 809-834. Parfois les devoirs de l'évêque sont rappelés dans son livre liturgique, tel le pontifical-colle ctaire d'Arezzo du XIe siècle (Oxford, Bod. lib. ms. 19444), "Ymago episcoporum secundum quosdam" (f. 30).

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risait pas beaucoup le maintien des qualités essentielles requises pour exercer la charge. Cette dérive "monarchique" du pouvoir épiscopal allait de paire avec un développement sans précédent du pouvoir temporel de l'évêque. Pendant tout le Moyen Age, à des degrés différents selon les régions de l'Occident, l'évêque, toujours issu des meilleurs lignages 27 , fut un véritable seigneur temporel, un comte féodal à la puissance économique et juridique impressionnante 28 . A cela vient s'ajouter un rôle, et non des moindres, joué par l'évêque dans la vie politique auprès des souverains et des princes laïques 29 . Sur l'échiquier politique du Moyen Age, l'évêque est une pièce maîtresse30. En partie parce qu'il représente le pouvoir local, en partie grâce à son rang social et religieux, au sein de la hiérarchie de l'Eglise, les convoîtises autour de l'évêque sont monnaie courante. Ainsi, dans le Reichskirchensystem ottonien des xe et XIe siècles, sur lequel j'aurai l'occasion de revenir longuement dans les chapitres ultérieurs, les "comtes-évêques" de l'Empire font partie intégrante du système politique et, d'une certaine manière ecclésiologique, reflet d'une certaine vision du monde terrestre et du monde céleste31 . La focalisation initiale de la réforme grégorienne autour 27 Parmi l'abondante bibliographie sur ce sujet, J. Gaudemet, "Recherches sur l'épiscopat médiéval en France", Proceedings of the Second International Congress of Medieval Canon Law, "Monumenta Iuris Canonici, series C - Subsidia l'', Rome, 1965, p. 139-154; R. Brooke et C. Brooke, "I vescovi di Inghilterra e Normandia nel secolo XI: contrasti", Le Istituzioni ecclesiastiche della "Societas Christiana" dei secoli XI-XIII. Diocesi, pievi, parrochie, Miscellanea del Centro di studi medioevali, VIII, Milan, 1977, p. 536-545; G. Devailly, "Les grandes familles et l'épiscopat dans l'ouest de la France et les Pays de la Loire", L'Eglise et le siècle de l'an mil au début du XIIe siècle, Actes du XIVe Congrès de la Société Historiens Médiévistes de !'Enseignement Supérieur Public, Poitiers (3-4 juin 1983), Cahiers de Civilisation Médiévale, 27, 1984, p. 49-55, M. Parisse, "Princes laïques et/ou moines, les évêques du xe siècle'', Il secolo di ferro: mita e realtà del secolo X, Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, XXXVIII, Spoleto, 1990, Spoleto, 1991, p. 449-516. 28 Là aussi, parmi l'impressionnante bibliographie, on retiendra, à titre d'exemples et uniquement pour le domaine français, O. Guyotjeannin, Episcopus et cames. Affirmation et déclin de la seigneurie épiscopale au nord du Royaume de France (Beauvais-Noyon, xe-x111e s.), Genève-Paris, 1987 et "La seigneurie épiscopale dans le royaume de France", Chiesa e mondofeudale (X-XII), Milan, 1995, p. 151-188; pour la seconde moitié du Moyen Age, voir l'exemple de Lyon et de Vienne, B. Galland, Deux archevêchés entre la France et l'Empire. Les archevêques de Lyon et de Vienne du milieu du XII' siècle au milieu du XIVe siècle, "BEF AR 282", Rome, 1994. Pour des exemples allemands, voir récemment H. Flachenecker, "Der Bischofund sein Bischofsitz: Würzburg - Eichstatt - Bamberg im Früh- und Hochmittelalter'', Romische Quartalschrift, 91, 1996, p. 148-181. 29 Voir par exemple le rôle de premier plan tenu par les évêques dans le mouvement de paix, K.F. Werner, "Observations sur le rôle des évêques dans le mouvement de paix au xe et xre siècles", Mediaevalia Christiana xe-x1ne S., Hommage à Raymonde Foreville, 1989, p. 155-195. 30 Voir les réflexions, majoritairement consacrées à l'évêque d'Empire, mais que l'on peut facilement transposer pour un grand nombre de points sur l'épiscopat dans d'autres pays, de H. Fichtenau, Lebensordnungen des 1 O. Jahrhunderts. Studien über Denkart und Existenz im einstigen Karolingerreich, "Monographien zur Geschichte des Mittelalters 30/1 ", Stuttgart, 1984, p. 248-292. 31 Parmi l'abondante bibliographie consacrée à l'épiscopat d'Empire, sur laquelle j'aurai l'occasion de revenir dans le cours de ce livre, R. Schieffer, "Das ottonische Reichsepiskopat zwischen Konigtum und Adel", Frühmittelalterliche Studien, 23, 1989, p. 291-301. Sur la louange de l'évêque d'Empire, avec pour exemple Meinwerk de Paderborn, M. Balzer, "Zeugnisse für das Selbverstandniss Bischof. Meinwerks von Paderborn", Tradition ais historische Kraft, Münster, 1982, p. 267-296. Voir aussi, P. Corbet, "Interdits de parenté, hagiographie et politique. La passio Frederici episcopi Traiectensis (ca. 1024)", lus commune. Zeitschriftfür Europiiische Rechstgeschichte, XXIII, 1996, p. 1-98, sp. p. 24-27.

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Chapitre 1 de la querelle des investitures atteste de cet intérêt des pouvoirs souverains, tant spirituel que temporel, pour l'épiscopat32 . L'ecclésiologie grégorienne aura à coeur d'intégrer en son seul sein ce pouvoir d'investiture du chef des Eglises locales et, comme point d'aboutissement, les grandes réformes de l'Eglise au XIIIe siècle marqueront de façon presque définitive la dépendance de l'évêque envers le souverain pontife 33 . Animés par le double désir de juguler la centralisation romaine et de réformer l'Eglise, certains prélats ont essayé de réconcilier la papauté et la monarchie en distinguant les fonctions spirituelles du pouvoir temporel de l'évêque 34 . Mais force est de constater que, dès le xne siècle et surtout au xrne siècle, les interventions pontificales s'intensifièrent dans tous les secteurs de la vie religieuse 35 . Dans un premier temps hostile aux évêques, afin de mieux les maîtriser, la papauté favorisa, à partir du début du xne siècle, notamment au concile de Latran I en 1123, le développement du pouvoir épiscopal contre celui des moines qui étaient soumis à l'autorité de l'évêque 36 . Le développement, en droite ligne de la réforme carolingienne de 816/817, de l'institution canoniale servit ce dessein, créant ainsi une sorte de "cour épiscopale" autour de l'évêque, armé d'un éventail d'instruments (voir plus bas) lui permettant d'exercer son pouvoir aux multiples facettes. En matière de droit aussi, on assista aux XIIe et XIIIe siècles, à un renforcement de l'autorité de l'évêque, combiné à une définition plus précise qu'auparavant de son rôle et de ses fonctions dans la société37 . Dans son célèbre Décret, réalisé en 1140 et marquant l'aboutissement de l'effort de l'Eglise pour faire évoluer la société dans le sens de ses idées, Gratien classe en trois catégories les fonctions de l'évêque: l'ordre, le magistère, la juridiction. Véritables chefs des Eglises locales, les évêques, dont on exige (comme le voulait saint Bernard) chasteté, charité et humilité assurent la surveillance du clergé régulier, fondent des monastères, gèrent d'immenses patrimoines (fonciers, financiers ... ), interviennent dans les affaires politiques, exercent leur juridiction et, cela va de soi, agissent activement sur la vie liturgique de l'Eglise. Les manuscrits du Décret de Gratien ont donné lieu à une riche iconographie, codifiant,

32 L. Morelle, "Un "grégorien" au miroir de ses chartes: Geoffroy, évêque d'Amiens (1104-1115)'', A propos des actes d'évêques, Hommage à Lucie Fossier, études réunies par M. Parisse, Nancy, 1991, p. 177-218. 33 K. Pennington, Popes and Bishops. The Papal Monarchy in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Univ. of Pennsylvania Press, 1984; Histoire du christianisme, t. 5, Apogée de la papauté et expansion de la chrétienté (1054-1274), Paris, 1993, p. 241-254; Pour une analyse détaillée de ce sujet, F. Kempf, "Primatiale und Episkopal-Synodale Struktur der Kirche vor der gregorianischen Reform", Archivum Historiae Pontificiae, 16, 1978, p. 27-66. 34 Voir les cas, différents sur un certain nombre de points, des Eglises italienne et anglaise, R. Brentano, Two Churches. England and ltaly int Thirteenth Century, Princeton, 1968, p. 174-237; G. Arnaldi, "Papato, arcivescovi e vescovi nell'età post-carolingia", op. cit. (Vescovi et dicocesi) à la note 23, p. 27-53. 35 Notamment à cause des risques grandissants des hérésies, L. Génicot, Le XIIIe siècle européen, Paris, 1968, p. 258-286; J. Le Goff, Le XIIIe, l'apogée de la chrétienté, Paris, 1982, p. 67 et ss.; R. Manselli, "I vescovi italiani, gli ordini religiosi e i movimenti popolari religiosi ne! secolo XIII", op. cit. à la note 23 (vescovi e dicocesi), p. 315-335. 36 Avec comme aboutissement, la conception de la charge épiscopale, définie par Innocent III, W. Imkamp, "Pastor et sponsus. Elemente einer Theologie des bischèiflichen Amtes bei Innocenz III", op. cit. à la note 15, p. 285-294 37 Cf. Gaudemet, op. cit. à la note 1.

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par l'image, les fonctions de l'évêque dans la société, pour laquelle on peut voir un parallèle avec le phénomène d'illustration menée dans les pontificaux 38 . Plusieurs études ont montré que la vision de l'épiscopat développée dans le Décret de Gratien résultait d'un processus remontant à l'époque carolingienne visant à considérer la charge de l'évêque comme un ordo 39 . En ce sens, ces textes de droit ont poursuivi les réflexions anciennes, déjà signalées plus haut, autour de la distinction entre l'épiscopat et le presbytérat, tous deux relevant du sacerdoce chrétien. Notons à ce propos que le discours conjoint des canonistes et des théologiens, ces derniers plus enclin à voir l'épiscopat comme la dignité de l'ordre sacerdotal, a fortement contribué à préciser la définition comme un ordo de l'épiscopat. Dans cette définition, entrent principalement en ligne de compte d'une part l'institution de l'évêque dans sa charge, d'autre part le contenu de sa consécration épiscopale et enfin ses devoirs sacramentels. La formulation juridique de l'autorité de l'évêque, préparée par un réflexion séculaire sur les fondements théologiques de l'épiscopat, qui voit le jour aux xne-xme siècles s'accompagne d'une définition plus précise qu'auparavant des fonctions pastorales, spirituelles et liturgiques de l'évêque 40 . Pasteur avant tout, l'évêque a charge d'âmes auxquelles il doit un humble service. Tour à tour prédicateur, premier privilège épiscopal, juge et liturge, il règle de façon poussée la vie pastorale et liturgique de son Eglise. Pour cela, on verra se mettre en place une série de textes normatifs, les capitulaires épiscopaux carolingiens devenus les statuts synodaux de la seconde moitié du Moyen Age, ainsi qu'un ensemble de pratiques installant le prélat dans son rôle d'autorité (les synodes diocésains, les visites pastorales; voir plus bas). Dans le même sens d'un accroissement de la responsabilité de l'évêque dans son diocèse et afin de lutter contre les déplacements intempestifs des personnes d'un Siège à l'autre, on voit se développer, à partir des IXe-xe siècles, l'idée du mariage symbolique entre l'évêque et son Eglise41 . Nous verrons à ce propos la réception de ce thème dans l'iconographie des pontificaux qui contiennent des pièces prononcées lors de la cérémonie de remise de l'anneau à l'évêque où ce point est évoqué. Garantissant la stabilité de

38 Je développerai ce point dans le coeur même de ce livre, pour l'heure, cf. A. Melnikas, The Corpus of the Miniatures in the Manuscripts ofDecretum Gratiani, 3 vol., Rome, 1975, voir surtout t. I, p. 29-41; J.-Cl. Schmitt, "Le miroir du canoniste: A propos d'un manuscrit du Décret de Gratien de la Walters Art Gallery", The Journal of the Walters Art Gallery, 49150, 1991/1992, p. 67-82. 39 . R. E. Reynolds, "A Ninth-Century Treatise on the Origins, Office, and Ordination of the Bishop", Revue Bénédictine, 85, 1975, p. 321-332; R. P. Stenger, "The Episcopacy as an Ordo according to the Medieval Canonists", Mediaeval Studies, XXIX, 1967, p. 67-112. 40 . H. Hürten, "Gregor der Grosse und der mittelalterliche Episkopat, "Zeitschrift für Kirchengeschichte, 73, 1962, p. 16-41, S. J. Coates, "The Bishop as Pastor and Solitary: Bede and the Spiritual Authority of the Monk-Bishop", The Journal ofEcclesiastical History, 47, 1996, p. 601619. B. Guillemain, "L'action pastorale des évêques en France aux XI 0 et XII° siècles", Le Jstituzioni ecclesiastiche .. ., citée à la note 27, p. 117-135; J. Avril, "La fonction épiscopale dans le vocabulaire des chartes (X0 -Xlff siècles)", Horizons marins, itinéraires spirituels (Ve-XIIIe s.), Paris, 1987,t. I, p. 125-133. Voir aussi R. Kaiser, "Münzprivilegien und bischôfliche Münzprivilegien in Frankreich, Deutschland und Burgund im 9.-12. jahrhundert", Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftgeschichte, 63, 1976, p. 289-338. 41 . Cf. Imkamp, art. cit. à la note 36 et J. Gaudemet, "Note sur le symbolisme médiéval. Le mariage de l'évêque", La société ecclésiastique dans l'Occident médiéval, Londres, 1980, n° X.

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Chapitre 1

l'évêque, le symbolisme matrimonial, de l'union entre le prélat et son Eglise, évoque celle du Christ avec l 'Ecclesia, permit dans bon nombre de cas de mieux assurer l'action pastorale. On a évoqué à plusieurs reprises dans les lignes précédentes les multiples fonctions de l'évêque dans l'Eglise et la société de son temps, conférant au prélat un grade honorifique de premier ordre. Afin d'établir matériellement ce grade, plusieurs objets se sont progressivement rattachés à l'expression des symboles du pouvoir de l'évêque. Parmi ces objets, les livres, parmi eux le pontifical, occupent une place à part car ils contiennent les Ecrits officiels de l'autorité de l'évêque. Dans le costume liturgique de l'évêque, prennent place, à côté des vêtements, des objets dont la fonction symbolique exprime les divers aspects de la charge et du pouvoir du prélat. En premier lieu, il faut citer la crosse et l'anneau, en usage en Espagne dès le vne siècle, qui se généralisèrent ensuite en Gaule, puis dans l'Empire germanique avant de gagner l'ensemble de l'Occident. Nul besoin est de rappeler ici les querelles nourries par les souverains et les autorités de l'Eglise autour de la crosse et de l'anneau, en particulier dans le monde germanique à l'orée de la réforme grégorienne42 . L'anneau apparaît d'ailleurs comme le signe concret et permanent du mariage spirituel évoqué plus haut entre l'évêque et son Eglise. D'un symbolisme particulier, citons encore le pallium,43, insigne privilégié des métropolitains, cela dès le ye siècle, objet de convoitise et de luttes permanentes entre les évêchés. Rappelons enfin que, dès !'Antiquité et ce pendant tout le Moyen Age, on eut sans cesse a coeur de multiplier les essais de signification allégorique des vêtements et insignes liturgiques de l'évêque, tour à tour considérés comme des récupérations d'insignes de dignitaires de l'Empire romain, ou bien plutôt comme les héritiers des insignes cultuels des prêtres de l'Ancien Testament. Avant de passer au rapide examen de la liturgie de l'évêque, telle que les hommes du Moyen Age l'ont définie, je relèverai encore le fort développement, depuis l'époque carolingienne, de la memoria épiscopale, considérée dans bien des cas comme fondatrice des Eglises locales, prises une à une. La liturgie, j'y reviendrai plus loin, a fortement contribué à ce processus. Dans le même sens, il faut citer la propagation d'écrits à caractère proprement mémorial (chroniques, histoires ... ) relevant du genre des Gesta episcoporum 44 . Ancrant l'histoire de chaque épiscopat dans le temps linéaire, ces textes ont notamment pour fonction d'établir solidement l'histoire d'une Eglise, à travers les gestes de ses chefs successifs, un peu à la manière du Liber pontificalis pour la papauté. Dans les Gesta, se trouve également véhiculée l'idée du lignage sacré et spirituel d'une Eglise, par la succession des différents évêque. A leur manière, et le cas de Reims étudié de façon minutieuse par M. Sot est à ce titre exemplaire, ces textes fixent dans l'espace et le temps la mémoire du lieu par l'action de son évêque, de même qu'ils contribuent, c'est en tout cas l'un des aspects de l'oeuvre de Flodoard à Reims, à définir la figure de l'évêque idéal dans la société du temps45 . En l'occurence,

42 .

Voir les références citées à la note précédente. Th. Zotz, "Pallium et alia quaedam archiepiscopatus insignia", Festschrift für Berent Schwinekoper. Zu seinem siebzigsten Geburtstag, herausgegeben von H. Maurer und H. Patze, Sigmaringen, 1982, p. 155-175. 44 M. Sot, Gesta episcoporum. Gesta abhatum, "Typologie des sources du Moyen Age occidental", fasc. 37, Turnhout, 1981. 45 M. Sot, Un historien et son Eglise. Flodoard de Reims, Paris, 1993. 43

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Histoire et théologie il s'agit de mettre en valeur le modèle ecclésial grégorien, avant la lettre, esquissant la théocratie pontificale du xme siècle. Le développement de la memoria sous toutes ses formes, mais surtout liturgique, autour de l'évêque, a trouvé d'autres formes de perpétuation de la mémoire des évêques et de leur saint corps: l'inhumation ad sanctos. Jouant le rôle d'une famille ou bien d'une confrérie funéraire, l'Eglise locale est groupée derrière ses évêques défunts et porte à certains un véritable culte46 .

C. Essai de définition de la liturgie épiscopale La liturgie épiscopale n'a cessé d'évoluer au cours des siècles, reflétant la place tenue par l'évêque au sein de la société chrétienne 47 . Au rythme des changements théologiques et sociaux, notamment, intervenus aux différentes époques del' Antiquité et du Moyen Age (et même encore aujourd'hui), la liturgie de l'évêque s'est à maintes reprises "adaptée" à son temps sans mettre pour autant en péril l'existence d'un noyau immuable conférant au statut épiscopal une place stable dans la société. Ce noyau se trouve principalement défini par le rite de l'ordination épiscopale, en particulier dans les prières prononcées pendant la cérémonie48 . Malgré les variations ayant marqué ce rite d'un siècle à l'autre, on peut considérer que les fondements théologico-liturgique de l'épiscopat y sont présents 49 . Dans le rite et les prières d'ordination de l'évêque, on tente de répondre à des questions telles que: qu'est-ce qu'un évêque? Qu'est-ce que l'épiscopat? Que représente-

46 J.-Ch. Picard, Le souvenir des évêques. Sépultures, listes épiscopales et culte des évêques en Italie du nord des origines au xe siècle, "BEF AR 268", Rome, 1988; S. Haar!ander, "Die Reliquien der Bischôfe. Kirchliche Amtstrager und Kultpraxis in hagiographischen Quellen des Hochmittelalters", Hagiographica, I, 1994, p. 117-158, J. Petersohn, "Bischof und Heiligenverehrung", Romische Quartalschrift, 91, 1996, p. 207-229. Parmi les rites funéraires qui se sont développés autour de la personne de l'évêque, il faut relever celui consistant à inhumer le dignitaire ecclésiastique non seulement avec tous ses insignes pontificaux, mais également a\'ec une bulle qui permettait d'apporter une preuve juridique de la fonction du défunt, E. Dabrowska-Zawadzka et F. Comte, "Une rite funéraire peu connu: le dépôt de bulles pontificales dans les tombes ecclésiastiques (XIVe-xye s.)", Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1993, p. 209223. 47 J. Nabuco, "La liturgie papale et les origines du cérémonial des évêques", Miscellanea liturgica in honorem L. Cuniberti Mohlberg. "Bibliotheca "Ephemerides Liturgicae" 22", vol. 1, Rome, 1948, p. 283-300. Pour une perspective historique élargie à l'époque contemporaine, E. J. Lengeling, "Der liturgische Dienst der Bischof', Die liturgische Dienste, Liturgie ais handlung des ganzen Gottesvolkes, Paderborn, 1982, p. 11-29. 48 Cf. Gy, art. cit. à la note 7; P. De Clerck, "La priére gallicane "Pater Sancte" de l'ordination épiscopale", Traditio et progressio. Studi liturgici in onore del Prof Adrien Nocent, OSB, "Studia Anselmiana 95", Rome, 1988, p. 163-176. Sur les conceptions de l'épiscopat et du presbytérat dans les premiers textes "liturgiques" chrétiens, J. Lécuyer, "Episcopat et presbytérat dans les écrits d'Hippolyte de Rome", Recherches de Science Religieuse, XLI, 1953, p. 30-50 et A. Jilek, "Bischof und Presbyterium. Zur Beziehung zwischen Episkopat und Presbyterat im Lichte der Traditio Apostolica Hippolyts", Zeitschriftfür katholische Theologie, 106, 1984, p. 376-401. 49 B. Botte, "L'ordination de l'évêque", La Maison-Dieu, 98, 1969, p. 113-126, L'Eglise en Prière, sous la dir. d' A.-G. Martimort, t. III, Paris, 1984, p. 167-175 et surtout A. Santantoni, L 'ordinazione episcopale. Storia e teologia dei riti dell 'ordinazione nelle antiche liturgie del!' accidente, "Studia Anselmiana 69 - Analecta liturgica 2", Rome, 1976.

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t-il pour l'Eglise? L'autorité de l'évêque provient directement de Dieu et de lui seul. L'invocation de l'Esprit-Saint, notamment au moment de l'imposition des mains, le confirme. Dans les prières d'ordination, on établit un lien entre le grand prêtre de l'Ancien Testament, Aaron, sacré par l'onction d'huile et par la vêture des ornements sacrés, avec l'évêque. Cette présentation typologique n'est pas l'unique aspect des prières d'ordination. Elles confèrent non seulement des pouvoirs sacramentels mais définissent également l'ensemble des fonctions de l'évêque. Parmi celles-ci, on insiste sur le ministère des sacrements, sur celui de la prédication et enfin sur la fonction de pasteur en général. L'évêque est le guide, celui qui dirige la communauté qui, rappelons-le, l'a choisi comme candidat (au moins pour les premiers siècles chrétiens) 50 . Ainsi, l'ordination épiscopale participe activement à la définition de la liturgie de l'évêque. Dans les premières communautés chrétiennes, l'évêque reconnu comme président de la liturgie affirme l'authenticité des cérémonies. Au ne siècle, Ignace d'Antioche se prononce clairement en faveur de cette idée: "Que cette Eucharistie seule soit regardée comme légitime, qui se fait sous la présidence de l'évêque ou de celui qu'il en aura été chargé: là où paraît l'évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l'Eglise catholique" 51 . Déjà dans!' Antiquité, l'évêque est le célébrant par excellence, ne serait-ce que par sa fonction de président des célébrations. Comme chef religieux de la communauté, au sommet de la hiérarchie ecclésiastique, l'évêque préside à toutes les cérémonies sacrées. Par exemple, la forme ancienne de la célébration de la messe consiste en l'offrande du sacrifice par l'évêque entouré de son clergé, au milieu de la communauté 52 . Etant donné qu'à ses origines, le christianisme était une religion urbaine, toute la communauté de la ville épiscopale se réunissait alors autour de son évêque pour célébrer !'Eucharistie. Guide spirituel et chef de son peuple, l'évêque apparaît encore comme le liturge, le célébrant par excellence, ne laissant que peu d'action liturgique à son clergé, car la situation pastorale ne l'imposait pas. Ce n'est que dans un second temps, à partir du moment où le christianisme parvint à s'imposer un peu partout, qu'apparurent des prérogatives liturgiques propres à l'évêque, et d'autres réservées aux prêtres 53 . On assista alors, surtout à partir du haut Moyen Age, à une "spécialisation" de plus en plus poussée du rôle liturgique respectif de l'évêque et des prêtres. Au moins jusqu'au VIIIe siècle, la responsabilité liturgique des évêques était pour ainsi dire double 54 . Ils devaient 50 Sur le choix de l'évêque par la communauté, voir les premiers textes del' Antiquité, la Tradition Apostolique et les Constitutions Apostoliques (voir note 9), et J. Gaudemet, "La participation de la communauté au choix de ses pasteurs dans l'Eglise latine. Esquisse historique", op. cit. à la note 41, n° VIII et "Note sur la transmission des c. 12 et 13 du concile de Laodicée relatifs à la désignation des évêques", n° IX. Sur la persistance de cette prérogative au Moyen Age et les problèmes qu'elle a entraînés, K. Zechiel-Eckes, "Florus von Lyon, Amalarius von Metz und der Traktat über die Bischofswahl", Revue bénédictine, 106, 1996, p. 109-133 et W. Ziezulewicz, "Sources ofReform in the Episcopate of Airard of Nantes, 1050-1054", The Journal of Ecclesiastical History, 47, 1996, p. 432-445. 51 Ignace d'Antioche, Lettre aux Smyrniotes, édition et traduction de P. Camelot, "Sources Chrétiennes 10", Paris, 1969, p. 139 (VIII, 1-2). 52 J. A. Jungmann, Missarum Sollemnia, Paris, 1950, I, p. 243-247. 53 Cf. Février et Picard, op. cit. à la note 13. 54 P.-M. Gy, "La responsabilité des évêques par rapport au droit liturgique'', La Maison-Dieu, 112, 1972, p. 9-24.

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Histoire et théologie d'une part assurer une grande partie du service liturgique, étant donné leur place prééminente au sein des communautés, et leur revenait, d'autre part, la responsabilité "d'improviser" (au moins jusqu'au ive siècle) puis de codifier (jusqu'au v1e-vrne siècles), sur la base de critères relevant en premier lieu de l'orthodoxie, les prières qui devront s'imposer dans toute l'Eglise 55 . Le passage de l'improvisation à la codification des textes et des usages liturgiques fut en grande partie réalisé par les évêques 56 . Dans les cités-cathédrales, les évêques tout-puissants exerçaient leur pouvoir liturgique au-delà des murs de la cité et permettaient l'émergence d'une liturgie urbaine individualisée. Il faudra attendre le haut Moyen Age, avec l'apparition de changements notables dans l'image du diocèse, non plus synonyme de la ville mais intégrant celle-ci comme une partie du diocèse comptant aussi sur le territoire des campagnes, pour voir la liturgie épiscopale se modifier durablement. Véritable pièce maîtresse dans son diocèse, l'évêque est alors la référence liturgique première; on ne conçoit pas qu'il ne puisse pas présider les cérémonies ou bien célébrer dans sa cathédrale pour l'ensemble du diocèse. En même temps, on voit se mettre en place ce qui deviendra les caractéristiques liturgiques épiscopales du Moyen Age. Dans la lettre adressée par le pape Innocent 1er à l'évêque de Gubbio Décentius (416), se profilent certaines prérogatives liturgiques de l'évêque, notamment autour des onctions. La confirmation est présentée comme un rite que seul l'évêque peut accomplir "Quant à la consignation des nouveaux baptisés, il est clair qu'elle ne doit être faite par aucun autre que par l'évêque. Les prêtres, en effet, bien qu'ils aient part au sacerdoce, n'ont cep-endant pas le plus haut degré du pontificat. C'est aux évêques seuls que revient ce ministère de la consignation ou don de l'Esprit Paraclet..." "A propos de ceux qui, après leur baptême, sont possédés par le démon, tombant en quelque vice ou péché, tu m'as demandé s'ils peuvent ou doivent être "consignés" par un prêtre ou un diacre. Cela n'est permis que si l'évêque en a donné l'ordre. En effet, on ne doit absolument pas leur imposer la main si l'évêque n'a pas donné le pouvoir de le faire. Mais, pour que cela se fasse, l'évêque n'a qu'à ordonner que la main leur soit imposée par un prêtre ou par un autre clerc. En effet, comment pourrait-on amener à l'évêque sans grande difficulté un possédé habitant loin, au risque de ne pouvoir aisément, si un malheur lui arrivait en chemin, ni le conduire jusqu'à l'évêque ni le ramener chez lui?" 57 . Concernant les sacrements de l'Initiation, la pratique consistait alors à regrouper le baptême et la confirmation, administrés par l'évêque lors d'une même cérémonie lors de la nuit pascale. A partir du ve siècle, la nécessité de procéder plus fréquemment à des baptêmes, étant donné la christianisation massive des campagnes, amena progressivement à une dissociation sacramentelle

55 P. De Clerck, "Improvisation et livres liturgiques: leçons d'une histoire", Communautés et liturgie, 60, 1978, p. 109-126; M. Vos, "A la recherche de normes pour les textes liturgiques de la messe (Ve-vne siècles)", Revue d'Histoire Ecclésiastique, 69, 1974, p. 5-37; M. Klockener, "Augustinus Kriterien zu Einheit und Vielfalt in der Liturgie nach seinen Briefen 54 und 55", Liturgisches Jahrbuch, 41, 1991, p. 24-39. 56 R.P.C. Banson, "The Liberty of the Bishop to improvise Prayer in the Eucharist", Vigiliae Christianae, 15, 1961, p. 173-176; L. Bouyer, "L'improvisation liturgique dans l'Eglise ancienne", La Maison-Dieu, 111, 1972, p. 7-19 57 La lettre du pape Innocent F à Décentius de Gubbio (19 mars 416), texte critique, traduction et commentaire par R. Cabié, "Bibliothèque de la Revue d'Histoire Ecclésiastique 58", Louvain, 1973, p. 23 et 29.

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Chapitre 1 entre le baptême et la confirmation, ce dernier rite restant, comme l'atteste la lettre d'Innocent 1er, reservé à l'évêque. Ainsi, on peut affirmer que la réservation à l'évêque de l'onction chrismale sur le front, propre à l'Eglise d'Occident, a fait éclater l'unité de l'initiation chrétienne des premiers siècles 58 . A partir de l'époque carolingienne, les liturgistes et les canonistes eurent à coeur d'élargir la liste des rites liturgiques réservés à l'évêque. Dans un traité carolingien sur les origines de l'épiscopat et la définition de ses fonctions, se trouve une liste énumérant les rites propres à l'évêque: "Basilicarum consecratio, benedictio vel unctio al taris, confectio crismatis, consignatio frontium fidelium cum chrismate in Sancti Spiritus tradicione ac earum conscriptio aepistolarum quae formatae dicuntur. !psi interea predicta officia ordinesque aecclesiasticos distribuunt, ipsi sacra virgines benedicunt"59 . Consécration de l'église, bénédiction de l'autel, du saint chrême, confirmation, ordinations, bénédiction des vierges: nombre de libelli épiscopaux, à l'origine de la constitution des premiers pontificaux, comportent les textes liturgiques pour l'exécution de ces différentes rites 60 . A partir du XIIe siècle, lorsque se développe le souci de définir l'épiscopat comme un véritable ordo, les canonistes, soutenus par les théologiens, se chargent de dresser la liste des rites de l'évêque "quid enim excepta ordinatione - immo et multa alia sunt que facit episcopus et non presbyter, se. virginum, altarium, ecclesiarum consecratio, crismatis confectio, puerorum in fronte consignatio, et similia ... ad hoc dicunt quidam quod nomine ordinationis intelliguntur omnia ea que salis episcopis licita sunt; alii dicunt quod insufficienter excepit"61 . Enfin, dans son Rational des divins offices, Guillaume Durand, à qui l'on doit l'une des principales réformes du texte du pontifical romain au xme siècle, énumère les devoirs liturgiques de l'évêque. Après avoir rappelé ceux qu'il a en commun avec le prêtre (la catéchèse, baptiser, prêcher, confesser), viennent ses "spécialités": "tamen ad pontificem novem specialiter spectant: scilicet clericos ordinare, virgines benedicere, pontifices consecrare, manus imponere, basilicas dedicare, degradandos deponere, synodos celebrare, crisma conficere, vestes et vasa sacrare"62 . Ces textes reflètent de manière précise l'évolution médiévale, depuis l'époque carolingienne jusqu'au xme siècle inclus, concernant les spécificités liturgiques de l' évêque 63 . Dans la pratique, plusieurs textes normatifs règlementeront ces rites épiscopaux afin que l'évêque puisse exercer son pouvoir liturgique sur son territoire, le diocèse. De leur côté, les livres liturgiques, avec en premier lieu le pontifical, attesteront de la codification, tant pour les textes mêmes des rites que pour ce qui concerne son caractère officiel, de la liturgie épiscopale; les images peintes dans les pontifi-

58 P. De Clerck, "La dissociation du baptême et de la confirmation au haut Moyen Age", La Maison-Dieu, 168, 1986, p. 47-75. 59 Reynolds, art. cit. à la note 39, p. 331. 60 Voir plus bas note 96. 61 . Stenger, art. cit. à la note 39, p. 81 (citation d'Huguccio). 62 Guillelmi Duranti. Rationale Divinorum Officiorum, !-IV, A. Davril et T. Thibodeau ed., "Corpus Christianorum - Continuatio Mediaevalis CXL", 1995, voir le chapitre "De episcopo ", p. 171-176, citation p. 175. Guillaume Durand atteste aussi de l'attribution à l'évêque seul de la confirmation, p. 114: "Sacramentum dignitatis et necessitatis est confirmatio: dignitatis quia a solo episcopo confertur, necessitatis quia ex contemptu illud dimittens non saluatur ". 63 P.-M. Gy, "La cathédrale et la liturgie dans le midi de la France", La cathédrale (Xlle-x1ve siècle), "Cahiers de Fanjeaux 30", 1995, p. 219-229.

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eaux, on le verra, participent amplement à ce mouvement de codification de la liturgie de l'évêque. Ainsi, de l' Antiquité au Moyen Age, on est passé d'une conception de la liturgie épiscopale "totale", selon laquelle, en présence de l'évêque, toute cérémonie devenait épiscopale, à une vision "spécialisée" de cette liturgie, alors clairement distinguée d'autres célébrations. A l'origine de ce processus, on rencontre principalement des mutations de type social et politique (développement de la campagne et rééquilibrage avec la cité, évolution de la place de l'évêque dans la société, rapport du clergé avec le pouvoir temporel), ecclésiastique et théologique (définition plus rigoureuse des catégories d'ordre et de leurs fonctions dans l'Eglise). Se met alors en place une série de signes tangibles de la spécialisation de la liturgie épiscopale: rites et pièces propres 64 , objets, insignes et livre liturgique aquéquats.

D. Les instruments au service de la liturgie épiscopale (IXe-x111e siècles) Afin d'exercer son pouvoir, du double point de vue du temporel et du spirituel, l'épiscopat médiéval se dota tout au long du moyen Age d'une série d'instruments lui permettant d'affirmer sa puissance. Au sein de l'Eglise d'autres corps que l'épiscopat ont été amenés à user d'instruments qui avaient pour objectifs de légitimer et d'asseoir leur pouvoir. Dans ce domaine, ce sont essentiellement les codifications écrites qui ont force de lois. Règles et statuts juridiques participent fréquemment à la constitution d'un ensemble homogène d'instruments de pouvoir. Pour la liturgie épiscopale, il faudra compter, en plus d'un arsenal de nature juridique, sur la mise au point d'un livre liturgique spécialement conçu pour l'évêque, le pontifical. Ainsi, fort des instruments en tout genre mis à sa disposition, l'évêque médiéval ne rencontra pas beaucoup de résistance dans l'exercice de son ministère, tant sur le plan pastoral, juridique que liturgique. En tant que guide et chef de la communauté chrétienne locale, l'évêque s'impose comme le véritable gardien de la morale individuelle et sociale, ainsi que comme garant de la foi des fidèles, éprouvée par la pratique liturgique. Dès l'époque carolingienne, l'évêque ne pouvant se déplacer régulièrement à travers son immense territoire, comme il le faisait dans l 'Antiquité, les autorités ecclésiastiques et temporelles développèrent des moyens appropriés pour qu'il puisse veiller à la bonne marche sociale et religieuse de son clergé et de ses ouailles. Les principaux moyens d'action élaborés sont la réunion de synodes, la visite du diocèse et la mise par écrit de règles variées, concernant aussi la pratique liturgique, soumises au respect par les prêtres et les fidèles. Les capitulaires épiscopaux de l'époque carolingienne traitent de manière assez détaillée entre autres choses de la vie liturgique des paroisses 65 . Animé par un esprit 64 Voir par exemple, R.-J. Hesbert, "Le chant de la bénédiction épiscopale", Revue des Sciences Religieuses, hors série, Mélanges en l'honneur de Monseigneur Michel Andrieu, Strasbourg, 1956, p. 201-218; R. Metz, "L'ordo de la consécration des vierges dans le pontifical dit de Saint-Aubin d'Angers (IX 0 -Xe siècle)", ibid., p. 327-337. 65 Sur ces documents, cf. P. Brommer, Capitula Episcoporum. Die bischoflichen Kapitularien des 9. und JO. Jahrhunderts, "Typologie des sources du Moyen Age occidental", fasc. 43, Turnhout, 1985; Capitula Episcoporum, I, MGH, éd. P. Brommer, Hanovre, 1984.

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Chapitre 1 législatif nouveau, ces textes insistent notamment sur les obligations théoriques que chaque prêtre doit veiller à faire respecter dans le cadre de sa paroisse. Bien que sans illusion sur la réception effective de ces textes, les évêques se soucient tout d'abord de définir des règles liturgiques générales ou bien propres à leur diocèse, ensuite de veiller à leur bonne application. Celle-ci étant souvent restée relative, les évêques de la seconde moitié du Moyen Age, surtout au XIIIe siècle, ont multiplié les visites pastorales au cours desquelles ils avaient tout loisir de se rendre compte de la fidélité des prêtres et des laïques envers les décisions synodales codifiées dans les statuts synodaux, héritiers des capitulaires épiscopaux du haut Moyen Age. Certains de ces capitulaires carolingiens révèlent aussi des aspects difficilement perceptibles autrement de la personnalité même des évêques. Avec ces instruments, les évêques avaient les moyens de contrôler les capacités pastorales et les connaissances essentielles pour la foi, des prêtres de leur diocèse. Ils trahissent aussi l'intérêt majeur porté par l'évêque à la vie sacramentelle des fidèles 66 . A partir du XIIe et surtout au XIIIe siècle, larestauration de l'Eglise séculière, avec le grand mouvement post-grégorien en faveur de l'autorité épiscopale, les statuts synodaux 67 (dont la préparation et la rédaction relèvent de l'évêque seul) et les visites pastorales 68 (ayant rapidement donné lieu à un texte liturgique fixant le déroulement du cérémonial) se multiplièrent un peu partout, remettant en valeur l'idée de collégialité épiscopale et permettant le développement de l'institution canoniale. Instruments de pouvoir à tous les niveaux, la gestion du temporel pouvait également passer par des décisions prises pendant la réunion de synodes diocésains: tout ceci contribua à intensifier le développement d'une curie épiscopale, organisée autour des chapitres cathédraux. Bien qu'il subsista de grandes inégalités de puissance d'un diocèse à l'autre, on peut affirmer qu'au xrne siècle, le chef du diocèse est désormais le seul juge en matière ecclésiastique sur son territoire. Cette situation s'accompagna, dans un certain nombre de cas, de relations difficiles entre les nouveaux ordres mendiants et les évêques. A côté des statuts synodaux et des visites pastorales, on s'attacha encore à la rédaction d'instructions et constitutions diocésaines dont la visée pastorale était clairement affirmée 69 . Plus qu'un simple manuel à l'usage des prêtres, ces textes relèvent de l'encyclopédie à la fois liturgique et canonique permettant aux desservants des paroisses de trouver des indications précises sur des sujets divers tels que la pénitence, la célébration de l'eucharistie, l'excommunication ...

66 Cf. G. Devailly, "La pastorale en Gaule au IXe siècle", Revue d'histoire de l'Eglise de France, LIX, 1973, p. 23-54. 67 O. Pontai, Les statuts synodaux, "Typologie des sources du Moyen Age occidental, fasc. 11 ", Turnhout, 1975; M. Rubellin, "Les statuts synodaux", Comprendre le XIIIe siècle, Etudes offertes à Marie-Thérèse Lorcin, sous la dir. de P. Guichard et D. Alexandre-Bidon, Lyon, 1995, p. 121-132. 68 N. Coulet, Les visites pastorales, "Typologie des sources du Moyen Age occidental", fasc. 23, Turnhout, 1977. 69 Voir par exemple, J. Avril, "Les intructions et constitutions de Guillaume Durand, évêque de Mende", Guillaume Durand, évêque de Mende (v. 1230-1296), Actes de la Table Ronde du CNRS, Mende, 24-27 mai 1990, Paris, 1992, p. 73-94.

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Histoire et théologie

Constituant désormais, aux XIIe-XIIIe siècles, le centre d'intérêt premier des statuts synodaux, la pastorale sacramentelle est devenue le souci principal des évêques 70 . Les statuts et les visites pastorales permettent à la fois de suppléer à l'impossibilité de donner à l'ensemble du clergé une instruction suffisante en matière de pastorale liturgique et en même temps de vérifier la bonne application des décisions prises en réunions synodales71 . Comme l'a écrit R. Foreville, la "révolution pastorale" du xme siècle est marquée de trois signes essentiels: "1. une accélération du mouvement pastoral; 2. Une réglementation de portée universelle, rendue obligatoire, organique et institutionnelle par renforcement du lien paroissial et aussi de la solidarité diocésaine et provinciale; 3. Une orientation principale et décisive vers la pastorale sacramentelle à fondement théologique" 72 . Les statuts synodaux et les visites pastorales portent la marque indélébile de ces trois points. En matière d'instruments liturgiques stricto sensu, des livres autres que le pontifical sont venus enrichir, aux xne-xme siècles, la liste de ceux dont disposait l'évêque pour faire appliquer les normes de la liturgie diocésaine; ce sont les prototypes et les ordinaires. Durant le haut Moyen Age, la liturgie épiscopale permet l'utilisation de livres propres à tout célébrant (prêtre, pape, évêque) tels que le sacramentaire pour la messe et les rituels d' ordines pour la célébration des autres sacrements et des rites variés, souvent réduits aux seuls formulaires pour les grandes fêtes, pour les sacramentaires, ou bien regroupés sous forme de "pontificaux primitifs" pour les libelli d'ordines 73 . Ainsi, dans la seconde moitié du Moyen Age, il arrive que l'évêque soit amené à se servir d'un missel pendant la messe, en plus ou bien à la place de son pontifical, devenu son livre propre. Les prototypes et les ordinaires n'appartiennent pas à la catégorie des livres utilisés dans l'action rituelle mais à celle des ouvrages descriptifs, voire prescriptifs de la liturgie; il s'agit plutôt de guides pour le bon déroulement de la liturgie 74 . Chacun de ces livres constitue un compendium liturgique dans lequel se trouve regroupé tout ce qui est nécessaire pour la réalisation des rites. A ce titre, on peut les rapprocher 70 R. Foreville, "Les statuts synodaux et le renouveau pastoral du XIII° siècle dans le midi de la France", Cahiers de Fanjeaux, 6, 1971, p. 119-150; O. Pontai, "L'évolution épiscopale en France à l'époque de Philippe-Auguste", Annuarium Historiae Conciliorum, s.d., p. 198-204; B. Guillemain, "L'action pastorale des évêques en France aux XIe et xne siècles", art. cit. à la note 40. 71 O. Pontai, "Le rôle du synode diocésain et des statuts synodaux dans la formation du clergé", Les évêques, les clercs et le roi (1250-1300), Cahiers de Fanjeaux, 7, 1972, p. 337-359; pour les statuts synodaux, voir les textes publiés dans O. Pontai, Le statuts synodaux français du XIJie siècle, t. 1, les statuts de Paris et le synodal de l'Ouest (XIII" s.) "Collection inédits sur l'histoire de France - section de philologie et d'histoire jusqu'à 1610, vol. 9", Paris, 1971 et J. Avril, "Naissance et évolution des législations synodales dans les diocèses du Nord et de l'Ouest de la France (12001250)", Zeitschrift der Savigny-Stiftungfür Rechtsgeschichte, kan. Abteilung, LXXII, 1986, p. 152249, Coulet, op. cit. à la note 68. Voir aussi, O. Dobiache-Rojdestvensky, La vie paroissiale en France au XIIIe siècle d'après les actes épiscopaux, Paris, 1911. 2 " Foreville, art. cit. à la note 70, p. 120. 73 Voir par exemple les livres commandés par Sigebert de Minden au xre siècle, J. Pierce, "New Research Directions in Medieval Liturgy: The Liturgical Books of Sigebert of Minden", Fountain of Life. ln Memory of Niels K. Rasmussen, Washington, 1991, p. 51-67. 74 Sur les ordinaires liturgiques, voir récemment A.-G. Martimort, Les ordines, les ordinaires et les cérémoniaux, "Typologie des sources du Moyen Age occidental", fasc. 56, Turnhout, 1991, et E. Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Age, des origines au XIIIe siècle, Paris, 1993, p. 228-235

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Chapitre I des grandes encyclopédies liturgiques qui voient le jour au xne et au xme siècle. Toutes ces compilations sont nées dans un contexte de "globalisation" du monde qui touche tous les secteurs de la vie de l'Esprit. En codifiant et en sélectionnant les usages liturgiques, les ordinaires et les prototypes retiennent le meilleur du cursus liturgique. De la même manière, les sommes, les encyclopédies, opèrent une sélection dans le savoir, gardent et synthétisent l'essentiel, en s'inspirant des meilleurs auteurs du passé. Dans un cas comme dans l'autre, cette sélection confère aux textes leur autorité. Par exemple, le Rational des divins offices de Guillaume Durand s'impose rapidement comme la meilleure somme liturgique médiévale, étant donné que l'on y trouve une synthèse parfaite des commentaires antérieurs. De leur côté, les ordinaires et les prototypes font la synthèse des livres liturgiques antérieurs, leur procurant une autorité certaine, appuyée par la hiérarchie ecclésiastique. On sait que les ordinaires, ainsi que les prototypes, font leur apparition au xne siècle au cours duquel ils se détachent progressivement des coutumiers du haut Moyen Age. Le XIIIe siècle apparaît comme le siècle d'or des ordinaires. Durant cette période, plusieurs ordres (comme les prémontrés, les franciscains) et la grande majorité des diocèses se dotent d'un ordinaire 75 . L'objectifvisé est alors double: acquérir une liturgie propre et permettre sa diffusion, dans les maisons de l'ordre ou dans le diocèse, afin d'atteindre l'uniformité liturgique. On l'a déjà dit, ces objectifs ont également pu être atteints grâce aux prototypes. Ces ouvrages (ordinaires et prototypes) codifient, sélectionnent et clarifient le cursus et les usages liturgiques d'un ordre ou d'un diocèse, en vue d'une uniformisation de la liturgie. Les ordinaires comme les prototypes marquent une intervention d'autorité dans le domaine de la liturgie à l'origine de laquelle on trouve l'évêque dans son diocèse, le maître de l'ordre, pour un ordre religieux. A un autre niveau de la hiérarchie de l'Eglise, on remarque que la réforme liturgique entreprise à la Curie romaine au début du XIIIe siècle, sous Innocent III, s'est également appuyée sur la confection d'un ordinaire dont les usages représentaient le modèle pour l'Eglise latine occidentale "Incipit ordo Romane ecclesie curie quem consuevimus observare tempore Innocentii tertii papae et aliorum pontificum." (titre de l'ordinaire) 76 . Avant tout réalisé pour les chapelains de la Curie, cet ordinaire a aussi été conçu en vue d'une diffusion liturgique. En effet, à cette époque la liturgie de la chapelle papale, selon les nouvelles conceptions ecclésiologique romaines, représentait la liturgie la plus authentique de l'Eglise romaine 77 .

75 Voir l'ordinaire des prémontrés qui semble représenter un véritable prototype, le triple ordinaire franciscain (ordo breviarii. ordo missalis, ordo ad benedicendum mensam) mis au point par Haymon de Faversahm constitue le principal ouvrage de la codification liturgique de l'orde des Mineurs, cf. S.J.P. Van Dijk, Sources of the Modern Roman Liturgy. The Ordinals by Haymo of Faversham and related Documents (1243-1307), Leiden, 1963, du même auteur, "Il carrattere della correzione liturgica di fra Aimone da Faversham, O.F.M.", Ephemerides Liturgicae, 59, 1945, p. 309367, surtout à partir de p. 340 "I termini Ordinarium e Rubrica nei documenti francescani". 76 S.J.P. Van Dijk, The Ordinal of the papal Court from Innocent III ta Bonijàce VIII and related Documents, "Spicilegium Friburgense 22", Fribourg, 1975. 77 P.-M. Gy, "La papauté et le droit liturgique aux xne et XIII° siécles", The Religious Rotes of the Papacy: Ideals and Realities 1150-1300, "Papers in Mediaeval Studies 8", Toronto, 1989, p. 229245 et "L'unification liturgique de l'Occident et la liturgie de la Curie romaine", Liturgie de l'Eglise particulière et liturgie de l'Eglise universelle, Conférences Saint-Serge, Paris 1975, Rome, 1976, p. 155-167.

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Histoire et théologie Les ordinaires comme les prototypes sont l'expression de la recherche d'uniformité liturgique dans le cadre d'un ordre religieux ou d'un diocèse. Ils font partie des instruments du pouvoir centralisateur des nouveaux ordres, cela déjà chez les cisterciens, et de celui de l'évêque dans son diocèse. Ici, on peut établir un parallèle entre les statuts synodaux, émananation du pouvoir épiscopal (ou diocésain) 78 , et les constitutions des nouveaux ordres, comme chez les dominicains où l'ordinaire a rapidement acquis une valeur constitutionnelle 79 • Dans ces textes à caractère législatif, on décide souvent de la réalisation d'un ordinaire, d'un prototype, ou au moins de l'établissement et de l'imposition d'une liturgie 80 . Au xme siècle, la pastorale liturgique, essentiellement axée sur l'évangélisation, nécessite une uniformité des rites bien plus importante qu'au haut Moyen Age. Dans ce contexte, les ordinaires et les prototypes offrent les meilleures garanties pour que les prêtres et les frères, notamment chez les ordres mendiants, officient selon des usages uniformes. D'autant plus que la rivalité bien connue entre séculiers et représentants des ordres mendiants dans l'exercice de la pastorale liturgique, notamment au sein des milieux urbains, obligent les uns et les autres à se doter d'instruments liturgiques solides 81 . Dans ce contexte, la mise au point d'un ordinaire ou bien celle d'un prototype permet de faire face à cette rivalité en essayant de s'imposer auprès des populations, urbaines notamment. J'insisterai sur un point commun essentiel entre les trois types de livres, ordinaires, prototypes et pontificaux: tout en présentant de réelles différences, principalement entre le pontifical et les deux précédents, ce sont tous des compilations liturgiques.

Histoire du pontifical (IXe-xv1e s.) "Tous les rituels anciens sont des pontificaux, si l'on peut se permettre cet anachronisme", ainsi s'exprime Bernard Botte pour définir la place prééminente de

78 Cf. J. Avril, art. cit. à la note 71, et "Eglise, paroisse, encadrement diocésain aux XIIIe et XIVe siècles, d'après les conciles et statuts synodaux", La paroisse en Languedoc (Xllle-x1ve s.), "Cahiers de Fanjeaux 25", 1990, p. 23-49. 79 Sur la valeur constitutionnelle des livres liturgiques dominicains en particulier le prototype et l'ordinaire, cf. R. Creytens, "L'ordinaire des Frères Prêcheurs", Archivum Fratrum Praedicatorum, 24, 1954, p. 108-188. 80 Voir par exemple le synodal du Mans (XIIIe s. ), "De libris ecclesiasticis. I 04. Item, cum membru capiti se debeant conformare, volumus et mandamus, ut quilibet parochialis sacerdos kalendarium et ordinarium habeat Cenomanense et in festis et ofjiciis suis, et in aliis in quibus poterunt, usum matris ecclesies studeant observare", Avril, art. cit. à la note 71, p. 237. 81 Plusieurs auteurs ont relevé que l'implantation urbaine des dominicains s'inscrivait dans le cadre d'une politique pastorale, axée sur l'évangélisation, cf. J. Le Goff, "Apostolat mendiant et fait urbain dans la France médiévale: l'implantation des ordres mendiants", Annales ESC, 1968, p. 335-352 et "Ordres mendiants et urbanisation dans la France médiévale", ibid., 1970, p. 924-946. Sur l'acceptation par les diocèses des fonctions pastorales des nouveaux ordres, grâce en particulier au privilège pour les dominicains et les franciscains, accordé par le pape, de célébrer sur un autel portatif, permettant sans aucun doute l'utilisation de livres portatifs, cf. P.-M. Gy, "Le statut ecclésiologique de l 'Apostolat des prêcheurs et des mineurs avant la querelle des mendiants", Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 59, 1975, p. 79-88 et J. Dubois, "Les ordres religieux au XIIe siècle" selon la Curie romaine", Revue bénédicitne, 78, 1968, p. 283-309, en particulier p. 304-305. Sur les rapports souvent difficiles entre mendiants et séculiers, M.-H. Vicaire, "Prêcheurs et paroisse", La paroisse en Languedoc ... , cité à la note 78, p. 261-283.

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Chapitre 1

l'évêque dans l'action liturgique des premiers siècles chrétiens 82 . En effet, comme nous l'avons décrit plus haut, à l'origine, toute cérémonie liturgique en présence de l'évêque devient célébration épiscopale, et cela concernait une large majorité des rites de l'Eglise. Aucun témoignage ne permet de connaître le genre de document qui pouvait être utilisé par l'évêque pour célébrer, d'autant plus que, pendant les premiers siècles, l'improvisation jouait un rôle de premier plan dans le déroulement rituel. Ainsi, il est difficile d'affirmer que, dès les premiers siècles, l'idée de procurer à l'évêque un livre liturgique propre à sa fonction ait circulé. Même à partir des ye_y1e siècles où l'on commence à percevoir l'utilisation de document écrit pour célébrer, on ne semble pas faire de distinction particulière entre des livres pour le prêtre et d'autres pour l'évêque. La spécialisation des fonctions liturgiques de ce dernier n'est véritablement apparue qu'à partir du vme siècle, si bien que les premiers témoins de livres réservés à l'évêque ne datent que du IXe siècle et prendront des formes bien particulières que nous aurons l'occasion de décrire plus bas. En réalité, il faut avoir présent à l'esprit que dès les premières tentatives de codification de textes liturgiques, donnant naissance aux différents livres, l'évêque n'eut pas à sa disposition de documents écrits spécifiquement réservés à sa liturgie; en revanche, il fit usage des livres créés pour la célébration des rites (messe, sacrements ... ). Ainsi, comme tout célébrant, l'évêque a utilisé un sacramentaire pour présider !'Eucharistie, voire pour donner d'autres sacrements, cela dès les origines du sacramentaire et pendant tout le Moyen Age. C'est un fait bien connu, le sacramentaire n'est pas un livre réservé à l'évêque 83 . Pourtant, bon nombre de témoins médiévaux de ce livre ont été réalisés pour la célébration épiscopale. On parle à leur propos de "sacramentaires épiscopaux" dont le contenu est adapté à la liturgie de l'évêque. Ces livres, de type festif, ne contiennent généralement que les formulaires de messes pour les principales fêtes de l'année, ainsi que le texte des rituels dont certains sont propres à l'évêque et d'autres pas. L'évêque, principal personnage de la célébration liturgique à laquelle il assiste, et qu'il préside dans la plupart des cas, dut attendre le IXe siècle pour voir se mettre en place un livre entièrement fait pour lui. A l'origine de cette création, on trouve d'une part la spécialisation de plus en plus poussée des pratiques liturgiques propres à l'évêque, d'autre part, la nécessité de créer un livre symboliquement associé à sa fonction rituelle, enfin, la volonté d'honorer l'évêque selon la place grandissante qu'il occupe dans l'Eglise et la société. A ces raisons, vient s'ajouter le désir permanent des liturgistes du Moyen Age de procéder à des codifications en tout genre dans le domaine des livres du culte; le pontifical n'échappera pas à cette règle. L'histoire du pontifical comprise entre le 1xe et le xv1e siècle est marquée par une interaction constante entre tous ces phénomènes 84 . Voyons plus précisément de quoi il s'agit. Toute célébration liturgique comprend des textes sacrés et des indications décrivant la façon dont les rites doivent se dérouler. La combinaison de ces deux éléments forme un ordo qui désigne ainsi une description des rites sacrés, un directoire, ou une sorte de guide à l'usage du célébrant où se trouvent exposées l'ordonnance des céréBotte, art. cit. à la note 21, p. 103. Sur l'histoire de ce livre, cf. E. Palazzo, Histoire des livres liturgiques. Le Moyen Age, des origines au XIIIe siècle, Paris, 1993, p. 47-83. 84 Ibid., p. 204-220. 82 83

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Histoire et théologie monies et la manière de les accomplir. Pour ce faire, on dispose de livres descriptifs (voire prescriptifs) qui donnent le plan du déroulement des célébrations, quelles qu'elles soient, qui décrivent les interventions des acteurs, leurs gestes, leurs attitudes, ou bien encore fournissent la liste des objets liturgiques utilisés ... Les ye_y1e siècles ont vu naître les premiers directoires conçus pour régler les célébrations principales du christianisme: baptême, messe, ordinations, dédicaces d'églises, offices de la Semaine sainte ... Au Moyen Age, ces documents, généralement il s'agit de petits livrets indépendants, allaient donner naissance aux principaux livres descriptifs et prescriptifs de la liturgie, dans lesquels la part accordée aux rubriques, transcrites en rouge ou orange, est importante: ce sont les ordines romani, 85 les rituels 86 , les pontificaux, et, dans un autre registre cultuel mais tout aussi fondamentaux pour la liturgie et sa codification, les coutumiers 87 , les ordinaires 88 , les cérémoniaux89 , les processionnaux90. Le contenu et la nature des Ordines romani, des rituels et des pontificaux obligent à les ranger dans la même catégorie: ce sont des livres liturgiques à proprement parler car ils servent directement au déroulement de la célébration et y sont utilisés par un ministre du culte. Au contraire, les coutumiers, les ordinaires et les cérémoniaux appartiennent plutôt à la catégorie des livres de (ou sur) la liturgie, règlementant les rites (ou décrivant leur ordonnance) d'un ordre religieux, d'un diocèse, par exemple, mais n'intervenant en aucun cas comme "acteur". Le pontifical, défini de façon stricte, contient des ordines (ou rituels) généralement spécifiques à la liturgie épiscopale. L'histoire du pontifical au Moyen Age a presque entièrement été éclaircie par les recherches de Cyrille V ogel et Reinhard Elze sur le Pontifical romano-germanique du xe siècle (désormais PRG) 91 , celles de Michel Andrieu sur les pontificaux de la seconde moitié du Moyen Age 92 , et celles de Niels K. Rasmussen sur les pontificaux dits "primitifs" (IXe-xe s.) qui constituent le chaînon intermédiaire entre les 85 Ibid., p. 186-195; M. Andrieu, Les ordines romani du haut Moyen Age, "Spicilegium sacrum lovaniense" 11, 23, 24, 28, 29, Louvain, 1931-1961; A.-G. Martimort, Les "ordines ", les ordinaires et les cérémoniaux, "Typologie des sources du Moyen Age occidental", fasc. 56, Turnhout, 1991, p. 17-47. 86 Palazzo, op. cit. à la note 83, p. 197-203; P.-M. Gy, "Collectaire, rituel, processionnai", Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 44, 1960, p. 441-469 (texte repris dans La liturgie dans l'histoire, Paris, 1990, p. 91-126). 87 Palazzo, ibid., p. 221-227; L. Donnat, "Les coutumiers monastiques: une nouvelle entreprise et un champ nouveau", Revue Mabillon, n.s. 3 (t. 64), 1992, p. 5-21. 88 Palazzo, ibid., p. 228-235; Martimort, op. cit. à la note 85, p. 51 et ss.; dans le cadre de la section "Liturgie" de l'IRHT (Orléans) j'ai entrepris voici quelques années la réalisation d'un catalogue des ordinaires des bibliothèques de France qui débouchera, à plus long terme, sur un ouvrage portant sur l'histoire des ordinaires au Moyen Age. Sur ce projet voir E. Palazzo, "Le catalogue des ordinaires des bibliothèques publiques de France: une nouvelle entreprise de catalogage de manuscrits liturgiques", Die Erschliessung des mittelalterliches liturgisches Gesanges, 39. Symposion, Wolfenbüttel, 24-29 mars 1996 (sous presse). 89 Cf. Palazzo, ibid., p. 239-240; Martimort, op. cit. à la note 85, p. 89-109. Sur les liens entre les ordinaires et les cérémoniaux voir l'étude du cérémonial de la cathédrale de Tolède, F. Reynaud, "Un cérémonial de la fin du XVIe siècle à l'usage de la cathédrale de Tolède", Revue Mabillon, n.s. 6 (t. 67), 1995, p. 225-241. 90 Palazzo, p. 236-238; Gy, art. cit. à la note 86. 91 Vogel-Elze, PRG. 92 Andrieu, Pontifical, 1-4.

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Chapitre I ordines romani et le PRG 93 . Nous possédons ainsi d'excellentes éditions de textes accompagnées d'études d'histoire du livre et de liturgie qui s'y rattache dues aux meilleurs spécialistes94 . Il ne s'agit pas, dans les pages qui suivent, de décrire dans le détail l'histoire du pontifical pendant le Moyen Age, mais bien plutôt de retracer, dans les grandes lignes, ses étapes essentielles permettant d'une part de fournir un cadre solide dans lequel se mouvoir et, d'autre part, mettre en relief les éléments primordiaux impliqués dans le processus de création de ce livre liturgique.

A. Les premiers pontificaux ou "pontificaux primitifs" Jusqu'aux travaux de Niels K. Rasmussen, les historiens des livres liturgiques ne percevaient pas vraiment la manière dont avait pu se faire la jonction entre les ordines, isolés ou organisés en collections 95 , et le PRG de la seconde moitié du xe siècle. Ce point d'histoire des livres liturgiques était d'autant plus important à éclaircir puisque le PRG, confectionné dans l'entourage de la cour ottonienne entre 950 et 962, apparaît comme le premier ouvage officiel destiné à l'évêque pour lui permettre de célébrer "sa" liturgie, devrait-on dire, puisque son contenu est centré sur les actions qui lui sont réservées. Comment en est-on arrivé là? Le PRG avait-il été préparé par des essais de pontificaux, ou bien au contraire, était-il le résultat de changements intervenus empiriquement dans des recueils d'ordines? Les compilateurs ottoniens du PRG s'étaient-ils inspirés d'expériences antérieures en matière de pontifical, ou bien avaientils été les géniaux concepteurs d'un nouveau livre, entièrement sorti de leur imagination? Autant de questions pour lesquelles Niels K. Rasmussen a apporté des réponses définitives 96 .

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Rasmussen, Pontificaux. Il serait fastidieux, dans le cadre de ce chapitre, de procéder à une énumération des nombreuses éditions de pontificaux et d'études qui leur ont été consacrées; on trouvera la plupart des références dans les ouvrages cités aux notes précédentes. Sur l'histoire du pontifical on consultera également, V. Leroquais, Les pontificaux manuscrits des bibliothèques publiques de France, 3 vol., Paris, 1937, t. I, p. I-CLIV, même si ce texte est dépassé sur la majeure partie des points abordés; A. Nocent, "Pontifical", Catholicisme, 11, col. 627-630, Liturgica Vaticana, Liturgie und Andacht im Mittelalter, Cologne, 1992, p. 40-43. 95 Certaines collections d'ordines ont été longtemps confondues avec des pontificaux, comme par exemple le "Pontifical" de Poitiers (Paris, Bibl. Arsenal, 227) qui consiste en une collection d'ordines pour la préparation et la célébration pascales, cf. N. K. Rasmussen, "Les préfaces pascales du "Pontifical de Poitiers" (Paris, Bibliothèque del' Arsenal, ms. 227)", Mélanges liturgiques offerts au R.P. Dom Bernard Botte O.S.B. de l'abbaye du Mont César, à l'occasion du cinquantième anniversaire de son ordination sacerdotale (4 juin 1972), Abbaye du Mont César - Louvain, 1972, p. 461476; voir en dernier lieu, A. Martini, Il cosidetto pontificale di Poitiers (Paris, Bibl. Ars. 227), "Rerum Ecclesiasticarum Documenta - Series Maior. Fontes XIV", Rome, 1979. 96 En attendant la publication de son livre cité à la note 93, on pourra consulter les articles suivants: "Le "Pontifical" de Beauvais (!Xe-xe siècle)", Studia Patristica X Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur, Band 107, Berlin, 1970, p. 413-418; "Unité et diversité des pontificaux latins aux VIII°, IXe et xe siècles'', Liturgie de l'Eglise particulière et liturgie de l'Eglise universelle, Conférences Saint-Serge, XXIIe Semaine d'études liturgiques, Paris, 1975, "Bibliotheca "Ephemerides Liturgicae" - Subsidia", 7, Rome, 1976, p. 393-410; "Célébration épiscopale et célébration presbytérale: un essai de typologie'', Segni e riti nella chiesa altomedievale occidentale, Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, XXXIII, Spolète, 1985, Spolète, 1987, t. II, p. 581-607. 94

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Histoire et théologie A partir des pontificaux "primitifs, Rasmussen a abordé de façon neuve les problèmes posés au liturgiste par les différents types de célébration du haut Moyen Age. L'auteur a essayé de systématiser une approche des manuscrits reposant sur un principe simple: le contenu et l'aspect matériel du manuscrit renseignent sur l'utilisation effective du document. Passant en revue un à un les manuscrits antérieurs à l'an mil, Rasmussen a établi une typologie, aussi fine que possible, du document liturgique épiscopal avant la confection du PRG par la confrontation systématique du contenu (quels ordines, quels rituels?) et de la forme matérielle des manuscrits, des types aussi différents que l'exemplaire de voyage, ou l'exemplaire cathédral, se sont profilés, témoins "vivants" des diverses formes de la célébration des rites de l'évêque. Dans bien des cas, ces manuscrits sont des exemplaires de petit format, de facture souvent modeste, qui ne contiennent que les textes nécessaires (rubriques et prières) à la célébration de telle ou telle action spécifique à la fonction épiscopale, comme les ordinations, la messe chrismale du Jeudi saint, l'ordo pour un concile, la consécration d'une église, ou bien encore des rites non réservés à l'évêque mais qui font partie de la charge presbytérale qu'il assure dans sa cathédrale, à l'image du prêtre dans sa paroisse. Dans un premier temps (peut-être déjà dans la seconde moitié du IXe siècle), il a existé autant de libelli que de rites à célébrer, sans zone géographique d'apparition privilégiée. A côté du libellus indépendant, on connaît quelques rares exemples de rotuli, au contenu généralement limité à un rite précis (en général les ordinations97 ), dont certains datent du XIe siècle, après l'apparition du PRG. Les rouleaux "pontificaux" conservés sont pour la plupart originaires d'Italie du Sud, région où l'utilisation du rouleau dans la liturgie était très en vogue 98 . Des témoignages textuels prouvent l'utilisation de ces rouleaux dès l'époque carolingienne. Par exemple, dans une lettre adressée en 869-870 à l'évêque de Metz, Advence, qui devait se rendre à Trèves pour la consécration du nouvel archevêque de la ville, Hincmar de Reims fournit de nombreuses précisions sur le déroulement de la cérémonie et évoque l'utilisation d'un rotulus pour le rite consécratoire99 . Les mentions suivantes désignent vraisemblablement autant de petits libelli de ce geme, d'aspect modeste ou luxueux selon le lieu d'utilisation et le type de rite: "ordo romanus ", "ordo romani concilii " 100, "ordo romanus in duobus quaternionibus " 101 ,

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Voir par exemple le rouleau épiscopal de l'évêque Landulf, réalisé dans la seconde moitié du xe siècle dans la région bénéventaine et qui contient un cycle illustré des ordinations cléricales réparti en douze scènes, cf. R. E. Reynolds, "Image and Text: The Liturgy of Clerical Ordination in Earl y Medieval Art", Gesta, XXII, 1983, p. 27-38. Dans le cours de ce livre, il nous faudra amplement revenir sur ce manuscrit si particulier. 98 Voir surtout les nombreux rouleaux d'Exultet des xre-xne siècles, cf. Exultet. Rotoli liturgici del medioevo meridionale, sous la dir. scientifique de G. Cavallo, Rome, 1994. Un bon exemple de rouleau pontifical est fourni par le ms. Asti, Bibl. cap. Cod. XIII, du xre siècle, F. Dell'Oro, "Frammento di rotolo pontificale del secolo XI", Traditio et progressio. Studi liturgici in onore del Prof Adrien Nocent OSE, "Studia Anselmiana 95'', Rome, 1988, p. 177-204. 99 Pour les témoignages de ce genre, cf. Rasmussen, Pontificaux, sous presse; sur le passage de la lettre d'Hincmar, M. Andrieu, "Le sacre épiscopal d'après Hincmar de Reims", Revue d'Histoire ecclésiastique, 48, 1953, p. 22-73. 10 Catalogue de la bibliothèque de l'archevêque de Salzbourg, vers 958-990, Becker, Catalogi Bibliothecarum Antiqui, Bonn, 1885, n° 34, p. 77 101 Catalogue du IXe siècle de l'abbaye de Saint-Gall, ibib., n° 22, p. 51.

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Chapitre I "quaternos cum letania. Quaternos I cum letania et duos de dedicatione ... quaterniones !!" 102, " ... ad ecclesiam consecrandam quaterniones duos, ad visitandum infirmum quaterniones duos, ad ordinationes ecclesiasticos quaternione duo " 103 . Dès le xe siècle mais surtout aux x1e et xne, le terme d'ordo dans les catalogues de bibliothèques et les inventaires de trésors, avec précision ou non de rites, est utilisé pour désigner plutôt un pontifical: " ... ordo episcopalis ... ordo episcopalis " 104, "ordo I argenteus " 105 . L'étape suivante dans la marche menant vers le pontifical a consisté à regrouper plusieurs libelli en un recueil factice, faisant office de pontifical "primitif'. Niels K. Rasmussen en a étudié plusieurs dont la composition liturgique et codicologique trahit la compilation de libelli. Il s'agit principalement des pontificaux de Beauvais (Leyde, BPL 111.2, 1xe-xe s.), de Reims (Reims, Bibl. mun. 340, du IXe ou du xe s.) et d'un manuscrit bénéventain (Bibl. Vaticane, lat. 7701 du xe siècle) 106 . Pour l'ensemble des pontificaux "primitifs" étudiés, Rasmussen a relevé l'absence d'une structure fixe du contenu, de même que celle d'un noyau stable sur lequel seraient venus se greffer d'autres ordines. Ce fait atteste le caractère empirique de leur mode de constitution. La grande diversité des réalisations, d'aspect généralement modeste, s'explique par une genèse à partir de la compilation de libelli, même si l'on retrouve un peu partout des ordines de consécration d'église, d'ordinations ecclésiastiques et de pénitence. Rares sont les exemplaires plus soignés comme le célèbre pontifical de Sens du xe siècle (Saint-Pétersbourg, Bibl. Saltykov Schredin, ms. Q.v.I. 35), exemplaire du métropolitain qui contient des serments d'obéissance prêtés par les évêques suffragants de la province de Sens, le matériau ordinaire des fonctions épiscopales et des rites royaux (couronnements de la reine et du roi), dont la signification historique demeure controversée 107 . Rappelons également que ces pontificaux

102 On y reconnaît facilement des libelli servant à la dédicace d'une église, les autres sont plus difficiles à identifier; catalogue de la bibliothèque épiscopale de Vich, E. Junyent, "La Biblioteca de la Canonica de Vich en los siglos X-XI", Spanische Forschungen der Gorresgesellschaft, V2, Münster, 1963, p. 136-145, p. 139-140. 103 Liste de libelli épiscopaux légués par l'évêque d'Elne à sa cathédrale en 915, incluse dans son testament, plutôt que recueil de libelli formant un petit pontifical, comme le pense Rasmussen, auquel cas la mention aurait été plus lapidaire et n'aurait probablement pas énuméré les différents quaternions; parmi les autres livres liturgiques légués par l'évêque à son Eglise, on trouve des missels et un livre d'Evangiles, d'autres mentions sont moins facilement identifiables, PL, 132, col. 468. 104 Catalogue de l'église Saint-Martin de Tournai, du xne siècle, cf. L. Delisle, Le cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, Paris, 1874, t. II, n° 134, p. 500 et n° 286, p. 503. ios Inventaire des livres et objets liturgiques de la cathédrale de Bamberg, deuxième quart du xne siècle; puisque l'on se trouve dans un trésor de cathédrale, la reliure de ce document (probablement un pontifical étant donné la date) devait être précieuse, cf. B. Bischoff, Mittelalterliche Schatzverzeichnisse, !. Von der Zeit Karts des Grossen bis zur Mitte des 13. Jahrhunderts, "Ver6ffentlichunge n des Zentralinstituts für Kunstgeschichte IV", Munich, 1967, p. 57. Voir d'autres exemples dans Becker, op. cit. à la note 100, n° 29, p. 63, n° 112, p. 229, n° 113, p. 230, n° 115, p. 235, n° 122, p. 252. Sur les dons de livres par les évêques aux trésors d'églises, cf. E. Palazzo, "Les livres dans les trésors au Moyen Age. Contribution à l'histoire de la memoria médiévale", Annales HSS, 1997, 1, p. 93-118. 10 6 Sur tous ces manuscrits, cf. Rasmussen, Pontificaux. 107 Cf. Rasmussen, Pontificaux et G. Lobrichon, "Nouvelles recherches sur le rituel pontifical de Sens au IXe siècle", Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, 1992, p. 191-200.

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"primitifs" sont apparus presque simultanément en plusieurs endroits différents, prouvant qu'il n'y eut pas de "politique" délibérée menée dans ce sens. Pour expliquer la genèse et le développement des pontificaux, il faut tout d'abord invoquer des raisons d'ordre pratique: l'évêque y trouve, regroupé en un seul petit volume, tout ce dont il a besoin en dehors de la liturgie eucharistique. Lorsqu'il célèbre dans la cathédrale, il peut aussi se servir du sacramentaire dans lequel, au moins dans un premier temps, certains rites épiscopaux sont transcrits, avant d'en être "détachés" pour intégrer le pontifical. Le rôle liturgique croissant de l'évêque dans son église, à partir du rxe siècle, a permis l'accomplissement d'un processus historique dont témoignent les pontificaux "primitifs". Aux IXe-xe siècles, la fonction épiscopale tend à se préciser au sein de la société chrétienne et acquiert une importance grandissante, tant sur le plan social et religieux que liturgique. L'apparition du pontifical en tant que livre indépendant atteste de cette évolution notoire de la place de l'évêque dans son diocèse et de sa responsabilité liturgique.

B. Une catégorie à part: les bénédictionnaires Les bénédictions 108 figurent dans les sacramentaires et les pontificaux, dont elles forment généralement une partie distincte, ou bien constituent un livre indépendant appelé bénédictionnaire. Ce sont des pièces prononcées dans le cadre d'actes rituels qui s'insèrent dans le déroulement d'une messe ou d'une cérémonie liturgique autre (consécration d'église, ordination cléricale ... ). D'une valeur pastorale certaine, elles servent à solenniser les grandes célébrations. A l'origine réservées à l'évêque et prononcées juste avant la communion, en allusion à l'action d' Aaron (Nb. VI, 22-26), les bénédictions passèrent rapidement à l'usage dans l'office, en pays gallican et wisigothique notamment. Pendant le haut Moyen Age, les pays germaniques ont été leur zone de diffusion privilégiée et elles se sont principalement développées dans les monastères 109 . Dans les sacramentaires, ce sont essentiellement des bénédictions pour l'usage dans un monastère. Jointes à un pontifical, formant une partie du livre ou insérées dans les ordines, elles concernent plus spécifiquement la liturgie épiscopale. Quant au livre indépendant, Niels K. Rasmussen a prouvé l'existence de libelli, sorte d"'embryons" qu'il nomme "bénédictionnaires simples" 110 , antérieurs à l'apparition des bénédictionnaires complets 111 . Il s'agit de libelli contenant notamment les bénédicitons épiscopales pour le déroulement de l'année liturgique et des messes votives, d'autres encore sont de type royal ou militaire. Citons, par exemple, les libelli d'un manuscrit de Munich (Bayerische Staatsbibl. Clm 6430, ff. 1-14) réalisés à Freising au IXe

108 Sur ce genre particulier de pièces, E. E. Moeller, Corpus benedictionum episcopalium, "Corpus christianorum - Series latina" 162, 4 vol., Turnhout, 1971-1973. 109 Voir l'étude de A. Franz, Die kirchliche Benediktionen im Mittelalter, 2 vol., 2° éd., Graz, 1960. 110 Rasmussen, Pontificaux. 111 Ces /ibelli-bénédictionnaires sont attestés dans les catalogues de bibliothèques et les inventaires de trésors, voir par exemple la mention du catalogue de l'église Sainte-Marie-Majeure de Crémone (984): "Episcopalium benedictionum libelli auro inscripti volumen unum", ici les libelli sont peut-être déjà reliés en un seul volume, cf. Becker, op. cil à la note 100, n° 36, p. 81.

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Chapitre I ou au xe siècle 112 . D'autres manuscrits juxtaposent le bénédictionnaire au pontifical, comme dans le somptueux manuscrit Rouen, Bibl. mun. 369 Y 7, de l'archevêqu e Robert, réalisé à Winchester vers 980 113 . Enfin, le bénédictionnaire complet fait son apparition vers le xe siècle où il devient un livre indépendant dans la typologie des documents liturgiques de l'évêque 114 . L'histoire de ce livre, considéré séparément du pontifical, n'a pas encore fait l'objet de l'étude approfondie qu'elle mérite 115 . Un des meilleurs specimens de ce livre, devenu indépendan t, est le bénédictio nnaire de l'évêque warmundus, réalisé en Italie du nord à la fin du xe ou au début du xre siècle (Ivrea, Bibl. cap. cod. 10 (XX) 116 . On distingue encore quelques "bénédictionnaires élargis" ou l'on a inséré, dans le cours même du bénédictionnaire, des oraisons ou des ordines sans rien changer à la structure du livre. Inséparable de l'histoire du pontifical, et, dans une moindre mesure du sacramentaire, on peut reconnaître que le bénédictionnaire a acquis son autonomie grâce au développement de la liturgie épiscopale et qu'il est, en quelque sorte, le second instrument textuel, après le pontifical, dont l'évêque a besoin dans sa cathédrale. C'est pourquoi on parle volontiers, à propos des formes indépendantes de ce livre, de bénédictionnaires épiscopaux, étant donné que la majeure partie des témoins ont été confectionnés pour des évêques 117 .

C. Le Pontifical romano-germanique Considéré par Cyrille Vogel comme "l'un des deux monuments cultuels majeurs de la renaissance ottonienne de la seconde moitié du xe siècle" (l'autre étant le sacra-

112 Gamber, CLLA, n° 280, p. 184; J. Deshusses, "Le bénédictionnaire gallican du VIIIe siècle", Ephemerides Liturgicae, 77, 1963, p. 169-187. 113 E. Temple, Anglo-Saxon Manuscripts, 900-1066, Londres, 1976, n° 24, p. 53-54. Dans les catalogues médiévaux de la bibliothèque de Rouen, le manuscrit est identifié comme un bénédictionnaire, "Benedictionarius Roberti archiepiscopi ", Becker, Catalogi (note 1OO), n° 82 (vers 11111128); voir aussi le catalogue de 1165-1183, n° 104. 114 Plusieurs mentions tirées de catalogues de bibliothèques et d'inventaires de trésors d'églises, font apparaître des bénédictionnaires indépendants et peut-être complets, "Missalem librum et benedictionalem et ordinem épiscopalem", ici, le bénédictionnaire est distingué du pontifical et du missel (don de livres et d'objets liturgiques par l'évêque Réginbert de Brixen à l'église de Wilten (Autriche), vers 1140, Schatzverzei chnisse (note 105) n° 109, voir aussi n° 139 et dans Becker, Catalogi (note 100), n° 53, 102, 104, 115, 123, 126. 115 Pour!' Angleterre, A. Prescott, "The Structure of Pre-Conquest Benedictionals", British Library Journal, 13, 1987, p. 118-158. 116 F. Dell'Oro, "Le benediziones episcopales del codice Warmondiano (lvrea, Bibl. Cap. Cod. 10 (XX)" Archivfür Liturgiewissenschaft, 12, 1970, p. 147-254. 117 Pour des études d'autres bénédictionnaires du haut Moyen Age, voir notamment les travaux de F. Dell'Oro, parmi lesquels on pourra consulter, "Il benedizionale di Novara (Novara, Bibl. Cap. S. Maria, Cod. LXXXVIII (Colombo 4)'', Novarien, 6, 1974, p. 53-138; "Un benedizionale ad uso della cattedrale di Aosta ne! secolo XI (Aosta, Bibl. Cap., Cod. 15)", Recherches sur l'ancienne liturgie d'Aoste, VI, 1976, p. 5-84, et W. Berschin, "Das Benedictiona le Salomons III. für Adalbero von Augsburg (Cambridge, Fitzwilliam Museum, ms. 27)", Churriitisches und st. gallisches Mittelalter, Festschrift für Otto P. Clavadetsch er zu seinem fünfundsech zigsten Geburtstag, Sigmaringen, 1984, p. 227-236.

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mentaire de Fulda) 118 , le Pontifical Romano-germanique marque un véritable tournant dans l'histoire des livres liturgiques du haut Moyen Age. Tout d'abord, il consacre la liturgie épiscopale qui se dote d'un livre officiel sur lequel doit normalement s'aligner l'ensemble des autres livres du culte. Le PRG nous projette ensuite dans une autre période de l'histoire de la liturgie et de ses livres, car il est le point de départ, voire le générateur, des livres dits de "seconde génération" (en compagnie du missel et du bréviaire notamment), mettant ainsi un terme à la "première génération" née de la réforme carolingienne en matière de liturgie (avec le sacramentaire et les ordines notamment). Grande compilation de textes liturgiques qualifiée parfois d'hétéroclite, le PRG se caractérise néanmoins par une structure organisée de son contenu qui fait de lui un véritable livre, soustrait aux "hasards" et aux tâtonnements de la réunion de libelli en pontificaux primitifs. Fruit d'un long travail de compilation réfléchie, le PRG ne s'est pas constituté empiriquement autour de quelques ordines, transcrits dans des libelli. Il se compose de 258 sections, de longueur variable, comprenant des ordines rituels (avec rubriques et textes euchologiques, voire bénédictions), des messes votives (dont les formulaires sont entiers), et même des expositiones missae, ou encore des sermons pour des oraisons particulières (comme la dédicace des églises), des textes juridiques (relatifs à la consécration épiscopale), des canons de conciles. Axé sur la personne de l'évêque, il comprend tout (ou presque tout) ce dont celuici a besoin pour célébrer dans sa cathédrale et dans son diocèse, avec une insistance particulière sur les textes propres aux rites qui lui sont réservés. L'intention est donc clairement définie: il s'agit d'un livre organisé pour l'évêque, dans le cadre de "sa" liturgie, confirmant par là la place de plus en plus grande qu'il occupe dans la hiérarchie ecclésiastique. Regroupant des ordines d'origine aussi bien romaine (la majorité) que gallicane, le PRG doit à sa nature hybride la désignation moderne qui lui fut donnée par Michel Andrieu mais qui ne repose sur aucun fondement ancien. Dans les sources médiévales, on rencontre plutôt des mentions telles que "ordo romanus ", "ordo", "ordo episcopalis ", "ordo pontificalis ", qui peuvent aussi bien désigner des ordines 119 Ce n'est que dans la seconde moitié du Moyen Age que s'affinera et se précisera la terminologie employée à propos des pontificaux. Les compilateurs n'ayant pas donné de titre à "leur" ouvrage, aucune appellation ne s'est imposée de fait, à la différence de ce qui s'est passé pour le sacramentaire. La tradition manuscrite L'examen des nombreux témoins du PRG, réalisés entre le xe et le XIIe siècle, a permis à Vogel et Elze de les faire remonter tous à un archétype unique dont l'original a disparu 120 . Sur la cinquantaine de manuscrits pris en compte par les deux éditeurs du livre, 38 ont été répartis en quatre groupes principaux: 1. germanique (26

118 Vogel-Elze, PRG, III, p. 3; sur le sacramentaire de Fulda, E. Palazzo, Les sacramentaires de Fulda. Etude sur l "iconographie et la liturgie à l'époque ottonienne, "Liturgiewissenschaftliche Quellen und Forschungen 77", Münster, 1994. 119 Voir les nombreuses références tirées de Becker, Catalogi (note 1OO) et Schatzverzeichnisse (note 105). 120 Vogel-Elze, PRG, II, p. 6-11.

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Chapitre 1 mss); 2. italien, dont les témoins furent copiés sur des modèles germaniques (7 mss); 3. français (3 mss); 4. anglais (2 mss). Le plus ancien témoin date de la seconde moitié du xe siècle et se trouve aujourd'hui conservé à Lucques (Bibl. cap. cod. 607) 121 . Vraisemblablement copié à Lucques même sur un modèle originaire de Mayence, du lieu de confection du PRG, il est considéré comme le manuscrit le plus fidèle à . l'état premier du livre 122 . Tous les exemplaires conservés dérivent d'un archétype commun que l'examen de la tradition manuscrite autorise à situer dans l'Empire romano-germanique, plus précisément à Mayence. Les variantes propres aux différents groupes régionaux peuvent s'expliquer de deux manières: plusieurs recensions ont pu sortir de l'atelier mayençais, sans que l'on puisse le prouver avec certitude; ou bien ces variantes régionales attestent que l'hypothétique archétype a subi rapidement des adaptations lors de sa diffusion dans une bonne partie de l'Occident.

Origine, date et circonstances historiques de la réalisation du PRG Le PRG est un livre liturgique mis au point par la volonté impériale; il est pour les empereurs ottoniens ce que le sacramentaire grégorien de type Hadrianum fut pour les souverains carolingiens 123 . Sur le plan politique, cette compilation réfléchie et organisée semble avoir été entreprise pour permettre aux souverains ottoniens de tenter une réunification liturgique de leur Empire, à l'instar de Charlemagne un siècle plus tôt. Cette entreprise coïncide avec l'instauration par Otton 1er du Reichskirchensystem qui liait directement à lui les évêques, tout en leur donnant les moyens d'exercer le pouvoir sur leur territoire. La diffusion rapide du PRG tient d'ailleurs moins à sa nature qu'à la renommée du lieu où il a été composé, le siège de l'archevêché de Mayence, dont les 18 diocèses suffragants composaient la partie médiane de l'Empire. A cette époque, l'archevêque de Mayence cumulait souvent sa charge avec la fonction d'archichancelier de l'Empire, ce qui augmentait l'importance de la ville de Mayence considérée alors comme la véritable capitale religieuse. De 954 à 968, l'archevêque-ar chichancelier était Guillaume, fils d'Otton 1er et frère d'Otton IL Les spécialistes du PRG en font le principal protecteur (voire l'artisan) de l'entreprise, sinon son inspirateur. L'ordo L (50) qui couvre l'ensemble de l'année liturgique (Vogel-Elze, section XCIX) ne semble pas avoir de tradition indépendante antérieure au PRG. Dans cet

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La datation du manuscrit de Lucques ne fait pas l'unanimité parmi les spécialistes. Certains lui assignent une date dans les toutes premières années du XI° siècle, voir R. E. Reynolds, "The Ritual ofClerical Ordination of the Sacramentarium Gelasianum Saec. VIII: Early Evidence from Southern Italy", Rituels. Mélanges offerts au Père Gy, Paris, 1990, p. 437-445, surtout p. 439. L'analyse paléographique du manuscrit fait pencher en faveur du x:e siècle. 122 La mention "Vis sanctae Mogontiensi Ecclesiae, mihi et successoribus meis fidem et subiectionem exhibere? ", c'est -à-dire la question posée, dans le cérémonial des évêques, par le métropolitain à l'évêque ordinand (son suffragant), et la présence de saints typiques de Lucques dans les litanies, vont dans le sens de l'hypothèse d'une copie italienne d'un manuscrit mayençais. Pourtant, la morphologie de l'écriture ne me paraît pas exclure un scribe d'origine germanique; peut-il s'agir d'un exemplaire germanique (mayençais) apporté en Italie lors d'une des visistes d'Otton rer dans la Péninsule entre 962 et 964? Dans son grand répertoire des manuscrits ottoniens, H. Hoffmann ne l'a pas pris en considération, Buchkunst und Konigtum im ottonischen undfrühsalischen Reich, 2 vol., Stuttgart, 1986. 12 3 Cf. Palazzo, op. cit. à la note 83, p. 74-77.

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Histoire et théologie ordo, aux jours des rogations, une hymne sangallienne ( "Humili prece et sincera devotione '', des environs de 925) donne des variantes caractéristiques de Mayence: "Ottmarus pater", fondateur et protecteur de l'abbaye de Saint-Gall, a été remplacé par "Albanus pater"; mentions de saint Boniface et de Disibod, respectivement patron de la ville de Mayence et de l'abbaye de Disibodenberg, située près de Mayence. Ces additions et substitutions n'ont pu être effectuées qu'au Scriptorium de Saint-Alban de Mayence 124 . Les travaux de Vogel et Elze permettent de dater la compilation entre 950 et 962. Les principales sources de l'ordo L (pratiquement tous des textes de la première moitié du xe s.) ont fourni le terminus ante quem non; l'examen approfondi des plus anciens témoins manuscrits (en particulier le ms. 607 de Lucques) a permis d'établir le terminus post quem non. Ces arguments se trouvent confirmés par l'analyse de l'ordo du couronnement royal (Vogel-Elze, n° LXXII, "ordo ad regem benedicendum") dont la forme apparaît pour la première fois comme telle dans le PRG 125 . Le contenu de cet ordo ne correspond pas à la description du sacre royal d'Otton 1er à Aix-la-Chapelle le 7 août 936, que l'on connaît grâce à la description qu'en a laissée un chroniqueur 126 , mais, en revanche, s'accorde parfaitement avec le couronnement royal d'Otton Il le 26 mai 961, toujours à Aix-la-Chapelle 127 . Le président de cette cérémonie était l'archichancelier de l'Empire et primat de Germanie, Guillaume de Mayence, qui aurait pu confectionner un ordo de couronnement spécialement pour l'occasion. Le haut patronage et le prestige du siège de Mayence désignaient la ville comme lieu de confection d'un nouveau livre liturgique destiné à servir la politique religieuse des souverains ottoniens. Le succès du livre fut rapide comme en témoigne sa large diffusion à travers une bonne partie de l'Empire. Etant donné son contenu conçu pour un usage plus limité, exclusivement épiscopal, l'ouvrage n'était pourtant pas à même de supplanter, dans la hiérarchie des livres liturgiques, le sacramentaire, symbole de la réforme liturgique carolingienne. A la mort de Guillaume en 968, l'abbaye de Fulda, grande rivale du siège de Mayence, retrouva sa suprématie politique et religieuse dans l'Empire. Le scriptorium de Fulda se mit alors à réaliser une série de sacramentaires dont le principal fut conçu comme une sorte de "monument liturgique", véritable compilation des types de sacramentaire de l'époque carolingienne, comme s'il s'agissait de faire obstacle à l'autre compilation de l'époque ottonienne, émanant de la cité rivale de Mayence, le PRG, ou de le compléter 128 . Ce sont bien des circonstances politiques

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Pour un développement des arguments en faveur de l'origine mayençaise du PRG, cf. VogelElze, PRG, III, p. 11-14. 125 Sur l'histoire des ordines de couronnement germaniques, P. E. Schramm, "Die Krônung in Deutschland bis zum Beginn des salischen Hauses ( 1028)", Zeitschrift für Rechtsgeschichte, Kan. Abt. 24, 1935, p. 310-322 (repris avec d'autres articles sur le même sujet dans Kaiser, Konige und Pèipste, 4 vol., Stuttgart, 1968-1971); voir le dossier de synthèse réuni par J. Flori, L'idéologie du glaive. Préhistoire de la chevalerie, Genève, 1983, p. 84-102, voir enfin R. Elze, Ordines coronationis imperialis: Die Ordines für die Weihe und Kronung des Kaisers und der Kaiserin, "MGH Fontes iuris Germanici antiqui 9", Hanover, 1960. 126 Widukind, Res Gestae Saxonicae, II, 1-2, MGH, Scriptores, III, p. 54-57. 127 Sur toutes ces questions, cf. Vogel-Elze, PRG, III, p. 14-28. 12 8 Cf. Palazzo, op. cit. à la note 83.

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Chapitre I favorables, avec la renovatio imperii des ottoniens, qui ont assuré au PRG un certain succès, toutefois temporaire. Il a également bénéficié d'une certaine déchéance liturgique à Rome, à cette époque, où il va recevoir un accueil chaleureux. Otton rer, accompagné de nombreuses personnalités de son église, fit plusieurs séjours en Italie avec notamment l'intention de remédier au vide liturgique dont souffraient Rome et une bonne partie de l'Italie à ce moment. Dans ces circonstances, le PRG apparaissait comme l'instrument idéal pour redonner vie à la liturgie romaine. C'est la raison principale de son implantation rapide à Rome où, même du temps de Grégoire VII si réticent devant tout ce qui provenait de l'Empire, il s'imposa comme un des principaux outils pour la restructuration des livres de la liturgie. Le PRG occupe donc une place charnière dans la typologie des livres liturgiques, et primordiale dans le développement du culte chrétien durant la seconde moitié du Moyen Age. Il se présente à la fois comme une compilation d'usages et de textes antérieurs à sa confection et comme le point de départ pour la réalisation d'autres livres. On peut dire aussi que, avec l'implantation à Rome du PRG, les ordines romani, enfin organisés en un livre homogène et non plus réunis en collections, ont retrouvé leur patrie d'origine après une longue pérégrination au-delà des Alpes depuis le début du vme siècle.

D. La postérité du PRG: les pontificaux romains et non romains (Xie-xve s.) 129 La postérité du PRG, spécialement en Italie, allait être considérable, cela dès le XIe siècle 130 . A Rome, il permettra la "création" du pontifical de la Curie dont les versions successives, entre le xne et le xve siècle, constitueront autant d'occasions de "renaissance" du livre liturgique de l'évêque. C'est grâce à ces différentes versions que le pontifical s'imposera comme un instrument privilégié de la codification liturgique voulue par les papes, relayés par les évêques au niveau des Eglises locales. En Italie notamment, la seconde vie du pontifical, devenu alors un atout majeur dans la politique liturgique menée par les autorités de l'Eglise, donnera naissance à une illustration sans précédent pour ce livre. Pour des raisons historiques qu'il serait fastidieux de détailler ici, l'installation du PRG en France 131 et en Angleterre, au XIe siècle, ne fut que fort limitée en compa-

129 Une bonne synthèse sur l'histoire des pontificaux après le PRG a été donnée par M. Kliickener, Die Liturgie der Diozesansynode. Studien zur Geschichte und Theologie des "Ordo ad Synodum "' des "Pontificale Romanum ", "Liturgiewissenschaftliche Quellen und Forschungen 68", Münster, 1986, p. 25-38, du même auteur voir aussi, "Das Pontifikale. Ein Liturgiebuch im Spiegel seiner Benennungen und der Vorreden seine Herausgeber, zugleich Würdigung und Weiterführung einer Studie von Marc Dykmans", Archiv für Liturgiewissenschaft, 28, 1986, p. 396-415. 130 Voir par exemple les pontificaux d'Italie du nord et leur originalité, du point de vue du contenu, par rapport au PRG, F. Dell'Oro, "L'ordo confirmationis romano-franco-germanico. Un contributo alla storia del rito da! secolo IX al secolo XIII", Recherches sur l'ancienne liturgie d'Aoste, IV, 19721973, p. 5-85. 131 Cf. Les témoins présentés dans Leroquais, Pontificaux; voir aussi, F. Combaluzier, "Un pontifical du Mont Saint-Michel (Paris, BN, ms. latin 14832)'', Millénaire monastique du Mont SaintMichel", I, Paris, 1967, p. 383-398.

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raison des territoires plus à l'est de l'Empire ottonien et de l'Italie dont certaines régions étaient sous influence germanique. Dans ces deux pays, il fallut attendre la pénétration du pontifical romain du xne siècle (puis ses versions ultérieurs) pour que s'opère, de manière indirecte, la réception du livre liturgique officiel des ottoniens. Les témoins manuscrits anglais, français, voire espagnols, que l'on possède pour les années 950-1100 dénotent un intérêt restreint pour le PRG, mais il faut dire que la zone d'influence de l'Empire ottonien ne comprenait pas vraiment ces régions, ainsi que la présence de pièces et de formulaires d'origine locale. Dans bien des cas, le contenu de ces manuscrits anglais et français est encore marqué par un certain esprit expérimental, dans la lignée des pontificaux "primitifs" décrits par Niels K. Rasmussen. A titre d'exemple, citons deux pontificaux anglais du haut Moyen Age qui ont récemment fait l'objet d'une édition et d'une étude dans la prestigieuse collection anglaise "Henry Bradshaw Society" 132 . Le premier manuscrit est le célèbre pontifical dit d'Egbert (Paris, BNF, lat. 10575), du nom du premier archevêque d'York (ca. 732766) à qui l'on attribuait la composition du livre. Il fut vraisemblablement réalisé à York même vers le milieu du xe siècle. Son importance historique et liturgique est considérable puisqu'il est l'un des premiers pontificaux anglais conservés. Le contenu liturgique du manuscrit est très riche (nombreux ordines et bénédictions notamment); un propre d'Evreux lui fut ajouté au XIe siècle. L'analyse du contenu liturgique a permis de saisir de manière approfondie les relations et les échanges liturgiques entre le monde insulaire et le continent à cette époque. Par exemple, la litanie des saints (ff. 4lv-42v) et l'ordo du couronnement (ff. 130v-137) sont vraisemblablement originaires du nord de la France et de la Flandre. L'hypothèse de l'éditeur est que le lat. 10575 fut copié à partir d'un manuscrit réalisé en France du nord (peut-être l'abbaye de Saint-Amand), auquel on aurait joint des éléments locaux. Le second manuscrit, de moindre importance que le précédent, est conservé à Cambridge (Sydney Sussex College, ms. 1OO). Il est constitué de différentes parties réalisées en Angleterre entre le début du XIe siècle et le XIIe siècle et fut en usage à Durham. Les 14 folios (seulement) contiennent trois sections: les rites d'ordinations, l'ordo de confirmation, la messe de saint Cuthbert et les antiennes pour l'office de saint Nicolas. Le contenu de ce deuxième pontifical anglais permet principalement d'apprécier l'importance des pièces insulaires du pontifical d'Egbert (notamment pour les rites d'ordinations). Ce rapide détour par l'Angleterre permet d'entrevoir l'originalité liturgique de la production insulaire en matière de pontifical 133 . Au fil des pages, on aura amplement l'occasion de retrouver cette originalité, appliquée cette fois à l'illustration des pontificaux anglais des xe et x1e siècles. Ce point a déjà été évoqué plus haut, la position de l'Italie, de Rome en particulier, envers la réception du texte du PRG fut dès le début celle d'une franche adoption même si nombre de réticences, pouvant s'expliquer par une réaction "d'orgueil" de

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Two Anglo-Saxon Pontificals, H.M.J. Banting ed., "HBS 104", Londres, 1989. Cf. D.N. Dumville, Liturgy and the Ecclesiastical History of Late Anglo-Saxon England: Four Studies, Woodbridge, 1984, p. 66-95. Voir aussi J. Brückmann, "Latin Manuscripts Pontificals and Benedictionnals in England and Wales", Traditio, 29, 1973, p. 391-458. 133

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Chapitre I la part des héritiers de ceux qui étaient à l'origine des textes du PRG (les ordines) se sont manifestées à son égard. Certains diocèses d'Italie, notamment la Lombardie, se trouvaient sous influence ottonienne et, à Rome même, la vitalité liturgique n'était pas telle que l'on puisse se passer d'apports originaux, tels que le PRG, même venus de l'Empire germanique, qui permettraient un renouveau de la liturgie et des créations dans ce domaine. Ainsi, on constate qu'au xne siècle, malgré les paroles hostiles de Grégoire VII à son égard, la compilation mayençaise avait été si bien fondue dans les usages romains que les liturgistes et canonistes romains en avaient même oublié l'origine. Cet oubli était peut-être volontaire, nous n'en savons rien. Quoi qu'il en soit, vers 1150, en citant le PRG, l'Ordo officiorum Ecclesiae Lateranensis du prieur Bemard 134 , l'appelle tout simplement "Ordo romanus" 135 . En fait, le PRG allait rapidement s'imposer comme la source essentielle pour la confection des livres pontificaux romains du XII" siècle. Le processus a principalement consisté en un allègement substantiel du livre mayençais, en vue de l'adapter aux conditions de la liturgie romaine. Les liturgistes des différentes églises de l' urbs ont réagi comme leurs confrères francs quelques siècles auparavant, qui avaient dû adapter les sources romaines (sacramentaire, antiphonaire, ordines romani ... ) aux nécessités de la liturgie gallicane. L '"épuration" du PRG à Rome a notamment eu pour conséquence la suppression des ordines de couronnement, des pièces et rituels à caractère monastique, des éléments d'usage strictement "gallican" et des pièces de caractère didactique provenant des recueils constitués à l'époque carolingienne. Ainsi, au fur et à mesure des réaménagements, la nature compilatoire du PRG s'est progressivement estompée, laissant la place à des livres plus "pratiques", directement destinés à la liturgie136.

Le pontifical romain du XIIe siècle Les travaux de Michel Andrieu sur les pontificaux romains du XII" siècle ont permis d'aboutir à la conclusion que le PRG est la souche commune de l'ensemble des livres épiscopaux romains du XIIe siècle 137 . Les 9 manuscrits utilisés par Andrieu pour son édition du pontifical du xne siècle offrent une structure très proche de celle du PRG et sont l'expression de la liturgie de plusieurs églises de Rome 138 . Tout comme son "ancêtre" le nouveau pontifical ne comporte pas de titre officiel. A la suite du 1er Concile du Latran, tenu en 1123, la papauté retrouve sa souveraineté dans le gouvernement de l'Eglise, en particulier dans son expression liturgique et sur les puissances laïques. Décision fut prise d'envoyer à travers l'Europe des légats du pape, afin notamment de réorienter les usages liturgiques locaux selon les pratiques

134 Comme l'a montré le Père Gy, l'importance historique de cet ordo est considérable puisqu'il exprime, pour le xne siècle, le rapport complexe entre la chapelle papale et la basilique du Latran, "Interactions entre liturgies. Influence des chanoines de Lucques sur la liturgie du Latran", Revue des Sciences Religieuses (Mélanges A. Chavasse), 58, 1984, p. 537-552 (repris dans La liturgie dans l'histoire, Paris, 1990, p. 127-139). 135 Cf. Vogel-Elze, PRG, III, p. 50-51. 136 Sur tout ceci, ibid., p. 51-55. 137 Andrieu, Pontifical, I, 1938. !38 Sur ces manuscrits, cf. Andrieu, ibid.

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Histoire et théologie

romaines. Dans cette opération, les nouveaux exemplaires manuscrits du pontifical officiel, né du réaménagement du PRG, ont joué un rôle de premier plan. Localement à Rome, à la Curie même ou pour les cardinaux-évêques qui avaient l'occasion d'exercer des fonctions épiscopales, la nécessité de posséder un exemplaire du nouveau livre devenait impératif. Ainsi, la production de manuscrits du pontifical romain allait bon train. D'une manière plus générale, il faut souligner que le pontifical romain du XIIe siècle, exporté dans une grande partie de la chrétienté, allait s'mposer comme un instrument essentiel de l'expression de la suprématie pontificale, grandement reconsidérée à cette époque. Par cette "exportation" liturgique, le triomphe du rit romain dans les siècles à venir était assuré, même si, localement, lors de la réception du pontifical romain du xne siècle, les livres épiscopaux indigènes préservèrent certains traits particuliers de leur liturgie. Le Pontifical de la Curie au XIIIe siècle Sous le pontificat d'Innocent III (1198-1216), une nouvelle impulsion fut donnée au pontifical romain dans le cadre d'une grande réforme de l'Eglise latine menée par le pape. Les liturgistes de la Cour pontificale ont confectionné pour cela des livres reflétant la liturgie officielle de la Curie et destinés à s'imposer dans tout l'Occident 139 . Parmi ces nouveaux livres, l'ordinaire, le missel, le bréviaire, ainsi que le pontifical, occupent les premiers rangs au sein d'un système visant à l'identification ecclésiologique entre l'Ecclesia romana et la Curia romana 140 . Le pontifical, que la terminologie de l'époque confond souvent avec l'ordinaire 141 , résulte d'une refonte des différentes versions du pontifical romain du XIIe siècle. La souche même du livre est toujours celle du PRG. L'édition de l'archétype, que l'on doit là encore à Michel Andrieu, a permis de distinguer plusieurs recensions de ce livre, tout au long du XIIIe siècle 142 . Seule l'addition de quelques chapitres et le développement de la description de certaines cérémonies papales les distinguent. Déjà largement répandu en Italie, ce pontifical officiel de l'Eglise romaine, qui ne comporte toujours pas de titre, s'imposera en France dans sa troisième recension, lors de l'installation de la papauté en Avignon au xrve siècle. Il entrera alors en concurrence avec le pontifical de Guillaume Durand (1230-1296), évêque de Mende aux environs de 1293-1295. Les chapitres ultérieurs de ce livre montreront que l'illustration du pontifical au Moyen Age, ainsi que sa codification, ont véritablement pris naissance dans la version romaine du XIIIe siècle de ce livre. Les différentes opérations de diffusion et de promotion de ce livre, afin de mieux imposer le rit romain, menées par les autorités

139 P.-M. Gy, "L'unification liturgique de l'Occident et la liturgie de la curie romaine", Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques, 59, 1975, p. 601-612 et "La papauté et le droit liturgique au XIIe et XIII° siècles", The Religious Raies of the Papacy: Ideals and Realities (Papers in Mediaeval Studies 8), Toronto, 1989, p. 229-245. 14 Cf. B. Schimmelpfennig, Die Zeremonienbücher der romischen Kurie im Mittelalter, Tübingen, 1973, p. 17-23. 141 Sur cette question, ainsi que celle de l'apparition des prologues dans les pontificaux aux XIIIeXVe siècles, cf. Kliickener, art. cit. à la note 129, M. Dykmans, "La préface du pontifical de Ferry de Clugny envoyée à Mabillon d'après un manuscrit de la Reine Christine de Suède", Scriptorium, 38, 1984, p. 63-70. 142 Andrieu, Pontifical, II, 1940.

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Chapitre 1 de l'Eglise ont largement contribué au développement d'une iconographie nouvelle, adaptée au pontifical officiel de la chrétienté. Le pontifical de Guillaume Durand Oeuvre de l'un des plus illustres liturgistes et canonistes du Moyen Age 143 , le pontifical de Guillaume Durand, à la suite de "lutte" d'influences et de contaminations réciproques, inspiré partielleme nt des pontificaux romains du xne siècle puisque l'auteur a séjourné en Italie, finit par s'imposer, favorisé par une situation de grande instabilité à Rome lors du grand schisme d'Occident. Descendant partiellement du PRG, !'oeuvre de l'évêque de Mende servit de base à la première édition imprimée du Pontificale romanum en 1485. La structure donnée par Guillaume Durand à son pontifical, divisé en trois sections, devint la norme des futures éditions imprimées 144 . Les différentes sources employées (pontificaux du xne S., pontifical de la Curie du XIIIe s. et même quelques pièces du PRG non retenues dans les livres romains), font du pontifical de Guillaume Durand une véritable somme de la liturgie épiscopale, attestant la postérité féconde du PRG, générateur d'ouvrages symboles d'une période de l'histoire de l'Eglise au Moyen Age 145 . Fruit d'une réflexion et d'un travail approfondi de remaniements textuels, le pontifical de Guillaume Durand apparaît avant tout comme un livre d'usage local, destiné à la cathédrale et aux églises diocèses 146 . Plusieurs passages (cérémonies de l'ordination du souverain pontife, du couronnement de l'empereur par le pape, par exemple) autorisent cependant de penser que l'auteur a également envisagé l'éventualité d'une adoption de "son" pontifical à la Curie et même pour l'Eglise chrétienne toute entière. Etant donné le nombre de manuscrits conservés de ce livre, originaires d'une large majorité des régions de l'Occident médiéval, et son influence, à Rome, sur la production de pontificaux imprimés, force est de constater que les desseins de son auteur se sont largement réalisés. Enfin, il n'est pas inutile de rappeler que les témoins manuscrits du pontifical de Guillaume Durand présentent un développement considérable de l'illustration, imposant même de nouvelles images par rapport au cycle présent dans le livre romain du XIIIe siècle. Ce phénomène ne sera pas, dans cet ouvrage, étudié pour lui-même mais servira de point de mire, tant chronologique que formel, permettant de comprendre l'évolution de l'illustration du pontifical après le xme siècle.

143 Sur !'oeuvre et l'influence de Guillaume Durand, Guillaume Durand. Evêque de Mende (vers 1230-1296), canoniste, liturgiste et homme politique. Actes de la table ronde du CNRS, Mende 2427 mai 1990, P.-M. Gy éd., Paris, 1992. 144 "ln prima parte de personarum benedictionibus, ordinationibus et consecrationis agatur... ; ln secunda parte de consecrationibus et benedictionibus aliarum tam sacrarum quam prophanarum rerum agitur ... ; ln tertia partie de quibusdam ecclesiasticis ofjiciis agitur ... " (Andrieu, Pontifical, III, p. 327, 328 et 331 ). 145 Cf. Andrieu, Pontifical, III, 1940. 146 R. Cabié, "Le pontifical de Guillaume Durand!' Ancien et les livres liturgiques languedociens", Liturgie et musique (lXe-x1ve s.), Cahiers de Fanjeaux, 17, 1982, p. 225-237.

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II. 11 ART AU SERVICE DES ÉVÊQUES

A côté du texte qu'il contient et de son importance pour l'histoire de la liturgie, le pontifical entre également dans la sphère des objets réalisés sous l'impulsion du mécénat artistique. A cette affirmation, empressons-nous d'ajouter que seul un faible nombre de pontificaux manuscrits du Moyen Age ont reçu une illustration, plus ou moins riche quantitativement et qualitativement 1• Si bien que la dimension proprement artistique de ces manuscrits varie d'un témoin à l'autre. Toutefois, il n'est pas dans notre intention de procéder à une appréciation esthétique de telle ou telle miniature; encore moins d'émettre des jugements sur la "valeur" artistique de ces images. Notre propos voudrait se limiter à la portée historique de ces réalisations artistiques. Pour ce faire, il semble impératif d'essayer de cerner ce que recouvrent les deux formules lapidaires: "art épiscopal", "mécénat épiscopal". Les pontificaux illustrés appartiennent à un ensemble d'objets ou de réalisations artistiques plus globales (telles que les constructions architecturales) qui ont été générés par la volonté des évêques. A ce titre, il apparaît indispensable de saisir leur originalité dans ce processus, en comparaison d'autres objets. En somme, de quelle façon les pontificaux participent-ils à la définition d'un art épiscopal? En préalable à cette question, il faut nécessairement se demander si le Moyen Age a bel et bien généré un "art épiscopal"? Si cette question suscite une réponse affirmative, l'historien se trouve dans l'obligation de procéder à l'analyse minutieuse de cette notion. Quels sont les éléments essentiels de la définition d'un "art épiscopal"? Celui-ci serait-il forcément synonyme de "mécénat épiscopal", si tel n'était pas le cas, on serait amené à se demander pour quels objets le mécénat épiscopal s'est-il exercé? Cet "art épiscopal" seraitil réservé aux objets spécifiques à l'évêque ou bien inclut-il également des productions que d'autres dignitaires de l'Eglise, ou bien même des personnages de haut rang autres que des ecclésiastiques, peuvent posséder, voire utiliser dans l'exercice de leur charge? Met-on en évidence des objets pour lesquels la notion d"'art épiscopal" serait plus appropriée que pour d'autres productions? La définition d'un "art épiscopal" varie-t-elle selon les époques, depuis l'Antiquité chrétienne jusqu'à la fin du Moyen Age, et les régions de l'Occident concernées? Autrement dit, constate-t-on des différences dans la production artistique épiscopale d'un pays à l'autre, d'un diocèse à l'autre à l'intérieur de la même entité géo-politique ou bien en comparaison avec un diocèse situé dans l'orbite d'une autre domination politique? Existe-t-il plusieurs types d"'art épiscopal", et, dans certains cas de "mécénat épiscopal"; si oui, quels sont leurs caractéristiques propres? Quelle est la validité de la distinction entre un "art épiscopal" actif, impliquant une entreprise de mécénat par le commanditaire d'une oeuvre, et un "art épiscopal" passif, où l'oeuvre malgré de forts caractères épiscopaux (représentations de l'évêque, utilisation de l'objet par celui-ci ... ) ne résulte pas d'une commande épiscopale?

1

Voir chapitre IV sur l'illustration du pontifical.

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Chapitre II

Je préfère arrêter là cette litanie car, dans ce chapitre, l'exhaustivité n'est en aucune manière visée. Dans une première partie, on situera le mécénat épiscopal par rapport à celui émanant des cercles monastique, royal et princier, tout en essayant d'en donner une définition. Les caractéristiques propres à chacun de ces mécénats apparaissent-elles distinctement ou bien, au contraire, a-t-on affaire à un ensemble de caractérisitiques valables pour tous les types de mécénats? La mise en relief des grands traits du mécénat, pris dans sa globalité, touchant principalement l'évergétisme, la constitution d'une double mémoire ecclésiale et personnelle, du point de vue du commanditaire, ainsi que la nécessité d'honorer dignement Dieu, soulignera l'étroite parenté entre les mécènes royaux ou princiers, les commanditaires épiscopaux et monastiques. Toutefois, selon les cas, les périodes et les régions, on ne manquera pas de relever entre les différents mécénats des phénomènes comme la complémentarité, la rivalité ou bien la coexistence pacifique, entre autres. Dans cette partie, on accordera une place à part à ce que j'appelle le "mécénat intellectuel" des évêques, concrétisé notamment par la création d'écoles cathédrales, complémentaire au mécénat artistique proprement dit, entrées, pour certaines, dans le cercle des références essentielles de la théologie médiévale. Dans la deuxième partie, plus analytique, on tentera de définir les types de mécénat épiscopal. Ainsi, on passera successivement en revue les types suivants, tout en considérant les rapports et les échanges de l'un à l'autre: l. Le mécénat épiscopal au service de la constitution d'une mémoire ecclésiale; 2. La constitution d'une mémoire ecclésiale doublée de celle de la mémoire personnelle de l'évêque-commanditaire; 3. Le mécénat épiscopal au service de la glorification du souverain ou de l'empereur; 4. Le mécénat épiscopal destiné à fortifier, voire à définir, le statut de l'évêque et/ou celui de son Eglise sur le triple plan politique, liturgique, social. Pour chacun des types, on distinguera le mécénat "actif' du mécénat "passif', selon l'expression dont on trouvera la justification plus haut. Enfin, pour illustrer chaque type, on fera appel à une variété d'oeuvres, impliquant des supports divers et une grande richesse iconographique, à des exemples pris sans logique particulière du double point de vue chronologique et géographique. Enfin, la troisième partie sera consacrée à un examen des principaux types d'objets ou, plus précisément, de la production artistique au service de l'art épiscopal. La part belle sera faite aux objets liturgiques en tout genre, incluant par là les manuscrits commandés ou non par l'évêque, parfois aussi utilisés par lui dans la célébration, parmi lesquels les pontificaux. D'autres formes d'art ne seront pas pour autant délaissées. Je pense en particulier à l'art monumental directement lié à l'exercice de ses fonctions par l'évêque, dont les réalisations essentielles sont les cathédrales et les palais épiscopaux. Ici, on tentera d'apporter une réponse à la question de savoir si, seuls des objets spécifiques à l'évêque participent à la création de la catégorie "art épiscopal"; ou bien si, par extension, d'autres objets non réservés aux fonctions du chef de l'Eglise locale, acquièrent le statut d'art épiscopal?

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L'art et les évêques 1. Le mécénat épiscopal: essai de définition et comparaison avec les mécénats monastique, royal (ou impérial) et princier

Donner une définition du mécénat épiscopal sans prendre en considération le phénomène de la commande artistique dans sa globalité mènerait à une impasse 2 . En effet, rien a priori, ne distingue dans son essence le mécénat épiscopal d'un autre type de mécénat 3 . Comme on aura l'occasion de le voir plus bas, les différences apparaissent plutôt au niveau de la fonction des objets (dans certains cas aussi de leur iconographie), de l'aménagement architectural des édifices, ou bien encore dans le rapport souvent complexe entre les catégories de mécènes. Bien qu'il ne s'agisse pas dans ces pages de traiter de manière approfondie du mécénat en général, un rappel succinct des principales caractéristiques du mécénat dans l 'Antiquité et au Moyen Age s'impose. Dans l' Antiquité, les dignitaires ecclésiastiques, parmi eux les évêques, ont repris à leur compte l'idée, héritée des structures politiques romaines, selon laquelle les bâtiments de la communauté sont construits par les détenteurs du pouvoir. Assumant pleinement leurs responsabilités spirituelles et temporelles, les principaux personnages de la hiérarchie ecclésiastique ont ainsi pratiqué un évergétisme assidu dans tous les domaines 4 . Issus pour la plupart des grandes familles de l'aristocratie, les évêques del' Antiquité et du Moyen Age, n'ont généralement rencontré aucun obstacle financier qui les aurait empêcher d'entreprendre la construction d'une cathédrale ou de faire fonctionner un scriptorium, même si, au Moyen Age notamment, la part personnelle de l'évêque pour le financement des projets tendit à se réduire au détriment des fidèles et du temporel ecclésiastique, par exemple, dans le cadre, il est vrai, d'une économie différente de celle de l' Antiquité 5 . Sur le plan financier, inutile d'insister sur les facilités rencontrés par les familles princières et, a fortiori, les rois et les empereurs. A côté de ce rôle de premier plan joué par l'évergétisme, tout autant valable pour les rois, les princes et les abbés de grands monastères, il faut insister sur les liens étroits unissant le mécénat et la constitution d'un pouvoir. L'Antiquité chrétienne et le Moyen Age fourmillent de rois, d'empereurs, d'abbés, de papes, d'évêques dont le pouvoir s'est considérablement accru par le mécénat. Autrement dit, le mécénat a systématiquement été associé à l'exercice d'un pouvoir et de sa puissance politique ou spirituelle. Une fois le christianisme installé dans l'Occident, les chefs spirituels et politiques ont eu à coeur de s'imposer comme les intermédiaires privilégiés entre Dieu et les hommes. Dans ce contexte, le mécénat artistique apparaît comme l'un des fon-

2 Sur le mécénat artistique au Moyen Age, voir entre autres Committenti e produzione artisticoletteraria nell'alto Medioevo occidentale, Settimane di studio del Centro italiano di studi sull'alto Medioevo, XXXIX, Spoleto 1991, 2 vols., Spoleto, 1992. 3 Pour une approche générale de cette problématique, X. Barral I Altet, "Les moines, les évêques et l'art", Religion et culture autour del 'an mil. Royaume capétien et Lotharingie, études réunies par D. Iogna-Prat et J. Ch. Picard, Paris, 1990, p. 71-80. 4 J.-P. Caillet, L'évergétisme monumental chrétien en Italie et à ses marges, d'après l'épigraphie des pavements de mosaïque (!Ve-VIIe s.), "Collection de !'Ecole Française de Rome - 175", Rome, 1993. 5 Sur cette évolution, cf. A. Erlande-Brandenburg, La cathédrale, Paris, 1989, chap. V, p. 259 et

SS.

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Chapitre II dements essentiels du pouvoir des autorités spirituelles ou politiques, désignées par Dieu pour magnifier sa présence sur terre auprès des hommes. Faire en sorte que l'on honore Dieu dignement consitue une tâche essentielle pour les autorités spirituelles et temporelles, et créer ainsi une stimulation au mécénat. Dans la seconde moitié du ive siècle, Ambroise de Milan précise qu'il est du ressort de l'évêque de s'occuper de la décoration des édifices sacrés, activité considérée comme un acte de culte donc de la responsabilité de l'évêque6. Ajoutons enfin que, la part active prise par tel ou tel haut personnage, dignitaire laïque ou ecclésiastique, dans la constitution puis l' enrichissement du patrimoine d'une Eglise, ou d'un monastère, lui fait acquérir, pour l'éternité, une place de choix au sein des fondateurs de la mémoire ecclésiale d'un lieu. Cet aspect mémorial se rencontre de façon particulièrement forte dans l'établissement des trésors médiévaux où la richesse tant matérielle que spirituelle brille de toutes ses lumières 7 . Nombreuses chroniques, Gesta episcoporum et autres Gesta abbatum n'ont de cesse de mettre en relief l'apport majeur de tel évêque, de tel souverain, de tel abbé dans la constitution du patrimoine d'une Eglise ou d'une abbaye, véritable symbole de la bienveillance de Dieu envers le lieu 8 . Dans d'autres textes, comme les actes de fondation, on n'hésite pas à comparer les généreux mécènes, souvent il s'agit d'évêque, aux grandes figures de l'Ancien Testament: Abraham, Moïse, Elie et David. La comparaison établie avec Salomon souligne le parallélisme entre le "mécénat" du bâtisseur du Temple où devait être déposé l'arche d'alliance avec les fondateurs des églises du Moyen Age richement aménagées, parfois même avec un tabernacle rappelant précisément l'arche. Certains auteurs ont récemment remarqué à quel point, dans l'esprit médiéval, le mécénat artistique appartenait en propre à la définition d'une fonction ecclésiastique ou religieuse 9 . Au coeur de cette affirmation, on trouve l'idée, développée dans grand nombre de traités médiévaux, selon laquelle la fondation d'une Eglise, puis son entretien et son enrichissement, concernaient aussi bien "l'intérieur" que "l'extérieur", c'est-à-dire la vie spirituelle et son cadre matériel. Ainsi le mécénat artistique, nourrissant la beauté d'une Eglise (ou d'un monastère) et son patrimoine, devient le corrélat indispensable à tout développement spirituel de la communauté (des fidèles ou monastique). Dans un chapitre de son fameux traité sur la charge et les moeurs épiscopales, saint Bernard tiendra quant à lui à sépa-

6 "Et maxime sacerdoti hoc conuenit ornare Dei templum decore congruo. ut etiam hoc cultu aula Do mini respendeat", De ojficiis, II, 21, 111 (cité d'après Caillet, op. cit. à la note 4, p. 418). 7 Voir par exemple les nombreuses mentions dans Mittelalterliche Schatzverzeichnisse. !. Von der Zeit Karls des Grossen bis zur Mitte des 13. Jahrhunderts, "Verêiffentlichungen des Zentralinstituts für Kunstgeschichte - IV", München, 1967. Sur la dimension mémoriale des trésors, cf. E. Palazzo, "Les livres dans les trésors du Moyen Age. Contribution à l'histoire de la Memoria médiévale", Annales HSS, 1997, p. 93-118. 8 Cf. U. Bergmann, "Prior omnibus autor - an hêichster Stelle aber steht der Stifter'', Ornamenta Ecclesiae. Kunst und Künstler der Romanik, Kain, 1985, t. I, p. 117-147. Certains testaments d'évêques apportent encore des renseigments précieux sur les donations faites à leur Eglise: objets liturgiques, livres ... , voir par exemple celui de Riculf, évêque d'Elne au X0 siècle, PL. 132, col. 468. 9 G. Weilandt, Geistliche und Kunst. Ein Beitrag zur Kultur der ottonisch-salischen Reichskirche und zur Veriinderung künstlerischer Traditionen im spiiten 11. Jahrhundert, "Beihefte zum Archiv für Kulturgeschichte - 35'', Kêiln-Weimar-Wien, 1992, p. 13-33. Pour le mécénat architectural des évêques, on se reportera à la documentation donnée par G. Binding, Der früh- und hochmittelalterliche Bauherr als sapiens architectus, Darmstadt, 1996.

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L'art et les évêques

rer les deux aspects "intérieur" et "extérieur", jusque là considérés comme deux éléments complémentaires: "Honorem et decus dignitatis ecclesiasticae non consistere in externo splendore, sed in morum et virtutum decore" 10 . Malgré les injonctions, cependant coutumières, de saint Bernard contre ce luxe des splendeurs de l'art, notamment en ce qui concerne les aménagements et les objets liturgiques, le couple "intérieur-extérieur" hérité de !'Antiquité et amplement confirmé au cours du haut Moyen Age continuera entre le XIIIe et le xve siècle d'être de rigueur. Arrivé à ce point de l'exposé, il nous faut constater une grande similitude entre le mécénat épiscopal, le mécénat royal ou impérial, et celui émanant du monde des monastères. La raison majeure à l'origine de cette similitude tient au fait que, jusqu'à présent, il s'agissait de mettre en évidence les caractéristiques essentielles du mécénat, pris comme phénomène global, dans l' Antiquité et au Moyen Age. Mais, si l'on se saisit d'une loupe afin de porter un regard plus précis sur telle production, telle période ou telle région de l'Occident médiéval, nul besoin de beaucoup d'exemples pour constater que, bien que tous les mécénats obéissent aux grands principes décrits précédemment, ils se distinguent souvent sur de nombreux points. Dans les deuxième et troisième parties de ce chapitre, les contours du mécénat épiscopal verront leurs limites devenir plus précises. Ici, contentons-nous de remarquer l'existence, tout au long de l 'Antiquité et du Moyen Age, de trois cas de figure caractérisant les rapports entre les différents mécénats. Premier cas de figure: la complémentarité. C'est de loin, toutes régions et périodes confondues, le plus fréquent. Les situations de parfaite complémentarité entre le mécénat royal, le mécénat épiscopal et le mécénat des grands abbés sont légions au Moyen Age. Par exemple, l'aménagement architectural d'une cathédrale, réservée à la liturgie épiscopale, présente des spécificités qu'une grande abbatiale, dont l'architecture est déterminée par une autre liturgie, ou qu'une chapelle palatine n'offre pas; et inversement. Dans le même esprit, la production de manuscrits enluminés dans des scriptoria propres à chaque lieu et destinés à l'usage local, produira une diversité obéissant aux différents contextes d'utilisation: cathédrale, abbatiale, chapelle impériale, si l'on s'en tient aux mêmes exemples. En revanche la rivalité s'installera dès qu'il s'agira de réaliser des manuscrits pour l'exportation, car l'atelier monastique pourra travailler pour la cour, tandis que l'école du Palais n'aura aucun scrupule à fournir des manuscrits somptueusement enluminés à l'évêque. La situation décrite, également très fréquente au Moyen Age, constitue le deuxième cas de figure des rapports entre les différents mécénats: la rivalité. Celle-ci a tendance à trouver un terrain favorable en particulier dans la production de manuscrits, ou d'objets précieux entre autres, car les points communs entre les différentes réalisations suscitées par tel ou tel mécénat y sont bien plus nombreux que dans le domaine de l'art monumental. Pour les manuscrits et les objets précieux, on constate l'apparition de caractères propres à l'art épiscopal, à l'art aulique et à l'art monastique, tant du point de vue des formes que de celui de l'iconographie. Le troisième cas de figure concerne ce que j'appelle la coexistence pacifique. Ici, les productions, stimulées par différents mécènes, ne s'opposent pas, ne rivalisent pas

10 Saint Bernard, "De moribus et officia episcoporum tracta/us", PL. 182, col. 809-834, col. 812-816.

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Chapitre II entre elles. Il s'agit là du cas le moins fréquent qu'a connu le Moyen Age. On le rencontre à maintes reprises dans des circontances où des liens familiaux instaurent de bons rapports, sur le plan du mécénat artistique, entre la cour, l'épiscopat et les grands monastères. Avant de clore ce rapide survol comparatif, je voudrais relever un aspect délaissé du mécénat même s'il échappe pour une large part à ce phénomène: l'émulation intellectuelle. En effet, au sein des cours royales et impériales, des abbayes réputées pour leur centre spirituel, et des écoles cathédrales, la vie intellectuelle fait partie, je crois, de cet ensemble homogène, alliant "l'extérieur et l'intérieur", qui forme la richesse d'un lieu (Eglise, monastère, palais du souverain ou du prince). Evidemment, on objectera que la création de centres intellectuels de renom échappe au mécénat stricto sensu, et, d'une certaine manière on aura raison. Mais, je considère pour ma part que, la vie de l'esprit, la théologie au premier chef, s'est trouvée être indissociable des formes réelles du mécénat étant donné la conception globale du monde prônée par les hommes du Moyen Age. Ajoutons sur ce point que la réputation d'une école cathédrale, pour rester dans le domaine épiscopal, constituait parfois la renomée essentielle, voire unique, d'une Eglise locale, rejaillissant ainsi sur son évêque 11 .

2. Les types de mécénat épiscopal Pendant l' Antiquité et le Moyen Age, en Occident comme en Orient, le mécénat épiscopal revêt de multiples formes dont la distinction n'est pas toujours aisée à établir. Pour des nécessités de clarté de l'exposé, l'option a été prise de traiter successivement des quatre types de mécénat: 1. Le mécénat au service d'une mémoire ecclésiale; 2. Le mécénat au service d'une mémoire ecclésiale et de celle du commanditaire; 3. Le mécénat destiné à la gloire de l'autorité politique; 4. Le mécénat comme instrument de mise en valeur de la place et de la fonction de l'évêque dans la société. Au fil des pages, on s'apercevra rapidement des interactions fréquentes entre ces différents types de mécénat épiscopal. Certains exemples correspondent exclusivement à un type; d'autres au contraire, incitent à être attentif à la complémentarit é des types. Voyons cela de manière plus précise. En guise de "mise en bouche" à ce qui va suivre, je voudrais citer un passage tiré de la Correspondance d'Yves de Chartres, du XIe siècle. En réponse à un certain Gérard qui lui avait offert un peigne liturgique, l'évêque de Chartres exprime en ces termes sa conception de la fonction symbolique de l'art épiscopal: "Ce peigne m'a été agréable. Il me plaît surtout à cause de l'élévation intérieure du beau symbole (qu'il constitue). Car on peut comparer le désordre dans la chevelure aux moeurs désordonnées du peuple et je crois que ta prudence, par ce petit cadeau, a voulu, comme par un monitoire, réveiller ma vigilance afin que je m'étudie à réformer, par 11 Parmi les multiples exemples que l'on pourrait citer d'écoles cathédrales, voir M. Dosdat, "Les évêques de la Province de Rouen et la vie intellectuelle au XIe siècle", Les évêques normands du XIe siècle, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Caen, 1995, p. 223-252 et J. Verger, "Les écoles cathédrales méridionales. Etat de la question", La cathédrale (Xlle-x1ve siècle), Cahiers de Fanjeaux, 30, 1995, p. 245-268. Sur l'activité enseignante et intellectuelle des évêques, voir l'étude de M. Lapidge, "Aethelwold as Scholar and Teacher", Bishop Aethelwold: His Career and Influence, Woodbridge, 1988, p. 89-117.

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diverses sortes d'exhortations, les moeurs désordonnées des peuples et à rappeler ceuxci, avec modération et discrétion, à l'ordre qu'ils doivent observer" 12 . L'objet en question, un peigne liturgique, n'est pas spécifiquement de nature épiscopale. Pourtant, par le sens du symbole que l'évêque lui accorde, remettre de l'ordre dans les moeurs de la population dont le prélat a la charge comme il peignerait convenablement sa chevelure, le peigne liturgique acquiert un sens en rapport avec la fonction épiscopale. A propos de cet exemple, relevons également que le peigne n'a visiblement pas été commandé par l'évêque et qu'il échappe ainsi à son mécénat actif. Malgré cela, il n'en demeure pas moins vrai que l'objet entre dans la catégorie de l'art épiscopal, grâce à sa fonction symbolique. Les évêques et les archevêques del' Antiquité et du Moyen Age ont pour une large majorité pris une part active dans la constitution de la mémoire ecclésiale de leur Eglise 13 . Pour tout un chacun, il s'est agi d'accroître le prestige du siège épiscopal dont il avait la charge. En ce sens, !'Historia de l'Eglise se trouve nourrie par la mémoire développée par les différents évêques. Or, la constitution de la mémoire ecclésiale, dont l'épine dorsale est la succession, passe obligatoirement par la production d'un certain nombre de textes (chroniques, histoires, textes liturgiques ... ) ainsi que par le mécénat artistique. Dans l' Antiquité, les évêques fondateurs d'Eglises n'hésitaient pas à consacrer d'importantes sommes d'argent à la construction des bâtiments de leur siège et à son emichissement matériel. Animés par un fort esprit d'évergétisme, les évêques del' Antiquité, en tant que fondateurs, se sont trouvés être à l'origine de la puissance matérielle et spirituelle des Eglises. A partir du haut Moyen Age, les évêques avaient pour tâche essentielle de maintenir le niveau de richesse de leur Eglise acquise depuis les origines et simultanément de l'accroître. A Reims, par exemple, Flodoard ne tarit pas d'éloges à l'égard d'Hincmar, archevêque de Reims dans la seconde moitié du rxe siècle, pour avoir fait grandir le prestige spirituel, donc aussi matériel, de son Eglise 14 . Au xre siècle, un moine chroniqueur se charge quant à lui d'honorer l'oeuvre architecturale d'un des successeurs d'Hincmar à Reims, Adalbéron (969-989) 15 . Animé par une conception nouvelle de l'espace liturgique, l'archevêque a fait détruire les murs intérieurs du massif occidental carolingien de la cathédrale afin d'insérer, d'une manière symbolique, dans la vision spatiale de la nef, l'oratoire Saint-Denis servant de lieu de sépulture aux membres du clergé local et qui avait été séparé de groupe épiscopal à la suite de la construction d'un mur enceinte pour protéger la ville contre les invasions. Ainsi, sans procéder à la destruction de

12 Yves de Chartres, Correspondance, lettre 6, p. 18-19, d'après B. Guillemain, "L'action pastorale des évêques en France aux XIe et XIIe siècles", Le lstituzioni ecclesiastiche della "Societas Christiana" dei secoli XI-XII. Diocesi, pievi, parrochie. Miscellanea del Centra di studi medioevali, Vlll, Milano, 1977, p. 117-135, p. 128. 13 Parmi la vaste bibliographie sur ce sujet, cf. J.-Ch. Picard, Le souvenir des évêques. Sépultures, listes épiscopales et culte des évêques en Italie du nord des origines au xe siècle, "BEF AR 268", Rome, 1998 et M. Sot, Un historien et son Eglise. Flodoard de Reims, Paris, 1993. 14 Sot, ibid. voir aussi J.-Cl. Bonne, "Les ornements de l'histoire (à propos de l'ivoire carolingien de saint Remi)'', Annales HSS, 1996, p. 37-70, sp. p. 61-63 et J. Chazelle, "Archbishops Ebo and Hincmar of Reims and the Utrecht Psalter" Speculum, 72, 1997, p. 1055-1077. 15 M. Bur, "A propos de la chronique de Mouzon. Architecture et liturgie à Reims au temps d'Adalbéron (vers 976)", Cahiers de Civilisation Médiévale, 27, 1984, p. 297-302.

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Chapitre II cette construction défensive, Adalbéron, soucieux de l'histoire et du prestige de la cité, avec pour coeur la cathédrale, réunifie l'espace liturgique et urbain, dans une grande action de mécénat épiscopal. Ailleurs, d'autres évêques se sont illustrés par un mécénat architectural, voire "urbanistique", visant à modifier l'espace symbolique de la cité et/ou du groupe cathédral et destiné à produire une mémoire ecclésiale durable 16 . A Metz, on se souvient qu'au VIIIe siècle, Chrodegang 17 , réorganisa totalement la conception spatiale du groupe cathédral. Le mécénat de l'un de ses successeurs au 1xe siècle, le célèbre Drogon, s'exerca plutôt dans le domaine de l'enluminure et de la production d'ivoire 18 ; cette dernière ayant été largement développée par les évêques messins du xe siècle 19 . L'iconographie des plaquettes d'ivoire du sacramentaire de Drogon (Paris, BNF, lat. 9428) met l'accent sur la personne de l'évêque, dans sa fonction proprement liturgique et dans son rôle de bâtisseur de la mémoire de l'Ecclesia metensis 20 . Dans l'Empire ottonien, où le système ecclésiastique fait la part belle aux évêques, le mécénat épiscopal, bien que largement au service de l'empereur, poursuit la construction mémoriale propre à chaque Eglise. Les programmes artistiques développés à Hildesheim grâce à l'évêque Bernward au début du XIe siècle ne souffrent aucune comparaison avec d'autres actions contemporaines de mécénat épiscopal 21 . Certaines réalisations entreprises par Bernward acquièrent une double signification liturgique et ecclésiale hautement symbolique. La célèbre colonne de bronze réalisée au début du XIe siècle et aujourd'hui conservée dans la cathédrale d'Hildesheim, était initialement prévue pour structurer l'espace liturgique de l'église Saint-Michel, fondée par Bernward, dont la signification ecclésiale était grande pour la ville 22 .

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Pour l' Antiquité, voir J.-Ch. Picard, "Les évêques bâtisseurs (IVe-vne siècle)", Arts chrétiens. Atlas des monuments paléochrétiens de la France, Paris, 1991, N. Duval, "L'évêque et la cathédrale en Afrique du nord", Actes du XIe Congrès international d'archéologie chrétienne, LyonVienne-Grenoble-Genève-Aoste (21-28 septembre 1986), "Collection de !'Ecole française de Rome 123" et "Studi di Antichità cristiana XLI", Rome, 1989, p. 345-399, et Erlande-Brandenburg, op. cit. à la note 5, p. 41-78; pour le Moyen Age, pour le Moyen Age voir aussi le recueil de Binding cité à la note 9 et l'exemple des réformes architecturales entreprises en Angleterre à partir de la diffusion des décrets de l'archevêque de Canterbury Lanfranc, A.W. Klukas, "The Architectural Implications of the Decreta Lanfranci", Anglo-Norman Studies, VI, Proceedings of the Battle Conferences, Woodbridge, 1984, p. 136-171.. 17 C. Heitz, L'architecture religieuse carolingienne, Paris, 1980, p. 87-98 et du même auteur, "Le groupe cathédral de Metz au temps de saint Chrodegang", Saint Chrodegang, Actes du colloque de Metz, 1967, p. 123-132. 18 E. Palazzo, "L'enluminure à Metz au haut Moyen Age (VIII°-XI 0 siècles)", Metz enluminée. Metz, 1989, p. 23-44. 19 J.-P. Caillet, "Metz et le travail de l'ivoire vers l'an mil", Religion et culture ... cité à la note 3, p. 315-337. 20 Dans le chapitre consacré à l'iconographie de la ritualité, il nous faudra revenir plus amplement sur ces plaquettes, cf. R.E. Reynolds, "Image and Text: A Carolingian Illustration of Modifications in the Early Roman Eucharistie Ordines", Viator, 14, 1983, p. 59-75. 21 Bernward von Hildesheim und das Zeitalter der Ottonen, 2 vols., Hildesheim, 1993. 22 B. Gallistl, "Die Urgestalt der hildesheimer Christussaule. Eine liturgiegeschichtliche Studie zur Nerward-Stiftung St. Michaelis'', Archiv für Liturgiewissenschaft, 32, 1990, p. 27-46.

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L'art et les évêques Les dotations en objets précieux contribuaient grandement à enrichir la mémoire d'une Eglise 23 . Là encore, les évêques ont mis un point d'honneur à être à la hauteur de leur responsabilité. A titre d'exemple, citons les entreprises d'orfèvrerie patronnées par l'évêque Diego Gelmirez à Compostelle au début du XIIe siècle 24 . Dans le Liber Sancti Jacobi, le mobilier liturgique commandé par l'évêque est comparé au mobilier sacré du Tabernacle de Moïse et du Temple de Salomon. Pour Gelmirez cependant, ces objets précieux étaient le signe de son pouvoir et constituaient en même temps une forme de thésaurisation. Nous sommes en présence, par cet exemple du chantier compostellan et del' évêque Gelmirez, de l'alliance parfaite entre la constitution de la mémoire ecclésiale d'une Eglise et la recherche de la gloire, ou plus exactement de la création de la mémoire personnelle du mécène, commanditaire des oeuvres. Le lien indissociable entre la mémoire ecclésiale et la mémoire personnelle de l'évêque se trouve amplement affirmé dans des textes, telles que des chroniques. Dans certains cas, il y a fort à penser que le chroniqueur en rajoute. Dans le Livre noir de Coutances, on relate que Robert, alors à la tête du diocèse normand (1025-1048), voulant que sa cathédrale fut la plus belle de son temps - jusque là rien de très original s'en alla en Italie récolter des fonds auprès de ses compatriotes25 : ici, mémoire ecclésiale et gloire personnelle se trouvent mêlées. Quoi qu'il en soit du désir de l'évêque de construire sa mémoire personnelle, émanant peut-être de choniqueurs souhaitant donner plus de relief à la succession locale, il n'en demeure pas moins vrai que, d'une manière générale, les évêques ont joué un rôle primordial dans l'évolution architecturale en Normandie au XIe siècle, par la création d'amples programmes novateurs. D'autres genres de textes, comme des poèmes - des tituli - présente l'évêque et son mécénat à l'origine de l'action salvatrice pour une Eglise, entretennant ainsi la mémoire ecclésiale. Par exemple, au IXe siècle, Haito, à la fois évêque de Bâle et abbé de Reichenau, trouvant la cathédrale très délabrée, signe de la ruine morale et matérielle du diocèse, entreprit de reconstruitre l 'édifice26 . Deux poèmes composés en l'honneur du prélat insistent sur la perpétuation, grâce à Haito, de la mémoire de

23 Sur l'importance des matériaux nobles, en particulier l'or, pour l'enrichissement spirituel des Eglises, cf. M.-M. Gauthier, "L'or et l'église au Moyen Age", Revue de /'art, 26, 1974, p. 64-77; voir aussi l'article très suggestif de J.-P. Caillet, "Et magnae silvae creverunt... Observations sur le thème du rinceau peuplé dans l'orfè\Terie et l'ivoirerie liturgiques aux époques ottonienne et romane", Cahiers de Civilisation Médiévale, 38, 1995, p. 23-33. 24 S. Moralejo, "Ars Sacra et sculpture romane monumentale: le trésor et le chantier de Compostelle", Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 11, 1980, p. 189-238, voir aussi pour l'ensemble de l'Espagne à la même époque, du même auteur, "Les arts somptuaires hispaniques aux environs de 1100", ibid., 13, 1982, p. 285-310; pour d'autres exemples de dotations en objets précieux pour les trésors d'églises faites par les évêques, cf. Bischoff, Schatzverzeichnisse, cité à la note 7 et le recueil, Les trésors de sanctuaires, de !'Antiquité à l'époque romane, Centres de recherches sur l' Antiquité tardive et le haut Moyen Age, Cahier VII, sous la direction de J.-P. Caillet, Université de Paris X-Nanterre, 1996. Voir aussi, de façon plus générale, M.-C. Léonelli, "Les trésors des cathédrales de la vallée du Rhône aux XIVe et XV 0 siècles", La cathédrale ... , cité à la note 11, p. 369390. 25 Cf. M. Baylé, "Les évêques et l'architecture normande au XIe siècle", Les évêques normands du XF siècle, Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Caen, 1995, p. 151-172. 26 C. Wilsdorf, "L'éyêque Haito reconstructeur de la cathédrale de Bâle (premier quart du IXe siècle). Deux textes retrouvés'', Bulletin Monumental, 133, 1975, p. 175-181.

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Chapitre II l'Eglise de Bâle. Dans le même esprit, citons l'extraordinaire texte de la visio monachi Rotberti composé par le diacre Arnaud à la fin du xe ou au début du XIe siècle dans le but premier de glorifier l'entreprise de rénovation de la cathédrale de Clermont par l'évêque Etienne II (937-984) 27 . D'une grande complexité, le texte d'Arnaud, conçu comme un véritable monument d'illustration épiscopale, par le mécénat artistique, dotée d'une puissance spirituelle, tente d'ériger en modèle le nouvel édifice par un jeu de subtiles comparaisons avec les visions scripturaires, telle la Jérusalem Céleste. Parfois, les évêques étaient tellement fiers d'être les maîtres d'oeuvre de grandes entreprises de mécénat qu'ils ont confié aux artistes le soin de les représenter en tant que donateur, tenant dans leurs bras le modèle de l'édifice sur les parois duquel leur image s'insèrent au sein de vastes programmes iconographiques 28 . Les exemples ravennates sont sur ce point particulièrement explicites 29 . Dans les manuscrits, nombreuses sont les images représentant tel ou tel évêque commanditaire offrant lui-même "son" ouvrage à un saint ou au Christ, voire à la Vierge 30 . Ces représentations donnent lieu à la figuration en majesté de l'évêque, représenté en pieds sur une pleine page, ou bien à genoux ou allongé devant le personnage divin. Ces images de dévotion sont parfois accompagnées de vers dédicatoires 31 où la mémoire et la gloire personnelle de l'évêque sautent aux yeux du lecteur. Pour illustrer ce cas de figure, on retiendra la double page peinte dans un lectionnaire de Cologne à la fin du xe siècle (KOln, Erzbischofliche Diozesan- und Dombibliothek, Hs. 143) où l'on voit l'évêque de la cité des bords du Rhin, Everger (984-999) en prière devant les deux patrons du lieu, Pierre et Paul 32 . Or, l'un des vers dédicatoires de la double page indique clairement le nom du commanditaire, Everger, qui intercède auprès des deux apôtres pour favoriser l'Eglise locale.

27 M. Goullet et D. Iogna-Prat, "La Vierge en Majesté de Clermont-Ferrand", Marie. Le culte de la Vierge dans la société médiévale, études réunies par D. Iogna-Prat, E. Palazzo et D. Russo, Paris, 1996, p. 383-405. 28 J. Gardelles, "Les maquettes des effigies de donateurs et de fondateurs", Artistes, artisans et production artistique au Moyen Age, Colloque international, Rennes - 2-6 mai 1983, t. II, Paris, 1987, p. 67 et SS. 29 J.-Ch. Picard, "Les maîtres d'oeuvre de l'architecture ravennate au haut Moyen Age", ibid., p. 39-43. 3 Cf. H. Hoffmann, Buchkunst und Konigtum im ottonischen undfrühsalischen Reich, "Schriften der Monumenta Germaniae Historica - 30,I'', Stuttgart, 1986, p. 80-91 et J. Prochno, Das Schreiberund Dedikationsbild in der deutschen Buchmalerei, Leipzig,-Berlin, 1929. Voir le cas particulier des manuscrits du De virginitate Beatae Mariae avec la scène représentant saint Ildefonse offrant son ouvrage à la Vierge, M. Schapiro, The Parma Ildefonsus. A Romanesque illuminated Manuscript from Cluny and related Works, "Monographs on Archaeology and Fine Arts - The Archaeological Institute of America and the College Art Association of America XI", New York, 1964, D. Raizman, "A Rediscovered Illuminated Manuscript of St. ildefonsus's De Virginitate Beatae Mariae in the Biblioteca Nacional in Madrid", Gesta, XXVIII, 1987, p. 37-46. 31 Sur les vers dédicatoires accompagnant ce genre de miniatures, cf. K. Strecker, Die lateinischen Dichter des deutschen Mittelalters, V, MGH, Poet. lat. Med. Aevii, p. 415-463 et R. Favreau, Etudes d'épigraphie médiévale, Limoges, 1995, p. 183 et 483, 498-499; pour les épitaphes épiscopales, p. 326-329. 32 Ornamenta Ecclesiae, cité à la note 8, t II, p. 151-152.

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L 'art et les évêques Certains évêques étaient surtout préoccupés par la construction de leur mémoire personnelle ont orienté leur mécénat artistique dans des directions où l'oeuvre reste essentiellement marquée par ce dessein. Ainsi, Théodulf, wisigoth installé à la Cour de Charlemagne et évêque d'Orléans, fit réaliser des bibles richement décorées de motifs aniconiques correspondant à l'esprit iconoclaste qui animait le personnage33 . De même, dans son oratoire privé de Germigny-des-Prés, attenant à sa résidence, Theodulf développa un programme iconographique de mosaïques, imitant le Temple de Salomon, où l'aniconisme règne à nouveau34 . Revenons à Metz pour constater que dans la lignée des évêques de la cité, pourtant soucieux de s'inscrire, à la suite de Chrodegang, dans l'histoire de l'Eglise locale, l'épiscopat de Thierry 1er est marqué par un mécénat - on lui doit notamment la rénovation de la cathédrale - exclusivement tourné vers tout ce qui peut servir sa gloire 35 . Autre exemple: dans la seconde moitié du xe siècle, on remarque la présence du portrait de l'évêque Adalbéron au pied de la croix du Christ sur le célèbre ivoire qui porte le nom de l' évêque 36 . En Lorraine toujours, l'évêque Renaud de Bar au début du XIVe siècle, plus en accord cette fois avec l'esprit de son temps, fit réaliser une série de somptueux manuscrits, dont un pontifical sur lequel il nous faudra revenir plus loin, destinés avant tout à servir sa propre mémoire 37 . Plus loin encore dans le Moyen Age, cet exercice "d'autopromotion", cependant toujours lié dans une certaine mesure à la perpétuation de la mémoire ecclésiale, atteint des proportions que le haut Moyen Age n'a pas connu. Au XVe siècle à Autun, la "famille épiscopale" des Rolin demeure un cas inégalé illustrant ce cas de figure 38 . Dans les exemples cités précédemment, la frontière est souvent bien mince entre tel ou tel type de mécénat. La mémoire ecclésiale d'un lieu et la mémoire personnelle des évêques sont parfois si étroitement imbriquées qu'elles deviennent dans certains cas une seule et même mémoire - c'est même pour ainsi dire, in fine, la règle. Toutefois, en les séparant de façon quelque peu artificielle, j'ai voulu montrer que, selon les contextes, les époques et les personnalités des évêques, l'une peut parfois prendre le dessus sur l'autre, sans pour autant la supprimer entièrement. Certains exemples montraient la mémoire collective de l'Eglise l'emporter sur celle du commanditaire des oeuvres; à d'autres occasions, le cas de figure était inverse. Cependant,

33 M. Vieillard-Troiekouroff, "Les bibles de Theodulf et la bible wisigothique de la Cava dei Tirreni", Synthronon, "Bibliothèque des Cahiers Archéologiques II", Paris, 1969, p. 155-166. 34 M. Vieillard-Troiekouroff, "Nouvelles études sur les mosaïques de Germigny-des-Prés", Cahiers Archéologiques, 17, 1967, p. 103-112. 35 F. Héber-Suffrin, "L'oeuvre architecturale des évêques autour de l'an mil", Haut Moyen Age. Culture, éducation et société. Etudes offertes à Pierre Riché, Coordination M. Sot, La GarenneColombes, 1990, p. 409-418, sp. p. 412-415. 36 Cf. Caille!, art. cit. à la note 19, fig. 1. 37 S. Collin-Roset, "Oeuvres enluminés de l'époque gothique", Metz enluminée .. ., cité à la note 8, p. 51-67, sp. p. 51-55 et P. De Winter, "Une réalisation exceptionnelle d'enlumineurs français et anglais vers 1300: le bréviaire de Renaud de Bar, évêque de Metz", La Lorraine. Etudes archéologiques, Actes du 103° Congrès national des Sociétés Savantes (Nancy-Metz, 1978), Paris, 1980, t. l, p. 27-62. 38 Voir le catalogue de l'exposition, La bonne étoile des Rolin: mécénat et efflorescence artistique dans la Bourgone du XVe siècle, Autun, 1994.

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Chapitre Il rares sont les exemples de mécènes épiscopaux qui ont généré un art destiné à servir de manière parfaitement équilibré et la mémoire ecclésiale et la mémoire de l'évêque. Etudiée de manière pénétrante par Beat Brenk, la politique artistique menée par l'archevêque de Milan Aribert (1018-1045) fait figure d'exception 39 . Pour faire bref, rappelons que l'ensemble des réalisations, tant monumentale que dans le domaine de l'orfèvrerie ou de l'enluminure, stimulées par Aribert se trouve consciemment façonné pour servir la tradition ecclésiale et historique de l'Eglise de Milan ainsi que la gloire de l'évêque. La conscience de la démarche s'exprime au point de voir citer sur telle ou telle oeuvre des effets stylistiques ou iconographiques, allusions évidentes à des pièces plus anciennes du patrimoine milanais. Le Moyen Age a aussi connu une forme de mécénat épiscopal tourné vers la glorification du roi ou de l'empereur. Dans ce cadre, la volonté de l'évêque de servir l'image de son Eglise et sa propre mémoire n'est pas laissée de côté; c'est la gloire du souverain qui leur fait ombrage. Le mécénat artistique de l'évêque d'Ivrea Warmundus, autour de l'an mil, est fortement marqué par les desseins épiscopaux de servir la politique impériale des ottoniens en Lombardie. Il est vrai cependant que Warmundus attendait en échange de ce soutien, concrétisé notamment dans les réalisations artistiques liées à l'évêque, un geste de l'empereur en faveur de son Eglise 40 . Dans l'analyse iconographique qu'il a proposée des miniatures du sacramentaire d'Ivrea (lvrea, Bibl. Cap. Ms. LXXXVI) représentant le couronnement d'Otton III, le couronnement d'un roi, le baptême de Constantin et celui du Christ, Robert Deshman a montré que le message de ces images concernait fondamentalement l'assise du double pouvoir spirituel et temporel de l 'empereur41 . Ce message de propagande impériale acquiert un sens particulier si l'on a présent à l'esprit qu'il est véhiculé dans un livœ liturgique, le sacramentaire, destiné à la célébration de la messe par l'évêque d'Ivrea. Pourtant, les empereurs ottoniens savaient, le cas échéant, choisir le type de manuscrit qui servirait leur image. Or, le choix d'un simple sacramentaire à l'usage d'un évêque lombard pour développer, par l'image, une théologie du pouvoir impérial ne peut se concevoir sans l'approbation et même le soutien sans réserve du commanditaire du manuscrit, Warmundus. En faisant cela, Otton III mesurait l'intérêt qu'il y avait pour lui à se servir du mécénat épiscopal afin d'asseoir son pouvoir dans la région. Soulignant ce fait, Adriano Peroni a justement relevé que l'iconographie du sacramentaire de Warmundus résultait de l'affirmation de la théologie politique des ottoniens plutôt que de l'autocélébration du commanditaire. Egalement confiné dans l'orbite de l'Empire ottonien, on connait encore des oeuvres en ivoire, des bénitiers, dont certains étaient destinés à servir l'empereur: le seau commandé par l'archevêque Godefroid de Milan (974-979) à l'occasion de la visite d'Otton II dans cette ville et la situla de Basilewsky, confectionnée pour le même souverain. Ces corn-

39 B. Brenk, "Ariberts mai!andische Kunstpolitik", Artistes, artisans .. ., cité à la note 28, t. II, p. 101-115. 40 A. Peroni, "Il ruolo della committenza vescovile aile soglie del mille: il caso di Warmondo di Ivrea", Committenti ... , cité à la note 2, p. 244-274. 41 R. Deshman, "Otto III and the Warmund Sacramentary. A Study in Political Theology", Zeitschrift für Kunstgeschichte, 1971, p. 1-20.

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L'art et les évêques mandes épiscopales devaient servir de bénitiers portatifs lors du séjour de l'empereur sur place 42 . Les miniatures du livre de prière de l'archevêque de Milan, Arnulph II (998-1018) (Londres, British Library, Egerton 3763) autorisent à nuancer les remarques précédentes sur l'art épiscopal au service de l'empereur43 . D'un genre liturgique particulier, le livre, destiné à la pratique dévotionnelle du prélat, contient essentiellement des prières privées. Outre des représentations de saint-Jean Baptiste (f. 106v) et de saint Ambroise (f. 112v), patron de l'Eglise de Milan, de type Majestas, le manuscrit figure une scène où l'on voit un évêque nimbé, probablement saint Ambroise, en train de donner à un guerrier à cheval une lance-étendard. Insérée dans le texte entre la prière pour l'empereur et la bénédiction pour le départ à la guerre, l'image symboliserait le soutien accordé par l'évêque Arnulph à la politique impériale menée par Henri II pour installer le "Regnum italicum" contre Arduin l'usurpateur lombard. Avec ce manuscrit enluminé, on mesure mieux l'engagement de l'art épiscopal, à partir d'un objet personnel destiné à la prière privée de l'archevêque, en faveur de l'autorité temporelle suprême. Le livre liturgique d' Arnulph, avec ses images, acquiert ainsi une véritable portée politique dans le contexte particulier de l'expansion impériale ottonienne. Ces exemples permettent de cerner un rapport de réciprocité entre l'épiscopat et le pouvoir temporel de la royauté. Cette dernière observation nous permet d'insister sur un point fondamental: à des degrés divers, car obéissant à des contextes socio-politiques variés, les productions de l'art épiscopal - et cela est valable pour la majeure partie des exemples exposés jusqu'ici - oscillent de façon permanente entre une signification politique, liturgique, sociale, parfois les trois à la fois. Bien que les exemples d'art épiscopal décrits précédemment comportent tous une dimension politique, liturgique, sociale, j'ai préféré insister sur leurs caractéristiques permettant de les inclure dans telle ou telle forme de mécénat épiscopal. Ceci autorise à développer à présent cette triple dimension, à partir d'exemples particulièrement révélateurs du désir de l'épiscopat de renforcer, de fortifier, le statut de l'évêque et/ou de son Eglise sur le plan politique, liturgique et/ou social. Bien plus qu'à travers des objets proprement dit, l'affirmation, voire la défense du statut de l'évêque dans tel ou tel contexte socio-politique passe fréquemment par la création d'une iconographie épiscopale originale. L'ivoire byzantin conservé au Trésor de la cathédrale de Trèves et figurant l'une des plus ancienne représentation connue de translation de reliques, montre notamment deux évêques portant le reliquaire assis sur un char tiré par des mulets 44 . Le cortège processionnel est accueilli par l'impératrice aux portes de l'église. La scène représentée sur l'ivoire montre vraisemblablement l'évolution du processus, remontant à Constantin, d'assimilation des

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Cité par P. Skubiszewski, "Ecclesia, Christanitas, Regnum et Sacerdotium dans l'art des xc_ XIe siècles. Idées et structures des images", Cahiers de Civilisation Médiévale, 28, 1985, p. 140. 43 Cf. D.H. Turner, "The Prayer-Book of Archbishop Arnulph II of Milan", Revue Bénédictine, 70, 1960, p. 360-392. 44 Cf. W. Weber, "Die Reliquienprozession auf der Elfenbeintafel des Trierer Domschatzes und das kaiserliche Hofzeremoniell", Trierer Zeitschrifi far Geschichte und Kunst des trierer Landes und seiner Nachbargebiete, 42, 1979, p. 135-151.

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Chapitre II évêques au rang des hauts fonctionnaires laïcs de l'Empire dont ils partageraient les pivilèges, comme celui d'utiliser un char, inférieur en équipement à celui de l'empereur, pour la translation des reliques dans une ville. Malgré la multitude d'interrogations subsistant à propos de cet ivoire (date, origine, fonction), il montre la façon dont le statut de l'évêque, sur le plan politique et social dans ce cas, a pu prendre forme grâce à la mise au point d'une nouvelle iconographie épiscopale. La mise en scène liturgique de l'évêque contribue fortement à l'affirmation de son statut dans la société. En ce sens, l'art épiscopal - pour la plupart des exemples concernés il s'agit bien d'oeuvres émanant du mécénat de l'évêque - devient un moyen privilégié pour ce dernier de situer son rôle liturgique, politique, voire social. A l'occasion, l'iconographie liturgique de l'évêque donne lieu à la création d'objets destinés à célébration d'un rite. Ainsi, dans les célèbres rouleaux d'Exultet d'Italie du sud, réalisés en grande partie entre le xe et le xne siècle, on a pris l'habitude de représenter l'évêque de plusieurs manières 45 . On le montre souvent sur son trône, dans une image placée en tête du rouleau. Dans une scène où il est placé en tête des membres du clergé, parfois aussi des fidèles, on met l'accent sur l'autorité spirituelle qu'il représente d'autant plus que, généralement, cette peinture précède ou suit une autre image montrant les membres de l'autorité temporelle avec le souverain à sa tête. A côté de ces représentations de caractère officielle, les rouleaux d'Exultet laissent place à la démonstration du pouvoir liturgique de l'évêque dans la cérémonie du samedi saint. Ainsi, selon que l'image présente l'évêque dans un rôle liturgique actif, ou bien au contraire comme un célébrant passif, la signification du rouleau, si l'on considère la volonté d'auto-représentation du prélat, n'est pas la même. Parfois, le rouleau est indissociable de son rôle de symbole du statut de l'évêque; dans d'autres cas cette dimension symbolique, sans être absente, est eclipsée par la fonction liturgique d'autres membres du clergé, tel le diacre. Récemment, Beat Brenk a bien mis en évidence que la production de rouleaux d'Exultet sous l'impulsion de l'abbé du Mont-Cassin Désiderius, avait progressivement fait diminuer, dans l'iconographie, ce rôle actif de l'évêque dans la liturgie du samedi saint46 . Passant ainsi du statut d'acteur à celui d'assistant, d'acolyte, la signification épiscopale du rouleau d'Exultet ne pouvait que s'en trouver diminuée. L'évêque de Bénévent Landulf, conscient de ce risque de déplacement du symbole liturgique de l'évêque, fit confectionner entre 969 et 982, un autre rouleau destiné cette fois à la célébration du rite de l'ordination des ordres majeurs et mineurs, exclusivement réservé à l'évêque (Rome, Bibl. Casanatense, 724 (B 1 13) 47 . Outre son intérêt pour saisir la conception médiévale des ordres ecclésiastiques, l'iconographie de ce rouleau met en scène Landulf dans l'un de ses rôles liturgiques les plus significatifs de sa fonction. Ainsi, il n'est vraisemblablement pas fortuit si l'évêque de Bénévent a choisi la forme du rotulus pour mettre en valeur

45 Exultet. Rotoli liturgici del medioevo meridionale, Rome, 1994 et T. Kelly, The Exulte! in Southern Italy, New York, Oxford, 1996. 46 B. Brenk, "Bischofliche und monastische "Committenza" in Süditalien am Beispiel der Exultetrollen", Committenti ... , cité à la note 2, p. 275-300. 47 Cf. Brenk, art. cit. à la note précédente et R.E. Reynolds, "Image and Text: The Liturgy of Clerical Ordination in Early Medieval Art", Gesta, XXII, 1983, p. 27-38; je reviendrai longuement dans le cours de mon étude sur ce pontifical illustré, d'un genre particulier.

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L'art et les évêques

son statut liturgique, et par là-même social et politique, afin de contrecarrer les effets plutôt moins valorisant de certaines images dans les rouleaux d'Exultet commandés par les abbés. Dans l'art byzantin, le renforcement de l'image de l'évêque, par la mise en scène liturgique, trouva des modes d'expressions plus développés qu'en Occident48 . A partir du XIe siècle, la figuration des évêques célébrant l'Eucharistie envahit les absides d'églises byzantines. A maintes reprises analysés par Christopher Walter, le sens profond de ces représentations est de nature nettement christologique. En effet, étant donné que les évêques représentés sont toujours des saints, ils constituent un nouveau rang dans la hiérarchie hagiographique tout en rendant présent le Christ dans le pain consacré, par leur célébration49 . De son côté l'iconographie juridique, en particulier les représentations de conciles et l'illustration du Décret de Gratien 50 fait acquérir à l'évêque un statut de choix sur le double plan théologique et social51 . Dans la tradition byzantine de l'iconographie conciliaire - ceci est également présent dans une moindre mesure pour les représentations occidentales - les évêques sont fréquemment représentés comme symboles des Pères de l'Eglise car ils ont choisi l'orthodoxie 52 . Sans être à proprement parler de l'art épiscopal, ces images conciliaires contribuent à leur manière à fortifier le statut de l'évêque dans la société. Les évêques, à l'instar du collège apostolique réuni autour du Christ sont montrés alors qu'ils proclament la doctrine orthodoxe de l'Eglise. Pour l'époque ottonienne, Henry Mayr-Harting a récemment émis l'hypothèse selon laquelle les grandes écoles d'enluminure de l'époque liées aux centres épiscopaux, étaient nées lorsque les évêques avaient besoin d'affirmer leur position, ou bien celle de leur Eglise, au sein de l 'Empire 53 . Ceci constituerait une explication valable pour justifier la relative faiblesse de la production artistique, en particulier dans le domaine des manuscrits enluminés, issue de Mayence, véritable capitale religieuse de l'Empire, surtout au moment de la création du premier pontifical officiel de l'histoire: le pontifical romano-germanique 54 .

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C. Walter, Art and Ritual of the Byzantine Church, London, 1982. C. Walter, "La place des évêques dans le décor des absides byzantines", Revue de l'art, 24, 1974, p. 81-89 et "L'évêque célébrant dans l'iconographie byzantine", L'Assemblée liturgique et les différents rôles dans l'assemblée, Conférences Saint-Serge, XXIII° Semaine d'études liturgiques, Paris - 1976, Rome, 1977, p. 321-331. 50 Je reviendrai dans d'autres chapitres de ce travail sur l'illustration du Décret de Gratien, notamment pour la spécificité de son illustration comme instrument de codification, cf. A. Melnikas, Corpus of the Miniatures in the Manuscripts of Decretum Gratiani, 3 vols., 1975. 51 Cf. l'étude suggestive de J.-Cl. Schmitt, "Le miroir du canoniste. A propos d'un manuscrit du Décret de Gratien de la Walters Art Gallery", The Journal of the Walters Art Gallery, 49150, 1991/1992, p. 67-81 (texte légèrement modifié dans Annales ESC, 1993, p. 1471-1495). 52 C. Walter, L'iconographie des conciles dans la tradition byzantine, Paris, 1970, p. 244-246. Voir aussi R.E. Reynolds, "Rites and Signs of Conciliar Decisions in the Earl y Middle Ages", Segni e riti nella chiesa altomedievale occidentale, Settimane di Studio del Centro italiano di studi sull'alto medioevo, XXXIII, Spoleto - 11-17 avril 1985, spoleto, 1987, t. 1, p. 207-249. Voir aussi F. Mütherich, "Frühmittelalterliche Rechtshandschriften", Aachener Kunstbliitter, 60, 1994, Festschrift für H. Fillitz, p. 79-86, en particulier, p. 82. 53 H. Mayr-Harting, Ottonian Book Illumination. An Historical Study, London, t. II, p. 57 et ss. 54 R. Otto, "Zu Mainzer Handschriften des frühen Mittelalters", Mainzer Zeitschrift, 81, 1986, p. 3 et SS. 49

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Chapitre II

Dans le domaine de l'architecture, il est inutile de rappeler que les cathédrales, cela depuis l 'Antiquité et le haut Moyen Age mais surtout à l'âge gothique, ont permis d'asseoir la souveraineté sociale, politique et religieuse de l'évêque dans sa cité 55 . Attardons-nous plutôt sur les palais épiscopaux et leur signification symbolique directement liée à la triple fonction du mécénat de l'évêque (politique, sociale, religieuse) 56 . Considéré comme le centre du pouvoir religieux et temporel, le palais épiscopal est avant tout une résidence urbaine. L'évolution des aspects extérieurs et intérieurs de l'architecture de ces palais est pour partie liée à la personnalité des prélats et à leur rôle dans la société. Jusqu'au xme siècle, époque qui voit l'évêque préférer les séjours dans des résidences rurales, le palais épiscopal combine les fonctions proprement sociales - réception, traitement des affaires avec les seigneurs laïcs ... 57 - et celles plus en rapport avec la charge ecclésiastique. L'originalité architecturale des palais consiste en l'aménagement d'une grande salle, destinée aux réceptions en tout genre, et d'une chapelle58 . Au XIIIe siècle, perdant progressivement sa destination résidentielle, qu'il retrouvera sur la fin du Moyen Age, le caractère symbolique du palais augmente notablement, matérialisant plus encore qu'auparavant le concept de pouvoir épiscopal. Ces constructions typiques du mécénat épiscopal, en lien direct avec la fonction pluriforme de l'évêque, feront l'objet d'attaques véhémentes de la part de théologiens, Pierre le Chantre et saint Bernard entre autres. Aux yeux de ces derniers, il n'est pas bon qu'un évêque ait une demeure somptueuse car cela masque la grandeur divine. Mais, de leur côté, les évêques avaient le souhait de rivaliser avec le pouvoir temporel des souverains ou même de celui des communes, ce que leur permettaient la grandeur et le luxe des palais 59 . A cet égard, il est significatif que l'on soit progressivemen t passé au Moyen Age du mot do mus à celui de palatium pour désigner la demeure de l'évêque. Ce glissement sémantique a d'ailleurs fortement contribué à lancer les diatribes de Pierre le Chantre et de saint Bernard. Les quatre types de mécénat que j'ai essayé de définir et d'illustrer dans ce paragraphe, j'insiste sur ce point, ne forment en fin de compte qu'un seul et même aspect de l'activité de l'évêque en tant que commanditaire d'oeuvres d'art. Cet ensemble laisse l'impression d'un mécénat, ou plutôt d'un art épiscopal, fort diversifié où les

55 Cf. Erlande-Brandenburg, op. cit. à la note 5; sur l'ecclesiologie de la cathédrale, P.-M. Gy, "Ecclésiologie de la cathédrale", IX Centenario da dedicaçao da sé de Braga, Congresso intemacional, Braga, 1990, t. III, p. 63-71 et du même auteur, "La cathédrale et la liturgie dans le midi de la France", La cathédrale (XIIe-XIVe siècle), Cahiers de Fanjeaux, 30, 1995, p. 219-229; voir aussi, sur la symbolique de la cathédrale, l'étude très suggestive de F. Ohly, "Die Kathedrale al Zeitenraum. Zum Dom von Siena", Frühmittelalterliche Studien, 6, 1972, p. 94-158. 56 T. Crépin-Leblond, "Recherches sur les palais épiscopaux en France au Moyen Age (XIIe-XIII° siècles)", Ecole Nationale des Chartes. Positions des thèses, 1987, p. 63-69; pour une bonne synthèse voir aussi, A. Renoux, "Palais épiscopaux des diocèses de Normandie, du Mans et d'Angers (Xle-xme s.). Etat de la question", Les évêques .. ., cité à la note 11, p. 173-204, Erland-Brandenburg, op. cit. à la note 5, p. 321-344. 57 J.-Ch. Picard, "La fonction des salles de réception dans le groupe épiscopal de Genève", Rivista di Archeologia Cristiana, 65, 1989, p. 87-104. 58 P. Héliot, "Nouvelles remarques sur les palais épiscopaux et princiers de l'époque romane en France", Francia, 4, 1976, p. 193-212. 59 M. Miller, "From Episcopal to Communal Palaces: Places and Poweer in Nothem Italy (10001250)", Journal of the Society of Architectural Historians, 5412, 1995, p. 175-185.

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L 'art et les évêques relations d'un type à l'autre sont abondantes tout en laissant émerger, dans tel ou tel type, des caractères prédominants: mémoire ecclésiale, mémoire personnelle, réalisations au service du pouvoir temporel, productions destinées à conforter le statut multiforme de l'évêque dans la société.

3. Définition d'un art épiscopal médiéval: en quête d'objets épiscopaux A la suite de ce rapide examen des conditions de la production d'un art épiscopal, en comparaison avec l'activité d'autres mécènes et par l'analyse des différents types de mécénat de l'évêque, on peut tenter de cerner du plus près possible ce que recouvre cette notion. Le premier résultat de nos investigations permet d'affirmer qu'il existe bel et bien, dans l' Antiquité et au Moyen Age, un art épiscopal. On a vu plus haut les principaux éléments de sa définition. Empressons-nous d'ajouter que l'art épiscopal ne concerne pas qu'un seul type d'art. La situation semble toute autre puisque l'évêque a su marquer de son empreinte des réalisations diverses, tant dans le domaine de l'architecture que dans ceux de l'enluminure, de la sculpture sur ivoire, de l'orfèvrerie, entre autres. Si l'art épiscopal ne se définit pas selon un mode de production, il faut se demander les raisons qui déterminent qu'un art est épiscopal. Pour répondre convenablement à cette interrogation, je dirais qu'il faut successivement prendre en considération la fonction même de l'objet réalisé et le contexte dans lequel il a été créé. Dans le domaine de la production de manuscrits enluminés, on sait pertinemment que les évêques ont fait réaliser des livres dont le contenu n'était pas réservé à leur fonction 60 . Dans ce cadre, on soulignera l'exception que représentent les pontificaux, illustrés ou non, dans la mesure où il s'agit bien d'ouvrages exclusivement réservés à la charge liturgique de l'évêque. En réalité, ce qui fait passer ces manuscrits non réservés à l'évêque dans la catégorie de l'art épiscopal, touche à l'originalité de la réalisation. Par exemple, le sacramentaire de Drogon 61 ou bien encore le sacramentaire de W armundus 62 , tout en étant des livres non réservés à l'évêque, deviennent des objets spécifiquement épiscopaux étant donné les caractères originaux de leur aspect intérieur et extérieur: texte liturgique adapté à l'usage épiscopal, luxe du manuscrit, iconographie des miniatures et des ivoires - dans le cas du sacramentaire de Dragon - mettant en avant l'évêque et sa fonction dans la société, sur le triple plan liturgique, politique et social. Dans les domaines des ivoires et de l'orfèvrerie, la majeure partie de la production épiscopale suit un processus identique à celui décrit pour les manuscrits enluminés autres que les pontificaux. L'art monumental propre à l'évêque, on l'a vu à propos d'édifices du haut Moyen Age et des palais épiscopaux, se caractérise également par des programmes de constructions, impliquant des motifs archi-

60 Parmi les innombrables cas que l'on pourrait citer, renvoyons à l'étude remarquable de W. Bohne portant sur le mécénat de l'archevêque de Trèves Egbert à la fin du xe siècle, "ErzbischofEgbert von Trier und die Fuldaer Schreib- un Malschule des 1O. Jahrhunderts'', Archiv für mittelrheinische Kirchengeschichte, 42, 1990, p. 97-121 et C. Nordenfalk, "Archbischop Egbert's "Registrum Gregorii", Studien zur mittelalterlichen Kunst 800-1250, Festschrift far Florentine Mütherich, Munich, 1985, p. 87-100. 61 Cf. Reynolds, art. cit. à la note 20, ainsi que l'étude de R. G. Calkins, "Liturgical Sequence and Decorative Crescendo in the Drogo Sacramentary", Gesta, XXV, 1986, p. 17-23. 62 Voir les articles de Peroni et de Deshman, cités respectivement aux notes 40 et 41.

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Chapitre Il tecturaux propres, déterminés par les nécessités des fonctions de l'évêque au sein de la société, en particulier dans le cadre de la cité. A propos du contexte de création des oeuvres, on relève comme élément déterminant la prédominance des relations entre les autorités ecclésiastiques et le pouvoir temporel. Ces relations, bonnes, tendues ou conflictuelles, ont à maintes reprises au cours de l' Antiquité et du Moyen Age, suscité des oeuvres originales dans leur formulation matérielle ou iconographique. Certaines de ces oeuvres - des objets non réservés à la fonction épiscopale - se sont rendues célèbres par leur caractère d'opposition ou de rivalité à des objets identiques mais destinés à d'autres personnes que l'évêque. Les nombreux sceaux fabriqués pour servir la charge de l'évêque et sa mémoire, surtout à partir des xe-x1e siècles, sont faits à l'imitation des sceaux de souverains et de princes: représentation frontale du dignitaire - une sorte de Majestas 63 avec ses attributs symboliques (la crosse, la mitre et le livre), présence de l'inscription du nom de l'évêque 64 . Sur ce genre de pièces, l'imitation, qui s'explique par la volonté des évêques de rivaliser avec le pouvoir temporel, n'a pas toujours eu cours. On en veut pour preuve les sceaux des évêques carolingiens Theodulf d'Orléans et Radpod de Trèves 65 . Ici, en dehors de l'inscription permettant d'identifier le persan-

63 Les représentations de l'évêque de type "Majestas" sont fréquentes dans l'art de!' Antiquité et du haut Moyen Age. A la fois images officielles et représentations de la gloire personnelle du prélat, elles s'inscrivent souvent dans une perspective de légitimation de la lignée épiscopale d'une Eglise; voir, à titre d'exemples, la plaque d'ivoire du Musée du Louvre, des environs de 1100, représentant les évêques de Beauvais Hervé et Roger (D. Gaborit-Chopin, "La plaque d'Hervé et Roger, évêques de Beauvais", Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France, 1989, p. 279-290), la miniature de saint Dunstan dans le ms. Londres, Cotton Claudius A iii (f. 8) (T.A. Heslop, "Dunstanus Archiepiscopus and Painting in Kent around 1200'', The Burlington Magazine, 126, 1984, p. 195-204), l'image de la généalogie épiscopale, centrée sur Rupert de Deutz, au folio Ir d'un manuscrit salzbourgeois du milieu du xue siècle (Wien, Ôsterreichische Nationalbibl. cod. 1420, Heinrich der Lowe und seine Zeit. Herrschaft und Reprdsentation der Welfen, 1125-1235, Munich, 1995, p. 261-263), la représentation frontale de trois évêques (de Ratisbonne?) placée en tête de l'Evangile de Marc dans les Evangiles d'Henri IV ou d'Henri V réalisés à Ratisbonne (Krakau, Bibl. des Domkapitels, ms. 208, début du XIIe siècle, fol. Sûr, cf. Regensburger Buchmalerei, München, 1987, n° 26, p. 38 et pl. 21), ou bien encore les multiples représentations de Sigebert de Minden (10221036) dans des images d'auto-légitimation et de majesté épiscopale (cf. Mayr-Harting, t. II, op. cit. à la note 53, p. 91-97 et Das Reich der Salier 1024-1125, Sigmaringen, 1992, p. 453-455), la figure en majesté de l'évêque de Roda du XIe siècle, Arnulf, sur les actes du concile de Jaca (Cathédrale de Jaca, manuscrit du XII° siècle, cf. F. Galtier Marti, Ribagorza. Condado independiente, Zaragoza, 1981, p. 232-237). L'iconographie de la majesté, en ce qui concerne les évêques, a aussi à voir avec les portraits d'auteurs; voir par exemple les représentations de Chromace d' Aquilée au Moyen Age, figurant, dans les manuscrits, en tête des prologues aux textes (J. Lemarié, "L'iconographie de saint Chromace d'Aquilée", Aquileia nostra, LVIII, 1987, p. 262-275), ainsi qu'avec les représentations funéraires, E. Panofsky, La sculpture funéraire. De l'Egypte ancienne au Bernin, tr. fr., Paris, 1995, sp. p. 58 et ss. 64 Voir les nombreux exemples dans Bernward... , cité à la note 21, t. II, p. 17-30, sur la fonction de l'image sur les sceaux, M. Pastoureau, "Les sceaux et la fonction sociale des images", L'image. Fonctions et usages des images dans l'Occident médiéval, sous la direction de J. Baschet et J.-Cl. Schmitt, "Cahiers du Léopard d'or 5", Paris, 1996, p. 275-308. 65 F. Mütherich, "Das Bergkristallsiegel des Erzbischofs Radpod von Trier", Festschriftfiir Erich Meyer zum 60. Geburtstag. Studien zu Werken in den Sammlungen des Museums für Kunst und Gewerbe, Hambourg, 1959, p. 68-74.

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nage dont le buste est montré de profil, il faut souligner la volonté de figurer l'évêque sous des traits non individualisés et s'inspirant de modèles communs dans l'art de l'époque. Cette attitude envers la figuration du "portrait" de l'évêque, à l'époque carolingienne, contraste à la même époque avec la façon de représenter les souverains. Sur les sceaux de ces derniers, on s'inspire manifestement des modèles antiques d'empereurs romains. Dans le même esprit d'imitation ponctuelle d'objets non réservés à la fonction épiscopale, dont les caractères relèvent de la rivalité avec d'autres catégories de personnes, on citera les trônes épiscopaux66 . Selon les textes canoniques, depuis le concile de Carthage jusqu'aux décisions synodales et juridiques du milieu du Moyen Age, le siège de l'évêque, fortement connoté d'un point de vue symbolique, doit être mis en évidence dans l'espace de l'église par sa place au milieu du choeur, étant donné la dignité du prélat67 . De marbre, en pierre ou en bois, la cathedra occupe une position élevée afin que les fidèles voit leur chef spirituel et pour marquer la supériorité globale de ce dernier sur eux. L'iconographie du somptueux trône de Maximien, archevêque de Ravenne entre 546 et 554, axée sur l'histoire du patriarche Joseph, permet d'établir des liens symboliques entre l'évêque époux de l'Eglise locale dont il a la charge et Joseph 68 . Dans un certain nombre d'écrits d'autorités spirituelles issues des rangs des évêques, tels saint Ambroise et Pierre Chrisologue, lui-même évêque de Ravenne entre 432 et 450, le parallèle est clairement établi entre Joseph et la fonction épiscopale au sein de son Eglise. Dans ses commentaires, le pouvoir de l'évêque s'étend au-delà du domaine spirituel pour déborder sur celui de l'administration civile. Dans le contexte particulier du siège de Ravenne au vie siècle, on comprend mieux les raisons qui ont poussé Maximien - dont on voit l'image en pieds aux côtés de Justinien dans la grande procession des dignitaires de l'Empire, sur la mosaïque de Saint-Vital69 à associer l'image de Joseph à sa personne, sur l'un des principaux objets symbolisant sa fonction. Les cinq trônes épiscopaux d'Italie méridionale réalisés au XIe et au XIIe siècle, jadis étudiés par André Grabar, appartiennent à un type formel exceptionnel pour ce genre de mobilier70 • Leur iconographie profane laisse supposer la volonté des évêques d'assimiler leur trône à ceux des princes d'Italie du sud. Comme l'écrit André Grabar: "Les sièges épiscopaux de l'Italie méridionale auraient pris l'aspect de trônes princiers, pour manifester des droits temporels des évêques" 71 . Les trônes épiscopaux

66 . Sur la nature des trônes épiscopaux d'après certaines mentions tirées de textes liturgiques P. Salmon, Etudes sur les insignes du pontife dans le rit romain. Histoire et liturgie, Rome, 1955, p.67-72. 67 H. Gilles, "La cathédrale dans les textes canoniques méridionaux", La cathédrale .. ., cité à la note 11, p. 231-243. 68 M. Schapiro, "The Joseph Scenes on the Maximianus Throne in Ravenna", Late Antique, Early Christian and Mediaeval Art, Selected Papers, New York, 1979, p. 35-47. 69 Sur l'importance de cette scène pour l'iconographie de la ritualité, voir chapitre III, F. Deichmann, "Contributi all'iconografia e al significato storico dei mosaici imperiali in San Vitale", Felix Ravenna, 60, 1952, p. 5-20. 70 A. Grabar, "Trônes épiscopaux du XIe et XIIe siècle en Italie méridionale", L'art de la fin de /'Antiquité et du Moyen Age, Paris, 1968, t. I, p. 365-392. 71 ibid. p. 392.

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Chapitre JI représentés dans les miniatures d'un recueil de décisions conciliaires et de privilèges relatifs au siège archiépisco pal de Tolède, datant du XIIIe siècle (Madrid, Bibl. Nacional, Vitr. 15-5) présentent une diversité laissant supposer l'existence d'une forme non codifiée de ce genre d'objets. Aussi, ce motif iconographique contribue à affirmer la valeur juridique attachée à ces images 72 . Clore ce paragraphe sans faire allusion aux objets, liturgiques pour la plupart, créés spécialement à l'intention de l'évêque, serait occulter un aspect non négligeable de la définition d'un art épiscopal médiéval. Les vêtements liturgiques de l'évêque, avec en tête le pallium, et les principaux objets, symboles de sa charge (en particulier la crosse et !'anneau) ont été soignés par les artistes, cela pendant tout le Moyen Age 73 . L'iconogra phie des crosses et, dans une moindre mesure, des anneaux, ne présente pas de spécificité remarquable touchant à la fonction de l'évêque dans la célébration liturgique 74 . Une rivalité s'installa cependant entre les abbés et les évêques lorsque fut progressivement accordé aux premiers le droit de porter les pontificalia. En somme, ces objets, à l'origine de nature exclusivement épiscopale, viennent s'ajouter à ce riche ensemble que forme l'art épiscopal, souvent associé au mécénat de l'évêque 75 . En guise donc de simple conclusion, il semble préférable de procéder aux rappels suivants: 1. L'Antiquit é et le Moyen Age ont bel et bien été le cadre de la création d'un art épiscopal pluriforme, impliquant tout type de productions artistiques. Certaines oeuvres ont été dès l'origine conçues comme des objets réservés à l'évêque; d'autres, dont la nature favorise la multiplicité des utilisateurs, ont acquis sur d'autres critères (formes matérielles, iconographie ...) leur caractère épiscopal. 2. L'art épiscopal a fréquemme nt à voir avec le mécénat des évêques, mais en aucune façon "art épiscopal" et "mécénat épiscopal" ne doivent être considérés comme des synonymes. 3. Les fonctions de l'art épiscopal, dans l' Antiquité et durant tout le Moyen Age, ont varié selon les époques, les contextes socio-politiques, le cadre religieux et liturgique ainsi qu'à partir de la personnalité des prélats.

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A. Grabar, "Trônes d'évêques en Espagne du Moyen Age", ibid., p. 393-401. Salmon, op. cit., à la note 66, O. Engels, "Der Pontifikatsantritt und seine Zeichen", Segni e riti ... , citée à la note 52, t. II, p. 707-766, P. Salmon, "Aux origines de la crosse des évêques", Recherches de Sciences Religieuses, Mélanges en l'honneur de Mgr Andrieu, Strasbourg, 1956, p. 373-383, J. Lassus, "Un anneau épiscopal africain", ibid., p. 287-290. 74 Exception faite de certains objets extraordinaires, telle la crosse probablemen t réalisée à la fin du xre ou au début du XII° siècle, pour l'intronisation dans sa fonction de l'évêque Yves de Chartres, à la fin du xre; l'iconograph ie de cette crosse, sur laquelle je reviendrai dans le chapitre sur !' iconographie de la ritualité, montre l'évêque entrer en procession dans son église, cf. D. Gabarit-Chopin, Ivoires du Moyen Age, Fribourg, 1978, p. 112 et 199-200. Sur la symbolique de la crosse épiscopale, voir aussi Favreau, op. cit. à la note 31, p. 440 et ss. 75 . Certaines crosses "accompagn aient" les évêques dans leur tombe, cf. M.-M. Gauthier, "Les crosses épiscopales découvertes dans la cathédrale de Lescar (Pyrénées-Atlantiques) et l 'archéologie funéraire", Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, 1994, p. 60-70, voir aussi la crosse d' Adalbéron de Metz trouvée dans sa tombe, Bernward.. ., cité à la note 21, t. II, p. 304. 73

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L'art et les évêques

4. Les pontificaux illustrés appartiennent à une catégorie peu étoffée au sein de l'art épiscopal. Livre liturgique de l'évêque, le pontifical semble se singulariser par rapport à d'autres objets étant donné sa richesse iconographique, sa fonction liturgique et politique et sa signification en tant que symbole de la charge épiscopale. Autrement dit, les pontificaux illustrés participent grandement à la définition de l'art épiscopal du Moyen Age.

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III. UICONOGRAPHIE DE LA RITUALITÉ AU MOYEN ÂGE: UNE INTRODUCTION

Dans le présent chapitre, je procèderai à un examen des différents aspects de la codification visuelle de la ritualité dans l'iconographie médiévale. Autrement dit, je poserai la question: dans quelle mesure la codification des rites s'opère-t-elle aussi par l'image? Comme pour le chapitre précédent, où l'on a traité de l'art épiscopal, je ne vise nullement l'exhaustivité, si bien qu'on ne trouvera pas dans les lignes qui suivent un répertoire complet des images de la ritualité médiévale. Soulever des questions dans l'espoir d'illustrer du mieux possible la complexité de l'iconographie de la ritualité médiévale; tel est mon objectif. Je considère également indispensable de comprendre les principaux mécanismes de l'illustration rituelle dans l'image médiévale, afin de mieux situer la spécificité de la forme qu'elle prend dans le décor des pontificaux. Dans ce cadre, une attention toute particulière sera portée sur les significations et les fonctions liturgiques, théologiques, politiques et sociales de ces images de la ritualité. A y regarder de près, on s'aperçoit en effet, à des degrés divers selon les oeuvres (notamment leur support), leur répartition dans l'espace et le temps du Moyen Age, de la valeur symbolique de telle ou telle scène rituelle mise en image pour saisir certains aspects de la vie liturgique, politique ou sociale, voire théologique. Au coeur du propos se situe encore l'évaluation du rapport de ces images avec les textes qu'elles sont, pour certaines, censées illustrer. Dans ce rapport texteimage, la nécessité s'impose de saisir, au cas par cas, les liens entre l'illustration rituelle et sa source textuelle. Par exemple, certaines images montreront une grande fidélité au texte, tandis que d'autres révèleront des écarts importants pris sur ce dernier, afin de mieux servir une fonction symbolique. Enfin, on rencontre des images de la ritualité conçues sans que l'on ait eu recours à un texte. On sera attentif aux différents jeux d'influences et d'emprunts entre ces trois cas de figure. Autrement dit, de fortes probabilités existent pour que de nettes différences apparaissent, tant du point de vue formel que de celui de la fonction des images, par exemple entre l'illustration rituelle dans une vie de saints et celle jointe à un texte liturgique. Mais, la question du rapport de l'image au texte ne concerne pas seulement les manuscrits. Des supports tels que la peinture monumentale, la sculpture (sur pierre ou sur ivoire), l'orfèvrerie, impliquent également la présence d'une source d'inspiration. Dans des oeuvres réalisées sur ses supports, le lien de l 'iconographie de la ritualité avec tel ou tel texte est parfois plus étroit que dans des enluminures, pourtant "attachées" au texte. Pour expliquer ce constat, il faut tout d'abord rappeler que, selon le genre littéraire, la décoration des manuscrits ne constitue pas obligatoirement une pure illustration du texte avec lequel elle cohabite. La raison essentielle tient cependant aux caractères propres du langage iconographique - le plus souvent acquis progressivement sur la source textuelle - permettant le déplacement des images, avec leur discours autonome, d'un support à 73

Chapitre III l'autre 1. A ce propos, je m'attacherai à détecter les principaux modèles (ou schémas) iconographique s de la ritualité qu'ils aient ou pas affaire à un moment ou à un autre avec un texte. L'étude de différents thèmes autorisera des conclusions sur l'interchangeabl iité de ces modèles (ou schémas) d'une illustration rituelle à l'autre. Un autre aspect de ce chapitre consistera à mettre en évidence la diversité des textes, à côté des sources liturgiques stricto sensu, ayant permis l'élaboration de l'iconographie de la ritualité (par exemple, les traités sur la liturgie, les oeuvres théologiques ... ). Sans aucun doute, l'iconographie de la ritualité dans l'image médiévale concerne pour une large part les scènes liturgiques. On s'attachera toutefois à démontrer que l'illustration rituelle n'est pas synonyme d'illustration liturgique. En effet, l'iconographie de la ritualité reflète une diversité identique à celle des rites dans la société médiévale. Pour illustrer ce propos, les exemples choisis sont grandement explicites; ce sera la première partie. Après cela, on examinera les différents types d'illustration rituelle dans l' Antiquité et le Moyen Age (principalement jusqu'au XIIIe siècle), tous supports confondus. On passera en revue l'iconographie de la ritualité de type biblique, de type hagiographique, de type proprement liturgique, de type théologique, ou bien encore de type politique. Etant donné les liens essentiels existants entre ces différents types, de nécessaires va-et-vient s'imposeront, tout en proposant, pour la clarté de l'exposé, de les passer successivement en revue. Conscient du caractère pédagogique de nos catégories, elles n'en constituent pas moins de réels cadres pour certaines images appartenant à un type unique. Au contraire, d'autres images de la ritualité n'existent que par la combinaison de plusieurs types entre eux. D'un type à l'autre, le rapport de l'image au texte sera particulier. Selon le genre de l'objet, ou bien en étant attentif au cadre spatial dans lequel s'insère l'image, on s'apercevra que la fonction de l'iconographie de la ritualité change. J'appelle cela le contexte rituel de l'image. Or, les artistes ont fréquemment choisi de représenter des images rituelles de tel ou tel type en tenant compte de ce contexte. Nous explorerons cet aspect de la question. Dans chacun des types, on mettra encore en évidence des degrés variés dans le rapport des images avec les textes. Enfin, j'insisterai sur le point suivant: l'exploration de l'iconographie de la ritualité présentée ici à un double objectif. Premièrement, rendre plus visible la spécificité de l'illustration rituelle dans les pontificaux; deuxièmement, mettre en reliefla diversité des fonctions de ces images, en lien direct avec les aspects politiques, théologiques, liturgiques et sociaux qui forment la diversité de la société médiévale. Les rites, toute espèce confondue, occupent une place prédominante dans la société médiévale. Rites profanes, rites sacrés, les liens unissant ces deux catégories sont parfois si étroits que des échanges s'opèrent de l'une à l'autre. Cela se concrétise par des jeux d'influences réciproques dans le déroulement effectif des rituels. Par exemple, Jacques Le Goff a montré qu'il y avait dans le rituel symbolique de la vassalité une

1 Sur cette question essentielle, voir, entre autres, H. Toubert, "Iconographie et histoire de la spiritualité médiévale", Revue d'histoire de la spiritualité, 50, 1974, p. 265-284 (texte repris dans Un art dirigié. Réforme grégorienne et Iconographie, Paris, 1990, p. 19-36).

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Iconographie de la ritualité

série d'emprunts à la liturgie de l'Eglise 2 . A des degrés divers selon les régions et les époques, l'iconographie médiévale reflète ce mouvement des gestes rituels d'un domaine à l'autre de la vie religieuse et sociale du Moyen Age. Scènes de batailles, de tournois, de vie chevaleresque et courtoise, pour ne citer que les plus connues, abondent dans les images médiévales, surtout à partir du xrne siècle. Dans ces représentations, les schémas iconographiques obéissent pour une majorité à la codification en vigueur dans tel ou tel rite. Autrement dit, ces images participent à leur manière à la codification rituelle de la vie sociale du Moyen Age. Dans l' Antiquité déjà, de nombreuses oeuvres répondent à ce besoin de ritualisation par l'image. A titre d'exemples, citons les célèbres diptyques consulaires, véritables cartes de visite marquant l'entrée en fonction des consuls 3 . Sur ces plaques d'ivoire, l'effigie du fonctionnaire de l'Empire, en simple buste ou en pieds, figure de façon permanente. Sur les plus somptueux de ces diptyques, la "majesté" du consul, entouré par des personnifications des provinces de l'Empire, se taille la part du lion. Le consul est montré dans son costume officiel, avec ses insignes du pouvoir parmi lesquels la mappa, ce tissu que le dignitaire brandissait puis laissait tomber dans le cirque pour donner le signal du début des jeux de la cité. Véritable symbole de sa fonction, ce geste a été gravé dans l'ivoire afin de perpétuer la mémoire de ce rite. Pour donner plus d'ampleur encore à la ritualité attachée à la charge consulaire, les sculpteurs ont dans certains cas représenté, logées dans le registre inférieure du diptyque, des scènes de cirque. Ainsi, la combinaison de l'image du consul, figé visuellement dans sa fonction, avec celle non moins symbolique des jeux, suggère que ces diptyques participent, à leur manière, à la codification rituelle de certains aspects sociaux de l' Antiquité. La codification de rites profanes, par l'image, prend fréquemment, comme le montrent les diptyques consulaires, des allures impersonnelles. En effet, l'iconographie de ces objets est interchangeable. Plutôt que de montrer, de manière individualisée, tel ou tel consul dans sa charge ou dans un événement précis de sa vie publique, il s'agit bien de confectionner une illustration rituelle codifiée, symbole d'une fonction dans la société. Dans le domaine de la ritualité profane, il existe d'autres images où la dimension événementielle apparaît cette fois prédominante. La peinture en pleine page occupant le f. 423r de la Bible de Charles le Chauve (Paris, BNF, lat. 1) montre le souverain, entouré d'officiers et de gardes, recevant des mains de l'abbé de SaintMartin de Tours, Vivien, accompagné de moines, la bible commandée par lui et dans

2 J. Le Goff, "Le rituel symbolique de la vassalité", Simboli e simbologia nell'alto medioevo, Settimane di studio del Centra italiano di studi sull'alto medioevo, XXIII, Spoleto - 1975, Spoleto, 1976, p. 679-788 (texte repris dans Pour un autre Moyen Age, Paris, 1977, p. 349-420). 3 R. Delbrück, Die Consulardiptychen, 2 vols., Berlin, 1929. Sur l'arrière-plan historiographique de !'oeuvre de Delbrück, cf. A. Cutler, "Le Consulardiptychen de R. Delbrück et l'hégémonie de la Klassische Archiiologie", Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1995, p. 393-410.

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Chapitre III laquelle l'image a été peinte4. La scène représentée obéit à la fois au cérémonial profane de l'offrande d'un objet réalisé pour le roi et à la nécessité de commémorer un événement précis, la remise de la bible à Charles le Chauve. Dans cette image, l'insistance porte sur la codification rituelle de la remise d'un objet au roi, sur la présentation officielle du souverain, symboliquement associé au roi David - comme le dit le poème de dédicace copié sur le folio précédent - et à l'empereur romain, enfin sur la reconnaissance d'un événement à jamais inscrit dans la mémoire collective Au point de renconre entre le rite profane et la liturgie, soulignons l'originalité d'une peinture en pleine page contenue dans le Livre des Testaments des rois de Le6n (Oviedo, Archives de la cathédrale, ms. 1, fol. 26v), réalisé vers 1118 5 . Dans une composition sur deux registres, les peintres ont associé la scène, logée dans la partie inférieure, où le roi Ordono 1er et la reine Teresa remettent leur testament à l'Eglise de Sahagun, à la représentation de la célébration eucharisitique, placée au-dessus. Dans cette image pour le moins originale, l'idée première réside dans le lien établi entre la mémoire des donateurs et le rite de la messe, peut-être afin de faire dire des messes pour Ordono 1er et Teresa. La remise du testament se présente sous la forme d'une scène de dédicace, couramment représentée dans l'iconographie médiévale, tandis que l'image eucharistique semble répondre aux conventions habituelles de la codification visuelle propre à la messe et que je décrirai de façon plus détaillée un peu plus bas.

L'iconographie de la ritualité dans le type biblique L'iconographie élaborée à partir du texte biblique, de toute évidence, est d'une richesse sans commune mesure en comparaison d'autres répertoires d'images 6 . A l'intérieur de ce type, j'inclus à la fois des représentations rituelles fidèles au texte constituant leur source et des scènes dont l'origine est biblique mais où le schéma iconographique s'éloigne du texte et propose des images de nature liturgique. Pour les premières, ce sont par exemple les innombrables figurations du baptême du Christ, et, pour les secondes, les illustrations non moins nombreuses de la Présentation de Jésus au Temple 7 . Dans les bibles illustrées de l' Antiquité, des images rituelles ont leur place dans le cycle iconographique. Ainsi, la Genèse de Vienne (Wien, Ôsterreichisch. Nationalbibl. gr. 31) contient une image de la bénédiction d'Ephraïm et de Manassé par Jacob, corrigée par l'intervention de Joseph et en cela fidèle au passage de la Genèse relatant l'épisode (48,13) 8 . De même, dans les Evangiles de Rossano

4 Sur ce manuscrit, voir la notice de M.-Th. Gousset, in La Neustrie. Les pays au nord de la Loire, de Dagobert à Charles le Chauve (VIJC-!Xe siècle), Rouen, 1985, p. 272-273; sur l'image de dédicace, H. Kessler, "A Lay Abbat as Patron: Count Vivian and the First Bible of Charles the Bald", Committenti e produzione artistico-letteraria ne!! 'alto medioevo, Settimane di studio del centra italiano di studi sull'alto medioevo, Spoleto - 1991, Spoleto, 1992, p. 645-675 et R. Lejeune, "Les portraits de Vivien de Tours et l'artiste de la bible de Charles le Chauve", Revue bénédictine, 103, 1993, p. 169-185. 5 The Art of Medieval Spain a.d. 500-1200, New York, 1994, n° 149, p. 295-297. 6 W. Cahn, La Bible romane, Fribourg, 1982. 7 Pour le baptême du Christ, cf. G. Schiller, lkonographie der christlichen Kunst, band 1, Gütersloh, 1966, p. 137-152; pour la présentation au temple, D.C. Shorr, "The Iconographie Development of the Presentation in the Temple", The Art Bulletin, 28, 1946, p. 17-32. 8 K. Weitzmann, Manuscrits gréco-romains et paléochrétiens, Paris-New York, 1977, pl. 28.

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Iconographie de la ritualité

(Cathédrale de Rossano, Italie), le peintre a représenté, selon un schéma iconographique rituel, la communion des apôtres où l'on voit ces derniers s'avancer vers le Christ comme s'il s'agissait d'une illustration de l'Eucharistie 9 . La communion des apôtres prend des formes de scènes liturgiques à part entière sur les deux patènes de Riha et de Stuma (VIe s.) où le Christ, représenté deux fois est placé derrière un autel et effectue les gestes rituels du prêtre donnant la communion 10 . Ici, l'influence de la pratique liturgique sur les schémas iconographiques bibliques se dessine de façon particulièrement frappante. Les représentations du sacrifice d'Isaac et des offrandes d'Abel et Melchisédech empruntent leur schéma iconographique, cela depuis l' Antiquité, comme sur la mosaïque de Saint-Vital à Ravenne, au déroulement du rite de l'Eucharistie 11 . Sur la mosaïque ravennate, le pain et le calice sont posés sur un autel autour duquel les préfigurations vétéro-testamentaires du prêtre viennent "officier". Les différents contextes dans lesquels ces images s'insèrent - texte du canon de la messe dans les sacramentaires et les missels 12 , décor mural d'abside d'église, objet liturgique destiné à la célébration de la messe (des autels portatifs par exemple) 13 - justifient grandement le choix opéré par les artistes, transformant ainsi des épisodes bibliques en des représentations liturgiques. Il est vrai que, pour ces images, la typologie biblique a fortement contribué à la réalisation de ce double glissement thématique et iconographique. Sur la fresque de Tarrassa (Catalogne, Espagne IX-Xe s.), la représentation de l' Ascension a été transformée en une cérémonie "liturgique" de contemplation par les apôtres d'une vision de Dieu 14 . La combinaison des motifs du rideau tiré, représenté de part et d'autre des apôtres, la génuflexion de ces derniers et surtout leur geste consistant à porter leurs mains près de la bouche, vraisemblablement lié à la prière, ont permis à André Grabar de supposer la codification rituelle d'un épisode biblique mettant en scène les apôtres. A ma connaissance, on ignore l'usage liturgique éventuel de la fresque catalane. D'autres épisodes bibliques, pourtant plus éloignés de la thématique liturgique que ceux exposés jusqu'ici, ont fait l'objet de transformation iconographique dans le même sens durant le Moyen Age. Par exemple, la célèbre représentation d'Eve cueillant la pomme, sculptée sur le fragment de linteau appartenant au portail - aujourd'hui détruit - de la cathédrale d' Autun (Autun, Musée Rolin, 1° moitié du XIIe siècle) suit un schéma iconographique pénitentiel, directement en liaison avec la théologie du péché, avec Adam et Eve comme symbole, et avec le rite de la pénitence public dont le portail nord de la cathédrale bourguignone était le théâtre 15 . Suivant fidèlement les pres-

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A. Grabar, L'âge d'or de Justinien, Paris, 1966, fig. 229. A. Grabar, ibid., fig. 362 et 365. 11 F. Kobler "Eucharistie", Reallexikon zu deutsche Kunstgeschichte, 6, 1973, col. 154-254; I. Speyeart van Woerden, 'The Iconography of the Sacrifice of Abraham", Vigiliae Christianae, 1961, p. 214-255; pour la mosaïque de Ravenne, Grabar, ibid., fig. 168. 12 V.H. Bibern, "Über die Illustration des Messkanons im frühen Mittelalter", Miscellanea pro arte. Festschrift H. Schnitzler, Düsseldorf, 1965, p. 60-67. 13 J. Braun, Der christliche Altar in seiner geschichtlichen Entwicklung, München, 1924, band I, p. 419 et SS. 14 A. Grabar, L'art de la fin de /'Antiquité et du Moyen Age, Paris, 1968, t. I, p. 583-588. 15 O. K. Werckmeister, "The Lintel Fragment representing Eve from Saint-Lazare, Autun", The Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 35, 1972, p. 1-30. 10

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Chapitre III

criptions rituelles des pontificaux autunois, de type PRO, le sculpteur a choisi de représenter Eve comme les pénitents du Moyen Age qui devaient, nous dit le texte du rituel, monter à genoux les marches menant à l'Eglise, à l'image d'Eve sur le linteau, afin d'être réintégrés dans la communauté de l'Eglise le jeudi saint. La traduction iconographique de l'épisode des pèlerins d'Emmaüs a occasionnellement donné lieu à des représentations rituelles également liées à la messe 16 . A la fin du XIe siècle, dans la salle capitulaire de l'abbaye de Vendôme, l'abbé Geoffroy a fait représenter, dans un cycle peint centré sur la personne de Pierre et à forte connotation grégorienne, la scène d'Emmaüs où le Christ vient d'effectuer la fraction du pain et élève les deux moitiés du pain rond à la manière d'un prêtre élevant l'hostie consacrée lors de la célébration de l'Eucharistie 17 . Dans le cycle de fresques de Vendôme, ce détail iconographique s'explique par la résurgence, dans la région tourangelle au moment de la réalisation des peintures, de la controverse sur la présence réelle dans l'Eucharistie, qui avait trouvé un fervent défenseur en la personne de l'abbé commanditaire du programme. Le geste liturgique du Christ d'Emmaüs à Vendôme est attesté dans la région par Hildebert de Lavardin. Il était également exécuté par un moine interprétant le rôle du Christ dans le drame du pèlerin mis en scène à Vendôme aux vêpres du mardi de la semaine de Pâques. Déjà à l'époque carolingienne, la région tourangelle avait été le théâtre de la première étape de la controverse sur l 'Eucharistie, opposant les partisans de la présence réelle à ceux qui n'acceptaient pas la transsubstantiation. Et déjà avant la formule iconographique développée par Geoffroy, les images de la Majestas Domini peintes dans la série des bibles réalisées au scriptorium de Tours au IXe siècle, montrent le Christ trônant et tenant dans sa main droite l'hostie consacrée, dans un geste d'inspiration rituelle 18 . Le signification profonde de cette iconographie de la ritualité précédant la version plus liturgique de Vendôme, réside dans le fait que le Christ lui-même montre ostensiblement l'hostie dans laquelle son corps, par le mystère du sacrement, est présent. Pour une grande majorité des oeuvres citées - et il ne s'agit là que d'un choix extrêmement restreint dans un corpus immense-, j'insisterais plus spécialement sur celles réalisées sur des supports monumentaux (fresques, mosaïques, sculptures). En effet, pour ces images plus encore peut-être que dans le cas d'illustrations d'objets liturgiques ou de peintures de manuscrits, je constate le rôle déterminant du contexte rituel dans l'élaboration d'une image liturgique de type biblique. A l'instar des objets destinés au culte, tels que les calices, les patènes, les autels portatifs et surtout les manuscrits, qui contiennent des images bibliques transformés en scènes liturgiques, il faut tenir compte du contexte spatial du déroulement de tel ou tel rite pour comprendre l'originalité d'images monumentales, sculptées ou peintes, où le thème biblique est métamorphosé en une véritable iconographie de la ritualité. La notion de "lieu rituel", déterminant le contexte de l'image, devient ainsi fondamentale pour que la méta-

16 P. Prétot, "Les yeux ouverts des pèlerins d'Emmaüs", La Maison-Dieu, 195, 1993, p. 7-48, sp. p. 18 et ss. 17 H. Toubert, "Dogme et pouvoir dans l'iconographie grégorienne. Les peintures de la Trinité de Vendôme", Cahiers de Civilisation Médiévale, 26, 1983, p. 297-326 (texte repris dans op. cit. à la note !, p. 365-402). l8 M. Schapiro, "Two Romanesque Drawings in Auxerre and some Iconographie Problems", Studies in Art and Literature for Belle Da Costa Greene, Princeton, 1954, p. 331-349

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morphose iconographique puisse s'opérer. En effet, ! 'Eve d' Autun se lit comme la représentation d'une pénitente repentie accédant à genoux à la cathédrale grâce au contexte rituel dans lequel elle s'insère, sur la base du discours théologique et liturgique sur le péché et la pénitence. Le sens eucharistique des "scènes liturgiques" de Ravenne ne prend forme qu'en tenant compte de l'espace du choeur de Saint-Vital où voisinent d'autres thèmes à caractère rituel. Outre sa position dans un cycle de propagande grégorienne, le Christ-eucharistique de Vendôme est "réellement vécu" dans l'abbaye le mardi après Pâques lors de la perfomance rituelle du drame liturgique des pélerins d'Emmaüs. N'étant pas d'origine biblique, l'image du Christ à l'hostie autrefois insérée au programme sculpté du chancel de Saint-Pierre-aux-Nonnains (VIIIe s.?) 19 , prend place dans cet ensemble d'images de la ritualité largement déterminées par le contexte rituel auquel elles appartiennent. A propos du Christ messin, il semble en effet logique que cette image figure dans un cadre liturgique puisque le chancel servait de barrière de choeur avant l'apparition des jubés. En revanche, d'autres images du Christeucharistique, ou plus exactement du Christ-prêtre prendront part au message théologique délivré dans l'illustration de la messe du Corpus Christi. Le type hagiographique L'illustration des vies de saints constitue un pan particulièrement fourni de l'iconographie médiévale 20 . Sur des supports aussi divers que la peinture murale, la sculpture, l'enluminure ou bien encore l'orfèvrerie, ! 'hagiographie a donné lieu à l' élaboration d'un répertoire d'images en commune mesure avec la place occupée par les vies de saints dans la société du Moyen Age. A travers le récit des épisodes essentiels de leur vie, les saints apparaissent tels des modèles à imiter aux yeux du chrétien. Modèle spirituel, modèle de comportement chrétien, les vies de saints comportent fréquemment des passages concernant aussi la pratique liturgique 21 . Dans les images hagiographiques, l'iconographie de la ritualité prend la forme de trois types de scènes. Tout d'abord, les artistes ont souvent choisi de montrer le saint ou la sainte en prière, dans un acte de dévotion destiné à servir de modèle. Ensuite, plusieurs images représentent les scènes d'entrée dans la vie consacrée, ou bien l'ordination d'un saint devenu évêque. Enfin, nombre d'exemples insistent plutôt sur l'exercice du ministère par tel ou tel saint évêque, les représentant dans l'exercice de leurs fonctions liturgiques.

19 C. Heitz, "Les fragments du chancel de Saint-Pierre-aux-Nonnains de Metz", Actes du 103° Congrès national des Sociétés savantes, Nancy-Metz - 1978, Paris, 1980, p. 9-25. 20 Sur ce sujet, la bibliographie est bien trop abondante pour pouvoir être citée ici; on consultera pour les illustrations de vies de saints de la première moitié du Moyen Age, P. Skubiszewski, in La vie de sainte Radegonde par Fortunat. Poitiers, Bibliothèque municipale, ms. 250 (136), sous la direction de R. Favreau, Paris, 1995, p. 127-237. 21 . Comme dans le sermon sur sainte Maure de Troyes, composé par Prudence de Troyes ( + 861) vraisemblablement entre 843/845 et 861, où l'auteur décrit trois images qui se trouvaient dans la crypte de la cathédrale de Troyes et avaient suscité de la part de la sainte une dévotion de type liturgique, à imiter par les contemporains, cf. A. Castes, "La dévotion privée et l'art à l'époque carolingienne: le cas de sainte Maure de Troyes'', Cahiers de Civilisation Médiévale, 33, 1990, p. 3-18; des études récentes ont insisté, à juste titre, sur la prudence à adopter face à ce texte, notamment à propos de sa datation.

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Chapitre III Ces trois catégories d'images impliquent des contacts plus ou moins étroits avec la source textuelle, la vie du saint, mais des écarts ne sont pas rares avec celle-ci. Ce processus d'enrichissemen t de l'image par rapport au texte trouve sa justification dans la relative pauvreté du récit pour tout ce qui touche à la description d'acte rituel. Et, de fait, la fonction des vies de saints n'est pas de produire une description précise de tel ou tel rite intervenant dans le parcours terrestre d'un saint. Les hagiographes se sont plus attachés en revanche à détailler les impressions et les sentiments ayant attrait au parcours spirituel du saint. Afin de pallier cette insuffisance, les illustrateurs ont puisé ailleurs, dans les textes d'ordines rituels, les informations nécessaires à la constitution d'images de la ritualité. Ainsi, selon les époques et les régions, l'iconographie de la ritualité, intégrée à l'illustration hagiographique, correspond dans ses grandes lignes aux déroulements des rites en vigueur. Certaines images - on le verra plus bas - combinent judicieusement les deux sources textuelles, le texte de la vie du saint, d'une part, la description du déroulement du rite dans les textes liturgiques, d'autre part. Enfin, plusieurs auteurs ont montré que l'iconographie hagiographique, en particulier pour les manuscrits illustrés des vies de saints, proposaient quelquefois une actualisation d'un épisode particulier, influencée par le contexte liturgique, théologique ou politique. Or, l'iconographie contribue largement à produire cette actualisation, car elle permet de suggérer tel ou tel message auquel les contemporains seront sensibles, sans délaisser la visée première du récit. Voyons plus précisément tous ces points, à l'aide d'exemples pris entre le IXe et le xne siècle, et réalisés sur des supports variés. L'iconographie de la ritualité liée aux vies de saints comprend en premier lieu les images montrant le saint ou la sainte en prière. La représentation du dévôt en prière, seul ou en présence de celui auquel s'adresse sa vénération (le Christ, la Vierge ... ) ne concerne pas seulement l'illustration hagiographique. Lorsqu'il sera question de l'iconographie du type liturgique, ce sera l'occasion de présenter les images de dévôts en prière autres que des saints: les rois, les princes, les ecclésiastiques. Selon Piotr Skubiszewski, l'image du dévôt en prière a pénétré les manuscrits hagiographiques illustrés vers l'an mil, comme en témoigne le manuscrit illustré de la vie de sainte Agathe (Paris, BNF, lat. 5594, ff. 67v et 70r, région de la Loire ou Bourgogne) 22 . Il arrive que ces scènes de dévotion correspondent à l'imploration d'un miracle par le saint. Dans d'autre cas, comme dans l'image montrant sainte Radegonde en prière au f. 22v du manuscrit des environs de 1100 (Poitiers, Bibl. mun. ms. 250), aucun épisode précis de la vie n'est peint et c'est la prière elle-même qui est le sujet de la représentation. Relevant fréquemment de la volonté de l'artiste ou du commanditaire, ces images de dévotion "hors texte" ajoutent une dimension nouvelle au message sprituel véhiculé par le texte et son illustration. Sans s'attarder sur ce point, signalons que ces images de saints en prière ont pu, à l'occasion, susciter des imitations de la part des fidèles - les clercs ou les princes lettrés qui avaient accès à ces manuscrits - comme le laisse supposer l'analyse proposée par Albert Castes de la vie de sainte Maure de

22 Skubiszewski, art. cit. à la note 20, p. 148-155; sur le manuscrit de la vie de sainte Agathe illustrée, M.E. Carrasco, "An Early Illustrated Manuscript of the Passion of St. Agatha (Paris, BN., ms. lat. 5594)", Gesta, XXIV, 1985, p. 19-32.

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Iconographie de la ritualité Troyes, du IXe siècle23 , dans laquelle les dévotions de la sainte occupent une large place. Dans les illustrations hagiographiques, l'iconographie de la ritualité prend aussi la forme de scènes de consécration et d'ordination24 . Selon les cas, le schéma de l'image combine des éléments du texte de la vita avec des emprunts aux ordines, d'un côté, et aux modèles iconographiques, de l'autre. Par exemple, la représentation de l'ordination de Radegonde comme diaconesse laisse de côté les modèles iconographiques de consécration et favorise au contraire les emprunts faits au texte des consécrations monastiques féminines. Les représentations d'ordination épiscopale, telle qu'on en voit dans la vie de saint Amand (XIe siècle, Valenciennes, Bibl. mun., ms. 502, f. l lr), s'inspirent relativement peu du texte liturgique concerné et encore moins d'une tradition iconographique mise en place dès l'époque carolingienne pour des images hagiographiques, comme sur la scène tirée de la vie de saint Ambroise sur la Pala d'Oro. En revanche, l'analyse des scènes d'ordination dans des manuscrits liturgiques montrent au contraire une assez grande fidélité au texte décrivant le déroulement du rite 25 . Il convient donc de constater la part d'indépendance prise par les artistes-concepteurs des images hagiographiques dans le domaine des scènes de consécration et d'ordination, par rapport aux sources liturgiques et aux modèles iconographiques en circulation. Dans ce cas, la codification visuelle de la ritualité sert avant tout à la perception du message de la vita par les artistes ou les commanditaires des images. La troisième catégorie d'images qu'il nous faut à présent examiner suggèrera une autre conclusion. En effet, les représentations destinées à montrer l'exercice du ministère par les saints envisagent un détachement certain du texte hagiographique tout en renforçant les liens avec les descriptions liturgiques contemporaines et, à l'occasion, avec les débats théologiques. Ainsi, ces images hagiographiques acquièrent une signification pluriforme, en rapport avec le message spirituel de la vie, avec les conceptions théologiques de l'époque et font aussi jouer aux saints le rôle de célébrant de la liturgie. Prenons quelques exemples. Dans les cycles illustrés de certains sacramentaires carolingiens et ottoniens, des miniatures figurent en tête du formulaire pour la fête du saint, généralement il s'agit du fondateur du monastère ou du siège épiscopal auquel est destiné le manuscrit. Une lettre historiée du sacramentaire de Drogon (Paris, BNF, lat. 9428, IXe siècle, f. 9lr) montre les miracles de saint Arnoul: le saint évêque confirme, consacre une église, baptise, exorcise. La série des sacramentaires ottoniens de Fulda propose comme illustration à la fête du fondateur de l'abbaye, saint Boniface, une double scène associant l'activité pastorale et liturgique de l'évêque - on le voit baptisant et confirmant - avec le sort que lui réservent les frisons, le martyre26 . Ces scènes fuldiennes, comme à des degrés différents, les images

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Voir note 21. Skubiszewski, art. cit. à la note 20, p. 166-170, B. Abou-El-Haj, "Consecration and Investiture in the Life of Saint Amand, Valenciennes, Bibl. mun. ms. 502", The Art Bulletin, 61, 1979, p. 342359 et M. Budny et T. Graham, "Les cycles des saints Dunstan et Alphège dans les vitraux romans de la cathédrale de Canterbury", Cahiers de Civilisation Médiévale, 38, 1995, p. 55-78, sp. p. 69-72. 25 Voir plus bas. 26 E. Palazzo, Les sacramentaires de Fulda. Etude sur l'iconographie et la liturgie à l'époque ottonienne, "Liturgiewissenschaftliche Quellen und Forschungen 77", Münster, 1994, p. 86-89. 24

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Chapitre Ill liturgiques de saint Arnoul, sont inspirées tant par des détails de la vita de Boniface, parfaitement connue des artistes, que peut-être par des références aux réalités du déroulement liturgique du baptême et de la confirmation. En revanche, elles n'ont pas de liens avec le texte des oraisons qu'elles accompagnent dans les manuscrits. En effet, la précision suivie par les peintres pour représenter fidèlement des scènes liturgiques, ne les empêchant pas de rester proches du texte hagiographique (dans l'esprit cornrne dans les détails), démontre leur volonté de produire des images liturgiques au sens propre du terme. D'ailleurs, cette volonté trouve sa raison d'être dans le désir de présenter les saints, pour certains devenus ministres du culte, comme les propagateurs de la liturgie et de ses rites en usage au moment de la création de l'image. Dans ce contexte, il y a fort à croire que les scènes de baptême dans les sacramenta ires de Dragon et de Fulda, comme dans la vie de Kilian (Fulda, xe siècle, Hannover, Nierdersachsische Landesbibliothek, ms. 1 189, f. 5r)27 , dans la vie de saint Amand (XIIe siècle, Valenciennes, Bibl. mun. ms. 502, f. 2lr), ou bien encore dans un certains nombre de représentations contenues dans des passionnaires28 , soient à considérer comme de fidèles représentations liturgiques de leur époque. Il en va de même avec la fresque de l'église inférieure de San Clemente à Rome (XIe siècle) représentant la messe de saint Clément 29 . Cette image combine le passage de la passion romaine où nous est raconté comment Sisinnius, ami de l'empereur Néron, curieux et jaloux en voyant sa femme Theodora quitter leur demeure, la suivit et entra dans la salle où officiait saint Clément, avec la représentation liturgique de certains moments précis de la messe, comme le prouve, par exemple, l'inscriptio n que l'on peut lire sur le livre tenu ouvert devant Clément. "Dominus vobiscum. Pax Domini sit semper vobiscum "; ces paroles désignent le début du canon de la messe et celles prononcées lors de la commixtion des espèces pour inviter les fidèles à échanger la paix. Restons un moment dans les programme s monument aux inspirés par les vies de saints. En effet, en ce qui les concerne, le choix des scènes et leur schéma iconographique revêtent un sens liturgique si l'on considère l'espace rituel dans lequel les peintures ou les sculptures s'insèrent. A Berzé-la-V ille, le programme iconograph ique de l'abside de la chapelle privée de l'abbé Hugues de Cluny, associe la Traditio legis, à forte connotation grégorienne, avec des scènes hagiographiques: le martyre de saint Vincent sur le gril et la nourriture apportée par une femme à saint Blaise alors qu'il se trouvait en prison30 . Le choix de ces deux épisodes s'inscrit directement dans la

27 H. Engelhart, "Die Miniaturen der frühottonisch en Kilianspassi o aus Fulda", Würzburger Diozesan-Geschichtsblatter, 51, 1989, p. 261-322, sp. p. 288-295; dans ce manuscrit, l'image rituelle du baptême trouve sa justification dans le passage de la vita précédant l'image: "Qui etiam, Domino volente, illius sacris ammonitionibus adquiescens baptizatus est ab illo et confirmatus et omnis populus, qui sub illius potestate fuerat" (f. 5r). 28 Voir les images extraites de passionnaires romans, dans S. Michon, Le grand passionnaire enluminé de Weissenau et son scriptorium autour de 1200, Genève, 1990, p. 86-87. 29 H. Toubert, "Rome et le Mont-Cassin: nouvelles remarques sur les fresques de l'église inférieure de Saint-Clément de Rome", Dumbarton Oaks Papers, 30, 1976, p. 3-33 (texte repris dans op. cit. à la note 1, p. 193-238, sp. p. 205-208). 30 E. Palazzo, "Les fresques de Berzé-la-Ville dans le contexte de la réforme grégorienne et de la liturgie clunisienne", Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, 19, 1988, p. 169-182 et Y. Christe, "A propos des peintures de Berzé-la-Ville", Cahiers Archéologiques, 44, 1996, p. 77-84.

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signification du lieu liturgique de l'abside. En effet, l'offrande de la femme à Blaise est une allusion au rite de l'offertoire précédant la messe, tandis que Vincent était le patron des vignerons de la région de Berzé. Ces modèles hagiographiques incitaient les paysans des environs de la chapelle, dépendants de l'abbé de Cluny, à faire régulièrement des offrandes pour la célébration eucharistique qui se tenait dans ce lieu. Ces liens entre l'hagiographie et la liturgie dans des programmes monumentaux trouvent d'autres expressions encore dans les programmes des églises byzantines à partir du XIe siècles où l'on voit des saints évêques officier sur des peintures couvrant les murs des absides, remplaçant les scènes de mort et de miracles 31 . Il est à noter que, sur ces peintures, les saints évêques sont représentés dans l'exercice de la liturgie, tandis que sur les fresques de Berzé, l'iconographie ne montre aucun caractère rituel particulier. Ici, ce sont plutôt les mentions du martyrologe clunisien qui rendent possibles la connexion avec le message liturgique contenu dans les vies de Blaise et de Vincent. D'autres images monumentales inspirées par des vies de saints se situent de façon plus ou moins nette entre l'illustration hagiographique et l'iconographie de la ritualité. Le dessin de l'ancienne façade de Saint-Pierre de Rome conservé dans un manuscrit réalisé à Farfa au XIe siècle (Eton, Eton College Library, Ms. 124), figure au registre inférieur les funérailles de saint Grégoire d'après la vie de Jean Diacre transcrite dans le manuscrit32 . A propos de cette image, il serait délicat d'affirmer que la scène d'enterrement entre dans la série des codifications rituelles, par l'image, de la liturgie des funérailles. Pourtant, les rapports avec le texte de la vie ne sont pas tels que l'on puisse penser qu'il s'agirait de l'unique source. D'autant plus que le concepteur de l'image - la mosaïque de la façade - s'en est peut-être remis, pour tel ou tel détail à la description du rite qu'il connaissait sans aucun doute. Je terminerai ce panorama de l'iconographie de la ritualité dans l'image hagiographique en présentant deux scènes liturgiques fortement actualisées par les nécessités politiques et théologiques au moment de leur réalisation. La première se trouve au registre inférieur de l'ivoire carolingien illustrant la vie de saint Remi (Reims?, Amiens, Musée de Picardie)33 . Succédant à deux scènes de miracles logées dans les registres supérieur et intermédiaire, le baptême de Clovis par saint Remi constitue à la fois une représentation fidèle au déroulement du rite à l'époque carolingienne (immersion ... ), une illustration du texte de la vita - par l'épisode de la colombe descendant du ciel et apportant la sainte ampoule - et une image de propagande idéologique en faveur de la politique religieuse menée par les souverains carolingiens. Comme l'a démontré récemment Jean-Claude Bonne, la triple sacralité de la scène, où l'on fait peu cas de la chronologie rituelle, a été suscitée par l'action menée par l'archevêque de Reims dans la seconde moitié du IXe siècle, Hincmar, afin de renforcer la place de la métropole comme référence administrative et religieuse au sein

31 C. Walter, "L'évêque célébrant dans l'iconographie byzantine", L'Assemblée liturgique et les différents rôles dans l'assemblée", Conférences Saint-Serge, XXllle semaine d'études liturgiques, Paris 1976, Rome, 1977, p. 321-331. 32 Bernward von Hildesheim und das Zeitalter der Ottonen, Hildesheim, 1993, p. 118-120. 33 Voir en dernier lieu, J.-Cl. Bonne, "Les ornements de l'histoire (A propos de l'ivoire carolingien de saint Remi)", Annales HSS, 1996, p. 37-70.

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Chapitre III

de l'Empire. Avec cet exemple, force est de constater que l'iconographie de la ritualité, outre sa fonction pour codifier par l'image un certain nombre d'actes liturgiques, rime parfois avec l'élaboration d'un savant message politico-religieux, suscité par la richesse de l'hagiographie. Enfin, dans la vie illustrée de saint Aubin (Paris, BNF, n.a.l. 1390, xre siècle), évêque d'Angers du vre siècle, certains épisodes de la vita sont fortement actualisés pour servir les besoins de controverses théologiques de l'époque de réalisation du codex 34 . Le fol. 2r contient une peinture montrant le saint évêque bénissant l'hostie brandit par des membres du concile convoqué par un homme excommunié par Aubin pour avoir contracté un mariage illégal. Sur l'hostie, on lit l'inscription "IHS" (lehsus) suggérant ainsi la présence réelle du Christ dans l 'Eucharistie. Or, à la fin du xre siècle, la région tourangelle - répétons-le - a vu une recrudescence de la controverse autour de la transsubstantiation. Animé par des convictions identiques à celles du peintre de Vendôme et des enlumineurs des bibles tourangelles, l'artiste de la vie de saint Aubin affirme clairement dans cette image une position en faveur de la présence réelle dans l'hostie consacrée. La dimension liturgique de cette scène, au détail rituel non mentionné dans le texte de la vie, est garantie par le geste d'ostentation de l 'hostie effectué par les clercs en face de saint Aubin. Ce geste, attesté dans la pratique liturgique de l'époque, correspondait à la volonté d'insister sur la doctrine de la transsubstantiation au moment de la consécration35 . A côté d'images de même nature, déjà présentées plus haut, citons encore la miniature du sacramentaire de Saint-Denis (Paris, BNF, lat. 9436, f. 106v) où l'on voit le Christ lui-même donnant la communion à saint Denis, comme s'il sagissait d'une véritable célébration liturgique. La triple dimension hagiographique, liturgique et théologique se trouve subtilement exprimée dans ces images. Le type liturgique

Durant l' Antiquité et tout le Moyen Age, la richesse et la variété des images liturgiques n'a jamais cessé, cela quel que soit le support employé. Dans ces lignes, il ne s'agit pas, loin s'en faut, de procéder à un recensement de ces réalisations. Plus modestement, et en correspondance étroite avec les objectifs de ce chapitre, je souhaite, à partir de quelques exemples représentatifs, mettre en évidence les caractères prédominants de l'iconographie de la ritualité dans les images de type liturgique. D'emblée, précisons la chose suivante: l'appelation "type liturgique" ne veut nullement exclure la dimension rituelle des images appartenant aux autres types. Elle présente l'avantage de désigner des représentations de scènes rituelles où domine la thématique strictement liturgique. En conséquence, des liens étroits entre les images et le texte existent plus fortement encore que dans d'autres types. De même, il faut observer l'abondance des images appartenant au type liturgique dans les manuscrits destinés au culte. Situation a priori bien logique puisque ces manuscrits servent dans la célé-

34 M. E. Carrasco, "Notes on the Iconography of the Romanesque Illustrated Manuscript of the Life of St. Albinus of Angers", Zeitschriftfiir Kunstgeschichte, 47, 1984, p. 333-348, sp. p. 337-340. 35 Voir encore les répercussions de ce débat sur l'iconographie d'un des chapiteaux de SaintGermain-des-Prés (aujourd'hui déposé au Musée de Cluny à Paris), cf. D. Sandron, "Saint-Germaindes-Prés. Les ambitions de la sculpture romane'', Bulletin Monumental, 153, 1995, p. 333-350.

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bration et qu'ils constituent en même temps la meilleure rencontre entre les textes liturgiques et la codification visuelle de la ritualité. A ce propos, constatons cependant l'absence de rapports directs entre le texte et les images dans bon nombre de manuscrits liturgiques qui ne contiennent pas la description des rites: sacramentaires, psautiers, bréviaires, rouleaux d'Exultet...En réalité les scènes liturgiques peintes dans ces livres montrent majoritairement des moments de la célébration, correspondant de façon plus ou moins grande au détail des prescriptions rituelles contenues dans d'autres livres. Les manuscrits liturgiques contenant les textes rituels (pontifical, rituel...) sont à envisager de manière différente puisque, cette fois, la corrélation entre le texte et l'image est réelle. Dans ce cas, l'historien des images s'attache à déceler la fidélité ou pas des enluminures envers le texte ainsi que de déterminer les moments forts de la liturgie retenus dans ces peintures, et leur signification historique. Dans un premier temps, l'analyse portera sur des images extraites de manuscrits liturgiques où l'illustration suit de près le contenu textuel. Dans un second temps, j'aborderai les scènes liturgiques peintes dans des manuscrits, liturgiques ou autres, pour lesquelles le lien avec le texte se révèle inexistant ou partiel. Enfin, je me pencherai sur les scènes de type liturgique, éloignées cette fois des textes, puisque représentées sur des ivoires (en particulier des plats de reliure de manuscrits), des fresques ou des objets précieux. Parmi les nombreuses représentations des ordinations cléricales, datant majoritairement de la seconde moitié du Moyen Age, le cycle iconographique du rouleau de l'évêque Landulf, patron des arts à Bénévent après 969, fait figure d'exception (fig. 1 et 2). Le manuscrit (Rome, Bibl. Casanatense, cas. 724 (B 1 13 1) se présente sous la forme d'un rouleau, déjà une rareté pour ce genre de livre, et contient le texte des ordinations majeures et mineures, ponctué de douze illustrations. Ce cycle peint met tout d'abord en valeur l'évêque qui, procédant aux consécrations et bénédictions, est l'utilisateur du rouleau. Ensuite, l'analyse iconographique détaillée de chaque scène trahit, comme pour les ivoires du sacramentaire de Drogon que nous présenterons plus bas, la volonté de suivre "à la lettre" le texte du rituel des ordinations, écrit sur le rouleau, selon les usages proprement bénéventains. De nature a priori documentaire, les miniatures révèlent la conception que l'évêque Landulf se faisait des ordres ecclésiastiques. Pour lui, l'objet donné à chacun des membres du clergé constitue le symbole tangible de sa charge. C'est tout un pan de la théologie médiévale des ordinations qui se trouve ainsi exprimé par l'image 36 . Dans le même esprit que le pontifical de Landulf, citons l'image synthétique placée en tête des prières d'ordination dans le sacramentaire de Marmoutier (milieu du IXe siècle, Autun, Bibl. mun. ms. 19bis) (fig. 3). La conception carolingienne de la théologie des ordres s'y exprime de manière synthétique, au contraire de la série d'images du rouleau bénéventain où la multiplication des scènes était déterminée par la nécessité d'illustrer chaque passage de l'ordo. N'étant pas jointe au texte descriptif du rite, mais seulement aux prières prononcées par le célébrant au cours de celui-ci, le peintre du manuscrit de Marmoutier a opté pour une formule iconographique où les détails importants du rite sont présents par l'intermédiaire de l'objet que tient chacun des personnages, mais qui privilégie la vue globale de la signification théologique du rite. Dans la partie supérieure de l'image,

36 R.E. Reynolds, "Image and Text: The Liturgy of Clerical Ordination in Early Medieval Art", Gesta, XXII, 1983, p. 27-38.

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la concentration du texte du pontifical du type XIII" autour de certaines actions liturgiques (ordinations, bénédictions, consécration de l'église et de l'autel, notamment), on n'est pas surpris de voir les images du cycle du lat. 960 porter sur ces rites. Ainsi, ce manuscrit présente le corpus "idéal" et complet des thèmes iconographiques des pontificaux des siècles ultérieurs. Avec lui, on voit également apparaître pour la première fois certains des thèmes qui deviendront typiques de l'illustration du pontifical, du moins à la Curie, comme par exemple celui de la consécration d'un évêque par le pape ou bien celui de son élection 108 . Troisièmement, le caractère iconographique marquant de ces peintures est celui de l'illustration rituelle. En effet, on est loin ici des images théologico-politique, voire symbolique, des pontificaux anglais et ottoniens des xe et XIe siècles. L'illustration rituelle du lat. 960 et, après lui du pontifical en général, présente une grande fidélité au texte liturgique, notamment vis à vis des rubriques. Cette illustration littérale du texte du pontifical ne doit cependant pas occulter la volonté d'insister, à travers l'image, sur les moments clés, symboliques, d'un rite particulie 109 . Réalisé à la fin du XIIIe siècle à la Curie, le lat. 5791 de la Bibliothèque Vaticane, bien que contenant un cycle illustré plus modeste que le lat. 960, n'en demeure pas moins le second exemplaire peint du pontifical de type XIII/2 pour cette période 110 . Son contenu complet et d'un genre identique à celui du manuscrit de la BNF s'enrichit d'initiales historiées représentant des thèmes similaires à ceux peints dans le lat. 960. Relevons l'alternance dans la mise en valeur de la figure de l'évêque et du pape, telle qu'elle apparaît encore dans l'exemplaire parisien 111 . Autrement dit, l'esprit de l'illustration de ce manuscrit répond en tous points à celui dégager pour le témoin "chef de file" (lat. 960). Citons encore pour la même époque les deux pontificaux de la Curie conservés à la Bibliothèque Vaticane: lat. 1155 112 et lat. 4747 113 dans lesquels l'iconographie rituelle du pape s'est maintenue à l'identique des deux manuscrits précédents étant donné leur destination. Ailleurs qu'à Rome, les témoins italiens illustrés du type XIII/2 ne sont pas légion. A notre connaissance seul le ms. 11 (95) des Archives Saint-Nicolas de Bari, réalisé à la fin du XIIIe siècle mais dont l'origine est connue, présente un cycle plus modeste que le lat. 960 mais néanmoins représentatif de l'esprit du cycle illustré fraîchement mis au point 114 . Bien que présentant un texte relativement complet, les 263 folios de ce pontifical n'ont reçu que onze initiales historiées. La plupart d'entre elles concernent les rites d'ordination et deux sont consacrées respectivement à la prière de l'évêque et au serment prêté par l'empereur. Cette sélection draconnienne opérée dans les images du cycle romain me paraît significative de l'intérêt majeur porté par les illustrateurs du livre aux images d'ordinations 115 . 108

Sur ces thèmes nouveaux, cf. chapitre IV/2. Je développerai ce point dans le chapitre IV/2 avec l'analyse des thèmes. l W Cf. Andrieu, Pontifical, II, p. 183-188 et Salmon, Les manuscrits liturgiques latins de la Bibliothèque Vaticane, III, "Studi e Testi 260", Città del Vaticano, 1970, p. 43. 111 Dans le chapitre IV/2 le choix des scènes réservées au pape et celles "concédées" à l'évêque feront l'objet d'une attention particulière. 112 Cf. Andrieu, Pontifical, II, p. 147-152 et Salmon, Manuscrits liturgiques, III (note 110), n° 85. 113 Andrieu, ibid., p. 160-167 et Salmon, ibid., n° n° 97. 114 N. Bux, 1 codici liturgici miniati dell'Archivio di S. Nicola, Baris, 1983, p. 18. 115 Je reviendrai sur ce point dans le chapitre IV/2. 109

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Chapitre IV/ 1 A l'issue de ce rapide examen de la tradition manuscrite illustrée du Type XIIIe dans ces deux recensions (XIII/1 et XIII/2), arrêtons-nous sur des premiers éléments de conclusion. Les recoupements effectués à l'intérieur de la tradition manuscrite de ce type, notamment à partir de la date des témoins et de la nature de leur illustration, permet de conclure à l'élaboration du cycle iconographique du pontifical romain au xme siècle en lien avec la recension 2 du type xme, datant vraisemblablement du temps d'innocent IV. A l'appui de cette hypothèse, il faut remarquer la parenté entre les ajouts textuels du Type XIII/2 par rapport au type XIII/1, notamment le développement des rubriques insistant sur la description rituelle, et les caractères propres des nombreuses images composant le cycle peint des manuscrits appartenant à ce type textuel, en particulier l'insistance sur l'illustration rituelle proche du texte des rubriques. De ce constat, on déduit que les rénovateurs du texte et les concepteurs des images ont manifestement été animés par des motivations identiques. Parmi elles, la codification rituelle plus poussée, par le texte et par l'image, semble prédominer. Ce mouvement de codification textuelle et visuelle s'inscrit dans le cadre de l'affirmation du pouvoir de la Curie au sein de l'Eglise, exprimée dans l'assimilation ecclésiologique entre la liturgie de la chapelle du pape avec celle des Eglises locales dirigée par les évêques 116 . A l'origine, cette idée avait fortement été défendue par lnnoncent III au début du XIIIe siècle, à tel point que la refonte du pontifical du XIIe entreprise par lui s'inscrivait justement dans ce cadre. Pourtant, contrairement à ce qu'on aurait pu croire, il faut attendre la seconde moitié du xme siècle, avec la recension 2 du texte d'innocent III, pour que la mise au point d'un cycle iconographique joint à ce livre liturgique ne se fasse. Et encore, la datation à la fin du xme siècle des plus anciens témoins illustrés réalisés à la Curie et contenant le texte du Type XIIl/2 laisse percevoir, sans compter les manuscrits éventuellement disparus, un relatif décalage dans le temps entre la mise au point du texte (XIII/2) du temps d'innocent IV et celle de son illustration, peut-être du temps de Grégoire X qui a rénové en 1274 l'ordinaire de la Curie où l'on insiste justement, comme dans le type XIII/2, sur la description rituelle à travers des rubriques développées 117 . Ce décalage s'explique partiellement par l'absence de véritables traditions iconographiques du pontifical, tandis que le texte s'inscrivait dans une longue histoire. Pour pallier ce manque on a dû faire un travail de "création iconographique" pour lequel un certain temps était nécessaire. Dans l'impossibilité de préciser plus, tenons-nous en à l'hypothèse selon laquelle la confection du cycle iconographique du pontifical de Type XIIIe a été faite dans la foulée des remaniements de la recension 2 du texte, dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Les analyses sur la tradition manuscrite illustrée du Type XIII/2 suggèrent encore une conclusion. Le cycle illustré du pontifical romain du Moyen Age a été à l'origine conçu pour "montrer" la liturgie du pape dans le but d' asseoir son pouvoir au sein de la hiérarchie ecclésiastique (par les images d'ordinations) et d'insister sur

116 Dans le chapitre IV/2 et dans la conclusion générale, on aura a coeur d'approfondir les raisons historiques à l'origine de cette motivation. 117 Cf. Van Dijk, Ordinal ... , citée à la note 96, p. 535-591 et M. Dykmans, Le cérémonial papal de la.fin du Moyen Age à la Renaissance, t. I, Le cérémonial papal du XIIIe siècle, "Bibliothèque de l'Institut Historique Belge de Rome XXIV", Bruxelles-Rome, 1977, p. 13-66 (Dykmans propose de dater l'ordinaire de Grégoire X de 1273 et place sa réalisation avant celle de la recension 2 du pontifical du XIUC, p. 63-66); ce point sera examiné de façon précise dans le chapitre IV/2.

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L 'Illustration du pontifical

son rôle dans la constitution de la réalité ecclésiale (thèmes liés à la consécration des églises, des autels, ainsi qu'à d'autres lieux ou objets sacrés). On en veut pour preuves les peintures du lat. 960 ou du Vat. lat. 5791 où le pape est mis en scène à travers ses fonctions liturgiques. Ainsi, la mise au point du cycle iconographique à la Curie part de l'idée que la liturgie du pape est le modèle pour toutes les Eglises particulières dirigées par les évêques. Toutefois, l'impression qui se dégage, à la vue des manuscrits du xrne siècle et bien plus encore de ceux du XIVe siècle 118 , est celle d'une rapide transposition - pour certaines images il s'agit plutôt d'une adaptation de l'iconographie rituelle papale aux évêques. Rien d'étonnant à cela si l'on considère, d'une part le statut épiscopal du pape et d'autre part les velléités d'exportation voulues par la Curie pour le texte officiel du pontifical. Sur ce dernier point, seul un livre officiel de la liturgie comme le pontifical avait la capacité de faire accepter un peu partout en Occident l'idée à forte connotation ecclésiologique de l'assimilation de l'Ecclesia Romana (la Curie) à l'Eglise universelle. Ainsi, en accompagnement à la mise au point d'un texte codifié, destiné à servir de modèle et à être adapté dans les diocèses, il fallait la présence d'un cycle illustré, également codifié, facile à transposer à d'autres évêques que celui de Rome, les représentants de l'Eglise universelle. Du point de vue de la typologie des pontificaux, ces remarques permettent de distinguer plus aisément les exemplaires officiels destinés au pape de ceux réalisés pour servir la liturgie d'un "simple" évêque 11 9. L'illustration du pontifical au XIIIe siècle en dehors de Rome et de l'Italie

A la fin de son introduction à l'édition du pontifical du XIIIe, Michel Andrieu écrit: "En nombre plus considérable encore, à partir du xrne siècle, on trouverait, dans les diverses Eglises d'Occident, des pontificaux mélangés, fruits du croisement de livres locaux et du pontifical de la Curie. Leur caractère composite sera désormais plus aisé à connaître, lorsqu'on pourra les confronter aux formes authentiques du pontifical romain" 120 . Lors de l'établissement du corpus des manuscrits, nous avons pu vérifier cette affirmation du liturgiste strasbourgeois. En effet, nombre de pontificaux réalisés au xrne siècle, pour la plupart dans la seconde moitié voire à la jonction de ce siècle avec le XIVe, ailleurs qu'à Rome et en Italie présentent un contenu de caractère mixte. Sans avoir procédé de façon méthodique à l'examen détaillé de la composition textuelle de chaque témoin, je crois pouvoir affirmer que la tradition textuelle XIII/2 domine dans ces pontificaux 121 . Rien d'étonnant à cela si l'on considère la volonté des autorités romaines de diffuser le texte officiel du pontifical, dans sa dernière version, auprès des Eglises d'Occident 122 . Dans ces Eglises, les diocèses, il existait cependant des rites locaux dont les traditions textuelles ont facilement été inté-

118

Voir plus bas. L'analyse des thèmes dans le chapitre TV/2 offira une vision plus précise encore sur les images propres au pape, correspondant parfois à des rites qui lui sont réservés, et sur les adaptations iconographiques de certaines d'entre elles rendues nécessaires par leur insertion dans un pontifical destiné à un évêque qui n'est pas le pape. 120 Andrieu, Pontifical, II, p. 315. 121 Cet examen aurait demandé un travail démesuré par rapport aux résultats escomptés dans l'optique de ce travail. 122 Cf. Andrieu, Pontifical, II, p. 240-261. 119

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Chapitre IV/ 1 grées au texte du pontifical romain ajoutant une dimension supplémentaire à la mixité du livre. Pour certains manuscrits de l'extrême fin du XIIIe siècle et des premières années du xrve, il faut compter encore avec le texte du pontifical de Guillaume Durand, vers 1293-1295, dont on verra plus loin l'importance liturgique et historique. Difficile là encore d'évaluer dans tel ou tel manuscrit la part de l'influence de cette autre version du pontifical, d'autant plus qu'il faudrait préciser plus la date et l'origine des témoins, opération souvent synonyme de leurre pour cette période. L'analyse de certains thèmes iconographiques dans le chapitre IV/2 permettra d'apporter des éléments de réponses à ces questions. En effet, l'examen de la ~radition iconographique propre à chaque thème suggèrera des précisions quant à la filiation textuelle des manuscrits pour la fin du xnre et aussi pour certains témoins du xrve siècle. Cet examen aura également l'avantage de nous éclairer sur les interrogations suivantes: les pontificaux de la fin du XIIIe et du XIVe siècles illustrés ailleurs qu'à Rome et en Italie ont-ils été influencés par l'iconographie du pontifical de Guillaume Durand si ce livre a été conçu avec un cycle d'images ou bien si ce dernier fut très tôt joint au texte? Si tel était le cas, on serait amené à nuancer considérablement l'éventuelle exportation du cycle iconographique romain mis au point à la Curie dans la seconde moitié du XIIIe, cela dès la fin de ce siècle et au XIVe. De façon plus générale, on serait en droit de se demander si la Curie n'a pas été amenée à greffer un cycle peint sur son texte officiel afin de concurrencer la version de l'évêque de Mende qui comportait peut-être dès l'origine ou très tôt des images. En sens inverse, le cycle illustré du pontifical de Guillaume Durand résulte peut-être de l'influence pure et simple du cycle romain du XIIIe siècle. Dans l'un ou l'autre cas, à des degrés différents, l'illustration du pontifical, outre son caractère propre, aurait été un instrument de combat pour imposer un texte plutôt qu'un autre. N'anticipons pas sur la suite du travail, notamment sur l'examen de la tradition illustrée du pontifical de Guillaume Durand, ainsi que sur les analyses des thèmes dans le chapitre IV/2. Pour l'heure, penchonsnous sur les trois formes d'illustration du pontifical à la jonction des xme et x1ve siècles ailleurs qu'à Rome et en Italie. On constate tout d'abord, un premier groupe de manuscrits dans lesquels l'illustration présente des caractères "archaïques" ou anciens, favorisant les images christologiques et/ou hagiographiques au détriment de celles montrant des rites. Deux raisons majeures peuvent expliquer ce choix. D'une part, il faut compter ponctuellement sur l'impact des traditions iconographiques locales amenant les peintres à choisir parmi un répertoire connu plutôt qu'à se risquer dans l'adoption de nouvelles images qu'ils ne maîtrisent pas encore. D'autre part, la typologie des manuscrits intervient pour une large part dans ce choix. La raison essentielle tient cependant au temps nécessaire pour voir le cycle romain s'imposer un peu partout, sans pour cela supprimer certaines traditions locales. Pour cela, il faut attendre la fin du XIIIe siècle et surtout le XIVe siècle. Ainsi, sans en faire une règle absolue, les manuscrits où l'on voit des images isolées ou des cycles dont l'iconographie est "ancienne" pour ce genre de livre, appartiennent majoritairement à des types composites. Par exemple, le ms. 144 de la Bibliothèque municipale d'Orléans juxtapose un bénédictionnaire, un pontifical et un missel dans une parfaite unité codicologique. Il a été réalisé pour servir à l'usage de Chartres, vraisemblablement dans la première moitié du xme siècle 123 . 123

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Cf. Leroquais, Pontificaux. I, p. 252-260.

L 'Illustration du pontifical La précocité de sa datation par rapport à l'élaboration du cycle iconographique romain dans la seconde moitié du siècle justifie l'archaïsme de son illustration. D'autant plus que cette dernière concerne seulement la partie missel du manuscrit (ff. 71-96) et contient principalement des images christologiques auxquelles sont jointes quelques images de saints. Seule l'initiale historiée peinte au folio 129 dans le texte de l'ordination de l'abbé et représentant un abbé mitré tenant sa crosse abbatiale vient rompre la monotonie du texte du pontifical. Nettement moins illustré que le manuscrit d'Orléans mais présentant des configurations similaires sur certains points, citons le pontifical de Paris (Montpellier, Ecole de Médecine, ms. 399) réalisé au début ou dans la première moitié du Xlff siècle et qui ne contient que deux peintures jointes au texte du canon de la messe transcrit plusieurs fois dans le manuscrit: la crucifixion au folio 70 et l 'Agneau divin entouré par l'Eglise et la Synagogue au folio 108 124 . De leur côté, le ms. Arras, Bibl. mun. 405 (2° moitié du XIII 0 ) siècle et le lat. 973 (Paris, BNF) ne semblent pas véritablement appartenir à la catégorie des pontificaux. En effet, le premier voit ses 57 folios concentrés sur le texte du sacramentaire, peut-être de type festif, comprenant l'ordo des ordinations (ff. 41-47) et des bénédictions (ff. 47-57) 125 . L'unique image du manuscrit représente la crucifixion jointe au canon de la messe (f. 7v). Quant au second, son état fragmentaire complique les données et je ne vois à vrai dire pas les raisons qui ont justifié son classement par Leroquais dans la catégorie des pontificaux. Ses nombreuses représentations de la messe, en alternance avec des images christologiques, sont pour le moins troublantes et laissent supposer la présence de fragments de différents manuscrits, peut-être même pas de pontificaux 126 . Entre ce premier groupe et le deuxième groupe de manuscrits, vient se placer cornrne témoin intermédiaire, le pontifical de Reims (Rouen, Bibl. mun. ms. 370 (A 34) 127 . Réalisé au milieu ou plus vraisemblablement dans la seconde moitié du XIII 0 siècle, étant donné son cycle iconographique, il s'agit d'un pontifical dans lequel les bénédictions forment encore une partie indépendante (ici, principalement aux ff. 631). Son illustration représente un bon équilibre atteint entre des images "anciennes", appartenant aux répertoires christologique et hagiographique, et des peintures montrant tel ou tel moment des rites, qui entrent dans la catégorie de l'illustration rituelle du pontifical. Dans le manuscrit même, ces deux catégories d'images sont parfaitement séparées, à l'instar des parties du texte (bénédictions et ordines). Ainsi, les images christologiques et hagiographiques sont jointes au recueil de bénédictions de l'année liturgique (ff. 6-31 ), selon une habitude ancienne rencontrée dans des bénédictionnaires des xe et x1e siècles, tandis que les peintures rituelles apparaissent liées au texte des ordines qu'elles illustrent. Relevons toutefois la modestie de ces images en comparaison de celles de la première catégorie. Elles sont en effet bien moins importante en nombre et, plus intéressant pour notre propos, se trouvent presque toutes concentrées dans le texte de l'ordo de la semaine sainte (ff. 32-62) où elles forment une sorte de petit cycle indépendant (f. 32: évêque bénissant les saintes huiles; f. 36: élévation de l'hostie; f. 36v: agneau adoré par les anges au texte du canon; f. 38:

124

Ibid., p. 231-240. Ibid., p. 33-34. 126 Ce manuscrit, ou ces fragments, sont datés par Leroquais de la première moitié du XIVe siècle, Leroquais, ibid., p. 105-106. 127 Ibid., 306-311. 125

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Chapitre IV/ 1 agneau sur la croix entouré par l'Eglise et la Synagogue, également au canon; f. 42: représentation liturgique au Pater; f. 42v: bénédiction pontificale; f. 45: évêque consacrant le saint Chrême; f. 45v: Christ en majesté). Quatre autres images rituelles sont réparties dans la partie pontifical du manuscrit. Au folio 2 (fig. 16), placée en tête de l'ordo pour la célébration d'un synode, une première initiale historiée montre l'évêque trônant au-dessus de ses pairs, selon un schéma iconographique proche de la celui de la Pentecôte dans le haut Moyen Age 128 . Deux initiales historiées décrivent le thème de la dédicace de l'église: la première est jointe au texte de la bénédiction de l'église, transcrit à la fin de la partie "bénédictionnaire" du manuscrit (f. 31) et présente un schéma iconographique "passe-partout" centrée sur la figure de l'évêque en pieds entouré de clercs; la seconde ouvre l'ordo de la dédicace de l'église (f. 98v, fig. 17) et témoigne dans son iconographie d'un accord plus grand avec l'esprit de l'illustration du pontifical, en insistant sur la description rituelle, en l'occurence le moment où l'évêque se présente devant la porte de l'église. Enfin, située en tête de l'ordo des ordinations (f. 137), une autre initiale historiée figure l'évêque en pieds, identique à celle du f. 31, et les candidats aux différents ordres qui se présentent autour de lui, esquissant un geste de salut. A bien des égards (contenu textuel révélant une typologie des manuscrits encore fluctuante, illustration mixte) ce pontifical de Reims offre toutes les caractéristiques d'un manuscrit de transition, d'un "témoin-charnière" entre les pontificaux du premier groupe présenté précédemment et ceux du deuxième groupe sur lequel nous allons nous attarder dans un instant. Avant cela, signalons encore le pontifical-collectaire-lectionnaire et prosaire de Corbie (Amiens, Bibl. mun. ms. 195) daté pour une partie de la première moitié du xrne et pour une autre du début du x1ve siècle 129 . Comme le pontifical de Reims, il fait lui aussi figure de témoin de transition. Son type composite particulier trouve sa justification dans son usage pour l'abbé de Corbie. En fait, nous nous trouvons en présence d'une sorte de recueil composite, du point de vue textuel et non pas codicologique, destiné à servir différentes fonctions liturgiques de l'abbé. Son illustration mixte où se mêlent des thèmes christologiques à des scènes rituelles, se trouve principalement concentrée sur la partie collectaire (ff. 102v-163). Pour cette partie du texte, le déroulement de l'année liturgique a fait privilégier les images christologiques et hagiographiques. Faisant le lien entre les images de type hagiographique et celles relevant de la ritualité, on a représenté au folio l l 7v l'abbé de Corbie Adalard en train de bénir, contenu dans une initiale historiée située en tête de la collecte pour la fête du saint abbé. La seule véritable illustration rituelle de ce manuscrit est peinte au folio 90, en tête du pontifical, jointe à l'ordo des ordinations, et montre l'évêque coupant les cheveux d'un clerc 130 . Les manuscrits du deuxième groupe ont pour caractéristique essentielle la présence d'un cycle illustré relativement développé et étroitement lié sur bien des points à celui originaire de la Curie dans la seconde moitié du XIII° siècle. Je me limite ici à une

128 En effet, dans le haut Moyen Age, bon nombre de représentations de la Pentecôte présentent un schéma iconographique où les personnages sont répartis sur deux registres, comme sur l'initiale historiée du manuscrit de Rouen. 129 Ibid., I, p. 15-18. 13 Cette image est en tout point comparable à celle de l'initiale historiée d'un rituel-bénédictionnaire qui débute par le rituel des ordinations, originaire de Corbie et vraisemblablement réalisé au XIIe siècle (Paris, BNF, lat. 12083, f. 1).

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