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Lettres d’exil, 1901-1909 Les congrégations françaises dans le monde après les lois laïques de 1901 et 1904
Anthologie de textes missionnaires publiée sous la direction de
Patrick Cabanel
F 2008
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© 2008
FHG– Turnhout (Belgium)
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2008/0095/85 ISBN 978-2-503-51891-6
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L’exil des congrégations religieuses françaises au début du XXe siècle Pat r ic k Caba nel
L’histoire politique et religieuse de la France offre l’exemple d’un exil presque complètement sorti de la mémoire nationale : celui des religieuses et religieux au début du xxe siècle. À la suite de la loi de juillet 1901 sur les associations, dont le titre III imposait un régime très spécifique aux congrégations, et de celle de juillet 1904 qui leur interdisait tout enseignement, des milliers d’hommes et de femmes ont franchi les frontières pour s’installer dans les pays limitrophes et quelquefois beaucoup plus loin, au Levant, au Québec, aux ÉtatsUnis, dans toute l’Amérique latine, en Chine, au Japon, en Australie… L’histoire de France n’a négligé ni les quelque 200 000 huguenots partis après 1685, ni les émigrés de l’époque révolutionnaire, ni les républicains au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851, ni les Communards… Mais l’exil congréganiste est resté dans l’ombre, comme s’il n’avait été qu’un « dommage collatéral » du grand couronnement laïque que fut la Séparation des Églises et de l’État. Des travaux collectifs récents sont donc venus rouvrir cette page qui était restée jusque là presque entièrement confinée dans les histoires internes des congrégations et plus ou moins mêlée d’hagiographie et de dénonciation de la République laïque1. À vrai dire, tout ou presque reste à faire dans ce domaine, qu’il s’agisse de l’inventaire des sources, J. Lalouette et J.-P. Machelon, dir., 1901. Les congrégations hors la loi ?, Letouzey et Ané, 2002 ; P. Cabanel et J.-D. Durand, dir., Le grand exil des congrégations religieuses françaises 1901-1914, Cerf, 2005 ; première synthèse sous la plume de Ch. Sorrel, La République contre les congrégations. Histoire d’une passion française 1899-1904, Cerf, 2003. 1
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dispersées entre la France, Rome (pour les archives des maisons généralices) et les différents pays d’accueil, mais aussi des statistiques, de la chronologie et de la géographie de la dispersion. Un seul exemple : une congrégation aussi puissamment organisée et centralisée que les Frères des écoles chrétiennes ne peut toujours pas dire, un siècle après, combien de ses 11 000 religieux présents en France en 1904 se sont exilés. Ce n’est évidemment pas le lieu ici de proposer un traité d’histoire des congrégations religieuses françaises et de la tourmente des années 1901-1905 (ou mieux, 1901-1914) ; mais il n’en est pas moins nécessaire d’évoquer le grand siècle congréganiste qui est venu se briser sur la législation implacable des années « Combes », au terme de vingt années de préparation, et de se demander dans quelle mesure les congrégations, à la fois à leur apogée puis dans leur chute et le chaos, ont apporté leur contribution au rayonnement missionnaire, au sens large, du catholicisme français. (Rapide) histoire d’un siècle Inutile de revenir ici sur l’ardente, l’irrésistible restauration, quantitative et qualitative, que le catholicisme a connue en France dès les dernières années de la Révolution, et jusqu’à l’aube du xxe siècle. Retenons simplement, au sein de son empire reconstitué, la puissante et continue expansion des congrégations religieuses : des dizaines et des dizaines d’entre elles ont été fondées ou refondées (jésuites, dominicains, frères des écoles chrétiennes…), quelques milliers de couvents, de chapelles et d’écoles bâtis, des dizaines de milliers de religieuses et religieux recrutés et formés. Dans son livre Le catholicisme au féminin2, l’historien Claude Langlois a montré la force de ce mouvement de fond à propos des seules congrégations féminines à supérieure générale. Les congrégations rendent à la société française des services de premier ordre, dont ni l’État ni les milieux laïques n’ont encore réussi ou parfois songé à pleinement s’occuper : l’enseignement et les soins hospitaliers, mais aussi la prise en charge des malades mentaux, des prostituées, des prisonnières, 2 C. Langlois, Le catholicisme au féminin. Les congrégations françaises à supérieure générale au xix e siècle, Cerf, 1984.
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des orphelins… Jusqu’aux années 1880, les écoles congréganistes appartiennent purement et simplement au service public d’enseignement et les Filles de la Charité, pour ne parler que d’elles, emplissent salles et couloirs des hôpitaux publics. De véritables « empires » se sont imposés : les Filles de la Charité, donc, dans le secteur hospitalier ; les jésuites dans l’enseignement secondaire (avec leurs collèges, rivaux efficaces des lycées de garçons) ; les frères des écoles chrétiennes dans l’enseignement primaire, qui redoutent parfois plus la concurrence d’autres congrégations, plus jeunes (comme les Frères maristes), que celle des instituteurs publics. La plupart des congrégations masculines et féminines apparues au 19e siècle (à la différence d’instituts plus anciens, comme les jésuites) ressortissent au même modèle : un apostolat non plus contemplatif mais actif (presque toujours l’enseignement), une maison-mère, parfois modeste, enfouie au cœur des diocèses de chrétienté ruraux, et une série de succursales dont le nombre va s’étoffant et dont le rayonnement dépasse souvent le diocèse, puis la région, parfois même la France. La floraison des fondations tient à l’ampleur des besoins et à celle des bonnes volontés, mais aussi à de « pieuses » rivalités entre prêtres et/ou entre chefs-lieux de canton ; le biographe de Marie Rivier, la fondatrice ardéchoise des sœurs de la Présentation de Marie, a justement parlé de « fondationnite » à ce propos3. Ces instituts souvent rivaux ont su se donner les moyens de leurs ambitions : non tant l’argent, qui du reste fait rarement défaut (donateurs, bienfaiteurs, clientèles payantes…), mais les forces vives, les hommes et les femmes. Des techniques de recrutement ont été mises en place, appuyées sur une théologie de la vocation qui fait de celle-ci une sorte de germe fragile enfoui dans bon nombre enfants, surtout si le milieu familial est « bon », et qu’il importe de discerner puis de cultiver à l’abri des nuisances et des violences du monde, jusqu’à la prise d’habit et la vie en communauté. Les congrégations les mieux organisées ont bâti de véritables systèmes, avec des recruteurs (leur titre officiel) spécialement voués à la sélection en amont, auprès des curés et des familles, et des écoles spécialisées aux noms multiples (écoles apostoliques chez les jésuites, alumnats chez les assomptionnistes, 3 Th. Rey-Mermet, « Vos filles prophétiseront ». Anne-Marie Rivier, 1768-1838, Bourg Saint-Andéol, Présentation de Marie, 1991 [1976].
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petits-noviciats, juvénats ou juniorats chez les frères…), avant le scolasticat et le noviciat. Les familles paysannes catholiques ayant alors une très forte natalité, contrairement au reste d’une société en route vers le malthusianisme, elles offrent des ressources humaines dans lequelles les congrégations puisent abondamment, tout en les disputant au clergé séculier4. La règle d’airain de l’obéissance, l’un des trois vœux de religion, rend cette main-d’œuvre extrêmement malléable. Sans revenir au perinde ac cadaver des jésuites, on est frappé aujourd’hui par la toute puissance reconnue aux supérieurs et à leur capacité à exprimer la volonté de Dieu – y compris lorsqu’il s’agira d’appeler les religieux à partir au Québec ou au Brésil, en 1901-1905. L’immense majorité des congrégations ont pour but l’enseignement, et en second lieu les soins hospitaliers. Seule une poignée de congrégations de religieux-prêtres5 se sont spécialisées d’entrée de jeu ou au cours de leur histoire dans l’évangélisation missionnaire : ainsi des Jésuites, des Lazaristes, des Picpuciens, des Oblats de Marie, des Spiritains, des Pères Blancs, des Missions africaines de Lyon, des Maristes, etc. Les missionnaires ayant ressenti peu à peu le besoin de trouver des religieuses à leurs côtés, pour encadrer l’élément féminin des populations, et de frères enseignants pour la tenue des écoles, ils ont pris l’habitude de faire appel à des congrégations qui n’étaient nullement missionnaires au départ, comme les sœurs de Saint-Joseph de Cluny ou les Frères des écoles chrétiennes, mais qui se dotent ainsi d’un savoir-faire en terrain « exotique », au contact de populations récemment évangélisées ou en voie de l’être. À mesure que l’on avance dans le 19e siècle, on observe donc une internationalisation croissante, parfois mâtinée d’un peu d’accent missionnaire, dans les principales congrégations. Très vite elles se sont efforcées de prendre pied en Italie, spécialement à Rome, pour se trouver à proximité du pape et des grands ministères de la Curie ; plusieurs ont également répondu à des invitations en provenance du Québec, terre catholique et francophone qui conjugue donc la pulsion missionnaire de l’extrême distance et la rassurante familiarité de valeurs partagées. L’essor de la colonisation proprement dite ou de la présence française Je renvoie à P. Cabanel, Cadets de Dieu. Vocations et migrations religieuses en Gévaudan, xviiie-xx e siècle, Paris, CNRS-Éditions, 1997. 5 À l’exception des prêtres séculiers des Missions étrangères de Paris. 4
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dans la Méditerranée orientale, Égypte, « Levant » (le ProcheOrient actuel), reste de l’Empire ottoman, en a conduit également beaucoup à s’installer au contact immédiat de l’islam et des chrétientés orientales. Si ces religieuses et religieux ne correspondent nullement à l’image d’Épinal du missionnaire perdu dans la brousse, la forêt ou la ville grouillante à la quête de païens à évangéliser, ils n’en ont pas moins quitté l’Europe pour œuvrer aux marges de la chrétienté et au contact, même tenu à distance, d’autres cultures et d’autres races, qu’il s’agisse de l’Amérique latine, de l’Afrique, du monde arabe, de l’Océanie ou de l’Asie. Ils ne constituent nullement l’avant-garde de l’armée missionnaire : ce sont plutôt des forces du génie, venues consolider la conquête, mettre en place des réseaux durables de communication et d’administration. Que surgisse en France, à partir de 1901, la plus grande tourmente qu’aient connue les congrégations depuis la Révolution, et ces têtes de pont en terres lointaines serviront immédiatement de terres de refuge, les exilés permettant en retour de conforter, relancer, démultiplier le travail d’instruction et d’évangélisation mené sur place par leurs aîné(e)s. Le grand siècle congréganiste, en effet, a connu un revers de taille : la puissance et l’ubiquité des nouveaux instituts ont inquiété de plus en plus vivement les forces républicaines et laïques. Les jésuites redevenus une compagnie conquérante et internationale ont littéralement obsédé les gauches françaises, dès les années 1840, avec les brillantes attaques des Quinet, Michelet, Béranger, Eugène Sue… La première fermeture de leurs collèges, avec départ en exil des Pères et des élèves, était intervenue dès 1828… sous la monarchie, elle se renouvelle en 1845, en 1880 (avec le décret de Jules Ferry), enfin en 1901, tandis que les révolutions de 1830 et 1871, à forte dimension anticléricale, se sont déchaînées contre la Compagnie. Il n’y a là rien que d’assez banal : le « mythe jésuite » aura été, plus qu’au temps des Provinciales de Pascal ou des Lumières, une des grandes pensées du complot dans l’Europe du 19e siècle. Le fait nouveau tient à l’élargissement des phobies anticléricales à l’ensemble des congrégations, notamment les frères « ignorantins » (ceux des écoles chrétiennes), répandus dans toute la France, dont la plupart des gros bourgs où ils opposent une concurrence sérieuse aux écoles publiques. Si l’État a longtemps fermé les yeux ou même accompagné et soutenu l’essor congréganiste, au lendemain de la
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loi Guizot de 1833 comme de la loi Falloux de 1850, tout en accordant au compte-gouttes des autorisations officielles, la Troisième République entreprend de démanteler l’empire éducatif congréganiste en supprimant les privilèges exorbitants dont il jouissait : il était enseignement public, tout en imposant un catholicisme exclusif dans ses locaux, ses programmes, ses rites ; ses enseignants n’étaient nullement tenus d’obtenir le brevet, contrairement à leurs rivaux laïcs, la « lettre d’obédience » (simple lettre d’affectation de l’intéressé dans une école) délivrée par les supérieurs en tenant lieu. À partir des années 1880, et plus précisément de la loi Goblet de 1886 laïcisant le personnel des écoles publiques, enseignement public et enseignement congréganiste se distinguent clairement – et campent l’un face à l’autre. Le monde laïque, à tort ou à raison (rationalité politique et fantasmes idéologiques se mêlent étroitement), redoute plus que jamais la constitution de deux jeunesses étrangères l’une à l’autre. Or jésuites, frères et religieuses jouent un rôle essentiel dans la formation primaire et secondaire de la jeunesse « cléricale », pour parler la langue du temps. Jésuites mais aussi assomptionnistes, ces nouveaux venus, plus excessifs que la moyenne, achèvent de compromettre la cause des congrégations par leur engagement outrancier dans l’antidreyfusisme. La violence de la riposte du camp laïque, notamment après la victoire du « bloc des gauches » aux législatives de 1902, doit être appréciée, sans doute, à l’aune de la peur qu’il a ressentie face à la collusion de divers secteurs de l’armée, de l’Église et du nouveau nationalisme, toutes forces largement antirépublicaines, ou ralliées de la veille et parfois du bout des lèvres. La République française a connu en ces années une dangereuse tentation, que du reste elle puisait dans la pure tradition de la monarchie catholique (la continuité entre l’ancien et le nouveau, chère à Tocqueville, se vérifie une fois encore) : celle de (re)faire l’unité spirituelle de la nation par la violence de la loi et par l’exil, plus ou moins subi ou choisi, d’une catégorie d’opposants. Ce n’était plus de la laïcité, cette superbe conception d’un État arbitre de la coexistence et de la neutralité, mais un rêve unitaire, avec les risques et les malheurs que des rêves de ce genre charrient ; du reste, dès la loi de Séparation, très mesurée et à laquelle l’Église catholique a fini par adhérer profondément, le mauvais rêve était chassé, la laïcité retrouvait une 10
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sérénité un temps perdue dans la furia de son attaque contre les congrégations6. La vague de fond anticléricale a revêtu d’abord des aspects financiers (impôts et droits de succession acquittés par les congrégations) puis juridiques7 : la grande loi de juillet 1901 sur les associations, quintessence de la confiance républicaine dans la vitalité de la société démocratique, comporte une part d’ombre, son titre III, relatif à ces associations très particulières que constituent les congrégations. Le libéralisme républicain s’efface ici devant une procédure rigide d’autorisation, dont les congrégations peuvent toutefois espérer qu’elle ne leur sera pas, à la fin, hostile. Certaines n’ont aucune illusion ou se refusent à demander une autorisation à une République qu’elles détestent : les premiers départs en exil interviennent dès août 1901, ainsi chez les jésuites ; 84 congrégations d’hommes et 150 de femmes se sont dispersées sans autre forme de procès. Les autres jouent le jeu de la loi et déposent des dossiers de demande d’autorisation : ce sont pas moins de 697 congrégations de femmes et 65 d’hommes8. Mais seules cinq de ces dernières sont finalement autorisées, et sur un critère bien précis : congrégations missionnaires, actives en terrain colonial ou d’influence française (le Levant), elles obtiennent de continuer un travail dans lequel le gouvernement voit autant la « francisation » des populations que leur évangélisation. La totalité des autres demandes sont rejetées ou pas même instruites, tandis que le gouvernement fait fermer par simple décret, à partir de l’été 1902 (à la veille de la rentrée scolaire) des milliers d’écoles non autorisées. Le démantèlement de l’enseignement congréganiste ne pouvait être achevé, toutefois, qu’une fois que les Frères des écoles chrétiennes, qui jouissaient, eux, de l’autorisation (obtenue dès 1808), et plusieurs autres congrégations autorisées (Marianistes de Bordeaux 6 Sur ces aspects, je prends la liberté de renvoyer à P. Cabanel, Entre religions et laïcité. La voie française : xix e-xxie siècles, Toulouse, Privat, 2007. 7 Ces aspects sont étudiés dans J.-P. Machelon, La République contre les libertés ? Les restrictions aux libertés publiques de 1879 à 1914, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976. 8 Ces chiffres, qui ne s’accordent pas toujours, sont donnés par A. Lanfrey, Sécularisation, séparation et guerre scolaire. Les catholiques français et l’école (1901-1914), Cerf, 2003, p. 39 et par B. Delpal, « L’application des lois anticongréganistes : éléments pour un bilan, 1901-1914 », P. Cabanel et J.-D. Durand, dir., Le grand exil, p. 69-71.
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pour toute la France en 1825, Instruction chrétienne de Ploërmel, pour la seule Bretagne, en 1822…) auraient été frappés à leur tour : c’est l’objet de la loi de juillet 1904 « relative à la suppression de l’enseignement congréganiste ». Jusque là préservés, les disciples de Jean-Baptiste de La Salle entrent à leur tour dans la tourmente, vécue avec d’autant plus de douleur que le puissant réseau lasallien s’était quasiment érigé en double clérical du système scolaire laïque. Les écoles sont fermées, les bâtiments liquidés (vendus par l’État), les communautés de religieux dispersées. L’exil congréganiste connaît en 1904 un troisième pic, après les départs de l’été 1901 et ceux des congrégations non autorisées, en 1902-1903. L’exemple des congrégations de frères Je prendrai ici l’exemple des frères enseignants, un modèle religieux et social aujourd’hui en voie de disparition. Leurs principales congrégations, au début du xxe siècle, sont françaises. La plus ancienne et la plus prestigieuse, l’institut des Frères des Écoles chrétiennes, fondé en 1684 par Jean-Baptiste de La Salle (canonisé en 1901), regroupe en 1904, au moment de la catastrophe qui s’abat sur lui, pas moins de 15 432 religieux répartis en 1563 maisons et accueillant quelque 321 000 élèves ; la France seule (car l’expansion européenne et mondiale est déjà largement entamée) compte près de 11 000 frères, 1150 maisons et 197 000 élèves. C’est un empire dans l’empire de l’enseignement congréganiste. D’autres instituts, plus jeunes, moins prestigieux, à l’assise souvent plus régionale – les populations les appellent parfois les « petits frères » pour les distinguer des « grands », les lasalliens – ont entrepris à leur tour de très belles expansions. Citons en premier lieu les Petits frères de Marie, ou Frères maristes (1817), dont le berceau est situé à Saint-Génis Laval, près de Lyon, et qui connaissent un essor spectaculaire : 4240 frères répartis dans plus de 600 écoles métropolitaines, en 1902, non compris 1655 frères qui œuvrent dans 237 établissements à l’extérieur des frontières. Il faut leur ajouter, entre autres, les Frères de l’instruction chrétienne de Ploërmel, fondés en 1819 par Jean-Marie de Lamennais, dont le rayonnement est breton (près de 2100 frères en 1902, dont 1750 en France) ; les Frères du Sacré Cœur, fondés en 1821 (au nom 12
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bre de 1037 en 1880 ; maison mère en Haute-Loire), les Frères de Saint-Gabriel (791 membres en 1880), les Clercs du Saint-Viateur (400 en 1880 ; Vourles, près de Lyon). Au total, au moins 20 000 religieux se dévouent au seul enseignement catholique primaire des garçons sur le territoire métropolitain9. Cette armée de « Frères » oppose aux « hussards noirs » de la République une concurrence réelle, et même redoutable si l’on se trouve au cœur de la France de l’Ouest ou dans le sud-est du Massif central. Eux aussi, sanglés dans leurs soutanes, sont des hussards noirs à leur façon ; les lassalliens se distinguent grâce à leurs rabats blancs, semblables à ceux des juges ou des… pasteurs protestants, et qui leur ont valu les surnoms plutôt affectueux de « rabats blancs » ou encore de « frères quatre bras ». La confrontation de deux univers et de deux milices promet d’être explosive. Si les décrets de Jules Ferry en mars 1880 n’ont visé que les jésuites et quelques congrégations de religieux prêtres qui leur étaient assimilées, en 1901 et 1904, en revanche, toutes sont visées, on vient de le voir. Les seules qui parviennent à échapper à l’interdiction et à la dissolution, et à la liquidation de leurs biens, sont soit hospitalières (et exclusivement féminines, à l’exception des Frères de Saint-Jean de Dieu), soit missionnaires stricto sensu. C’est du reste pour cette raison que les Frères des Écoles chrétiennes et quelques autres instituts ont vainement tenté, jusqu’en 1923 – et avec l’aide de Maurice Barrès qui a mené là son dernier combat –, de se forger de toutes pièces des « clones » missionnaires afin d’être autorisés par la République. Cette dernière ne fut pas dupe, tout en reconnaissant et subventionnant, sur les terrains extérieurs, la contribution congréganiste au rayonnement de la langue et de la culture françaises. Au moment où des centaines d’écoles sont fermées autoritairement en France et où une masse de religieux mais aussi de novices et de scolastiques (étudiants) se retrouvent sans affectation et sans avenir, une solution à la fois naturelle et lourde a consisté à envoyer
Ne sont pas prises en compte ici les congrégations qui se spécialisent dans l’enseignement secondaire dispensé dans les collèges, essentiellement le jésuites ou les Pères maristes. Les chiffres de 1880 sont tirés du recensement des congrégations de 1878 tel que l’a publié É. Keller, Les Congrégations religieuses en France, Paris, Tours, Poussielgue, Mame, 1880. 9
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une partie d’entre eux renforcer des implantations même très lointaines ou encore en créer de nouvelles. Bien sûr, les destinations les plus voisines de la France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, les îles anglo-normandes et le sud de l’Angleterre, la Hollande, la Suisse…, ont concentré les appareils de direction et de formation des congrégations, et bon nombre d’exilés. Mais la solution qu’ils offraient était insuffisante au moment d’accueillir, hommes et femmes confondus, au moins trente mille personnes dont une majorité d’enseignant(e)s : saturation et exacerbation des concurrences guettaient. D’où le choix d’une expatriation véritablement mondiale, qui retrouve certes la direction classique de l’émigration européenne vers les deux Amériques, au 19e siècle, mais l’excède largement en se déployant également en Méditerranée orientale, voire en Extrême-Orient. Prenons quelques exemples chiffrés. Les Frères maristes, qui envoyaient chaque année une quarantaine des leurs à l’extérieur de l’Europe, en font partir 94 en 1901, 131 en 1902, 573 en 1903. Cette année-là, le Brésil accueille 139 des leurs, le Mexique 110, les ÉtatsUnis et le Canada 107, la Syrie 67, l’Afrique australe 41, la Turquie 39, la Chine 28, l’Australie 15, l’Argentine 14, etc. ; 31 fondations absorbent en partie ce flux. 1904 voit encore partir 124 frères et se dresser 31 établissements nouveaux. Au total, alors que 160 maristes environ auraient quitté la France en période normale, ils sont 922 à l’avoir fait en quatre ans. Les Frères de l’instruction chrétienne de Ploërmel envoient 210 des leurs en exil, principalement au Canada, mais aussi dans les Montagnes rocheuses et en Alaska, en Égypte, en Bulgarie et Turquie, en Haïti et en Espagne. Les Frères du SacréCœur sont 115 à quitter la France, dont 35 pour le Canada et 9 pour les États-Unis. Les chiffres de l’exil chez les Frères des écoles chrétiennes sont évidemment d’une tout autre ampleur : même si personne n’est encore parvenu à les calculer exactement, on estime qu’environ 3000 d’entre eux ont quitté la France pour la Belgique, l’Espagne et l’Italie (avec la création de deux districts dans chacun des trois pays), le Levant (trois districts), le Canada et les États-Unis (cinq districts au total), l’Amérique latine (Mexique, Panama, Colombie, Équateur, Chili, Argentine, Brésil). De 1904 à 1909, le district de Clermont-Ferrand a fait fonctionner un Noviciat apostolique pour l’Amérique du sud dans lequel les aspirants au départ recevaient un enseignement renforcé de langue espagnole. En 1908, 14
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l’institut ouvre à Premia de Mar, en Catalogne, un petit-noviciat destiné à préparer des recrues pour les nouveaux districts du Mexique (1906) et des Antilles (1907), dont il a confié la direction au F. AllaisCharles, un Vellave et futur supérieur général, déjà en charge des districts de Paris et du Puy-en-Velay (Haute-Loire et Lozère). Plusieurs dizaines de jeunes gens de ces montagnes chrétiennes allaient gagner le Mexique puis, à la suite de la révolution anticléricale de 1914 (qui voit l’assassinat de deux des leurs), Cuba, le NouveauMexique et la Louisiane. Au 31 décembre 1913, les statistiques de l’institut indiquent la présence de 900 frères en Amérique latine, 836 aux États-Unis, 748 au Canada, 830 au Levant, etc. C’est donc une banalité que de rappeler que les lois de 1901 et 1904 ont créé ou accéléré l’internationalisation des congrégations de frères. Une fois venue l’heure de vérité, les supérieurs ont eu à trancher entre la sécularisation (fictive ou non10) et l’exil et, une fois cette dernière solution retenue, au moins partiellement, ils ont dû faire appel aux volontaires… ou les désigner. Un dossier conservé dans les archives générales des frères des écoles chrétiennes, et dont on trouvera de nombreux extraits dans le présent volume, permet d’aller au cœur du processus de désignation. On y découvre, à nu, les éléments essentiels qui ont conduit des frères à quitter la France sans espoir de retour, dans les districts dont les responsables avaient fait le choix d’expatrier le plus grand nombre possible de leurs subordonnés. La volonté des supérieurs a alors force de loi, beaucoup voyant en elle l’expression de la volonté de Dieu : une telle sujétion, dans des instituts très hiérarchisés et très autoritaires, nous choque volontiers aujourd’hui mais elle était alors assez aisément acceptée. Les religieux sont très attachés à deux traits de leur mode de vie dans lesquels ils voient une protection fondamentale pour faire leur salut : le port de l’habit religieux et la vie en communauté – or ce sont deux points dont les lois de 1901 et 1904 rendent impossible l’observance. Beaucoup, dès lors, sont décidés à quitter la France pour garder l’habit et la vie en communauté. Ils se savent ou se disent incapables de surmonter l’épreuve de la sécularisation, avec les risques qu’elle implique, l’abandon de la vocation, le mariage… Certains, enfin,
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ajoutent que Dieu est partout et qu’ils sont prêts à le servir partout : ceux-là adoptent une posture que l’on pourrait qualifier de missionnaire. Vers l’exil Signalons que l’exil n’a constitué que l’une des deux solutions, de surcroît minoritaire, auxquelles les congrégations ont eu recours. Il y a eu aussi, mais ce n’est pas ici notre objet, le renvoi dans leurs familles de l’immense majorité des sujets en formation, des petits novices aux scolastiques, que ne retenait encore aucun vœu, même temporaire ; et le spectacle auquel les supérieurs ont dû assister, la mort dans l’âme (certains ont été paralysés par des dépressions que les histoires internes avouent à demi-mot) : la sortie définitive de centaines de membres (pas moins de 806 frères de Ploërmel entre 1903 et 1909, par exemple, soit près de la moitié de l’effectif français11), le plus souvent accueillis à bras ouverts par des évêques soucieux de constituer un enseignement diocésain avec les anciens religieux revêtus désormais de leurs nouveaux habits d’instituteurs catholiques laïcs. Les intérêts des diocèses et ceux des congrégations se sont retrouvés en effet opposés, au grand profit des premiers, au détriment des empires congréganistes qui ne devaient jamais retrouver leur puissance, même après 1918 ou 1940. Ce que pouvaient proposer les congrégations, pour lutter contre cette sortie qui réduisait leurs effectifs comme peau de chagrin, et comme alternative à un exil qui demandait aux religieux de consentir d’énormes sacrifices, ce fut la « sécularisation » fictive : leurs membres, officiellement, ont abandonné l’habit religieux (un geste symbolique très lourd, comme toujours dans le symbolique) et rompu tout lien avec la congrégation dissoute qui a barré leurs noms sur ses registres (par crainte de vérifications policières, m’ont affirmé certaines archivistes), alors qu’en vérité ils lui restaient fidèles, cherchant à reconstituer les écoles et une discrète vie de communauté, recevant les lettres circulaires des supérieurs (envoyées sous pli discret, parfois 11 150 novices et scolastiques ont en outre été rendus à leur famille en 1903. Les Frères du Sacré-Cœur ont vu « sortir » 195 des leurs.
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par l’intermédiaire d’amis servant de « boîtes aux lettres »), tenant les positions acquises, attendant d’un changement de la majorité parlementaire ou de l’esprit public un hypothétique retour au grand jour12. Une véritable culture de la clandestinité se fait jour, avec des correspondances codées, des cérémonies religieuses secrètes (retraites, prises d’habit). L’accusation de délit de fausse sécularisation plane sur les anciens religieux, et beaucoup ont été traînés à ce titre devant les tribunaux. Pour toutes celles et ceux qui voulurent vraiment rester membres de leur congrégation, la sécularisation fut une épreuve, d’autant plus lourde que les appareils de direction étaient, eux, systématiquement partis en exil dans les pays limitrophes de la France, laissant chacun bien isolé face à toutes sortes de pressions et, si l’on veut, de tentations. André Lanfrey a eu raison de parler, à propos de la sécularisation, d’une autre forme d’exil13 : un exil soft, intérieur, pas moins redoutable et douloureux pour les âmes sincères. Sécularisation, ou départ à l’étranger ? Chaque congrégation, voire chaque congréganiste ont eu à s’interroger face à ce choix déchirant. L’exil, c’est la perte sans retour des liens familiaux, du pays (voire de la « petite patrie »), de la langue : une perte à laquelle nul ne s’était préparé en entrant dans des congrégations qui n’étaient ni explicitement ni même implicitement missionnaires. La sécularisation, c’est la perte de la règle et de la clôture (l’habit, la communauté, les offices…) qui protègent l’âme et le salut des surprises de la vie et du corps : c’est prendre le risque de trahir sa vocation, c’est-à-dire l’appel de Dieu imprimé en soi, et par là de tout perdre. Les supérieurs eux-mêmes hésitent sur la conduite à tenir et se divisent : chez les frères des écoles chrétiennes, le F. Exupérien, Assistant (un des principaux dirigeants), prône une politique différente de celle du Supérieur général, des districts font le choix contraire à celui du district voisin ; certaines congrégations, par exemple les Dames de Saint-Maur, réservent l’exil, considéré comme un privilège, aux religieuses de chœur (les enseignantes), tandis que les sœurs converses 12 Ce sera chose faite… en 1928 (les autorités ferment les yeux sur la réapparition en habits religieux de frères des écoles chrétiennes, dans l’Est et dans le Massif central) et en 1940, lorsque Vichy abroge la loi de juillet 1904 et le titre III de la loi de juillet 1901. 13 A. Lanfrey, « Expatriations et sécularisations congréganistes », P. Cabanel et J.-D. Durand, Le grand exil, p. 197.
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(chargées des tâches matérielles) sont invitées à se séculariser et à rester en France. Les évêques ont envoyé des messages discordants, les uns encourageant à la sécularisation, les autres à l’exil. Rome ellemême s’est tue jusqu’au printemps 1905 : Pie X, dans une lettre au supérieur des Frères des écoles chrétiennes (23 avril 1905), admet alors le principe des sécularisations fictives, tout en rappelant que le respect de la profession religieuse doit avoir la première place, avant les nécessités de l’éducation chrétienne à donner aux enfants14. Les deux voies restent donc ouvertes… Nous suivrons ici celle de l’exil. En tentant, tout d’abord, d’en proposer la mesure. Nul n’a encore vraiment tenté l’entreprise. La France comptait environ 128 000 religieuses sur le sol métropolitain en 1901 (près de 130 000 avec l’Algérie) et un peu moins de 30 000 religieux. Au total, donc, ce sont près de 160 000 hommes et femmes qui sont potentiellement visés par les lois, soit parce qu’ils appartiennent à des congrégations non autorisées, soit parce qu’ils sont enseignants – les hospitalières ne sont pas visées par la loi de 1904. Sur ce nombre, combien sont partis ? La Croix avance le chiffre de 60 000 départs (une proportion de 38 %) : mais elle le fait le 5 août 1914, au moment où il importe de montrer à l’opinion publique que la République a pris le risque d’affaiblir la défense de la nation en poussant à l’exil une partie de sa jeunesse, mais que celle-ci, loin de lui en tenir rigueur, est en train de regagner le pays pour prendre part à la guerre (il s’agit évidemment des religieux). On peut penser que le chiffre réel se situe aux alentours de 30 000, ce qui représenterait environ un religieux sur cinq. Rappelons que les huguenots auraient été, de 1685 au début du xviiie siècle, entre 200 et 250 000, et non 600 ou 800 000 comme on le croyait au xixe siècle. Les émigrés officiellement comptabilisés sous la Révolution sont au nombre de 129 099, dont 24 596 membres du clergé (le quart). Encore ces chiffres confondent-ils les véritables émigrés et les déportés, cinq fois plus nombreux. L’immense majorité des clercs étaient des membres du clergé séculier, contrairement à la situation qui prévaut au début du xxe siècle ; 10 000 de ces prêtres émigrés sous la Révolution ont
14 Cf. G. Rigault, Les temps de la “sécularisation” 1904-1914, Études lasalliennes, 1, Rome, Maison généralice FSC, 1991.
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gagné les îles britanniques, 7000 l’Espagne, 6000 la Suisse, 5000 le monde germanique, 4000 l’Italie. Leur implantation et ses influences ont été étudiées pour divers pays, parfois dans des ouvrages anciens et au ton très militant, mais aussi dans de récents et véritables travaux historiques15. Pour l’exil congréganiste du début du xxe siècle, trois pays d’accueil présentent des chiffres solides. Le premier d’entre eux à tous égards, la Belgique, héberge 526 communautés françaises en septembre 1907 : par communautés, il faut entendre aussi bien des maisons généralices (les Frères des écoles chrétiennes ou les Picpuciens, par exemple), des carmels, couvents d’ursulines ou abbayes bénédictines purement et simplement transplantés, des collèges de jésuites ou de frères avec leur nombreux personnel (et sans compter les élèves internes), des écoles de toute taille. Il n’est donc pas facile d’extrapoler du nombre des communautés à celui des religieux. En revanche, on sait que le nombre de religieuses et religieux étrangers passe de 6990 en 1900 à 20 212 en 1910, soit une augmentation de 13 222 personnes qui donne une assez bonne mesure de l’immigration en provenance de la France16. Alors que les étrangères représentaient 17 % des religieuses de Belgique en 1901, leur proportion s’élève à 33 % en 1911 ; chez les religieux, les chiffres sont respectivement de 27 et 45 %. Les communautés féminines qui étaient au nombre de 2182 en 1900, sont 3111 en 1910, avec 15 membres en moyenne, soit une augmentation de près de 14 000 religieuses17. L’Espagne, autre important pays d’ac Citons L. Sierra Nava, « L’émigration du clergé français en Espagne (1791-1800) », Actes du 94e Congrès National des Sociétés Savantes, Section d’histoire moderne et contemporaine, Pau, 1969, p. 219-242 ; R. Picheloup, Les ecclésiastiques français émigrés ou déportés dans l’État pontifical, 1792-1795, Toulouse, Presses de l’Université de Toulouse, 1972 ; D. A. Bellenger, The French exiles clergy in the British Isles after 1789, Bath, 1986 ; J.-P. Dumont, « Prêtres français exilés en Espagne pendant la Révolution », Sciences, lettres et arts, Cholet, 1983, n° 47, p. 17-21 ; M.-Th. Kervingant, Des moniales face à la Révolution française. Aux origines des Cisterciennes-Trappistines, Cerf, 1989. 16 C’est nécessairement un minimum, puisque des religieux sont déjà repartis ou morts à la date de 1910. Y. Daniel, « Quelques aspects politiques, économiques et sociaux de l’immigration de religieux français en Belgique 1901-1904 », Contributions à l’histoire économique et sociale, Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie, t. 4, 1966-1967, p. 47-90. 17 Chiffres donnés par S. Leplae, « “La Belgique envahie” : l’immigration des religieux français en Belgique 1900-1914 », P. Cabanel, J.-D. Durand, Le grand exil, p. 244-256. 15
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cueil au puissant catholicisme, mais non francophone et n’offrant pas les mêmes ressources que la Belgique, a accueilli environ 3000 religieux18. La province basque du Guipúzcoa, qui reçoit le quart des 328 communautés françaises installées en Espagne, voit doubler en dix ans le nombre des religieux et religieuses présents sur son sol : de 1631 en 1900 à 3297 en 1910 (+ 1666)19. Le lointain Québec accueille environ 2000 Français20. En Suisse, le seul canton de Fribourg reçoit entre 500 et 700 religieux 21. Autre chiffre intéressant : le Brésil, véritable « coqueluche » lointaine des congrégations françaises, est passé de 286 religieuses en 1872 à 2944 en 1920, dont 1181 étrangères. Ces quatre pays et ce canton auraient donc accueilli à eux seuls plus de 20 000 exilés. Il faut leur ajouter l’Italie, sur laquelle nous ne disposons malheureusement d’aucun chiffre, alors qu’elle a connu une particulière concentration de couvents, collèges et maisons généralices ; l’île de Jersey et le sud de l’Angleterre, également très fréquentés ; la Hollande, l’Autriche, voire l’Alsace-Lorraine22, le monde scandinave et russe23, la Grèce ; le Levant alors très ouvert à l’influence congréganiste française ; les États-Unis et l’Amérique latine de langue espagnole, deux destinations de choix, mais aussi 18 J.-M. Delaunay, « De nouveau au sud des Pyrénées : congrégations françaises et refuges espagnols : 1901-1914 », Mélanges de la Casa de Velázquez, 18 (1982), p. 259-287. 19 Le nombre des Français(es) est inférieur, car les maisons autochtones ou exilées ont continué ou entrepris avec succès de recruter sur place. Maitane Ostolaza, « Un exil doré. Les congrégations religieuses françaises et l’essor de l’enseignement catholique en Guipúzcoa, 1900-1931 », Revue d’histoire de l’Église de France, 2002, p. 197-220. 20 Cf. les travaux de Guy Laperrière cités en bibliographie. 21 N. Jenny, L’immigration des ordres et congrégations français dans le canton de Fribourg au début du xx e siècle : établissement et impact, mémoire de licence, Université de Fribourg, 1994. 22 En dépit de la mauvaise volonté du Reich. Yvette Daniel montre que les Sœurs de la Doctrine Chrétienne de Nancy ont créé 12 maisons en Alsace-Lorraine entre 1900 et 1912 (mais 68 en Belgique). Y. Daniel, « Quelques aspects politiques », p. 59. 23 Entre 1900 et 1910, la province de Savoie des sœurs de Saint-Joseph de Chambéry envoie une centaine de religieuses vers les provinces norvégienne et russe, Ch. Sorrel, « Les Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry dans la Russie en guerre et en révolution (1914-1922) », Par monts et par vaux. Migrations et voyages, Montbrison, Festival d’histoire, 2001, p. 497-520.
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l’Australie, l’Asie, une partie de l’Afrique. La seule congrégation des sœurs du Très Saint Sacrement de Valence (Drôme) envoie 151 religieuses au Brésil ; les Frères maristes, 139 ; ceux des écoles chrétiennes, 50. D’autres lasalliens gagnent le Mexique (d’où la révolution devait les chasser à Cuba), au nombre de 200, le Canada (221), les districts que l’institut possède à Jérusalem, Constantinople et Alexandrie (300 au total). Ce sont au moins 3000 frères des écoles chrétiennes qui sont partis en exil, 2500 dames du Sacré-Cœur (de Marie Barat), 2100 jésuites, 700 frères maristes, etc. On le voit, l’exil est véritablement planétaire, et ses effectifs ne sont pas négligeables, surtout dans un certain nombre de contextes locaux, Wallonie, Pays Basque et Catalogne, île de Jersey, canton de Fribourg, Riviera italienne, Piémont, Québec. Qu’il s’agisse la plupart du temps d’enseignants ne saurait être négligé, au moment de mesurer à la fois le degré d’alphabétisation et de catéchisation de nations nouvelles et, d’un autre point de vue, la diffusion de l’influence culturelle, voire linguistique, de la France. Stratégies d’exil et rencontre missionnaire Qu’il s’agisse de couvents autonomes ou de grandes congrégations à supérieur(e) général(e), l’exil congréganiste a une évidente dimension collective : ce ne sont jamais des individus isolés, mais des groupes plus ou moins compacts qui sont concernés, et qui ne partent nullement au hasard. Il faut avoir obtenu d’abord l’autorisation de l’évêque du diocèse d’accueil, puis trouver à loger des colonies parfois nombreuses, enfin leur procurer des moyens de subsistance d’autant plus divers que les uns enseignent et les autres prient. L’appui de l’évêque et de ses prêtres, la prise en compte des intérêts et des susceptibilités de congrégations locales, la conquête des clientèles scolaires, l’attention portée à ne pas effaroucher des opinions publiques que l’anticléricalisme peut pénétrer aussi bien qu’en France, sont des conditions dirimantes de la survie puis de l’expansion. L’Amérique latine est riche de promesses, avec ses diocèses géants, ses foules catholiques, ses clergés très inférieurs numériquement à leur tâche ; mais, latine, elle l’est aussi par l’influence des idées positivistes et laïques françaises et par l’implantation de franc-maçonneries très
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anticléricales. Aussi le grand refuge d’outre-Atlantique s’avère-t-il parfois décevant, non pas dans les nations protestantes du nord, mais au Mexique, en Équateur, au Panama, dans ces pays qui, tout comme l’Espagne, ne sont jamais à l’abri d’une explosion d’hostilité aux congrégations, surtout d’origine étrangère. Les « mauvais journaux sud-américains avaient lancé la nouvelle que 16 000 religieux expulsés de France se dirigeaient vers l’Amérique du Sud, et sommaient les gouvernements de leur fermer la porte », ce qui fut fait par l’Équateur, regrettent les Annales des Sacrés-Cœurs. En novembre 1904, dans une lettre que l’on trouvera dans le présent volume, un frère des écoles chrétiennes exilé à Quito rapporte que l’action des loges maçonniques au Nicaragua et au San Salvador a fermé la porte des deux pays aux projets de son institut, dont l’émissaire (qui a rang de Visiteur24) rentre bredouille. L’agitation fut très forte en Argentine, comme Gianni La Bella l’a récemment montré. Une lettre circulaire de la supérieure générale des Dames du Sacré-Cœur, en décembre 1904, rapporte la conversation qu’elle a eue avec Pie X, dans une audience au Vatican, au sujet des politiques de divers États à l’égard de l’Église : net satisfecit pour les États-Unis, quelque protestants qu’ils soient, ou pour le Canada et le Brésil, mais sévérité à l’encontre du reste de l’Amérique du Sud : « Ils sont toujours en révolution », assène le pape25. Mais on trouve d’autres exemples d’agitation, soit anticléricale, soit anticatholique, en Belgique, en Italie, en Espagne, à Jersey ou en Grèce. Si certains secteurs des opinions publiques dénoncent le risque d’une « invasion noire », de nombreux responsables de diocèses lointains ou missionnaires multiplient leurs offres auprès de congrégations qu’ils savent frappées à mort en France26. L’époque est propice à l’obtention de religieux enseignants que leur institut aurait employés en métropole en des temps plus fastes. En 1903-1904, les Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel reçoivent une série de demandes en provenance de l’évêque de Hyderabad-Deccan (Inde), de la mission du Buganda (le P. Girault, des Pères Blancs), du Haut Congo Provincial ou inspecteur d’une province de la congrégation. Voir ici-même, p. 193 26 Voir ici-même la lettre de la supérieure générale des Dames du Sacré-Cœur, adressée le 1er août 1905 au cardinal Angelo di Pietro (p. 237). 24 25
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français (Mgr Prosper Augouard, un spiritain), de l’évêque d’Olinda au Brésil, de l’un de ses confrères au Chili, du jésuite Capelle au Maduré (Inde), du diocèse de Saint-Albert (Canada, Oblats de Marie immaculée), des Missions étrangères de Paris pour le Tonkin, de l’État brésilien d’Espirito Santo, des Assomptionnistes pour leurs maisons de New York, de Turquie d’Europe et d’Asie et de Bulgarie27. Les solliciteurs ne cachent pas qu’ils suivent de près la politique anticongréganiste française. On trouvera dans le présent volume une partie de ces lettres, en intégralité ou par extraits, qui montrent combien l’exil congréganiste a été organisé sous la forme de véritables « contrats » d’émigration à l’intérieur de l’Église, de congrégation à diocèse, voire de congrégation à congrégation. Je développerai ici trois exemples empruntés à ce dossier, dans la mesure où il s’agit de territoires strictement missionnaires, nord canadien des Oblats de Marie, Inde des Missions étrangères de Milan, territoires indiens des jésuites aux États-Unis. Voici le cas, tout d’abord, du diocèse de Saint-Albert. Son évêque, Mgr Émile Legal, a fait demander à deux reprises des frères de Ploërmel, en août 1900 puis en 1902, mais en dépit de promesses n’a rien pu obtenir. Il revient à la charge le 16 mars 1903, parce qu’il a appris de la part des sœurs de Jésus de Kermaria, bretonnes elles aussi et qui viennent de fonder quatre maisons d’exil dans son diocèse28, que les Frères de Ploërmel sont obligés de songer à se créer « des refuges à l’étranger ». Il offre de fournir locaux scolaires et terrain à bâtir dans deux jeunes villes qu’il affirme pleines d’avenir, Calgary et Edmonton. L’affaire ne se fera pas, alors même que les Frères sont implantés au Canada (mais au Québec) depuis 1886. Au même moment, Mgr Vigano, des Missioni Estere de Milano, évêque de Hyderabad-Deccan, en Inde, se rend en personne de Milan à Ploërmel afin d’obtenir cinq frères pour le collège implanté dans son diocèse, All Saints Institution, et cinq autres pour l’école primaire et une école technique. De retour en Inde, il écrit pour accepter les
Dossier coté 601.09.08 dans les archives générales des FICP (AGFICP), à Rome. En 1907, ce sont les Fils de Marie-Immaculée de Chavagnes-en-Paillers qui demandent des Frères pour la Saskatchewan (Canada). 28 Au total, 179 religieuses de cette congrégation sont arrivées au Canada entre 1900 et 1914, dont 88 pour la seule année 1903. 27
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conditions posées par le supérieur général des frères. Le diocèse prendra en charge les frais de voyage des religieux qui lui seront envoyés, mais souhaite bénéficier des réductions dont jouissent les missionnaires sur les bateaux français (ou sur ceux de la Navigation générale italienne de Gênes, qui assurent 50 % de rabais) ; l’évêque a écrit à la Propaganda Fide pour que les Frères obtiennent l’autorisation de gagner l’Inde. C’est ici un cas très pur de lien entre l’exil congréganiste français et l’expansion missionnaire. « Puisse Notre Seigneur regarder d’un œil bénin toutes vos tribulations et mes prières et vous accorder la paix, pour que vous pouviez continuer dans vos œuvres d’éducation et sanctification des âmes », écrit l’évêque dans un français somme toute fort convenable, le 1er juin 1903. Mais, le 15 décembre, le F. Abel refuse, sans fard : « Avec le sacrifice de la sécularisation sur place, toutes nos anciennes écoles, ou à peu près, sont encore debout » ; 87 anciens Frères, poursuivis par le ministère public pour fausse sécularisation, viennent d’être acquittés. Il n’y a donc personne à envoyer en Inde29… Le même F. Abel, en revanche, est séduit, en 1904, par une proposition du P. de la Motte, missionnaire jésuite dans les territoires indiens des Montagnes rocheuses où quelques Frères officient depuis 1903 : il s’agit désormais de rassembler en France d’anciens Frères sécularisés, non pas des enseignants mais des travailleurs manuels, pour les envoyer dans les missions indiennes avec des activités et un statut comparables à ceux des frères coadjuteurs de la Compagnie de Jésus. Mais ni les sécularisés, ni les adjoints du F. Abel ne sont convaincus, et l’opération échoue. Un des Visiteurs écrit au supérieur général une lettre dont le ton très dur montre la profondeur des désaccords en cette période où le chaos guette les congrégations et où les responsables restés en France et soucieux de sauver ce qui peut l’être ne partagent pas la vision nécessairement plus « mondiale » de ceux qui se sont installés à l’étranger et regardent leur institut depuis ses fondations lointaines : « Nous sommes informés que vous attirez et enlevez, pour les envoyer en pays étrangers, des ouvriers sur lesquels nous comptons absolument. Je n’arrive pas à comprendre Une note ultérieure contenue dans le dossier relève que l’évêque de Hyderabad a finalement obtenu l’accord des Frères de Saint-Gabriel, lesquels on trouvé beaucoup de vocations dans le diocèse… 29
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l’avantage qu’il y a à éparpiller en Égypte et en Orient des missionnaires qui verront leurs œuvres s’éteindre d’elles-mêmes avec eux30 ». On voit à travers ces dossiers que l’exil a souvent été une occasion ou un accélérateur dans les stratégies des congrégations ou celles des diocèses d’accueil soucieux d’obtenir des enseignant(e)s et infirmières pour renforcer les efforts des prêtres missionnaires. C’est dire que la limite entre refuge politico-religieux, stratégie expansionniste et projet missionnaire peut s’avérer très mince et mouvante. Autant le puissant exil dans les pays limitrophes de la France et même en Amérique du Nord relève d’une tout autre problématique, sauf éventuellement dans les pays anglo-saxons où peut exister une confrontation avec le protestantisme, autant les départs dans des contrées qui ne relèvent pas de la « civilisation » nord-occidentale, à commencer par l’Amérique centrale et du sud, ont peu ou prou partie liée avec l’histoire missionnaire du christianisme contemporain. C’est la raison pour laquelle le présent volume a pu prendre place dans une série d’anthologies de lettres missionnaires. Nous avons privilégié, à quelques rares exceptions près, les destinations hors hémisphère nord : l’Amérique latine des Dames du Sacré-Cœur, des religieuses du Très Saint-Sacrement de Valence et des Frères des écoles chrétiennes ; la Méditerranée orientale des Dames du SacréCœur. Nous avons mis l’accent sur le moment même de l’exil, que ce soit en amont (dans la violence des fermetures et des arrachements en France métropolitaine), puis au cours du voyage sans retour, ou enfin en aval, dans les premières impressions et les premières adaptations sur la terre nouvelle. Suivre les exilés dans les années ultérieures aurait conduit à croiser une problématique plus classique, celle-là même de la vie religieuse, enseignante ou hospitalière, dans les sociétés des antipodes. Que les exilés soient venus renforcer des établissements et réseaux déjà existants, ou qu’ils aient créé de toutes pièces de nouvelles provinces, ils se sont insérés rapidement dans un nouvel espace et un nouveau temps de la vie religieuse et éducative. La plupart ne sont jamais rentrés en France, sauf parfois pour un AGFICP, 251.08.01, cité par Nourrisson Hilaire, Les Frères de l’instruction chrétienne de Ploërmel dans la tourmente en France de 1880 à 1914, Études mennaisiennes, 27, juin 2002, p. 123-124. 30
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unique voyage de retrouvailles avec leur famille, longtemps, très longtemps après leur départ ; sauf aussi pour ceux que leurs congrégations ont appelés à de plus hautes destinées. La Première Guerre mondiale elle-même n’a pu faire revenir une majorité des religieux exilés : certains l’ont fait, certes, et leur fidélité à la mère-patrie, qui s’était pourtant montrée une marâtre en 1901-1904, a été habilement orchestrée par la presse catholique ; mais beaucoup, partis très jeunes sans avoir pu satisfaire à leurs obligations militaires, étaient considérés comme insoumis et sont restés en exil31. Il y a là une page d’histoire à la fois douloureuse et féconde : même si le chiffre est infinitésimal à l’échelle du monde, le départ d’un grand pays à langue internationale de quelque 30 000 hommes et femmes d’Église, avec dans leurs rangs une majorité d’enseignants et quelques forts contingents à destination de nations encore « neuves » du point de vue de l’alphabétisation et de la christianisation, a constitué un véritable événement. Que la mémoire nationale française l’ait oublié n’empêche nullement qu’il ait constitué un tournant dans plusieurs histoires, celles de l’Église catholique et de la présence française au monde comme celles des sociétés d’accueil.
31 On en trouvera deux exemples dans les lettres envoyées à leur famille par un frère des écoles chrétiennes et un frère du Sacré-Cœur.
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Note sur la composition du volume Plusieurs classements étaient envisageables pour cette anthologie de lettres d’exil : chronologique, thématique, géographique (par grandes zones d’accueil) ou encore par congrégations. C’est ce dernier critère que nous avons retenu, parce qu’il est le plus évident et qu’il permet de s’immerger dans un même fonds d’archives, une conception du monde, une histoire. Au passage, le lecteur pourra relever ce qui distingue, dans le rapport à l’écriture et au style, une congrégation qui recrute dans les milieux bourgeois et même aristocratiques, comme les Dames du Sacré-Cœur, de congrégations plus populaires dans leur recrutement, comme les religieuses du Saint-Sacrement ou les Frères des écoles chrétiennes. Mais là n’était pas notre objet. Il s’agissait, à partir de quelques sondages dans un nombre limité de fonds, de reconstituer les moments clefs de l’exil congréganiste. L’amont de cet exil est abordé à travers la congrégation des Pères de Picpus (la montée des périls, la dissolution, le procès, l’expulsion) puis deux grandes congrégations de frères (Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel et Frères des écoles chrétiennes) : le départ se prépare en partie, ici, par des négociations avec des diocèses ou des missions du monde entier, désireux d’accueillir des Frères que la fermeture de leurs écoles a en quelque sorte mis en chômage ; il se prépare aussi auprès de chaque frère ou novice, dans un mélange de pressions, d’intériorisation et de don de soi. Vient ensuite une première série de récits de voyages ou traversées : des Frères vers l’Amérique du sud, des religieuses de Saint-Joseph de Chambéry vers le Danemark et, sous le masque d’une fiction romanesque, des religieuses de la Sainte-Famille de Villefranche-de-Rouergue vers le Brésil. Les belles archives des Dames du Sacré-Cœur (de Sophie Barat) ont fourni la matière à deux chapitres centraux : c’est d’abord la fin radicale, quoique provisoire, d’une congrégation en France, sous la
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conduite d’une supérieure générale anglaise décidée à ne rien céder à l’État laïcisateur, c’est ensuite la féconde dissémination dans le monde, de l’Égypte à l’Amérique du sud et au Japon. Un dernier chapitre est bâti à partir d’un autre beau fonds d’archives, celui des religieuses du Saint-Sacrement de Valence (Drôme), exilées au Brésil comme dans une nouvelle terre promise ; il est précédé par une présentation un peu plus développée, conçue comme un approfondissement, à partir d’une monographie, des remarques d’ordre plus général contenues dans l’ouverture du volume. Le lecteur peut évidemment parcourir ce dernier en fonction de ses intérêts propres, et composer son menu selon qu’il s’intéresse aux congrégations d’hommes ou à celles de femmes, au moment de l’arrachement ici ou de la découverte là-bas, au Brésil, très bien représenté dans le volume, ou à l’Égypte, etc1.
Nos remerciements vont tout spécialement aux supérieur(e)s et archivistes des congrégations religieuses qui nous ont ouvert très libéralement leurs fonds et ont autorisé la présente publication, notamment les sœurs Anna Leonard et Margaret Phelan (Dames du Sacré-Cœur, Rome), Thérèse de l’Enfant-Jésus Ardouin, Clotilde-Marie Chevalier, Laurence Meissimilly, Jailde Soares de Ajauro (Religieuses du Très SaintSacrement, Valence), le F. Alain Houry (Frère des écoles chrétiennes, Rome), le P. Guillermo Rosas (Pères des Sacrés-Cœurs, Rome), le F. Hilaire Nourrisson et ses successeurs (Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel, Rome). 1
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LES Pères de picpus C h a nt a l Pa is a n t Marcellin Bousquet SSCC Ou la résistance d’un vieux capitaine « J’ai résisté aux injonctions qui m’ont été faites. » « Vieux capitaine, je veux rester sur mon navire jusqu’à ce qu’il soit englouti. » Ainsi le Révérend Père Marcellin Bousquet, supérieur général des Pères de Picpus, se campe-t-il lui-même, fidèle à sa conscience dans son refus d’obéissance à la Loi, résistant jusqu’à la dernière heure à l’injonction de quitter la maison mère dont on l’expulsera, manu militari, le 19 juin 1905. Le R.P. Marcellin Bousquet vient d’avoir soixante-dix-sept ans. Il dirige la congrégation depuis trente-cinq ans. Depuis trente-cinq ans, il demeure dans cette maison de la rue de Picpus, qui a donné leur surnom aux Frères et Sœurs de la congrégation des « Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l’Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l’autel ». La maison de Picpus est le siège du généralat depuis tout juste un siècle. Le lieu lui-même ancre l’histoire de la congrégation au cœur d’une résistance catholique, conservatrice, marquée par le contexte révolutionnaire où elle prit naissance. La tradition retient la date de Noël 1800 comme moment fondateur de la congrégation : celui où Pierre Coudrin (1768-1837), ancien prêtre réfractaire condamné à la clandestinité, et Henriette Aymer de la Chevallerie (1767-1834), de haute noblesse poitevine, un temps prisonnière de la Terreur, font leur profession de foi et s’engagent ensemble au service d’une congrégation qui sera composée de deux branches, masculine et féminine, également vouées aux Sacrés Cœurs. Cinq ans plus tard, en 1805, la Mère Henriette s’établissait avec ses Sœurs, rue de Picpus, dans l’ancien couvent des chanoinesses de saint Augustin, expulsées en 1792. Les Pères et Frères achetaient l’immeuble voisin. Les jardins conventuels abritent dans trois fosses communes des guillotinés de la place du trône : 1306 parmi les 2765 qui tombèrent sur l’échafaud, entre le 14 février et le
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27 juillet 1794. Parmi les victimes figurent les seize Carmélites de Compiègne. Le long généralat du Père Bousquet (1870-1911) constitue une période particulièrement mouvementée dont les événements politiques seront interprétés comme autant d’assauts des « Ennemis de l’Église ». À peine l’ancien directeur du séminaire de Rouen est-il élu (le 5 avril 1870), l’armée française tombe aux mains des Allemands à Sedan, Napoléon III est fait prisonnier, les deux couvents de Picpus sont transformés en hôpitaux, et la Commune éclate à Paris : les révolutionnaires prennent possession des deux maisons, les Pères sont transférés de prison en prison, de la Conciergerie, à Mazas, à la Roquette. Parmi les otages que les communards, déjà vaincus par les troupes gouvernementales et accumulés au désespoir, emportent avec eux, les Pères laisseront quatre des leurs, dans le massacre de la rue Haxo, le 26 mai 1871. Quatre conseillers du supérieur général, en qui la congrégation tout entière reconnaîtra ses martyrs, victimes de la haine contre l’Église et la religion, et que le Père Bousquet citera en exemple quand viendra l’heure de résister aux lois anticongréganistes. La première vague des mesures arrive dix ans plus tard. Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique, promulgue les décrets de mars 1880 : la compagnie de Jésus est dissoute, les congrégations non agréées doivent présenter une demande d’approbation dans les trois mois. Dès avril 1878, le P. Bousquet avait traité avec son conseil du bien-fondé d’une demande d’approbation. Le Père Joseph-Marie Coudrin, en son temps, avait refusé de solliciter pour sa jeune congrégation l’autorisation requise par le gouvernement napoléonien. La congrégation de Picpus, dont les Constitutions ont été approuvées par le pape Pie VII, et qui consacre bonne part de ses œuvres aux missions étrangères, relève uniquement, depuis 1817, de la Propaganda Fide. La demande d’approbation formulée sous la restauration, par le fondateur, n’aboutira pas : au regard des lois françaises, la congrégation, de droit pontifical, demeure dans l’illégalité ; elle ne peut de ce fait rien posséder en propriété, ses biens sont au nom de Frères et de Sœurs. Quand tombent les décrets de 1880, le Père Bousquet relance le débat, mais son conseil repousse l’idée d’une demande d’approbation qui ne permettrait plus d’acquérir des biens au nom de membres de la communauté et qui équivaudrait à collaborer avec un gouvernement anticlérical. À la demande du Pape Léon XIII, comme de nombreuses autres congrégations, les Pères de Picpus se résignent toutefois à faire une déclaration de non hostilité envers la République. Le geste reste sans effet : en novembre 1880, une compagnie de trois cents soldats encerclent la maison de Picpus, forcent les portes. Le supérieur général est sommé de quitter les lieux et de dissoudre la congrégation sur tout le territoire français. Il refuse. La maison
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est à son nom : il y reste avec trois Pères. Les autres Pères trouvent refuge dans les autres maisons qui, grâce à l’intervention des évêques, restent ouvertes. Seul le noviciat d’Issy est fermé ; il est transféré à Miranda de Ebro, en Espagne, en 1881. Les lois de 1881, 1882, 1886, sur l’enseignement obligatoire, gratuit et laïque, interdisent aux religieux d’enseigner dans les écoles publiques mais n’empêchent pas les catholiques de créer leurs propres écoles. Les congrégations féminines vont profiter de cette opportunité : entre 1880 et 1898, elles créent 7154 écoles primaires et 1557 écoles maternelles. Mais chez les picpussiennes, la supérieure générale d’alors, Mère Angèle Chauvin (1879-1886) a déjà prévu une maison de refuge, ouverte en 1879 à Torrelavaga, en cas de besoin, et dote ses sœurs enseignantes des diplômes requis. La seconde vague de mesures, plus décisives, est portée par les gouvernements de Waldeck-Rousseau (1899-1902) et Émile Combes (1902-1905). Les difficultés commencent pour la congrégation de Picpus au moment des débats parlementaires préparatoires à la loi de 1901 : les séminaires de Rouen et de Versailles sont fermés. Malgré l’encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum (1891) affirmant que toute forme de gouvernement au service du bien public doit être respectée ; malgré toutes les précédentes, demandant aux catholiques français de rallier la République, légitime en soi, et qu’il convient de distinguer d’une législation critiquable (Noblissima Gallorum gens, 1884 ; Immortale Dei, 1885 ; Au milieu des sollicitudes, 1892, rédigée en français), c’est à son corps défendant, et seulement sous la pression des événements, qu’en 1901 le Père Marcellin Bousquet se décide enfin à introduire une demande d’autorisation et envisage de fermer les collèges de France pour protéger les intérêts de la congrégation dans les pays de mission. Malgré cela, la congrégation est déclarée dissoute le 24 mars 1903. Les événements se précipitent. Le 4 avril 1903, la police intime au supérieur général l’ordre de quitter la maison de Picpus. C’est la seconde fois. Pour la seconde fois, il refuse de partir ; et envoie les Pères et Frères à Louvain et dans une maison récemment achetée à Braine-le-Comte. Cinq maisons sont fermées. Les communautés se dispersent en Espagne et Belgique. Le 12 mai 1903, puis de nouveau le 27 mai, le Père Bousquet, contrevenant à la loi, doit comparaître devant le juge d’instruction. Le 23 juillet 1903, l’affaire arrive en correctionnelle. Le jugement qui le condamne le 17 novembre 1903, sera confirmé en appel deux ans plus tard, le 20 mai 1905 : « Tous les immeubles de la congrégation en France sont réputés appartenir à une société civile qui n’est qu’en prête-nom pour la congrégation, une personne morale interposée et, par conséquent,
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tous sont soumis à la liquidation, c’est à dire, la spoliation décrétée par les lois de 1901 et 1903. »1 Le liquidateur chargé d’exproprier les biens arrive le 19 juin 1905 à Picpus, accompagné de policiers. L’ordre d’expulsion est lu dans la chambre où depuis trente-cinq ans le Supérieur général entretient des correspondances avec les communautés des trois Provinces, de France et d’Espagne, de Belgique, d’Amérique du sud et d’Océanie. La congrégation depuis un siècle n’a cessé de s’étendre, mais c’est dans ces années 1890-1905 qu’elle devient véritablement internationale. Les événements politiques français y contribuent en suscitant la création de nouvelles maisons hors frontières nationales : à Braine-le-Comte où va s’établir le généralat, à Masnuy-Saint-Pierre, à Courtrai, à Madrid. Un autre événement cependant joue un rôle décisif pour établir sa notoriété au plan international : la mort, en 1889, du Père belge, Damien De Veuster (1840-1889), apôtre des lépreux de Molokaï, dont l’œuvre héroïque faisait déjà converger vers l’île océanienne des dons du monde entier. Sa mort déchaîne une vague d’admiration entretenue par de nouvelles revues missionnaires : L’œuvre spirituelle du Père Damien (Louvain 1890), Das Werk des pater Damian (Allemagne, 1895), The Damien Institute Monthly magazine (Angleterre, 1895). Son compatriote, le père Maurice Raepsaet, que l’on peut considérer comme le fondateur de la Province belge, ouvre un Institut Damien à Haarschot (1890), puis à Simpelveld (1893), aux PaysBas, à Hadzor (1896) puis Birmingham (1898), en Angleterre, puis de nouveau aux Pays-Bas, à Graves. Les Sœurs, de leur côté, sous le généralat de Mère Marie-Claire Pécuchet (1894-1926), fondent une maison à Tongres, en Belgique (1894), à Trowbridge (1895) qu’on abandonne ensuite pour Weymouth (1898), à Madrid (1898). Les Sœurs chassées de Rouen et de Sainte-Maure, en 1903, fondent à Courcelles-Motte et Petit-Rechain, en Belgique. Après l’abandon de Châteaudun, Alençon, Chatellerault, elles s’implantent à Biourges (Belgique) et Meerssen (Pays-Bas). Elles ouvrent des maisons à Guernesey, en Angleterre (1904), et la même année à Santander, en Espagne. Autant d’établissements favorisant un recrutement international. Dès 1824, le Père Coudrin, ayant demandé à Rome un territoire de mission, s’était vu attribuer l’archipel Sandwich, appelé plus tard Iles Hawaï. Dans les années 1830, les Pères sont dans les îles Gambier et à Valparaiso.
V. Jourdan, La congrégation des Pères des Sacrés-Cœurs, Paris, 1928, p. 142, cité par cor Rademaker sscc, dans Appelés à servir, Histoire de la congrégation des Sacrés-Cœurs, 1800-1987, Rome, 1996, p. 189. 1
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Les Sœurs les suivent au Chili, les précédent au Pérou et en Équateur. Dans la période qui nous occupe, la congrégation se déclare comme essentiellement missionnaire : la lettre adressée par le provincial de France, le Père Ernest Lemoine, au Ministre de l’Intérieur et des cultes, le 11 octobre 1902, insiste sur ce point, en faisant savoir que la congrégation serait prête à abandonner ses « deux modestes collèges » de France, si cela devait constituer un obstacle pour l’autorisation sollicitée en 1901. De fait, de l’archipel Hawaï à celui des Marquises, de Tahiti à la florissante mission des Tuamotu, malgré les aléas et la concurrence protestante, les Pères tiennent leurs écoles de la Polynésie française. Les institutions d’enseignement au Chili sont en plein épanouissement. De nouveaux collèges sont créés à Vina del Mar et Concepcion, un Centre social des Sacrés-Cœurs, à Valparaiso (vers 1900). La nouvelle règle, rédigée en 1908, intègre les statuts de la Constitution provinciale, approuvés par Rome en 1898, modifiés par le chapitre général de 1903, réuni pour la première fois à Courtrai, en Belgique. Les textes rassemblés ici se centrent sur les années de crise, 1901-1905 et tout particulièrement sur la figure du Père Marcellin Bousquet : des premières fermetures à l’expulsion de la maison mère, les circulaires envoyées aux religieux et religieuses de la congrégation, les récits des Annales des Sacrés-cœurs, les plaidoiries du procès de 1903, une lettre adressée à son supérieur général par un frère expatrié au Chili, une instruction donnée parle Père Bousquet dans la chapelle du couvent de Picpus déjà déserté, les notes de son journal intime, enfin, en narrant les événements viennent aussi donner le sens d’une désobéissance civile soutenue par la foi dans une œuvre que rien n’arrêtera, le sentiment de la justice bafouée par la loi même, et la volonté d’en témoigner devant Dieu et les hommes.
Les inquiétudes Deux mois avant la promulgation de la Loi du 1er juillet 1901, la lettre adressée par le supérieur général de Picpus aux Frères et Sœurs de la congrégation, à l’occasion de la Saint-Joseph, leur saint patron, exprime, au-delà des recommandations de circonstance, une réelle inquiétude face aux « menaces » qui pèsent sur les ordres religieux. Élu en 1899 avec une très faible majorité, le nouveau chef du gouvernement, Waldeck-Rousseau, se rallie les forces de gauche, radicaux et socialistes, par un anticléricalisme déclaré visant au premier chef les « moines ligueurs » (notamment les Assomptionnistes engagés, avec leur journal La Croix, dans le camp anti-
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dreyfusard) et les « moines d’affaires » (les congrégations). Lancée en 1900, l’enquête préparatoire à la Loi sur les associations réveille le fantasme du « milliard des congrégations ». Les Assomptionnistes sont dissous en janvier 1900. La même année, la Congrégation non autorisée de Picpus a été obligée de quitter les grands séminaires de Rouen et de Versailles. Au moment où le Père Bousquet écrit cette lettre, la loi a déjà été adoptée par le Parlement (fin mars 1901) et va être examinée par le Sénat.
Circulaire du R.P. Marcel Bousquet, Supérieur général, Paris, 30 avril 1901, rédigée par le Père Ildefonse Alazard, secrétaire général2 V.C.J.S.3 Nos bien aimés Frères et nos Très chères Sœurs, À l’occasion de la fête de notre saint patron, vous nous avez exprimé les vœux ardents que vous a inspirés une affection bien filiale. Nous vous en remercions mille fois de tout notre cœur. Et parce que les jours que nous traversons sont pleins de menaces pour les Ordres religieux, nous ne cessons pas, de notre part, dans la mesure de notre foi et de notre confiance, de demander à Dieu, pour vous comme pour nous, les grâces de lumière, de force, de courage et de paix dont nous avons tous besoin. Nous le savons, et c’est pour nous une grande consolation, vos prières montent ferventes vers le ciel pour obtenir le triomphe de la justice et de la vraie liberté sur les projets des ennemis de l’Église et de ses saintes institutions. Ces prières multipliées sont la meilleure garantie de la protection divine et le motif le plus sûr de nos chères espérances. Continuez, nos bien aimés Frères et nos très chères Sœurs, d’importunez le ciel par vos humbles supplications : nous ne serons pas déçus dans notre pieuse attente. À vos prières, veuillez ajouter les vertus qui plaisent particulièrement au Cœur de Jésus, savoir : l’humilité, la douceur, la simplicité, la charité, le dévouement, l’esprit d’immolation et de sacrifice. Soyez, plus encore que par le passé, des religieux et des religieuses qui, Archives générales SSCC, circulaires du R.P. Bousquet, 1900-1902, LC 21/C, manuscrit. 3 Vive le Cœur de Jésus Sauveur. 2
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comme le recommande St Paul, marchent d’une manière tout à fait digne de leur belle vocation. Demeurez habituellement dans l’amour du bon Dieu par un exact accomplissement de ses volontés : si praecepta mea servaritis, manebitis in dilectione mea (st Jean, XV, 10). Redoublez d’attachement à votre famille religieuse menacée ; honorez-la par une vie pure, laborieuse, sans reproche. Agissons tous de telle sorte, nos bien aimés Frères et nos très chères Sœurs, que le monde soit édifié par notre conduite et que Dieu, en nous regardant avec complaisance, reconnaisse en nous les vrais enfants des SacrésCœurs de Jésus et de Marie. Telles sont les quelques paroles que nous vous adressons en retour des vœux que vous nous avez offerts. Veuillez les accueillir avec bienveillance et docilité. Nous vous réitérons tous nos remerciements avec l’assurance de notre bien affectueux dévouement. F. M. Bousquet Sup. G.al
Par mandement de Notre T.R.P. I. Alazard ss.cc, secret.
P.S. Nous recommandons à votre pieuse fidélité les prières prescrites dans notre circulaire du 2 janvier 1901 et que les circonstances rendent plus nécessaires que jamais. Si Dieu ne met aucun empêchement à nos projets, nous quitterons la France lundi prochain, 6 mai, pour aller visiter la Province de Belgique et de Hollande4. Nous recommandons ce voyage à vos prières. La dissolution Le 4 avril 1903, la décision de dissolution est notifiée au supérieur général. Dès leur édition de mai 1903, les Annales des Sacrés-Cœurs diffusent la nouvelle. Lancées en 1872, interrompues de 1880 à 1894, les Annales sont dirigées, de 1894 à 1904 par le Père Prosper Malige, ancien 4 La Constitution provinciale, adoptée par le chapitre général de 1898 organisait la congrégation en trois provinces : province de France, province de Belgique (comprenant la Hollande), province d’Espagne et Amérique du Sud. Le chapitre de 1903 modifiera cette répartition : les maisons d’Amérique latine et d’Océanie formeront désormais une province à part, tandis que les maisons de France et d’Espagne seront réunies en une même province.
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supérieur du séminaire de Rouen, fermé en 1900, et dont le style vibrant s’accorde en l’occurrence aux événements5. Deux longs articles sont consacrés aux premières fermetures. Le premier, sous le titre « La persécution à Picpus », décrit le choc de la nouvelle dans la maison mère, les contraintes imposées aux différentes communautés : la maison provinciale de Villepinte, fondée en 1900, où se trouve le noviciat, qui sera transféré à Courtrai, les maisons de Sarzeau, Le Havre, Poitiers, Graves. Par crainte des profanations, des mesures sont prises aussitôt à Picpus pour la translation des cercueils des premiers supérieurs généraux et des martyrs de la Commune. Le second article est un gros plan sur la maison du Havre dont les Pères viennent d’être expulsés, et dont le Père Malige est précisément le supérieur.
La persécution à Picpus6 Notification de la sentence de dissolution – Translation des restes des martyrs – Touchante manifestation – Départ d’une partie de la communauté en Belgique – Résistance de N.T.R.P. – Les envoyés du liquidateur – Surveillance de la police. C’est le 4 avril, veille du dimanche des Rameaux, à 11 heures et demie du matin, que M. Brunet, commissaire du XIIème arrondissement, est venu notifier à N.T.R.P. la sentence de dissolution injustement prononcée contre nous par la Chambre, dans sa séance du 24 mars dernier. Quinze jours nous étaient impartis pour nous soumettre à cet acte tyrannique et délaisser notre immeuble, sous peine d’être condamnés à une amende personnelle de 16 à 5000 francs et à un emprisonnement de 6 jours à un an. Nos communautés de Villepinte, de Sarzeau et du Havre recevaient presque en même temps une notification semblable, tandis que nos Pères de Poitiers et de Graves se voyaient autorisés à séjourner dans leur établissement jusqu’à la fin de l’année scolaire, 31 juillet. 5 Ildefonse Alazard prend le relais de 1904 à 1914 ; la guerre interrompt alors à nouveau la parution des Annales. Les deux rédacteurs en chef sont par ailleurs auteurs d’ouvrages et articles consacrés au fondateur : P. Malige, L’esprit de T.R.P. Coudrin, Fondateur de la Congrégation des Sacrés-Cœurs, Elbeuf, 1892 ; I. Alazard, prête également sa plume à de nombreux articles des Annales consacrés aux missions du Pacifique. 6 Annales des Sacrés-Cœurs, nouvelle série, 10ème année, n° 5, mai 1903, p. 140144.
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Quoique prévue de longue date, cette exécution brutale n’a pas laissé de nous frapper douloureusement et de nous plonger dans une stupeur et une tristesse profondes. On ne voit pas sans frémir l’anéantissement fatal des œuvres que l’on aime, ni la perte irrémédiable des maisons que l’on a élevées au prix de mille sacrifices, non plus que la destruction sur la terre de France d’une congrégation où l’on a juré de vivre et de mourir et enfin le bannissement forcé sur une terre étrangère avec la perspective de la misère et de l’impossibilité d’y gagner sa vie. Aussi le dimanche de Pâques, clôturant ses instructions du carême, le R.P. Ildefonse exprimait bien les sentiments de tous, lorsqu’il disait : « Ce jour qui se lève ressemble beaucoup plus pour nous à un vendredi saint qu’à un jour de Pâques, et le cri qui s’échappe de nos cœurs, c’est bien plutôt le tristis est anima mea usque ad mortem de l’agonie que l’Alleluia de la résurrection ! » La semaine sainte avait été triste, plus triste encore fut la semaine de Pâques. La chapelle perdit en un instant tout ce qui lui restait d’ornements ou de mobilier : statues, tables de communion, confessionnaux, chaises, tout fut enlevé. Puis, le samedi, 1er avril, le caveau construit sous la chapelle du Sacré-Cœur fut ouvert et on en retira les cercueils de Mgr Bonamie7, du T.R. Père Euthyme Rouchouze8 et de nos quatre martyrs, pour les transférer au cimetière d’Issy, près de Paris. La translation devait avoir lieu le soir même, sans cérémonie, dans le plus grand secret. Mais l’administration des pompes funèbres n’ayant pu fournir que deux nouvelles bières en bois, seuls les restes de Mgr Bonamie et du T.R. Père Euthyme furent transportés ce jour-là au cimetière d’Issy où ils furent conduits par N.T.R.P. et son secrétaire. Quant aux quatre martyrs, les RR.PP. Ladislas Radigue, Polycarpe Tuffier, Marcellin Rouchouze et Frézal Tardieu9, ils durent passer la journée du dimanche dans leurs cercueils de plomb, sur les dalles de 7 Raphaël Bonamie, 1er successeur du Père Coudrin, supérieur général de 1837 à 1853. 8 Euthyme Rouchouze, successeur de Raphaël Bonamie, troisième supérieur général de 1853 à 1869. 9 Ce sont les quatre conseillers du P. Bousquet, victimes de la Commune, le 26 mai 1871 : Ladislas Radigue (né en 1823), maître des novices à Issy puis prieur de la maison mère depuis 1868 ; Polycarpe Tuffier (né en 1807), membre du conseil depuis
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la chapelle du Sacré-Cœur, et dissimulés sous des draps blancs. On avait bien fait ce qu’on avait pu pour détourner l’attention des fidèles, mais le dimanche matin, les premiers qui vinrent à la messe n’eurent pas plus tôt deviné ce qu’on voulait leur cacher qu’immédiatement ils se précipitèrent vers les cercueils pour y faire toucher des chapelets, des médailles, des linges et y prier avec une dévotion vraiment remarquable ; tout le long du jour, depuis 6 heures du matin jusqu’à 8 heures du soir, ce fut une affluence telle qu’un de nos Pères, après avoir attendu trois quarts d’heure l’occasion favorable d’approcher des saintes reliques, fut obligé d’y renoncer, à cause de la foule qui se renouvelait sans cesse auprès des quatre cercueils. Une manifestation si touchante et si spontanée émut N.T.R. Père, et, le soir, après la bénédiction du Saint Sacrement, considérant la foule compacte qui remplissait la chapelle, il remercia et félicita tous ces nombreux fidèles qui étaient venus dire un dernier adieu à nos chers martyrs ; puis, à son tour, il fit les adieux, au nom de la communauté : « Voilà un siècle, s’écria-t-il, que nous habitons cette chère maison de Picpus, et on nous en chasse aujourd’hui ! Pourquoi ? Quel mal avonsnous fait ? Quel crime avons-nous commis ? Je n’en connais aucun ni en moi ni en mes frères, si ce n’est qu’obéissant à l’appel de Dieu, nous nous sommes assemblés ici pour vivre dans la prière, le silence et le travail, et y préparer des apôtres pour porter au loin, avec le flambeau de la foi, le nom et l’amour de la France. C’est pourquoi je ne m’en irai pas, et je ne céderai qu’à la violence ! » Puis, s’appropriant les fières paroles du prieur de la Chartreuse : « Moi aussi, ajouta-t-il, je paraîtrai bientôt devant Dieu, et c’est là que j’attends les hommes qui nous proscrivent. Ils y porteront l’effrayante responsabilité du mal incalculable qu’ils font en ce moment. Pour moi, j’y porterai avec confiance le trésor de mes larmes, de mes sacrifices et aussi de mes prières pour leur conversion, car, s’il y a beaucoup de souffrances en nos âmes, il ne saurait y avoir ni haine, ni amertume : « que le bon Dieu leur pardonne, ils ne savent pas ce qu’ils font ! » Parlant ensuite des quatre martyrs qui furent ses quatre assistants de 1870 à 1871 : « J’aurais dû tomber à leur tête, continua-t-il, mais Dieu me refusa cet honneur, je n’en étais pas digne. Toutefois, 1863 ; Marcellin Rouchouze (né en 1810) conseiller général depuis 1870 ; Frézal Tardieu (né en 1814), ancien supérieur de Louvain, membre du conseil depuis 1860.
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aujourd’hui, après trente-trois ans de généralat, mon cœur tressaille à la pensée que je vais être, sinon martyr comme eux, du moins confesseur de ma foi, de ma vocation religieuse, devant les tribunaux et peut-être même en prison !… » L’assistance en proie à une émotion impossible à dépeindre et où les sanglots partaient de toutes parts, n’eut qu’un mot à répondre à notre vénéré Père, si grand et si serein au milieu de l’écroulement de toutes ses œuvres : « Mon Père, bénissez-nous ! » N.T.R. Père remonta les degrés de l’autel, et, faisant un grand signe de croix sur la foule agenouillée, il prononça d’une voix tremblante les paroles de la bénédiction. Le soir même, une partie de la communauté quittait définitivement Picpus pour Braine-le-comte et Louvain ; mais N.T.R. Père restait avec un petit nombre de ses enfants pour faire acte de résistance à la loi inique et sacrilège qui prétend limiter les droits de Dieu sur les âmes et fouler aux pieds la plus sainte des libertés. Le lendemain matin, 20 avril, les quatre cercueils de plomb des martyrs furent enfermés dans de nouvelles bières en bois et conduits au cimetière d’Issy par le R.P. Ildefonse, les autres membres de la communauté devant rester à Picpus pour y recevoir la visite du commissaire. Celui-ci ne vint que le lendemain, mardi, vers 10 heures et demie du matin. N.T.R. Père se présenta seul. Il déclara franchement qu’il se mettrait en contravention avec la loi de 1901 ainsi que trois de ses prêtes, mais il refusa d’en donner les noms. Le commissaire ayant manifesté l’intention de visiter la maison, N.T.R. Père lui dit que s’il en avait le droit absolu, il pouvait le faire, sinon qu’il s’y opposait. Le commissaire n’insista pas. Il avoua n’avoir aucun ordre relatif à la fermeture de la chapelle, et se retira plutôt peiné et confus : il avait été d’une correction parfaite. Vers 4 heures de l’après-midi, voici les trois envoyés de M. Duez, notre liquidateur10. N.T.R. Père les reçoit par une énergique protestation qui réserve tous les droits, et puis il les 10 En mars 1910, le liquidateur Duez et son collaborateur Martin Gauthier seront emprisonnés ; en 1913, Duez est à Cayenne, condamné à 13 ans de travaux forcés pour détournement de cinq à dix millions de francs ; son complice parvient à s’échapper. Les Annales des Sacrés-Cœurs de 1913 écrivent à son sujet (p. 196): « Mais qu’importe qu’il échappe à la justice humaine, puisque nous savons très sûrement qu’il n’échappera pas à la justice de Dieu. »
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conduit à travers la maison pour leur permettre de dresser l’inventaire de ce qui reste de tables, de chaises et de lits : à la chapelle, un groupe de fidèles occupés à réciter le rosaire les accueille aux cris de : « Vivent les Pères ! ». Ils se retirent penauds du peu qu’ils ont trouvé. Depuis lors, pas de nouvelle visite. Mais la police nous garde avec une sollicitude qui doit rendre jaloux les cambrioleurs du quartier. Elle peut être tranquille, nous ne lui échapperons pas ; car nous n’avons pas de plus grand désir que de comparaître devant les tribunaux, et, s’il le faut, d’aller en prison pour la confession de notre foi et la défense de nos droits de religieux, de catholiques et de citoyens. Les Pères de Picpus expulsés de leur résidence du Havre11 La triste loi, en vertu de laquelle un pouvoir maçonnique jette hors de leurs demeures paisibles les religieux français, vient d’atteindre les diverses maisons de la congrégation. Voici comment les choses se sont passées au Havre : Le Jeudi Saint, 9 avril, jour bien choisi pour la triste besogne, le commissaire de police, accompagné de son greffier et d’un agent, descendait à la maison, porteur de pièces signifiant aux Pères qu’ils avaient quinze jours pour délaisser une demeure qui n’était plus leur propriété, la loi ayant dissout la congrégation. Plus bienveillant que la mission, le commissaire déclarait, non pas d’office, sans doute, mais dirigé par son bon sens et peut-être son bon cœur : « vous avez quinze jours pour emporter tout ce que vous voudrez », leur insinuant par là qu’ils ne rencontreraient aucune difficulté à emporter leurs meubles. Et il ajoutait : « espérons que cela ne durera pas ». On se mit à la besogne, et ce qu’on n’avait pas encore mis en sûreté, on se hâta de le faire partir. Comptant sur les quinze jours promis, on ne se hâta pas assez. Avant les quinze jours, le juge de paix, au nom du liquidateur, se présenta pour apposer les scellés ; il avait déjà fait la même démarche auprès des Dominicains et des Franciscains de la ville. Comme ceux-ci avaient demandé un référé, le P. Malige, Supérieur, guidé par un fidèle ami, expert dans les opé Suite des Annales de mai 1903, p. 144-146.
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rations judiciaires, marcha sur leurs traces. Il alla au tribunal, qui remit la question d’abord au lundi, puis au jeudi suivant ; par malheur, le juge de paix arrêta des voitures de déménagement prêtes à partir, et ce qu’elles renfermait devenait la proie du fisc. Du moins, ces exigences, que le juge d’instruction n’approuvait pas, ne passèrent pas sans protestations. La foule, qui avait accompagné au palais les Pères Franciscains et les Pères de Picpus, leur fit une ovation au retour, et quoique les Franciscains en fussent le principal objet, elle se groupa à notre porte, criant : « vive la liberté, vivent les Pères, vive le Père Malige ! » Puis continuant sa route, elle accompagna les Franciscains jusqu’à leur couvent. Comme la maison du Havre est en des conditions particulières à cause de son origine allemande, et des intérêts allemands qui s’y rattachent, sur l’avis du conseil allemand et pour d’autres raisons encore, les religieux des Sacrés-Cœurs ne crurent pas devoir pousser la résistance au-delà du terme fixé. Le Supérieur déclara au magistrat chargé d’apposer les scellés qu’il ne lui remettrait pas les clefs de l’immeuble, mais qu’en partant il les emporterait, lui laissant l’odieux d’entrer chez lui par effraction. Le juge de paix répondit seulement : « les serrures ouvriront ». Le Supérieur rédigea donc une protestation qu’il apposa sur la porte intérieure de la maison, et ayant tout fermé, armoires, chambres, appartements, chapelle, partit. Le lendemain, le juge de paix, après avoir mis les scellés chez les Dominicains, puis chez les Franciscains, se porta vers le couvent des Picpussiens, rue Doubet. Comme la maison était sous clés, il fallut procéder au crochetage. Plusieurs serruriers de la ville s’étaient refusés, dit un journal de la localité, à accomplir une aussi triste besogne. Il s’en trouva un cependant pour aider les envahisseurs. La porte ayant résisté aux efforts du serrurier, celui-ci, aidé d’agents qui lui faisaient la courte échelle, escalada le mur, pénétra dans la cour de l’immeuble, et, après avoir dévissé la serrure par le dedans, ouvrit la porte aux représentants de la justice de Combes. Il fallut forcer également les portes de la maison, et là les agents purent lire la protestation suivante que les journaux ont publiée, et que des amis firent afficher sur les murs de la ville. La voici:
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Protestation à MM. Les agents de la force publique Le Père Malige, des Sacrés-Cœurs, Chanoine Honoraire de Rouen, ancien Supérieur du Grand-Séminaire de Rouen, dépossédé de sa charge qu’il tenait de la confiance des archevêques, par ordre de M. Waldeck-Rousseau, alors Président du Conseil, aujourd’hui chassé de sa nouvelle maison par ordre du Président du Conseil actuel12, laisse aux agents du pouvoir la protestation suivante : Respectueux du pouvoir légitime, en sa qualité de prêtre et de religieux, parce que le pouvoir vient de Dieu, mais sachant que tous les actes d’un pouvoir légitime ne sont pas légitimes pour cela ; que dans l’espèce, ses droits de citoyen sont violés par le Pouvoir luimême, qu’en outre, dans l’application même d’une loi déjà injuste la légalité française est violée, attendu que la dissolution de sa congrégation ne pouvait être prononcée, aux termes de la loi, que par décision du Parlement, ce qui n’a pas été fait. Voulant réserver tous ses droits, déclare ne délaisser sa propriété que sous la contrainte de la force et en emporter les clés en sa qualité de propriétaire. Il n’ignore pas que la force brutale aura facilement raison des portes et serrures, comme le premier venu peut sans peine faire sauter de fragiles scellés. Mais briser les scellés est chose grave, et les clés sont ses scellés à lui. Ne trouvant pas sur terre de tribunal auquel il puisse en appeler contre la violation de ses droits, il en appelle au tribunal de Celui dont relèvent les pouvoirs d’ici-bas comme les plus humbles citoyens. Et il laisse affichée sur les portes de sa demeure fermée la présente protestation. Fait au Havre, le 22 avril 1903, le dernier terme du séjour imparti par la force publique. F. Prosper Malige, des SS.CC. Supérieur des Pères de Picpus au Havre La spoliation était consommée. Nous croyons que les bienfaiteurs allemands lésés revendiqueront leur droit. Puissent-ils être plus 12
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heureux et obtenir des hommes une réparation que les religieux n’attendent que de Dieu. Les journaux de la ville et du département se sont faits l’écho des manifestations imposantes qu’a provoquées la persécution religieuse. La croix du Havre, le Courrier du Havre, le Nouvelliste de Rouen, ont stigmatisé comme il convient la violation du domicile et l’odieux crochetage. En réprouvant les violences commises contre la liberté et la religion, ils ont acclamé les victimes de ces iniques attentats. Le Bulletin religieux de Rouen, après avoir rendu un hommage ému aux Pères Dominicains, Franciscains et spécialement au Père Monsabré, dit : « Quant aux Pères des Sacrés-Cœurs, comment pourrait s’effacer l’image de ceux qui furent les RR. PP. Lambert Rethman et Malige ? Le premier exerçait le ministère au Havre depuis un temps fort long, (est-ce trente-cinq ? est-ce quarante ans ?) On se souviendra particulièrement de son dévouement pour les varioleux en 1871, lors de la terrible épidémie. Le R.P. Malige ne comptait pas beaucoup moins de séjour dans notre diocèse. Il a instruit des générations de prêtres qui lui gardent pour son savoir communicatif, sa droiture d’âme, sa piété d’enfant où s’alluma la leur, une juste reconnaissance. Dans les presbytères du diocèse de Rouen, le nom du bon P. Malige ne cessera pas de longtemps d’être affectueusement prononcé. Ceux qu’on proscrit. – Sous ce titre vient de paraître à la libraire Emmanuel Vitte, 3 place de Bellecourt à Lyon, et 14 rue de l’Abbaye, à Paris, une brochure de propagande donnant de précieux renseignements sur les Congrégations menacées. Ceux qu’on proscrit sera de la plus grande utilité à tous les journalistes, écrivains, conférenciers soucieux de défendre la liberté. Les hommes d’action, les hommes d’œuvre qui veulent faire connaître les religieux menacés sont appelés à la répandre. Ceux qu’on proscrit, par son bas prix, est à la portée de toutes les bourses. Conditions de vente pour la propagande 1 exemplaire, franco, 1 fr. ; 10 exemplaires 7fr.50 ; 50 exemplaires 33 fr. (frais de port en sus)13. Encart publicitaire intégré dans les Annales de mai 1903, p. 168.
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Fragment d’instruction du R.P. Bousquet, Picpus, 26 avril 190314 Les archives de la congrégation ont conservé des notes par une instruction donnée par le Père Bousquet dans la chapelle du couvent de Picpus, sous le coup de loi de 1903. Dans ce contexte d’oppression, le rassemblement des fidèles est comparé à celui des premiers chrétiens persécutés. L’appel à la résistance spirituelle prend les accents « chevaleresques » d’un ralliement des énergies de la France chrétienne, unie dans une épreuve refondatrice de l’Église communautaire. L’instruction du P. Bousquet puise aux sources de la spiritualité des Sacrés Cœurs, dans sa double dimension : une dévotion au Sacré Cœur, selon les révélations de Marguerite Marie Alacoque, imprégnée de l’esprit de la littérature spirituelle des xviie et xviiie siècles qui met l’accent sur une souffrance réparatrice, valorisant l’ascèse ; et l’imitation des quatre âges de la vie du Christ. De l’enfance à la vie cachée à Nazareth, de la vie publique, apostolique, à la crucifixion, l’imitation de la vie du Christ associe, dans la vie religieuse, la contemplation et l’action, l’adoration du Saint Sacrement et les œuvres dans le siècle. Au cœur de l’épreuve, le mystère du Christ se révèle comme un Amour méconnu des hommes et qui, de ce fait, appelle réparation, dans une communion, « jusqu’au calvaire », au Christ souffrant. L’authenticité de l’engagement personnel qui s’exprime dans cette instruction, par ailleurs représentative de l’éloquence de chaire du moment, transcende à bien des égards le manuel Le religieux des Sacrés-Cœurs, rédigé par le Père Marie-Bernard Garric, et paru en 1898, qui a codifié pour près d’un demi-siècle une spiritualité, faite de soumission à la règle et de prescriptions.
Permettez-moi, mes chers Frères, et mes chères Sœurs, (ceci n’est qu’une causerie) de vous féliciter de votre fidélité à venir dans cette chapelle dévastée rendre vos hommages à Notre Seigneur. Ne trouvez-vous pas, comme moi, que cette réunion a quelque chose de celles des catacombes, lorsqu’aux premier, deuxième et troisième siècles, les fidèles se groupaient autour du Pontife, malgré les persécutions ? Sans doute, la situation n’est pas encore aussi dangereuse… Nous ne sommes pas cachés dans les entrailles de la terre, comme celles que j’ai vues à Rome, au cimetière de Saint Calixte, où le Pape Urbain officiait au milieu des vierges chrétiennes, comme Sainte Cécile et tant d’autres. Mais qui me dit que demain cette chapelle ne sera pas Archives générales SSCC, SG 35/E, 1903, manuscrit.
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fermée, et que vous-mêmes, mes Frères et mes Sœurs, ne serez pas traqués, épiés, « filés », comme on dit aujourd’hui ? Je veux donc vous féliciter de suivre ces nobles exemples des premiers chrétiens, des martyrs, et vous encourager dans votre foi. Cette foi doit être ferme, solide, inébranlable. Cette foi doit être agissante et courageuse, et vous faire observer tous les commandements de Dieu. Ils ne sont pas nombreux, et il n’est pas permis de couper la loi de Dieu en deux : on n’est chrétien qu’en accomplissant sa foi jusqu’au bout. Nous fêtons aujourd’hui la fête du Bon Pasteur. Ce Bon Pasteur, c’est Jésus-christ qui s’est fait homme pour vous. Il a été enfant, adolescent, jeune homme, et homme fait ; et dans chacun de ces âges il a souffert. Pour être digne de Lui, il nous faut souffrir aussi : souffrir dans notre corps, souffrir dans notre cœur, souffrir dans notre âme, souffrir dans la privation de nos biens, la prison, l’exil, la mort, peutêtre ! Soyons prêts à tout cela pour l’amour de notre sauveur Jésus-Christ qui, de son tabernacle dépouillé, veut bien encore nous bénir. Ah ! mes enfants, mes Frères, mes Sœurs, je puis dire moi aussi que mon âme est triste jusqu’à la mort ! Triste, oui, et pourtant joyeuse, car Notre Seigneur par ses souffrances nous a préparé le Ciel. Mais vous devons le gagner à sa suite. Ne soyons pas de ceux qui disent : « On prie, et l’on n’obtient pas la cessation de nos malheurs. Pourquoi Dieu permet-il à la persécution de se déchaîner ainsi sur nous en accumulant tant de ruines ? » Les desseins de Dieu sont mystérieux. Nous les comprendrons plus tard aux clartés de l’éternité. Nous verrons alors que la persécution était nécessaire pour réveiller les énergies de notre nation, autrefois si noble, si loyale, si chevaleresque ! Oh ! si ce torrent dévastateur ne réveille pas notre pays, c’en est fait, la France est à jamais perdue, car elle s’est laissée endormir par l’égoïsme et par l’amour du plaisir. Donc, réveillons-nous ! Marchons à la suite de Notre Seigneur jusqu’au prétoire, et s’il le faut, jusqu’au Calvaire ! Marchons ! Le Ciel, la gloire éternelle sont au bout de nos efforts, et ce sera la récompense de notre courage !
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Des prêtres de picpus en correctionnelle15 La Revue des grands procès contemporains consacre sa livraison de juillet 1903 au procès des Pères de Picpus, en accordant une place significative à la défense. La protestation du Père Bousquet, lors de sa seconde comparution devant le juge d’instruction, le 27 mai 1903 (après celle du 12 mai), sa déclaration devant la IXème Chambre correctionnelle ainsi que la plaidoirie de son avocat, Me de Saint-Auban, y sont intégralement transcrites. Le réquisitoire du substitut Lescouvé ne donne lieu, quant à lui, qu’à un résumé succinct.
Protestation du Très Révérend Père Bousquet, Supérieur général des Pères des Sacrés-Cœurs de Picpus, devant M. André, juge d’instruction16 Le 27 mai [1903], le T.R. Père Bousquet, Supérieur général des Pères des Sacrés-Cœurs de Picpus, a comparu pour la seconde fois devant M. André, juge d’instruction, avec les RR.PP. Ernest Lemoine, Cyrille Mérian et Ildefonse Alazard17, sous l’inculpation d’avoir contrevenu à la loi des associations, en restant avec ces trois Pères dans la maison qu’il habite personnellement depuis trente-quatre ans et que sa congrégation possède depuis un siècle. Maître de SaintAuban assistait les prévenus. À la première question du juge, le T.R. Père Bousquet a répondu par la déclaration suivante : Monsieur le juge, Un écrivain éminemment français (Chateaubriand), a dit, dans un magnifique ouvrage, ces paroles que je fais miennes : « Il n’est pas inutile aux hommes qu’un homme s’immole à sa conscience. Il est bon que quelqu’un consente à se perdre en demeurant ferme aux principes dont il a une conviction raisonnée. Ces volontaires convaincus sont les contradicteurs nécessaires du fait brutal, les victimes chargées de prononcer le veto de l’opposition contre le triomphe de la force. » Titre de la Revue des Grands Procès Contemporains, n° 3, juillet 1903. Revue des Grands Procès contemporains, n° 3, p. 5-6, Archives générales SSCC 1903, SG 35/E. 17 Conseillers du P. Bousquet ; Ernest Lemoine (1856-1920), premier provincial de France, a fondé la maison de Villepinte en 1900. 15 16
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Ce superbe langage résume toute ma conduite à l’heure actuelle. Ma conscience d’homme, de citoyen, de chrétien, de religieux, s’est sentie blessée dans tous ses droits : liberté, religion, propriété, sûreté, etc. par la loi du 1er juillet 1901, manifestement violée par le refus négatif d’une seule Chambre et brutalement appliquée par le gouvernement. Arrivé à un âge avancé, brisé par les infirmités et les fatigues, je n’ai pas voulu déshonorer ma longue carrière en n’obéissant pas aux exigences de ma conscience éclairée et en ne demeurant pas fidèle aux principes qui ont dominé ma vie entière. J’ai donc résisté aux injonctions qui m’ont été faites. J’ai résisté sans violence, mais dignement, comme cela convient à la Vérité et à la Justice. Aux agents qui ont eu la pénible mission de me notifier les ordres du gouvernement, je n’ai répondu aucune parole blessante. Je leur ai dit avec fermeté, avec calme, comme sans hauteur : vous êtes la force ; nous sommes le droit : passez ! Vieux capitaine, je veux rester sur mon navire jusqu’à ce qu’il soit englouti ! Monsieur le juge, tenez cette protestation pour ma réponse à toutes vos questions. Le T.R. Père Supérieur sera prochainement cité avec ses trois compagnons devant le tribunal correctionnel, probablement devant la IXème Chambre, à Paris18 : il se recommande au souvenir de tous ses nombreux amis. Déclaration du T.R.P. Bousquet, Supérieur général des Pères des SacrésCœurs de Picpus, devant la neuvième chambre correctionnelle, le 23 juillet 190319 Messieurs les juges, Avant que Me de Saint-Auban, notre brillant avocat, dont l’éloquence est si justement appréciée au Palais, se lève pour défendre la noble et sainte cause qui nous amène ici, je vous demande un instant 18 Une note manuscrite portée sur le texte le rectifie ainsi : « Le T.R. Père Supérieur général est cité avec ses trois compagnons devant le tribunal de police correctionnelle, le 23 juillet prochain à 11 h ½ devant la IXe Chambre, à Paris ». 19 Suite de la Revue des grands procès contemporains, p. 6-8.
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la parole. Je le dois à vous, Messieurs les juges, défenseurs du droit ; je le dois à la sympathique assistance qui m’entoure et à mes frères ici présents ou dispersés. Ils connaissent les sentiments de mon âme, mais ils seront heureux d’en entendre ou d’en lire au moins la manifestation que je vais en faire dans le sanctuaire même de l’imparfaite justice. La congrégation que je représente est vielle de cent quatre ans. Elle fut fondée en 1800, à Poitiers, par M. l’abbé Coudrin, un homme qui, aux jours de la Révolution, avait été un apôtre infatigable, un héros et presque un martyr. En 1805, elle vint s’établir à Paris, dans cette rue de Picpus qui lui a donné son nom, car son nom véritable est celui de « congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie et de l’Adoration perpétuelle du Très Saint Sacrement de l’autel. » Depuis lors, qu’a-t-elle fait ? A-t-elle « cheminé dans l’ombre, cachant sa vie et ses œuvres pour se dérober aux pouvoirs publics ? » Non, Messieurs. Elle a prié, elle a enseigné, elle a évangélisé. Elle a prié jour et nuit au pied du tabernacle, attirant, par ses prières et ses longues veilles, les bénédictions du ciel sur la France et sur l’Église. Une prière continuée pendant un siècle est un grand devoir, non seulement religieux, mais un grand devoir social accompli ! Elle a enseigné les petits, les pauvres, les enfants de la classe moyenne, ceux de la classe élevée, les jeunes lévites du sanctuaire, les sauvages de l’Océanie ; et jamais son enseignement n’a été trouvé contraire à la morale ou à la vérité. Elle a prêché l’Évangile en France et sur les plages lointaines, plus particulièrement en Océanie et dans l’Amérique du Sud. Depuis 1827, elle y porte, avec le flambeau de la foi, la connaissance et l’amour de notre chère patrie. Si la langue française est parlée et le nom de la France vénéré dans les républiques du Chili et du Pérou, demandez-en la cause à nos représentants dans ces pays lointains ; ou mieux, consultez les ministres de ces deux républiques : ils vous diront que l’honneur en revient, en grande partie, aux religieux de Picpus, justement surnommés là-bas les Pères français. Et en Océanie, avons-nous été moins patriotes ?… Si les archipels de Tahiti, des Marquises, des Touamotou et des Gambier sont 48
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aujourd’hui colonies françaises, croyez bien, Messieurs, que nos missionnaires y sont pour quelque chose et même j’ose dire pour beaucoup ! Quant aux Iles Sandwich, les premières où nous avons porté ce double amour de la Religion et de la France, elles ont été illustrées par l’héroïsme d’un homme dont le nom a été béni par tous les peuples : ce Père Damien, qui mourait lépreux en 1889, après seize ans d’immolation volontaire au service des mille à onze cents lépreux de Molokaï, c’était un Père de Picpus ! Son œuvre, si sainte et si belle, deux autres prêtres de Picpus, Français tous deux 20, la continuent avec la même charité, le même dévouement : ils aiment leurs lépreux comme une mère aime ses enfants ! Voilà nos œuvres, messieurs : nous les accomplissons avec simplicité, car c’est là un des caractères distinctifs de notre famille religieuse. Eh bien ! maintenant, je le demande à tout homme non prévenu : pour laquelle de ces œuvres méritons-nous d’être proscrits ?… Jamais nous n’avons consenti à descendre sur le terrain politique. Nous avons accepté toutes les lois fiscales, alors même qu’elles violaient ouvertement l’égalité des citoyens devant l’impôt. Nous nous sommes soumis à la loi d’accroissement, à la loi d’abonnement21, à tous les impôts que nous avons toujours payés avec la plus scrupuleuse exactitude. En face de loi du 1er juillet 1901, qui reconnaît à tous la liberté d’association et ne la restreint que pour les seuls religieux, qu’avonsnous fait ?… Confiants dans les solennelles avances des auteurs mêmes de la loi, sans hésitation, nous avons adressé au Parlement notre demande en autorisation, et livré, avec la plus parfaite sincérité, 20 Parmi les successeurs du Père Damien (Joseph De Veuster, 1840-1889) figurent en effet deux Français : le Père Paul-Marie Juliotte, futur vicaire apostolique de Haïnan, en Chine, à Molokaï de 1901 à 1907, et le Père Maxime André arrivé en 1902. Mais il convient de citer aussi, parmi ses contemporains, le Frère Marie-Sérapion Van Hoof (1873-1910) qui contracta la lèpre en 1904, et qui depuis 1895 travaillait avec une bonne dizaine d’autres Frères à la léproserie. 21 Les lois fiscales de 1880, 1884, 1895 imposent les biens immobiliers possédés ou occupés par les congrégations religieuses et ajoutent un droit dit « d’accroissement » à chaque décès, censé enrichir la communauté.
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nos statuts, notre personnel, le nombre et la nature de nos œuvres, la totalité de nos biens. Nous avons été plus loin ! L’amour des âmes et l’amour de la France l’emportant sur toute autre considération, nous étions prêts à limiter nos œuvres ! Nous l’avons déclaré par une lettre du 11 octobre 1902 à M. le Président du Conseil : finalement, nous ne réclamions plus que la seule liberté de nous dévouer aux missions lointaines ! Eh bien ! comment a-t-on répondu à notre loyauté ? Vous le savez, Messieurs, on nous a soumis, non pas au parlement, mais à une Chambre choisie, laquelle – sur la volonté du Gouvernement qui a posé la question de confiance – refusant de passer à la discussion des articles, nous a, en bloc et sans examen, sommairement « exécutés ». Et comment le Gouvernement nous a-t-il notifié la décision de la Chambre ? – sans préliminaires aucuns, il nous a donné l’ordre de nous dissoudre, de fermer nos établissements et de délaisser nos immeubles : nous avons été écrasés ! Devant de telles déloyautés, injustices et illégalités, comme le proclamait naguère au Sénat M. Waldeck-Rousseau lui-même, nos consciences d’hommes, de citoyens, de chrétiens, de prêtres et de religieux se sont fièrement redressées, et comme saint Pierre, le prince des Apôtres, nous avons répondu hardiment, mais sans le moindre esprit de révolte ni de parti politique : Non possumus – « nous ne le pouvons pas ! » Messieurs les Juges, vous allez délibérer sur notre réponse. Quelle sera votre sentence, je l’ignore. Vous pourrez nous condamner à l’amende, à la prison, à des angoisses peut-être plus poignantes encore. Nos consciences, fermement convaincues de nos droits, avec la grâce de Dieu, ne fléchiront pas : nous souffrirons tout, oui, tout ! Mes frères et moi, nous serons heureux et fiers de souffrir pour Jésus-Christ, notre maître adoré, pour l’Église, notre mère, pour la Justice dont vous êtes les défenseurs, pour la France, notre bienaimée patrie, pour la Liberté que nous aimons passionnément, car les religieux, quoi qu’on en dise, affranchis par leurs vœux de toutes servitudes, sont les plus indépendants et les plus libres des hommes ! (longs applaudissements) 50
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Le réquisitoire de M. Lescouvé22 Voici, en substance, le réquisitoire de M. le Substitut Lescouvé. Je m’incline devant la haute honorabilité des prévenus. Ils ont obéi à un scrupule de conscience, et je le respecte : c’est là un domaine dans lequel je ne me reconnais pas le droit de m’aventurer… J’espère que votre jugement fera évanouir ce scrupule, car la loi est formelle, et le sens m’en paraît certain, malgré les déclarations de M. Waldeck Rousseau, le premier orateur du temps, l’éminent chef d’État qui en est le père ; vous frapperez donc ces religieux, avec une extrême modération, cela va sans dire, modération qui vous sera dictée par votre esprit de justice, par leur honorabilité parfaite et par la défense respectueuse qu’ils n’ont cessé de témoigner à la justice. La plaidoirie Maître de Saint-Auban23 Maître de Saint-Auban a présenté, en ces termes, la défense des Pères de Picpus : Messieurs, On ne vient pas vous braver, et la première parole de ces croyants a été pour croire en vous. Cette parole il faut que j’en continue quelques instants la vibration. Et voilà que mes forces faiblissent… Depuis que j’ai l’honneur d’aborder cette barre, jamais je n’éprouvai une telle émotion, j’allais dire une telle impuissance. Les images douloureuses se pressent dans mon cerveau. Et tout ce que je sais, et tout ce que je sens, et tout ce que je souffre, et tout ce qui frémit dans ma mémoire et ma pensée, et tout ce que réveille, et tout ce qu’évoque et grandit cette minute inoubliable, vécue près de vous, je ne puis vous le dire… Pour prolonger l’écho de la voix qui vibrait tout à l’heure, pour résumer, à mon tour, d’un trait rapide, un grand siècle de vie religieuse dépensée tout entière au service de la patrie, pour silhouetter la grandeur de ces énergies chrétiennes, il faudrait des mots spéciaux, Suite de la Revue des grands procès contemporains, p. 8. Suite de la Revue des grands procès contemporains, p. 8-26 (extraits p. 8-9 puis 22-23, puis 24-27). 22 23
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des mots aussi différents de nos plaidoiries coutumières que le sont ces coupables de vos habituels coupables, des mots simples comme l’âme de ce vieillard, vaillants comme les apôtres dont il est, depuis tant d’années le chef admirable, sublimes comme la charité qui, làbas, sur les terres lointaines confond la Foi et la France, de telle sorte qu’aux yeux des peuples, des races et des tribus qu’évangélisent les Pères Français… ainsi, mes Pères, vous baptisent les catéchumènes… la Croix et le Drapeau, ce drapeau qu’à l’heure qui sonne on voit ici marcher contre la Croix, ne paraissent qu’un même emblème rédempteur et protecteur… […] [Après cette éloquente captatio benevolentiae, Maître de Saint-Auban centre l’argument de la défense sur la vocation missionnaire qui constitue l’activité principale de la congrégation (l’enseignement à cet égard n’étant que secondaire), une œuvre internationale qui s’est traduite en 1870-71 par le « Secours volontaire sur les champs de bataille, dans les ambulances et dans les hôpitaux », une œuvre missionnaire qui propage la langue française de par le monde, et opère des métamorphoses chez les peuples sauvages de la Polynésie française. Il en appelle à dessein au témoignage de laïcs, officiers de la marine française et Ministre des colonies]
[…] On conçoit que Dumont d’Urville n’ait pas reconnu ses vieux Mangaréviens, lorsque, au lieu de l’enfer d’autrefois, il visita un Eden véritable : « Je crois rêver et voir la réalité d’un chapitre des Natchez, écrivait-il, au spectacle de ces sauvages convertis… Grâce au missionnaire, la police est facile et le code peu compliqué : La grande punition à Mangaréva est l’excommunication religieuse – note l’amiral – c’est celle dont sont frappées les fautes les plus graves contre la morale, la séduction, l’adultère. Est-ce qu’elle serait possible, efficace, si la foi religieuse des Mangaréviens n’était pas absolue ? Nous portons légèrement nos immoralités dans nos sociétés européennes ; nos lois sont si indulgentes que cet étonnement se comprend du reste ; mais, à Mangaréva, l’adultère est presque inconnu. » Que pensez-vous de l’effet social de l’excommunication, Juges de la Neuvième Chambre ? Vos vingt-cinq francs d’amende – « votre tarif », comme les appelait, M. le Président, un de vos collègues – ont-ils la même vertu ? 52
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Un fait vraiment topique me revient à la mémoire : c’est le naufrage du trois-mâts anglais, le Savernake, le 14 novembre 1901. La tempête avait brisé ce navire contre les récifs de Réao, île touamotou dont le nom français est Clermont-Tonnerre. Les dix-sept hommes de l’équipage s’occupaient à gagner la côte ; mais les gestes et les cris des naturels les effrayaient : le sein de la mer ne valait-il pas comme tombeau le ventre de ces sauvages ? Soudain les Canaques ont une intuition : ils courent au village, prennent le pavillon français et le hissent au sommet d’un cocotier ; nos trois couleurs dissipent les craintes, les naufragés abordent, ils sont sauvés. Non seulement sauvés, mais nourris, sinon avec luxe, du moins avec bonne grâce. Les petits Indiens se faisaient plaisir de donner leur part. Les mères, dont la misère avait presque tari le sein, partageaient la leur. Les femmes furent d’une charité, d’une chasteté admirables. Quelques matelots, d’abord affaiblis par le jeûne, mais vite ragaillardis par une bonne digestion, se montrèrent entreprenants. Le chef les arrêta d’un geste qui n’admettait pas de réplique – « Nous vous avons tirés de la mer quand vous faisiez naufrage ; si vous touchez à nos femmes, nous allons vous y rejeter. » Les Anglais parvenus à Tahiti rendirent témoignage, et le T.R.P. Bousquet eut la joie paternelle de recevoir avant-hier cette lettre du R.P. Vincent-Ferrand Janeau, missionnaire de Picpus aux Gambier : Les Gambier, ce 28 mars 1903 Mon Très Révérend Père, Parce que Votre Paternité a paru heureuse de la généreuse conduite des insulaires de Réao envers les naufragés anglais, je vous annonce aujourd’hui qu’ils en ont été récompensés par le gouverneur français. M. le Gouverneur Petit, touché lui aussi par de ces beaux sentiments chez des gens naguère encore sauvages, a sollicité pour eux à la métropole cinq médailles de sauvetage, dont quatre en argent et une en or, qu’il leur a portées lui-même, sur la Durance. Ce n’est pas sans bonheur, en effet, que l’on voit ceux-ci se dévouer ainsi, quand d’autres au contraire pillent les navires qui s’échouent sur les côtes ! Comme les Bretons, par conséquent, ils ont abandonné le pillage pour s’adonner au sauvetage. Comme le Saint Évangile adoucit les mœurs ! Il n’y a guère que trois ans, le petit roitelet de cette île, nommé Mahiti, tuait et mangeait ses propres enfants. Je plaisante
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encore parfois une de ses filles quand je la rencontre, en lui disant : « C’est bien entendu, tu n’étais bonne à rien ; il ne t’a pas cru bonne à manger ! » Le secret de ces métamorphoses ? Il est dans le programme résumé par Damien : Une grande bonté pour tous, une tendre charité, une douce compassion… Je viens de prononcer un nom sacré, un nom qu’il faudrait écouter debout : celui du R.P. Damien De Veuster. Il suffirait à la gloire d’un Ordre. Qui de vous n’a entendu parler de la léproserie de Molokaï ? Là pourrissaient des fétidités horribles, un millier de morts vivants abandonnés de tout le monde. Ils pouvaient graver sur leurs portes l’inscription du Dante : Lasciate agni spersi. À la lèpre des chairs, ces cadavres animés joignaient toutes les lèpres morales. Leur devise était : « Ici il n’y a pas de loi ! » Alors Damien administrait le district de Kohala, qui savourait depuis huit ans le charme de ses vertus. Un jour, Mgr Maigret24, son évêque, décide de visiter les reclus de Molokaï. Il l’emmène. C’était en 1873. L’Evêque fait sa tournée pastorale et repart : Damien demeure. Sa mission était temporaire : l’Évêque croyait le rappeler. Mais l’Évêque reçoit bientôt cette lettre couverte de signatures de lépreux : « Merci, Monseigneur, de l’aimable prêtre que vous nous avez envoyé ; mais pourquoi nous le ravir puisqu’il nous aime tant ? » L’idéale pitié répondit au vœu des misérables ; Damien offrit de rester ; il resta. Il ne quitta plus Molokaï ; il y vécut pendant seize ans la vie sublime dont il est mort : ses lépreux étaient ses enfants ; il ne vit plus qu’eux en ce monde : « Ils sont hideux à voir, c’est vrai, écrivait-il au T.R. Père Bousquet, son supérieur – l’homme assis au banc des escrocs – mais ils ont une âme rachetée au prix du sang adorable de Jésus-Christ. Lui aussi, dans sa divine charité, consolait les lépreux. Si je ne peux les guérir comme lui, au moins je puis les consoler… » […] 24 Désiré Maigret, sscc, arrivé à Hawaï en 1837, Vicaire apostolique de Hawaï de 1844 à sa mort, en 1882.
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Messieurs, l’échevin Descoter le disait avec raison, Damien le sublime lépreux c’est le moine ; Damien, c’est l’ordre de Picpus ; et Picpus assis sur ce banc, c’est Damien en correctionnelle !… Car Damien n’est pas une exception : ces hommes sont tous des Damien. Le jour de sa mort, Damien était remplacé. Damien, aujourd’hui, s’appelle Le Père Maxime André25. J’ai sous les yeux une lettre merveilleuse du père Maxime André au T.R. Père Bousquet. Je voudrais vous la lire… Le R.P. André n’est pas seul, il a un jeune collaborateur : le R.P. Julliotte. Paul-Marie Julliotte26 n’a que trente et un ans. C’est presque un Parisien. Il naquit à Brunoy, le joli village de Seine-et-Oise où le dimanche, quelquefois nous conduisent nos promenades. Fils du peuple comme le fondateur de l’Ordre, l’abbé Coudrin – un paysan – il entra, apprenti graveur, dans les ateliers de Christophe. Lorsqu’il apprit la mort de Damien, il dit : « Moi aussi, je serai un Damien. » Nul obstacle ne l’arrêta ; il voulut partir et partit. La veille de son départ, M. Waldeck-Rousseau lui fit remettre sa carte au couvent de Picpus ; et Mme Waldeck-Rousseau, émue de son héroïsme, lui demanda quel souvenir il voudrait accepter d’elle : Julliotte choisit un appareil photographique pour fixer sur le papier les ravages de la lèpre et activer le courant charitable qui portait les aumônes aux lépreux de Molokaï. Quelques jours après, le 21 janvier 1901, M. Waldeck-Rousseau, alors Président du Conseil – avait-il oublié Julliotte ? – montait à la tribune de la Chambre : « Je ne conteste pas, disait-il, que la soif du sacrifice, un besoin de conquêtes morales, le tourment de communiquer à d’autres ce que l’on considère être la vérité ne fassent surgir des apôtres, des missionnaires prêts à tous les sacrifices, et ne les conduisent dans nos colonies et jusque chez les lépreux des Iles Sandwich. Ni l’intérêt ni le péril de ce débat ne les menacent ; ils passent bien au-dessus de leur tête… » M. Trouillot 27 n’a pas été de cet avis. M. Waldeck-rousseau a fait l’expérience qu’il est plus facile de promulguer un texte que d’en mesurer les effets ; et l’on cherche ce qui frissonne en lui, derrière la hautaine impassibilité du masque, lorsqu’il voit ses successeurs Voir note 20. 27 Georges Trouillot, député radical du Jura, rapporteur du projet de loi, en 1901. 25
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manier l’outil qu’il forgea, et que le législateur n’a même plus à votre barre, la dignité d’un interprète ! Quelle chute dans l’obscur ! Les mystiques y verront un châtiment : nous les modernes, voyons-y l’effet du fanatisme se plaisant à déformer les conceptions de l’intelligence… Cette déformation est-elle une légalité ? Voilà, Messieurs, la question redoutable qui se posait hier, et qui, plus que jamais, malgré votre réponse, se pose encore aujourd’hui. Vous m’objecterez la jurisprudence ? Fût-elle certaine, le jurisconsulte garderait le droit de lui livrer l’assaut. Mais est-elle certaine ? Il faudrait qu’elle fût unanime ! Est-elle donc unanime ? Bayonne, Saint-étienne, Pau vous démentent… Le débat reste ouvert… La jurisprudence hésite… De mauvaises fées, la précipitation, la faiblesse présidèrent à son berceau ; des fées meilleures, la réflexion et la raison, lui reprochent, maintenant, la trop hâtive docilité de ses premiers gestes… M’objecterez-vous la Cour Suprême ? Mais que de fois vos résistances l’ont vaincue ! Et puis, lui a-t-on tout dit ? A-t-elle contemplé tous les horizons possibles ? Dans son histoire de Dreyfus, M. Joseph Reinach – je l’ai assez combattu pour qu’il me soit permis de le citer –mentionne avec orgueil un arrêt où elle proclame que la communication des pièces à l’accusé est de droit naturel… Droit naturel… Si la Cour Suprême reconnaît l’existence d’un droit naturel qui domine le droit écrit, c’est que le droit écrit, lorsqu’il viole le droit naturel, est un crime… Et alors, que penser des arrêts qui l’exécutent ?… Or, si la communication des pièces est de droit naturel pour un capitaine israélite, la liberté du sacrifice, le tout du Christianisme, n’est-elle pas de droit naturel pour des missionnaires chrétiens ?… Car, ici il n’y a ni culte, ni parti, ni race, mais un droit unique pour des citoyens égaux. Dans une heure de démence, la Révolution vota une loi qui à ses ennemis refusait un avocat : c’était encore plus grave que le refus de communiquer les pièces, et cela violait encore davantage le droit naturel : cette loi était donc un crime… elle était pourtant une loi… La loi d’aujourd’hui n’est pas même une loi ; mais fût-elle une loi – écoutez bien ceci – elle serait un crime. Il y a, songez-y, des légalités illégales ; les Substituts le savent bien. Les forfaits les plus célè 56
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bres ont été des forfaits légaux, et les plus grandes victoires de la justice ont été les déroutes d’une légalité. Levez la tête, Messieurs, et regardez un instant cette image : pourquoi l’accrochez-vous là ? Ce Christ est-il un Dieu ? Peut-être ne le croyez-vous plus… Et si vous le croyez, peut-être, aujourd’hui, n’oseriez-vous pas le dire… Mais, s’il n’est plus pour vous le Dieu, il reste l’éternel symbole de l’Innocent ; et c’est pourquoi il vous préside… La condamnation de cet innocent fut-elle une illégalité ? Non. Fut-elle l’œuvre révolutionnaire des va-nu-pieds et des apaches ? Non. Elle fut l’œuvre régulière, juridique, légalement irréprochable de Tribunaux officiels. Soldats, gendarmes, juges, bourgeois, tout ce qui constituait alors la société moderne, sanglés dans leurs uniformes, étaient autour de ce gibet… ils exécutaient une loi… Pilate obéissait au texte ; et c’était un homme propre, car le texte lui sembla clair et après l’avoir appliqué, il se lava les mains. Et l’Histoire garde l’ineffaçable souvenir de cette dramatique alliance du « tub » et de la juridiction. Pourquoi avoir flétri le centurion ? Pourquoi avoir flétri Pilate ? Parce que la conscience crie qu’en dépit des légalités, Pilate devait désobéir au texte, et le soldat au général… Donc, si le texte qu’on veut appliquer à ces missionnaires était un texte légal, vous devriez lui désobéir. Mais je ne vous en demande pas tant. Je vous prie, non de violer le texte, mais d’en appliquer l’esprit, de le « scruter » un peu, comme disait Renan, qui n’est pas un Père de l’Église. Si le texte a un esprit, il se laissera faire, car les textes qui ont un esprit se laissent toujours faire pour leur bien. Si le texte n’a point d’esprit, il n’est plus qu’une violence ; et alors la vérité s’en détourne, car la vérité ne peut rien contre la violence, ni la violence contre la vérité. Pascal le proclame ; pour finir, écoutons-le Messieurs – en haine des Jésuites : « C’est une étrange guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir
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la vérité et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus… La violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là, néanmoins, que les choses sont égales ; car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours bref par ordre de Dieu qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attire, au lieu que la vérité subsiste éternellement et triomphe même de ses ennemis, qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même… » La condamnation La Neuvième Chambre du Tribunal correctionnel, persistant dans la jurisprudence, mais abaissant encore la peine, a condamné les Pères de Picpus à seize francs d’amende. Les Pères de Picpus ont interjeté appel. L’expulsion de la maison mère Le dernier jugement en appel ayant confirmé le verdict de 1903, le père Bousquet ne cède que devant la force policière : il est expulsé de la maison de Picpus le 19 juin 1905. Choisis ici parmi nombre d’autres, telle lettre d’un Frère missionnaire à Santiago, tel poème d’une Sœur, traduisent l’émotion dans la communauté, l’attachement au Supérieur et la charge symbolique de l’événement. Depuis Braine-le-Comte où il se réfugie, et avec l’aide de familles catholiques amies, le Père Bousquet suit le processus de liquidation en veillant à éviter la profanation des maisons et leur utilisation à des fins antireligieuses.
Lettre circulaire du secrétaire général Ildefonse Alazard, Paris, 19 juin 190528 V.C.J.S. Mes bien chers Frères et mes bien chères Sœurs, 28 Archives générales SSCC, Lettres circulaires du R.P. Bousquet, 1903-1905, LC 21/D, manuscrit.
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Notre Très Révérend Père Supérieur Général me charge de vous informer que, ce matin, il a été expulsé par la force de notre chère maison mère, avec les RR. PP. Ildefonse Alazard et Cyrille Mérian qui, depuis vingt-six mois, s’estimaient heureux et fiers de l’assister dans la résistance calme et persévérante qu’il a faite jusqu’au bout aux attentats iniques et sacrilèges dont il est la victime avec notre Institut. Il se retire à Braine-le-Comte, Belgique, 14 rue Basse ; c’est là qu’il résidera désormais, en attendant qu’il plaise à la divine Providence de nous ramener sur le sol natal de notre famille religieuse et au berceau de notre congrégation. « Adorons et baisons, nous dit-il, la main paternelle du Seigneur qui n’éprouve les siens que pour leur accorder de plus grandes grâces. Ayons foi dans les consolantes paroles de St Paul : « Diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum » : pour ceux qui aiment Dieu, toutes choses tournent à leur plus grand bien ! » Notre Révérend Père nous bénit du fond du cœur. Daignez agréer, mes bien chers Frères et mes bien chères Sœurs, l’expression de mes sentiments bien respectueux et dévoués in SS.CC. Idefonse Alazard ss. cc. Secrètaire. Frère Antoine Barbieux au R.P. Bousquet, Santiago, 23 août 190529 V.C.J.S. Mon Très Révérend Père, Le dernier vapeur nous apporté la bien triste nouvelle de votre douloureuse expulsion de ce cher Picpus où depuis plus de deux ans nous vivions et souffrions avec vous. Malgré la grande distance qui nous sépare, comment rester insensible à une pareille ignominie ! Le regard fixé sur ce coin de terre si cher à nos cœurs, l’oreille sans cesse tendue au moindre bruit, nous partagions l’anxiété de notre Père bien aimé. Aujourd’hui, en voyant son cœur broyé sous l’iniquité sans nom qui vient de se com-
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mettre, nous lui apportons tous, à l’envi, le baume de notre affection plus vive que jamais. Au récit si touchant de votre glorieuse expulsion une émotion, facile à comprendre s’est emparée de toute mon âme. Par la pensée, je revoyais ce cher Picpus devenu pour vous une véritable solitude. Je suivais chacun de vos pas, je voyais votre attitude si digne, j’entendais vos paroles si calmes, si courageuses et si émouvantes à la fois. Je jetais avec vous un dernier regard sur cet asile qui a vu passer tant de saints et a entendu tant de prières. Il a été sanctifié une dernière fois par un martyre de jour et de nuit qui durait depuis plus de deux ans. Puis, cédant à la force, à votre suite, j’abandonnais ce cher Picpus suivant du regard l’Éternel Expulsé, le Christ Jésus, que de vos mains tremblantes vous veniez de détacher de ces murs tant aimés. C’en est donc fait, le crime est consommé. C’est à Braine-le-Comte que désormais nos cœurs vous trouveront ; là, comme vos enfants expulsés, vous mangerez le pain de l’exil en attendant la résurrection pour notre malheureuse patrie. Mon Très Révérend Père, comment taire notre admiration en face d’un tel courage ! Vous avez fait noble figure au milieu de la persécution : vous nous avez tracé à tous le chemin du devoir et nous avez donné un grand exemple de courage, d’abnégation et de sublime dévouement. Merci, Père aimé, merci de vos précieux enseignements. Cette glorieuse page ajoutée à tant d’autres au livre de nos archives, vos enfants la reliront dans leurs moments de découragement. À votre exemple, ils sauront affronter la persécution et se vaincre eux-mêmes dans toutes les circonstances pénibles. Puissiez-vous être toujours fier d’eux comme ils sont fiers de vous appartenir ! Votre Antoine, dont vous connaissez l’affection pour votre personne, demande instamment aux Sacrés-Cœurs de vous bénir et de consoler votre âme si endolorie par la persécution. Plus que jamais il s’efforcera de ne vous attrister en quoi que ce soit. Le Révérend Père Supérieur et tous nos Pères de Santiago vous renouvellent la grande part qu’ils prennent à vos épreuves et vous offrent tous le filial memento de leurs prières, de leur affection et leur entier dévouement. Nous attendons l’arrivée prochaine de Lima du Cher Père Flavien. Ma petite Sœur Marie, devenue péruvienne depuis huit mois, grâce aux multiples démarches de Mère J. Thérèse, vous offre 60
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son respect, son dévouement filial et ses pauvres prières. Pour moi, je suis on ne peut plus heureux ici. Ma seule affliction est mon peu de santé et les souffrances de nos chers Persécutés. Daignez agréer, mon Très Révérend Père, les sentiments d’amour et de piété filiale de votre Antoine qui implore le secours de vos prières et vos saintes bénédictions. Poème de Sr. Marie Barranger, 21 juin 190530 Expulsion de Très Révérend Père Bousquet, 19 juin 1905 La persécution souffle avec violence Tel un vent déchaîné Sur notre antique et grand et beau pays de France. Dieu l’aurait-il abandonné ? Le démon est vainqueur, l’impiété exulte Triomphant dans l’iniquité, Elle attaque un vieillard religieux, l’insulte Sans souci de son équité ! Les sans-Dieu tous entrant par la force brutale La haine au cœur et dans l’esprit Sans respect, ignorant la loi sacerdotale Bravent le ministère du Christ ! « Que voulez-vous ? », dit-il, et sa voix est tranquille « Vous expulser », répond quelqu’un ; Un témoin ripostant : « vous et votre famille, Pour faire ce métier, vous manquez donc de pain ? » Mais le religieux dont l’âme est énergique, D’un geste apaisant son ami, Adresse aux expulseurs un discours magnifique, Son cœur s’y voit plus qu’à demi : « Messieurs, vous pénétrez ici par violence ; Pourtant très légitimement ; Archives générales SSCC, SG 35/E, manuscrit, extrait.
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Trente-cinq ans ce lieu fut en ma jouissance, Vous le prenez injustement ! Cependant j’ai toujours rempli pour la Patrie Les devoirs d’un bon citoyen, Au loyal dévouement, je consacrais ma vie Faisant autour de moi le bien. Nous protestons au nom de la France chrétienne, Au nom de ses fils attristés, En celui de l’Église, ah que Dieu la soutienne ! Dans ses enfants persécutés. » […] T.R.P. Marcel Bousquet, Braine-le-Comte, 1er janvier 190631 V.C.J.S. Nos bien aimés Frères et nos Très chères Sœurs, Ce n’est plus de notre Maison mère de Picpus que nous vous adressons la parole de notre reconnaissance pour les vœux et les souhaits que vous avez formés pour Nous, à l’occasion du nouvel an. Cette chère maison mère, nous l’avons gardée avec amour, nous l’avons défendue avec calme et persévérance jusqu’au jour où la force brutale est venue nous en chasser et nous jeter dans la rue. Depuis le 19 juin – de douloureuse mémoire – nous n’y sommes plus rentrés : nous y avons pourtant laissé une affection indestructible, nous dirions volontiers le meilleur de notre cœur, avec des souvenirs qui demeurent comme invinciblement attachés à chaque pierre, à chaque endroit de cette maison sanctifiée pendant cent ans par tant de vertus. Demandez-nous d’oublier bien des choses en cette vie, nous y consentons ; mais oublier Picpus, ce berceau où se sont formés presque toutes les générations de nos religieux, cette pépinière d’apôtres d’où sont partis tant de vaillants missionnaires qui ont porté l’Évan-
31 Archives générales SSCC, lettres circulaires du R.P. Bousquet, 1906-1908, LC 21/E, manuscrit destiné à l’impression.
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gile jusqu’aux extrémités du monde ; de cette maison paternelle où le pieux fondateur a vécu, où ont vécu tous les Supérieurs Généraux, ses successeurs, et où Nous-même Nous avons porté pendant plus de trente ans le fardeau si lourd de la Congrégation, jamais ! Notre pensée Nous y amène sans cesse, et Nous voulons espérer de la divine Bonté que Picpus redeviendra un jour le centre et le cœur de la congrégation. Cette espérance, quoique lointaine, Nous reste dans notre exil comme un réconfort et une consolation. Répondant l’année dernière aux nombreuses lettres que vous Nous aviez envoyées, aux vœux ardents que vous formiez pour Nous, Nous vous souhaitons, à notre tour, de demeurer fidèlement attachés à la congrégation et de garder soigneusement l’esprit de nos vénérés Fondateurs. Nous vous recommandons en particulier la pratique de la dévotion aux Sacré-Cœurs comme pouvant être le moyen de conserver la belle unité que Jésus-christ demande à ses disciples. Si nous y sommes fidèles, disions-Nous, nous resterons « un » sous tous les soleils, à toutes les latitudes, sous tous les climats, parmi les peuples qui parlent différentes langues ; partout nous aurons le même air de famille, quelle que soit notre nationalité. Nous voudrions ajouter ici quelques mots à ces paternelles exhortations. Nous voudrions vous presser d’entrer davantage encore dans cette dévotion des Sacrés-Cœurs. Sans doute ce sera beaucoup de remplir le cadre des demandes faites par le cœur de Jésus : solenniser le 1er vendredi du mois, faire l’adoration de jour et de nuit, l’Heure sainte, la communion réparatrice etc., mais cela ne suffira pas pour que nous réalisions la vraie et profonde portée de notre beau titre d’enfants des Sacrés-Cœurs. Ce titre demande quelque chose de plus. Et quoi donc ? Il demande que nous entrions dans ces divins Cœurs par un amour ardent qui nous unisse étroitement avec eux et nous rende comme participants de leur être, de leur substance et de leur vie intime. Un enfant des Sacrés-Cœurs qui n’a pas cela ne répond qu’imparfaitement au beau titre qu’il porte, il n’a pas ce que nous demandons journellement au Cœur de Jésus quand nous lui disons : « Cor Jesu flagrans amore nostri, inflamma cor nostrum amore tui ! » Cette union intime et profonde amènera nécessairement la ressemblance. Les Cœurs de Jésus et de Marie demeurant en nous et nous en eux, nous rendront conformes à toutes les manifestations de
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leur vie intime, à leurs pensées, à leurs sentiments, à leurs dispositions. N’est-il pas vrai que la nature offre souvent dans un enfant cette marque de la vie de ses père et mère? L’union avec les divins Cœurs produira en nous cette ressemblance dans l’ordre supérieur de la grâce, elle nous conduira à une très haute sainteté, dont l’épanouissement tout naturel sera la pratique des deux vertus chères à ces divins Cœurs, la mansuétude et l’humilité. Ces deux vertus doivent en effet nous caractériser, être comme le vêtement qui nous distingue, suivant que l’Église le demande pour tous les vrais disciples du Sacré-Cœur, en la fête de la Bienheureuse Marguerite-Marie : « ut mansuetudinem et humilitatem cordis tui induere mereamur. » Nous porterons alors en notre vie l’image aussi ressemblante que possible de ces Cœurs dans lesquels nous aurons une demeure permanente : « jugem mansionem in iisdem Cordibus. » Nos bien aimés Frères et nos Très chères Sœurs, appliquons-nous à réaliser dans une grande perfection ce titre d’enfants des SacrésCœurs. Un supérieur d’un grand institut écrivait cette parole considérable : « Un religieux qui n’est pas spirituel – c’est à dire surnaturel – est une chimère et un fantôme. » Nous ne dirons pas qu’un religieux des Sacrés-Cœurs qui n’est pas vivant de cette vie au degré que Nous souhaitons est « un fantôme et une chimère », mais Nous dirons que ce religieux ne répond pas à toute la grandeur de sa vocation. Nos bien aimés Frères et nos Très chères Sœurs, l’essentiel pour chacun de nous, c’est de mettre notre intérieur et notre vie en parfaite unité avec l’intérieur et la vie des Sacrés-Cœurs. Nous devons rendre synonymes les expressions de « saint » et d’ « enfant des Sacrés-Cœurs ». Soyons convaincus que si nous parvenons à multiplier les saints parmi nous, tout sera pour le mieux et le reste nous sera donné par surcroît. La sainteté de chacun de nous, enfants des SS. CC., nous assurera l’assistance divine, sans laquelle tout s’écroule et par laquelle tout se soutient. Si Nous Nous arrêtons longtemps à ces recommandations, nos bien aimés Frères et nos très chères Sœurs, la cause en est dans l’amour que Nous portons à la congrégation et à chacun de vous. Vous ne sauriez en douter. Nous voudrions notre congrégation grande, étendue et glorieuse au dehors par ses œuvres. Nous voudrions cependant la savoir plus belle, plus grande et plus glorieuse 64
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encore par sa vie intime, par la vie des Sacrés-Cœurs s’épanouissant en elle et y débordant de tous côtés. Nous voudrions que dans ces temps malheureux où souffle sur le monde une tempête affreuse de haine contre Jésus-Christ et son Église, où l’esprit laïque menace d’envahir les âmes et d’y remplacer le règne de Jésus-Christ, Nous voudrions que Notre Seigneur, honoré, tendrement aimé, par chacun de nous, trouvât en nos cœurs, comme autrefois dans le cœur de sainte Gertrude, cette demeure agréable – jucundam mansionem – qui le dédommagerait des ingratitudes des hommes et nous mettrait à même de vivre de son esprit et de sa vie. Alors nous jouirions, comme sainte Gertrude, de la paix, de la joie et du bonheur, fruit de cette union avec Jésus. En conséquence, pour obtenir des divins Cœurs que leur vie soit plus intense en nos âmes et que la congrégation malgré l’éparpillement où l’amène la persécution, loin de se laisser aller au relâchement, se maintienne de plus en plus à la hauteur de sa sublime vocation. Nous prescrivons ce qui suit : Dans toutes les maisons des Frères et des Sœurs, on offrira à cette intention toutes les communions et la messe de communauté du 1er vendredi et chaque mois de l’année 1906. Et sera Notre présente lettre circulaire lue au chapitre le premier jour libre après sa réception, et laissée, pendant huit jours, à la disposition des membres de la communauté. Veuillez agréer, Nos bien aimés Frères et nos très chères Sœurs, avec tous nos remerciements affectueux, la nouvelle assurance de Notre paternel dévouement. F. M. Bousquet, sup. Gal Par mandement de N.T.R.P. Supérieur Général F. Ildefonse Alazard ss.cc Journal d’un résistant À l’opposé du style solennel du secrétaire général Ildefonse Alazard, en contraste aussi avec la ferveur militante des instructions du Père Bousquet, les pages de son journal intime – quelques notes quotidiennes, griffonnées au crayon de bois, destinées à lui seul et souvent peu lisibles – montrent le supérieur général accablé de sollicitations et s’affairant auprès des siens. De
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la série de notations purement factuelles de l’homme d’action, s’échappe de loin en loin une prière : le soupir de l’homme de foi qui aspire à déposer son fardeau pour rejoindre son Dieu.
Extrait du journal intime du R.P. Bousquet, mai-juin 190532 Adieu au mois d’avril qui m’a toujours apporté des tristesses au milieu de quelques joies. O mon Jésus, quand donc viendrez-vous m’appeler à vous ! Sitio ! Mai 1905 Je suis resté à Picpus attendant notre expulsion par le liquidateur. J’ai suivi la maladie du R.P. Ernest33 qui nous laisse dans l’inquiétude. J’ai eu peu de correspondance pendant la première moitié de ce mois. Le lundi 15, je suis parti pour Courtrai. Le 16, j’ai vu les jeunes novices et jeunes scolastiques. J’ai réuni les pères du conseil avec lesquels il a été convenu de donner deux promenades par semaine aux jeunes, tous les mercredi et les vendredi, de 1 h. à 3 heures. J’ai vu le groupe des diacres. J’ai adressé quelques conseils à toute la communauté. La Province belge fournira des résidences aux exilés. Les Pères sont partis d’Anvers le 5 mai ; de Liverpool, le 9 mai. Ils étaient trois et deux frères. Le 18, jeudi, je suis venu à Braine-le-comte. Le 20, samedi, 56ème anniversaire de ma profession de foi34, je suis allé à Masnuy-Saint-Pierre35 visiter nos pères et prier. Archives générales SSCC, carnet manuscrit, 10cm × 15cm ; p. 45-60. Père Ernest Lemoine ; voir note 15. 34 Né en 1828, le Père Bousquet a fait son noviciat à Graves puis à Issy, et sa profession de foi dans la chapelle du couvent de Picpus, le 20 mai 1849 ; il est ordonné prêtre le 5 juin 1852 ; enseignant au séminaire de Rouen, il en assure ensuite la direction de 1862 à 1870, date de son élection au généralat. 35 Comme celle de Braine-le-comte, la maison de Masnuy-Saint-Pierre est fondée en 1903 pour servir de refuge aux Pères et Frères expulsés de France. 32 33
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Le lundi, 22, je suis allé à Courcelles-Motte36 voir nos Sœurs. Le mardi soir, 23, nous avons été saluer Mgr l’Évêque de Tournay venu à Braine-le-comte pour donner la confirmation. Le mercredi, Monseigneur Crocy a fait une courte visite. Il s’est montré très bon. À midi, nous avons dîné à la cure. J’ai été placé à la droite de Sa Grandeur. Le vendredi 26, je suis rentré à Picpus. J’ai de suite rendu visite aux malades. Le soir à 6 H ¼, mon secrétaire a eu la visite du secrétaire de Monsieur Duez, notre liquidateur. Le mardi, 30, j’ai été chez mes conseillers, Maîtres Péronne et Auban [mot illisible]. Le soir, j’ai attendu M. Martin Gauthier37. Il n’est pas venu. Le mercredi, 31, M. Martin est venu. Nous avons causé assez longuement. En se retirant, ce Monsieur m’a dit que nous pouvions être tranquilles jusqu’au 19 [juin] et que nous serions prévenus d’avance. Je lui ai dit que nous ne céderions qu’à la force. Que c’est dur d’avoir à supporter un tel état de chose. C’est bien une persécution suis generis ! ! Juin 1er, Ascension – Le secrétaire est à Courcelles, prêchant la retraite au pensionnat et aux enfants de la 1ère communion. Pour moi, j’ai officié chez nos Sœurs du 35. Le soir, j’ai reçu de Rome un gros pli qui contenait une lettre du Cardinal Gotti, préfet de la Propagande avec les brefs qui nomment le R.P. Athanase38 évêque coadjuteur de Monseigneur Verdier39, avec future succession. Ce fut une bonne nouvelle.
36 C’est à Courcelles-Motte, en Belgique que se sont réfugiées les Sœurs de Rouen, en 1903. 37 Collaborateur du liquidateur Duez. 38 Athanase Hermel, sscc ; il sera vicaire apostolique de Tahiti de 1908 à sa mort en 1926. 39 Mgr Marie-Joseph Verdier, sscc, Évêque de Tahiti depuis 1844 ; il démissionnera en 1908.
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Le dimanche 4, j’ai rédigé les lettres à Mgr Verdier, à Mgr Martin40, au R.P. Athanase qui accompagneront l’expédition du bref. Le 5, j’ai reçu une lettre de Monseigneur des Marquises annonçant la mort du jeune Frère Éloi Verrer. Cette lettre fait un douloureux récit de l’état de la mission. J’ai reçu aussi une lettre du Père Siméon Delmas41 qui n’est pas consolante. J’ai prié le Père Palomero42 de souhaiter par un télégramme la bienvenue à Monseigneur Libert Boeymaems, vicaire apostolique de Sandwich43. Le 6, j’ai fait partir chez M. Bénier le tabernacle de notre grande chapelle. Le P. Ernest Lemoine est rentré de Courtrai lundi soir, après un grand mois de maladie à Picpus, 35. Et moi, je suis fatigué de recevoir et d’écrire des lettres. Cette correspondance me devient un supplice. Si quelques lettres consolent, la plupart apportent des peines, des tristesses, des difficultés. Je soupire, vous le savez, O mon Jésus, après ma délivrance. Quand donc sonnera l’heure où de l’exil de la vallée des larmes vous m’appellerez aux joies de la vraie patrie ? Cupio dissolvi… Sitio ! Ne tardez pas, Seigneur, et daignez exaucer mon ardente prière ! ! Veni, veni, Jesu ! noli tardare ! Le 7, j’ai reçu une bonne lettre de Monseigneur Libert. J’y ai répondu de suite. Le 8, j’ai reçu une lettre du R.P. Vilfond qui m’a fait beaucoup de prières. J’y ai répondu sans retard. Le 9, le Père Malige44 est arrivé de Dijon à 7 heures du soir. Il a couché à Picpus. Le 10, il m’a longuement entretenu d’un projet assez singulier. Ce bon Père cherche toujours quelque chose de nouveau. Je ne vois pas où il s’arrêtera. Je n’ai pu approuver son dessein. Il est parti le soir pour Tours où il va prêcher la retraite. Le 11, jour de la Pentecôte, j’ai officié le matin et le soir chez nos Sœurs. Le Père Cyrille a prêché le soir. 40
1893.
Mgr Rogatien Joseph Martin, sscc, viciaire apostolique des Marquises depuis
Siméon Delmas, sscc, 1862-1939, aux îles Marquises de 1893 à 1907. Peut-être s’agit-il de Palomero Perdiquero, José, sscc, né en 1883. 43 Mgr Libert Boeymaems, vicaire apostolique des îles Hawaï de 1903 à 1926. 44 Prosper Malige ; voir note 5. 41
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Le 13, à 10 heures ½, j’ai reçu un envoyé de M. Duez, notre liquidateur, qui est venu m’annoncer que nous serions expulsés le lundi 19, à neuf heures et ½ du matin. Notre agonie est donc près de finir. Elle aura duré deux ans et deux mois environ. Le 17, je reçois la visite du secrétaire de M. Duez qui me confirme que notre expulsion aura lieu le 19, lundi à 9 H ½. Nous prenons nos dernières précautions. J’avais déjà fait consommer le samedi 17 la dernière hostie de notre petit oratoire. Le Père André se préparait à enlever les pierres sacrées et tous les ornements. Nous ne laissons dernière nous que l’immeuble et un petit nombre d’objets sans valeur. Le 19, jour de l’exécution, à 9 H ¾, une bonne quinzaine d’amis s’étaient réunis dans ma chambre – 6 ou 7 pieds de large et une quinzaine de longueur – M. Duez arrive avec son lugubre cortège. Il brise 8 portes, fait irruption dans mon cabinet de travail. Je proteste – on nous met la main sur l’épaule. Nous cédons à la force. Nous quittons la chère maison mère au milieu des larmes de nos amis, du dehors et du dedans. On nous tend les mains ; on veut embrasser les nôtres. C’est un spectacle douloureux. Nous montons dans la voiture de mon neveu, Honoré Garriguet, supérieur général de Saint-Sulpice, et nous disparaissons, emportant des regrets sincères. Je passe à Paris les 19, 20, 21, 22. Je rends visite à son Éminence le Cardinal Richard, archevêque de Paris, qui m’accueille avec une bonté paternelle et qui me maintient tous les pouvoirs que j’avais reçus de lui pendant de longues années. Le 20, je visite, avec MM Ildefonse et Cyrille, mon conseiller Me Auban, M. Péronne, avoué, et M. [mot illisible] avocat à la cour de cassation. Le 21, visite à M. le curé de [mot illisible] Le 22, visite à M. Tromblé – Je passe d’autres visites sous silence. Le 20, j’avais fait visite et mes adieux à la Mère générale à Boissy45. Je ne saurais assez dire toute ma reconnaissance pour les Messieurs de Saint-Sulpice où j’ai trouvé la plus bienveillante et la plus cordiale hospitalité pendant quatre jours. Enfin, le 22, nous quittons la France, à 11h 30 du soir.
45 Mère Marie-Claire Pécuchet, supérieure générale, de 1894 à 1926 ; elle a fondé en France la maison de Boissy-Saint-Léger et celle de Saint-Pol-de-Léon.
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Il est difficile de décrire les sentiments qui se pressent dans l’âme de ceux qui s’en vont en exil ! ! O mon Jésus, vous savez tout ! Vous avez bien voulu agréer notre sacrifice. Le 23, nous arrivons à Braine-le-Comte, à 6 heures du matin. […]
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LES CONGRégations de Frères enseignants Pat r ic k C a b a n e l
Les archives des grandes congrégations de Frères enseignants sont autant de continents, au sein desquels il n’a été possible d’effectuer que quelques sondages. Bien des trouvailles, bien des travaux y attendent les historiens du catholicisme et du monde. Les Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel ont fourni un intéressant dossier, déjà signalé, de demandes adressées à leur supérieur général, au cœur de la tourmente des années 1903-1904, par des religieux et évêques du monde entier : j’y ai largement puisé, afin de mieux donner à voir le lien de cause à effet presque direct entre exil congréganiste, catholicité de l’Église et œuvre missionnaire. Les supérieurs des Frères des écoles chrétiennes avaient en charge, eux, et pour le seul territoire français, plus de dix mille religieux et quelques centaines de sujets en formation, y compris les très jeunes adolescents des petits-noviciats. Ils n’ont accepté les départs à l’étranger, dans les districts dont les responsables avaient choisi d’exiler au moins une partie des membres, qu’après une double démarche : pour les plus jeunes, ils ont cherché à obtenir des parents une autorisation écrite de laisser leur fils « s’expatrier, même hors d’Europe, pour y être membre de l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes » (la démarche a été assez systématique pour appeler la production de formulaires prêts à remplir) ; pour les autres, un dialogue direct ou (plus souvent) épistolaire s’engageait entre l’éventuel candidat au départ et le Frère Assistant (membre du gouvernement de l’institut) dont il dépendait. Formulaires et lettres sont conservés au moins partiellement dans le dossier DD 287 (3)1 des archives générales à Rome : j’ai beaucoup Descriptif de ce dossier : « DD 287 (3). Expatriation – Statistiques concernant les Frères partis à l’étranger (surtout à partir de 1904) – Correspondances de Frères expatriés (surtout en Amérique Latine) – Demandes d’expatriation de Frères, de tous les districts de France (pour les districts de Clermont et de Reims, les dossiers de demandes de départ sont complets) ». 1
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emprunté au sous-dossier consacré au district de Clermont-Ferrand, dirigé, comme celui de Reims, par le F. Viventien-Aimé, lequel, d’abord favorable à la sécularisation de ses confrères, choisit au lendemain du vote de la loi de juillet 1904 d’organiser l’exil vers l’Amérique latine. Lire ces lettres, c’est, comme souvent chez l’historien, prendre la posture d’un voyeur : du moins ces très jeunes gens ou ces hommes déjà faits, selon les cas, méritent-ils le respect face à la sincérité avec laquelle ils disent leurs espoirs et leurs craintes, que l’exil les inquiète ou que ce soit, à l’inverse, le risque de perdre dans les écueils supposés de la vie civile leur vocation et, par là, leur salut. Les traversées et les arrivées outre-Atlantique ont évidemment suscité des correspondances2, contenant les premières impressions des religieux dans leurs terres d’accueil, dont on trouvera quelques exemples. Certaines lettres sont en espagnol, comme le F. Viventien-Aimé l’exigeait (plusieurs lettres y font allusion), à l’évidence pour imposer aux exilés un salutaire exercice de thème et peut-être pour s’assurer de leurs progrès ; j’ai traduit un certain nombre d’extraits. Enfin, parmi ces dizaines de jeunes frères partis dans le nouveau monde sans espoir de retour (on le leur avait expressément signifié), j’ai retenu deux figures, connues grâce à leurs lettres souvent très postérieures conservées dans leurs familles du Massif central : l’Aveyronnais Émile Séguy, frère des écoles chrétiennes exilé en Colombie en 1904 et mort sur place en 19493, et le Lozérien Albert Nogaret, frère du Sacré-Cœur parti en 1903 au Canada et mort sur place en 1938.
2 Trois récits de voyages, dont l’un très prolixe, relatifs à des frères du district de Lille partis au Brésil (12 en février 1907, 22 en novembre de la même année, un autre groupe en novembre 1911) ont été publiés dans l’ouvrage collectif Les Temps de la « Sécularisation » 1904-1914. Notes et réflexions, Études lasalliennes, 2, Rome, Maison généralice FSC, 1991, p. 98-126. 3 Citons, pour la même génération, la même origine et la même destination, l’étude de F. G. Archer, Quatre frères d’Auvergne missionnaires en Colombie. Les frères Jourdon des Écoles chrétiennes, Aurillac, 1979. Ouvrage collectif publié à l’occasion du 75e anniversaire de l’arrivée des Frères : Los Hermanos de La Salle en Colombia. Bodas de diamante, 1890-1965, Bogota, 1965.
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Sollicitations et redéploiement d’une congrégation : les Frères de l’Instruction chrétienne, dits de Ploërmel. Lettre du P. Jan, Oblat de Marie Immaculée, au Très Révérend Frère des Frères de l’Instruction chrétienne4 Edmonton Febr. 15th 1903 Alta Canada Très Révérend Frère, Vous souvient-il encore du Père Jan missionnaire Oblat de Marie qui passa à Ploërmel au mois de septembre dernier ? C’est lui qui vous écrit du fond de sa lointaine et froide mission. Je n’ai pas oublié l’accueil si bienveillant reçu à la communauté et je viens vous en remercier. Je n’ai pas oublié les paroles encourageantes ou plutôt vos promesses et je viens vous en reparler. Si les rumeurs qui nous parviennent sont vraies, la persécution sévit toujours de plus en plus dans notre ingrate patrie et votre Institut comme notre congrégation partage[nt] les honneurs de la persécution. Si le démon joue son jeu, Dieu aussi jouera le sien et cette persécution va vous permettre d’étendre le rayon de votre influence et de votre dévouement. La persécution de 18805 nous fit nous étendre en Hollande et en Allemagne et Dieu a visiblement béni ces fondations fruit de la persécution. Permettez-moi mon Révérend Père d’attirer votre attention sur nos missions du Nord Ouest. Il y a ici place pour votre dévouement. Il y aura des difficultés car le pays est nouveau, mais nos Pères y travaillent depuis 50 ans. Nous sommes tous des missionnaires Français, beaucoup de Bretons élèves de vos Frères. Nos missions se sont développées avec le pays. Les immigrants arrivent en foules. L’an dernier les rapports du gouvernement montrent que 25 000 immigrants sont venus dans ce district. La plupart sont protestants, nous allons donc être débordés si nous n’avons pas Archives générales de la congrégation des Frères de l’Instruction chrétienne, Rome, dossier coté 601.09.08.021. 5 Les célèbres décrets de mars 1880 qui ont frappé les jésuites mais aussi un certain nombre de congrégations d’hommes, dont les Oblats de Marie, confondus dans la même interdiction. Il y eut alors un premier exil congréganiste d’une certaine envergure. 4
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d’écoles car l’enseignement est en grande estime ici, et les écoles sont très avancées. C’est à vous que nous faisons appel pour nous aider à conserver ces missions qui ont coûté tant de souffrances à nos premiers Pères. Je le dis, l’œuvre présentera des difficultés – où n’y en a-t-il pas ? Mais il y a du bien à faire, et on peut faire réussir l’entreprise. De plus, c’est notre conviction à tous que ces établissements ne seront pas un sacrifice pécuniaire constant. Nous sommes persuadés qu’avant 3 ou 4 ans vos établissements dans ces pays se soutiendraient car le pays progresse très rapidement. Vous pouvez lutter très avantageusement contre les établissements protestants. La seule difficulté c’est la langue, mais ce n’est pas insurmontable. Nous arrivons à en apprendre assez pour enseigner la religion. Vous arriveriez vite à avoir des sujets à même de subir les examens et d’enseigner. Car nous nous commençons plus tard et nous n’avons pas d’étude proprement dite d’anglais. Pour nous, nous croyons que votre établissement en ces pays serait matériellement parlant plus avantageux que votre établissement en Afrique et en Haïti. Après tout, vous ne signeriez rien car vous commenceriez sur une petite échelle, par des écoles primaires. La seule chose que je crains, c’est la distance. Ce pays est si loin qu’on le connaît peu et qu’on le juge mal, même à Montréal. Chose étrange, ce sont les Américains des États-Unis qui arrivent en masse et s’emparent de ce pays. Dans une lettre à Mr Beck au mois de novembre dernier, le cher Frère Yrietz Marie disait que vous aviez déjà fait les premières démarches pour préparer des jeunes gens aux brevets anglais et que vous poursuivriez l’idée jusqu’à ce que vous réussissiez. Permettez-moi mon Très Révérend Frère de vous demander de presser la solution de cette question et de faire tout en votre pouvoir pour venir à notre aide. A. Jan OMI Edmonton Alta Canada Extrait d’une lettre de Mgr da Silva Britto, évêque d’Olinda, juin 19036 J’ai entendu parler de la Congrégation des Frères de Ploërmel, et on m’a dit qu’elle aura beaucoup de sujets, en ce moment-ci, menacés Cet extrait et les suivants appartiennent au même dossier, 601.09 Sécularisation.
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de laisser la France, travaillée par l’esprit du mal, qui pourtant ne devait s’établir dans ce pays si bon et si pieux. Extraits de deux lettres de Mgr Augouard (Spiritain), évêque du Haut-Congo français, 23 et 30 juillet 1903 Une idée, que je crois venir de Dieu, me pousse à m’adresser à vous pour obtenir des frères pour ma lointaine mission du HautCongo. Par ce temps de sécularisation forcée, peut-être pourriezvous faire droit à ma demande. [Merci d’étudier sérieusement] dans quelles conditions vous pourriez nous confier vos sujets que la tempête va disperser en France. Ces conditions [financières], vous le voyez, sont avantageuses et il me semble que vous pouvez les accepter dans la triste situation où se trouvent aujourd’hui toutes les congrégations religieuses. [Mais il serait bon de faire voyager les Frères en costume de laïcs], afin de ne pas provoquer le gouvernement à laïciser les colonies comme on vient de le faire en Tunisie. À l’intérieur de la communauté, les Frères pourront toujours porter leur costume. Contrat proposé par l’État de Espirito Santo (Brésil) à une congrégation de religieux français (sans date ; 1903 d’après le classement des archives des FIC)7 Le gouverneur de l’État de Espirito Santo (Brésil) offre à une congrégation religieuse française d’hommes qui voudrait venir au Brésil, pour fonder une école agricole, les conditions suivantes : 1 Une étendue de terre de 200 hectares au moins, avec une maison d’habitation pour les religieux ; les employés, ateliers, dépendances, instruments aratoires, pâturages faits, cultures commencées, eau potable, moteur, animaux pour l’élevage, semences et plants ; le tout sera estimé d’un commun accord, à l’arrivée des preneurs, et leur appartiendra en toute propriété dès leur arrivée, avec l’unique charge de pourvoir aux services indiqués. 7
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2 Chaque année, les directeurs recevront de l’État de Espirito Santo une subvention de quinze mille cinq cents francs pendant 8 ans. 3 Si à un moment quelconque, l’État d’Espirito Santo résilie la convention, les directeurs de l’école resteront propriétaires du terrain, constructions, matériel, etc. en service au moment de la résiliation ; les directeurs devront seulement restituer les subventions mentionnées au paragraphe 2, par annuité ne pouvant dépasser 9300 F par an. 4 Si ce sont les directeurs qui demandent la résiliation, ils devront restituer les subventions par annuités de 11 000 F plus une somme égale à la moitié des évaluations mentionnées (paragraphe 1). 5 Les enfants reçus à l’école doivent avoir 12 ans au moins, et 14 au plus. Pour chaque élève, le Gouvernement paiera 300 F environ pour les 4 premières années et 150 F pour les suivantes, plus 150 F de droit d’entrée pour chaque enfant. 6 Le but de l’École est de donner aux enfants admis l’enseignement de lecture, comptabilité, français, italien, éléments des sciences naturelles et enseignement professionnel d’agriculture. 7 L’École entretiendra les champs de culture de plants appropriés au climat, devra s’efforcer d’introduire et acclimater la culture des plantes étrangères jugées utiles. 8 L’École conserve un dépôt de semences et une pépinière : plants et semences seront payés à l’École par les cultivateurs, au cours ordinaire du commerce, et par l’État, à moitié prix. 9 L’École devra faire de l’élevage, chevaux, mulets, bœufs, moutons, porcs, poules, etc. et devra fournir aux agriculteurs de la contrée des animaux reproducteurs : ces derniers seront choisis par les Directeurs de l’École et payés par l’État. 10 L’École devra organiser des ateliers de cordonnerie, fabrication de cire, conserves, beurre, etc., etc. 11 Entretenir un service météorologique sur les points principaux de l’État, avec station centrale à l’École. 12 Fonder un journal bi-mensuel agricole, industriel, etc. Les articles écrits en français seront traduits en portugais par le Gouvernement. 13 Pendant les 3 premières années, un personnel sera fourni par l’État, jusqu’au moment où l’École pourra préparer ses propres élèves pour les services. 76
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14 Les produits de l’École seront vendus : 1/3 du produit appartiendra aux élèves qui auront travaillé à la production et 2/3 à l’École. 15 Le Gouvernement s’oblige à acheter tous les produits au prix du commerce. Pour renseignements complémentaires de toute nature, s’adresser à M. , 61, rue Madame à Paris, dont le frère, religieux dominicain au Brésil, a rédigé les conditions ci-dessus d’accord avec le Gouvernement d’Espirito Santo Lettre du P. Bailly (supérieur général des Assomptionnistes) au frère Abel, 15 mars 19048 [Lui transmet la copie d’une lettre reçue du visiteur et supérieur de la mission des Assomptionnistes au Chili. N’a rien à ajouter], sinon que, d’après ce que j’ai vu au Chili lors de ma dernière visite, j’estime qu’il y aurait pour votre institut un grand avenir dans cette république, la plus catholique de l’Amérique du sud et que le cardinal Vivès appelle la petite Europe. Les frères des écoles chrétiennes s’y sont discrédités et il y aurait une très belle position à prendre en peu d’années. La langue est l’espagnol. Vous savez qu’en peu de mois les Français la parlent aisément. C’est un peuple doux, docile et facile à conduire. J’ose vous engager à pénétrer par cette porte qui s’ouvre. Lettre au P. Bailly du P. Joseph Maubon, supérieur des Assomptionnistes au Chili, demandant des Frères pour la ville de Lota (Chili)9 Santiago, le 2 mars 1904 Mon Révérend et bon Père, Les Souvenirs 10 nous disent que vous cherchez une maison à Londres, que notre Père général se dispose à passer en Amérique, 601.09.08.024. Les Assomptionnistes, arrivés au Chili en 1890, venaient de s’implanter à Lota le 30 janvier 1904. 10 Bulletin publié par les Assomptionnistes. 8 9
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que Louvain est trop petit pour les innombrables oiseaux, qu’une brave femme est morte à temps pour permettre d’agrandir la cage, que les Alumnats donnent de grandes espérances. La lettre générale du Père nous promène heureusement à travers l’Orient et nous fait arrêter au Quartier général à Rome. Comme tout cela nous rend fraternellement jaloux et fiers ! Je voudrais ajouter ma page à ce beau livre, mais… il me manque le meilleur pour avancer et écrire quelques bons gestes, à savoir les soldats. C’est une plainte qui finirait par fatiguer, je l’ai déjà trop répétée. Laissez-moi aujourd’hui vous demander des soldats d’une autre armée ; je vous en ai parlé dans quelques-unes de mes dernières lettres, vous ne m’avez pas répondu, pardonnez-moi d’y revenir. Il s’agit de Frères pour l’enseignement, ou de Ploërmel, ou de St-Viateur, St-Gabriel, Maristes, etc., etc. À brève échéance nous serons obligés d’avoir collège et écoles à Lota, cela s’impose, c’est un besoin absolu, on l’attend de nous. Or nous ne pouvons pas nous-mêmes, et d’ailleurs même avec du personnel nous avons autre chose à faire ; quand nous serons 500 au Chili, peut-être pourrons-nous penser à des collèges. Lota a 16 000 âmes, Coronel qui est à dix minutes a 15 000, Concepcion à 1 h ½ de chemin de fer 40 000, plus bas Aranco, etc. Et il y a de l’argent, un immense désir d’instruction, des employés aux mines anglais, allemands, français, riches. Un collège à Lota aurait 2000 élèves en un an et ferait de l’or. À côté les mêmes Frères pourraient avoir des écoles primaires gratuites avec mille enfants et plus… Nous ne pouvons pas offrir de l’argent, mais nous garantissons le succès. Une fois cette porte ouverte, il y aurait un développement considérable, et les Frères qui viendraient seraient appelés de tous côtés et trouveraient d’excellentes fondations. On en offre de tous les côtés aux Frères des écoles chrétiennes qui refusent faute de personnel. C’est un malheur pour le Chili et j’ajoute que c’est un malheur pour les Frères de La Salle qu’ils soient la seule congrégation. Ils ont réussi à persuader qu’il n’y a qu’eux dans l’Église de Dieu, et comme ils végètent pas mal ici, rien ne se fait. Quand ils soupçonnent que l’on pourrait s’adresser à d’autres, ils jouent aux persécutés, disent que Combes va les chasser, qu’ils viendront nombreux, que leur supérieur général leur a demandé de la place pour 150, que ces 150 vont s’em 78
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barquer, qu’ils s’embarquent, qu’ils sont là… et le tour est joué, on ne fait pas d’autres démarches. En attendant, rien ne se fait, quand tout est à faire. Autre chose enraye le mouvement, c’est que notre Archevêque ne veut pas de nouvelles congrégations. Mais notre diocèse est l’un des cinq du Chili, et les autres évêques reçoivent qui veut venir. Lota est du diocèse de Concepcion dont l’évêque cherche partout des religieux et des religieuses11. Il me semble que le T.C. Frère Abel devrait se décider : qu’il envoie quatre ou cinq Frères pour commencer. Nous nous engageons à les recevoir dans notre immense maison de Lota, à les nourrir, à leur faciliter toutes choses jusqu’à leur installation, à leur trouver des élèves, à les faire de suite accepter par l’autorité ecclésiastique, à leur dénicher d’autres fondations. L’enseignement est libre à tous les degrés, on n’a besoin d’avertir personne pour ouvrir une école. Faites cette œuvre, Mon Père, vous aurez missionné en faveur du Chili ; télégraphiez-moi que quatre Frères de Ploërmel ou autres sont embarqués, nous les recevrons à Coronel. Il serait utile que l’un d’eux pût enseigner l’anglais. Vous voyez que je considère la chose comme faite. C’est qu’en effet il me semble qu’une congrégation qui a des sujets libres ne devrait pas s’arrêter, c’est un avenir superbe pour elle, en même temps que c’est un immense bien pour la foi au Chili et dans toute l’Amérique du sud. P. Joseph
11 On notera que la lettre fait allusion sans fard aux concurrences entre congrégations enseignantes et à la volonté de certains évêques de fermer leurs frontières à de nouvelles congrégations candidates à l’exil, soit pour protéger les maisons locales, soit pour ne pas envenimer un débat politique parfois très vif.
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Accords entre les Assomptionnistes et les Frères de l’Instruction chrétienne pour New York et pour l’Empire ottoman, 2 juillet 190412 Entre le Rév. Père Bailly, Supérieur général des Pères de l’Assomption et le Rév. Frère Abel, Supérieur général des Frères de l’Instruction chrétienne est convenu ce qui suit. Deux Frères seront mis à la disposition de la maison de New York vers le 1er septembre 1904. Cette maison leur fournira la pension alimentaire complète, l’éclairage, le chauffage, le blanchissage et le raccommodage, les soins ordinaires en cas de maladie. De plus, chacun recevra 100 piastres comme honoraires, payables en deux semestres : Noël et fin de l’année scolaire. Le voyage pour la retraite annuelle sera aussi au compte de la maison. Sept frères seront mis à la disposition de la mission d’Orient et devront être rendus vers la mi septembre à Constantinople. Ils sont destinés à Constantinople, Iconium, Eski Cheir, Andrinople, Yamboli, ou autres résidences des Pères. Ils seront dans les mêmes conditions que ceux envoyés à New York. Mais d’ici trois ans, leur traitement net ne sera que de 400 F. Le voyage pour se rendre de Taunton à Constantinople sera aux frais de la mission. Si un frère était remplacé par le supérieur général, le voyage de retour et l’aller pour celui qui le remplacerait seraient au compte de l’Institut. Mais la mission se chargera d’un voyage qui serait fait pour raison de santé après entente entre le supérieur de la mission et le supérieur général. Les frères suivront leurs règles mais pour les classes et autres emplois, ils seront sous la dépendance du supérieur de la mission qui s’entendra avec le Frère Directeur Principal. La prairie (Canada) 2 juillet 1904 F. Abel – E. Bailly
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Dossier 456/1.2.001.
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Deux lettres du F. Arator, 1906 (extraits)13 Constantinople, le 11 septembre 1906 Mon Révérend Frère, Le P. Félicien vient d’arriver avec les pèlerins de Jérusalem. J’ai eu un entretien avec lui. Il vous a écrit au moment de son départ et n’a pas été surpris de ne point recevoir de réponse, d’autant plus que vous ne deviez pas être à Jersey. Si la fermeture de quelques maisons mettait certains frères à votre disposition, il en prendrait volontiers deux ou trois comme il vous l’a dit, et il ajoute que, pour l’année prochaine, nous nous y prendrons à l’avance afin d’en obtenir un bon nombre s’il y en a !… On voit bien l’intention des Pères de nous céder l’ensemble de leurs écoles. Je n’avais pas osé vous en demander fermement en son absence, parce qu’ils arriveraient après l’ouverture des classes, mais n’importe, me dit-il, il les recevrait volontiers en octobre, le plus tôt, le mieux cependant. Malheureusement, il ne suffit pas du nombre, un certain choix s’impose ; ce n’est plus comme au Canada et Haïti où nous sommes chez nous, où un grand nombre de maisons rendent les changements faciles. Je répète que cela ressemble aux Montagnes Rocheuses. Il faut de vrais religieux dévoués, sans recherche de la satisfaction immédiate puisqu’on sème pour l’avenir. Quant au genre un peu austère au premier abord, on s’y fait très vite et il suffit de dire un mot pour obtenir les adoucissements que l’on désire. Avec un esprit un peu cultivé, on ne peut manquer de se plaire dans ce milieu intelligent et instruit, et nulle part on n’est mieux pour la sanctification personnelle. Que de jeunes frères je connais qui se trouveraient ici dans le paradis comme je m’y trouve moi-même ! Le frère Laurentin se plait beaucoup aussi et les crises relatives au passé se font de plus en plus rares. Mais des esprits terre à terre, trop communs, peuvent s’y morfondre : on n’est pas chez soi ! F. Arator
Ces lettres appartiennent aux dossiers cotés 456/1.4.005 et 700 B 07.02.
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Constantinople, le 23 septembre 1906 Bien cher Frère Donatien, C’est donc bien fini cette fois. Je sais que le frère Eulien prend la direction de l’école paroissiale. Que devient le frère Dioclétien ? Et tous les professeurs ainsi que ceux de Saint-Nazaire, Morlaix, Guingamp ? Heureux s’ils restent au moins dans l’enseignement libre. Quant aux missions, il faut bien se convaincre qu’elles recueilleront peu de monde si les maisons se ferment les unes après les autres, car on aura toujours ici et là des trous à boucher. Dans le cas d’une fermeture générale, il y en aurait sans doute un certain nombre, mais en somme le vent ne pousse pas là. Pour nous, comme je l’ai écrit au Révérend Frère, nous prendrions volontiers un bon contingent, car les Assomptionnistes, atteints maintenant par la loi militaire, ne cachent pas qu’ils nous cèderaient volontiers toutes leurs écoles. F. Arator Le choix de l’exil chez les frères des écoles chrétiennes, 1903-1905 DD 287/3 District de Clermont-Ferrand Autorisation parentale donnée à Émile G. de s’exiler, Lozère, 9 juillet 190414 Cher fils, Bien loin de te refuser notre consentement, mais comme nous tenons tous à te voir avant ton expatriation nous pensons que tu prendras ta pièce en venant nous voir. Donc prie le chère frère de t’accorder quelques jours, ne nous fasses plus attendre car il y a déjà longtemps que je t’attends. J’ai reçu les images.
14 Il s’agit d’un exemple, anonymé par mes soins. Le dossier conserve plusieurs autres formulaires de ce type, remplis par les intéressés.
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Et ce qui nous met dans la méfiance que tu ne viennes pas, c’est de voir que tu nous envoies les livres pourquoi ne pas les porter en venant ? J’insiste à te réclamer, nous voulons te voir, tu resteras le temps que tu voudras mais viens Ta mère ton père et toute la famille avons le même désir G. Je soussigné, autorise mon fils, Émile G, de s’expatrier même hors d’Europe pour rester frère des Écoles Chrétiennes Fait à X le 9 juillet 1904 [signatures du père et de la mère] Vu pour légalisation de la signature du sieur G. apposée ci-dessus À X le 9 juillet 1904 Le Maire [cachet de la mairie] Scolasticat15[extraits] Fabien B., Saint-Chély d’Apcher (Lozère), né le 4-1-1886 (s.d.) « Je serais très heureux s’il m’est permis de passer la frontière pour aller continuer de servir Jésus-Christ. Je sais, cher frère Assistant, que vous ne voulez pas de demi-consentements, pour moi je suis disposé à mourir s’il le faut sur la terre étrangère. Je sais très bien que tout n’y sera pas rose mais mon sacrifice est fait. Daignez, très cher frère Assistant, me procurer la gloire d’être du nombre des heureux exilés si toutefois ces mauvaises lois passent ». [A le consentement de ses parents.] Commentaire : « Très bonne famille »16
15 Les jeunes frères appartiennent à diverses catégories : scolastiques (étudiants en formation n’ayant pas encore prononcé de vœux), vœux annuels (vœux temporaires n’engageant pas définitivement), vœux triennaux (l’engagement est déjà plus prononcé), profès (l’engagement est définitif). 16 Les lettres comprennent parfois, de la part du Frère Assistant, un bref commentaire ou le synopsis de la réponse à faire à leur auteur.
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Joseph M., Rochefort-Montagne (Puy-de-Dôme), 18 décembre 1903 (né juin 1887) : « Mes parents seront heureux, m’ont-ils dit, de voir leur fils marcher sur les traces de sa sœur qui déjà est partie pour l’exil : Si Dieu nous enlève nos enfants, c’est une preuve qu’il nous aime et il ne manquera pas de nous bénir […]. J’espère que je pourrai aller gagner des âmes à Jésus-Christ sur les plages lointaines » Louis G., Haute-Vienne, 21 janvier 1904 « Si l’ouragan devient trop violent et qu’il faille fuir sa fureur, souvenez-vous de ma faiblesse et de l’amour que j’ai pour ma vocation » F. Gaétan-Étienne, Scolasticat de Montferrand, 22 janvier 1904 Mon Très Cher Frère Assistant, C’est une très grande faveur qu’un de vos petits scolastiques de Clermont sollicite de votre immense charité. Je désire que vous m’accordiez une place dans l’exil que Dieu pourra demander. J’ai demandé conseils et l’on m’a bien montré tous les sacrifices que demandera une telle décision. J’ai prié et y ai bien réfléchi. Je suis résolu à faire tous ces sacrifices plutôt que de m’exposer à perdre ma vocation ; car je l’aime, je l’ai toujours aimée et je sens bien que c’est là que Dieu me veut et qu’en dehors je ne serais pas dans mon élément. Je désire cette grâce de tout mon cœur, car je n’aime point le monde et j’ai bien des appréhensions en voyant qu’il faudrait revenir dans ce monde si pervers, où, avant mon entrée au Petit Noviciat, j’avais contracté quelques déplorables habitudes, dont je ne me suis défait qu’à grand peine et par le moyen de la reddition bien faite, je crains donc de me laisser prendre de nouveau dans ces mêmes pièges. J’ai eu bien de garde d’éloigner tout motif humain et je ne le désire que pour la gloire de Dieu, le salut de mon âme et celui des enfants. Je ne me suis point appuyé non plus sur l’espoir de revenir bientôt, je suis disposé à aller où vous voudrez et à y rester autant de temps que vous voudrez, je ne demande que de rester frère et de persévérer dans ma vocation ; et c’est à cette intention que depuis mon noviciat je fais la sainte communion tous les samedis en l’honneur de la Très Sainte Vierge. Je ne crois pas rencontrer de grands obstacles autre part, je n’ai que 17 ans et, avec l’aide du cher Frère Hélénien directeur de la com 84
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munauté de Mauriac, je pense obtenir facilement le consentement de mes parents. Je vous supplie donc de m’accorder cette faveur quoique j’en sois indigne, car sans cela je crains bien pour ma vocation et pour mon âme. Commentaire : Un peu léger et piété qui paraît ordinaire. Au sujet de sa vocation, il n’a pas bronché et s’est toujours montré prêt à tout pour la garder, malgré les objections que je lui ai faites. Je souhaite qu’il soit exaucé. Hippolyte M., Entraigues (Aveyron), 29 janvier 1904 (né 27-12-1885) Il a attendu avant de se déclarer, car il ne croyait pas à l’imminence du péril. Il veut sauver sa vocation sur la terre d’exil ; s’il retourne dans le monde, il ne la sauvera pas. « Quant à l’espagnol, son analogie avec mon patois que je n’ai pas encore oublié m’a permis de pouvoir me placer parmi les premiers. […] Habitué pendant mes premiers ans au climat chaud de l’Aveyron, j’espère pouvoir sans avoir trop à souffrir vivre sous un climat assez chaud » Commentaire : « très énergiquement attaché à sa vocation »… Vœux annuels [extraits] F. Gaétan-Joseph, Cassaniouze (Aveyron), 1903-1904 Envoie cinq lettres, sollicite l’Amérique (plutôt le Canada), « pour pouvoir mieux procurer la gloire du bon Dieu et de me rendre utile à ses pauvres enfants qui connaissent à peine le bon Maître ». Sa santé est robuste, il ne craint pas le climat. Il sent en lui une sorte de désir intérieur venant de Dieu. « Puisque en France nous sommes gênés. Il me serait bien pénible de retourner dans le monde et d’être de nouveau exposé au milieu de ses dangers ». Parle de « missions lointaines » F. Hilaire, Marvejols (Lozère), 18 janvier 1904 Voudrait dire adieu à sa mère et à sa sœur avant l’exil. Prêt à partir. « Depuis sept ans que je suis au service de Dieu je ne veux pas l’abandonner au moment de l’épreuve, autrement je serai un lâche »
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F. Gerbert-Nicolas, 3 lettres, janvier-avril 1904 Rêve de l’étranger depuis 1899, année où il a vu partir un de ses frères, religieux, pour l’Extrême-Orient. Aujourd’hui, redoute un retour dans sa famille autant que la caserne. Mais son père est poitrinaire, il va bientôt mourir, sa mère s’oppose absolument à son départ, l’accuse même de la laisser seule avec deux enfants. Au rouge, l’assistant a noté : pas de décision ! sa mère pourrait même exiger le rapatriement. F. Gervin-Émile, Limoges, février-mars 1904 « Voici encore une de vos faibles brebis, qui ne pouvant trouver pâturage en son pays, vient humblement vous demander une petite place en vos innombrables bergeries. Peu lui importe la bergerie pourvu qu’elle puisse y rendre bon service sans empêchements légaux, tels qu’ils existent ici » A été déclaré bon pour le service par le conseil de révision, et ses parents refusent absolument de le laisser partir avant qu’il ait accompli son service. « Mais je suis déjà sous un drapeau autrement glorieux que celui qu’on veut m’imposer ; saint Jean-Baptiste est mon chef […]. Dans la fuite, je crois, est mon seul préservatif par les temps présents ». Préfère obéir à la volonté de ses supérieurs plutôt que de ses parents. F. Hélier-Isidore, Dorat, 12 mars et 1er avril 1904 Redoute la sécularisation ou le retour à la maison paternelle, deux manières de rentrer dans le monde. Or : « Je sors à peine de l’enfance, j’ai donc besoin d’un directeur à la main ferme ». Peu lui importe la destination, mais il a entendu parler de contrées où les mœurs sont fort légères et il souhaite les éviter car il est soumis aux tentations. Un Frère du Lot, 4 avril 1904 Ne veut pas revenir dans sa famille : « Car je sens que les périls pour mon âme y sont extrêmement nombreux et auxquels certainement je ne résisterais pas ». Sa mère, veuve, a pleuré mais a accordé son consentement. Est prêt à partir au Nicaragua, au Mexique ou en Colombie. F. Hilarion, Saint-Urcize (Cantal), avril et mai 1904 Refuse le service militaire tout comme la sécularisation. Mais ne peut renvoyer le formulaire d’acceptation des parents : sa mère refuse son départ. 86
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« Je m’efforcerai de faire violence plus que jamais auprès de ma mère pour qu’elle me donne son consentement ». Sans cela, attendra d’avoir vingt et un ans accomplis ; ne veut pas rester trop longtemps dans cette « pauvre malheureuse France ». Commentaire : « pas d’autre désir que d’aller cacher sa vocation à l’étranger » F. Gérard-D., mai et juin 1904 « L’étranger sera pour moi la France ; je suis religieux trop imparfait pour me séculariser ; je ne puis rester seul au milieu d’un monde corrompu qui me perdrait. Alors me voyez-vous paraître en cet état devant Dieu ? Que lui répondre de ma vocation perdue faute de ce sacrifice ? » Annotation : « Puisque vous voulez vous ranger parmi les vaillants qui acceptent tous les sacrifices pour assurer leur vocation, je vous accepte au nombre de nos futurs missionnaires ; étudiez ».
Vœux triennaux [extraits] F. Genesie-Gilbert, s.d. Souhaite partir, sinon ce sera la sécularisation ou l’exploitation agricole. Prêt à gagner le Nicaragua avec le F. Hermand qui prépare un groupe. Sa mère est hostile, mais il a vingt-cinq ans. Et avec sa faible volonté, la sécularisation serait un danger. Et pourtant : « La voix de la veulerie bourdonne sans cesse à mes oreilles, que je me jette dans un “guet-apens”, le climat est meurtrier, les Frères de ces contrées ne nous voient pas arriver d’un bon œil ; difficultés de la langue, nouvelles habitudes à prendre, etc. » Un Frère, 17 janvier 1904 « Le sol de notre chère France devenant de plus en plus inhospitalier », demande l’exil. A perdu ses parents, le sacrifice lui sera peut-être moins dur qu’à d’autres. F. Gérasime-Marie, 15 mars 1904 « Le danger devenant de plus en plus grave et la persécution s’annonçant plus terrible que jamais », est prêt à apprendre une langue étrangère et à partir, notamment en Colombie. Sa mère est
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morte, plus rien ne le retient. Voudrait toutefois aller saluer son frère et sa sœur. F. Hamel, Saint-Amans (Lozère), 17 mars 1904 N’avait jamais pensé à s’expatrier, mais se rend aux conseils du Frère visiteur, qui sont des ordres à ses yeux. « Je ne vois pas de meilleures chances de sauver mon âme que dans la vie commune [de communauté], avec son costume religieux ». Avait pensé à cultiver quelques vocations parmi ses nombreux neveux et nièces, mais « puisque les ordres religieux sont ainsi persécutés en France, j’abandonne cette préoccupation entre les mains de la divine Providence ». Souhaite ne pas avoir à vivre, outre-mer, avec des gens au costume trop primitif. Le Frère Assistant, qui sait ce qui se passe là-bas, voudra bien faire le nécessaire. A suivi cinquante leçons d’espagnol à Aurillac, mais autant dire qu’il ne sait rien. Réponse : « 1 êtes inscrit 2 Pas pensée de retour 3 Départ fixé ultérieurement » Un Frère de Corrèze, 29 mars 1904 « J’ai une horreur instinctive pour l’exil ». Mais prêt à obéir, car « l’unique affaire : sauver mon âme ». Profès [extraits] Un Frère de Clermont-Ferrand, 25 novembre 1903 Le F. Assistant lui a intimé l’ordre de cesser de lire un ouvrage du pédagogue laïque Jules Payot, qu’on lui avait prêté, et qu’il a rapidement rendu. Il avait cru trouver deux ou trois chapitres intéressants pour un formateur, le reste étant un « tissu d’impiétés, un manuel d’athéisme ». Prêt à partir : « Ce n’est pas engouement pour ces pays de cocagne, je vous prie de le croire : je suis suffisamment renseigné là-dessus, mais je crois ce sacrifice nécessaire pour ma vocation dans les circonstances actuelles. Ma mère le comprend […]. Je ne me sens pas, du reste, la vocation définitive du missionnaire mais s’il plaît à la Très Sainte Vierge de me la donner, je l’accepterai de bon cœur. » Envoie quelques copies de compositions d’espagnol, les textes ont été dictés sans épeler un seul mot, la traduction faite sans diction 88
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naire (seul le sens de quatre ou cinq mots a été donné). Il a toujours beaucoup d’entrain pour la « harmonosia lengua ». Un Frère de Limoges, 26 décembre 1903 Résolu à l’exil. Des Frères de son âge, du district de Clermont, vont partir pour la Colombie ou l’Équateur. Prêt à se joindre à deux ou à attendre. Certes, ses parents seront peinés. « Puisse notre vie spirituelle en être plus accentuée et notre mort plus sainte ». Réponse : « Être disposé aux sacrifices, peines et souffrances que comporte l’apostolat en pays lointain ». Un Frère de Saint-Yrieix, 28 février 1904 Demande qu’on l’aide à prendre une décision. Réponse : « Dispositions pas assez surnaturelles pour embarquer. […] Expatriation, c’est la voie douloureuse, c’est le chemin étroit mais sûr. Sécularisation, voie large mais périlleuse, plusieurs y trouveront la mort » Le F. directeur du pensionnat de Limoges, 24 mars 1904 A reçu un prospectus en provenance du Nicaragua. Chaque voyageur a le droit d’emporter 170 kgs ; en se répartissant bien les ustensiles, on peut en emporter assez pour meubler un pensionnat. Ne souhaite pas retrouver un office de directeur au Nicaragua, où il serait un étranger ignorant la langue du pays. Il pourrait se perfectionner en anglais au prix d’un séjour de quatre à six mois à Londres, ou apprendre vraiment l’espagnol au bout de quelques mois passés sur place. « Quant à racoler 15 Frères, vous savez, ce n’est pas commode ; le vent ne souffle pas fort pour l’Amérique, surtout chez les hommes d’un certain âge, cela se conçoit [lui-même a 45 ans]. Vous ferez bien de m’aider. Jusqu’ici, je n’en ai que deux ». Le F. directeur de Murat, 22 mai 1904 Le F. Visiteur « m’a proposé de votre part l’expatriation pour le plus grand bien de l’Institut présentement et pour les jours où la paix sera rendue à notre patrie. Ce simple désir des supérieurs a été pour moi l’expression de la volonté de Dieu ». Pour quel pays ? Il a étudié un peu l’anglais pour son brevet supérieur ; il est prêt à apprendre l’espagnol. Peut-on attendre, pour le départ, la fin de l’année scolaire ? L’école de Murat sera sans doute fermée en dernier lieu, à cause de l’exiguïté des locaux de l’école
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publique. Et il souhaite accompagner à Paris, pour les épreuves du brevet, cinq candidats dont l’échec serait assuré à Aurillac, du fait de la concurrence entre les écoles publique et congréganiste de Murat… Un F. de Mauriac, 25 mai 1904 Un Frère récemment parti pour l’Espagne lui dit qu’on va ouvrir d’autres établissements et l’invite à aller le rejoindre. Mais il est prêt à aller n’importe où : « Toute la terre est à Dieu et à l’endroit où je serai envoyé, j’y trouverai le bon Maître ». Le F. directeur d’Ussel, 23 juin 1904 Prêt à partir. Pourquoi pas en Espagne, où se trouve un ancien compagnon de noviciat qui l’engage à le rejoindre ? L’Amérique [du Nord ?] est un peu loin, et pose des difficultés de langue, alors qu’il n’a plus les facilités de sa jeunesse. Réponse : « J’attendais de vous cette disposition à tous les sacrifices plutôt que d’être infidèle : or ce serait être infidèle que de reprendre l’habit séculier pouvant conserver le religieux. Votre lettre m’a fait grand plaisir. Merci » Un F. de Saint-Yrieix, 24 juin 1904 « Je préfère de beaucoup être revêtu du saint habit religieux lorsque le bon Dieu m’appellera à lui ». Demande qu’on lui laisse le temps de finir la classe, de préparer les enfants au certificat d’études, le 11 juillet prochain, et d’aller embrasser ses parents. F. Viton-Antonin, Saint-Étienne, 1904 « Si c’est le cœur navré que je quitterai notre chère France, je me souviens que toute la terre est à Dieu, que partout il y a des âmes à conduire au ciel » DD 287/3 District de Reims [extraits] F. Apollonius-Victor, Ay, 26 janvier 1904 Mon Très Cher Frère Assistant, Désirant conserver ma sainte vocation et rester Frère des Écoles chrétiennes, je viens vous demander la grâce de m’envoyer dans les 90
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pays étrangers. Je ne désire qu’une chose : faire en cela la volonté de Dieu signifiée par celle de mes supérieurs, à la disposition desquels je me remets absolument, ne désirant ni ne souhaitant aller dans un pays plutôt que dans un autre. En reconnaissance de l’insigne faveur, que vous m’accorderez très volontiers, comme je l’espère, je m’efforcerai de me montrer religieux fidèle à tous les devoirs de ma vocation. Et si, par le passé vous n’avez pas toujours été satisfait de ma conduite, soit comme maître soit comme religieux, vous pouvez croire qu’il n’en sera plus ainsi. Le sacrifice que je fais en vous formulant ma demande d’expatriation sera bien dur pour moi, mais je l’offrirai généreusement à Dieu, pour obtenir la grâce de ma persévérance. Ma persévérance n’est pas le seul but que je me propose en m’expatriant ; c’est aussi afin de continuer à faire du bien aux âmes dans l’Institut. Je désirais d’ailleurs, je dois vous le dire, bien cher Frère Assistant, je désirais dès mon entrée au noviciat, aller dans des contrées lointaines. Mais plusieurs obstacles ont empêché l’exécution immédiate de mon dessein. Ce n’est pas de ma part une résolution passagère, mais au contraire c’est bien réfléchi, ayant examiné devant Dieu, dans l’oraison, les motifs de ma démarche, et ce n’est qu’après mûre réflexion et de nombreuses prières que je viens l’accomplir. Aussi, j’ose espérer, avec une pleine confiance, que je serai promptement exaucé. Réponse : « Prière et réflexion encore. Pas d’illusions sur conséquences de l’expatriation. On part sans pensée de retour pour se dévouer aux pauvres et mourir. Si persistez… serez envoyé Amérique Sud [illisible] dans 8 ou 15 jours » Le même, Ay, 4 février 1904 Mon Très cher Frère Assistant, Après avoir, suivant votre conseil bien réfléchi et surtout bien prié, je suis résolu à toutes les épreuves et à toutes les croix qui me seront envoyées par la Providence. Je ne me fais pas d’illusion sur les conséquences de l’acte que j’accomplis en ce moment ; je sais qu’il faudra mettre de côté toute
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idée de retour ; mais c’est pour moi, je crois, la volonté formelle de Dieu que je fasse cette démarche. Aussi, je quitterai la France avec bonheur, dans la pensée de continuer l’œuvre de notre saint Fondateur. Ce sentiment de bonheur ne sera sans doute pas sans mélange de tristesse ; mais ma résolution est formelle et date déjà d’un certain temps. Aussi je m’en remets entièrement à votre disposition pour être envoyé où l’obéissance m’enverra. Et, Très cher Frère Assistant, je vous remercie de la faveur que vous m’avez accordée en m’acceptant pour être expatrié. Aussi, je m’efforcerai de vous témoigner ma reconnaissance par ma conduite vraiment religieuse, car je sais que c’est la vraie marque d’affection que votre cœur désire. Mais il est une question matérielle et peut-être indiscrète de ma part, aussi si vous la trouvez telle je vous prierais de n’en pas tenir compte. [Quelques mots illisibles] mon costume religieux n’est plus en état pour entreprendre un pareil voyage. Pour notre robe, je ne pourrai l’avoir qu’au mois de juin ; quant à notre manteau, il faudra attendre presque un an, ainsi que notre chapeau. Aussi, je vous serais infiniment reconnaissant, si vous pouviez renouveler mon habillement pour le voyage, à moins qu’il ne s’effectue autrement. Je vous demanderais également de me prévenir vers quelle époque je serais envoyé en Amérique afin de prévenir ma famille et prendre avec mon frère aîné les derniers arrangements, puisque ce sera définitivement que je quitterai la France. Je vous demande la permission de faire tous les actes que nécessiteront mon départ [sic] et surtout celui de faire retomber mes biens propres17 sur un de mes frères, qui est infirme et ne peut se suffire. Je vous remercie encore une fois de la faveur que vous avez bien voulu m’accorder, et je me montrerai en reconnaissance bon et fidèle religieux. Je voudrais savoir également les pièces que je dois conserver ou demander, soit casier judiciaire, brevet, service militaire, etc. et si je puis demander à renouveler mes vœux triennaux. 17
Sa part d’héritage.
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F. Armel-Edmond, Saint-Dizier, janvier 1904 « Je sens combien est héroïque la vertu de ceux qui se dévouant pour soutenir les œuvres de Dieu se jettent au milieu du monde par la sécularisation. Mais connaissant ma faiblesse extrême, j’ose vous supplier de daigner me conserver dans ce bel Institut, dont je ne reconnais il est vrai n’être qu’un membre trop indigne. Sans vie de communauté, sans les secours spirituels qui en sont l’apanage, je crois avoir de justes raisons de craindre pour mon salut éternel. Je me mets donc entre vos mains et en celles de Dieu pour être envoyé en pays étrangers, là où il vous plaira, alors même qu’il me faudrait par le fait apprendre une langue nouvelle » (15 janvier) Réponse: « Pas d’illusion : l’exil impose de grands sacrifices, de dures privations. Examinez mieux. Voyez grandeur du sacrifice et mesurez vos forces. Vous déciderez dans quinze jours ». (31 janvier) Part sans esprit de retour, « les temps mêmes deviendraient-ils meilleurs » ; son âme ne peut soutenir l’épreuve de la sécularisation. F. Blimond-Ernest, Étain, 19 février 1904 Son directeur lui demandait ce qu’il comptait faire face à la situation de la France. À répondu que « si leur volonté [des directeurs] était qu’il fallait me séculariser, j’y consentirais. Depuis le départ du cher F. Henri, je n’ai plus de tranquillité, il me semble que j’ai apostasié. J’ai dit au cher frère Henri que j’étais prêt à m’exiler au bout du monde et sans esprit de retour, mettant ma vocation au-dessus de tout ce qui peut me retenir ici-bas. C’est donc pour préciser d’une manière plus nette que je me prononce en faveur de l’expatriation si le choix m’en est laissé […]. Je préfère n’importe quel emploi temporel dans l’Institut que végéter dans la condition de sécularisé » F. Athénogène, Troyes, 4 lettres de février à avril 1904 Lettre 1 : candidat à l’expatriation. Lettre 2 : souhaite être envoyé en Colombie, car il est habitué aux climats chauds (dix ans de séjour en Algérie).
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Lettre 3 : « Si je sollicite avec tant d’insistance de retourner dans les pays chauds, c’est pour y rester jusqu’à la mort. Je ne puis me séculariser et n’ayant plus que ma sœur et ma tante qui sont religieuses et peut-être demain chassées sans domicile ni argent » F. Blaste-Hubert, 23 avril 1904 Le Visiteur lui a appris que son nom est sur la liste des frères destinés à la Colombie. « Je suis entièrement à votre disposition pour aller où vous voudrez et quand vous voudrez ». Va apprendre l’espagnol, dont il ignore tout. Demande une permission pour rentrer chez lui, où il n’est plus allé depuis sept ans, et parce qu’il ne reverra probablement plus sa mère, âgée de plus de soixante ans (accordé). F. Athanasus, Bettanges, 5 juillet 1904 Demande pardon par deux fois pour avoir manqué de générosité face à l’épreuve. « Il a voulu m’éprouver et moi j’ai été infidèle… […] Inscrivez-moi s’il vous plaît sur la liste de ces heureux qui abandonnent tout pour suivre l’appel du divin maître » Quelques lettres de 1905 F. Baudran, Yssingeaux, le 24 janvier [1905]18 Mon bien cher frère Assistant, Trois semaines déjà se sont écoulées depuis le jour que j’ai eu le plaisir de recevoir la lettre que votre grand cœur a su rendre si bonne. Je vous remercie de l’assurance que vous me donnez de voir continuer l’œuvre de León. Mes pauvres prières de chaque jour demandent au bon Dieu la réussite complète des Frères dans cette République où il y a tant de bien à faire – et dont les habitants sont si bons et si charitables pour nous.
Il semble que ce frère ait émigré en Amérique latine avant de revenir en France pour y recruter des vocations ou convaincre de s’exiler de petits novices rendus à leurs familles. 18
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Pour me conformer aux instructions que vous me donniez dans votre lettre, je fais une tournée chez nos frères encore existants, et chez MM. Les Curés. Oh ! que les familles, même bien chrétiennes (et elles sont si nombreuses ici) ont du mal à se résigner à voir partir leurs enfants à l’étranger ! Les hommes peuvent bien les préparer un peu à cette résignation, mais je crois que Dieu seul, touché par nos supplications, peut suggérer et rendre efficaces les résolutions viriles. Je viens de passer 8 jours chez le curé d’une petite paroisse à 6 km. d’Yssingeaux. C’est un vieil ami – et un homme très zélé ; je ne doute pas qu’il fasse le possible pour nous envoyer quelques sujets. J’étais allé simplement le saluer et lui parler de notre noviciat apostolique. Une tourmente de neige m’a retenu chez lui – ce bon prêtre a pris grand soin de moi – et j’ai pu assister chaque jour à 2 messes et communier fréquemment. […] Je vais me concerter avec le frère Visiteur pour voir si je pourrai vous conduire quelque bon postulant. J’ai été bien attristé en apprenant que près de 200 de nos maisons avaient été fermées (ou le seront au mois de septembre). Trois de ces maisons se trouvent dans le département – et 2 aux portes d’Yssingeaux. C’est de l’une d’elles (Grazac) que je vous écris ces quelques lignes. Cette canaille de Combes vient d’amasser encore de nouveaux charbons sur sa tête – quel mal cet homme fait ! il est vraiment à croire que c’est l’incarnation de Satan dans notre pauvre pays. Il y a quelques jours je recevais une lettre, des lettres, de nos frères de León ; j’ai été bien consolé en apprenant que des dons de toute nature pleuvaient à San Juan. Cela ne m’étonne pas, j’étais fixé sur les bonnes dispositions de la population à notre égard, malgré les manifestations anticléricales qui ont eu lieu au Congrés… Le cher frère Visiteur a-t-il réussi au Salvador et au Mexique ? Aurons-nous enfin un collège à León – ou ailleurs dans la même république ? Excusez, mon bien cher frère Assistant, mon indiscrétion, mais je rêve toutes les nuits à ce pauvre León. Toute ma famille vous présente ses respects et se rappelle à votre religieux souvenir. Mon frère aîné, chez qui je suis, vient d’ajouter à son titre de conseiller municipal celui de fabricien. Mr l’Archiprêtre d’Yssingeaux n’aurait fait qu’accomplir un devoir en faisant cette nomination (ce sont les paroles de ce vénérable prêtre).
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L’expulsion de nos frères du Chili est-elle officielle ? F. Héliodorus, Barcelone le 30 janvier 1905 Mon très cher frère Assistant, Dans la lettre que je vous ai écrite au mois d’août dernier pour vous demander mon expatriation, j’avais eu bien soin d’y spécifier, sur votre demande du reste, les différents emplois que je croyais pouvoir remplir. Je vous en avais indiqué deux ou trois de ces emplois lesquels il me semble auraient bien fait mon affaire. J’aurais voulu une lingerie, une sacristie ou encore l’office de réfectorier19, en un mot un travail facile car vous me connaissez assez mon cher frère Assistant et vous savez qu’il ne me faut rien de bien compliqué. Quand je suis parti pour Barcelone je pensais bien que c’était pour y remplir un emploi de ce genre. Quelle n’a pas été ma surprise lorsqu’on me dit qu’il faudrait faire la classe. Ce n’était pas possible ne sachant pas le premier mot du castillan. Aussi on a dû se contenter de me donner quelques enfants de la dernière classe auxquels j’enseigne le b.a.ba. La plus part de ces enfants sont maintenant à la lecture courante, de sorte que bientôt je serai un ouvrier sans travail. On espérait que je pourrais apprendre la langue et alors on m’aurait confié à moi seul la petite classe. Ayant un peu de temps libre je me suis mis à étudier ; mais impossible je n’en sais pas plus aujourd’hui que le premier jour. Les frères qui commencent à me connaître me disent bien en effet que j’aurai de la peine à l’apprendre, que je suis trop vieux n’osant pas me dire autre chose. Voilà ma situation mon cher frère Assistant. Aussi l’ennui s’est emparé de moi et je suis complètement découragé ne voyant pas la possibilité de pouvoir me rendre utile dans ce district ni pour la classe ni pour un emploi manuel car alors il faudrait savoir deux langues au lieu d’une, le castillan et le catalan. J’espère donc que vous aurez pitié de moi et que vous me trouverez un emploi en rapport avec mes aptitudes. Vous savez ce dont je suis capable. Je ne demande pas mieux que de travailler mais à la condition qu’on me donnera un travail que je puisse faire.
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Responsable du réfectoire.
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Mon cher frère Assistant, si vous ne pouvez au moins pour le moment me donner un emploi manuel, ne vous serait-il pas possible de me mettre comme aide dans une petite classe trop nombreuse pour un seul frère et cela dans n’importe quel district de France ou de Belgique. Pourvu qu’on parle français ça me suffit. Dans l’espoir que vous exaucerez ma demande en me donnant un travail que je puisse faire. (Colegio San Jose, Condal 35) F. Madelin-Marie, Clermont-Ferrand, 24 mars 1905 Mon très cher frère Assistant, Je me fais un devoir de vous adresser tous mes remerciements pour la faveur inespérée de rester encore quelques jours à Clermont. Je me demande ce que j’aurais bien pu faire à l’étranger si j’étais parti en novembre dernier avec le bon frère Hermenfroy. Voilà six mois que je travaille le castillan et je ne fais pas un grand acte d’humilité en déclarant que je suis encore peu expert dans le maniement de la langue de Cervantès. Je ne me sens pas la même facilité d’initiation que je possédais autrefois ; la mémoire paraît plus rebelle et l’esprit plus lent. Néanmoins, on fait du bon travail pratique qui fructifiera en son temps, je l’espère. Je vous avoue que la perspective de me trouver aux prises avec les difficultés de relations avec les familles et les autorités colombiennes, panamistes ou cubaines, m’effraye parfois singulièrement. La lecture se comprend maintenant très facilement, la narration et la dissertation en espagnol se font sans trop de difficultés, mais à la conversation les expressions font défaut ou ne viennent que lentement. Arriverai-je à posséder cette langue comme il convient à un éducateur ? Je ne puis le dire ni ne veux l’envisager afin de ne pas donner prise au découragement. Dans tous les cas je demanderais au cher frère Assistant, si je ne craignais pas d’être indiscret, combien de semaines ou de mois il me sera donné de travailler encore l’espagnol en France ? Ici, tout le monde étudie avec ardeur, même le frère Guillaume et les frères de la lingerie et de la cuisine. Cette déférence pour les désirs du cher frère Assistant est bien édifiante et attirera les bénédictions de Dieu sur l’apostolat lointain.
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Me sera-t-il permis de revoir le cher frère Assistant avant le départ pour l’Amérique. Ce me serait une précieuse consolation de recevoir ses encouragements et ses directions pour l’avenir. Dans l’espoir qu’elle ne me sera pas refusée je continuerai tous les jours à demander à Dieu de combler de ses faveurs nos bien aimés supérieurs, etc. F. Geofroy-Xavier, Madrid (Las Ventas), 12 avril 1905 La vie propre de l’Institut paraît moins développée ici qu’en France. On sent moins l’importance des exercices prescrits par la Règle. On est moins enfants de la congrégation, parce qu’on vit moins de sa sève, de sa vie intime. En général, les sujets français perdront de leur valeur spirituelle dans ce milieu, plutôt qu’ils n’enrichiront leurs confrères. On se fait si vite à un ordre de choses adouci ! La valeur professionnelle actuelle elle aussi risque de s’amoindrir, et les bons procédés qui ont tant coûté à acquérir, subiront des défaillances : c’est inévitable… l’exemple est contagieux, dans l’espèce. Dans un avenir qu’il ne faut pas désespérer de voir, les Français rappelés en France se trouveront amoindris dans leur double valeur religieuse et professionnelle. F. G.-Arsène, Clermont, 16 septembre 1905 Très cher frère Assistant, Pour clore mon voyage d’adieux à mes parents, je suis revenu par Aurillac où sur le conseil du Général en chef j’ai vu le Colonel commandant mon régiment. Je lui ai exposé ma situation, et forçant un peu la note je lui ai fixé mon départ au 11 octobre, c’est-à-dire que je quitterais la France dans les premiers jours du même mois. Il n’a rien voulu savoir. « Si vous partez, m’a-t-il dit, vous me forcez absolument la main, je suis bien obligé de vous donner un sursis puisque vous n’y serez plus » Je lui ai dit que ma présence était nécessaire aux débuts de notre nouvel établissement : « Je le comprends bien, mais vos supérieurs ne pourraient-ils pas s’y prendre de façon à ne rien compromettre. Je vous prie de leur dire que je leur demande, comme Français et comme chef de corps, de vous laisser faire votre période. Au moment 98
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où on vous tracasse et où le sentiment de la patrie est si attaqué, vous donneriez là un exemple magnifique. Je vous assure que je dirai partout où je pourrai ce fait à la louange de votre congrégation ». Je vous transcris ici ses paroles finales, à peu près textuelles, car il a mis une insistance très grande à vouloir me persuader que je devais faire ces treize jours. Veuillez s.v.p. me répondre ce que je dois faire, car si vous jugez que je ne dois absolument pas faire cette période, il faudrait que je l’avertisse. J’ai laissé les miens dans la désolation, bien que depuis des années on s’attendît à pareille solution : le Mexique est si loin me disent-ils ! Et pourtant une des premières paroles de maman a été : « Je suis bien content que tu conserves ton habit religieux, car ce que je vois autour de nous me fait peur ». J’ai reçu la bénédiction de mon père auprès de son lit, car il m’a fallu me sauver la nuit pour éviter trop de pleurs !… Aujourd’hui on opère le frère Joseph notre sous-directeur à l’Enclos. Nous sommes toujours sans nouvelles de notre bien-aimé frère Anselme. J’espagnolize dur, mais ma cabeza est bien rebelle. Lettre d’un ancien Frère, D., sorti de l’institut Salers, le 18 décembre 1905 Mon Très Honoré Frère, Celui qui vient aujourd’hui vous offrir ses vœux est un ancien membre de votre congrégation. Il l’a quittée et a revêtu le manteau laïc pour pouvoir poursuivre sa mission auprès de la jeunesse de son pays. Néanmoins, les bienfaits que la vie de communauté m’a procurés, les bons rapports que j’ai jadis entretenus avec mes anciens frères en religion me font un devoir de penser encore à eux et de leur exprimer mes souhaits dans la personne de leur supérieur général. Assurément mon vœu le plus sincère et celui qui semble le mieux convenir en cette circonstance est de vous souhaiter un prompt retour en France. Grâce à l’intensité du zèle et du dévouement que vous aviez imprimés à votre congrégation, les écoles des Frères étaient partout florissantes. Elles portaient des fruits. C’est bien ce qui a excité contre elles la rage des sectaires. Ils les ont fait disparaî
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tre. Des écoles laïques et libres les ont remplacées. Mais hélas ! plusieurs déjà périclitent ; et même celles qui subsistent ne peuvent offrir au point de vue chrétien les mêmes avantages malgré les efforts de leurs directeurs. L’apostolat laïc peut venir en aide à l’apostolat religieux, mais il ne saurait le remplacer. Puisse donc le Seigneur mettre fin au plus tôt à votre exil. Il disait à ses apôtres : « Laissez venir à moi les petits enfants ». Puisse-t-il ramener bientôt vers eux ceux qui se sont engagés à le faire connaître et aimer de ces mêmes petits enfants. C’est le vœu ardent que je désire voir se réaliser pour vous, pour toute votre congrégation et pour vos vénérés frères assistants, vos dévoués collaborateurs, en particulier le très cher frère Viventien-Aimé. Parmi mes élèves se trouve un enfant qui désire faire partie de votre bataillon. Je suis particulièrement heureux de le voir dans ces dispositions. C’est un enfant intelligent et appelé, je crois, à devenir quelqu’un. Je vous prie d’agréer, mon très Honoré Frère, avec mes vœux l’hommage de mon très profond respect. Des frères en Amérique Des frères des écoles chrétiennes en Amérique centrale et du sud20 Renseignements pour nos chers frères, venant de France à l’Équateur 1 Prendre billet de passage jusqu’à Colon, 1ère classe 3e série, soit 750 F ; demander le rabais convenu qui est de 25 ou 30 %. 2 Que celui qui sera chargé de la direction des ch. FF. emporte environ 600 F pour chacun des frères, pour les dépenses de Colon à Guyaquil. 3 Être tout yeux, tout oreilles sur les noirs, les Indiens, même les blancs, dans tous les ports, principalement à l’arrivée à Colon.
20 Ces documents et lettres sont tirés du même dossier DD 287 (3) des archives générales des Frères des écoles chrétiennes, Rome.
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4 Que l’argent soit en mains sûres, dans un sac de voyage à bonnes clés. Le meilleur, c’est de n’avoir que des billets de banque, plus faciles à cacher, à porter… et qui se changent à Colon et à Panama au même prix que l’or. 5 En arrivant à Colon, pour les frais à faire, s’adresser à M. Nicolau, commerçant français… de Tarbes. (Maison Auger et Nicolau, non loin de la gare). Ce Mr changera les billets en argent du pays ; on accorde de 30 à 35 % de bénéfice. Pour un billet de 100 F, on vous donne 130 ou 135 F… Ne changer qu’autant que l’exigent les besoins du jour. C’est ennuyeux de porter une somme un peu considérable rien qu’en pièces de 5 F ou de 2,50 F. 6 N’accepter, en fait de pièces de 2,50 F ou medio peso – que celles frappées à Bogota et antérieures à 1885. Les autres sont fausses ou ne sont frappées qu’au 0,5 d’argent pur. 7 À Colon, s’arranger avec le garçon de chambre pour que toutes les malles, valises, sacs de voyages, soient réunis, descendus en même temps. Les faire tous charger sur un même véhicule pour les transporter à la gare du chemin de fer. Bien débattre le prix de transport avec ces gens de couleur. Et qu’un ou deux frères accompagnent le chargement. 8 Prendre les billets du chemin de fer, en 2e classe, qui coûte 12,5 F par personne. La 1ère classe coûte 25 F… Ne pas perdre ces billets. 9 Avec ses billets, faire enregistrer les bagages (si ce n’étaient que des valises ou sacs de voyage, les garder à la main, les porter avec soi). L’administration du chemin de fer n’accorde pas au voyageur le transport de ses effets, 30 K… rien, rien. Le prix de transport des bagages coûte ordinairement fort cher, plus cher que le billet personnel lui-même. 10 Arrivé à Panama, mêmes précautions qu’à Colon pour tous les bagages. Les faire conduire à un hôtel, après en avoir débattu le prix. Les frères prennent un, deux, trois, quatre fiacres, selon leur nombre pour l’hôtel choisi. Il faut donc déterminer l’hôtel où l’on se rend. Ne pas aller au Grand Hôtel, où l’on paye 20 F par jour et par personne. Choisir de préférence Hôtel, place Sta Anna, ou Hôtel, frente a la Merced, tenu par une dame française. À l’un de ces hôtels, demander, dès l’arrivée, de prendre ses repas, ensemble, séparés, non à table d’hôte.
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Visiter les R.P. Lazaristes ou les filles de la Charité pour renseignements. Demander le jour de départ du vapeur pour Guayaquil ; visiter l’agence ; il y en a deux : une anglaise, une chilienne. Demander le prix du passage dans chacune, et accepter celle où les prix sont inférieurs. Les Chiliens accordent généralement un rabais beaucoup plus considérable. Changer son argent français, pour prix du passage. N’oublier pas les observations, pour bagages, en se rendant au port. Bien faire enregistrer le tout, si ce ne sont point des valises ou sacs qui se puissent transporter à la main. Que les frères demandent à être deux dans chaque cabine – pour ne point se trouver avec des inconnus. Demander la clef de la cabine, au commissaire du bord, ou au maître d’hôtel. Si l’on se promène sur le pont, que la cabine soit fermée, et la clé en poche. On dépose 10 F pour avoir la clé, ces 10 F vous sont remboursés à la fin du voyage, au moment où vous remettez la clé. Sur le Pacifique, on ne donne pas de vin aux repas. N’en pas demander, ça ne convient pas à des religieux ; puis ça coûte fort cher. Lorsque le matin, le garçon fait la chambre, sur le Pacifique, ne pas s’éloigner trop, le surveiller du dehors, et pour cause. Manger fort peu des fruits de la zone torride : bananes ou platano ; oranges ou naranjas ; aguacate ou avocats ou beurre végétal ; ainsi de tous les autres fruits : tout cela donne la diarrhée. Note sur le bateau italien Venezuela Ainsi que j’ai eu déjà l’occasion à plusieurs reprises de vous l’exposer, je crois qu’il y a tout lieu d’être satisfait du voyage à bord du Venezuela. Le service religieux n’y est pas officiel, mais le Capitaine a laissé toute latitude aux pères Salésiens pour célébrer, mettant à leur disposition le grand salon des premières les dimanches et les jeudis, et les autres jours une pièce très convenable. Le personnel s’est montré on ne peut plus bienveillant ; les passagers furent très sympathiques. Au surplus nous n’étions pas trop nombreux.
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Le régime culinaire est bien conditionné ; les cabines sont bonnes. Pourtant les garçons de service ne paraissent pas des plus éveillés. Ils sont toutefois dignes de confiance. En résumé, il y a beaucoup d’esprit de famille sur ce vapeur, et bien que les termes de comparaison me manquent pour apprécier les conditions d’ensemble, j’estime qu’à part les bateaux français où les personnes et les choses sont tirées à quatre épingles, il serait difficile de se trouver mieux ailleurs que sous le pavillon de la « Veloce ». Résumé des comptes et dépenses du voyage21 Clermont-Marseille 1/2tarif Marseille à Colon sur le Venezuela Panama à Guayaquil Enregistrement des colis à Clermont Buffet en gare d’Alais [Alès] Tramway Marseille et Guayaquil Pension à Saint-Charles Barbe et cheveux Nécessaire de toilette, chaussures, etc. Embarquement à Marseille Pourboires divers Timbres, cartes, lettres Quête pour les « Orphelins de la mer » Venezuela Rafraîchissements divers Change de la monnaie 3 billets chemin de fer Colon-Panama Bagages idem Nègre commissionnaire Cablogrammes et télégrammes Clef de la cabine sur le Venezuela Débarquement à Guayaquil et Douane Hôtel à Guayaquil 3 jours 2 voyageurs Imperméables pour la Cordilière Provisions 3 navigations sur le Guayas 6,40 × 3
20 F 92 × 3 170 (?) × 3 16 livres st. ½ × 2 1 F 35 1 F 95 2 F 95 19 F 75 2 F 40 21 F 05 20 F 24 F 25 20 F 60 5 F 8 F 65 74 F 80 22 F 50 10 F 6 F 25 35 F 50 5 F 3 F 27 sucres 90 13 sucres 20 4 sucres 19 sucres 20
21 Le sucre est une monnaie équatorienne ; on notera la précision de ces comptes : les vœux de pauvreté et d’obéissance l’imposaient.
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[illisible] voyage et séjour Soins de propreté
25 sucres 70 3 sucres 50
Reçu du F. Assistant Reçu du F. procureur de Panama Reçu du consul de France à Guayaquil
1150 F 150 40 sucres
Remis au F. Visiteur de Quito
11 sucres 5
Soit une dépense totale d’environ 1370 F sur les 1400 que j’avais reçus ou empruntés. La Révolution a modifié les prévisions du début et embrouillé mes comptes. Quito 16 février 1906 F. Gérard Lettres de Frères exilés en Colombie et au Panama Chapinero, 30 de Octubre de 1904 [traduit de l’espagnol] Très cher Frère Assistant, Peut-être suis-je indiscret de venir vous déranger en ce moment où tant d’affaires, et si importantes, requièrent votre sollicitude. Mon excuse sera le fait que je vais traiter de Frères jeunes, espérance de l’Institut en Colombie, et de choses qui importent grandement pour la bonne marche de cette maison. Il y a aujourd’hui quinze étudiants : huit Colombiens et sept Français. Grâce à Dieu, tous se conduisent bien. Ils observent les règles, et grâce à l’abondant travail qu’on leur impose et à la présence continue d’un professeur avec eux, il n’est pas besoin de les rappeler au respect de la règle. Les Frères français vivent en bonne harmonie avec les Frères indigènes et, comme eux, ils s’efforcent d’être de bons scolastiques. Cependant, je sens que tous ne sont pas heureux. La vie pauvre, austère, de Chapinero, ne plaît pas à tous ; et dans les moments d’épanchement, ils confessent facilement que leur arrivée en Colombie a été un immense désenchantement. Comme tant d’autres Frères qui sont déjà en communauté, ils se plaisent à énumérer les avantages dont ils jouissaient en France et qui 104
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maintenant leur font défaut. Quelques-uns même se permirent au début des mots peu amènes pour la Colombie, et il a fallu les réprimander. Depuis longtemps, ils ne commettent plus de tels écarts ; ils acceptent leur sort ; mais, comme je l’ai dit, je sens qu’ils ne sont pas heureux. Par exemple il aurait été préférable de les envoyer dans une communauté. Là, une vie moins dure, un règlement moins étroit, leur auraient été plus propices que ceux du scolasticat. Les Frères indigènes se sont montrés toujours bons et serviables pour eux et ont entendu, sans répliquer, des mots de mépris contre leur pays. Le caractère colombien, doux et courtois, sait supporter cela ; mais, parce qu’il est d’une extrême sensibilité, il oublie difficilement. L’infériorité intellectuelle des Frères colombiens, leur peu d’aptitude pour les mathématiques, rendent la coexistence délicate. Avec la plus grande application ils terminent bons derniers dans les compositions, et peu à peu ils se découragent. Ce serait bien mieux que les Frères d’ici restent à part et qu’on leur enseigne, au lieu de la géométrie et de l’algèbre, que peu comprennent et qu’à l’évidence ils oublieront ; au lieu, surtout, des sciences que l’on nous promet pour l’année qui vient : ce serait mieux, comme vous le dites dans votre carte attentionnée du mois d’août dernier, qu’on leur donne une connaissance approfondie de leur idiome. C’est ce que je tente de faire dans le temps limité dont nous disposons : chaque jour, (a) lecture expliquée, (b) analyse, (c) groupes de mots avec la signification de ces derniers, (d) dictée, (e) rhétorique. […] J’ai écrit en espagnol pour me conformer au désir que vous m’avez maintes fois exprimé. Vous accepterez, n’est-ce pas, que je continue en français. [Revient sur les Frères français, et l’amélioration des choses] Leurs dispositions relativement à leur pays d’accueil ont changé profondément, […] ils se sont habitués au régime que d’abord ils trouvaient si différent de celui de la France F. Christide-Émile Quito, 26 de noviembre de 1904 [Traduit de l’espagnol] […] Je me réjouis vivement de savoir que la traduction de notre Règle en espagnol est terminée et publiée à Madrid. Nous l’ignorons ici,
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ces publications étant pour l’heure inconnues en Équateur. C’est pourquoi je vous serais très reconnaissant, et nos frères aussi, si vous vouliez bien avoir la bienveillance de nous faire envoyer un ou deux exemplaires de la Regla Común et de la Regla del Gobierno. Ces livres nous seront évidemment d’un grand secours ici, dans notre noviciat. Dès que nous les aurons reçus, je recueillerai volontiers et vous enverrai, si vous le désirez, les critiques ou notes que leur lecture suscitera soit quant à la langue, soit quant au sens de la traduction. Nos jeunes frères seront à l’évidence heureux, s’ils peuvent contribuer à quelque amélioration [des ouvrages]. Trois lettres du fr. Jeberto, notre visiteur, sont arrivées en même temps que celle de sa Révérence. Elles ont été écrites à San Salvador (Amérique centrale), dans la dernière semaine d’octobre, c’est-à-dire au même moment que la vôtre. La première contient beaucoup de promesses quant au développement de nos œuvres dans ce pays ; mais la troisième, écrite huit jours plus tard, annonce malheureusement son prompt départ et l’ajournement de tout établissement. Comme au Nicaragua, les loges se sont émues et ont imposé leurs lois funestes à des populations pourtant catholiques !… De plus en plus la maçonnerie se révèle une société universelle, ayant ses centres d’action dans presque chaque pays, disposant d’une police à elle, très bien informée, et exerçant son influence occulte jusque sur les relations internationales, par l’intermédiaire des agents diplomatiques dans les rangs desquels elle a réussi à introduire beaucoup des siens. […] Quant à moi, je progresse peu à peu dans la connaissance et la pratique de l’espagnol. Cependant, je ne suis pas encore capable de parler sans difficulté. Je sens que les études grammaticales me font défaut, mais je n’ai pas l’intention de les délaisser et peu à peu je parviendrai aussi à progresser sur ce point. H. Pablo-Emilio Quito, 25 mai 1905 [En espagnol. Il lit beaucoup, notamment un livre en espagnol sur les menées maçonniques. Il a en projet la publication de petites biographies de Frères.] Quant à la France, son état actuel émeut de compassion. Bien sûr, Dieu protègera et sauvera ses religieux […], mais quel sort, quels 106
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châtiments sont-ils réservés à la nation française ? Pauvre France ! Elle, et ses fils, sont dignes de compassion. H. Pablo-Emilio Tortosa, 22 février 1905 [en français] Merci d’avoir bien voulu m’envoyer dans un si beau pays. Je suis très content d’être à Tortosa, parce que cette communauté fait partie du cher district de Clermont. L’exil est moins pénible, on se croit en France. F. Adelmar-Étienne Soledad, 6 de marzo 1905 [Traduit de l’espagnol ; quelques phrases en français dans l’original] Révérend Frère Assistant, Le dernière fois que j’ai écrit, c’était de Medellin, mais pas aujourd’hui ; c’est d’un lieu bien éloigné, qui est La Soledad, une ville bien plus petite que Medellin ; elle est grande comme une préfecture française, mais la paroisse est très grande. Le 19 février, le Rd Frère Amos me demanda si je voulais aller à La Soledad avec le frère Eugène récemment arrivé de France. Le jour suivant, à 9 h du matin, on nous amena 3 mules très jolies et grandes, et nous partîmes à 10 h. Le péon, qui avait 19 ans, très noir, ne connaissait le chemin que jusqu’à La Ceja, où nous arrivons à 8 h du soir, au milieu d’un brouillard complet. Les frères n’avaient pas encore mangé. Le 21, nous arrivons à Abejoral et nous nous arrêtons dans la maison de monsieur le Curé. Le 22 nous avons communié à l’église. Le chemin a été très mauvais. Des descentes et des montées horribles. L’après-midi nous nous arrêtons dans une auberge près de Aguadas. Le 23, un jeudi, le péon nous apprit, au lever, que durant la nuit on lui avait volé 400 dollars. Le frère Ardon-Eugène lui dit qu’il n’y avait plus qu’à se confier à la Providence. Sans rien ajouter, le péon prit une mule pour aller à la rencontre du voleur. En un instant il fut de retour et nous dit qu’il avait retrouvé l’argent. Mais tout était faux. Il voulait vérifier si nous étions assez niais pour lui donner 100 pesos.
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À 4 h de l’après-midi, nous arrivons à Salamina, une grande ville, et nous nous arrêtons peu après parce qu’il se mit à pleuvoir. Le cinquième jour fut le plus intéressant. Dans l’après-midi nous vîmes 5 cascades, très jolies, l’eau tombait de très haut. Le chemin continuait au milieu de grandes forêts qu’il est très dangereux de traverser de jour à cause des énormes serpents, et plus dangereux encore la nuit, parce qu’il y a des tigres que l’on appelle jaguars en Colombie, très mauvais ; il y a aussi de petits lions qui mangent beaucoup de bœufs ou de mules. Le soir le frère Ardon-Eugène s’est couché sur un banc et moi sur le sol sur une natte. Nous avons bien dormi. Le 25 à 11 heures nous arrivons à Manizales, une très grande ville. Une heure plus tard nous trouvons un autre péon qui venait à notre rencontre de La Soledad avec deux chevaux et une mule. Nous avons changé de montures. Les chevaux étaient excellents. À peine les avions-nous montés, qu’ils se mirent à galoper, de manière que le peon est resté très en arrière. À 3 heures nous arrivons au flanc d’une montagne qui paraissait peu élevée. Mais quand nous arrivons en haut, il était 6 h ½. Il faisait un froid horrible, comme un jour d’hiver en France. Nous nous arrêtons dans une maison [quelques mots manquants]. Le jour suivant, un dimanche, nous arrivons à La Soledad à 3 h de l’après-midi. Monsieur le Curé et les Frères nous attendaient. Le climat est bien meilleur que celui de Medellin, un peu plus froid. La maison est grande, il y a aussi une propriété de 5 hectares. Quatre jours après notre arrivée, nous avons fait classe à 90 élèves. Aujourd’hui le frère Eugène en a 94 et moi, 98. Chacun fait classe toute la journée. J’en ai 40 qui ne connaissent pas b-a=ba, et quelques-uns qui sont plus grands que le professeur. Je n’ai pas de temps à perdre ; mais ils ne sont pas aussi dissipés qu’en France. Fre Isidorus-Honoré Panama, 11 avril 1905 [extrait traduit de l’espagnol] Selon votre désir, je rédige la présente en castillan. Parler et écrire la langue me coûte peu maintenant que je suis dans la nécessité de la parler presque tout le jour. […] Je suis toujours heureux dans mon exil. Dieu me récompense ici-bas, je crois, du sacrifice de ma 108
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patrie. Les croix d’un exilé sont, je crois, bien plus légères que celles de l’homme qui vit dans son pays. F. Herenc-Jean-Baptiste Cartagène, 11 mai 1905 On a bien la chaleur, les moustiques et autres pour nous ennuyer, il faut bien faire un peu de purgatoire et puis ce n’est pas pour nous empêcher de souffrir que nous sommes venus. F. Arige-Georges Bogota, 19 novembre 1905 [Remercie pour les nouvelles de l’ouverture de maisons de frères en Australie, à Cuba, au Mexique.] Je me réjouis de voir que notre cher Institut s’étend dans toutes les parties du monde de manière que lui aussi peut être comparé à ce grain de sénevé dont parle l’Évangile en étendant ses branches bienfaitrices sur toutes les nations de la terre. F. Asclépiades-Paul Trois lettres de frères exilés au Canada et aux États-Unis, 1903-1905 Lettre du Frère Hortensius, frère du Sacré-Cœur, au F. Assistant, Arthabaskaville (Canada), le 26 juin 190322 Mon bien chère Frère Assistant Ce n’est plus de France mais bien du Nouveau Monde que dorénavant je vous écrirai. Hélas ! Si la distance est courte pour la pensée, elle est grande pour les lettres ! Que je vous dise tout d’abord que nous sommes arrivés à destination sans accident ni incident et tous en excellente santé. Du Puy23 à Paris, tout alla à merveille. Nous étions encore sous la douce émotion du départ. Le chef de gare d’Arvant voulut bien nous réserver
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des compartiments ; étant seuls, nous pûmes, sans inconvénient, donner libre carrière à notre joie. À notre arrivée à Paris, le cher frère directeur d’Asnières fut là. La seule chose un peu désagréable survenue fut le départ inopiné des bons frères qui se rendaient en Belgique, ce qui obligea le frère Sylvère à se rendre à la gare du Nord pour faire enregistrer les bagages. Le matin visite à Montmartre. La dévotion est facile dans cette basilique toute embaumée de l’Amour divin. La soirée se passa à visiter les principales curiosités de la capitale. Nous pûmes facilement et sans fatigue faire cette promenade intéressante et utile à travers Paris, étant bien assis dans un superbe omnibus loué pour la circonstance. Vous voyez, mon cher frère Assistant, que nous avons fait les choses en grand : on ne porte pas impunément et pour la première fois un gibus24. Que je vous dise aussi que ce double décalitre m’a été très utile pendant la traversée et même à mon arrivée : on le considérait, ce qui heureusement faisait passer inaperçu ce qu’il cachait. Après avoir obtenu un billet collectif ½ tarif et payé la Compagnie Transatlantique, le train nous conduisit au Paquebot, nous prîmes immédiatement possession de nos cabines, et les jeunes se tinrent tranquilles jusqu’au départ. Il est préférable et même indispensable de se munir de son passeport avant le départ. Pendant la traversée le confortable fut excellent et la compagnie détestable. On aurait dit que toutes les prostituées du monde entier s’étaient donné rendez-vous en seconde classe. Pour arrêter certains écarts de ces personnes je fus obligé de porter plainte au commandant Tournier qui fit exercer une surveillance très utile. Je dois dire hautement que je n’eus pas à me plaindre des chers frères dont vous m’aviez donné la direction. Tous et en toutes circonstances ils se sont montrés d’une retenue et d’une correction irréprochables. Il n’en était pas de même des 20 frères maristes25 dont la plupart étaient novices et le chef jeune et sans expérience. Je pleins 24 Sans doute le frère a-t-il revêtu un costume civil pour la circonstance, la congrégation étant d’ores et déjà interdite et dissoute. 25 On vérifie une fois encore que les bateaux assurant la traversée entre l’Europe et les Amériques ont dans ces années-là toute une clientèle de congréganistes.
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le cher f. Basilien si les siens ressemblent à ces derniers. Il serait très utile d’avoir fait au moins une fois la traversée pour conduire ces jeunes inexpérimentés. La traversée a été très bonne et le mal de mer a eu, ce semble, du respect pour les Frères du Sacré-Cœur : il a cependant exercé son emprise deux ou trois jours sur nos chères F. Gérasime et [illisible]. Sept ou huit autres ont été quittes pour un fort mal de tête. Les chers F. maristes ont payé chèrement leur tribut ; à certains repas ils étaient trois à table. Notre arrivée à New York nous réservait une bien douce surprise. Quelle ne fut pas en effet notre joie en voyant venir à nous notre cher et aimable provincial. Du coup, toutes les fatigues du voyage s’évanouirent. Votre oncle Stanislas fut également là pour prendre immédiatement nos compagnons qui se rendaient à Metuchen. Les frères maristes nous offrirent pendant deux heures l’hospitalité pour attendre le train de Saint-Hyacinthe. Partis de New York le dimanche à 5 h. du soir nous fûmes rendus à Saint-Hyacinthe à 9 h. du matin. Là nos frères du Canada nous reçurent avec leur simplicité, leur abord facile, leur cœur vraiment fraternel : ce fut un accueil chaleureux et de bon aloi. Ils habitent une maison coquette, mais trop petite quoique récente, située dans un site agréable. Après avoir passé une journée très agréable, le train nous conduisit en 2 h. à Victoriaville où quatre voitures légères et d’un aspect charmant nous menèrent en demie heure à Arthabaska. Inutile de vous dire que l’accueil de Saint-Hyacinthe se renouvela. Nous sommes là depuis et nous y resterons probablement toutes les vacances. Ce soir les novices et les juvénistes commencent leur retraite, nous suivrons les exercices avec quelques-uns des frères venus des établissements. Victoriaville est à cinq kilomètres. C’est là que se trouveront le noviciat et le juvénat l’année prochaine. En ce moment-ci on fait bâtir une belle aile au corps de bâtiment existant. La partie qui se construit est plus grande que l’aile du pensionnat de Paradis26. La chose qui frappe le plus dans nos maisons du Canada, c’est la propreté. Le pays n’est pas désagréable ; il est généralement en plaine. Le bois abonde, aussi la plupart des maisons sont construites en plan26
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ches, mais toujours d’un aspect artistique ; on dirait souvent des chalets suisses. Les tuiles rouges servent pour les constructions importantes ; leur couleur et la forme des maisons frappent agréablement la vue. Les habitants sont généralement catholiques pratiquants. Ils ont une haute estime des Frères ; d’ailleurs ces derniers sont seuls éducateurs. Dans la province de Québec il n’y a pas quarante instituteurs laïques. En somme, c’est un pays autre qu’on se le figure généralement en France. Si les Français se rendaient bien compte de la situation de nos Frères du Canada, ils éprouveraient moins de répugnance pour franchir l’Océan. Pour ma part, je suis bien content et j’espère que la bonne impression que j’ai ressentie en voyant ce qui se passe au Canada tant au point de vue des Frères, des gens et du pays, ne fera avec le temps qu’augmenter. Je dois ajouter que tous mes compagnons de voyage ont éprouvé les mêmes sentiments que moi. Tous les chers frères venus de France vont bien. Le cher F. Basilien s’est sérieusement attelé au travail. Il attend impatiemment le moment où il pourra prendre les rênes, afin de faire marcher ce petit peuple à la française. De fait le noviciat et le juvénat sont bien négligés : les études sont peu en honneur. Une réforme semble s’imposer à bref délai. Vous voudrez bien dire à M.C.F. Assistant Eliezer que le certificat réclamé à M.C.F. Basilien a été envoyé à N.T.C.F. Supérieur ou au C.F. Alphonse. Il ne se souvient pas dans quelle lettre il l’a mis. […] Que devient la sécularisation ? Monsieur Pichon 27 a-t-il ouvert son école ? Qu’est devenu frère Firminus ? N.C.F. Provincial recevrait avec plaisir d’autres frères de France ; surtout quelques frères pouvant diriger immédiatement une maison. Providence, le 27 novembre 1904 La Salle Academy, Fountain-Street 20528 Très cher frère Assistant, Vous m’excuserez si je ne vous ai pas écrit plus tôt. J’ai voulu attendre que je sois bien installé pour vous donner de mes nouvelles. 27
Probablement un ancien frère revenu à l’état civil et ayant repris son nom. Ibid. Archives générales des Frères des écoles chrétiennes, Rome, DD 287 (3).
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Maintenant que je commence à devenir grave et sérieux comme un Américain, j’ai pensé que mon devoir était de ne pas oublier le cher frère Assistant qui m’a toujours témoigné tant de bienveillance. Je n’en finirais pas si je vous faisais le récit détaillé de notre réception à New-York et de ma réception ici à Providence. Nos chers frères Américains n’ont vu en nous que des confrères malheureux, auxquels il fallait autant que possible adoucir les rigueurs de l’exil. Ils ont été vraiment charmants, cher frère Assistant, et n’y aurait-il la différence de language (sic) je me sentirais parfaitement chez moi. Quand vous recevrez ma lettre il y aura deux mois que je suis ici, et déjà je comprends à peu près tout ce que l’on dit et je puis prendre part à la conversation dans une certaine mesure. Évidemment je fais encore trop de fautes de prononciation pour prendre une classe. Je n’ai pas encore suffisamment l’accent américain. Mais je ne perds pas courage. Notre cher frère Directeur fait tout pour que j’apprenne l’anglais le plus rapidement possible. Depuis une quinzaine de jours je prends des groupes d’élèves qui sont en retard pour certaines leçons ; c’est un excellent moyen pour me faire l’oreille au language (sic) des élèves. Tout allait si bien que le frère Directeur profitant de l’absence d’un frère de petite classe m’envoie au quartier pour le remplacer. Vous ne serez pas étonné si je vous dis que j’ai eu boutique complète29. J’en étais mortifié ; mais cela m’a fait du bien. J’en ris maintenant. C’est si drôle quand on ne peut pas dire ce que l’on veut dire. C’est une situation qui engendre la défiance de soi-même et par conséquent l’insuccès. En résumé, je me plais bien en Amérique. Nous avons le bon Dieu à la maison, la communauté est la plus régulière que j’aie jamais connue ; les confrères sont très aimables, et que faut-il de plus ? ! Cela ne veut pas dire que je n’ai pas mes petites difficultés ; que le passé n’existe plus pour moi ; que le souvenir des parents, confrères et amis me laisse insensible ; non ! mille fois non ! mais je prétends qu’il n’y a pas lieu d’appréhender outre mesure le départ en pays lointain. Le bon Dieu ne se laisse pas vaincre en générosité. Certainement je ne suis pas le seul à bénéficier de ses bénédictions et que mes chers parents en ont une large part. Frère Arsène-Cyprien Les élèves ont fait du chahut.
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Longueuil, le 4 juillet 1905 Comté de Chambly (Canada)30 Mon très cher frère Assistant, Grâce à Dieu nous avons fait un très bon voyage. Le mal de mer m’a cependant tenu éloigné de la salle à manger pendant quatre jours. Les autres ont peu souffert. Nous étions bien sous tous les rapports. L’équipage et les passagers nous ont témoigné beaucoup de déférence. Nous avions toute facilité pour faire nos exercices spirituels, mais point de messe. On a débarqué à New York le 19 juin. Sur le quai, nous attendaient les chers frères visiteurs Gemel et Adolphe, ainsi que le ch. frère provincial des États-Unis. Les Français nous ont fait l’accueil le plus chaleureux, le plus aimable. Les Anglais nous ont reçus très correctement, en frères, mais avec le flegme qui les caractérise : all right ! Pendant la journée nous avons visité New York. C’est grand, c’est immense, mais ce n’est pas beau. On a généralement sacrifié l’esthétique au confortable, à l’utile. Le soir même nous partions pour Montréal avec les chers frères visiteurs Gémel et Adolphe. L’amabilité des frères, l’usage de la langue française, l’aspect du pays, nous donnèrent immédiatement l’illusion de la patrie. Encore aujourd’hui je me figure difficilement que je ne suis plus en France. Après huit jours de fête et de promenades on est allé à Longueuil, charmante petite ville, située sur l’autre bord du St-Laurent, en face de Montréal. Dix frères nous ont été adjoints pour étudier l’espagnol et se préparer à aller exercer leur zèle à Cuba. La retraite commence demain au Mont St-Louis ; le petit frère Gémel y prononcera ses vœux annuels et le fr. Henri y renouvellera les siens. Le cher frère Assitant Réticius repartira pour la France le 18 [ ?]. Fr. Hadelin-Marie NB – Nous comptons tous sur l’honneur et le plaisir d’une visite du cher frère Assistant à Cuba. Même référence qu’à la note 9.
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Correspondances privées de deux frères exilés en Amérique Lettres d’Élie Séguy (1886-1949), Frère des écoles chrétiennes en Colombie Élie Séguy est né à Pers, dans la commune de Colombiès, en Aveyron, dans une famille de douze enfants. Sa sœur Nathalie est religieuse de SaintJoseph de Cluny à Fianarantsoa (Madagascar). Lui-même est devenu frère des écoles chrétiennes et, sous le nom de F. Isméon-Élie, a accompli toute sa carrière en Colombie, où il est arrivé en 1903 et où il a dirigé, dans les années 1930, l’imposant Colegio Biffi, à Barranquilla. Il correspondait avec l’une de ses sœurs, Séranie Lacombe (1890-1983), mariée en 1912, mère d’une Élise l’année suivante, veuve de guerre dès 1915, jamais remariée. Il est revenu en France une seule fois, en 1930-1931, à l’occasion d’un moment crucial de sa vie religieuse, le « second noviciat » (un moment de formation pensé un peu sur le modèle du « troisième an » dans la Compagnie de Jésus)31. On notera, comme dans le dossier suivant, l’allusion à la situation délicate du religieux face aux autorités militaires : parti de France sans avoir accompli ses obligations, et non revenu à l’occasion de la Première Guerre mondiale (d’autres avaient choisi le rapatriement afin d’endosser l’uniforme, ce qui a hâté la réconciliation tacite d’après-guerre entre la République et les congrégations), il risque d’être considéré comme insoumis et arrêté à son arrivée en France.
Caracas, 27 mars 1928 [À sa sœur ; extrait] Comment va maman ? Mon confrère Ginestet est allé en France l’an passé, il doit retourner vers la fin juin. Je sais que vous seriez heureux de me revoir et moi aussi je serais enchanté de vous rendre une visite, mais je ne suis pas en règle avec le gouvernement français. Je ne puis pas rentrer en France encore. Il faut auparavant arranger ma situation militaire et avec ce mauvais gouvernement français ce n’est pas possible pour le moment.
Archives privées aimablement communiquées par Sylvie Mouysset, professeur d’histoire moderne à l’Université de Toulouse-Le Mirail, arrière-petite-nièce du F. Séguy. 31
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Colegio Biffi, Barranquilla, Colombia, 7 décembre 1928 Bien chère sœur Séranie, Je suis heureux de pouvoir t’offrir mes plus sincères vœux de bonne et heureuse année. Je te souhaite une bonne santé pour toi et ceux de ta famille surtout à la chère Élise, que la paix, la joie et le bonheur règnent dans ton foyer, que la prospérité et réussite couronnent toujours tes travaux. Je te souhaite par dessus tout une augmentation notable en vertus chrétiennes et en mérites pour le ciel où nous devons tous tendre avec toute l’ardeur de notre âme. Je ne t’oublie pas malgré les distances et le temps qui nous séparent. Tous les jours je t’ai présente durant le sacrifice de la sainte messe. […] Quant à moi, je vais toujours bien, ma santé est magnifique. Je suis toujours content dans ces pays-ci. J’aimerais bien vous faire une visite mais cela n’est guère possible à présent, car ma situation militaire n’est pas arrangée. Je suis parti comme insoumis parce que je n’ai [pas] fait le service militaire et je ne me suis pas présenté durant la guerre. Je vais essayer de régulariser ma situation si c’est possible, mais je ne veux pas être envoyé à une caserne ou une prison du gouvernement. Je suis actuellement en vacances jusqu’au mois de mars. Durant la dernière semaine de novembre, j’ai fait ma retraite pendant laquelle j’ai prié pour vous tous – surtout pour maman. J’aime à croire qu’elle va bien, malgré son grand âge. Jusqu’à présent je n’ai pas eu de nouvelles contraires. Durant le mois d’octobre, nous avons eu l’insigne bonheur de recevoir à Barranquilla notre Très Honoré Frère Supérieur Général venu de Paris pour faire la visite de nos maisons de Panama, Équateur, Colombie et Venezuela. Cela m’a procuré un bien grand plaisir. Partout il a été reçu en triomphe par les populations où il a passé. Les anciens élèves des frères se sont évertués pour lui ménager une réception grandiose. Le gouvernement des pays où il a été l’ont accueilli avec des manifestations cordiales d’estime et lui ont fourni gratuitement tous les moyens de transport dans la nation. Même les présidents de République ont bien voulu lui témoigner personnellement leur estime. En Colombie surtout il a eu de nombreuses manifestations de la part de toute la société. Tu vois combien ces pays-ci 116
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sont différents de la France – surtout quant au gouvernement. Ici les Frères sont estimés et considérés par les autorités civiles32. Je t’envoie une photo où est représenté notre Très Honoré Supérieur, et la communauté de Barrranquilla. Le N° 1, c’est le Supérieur Général ; 2, l’Assistant du Supérieur Général ; 3, le ch. Frère Visiteur de Panama ; 4, le cher Frère Directeur du Collège ; 5, le frère sous-directeur… C’est ton frère. Le reconnais-tu ? Les autres frères sont des professeurs du Collège. […] Fr. J. Élie Reims 8 août 1930 Bien chère sœur et chère nièce Me voilà à Reims depuis quatre jours. Le voyage a été des plus heureux. Parti de Rodez à midi le 31 juillet, le 1er août à 5 h du matin j’étais à Paris. La nuit a été un peu fatigante mais j’étais en bonne compagnie. À Paris j’ai visité plusieurs musées et monuments ; le dimanche j’ai été à Versailles pour revoir le château royal et les grandes eaux qui devaient fonctionner ce jour-là. Ce sont de splendides jets admirablement bien combinés. Le 4 au matin avec Pélissier et le confrère avec qui j’avais été à Lourdes, nous nous sommes rendus en trains à Reims. Là j’ai fait de bien intéressantes visites à la cathédrale St-Rémi, au champ de bataille, aux caves où l’on prépare le fameux vin de Champagne et surtout j’ai vu la maison natale de notre St Fondateur, Jean-Baptiste de la Salle. Le fondateur des Frères des Écoles chrétiennes est né à Reims, c’est là qu’il fonda sa congrégation et les premières écoles chrétiennes. J’ai été très heureux de visiter sa maison et l’emplacement de ses premières écoles. Hier j’ai fait un pèlerinage à Notre32 La tournée du F. Allais-Charles dans six États (outre les quatre nommés par le F. Séguy, la liste comportait le Nicaragua et Cuba) a été effectivement un événement : le supérieur des Frères a voyagé en train spécial et a été reçu par chacun des chefs d’État (récit dans le Bulletin des Écoles chrétiennes, 1928, p. 360 et sq.). L’organisateur du voyage pour la Colombie était un frère lozérien émigré au début du siècle et directeur de l’Instituto Técnico Central de Bogota.
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Dame de Liesse, beau sanctuaire situé à 50 km de Reims. Dans quelques jours j’irai voir la Belgique avec un compagnon venu avec moi d’Amérique. Le 16 nous commencerons la retraite de 30 jours ! J’aime à croire que vous avez fini les travaux les plus pressants. Travaillez comme Dieu nous le demande, mais sans excès. Je pense que la santé de toutes les trois est excellente et que par conséquent Élise est complètement remise de son rhume et maux de tête. Je conserve un impérissable souvenir de mon passage chez vous. Vous m’avez si bien reçu, vous avez été si aimable à mon endroit. J’ai été traité avec tant de cordialité que je ne puis oublier les heureux jours passés en votre si agréable compagnie. Je tâcherai de vous avoir présents dans mes prières afin que le bon Jésus vous protège et vous comble de ses grâces. À Paris, j’ai écrit à la mère Générale des sœurs de St-Joseph de Cluny, la suppliant au nom de notre maman de vouloir bien laisser passer un séjour en France à notre sœur Nathalie. Je l’ai priée de répondre à Pers à madame veuve Séguy. Je vous envoie une [carte] postale de la belle cathédrale avant la guerre et une pendant la grande catastrophe (elle est actuellement restaurée en partie). Une autre représentant une cave de Reims. Voici ma nouvelle adresse : Frère Isméon Élie, Maison Saint Joseph, Second Noviciat, Lembecq-lez-Hal, Belgique. Votre bien reconnaissant et affectionné. F. I. Élie Lembecq-lez-Hal, 15 mars 1931 [À sa sœur ; extrait] Quant à moi je ne suis pas du tout certain de passer chez toi, ni à Rodez33… Je ferai tout le possible, mais ma situation militaire ne me le permet pas. N’en parle de cela à personne. Je veux dire à des étrangers. Je ne voudrais pas être pris. Ce serait bien ennuyeux. 33 Le religieux envisage donc d’effectuer un second séjour dans sa famille aveyronnaise, avant le retour définitif en Colombie. Ce séjour a bien eu lieu, puisque Élie et sa sœur religieuse, revenue, elle, de Madagascar, figurent sur une photo du mariage de leur nièce Élise, en 1931.
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À bord du Flandre, 9 juin 1931 [À sa sœur ; extrait] Nous avons aussi deux prêtres à bord. Je puis entendre tous les jours deux messes. Au départ qui fut pour moi très sensible car on ne s’éloigne pas d’un pays qu’on aime et où l’on a ses frères et sœurs très aimés sans un profond sentiment de peine, surtout lorsque la séparation doit être longue – peut-être pour la vie –, j’ai pensé à toi en voyant disparaître dans le lointain la terre de France. Quand la reverrai-je ? C’est le secret de Dieu. J’ai pensé aussi à tous ceux de Naucoule qui me sont chers : Élise, Henri, la belle-mère. Ma pensée s’est ensuite transportée à Pers, chez Lucie, Marie et Adrien à Péniès, La Fage, La Planque. Je vous ai rappelés tous pour vous dire un bien fraternel adieu. Los dos caminos, Caracas, 16 août 1946 Bien chère sœur et chère nièce, […] Je vous suppose tous en bonne santé. Aussi bien les plus âgés que les jeunes. Ces derniers sont en ce moment en vacances et doivent faire la joie des parents par leurs gentillesses et empressements à remplir leur désir. Je me réjouis de ce que mes petits neveux s’appliquent beaucoup à l’étude, d’abord du catéchisme et ensuite à tout ce qui leur doit être utile pour la vie présente et surtout pour l’éternelle. Tout ce qui est fait de bon et dans de bonnes intentions méritera non seulement un bien temporel mais aussi une récompense dans le ciel où rien ne restera sans une rémunération. Dieu est un bon payeur, il rend toujours au centuple ce qu’on lui offre. Je prie souvent pour vous afin que Notre Seigneur donne à chacun ce qui lui convient le mieux. De votre part soyez toujours bien fidèles à vos devoirs d’excellents chrétiens. Je prie Dieu et la très sainte Vierge de susciter dans nos familles, parmi les neveux ou petits neveux et nièces quelques bonnes vocations à la vie religieuse. Dans notre parenté il y a toujours eu plusieurs membres religieux qui intercédaient auprès de Dieu et attiraient les bénédictions du ciel sur la parenté. C’est avec beaucoup de joie que j’ai appris que Raymond (fils d’Alfred) étudiait à St-Pierre34 et se préparait à devenir prêtre. Plaise à Dieu qu’il persévère dans ses 34
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bonnes dispositions et que d’autres l’imitent en devenant eux aussi prêtres ou religieux. Quand on arrive à un certain âge, comme on se réjouit et bénit Dieu d’avoir embrassé la vie religieuse. Il y a dans le monde tant de misères physiques et surtout morales, tant de dangers de faire fausse route et de ne pas arriver au terme final où Dieu veut que nous parvenions pour être éternellement heureux. Quant à moi, je vais bien et suis mon petit train. Je fais toujours la classe, mais à des élèves modèles qui ne donnent jamais motif de s’impatienter. Ils ne demandent qu’à bien travailler. Ce sont de jeunes aspirants à la vie de frères des Écoles chrétiennes ou des jeunes religieux qui se préparent à l’enseignement. Comme vous voyez, la tâche est facile et très encourageante. C’est pour l’avenir de la Congrégation qu’on travaille et les petites difficultés ne comptent pas lorsqu’il s’agit de former des continuateurs de notre œuvre. Lettres d’Albert Nogaret, Frère du Sacré-Cœur au Canada Albert Nogaret (1884-1938) appartient à une famille paysanne du Monastier (Lozère) aux nombreuses vocations sacerdotales et religieuses. Sa sœur Augustine, religieuse des Sacrés-Cœurs (Picpucienne), est supérieure d’un couvent à Arequipa (Pérou). Élève des Frères du Sacré-Cœur, il décide de rejoindre leur institut, mais l’existence de ce dernier est condamné en France dès 1902. Le 9 mai 1903, le F. Albinus (devenu F. Dosithée au Canada) s’embarque au Havre, avec 45 autres religieux, pour le nouveau monde. Le Canada lui échoit, toute sa carrière d’instituteur religieux s’y déroule, avant qu’une surdité précoce ne le contraigne à s’astreindre à des tâches matérielles. Il est revenu à deux reprises en France, en 1913 puis en 1929. A-t-il songé ou été invité par ses supérieurs, en 1913, à rester en métropole pour y continuer des œuvres sous l’habit séculier ? Un tapuscrit dédié à sa sœur religieuse, « Souvenirs d’un voyage en France en 1913 », s’achève sur ces mots : « Je n’ai pas été tenté de rester dans la mère patrie. Les religieuses et les religieux sécularisés font pitié à voir. Prions pour eux et pour nos parents, prions aussi pour que le bon Dieu nous donne la grâce d’apprécier le bonheur que nous avons eu de nous éloigner de la patrie, où on est si malheureux. Soyons reconnaissant au Sacré-Cœur sans oublier cependant les parents qui nous sont chers. Apprécions davantage le saint habit que nous portons ; beaucoup qui l’ont abandonné pour accomplir la volonté de Dieu désirent ardemment le reprendre »35. 35
Archives privées, aimablement communiquées par la famille Nogaret.
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2244 rue Fullum, Montréal, 13 décembre 192836 Bien cher Germain, […] Puisque je parle de Montréal ! As-tu une idée de ce qu’est Montréal la deuxième ville française du monde ? Montréal compte aujourd’hui 1 000 000 d’habitants et l’on peut dire sans exagération que les 4/5 sont d’origine française. Parmi les gens parlant français l’immense majorité pour ne pas dire tout le monde, est catholique. À ce compte-là, il y aurait à Montréal 800 000 habitants parlant français et beaucoup exclusivement le français. […] Tu me demande sans nul doute. « Ce français de Montréal est-ce bien du français ? ». ? Je réponds sans hésiter mais oui. La classe instruite parle le français comme n’importe quel Parisien ; il y a bien quelque différence de prononciation qui vous permet de distinguer si vous parlez à un Français, un Belge ou à un Canadien, c’est inévitable ; n’y a-t-il pas une différence entre le français d’un Parisien et celui d’un marrrseillais [sic] ? Serait-il surprenant qu’il y ait un peu de différence entre le français de Paris et celui de Montréal, surtout quand on sait que depuis plus de 150 ans le Canada a été séparé de la France ? Le peuple parle un français un peu plus vieux, le français du grand siècle de Louis XIV. On trouve dans le langage du peuple canadien beaucoup de mots qui ne sont guère en usage en France et que le dictionnaire Larousse donne cependant sous le titre de « vieux français ». Mais il n’y eut jamais et il n’y a pas encore de patois en usage au Canada. Ce qui fait que tout considéré, je n’aurais pas de difficulté à croire que le paysan canadien parle mieux, et plus le français que le paysan de France. […] Mais je m’aperçois que je t’écris comme à un enfant d’école ! dois-je m’arrêter ? Oui, et non. Oui, car je me figure que tu sais partiellement tout cela. Non, parce que quand j’arrivai en Amérique à 19 ans j’ignorais, je puis dire, tout du pays. Je m’attendais à y voir des sauvages avec des plumes, j’étais surpris de voir qu’il y avait déjà des prêtres d’origine canadienne parlant très bien le français et je me trouvais dans une paroisse datant de 1634 ! où par conséquent avaient déjà passé plusieurs générations de français et même de canadiens. 36 En italiques : à l’encre rouge dans le texte original. Le religieux écrit à son neveu, émigré de Lozère à Paris.
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Et le bon curé qui dirigeait cette paroisse pouvait remonter les dix générations de l’arbre généalogique de sa famille jusqu’au temps de Champlain vers 1629 ! Alors je me dis peut-être que mon neveu est aussi bien renseigné que… son oncle ! Aussi le temps me le permettant, je me propose de continuer… mon épître encore longtemps. Une histoire ou plutôt un peu d’histoire. L’histoire du Canada sous la domination française est des plus intéressantes et des plus liées avec l’histoire de la France jusqu’en 1763. Depuis que j’ai étudié l’histoire du Canada, je n’ai jamais pu comprendre comment j’ai pu étudier l’histoire de france pendant plusieurs années sans entendre parler des épopées héroïques de la nouvelle france . il a fallu sans nul doute aux historiens français beaucoup de mauvaise volonté , beaucoup de mensonges historiques, beaucoup d’ingratitude pour laisser ignorer à la génération républicaine de la France les hauts faits d’armes de la vieille France royaliste. Il ne devrait pas être permis d’enseigner l’histoire de France en la faisant commencer à la Révolution. Je me rappelle encore quelques lignes d’une histoire de France que nous avions quand j’allais à l’école laïque du Monastier (j’y allai quelques mois si je m’en rappelle bien, ainsi que ton père). Il s’agissait du procès de Danton. Le juge lui demandait : « Quel est ton nom ? ton âge, ta demeure ? – Je suis Danton, issu de la Révolution ; âgé de 43 ans et ma demeure sera bientôt le néant ». Et l’illustre pédagogue que nous avions en ce tempslà (j’ai oublié son nom) de faire ressortir la crânerie de cette réponse, la courage, la fermeté de ce héros, etc., etc. Jamais un mot de Champlain, fondateur de Québec et d’un royaume qui avait alors une étendue vingt fois celle de la france. Pas un mot de dollard des ormeaux, courageux Français qui voyant les Iroquois au nombrer de 800 environ, armés jusqu’aux dents, et se préparant à détruire la Colonie, alla avec 16 compagnons au devant des Iroquois, se retrancha dans un vieux fort abandonné, résista pendant 15 jours aux assauts répétés des hordes sauvages. […] La Nouvelle-France était sauvée par l’héroïsme de 16 Français… mais ils avaient communié ensemble dans l’église Notre-Dame de Montréal et fait le vœu de se défendre jusqu’au bout, à ces hauts faits d’armes on préfère danton !37 37 On appréciera ce bel exemple d’opposition de deux historiographies, l’une catholique et monarchique, l’autre laïque et républicaine.
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[…] Mais je sens que j’abuse de ton temps. Changeons de sujet… car après tout c’est une lettre que je veux t’écrire et non un cours d’histoire ou de géographie. Passons. J’ai fait des démarches pour me mettre en règle avec l’administration militaire française, je n’ai pas reçu encore de réponse définitive, mais ma surdité me classe maintenant parmi les réformés… J’espère être réformé et alors il pourrait bien se faire qu’un beau matin en arrivant au numéro 10 de la rue Saint-Sauveur [l’adresse du destinataire] tu me trouves tout bonnement… dans ton lit !!… N’aie pas peur ce ne sera pas de si tôt… ni sans t’avertir. F. Dosithée La Pointe-aux-Trembles, 23 septembre 1929 Bien Chers Parents, […] Dans ma dernière lettre je vous relatais ma journée à Paris avec Germain. Combien Germain dut me trouver froid, glacial, stupide ! Je ne parlais pas, et j’aurais eu tant de choses à dire ; mais parler de fadaises, je n’en avais pas le goût et lui dire tout le bonheur que j’avais éprouvé dans ma visite à la famille, cette seule pensée me gonflait le cœur et pressait les larmes dans mes paupières. Résultat, je ne parlais pas ou très peu. […]. Nous nous quittâmes sur le train qui devait me conduire au Havre. La séparation fut dure pour moi ; mais ce dernier lien avec la famille une fois rompu, je sentis peu à peu revenir la joie, la paix intérieure et extérieure. Je goûtai alors la joie que donne le sacrifice accompli. En passant, j’entrevis le couvent d’Asnières. Après cela je pris mon chapelet que j’égrenai en cours de route. La prière calma la douleur. Cette douleur se transforma en joie sensible car le Sacré-Cœur ne se laisse jamais vaincre en générosité ; il l’a d’ailleurs promis en promettant le centuple dès cette vie et la gloire éternelle dans l’autre à ceux qui propageraient la dévotion à son Sacré-Cœur. Pourquoi ai-je, à quinze ans, quitté la famille ? sinon pour travailler à sa gloire, faire connaître et aimer son Sacré-Cœur ? Je puis dire que pour ma part j’ai vu se vérifier en ma faveur cette divine promesse. Je puis dire que le Sacré-Cœur m’a conduit comme par la main depuis ma jeunesse, me faisant éviter les écueils où j’aurais dû sombrer cent fois. Il eut pitié de ma faiblesse et me conduisit à 15 ans dans la serre chaude d’une maison religieuse ; il m’y retint à l’âge des
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folies, lors même que tout semblait conspirer contre moi. Il me dirigea vers l’Amérique une première fois pour me mettre à l’abri de la corruption de la caserne et de la débâcle déprimante causée par la dissolution des communautés religieuses en 1903. En 1913 ce même Cœur m’inspira de retourner en Amérique pour y continuer Son œuvre. Que serais-je devenu si j’étais resté en France cette année-là ? J’ai toujours considéré cet appel divin comme une protection spéciale pour moi. Aussi je me considère depuis longtemps comme son indigne enfant gâté. En 1929, le sacrifice de la séparation a été plus pénible que jamais, mais il faut se consoler en voyant des yeux de la foi le jour où nous serons tous réunis autour de son sacré-cœur dans la patrie céleste.
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Deux récits d’exils C h r i st ia n S or r e l et Pat r ic k C a b a n e l
En route vers le Danemark avec la sœur Anne-Laurentine de la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry (1902) La congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry, constituée entre 1812 et 1817, est la principale congrégation savoyarde atteinte par les mesures de fermeture décidées par Émile Combes en juillet 19021. Elle avait refusé en effet, à l’instigation des juristes conservateurs, de déposer une demande d’autorisation en invoquant le décret impérial du 14 avril 1866 visant la maison mère et confirmant les lettres patentes accordées en 1816 par le roi de Piémont-Sardaigne, alors même que Waldeck-Rousseau avait contesté la validité des autorisations sardes et que l’administration des Cultes tendait à nier la thèse – longtemps admise – de l’extension d’une autorisation de la maison mère à tous les établissements créés par elle. La fermeture de vingt-quatre écoles, où les sœurs organisent la résistance passive, avec la complicité de la population, et attendent l’expulsion (4-7 août), entraîne le retour de cent quatre-vingts religieuses à la maison mère, qui abritait déjà cent vingt personnes : « Les caisses, les malles, les colis, entassés dans les corridors, semblent nous rappeler que nous sommes des pèlerins, des voyageurs et que nous ne devons point avoir ici-bas de demeure permanente », note la sœur chargée de tenir le journal de l’établissement 2.
1 Ch. Sorrel, Les Catholiques savoyards. Histoire du diocèse de Chambéry 1890-1940, Montmélian, Éditions La Fontaine de Siloé, 1995, 445 p. ; Ch. Sorrel, « Droits acquis ou régime général ? Les congrégations savoyardes », dans Jacqueline Lalouette et JeanPierre Machelon, dir., Les Congrégations hors-la-loi ? Autour de la loi du 1er juillet 1901, Paris, Letouzey et Ané, 2002, p. 185-196. 2 Archives de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry : journal de la maison mère, 6e cahier, janvier 1901-juillet 1903.
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La congrégation, qui se méfie de la sécularisation, doit donc rapidement redéployer son personnel, mais elle peut le faire sans trop de difficulté dans la mesure où elle opté, dès la décennie 1850, pour une expansion internationale qui l’a conduite en Italie, en Europe du Nord (Scandinavie, Russie) et en Amérique (Brésil, États-Unis) et lui a permis de passer sous l’autorité immédiate de la Congrégation De Propaganda Fide en 1889. La congrégation compte alors mille trois cent vingt-six membres (dont quatre cent quatre-vingt-quatre dans la province de Savoie) et son essor se poursuit, porté par la demande scolaire et hospitalière des pays d’accueil3. Il n’est donc pas étonnant que les départs vers l’étranger se succèdent par petits groupes à partir du 27 août 1902 (cent trente au total entre 1900 et 1904 contre trente-neuf de 1895 à 1899 et trente-trois de 1905 à 1909) en privilégiant la Belgique, terre de refuge francophone et catholique, l’Empire russe, où la demande est élevée et les vocations locales rares, et les royaumes scandinaves, où la forte croissance des œuvres sollicite des recrues, plus que l’Italie, le Brésil et les États-Unis, qui évoluent vers un recrutement autonome4. C’est dans ce contexte que le 2 décembre 1902, une « colonie de missionnaires prend son vol vers la Russie et la Scandinavie », après avoir « reçu la bénédiction » de la supérieure générale, la mère Marie-Hyacinthe Berthoud5. Six religieuses sont envoyées vers l’Empire des tsars et huit sont destinées au Royaume de Danemark, où les Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry se sont implantées à partir de 1856, à l’appel de dames d’œuvres et de prêtres décidés à tirer profit de la constitution de 1849 favorable à la liberté religieuse, et ont conquis des positions solides avec la sympathie d’une partie de la population luthérienne6. Le trajet en chemin de fer et en bateau vers l’Europe du Nord, sans être banal, est donc relativement familier pour les sœurs savoyardes, mais les circonstances du départ lui donnent une tonalité particulière. À l’émotion habituelle de l’éloignement de la famille et de la terre natale s’ajoute en effet le sentiment de l’exil comme le montre le récit adressé à ses compagnes restées à Chambéry par la sœur 3 Ch. Sorrel, « Romanisation et expansion internationale : les Sœurs de SaintJoseph de Chambéry de 1843 à 1914 », Religious Institutions and the Roman Factor in Western Europe 1802-1914 (colloque international, Rome, Académie de Belgique, 27-29 mai 2004, à paraître, Université de Leuven, KADOC). 4 S. Vulliet, La Congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry de 1885 à 1914, mémoire de maîtrise, Université de Savoie, 1997, 336 p. 5 Archives de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry : journal de la maison mère, 6e cahier, janvier 1901-juillet 1903. 6 Y. M. Werner, Kvinnlig motkultur och katolsk mission. Sankt Josefsystrarna i Danmark och Sverige 1856-1936, Stockholm, Veritas Förlag, 2002, 358 p.
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Anne-Laurentine, née Louise Clerc à La Trinité le 11 décembre 1873, professe voilée depuis le 1er mars 18917. Ce texte, écrit au fil de la plume dès l’arrivée au Danemark, prolonge un genre devenu classique dans les congrégations missionnaires, le récit de voyage, qui entretient le lien entre les partantes et leurs compagnes restées sur place et dédramatise l’événement en évoquant, sur un ton tour à tour sérieux ou enjoué, les joies et les aléas du voyage pour lequel les sœurs ont revêtu l’habit laïque8 : promiscuité des wagons et gêne en présence des hommes, mal de mer, difficultés de communication, incidents mineurs, villes et paysages entrevus par la fenêtre ou lors d’une halte, conseils pour les voyageuses, etc.. Mais le récit confère également sens aux événements récents en insistant sur les blessures des religieuses, rejetées par leur pays, arrachées à leurs affections humaines, et sur la grandeur spirituelle du consentement donné à l’heure du départ et sans cesse renouvelé pour vivre leur vocation et préparer leur salut personnel, mais aussi le salut de la France, qui dilapide son prestige dans une politique irresponsable, objet de scandale pour les peuples de l’Europe, y compris pour l’adversaire allemand. La traversée du continent, loin d’être une rupture, apparaît dès lors comme un chemin de fidélité, douloureux, mais fécond, à la mission que la congrégation de Saint-Joseph assigne à ses membres au nom du Christ : « Ici, nous vivrons en religieuses, ferons les œuvres des religieuses, et mourrons en religieuses », conclut la sœur AnneLaurentine en invitant ses compatriotes à la rejoindre au Danemark si la France s’entête dans une politique de persécution. Christian Sorrel
Ma bien chère mère Caroline, ma bien aimée mère Marguerite, mes toute chères sœurs de la petite salle, mes chères petites sœurs de l’infirmerie et de Saint-Michel, faites-moi vite une petite place dans votre cercle si aimé. J’ai fait un grand voyage, et comme je n’ai point de secrets pour vous, je viens tout vous raconter, et ce qui vous intéressera et ce qui pourrait vous ennuyer, car c’est autant pour mon plaisir que pour votre satisfaction que je viens causer avec vous.
Archives de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry, 6 G5/4 (les archives ont été récemment transférées de l’ancienne maison mère de Chambéry aux Archives diocésaines). 8 Au moins les sœurs en route pour la Russie, où elles ne peuvent pas porter l’habit. 7
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Mardi 2 décembre, Chambéry-Culoz – Nous voici donc en route pour l’exil. Toutes nous avons le cœur serré. Cependant, nous ne sentons pas le sacrifice dans toute son amertume, car nous sommes quatorze compatriotes qui nous consolons mutuellement9 ; chacune veut paraître plus courageuse, mais nos sourires ressemblent fort à des larmes et les regards mélancoliques de Mlle Agnès10 indiquent trop clairement l’état de son âme ! Mlle Jeanne est la plus décidée : vraiment, on ne lui donnerait que la moitié de son âge, elle est si pimpante sous sa fraîche capote à plumes11. Ne riez pas, ma sœur Thérèse. Je vais vous dire comme le R.P. T… (mettez le ton, je vous prie) : « Je voudrais bien vous y voir ! » Culoz, changement de train – Nous sommes tout empressées avec nos nombreux et volumineux colis, nous craignons d’oublier quelque chose ; cependant, nous tâchons de porter cela dignement et de ne pas paraître trop embarrassées, quoique nous le soyons fameusement… J’oubliais de vous dire qu’à Aix-les-Bains, sœur Thècle, qui savait être attendue de Mme de Saint-Maur, met la tête à la portière, et voilà que nous entendons un cri perçant suivi de ce mot : « Thècle ! Thècle ! ». Le train s’arrête, notre chère sœur Thècle descend pour recevoir les derniers et chauds adieux de Mme de Saint-Maur et de sa jeune fille. Cette chère dame attendait depuis deux heures ; elle demande avec le plus grand intérêt des nouvelles de notre bonne mère Alexis et promet à sœur Thècle d’aller la consoler12. Ses paroles nous touchent. Mère Claire, sœurs Édith et Bertille viennent nous saluer et augmentent le nombre déjà si grand de nos 9 Les sœurs Anne des Martyrs (Mélon), Jeanne de la Croix (Mollard), MarieAugusta (Armand), Saint-Jean (Besson), Louise-Agnès (Rochas) et Denise (Prisset), converse, se rendent en Russie, tandis que les sœurs Marie-Thècle (Ollier), MarieAmbroisine (Roissard), Anne-Laurentine (Clerc), Louise-Caroline (Pavy), MarieIgnace (Viret), aspirante, Domitille (Brancaz), Bathilde (Robesson) et Victorine (Rivollet), converses, se rendent au Danemark (Journal de la maison mère, 6e cahier, janvier 1901-juillet 1903). 10 Sœur Louise-Agnès (Rochas). 11 Sœur Anne des Martyrs (Hélène Mélon) est née en 1834 ; elle mourra en 1911 en Russie, où elle avait déjà séjourné après 1872. 12 Mme de Saint-Maur est l’une des bienfaitrices de l’école du Bourget-du-Lac, où la mère Alexis, âgée de plus de quatre-vingts ans, a servi un demi-siècle durant (Archives de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry : récits des expulsions de 1902).
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paquets en chargeant sœur Saint-Jean d’un panier de raisins pour mère Marie du Sacré-Cœur. Nous aurions bien voulu les raisins, mais pas le panier… encore il était laid le panier… Aussi n’ai-je pas osé dire : « Nous mangerons les raisins et nous jetterons le panier ! » – Pardon, ceci est entre nous, chères petites sœurs de la petite salle, et c’est pour rire. À Macon, impossible de trouver deux compartiments de seconde classe voisins suffisamment libres ; il s’en trouve un seulement à une extrémité. Quelques-unes s’y précipitent avec leurs bagages ; mais point de couloir, nous aurions été complètement séparées, ce sera déjà assez et trop tôt de le faire à Cologne. Nous cherchons encore et finissons par trouver à peu près ce qu’il nous faut : six Danoises s’installent dans une des voitures, les Russes et les deux autres dans le compartiment voisin et Mlle Jeanne, qui n’a point de place, se promène. Nous pouvons communiquer, c’est un grand avantage, mais nous ne sommes pas vraiment libres : avec les Russes, il y a une jeune dame assez gentille et chez les Danoises, un Anglais des plus aimables et des plus distingués (entendez bien, ma chère sœur Aloysia). Ce cher monsieur, qui paraît avoir beaucoup voyagé, explique à nos sœurs mille choses instructives (nombre de gares jusqu’à Paris, heure de l’arrivée, etc., etc.). C’était bien. Seulement c’était un monsieur, et nos chères sœurs Thècle et Ambroisine ne voulaient absolument rien manger devant lui, disant qu’elles n’avaient pas faim du tout. Ceci ne faisait pas le compte des sœurs Caroline, Domitille et Victorine qui ne pouvaient pas en dire autant, lesquelles se sont mortifiées au point de ne manger que lorsque leur dévoué, mais incommode, compagnon de voyage allait se promener ou causer dans le couloir. Heureusement, je n’étais pas avec le monsieur ! Mme Hélène, Mlles Augusta, Hortense13, Agnès et moi avons dîné sans crainte en compagnie [de] notre petite dame, qui ne se gênait pas non plus. Je gagne à plus d’un point de vue. Mme Hélène a le paquet de chocolat – « Oh ! comme on vous a donné du chocolat ! Il y en a trop – Oh ! non, madame, de cela, il n’y en a jamais trop, quand on ne peut plus manger de rien, on prend encore du chocolat », répond l’une d’entre nous, vous savez qui, mais ne le dites pas ! Augusta, Hortense et Agnès rient, rient. Avant d’arriver à Macon, nous aper C’est-à-dire la sœur Saint-Jean.
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cevons la Saône. Nous connaissons si bien le Rhône et la Saône et la route de Paris que nous disons : c’est le Rhône et voilà Lyon, saluons Notre-Dame de Fourvière ; et nous entonnons l’Ave Maris Stella en regardant du côté de la ville avec une ferveur extraordinaire. Deux minutes après, arrêt à… Macon, entendons et lisons-nous – « Ah ! c’était notre Lyon, dit ma sœur Augusta, et Notre-Dame de Fourvière, et notre Ave Maris Stella !… La Sainte Vierge nous aura certainement entendues, quoique nous n’étions pas à Lyon ». À partir de Macon, nous ne changerons plus de train jusqu’à Paris, c’est très heureux pour nous à cause de nos paquets. Mlle Agnès quitte son chapeau qu’elle n’aime pas du tout, mais pas du tout, et se coiffe gracieusement de sa petite fanchonnette : « Voilà, dit-elle (avec un air !), si l’on m’avait envoyée en Italie, j’y serais volontiers retournée comme cela, c’est ainsi que je me suis toujours coiffée pendant mon enfance14 ». Pour vrai dire, cela lui va très bien ; aussi ne reprit-elle son chapeau que pour traverser le fameux Paris. Nous traversons la Bourgogne, l’Île-de-France. C’est très monotone, on sent que l’hiver est là, la campagne n’offre qu’un aspect triste et désolé, toutes les plaines se ressemblent parce qu’elles sont toutes dépouillées. « Ah, disons-nous en soupirant, que ne sommes-nous au mois de mai ! Les arbres ne seraient pas si nus, les champs si monotones, et nos cœurs peut-être pas si tristes… Hélas ! Plaignonsnous pendant que nous foulons la France… Demain, en traversant l’Allemagne, quelle sera donc notre impression ? » Nuits15 – Cette petite ville attire nos regards à cause des souvenirs qu’elle nous rappelle. C’est le pays natal de M. le chanoine Varet16, de son neveu, de sœur Marie-Louise, que nous avons connue et aimée, tous trois si tôt et si brusquement disparus ! Qu’est-ce que la vie, puisque la mort est si prompte et si impitoyable ! Gare du Nord, une heure et demie d’arrêt – Nous causons avec nos chères sœurs de Paris17 (mère Anne des Anges, mère Florentine) La sœur Louise-Agnès est de nationalité italienne. Nuits-sous-Ravière dans le département de l’Yonne. 16 Louis Varet avait accompagné en Savoie, comme secrétaire puis chanoine titulaire, son oncle, Mgr Pichenot, archevêque de Chambéry de 1873 à 1880, originaire du diocèse de Sens. 17 La province de Savoie, confrontée aux menaces contre l’enseignement congréganiste et soucieuse d’avoir un lieu d’accueil dans la capitale, a accepté en 1901 de 14
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avides de nouvelles de notre révérende mère18 et de toutes nos chères mères de Chambéry. À neuf heures cinquante, mère Thérèse nous installe dans deux compartiments des plus confortables. Elle fait écrire sur la porte : « réservé ». Nous sommes à côté les unes des autres et avons la liberté d’aller dans trois voitures. Il est dix heures : nous voudrions dormir un peu. Mais la pensée de franchir la frontière sans le savoir, ajoutée à mille autres émotions, tient nos yeux grands ouverts. À chaque nouvelle gare, le cœur bat plus fort : c’est Ternier (onze heures), Saint-Quentin (minuit, bonsoir, mes chères petites sœurs, dormez bien et faites des rêves d’or), Aulnoye (une heure), Maubeuge (une heure et demie) et, hélas, Jeumont. Là-bas, en énormes caractères, nous lisons : « frontière ». Il est deux heures du matin. Adieu France, adieu Chambéry, adieu surtout à vous qui nous faisiez tant aimer la France et Chambéry. Un employé belge entre dans nos compartiments pour nous demander si nous n’avons rien à déclarer à l’octroi « – Nous allons à Copenhague et nous n’avons que les provisions nécessaires. – Ah ! très bien, vous traversez la Belgique, nous n’avons rien à voir ». Vraiment, la Belgique est encore un peu la France, on y parle notre langue, on y est très respectueux pour la religion et on y considère les Français comme des amis. Heureuses celles qui ont été et qui seront encore choisies pour cette mission19. La nuit est très sombre et nous ne pouvons rien distinguer : il vaut autant dormir. Serrées les unes près des autres, nous soutenant mutuellement, nous fermons les yeux. C’est un spectacle intéressant, paraît-il, car sœur Caroline, en se réveillant, aperçoit, penché contre la vitre, à un endroit où les rideaux ferment mal, un monsieur qui nous contemple d’un air ravi. C’était le sommeil des anges… Namur – Nous aimons à regarder les gares de Belgique, elles paraissent toutes très commodes et très jolies ; elles sont couvertes.
desservir l’œuvre hospitalière pour les tuberculeux créée à Neuilly par la doctoresse Miot. 18 Mère Marie-Hyacinthe Berthoud, supérieure générale (1833-1885-1903). 19 Les Sœurs dirigent depuis 1901 une école à Bruxelles, dans le quartier d’Etterbeek, où elles ont été appelées par le recteur de la chapelle Saint-Antoine, l’abbé Van Lill. L’établissement dépend de la province danoise, qui espère susciter des vocations belges, tout en préparant un refuge pour les sœurs savoyardes en cas de besoin.
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Frontière, Allemagne – Un employé ouvre brusquement la porte de notre compartiment et baragouine une phrase. Nous ouvrons de grands yeux, car, pour les oreilles, c’est inutile… Il répète. Même air ébahi… Enfin, il nous montre la douane et, désignant nos paquets, nous fait signe de les descendre tous. Ce n’était pas une petite affaire. Aussi, pour nous éviter cela, je fais force gestes pour lui faire comprendre que nous n’avons que du linge et des provisions : je lui montre les châles, fichus, etc. Enfin, il se contente de la boîte (celle qui contient nos comestibles). Ma sœur Thècle et sœur Domitille suivent le douanier. Elles ont un embarras extraordinaire, ne comprennent rien et ne savent comment se faire comprendre. Enfin, ma chère sœur Thècle montre ses billets : « Ach, Copenaague, bien ». Il faut vite remonter, le train va partir. Ne faut-il pas que cette malheureuse boîte, mal ficelée, s’échappe des mains de sœur Domitille ? Si c’eût été moi, j’aurais tout laissé par terre, quitte à jeûner, mais, elle, se met vite en devoir de tout recueillir et arranger. Enfin, notre pauvre sœur Thècle est tout essoufflée, elle sue à grosses gouttes. Je crois qu’elle s’était figurée qu’en criant très fort, les Allemands la comprendraient. J’espère qu’à Cologne, nous trouverons une sœur du Nord. Sinon, ma chère sœur aînée va être malade de soucis et d’appréhension (nos chères Russes ont eu de leur côté à peu près les mêmes embarras, c’est Mlle Jeanne qui fait les signes, et elle les multiplie… si les Allemands ne la comprennent pas, ce n’est point sa faute). Nous changerons de train à Cologne et les Russes à Berlin. Celles-ci n’osent déjà plus venir avec nous. En Allemagne, chaque voyageur occupe un numéro et doit y rester. Nous ne pouvons être que six par compartiment ; sœur Victorine et moi devons aller dans un autre. Heureusement, il ne contient que deux dames gracieuses et polies. L’une vient de Paris et va à Cologne ; l’autre, une Russe, va à Moscou. Elles parlent toutes deux allemand et connaissent le français. Ces Allemands ne nous laissent point de repos. En voilà un qui vient encore réclamer je ne sais quoi. Je prie une de ces dames de me traduire l’allemand et de vouloir bien rendre le même service aux sœurs qui sont près de nous. Il s’agissait de payer un supplément pour la vitesse extraordinaire de l’express qui nous emportait… 1,25 pour chacune jusqu’à Cologne et 2 jusqu’à Berlin. Nous nous exécutons. Il est deux heures du matin. Bientôt, il faudra nous séparer des chères compagnes qui vont en Russie. Pour ne pas attirer l’attention 132
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à Cologne, nous nous disons maintenant adieu. C’est triste, toujours se séparer, toujours avoir le cœur brisé. Quand donc serons-nous au ciel où jamais l’on ne sépare plus ? Ah ! c’est bien pour y aller un jour et y être avec vous que nous partons pour l’exil. Cologne, huit heures du matin – Ma sœur Louise des Anges nous reçoit : nous voilà tranquilles au sujet du voyage, elle parle allemand, français, danois, elle a beaucoup voyagé, nous n’aurons plus qu’à suivre, dociles comme des agneaux. Il fait très froid, la neige tombe fine et serrée et la terre en est déjà couverte. Là, nous avons deux heures d’arrêt. Notre chère sœur Louise des Anges nous conduit dans un salon de dames où elle nous fait prendre quelque chose de chaud ; ensuite, elle nous fait visiter la cathédrale de Cologne. Quel magnifique monument ! (demandez à ma chère sœur du Calvaire la légende de la cathédrale de Cologne, elle qui sait tout doit connaître cela). Nous admirons surtout les énormes colonnes faites de la réunion de douze ou quinze colonnettes, les splendides vitraux, les stalles en noyer, l’ensemble harmonieux de ce temple si beau. Qu’il est grand le génie qui a conçu ce plan, le courage qui l’a mis à exécution, la persévérance qui l’a réalisé, mais combien plus grand le Dieu en l’honneur de qui tout a été fait !… Et nous sommes les petites servantes de ce Dieu… Oh ! que je suis contente !… À dix heures, nous quittons Cologne. Le chef de gare, qui est très bien, dit à notre sœur Louise des Anges : « Mais comment se fait-il donc que tant de religieuses aillent au Danemark ? Il y a quelque temps, j’en ai vu dix qui se rendaient aussi à Copenhague ». Sœur Louise des Anges lui explique les événements de France. Il n’en revient pas et dit que la France se repentira de ce qu’elle fait en ce moment. Puisse-t-elle se repentir bientôt et revenir sur ses injustes décisions ! Le Rhin est franchi. À droite et à gauche, une plaine immense couverte de neige, point de monticules, pas même des arbres, quelques arbustes morts ; pendant longtemps, aucun village, aucune maison, toujours de la neige et quelques buissons… Oh ! comme c’est triste. C’est le Nord de l’Allemagne, elle n’est pas partout comme cela. Avec sœur Victorine, Domitille et moi se trouvent deux demoiselles sérieuses et bien élevées. Elles ne causent point, ne nous regardent que lorsque nous baissons les yeux ; elles ont chacune un livre qui paraît les captiver beaucoup. Leurs habits sont à la mode de Paris. C’est une chose frappante que celle-ci : partout, on imite Paris. Je
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me figurais qu’en Allemagne, Belgique, Danemark, on avait des modes particulières. Non, on se fait, paraît-il, un point d’honneur de ressembler à des Parisiennes. Chère France, on lui cèderait volontiers le pas en tout si elle en était un peu plus digne. Elle serait reine du monde si elle n’obéissait pas à ce qu’il y a de plus méchant dans le monde. Prions, souffrons pour elle, et ses yeux s’ouvriront. Hambourg, cinq heures et demie du soir – Les rues ne sont pas si larges qu’à Paris, ni les magasins si beaux, mais nous pouvons apercevoir de grandes places, magnifiquement éclairées par une multitude de lumières aux couleurs éclatantes. Altona, six heures, changement de train – Pour celles qui viendront encore avec nous en Danemark – Prenez bien garde en montant dans le train de mettre les pieds sur le marchepied. Le chemin de fer marche sur je ne sais quoi ; si le pied manque, il dégringole dans un trou noir et va bien bas ; on risque de se faire mal. Nous, nous avons fait bien attention. Kiel, huit heures et demie – Vite sur le bateau… Il fait un vent à renverser les arbres. Nos pauvres petites Marthe20 ont grand peine à retenir leur bonnet. Mettez-vous à la place de celle dont la coiffure se serait envolée à la mer ! Heureusement, elles ont de l’esprit et mettent leur châle sur la tête. Cette bise violente nous donne un rire, mais un fou rire, qui nous accompagne jusque dans le salon du bateau à notre grand déplaisir, car voilà du monde et nous aurons l’air de quoi ? Nous prenons notre sérieux. Ma sœur Louise des Anges cause avec le capitaine. Une jeune fille à tablier blanc nous conduit à notre cabine où nous déposons nos bagages. Nous remontons au salon pour prendre le thé dont, entre parenthèses, nous avions le plus grand besoin. Cette pièce est magnifique. Le plafond et les parois sont en marbre blanc ; les chaises et les bancs sont recouverts de velours rouge ; sur les tables, des pots de fleurs naturelles (cette verdure me fait un plaisir !) ; çà et là des dorures et, pour ornements, de magnifiques portraits : ce sont les rois, princesses et grands capitaines du Danemark, je pense. Le vaisseau ne débarquera qu’à deux heures du matin, mais sœur Louise des Anges veut que nous nous couchions tout de suite pour moins ressentir les secousses. Elle prévoit que la mer sera mauvaise avec ce vent ; aussi a-t-elle bien soin de nous munir 20
Les converses.
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d’un œgir, sorte de boîte en fer avec couvercle en forme d’entonnoir (vous en devinez l’usage). Nous nous installons de notre mieux sur nos petites couchettes. Quelques-unes rient. C’est si pitagore21 [sic] ! Notre cabine a environ quatre mètres de long sur trois de large ; on y a arrangé neuf couchettes. C’est gentil d’être toutes ensemble ; à côté se trouve un lavabo très commode et très propre. Nous avons tout ce qu’il faut enfin, mais nous sommes sur la mer… Ce n’est guère poétique, allez… Le mal de cœur ne se fait pas longtemps désirer. Nos pauvres chères sœurs Thècle, Ambroisine et Bathilde ont le mal de mer. Les autres souffrent, mais ne bougent pas. Pour moi, je n’ose pas lever la tête tant je redoute ce vilain mal de mer. Écoutez un petit conseil, vous mes chères sœurs qui viendrez à Copenhague ou qui partirez pour l’Amérique22 ou le Brésil23 : avant de vous étendre pour dormir, prenez bien avec vous tout ce dont vous aurez besoin quand vous serez malades, pastilles, si vous pouvez liqueur quelconque, etc. Ne dites pas : le flacon est dans mon sac à côté de moi. Non, quand vous aurez mal au cœur, vous ne pourrez pas seulement étendre la main pour saisir une boîte ou votre mouchoir de poche. Ne comptez pas non plus sur les autres pour vous soigner. Ykorsör, jeudi, neuf heures du matin – Nous débarquons : salut, terre de Danemark, sois propice aux exilées… J’ai été douze heures sur la mer, et je n’ai vu que l’eau avec laquelle je me suis lavée ! N’est-ce pas étrange ? On quitte une salle pour marcher dans un corridor puis sur un chemin de bois entouré de grosses barrières, et de mer, point ! J’avais envie de me retourner, de revenir en arrière, mais j’ai craint d’être changée en statue de sel comme la femme de Loth24 (nous ne sommes pas allées sur le pont, il y avait trop de glace et la tempête était dangereuse). À la douane danoise, on est plus gentil qu’à Paris. Sœur Louise des Anges dit un mot, et on nous laisse passer sans visiter nos bagages. Nous montons encore une fois dans le chemin de fer et, cette fois, ce sera la dernière, Dieu merci ! Lorsque nous descendrons, nous serons à Copenhague !
Le sens est obscur. Les États-Unis, où la congrégation s’est implantée à partir de 1885 dans le diocèse de Springfield (Massachusetts), puis dans celui de Hartford (Connecticut). 23 La congrégation est présente dans le diocèse de São Paulo depuis 1858. 24 Gn, 19, 26. 21
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Arrivée, midi – Mère Suzanne et sœur Stanislas nous accueillent avec le cœur que vous leur connaissez. Des Danois empressés portent nos bagages jusqu’aux voitures qui doivent nous transporter à Toldbodvej (j’écris le mot par cœur, c’est un peu hésité, pardon !). Copenhague nous paraît assez joli. Le temps est beau, mais il fait un froid sec ; tout le monde marche en courant presque. Entre les doubles fenêtres, nous pouvons apercevoir des pots de fleurs naturelles très bien conservées : ce sont des géraniums, des palmiers, etc., etc. Vous voyez que le Danemark n’est pas un pays si froid qu’on se l’imagine. Sœur Louise des Anges nous dit qu’on y trouve même beaucoup de fruits, pommes, poires, cerises, framboises, etc. N’est-ce pas gentil ? Pour moi, je trouve le Danemark charmant : on a du ciel, de l’espace, de l’air tant qu’on veut ! On peut regarder bien loin, bien loin ; l’horizon est vaste, et cela me va. Toldbodvej, maison provinciale – Accueil des plus aimables, des plus maternels, des plus chaleureux. Nous sommes touchées plus que nous ne saurions le dire. Ah ! qu’il fait bon appartenir à une si grande famille, à une famille dont les membres répandus dans diverses contrées nous attendent et nous reçoivent avec tant de bienveillance et d’affection ! Nous nous sentons tout de suite en famille, nos mères et nos sœurs sont d’une bonté et d’une gentillesse inexprimables. Mère Geneviève25 viendra de Strandvej26 à trois heures nous recevoir et nous dire le lieu de notre mission respective. Elle ne veut pas nous laisser ensemble ici trop longtemps, parce que, dit-elle, nous nous collerions, et il faudrait ensuite nous faire pleurer comme nos dix devancières27. Donc, c’est autant de vous dire tout de suite, nous ne restons pas, bien sûr, toutes à Toldbodvej. Mes sœurs Ambroisine, Marie-Ignace et Victorine sont nommées pour la maison provinciale ; sœur Ambroisine s’aidera pour le travail manuel à ma sœur Anne-Michel (française), les deux autres, je ne sais pas. Nos sœurs Thècle, Caroline, Bathide et Domitille vont à l’hôpital de
Mère Marie-Geneviève Girard est supérieure provinciale de 1887 à 1922. Aux environs de Copenhague. Le noviciat y a été établi en 1895. 27 Dix religieuses ont quitté la maison mère de Chambéry pour le Danemark le 27 septembre 1902 (Archives de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry : journal de la maison mère, 6e cahier, janvier 1901-juillet 1903). 25
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Griffenfeldssgade28 et moi à Ortrup29. Là-bas, il y a une supérieure française (sœur Marie des Anges), ma sœur Claire-Angélique et, de temps en temps, sœur Louise-Joseph (cette chère sœur demeure au grand hôpital depuis qu’elle est fatiguée). Ortrup, 10 décembre – Commencé à la maison provinciale, ce petit journal se termine à Ortrup où je suis depuis hier. Nos sœurs ici ont une école française (c’est-à-dire une école où l’on enseigne quatre langues, français, danois, allemand, anglais) et une école danoise (le danois seulement). Ma sœur Claire-Angélique donne les leçons de français aux élèves et je dois la remplacer ou… cette chère sœur doit partir pour l’Islande le 15 janvier si on ne m’y envoie pas… Ou elle, ou moi, a dit mère Geneviève. J’en ai le cœur meurtri, vous pensez bien ; cependant, je ne veux rien refuser. Priez pour moi, mes bien aimées sœurs, afin que la volonté de Dieu soit ma volonté et celle de mes chères mères. Pendant que cette grande décision n’est pas prise, sœur Claire et moi, nous sommes dans l’anxiété30. Notre chère révérende mère va bientôt, je crois, décider cette importante affaire. Cher petit cercle inoubliable de la petite salle, faudra-t-il encore mettre entre vous et moi cette effrayante distance ? Ne suisje pas déjà assez loin ? Mais non, il ne faut pas songer à cela : par le souvenir, la pensée et le cœur, on franchit sans peine les plus vastes océans. Si Dieu impose de grands sacrifices, il donnera aussi un grand courage31 […]. J’arrive à la dernière page sans m’en apercevoir. En résumé, nous sommes heureuses. Jésus est partout ; dans toutes nos maisons se trouve une chapelle avec le Très Saint-Sacrement. Le climat n’est pas insupportable ; il fait un peu froid, oui, mais il y a de bons fourneaux. Surtout, mes chères sœurs, vous trouverez en Danemark des âmes
Elles sont affectées à l’hôpital Saint-Joseph de Copenhague, fondé en 1875. Dans la banlieue de Copenhague. L’établissement a été créé en 1888. 30 La mission islandaise, inaugurée en 1896 à la demande du vicaire apostolique du Danemark, Mgr von Euch, sollicité par Léon XIII, est particulièrement rude en raison du climat et des périls liés à l’accueil des pêcheurs français et au soin des lépreux oubliés sur les côtes : « Si quelques sœurs de Saint-Joseph doivent succomber au chevet des lépreux, nous en rendrons grâces à Dieu. Leur mort sera une bénédiction pour votre congrégation », écrit le prélat à la supérieure générale le 23 janvier 1896 (Archives de la congrégation des Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry : dossier Islande). 31 Lacune due à l’absence d’un feuillet. 28 29
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bien intéressantes et très susceptibles de bonnes impressions. Petit à petit, on peut faire un grand bien. Si, malheureusement pour ma patrie, on vous chasse de toutes les écoles, ne craignez pas de franchir le détroit, venez avec nous, sœurs bien aimées. Ici, nous vivrons en religieuses, ferons les œuvres des religieuses et mourrons en religieuses. Mille bras sont ouverts pour vous accueillir et mille cœurs, vous aimant, sauront vous dédommager des sacrifices de la séparation32 […]. Adieu, chères mères, sœurs chéries, adieu, ma mère Andréane, ma mère Christine, bonjour ma sœur Saint-Gérard, ma sœur Clémentine, salut à toutes mes sœurs de la patrie, souhaits les plus sincères pour l’année 1903. Nous ne vous oublierons jamais, et toujours nous serons réunies dans les cœurs sacrés de Jésus et de Marie33 […]. Un roman de l’exil congréganiste au Brésil : Ascension (1910), de Charles de Pomairols L’Aveyronnais Charles de Pomairols (1843-1916), ancien élève du collège dirigé par les religieux des Sacrés-Cœurs (Picpuciens) à Graves34, aux portes de Villefranche-de-Rouergue, a partagé son existence entre son château de la Pèze, dans la même région, et son hôtel parisien. Littérateur, comme on disait alors, il a publié principalement des recueils de poésie mais aussi deux romans tardifs, dont Ascension. Les connaisseurs soulignent la dimension autobiographique35 de ce gros roman qui met en scène, à l’évidence, un double de l’auteur, Étienne Destève, veuf, et sa fille unique, Lucile, qui a choisi de devenir religieuse dans la congrégation de NotreDame (on doit probablement reconnaître ici les religieuses de la SainteFamille de Villefranche-de-Rouergue). La tourmente anticongréganiste contraint Lucile à partir au Brésil avec plusieurs compagnes. À un élément dramatique près, la décision du père de partir lui aussi en exil pour préparer la venue de sa fille, puis de vendre son domaine afin de faire bâtir un Liste de salutations. Nouvelle liste de salutations. 34 Graves apparaît sous le nom de Lérac dans le roman, qui montre les religieux également exilés au Brésil. 35 Notamment le rédacteur des Annales des Sacrés-Cœurs, le bulletin officiel des Picpuciens, le P. Ildefons Alazard, un autre Aveyronnais, dans le compte rendu d’Ascencion qu’il donne en 1910, p. 249-253. 32 33
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couvent au Brésil36, les pages que l’on va lire rendent de manière assez remarquable le son des années 1900 puis la transformation d’un refuge congréganiste en station missionnaire. Le dernier chapitre de l’ouvrage, presque intégralement reproduit ici, adopte la forme épistolaire, avec quatre lettres datées de mars 1905 à avril 1906. Si Charles de Pomairols fut un assez piètre romancier, la fiction proposée dans Ascension constitue un témoignage d’autant plus intéressant pour l’historien. Patrick Cabanel
Extraits tirés de Charles de Pomairols, Ascension, roman, Plon, 1910, p. 444-451, 470-476, 481-496 chapitre x la tyrannie […] Cependant les événements politiques se pressaient ; l’attentat, contre lequel le sentiment de la justice se révoltait trop chez Destève pour qu’il le crût possible, fut accompli sans scrupule. En quelques coups hâtifs de scrutin, la noble vie monastique fut condamnée à disparaître du sol de la France où elle avait mis une si belle parure, et l’exécution commença. La congrégation de Notre-Dame, que Lucile avait choisie comme un humble asile où elle pourrait soulager les malheureux en partageant de plus près leur pauvreté, cette association d’âmes douces qui fuyaient le bruit et l’apparat, ne put échapper au regard haineux de la tyrannie. Si elle ne fut pas des premières à subir ses rigueurs, c’est que la sympathie des populations croyantes, au milieu desquelles elle vivait, lui servit quelque temps de défense. Mais, en voyant la ruine des associations de religieux et des principaux instituts de religieuses, elle put comprendre que son tour viendrait. Les menaces ne tardèrent pas beaucoup à s’effectuer : la pieuse Communauté reçut l’ordre de se dissoudre, d’abandonner dans un délai bref les demeures qui étaient sa propriété, qui s’étaient élevées lentement, grâce aux sacrifices des sœurs, toujours prêtes à donner leur patrimoine et le fruit de leur travail, soit pour orner la maison 36 Encore qu’un tel épisode ne soit nullement saugrenu ; il n’était pas si rare, à l’époque encore, qu’une mère veuve rejoigne l’une de ses filles en religion.
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de Dieu, soit pour mieux accueillir les enfants du peuple. Quand la supérieure eut reçu l’avis cruel, attendu avec tremblement par ces cœurs de femmes innocentes qui ne comprenaient pas pour quelle faute on les frappait, – elle assembla toutes les religieuses dans la salle du chapitre : — Mes bien-aimées filles, leur dit-elle, Dieu nous éprouve avec rigueur. Par la main des méchants auxquels il laisse pour le moment la force, nous sommes chassées de l’asile où nous voulions mener une vie pure et charitable. Ce pays n’a plus de place pour les hautes vertus chrétiennes. Il nous faut donc retourner dans le monde en renonçant à nos aspirations, ou, si nous voulons y rester fidèles, nous devons sortir de France… Retourner dans le monde, dans ce monde que vous avez fui parce que vous connaissiez ses médiocrités et que vous pressentiez ses bassesses ! Les dangers qu’il offre ne se sont pas atténués ; la foi s’amoindrit et par l’affaiblissement de la foi les bonnes mœurs qu’il pouvait garder encore s’altèrent. Quelle atmosphère allez-vous respirer hors du couvent, lieu placé au-dessus de toute contagion, vestibule embaumé où passent les souffles d’en haut !… Pour ne pas redescendre dans le monde, pour retrouver le voisinage du Ciel, il ne nous reste qu’un chemin, c’est le chemin de l’exil. Ce chemin mène à des contrées où vous pourrez garder entre vous le lien fraternel qui soutient, où vous pourrez accomplir vos œuvres de dévouement. Si vous suivez ce chemin, vous ne perdrez pas Jésus qu’on veut vous enlever; vous l’emmènerez avec vous pour le soustraire à ses ennemis, comme il fut fait lors de la fuite en Égypte ; et quand vous serez parvenues avec lui sur d’autres bords, vous trouverez devant vous une belle mission : vous répandrez votre foi sublime, vous ferez connaître votre Dieu ! Pour remplir cet office auprès de lui, les grâces ne vous manqueront pas, car il vous reconnaîtra pour ses servantes aux insignes que vous garderez, les ayant préservés de toute atteinte, et ces insignes sont vos trois vœux : la Chasteté, la Pauvreté, l’Obéissance ! Mes chères filles, ces attributs de votre vocation, avec le religieux costume que vous a donné votre Époux divin, par ce temps funeste vous ne pouvez les conserver dans votre pays. Pour les garder, vous devrez sortir de notre chère France… Sachez cependant de quelles douleurs s’accompagnera ce sacrifice et ce qu’annonce pour vous le départ. Âmes aimantes, il vous faudra reconnaître que les fils de votre patrie, si souvent assistés par vous, vous poursuivent 140
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de leur haine au point de vous chasser du sol natal ! Faibles femmes craintives, vous vous enfoncerez dans l’obscur inconnu, où tout sera peine, incertitude, difficulté, isolement parmi le vain bruit des langues étrangères ! Corps délicats, maladifs peut-être, il vous faudra affronter tout à coup des climats nouveaux, brûlants ou glacés, qui blesseront vos organes frêles ! Tendres filles, chez qui la grâce n’a pu abolir la nature, et qui tournez souvent vos regards vers le proche foyer familial, il vous faudra dire en partant un adieu éternel à vos mères désolées, et entendre peut-être de leur chère voix des reproches amers sur l’abandon où vous les laisserez ! Voilà, mes chères filles, dans toute sa réalité, la double alternative : ou perdre votre saint état, ou le sauver par un exil plein de souffrances… Nos constitutions n’ayant pas prévu le cas d’un établissement à l’étranger, vous n’êtes pas liées sur ce point par vos vœux de religion, vous êtes libres. Dites ce que vous voulez faire. L’émotion qui vous étreint vous empêcherait sans doute de parler; répondez par un signe qui sera assez manifeste : comme l’officiant à l’autel baise avec respect ses habits sacerdotaux, celles d’entre vous qui veulent sauvegarder à tout prix leur vocation porteront à leurs lèvres un pan de leur voile. Par cette tendre marque d’attachement elles feront assez comprendre leur résolution de se réfugier au loin, puisqu’il le faut, en emportant avec elles la pure protection de cet abri. À ces paroles poignantes de leur supérieure, un frisson courut dans les rangs habituellement si paisibles des sœurs; les unes baissaient leur front accablé, d’autres élevant leur regard imploraient les lumières divines; on entendit des sanglots, on vit briller des larmes; mais, d’un mouvement plus ou moins rapide, tous les voiles furent ramenés sur le visage et pressés contre la bouche dévotement. Transportée de joie et d’amour à la vue de ce geste unanime de ses filles, la supérieure, étendant les mains sur elles, s’écria : — Douces victimes innocentes, âmes qui demeurez fidèles, vierges qui voulez rester pures, soyez bénies au nom du Seigneur ! Cette religieuse fervente, à qui incombait la lourde charge de régir toute une communauté en ce temps d’orage, était à la hauteur de sa tâche par ses qualités d’intelligence et de caractère comme par ses mystiques vertus. Destève, que l’ardent désir d’entendre parler de sa fille amenait vers celle qui disposait de son sort, avait pu l’apprécier en de fréquents entretiens. La supérieure de son côté reconnaissait
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la générosité du sacrifice accompli par ce père qui, voyant son unique enfant hautement heureuse, acceptait sans regret exprimé, sans récrimination troublante, l’existence à part qu’elle avait choisie; elle éprouvait pour ce père qui savait bien aimer, pour cet homme de moralité sérieuse qui avait gardé dans le veuvage la constance du souvenir, une sympathique estime qu’elle ne craignait pas de laisser paraître sous les formes réservées de sa dignité religieuse. Entre ces deux âmes, placées dans des situations extérieures si différentes, une sorte d’amitié s’était établie, qui se manifestait de part et d’autre par un air de solide confiance. Destève trouvait toujours au couvent l’accueil offert à un visiteur dont la présence est naturelle et bienvenue ou même attendue. C’était une douceur pour lui de sentir sa fille sous l’autorité d’une personne qu’il pouvait considérer comme son alliée en une commune attention, une commune tendresse envers cette fille chérie, la supérieure, malgré un peu de scrupule, ne cachant pas la prédilection dont elle se sentait gagnée pour « ma trop aimable sœur Léonie », comme elle disait. Destève, en allant prendre des nouvelles au couvent, s’aperçut d’une sorte de désarroi dans ce lieu si paisible; les sœurs converses, placées près de la porte, ne lui ouvrirent qu’en hésitant et sans lui parler; il dut, contrairement à l’habitude, attendre quelque temps avant d’être reçu par la supérieure.. Quand celle-ci parut, il lui trouva une expression de visage concentrée et triste. Aux questions déjà inquiètes qu’il lui adressa, elle répondit : Nous sommes condamnées; l’ordre de dissolution m’a été transmis depuis deux jours. Dans quelques semaines toutes les religieuses, si elles ne sont pas sorties volontairement, seront chassées de leur asile et jetées à la rue. Quelle infamie on ose commettre ! fit Destève indigné. Quel abominable abus de la force contre de pauvres êtres sans défense !… Mais du moins presque toutes les sœurs trouveront un refuge dans leur famille. On les y accueillera avec tendresse et honneur et on les préservera de ce contact du monde qu’elles redoutent ; parmi leur regret du proche voisinage de Dieu et de l’édification mutuelle dans la vie de communauté, elles pourront encore prier, adorer, s’il leur est interdit d’enseigner. La pensée de reconquérir Lucile, de la voir de nouveau présente à son foyer, ne lui donna qu’un instant de joie rapide, si rapide que 142
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cet éclair fut à peine perceptible à lui-même : pour se réjouir véritablement d’une reprise de cohabitation, heureuse pour lui, mais résultant du malheur de sa fille, il s’était trop assimilé à elle par la tendresse, il avait fondu trop intimement son âme avec cette âme chère. Il sentait presque uniquement le chagrin cruel qu’éprouverait Lucile, arrachée au milieu mystique où se dilatait sa ferveur, et la diminution de dignité qu’elle subirait en vivant à l’avenir d’une vie religieuse mêlée de près ou de loin au monde vulgaire. Aussi dans ces dispositions il ne se récria pas d’abord, lorsque la supérieure lui exposa l’extrémité à laquelle les religieuses persécutées étaient réduites. — Vous pensez que les sœurs se réfugieront dans leur famille, lui dit-elle. La plupart peut-être trouveraient cette ressource; mais un assez grand nombre d’entre elles ont perdu leur père et leur mère, ou bien leurs parents, vivant d’une vie besogneuse et précaire, ne partageraient pas volontiers avec elles un pain difficile à gagner. Les religieuses plus favorisées du côté de leur maison natale ne veulent pas profiter d’avantages qui manquent à leurs compagnes malheureuses, abandonner celles-ci : elles sentent que l’égalité fraternelle interdit cette trahison. Elles ont d’ailleurs bien d’autres motifs pour garder l’habit religieux. Le Dieu qu’elles ont juré de servir est chassé de France : elles veulent le suivre, comme, pour ne pas se séparer de l’époux et pour continuer ses œuvres, l’épouse suit l’époux partout où il va. Toutes les sœurs sont résolues à prendre le chemin de l’exil. Destève laissa échapper un cri : — En exil ! toutes ! est-ce possible ! et Lucile est décidée comme les autres ? elle consent à quitter la France ? L’étranger, même voisin de la patrie, est amer pour le cœur : Lucile ne le redoute pas ? — Après avoir parlé aux religieuses réunies, j’ai vu chacune d’elles en particulier. Quelques-unes, quoique résolues comme leurs sœurs, ne peuvent cacher leur profond chagrin, elles sont cruellement affligées et, parmi celles-là, sœur Léonie ; elle, c’est à cause de son père. J’ai l’âme déchirée de sa peine et… oh ! croyez-le bien !… je compatis profondément à la douleur dont vous serez pénétré. J’aurais voulu l’adoucir en quelque manière. Depuis bien des jours, depuis les premières menaces que nous sentions peser sur nous, nous délibérions, mes sœurs du conseil et moi, au sujet des divers lieux
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d’asile qui pourraient nous être ouverts à l’étranger. Parmi le bouleversement où des lois tyranniques jettent toutes les congrégations, rien ne nous est facile. Après examen nous avons dû reconnaître que les régions rapprochées de la France seront envahies par la fuite des religieuses de tous les Ordres : en raison de cette affluence, si on peut faire recevoir quelques sœurs dans ces contrées, on ne peut y établir aucune fondation importante qui puisse faire durer une Communauté… C’est le contraire pour l’Amérique et spécialement pour le Brésil. Destève, sans bien comprendre encore, tressaillit à ce mot, devant la vision d’effroyable distance qu’il lui présentait. La supérieure, gagnée par l’émotion du malheureux père, reprit rapidement : — Nous avons reçu de ce pays des offres considérables qui nous font espérer le salut. Pour l’œuvre sainte de la Mère Amélie. À cause de ces précieuses espérances, je dois diriger vers ces contrées lointaines les meilleures parmi nos religieuses. Vu les propositions qui nous sont faites, elles doivent partir en assez grand nombre, au nombre de sept, avons-nous pensé. La religieuse, désignée pour le gouvernement de la pieuse colonie, est douée d’un esprit pratique, d’une volonté ferme et d’un cœur courageux. Les autres sœurs, animées d’un zèle ardent, sont toutes dignes de la mission capitale qui leur est confiée. Mais nous devons compléter cet ensemble en adjoignant aux exilées une compagne que Dieu ait pourvue de grâces spéciales; il faut, parmi les ouvrières de cette fondation, une personne, s’il en existe parmi nous, qui se signale par des dons comme ceux-ci : une instruction profonde et diverse, un goût éprouvé pour l’étude qui lui permette d’apprendre rapidement les langues locales, une vive lucidité d’intelligence, une exquise douceur de caractère, la paix habituelle de l’âme, et même, certes sans frivolité, l’agrément du visage et des manières, par lequel elle représentera la colonie religieuse avec distinction. Destève, à ces traits, s’écria, plein d’angoisse : — Mais… c’est de ma fille que vous parlez !… C’est elle que vous voulez envoyer aux extrémités du monde, loin de mes regards, loin de mon amour !… Comment ! elle me sera ravie à cause de ses qualités et de ses charmes que vous venez de décrire ! et ce sont ces grâces, ces vertus qui m’attachent à elle par une tendresse passionnée ! Oh ! cet arrachement serait trop injuste ! il serait trop cruel ! 144
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— Pauvre père ! oui, s’il faut une élite, votre Lucile en fait nécessairement partie; c’est bien elle dont le concours est indispensable à l’œuvre de salut. Songez que Dieu, l’Être souverain, a considéré en elle ces mêmes mérites dont vous êtes touché; songez qu’il aime, lui aussi, par prédilection, une âme ainsi douée et qu’entre toutes il la choisit pour soutenir sa sainte cause. Vous êtes respectueusement pénétré de la Majesté suprême; vous ne voudrez pas résister au ToutPuissant, vous ne voudrez pas comparer ni surtout opposer vos droits profanes aux droits sacrés de Dieu ! En résistant à la volonté divine, vous augmenteriez encore le chagrin de sœur Léonie. Je lui ai fait connaître la part qu’elle est destinée à prendre dans l’importante fondation. Devant cette perspective, elle a été sur le point de s’évanouir; elle a fondu en larmes, elle a sangloté; elle m’a dit : « Oh ! si cela se peut, éloignez de mon père ce calice!… » Mais, à l’exemple de son Divin Maître, elle s’est soumise. Faites de votre côté votre sacrifice ! il facilitera grandement le sien […] chapitre xi en exil Monsieur Étienne Destève à Gaïba, État d’Amazonas, Brésil, par Belém et Manaos. Bordeaux, 20 mars 1905. Mon bien cher Étienne, Les préparatifs à terminer ayant retenu Lucile et ses compagnes, elles ne partiront pas par le bateau d’aujourd’hui, comme tu le pensais, mais seulement par le prochain; je t’ai annoncé par câblogramme ce léger retard. Ma lettre, que le courrier va emporter tout à l’heure, précédera donc les fugitives : te sachant avide de détails sur ta fille, je t’écris pour te conter sa sortie du couvent avec ses sœurs, son voyage, son arrivée ici, enfin tous les événements se rapportant à elle, qui ont eu lieu depuis ton départ. « C’est lundi matin que les sœurs s’en vont en exil ! » Ce bruit avait couru toute la semaine; aussi le lundi, dès l’aube, la rue du couvent était pleine d’une foule bruyante que les gendarmes essayaient parfois d’éloigner. Je me trouvais là, naturellement. Quand les sœurs ont paru sur la porte, elles ont été acclamées; on criait : « Honneur
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aux saintes victimes ! À bas les tyrans !… À revoir ! À revoir ! » Presque tout le peuple leur rendait hommage; quelques forcenés seulement, et parmi eux des jeunes gens de la bourgeoisie, aspirants fonctionnaires, sans égard pour la faiblesse et le malheur de ces pauvres filles, sans être touchés même de leur grâce féminine, les couvraient de huées, disant : « Eh ! les stupides bigotes ! C’est bien fait ! Allez-vous-en ! » Un de ces jeunes hommes, plus zélé encore que les autres, agitait sa canne d’une façon odieuse; je la lui ai arrachée des mains et je l’ai lancée au loin : il est allé la chercher, suivi des injures de la foule; il court encore. Les sœurs s’avançaient en rangs serrés : en tête la supérieure de la petite colonie brésilienne, Lucile à côté d’elle, et sur leurs pas, tout proche, les autres sœurs, dont une converse. Au tournant de la rue, elles se sont arrêtées, et elles ont levé vers les fenêtres de leur cher couvent des regards éplorés; l’asile qu’elles avaient choisi se fermait pour elles : on entendait leurs sanglots, auxquels d’autres sanglots répondaient parmi le peuple, mêlés de cris d’indignation contre les persécuteurs. J’avais remarqué une femme, une ouvrière pauvre, qui marchait près de la sœur converse et de temps en temps la retenait pour la serrer avec passion dans ses bras. Tout à coup, apercevant le préfet qui était venu réprimer les manifestations, elle s’est élancée vers lui et l’a tiré par son vêtement; il a voulu se dégager; elle lui a crié : — Bourreau ! assassin ! vous m’écouterez !… Voilà que par vos ordres ma fille part ! Je n’avais qu’elle ! je ne la verrai plus ! Je vous maudis ! je maudis tout ce que vous aimez ! Vous avez une fille aussi, et pourtant, misérable ! vous n’avez pas eu pitié des parents ! vous leur arrachez leurs enfants chéris ! Eh bien, ce n’est que justice, votre fille, elle mourra ! La malédiction d’une mère est sur elle ! Je vous le dis, elle mourra ! La fille du préfet traîne une santé languissante, et son père la conduit de villes d’eaux en villes d’eaux, l’entoure de soins anxieux. À ces menaces qu’il entendait proférer contre son enfant dans ces circonstances, l’homme officiel s’est senti troublé malgré lui; faisant signe aux agents qui l’accompagnaient, il a ordonné : — Qu’on emmène cette folle ! La femme, saisie par les agents, s’est retournée : — Folle ? ah ! vous le verrez, quand votre fille mourra ! Elle est maudite ! elle est maudite ! 146
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Nous sommes arrivés à la gare, suivis de beaucoup de monde, mais sans autre incident. Ne voyageant pas dans le même wagon que les sœurs, presque à chaque station je me présentais, pour m’informer d’elles, à la portière de celui où elles s’étaient placées; je les trouvais calmes, mais tristes. Lucile ne montrait pas une physionomie aussi affligée que les autres, ses regards brillaient plus vifs; elle pensait sans doute à son père qui l’attend là-bas, de l’autre côté de la mer. Dans les riches plaines de l’Agenais, en passant devant les blonds coteaux à pente harmonieuse, où l’on sent que toutes les récoltes doivent mûrir aisément, les sœurs, dont la plupart avaient vu jusque-là peu de pays, s’écriaient : — Que c’est beau, la France ! c’est encore plus beau que nous ne pensions ! À Bordeaux, devine, mon cher Étienne, qui nous avons trouvé à la descente du train ! Nous avons trouvé mon fils Robert, venu de Rochefort pour dire adieu à sa cousine. Quand il a vu ce groupe de pauvres filles en fuite, encombrées de paquets comme de malheureuses émigrantes, il a frémi de colère; il a crié à pleine voix : — Non, on ne peut plus servir ce gouvernement de lâches qui exile des femmes ! Je laisserai tout, j’irai au loin explorer des pays sauvages, peuplés d’espèces moins grossières37 ! Les voyageurs s’attroupaient pour écouter ce jeune officier de marine qui s’exprimait avec tant de franchise. Je l’ai tiré à l’écart, suivi de Lucile et des sœurs. Là, Lucile, posément et fermement, lui a dit : — Tu ne feras pas cela, Robert. Dans l’état que tu as choisi, et qui est si conforme à tes aptitudes, tu ne sers pas un gouvernement, tu sers la France, et tu continueras; c’est ton devoir. L’énergie dont tu es doué, tu l’emploieras à défendre ton pays, à faire respecter son nom. Nous qu’on rejette, crois-tu que nous allons accuser notre patrie devant l’étranger ? Non, il ne nous échappera pas un mot de blâme contre la France, et nous n’admettrons pas qu’on parle mal d’elle à notre sujet… N’est-ce pas, ma Mère ? a-t-elle ajouté en se tournant vers la supérieure.
Un certain nombre d’officiers, tenus de procéder à la tête de leurs soldats à la fermeture de couvents ou d’écoles congréganistes, s’y sont refusés, brisant ainsi leur carrière. [Note de P. Cabanel] 37
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— Certes, ma fille, a répondu celle-ci, nous ne nous plaindrons pas devant les hommes d’une autre race, de peur qu’on ne méprise des Français à cause de nos maux. — Et nous servirons notre pays, a repris Lucile, comme s’il nous avait envoyées lui-même pour le représenter… Allons, Robert, tu ne voudras pas faire moins que de pauvres religieuses. La tâche qui t’est assignée est simple; ta noble profession te place en dehors des querelles intérieures; tu n’as qu’à regarder les couleurs qui flottent audessus de ton vaisseau; le reste ne te concerne pas. J’approuvais, cela va sans dire, ces paroles si justes de Lucile. Mais Robert résistait; agité, sombre, fronçant les sourcils, il ne répondait pas. Alors Lucile : — C’est à cause de moi que tu as ces sentiments amers; je le sais bien, et cela me fait beaucoup de peine. Quand on a donné son cœur à un Dieu de paix, il est triste de susciter la violence et la rancune. J’emporterai en exil ce scrupule douloureux, si toi, mon proche parent, mon ami d’enfance, tu persistes à me l’imposer. Elle était si touchante dans sa douceur affligée que, connaissant son influence sur Robert, je prévoyais bien ce qu’il allait faire. Pour éviter un chagrin à cette suave créature, il a cédé : — Eh bien ! soit, a-t-il dit, l’air détendu et souriant. Je continuerai à servir cette patrie qui pourtant n’est pas toujours aimable !… Au moins, toi, tu n’es pas à court de raisons… et il y a longtemps que c’est ainsi… Madame la supérieure, vous avez là une religieuse qui aura du mérite à observer la règle du silence. — Cette règle se lève d’elle-même, monsieur, lorsque Dieu nous inspire d’accomplir une bonne action. Dans les pays inconnus où nous allons, nous espérons bien gagner des amis à la France; je loue ma sœur Léonie d’avoir contribué à lui conserver un défenseur. Après cela, Robert, avec toute son ardente activité et toute sa jeune expérience des voyages, s’est mis à aider les sœurs dans leurs préparatifs. Sous son impulsion, on voyait les choses avancer d’heure en heure; et les pauvres saintes filles, jusque-là embarrassées et perplexes, se sentaient un peu rassurées. Malheureusement, avant la fin de tous les apprêts, mon marin a dû regagner Rochefort. En partant, il a renouvelé devant Lucile sa promesse de fidélité au drapeau. Mais sa colère contenue grondait encore, et il m’a dit :
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— Ces pieuses filles sont vraiment trop bonnes ! leurs affreux persécuteurs ne méritent pas tant d’indulgence ! Mon cher Étienne, tu reverras bientôt Lucile; le moment du départ approche. Ma tendresse pour la fille de ma sœur, pour ta fille, se sent meurtrie d’avance. Lucile et ses compagnes ne sont pas sans appréhension devant l’inconnu de l’espace qu’elles ont à franchir. Mais elles s’y lanceront à l’heure dite. Toujours réunies ensemble comme des hirondelles au moment de la migration, elles fuient le rude hiver d’une patrie devenue glaciale, pour conserver sous un autre climat la chaleur de cœur de leur vocation; elles s’agitent, un peu inquiètes, avec de doux appels et des froissements de voiles. Pour se donner du courage, elles se répètent l’une à l’autre : « Nous serons des missionnaires ! nous aurons cet honneur ! » Mais, un de ces jours, ayant aperçu la mer, elles ont frissonné de crainte. Elles voient s’approcher le départ, elles ne croient pas au retour. J’ai dit à Lucile : — Chère enfant, nous nous reverrons, j’espère ! Levant sa douce main pâle, elle a répondu : — Oui, au Ciel ! À cette attitude et à cette parole, on se serait cru en présence d’un ange. Mon cher Étienne, malgré mon chagrin de notre séparation, je comprends que tu aies tout quitté pour vivre auprès de cet être charmant. Sa présence te compensera de tous les biens perdus. Cependant, pour toi, ne plus voir Daumière ! laisser si loin la tombe de Thérèse !… Sois sûr que j’entretiendrai pieusement le souvenir de ma sœur et que je veillerai sur ta maison déserte, comme il a été convenu. Adieu, je t’embrasse de tout mon cœur. Ton frère, Guillaume ISSALYS. D’Étienne Destève à Guillaume Issalys. Gaïba, État d’Amazonas, Brésil, juin 1905. Mon cher Guillaume, […] Voilà maintenant les sœurs installées sur une rive lointaine de l’immense Amazone, à presque trois mille kilomètres de l’Océan,
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dans la fazenda, c’est-à-dire la station agricole de Gaïba, appartenant à un grand propriétaire brésilien, M. Mondego. Celui-ci, qui a réussi à grouper un nombreux personnel de travailleurs, voyant les enfants de ses ouvriers dans un état demi-sauvage, et sachant que la France ne veut plus de ses meilleures éducatrices, avait, par l’entremise de l’évêque de Manaos, demandé le concours d’une Congrégation expulsée38. Sur la renommée de la Mère Amélie de Druelle, l’évêque s’était adressé à la communauté de Notre-Dame. Ma venue, précédant à un assez long intervalle celle des sœurs, m’a permis d’assurer la bonne préparation de leur établissement. Anxieux pour la santé de Lucile et de ses compagnes, j’ai fait prendre des précautions auxquelles M. Mondego, familier avec le climat, n’avait pas songé. Le logement des sœurs et les bâtiments de l’école ont été préservés des infiltrations de l’eau et assainis, de manière à diminuer le péril toujours menaçant de la fièvre, et une chapelle a été aménagée pour l’usage particulier des religieuses; ces âmes timorées se seraient senties sans secours, si elles n’avaient pas trouvé un de ces lieux d’asile où l’on parle de plus près au Dieu qui règne sur toute la terre et dans l’univers entier. Lors de mon passage à Manaos, j’avais vu l’évêque et je m’étais mis en rapport avec le président de l’État d’Amazonas. Ces deux personnages, également bien disposés pour la diffusion de l’enseignement dans leur inculte pays, m’avaient facilité les moyens d’emporter à Gaïba le mobilier scolaire, les livres, les fournitures de toutes sortes, nécessaires à l’instruction. J’avais pensé que si les sœurs, en arrivant, trouvaient tout préparé, si elles pouvaient commencer immédiatement leur vie d’action et de propagande, elles sentiraient moins lourdement le poids de l’exil. L’aspect du pays offusque mes yeux, les types humains assemblés dans ce village fluvial ne me déconcertent pas moins. Les hommes employés à l’exploitation de Gaïba appartiennent à toutes les races qu’on rencontre dans cette région de l’Amérique : sous l’autorité du propriétaire se sont réunis de nombreux métis, descendants de Portugais et de femmes indiennes, auxquels sont mêlés des noirs, des mulâtres, et même des Peaux-Rouges, sortis récemment des solitudes On verra que c’est très exactement un scénario de ce type qui a valu aux religieuses du Saint-Sacrement de Valence de s’installer près de Maceio, au Brésil. [Note de P. Cabanel]. 38
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voisines : quelle bigarrure de traits et de couleurs ! Ces hommes sont occupés à des cultures qui ne me rappellent rien de connu : ils entretiennent des plantations de cacaotiers, arbre au feuillage presque noir, de palmiers à la forme étrange, de calebassiers, de manguiers; ils font pousser des bananes, de la canne à sucre, du manioc, dont la farine remplace ici le pain absent ; quelques-uns pêchent la tortue; la plupart d’entre eux s’enfoncent dans la forêt, parmi les troncs gigantesques, sous les immuables feuilles aux reflets vernissés, d’où ils rapportent le suc de l’hevea, le caoutchouc, produit principal de l’Amazonie. Je n’éprouve pas de penchant pour ces travailleurs qui n’ont aucune des traditions, qui ne font aucun des gestes de nos classes rurales; rien ne me rapproche d’eux. Au contraire, un marchand établi à Gaïba m’attire par une sorte de ressemblance émouvante entre ma destinée et la sienne; c’est un Arménien; il est venu d’Asie Mineure, pays de civilisation antique, et comme moi, comme ma fille, il est victime des haines religieuses : il a fui devant les Turcs assassins comme moi devant les oppresseurs de la liberté39. Dans cette population hétérogène les enfants abondent, tous portant les signes de leurs origines diverses. Ce sont ces petits êtres venus de si bas, si proches encore de la sauvagerie, que les sœurs ont en face d’elles, en face de leur noblesse spirituelle… Quel contraste ! quelle infinie distance ! mais elle est franchie par l’élan de la charité !… C’est dans ces têtes obscures, d’une ignorance toute primitive, qu’elles doivent faire pénétrer la lumière de la religion et les éléments de la connaissance. Les exilées de France s’acquittent de cette tâche avec zèle : elles veulent donner des âmes à Dieu, elles visent ardemment le salut de ces âmes et la gloire de leur Créateur ! Pour se faire entendre en ce pays, elles ont appris le portugais, et Lucile parle cette langue avec sa facilité naturelle. Pour ma part aussi, je m’y suis exercé soigneusement, de sorte que, aidé par M. Mondego et par quelques personnes de sa famille, je peux remplir à l’école les fonctions d’inspecteur : je vois Lucile enseigner, j’admire avec tendresse sa bonne grâce, sa douceur, l’ingéniosité de son esprit, l’autorité qu’elle prend sur les petits barbares rebelles dont elle veut faire des enfants de Dieu. 39 On appréciera cette comparaison, d’autant que nombre d’intellectuels dreyfusards et laïques appartenaient au courant arménophile [Note de P. Cabanel].
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Son charme rayonne au delà de ce petit monde, et c’est cette suave influence qu’avait prévue la supérieure de sa Communauté, en l’envoyant au Brésil. Les jeunes filles de Gaïba viennent visiter le couvent et s’empressent autour de sœur Léonie; les filles de M. Mondego sont très assidues auprès d’elle; celles de quelques contremaîtres regardent comme une faveur de lui parler. Dans ces jeunes vies naturellement animées, mais séparées de tout et fatalement ignorantes, c’est une nouveauté ravissante de voir des religieuses, venues de si loin, de pays prestigieux, et portant un costume presque sacré, en des attitudes recueillies, avec des expressions de visage qui les font ressembler à la sainte Vierge, éclose comme elles là-bas vers l’Orient. Confinées dans un entourage de mœurs rudes, dans un milieu d’âpres soucis pratiques où manque toute poésie, les jeunes filles s’émerveillent devant ces êtres de piété idéale, de dévouement et de paix, et la blonde Lucile, aux doux yeux, au teint uni, au sourire empli de grâce, leur paraît l’image la plus pure de ces hautes vertus. Mon cher Guillaume, il vient de m’arriver une surprise qui, pour un bref instant, m’a donné la proche illusion de la patrie. C’est une rencontre extraordinaire; mais, après les événements déréglés qui ont sévi en France, on peut s’attendre à tout. J’étais chez moi, dans la petite maison que j’occupe entre l’habitation de M. Mondego et le couvent, dans une petite maison étrange qu’entourent des palmiers peuplés de verts et rouges perroquets, lorsque j’ai vu entrer… tu ne devinerais jamais… eh bien ! j’ai vu apparaître un de nos voisins de jadis, le Père Delprat, le directeur du collège établi dans ce château de Lérac où naquit une de tes grand’mères. L’ordre religieux auquel il appartient ayant subi la persécution comme les autres, ce prêtre qu’anime un zèle infatigable est venu, successeur de tant de courageux missionnaires de jadis, porter au peuple du Brésil le bénéfice de son dévouement pour la foi40. En résidence à Manaos, auprès de l’évêque, pour suppléer à l’insuffisance des secours religieux dans ce pays, il va vers les parties de l’immense diocèse où le culte fait défaut, et il prêche, il distribue les Sacrements, il entretient la connaissance de la doctrine catholique chez ces populations perdues au fond des solitudes. Il passait, remplissant sa mission ; il a voulu voir son ancien voi40
Il s’agit des Picpuciens de Graves. [Note de P. Cabanel].
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sin des campagnes françaises : nous retrouvant tous deux sur la terre d’exil, nous nous sommes embrassés, les yeux pleins de larmes. Nous avons parlé de Lérac, de Daumière, douces résidences situées en face l’une de l’autre dans le pays fortuné d’où nous sommes exclus. Je l’ai conduit au couvent, pour lui montrer ma consolation qui est en même temps la sienne, puisque, si j’aime ma fille, lui, il aime l’œuvre de Dieu. Ah ! quels fronts émus de respect attendri les pauvres religieuses ont inclinés sous le geste de bénédiction du prêtre français ! Au prêtre et aux religieuses l’humilité chrétienne interdisait cette pensée, mais, moi, témoin de cette scène touchante, je songeais que, par la faute d’une tyrannie grossière, se trouvait relégué là, si loin de la patrie, dans un horizon de forêts, au bord d’un fleuve sauvage, tout ce que le passé de mon pays avait créé de meilleur. Les religieuses sont condamnées à l’exil pour longtemps, pour toujours peut-être. Elles s’y résignent en pensant que leur rôle, dans quelque contrée que ce soit, est de répandre l’amour divin et d’assister les malheureux. Les sœurs, sur la terre étrangère comme dans la patrie, visitent les pauvres. Cette mission incombe d’habitude à Lucile et à une de ses compagnes. Il y a quelques jours, celle-ci étant très occupée, Lucile me demanda d’aller avec elle voir un Indien malade, batelier et pêcheur qui habite au bord de l’Amazone une misérable case couverte en palmes. Attirée par les plaintes de l’homme qui gisait sur le sol fangeux, au fond de la cabane, elle s’avança droit vers lui, lui indiqua comment il devait prendre la quinine qu’elle lui apportait, et en déposa près de lui une provision suffisante jusqu’au lendemain. En remplissant cet office d’infirmière, elle portait sur le visage ce rayonnement de paix animée qui accompagne chez elle l’action charitable. Quand elle se retourna et qu’elle vit la pauvre Indienne, créature à peine digne du nom de femme, quand elle vit les enfants tout nus, spectacle que supportent malaisément les yeux des vierges voilées, quand elle vit les animaux, demi-privés, demisauvages, qui vivent familièrement avec les Indiens et semblent presque leurs égaux, sa douce figure s’attrista, et ses pieds la portèrent vite hors de la cahute, comme si elle voulait fuir un lieu de scandale. Au bord du fleuve, peu à peu sa démarche se ralentit, comme lasse; l’esprit visiblement occupé d’un rêve, elle ne tarda pas à s’asseoir. L’Amazone, venant d’un lointain mystérieux, coulait, jaunâtre, énorme, démesurée, entre des rives où verdissait une végétation
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inconnue. Placé non loin de ma fille, je l’entendis qui psalmodiait à demi-voix ces versets du psaume sacré : « Près des fleuves de Babylone, nous nous sommes assis et nous avons pleuré en nous souvenant de Sion. » « Nous avons suspendu nos harpes aux saules des rivages étrangers. » — Ah ! chérie, m’écriai-je, tu regrettes ta patrie, notre douce rivière, nos bois hospitaliers, nos coteaux qui semblaient nous entourer d’une caresse. Viens ! retournons chez nous, à Daumière ! Cela t’est permis. Quand tu as prononcé tes vœux, tu n’avais pas prévu l’exil. Sa tristesse et son aspiration allaient plus loin que je ne pensais, car elle répondit : — Ô père, c’est toute la terre, Daumière même, qui est un lieu d’exil. Le Ciel est la vraie patrie ! On ne nous prendra pas celle-là, et elle est si belle ! — Mon enfant, dis-je, comme tu es rêveuse ! — Oh ! non, je ne rêve pas; je crois, je sais ! — Que ne puis-je imiter son détachement du monde, me grandir jusqu’à sa foi absolue ! Elle se leva pour rentrer au couvent. Nous passâmes près d’un marais qui, recélant sans doute de hideux crocodiles dans ses profondeurs, étalait à sa surface de splendides nénuphars épanouis, corolles immenses d’un rose pourpré ou d’un blanc de neige. Au soleil des tropiques qui brillait ce jour-là, des papillons, grands comme des oiseaux, palpitaient de leur aile colorée sur les pétales de ces vastes fleurs. À notre venue ils prirent l’essor et allèrent en voltigeant devant Lucile. C’étaient des êtres magnifiques : l’un d’eux surtout, noir avec une grande tache bleue, semblable à un coin d’azur céleste, portait sur lui un étrange prestige, une apparence d’au-delà. — Oh ! fit-elle, on dirait des esprits qui m’appellent silencieusement ! Moi, comme elle, j’éprouvais la ressemblance de ces êtres ailés avec des âmes. Jamais l’antique symbole ne fut mieux représenté que par ces merveilleux papillons du Nouveau-Monde; mais, malgré leur abondance dans ce pays, malgré leur extraordinaire beauté, – éclos dans une contrée sauvage, entourée de déserts, où personne encore n’avait pensé, – vaine splendeur d’une nature où le cœur humain 154
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n’avait pas mêlé son rêve, leur signification mystique était sentie pour la première fois. D’Étienne Destève à René Cadars. Manaos, février 1906. Mon cher Cadars, D’après votre réponse unique à mes diverses lettres, je comprends qu’elles ne vous sont pas toutes parvenues. Gaïba, rivage perdu d’où je vous les ai écrites, est tellement en dehors de la civilisation ! Je me trouve ici en un lieu bien écarté encore, mais cependant un peu plus policé. J’y suis venu, accompagné de Lucile, afin de poursuivre certaines négociations avec l’évêque et avec le président de l’État d’Amazonas. Un religieux exilé, que j’avais connu dans mon pays, nous a appelés pour nous faire part d’un important projet conçu par l’évêque et par lui. Ce religieux, ancien éducateur de la jeunesse en France, s’est fait missionnaire auprès des pauvres populations brésiliennes perdues dans les solitudes. En s’enfonçant au loin pour entretenir la foi chez les colons avancés qui exploitent la forêt, il s’est approché des tribus indiennes restées idolâtres; il s’est mis en rapport avec elles; au péril de sa vie il a bravé leur défiance, et il a si bien apaisé leur hostilité par sa douceur qu’il a obtenu d’assembler leurs enfants dans des écoles, établies par lui au bord des hauts affluents de l’Amazone. Quelques Pères de son institut, chassés comme lui de France, et comme lui héroïquement dévoués, dirigent ces établissements, désignés sous le nom de catéchèses, où les jeunes sauvages sont amenés peu à peu à la civilisation par le prestige de la noble religion chrétienne et peuvent devenir ainsi, au lieu de nuisibles nomades, d’utiles travailleurs, des travailleurs d’autant plus utiles que, grâce à l’habitude, ils sont préservés des dangers d’un climat souvent meurtrier pour les hommes des autres races. Le Père Delprat a été puissamment aidé dans cette œuvre par le président de l’État d’Amazonas; cet administrateur, au nom des intérêts qu’il représente, l’a félicité de son zèle, si favorable au bien de l’État, et lui a accordé, outre toutes les facilités possibles, une subvention considérable en argent. Une bonne volonté si manifeste de la part du gouvernement civil a encouragé le religieux français et lui a donné l’espérance qu’une œuvre d’une autre sorte, d’une sorte plus relevée peut-être, dont il s’était
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entretenu avec l’évêque, pourrait être appuyée aussi bien, et c’est pour la préparation de cette œuvre que Lucile s’est rendue dans la capitale de l’État, où je suis venu avec elle. Il s’agit de créer à Manaos une maison d’enseignement secondaire pour les jeunes filles, qui serait tenue par les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame. Les sœurs de Gaiba, connaissant les mœurs et possédant la langue du pays, seraient remplacées au bord de l’Amazone par une nouvelle colonie venue de France, et elles seraient appelées ici pour s’y adonner à l’œuvre de grand avenir qu’on a en vue. Mettant toute sa confiance en sœur Léonie, sûre que par elle cette fondation serait bien préparée, la supérieure de Gaïba lui a délégué les pleins pouvoirs qu’elle avait reçus elle-même. Vous devinez, cher ami, avec quelle ingéniosité et quelle grâce Lucile s’acquitte de son importante mission. Pour moi, en voyant ses facultés s’épanouir, je me dis que, en dehors de la vie religieuse, n’ayant pas l’occasion de déployer ses puissances virtuelles de penser, de sentir et d’agir, elle serait restée fatalement inférieure à elle-même ; je songe que, grâce à sa belle et féconde vocation, il m’est donné d’admirer ma fille dans tout le plein essor de son être, qui m’est si cher. Je collabore de mon mieux avec elle à l’œuvre qu’elle est venue poursuivre ici, mais sa part d’activité et d’influence prévaut sur la mienne ; malgré la modestie qui la retient, elle est plus en avant que moi dans ces négociations que nous poursuivons ensemble; le rang qu’elle occupe, tout en cherchant à rester dans l’ombre, est sensible en particulier à un léger signe : souvent, quand on parle de moi ici, on néglige de m’appeler par mon nom, et on m’appelle volontiers « le père de sœur Léonie ». Qu’elle se manifeste par ces menus indices ou par d’autres plus importants, la prédominance de ma fille m’est très douce à sentir : il est si doux de tout rapporter à l’être qu’on aime, de s’effacer devant lui, de se perdre en lui ! L’évêque de Manaos se montre visiblement édifié par l’exemple des vertus mystiques qui transparaissent en toutes les manières d’être et toutes les actions de sœur Léonie, et, en me parlant d’elle, il exprime aussi l’admiration qu’il a conçue pour sa claire intelligence; il désire ardemment trouver les moyens de donner une telle éducatrice aux jeunes filles de sa ville et de son diocèse. Le prélat a voulu nous introduire lui-même auprès du chef du gouvernement local; le président de l’État a fait à la personne et au projet de Lucile un 156
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accueil plein de sympathie; il a nettement manifesté l’intention d’aider de tout son pouvoir à l’accomplissement de l’œuvre religieuse proposée, intention qui m’a paru, dans un entretien particulier que j’ai eu avec lui, inspirée par une philosophie très impartiale et compréhensive. Cette façon de voir et d’agir d’un homme de gouvernement, quoique très différente des procédés employés actuellement chez nous, ne vous étonnera pas : vous savez que la république a été établie au Brésil par des hommes de pensée, des esprits qu’avait éclairés le rayonnement lointain des doctrines d’Auguste Comte et qui avaient appris à reconnaître la nécessité sociale de la religion; en outre, la liberté constituait un droit absolu aux yeux de ces hommes, et ils auraient considéré comme un coupable abus de pouvoir d’empêcher ou de restreindre la naturelle expansion des diverses forces morales dans leur pays. Ces principes de justice et de raison continuent à inspirer la politique pratiquée au Brésil. C’est pour moi une confusion douloureuse de trouver chez un peuple étranger le beau spectacle de l’indépendance individuelle, de la dignité, du respect mutuel, de la concorde, et d’y montrer malgré moi la preuve certaine, la preuve trop évidente, que ma patrie est privée de ces biens ; aux peines déjà assez cruelles des exilés s’en ajoute une autre, celle de s’apercevoir que leur seule présence sur le sol où ils ont reçu asile est un blâme inévitable pour le pays toujours cher qui les a injustement rejetés. On serait tenté parfois de respirer à l’aise et longuement, ici, dans cette heureuse organisation sociale où l’on sent que personne n’est opprimé ; mais, pour moi, je m’en fais scrupule, en songeant à la pesanteur du joug subi en France, et, loin de me réjouir l’âme, le sentiment de liberté générale éprouvé ailleurs, en pays étranger, afflige mon cœur patriotique. Lucile, aux négociations dont elle est chargée, apporte d’autant plus d’ardeur qu’elle vise en son esprit un but placé au-delà de l’enseignement scolaire, cet enseignement fût-il tout imprégné de religion. Déjà, à Gaïba, l’exemple des sœurs, le sien surtout, la délicatesse de son être, la douceur de ses paroles, son air de pur esprit, cette apparition de vierge presque divine attiraient vers elle les jeunes filles élevées dans le rude milieu du travail pratique et suscitaient dans leur cœur des rêves tout nouveaux. Quand elle est partie pour Manaos, deux des filles de M. Mondego et quelques autres adolescentes lui ont déclaré avec larmes que, si elle ne revenait pas, elles iraient la
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rejoindre afin de vivre avec elle et comme elle. Elle exerce le même charme de suave spiritualité sur les jeunes filles de Manaos avec qui l’évêque, non certainement sans une intention secrète, l’a mise en rapport. Les commerçants, les banquiers, les hommes d’affaires spéciaux, appelés ici aviadors, qui font aux exploiteurs du caoutchouc l’avance des ressources nécessaires, tout absorbés par le profit matériel, ne mettent pas autour de leur famille l’atmosphère propre à contenter de très nobles aspirations. Il est des âmes vivantes et pures qui volontiers quitteraient ce milieu d’âpre négoce, si un asile de recueillement et de prière leur était ouvert. La race qui a conquis le Brésil a apporté du Portugal, si voisin de la mystique Espagne, des ferments d’exaltation religieuse, toujours vivants dans l’âme féminine, et que les soucis positifs des colons ne peuvent étouffer. Il ne s’agit que d’encourager ces dispositions natives, et Lucile y songe de tout son cœur, de tout son jeune et ardent désir. Au-dessus de Manaos, soustraite à l’agitation du port, préservée du bruit du commerce, se trouve une petite colline adossée à la forêt : forme rare, mouvement du sol qui charme les yeux dans ce pays indéfiniment plat, cette colline s’élève avec une douce lenteur, comme la prairie qui porte, là-bas, ma maison de Daumière. À ses pieds, avant de se perdre dans le vaste Rio Negro, coule une rivière étroite, tranquille, dont les eaux sombres et pourtant transparentes baignent une épaisse végétation d’une richesse merveilleuse. Quand on sort de la ville aux murs neufs et blancs qui renvoient une lumière aveuglante, il est doux de suivre en bateau cette route liquide : le passage où elle se glisse parmi le mystère de la forêt forme une voûte de hautes branches entrelacées, une nef baignée de vague demi-jour ou ponctuée çà et là de poudre d’or, entre des piliers géants qui se voilent à moitié sous une draperie de souples lianes retombantes, constellées de fleurs. Lucile, fidèle à son goût pour les humbles coins secrets, aime ce chemin couvert, si calme, qui lui paraît mener harmonieusement vers l’asile dont elle rêve. Elle rêve d’un couvent bâti sur ce bord ou sur la colline prochaine, qui recevrait les jeunes filles de la contrée et qui servirait d’abri aux vocations religieuses prêtes à s’épanouir. Établies près d’un centre civilisé, les sœurs goûteraient la joie dans leur exil d’avoir à enseigner, à faire aimer la douce langue de France, tout en parlant celle du pays. Du nom de sa mère et de la grande âme qui a le plus 158
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honoré la vie mystique, elle appellerait ce couvent Sainte-Thérèse. Mais les ressources manquent pour accomplir un si beau projet. Restée en France, la supérieure de la congrégation de Notre-Dame a vu sa communauté dépouillée de tous ses biens; malgré sa conviction que son institut serait sauvé, qu’il continuerait à se recruter et à vivre, s’il pouvait s’établir fortement au Brésil, malgré la confiance qu’elle met en Lucile pour cette œuvre, elle n’est pas en mesure de lui envoyer de secours important. Ici, les riches de Manaos, pris par la fièvre des spéculations mercantiles, s’y donnant tout entiers, cèdent avec parcimonie aux demandes de leurs filles qui les sollicitent passionnément en faveur des religieuses françaises. Le zèle de l’évêque est très grand, et la bonne volonté du gouvernement de l’État n’est pas moindre; il se trouve malheureusement que les ressources dont l’État et le diocèse pouvaient disposer en faveur des écoles religieuses ont été très réduites par la fondation des stations lointaines, engagées là-bas, au cœur des solitudes, pour tirer de la barbarie les jeunes Indiens. Devant tous ces obstacles accumulés, Lucile qui croyait toucher le but s’attriste. J’ai le chagrin de l’entendre soupirer, de la voir lever vers le ciel des yeux remplis de larmes. Pour elle, pour lui épargner le remords de me laisser seul au loin, je l’ai accompagnée dans l’exil, j’ai quitté mon pays, mes amis, la noble profession qui m’était chère; j’ai tout fait pour le bonheur de ma fille bien-aimée, et je constate avec une surprise accablante que mes efforts, que mes sacrifices ont été vains, puisqu’elle n’est pas heureuse. Cette âme patiente et paisible est en proie à une de ces crises, rares chez elle, mais qui la bouleversent entièrement, lorsqu’elles se produisent. De même que, jadis, une sorte d’orage intérieur l’emporta vers la vie monastique, maintenant, sur le sol étranger, elle est possédée par la passion qu’on peut appeler celle des missionnaires. Aimer Jésus-Christ ne lui suffit pas, elle veut propager cet amour, indéfiniment le répandre ; il est nécessaire à son cœur que son aimé soit aimé par d’autres, par des âmes nouvelles qui ne le connaissaient pas ou qui ne lui donnaient pas toute la fervente adoration dont il est digne : tant l’amour pour l’Être divin s’épanouit avec une générosité heureuse, contrairement à cet amour physique qui, étroit, jaloux, dispute son objet et se torture toujours de crainte.
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D’Étienne Destève à Guillaume Issalys Manaos, avril 1906. Le rôle de notre Lucile a beaucoup grandi, depuis que nous séjournons ici tous les deux, dans la capitale de l’État. Dans ce milieu où s’agitent de vives forces d’avenir, prêtes à prendre des directions diverses, la religion est très vivante, mais manque des organismes élevés qui lui permettraient de produire ses plus belles conséquences. La petite colonie de Gaïba étant bien à l’écart, vers l’Ouest profond, la chère sœur Léonie représente ici à elle seule les Ordres monastiques de femmes, presque entièrement détruits en France et cherchant à se reconstituer dans un pays nouveau. Cette région, qui n’a aucun passé, reproduit pour elle la situation où se trouvait dans notre petit pays la pieuse Amélie de Druelle, au lendemain de la Révolution, qui avait fait place nette des œuvres religieuses. L’ardente mystique, honneur de notre province natale, avait tout à créer. Dans la contrée du Brésil, où l’a menée l’appel de Dieu, sœur Léonie a tout à reconstituer sur le modèle qui lui a été laissé. Héritière de la fondatrice de la Communauté de Notre-Dame, elle a reçu pour mission de refaire sur un terrain nouveau l’œuvre ancienne, balayée du sol primitif. Elle se sent animée d’un zèle égal à celui qui inspira la création inaugurale, et elle rencontre des obstacles pareils aux difficultés qui embarrassèrent cette fondation. Sœur Léonie, délicate créature, est peut-être plus faible, plus accessible au découragement que sa glorieuse devancière; dans tous les cas, son champ d’action, si éloigné de son lieu natal, lui présente un inconnu, bien fait pour l’impressionner. Il est donc juste qu’il lui soit accordé le soutien dont fut dépourvue Amélie de Druelle. Lorsque Lucile est entrée dans la Communauté de Notre-Dame, toi, mon cher Guillaume, qui ne lis pas beaucoup, préférant sentir, tu as voulu connaître cependant d’un peu près cette Mère Amélie dont l’inspiration allait diriger la fille de Thérèse. Te rappelles-tu, dans l’histoire de sa vie, au début de sa fondation, ce cruel épisode : la sainte fille, appelée à servir Dieu, cherchant les moyens de suivre l’ordre d’en haut, rencontrant mille obstacles, conjurant alors son père et sa mère de lui fournir les ressources nécessaires à l’œuvre rêvée, et subissant de leur part un refus qui désola son cœur ?… Est-ce possible ! Quel égoïsme contre nature ! Quelle froide insen 160
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sibilité ! Comment purent-ils repousser la demande de leur enfant ?… Oh ! pour moi, non ! je ne serai pas inexorable comme ces parents-là ! j’aiderai ma fille, je viendrai à son secours dans ses tourments ! Je n’attendrai même pas sa prière; cette prière, je le devine, monte de son cœur à ses lèvres, sans qu’elle ose la formuler; je lui en épargnerai l’expression qui pourrait être pénible à sa délicatesse, je la devancerai, je satisferai son désir assez tôt pour qu’elle soit dispensée de m’en faire l’aveu. Quel est donc l’acte douloureux que ma fille souhaite de ma part, si douloureux qu’elle hésite et qu’elle tarde à me le demander ? Je vais te désigner ce sacrifice, cher Guillaume, et c’est toi qui m’aideras à l’accomplir. Puisqu’il faut des ressources pour la fondation d’un grand couvent de Sainte-Thérèse à l’étranger, et puisque je n’en ai pas d’autres à offrir que ma terre… écoute-moi sans te récrier, puis exécute avec courage la résolution que j’ai prise de bon cœur… Eh bien, voici : pour que Lucile soit heureuse… vends, oui, vends Daumière, la maison, le bois, les champs, les formes harmonieuses, les hauteurs, les pentes, les aspects, la couleur, la lumière, mon passé, mes rêves, mes souvenirs ! Vends la tradition de ma race, l’amitié avec mes voisins, les vestiges de mes devanciers, l’Ombre même de mon père !… Ce cruel arrachement est un malheur privé, mêlé à tant d’autres, et qui se perd dans le flot des événements publics. Seulement on avait espéré, au temps de ma jeunesse, que ces événements publics se feraient moins affreux et que les duretés de l’histoire ne recommenceraient pas toujours. Elles n’ont pas cessé, je suis un proscrit, et, comme les proscrits de toutes les époques d’oppression, je ne peux pas garder de terre sous le soleil de mon pays. La tyrannie m’oblige à enfreindre l’ordre vénérable qui me commanda jadis de conserver tous nos biens. En les vendant, je m’excuse à mes propres yeux par la violence qui m’est faite, et je dis à l’Ombre de mon père : « Père, pardonnez-moi ! c’est pour ma fille ! pour l’unique enfant de notre race ! Elle est persécutée, chassée de France : ne faut-il pas que je vienne à son secours !… Ah ! si vous l’aviez connue, vous l’auriez aimée comme je l’aime, vous auriez eu pour elle toutes les complaisances, vous l’auriez admirée et favorisée dans sa sainte vocation. Voyez ! depuis son noble élan, notre Daumière n’était plus destinée à une seule famille, elle était vouée à quelque chose de plus haut, elle devait abriter tout un essaim de vierges, servantes des pauvres et
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amantes de Dieu. Eh bien, sous un ciel nouveau, ce couvent de SainteThérèse que notre Lucile rêve de fonder remplacera notre maison et notre domaine, il en sera comme une nouvelle figure, transmuée et idéalisée. Père, votre cœur me comprend, n’est-ce pas ? et me pardonne ! » […]
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Quand résister c’est faire le choix du départ LA SOCIéTé DU SACRé-CŒUR C h a nt a l Pa is a n t
Au moment de la promulgation de la loi du 1er juillet 1901, la congrégation des Dames du Sacré-Cœur, fondée le 21 novembre 1800 par Madeleine Sophie Barat1, vient de fêter son centenaire. Reconnue sous le premier empire, en 1807, sous le nom d’Association des Dames de l’Instruction Chrétienne, autorisée par Charles X en 1827, à l’aube du xxe siècle elle est déjà largement internationale. Côté France, au demeurant, la situation légale des maisons fondées au fil du siècle variait : comme pour la plupart des congrégations globalement autorisées au xixe, après la Mère Barat, les supérieures générales n’avaient pas cherché l’approbation de l’État pour les nouvelles fondations ; la dernière autorisation, celle de la maison d’Avignon, datait de 1869 ; une quinzaine de maisons n’étaient pas autorisées. Depuis l’Italie où elle fait le bilan rétrospectif des liquidations, la rédactrice du carnet intitulé « Expulsion des Maisons du Sacré-Cœur de France, 1903-1909 » dresse le tableau suivant : « Nous avions en France, avant 1903, 47 maisons (en comptant 3 à Paris) : 2 non autorisées dont on ne déclarait même pas la valeur à l’enregistrement pour les impôts : Joigny et Marseille rue Thomas. 13 non autorisées : Moulins, Alger, Annonay, Pau, Aix, Bordeaux, Orléans, Layrac, les 2 Nancy (rue Boissac, les Anglais), le Mans.
1 Madeleine Sophie Barat, 1779-1865, fondatrice et première supérieure générale de la congrégation, de 1800 à 1865.
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2 que nous regardions comme autorisées et que le gouvernement n’a considérées que comme autorisées seulement par des décrets de tutelle : Angoulême, St Ferréol ; 30 autorisées, mais pour le gouvernement 28, Paris n’en formant qu’une. »2 Autorisées ou non, en 1909, toutes les maisons de France auront été fermées ; 2500 religieuses, soit près de la moitié de l’effectif global, auront pris la route de l’exil. Entre temps, suite au rappel à l’ordre de la préfecture de la Seine le 19 décembre 1901, la congrégation avait déposé une demande d’autorisation pour les maisons concernées, le 13 janvier 1902. Comme on le sait, Émile Combes, élu Président du conseil et Ministre de l’Intérieur en avril, allait obtenir bientôt de la Chambre le rejet en bloc de toutes les demandes d’autorisation pour les congrégations enseignantes. La loi du 7 juillet 1904, en interdisant aux religieux toute forme d’enseignement, achèverait le démantèlement : en 1904, la congrégation des Dames du Sacré-Cœur, essentiellement vouée à l’éducation des jeunes filles, était dissoute ; les fermetures allaient se poursuivre cinq années durant.
Sous le signe de la consécration : Cor unum et anima una in Corde Jesu Parmi les quelque 905 congrégations féminines globalement autorisées et qui allaient tomber sous le coup de la loi, le Sacré-Cœur de Sophie Barat offre un exemple de réaction radicale : loin de chercher à sauver ce qui éventuellement aurait pu l’être, le refus de tout compromis avec l’autorité publique, et a fortiori celui de la sécularisation, va convertir la décision du départ, largement imposée, en choix délibéré. Il reviendra à la Mère Mabel Digby, cinquième supérieure générale de la congrégation, d’opérer ce retournement, en dégageant le sens spirituel d’un exode qui va conduire hors des territoires d’influence française l’ensemble des sœurs de métropole, et d’Algérie, sans qu’il y ait eu, semble-t-il, aucune défection. Mabel Joséphine Digby, née à Ashley House (Middlesex) en 1835, est la première supérieure générale anglaise. Convertie du protestantisme, baptisée en 1853, elle entre à la maison de Marmoutier quatre ans plus tard. Après son noviciat à Conflans, et sa profession religieuse (le 4 novembre 2 Cahier manuscrit, format écolier, rédigé au Sacré-Cœur de Victoria, San Remo, 1916, C I A) 5 d) Box 8.
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1864), elle sera supérieure de la maison de Marmoutier. En 1872, elle est chargée de la vicairie d’Angleterre-Irlande, dont elle va multiplier les fondations ; elle assure la formation des novices. Nommée assistante générale et supérieure de la maison-mère, à Paris, en 1894, vicaire générale un an plus tard, à la mort de la Mère Sartorius, elle est élue supérieure générale le 26 août 1895. Elle a quarante-deux ans. De la maison-mère (fermée en 1907) au refuge de Conflans (dernière maison fermée en 1909), à Ixelles, en Belgique, où pour la première fois dans l’histoire de la congrégation, la 15e Congrégation générale se tiendra en dehors des frontières nationales, les seize années du généralat de la Mère Digby (1895-1911) recouvrent les années de crise.
Une autorité venant de Dieu Le discours que la Mère Digby prononce, le jour de son élection, donne à son gouvernement une direction spirituelle dont elle ne se départira pas. Elle repose sur trois piliers – l’unité de corps et d’esprit dans l’obéissance à l’autorité centrale ; l’esprit de sacrifice dans la recherche du dépouillement intérieur ; l’esprit d’adoration et de réparation dans la consécration au Sacré Cœur : « Notre gouvernement est un gouvernement d’unité centrale, reposant sur l’esprit de foi en une autorité venant de Dieu et sanctionnée par la Sainte Église. Esprit de vérité et de charité dans son fond et ses relations. Esprit cherchant la gloire de Dieu et le bien des âmes, sincèrement, par le sacrifice de la personnalité, le dévouement constant, un profond esprit intérieur d’adoration, de réparation, d’incessante prière, par l’énergie en face de la souffrance, par les recherches des dépouillements de la sainte pauvreté et le goût de l’abaissement, se rappelant que pour l’Épouse de JésusChrist humble, pauvre et crucifié, son Cœur doit être le livre ouvert où elle apprend toute chose, toute vertu, tout sentiment, toute règle de conduite. »3 Dès le 14 septembre 1895, la Mère Digby annonce la décision prise par la 14ème Congrégation générale, qui vient de procéder à son élection, d’accorder de façon définitive à la maison-mère l’adoration perpétuelle du Saint Sacrement, et de confier de nouveau la Société à Notre-Dame des SeptDouleurs, par une consécration solennelle faite sur la tombe de la Mère 3 Archives générales, série Conseils généraux, cité par M. Williams, rscj, La société du Sacré-Cœur, Histoire de son esprit, 1800-1975, éd. du Sacré-Cœur, p. 253.
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Sophie Barat, et qui reprend les paroles mêmes de la Fondatrice : la première lettre circulaire de la nouvelle supérieure générale est un appel à retrouver l’esprit primitif de la Société, fait de ferveur et d’oblation, en « ces temps pleins de menaces pour les serviteurs de Dieu ».
La mobilisation sous la bannière du Christ À cette date, les « menaces » en question ont pris la forme concrète des lois fiscales. L’année de l’élection de la Mère Digby, la loi de 1895 transformait la taxe d’accroissement, instaurée en 1884 et réclamée à chaque décès de sœur, par un abonnement annuel de 0,30 % sur les biens meubles et immeubles des congrégations. Depuis plus de dix ans, la congrégation du SacréCœur, qui arrivait au premier ou deuxième rang pour sa richesse, est l’une des cibles privilégiées du législateur. Monique Luirard4 rappelle à ce propos que son patrimoine provenant des dots, dons et legs des religieuses, représentait la fortune considérable de 22 millions et demi de francs pour les biens possédés et occupés, sans parler des valeurs, liquidités, œuvres d’art et d’orfèvrerie utilisées pour les besoins du culte ou le décor des chapelles. La fronde fiscale, orchestrée par le quotidien La Croix selon la dramaturgie des « derniers temps », laissait augurer bien d’autres « menaces » dont la congrégation avait déjà fait l’épreuve. Dix années plus tôt, en 1884, la Mère Lehon, troisième supérieure générale, demandait que soient bannis des maisons les livres et auteurs imposés par le gouvernement de Jules Ferry pour la préparation aux examens publics, et jugés contraires au plan d’études du Sacré-cœur et à son esprit : « Il faut, écrivait-elle, des âmes héroïques pour contrebalancer la mesure d’iniquités qui inonde le monde et attirer enfin les divines miséricordes. »5 Durant les trois années de préparation du centenaire de la congrégation, la devise de la Fondatrice, Cor unum et anima una in Corde Jesu, va prendre le sens d’une mobilisation générale sous la bannière du Christ où la Mère Digby multiplie les « croisades de prières » pour les congrégations religieuses victimes de lois considérées comme iniques. Aujourd’hui comme hier, face à l’incertitude de l’avenir, seules d’héroïques vertus, et la rigueur
4 M. Luirard, « Les Dames du Sacré-Cœur », dans 1901, Les congrégations hors la loi ?, ss dir. Jacqueline Lalouette et Jean-Pierre Machelon, éd. Letouzey et Ané, 2002, p. 258-270. Cette introduction reprend l’essentiel de son étude. 5 Archives générales SC, Lettres circulaires de Notre Très Révérende Mère Adèle Aimée Thérèse Lehon, supérieure générale de 1874 à 1894, Édition complète à l’usage des Supérieures, Éd. du Sacré-Cœur, Roehampton 1914, p. 104 ; cité par É. Dufourcq, dans Les congrégations religieuses hors d’Europe, Librairie de l’Inde, 1993, t. II, p. 472.
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de la vie religieuse, peuvent compenser les « maux du temps » (Lettre du 29 janvier 1896). En 1901-1902, ce n’est plus seulement à un combat que la Mère Digby prépare ses filles, mais à une guerre de longue haleine, une guerre sainte où « aucune trêve n’est permise, aucun modus vivendi ne peut s’établir entre l’armée du Christ et le monde, la chair et le démon » (lettre du 6 janvier 1902). De fait, comme nous l’avons vu, la Mère Digby attendra la dernière minute pour déposer, le 13 janvier, la demande de régularisation imposée pour les maisons non autorisées. L’apparente soumission à la loi va de pair avec une résistance intérieure où les sœurs sont appelées à manifester « l’esprit militant » qu’attise « le souffle de la persécution » ; « cet esprit qui est ami de la lutte et ne connaît ni la défaillance ni le découragement. » « Dieu hait la paix de ceux qu’il a destinés à la guerre », dit la Mère Digby en écho à saint François de Sales. En l’occurence, faire le choix du départ, loin d’être une soumission à l’adversaire, est un acte de résistance : l’intégrité de l’identité collective imposait le départ comme l’unique réponse possible à l’appel initialement reçu par chacune. En 1903, tandis que sous le gouvernement de Combes, les fermetures se multiplient, c’est en référence à saint François, sainte Thérèse d’Avila, et à la méditation de saint Ignace sur les deux étendards, celui du Christ et celui du prince de ce monde, que la supérieure générale stimule le zèle de ses sœurs pour la sainte pauvreté : non pas, précise-t-elle, la pauvreté « subie », « avec ses effets et obligations », mais la pauvreté évangélique, « qui intéresse le progrès spirituel » et « la correspondance à la grâce » (lettre du 12 décembre 1903). Suivre le Christ c’est connaître la persécution et la persécution vécue dans l’amour de Christ est chemin de perfection.
La centration sur le charisme fondateur L’année même où le Sacré-Cœur fêtait son centenaire, Léon XIII consacrait le genre humain au Sacré Cœur. La Mère Digby ne pouvait interpréter cette coïncidence que comme « un puissant motif de confiance », en même temps qu’une exigence renouvelée de fidélité au charisme fondateur. Ce double événement permettait de reconnaître dans les épreuves passées et présentes « l’œuvre de Dieu » et « le privilège des apôtres qu’il se choisit » (Lettre du 14 septembre 1900). Déjà en 1896, évoquant la main bénissante de Léon XIII sur celles qu’il nomme « le troupeau chéri, la portion choisie de l’Église de Dieu », et sur « les œuvres entreprises par le Sacré-Cœur dans le monde entier, pour le salut des âmes », la mère Digby s’exclamait : « Ah ! Dieu veuille nous accorder la grâce de réaliser ce qu’il en attend et de rester fidèles jusqu’à la mort à tous nos engagements ! » (Lettre du 29 janvier 1896).
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Les nombreuses audiences pontificales6 obtenues par la supérieure générale, lors des séjours romains que sa santé l’oblige à faire chaque hiver, les comptes rendus rédigés par le secrétariat général, commentés dans les circulaires, achèveront de diffuser dans l’ensemble de la congrégation l’idée d’une mission toute particulière dévolue au Sacré-Cœur, solidaire d’une histoire de l’Église universelle. Au-delà de la crise hic et nunc, elle ouvrait la perspective d’un redéploiement des œuvres dans le temps et l’espace. En 1905, dans le contexte de la loi de séparation de l’Église et de l’État, la secrétaire place ces paroles dans la bouche du saint Père Pie X : « Le Seigneur ne vous abandonnera pas, et comme Il veut la Sainte Église triomphante au milieu de la persécution, il conservera à votre Ordre sa vie et sa fécondité, et le donne comme aide et ornement à l’Église » (12 février 1905). La Mère Digby en appelle à la vocation de réparatrices des Sœurs du SacréCœur pour expier le « crime » que représente « la séparation consommée entre la fille aînée de l’Église et le Saint Siège » (Lettre du 6 janvier 1906).
L’obéissance de jugement Un troisième événement va permettre de promouvoir, à travers la figure de la Fondatrice, un idéal d’observance religieuse et de dévouement à la gloire du Sacré Cœur : la cause de béatification de Sophie Barat qui se termine en mai 1908 par une grandiose célébration à Saint-Pierre de Rome. Les étapes du procès, la fermeture de la maison-mère, considérée comme le « sanctuaire » où elle passa ses derniers jours, sont l’occasion d’exalter l’esprit d’obéissance et de silence dont la fondatrice offre le modèle parfait. L’ouverture de son tombeau, en 1908, pour le transfert de ses restes à Jette, une ouverture qui révélera un corps intact, viendra confirmer la justesse d’un choix absolu où, dans la persécution assumée, la communion au Christ souffrant et humilié passe par le dépouillement intérieur. « Vivre en Dieu, Le porter en nous par la parfaite suggestion de toutes nos facultés, Le donner autour de nous par la surabondance de notre intimité avec Lui, voilà ce qui nous unifie », écrit la mère Digby (Lettre du 14 septembre 1900). Or « l’union de la volonté et du jugement peut seule l’appeler union de l’esprit, anima una ». Les lettres multiplient les mises en garde contre les risques de division liés à l’expression des opinions personnelles. Le silence, le renoncement au jugement privé, dit «obéissance de jugement », sont valorisés comme la voie de la perfection : « en éteignant 6 Audiences de Léon XIII (11 janvier 1903) de Pie X (veille de noël 1904, 12 février 1905, 10 janvier 1906).
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volontairement notre petite lumière personnelle, la foi vive devient notre flambeau. » Suite à la loi de 1901, les risques de dissidences commandent une communication externe rigoureusement centralisée ; les indiscrétions de religieuses imposent le contrôle des correspondances et parloirs (lettre du 17 septembre 1901). En 1904, la congrégation étant dissoute, de nouvelles consignes sont envoyées aux supérieures : « Ne point parler d’exil ou d’exilées ; tendre toujours à diminuer la correspondance et la longueur des lettres ; ne pas se faire colporteuses de nouvelles ; c’est une occupation au-dessous de notre dignité religieuse ; c’est par ce côté qu’entre l’esprit du monde, par ce côté aussi que l’esprit religieux s’en irait » (Lettre du 11 septembre 1904). En 1906, ce ne sont plus les opinions et conversations qui sont stigmatisées, mais « le murmure, le demi-mot où paraît la lenteur de la volonté à s’exécuter, le regard qui trahit la légère méfiance envers n’importe quelle autorité, l’éclair qui jette la lumière sur un petit désaccord de jugement » (Lettre du 6 janvier 1906). Entre temps, les assistantes générales, Juliette Depret et Sophie du Chélas, supérieure de la maison-mère, avaient été démises de leurs fonctions lors de la congrégation générale de 1904. Ainsi que le note Monique Luirard7 : « Dans les mois ou les années qui avaient précédé, une scission s’était peu à peu produite au sein du Conseil général, à l’insu de la Mère Digby » – de fait souvent en voyage, non seulement à Rome, mais dans les maisons d’Europe où elle prépare le repli. Les raisons du conflit demeurent difficiles à cerner. Il semble cependant que les deux assistantes aient questionné une décision qui revenait à abandonner les œuvres de France à la concurrence de l’État et de congrégations ayant fait le choix de la sécularisation. On aurait sans doute pu maintenir quelques orphelinats… En tout état de cause, la crise interne, soigneusement occultée depuis, fut suffisamment grave pour que le Saint-Siège ait demandé au cardinal de Paris, Mgr Richard, de présider cette 15ème congrégation générale, et le moins qu’on puisse dire est que le style de gouvernement de la Mère Digby et son intransigeance offraient peu de place à l’expression des différents points de vue au sein de son conseil.
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Sous le signe de la dévastation : le théâtre des événements Les lettres circulaires de la Mère Digby, tout comme les Lettres Annuelles des différentes maisons, visent à construire cette unité de vision. Mais, à côté de ces publications internes, grand nombre d’autres documents, sur des registres très divers (courriers privés, livres de compte et inventaires, articles de presse, mémoires…) éclairent d’autres facettes matérielles et humaines des événements et leurs répercussions dans les réseaux de soutien au Sacré-Cœur.
L’épreuve au jour le jour La censure des correspondances, la sélection drastique des archives à déménager expliquent que l’on n’ait pu retrouver à ce jour aucune lettre de Sœurs. Les lettres des Mères supérieures des maisons à la supérieure générale, en revanche, abondent. Jusqu’ici entièrement inédites, elles constituent un témoignage de première main sur l’impact des décisions politiques dans les communautés. Le législateur prévoyait que le surplus de la liquidation des biens réquisitionnés irait à des œuvres comparables – en l’occurrence l’enseignement public. Les Sœurs décidèrent « de ne pas laisser de reliquat à un enseignement athée »8. Pensionnats, communautés et chapelles furent systématiquement dépouillés – lits et fourneaux, bibliothèques, horloges, stalles, vitraux, parquets… Dès 1901, un inventaire général fut envoyé aux maisons hors de France pour leur propre équipement. Les expéditions tiennent compte également des frais de douanes variables selon les pays. L’ampleur d’une telle opération supposait une coordination sans faille assumée de main de maître par l’économe générale, la Mère Borget, alors âgée de soixante-dix sept ans. Écrites au fil des heures, et de la plume, la douzaine de lettres rassemblées ici est représentative du climat de tension et d’effervescence, de douleurs affectives aussi, dans lequel se déroulent les déménagements et départs hors frontière : l’attente anxieuse du décret de fermeture, le délai imparti ou non, les adieux aux élèves, les larmes, le deuil, les hésitations sur les destinations des Sœurs, âgées ou malades, le tracas des affaires à régler, l’épuisement des emballages sans fins… la désolation dans la maison. Les lettres disent aussi l’attachement à une France qui se trahit elle-même, et l’impossible discrétion : les parloirs qui ne désemplissent pas, la foule dans les gares applaudissant les religieuses en partance. Et puisque telle est la Cahier de San Remo, déjà cité.
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consigne de la Mère Digby, ce ne sont point d’« exilées » dont on parle, mais des « privilégiées du moment », dont les supérieures ont à cœur de souligner l’obéissance et la disponibilité : « Je suis on ne peut plus contente de la manière dont se reçoivent les obédiences ; pas un mouvement de nature, mais le surnaturel en plein. » (Mère Mathilde de Brouwer, 28 mars 1903). Mais bien au-delà d’un simple désir de conformité, une culture commune se partage, et au détour de lettres par ailleurs très pragmatiques et sans apprêts, l’élévation atteint parfois au sublime. Au milieu de la débâche de la maison de Belle-Croix, passe la figure du Christ au Jardin des Oliviers : « Nous continuons à monter vers Jérusalem, dit la Mère de Brouwer, et tout ce qui a été prédit va s’accomplir ! C’est bien monter dans l’amour et vers le ciel ! »
Bras de fer et solidarités Il y aura quelques procès tumultueux, notamment à Joigny où les Sœurs occupaient la maison natale de la Fondatrice. Dès le 10 janvier 1902, on décida de l’évacuer, considérant que c’était la meilleure façon de la conserver à la Société. Le nouveau locataire, le colonel de Guilhermy, ayant été condamné pour s’être opposé au liquidateur nommé en mars, la Société engagea un procès contre l’État et le gagna en juin 1902 : dans le contexte, le tribunal considéra que l’État ne pouvait nommer un liquidateur contre une congrégation autorisée. Le site de la maison-mère, l’Hôtel Biron, rue de Varenne, où les Sœurs étaient installées depuis 1820, fut un autre objet de litige : revendiqué par les descendants de la duchesse de Charost qui allèrent en justice, mis aux enchères par le liquidateur nommé en 1909, convoité par plusieurs acquéreurs catholiques, il finit par être acheté par l’État pour six millions et demi de francs. À distance des événements, en 1916, la rédactrice du cahier de San Remo reconnaît que « les lois persécutrices de 1903 et 1904 contenaient néanmoins quelques réserves de justice relatives aux individus. » Elles prévoyaient en effet la possibilité pour les religieuses de revendiquer les dots versées à leur congrégation ; les parents pouvaient aussi revendiquer les dots des religieuses décédées et les donations faites aux maisons religieuses. « La Mère Borget fit envoyer à toutes les supérieures des religieuses françaises les indications nécessaires mais ne força personne à revendiquer », et sur les conseils de son avocat, limita les revendications aux professes. Sur les 224 revendications présentées, 221 furent acceptées par les tribunaux, ce qui permit au Sacré-Cœur de récupérer des sommes considérables et témoigne de la solidarité des Sœurs et des familles qui s’empressèrent de rendre les fonds à la congrégation.
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Les délais de plusieurs mois, voire plusieurs années, entre les décrets de fermeture et la fermeture effective des maisons ont aussi tenu aux démarches entreprises par les familles de Sœurs ou de pensionnaires, influentes. La tradition d’élitisme social du Sacré-Cœur et l’association des anciennes élèves « Enfants de Marie » avait permis de construire un réseau solidaire efficace. Des particuliers rachetèrent des immeubles en s’engageant à les rendre aux Sœurs à leur retour en France. À titre d’exemple de soutien inconditionnel, on lira ici l’hommage grandiloquent d’un parent d’élèves aux éducatrices incarnant à ses yeux les vraies valeurs nationales de Liberté, face à une République « barbare » ! La presse catholique se fait l’écho des manifestations spontanées accompagnant le départ des Sœurs et dresse le théâtre d’un affrontement entre deux France : d’un côté la France bourbonnaise, solidaire des « expulsées », victimes d’une « loi attentatoire à la justice et à la conscience », de l’autre, les députés sectaires (La Vérité française, 2 avril 1903).
Sous le signe du renouveau et de la permanence : la crise comme tremplin du déploiement En 1865, à la mort de la Mère Barat, la congrégation comptait 45 maisons hors de France, sur un total de 89 : quatre en Italie, quatre dans les îles britanniques, trois en Belgique, une en Hollande, deux en Prusse, trois dans les États autrichiens, trois en Espagne, deux à Cuba, vingt en Amérique du Nord, trois en Amérique du Sud. Cette dimension internationale permettait à la supérieure générale anglaise de présenter les départs hors de France, très tôt pressentis, envisagés, comme faisant partie intégrante d’une vocation qui unissait déjà tant de Sœurs de pays et de langues différents.
« Venez et suivez-moi » Dès 1902, la Mère Digby prépare ses Filles à retrouver l’élan inconditionnel du premier appel : « […] le premier sentiment qui s’élève dans mon cœur est celui de la reconnaissance que notre Société soit encore debout en France […] Mais si Dieu notre Seigneur, s’adressant à chacune d’entre nous, nous dit : « Allez et enseignez sur d’autres terres, », nous répondrons avec le même élan de volonté que lorsqu’à sa première invitation – « Venez et suivez-moi » – nous avons tout laissé ; car
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si Notre-Seigneur sème au loin son grain choisi, ne nous contenterons-nous pas de savoir que nos sommes vouées à son service, que nous appartenons à la société de son Cœur et lui sommes consacrées pour le temps et pour l’éternité ? » (Lettre du 18 décembre 1902). Reprenant les mots de la Mère Lehon à Jeanne de Lavigerie9 en partance pour l’Amérique latine, la Mère Digby engage chacune à « ne jamais laisser amortir le sacrifice par des regrets » (Lettre du 19 juin 1903) : au plus intime d’elle-même, le Tabernacle est la véritable patrie où rien ne peut manquer.
Une nouvelle page Les événements de France ne pouvaient que confirmer l’orientation ultramontaine de la Société. Plus qu’à leur déploration, les comptes rendus des audiences de Léon XIII et Pie X sont consacrées à l’évocation des pays de mission qui attendent les Sœurs. Des refuges sont installés aux frontières pour accueillir les sœurs les plus fragiles. Dès 1903-1904, vingt et une maisons sont fondées en Europe (Belgique, Italie, Espagne, Autriche), d’autres en Amérique du Sud (Brésil, Uruguay). Mais la crise française est aussi un tremplin pour des implantations nouvelles : en 1903, la Société s’installe pour la première au Pérou et au Caire ; en 1907, elle est en Colombie ; en 1908, au Japon. Rétrospectivement, les dernières maisons de Franc étant fermées, ellemême ayant trouvé refuge en Belgique, la Mère Digby reconnaît dans l’épreuve la source d’un redéploiement : « Une nouvelle page s’ouvre dans l’histoire de notre bien-aimée Société, la fermeture des chères maisons de France, le renvoi de toutes nos religieuses et la destruction de nos œuvres en pleine prospérité.. D’un autre côté, elle s’est étendue au loin et les demandes de fondations excèdent de beaucoup ce que les ressources de personnel nous permettraient d’entreprendre encore. » (Lettre du 5 mai 1910).
9 Jeanne de Lavigerie (1851-1932) : entrée au noviciat de Conflans, en 1876, un an après la mort de son mari André de Lavigerie, elle sera envoyée à Lima le 15 mars 1879 ; elle y sera successivement sous-maîtresse des novices, assistante, supérieure (de 1892 à 1895) ; au moment de la congrégation générale de 1904, elle est Vicaire au Mexique (1895-1904). Elle assumera les fonctions d’assistante générale à Paris de 1904 à 1907, avant de partir pour Rome, à la Trinité des Monts puis à la maison mère où elle finit ses jours.
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Sources L’ensemble des textes et documents figure dans les archives générales du Sacré-Cœur. Les Lettres circulaires de la Mère Digby constituent les seules sources imprimées. Les autres documents sont publiés ici pour la première fois d’après les originaux manuscrits. Les textes rédigés sont complétés par quelques documents bruts – liste des maisons fermées, extraits d’inventaires, répertoire de destinations, liste des nouvelles fondations : ils contribuent à donner une idée de l’ampleur de l’événement collectif et de son impact sur l’histoire de l’implantation des congrégations religieuses hors de France. EXPULSIONS DE FRANCEa Maisons
Fondation Arrêtés des décrets d’expulsion
Délais du gouvernement
Départ définitif
Réouverture
1927
1902-1903 *Joigny
1894
Parties de nous-mêmes
14 janvier 1902
*Marseille Rue Thomas
1851
Idem
13 septembre 1902
*Orléans
1841
27 mars 1903
9 avril 1903
9 avril 1903
*Nancy rue de la Ravinelle
1827
4 avril 1903
4 mai 1903
9 mai 1903
*Lyon rue Boissac
1858
1er mai 1903
1er juin 1903
1er juin 1903
1921
*Lyon Les Anglais
1875
1er mai 1903
1er juin 1903
1er juin 1903
1924 (La Roseraie)
13 mai 1903
13 juin 1903
13 juin 1903
*Le Mans
Refuge à Boisl’Évêque
a Synthèse de trois documents : d’une part, un cahier manuscrit, format octavio, précisant, vicairie par vicairie, les dates des décrets de fermeture, délais accordés et départs définitifs ; d’autre part le cahier manuscrit de San Remo, déjà mentionné, précisant les maisons autorisées et non autorisées ; enfin, une liste dactylographiée précisant les dates de réouverture des maisons, Archives générales C. I. A) - 5.d), box 8. Les Maisons non autorisées sont indiquées par une étoile *.
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*Layrac
1851
27 mai 1903
4 juin 1903
31 juillet 1903
*Nancy Frg St Pierre
1841
4 avril 1903
31 juillet 1903
31 juillet 1903
*Moulins
1853
21 mars 1903
31 mars 1903
31 mars 1903
*Annonay
1890
17 juillet 1903 1 août 1903
1er août 1903
*Aix
1832
24 octobre 1903
7 novembre 1903
9 novembre 1903
Pau
1873
13 mai 1903
13 juin 1903
31 juillet 1903
Angoulême
1856
2 février 1904
17 février 1904
*Bordeaux
1891
arrêté arrivé après départ
6 avril 1904
La Neuville
1847
11 juillet 1904 1er octobre 1904
1er octobre 1904
Poitiers
1806
11 juillet 1904 1er octobre 1904
2 octobre 1904
Charleville 1834
11 juillet 1904 1 octobre 1904
3 octobre 1904
Laval
1841
10 juillet 1904 1 octobre 1904
10 octobre 1904
Lille
1827
11 juillet 1904 1 octobre 1904
11 octobre 1904
er
Refuge à Fontaine l’Évêque
Refuge à San Remo
1904
er er er
30 mars 1904 1926
1915 Refuge à Lindthout Réouverture en 1919
1905 Montpellier 1841
18 janvier 1905 1 septembre 1905 5 mars 1906
1916
Marseille, 1853 rue des Dominicaines
18 janvier 1905 1 septembre 1905 28 juin 1906
1918
Beauvais
18 janvier 1905 1er septembre 1905 7 septembre 1905
1816
er er
Marmoutier 1837
18 janvier 1905 1er septembre 1905 23 septembre 1905 1920
Montfleu1847 ry/Grenoble
10 juillet 1904 1er octobre 1904
20 octobre 1905 (gardiennes)
Niort
1818
10 juillet 1904 1er octobre 1904
6 décembre 1905 (gardiennes)
Calais
1854
11 juillet 1904 1 octobre 1904
1930
1906
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er
21 février 1906
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St Brieux
1854
18 janvier 1905 1er septembre 1905 18 mai 1906
Bourges
1846
18 janvier 1905 1er septembre 1905 14 septembre 1906 (gardiennes)
Perpignan
1828
10 juillet 1904 1er octobre 1904
6 novembre 1906 (gardiennes)
Toulouse
1839
10 juillet 1904 1er octobre 1904
6 novembre 1906 (gardiennes)
Besançon
1823
10 juillet 1904 1er octobre 1904
10 novembre 1906 (gardiennes)
Marseille, St Joseph
1834
18 janvier 1905 1 septembre 1905 10 janvier 1907 (gardiennes)
St Ferréol
1857
3 janvier 1907 1er avril 1907
Avignon
1829
8 juillet 1906
1920
1907 er
1er avril 1907
1er septembre 1906 19 juin 1907 (gardiennes)
Paris, Maison 1858 mère Pensionnat, Maison de 1820 retraite
10 juillet 1904 1er octobre 1904
10 août 1907
Quimper
1875
10 juillet 1904 1er octobre 1904
Chambéry
1817
13 juillet 1906 1er septembre 1906 1er septembre 1907
La Ferrandière
1818
9 juin 1907
1er septembre 1907 31 août 1907
Bordeaux
1819
4 juillet 1907
1er septembre 1907 9 septembre 1907
Quadrille
1819
9 juin 1907
1er septembre 1907 12 octobre 1907
1918 1924 (La Roseraie)
1908 Amiens
1801
11 juillet 1904 1er octobre 1904
Rennes
1846
8 juillet 1908
19 mars 1908
1920
1er septembre 1908 26 septembre 1908 1909
Conflans
1836
18 août 1906
31 juillet 1907, 1908, 1909
14 août 1909
*Alger
1842
22 juin 1907
1er septembre 1907, 29 août 1909 1908, 1909
Maison mère à Ixelles
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La Société du Sacré- Cœur
Nantes
1838
25 juin 1909
1er septembre 1909 31 août 1909
Refuge à Goodrington Réouverture en 1916
Lettres circulaires de la Mère Digby10 Supérieure générale de la Société des Dames du Sacré-Cœur Le Pape Léon XIII consacre le genre humain au Sacré Cœur l’année où la congrégation fête son centenaire (du 21 novembre 1899 au 21 novembre 1900). La veille de la loi de 1901, au moment où les menaces commencent à peser sur les Maisons de France, la Mère Digby reconnaît dans cette coïncidence « un puissant motif de confiance » que vient corroborer l’ouverture, en 1900 également, de la première séance publique pour « l’héroïsation des vertus » de la Fondatrice. Ainsi durant une décennie, jusqu’à son propre départ pour Ixelles, en 1909, les lettres circulaires de la Mère Digby vont-elles lier intimement une double chronique : d’un côté, les événements de France, dont l’épreuve collective culmine avec la fermeture de la Maison Mère ; de l’autre, les étapes de la cause de béatification de Sophie Barat, qui aboutira en 1908. Deux registres d’événements dont la mise en résonance donne à ces lettres de direction leur ligne de force spirituelle : en invitant à replacer le drame vécu en France dans le temps long d’une histoire centenaire ouverte sur l’avenir ; en exhortant les sœurs à puiser aux sources fondatrices les héroïques et discrètes vertus incarnées par Mère Barat ; enfin, en exaltant, dans la consécration à la gloire du Cœur de Jésus, le sens d’une mission « dont les postes les plus éloignés ne sont que les expressions et les centres divers du Cor unum et anima una qui vit et agit en chacune pour cette fin »11. Ainsi, bien avant leur dispersion ef-
Les lettres citées ci-après sont extraites du recueil des Lettres circulaires de Notre Vénérable Mère Marie Joséphine Mabel Digby, pour toutes les religieuses de la Société, Rome, Maison Mère 1960. Il intègre des comptes rendus des audiences pontificales, dont celle du 12 février 1905 retenu ici. Pour les lettres manquantes dans cette seconde édition, nous nous référons par ailleurs au recueil des Lettres circulaires de notre Vénérée Mère Marie Joséphine Mabel Digby, édition complète à l’usage des Supérieures, Roehampton 1914. 11 Lettre XVI, Paris, 18 novembre 1899, Lettres circulaires, Rome 1960, p. 101. 10
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fective, la supérieure générale prépare-t-elle les sœurs de France au grand départ.
Rome, 6 avril 190012 Fin décembre 1899, la Mère Digby se rend à Rome à la demande du postulateur Mgr Virili, pour apporter son témoignage à la Cause de la Mère Duchesne, première missionnaire du Sacré-Cœur, partie aux ÉtatsUnis en 1818. Celle de la Mère Sophie Barat se poursuit13. Tout en donnant les consignes pour la préparation du centenaire, pour la seconde fois depuis 1897, où elle avait déjà lancé « une croisade de prières »14, c’est « un nouvel assaut de prières » qu’elle propose aujourd’hui à ses sœurs face aux dangers qui menacent les maisons de France.
S.C.J.M.
Ma révérende Mère,
Les inquiétudes du moment actuel par rapport à nos chères maisons de France, me portent à vous proposer un nouvel assaut de prières pour nous mettre de nouveau toutes sous la garde du Sacré cœur de Jésus. Nous ne voulons que sa gloire et le bonheur de lui gagner des âmes en propageant son culte sur la terre où il a daigné en manifester le désir. Chaque famille pourrait se réunir tous les jours pour réciter en attitude de pénitence, le Trait de la Messe du Mercredi des Cendres Domine non secundum (si aimé de notre vénérée Mère Lehon15). Les vendredis, on dirait à la chapelle la consécration et l’amende honorable au Sacré Cœur du vœu de 187016 que nous renouvelons ici pour Lettre XVII, Lettres circulaires, Rome 1960, p. 112-113. Béatifiée en mai 1908, la Mère Madeleine Sophie Barat (1779-1865) sera canonisée par Pie XI en 1925. Pie X agrée la cause de la Vénérable Mère Philippine Duchesne (1769-1852), le 7 décembre 1909 ; elle sera béatifiée par Pie XII le 19 mai 1940 ; JeanPaul II la proclamera sainte, le 3 juillet 1988. 14 Lettre XI, Rome, 13 mars 1897, Lettres circulaires, Rome 1960 p. 60-61. 15 Mère Lehon (1833-1894), née en Belgique, troisième supérieure générale de 1874 à 1894. 16 Le vœu fut prononcé, le 6 septembre 1870, par la Mère Goetz, deuxième supérieure générale, dans le contexte de la guerre, au moment où elle-même et ses Sœurs quittaient la maison-mère, le pensionnat et l’externat de Paris, pour Laval : « Ce fut en 12 13
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trois ans. Selon que cela serait possible, deux ou trois des nôtres feraient l’heure sainte de 11 heures à 1 heure dans la nuit du Jeudi au Vendredi de chaque semaine. Permettez-moi d’ajouter ici quelques propositions sur la manière de célébrer notre fête centenaire. Plusieurs de nos révérendes Mères vicaires s’en informent pour pouvoir retenir d’avance un prédicateur, faire des invitations etc. Dans la liste jointe, nous nous sommes inspirées de ce qui s’est fait en 1850, sous les yeux de notre Vénérable Mère ; car où pourrions-nous mieux puiser que dans nos chères traditions de famille ? À la veille de la grande semaine, je suis heureuse de pouvoir vous offrir mes vœux de saintes et joyeuses fêtes pascales, ma révérende Mère, et vous suis intimement unie en C.J.M. M. Digby, rscj, supre Génle. Paris, 17 septembre 190117 Suite à la loi du 4 juillet 1901, la supérieure générale prend ses dispositions pour fournir aux autorités civiles les états de service et budgets des maisons. La femme d’action se révèle ici dans le style purement opérationnel de la lettre, adressée exclusivement aux supérieures des maisons de France, et visant d’abord à assurer le contrôle de la communication externe.
S.C.J.M.
Pour la France Ma révérende Mère,
De regrettables indiscrétions de la part de plusieurs jeunes religieuses m’étant revenues par le dehors, laissez-moi vous prier d’exer-
ce moment triste et solennel que, pour sauvegarder ces trois maisons si chères, elle fit à Dieu le vœu, si elle les retrouvait un jour intactes, de faire honorer les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie par les congrégations érigées dans notre école externe, et de faire élever gratuitement sept élèves, soit à Conflans, soit à Paris. » Vie de la très Révérende Mère Marie-Joseph Goetz, Seconde supérieure générale de la Société du Sacré-Cœur, seconde édition, Roehampton, 1895, p. 370. 17 Lettre XX, édition de 1914, p. 116-119. Cette lettre ne figure pas dans l’édition de 1960.
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cer la plus grande vigilance sur toutes les lettres écrites par les nôtres. On ne doit y faire en rien allusion à la loi, ni à ce qui pourrait en résulter pour nous ; et dans le cas où des questions vous seraient adressées en communauté ou au salon, je vous demanderais, ma révérende Mère, de ne donner vous-même ou de ne permettre de donner aucun renseignement, vous bornant à répondre brièvement et à renvoyer à Paris pour plus de détails Si l’on vous interroge officiellement, il faudrait dire que votre établissement appartient à une Congrégation reconnue et approuvée comme ayant son siège et son gouvernement à la maison mère, 33 boulevard des Invalides ; que vous ignorez ce qui est décidé ou arrangé à votre égard ; mais si quelque mesure est à prendre, la maison mère s’en occupe, ou l’a déjà fait. Pour aider notre travail, veuillez : 1°) nous envoyer dans le plus bref délai possible, les noms, l’âge et le lieu de naissance de chacune de vos religieuses professes de chœur et coadjutrices, en ayant soin d’indiquer celles qui sont directrices ou adjointes pour le pensionnat ou l’école. (En conserver le double.) 2°) recommencer à envoyer exactement chaque mois la feuille de compte. (Le dixième doit être inscrit à la main comme « subvention à la maison mère », et l’argent donné par la caisse générale comme « reçu de la maison mère ».) Mais surtout, ma révérende Mère, j’ose compter sur nos filles pour qu’aucune ne cède à l’abattement : Enfants de notre vénérable Mère et liées au Cœur de Jésus par nos saints vœux nous sommes aussi engagées à la pratique du « courage et de la confiance » qui furent notre premier mot d’ordre. Courage et confiance qui sont nôtres de droit tant que nous vivons selon l’observance stricte de notre Institut. Si nous y sommes fidèles, la Providence de Dieu aura soin de nous, avec une prévoyance toute-puissante ; mais ce soin spécial est réservé aux pauvres du Christ : vrais pauvres qui « tendent toujours à avoir moins que plus » ; pauvreté apostolique qui « se contente du nécessaire pour le corps, la nourriture, le vêtement », cette pauvreté qui éprouve une certaine joie dans la privation, car alors, selon l’esprit de notre sainte Règle, nous ressemblons au Cœur de Jésus, l’amant divin de la pauvreté. Puisse cet esprit être trouvé en chacune de nous lorsque le moment de l’épreuve nous appellera à le montrer à l’Église et au monde. 180
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J’en ai la douce confiance, ma révérende Mère, et le demande à Notre Seigneur en vous renouvelant l’assurance de mes sentiments bien dévoués. M. Digby, r.S.C.J., supre Génle. Paris, 6 janvier 190218 Tandis que s’ouvre la seconde séance publique pour la cause de la Mère Barat, la Mère Digby prépare ses filles à une guerre sainte, une guerre sans concession, ni « accord diplomatique », celle qui exige des âmes trempées au feu de la persécution, et fait le départ radical entre l’armée du Christ, dont le royaume n’est pas de ce monde, et le démon. Dans une lettre du 12 décembre 1903, elle évoquera à ce propos la méditation de Saint Ignace sur « Les deux étendards ».
S.C.J.M. Mes révérendes Mères et bien chères Sœurs, Le 27 Mai prochain aura lieu la seconde séance publique pour la Cause de notre Vénérable Mère, dite preparatoria au sujet de l’héroïsation de ses vertus. Si elle réussit, comme nous osons l’espérer de la bonté du Cœur de Jésus, la troisième séance pourrait avoir lieu avant la fin de cette année 1902. Les statuts de la Congrégation des Rites prescrivent en ces jours des séances solennelles, l’exposition du Très Saint Sacrement dans les maisons de l’Ordre19 fondé par la Servante de Dieu. Ce nous sera une consolation intime de jouir de ce droit, là où Nosseigneurs les évêques voudront bien le sanctionner. Notre Très Saint Père Léon XIII, dans l’audience qu’Il vient d’accorder à quelques-unes de nos Mères, a parlé avec une note presque de félicitation de la persécution des Ordres religieux, déjà très active ici et menaçante ailleurs. Sa longue habitude de traiter les choses humaines du point de vue divin, révèle à sa sagesse les trésors cachés Lettre XXI, édition de 1960, p. 129-133. Depuis la 14e congrégation générale de septembre 1895, l’exposition perpétuelle du Très Saint Sacrement a été accordé à la maison mère. Elle n’est possible dans les autres maisons que dans des circonstances exceptionnelles et avec l’autorisation de l’Évêque. 18 19
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dans cette épreuve. « La ferveur des religieux se ralentit parfois en temps en paix, mais le recueillement, l’union à dieu, la ferveur croissent dans les persécutions. » Épouses du Cœur de Jésus, nous ne voudrions pas rester au-dessous de ce jugement surnaturel, fondé sur l’appréciation juste des choses de ce monde et des biens qui sont éternels. « Par le feu s’éprouvent l’or et l’argent », dit le Sage, et nous savons que tout tournera au bien des Ordres religieux qui mettent leur confiance en Dieu et le cœur là où doit être leur trésor. Soyons prêtes à passer par des temps mauvais sans surprise et sans trouble, nous souvenant que le creuset sépare l’or vrai et l’épreuve révèle le métal précieux dans le corps religieux, le purifie et le solidifie. Une longue paix n’est pas sans dangers. Israël, sous l’olivier et le figuier, oublie les merveilles du désert, la manne et la loi divine. Une paix assurée engendre la suffisance, une sécurité trop grande et la négligence. À la guerre et à la persécution appartiennent des grâces spéciales, les vertus viriles. Saint François de Sales, l’apôtre de la douceur et de la paix, écrivant à un évêque dit : « Dieu hait la paix de ceux qu’Il a destinés à la guerre ». Il y a donc une paix que Dieu déteste et une autre qu’Il aime ; une guerre qu’Il condamne et une autre que selon les paroles de Notre Seigneur Il est venu Lui-même porter sur la terre. Sans cette guerre, il faut toujours rester sous les armes. Aucune trêve n’est permise, aucun « accord diplomatique » n’est admis, aucun modus vivendi ne peut s’établir entre l’armée du Christ et le monde, la chair et le démon. Il y aura des moments où le monde s’approchera de nous avec la rameau d’olivier pour nous offrir la paix ; notre nature y trouvera sa part et le démon avec ses subtilités est là pour nous y porter. Pour peu que nous trouvions que la voie que nous tracent nos saintes Règles est trop rude, sa vigilance trop onéreuse, son idéal trop au-dessus de la faiblesse humaine, nous entrons dans cette paix que Dieu déteste. C’est alors que le souffle de la persécution ranime ; nous rappelant que nous ne sommes pas citoyens de ce monde, mais « pèlerins et étrangers » ici-bas. Se reconnaissant en pays ennemi, on regarde à ses moyens de défense, on examine si sa fidélité est à toute épreuve, excitant en soi et autour de soi ce courage et cette confiance qui sont gages de victoire. Au commencement de cette nouvelle année, je voudrais vous exprimer plus affectueusement que jamais mes vœux pour notre 182
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chère Société, vœux pour la paix et pour la guerre. L’intention choisie par notre Très Saint Père le Pape pour l’Apostolat de la Prière pendant le mois dernier était « l’esprit militant ; » combien je le désire pour chacune, cet esprit qui est ami de la lutte et ne connaît ni la défaillance, ni le découragement. Là où la persécution est déjà commencée, cet esprit se revêtira d’une confiance pleine de patience et de joie ; laissez-moi vous la souhaiter. Ailleurs, où l’on s’y prépare, ce sera le calme dans l’attente. Et pour les pays où règne encore la paix, que les cœurs souffrant avec le cœur de la Société et partageant les douleurs de l’Église, se redressent avec une énergie surnaturelle pour apporter à la lutte « le recueillement, l’union à Dieu, la ferveur ; » c’est à dire le secours de la prière et des vertus. À toutes et avant tout, je souhaite comme le don le plus précieux cette profonde paix intérieure, véritable « paix de Dieu qui surpasse tout sentiment, » qui maintiendra nos âmes à la hauteur de notre vocation. Unies au cœur de Jésus souffrant, mais triomphant dans la souffrance, nous avançons de plus en plus dans les voies de la perfection et nous nous préparons à l’union éternelle avec notre divin Époux (Règle des Prof. Ch ; V § xx) En vous redisant ma tendre reconnaissance pour les vœux que vous m’avez adressés, mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, j’aime à vous renouveler l’assurance de mon dévouement constant in C.J.M. M. Digby, r.S.C.J., supre Génle. Paris, 19 juin 190320 Dès 1902, les Filles du Sacré Cœur sont engagées à retrouver le sens de leur vocation originelle : suivre le Christ où il commandera d’aller. Dans sa lettre du 18 décembre 1902, la supérieure générale reconnaît dans « une volonté prompte à se livrer, par amour pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, à tout ce que demande l’œuvre de Dieu », la vertu mère de la Société : « […] Si Dieu Notre Seigneur s’adressant à chacune d’entre nous, nous dit : « Allez et enseignez sur d’autres terres, » nous répondrons avec le même élan de volonté que lorsqu’à sa première invitation : « Venez et sui20
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Lettre XXV, édition de 1960, p. 162-168.
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vez-moi », nous avons tout laissé ; car si Notre Seigneur sème au loin son grain choisi, ne nous contenterons-nous pas de savoir que nous appartenons à la Société de son Cœur et lui sommes consacrées pour le temps et pour l’éternité ? Ne lui dirons-nous pas comme Ruth à Noémi : « Partout où vous irez, j’irai, et là où vous demeurerez, moi aussi je demeurerai ; votre peuple sera mon peuple. Que le Seigneur me fasse ceci et qu’Il ajoute cela, si ce n’est pas la mort seule qui me sépare de vous. » (Ruth I. 16) La Société était encore tout entière debout en France. Nous sommes maintenant en 1903, la maison de Moulins vient d’être fermée, première d’une longue série ; la supérieure générale prépare plus directement celles qu’elle appelle « les privilégiées du moment actuel », à la mission ad gentes.
S.C.J.M. Mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, Le temps s’écoule et déjà nous entrevoyons pour le 12 août prochain la perspective d’une séance très importante pour la Cause de notre Vénérable Mère, celle du 27 mai 1902 n’étant pas entièrement définitive. Nous ne pouvons que voir en cela une manifestation de la volonté de Dieu et croire que tout tournera à la gloire de son humble Servante. La nécessité d’un examen plus approfondi de la vie et des vertus de notre Vénérable Mère y fait découvrir à la lumière du temps et à force recherches, de nouvelles richesses qui feront sa couronne et notre trésor de doctrine religieuse. Comme pour toute œuvre grande, le moment qui devra la compléter aura ses difficultés, on dirait même ses incertitudes et ses souffrances. C’est pour cela que je demande de nouveau que la Société s’unisse par les mêmes prières que l’année dernière à cette intention et qu’avec les autorisations nécessaires, le Saint Sacrement soit exposé le jour de la séance. D’un autre côté, cette union de prières dont nous expérimentons si souvent la puissance doit nous venir en aide, mes révérendes Mères et mes chères Sœurs. Comme vous le savez, la persécution sévit contre nos chères maisons de France. Elle ne manque pourtant pas de signes de bénédiction : déjà elle nous a montré d’une manière consolante l’union qui règne au cœur de la Société, la résolution où est chacune de rester fidèle à sa vocation, prête à suivre partout le pas du Maître. Si nous gardons notre Règle dans son intégrité, nous 184
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n’avons rien à craindre : après la tourmente, nous nous retrouverons plus fortes, parce que nous serons plus pauvres et que nous aurons été éprouvées ; plus aptes aussi à la grande œuvre d’éducation, parce que notre vie intérieure sera devenue plus sérieuse et que les études auront pu se fortifier par la privation momentanée de quelques œuvres. Reconnaissons humblement les biens que nous apporte la persécution et remercions Dieu de la part qu’Il daigne nous y donner : le détachement de ce qui nous est si légitimement cher ; l’union entre nous, fusionnées par le mélange de nationalités diverses ; chacune y gagnera : celles qui reçoivent les expulsées auront l’occasion de pratiquer la charité ; celles qui seront expulsées porteront partout avec elles l’édification, je dirais presque l’apostolat de la joie dans la souffrance. À ces dernières, les privilégiées du moment actuel, je voudrais rappeler les paroles de votre vénérée Mère Lehon à une des nôtres partant pour les missions, paroles qui semblent dictées pour cette circonstance, car ne tracent-elles pas le portrait d’une religieuse qui porte au loin « la bonne odeur de Jésus-Christ », qui fait honneur au nom de notre Société en se montrant en effet du « Sacré Cœur. » « Devenez aussi (ici était indiquée la nationalité) qu’une…, étudiez et parlez la langue aussi parfaitement que possible, de manière à être prise pour une enfant du pays. Que dans tout ce qui paraît de vous rien ne tranche sur vos Sœurs et ne sente l’étrangère. « Soyez lente à juger, plus encore à critiquer, et plus encore à blâmer, tellement que jamais vous n’arriviez à produire ces deux dernières choses. Prêtez-vous aux usages, aux manières de faire, et ne veuillez pas façonner toutes choses à la française. « Oubliez assez votre pays pour ne jamais laisser amortir le sacrifice par les regrets, l’ennui volontaire, des rêves qui vous reportent sur d’autres rives que celles où vous avez été transplantée. « Notre tout, c’est le Tabernacle, appui, consolateur, ami, époux – tout enfin. Tenez-vous enchaînée à Lui : ne Le quittez pas un instant de cœur, souvent visitez-le en personne. Vous ne serrez pas plus exilée que Lui, et vous vous comprendrez. « La joie toujours, la joie partout, la joie pleine et débordante. « N’aspirez qu’à ce but : vous sacrifier pour Celui qui s’est sacrifié pour vous.
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« Sacrifiez le rêve de votre imagination pour appliquer votre intelligence à des pensées utiles. Sacrifiez la volonté propre, les exigences de la nature en agissant au rebours de ce qu’elles demandent : sacrifiez l’amour des aises, du repos, de la tranquillité pour être asservie au devoir, au bon plaisir de Dieu.. « Mais ne donnez pas un seul de vos cheveux autrement que par amour. » Voilà, comme nous le diraient les maîtres de la vie spirituelle, une perfection non seulement des fruits du Saint Esprit, mais des béatitudes : non seulement des vertus actives, si consolantes, dans leur exercice malgré les difficulté qui les accompagnent, mais des vertus passives qui nous rendent plus intimement conformes à notre Maître et notre Modèle dans sa vie souffrante, dans son obéissance, sa patience, son oblation entière de Lui-même aux volontés de son Père. C’est Lui que nous voulons et que nous cherchons, mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, nous le chercherons et nous le trouverons dans les pays où Il voudra bien nous appeler : nous le chercherons et nous le trouverons partout, soit qu’Il nous assigne un travail plus ardu que nous ne l’avons connu jusqu’ici, soit que pour un temps, Il nous invite au silence, à l’humilité, à la prière et à la patience dans une vie cachée et plus contemplative. À la fin de l’épreuve, Il se tournera vers nous et nous fera entendre ce même défi d’amour avec lequel Il fortifia ses Apôtres en leur rappelant leurs premiers essais de missionnaires : « Lorsque je vous ai envoyés dans le chemin, quelque chose vous a-t-il manqué ? » – pour le corps ou pour l’âme, pour l’esprit ou pour le cœur, pour aucun des besoins de votre vie – et nous lui répondrons le cœur débordant de reconnaissance : « Rien Seigneur. » (S. Luc, XXII, 35.) Je voudrais que vos chères enfants trouvent ici ma reconnaissance très sentie pour leurs lettres plus touchantes que jamais, leurs vœux et leurs prières à l’occasion de la fête du Patronage. Mais bien mieux encore, je garde au fond du cœur, en bénissant Dieu, l’assurance de vos prières, de votre union si cordiale dont j’ai un besoin intense, vous redisant aussi, mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, mon affection dévouée in C.J.M.21 M. Digby, r.s.c.j., supre Génle. 21
in Corde Jesu et Mariae.
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Paris, 11 septembre 190422 La 15ème congrégation générale, prévue en 1901, a été différée. Trois ans plus tard, la Société est dissoute. La loi de 1904, passée à la Chambre, attend la ratification du Sénat. Dans l’intervalle, la seconde quinzaine de mai 1904, les Mères vicaires sont réunies en conseil général. Dès le 1er juin, la Mère Digby a annoncé la clôture de cette 15e congrégation générale et l’élection des nouvelles assistantes générales : la Mère Nerincx 23 et la Mère Lavigerie24 remplacent les Mères Depret 25 et du Chélas26, qui semblent n’avoir pas apprécié la gestion de la supérieure générale, dans ce contexte particulièrement difficile. La circulaire du 11 septembre, dans ses recommandations, insiste sur les risques de division et les vertus de l’esprit religieux : celui qui unit dans un amour universel et interdit de parler d’exil ; celui qui préfère l’intériorité et le silence aux bavardages, « lettres et conversations, feuilles et brochures », où s’insinue l’esprit du monde.
Mes révérendes Mères Et mes chères Sœurs, Le moment actuel en obligeant à un mouvement considérable du personnel de nos chères maisons de France, m’engage à venir nous parler de notre Règle commune, la XXVIIe : « Que toutes évitent soigneusement cette inclination mauvaise qui fait qu’une nation parle et juge souvent au désavantage de l’autre, au contraire qu’elles jugent en bonne part des nations différentes de la leur, et qu’elles les aiment
22 Lettre XXIX, édition de 1960, p. 184-191. 23 Mathilde Nerincx (1845-1919) : née à Hal, en Belgique, après avoir été supérieure de Saint-Pierre-lès-Clais, Bois L’Evêque (Liège), Conflans, Vicaire à Amiens, elle sera assistante générale, à Paris, de 1904 à 1909, puis à Ixelles où elle est aussi supérieure (1909-1919). 24 Voir note 9. 25 Juliette Depret (1838-1913), née à Moscou : après avoir été Vicaire à Lyon, Visitatrice des maisons d’Amérique du Nord, supérieure à Conflans, assistante générale (à partir de 1893) et supérieure de la maison mère (à partir de 1895), elle sera déchargée de toute responsabilité en 1904. Elle meurt à Fontaine l’Évêque, en Belgique, le 28 avril 1913. 26 Sophie du Chélas (1829-1908) : après avoir été Vicaire du Centre et supérieure au Mans puis à Poitiers, en 1904 elle est envoyée à Calais, sans charge, pour être « gardienne » de la maison ; en 1905, elle est envoyée à Brighton, Angleterre, où elle meurt le 28 mai 1908.
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particulièrement en Notre Seigneur. » Remplie de l’esprit de nos saintes constitutions, cette règle nous donne ce caractère apostolique, et catholique, essentiellement celui que le Cœur de Jésus avait inspiré à notre Vénérable Mère pour son Institut. En effet, composé de tant de familles et de membres, elle forme un corps ; mais une âme doit l’animer, comme nous le dit la Règle, un esprit doit régner en elle malgré les diversités de race, de langue, de caractère de ses membres. Ces diversités, loin de nous nuire, ajoutent à notre vie religieuse une richesse, une largeur que nous devons singulièrement apprécier. La sève de vie dans la Société est trop puissante, trop débordante pour être retenue par n’importe quelles frontières : elle part d’une source, d’un centre ; mais elle coule par n’importe quel canal, pour vivifier ses branches vigoureuses dans tous les pays du monde où nous sommes appelées. Notre devoir très cher est de maintenir cette largeur, cet esprit éminemment catholique, principes formant la base de notre charité qui n’admet d’autre distinction que de prescrire aux religieuses du Sacré Cœur d’avoir « un amour particulier en Notre Seigneur pour les nations différentes de la leur. » Il est bon de nous rappeler ces obligations, mes révérendes Mères et mes bien Chères Sœurs, dans les temps actuels où les nôtres sont appelées à s’unir davantage par les changements de pays, et l’empressement affectueux qui reçoit nos chères expulsées, leur bonne volonté à se fondre tout de suite dans leur milieu nouveau, est consolant comme indication de vigueur de vie religieuse ; mais lorsqu’une place forte est attaquée, on exerce une vigilance toute particulière sur des endroits faibles où une brèche pourrait s’effectuer. Et il y a danger, puisque nos rangs doivent se recruter dans un monde où règne un esprit tout autre que celui de charité et d’union. Un contact nécessaire avec ce monde nous apporte une certaine contagion des maladies du siècle, de son atmosphère imprégnée de préjugés, de rivalités et d’amertume. Cette atmosphère ne peut être complètement exclue de nos familles : elle nous arrive par lettres et conversations, par les brochures même bien intentionnées, par les restes d’esprit du monde en nous, non encore assujettis sous l’empire de la foi et de la charité. Reconnaissons le danger pour nous en préserver et cela, non seulement négativement, mais en apprenant, pour la gloire du Cœur 188
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de Jésus à laquelle nous sommes toutes consacrées, à estimer le bien qui se fait, qui se pense au-delà de notre horizon actuel ; à nous affectionner aux beautés spirituelles et morales qui se trouvent au loin. Croyons que Dieu a créé sur la terre un royaume trop universel pour qu’un continent ou qu’une race se soit approprié tous ses dons. Si nous sommes dans la plaine, recherchons la fleur des montagnes ; si nous sommes des montagnes, admirons les richesses des plaines : « Au Seigneur est la terre et tout ce qu’elle contient, le globe et tous ceux qui l’habitent. » (Ps xxxiii, 1) Mais tous les dons qu’Il y a déversés si abondamment, sont pour nous : beautés de la nature, de l’intelligence, et dons variés de l’esprit ; richesse d’idiomes qui portent l’empreinte de ces talents ; trésors d’histoire où la Providence divine se révèle : tout est à nous pour notre instruction, notre développement. Mais comme il n’est donné qu’au cœur pur de voir Dieu dans la création, ainsi n’est-il donné qu’à l’esprit humble et au cœur charitable de reconnaître l’action divine dans les affaires humaines. C’est l’humilité qui donne la pénétration pour la discerner, la profondeur pour en suivre la trace, la largeur pour l’aimer partout. « Notre amour est notre poids » – poids trop léger s’il se borne à aimer nos parents, les membres de notre race, même de notre famille religieuse. Rien de ce que Dieu a créé, de ce qui est aimé du Cœur de Jésus, ne doit nous être étranger ou indifférent. Partout nous devons tendre à unir, à faire converger toute chose et tout esprit vers ce grand centre où nous sommes vraiment « un seul cœur dans le Cœur de Jésus. » N’en sentons-nous pas la nécessité ? Autour de nous, on s’écarte, on s’isole ; la méfiance, l’égoïsme règnent. On se rassemble pourtant en grandes associations artificielles et nationales contre les forces cachées qui menacent l’avenir. À nous qui ne devons pas connaître la peur, de montrer la force d’une association dont l’amour est le lien et le but : la gloire du divin Cœur. Selon Hugues de Saint-Victor : « Celui qui aime son pays et s’y plaît est encore tendre et délicat. Celui qui regarde tout l’univers comme son pays est déjà fort et généreux ; mais celui-là est parfait à qui le monde entier est un exil. » En vous écrivant selon toute apparence pour la dernière fois, de cette Maison Mère sanctifiée par les vertus et la sainte mort de notre Vénérable Mère, mes Révérendes Mères et mes bien chères sœurs,
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je me rappelle un mot échappé de sa plume et qui exprime toute la vivacité de sa pensée : « Je prie Notre Seigneur avec instance, ma fille, qu’Il daigne vous mettre profondément au cœur le désir de travailler vertement à votre profession. » Travailler vertement, c’est bien cela qu’il nous faut ; non pas des vertus d’amateurs, mais les énergiques vertus de vraies religieuses. Et comme ces vertus se concrètent et se précisent dans les détails de la vie ordinaire, je termine par quelques recommandations qui touchent à l’esprit religieux, surtout dans les temps actuels où nous sommes dispersées ; n’est-ce pas cela que nous voulons emporter et sauvegarder, comme notre possession la plus précieuses ? 1°) Ne point parler d’exil ou d’exilées. À chacune de nous la Société notre Mère donne feu, lieu et travail ; toutes nos maisons lui appartenant, nous sommes partout (et presque de droit pour les professes) chez nous. C’est bien ce libre échange de sujets qui empêchera à tout jamais l’esprit national de pénétrer parmi nous – aussi en ce moment constatons-nous que les pays qui ont la grâce (ou le privilège) de recevoir un plus grand nombre des nôtres, sont plus manifestement bénis de Dieu dans la ferveur, la santé de leurs membres, la prospérité de leurs œuvres et la bienveillance des supérieurs ecclésiastiques. 2°) Tendre toujours à diminuer la correspondance quant au nombre et à la longueur des lettres ; la pauvreté, le silence, la discrétion, et surtout l’esprit intérieur y sont intéressés. Ne jamais s’informer si nos lettres ont été reçues, envoyées, supprimées ; laisser religieusement et filialement aux Mères Supérieures leur responsabilité pour l’accomplissement de la Règle (Plan de l’Inst. § XVIII.) 3°) Ne pas se faire colporteuses de nouvelles ; c’est une occupation au-dessous de notre dignité religieuse ; c’est par ce côté qu’entre l’esprit du monde, par ce côté aussi que l’esprit religieux s’en irait. 4°) On est prié de dater les lettres avec le quantième, le mois et l’année ; de signer son nom de famille. Que la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ soit notre sauvegarde, mes Révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, sa mort, notre confiance et notre force en ces temps douloureux. Vous savez avec quelle affection je vous demeure cordialement unie in C.J.M. M. Digby, r.s.c.j., Supre Généle.
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Audience accordée à notre Très Révérende Mère Générale par Sa Sainteté Pie X à la veille de Noël 190427 Les audiences accordées successivement par Léon XIII et Pie X à la Mère Digby, lors de ses nombreux séjours à Rome, montrent le soutien apporté par le Pontife à la congrégation du Sacré-Cœur. Ce n’est assurément pas sur le terrain politique que se déroule l’entretien ; sous la plume de la secrétaire générale, aucune allusion ne sera jamais faite à l’appel à rallier la République lancé par Pie X. C’est le vicaire du Christ que rencontrent les Sœurs : chacune des audiences confirme la voie évangélique de leur départ et ouvre des perspectives missionnaires. Dans son audience du 6 janvier 1906, Pie X associera explicitement le Sacré-Cœur à l’histoire de « la Sainte Église triomphante au milieu des persécutions »28. Les troisquarts des maisons de France seront alors fermées et les Sœurs dispersées.
[…] Les salons succédaient aux salons, dans une partie des appartements pontificaux où nos Mères n’avaient jamais encore été admises. Enfin elles touchent au seuil où apparaît Pie X : « Oh ! notre Mère générale ! » dit en français Sa Sainteté en l’apercevant ; puis sans lui laisser le temps de faire les génuflexions d’usage ni de baiser la mule du Pape, le Souverain Pontife l’invitait à prendre place auprès de son bureau, autour duquel cinq fauteuils formaient un demi-cercle. Le cœur battait bien fort en se trouvant en présence du Vicaire de Jésus-Christ dont la bonté semblait plus paternelle que jamais. « Comment vont les affaires en France ? » demanda Pie X (en italien). « De plus en plus mal, Très Saint-Père ! » (Sa Sainteté prit un air affligé). « Est-ce que le gouvernement a pris votre Maison Mère, vos maisons ? – Déjà trente sont fermées ou condamnées à l’être ; quatorze cents religieuses sont parties pour d’autres contrées. – Vous faites ce que dit l’Évangile : quand on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre ; vous étendrez ainsi le bien dans des pays qui le méritent davantage. Mais vous avez été autorisées par le gouvernement, c’est un peu fort qu’il vous renvoie maintenant ! Ne pourriez-vous pas vous appuyer sur cette autorisation pour rester ? – Très Saint-Père, une loi nous avait accordé l’autorisation ; une autre loi 27
Lettres circulaires, Rome 1960, p. 191-198, extrait p. 192-197. Audience du 6 janvier 1906, p. 204.
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nous l’enlève ; il n’y a rien à faire ! En réalité, nos maisons sont déjà en la puissance du liquidateur ; mais à Paris, nous nous appuyons sur une erreur commise dans la procédure, pour rester le plus longtemps possible à la Maison Mère. – Trente-six fondations nouvelles ont été faites pour compenser ces fermetures », dit alors la Révérende Mère de Loë. « Oui, très bien », reprit encore Sa Sainteté, « allez en d’autres pays ; secouez la poussière de vos pieds sur celui qui vous chasse. – Notre Mère Générale vient d’ouvrir une maison au Brésil. – Ah ! vous êtes au Brésil ! c’est un pays immense où il y a beaucoup de bien à faire. Vous êtes aussi dans l’Amérique du Nord, au Canada : là on est libre. Les religieux exilés de France se félicitent de l’accueil qui leur est fait, ils sont reçus à bras ouverts. Aux États-Unis, ce gouvernement protestant n’est pas hostile ; le président actuel, comme le précédent, ne fait aucune guerre à la religion ; ils comprennent la vraie liberté, Nous ne demandons pas autre chose maintenant et les œuvres catholiques y prennent de plus en plus d’accroissement. Mieux vaut un peu de bien augmentant graduellement, qu’un enthousiasme qui tombe aussi vite qu’il s’est élevé. L’Amérique du Sud est moins tranquille. Ils sont toujours en révolution ! – La Révérende Mère de Lavigerie29 en a vu beaucoup au Pérou », dit Notre Mère, en présentant notre R. Mère Assistante générale. « Oui, Très SaintPère, j’en ai vu sept ; mais maintenant le président est bon. » « J’ai de bonnes nouvelles de la Colombie, poursuivit le SaintPère ; là aussi le Président est bon ; mais à l’Équateur !… ils veulent imiter la France : tous les Évêques sont chassés, excepté un seul, et encore !… » « Et votre Palerme ?, dit Sa Sainteté en s’adressant à la Révérende Mère de Loë. – Avant-hier, Très Saint-Père, nous avons enfin reçu l’autorisation d’ouvrir les classes. – Qui est-ce qui s’y opposait ? la municipalité ou le Provveditore ? – Le Provveditore, Très Saint-Père, et cela depuis le 4 septembre dernier, malgré le dépôt de toutes les pièces voulues. – C’est que les Siciliens ne sont pas comme tout le monde ! Pour leur choisir un Archevêque, j’ai longtemps cherché. Enfin, j’ai proposé à la Sacrée Congrégation Mgr Lualdi. Qui est-ce qui connaissait Mgr Lualdi ? Personne à Rome ; et cependant, il y était depuis dix ans. Moi je le connais à fond ; il est pieux, docte et voir note 9.
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prudent. Je l’ai nommé Archevêque de Palerme ; il a reçu son exequatur et bientôt il s’embarquera pour aller prendre possession de son siège. – Nos Mères trouveront en lui le meilleur protecteur ; elles n’ont pas d’autre appui, dit la R. Mère de Loë. Sa grandeur m’a déjà témoigné une grande bonté. » « Et Venise ? Tout y va bien ; votre bonne influence se fait toujours sentir. – C’est à Votre sainteté que nous devons cette fondation. – Je n’ai rien fait ! La Providence a tout disposé pour que vous puissiez vous y établir dans les deux palais pour une somme peu considérable, et avec un jardin, ce qui est une chose rare à Venise. – Votre Sainteté ne craint-elle pas pour Saint-Marc ? – Non, ce qu’on dit n’est pas nouveau ; il y a toujours des mouvements auxquels on remédie en consolidant les bases. Ah ! si les monuments anciens venaient à s’écrouler, Venise ne serait plus Venise ; il n’y aurait plus qu’à l’abandonner. – Votre Sainteté a daigné nous faire visiter SaintMarc… Quelle magnificence ! – Oui, la Mère de Boisjourdan aussi y est allée, car une ou deux religieuses venant d’ailleurs peuvent s’y rendre. Saint-Pierre est pauvre en comparaison ; à Saint-Marc, la musique, les richesses, la palla d’oro qui scintille de mille pierres précieuses ! » Et le regard de Pie X semblait revoir ces beautés du temple saint qu’Il regrette à plus d’un titre. Il daigna nommer aussi les novices vénitiennes venues récemment au Vatican, s’informa du nom de celles de la Villa. « À Padoue, S. ÉM. Le Cardinal Callegari est toujours très bienveillant pour nous, dit Notre Mère ; S. Éminence nous prête une maison à Luvigliano. – Vous êtes toujours à Luvigliano ? – Oui, Très Saint-Père, il y a là surtout des malades dont quelques-unes demandent des soins continuels. – Et la Trinité ? Êtes-vous inquiètes ? – Il paraît que pour le moment nous n’avons rien à craindre. » Notre T.R. Mère offrit alors le denier de saint Pierre, s’excusant qu’il ne fût pas plus considérable, à cause des malheurs arrivés à nos maisons de France ; « mais, ajoute-t-elle, les maisons d’Europe et d’Amérique nous aident. » Sa Sainteté remercia : « Le Saint-Siège est pauvre, pauvre à un point que je n’aurais jamais cru ! Il imite en cela son Fondateur qui n’avait pas où reposer la tête et qui, pourtant n’est pas mort de faim. » « Vous restez quelque temps à Rome, demande alors Sa Sainteté à Notre Mère. – Tout le mois de janvier, je pense. – Ce n’est pas assez,
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au moins jusqu’au printemps. Vous reviendrez me voir avec la Mère de Loë avant de partir. » […] Rome 6 janvier 190630 Au-delà de la consternation qu’elle exprime, la circulaire annonçant la loi de 1905 est un appel à redoubler de ferveur dans l’union autour de la supérieure générale. Le choc de la séparation de l’Église et de l’État prend l’ampleur d’une catastrophe cosmologique dont la Mère Digby veut prévenir les risques de contamination au sein de la Société, en rappelant l’impérieux devoir d’obéissance à la Règle, et le nécessaire retrait dans le silence du temple intérieur : l’analogie « des corps célestes et des États bien réglés », empruntée à Saint Ignace, laisse imaginer la déroute de l’âme qui viendrait à s’écarter de l’Ordre et du foyer spirituel.
Mes Révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, Avec tous les cœurs catholiques, nous éprouvons une douleur immense de la séparation consommée entre la fille aînée de l’Église et le Saint-Siège, par la loi du 9 décembre 1905. Bien que préparé de longue date, ce crime n’en cause pas moins la stupeur et demande une expiation. N’est-ce pas le moment de nous souvenir de notre titre de réparatrices, mes Révérendes mères et bien chères Sœurs, et de désirer plus que jamais de la réaliser dans notre vie ? Chacune voudra exercer son privilège en cette année, et faire concourir à cette réparation tous ses actes, ses prières, ses sacrifices, tout elle-même. J’en forme le vœu intime et bien ardent et j’interroge nos Constitutions pour connaître ce que notre Vénérable Mère demande de nous, en ces temps d’épreuve extraordinaires pour la Sainte Église et pour les Ordres religieux. Que désire-t-elle pour nous en voyant du Ciel cette tourmente qui éprouve de plus en plus sa terre de France si aimée et, autrefois, si privilégiée ; les congrégations religieuses persécutées, des naufrages même où quelques-unes sont entièrement englouties ?… Ne nous exhorte-t-elle pas à renforcer encore notre esprit religieux, la prati Lettre XXXII, édition 1960, p. 206-215.
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que de nos vœux et la ferveur dans l’observation de la Règle ? Et « puisque dans tout corps religieux l’obéissance est le lien qui unit tous les membres entre eux et avec leur chef », puisque « ce lien venant à être rompu, il n’y aurait plus rien à attendre que la dissolution entière du corps », c’est demander que le cachet de cette année soit un redoublement de ferveur dans la pratique de cette vertu fondamentale de l’obéissance. La véritable obéissance, comme nous l’enseignent nos Constitutions, « assujettit l’homme tout entier à son Dieu » et saint Ignace nous répète la même chose, en disant que « l’obéissance est une espèce d’holocauste par lequel l’homme tout entier se sacrifie dans les flammes de la charité à son Créateur et Seigneur. » C’est nous dire que le don de nous-mêmes à Dieu ne peut aller au-delà de ce qui est sacrifié par la pratique fidèle de l’obéissance religieuse. C’est ce don entier de nous-mêmes que nous étions bien résolues à faire à notre entrée au noviciat ; depuis, nous l’avons scellé par nos premiers vœux et, nous, professes, après expérience faite, nous l’avons ratifié pour toujours, sans épuiser la joie de cette première offrande « dans la simplicité de nos cœurs » et sans avoir pu explorer toute l’étendue de notre consécration. Cet assujettissement de l’homme tout entier n’a de limites que la capacité individuelle et la durée de la vie. Les années s’écoulent, la raison s’établit de plus en plus, la volonté s’affermit, l’expérience s’achète, la vertu se mûrit. La professe doit autant surpasser la novice dans la vertu, qu’il y a de différence entre une personne qui court dans la voie et celle qui la cherche. Quelle proportion donc doit-il y avoir entre notre obéissance de professe et celle de nos chères commençantes ? C’est pourtant dans la Règle des novices qu’est tracé un tableau de l’obéissance si parfaitement achevé qu’on se demande ce que la professe pourrait y ajouter encore. Voyez, mes Révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, dans le paragraphe XII de la Règle des novices, le développement de cette obéissance fondée sur la considération et l’étude d’un parfait modèle, s’exprimant dans la simplicité vigoureuse de l’action, mue par un principe intérieur, ferme, concentrée, entière, aveugle par amour et, comme l’amour, hardie jusqu’à la témérité, soumise de cœur, racontant joyeusement ses victoires. « Ferveur de novice, obéissance de novice » ; non, vraiment ! si les novices ont réalisé le plan tracé ici, il n’y aura plus à ajouter que
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la fermeté de l’âge mûr à l’élan de la jeunesse, et nous dirons, « ferveur de professe, obéissance de professe » pour exprimer quelque chose de calme et d’accompli, et une victoire moins éclatante parce qu’elle est assurée d’avantage par la longue habitude de la soumission. C’est le trait ajouté par la Règle des professes (§ VI p. 62-63) : « la promptitude et la joie douce et modeste… feront connaître l’union de leur volonté et de leur jugement avec le jugement et la volonté de leur Supérieure et par là même l’union de leur cœur avec le divin Cœur de Jésus. » Donc, la même obéissance que celles des novices ; mais façonnée, perfectionnée par l’habitude et transfigurée par l’union avec l’obéissance parfaite de Jésus crucifié. Nous la connaissons dans notre Société cette obéissance de cœur et de volonté qui rendait capables de si grands dévouements nos Premières Mères, et qui posait sur des bases si solides les commencements de notre vie religieuse. À nous de construire sur ces fondements, et d’assurer que l’édifice justifie ce qui a été dépensé en prières, en travail et en larmes dans ces belles assises. Promettons à la Société, ou plutôt au Cœur Sacré de Notre Seigneur Jésus-Christ que l’âge mûr de notre vie religieuse ne donnera pas un démenti à l’espoir et aux promesses de sa jeunesse. Promettons-le, car cela dépend de chacune. Chacune a sa part de responsabilité pour transmettre à l’avenir la tradition de cette grande obéissance ; par l’exemple de sa vie, sans même s’en douter, chacune l’affermit davantage ou tend à en miner imperceptiblement les fondements. Entrerai-je dans le détail, mes Révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, pour vous mettre en garde contre ce danger : le murmure, le demi-mot où paraît la lenteur de la volonté à exécuter, le regard qui trahit la légère méfiance envers n’importe quelle autorité, l’éclair qui jette la lumière sur un petit désaccord de jugement ; des riens en soi, mais, pour notre nature faible et tombée, un rien jeté mal à propos dans la balance la fait pencher du côté de l’imperfection, et peu à peu entraîne les facultés maîtresses sur la pente glissante. C’est donc à chacune, et surtout à chaque professe, de vérifier ses progrès dans l’obéissance et de s’assurer de la tendance de son exemple. Nous sommes en temps de transition. Les idées traditionnelles s’ébranlent, les principes s’affaissent – le libre examen, la libre parole, la liberté de penser et de juger sans contrôle se présentent comme droit inaliénable et même comme devoir. Et cependant, l’expérience 196
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le prouve, comme nous l’enseigne saint Ignace par l’analogie des « corps célestes » et des « États bien réglés », « c’est du premier mobile que doit dépendre tout le mouvement qui est communiqué ensuite régulièrement, de degré en degré jusqu’au dernier. » Si un de ces corps s’affranchissant de la loi universelle, s’élançait en ligne droite à son gré, quel désastre pour lui et sur son passage ! Vrai symbole de la déroute de l’esprit qui ne peut sacrifier son élan particulier à l’harmonie de l’ensemble. Privée de lumière, de chaleur, de contrôle, la vie à tous ses degrés aurait bientôt disparu de la planète « libre », de même l’âme vouée à l’obéissance, s’en dégageant pour chercher un essor plus libre, se trouve peu à peu privée de tout ce qui entretient la lumière, l’ordre et la richesse de la vie spirituelle. Et pour nous, il ne faut pas perdre de vue, que la seule force qui nous tient est l’amour. Notre esprit féminin, si vif, si porté aux extrêmes, ne subit pas d’autre contrôle. Il nous faut aimer l’obéissance, même pour la comprendre, surtout il faut l’aimer d’un amour haut et parfait pour expérimenter la force et la douceur du sacrifice consommé. Offrir le sacrifice de l’obéissance et en dérober la partie la plus noble, c’est la rapine dans l’holocauste, que Dieu déteste ; par contre, le plus pur encens que nous puissions offrir sur l’autel du cœur, est le sacrifice de la soumission de l’esprit. Par l’intégrité de cette soumission, l’obéissance raconte ses victoires, car ce n’est pas dans les degrés inférieurs qu’elle possède la vertu des miracles. C’est ainsi que, atomes impuissants, du fond de notre misère, nous nous approprions la force et la sagesse de Dieu. Qu’il nous soit fait selon notre foi ! Puissions-nous expérimenter par cette soumission libre, aimée et intelligente, ce que la lumière de Dieu peut accorder de clartés surnaturelles à l’esprit humain et qu’il soit donné à notre Société tant aimée, si totalement une par la charité, de se maintenir toujours plus dans l’union de l’esprit par la plus parfaite obéissance. En vous remerciant de tout cœur des vœux et des prières qui ont été offerts à mes intentions, mes Révérendes Mères et bien chères Sœurs, je suis heureuse de vous faire part d’une nouvelle marque de la bonté de Saint-Père pour nous. Lorsqu’on soumettait à Sa Sainteté la liste des séances de la Sacrée Congrégation des Rites pour 1906, Pie X demanda pourquoi celle de notre Vénérable Mère n’y était pas mentionnée, et, sur l’ob
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servation que les travaux prévus ne le permettaient pas, le pape reprit avec une bienveillance extraordinaire : « si, faites-lui une petite place. » C’est le 4 septembre prochain que se tiendra la séance antepreparatoria pour l’examen des miracles et, comme en pareille circonstance, je fais appel à vos prières devant Notre Seigneur exposé ce jour-là, selon la permission que voudront bien en donner Nosseigneurs les Évêques. Dans l’affliction avec l’Église, nous vous restons toujours plus unie, mes Révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, avec un humble et affectueux dévouement in C.J.M. M. Digby, r.s.c.j. Sup.re Gén.le. Paris, 24 juillet 190731 La mère Digby est de retour d’un long voyage en Autriche-Hongrie où de nombreuses sœurs se sont réfugiées. La plupart des maisons sont désormais fermées. Dans sa sobriété, sa lettre exprime la douleur de l’ultime deuil auquel il faut se préparer : la maison mère, œuvre de la Fondatrice dont tout évoque le souvenir, a reçu le décret de fermeture. Conflans sera le dernier refuge.
Mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, Dans le moment où la fermeture de notre chère maison mère nous est notifiée et sera un fait accompli le jour de Saint Ignace, je ne veux pas que vous l’appreniez sans savoir en même temps combien il nous semble, à nos révérendes Mères Assistantes générales et à moi, que vous êtes avec nous en ces jours de douloureux sacrifices. En vertu du Cor unum, notre chère devise, nous vous sentons chacune auprès de nous et, dans cette union, nous sommes fortes pour faire et souffrir ce que nous recevons du Cœur même du Dieu au culte de qui nous sommes consacrées. C’est l’heure de nous rappeler ces paroles de Notre Seigneur : « Ils n’auraient aucun pouvoir sur nous s’il
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Lettre XXXVI, édition 1960, p. 234-236.
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ne leur avait été donné d’en haut. » Oui d’en haut où tout tourne au bien des élus et à la gloire de Dieu. Nous ne pouvons que déplorer profondément l’iniquité qui nous enlève pour toujours cette maison maternelle tant aimée ! C’est ici que notre vénérable Mère a passé ses dernières années dans la prière, le travail, l’exercice des vertus que l’Église elle-même proclame héroïques ; cette chambre dont sa mort sainte faisait un sanctuaire. C’est d’ici que sont parties pour le ciel à sa suite celles qui avaient continué son œuvre, conservé pour nous les transmettre les traditions de notre chère Société : nos vénérées Mères Goetz, Lehon, de Sartorius32. Les révérendes Mères Henriette Coppens, Gertrude de Brou, Desmarquest, Cahier, Hardey, Desoudin ! Et combien de noms je pourrais ajouter, dont la mémoire est toujours vivante comme de religieuses exemplaires qui ont laissé le souvenir de leurs vertus. Mais si Notre Seigneur permet à ses ennemis d’arriver à leurs fins, c’est qu’Il veut se ménager une demeure plus intime dans chacun de nos cœurs ! Il veut y habiter, y régner seul, intimement, constamment et sans partage. Aussi unissons-nous toutes pour lui offrir cette demeure qu’Il s’est assurée en nous permettant ces vœux perpétuels qui nous rendent siennes pour toujours. Cependant, ainsi que le Père Bardelle le disait, remarquons que ce mot « toujours » ne peut s’écrire que par chacune de nous, par la tendance à la perfection, par la prière et le renoncement de tous les jours. Le sursis apporté à la fermeture de Conflans nous permet de nous y réfugier pour un an, avec les révérendes Mères Assistantes générales qui, plus que jamais, me sont appui et consolation dans notre commune douleur. Je sollicite instamment le secours de vos ferventes prières pour que nous répondions aux desseins cachés du Cœur de Jésus qui nous envoie ces épreuves, et vous demande aussi de croire à mon affection humble et dévouée in Corde Suo. M. Digby, r.S.C.J., supre Génle.
32 La Mère Digby nomme ici les trois supérieures générales qui l’ont précédée depuis la mort de Sophie Barat : Joséphine Goezt (1817-1874), supérieure générale de 1865 à 1974 ; Adèle Lehon (1833-1894), supérieure générale de 1874 à 1894 : Augusta Von Sartorius (1830-1895), en 1895. Elle cite ensuite leurs assistantes générales.
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Conflans, 26 juin 190933 Le 27 mars 1908, l’ouverture du tombeau de la Vénérable Mère Barat, transféré à Jette, a révélé un corps intact. La lettre du 18 janvier 1909 demande des actions de grâce pour sa béatification qui vient d’être célébrée avec magnificence en la basilique Saint-Pierre de Rome, le 24 mai 1908. Il reste à la supérieure générale à franchir le pas décisif qui marque symboliquement le « nouveau point de départ » : le transfert de la maison-mère à Ixelles. La lettre du 26 juin 1906 sera la dernière écrite depuis le territoire français.
Pour les supérieures vicaires. Ma révérende Mère, Voilà bien longtemps, je le sais, que vous portez avec nous les peines et les épreuves de ces dernières années. Vous avez souffert comme nous de la fermeture successive de nos chères maisons de France – du transport des restes des Mères et Sœurs qui reposaient dans ces cimetières où nous les entourions encore. Aujourd’hui, chacun de ces sanctuaires, chacune de ces maisons et de ces cimetières nous ont été enlevés. Conflans et Nantes seront vides et fermés au 1er Septembre, et combien disparaissent ainsi de souvenirs de notre bienheureuse Mère que nous aimions à y rappeler ! Le Cœur de Jésus, qui nous les avait choisis, nous demande de les lui rendre et certes nous le ferons avec reconnaissance pour tant de grâce reçues dans ces chers asiles ; avec douleur aussi, que Notre Seigneur voudra bien accepter en réparation de ce qui aurait été moins digne de si grands bienfaits. Il était donc de notre devoir, ma révérende Mère, de choisir, avec nos révérendes Mères Assistantes générales, une résidence pour la maison mère ; mais les affaires de la liquidation n’étant pas terminées, ce choix ne peut être que provisoire ; il nous serait impossible de nous éloigner beaucoup de Paris sans un grave détriment pour les biens de la Société. D’autre part, la proximité du Conseil général nous
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Lettre XL, édition de 1914, p. 277-279. Cette lettre manque dans l’édition de
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oblige en quelque sorte de surseoir à une décision définitive sur le lieu où sera fixée la maison mère. Ces circonstances ayant été exposées à Son Éminence le cardinal Protecteur et par Son Éminence au Saint Père, qui a daigné approuver notre choix, nous nous retirerons donc, pour le moment, dans notre maison d’Ixelles à Bruxelles, y conservant néanmoins les œuvres pour lesquelles elle a été fondée : un externat et une école de pauvres. Là, nous pourrons, dès septembre prochain, recevoir de nouveau les probanistes comme à Paris, ce qui et essentiel pour l’union et l’uniformité de la formation, et, ainsi que je vous l’ai dit plus haut, ma révérende Mère, nous préparerons le Conseil général, s’il plaît à Dieu. Bien des questions seront à examiner, vu les événements survenus depuis 1904. La Société est comme à un point de départ nouveau, avec tant de fondations récentes et en pays si différents. Je vous prie, ma révérende Mère, de vouloir bien communiquer aux maisons de votre vicairie l’indication du transfert provisoire de la maison mère en Belgique ; mais veuillez ne point annoncer encore le Conseil général, ni en parler. Ces graves décisions demandent de nous un redoublement de prières que j’attends de votre charité ; cependant, au milieu de nos épreuves, nous avons du moins la consolation de voir une union toujours plus intime régner dans la Société ; l’assurance m’en est envoyée sans cesse et les faits le prouvent abondamment. Avec ce bonheur du dedans, rien ne saura nous nuire et grâce à la générosité des chères missionnaires qui s’offrent ou répondent à l’appel, nous continuerons sur d’autres plages l’œuvre de notre Bienheureuse Mère. Croyez toujours, ma révérende Mère, à mes sentiments de sincère attachement in C.J.M. où je suis Votre toute dévouée, M. Digby, r.S.C.J., supre Génle. Note. Nos Mères seront heureuses d’apprendre que pour satisfaire aux demandes répétées de reliques de notre bienheureuse Mère, l’autorité ecclésiastique veut bien nous permettre de donner des mor
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ceaux de ses vêtements dans de petites enveloppes cachetées du sceau de la Société, à condition que ces reliques ne soient pas destinées à être honorées publiquement. Pour le culte public, il est nécessaire de les exposer dans un reliquaire muni d’une authentique34. Ixelles, 5 Mai 191035 Pour la première fois dans l’histoire de la Société, la 16e congrégation générale va se tenir hors de France. C’est la troisième congrégation réunie par la Mère Digby. La première, peu après son élection au généralat, en 1895, avait réorganisé la Société en quatre vicairies couvrant les différentes missions étrangères36. La seconde, en 1904, prenait acte de la dissolution de la Société en France et assurait la cohésion au sein du conseil général, partiellement renouvelé. Un an à peine après son arrivée à Ixelles, la supérieure générale tourne résolument son regard vers l’avenir : les fermetures en France, aussi douloureuses soient-elles, sont un tremplin pour de nouveaux développements de par le monde. De fait, la 16e congrégation, annoncée dans cette lettre, prendra en compte la diversité des implantations : « les exigences diverses des pays où nous avons des établissements nous obligent à certaines différences dans les plans [d’étude] ; il devient nécessaire d’accorder aux langues, aux sciences, une part plus grande qu’autrefois, tout en conservant à notre enseignement le cachet élevé, littéraire, qui a distingué et devra toujours distinguer notre éducation. »37 L’adaptation ne doit pas mettre en cause l’identité de la congrégation et ses marques distinctives. On trouvera un exemple de ce souci de conformité dans la note
34 La relation sur l’ « ouverture du tombeau de notre Vénérable Mère, le 27 mars 1908 » et la circulaire de la Mère Digby, datée de Conflans, 25 avril 1908, précisent la question des reliques : « Plusieurs membres de la Sacrée Congrégation des Rites s’assemblèrent en commission pour délibérer sur l’extraction des reliques ; et les avis étant partagés, ils en référèrent au Souverain Pontife. Sa Sainteté ayant lu le rapport des médecins, ne put se résoudre à porter atteinte à l’intégrité si providentiellement conservée à la servante de Dieu et déclara vouloir bien se contenter de vêtements lui ayant appartenu. » (Lettre XXXVIII, édition 1960, p. 251). 35 Lettre XLII, édition 1960, p. 300-305. 36 Les quatre vicairies sont les suivantes : 1. France-Nord, Sud-Ouest, GrandeBretagne, Autriche, Espagne ; 2. Canada, Mexique, Chili, Australie ; 3. France-Midi, Italie, Amérique Nord-Est, Centrale, Ouest-Louisiane ; 4. France-Est, Sud-Est, Ouest, Centre, Belgique. 37 Lettre XLIII, Ixelles Bruxelles, 7 octobre 1910, édition 1960, p. 307.
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ajoutée par la Mère Digby à l’intention des supérieures, concernant le costume des coadjutrices.
S.C.J.M. Mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, Depuis quelques mois déjà, j’ai laissé entrevoir à nos révérendes Mères vicaires mon espoir de réunir une fois encore, selon que nos Constitutions le prescrivent, le Conseil général de la Société ; la période des six années depuis celui de 1904 étant révolue, c’est un devoir en même temps qu’une consolation d’y songer de nouveau et ce serait au mois d’août que nous comptons en fixer l’ouverture. D’ici à cette époque je compte sur les prières de toutes à cette grande intention, mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, et il me semble que nous ne saurions mieux choisir que les formules indiquées par notre Bienheureuse Mère la première fois qu’elle a annoncé un Conseil général, en 1820. Un Veni Creator, l’Oraison du Sacré Cœur et le Memorare à la Sainte Vierge. On y ajouterait une messe chaque semaine et une communion générale. Une nouvelle page s’ouvre dans l’histoire de notre bien-aimée Société. Elle a passé par de douloureuses épreuves, la fermeture des chères maisons de France, le renvoi de toutes nos religieuses et la destruction de nos œuvres en pleine prospérité… D’un autre côté, elle s’est étendue au loin et les demandes de fondations excèdent de beaucoup ce que les ressources de personnel nous permettraient d’entreprendre encore. Nous adapter aux besoins actuels de ces nouveaux champs d’apostolat en gardant intacts les bases et les principes de notre Institut, voilà ce qui devra attirer notre attention ; nous y travaillerons sous le regard de notre Bienheureuse Mère qui veillera, nous n’en pouvons douter, sur les délibérations d’une réunion convoquée pour le bien de sa Société et dont elle a tant de fois présidé les séances. Nous avons la joie de voir commencer les démarches préliminaires pour la canonisation de notre Beata ; car parmi les nombreuses faveurs obtenues par son intercession, trois des plus marquantes ont été soumises à un premier examen, pour être ensuite présentées à celui de la Sacrée Congrégation des Rites. Les séances du second procès (dit apostolique) pour la béatification de la Vénérable Mère
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Duchesne s’ouvrent cette semaine et vont se poursuivre jusqu’aux vacances. Ces marques de la protection divine sur notre Société et de la bienveillance de l’Église à notre égard nous excitent à la reconnaissance et comme toujours, l’approche du Conseil général nous invite à un renouvellement de ferveur : à nous d’en préparer les voies, mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs. La vie de note Société est l’humilité et la charité, les vertus préférées du Cœur de Jésus. Nos premières Mères l’avaient bien compris et savaient tout sacrifier pour retracer dans leurs âmes cette double ressemblance avec notre divin Modèle. L’humilité les rendait capables de cette profonde intuition des choses de Dieu que nous voyons en elles, exaltavit humiles. Sans l’humilité, l’esprit le plus élevé, les désirs les plus ardents restent à court ; que de fois nous avons pu le constater ! sans humilité on ne voit pas, on ne comprend pas, on n’entre pas, on reste dans le médiocre pour la vie intérieure ; l’humilité fait pénétrer, entrer, ouvrir et comprendre. D’un autre côté, la charité leur communiquait cette force d’âme, cet esprit de sacrifice que rien n’arrêtait. Encore une fois ne constatons-nous pas que sans la vraie charité suréminente à laquelle nous sommes appelées, le zèle et le dévouement ne suffisent pas à notre vocation. L’âme voudrait, mais ne peut pas ; elle s’élance, puis s’arrête, tandis qu’avec elle, les plus humbles travaux deviennent un apostolat d’autant plus fécond qu’il est plus caché. Lorsque ces deux vertus se trouvent réunies dans une âme, c’est alors que le vrai esprit de notre Société fleurit dans sa perfection. Il y passe quelque chose de la douce royauté de Jésus-Christ. Ce sont des âmes royales, des vies religieuses parfaites – « attirez-nous à votre suite » – disent-elles, à notre Roi ; « nous courons à l’odeur de vos parfums, » à l’exemple de votre humilité et de votre charité. Toutes les autres vertus se proportionnent à celles-ci, tout devient grand, vrai, de plus en plus parfait. Cette sainteté est rare, mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, mais y en a-t-il une d’entre nous pour qui elle serait inaccessibles ? Non, car ce ne sont pas celles dont les occasions de pratique sont rarement rencontrées. Dans chaque charge, chaque emploi de la Société, dans l’ordinaire de notre vie, tous les jours et à toute heure on peut les exercer ; tantôt comme nous le disent nos Constitution, au milieu de nos élèves, tantôt dans les classes 204
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à l’école, avec les retraitantes et les personnes du monde qui viennent chercher un peu de tranquillité dans le recueillement d’une maison religieuse ; plus souvent encore dans le milieu intime de notre vie de communauté, nous avons le bonheur de trouver des occasions de pratiquer l’humilité et la charité et par là de tendre à la fin qui est toujours la nôtre, la plus grande gloire du Sacré Cœur de Jésus. Je ne puis vous quitter, mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, sans vous dire mon humble reconnaissance pour vos vœux, pour toutes les prières offertes dans toutes les maisons de la Société, dans nos pensionnats et nos écoles ; c’est à elles que je dois un rétablissement qui me permettra de travailler encore à notre œuvre si chère à toutes. Toutefois je ne puis dissimuler mon regret d’avoir été si près du terme et d’en revenir : je compte encore sur vos prières pour me soutenir dans ce que la volonté de Dieu me permettra de travail pour sa gloire et pour la Société à qui je dois et je promets de dévouer sans cesse le reste de vie qui m’a été accordé. Recevez, mes révérendes Mères et mes bien chères Sœurs, l’assurance de mon inviolable attachement in Corde Jesu et Mariae. Votre Mère dévouée, M. Digby, r.S.C.J., supre Génle. Note pour les supérieures et leur conseil. En voyageant, j’ai eu l’occasion de remarquer plusieurs différences dans le costume de nos sœurs coadjutrices. Je prie nos dignes Mères supérieures de veiller de près à ce que les Décrets sur ce point soient observés tant pour les étoffes, la coupe des vêtements, robes, voiles, bonnets, que pour la manière de les porter. Les jupons de dessous de nos Sœurs doivent toujours être en étoffe de coton. Il est à remarquer aussi que les fichus ne doivent pas être attachés dans le dos, cela gêne les mouvements pour les travaux domestiques.
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Lettres des supérieures des maisons de France à la Mere Digby38 Est-ce un effet de la consigne de silence ? Manque de temps dans ce contexte tumultueux ? Lacune des archives que l’on a dû trier méthodiquement avant leur expédition hors frontières ?… Toutes ces raisons peuvent expliquer que l’on n’a retrouvé à ce jour aucune lettre de sœurs. En revanche, celles des supérieures, qui vont devoir assumer la fermeture de leur maison, abondent. Une correspondance assidue s’instaure en effet à partir de 1901 entre les maisons de province et le généralat. Elles apportent à la Mère Digby les nouvelles des maisons, jour après jour, heure après heure parfois (le fax aidant). Dans un climat de débâcle, les messages successifs disent, au fil de la plume, les blessures affectives liées aux séparations, le tohu-bohu des déménagements, les malades difficilement transportables, les hésitations sur les destinations, l’épuisement des Sœurs les plus valides. Les lettres expriment aussi, avec simplicité, l’engagement communautaire, le dévouement filial à la supérieure générale et… l’amour de la France.
Mère de Flaujac 39, supérieure de la Maison de Marseille, rue des Dominicaines – Marseille, 8 juin 1901 S.C.J.M.
Ma très Révérende Mère,
Je suis bien embarrassée pour répondre à la demande si maternelle que vous voulez bien me faire adresser par ma digne Mère Le Bail. Mes lèvres sont ignorantes et inhabiles en toutes les langues. Pendant les vacances dernières, à Toulouse, nous nous exercions à balbutier quelques mots d’espagnol. Ici, ayant trouvé Le Maître populaire italien et l’anglais, j’ai étudié de chacun les douze premières pages, et voilà toute ma linguistique. Mais, ma Très Révérende Mère, je suis 38 Pour l’ensemble des lettres des supérieures des maisons de France, citées ciaprès : manuscrits, Archives générales C-I-A-5) a). 39 Paule de Flaujac (1850-1925), supérieure de la maison de Marseilles, rue des Dominicaines, depuis 1903, partira en Espagne en 1905 : elle y sera successivement supérieure à Godella puis à Madrid ; de retour en France en 1916, elle sera supérieure à Montpellier jusqu’en 1920 ; et sera ensuite supérieure à Albano, Italie, jusqu’à sa mort. Elle est connue comme « Le chantre de l’Enfant Jésus » : musicienne et poète, elle composa de nombreux chants et cantiques à l’usage des religieuses du Sacré-Cœur et des pensionnaires.
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prête, sur ce point comme sur tous les autres, à continuer ou à entreprendre ce que vous voudrez ; cela sans grand espoir de succès, il est vrai, car ma tête devient dure, mais de façon peut être à pouvoir rendre encore quelques services. Je me mettrai à l’étude, ma Très Révérende Mère, aussitôt que vous aurez bien voulu m’indiquer la langue à travailler. Qu’en sera-t-il du « Petit nid » ? On prétend en ville que nous aurons un sursis. Ce bruit court si fort que le Révérend Père R. attend d’être fixé sur le « oui » ou sur le « non » pour tenter la démarche que vous savez. D’après ce qu’il m’a dit de son plan et de ses moyens d’action, il semblerait plus sûr qu’il aille quand même de l’avant. Faut-il l’y engager ? Mme Sophie est sur le qui-vive depuis que je lui ai dit que son départ pouvait être très prochain. Elle m’a demandé si je vous avais parlé du billet de Mle de P. reçu par elle. Je lui ai simplement répondu que je vous avais mise au courant. Elle sait d’ailleurs que je vous donne souvent de ses nouvelles. Elle a écrit à Mle Ferradin de ne pas venir. Daignez me bénir avec tout le Petit nid, ma très Révérende mère. Que Dieu nous y chauffe le cœur autant que fait le soleil ! On prie pour vous, avec la plus profonde et respectueuse reconnaissance, et tout particulièrement, Votre très indigne Fille Paule de Flaujac, rscj Mère de Flaujac, Marseille, 12 juillet 1905 Ma très Révérende Mère, Le « Petit nid » a vu ce matin s’effectuer l’envolée sans retour des oiseaux de Provence… J’ai pour la seconde fois assisté à cette douloureuse scène des adieux où parents et enfants pleurent et bénissent en même temps le Sacré-Cœur. Ces regrets si sincères nous ont touchées et émues et nous les partageons. Nos enfants étaient si simples et si attachées à leur chère petite maison ! Au milieu de leur chagrin, les parents ont appris avec consolation que la liste nouvellement parue ne portait le nom d’aucune de nos maisons épargnées jusqu’ici. Il est probable qu’Avignon et la Ferrandière recevront un certain nombre de nos enfants. Combien
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nous avons remercié Notre Seigneur, ma très Révérende Mère, de vous épargner de nouvelles amertumes. Celles du présent, vous le savez, passent de votre cœur dans celui de toutes vos filles, qui ne cessent de prier pour vous. En attendant la volonté de Dieu et pour s’y préparer, la plus grande partie de votre famille ira faire sa retraite à Saint-Joseph du 22 au 31 juillet. J’irai y passer quatre jours et nous en reviendrons la veille de la clôture pour pouvoir célébrer avec la fête de saint Ignace, notre dernière adoration en union avec Montmartre qui tombe ce jour-là. Je ne vous ai pas dit l’heureux succès de nos examens, ma très Révérende Mère. Des huit enfants qui s’y préparaient, sept ont réussi ; je souhaite bien que les trois qui vont lundi subir les épreuves du Brevet supérieur voient aussi leur travail récompensé. J’étudie l’espagnol de mon mieux. Daignez me bénir, ma très Révérende mère, et agréer l’expression la plus filiale de ma respectueuse reconnaissance. Votre digne Fille Paule de Flaujac. Mère Marie Mathieu40 , supérieure de la Maison de Moulins Belle-Croix, 22 mars 1903 Ma Très Révérende Mère, Nous n’avons encore reçu aucun ordre officiel, mais l’attendons demain. Monseigneur m’a apporté l’ordre qu’il a reçu ce matin où sont mentionnés les 80 établissements de l’Allier qui sont fermés. Le Sacré-Cœur de Belle-Croix est mentionné – pas davantage. Tous les journaux de la localité en parlent. La ville est en émoi. Votre humble, aimante et dévouée M. M. Mathieu, rscj.
Marie Mathieu (1844-1926), supérieure à Moulins (Belle-Croix) de 1901 à 1903, elle partira en Italie en 1904, à Albano : après un temps repos, elle y sera assistante jusqu’à sa mort. 40
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Lundi soir Ma très Révérende Mère, Nous avons eu aujourd’hui une telle influence de monde qu’il m’a été impossible de venir plus tôt vous rendre compte de notre journée. Trouvant ce soir une petite minute, je viens en hâte [vous dire], ma Très Révérende Mère, que nous n’avons encore rien reçu d’officiel. Nous attendons la démarche pour demain. On a porté dans les maisons atteintes une lettre de C. à peu près ainsi conçue : « J’ai l’honneur de vous prévenir que votre demande d’autorisation déposée (telle date) est rejetée ; je n’ai pas jugé nécessaire de la soumettre au Conseil d’État. » Suit la déclaration des peines encourues si on n’a pas évacué l’établissement dans le délai de 30 jours. On prétend qu’un inventaire sera possible. Nous sommes entourées, ma Très Révérende Mère, de regrets unanimes et des plus affectueux. Mais nous sommes surtout fidèles à la Croix. Daignez, ma Très Révérende Mère, l’hommage de la profonde et filiale vénération avec laquelle je suis, in C.J. Votre humble Fille M. Mathieu Révérende Mère vicaire, Mathilde de Brouwer41 Belle-Croix, 25 mars 1903 La Mère Mathieu, n’ayant pas la force psychologique suffisante pour assumer la fermeture de la maison de Moulins, c’est la Mère vicaire qui prend la situation en main.
Mathilde de Brouwer (1841-1914) : nommée vicaire du Centre en 1896, en même temps que supérieure à Poitiers, puis au Mans, elle procède aux fermetures des maisons de Moulins (Belle-Croix), Orléans, Le Mans, Tours (« Marmoutier ») ; après un repos à Conflans, elle sera supérieure à Nimègue (Hollande) en 1903. Elle meurt à « Blumenthal », Vals, Hollande. 41
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Ma Très Révérende Mère, Mère de Saint Gresse vous dira sa reconnaissance pour son séjour à la Maison mère et vos bontés. La mienne ne saurait être moindre, vous le savez. Elle s’exprime devant notre Jésus exposé aujourd’hui en cette double fête de l’Annonciation et de la l’Incarnation, et se prouvera, je l’espère, à notre bien aimée Société, par un dévouement absolu partout et toujours. Je dis aussi à nos bonnes Mères Assistantes Générales et à tout le cher 3342 mes sentiments de profonde gratitude. La famille d’ici est bien généreuse. La digne Mère Mathieu un peu énervée : elle parle beaucoup et crie presque en parlant ; je lui ai fait la remarque, cela passera. Mais aussi le dehors l’accable : on ne voit que larmes, même parmi les hommes dont un groupe supplie qu’on permette la résistance, promettant qu’ils seront le nombre et se faisant fort de démentir la parole d’un journal libre penseur : « les Jésuites s’émiettent, les religieuses fuient comme une volée de moineaux sous le plomb ». Je leur ai dit que vous seriez profondément reconnaissante d’une démarche qui les honore [et] qui ne vous surprendra pas, mais que ce serait exposer nos autres Maisons, peut-être même les Maisons autorisées ; que des conseils puissants et sages nous demandaient le calme et le silence pour ne pas attirer sur la France de plus grands malheurs. Ils se sont inclinés sans se rendre. Je crois comprendre qu’ils feront des manifestations aux départs, lesquels départs seront heureusement échelonnés. Je viens de réunir les Mères pour repasser les valeurs physiques du personnel et j’ajoute à ma lettre une feuille vous l’indiquant. Je sais que vos plans sont faits, que je les recevrai sans doute demain matin, se croisant avec la présente lettre, mais si dans ces plans il y a [des] choses pressées et que je doive modifier, je compte sur un télégramme à temps pour empêcher de fausses manœuvres. Le départ pour Noirmoutier a pu s’effectuer ce matin comme vous l’aviez indiqué : les Mères de Gabriac, de Paillot (qui n’est pas vestiaire, donc pas de raison de lui substituer une Sœur), et la postulante Duchesne, fort bien. Les deux postulantes sont heureuses de pouvoir être considérées comme novices et veulent nous suivre 42
Le 33 Boulevard des Invalides, à Paris, est l’adresse de la Maison mère.
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jusqu’au bout du monde. Je sens que Mère Ménard serait ravie d’aller aux Feuillants43. Nous venons de faire une liste en trois colonnes : affaires grande vitesse (peu) ; affaires petite vitesse ; affaires en dépôt, bien étiquetées. Rien ne peut rendre le dévouement des hommes d’affaires : M. Coquille est venu nous chercher à la gare cette nuit avec le domestique du Sacré-Cœur ; il était 2 h ¼. Il s’offre à mettre un surveillant du jardinier [pour] se rendre compte et tenir note des produits et des ventes. Demain je verrai Monseigneur pour obtenir la permission pour le Vénérable Monsieur Pyrolle de dire la messe ici et de conserver le Saint Sacrement. Ce serait beaucoup si le Maître gardait sa maison. Je vous écrirai le résultat de cette visite. Je vous écrirai du reste, ou vous ferai écrire tous les jours ; le fait est trop grave pour que vous en soyez pas au courant à mesure. Je suppose, Ma Très Révérende Mère, que vous avez reçu la copie de la notification Combes à la digne Mère Mathieu. Monsieur Coquille a, dit-il, absolument besoin de procurations ; il vous les envoie pour que vous ayez la bonté de faire faire ce qu’il faut ; celle de la propriétaire de Belle-Croix doit être faite dans la forme du pays. Il y a soixante cinq à soixante huit enfants au pensionnat. Mère Millet pense que plusieurs nous suivront. Ma Très Révérende Mère, il n’y a que nous dans l’Allier à n’avoir que huit jours. Les autres maisons ont un mois. Il me semble pourtant que vu l’état de surexcitation de la ville, le soulèvement de tout le Bourbonnais pour nous, le train que les Dames et surtout les Messieurs viennent faire à la porterie, il serait peu prudent de prolonger la situation. Pourtant si trois personnes pratiques – l’assistante, l’économe et une sœur – pouvaient rester quinze jours de plus, ce serait bien avantageux ! Je termine bien vite. Monsieur Guy Coquille réclame mon courrier pour le faire recommander. Il dit que les deux procurations [mot illisible] sont nécessaires et prudentes et que celle pour les impositions est injustice, puisque nous partons…
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Adieu, ma Très Révérende Mère, tout Belle-Croix est à vos pieds pour recevoir votre bénédiction et vous offrir son filial dévouement dans le Cœur de Jésus. Votre humble fille, M. de B. Suivent des questions et une revue des santés qui posent autant de problèmes : 1°) Peut-on se débarrasser, détruire, les papiers, actes de naissance etc. des nôtres décédées ? 2°) Personnel qui ne pourrait voyager au loin : - Sœur Annette Barrière ainsi que Mère Collougette : cataracte sur les deux yeux - Sœur Élise Desbordes est, comme je le pensais, très infirme (de cela il découle que Sœur Victorine Buffières doit rester pour les santés de la communauté exilée) - Sœur Rosine Thégaux : on pense qu’elle n’arriverait pas au port – âge et vomissements de sang de l’automne. - Sœur Béal : fort changée. Petits crachement de sang, pas d’appétit. La digne Mathieu croit qu’elle n’en a que pour trois mois. Je me demande si l’air pur de là-bas ne la remettrait pas un peu. - Sœur Céline Signoret peut rester ou partir, ce n’est pas la tête… - Sœur Justine Label peut voyager à la vigueur. - Mère Biron crache le sang, le médecin ordonne positivement le midi. - Mère Prigal est ici la plus atteinte ; elle est dévorée par la fièvre ; on craint des tubercules dans les intestins et on ordonne un changement d’air pendant qu’elle est encore transportable. L’air de Belgique ne semblerait pas être nuisible mais on préférerait celui du midi chaud, pas épuisant, par petites étapes. Impossible d’entreprendre un voyage dépassant deux ou trois heures. - Il n’y a personne qui ait la moindre disposition pour la cuisine parmi les Sœurs. La digne Mère Mathieu supplie notre Mère de lui laisser Sœur Ouvrier. Celle-ci a un caractère qui n’admet avec elle aucune aide sans la rendre malheureuse, au point de 212
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nuire à sa santé. La digne Mère offre pour la rue de Varenne Sœur Clément qui a bonne santé, est bonne religieuse et active ouvrière. 3°) Notre Mère aimerait-elle que notre immeuble soit loué aux Dames du Cœur de Marie, par bail verbal ? Concernant les papiers à détruire ou non, les réponses données par la Maison-mère, le 26 mars 1903, précisent tout ce qui doit lui être envoyé. « Partout où il y a Oui envoyer ici en paquets par les voyageuses. » - Actes de naissance des nôtres décédées : oui - Correspondances de M. de Tulle, Notaire, Amiens ; titres de propriété de l’immeuble de Belle-Croix Yzeure : oui - Acte de vente de la propriété par M. de Beffroy à Mme Pollen, 28 janvier 1889 ; voir si l’avocat n’en aura pas besoin : oui - Quelques notes relatives au bail du vignoble Sénilha affermé à Messieurs Tenant, père et fils, jusqu’en 1909 : oui - Lettre concernant la vente de Mme de Beffroy à Mme Pollen : oui - Anciens papiers relatifs la maison de belle-Croix : oui - Primes d’assurances, divers papiers concernant les assurances : voir avec l’avocat ceux dont il a besoin et les lui laisser. - Papiers concernant l’inhumation des nôtres : oui Mère de Brouwer, maison Belle-Croix, Moulins, 26 mars 1903 Ma très Révérende Mère, Les préparatifs se poursuivent très activement, car comme je l’avais prévu, cette vaste maison est pleine de choses. Nous en faisons trois parties, je vous l’ai peut-être déjà dit : une petite par grande vitesse, une large par petite vitesse et de vastes dépôts chez des amis. Tout est bien numéroté, étiqueté. Les emballeurs sont fort bien ainsi que les domestiques prêtés. Tout ce monde pleure. Mme Chabot loue par bail verbal la maison de l’École avec une entrée spéciale, comme vous savez. Elle demande qu’on y laisse quelques meubles pour les réunions des Enfants de Marie, des amies, et la chapelle un peu garnie. Elle se charge de son entretien ; mais il ne serait pas prudent
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d’y garder, ni dans la maison, le bon Dieu. Je dois vous avouer simplement que je crois que l’ordre et l’entretien de l’immeuble et des meubles ont été négligés, car tout est dans un état… ! Vous en pouvez vous faire une idée de la consternation générale : on sent le Sacré-Cœur (non pas une Sœur en particulier) très aimé ! On aura beau faire pour se cacher et se taire, ma très Révérende Mère, nous ne pourrons empêcher les ovations et les manifestations au départ des groupes. Les pères de famille font la sentinelle nuit et jour à notre porte et un signal se transmettra de proche en proche. On est là avec les voitures de maître pour nous amener, le chef de gare est averti que ce sera rude ; il est bon et ne demande pas mieux. Je ne sais ce qu’il y a à faire, ils (les Messieurs en masse compacte) ne veulent rien entendre : « Vous voulez nous museler comme on a fait des Bretons… Vous allez faire dire que ce n’est pas si difficile de vous chasser et on continuera cette besogne de Sacré-Cœur en Sacré-Cœur en se frottant les mains ». On dit que jamais l’on n’a vu un tel mouvement ; on accourt de tous les points du bourbonnais, ému d’abord, rageant ensuite. On dirait que la patience est à bout. La digne Mère Mathieu ne quitte plus le parloir où des groupes se succèdent. Je pense que bon nombre d’enfants iront dans les Sacré-Cœur environnants ; les onze premières communiantes sans doute à Bourges. Madame Chabot demande si vous voulez qu’elle arrête pour les voyageuses de la Belgique un wagon qui les fasse aller sans descendre, par la voie de ceinture, de la gare de Lyon (Paris) à celle du Nord. La dernière bande qui doit s’arrêter à Conflans est en dehors de cette combinaison, si vous l’approuvez. Notre-Dame de Miracles a été bien honorée ces derniers temps, Mère Gazou a veillé. Sa statue, ses ex-voto, sa petite bourse spéciale, 350 F., sont déposés chez une sainte affiliée, Mle Madeleine Arbalat, qui a donné un reçu et qui continuera son culte à nos intentions. Les reliques sont déposées chez une bonne Enfant de Marie, jusqu’à ce que nous les réclamions ; saint Hyacinthe sera offert à Monseigneur ; un souvenir (ornement ou rocher parmi les beaux) à Monsieur l’aumônier et au vénérable Monsieur Pyrolle qui m’a dit que ce coup va le jeter dans la tombe. À notre bon médecin et au dentiste, un beau crucifix. Une statue petite ou moyenne à la Présidente et aux conseillères des Enfants de Marie.
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Je remercie la Vénérable Mère Borget pour sa petite note : le bois, le vin, la cire étaient déjà vendus. Je remercie aussi notre très Révérende Mère, pour la liste des obédiences. J’espère recevoir demain matin une réponse pour les remarques de ma lettre d’hier et qui pourrait apporter des modifications. Je ne dis les voyages qu’au jour le jour. Je me permets de revenir encore sur tous ou quatre voyageuses : 1°) Mère Biron : le médecin vient de me dire que la Belgique (rude, excepté l’été), c’est sa mort. Il lui faut l’extrême chaleur. À Moulins, au gros été, elle a froid et sa poitrine se prend. 2°) Sœur Rosine Thégaux, la pensée de retourner dans son pays qu’elle aime tant peut faire bon effet sur son mal. Je dis ceci parce que dans ma lettre d’hier je répétais que les Mères redoutaient pour elle l’effet d’un long voyage pour l’exil, mais pour Sr Rosine l’Autriche c’est la patrie. 3°) Sœur Victorine Buffières est la seule Sœur qui puisse soigner la digne Mère Mathieu (que je ne tourne pas bien – le foie) ; Mère Guyon ! Mère Villot, si misérable ! Madame Godard et les autres… presque toutes plus ou moins malades. J’ai dit à Mère Pillous qu’elle formerait Sœur Léry, mais Sœur Léry n’a pas de dispositions et Mère Pillous avoue qu’elle n’y entend personnellement pas grand chose. Toutes les Mères vous prient humblement, ma très Révérende Mère, de leur laisser Sœur Buffières ; je transmets le désir, mais vous savez qu’avant tout j’aime l’obéissance. 4°) Pour ma Sœur Prigal, je viens de recevoir Monsieur de Brinon. Il pense qu’elle pourrait aller au plus jusqu’à Paris, que l’air de Conflans lui conviendrait jusqu’en automne et il espère beaucoup d’un changement. Je ne pense pas que vous ayez l’intention de la prendre au Centre. Dans tous les cas, il faut qu’elle voyage en wagon coupé afin qu’elle puise être couchée. Pour elle, les meilleures heures sont la nuit, dit-elle. Une ville de brumes et d’humidité ne conviendrait pas, ni aucune du Centre de la France ; il lui faut quelque chose de pur et de plus changé, pour couper cette fièvre ardente dont on n’a pas encore découvert la vraie cause (on pensait à des tubercules mais les avis sont partagés). 5°) La première communion a lieu à l’École, dimanche ; c’était le jour fixé par le curé et les Pères… Madame de Balathier seule s’en occupe ici ; elle partie, Mère Bonnefous, dont du reste on est très content, prendrait la chose sans la faire bien réussir, n’étant pas ini
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tiée dans les détails. Je crois donc pouvoir garder Mère de Balathier jusqu’à lundi ou mardi car elle devra remettre la chapelle en ordre. Peut-elle voyager seule jusqu’à Layrac, ma Très Révérende Mère ? Je ferai remarquer que par Bourges c’est un détour et que le chemin le plus direct est par Guéret, Limoges etc… Son beau frère s’offre à la conduire si elle ne peut voyager seule, mais nous devrions, je pense, payer son voyage. Je reviens à la question wagon par la voie de ceinture : dans ce cas, la malle de chacune suit aussi ce chemin et il n’y a pas à les emporter avec soi à travers Paris. Soir. Votre télégramme arrive, ma Très révérende Mère. Je n’ai pas vu Monseigneur, et comme vous voyez plus haut, la pensée d’avoir le Saint Sacrement dans la maison m’avait semblé importante. Vous voudrez bien me dire si vous ne voyez aucun inconvénient à avoir les réunions d’Enfants de Marie chez la locataire de la maison de l’Isle. Je vous dis à demain, en vous offrant le respect et l’amour filial de toute cette famille. Notre Seigneur y est beaucoup aimé et il doit être consolé de la générosité de ses épouses. Adieu, ma Très Révérende Mère,… Oh, priez bien pour moi ! Votre humble fille Mathilde de Brouwer. Mère Mathilde de Brouwer, Belle-Croix, 27 mars 1903 Ma Très Révérende Mère, Le précieux courrier arrive exactement ce matin et tout se poursuit avec ordre et édification. Le tapage continue en ville et chez nous. C’est indescriptible ! Je suis bien contente de ce que vous me dites sur le laisser faire, d’une part, le silence digne et discret de l’autre, car je ne savais pas que nous pussions les laisser faire. Ce qu’on voudrait surtout c’est que nous résistions en ne bougeant pas, mais impossible. On voulait aller à Paris vous parler, deux ou trois députés d’avant les dernières élections y étaient tout disposés, je les en ai empêchés. Les manifestations, ils sont résolus à les faire : à 11 heures, il y en a eu une à la 216
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gare au départ de la pauvre petite Madame Rigal ! et les autres – mot à mot : « À bas les tyrans ! Vive le Sacré-Cœur ! Vivent les religieuses ! » Un de ces Messieurs est monté dans le train pour organiser les descentes à Bourges et à Paris. C’est un Monsieur de la Coste, je crois – il vient de me télégraphier : « Malade bon voyage, se repose. » Mère de Saint Gresse vous fera un récit de tout, car c’est magnifique. Un fils de Coste a été préfet de l’Allier, il n’y a pas deux ans, on croit que le coup vient de lui, poussé par un député rouge qu’on m’a nommé. Hier, au milieu du conseil des Enfants de Marie, présidé par le Père Treyvet la porte s’ouvre à deux battants, des Messieurs se précipitent vers moi pour me presser de résister ; tout le monde se lève, le Père prend la parole très dignement, mais les hommes de crier, de haranguer, de conjurer que nous sauvions la France par l’exemple ou que nous sachions mourir s’il le faut. On avait beau leur dire que cela ne sauverait rien, inutile ! Une femme de général prend la parole, proteste de son amour pour la Société du Sacré-Cœur et déclare que pour un succès très incertain, probablement nul, elle n’exposera jamais deux mille religieuses à être jetées dehors. On crie à tout rompre, on m’interpelle, on proteste que se soumettre c’est être jeté dehors tout de même un peu plus tard et sans gloire. La Dame : « Oui, mais on aura eu le temps de pourvoir au danger, la Mère Digby aura pris ses mesures. » On crie de nouveau ; le pensionnat, les domestiques, les emballeurs accourent. C’était à la salle qui est vis à vis de la bibliothèque des Enfants de Marie, non loin du groupe de l’approbation. Je ne puis vous décrire tout ce qui s’est passé en cette heure ; c’était magnifique de cœur, d’éloge pour la Société. On ne voyait que larmes, les Messieurs fermant le poing ; ils me répétaient : « Dites un mot, un seul, et nous vous faisons un rempart de nos corps ; nous nous armons pour votre défense, et malheur à qui vous touchera. » La digne Mère Mathieu est malade depuis mars, elle n’était pas présente, mais elle entendit la tempête. Vous me demandez comment ils peuvent rentrer : c’est qu’ils viennent voir la supérieure, Mère Villot etc…, chercher leurs enfants, transporter les caisses ; les portes sont forcément ouvertes du côté des salons à cause des emballages de Notre Dame des Miracles et des meubles de ce côté, du passage des emballeurs, et nos amis se précipitent… Un Monsieur de Beaupré travaille comme un domestique.
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Monseigneur est venu ce matin. Il a quatre-vingt neuf maisons qui quittent, son diocèse est ravagé ! Sa Grandeur a pleuré à chaudes larmes et proteste dans les journaux de l’Allier. Il a reçu la liste des maisons expulsées, mais n’a pas été chargé de notifier. Il a été fort bon pour toutes, mais particulièrement pour la digne Mère Mathieu qu’il a trouvée bien malade. Elle a un mouvement de bile. Je lui demande de ne pas quitter sa chambre aujourd’hui. Depuis la notification, elle n’a pas cessé un instant de recevoir ! C’est tuant. Quand je suis arrivée, tout le monde avait des listes de choses à lui soumettre et personne ne pouvait l’aborder. C’est ce qui m’a fait accueillir comme le messie et ce qui vous explique que c’est moi qui vous envoie des questionnaires et des cas. En voici encore un : la bonne de Mme de Paillot demande si elle peut laisser à Yzeure, même chez nous dans une salle vide, ou dans la maisons des retraitantes où les Pères ne sont plus, les meubles leur appartenant ; elle ne peut les emporter à Troyes n’ayant pour logement que peu de chose, et elle croit qu’elle mourra bientôt. Si elle vient à retourner dans son petit appartement de Troyes, elle voudrait emporter de la Chartreuse quelques petits meubles et choses à son usage, du linge etc.. afin de l’emporter avec elle ; elle redouterait de faire venir de Belle-Croix ne le trouvant pas simple comme ce qu’elle expose tant à la Chartreuse. Pour ses meubles de Belle-Croix, elle ferait un acte par lequel notre mandataire, M. Guy Coquille, en serait déclaré propriétaire, ou Madame Boutal, amie en qui elle a grande confiance, et on demanderait à l’un ou à l’autre, à mesure, ce qui serait nécessaire aux maisons. Madame de Paillot quitte Belle-Croix dimanche à 11 Heures du matin. J’ai bien compris maintenant que Sœur Buffières va à Conflans parce que vous avez la bonté de donner pour Flône Sœur Tricker. J’ai compris aussi que votre intention est que nous emportions le corps de saint Hyacinthe (les Mères le désirent beaucoup) et que nous l’offrions à Monseigneur. Les autres reliques sont déjà emballées. Voilà que ce soir on vient me dire que Sœur Dauvain crache le sang. Elle vous est destinée, je fais donc appeler tout de suite M. de Brinon, car la digne Mère a passé la journée au lit. Il dit que c’est peu de chose, sans doute un petit effort dans les emballages trop forts 218
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pour elle. C’est une bonne petite Sœur ; elle a été délicate il y a quatre ans, mais je l’avais trouvée bien fortifiée. J’attends encore demain plusieurs hommes d’affaires, puis si le gros du travail est fait, les listes bien dressées des objets partis, à partir et restants, la digne Mère Mathieu est mieux, je pourrais la laisser avec le reste de sa petite famille et partir pour Bourges, samedi soir. Voudriez-vous adresser à la digne Mère Mathieu la réponse pour Mme de Paillot, s’il vous plaît, à recevoir dimanche matin, et me télégraphier un « restez », si vous n’approuvez pas que je quitte samedi. Ma bonne Très Révérende Mère, pardonnez le négligé de l’écriture, du style et de toute la forme ; vous n’aurez jamais à pardonner le manque de dévouement et de soumission filiale de Votre humble fille in C.J. M. de Brouwer Mère Mathilde de Brouwer, Belle-Croix, 29 mars 1903 Pour plus de netteté, j’ai télégraphié que rien n’est changé aux dispositions prises et que le wagon direct ne serait pas pratique pour plusieurs raisons. Je vous demande pardon d’avoir omis de vous le dire bien. Je ne permets seulement de faire de petites substitutions de personnes, à cause des besoins de la dernière heure, entre autres la sacristine pour les affaires du Bon Dieu… Nous continuons donc de « monter vers Jérusalem, et tout « ce qui a été prédit sa s’accomplir !… » C’est bien monter dans l’amour et vers le Ciel ! Vous ai-je dit, ma Très Révérende Mère, que Sœur Augibault était partie quand la lettre disant de la donner pour compagne à Mère de Balathier est arrivée ? Du reste, si celle-ci va directement à Layrac, comme je prie la Révérende Mère Deidier de m’en assurer, car par Angoulême c’est presque le double du chemin, ce ne serait pas celui de Sœur Augibault. Sœur Tigal est en route (ou du moins s’y mettra demain matin), pour Bordeaux que le médecin préfère pour l’été, à cause de sa grande faiblesse. Perpignan serait très bien pour l’hiver. La garde de nos chères tombes est confiée à la bonne Madame Boutal si dévouée à Belle-Croix !
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La digne Mère Mathieu continue à être enveloppée, à la lettre, par les personnes de tout le pays qui viennent exprès ; on ne peut refuser. Mais je fais tout ce que je puis pour lui éviter les affaires ; elle est si peu forte ! Ses pauvres mains tremblent à faire chavirer son verre et tout le contenu avant d’arriver à ses lèvres ; elle parle par saccades, on la sent sans cesse impressionnée. La petite Mère économe est très dévouée et entendue ; Mère Pillons, dévouée aussi mais moins entendue. Voilà six nuits qu’elles ne se couchent pas, le travail étant exorbitant. Je fais des expériences en suivant tout cela, et ailleurs hélas, quand ce sera à recommencer, il est des choses qu’on devra éviter. Et tout d’abord, tout de suite empêcher les étrangers d’envahir la clôture, sans cela on n’en vient plus à bout. La bonne feuille de renseignements reçue ce matin peut encore bien servir pour la petite vitesse dont rien ne partira que demain. Je l’ai fait copier pour Orléans. Pauvre Chartreuse ! En ville, à Moulins, le bruit court que la famille d’Aubeterre est aussi frappée. On dit déjà le malheur de la famille Jégon, mais Belle-Croix l’ignore encore (ce soir, tout Belle-Croix en est plein !). Madame Villot avait d’abord espéré pouvoir recevoir des enfants à Haute-Flône parce que arrivant ici des parents m’avaient demandé si cela se pouvait et j’avais répondu affirmativement… Ils voulaient (huit ou dix en projet) les y mettre tout de suite. Maintenant que je sais qu’il vaut mieux attendre encore, Mère Villot est découragée parce que les parents vont prendre d’autres mesures, non pour nos maisons, car ils sont convaincus qu’il n’y en aura plus l’an prochain (Mère Villot vous en écrira de Flône). La digne Mère Vergner vient de m’écrire des lignes émues ; son cœur est bien ici. La bonne Madeleine Harbelat, qui a déjà Notre-Dame des Miracles chez elle dans un oratoire, emballe tous les meubles du petit sanctuaire tout de suite, mais la Sainte Image et les ex-voto, elle les apportera elle-même pour le 1er mai, quand le sanctuaire de là-bas sera prêt. Il est certain que dans l’Allier les autres ont eu un mois. Peut-être une notification spéciale, adressée à vous, ma Très Révérende Mère, réduira-t-elle encore une fois à la huitaine l’agonie de la Chartreuse ! Il y a encore beaucoup à faire à Belle-Croix, d’ici après-demain à 11 heures. Je ne crois pas que la digne Mère Mathieu ait assez de liberté d’esprit pour pourvoir aux dernières urgences et à celles qui 220
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suivront immédiatement le départ, entre autres faire évacuer l’immeuble par les familles qui n’en bougent pas, présenter les domestiques restants, les fermiers Seuilhac etc… à Monsieur Guy Coquille et leur dire que tout émanera de lui, qu’il est notre représentant etc. etc. Je ne puis faire cela maintenant, on ne parvient pas à les rassembler et l’avocat refuse d’entrer en responsabilité sans l’acte qu’il attend d’Angleterre. Il y aura aussi encore bien des meubles restants dont je voudrais prendre la liste et assurer l’avoir. Pensez-vous, ma Très Révérende Mère, que je puisse rester jusqu’au soir de mardi ? Ou quelle est la dernière limite pour remettre les clefs au mandataire et sortir de ce cher asile ? Cécile de Verdelhais demande si elle peut louer trois chambres au premier et y habiter avec sa femme de chambre. Je pense que ce sera bien. Le mandataire met aussi un ménage à la porterie : l’homme sera cultivateur en chef pour mettre la propriété en grosse culture de rapport, la femme sera concierge et n’ouvrira pour le passage des domestiques et ouvriers que l’unique porte dont elle aura la garde (sauf pour les voitures, le portail). Pauvre chère Madame de Paillot est encore ici. Elle a tant vieilli et fait pitié, n’ayant plus à Troyes ni maison, ni domestiques. Elle aimerait tant habiter Noirmoutier pendant trois ou quatre mois, car Dieu sait, dit-elle, où ira ensuite sa fille… Elle aurait le temps de louer après un appartement à l’étranger, s’il le faut. Demain matin, elle repart pour Orléans. Elle est si délicate, généreuse et discrète. Sœur Lélit, qui sort d’ici, n’a jamais vu le chemin de fer ! Ma très Révérende Mère, tout Belle-Croix est à vos pieds pour vous demander une dernière bénédiction.. Tout Belle-Croix !… je veux dire ce qui en reste… Dans le Cœur Sacré de notre Jésus crucifié, je vous suis avec une humble vénération, fille dévouée et soumise. M. de Brouwer, rscj. [Dimanche 29 mars] Soir, Ma Très Révérende Mère, Nos chères expulsées vous porteront ce petit mot et la liste des ressources que je viens de me procurer ce soir. La Mère Renard est loyale, et c’est une âme droite et simple ; elle est heureuse de vous
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faire une surprise, dit-elle, en vous montrant qu’elle a plus d’argent que vous pensez. Elle portera tout sur elle mardi en arrivant à Conflans, vous pourrez donc lui laisser ce que vous jugerez à propos. Plus tard, elle fera une liste exacte des dépenses. On nous dit de tous côtés que dès le 1er avril on fera main basse sur tout ce qui resterait dans l’immeuble. C’est possible ; je vais donc faire en sorte qu’il ne reste rien. Ce serait bien douloureux si aussi la magnifique chaire et les confessionnaux, surtout les autels, étaient aux mains des vandales modernes… Cependant l’on ne peut pas faire enlever cela, je pense ? Vous lirez ma lettre de cet après-midi sans doute après celle-ci, ma Très Révérende Mère ; je vous y demande bénédiction et prières pour vos filles si véritablement généreuses, et notre pauvre chère Chartreuse ! Je souhaite de toute mon âme que nous soyons les seules frappées, mais c’est peu probable ! Si vous avez plusieurs maisons à la fois qu’allez-vous devenir si le Seigneur n’y pourvoit ? Adieu, ma bonne Très Révérende Mère, nous sommes d’esprit, de cœur et d’âme avec vous ! Votre respectueuse et humble fille en Notre-Seigneur, M. de Brouwer, rscj. P.S. Les personnes du monde voulaient nous démonter la belle horloge pour Flône. Il est certain que M. Guy Coquille traitera de tout directement avec Paris, dès le 1er avril. Mère Mathilde de Brouwer, Belle-Croix, 31 mars 1903 Ma Très Révérende Mère, C’est la dernière lettre que vous recevrez de cette chère maison. Ce matin, les Saines Espèces ont été consommées par les seules restantes de la famille et les Enfants de Marie si fidèles ; le vénérable Monsieur Pyrolle qui vient d’avoir 80 ans disait la messe. Sa main tremblait à faire peur en donnant la sainte communion ; il a fractionné la grande hostie de la custode pour achever de communier et Jésus a disparu sacramentellement de son béni sanctuaire. 222
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Le départ d’ici a été fort touchant dans les voitures des Dames des Enfants de marie. À la gare, plus de mille personnes, sur la place aussi : manifestation magnifique, la digne Mère Mathieu vous le dira. Après son départ, on s’est porté à la préfecture, on était pense-t-on deux mille. Il y a eu des coups, des batailles, des cris : « À bas…, vivent les Sœurs, vive la liberté ! » Les gendarmes sont arrivés et ont arrêté cinq ou six manifestants, entre autres Monsieur Dupuy notre aumônier, mais ils les ont relâchés ensuite. On va recommencer au départ de toutes les religieuses de Moulins, mais on va les engager à partir toutes ensemble, ce qui fera pense-t-on, bien meilleur effet, car la digne Mère Mathieu étant dans la première voiture, c’est autour d’elle seule, à la gare, qu’on s’est d’abord porté, et les autres ont passé un peu inaperçues44. Notre mandataire est absolument sûr ; c’est un ami de la famille de Saint-Phalle et un parent de Madame Chagot, la bienfaitrice insigne de Belle-Croix. Par Monsieur Guy Coquille, j’apprends qu’elle est morte il y a dix-huit mois, tout à fait pauvre. Avant de quitter Belle-croix, je vais m’informer de ce qu’on donne aux administrateurs de ce pays. On va s’occuper de détacher sans trop de dégâts les meubles adhérents ; Monseigneur donne pleine permission pour les autels menacés. J’avais bien compris ce que m’en avait dit notre Mère, mais je croyais que son intention était de ne pas l’exécuter encore. Actuellement nos amis nous en pressent et je suis heureuse que notre Mère me dise de le faire. Tout sera déposé au château vide du baron Lefèbre, sous la responsabilité de Monsieur Coquille.
Note de la Mère de Brouwer : « Elle ne vous dira pas que se trouvant presque mal sur le quai de la gare, plus de 400 personnes, ayant à leur tête le saint abbé Pyrolle, ont défilé devant elle et lui ont baisé la main ; tout le monde pleurait. 44
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3 heures. Votre télégramme arrive, ma très Révérende Mère, qui me dit de rester jusqu’à demain, cela arrangera bien des choses. Avant de le recevoir, et pensant partir à 5 heures pour Orléans, j’ai télégraphié à la digne mère Mathieu, de la gare de Lyon, que le sac était bien en lieu sûr à Orléans (je ne voulais dire, à cause des employés du télégraphe, que je l’emportais ; c’est ce qui vous a fait croire sans doute que je l’avais confié à une occasion sûre, peut-être Madame de Paillot). Donc, quand Mère Renard est revenue ici le soir, elle l’a trouvé avec bonheur. M’arrivent avant la nuit deux télégrammes, l’un de la digne Mère Mathieu disant que Mère Renard devait arriver gare du Nord mercredi pour 8 heures (c’est ce qu’elle comptait faire), mais l’autre, de vous, ma Très Révérende Mère, postérieur à celui-là, et me disant d’emmener à Orléans Sœurs Gresse et Renard, j’ai tout de suite pensé que vous vouliez que Sœur Renard allât rejoindre le sac, et que dès lors que cette jonction avait été faite ici, elle n’avait qu’à s’en aller au plus tôt rejoindre ses compagnes de voyage. J’espère que je ne me suis pas trompée. Mercredi soir, nous serons à la Chartreuse, Mère de Saint-Gresse et moi vers minuit ou un peu après, je crois. Je suis vraiment bien contente du dévouement de Monsieur de Lavareille préposé surveillant des emballages ; c’est le frère de notre religieuse et il est si bien ! Tout ne sera pas pris car plus on emballe, plus on trouve à emballer, c’est absolument inouï ! Huit jours pour un tel travail fait crier tous ces braves gens ; c’est inhumain ! Rien que les 250 lits à démonter, ficeler et descendre avec la literie, à charger sur les fourgons, cela a demandé deux jours ; et le reste ! Demain matin, nos aumôniers diront la sainte messe à l’école, chez Madame Chabot. Mère de Saint-Gresse et moi nous irons y communier, puis ce sera tout quant à Notre Seigneur pour nous dans l’eucharistie de Belle-Croix. Notre adoration aujourd’hui s’est faite sans Lui et il a en sera encore ainsi demain, mais nous Le sentons présent et intimement, par sa croix, et par sa grâce, et nous Lui demandons de vous bénir, ma Très Révérende Mère. Faites retomber cette bénédiction sur vos deux pauvres solitaires, vos filles respectueuses et dévouées. Mathilde de Brouwer et Octavie, rscj.
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Mère Marie Mathieu, Conflans, 1er avril 1903 Ma Très Révérende Mère, Dès mon arrivée dans ce cher Conflans, je veux vous exprimer encore mon tendre et filial respect. Notre voyage s’est accompli douloureusement, car c’est dur de fermer le divin tabernacle, mais Jésus proscrit était avec nous et la souffrance nous rendait plus intime l’union à son Cœur divin. Je crois, Ma Très Révérende Mère, que le détail des manifestations de Moulins vous est déjà parvenu ; elles ont été vraiment sublimes et l’on se reprend à espérer pour notre pauvre pays lorsque l’on voit combien le sentiment catholique domine encore. Comme nous allons prier dans notre exil pour que nos chères autres familles soient épargnées ! C’est trop dur de fermer tant de tabernacles dans le bon pays de France ! Nos chères compagnes ont pris ce matin le chemin de la Belgique. Je suis demeurée en qualité de moins vaillante et cette décision m’est douce puisqu’elle me permettra peut-être de recevoir une bénédiction de ma Mère vénérée et si aimée. Mais je verrai aussi avec la joie intime et si profonde que donne au cœur la grâce de la persécution sonner l’heure où je prendrai le chemin de l’exil pour retrouver la chère épave de Belle-Croix. J’ai trouvé près de ma digne Mère Lesage un accueil si reposant que les fatigues éprouvées disparaissent bien vite. Daignez, ma Très Révérende Mère, agréer l’hommage de la bien profonde vénération avec laquelle j’ose me dire, in corde Jesu, Votre très humble fille Marie Mathieu, rscj.
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Mère Brocard45, supérieure de la Maison de Quimper Quimper, 4 août 1907 Ma Très Révérende Mère, Plus que jamais, remises à vos soins et à votre tendresse maternelle, nous voulons être vos Filles dévouées et soumises, et chacune prendra volontiers la place que vous lui désignerez, assurée de faire la volonté du Maître en faisant la vôtre. J’ai préparé les voies, mais non point dit à toutes leur obédience car elle peut encore varier. Du reste, comme vous me le permettez, et demandez même, ma Mère, je me permettrai de vous soumettre quelques questions et vous dire ma pensée sur plusieurs points, avec l’humble confiance de l’enfant à sa Mère. 1°) Mère Vincienne est désignée pour Nantes, sur la liste, et dans sa lettre, ma digne Mère Le Baïl dit Rennes : lequel des deux ? Je crois que notre Mère Vincienne ne peut prendre un gros économat, comme l’une ou l’autre de ces deux maisons : elle a été plusieurs mois à l’infirmerie, de janvier à Pâques, pour ainsi dire, et il a fallu et il faut l’aider toujours beaucoup. Sa difformité comprime toujours plus son cœur, ce qui l’entrave beaucoup pour la marche, les remontées et les descentes. Mais elle est bien dévouée, a un grand savoir-faire pour diriger l’économat avec droiture, esprit religieux et charité. Pas bonne dépensière. 2°) Le départ de Mère Tamisier me semble pour ainsi dire impossible, à cause de sa santé. Elle va bien maintenant et on l’a remise à flot, mais elle n’a pas un bon sang ; elle est portée à l’anémie. Je crois qu’un climat si chaud et si éprouvant la déliterait complètement et la mettrait vite hors de combat. Tandis que dans un climat du Nord, elle peut se rendre vraiment utile, ayant beaucoup gagné de toutes manières. 45 Marie Brocard (1842-1923) : successivement supérieure à Pau, Aix-en-Provence, Marseille (saint-Joseph), Tours (Marmoutier), Quimper en 1903, elle part à Barcelone en 1907 ; mais se sachant pas l’espagnol et ne parvenant pas à se faire comprendre des Sœurs coadjutrices, en 1908, elle est envoyée comme assistante à Avigliana (Piémont) où se sont refugiées les Sœurs de la maison de Lyon, rue des Anglais ; et la même année 1908, à Albano, où elle meurt le 24 décembre 1923.
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Combien nous vous remercions, ma Très Révérende Mère, de penser aux demi-places pour les voyages de Belgique ; si deux ou trois pouvaient s’effectuer bientôt afin d’avoir les renseignements pour les franchises de wagons, nous pourrions ne pas attendre la dernière semaine d’août pour envoyer bagages et personnes, car tout va être bien compliqué à ce moment-là. Maintenant, ma Mère, les personnes qui ont de la famille proche, à Nantes ou à Rennes, ne pourraient-elles partir une journée, ou une demi-journée plus tôt, pour dire adieu à leurs parents âgés ou malades ? Les pauvres vieilles Mères de Kergas ont une sœur, déjà âgée, toute malade et ne pouvant jamais se déplacer, Mle Marie, qui soupire après le moment de les entrevoir. On le lui avait promis de Paris, cela ne s’est jamais réalisé parce que les bonnes Mères n’ont jamais voyagé. J’adresse encore ma lettre à Conflans, craignant toujours de trouver au 33 l’officieux et perfide Ménage46. Je lui dois cependant une petite reconnaissance, car il vient de payer à la ville notre police des cours pour les six derniers mois de l’année – j’avais refusé net, envers et contre tout, de payer à partir de septembre. Notre retraite, excellente, vient de se terminer ce matin dans le calme et la paix : on ne nous a parlé que de souffrances, d’humiliations et d’eucharistie ; on a compris ; on va voir à l’œuvre. Pour mon obédience, c’est le cadet de mes soucis : j’irai où Jésus dira et voudra ; je ne suis plus guère bonne à rien, c’est sûr. Veuillez bénir notre petite famille sur la Croix, ma Très Révérende Mère, et croire à son profond respect et à sa filiale soumission. Votre humble Fille in J.C. M. Brocard, rscj Mère Brocard, Quimper, 18 août 1907 Ma Très Révérende Mère, Combien je suis désolée de n’avoir pu vous écrire plus tôt ; mais, j’étais si fatiguée par les rhumatismes et la fièvre que je pouvais à peine suffire quelques heures à ma douloureuse mission du Nom du liquidateur des maisons de Paris.
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moment… Mais, tout s’est passé à merveille, comme soumission et générosité, même parmi nos bonnes sœurs qui ne connaissaient ni le chemin de fer ni la mer ! La famille se réduit tous les jours. Ce soir, notre trio privilégié part pour Conflans, demain, huit pour la Belgique, les autres suivront… Nous ne savons rien pour le départ de celles qui vont en Angleterre et je suis bien anxieuse de laisser Mère Vincienne pour le faire exécuter, car elle est surchargée d’affaires pour les ventes, les démolitions, les exécutions de toutes sortes. C’est la dévastation et la désolation dans toute la maison et dans les jardins, rasés de tous leurs arbres. Grâce au dévouement actif de ma bonne Mère Chatelain, nous sommes très avancées : tous les emballages sont faits et partis ; il restera encore cependant pour un wagon, croyons-nous. On se montre très bien pour nous en ville et chaque départ est salué par des nombreux amis en larmes… Je vous dirai tout cela bientôt, ma Très Révérende mère, puisque j’ai l’insigne honneur et bonheur de vous voir dans quelques jours, cela un semble un rêve… Je ne sais si je pourrai répondre à votre confiance, ma Mère, au sujet du cher Sartorio ; j’en suis confuse, autant que touchée. Je demanderai au cœur de Jésus de m’y faire le chemin par Marie Immaculée, et je m’abandonne à ses vouloirs comme au vôtre, ma Très Révérende Mère. Je suis, votre humble, reconnaissante et dévouée fille in J.C. ; M. Brocard, rscj Mère Brocard, Avigliana, 14 juin 1909 Ma Très révérende mère, Vous devinez si dans ces jours de douloureuse attente et à l’approche du grand sacrifice du cher Conflans, je suis près de vous par le cœur et par la prière ! Je voudrais mériter la grâce de souffrir avec vous et pour vous, ma Mère, mais je ne suis pas digne, même en très petit, d’être un peu Cyrénéen47… Oh ! combien j’en souffre et suis 47 Cyrénaïque : le philosophe grec Aristippe de Cyrène (ive s. av. J.-C.) faisait de l’impression subjective du plaisir le souverain bien.
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heureuse de recueillir quelques brins de myrrhe sur mon humble chemin de Avigliana, où Dieu me fait trop bonne part, pour les unir à vos douleurs du moment présent qui doivent être si fécondes pour la Société… Ah ! ma Très Révérende Mère, je ne veux pas que vous partiez de France, sans vous remercier de toutes vos bontés maternelles pour moi, pour toutes mes anciennes Filles et enfants, pour toutes les familles du Sacré-cœur de notre malheureuse patrie. Vous nous avez comblées, nous en garderons mémoire éternellement par une reconnaissance toujours plus grande, à mesure que nous approcherons plus près de Dieu. Pardon aussi, ma Mère, de tout ce que vous avez souffert dans notre France ingrate ; vous savez que ce n’est pas la vraie qui persécute, qui hait, qui spolie et qui chasse ; mais les bons ont-ils fait ce qu’ils devaient et pouvaient ? Hélas ! Ma Très Révérende Mère, partout où vous irez, nous irons, nos cœurs, nos âmes seront vôtres et ne feront qu’un avec vous, voulant êtres partout et toujours des Filles dévouées de la Société et de nos premières Mères. Je n’ai plus grand chose à donner maintenant, mais ce peu je le ferai de mon mieux et de tout cœur, croyez-le, ma Mère. Oh ! que j’aimerais à vous revoir et à vous parler, comme au bon vieux temps ! Mais ces joies-là ne sont plus pour moi : ma part est marquée sur la terre du détachement et de l’isolement où je ne voudrais plus voir que Jésus seul ; mais j’en suis loin encore ! Ma Très Révérende Mère, je crois devoir vous dire un mot d’une personne de la communauté qui ne paraît bien singulière, Me Biron. Elle tranche sur tout le monde par son manque de surnaturel, son égoïsme et ses formes peu religieuses qui malédifient [sic] et pèsent en communauté, comme au pensionnat. J’admire la patience de ma digne Mère qui est obligée cependant de lui retirer successivement, et malgré elle, tout emploi près des enfants – alors cela la met dans des états violents et elle dit ne pouvoir plus rester dans cette maison où elle souffre trop depuis quatre ans… Rien ne fui fait entendre raison. Ayez pitié de cette pauvre âme, ma Très Révérende Mère ; si vous pouviez par un changement quelconque venir à son secours et au nôtre ? J’ai appris, hier au soir, la mort très édifiante d’Annie Dunlop qui plonge sa famille dans un grand deuil de cœur. Sa mère est dans un
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état pitoyable de douleur, quoique très résignée, m’écrit sa fille France. Je recommande à vos prières cette famille affligée, mais surtout l’âme d’Annie qui avait tant désiré devenir votre Fille, en entrant au Sacré-Cœur, ma Très Révérende Mère. Dieu l’a prise dans son paradis, cela vaut mieux encore. L’état de Sœur Bilhère reste à peu près le même et ne s’améliore guère ; elle travaille, obéit et dort mieux, mais elle reste dans sa pénible crise, bien inquiétante et pénible pour elle et pour nous ! Veuillez me bénir, ma Très Révérende Mère, et croire à mon profond respect, à toute ma reconnaissance et à l’assurance de mon humble et entier dévouement. Votre indigne, mais soumise Fille in Jesu corde M. Brocard, rscj. Inventaires et dispersion des biens mobiliers Les biens meubles sont emballés, expédiés dans les refuges et maisons d’Europe nouvellement créées (Belgique, Grande Bretagne, Italie, Hollande, Hongrie), voire en Australie ou au Chili, avec le souci de ne rien laisser. Les inventaires du pensionnat de la maison de Paris, rue de Varenne, dispersé en août 1904, comme celui de la maison mère, boulevard des Invalides, fermée en octobre 1907, donnent une idée de ces transferts méthodiques de tout objet utile ou sacré (souvenirs de la Fondatrice, et objets de culte)48.
Paris, pensionnat, août 1904 Horloge
Rose Bay, Sydney
Orgue
Acheté par les Enfants de Marie de Budapest
Maître autel
Lindthout
48 Les listes qui suivent sont extraites du cahier manuscrit, rédigé au Sacré-cœur de San Remo, en 1916, Archives générales C.I.A)-5.d) box 8.
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Gloire et Anges, portant des Lindthout girandoles Autels latéraux en marbre blanc
Vendus par Leroux, un à M le curé du Cateau nord, l’autre au curé de Bergues nord, celui des Enfants de Marie à St Charles, Londres
Table de communion en pierre
Laissée sur place
Stalles
Rose Bay, Sydney
Chaire
Rose Bay, Sydney
Bancs chapelle
St Charles, Londres, en a 24
Bancs prie-Dieu, 1ères commu- Bennebrock et Wandsworth niantes Chemin de Croix : - à émaux, de la grande chapelle Vendu - forme livre, de la chapelle des En dépôt à Jette étrangers Confessionnaux
Un : Rose Bay, Sydney ; un : La Haye
Vitraux
Les grands, laissés sur place ; 2 grisailles sous la tribune : dépôt à Jette ; ceux des Enfants de Marie, don de Valérie Turquet et de sa mère : Jette, quartier des retraitantes
Tabernacle du jeudi saint, « Cité Lindthout mystique » Tentures blanches du reposoir du Lindthout Jeudi saint Mater (mère Perdrau)
Jette
Cloches
Enlevées
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Statues : - Virgo fidelis, jardin Jette - Sacré cœur, Ste Vierge, chapelle Vendus Sacré Cœur vestibule
Brighton
Immaculée
Hammersmith
St Joseph des Étrangers
Westeren
St Stanislas, St Louis de la cha- Venise pelle Vases sacrés : - chapelle cardinalice - vases sacrés très beaux - calice, ciboire, ostensoir beaux - un calice Ornements : - Dit angélique, don de la Duchesse Ferrari - idem du jubilé de Me de Lapeyrouse - chape, chasuble, dolmatique drap d’or Crucifix d’ivoire : - le grand, don de Charles X - autres
Candélabres : - 2 torchères - 2 candélabres sur pied - 12 chandeliers et croix d’autel - quelques candélabres - 1 grand crucifix, 6 chandeliers
Ixelles Brighton Ostende Valparaiso Ixelles Ixelles Fontaine
Ixelles Un à jette, un à Lindthout, un à Ostende, un à Brighton, un vendu Bois l’Évêque Hammersmith Lindthout La Haye Bennebrock
Vases, colonnes en onyx du Chasse à Jette Mexique Cierge pascal et chandelier
Lindthout
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Bibliothèque
Brighton et Anvers
Reliques : - 2 grands cadres - Ste Glabrionne - St Savinien - chambre de Notre Bonne Mère
Jette Jette Jette Ixelles
Cabinet de physique
Villa Lante [Rome]
Mobilier : - cloison porte tribune Bonne Mère, devenue confessionnal - portes chambre Bonne Mère - armoires cabinet d’histoire naturelle - appareils à gaz - appuis fer forgé des fenêtres - rampe d’escalier - volets chêne salle d’étude école - meubles divers Linge sacristie et maison Tableaux : - mort de St Louis, don de la famille Teil - St Antoine et l’Hôtel Biron, vœu de Notre Bonne Mère fondatrice - Ste Madeleine en extase, réfectoire - tableaux de Rome
Tournai Dépôt à jette Hammersmith Lindthout Lindthout Dépôt à jette ou Lindthout Jette Brighton Brighton et ailleurs Ixelles Hammersmith Hammersmith Jette, petit château
Bannières de procession et Fontaine congrégation Chapelle du Sacré Cœur, jardin
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Entièrement donnée à des Frères missionnaires
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Paris, Maison mère, 10 août 1907 Horloge
Ixelles
Orgue
San Remo
Maître autel
Donné aux Feuillants
Autels - du Crucifix - ancien de Joigny
Vendu au séminaire NotreDame des Champs Tournai
Gloire de l’autel
Ixelles
Tables de communion
Ixelles
Parquet du sanctuaire
Lindthout
Stalles
Ixelles
Tableau du fond
Le Sacré Cœur : Ixelles
Chemin de croix
En dépôt à Turin Celui de Ste Madeleine : Ixelles, chapelle du bas
Lampes du sanctuaire
Ixelles
Mater (le tableau)
Ixelles
Cloches
Lindthout
Socles des statues
Ixelles
Vases sacrés
Ixelles
Ornements
Ixelles
Statues : - Ste Vierge et St Joseph de la chapelle - Groupe Ste Madeleine - Sacré Cœur (du vestibule) - Petit St Antoine - Immaculée (salon des Évêques) - Mater (jardin), crucifix - Bonne Mère Fondatrice - Calvaire de la probation
Grenade Jette La Haye Héliopolis En dépôt à Turin Détruits et enterrés sur place (en plâtre) En dépôt à Turin En dépôt à Turin
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Linge d’autel
Ixelles
Crucifix : - de la chapelle du crucifix - du Mexique
La Ramée Ixelles
Candélabres
Ixelles
Reliques
Ixelles
Vases Deux en albâtre
Ixelles Le Caire
Bibliothèque
Ixelles
Linge de maison
Ixelles
Mobilier : - portes de la chapelle - portes de Ste Madeleine - grandes portes vitrées des corridors - armoires secrétariat général - armoires économat général - armoires bibliothèque - petite horloge, dernière de la maison mère
Ixelles ; un peu Rivoli ; un peu vendu En dépôt à Turin Tournai En dépôt à Jette Ixelles Ixelles Ixelles Tournai
Fourneaux de la cuisine
Kinzheim
Tableaux : - Mater chez St Jean (original) - Jésus à la coquille (Murillo) - Le Divin Amour (Raphaël) non reconnu - Notre Dame du Perpétuel Secours, don la Princesse de Bragance à Montigny Buanderie à vapeur Autographie Reliure
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Ixelles Hammersmith Vendu Rendu à Montigny
St Charles, Londres Roehampton Ixelles 235
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Ascenseur
Laissé sur place
Cèdre
Mis en planches, dépôt à Jette
Confessionnaux
Dépôt à Turin ; deux ont été envoyés à la Villa Lante [Rome], celui du crucifix et celui qui servait d’armoire.
Des demandes de tous les continents Dans une lettre datée du 1er août 1905, la Mère Digby fait part au cardinal protecteur, à Rome, Mgr Angelo di Pietro, des demandes de Sœurs qui lui parviennent de tous les coins du monde49.
S.C.J.M.
Éminence,
C’est pour répondre à la bienveillance paternelle dont Votre Éminence couvre notre petite Société que je viens lui confier notre situation actuelle, un peu éclaircie ces derniers temps. Une irrégularité dans le jugement nommant notre liquidateur avait fourni matière à un procès qui s’est terminé en Mai par notre condamnation, comme il était trop facile de le prévoir. Après deux mois de délai, ce jugement nous a replacées dans la même situation, c’est à dire à la merci du liquidateur, pour être expulsées d’un jour à l’autre. J’ai cependant été avertie officieusement, ces jours-ci, que les vacances s’écouleraient sans nouvel incident pour la maison mère. Ce délai va nous permettre d’opérer dans une paix très amère la dispersion de nos sept communautés frappées en février dernier pour le 1er septembre prochain, ce qui permettra de donner à nos fondations récentes et lointaines de bons renforts. Monseigneur l’Évêque de Ayacucho nous demande d’ouvrir une troisième maison au Pérou dans sa ville épiscopale, tandis qu’à Lisbonne nos anciennes élèves font encore une tentative pour notre
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Archives générales, C.I- A- 5)-d) B6x 1.
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entrée en Portugal. Le pensionnat de Grenade va s’ouvrir incessamment ; celui de Salzburg, en Autriche, est encore en projet seulement, mais nos œuvres récentes de Carthagène prospèrent avec l’aide de Dieu, et sur le désir de Monseigneur Amigo, son diocèse de Southevarth compte encore une de nos maisons. Il m’est doux de déposer aux pieds de votre Éminence des espérances et des consolations qui sont le fruit de la Croix. Cette Croix bénie reste bien notre appui quotidien, et l’espérance de chaque jour nous montre que, seule, elle vivifie nos œuvres et féconde nos pauvres efforts. C’est dans le Cœur de Jésus que nous voudrions puiser, pour votre Éminence, les grâces et les consolations que lui désire si ardemment notre filiale gratitude, agrandie encore par vos bontés paternelles pour « le petit Malte » ! Qu’elle daigne en agréer l’expression et l’hommage de la vénération avec lequel j’aime à me dire, en implorant une bénédiction paternelle, De Votre Éminence, La très humble, très obéissante servante et fille, Paris, 1er août 1905
M. Digby, rscj.
Maisons fondées par notre mère digby pendant son généralat50 Avant la suppression de nos maisons de France 1. 1896 Vende 2. 1897 Marseille, rue Thomas 3. 1898 Godelle 4. 1898 Menbo Park 5. 1899 Melbourne 6. 1899 Naples New Castle (transfert de Carliste)
Document manuscrit, Archives générales, C.I.A)-5.d) box 8.
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Depuis les décrets de suppression de nos maisons de France 7. 8. 9. 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16. 17. 18. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. 30. 31. 32. 33. 34. 35. 36. 37. 38. 39. 40. 40.
1901 La Peschiera 1901 Zbylitowska-Gora, Autriche 1901 St Joseph (Externat), Missouri 1902 Palma 1902 Chersillos 1902 Marseille, rue des dominicaines réouvert [fermée en 1906] 1903 Avigliana [refuge provisoire fermé en 1906] 1903 Albano 1903 Trinita de Fossaine 1903 Le Cioche, Piémont [refuge provisoire fermé en 1907] 1903 San Remo, Sartoris, Piémont 1903 Ilone 1903 Ostende 1903 La Ramee 1903 Miralonda, Tyrol 1903 Westeren 1903 Fontaine l’Évêque 1903 Anvers 1903 Lindthout 1903 Nimegue 1903 Leamington 1903 Goodrington 1903 San Sebastian 1903 Barcelone, Ste Madeleine 1903 Las Palmas 1903 Malte 1903 Le Caire 1903 Sydney, externat 1904 Palerme 1904 Rivoli 1904 La Haye 1904 Bonchurch 1904 Larrauri, près Bilbao 1904 Carthagene, Espagne [fermée en 1908] 1904 Lake Forest (transfert de Chicago)
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41. 42. 43. 44. 45. 46. 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 55. 56. 57. 58. 59. 60.
1904 1905 1905 1905 1905 1907 1907 1907 1907 1907 1907 1907 1907 1907 1908 1908 1908 1909 1909 1910
Tijuca Londres, École normale Grenade Puerto Santa Maria Wellington San Remo Tournai Varsovie Alexandrie Seatle Bogota Monterrey Lima, École normale Springwood Tokio Stree Montevideo Rio Janeiro Auckland Vancouver
Destinations Ci-dessous : page du petit carnet où la Mère Digby notait les destinations des sœurs Garcin Dubois Grange Bonwyn H. Vermeerch Schneider Corbineau Lecontère Tercarre Decallenstein J. Vermeersch I. Vercarre Hermeyn
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Rue Gérard, Ostende Idem Jette Lindthout Lindthout Ixelles Lindthout Lindthout Lindthout Jette Ixelles Fontaine
Chiniebrooska Rôll Collin Perrin Davier Pruvot Goujon Bell Demaure Hinschberger Pottier Schmitt
Limberg Pressbaum ‘‘ Nimègue Beauvais Bois L’Evêque La Haye Bruxelles Anvers Blumenthal Jette Vienne
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Desplanques C. Vercarre Leblanc Charleville D.M. [Dignes Mères] : Le Bras Jubert Lesage Marceloff
Lindthout Anvers Rue Gérard ‘‘
I. Rançais Plet Hanstel Moyersoen M. Lajay De Ponchiville Digeau Capelle Villet Andremasse De Sarcus
Wandsworth Ilône Jette Quadrille [Bordeaux] Anvers Fontaine Ilône Ilône Bois L’Evêque Barcelone Leamington Nimègue Gora [ZbylitowskaGora, Autriche] Fontaine L’Evêque Ilône Bennebrock Bourges Westeren Ilône Ostende Wandsworth Bois L’Evêque Hammersmith Ostende ou Jette Roehampton
Sœurs : Haynot Bessé Saviane
Fontaine Bois [L’Evêque] Ostende
Delcourt Lambin L. Poncelet Deswarte Dubrielle M. Montens R. Xavier M. Norris J. de Bomières C. de Magières
A.[ssistantes] Hinschberger J. Pohl
Graz Graz
Calais D.M. [Dignes Mères] De Couesnonghi De Canesaude C. Tauvel M. de Coupigny
Lindthout Ixelles Portici Belgique
R.M. [Révérendes Mères] Du Chélas T. Kelly Dé1ozé Iafat Hoovelt de Villeneuve
Brighton Lindthout Bonchurch Idem Idem Brighton
Demolombe. Iockokeday
Westeren Missouri
Ulien Moreau Van Ryll
Brighton La Haye Ostende
A.[ssistantes] Devilder Poluet J. Arnould de Couesnough M.M. Schmidt
Newcastle Leamington Missouri Angl.[eterre ?] Dublin
Sœurs : Vash Richard Bugues Perrier
Riedenbourg Anvers Ostende Ostende
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Adam Coupel Jorges Jührem Peters
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Bois R. I. P. Quimper Ostende Montigny ‘‘
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une dispersion mondiale La société du sacré-cœur, 1901-1909 M a r ie -Fr a nce C a r r e e l r s c j
Au moment où les lois laïques de 1901 et 1904 retiraient le monopole de l’enseignement aux Instituts religieux, Mabel Digby, Supérieure générale de la Société du Sacré-Cœur, n’a pas opté pour la négociation1. Elle a refusé de prendre le chemin de la sécularisation qui aurait peut-être permis de continuer à enseigner en France, du moins d’y assurer la présence de quelques religieuses2. La stratégie choisie en faveur du maintien de l’unité de la congrégation est alors passée par des étapes d’attente et de résistance, tout en se préparant au grand départ. Une étroite concertation entre les supérieures vicaires et la mère Digby a permis de trouver les moyens de recevoir les religieuses et les biens des maisons. L’un d’entre eux, bien adapté à une situation d’urgence, fut la création de « maisons de refuge ». Simultanément, dans les pays où la congrégation était déjà implantée, des communautés existantes furent renforcées et d’autres ouvertes. Des fondations en terres nouvelles furent également envisagées.
La vague de dispersion Les « maisons de refuge » furent choisies dans les pays avoisinants. Selon les cas, des amis de la congrégation ou une conjoncture immobilière favorable en facilitèrent l’acquisition. Prévues pour recevoir les religieuses 1 Voir ci-dessus, Ch. Paisant, « Quand résister c’est faire le choix du départ, La Société du Sacré-Cœur ». 2 M. Luirard, « Les Dames du Sacré-Cœur », dans 1901, Les congrégations hors la loi ?, ss dir. J. Lalouette et J.-P. Machelon, éd. Letouzey et Ané, 2002, p. 258-270.
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durant l’application des lois laïques, la plupart ont été provisoires. On attendait que la foudre passe, en espérant revenir au bercail. Toutefois, huit « maisons de refuge » se transformèrent ensuite en pensionnat durable. En 1903, un déferlement de décrets de fermeture tomba sur les maisons françaises de la Société du Sacré-Cœur3. Le 3 avril, la « maison-mère » en prit acte : « la promptitude avec laquelle se succèdent les exécutions de nos maisons oblige à chercher d’autres refuges que ceux déjà assurés » 4. Le 4 avril 1903, elle procéda à l’étude des lieux d’hébergement en cas de départ généralisé5 : Il y aurait, en ce moment, place dans nos maisons d’Europe pour 1257 personnes. Il en manque encore 1182. Il faudrait donc essayer d’obtenir quelques nouvelles fondations. Les noms du Caire, d’Alexandrie, des Canaries, de Catane, de Palerme, de Cadix, de Malaga ont été énoncés. Il y aurait aussi la ressource de St Jean New Brunswick, de la maison rue Ste Catherine à Montréal, de celle de Lake Forest, en construction.
Quand fermer, c’est ouvrir De 1901 à 1909, ont ainsi été créées cinquante-cinq fondations et vingtdeux « maisons de refuge »6. Pour chaque maison française fermée, Mabel Digby avait décidé d’en ouvrir une dans un autre pays. Or en 1901, il y avait en France quarante-sept maisons du Sacré-Cœur. Le pari a donc été largement gagné. Cette détermination conduisit la supérieure à accepter des demandes refusées trente ou quarante ans auparavant, en raison de l’insécurité poli-
3 En 1902, deux maisons ont été volontairement fermées à Joigny et à la Rue Saint Thomas à Marseille. À partir de 1903, les autres le furent par application préfectorale d’un décret de fermeture. En 1903 : 11 maisons ; en 1904, 17 ; en 1905, 7 ; en 1906, 3 ; en 1907, 5 ; en 1908, 1 ; en 1909, Nantes. 4 Compte-rendu des réunions du Conseil général, 3-4 avril 1903. A.G.S-C., C-I, B. 4. 5 De 1903 à septembre 1905, 1583 religieuses quittèrent la France. La plupart ont été reçues dans les pays frontaliers : Belgique (424) ; Italie (362) ; Espagne (283) ; Autriche (186) ; Grande Bretagne (148) ; les autres, aux USA, au Chili, au Mexique, en Océanie, au Pérou et au Canada. Missionnaires, C.I. A-5-d) Boîte 7. 6 Et cela, dans cinq pays : 1 en Espagne ; 2 en Autriche, 5 en Angleterre ; 7 en Italie et 7 en Belgique. Huit se transformèrent ensuite en pensionnat. A.G.S-C., Base de données, Maisons de la Société du Sacré-Cœur.
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Une dispersion mondiale
tique et de la précarité des moyens de communication. La prudence était alors aux commandes. À l’heure du grand exode français, elle dut s’allier à la résignation et à l’audace. Le 31 juillet 1907, la maison généralice fut transférée du boulevard des Invalides à Conflans. Le 14 août 1909, elle quitta la France pour s’installer à Lindthout, en Belgique. La dernière maison fermée fut celle de Nantes, le 31 août 1909. La secrétaire qui relate ces départs jette une dernière plainte : « Consummatum est ! Les expulsions sont finies. Pour toujours, il n’y a plus de Sacré-Cœur en France !…7 ». Un autre carnet, rédigé à San Remo, garde en mémoire les différentes transactions de personnes et de biens, réalisées de 1903 à 1909. Il s’ouvre par un poème qui reflète l’esprit de foi et de bravade avec lequel les mutations ont été faites8, et l’espoir d’un prompt retour9.
Vers d’autres horizons De 1903 à 1909, cinq maisons furent ouvertes là où la Société du SacréCœur n’était pas encore implantée : à Malte, en Égypte, au Brésil, en Colombie et au Japon. Les deux premières se réalisèrent en 1903. Leur succédèrent en 1904, 1907 et 1908, celles de Tijuca à Rio de Janeiro, de San Diego à Bogota et de Sankocho à Tokyo. Dans chacun de ces pays, une fondation en appellera d’autres, marquant ainsi géographiquement la réussite de l’entreprise. Ces cinq créations ont été sélectionnées pour les Lettres d’Exil. Car la relation de cinquante-cinq fondations déborderait largement le cadre d’un chapitre. À cette raison s’en joint une autre : l’ensemble ne peut être intégré au paradigme de l’exil puisque cinquante maisons furent ouvertes dans des régions où existaient déjà des communautés du Sacré-Cœur, parfois de longue date.
7 Notes sur les fermetures des maisons de Laval, St Brieuc, Quimper, Nantes et la dispersion des communautés en France de 1904 à 1909, Archives de la province du Sacré-Cœur d’Irlande. 8 Le sens du combat contre « la ligue impie » fait partie des schèmes fondateurs de l’Institut. Voir, M.-F. Carreel, Thèse de Doctorat, Université Lumière Lyon II, Le projet éducatif fondateur de la Société du Sacré-Cœur et ses formes actuelles, p. 216-220, A.G.S-C., I. N.T, CAR. 9 Expulsion des maisons du Sacré-Cœur de France, 1903-1909, A.G.S.-C., C.I. A-5-d) Boîte 7. Voir ci-dessus, Ch. Paisant, « Quand résister, c’est faire le choix du départ, La Société du Sacré-Cœur ».
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M a r ie-Fr a nce C a r r eel
Ces fondations sont abordées l’une après l’autre, selon leur date de réalisation. La présentation des correspondances est faite sous forme de récit. Le lecteur est ainsi invité à aller à la rencontre des acteurs, à se faire contemporain des voyages et des adaptations. Le choc culturel, vécu à l’arrivée en terre nouvelle, peut d’ailleurs rejoindre des expériences actuelles de dépaysement, éprouvées dans un contexte de mondialisation et de technologie galopante.
Malte, 1903 En 1902, la province anglaise de la Société du Sacré-Cœur envisage de s’installer à Malte. Dans ce but, à Roehampton, la mère Stuart reçoit une ancienne élève accompagnée de son mari. L’entrevue a lieu le 16 février 1903.
Premières investigations Janet-Ertskine Stuart transmet bien vite le contenu de l’entretien à la mère Digby :
Teresa et le Marquis Mattei sont venus hier et ont parlé de Malte. Le Marquis est ravi d’entendre parler de la possibilité d’une fondation. Il assure que ce serait très utile et très apprécié dans son île. Il aime tant sa patrie qu’on dirait qu’il nous ouvre un paradis terrestre en conseillant d’aller à Malte. Voici les points principaux de la conversation : Un pensionnat ou un demi-pensionnat est nécessaire pour la noblesse et la haute bourgeoisie. On est un peu exclusif à Malte, et on n’accepte pas pour les jeunes filles des premières familles la maison des Sœurs de Saint Joseph, qui a un demi-pensionnat assez mélangé. Une maison du Sacré-Cœur réussirait sans aucun doute, dit le marquis. Nous n’aurions concurrence qu’avec ce demi-pensionnat secondaire de Saint Joseph. Les Jésuites réussissent bien quoiqu’ils aient à faire concurrence avec l’Université du Gouvernement : un Lycée et deux grands pensionnats de garçons, tenus par des séculiers. Les familles qui envoient leurs enfants à La Trinité ne le font qu’à regret, tant on craint l’influence des idées italiennes 246
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‘que les Mères ne peuvent pas totalement exclure de leur pensionnat’. On tient par-dessus tout à la religion et aux idées les plus strictement catholiques sur tous les points. On pourrait compter sur 80 élèves mais, probablement, il y en aurait plus. Il serait plus avantageux de faire une fondation à Valette qu’à Sliema, quoique le quartier ou plutôt ce faubourg soit beaucoup plus agréable. Mais : 1°) les Sœurs de Saint Joseph y sont déjà installées et 2°) les meilleures familles ne permettraient pas facilement à leurs enfants de faire chaque jour le passage du port en bateau (ferry). On pourrait avoir une maison de campagne du côté de Città Vecchia pour les mois d’été. Quant au climat, il est salubre si l’on observe quelques précautions. Les habitants n’ont presque jamais la fièvre ! L’état sanitaire de Valette a été entièrement changé par les grands travaux de drainage qui ont été récemment terminés. Un tiers du terrain de l’île appartient à l’Archevêché. Le Marquis Mattei croit qu’il n’y aurait aucune difficulté. Il était dans le gouvernement, paraît-il, au moment où l’on a décidé d’envoyer des maîtresses d’école primaire pour apprendre l’anglais à Wandsworth. Et il a beaucoup travaillé pour obtenir cette mesure. Il paraît que l’anglais est absolument nécessaire à Malte et que c’est pour cela que le Collège des Pères réussit si bien malgré la concurrence extérieure. Janet-Ertskine Stuart termine ce rapport en suggérant de confier les premières démarches d’investigation au marquis Mattei :
Dans quatre ou cinq semaines, les Mattei repasseront par Paris, ma Très Révérende Mère. Et le marquis vous rendra compte de sa mission si vous la lui confiez. Je puis vous assurer qu’il commencera au commencement et qu’il ira jusqu’à la fin. C’est long ! mais c’est très pratique et il est bon10. Le Conseil général, informé, estime que « la fondation projetée à Malte paraît tout à fait désirable »11. La mère de Loë est alors chargée d’en parler à l’évêque de Valette, Mgr Pace. La réponse, favorable, ne se fait pas atten10 Le 16 février 1903. Lettre de J.-E. Stuart à M. Digby. C-IV, 2) Pensionnat de St Julian, Fondation, p. 1. 11 23 février, 9 mars 1903. Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2.
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dre12. Quelques jours après, les mères Stuart, de Loë et Rumbold se rendent à Malte pour vérifier les conditions d’une fondation. Elles visitent différentes parties de l’île pour y trouver une maison à louer. Elles sont reçues par Mgr Debono, neveu d’une religieuse de Rome, qui leur prodigue de sages conseils.
Un site évocateur La mère de Loë communique ses premières impressions :
Quelques lignes datées de cette île qui nous inspire à toutes trois le plus vif intérêt. Nous avons eu une mer calme comme un lac et les journées ici sont splendides. La ville a quelque chose de tout à fait oriental et plus encore, les campagnes qui l’environnent et qui rappellent les rues de Palestine et d’Arabie. Beaucoup de noms aussi sont arabes. Les églises sont très fréquentées, des Madones à tous les coins de rue ; beaucoup d’us et coutumes qui rappellent le moyen âge. Partout la trace des Chevaliers de Malte ; partout aussi, des preuves de la piété de ce peuple et de son respect pour les ministres de l’Église13. Un accueil contrasté Janet-Ertskine Stuart rencontre trois anciennes normaliennes de Wandsworth14. Sa satisfaction n’est pas feinte : « Quel bel apostolat est le leur ! Et elles sont touchantes d’attachement au Sacré-Cœur ». D’après ces jeunes institutrices, la fondation « est très désirée ». Ensuite, les religieuses rendent visite à Mgr Pace qui leur fait quelques recommandations, les sœurs de Saint Joseph lui ayant exprimé leur inquiétude en apprenant le projet des Dames du Sacré-Cœur. « Leur crainte est que notre présence mette l’éteignoir sur leur action », précise la mère de Loë. C’est pourquoi l’archevêque recommande de ne pas s’installer à Sliema. Or, à Valette, il est impossible de trouver une maison adaptée aux besoins des œuvres. Le choix se porte sur la Villa Portelli. 12 Le 9 mars 1903 : « Il consent volontiers à la fondation de Malte et désirerait aussi particulièrement une École Normale. On ira sous peu examiner les propriétés qui pourraient convenir à nos œuvres », Compte-rendu des réunions du Conseil général. 13 La Valette, le 26. 03.1903. Lettre de M. de Loë. A.G.S-C., C. III, 2, MAL. 14 Parmi les nombreux écrits de J.-E. Stuart, celui-ci mérite une attention particulière : L’Éducation des jeunes filles catholiques, Préface de A. Rosette, sj, traduit de l’anglais, Librairie académique Perrin et Cie, Paris, 1914.
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En route pour Malte, via Naples et Reggio C’est ainsi que le 10 août 1903, sept religieuses quittent la Villa Lante, à Rome, pour se rendre à Malte. Elles sont de cinq nationalités différentes : anglaise, irlandaise, suisse, française et italienne. À Helen Rumbold est confiée la responsabilité de la fondation. Un manuscrit, intitulé Premiers jours de la fondation de Malte, évoque les étapes du voyage, communique les impressions et les découvertes15. Le premier arrêt se fait à Naples.
Un paysage captivant Le Vésuve est en éruption et le soir, nous pouvons admirer ces effroyables globes de feu qui s’échappent du gouffre. Dans la nuit, par deux fois, nous sentons une bonne petite secousse : c’est un tremblement de terre qui nous cause une certaine surprise tandis que les personnes du pays semblent fort calmes au milieu de l’agitation des éléments. Mardi à 7h. du soir, nous nous mettons en route pour Reggio. Le pays est superbe : rocs, précipices, torrents se succèdent et un beau clair de lune nous permet de contempler cette nature si grandiose que borde une mer splendide. À Catane, nous sommes saluées par trois gentilles enfants de la Trinité des Monts, qui nous pressent de faire une fondation en Sicile. Enfin, à 2h., nous arrivons à Reggio pour prendre le bateau qui nous fait traverser le détroit de Messine et, de nouveau, nous retrouvons le chemin de fer. La nature est sauvage, du moins le soleil si ardent lui donne cet aspect tandis que d’immenses récoltes de chanvre, d’oranges, de citron nous sont une preuve de la richesse de la végétation. À cinq heures, nous sommes à Syracuse. Quand l’heure est à l’entraide Le bon Dieu aplanit toutes les difficultés. Par une erreur d’indication sur le bulletin, nos bagages sont descendus à la gare de Syracuse au lieu d’être conduits au port. Ma Digne mère a juste le temps de s’en apercevoir et de les faire remettre dans le train, évitant ainsi un gros 15 Document de 13 pages. Premiers jours de la fondation à Malte, A.G.S-C., C. III, 2, MAL.
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ennui (ce petit détail pourra être utile à celles des nôtres qui, plus tard, prendront la même voie). La mer est d’un calme parfait. Nous glissons sans aucune secousse. Mais la chaleur est intense. Nous subissons le sirocco. Enfin, à 2 h. du matin, nous sommes en vue de Malte. Notre bateau n’a pas la permission d’approcher du port et un médecin est là, faisant l’appel pour avoir l’assurance que personne ne vient d’Égypte. Rien de plus amusant que cet appel. Personne n’est pressé et les passagers qui retournent à Syracuse montent dans le bateau avant que les voyageurs ne soient descendus. C’est une confusion indescriptible ! Nous apercevons de loin deux cornettes. Ce sont ‘the blue Sisters’, sœurs garde-malades de ‘La petite Compagnie de Marie’, qui viennent au devant de nous et arrivent en barque jusqu’au bateau. Leur patience est admirable car il nous faut encore près d’une heure avant d’obtenir nos bagages. Une de nous demande qu’on se hâte : ‘Nous ne sommes pas pressés’, lui est-il répondu. Et nous nous armons de patience en contemplant le beau ciel étoilé. Du reste, tout se passe en famille. Nous demandons nos malles ; on nous donne ce que nous demandons sans bulletin de bagages et sans avoir rien payé pour le transport en mer. Enfin, deux barques nous amènent sur la terre ferme que nous saluons en renouvelant notre consécration au Cœur de Jésus, avec le désir de Lui gagner tous les cœurs. Nous formons une longue procession de cinq voitures car il n’y a ni porte-faix, ni voitures pour les bagages. Il est 4 h. du matin quand nous arrivons chez les Sœurs ! Ces bonnes petites Sœurs nous comblent des plus délicates attentions, nous facilitant toutes choses et paraissant heureuses de se donner tant de peine ! « Fleur de la Méditerranée » La description permet de se représenter l’Ile et son environnement :
Quelques mots sur notre île, surnommée ‘Fleur de la Méditerranée’ ne seront pas sans intérêt. Malte est la plus importante des cinq petites îles maltaises. Elle compte environ vingt lieues de circuit et, d’après les accidents de terrain, on peut supposer qu’elle a dû subir bien des convulsions de la nature. Les côtes sont des plus découpées, formant plusieurs ports dont les deux plus importants sont séparés par une langue de terre sur laquelle est construite Valette, capitale 250
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actuelle de l’île. L’entrée des ports est commandée par le Fort Saint Elmo et le château Saint-Ange. Les autres villes sont : Natabile ou Città Vecchia, ancienne capitale, Vittorioso, première résidence des chevaliers de Malte, Floriana, et enfin 24 petits villages divisés en sept districts. « Tous nos voisins sont nos amis » Dès les premiers jours, nous apprécions la charité pleine de simplicité et de cordialité qui anime les Maltais. Tous nos voisins sont nos amis. A-t-on besoin d’un bras secourable, on trouve toujours dans la rue un homme de bonne volonté pour qui rendre un service est chose si naturelle qu’un ‘merci’ semblerait presque étrange. Nous n’oublierons jamais avec quelle indignation un brave homme refusa quelques pièces de monnaie que nous lui offrions en retour d’un service rendu, tandis que le don d’une modeste statue était reçu avec enthousiasme. Un problème de communication : la langue Le plus difficile à Malte est certainement de se faire comprendre. Le peuple ne parle guère que le maltais et les étrangers ne l’apprennent jamais. On se trouve donc constamment dans un grand embarras et nous avons alors recours à l’un des nos visiteurs ou nous appelons un enfant de la rue. Il faut, du reste, s’organiser en toutes choses avec des renseignements fort peu précis : on ne sait ni les noms, ni les adresses des fournisseurs ; ils sont peu pressés de vendre. Leur demande-t-on, en effet, un objet quelconque, ils le montrent de la maison sans bouger en répondant tranquillement : ‘je chercherai demain’. Très désintéressés, supposons-nous, ils ne demandent pas à être payés et nous livrent tout sans même savoir notre nom. Cet ensemble très vague est un peu une difficulté pour l’installation, mais nous trouvons tant d’amis d’autre part, que tout s’arrange. Un peuple de croyants Le caractère distinctif du peuple maltais est sa foi profonde. À Malte, il n’y a jamais d’autre fête que celles de l’Église. Beaucoup d’hommes portent ostensiblement le scapulaire du Sacré-Cœur et, le soir, on entend les familles réunies réciter la prière. Le premier
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soir de notre installation, un homme parlant au-dessous de nos fenêtres nous paraît suspect. Après examen, nous entendons qu’il récite dévotement les litanies de la Sainte Vierge !.. Chaque matin se dit la messe ‘du Pater’ pour les travailleurs ; elle a lieu à 3h ½ en été. Le dimanche, on voit les hommes restant de longues heures à l’église, faisant le chemin de croix et priant les bras en croix. Après les offices, ils se réunissent sur les marches de l’église, causant doucement, car ici on ne connaît pas les réjouissances ou réunions trop souvent mauvaises des autres pays. Une grande église a été construite à Malte par les gens du pays, travaillant le dimanche gratuitement pour le bon Dieu. Ils ne se sont servis d’aucune machine, mais seulement de leurs instruments de travail ordinaires. Ils ont mis 27 ans à élever ce monument de foi et d’amour. Actuellement, ils réparent une autre église dans les mêmes conditions. Une vie simple et rustique La simplicité de vie à Malte ferait parfois sourire. Lorsque nous allions à la villa, tandis que nous demeurions encore chez les Sœurs, nous trouvions chaque famille assise à sa porte. Tout le monde nous saluait et les enfants venaient vers nous, croisant leurs petits bras et demandant de baiser notre croix. Quelques pas plus loin, c’est un homme qui promène de long en large son cheval malade, puis un troupeau de chèvres auquel nous devons céder le pas ; ici, c’est un petit âne prenant ses ébats au milieu du chemin ; là, une femme qui fait chauffer sa lessive dans une boîte de fer blanc sur un petit fourneau. A-t-on besoin d’un secours pour porter un meuble ou arrêter une inondation dans la maison, on appelle un voisin, ou on prend un homme de bonne volonté dans la rue. Les Maltais peuvent cependant faire preuve de susceptibilité. Une des petites Sœurs bleues ayant besoin de lait, prie le jardinier de lui chercher une chèvre, et comme il la poursuit avec beaucoup de bonne volonté, la Sœur lui crie de ne pas tant se fatiguer. Le brave homme, ne comprenant pas l’anglais, prend la recommandation pour une observation et, laissant la chèvre vagabonde, rentre dans sa chambre, enlève tous les petits tableaux suspendus au mur et déclare qu’il ne restera pas dans une maison où on le gronde ainsi. Il faut qu’une autre Sœur vienne tout expliquer et remettre la paix dans son esprit troublé. 252
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Installation à la Villa Portelli Notre petite Villa étant tout près de la Casa Leone (Couvent des Sœurs), nous y allions chaque jour pour arranger les meubles envoyés par la grande bonté de nos sœurs d’Alger. Au-dessus de la porte d’entrée, on lit ces mots : ‘Parvus domus, magna quies’ pleinement réalisés jusqu’à maintenant. Construite sur un plan quelque peu étrange, la Villa Portelli aux murs roses et aux volets verts s’étend sur deux petites rues, et possède nombre de terrasses communiquant par de petits escaliers. La vue est très belle : les différents quartiers de la ville s’étendent sous nos yeux, coupés par des bras de mer. Le soir, le ciel étoilé et la mer couverte de petites barques éclairées semblent se confondre, tandis que dans le lointain, nous voyons la forte lumière des bateaux de guerre ‘surch light’, faisant différents exercices. Le jardin de la Villa est une miniature renfermant de petites chambres aux verres de couleur, des bosquets, des jets d’eau, des ponts, etc. La saison des pluies en octobre apportera la fraîcheur à la végétation couverte pour le moment d’une épaisse couche de poussière blanche. De précieux colis Dès le jour de notre arrivée, Monseigneur Pace, archevêque de Malte, est venu saluer ma Digne Mère Rumbold et bénir nos œuvres. Le lendemain, il la faisait appeler au Palais. Et le samedi, fête de l’Assomption, il poussait la bonté de venir lui-même bénir la nouvelle maison du Sacré-Cœur. Une nouvelle fondation ne commence pas toujours par une fête, mais Malte a eu cette joie. Le 17, en l’honneur de Ste Hélène, nous avions sorti de nos malles tous les petits objets donnés par nos maisons de Chambéry, Annonay, Naples et par les nombreux amis que nous avions rencontrés à Rome et ailleurs. Quand l’exposition fut complète, ma Digne Mère Rumbold reçut les vœux de fête de sa petite famille. L’accueil des anciennes élèves Ma Digne Mère a été vite entourée d’enfants du Sacré-Cœur dont l’attachement nous touche profondément : six normaliennes de
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Wandworth, deux enfants de la Trinité [des Monts]. Et les familles de plusieurs des nôtres se multiplient pour nous aider dans notre installation : fleurs, lampe pour le St Sacrement, petit ciboire destiné aux malades, sont des offrandes du cœur que Notre Seigneur bénira. Malgré cela, bien des choses nous manquent encore, et c’est la meilleure joie de la fondation. Pour la première messe, les Sœurs nous prêtent ornements, cierges, canons d’autel, etc. Deux jours après, Monseigneur nous engage à leur demander la moitié de leur confessionnal et, aussitôt, elles nous l’envoient ! Dans la chapelle, aucun moyen d’éclairage pour l’office : une de nous prend une lanterne et projette la lumière tour à tour sur chacun des deux chœurs selon la psalmodie. Les enfants s’annoncent déjà nombreuses. Depuis quatre jours, ma Digne Mère a donné six numéros et plusieurs autres sont presque assurés. Bientôt aussi, notre petite communauté sera augmentée de trois de nos Mères et Sœurs d’Angleterre, tandis que trois d’entre nous sont destinées à la fondation du Caire. Ainsi, Malte, malgré son éloignement du centre de la Société et ses premiers jours d’existence, recueille-t-elle déjà des missionnaires pour d’autres contrées ! Petite semence jetée dans une nouvelle région, puisse-t-elle grandir et porter des fruits de zèle et de fortes vertus religieuses à la Gloire du Sacré-Cœur et pour la consolation de notre Première Mère !16 Fondation à Tal Ballut Le 1er octobre 1903, le pensionnat s’ouvre à la Villa Portelli avec huit élèves ; d’autres jeunes filles les rejoignent assez rapidement. Mais la maison étant trop petite, une construction est prévue à Tal Ballut. Le 19 avril 1904 a lieu la bénédiction du terrain et, le 27 juin, la pose de la première pierre. Chaque événement est l’occasion d’une fête religieuse. En voici le récit aux Lettres annuelles17.
Premiers jours de la fondation à Malte, A.G.S-C., C. III, 2, MAL. Lettres annuelles, 1904-1906, Malte, A.G.S-C., L. A., p. 597-599.
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La bénédiction du terrain Le spectacle était vraiment charmant dans sa simplicité. Monseigneur revêtu du surplis et de l’étole et accompagné de notre chapelain, Don Refalo, asperge les champs en friches. La communauté, le pensionnat et une députation de l’école pauvre suivent et récitent à haute voix les litanies de la Sainte Vierge. Les travailleurs déjà à l’œuvre sont là, se découvrant et se signant au passage du prêtre. L’air est embaumé des fraîches senteurs du matin et les fleurs des champs semblent naître sous nos pas. La mer est calme et de petits voiliers en sillonnent la nappe azurée tandis qu’à l’horizon, on aperçoit de majestueux vaisseaux de guerre. Tout est tranquille. Les âmes s’élèvent vers Dieu. Et Dieu semble faire descendre sur elles les plus abondantes bénédictions. « Nous vîmes la pierre descendre lentement » Le 27 juin suivant, une autre cérémonie nous ramenait à Tal Ballut. Et ainsi, nous pouvons admirer la divine Providence faisant amoureusement coïncider le passage du cardinal à Malte et la pose de notre première pierre. Depuis vingt-cinq ans, notre petite île n’avait pas eu la visite d’un prince de l’Église. Aussi l’annonce qu’en fit Mgr Pace remplit tous les cœurs de joie. Et, tandis qu’un vaisseau de guerre était envoyé pour chercher le cardinal Ferrata et que toutes les autorités du gouvernement, quoique protestantes, rivalisaient de politesse, les Maltais pavoisaient les maisons et se pressaient sur le passage de son Éminence comme ils l’eussent fait pour Notre Seigneur. L’intérêt particulier du cardinal Ferrata pour notre Société et son titre de Promoteur de la cause de notre Vénérée Mère Fondatrice, doublèrent notre joie quand nous sûmes avec quelle bonté il acceptait de venir bénir la première pierre de notre église. La veille, une grande croix de bois marquant la place de l’autel principal avait été bénie par Mgr Debono. Elle doit, selon l’usage, rester debout jusqu’à l’achèvement de l’édifice. À 5h. communauté, pensionnat et école se transportèrent par petits groupes sur le chantier, si beau à voir avec son roc largement ouvert et ses monceaux de pierre attendant le travail qui les rendra
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propres à l’œuvre. Une large route avait été ouverte, permettant de franchir les différentes terrasses sans difficultés. Des drapeaux du pape, de l’Angleterre et de Malte traçaient la voie, tandis que des tapis avaient été placés partout où devait passer le cardinal. Pour Son Éminence aussi, une tente de damas avait été dressée. À droite se rangèrent la communauté et le pensionnat, à gauche nos petites de l’école, au nombre de cent. Les parents de nos élèves, nos amis et un grand nombre de membres du gouvernement avaient répondu aux invitations de notre Révérende Mère et se pressaient de tous côtés. Quand le cardinal fut sur son siège d’honneur, entouré de tout le clergé maltais, Mgr Debono lut une adresse exprimant notre reconnaissance et donnant un court aperçu de notre petite fondation. Quelques mots très délicats rappelèrent nos œuvres et le bien que nous étions destinées à faire. Le cardinal répondit avec la plus paternelle bonté, insistant sur ses relations avec la Société en France et en Belgique, et surtout à Rome. Il se rendit ensuite près de la grande croix placée la veille, tandis que la musique de l’artillerie maltaise se faisait entendre. Ce régiment formé de bons catholiques se découvrit respectueusement, s’agenouillant au passage du cardinal. Après les prières, les litanies des Saints, Son Éminence se transporta près de la pierre qui se trouvait à gauche, à côté de l’Évangile. Elle était entre deux mâts couverts de branchages et ombragés du drapeau du Pape. Quand le cardinal eut jeté le mortier avec la petite truelle d’argent qui lui est offerte en l’honneur de ce jour, nous vîmes la pierre descendre lentement pour reposer sur une autre pierre contenant nombre de médailles, de prières, de promesses, le récit des premiers événements de la petite fondation et le nom de toutes les personnes de la communauté et du pensionnat. Une formule de vœux, signée par chacune de nous, repose là aussi comme la perpétuelle offrande de tout nous-mêmes. Après la bénédiction de la pierre, le cardinal parcourut le tracé des fondations, puis revint à sa place, invitant Lady Clarke, femme du gouverneur et plusieurs membres du gouvernement à venir auprès de lui. Une de nos enfants, en voile blanc, se présenta alors pour exprimer au nom du pensionnat tout ce que nous avions espéré lui dire, en particulier si Son Éminence avait pu venir jusqu’à la Villa Portelli. La réponse fut encore une fois pleine de paternelle bonté, encourageant 256
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les enfants dans la pratique des vertus de leur âge, leur disant combien Malte bénéficierait de l’établissement du Sacré-Cœur. Le transfert à St Julian L’année 1906 s’achève avec quarante-cinq élèves au pensionnat et quatre-vingt dix à l’école des pauvres. Malgré l’ingéniosité des religieuses à utiliser les moindres recoins, les locaux de la Villa Portelli s’avèrent trop restreints pour un tel nombre. La perspective de s’installer à Tal Ballut est donc vécue avec impatience et joie :
Ce fut pendant les vacances de 1907 que nous quittâmes la Villa Portelli, notre ‘Parva Domus’ dont le souvenir sera celui des trésors de grâces versées sur nous par notre bon Maître. Le déménagement se fit avec toute la simplicité de notre île : petite charrette maltaise, jardinier de la maison, voyages renouvelés quotidiennement pendant un mois, nous-mêmes emportant dans nos bras statues et objets plus fragiles, par l’étroite rue qui nous sépare de Tal Ballut. Et nos voisins de nous saluer avec cette expression de bienveillance qui témoigne de leur respect pour tout ce qui est religieux. On voudrait même nous aider ! ce serait un honneur, une joie. Rien ne coûte à faire pour des ‘Soriette’. Et, pourtant, une chose doit être exceptée, chose qui n’est jamais faite par un Maltais quoi qu’on puisse lui donner : c’est de porter un balais dans la rue ! Nous sommes donc obligées, vainquant tout respect humain, de nous charger nousmêmes de ce précieux et utile fardeau. Un temps mémorable Le déménagement s’effectue le 17 septembre 1907, peu avant la rentrée scolaire du 4 octobre :
Les premiers jours d’installation à Tal Ballut furent bien ceux d’une fondation : les ouvriers remplissaient la maison qui n’avait pas encore de porte ; corridors et chambres n’étaient qu’incomplètement carrelés ; fenêtres sans vitres, cuisine sans fourneau, réfectoire sans tables, éclairage non établi18. Le 18 novembre 1907 : « Les courants d’air sont tels à Malte qu’il devient nécessaire de fermer les cloîtres avec portes ou vitres. La dépense sera d’environ mille francs ». Compte-rendu des réunions du Conseil général. 18
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Il y eut des scènes ineffables ! Nos repas nous étaient apportés de la Villa Portelli où plusieurs d’entre nous avaient dû demeurer pendant quelques jours. Nous les prenions sur des planches dans une petite pièce reculée où nous essayions, parfois sans succès, de nous dérober aux regards des ouvriers. Un terrible orage, sans précédent dans les annales de l’île, marqua notre première nuit. Des torrents d’eau pénétrant par nos fenêtres non vitrées, firent de nos cloîtres de vraies rivières, tandis qu’une partie de notre mur de clôture était renversé par des tourbillons de vent et la trombe d’eau. Mais le Cœur de Jésus veillait et, au milieu des éclairs et du tonnerre, Il gravait dans nos cœurs cette loi de confiance qui ne pourra jamais en être effacée. Des témoins du passé Mentionnons aussi tous les secours de mobilier reçus de nos chères maisons de France. Que de muets témoins d’un saint passé sont maintenant pour nous objet de vénération. Sainte Philomène de Marseille avec son joli autel blanc, les belles statues de Saint Joseph, ‘Mater Admirabilis’ d’Avignon, tiennent une grande place dans notre petite famille. Et retrouver des stalles nous a été une joie religieuse que nous ne saurions exprimer. Avec quelle impatience, nous attendons le moment où, ayant une église, nous pourrons placer le si bel autel et le chemin de croix de Marseille, rue Thomas19. Une guérison miraculeuse Le 12 février 1905, la cause de la béatification de la mère Sophie Barat est ouverte à Rome20. L’événement est fêté par toute la communauté éducative et une dévotion s’installe rapidement chez les Maltais. La guérison d’une élève est attribuée à la Vénérable Mère Barat 21 : 19 La chapelle de la maison de Malte fut construite selon les plans de celle de Marseille. 20 À cette date, a lieu à Rome la séance ‘Coram Sanctissimo’ déclarant « l’héroïcité » de Sophie Barat qui sera béatifiée le 24 mai 1908, canonisée le 25 mai 1925 et dont la fête est le 25 mai. 21 M. Luirard, Madeleine-Sophie Barat (1779-1865), Une éducatrice au cœur du monde, au cœur du Christ, Nouvelle Cité, Historiques, 1999 ; Ph. Kilroy, Madeleine-Sophie Barat, Une vie (1779-1865), Cork University Press, 2000. Traduction française, Cerf, Histoire, Biographie, Paris, 2004.
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Parlerons-nous maintenant de la dévotion de nos enfants pour notre Bienheureuse Mère ? Des lampes brûlent sans cesse, des neuvaines renouvelées avec une foi qui ne connaît pas d’hésitation. Notre Mère aime aussi ses enfants maltaises. Nous en eûmes une preuve quand notre petite Sophie V*** fut atteinte d’une pneumonie qui la mit en quelques heures aux portes du tombeau. Une relique lui fut donnée ; une statue de notre Bienheureuse Mère, placée dans sa chambre. Et la malade de répéter : ‘Elle me regarde toujours !’ Comme l’état s’aggravait, nous dûmes penser aux derniers sacrements et préparer Sophie à sa 1ère Communion. L’enfant était dans un calme parfait et quand la Maîtresse générale, voulant la prévenir de la visite du Seigneur, lui dit : ‘Devinez quel grand bonheur vous allez avoir ?’, Sophie, avec une expression radieuse, répondit : ‘Ma Mère, est-ce que je vais mourir ?’ Le lendemain, l’infirmerie devenait un sanctuaire. Et le Dieu de toute pureté, après avoir reposé sur le petit autel blanc orné de lys, prenait possession de ce cœur d’enfant déjà si innocent et cependant purifié par la souffrance. Dès lors, un mieux sensible se produisit. Et quelques jours après, les prières de supplication se transformèrent en chants d’actions de grâces. Bien des fois, au pensionnat comme à l’école et dans toute l’île, notre ‘Beata’ fut ainsi invoquée. Des images et des reliques furent demandées. Des vœux furent accomplis en son honneur22. Dans le sillon des commencements Un couvent de marins En 1916, une cérémonie a lieu en l’honneur de l’armée : huit cents cols bleus répondent à l’invitation envoyée à tous les bateaux par l’aumônier en chef.
À la vue du spectacle que présentait le Sacré-Cœur de Malte le jour de ‘Laetare’, un Amiral traduisait son émotion reconnaissante en ces termes : ‘ Vraiment, on ne dirait plus un couvent de Religieuses 22
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du Sacré-Cœur, mais un couvent de marins français. Je voudrais photographier ce tableau et l’envoyer aux mauvais journaux avec ces mots : « c’est ainsi qu’à l’étranger le Sacré-Cœur reçoit les marins ». […] Vers 2 heures, les avenues de notre ‘Tal Ballut’ se faisaient noires ou plutôt bleues… et à l’arrivée de ces flots de la mer, plusieurs des nôtres les faisaient s’écouler à droite et à gauche vers les places de jeux. […] L’armée navale trouvait donc les jeux les plus variés préparés sur le petit et sur le grand ‘play ground’ et dans un côté du quadrangle. La terrasse n’avait pas moins d’attraits avec sa vue splendide. Beaucoup venaient pour la première fois, tout d’abord un peu intimidés, puis prenant bientôt l’air de famille qui nous fait tout de suite discerner les anciens des nouveaux venus. On se promenait, on causait, et surtout on jouait pour finalement (et cela arrivait trop vite) venir présenter ses cartes de ‘Victoire’ au siège de distribution des prix dont la Mère de Longraye était la présidente : 105 prix attendaient les vainqueurs. Nous avions reçu bien des cadeaux des aumôniers de marine et des doigts habiles en avaient fabriqués. À côté se trouvaient les rafraîchissements où le miracle de l’Évangile du jour se renouvela si visiblement qu’une petite Sœur italienne le proclamait en reportant la corbeille de gâteaux encore bien garnie. La musique, envoyée par ordre de l’Amirauté, s’installa à diverses reprises sur le petit ‘play ground’ et fit entendre de splendides morceaux. Pendant ce temps, plusieurs hautes dignités arrivaient encore, ajoutant leur note de vive gratitude. Sous l’auspice de la « Vierge guerrière » En entrant [à la chapelle], nous passions devant la chère statue du Sacré-Cœur de la Fondation, chantant à pleine voix : ‘Reine de France, je sens mon cœur renaître à l’espérance’. La Sainte Vierge, le Sacré-Cœur, tout est là. Le cortège se terminait là. On s’aligna sous les regards du Ciel, devant la statue de Jeanne d’Arc, placée pour la circonstance contre la porte vitrée, juste devant l’entrée de la chapelle. Elle était là, la Vierge guerrière, posée sur les plis du drapeau national et adossée aux couleurs britanniques. La musique accompagna de ses sons joyeux le chant enthousiaste de l’hymne à l’Étendard : ‘Sonnez, fanfares triomphantes. Salut à la 260
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blanche bannière, Salut aux noms bénis du Christ et de sa Mère inscrits par Jeanne dans ses plis’. […] Il était près de 4 h avant que toutes les catégories aient pris, à l’Église, les places assignées à chacune. Dans le sanctuaire, on voyait tout d’abord le drapeau national avec l’effigie du Sacré-Cœur, ressortant toute brillante d’or sur le milieu blanc. Il était porté par un lieutenant de vaisseau, officier d’ordonnance et représentant l’Amiral en chef. Dans le sanctuaire se trouvaient encore un amiral et cinq aumôniers ; devant la balustrade de communion, plusieurs commandants ; en tout, une soixantaine d’officiers. Puis venaient les seconds maîtres, les sous-officiers dans les chapelles de côté. Les marins remplissaient tout, même les stalles, la tribune, le cloître. Le chant de ‘Pitié, mon Dieu’ avec des paroles de circonstance, ouvrit la cérémonie et fut suivi d’un beau et vibrant discours de M. l’Aumônier Revel. Bien des yeux se remplirent de larmes. Une de nos sœurs vit un sous-officier dont les larmes tombaient sur son uniforme ; son voisin, tout doucement, y passait la main pour les enlever. […] Les conversions de soldats britanniques se multiplient. Le soir de ‘Laetare’, trois baptêmes dont deux avec abjuration. Quelques musiciens français, restés pour cette cérémonie, leur ont ensuite joué des airs nationaux. C’est une entente parfaite ! Un dimanche, Monseigneur confirmait, aidé de deux chanoines et trois prêtres, cinq marins et trois soldats. Le 1er vendredi d’Avril, de nouveau un baptême, cinq confirmations en privé, c’est-à-dire sans chanoines. Les soldats font avec dévotion le chemin de croix après le souper ; c’est beau. Que Jésus soit aimé et consolé !23 Treize ans après la fondation, cette cérémonie montre l’impact apostolique de la communauté éducative de Saint Julian au sein de la population. La mentalité profondément religieuse du peuple maltais et sa simplicité dans les relations ont favorisé l’ouverture de Saint Julian à Tal Ballut. Cette fondation s’est ainsi inscrite « naturellement » dans la longue tradition des aventures chrétiennes de l’Ile « Fleur de la Méditerranée ». Les religieuses ont également bénéficié de l’accueil fraternel de Mgr Debono et de la réputation que leur accordaient les anciennes élèves de Wandsworth. Leur implantation s’est faite rapidement. En 1909, le pen Relation, Malte 1916. A.G.S-C., C. IV. 2) St. Julian, Pensionnat, Fondation.
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sionnat accueillait cinquante-cinq élèves et l’école des pauvres, cent cinquante. Sans attendre, les anciennes élèves de la Trinité des Monts, de Roehampton et de Paris ont fondé l’œuvre des Enfants de Marie24. Celles de l’École normale de Wandsworth ont continué de diriger des écoles de quatre cents ou cinq cents enfants, d’y transmettre l’héritage pédagogique et spirituel des maisons du Sacré-Cœur25.
Le Caire, 1903 Une relation de la fondation au Caire commence ainsi : « Les expulsions de France et, par ricochet, la fermeture de la maison d’Alger, engagèrent la Société à tenter une démarche pour ouvrir un pensionnat en Égypte afin de ne pas quitter le sol d’Afrique26. » La création du premier pensionnat du Sacré-Cœur au Caire s’est en effet réalisée dans ce contexte. Néanmoins, elle était souhaitée depuis quelques décennies par d’anciennes élèves. Une longue lettre, adressée en 1896 à la mère Digby, en est une trace :
Ma très Révérende Mère, C’est une ancienne enfant du Sacré-Cœur qui s’adresse à vous aujourd’hui. C’est un doux titre qui ne nécessite ni introduction, ni exposés préliminaires. Aussi, c’est en vous priant d’excuser la liberté que je prends, ma très Révérende Mère, que j’entre de suite en matière, inspirée uniquement par la sincère et ardente reconnaissance que je porte au Sacré-Cœur. J’ai été élevée à la maison de Graz, du temps de la bonne Mère de Beverförde. Et, si j’ajoute un mot sur moi, c’est uniquement pour vous expliquer mon intérêt à la question que je voudrais traiter. Mariée depuis deux ans à un diplomate autrichien qui a été en dernier lieu Ministre au Japon, nous passons les hivers en Égypte car la santé de mon mari exige ce climat. 24 La congrégation des Enfants de Marie est une œuvre créée en 1816 par les pères jésuites Varin et Druilhet pour les maisons du Sacré-Cœur. Elle regroupait l’élite spirituelle des pensionnaires et des anciennes élèves. 25 M.-F. Carreel, Un projet éducatif pour aujourd’hui, Sophie Barat, Édition Don Bosco, Paris, 2003. 26 Récits des commencements. A.G.S-C., C., III. Égypte-Caire, p. 1.
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Cela a toujours été un grand crève-cœur pour moi d’être privée du Sacré-Cœur et je me suis dit plus d’une fois quel bien il y aurait à faire là-bas, dans ce grand centre de corruptions où toutes les croyances s’entrechoquent, où toutes les croyances se côtoient. Il y a un grand collège de Jésuites, composé des Pères de la province de Lyon, qui compte plusieurs centaines d’élèves. Mais pour les jeunes filles des classes aisées, il n’y a guère que de petits pensionnats laïques français. Les dames d’Enfants de Marie ou autres se réunissent chez les Pères Jésuites pour leurs œuvres de bienfaisance et ont des conférences dans leur église. Une partie de la population riche se compose de Juifs, mais en Orient, il faudrait bien passer là-dessus comme le font les autres congrégations qui acceptent indistinctement Catholiques, Protestants, Grecs unis ou non-unis, Coptes catholiques et schismatiques, Syriens, Chaldéens, Juifs, Musulmans, etc. Tout cela mène certainement à de graves complications. Mais quand je vois de pauvres petites Sœurs comme les Filles du Divin Cœur de la Mission du Soudan ou la Congrégation du Bon Pasteur qui viennent à bout de ces difficultés dans les classes pauvres et se font aimer et respecter même par les Musulmans, et qui ont aussi quelquefois la consolation d’obtenir des conversions de juives ou autres (jamais de musulmanes cependant), je me dis que ce serait bien là un terrain pour le Sacré-Cœur. Je suis d’avis qu’il faudrait commencer par un externat. Je crois même que ce serait la seule chose offrant quelque garantie de réussite. On m’a dit que Mgr Macarius avait encouragé à Pressbaum l’idée d’une fondation à Alexandrie. Je crois parler en connaissance de cause en disant que ce serait une erreur. Le climat d’Alexandrie est humide et malsain et la ville même, essentiellement commerciale, se compose exclusivement de l’élément sémite. Jamais l’on n’enverrait les enfants du Caire pour y chercher des maladies car le port subit toutes les influences de la température européenne et, en outre, le delta du Nil rend toute la contrée humide. Au Caire, il y a le Corps diplomatique. Le Sacré-Cœur serait mieux patronné et il aurait plus de chances de réussite27.
27 Le 26 août 1896. Lettre de Berthe de Biegeleben, Sigmundslust, près Schwerz, Tirol, Autriche. C. IV 2) Maisons existantes, Informations variées au sujet de la fondation.
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Sans être positive, la réponse de la mère Digby est encourageante. Elle souligne les conditions requises pour entreprendre une fondation : la demande ou l’accord de l’autorité ecclésiastique, l’aide des familles pour l’acquisition de locaux et un nombre suffisant d’élèves catholiques. Sept ans après, de son propre chef, la supérieure générale envisage la réalisation du projet.
Premières prospections Une propriété à Abassich En mai 1903, Helen Rumbold et Joséphine Oneto se rendent au Caire. Le 29 mai, elles sont reçues par le Père Duret, Préfet apostolique des Missions françaises et du Delta Égyptien. Le prélat leur réserve un accueil « plus qu’amical », les reçoit à la mission des Sœurs Africaines et leur indique les démarches à suivre pour ouvrir une maison sur son territoire. Le jour même, Helen Rumbold communique les informations à la mère Digby :
Le Caire est une ville magnifique. Elle devient tous les jours plus importante, compte au moins 600 000 habitants et ce nombre augmente rapidement. […] On dit que, dans quelques années, le Caire sera la ville la plus magnifique du globe. Le Père propose que nous bâtissions dans la partie de la ville qui est sous sa juridiction. Elle est tout à fait neuve, très saine. Un bon nombre de villas y sont disséminées. Il y a 8 ans, c’était un désert. Maintenant, le tram parcourt ce quartier. On y fait un boulevard large de 60 mètres et long de 60 kilomètres. Ce quartier se nomme Abassich. Il y a justement un grand terrain à vendre. Le prix, dit-il, serait de 10 fr. le m2 et la bâtisse coûterait de 12 à 14 fr. le m3. Les conditions : nous prendrions seulement des pensionnaires (non des externes payantes) et le prix de pension serait assez élevé pour nous assurer des enfants de la haute société. Le reste du Caire est sous la juridiction de Mgr Bonfiglio, évêque franciscain. Le Père dit que nous arriverons peut-être, fortement aidées par la Propagande, à acheter une maison ou à bâtir dans la partie la plus aristocratique du Caire. Là, les palais sont magnifiques ; l’ambassade anglaise, très vaste. Mais le terrain coûterait 5 livres le m2. Le Père Duret dit que les religieuses de la Mère de Dieu ont leur maison remplie et n’ont pas le moyen d’étendre leurs bâtiments : ils 264
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sont cernés de tous les côtés. Il dit aussi que nous devrions bâtir de manière à pouvoir nous étendre beaucoup. Les maisons n’ont pas de toit ; c’est pourquoi il est facile d’ajouter un étage. Nous pourrions commencer par le rez-de-chaussée et un étage. L’avantage d’Abassich est que nous serions toujours au-dessus du Nil, dans le Caire. À certaines saisons, nous sommes au-dessous du Nil ; ce qui amène l’humidité et les maladies. Une ou deux Anglaises sont absolument nécessaires. Il faut enseigner l’Arabe et le français, naturellement. La maison doit être spacieuse et avoir une bonne apparence. Le collège des Jésuites est grand, très simple, mais juste ce que nous voudrions faire pour nous. Je tâcherai d’en avoir une photographie et de vous l’envoyer. Un autre détail est que nous aurions probablement comme élèves des Syriennes et leurs familles sont les meilleures28. « Il n’y a pas de temps à perdre » De leur côté, les jésuites souhaitent l’arrivée des Religieuses du SacréCœur et sont prêts à « remuer ciel et terre pour assurer une fondation ». Ils recommandent aussi de s’installer à Abassich. Les démarches paraissent urgentes. Helen Rumbold ne manque pas de le souligner : « Toutes les personnes qui s’intéressent à la fondation disent qu’il n’y a pas de temps à perdre. Si nous tardons, d’autres en profiteront pour venir avant nous ». L’enjeu est explicite : « dans Abassich seulement, les œuvres pourront prendre leur élan ». Le Père Duret conseille de recourir au Cardinal Protecteur de la Société du Sacré-Cœur et au Préfet de la Propagande pour contre-carrer la résistance de Mgr Bonfiglio. Ce dernier estime, en effet, que l’arrivée des Religieuses du Sacré-Cœur fera du tort aux ordres féminins existants et se montre défavorable à leur venue. Peu auparavant, il s’était opposé à celle des Sœurs de Nazareth29.
Alexandrie, Rue Sidi-Abil-Dardad, 29 mai 1903. Lettre de Helen Rumbold à Mabel Digby. A.G.S-C. Égypte, Le Caire, Fondation. 29 Le 22 juin 1903 : « Monseigneur Duret, du Caire, consent à la fondation d’une maison du Sacré-Cœur aux trois conditions suivantes : 1° On ne recevra pas de ½ pensionnaires payantes. 2° Le prix de pension sera fixe. 3° On s’établira à Abassich. Ces conditions sont acceptées. Son Excellence le Cardinal Protecteur espère obtenir facilement le consentement de la Propagande », Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2. 28
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Helen Rumbold présente de façon contrastée les ambitions des deux légats apostoliques :
Le Père Duret a des idées larges et voudrait voir l’extension des œuvres catholiques dans son territoire qui augmente avec le développement du Caire. Car les limites de sa juridiction vont d’une certaine ligne de démarcation jusque dans le désert. Mais du côté de Mgr Bonfiglio et de son Vicaire général, il n’y a pas d’esprit large. Les Franciscains ont eu le monopole en Égypte et craignent les innovations ou la perte de leur prestige. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant que, quatre mois après, l’autorisation tant attendue ne soit toujours pas arrivée30. Joséphine Oneto, restée au Caire, ne peut donc rien entreprendre. Mais à en juger par la lettre du 19 septembre, ses motivations ne faiblissent pas :
Je suis toujours dans les mêmes idées relativement à l’établissement d’un pensionnat à Abassich, dans les conditions dont nous avons parlé car, vu le prodigieux développement que prend la ville du Caire, la multiplication des écoles laïques, je ne crois pas que ce pensionnat porte grand préjudice aux établissements religieux déjà existants. D’un autre côté, il me semble très important que le catholicisme prenne ici une position aussi forte que possible. Je ne sais si Monseigneur Bonfiglio fait quelque opposition à votre projet. Mais je conclus de quelques conversations, que Sa Grandeur n’est pas favorable à l’introduction de nouvelles Congrégations en Égypte. Quoi qu’il en soit, quand il s’agit de l’établissement d’une nouvelle maison religieuse latine, le nœud de la question se trouve toujours à Rome. Le recours aux autorités compétentes La remarque de la mère Oneto se vérifie. Après l’intervention du Préfet de la Propagande, le pape Pie X adresse au Père Duret un indult spécial, l’autorisant à accepter les religieuses du Sacré-Cœur sous sa juridiction. Le 31 août 1903 : « Monseigneur Bonfiglio a refusé de nous admettre au Caire pour un pensionnat et la Propagande répond à Son Excellence le Cardinal Protecteur qu’elle ne donne jamais d’autorisation contre l’assentiment des évêques. Les conditions données par Mgr Duret semblaient nous rendre indépendantes de Mgr Bonfiglio. On priera la Digne Mère Oneto d’écrire pour lui demander une explication ». Ibidem. 30
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Les obstacles sont ainsi levés. Le 26 octobre, la mère Digby remercie le Préfet de la Propagande :
Éminence, Le précieux rescrit nous autorisant à fonder en Égypte, au Caire, vient de nous arriver. Permettez-moi, Éminence, de vous exprimer notre vive reconnaissance. J’avais toujours au cœur l’intime confiance que l’intercession de notre Vénéré Protecteur obtiendrait cette grâce à notre Société, toute difficile qu’elle était. Sans retard, nous nous mettons en mesure de chercher une maison et d’apprendre l’arabe afin de nous établir au Caire et d’y ouvrir une école pour les enfants pauvres. La supérieure générale donne quelques nouvelles des maisons fermées et fait mention d’une difficulté provenant du gouvernement allemand :
Ce sera une compensation aux suppressions renouvelées de nos maisons de France. Avant-hier, celle d’Aix-en-Provence a reçu son arrêt de fermeture pour dans quinze jours, alors que les enfants étaient à peine rentrées. Quelques-unes suivront leurs maîtresses à San Remo et les autres religieuses se disperseront en Italie, bien reconnaissantes de l’hospitalité qui leur est accordée avec tant de charité. Un point difficile à assurer est toujours la sécurité des immeubles abandonnés et dont le gouvernement voudrait s’approprier sans aucun doute. Un seul est vendu. On essaie de les louer ; leur étendue est un grand obstacle. La Société [du Sacré-Cœur] subit matériellement une épreuve peu ordinaire, comme tous les ordres religieux, hélas ! En Allemagne, nous ne pouvons y placer des expulsées car un arrêté vient de le défendre et Monseigneur l’Évêque de Metz, si bon pour nous, use de toute son influence pour qu’on ne renvoie pas de nos maisons d’Alsace-Lorraine les quelques sujets envoyés depuis cette dernière loi. Fondation à Ghamra La propriété de Sakakini Pacha L’autorisation de la fondation ayant été donnée, Helen Rumbold vient rejoindre Joséphine Oneto le 13 novembre 1903. Une déception les attend. Cinq mois se sont écoulés depuis les premières investigations et, hélas, le
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terrain d’Abassich n’est plus disponible. La recommandation reçue en mai se vérifie : il n’y avait pas de temps à perdre. Néanmoins, les recherches reprennent activement. Le choix se porte sur le quartier de Ghamra, en pleine expansion, où une propriété est à vendre en face des Missions Africaines où une église vient d’être construite31. Le neveu de la mère Rumbold garantit l’appui de Lord Cromer, membre du gouvernement anglais, pour obtenir une réduction du prix d’achat. Un rendez-vous est fixé avec M. Sakakini Pacha dont le palais est qualifié de « vrai mausolée de style oriental ». Son fils est au collège jésuite. Là, en présence du recteur, le Père Cotet, de Mgr Duret et de M. Caïl, homme d’affaires, « après une chaleureuse discussion, on réussit à faire baisser le prix à 13, 75 le m2 » pour une surface de 35 000 m2. En attendant la construction du pensionnat, une maison est louée à quelques minutes de distance pour y recevoir les premières élèves. Le bail, de 380 fr. par mois, est conclu le soir même. D’après la mère Oneto, cette maison correspond aux besoins actuels :
Elle est tout ce qu’il faut pour commencer. Elle est parfaitement libre de tous les côtés. Elle a trois étages, plus deux terrasses et des galetas ; 24 bonnes chambres, pas trop grandes mais suffisantes ; une grande cour ombragée avec petit jardin. Elle est entourée de tous les côtés par une grille que l’on peut garnir de stores pour nous dérober à la vue des passants. Les Révérends Pères ont trouvé les deux affaires excellentes car la valeur du terrain serait de 20 et 25 fr. le m2. Nous comprenons cependant que, dans les circonstances actuelles de notre chère Société, c’est une somme bien grande. On pourrait, il est vrai, prendre moins de terrain, mais tout le monde nous conseille grand, vu la chaleur de l’été et parce que c’est un pensionnat que nous ouvrons. Mais insensible à cette prospective et affrontée à de multiples contraintes financières, la supérieure générale demande de restreindre l’achat du terrain à deux hectares32. Le Caire, 3 décembre 1903. Lettre de J. Oneto à M. Digby : « N’ayant pu acquérir le terrain à Abassich à cause des hôpitaux environnants, il n’y avait pas d’autre ressource que le terrain de Sakakini Pacha, assez étendu, en très bonne position, plus rapproché de la ville. » A.G.S-C., C. IV 2) Caire (Égypte), Fondation, Lettres des Supérieures générales, 1903-1969. 32 Le 9 décembre 1903 : « Le terrain choisi pour le Sacré-Cœur serait de 3 hectares ½ à 13,50 le m2. Un télégramme a demandé de n’acheter que deux hectares mais la réponse n’est pas encore arrivée ». Compte-rendu des réunions du Conseil général. 31
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Une économe diligente La mère Vignat répond le jour même, faisant preuve à la fois d’obéissance et de bon sens :
Votre chère dépêche nous est parvenue ce matin, pendant la visite de Révérend Père Cotet qui s’est, de suite, mis en rapport avec ceux qui s’occupent de cette affaire, pour la terminer dans une mesure plus en rapport avec vos désirs. On va étudier le terrain de plus près, afin de nous placer dans l’endroit le meilleur. Pour cela, nous serons obligées, je le crains, de dépasser les 2 hectares de quelques milliers de mètres… Nous croyons, en ceci, ne pas sortir de vos intentions connues. Mère Rumbold et moi, nous demanderons que l’écart soit le moins grand possible, tout en laissant agir le Rd Père Recteur qui est pour le Sacré-Cœur d’un dévouement sans limites, agissant et pensant à tout. Le Père Duret est aussi dévoué et paternel que possible, mais sa situation le laisse moins libre d’agir par lui-même. Ce qui est bon, c’est l’union parfaite de ces deux Pères. Il paraît que nous achetons dans de si bonnes conditions que l’hectare de surplus donnerait un bénéfice réel d’ici deux ans en le vendant par lots. Mais le Père a bien compris qu’il n’était pas dans nos pensées de faire des spéculations, ayant tant de grandes charges pour la Société en ce moment. Pour l’acte de vente, il paraît qu’il est mieux de le faire au nom de la Supérieure. On évite ainsi des droits énormes en cas de décès. Le Père Recteur dit qu’ici, on ne craint rien en faisant ainsi et il va même faire modifier dans ce sens l’acte de vente de leur collège. Le Père Duret est aussi de cet avis. La mission est au nom du P. Duret, agissant comme supérieur. S’il part ou meurt, tout passe sur la tête de son successeur sans autre frais. Comme il ne faut pas tarder à faire notre acte et à le signer, voudriez-vous m’autoriser à le faire en mon nom, agissant comme Supérieure (du moment). Un simple « oui Vignat » me suffira pour comprendre. Le télégramme peut être envoyé au Père Duret. Il nous a dit hier qu’il suffisait de mettre pour adresse : Duret Caire. Il est si connu que cela arrive tout droit chez lui, et les télégrammes sont si dispendieux entre le Caire et Paris33. 33 Le Caire, 4 décembre 1903. Lettre de M. Vignat. A.G.S-C., Env. E VI. Propriétés, Dossier 3, Égypte II.
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Le Père Cotet met à la disposition des religieuses le Père Pontier, architecte de l’église des Missions Africaines, « qui s’entend à faire tout avec économie ». Le père recteur se met aussi en peine de trouver une commissionnaire, « une personne de confiance, pieuse, bonne, sachant se mettre à tout, connaissant l’arabe » pour aider les religieuses dans leurs premiers achats. Marie Vignat estime en effet que, « dans un pays si nouveau, ce secours est indispensable ». Elle s’enquiert de savoir si le plan de construction viendra de Paris ou s’il doit être fait au Caire. S’il est envoyé de France, « il faudra y apporter quelques modifications, nécessitées par ce pays d’Égypte. On ne peut faire de caves à cause du Nil, mais des sous-sols assez élevés », précise-t-elle. Puis elle indique les démarches à faire pour obtenir la réduction de l’enregistrement de l’acte d’achat au titre d’institutrices, la franchise de douane et la gratuité du voyage de Marseille au Caire, au nom de la réquisition accordée aux religieux qui se rendent en Égypte. « Ici, encore, ajoute-t-elle, il faut avoir un procureur pour représenter nos intérêts. C’est une charge honorifique très appréciée parce qu’elle est exempte de la juridiction du tribunal mixte ». En tout, la mère Vignat demande conseil aux Pères Duret et Cotet. Elle termine sa lettre par cette remarque : « Vous le voyez, ma très Révérende Mère, nous sommes bien soutenues par de vrais amis. C’est une grâce du Bon Dieu. »
« Un esprit de nationalité » Joséphine Oneto est supérieure de la maison de Sainte Rufine à Rome. Et elle apprécie mal l’accueil réservé à Marie Vignat en raison de sa nationalité. Avec spontanéité, elle en fait part à la supérieure générale :
La bonne Mère Vignat a été fort agréée parce qu’elle est française. Quoique la colonie française ne soit pas nombreuse, elle est cependant prépondérante parmi les catholiques. Cet esprit de nationalité m’a fortement frappée. Comme il n’y a que nos yeux qui lisent cela, je vous dirai que je crains que la Mère Vignat ne se jette trop du côté du R.P. Cotet qui est d’ailleurs excellent, on ne peut plus dévoué pour nous. Mais je crois que, pour les conseils, il vaudra mieux avant tout consulter le Révérend et si bon Père Duret, sous la juridiction duquel nous sommes, et chez lequel il n’y a pas trop cet esprit français qui domine chez les autres34. 34 Le Caire, 3 décembre 1903. Lettre de J. Oneto. A.G.S-C., C. IV 2) Caire (Égypte), Fondation – Lettres des Supérieures générales, 1903-1969.
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« C’est toujours pour demain » La critique se fait parfois plus acerbe. Joséphine Oneto se plaint de la gêne causée par la prolifération de bestioles et par le manque de propreté :
Le soir, vers 4h. ½, nous faisons la chasse aux moustiques et enveloppons les lits de nos moustiquaires afin de dormir. De jour, ils ne nous laissent pas un moment de paix mais cependant, nous les préférons aux sautillants qui arriveront vers février. De ceux-ci, je crois qu’on arrivera à se garantir par la propreté, chose ignorée dans ce pays. Pour la mère de Zaufal, autrichienne et supérieure de la nouvelle communauté, la difficulté est de s’adapter à un autre rapport au temps :
Une de nos plus grandes épreuves sont tous les délais qu’il faut supporter ! Sakakini ne peut pas se décider par rapport au rondpoint. Je ne parviens pas à réunir tous les documents concernant notre terrain, c’est toujours demain que je les aurai. Les parents ne peuvent pas se décider à nous confier leurs enfants,… c’est aussi toujours demain que l’on nous donnera une réponse définitive… Enfin tout se fait demain et avec cela, rien ne se fait… Espérons au moins que notre ‘sanctification’ se fait. Ce sera encore une très bonne chose de faite !35. Premiers jours de la fondation Les décisions importantes étant prises, la mère Rumbold reprend le chemin de Malte et la mère Oneto, celui de Rome. Pendant ce temps, la communauté se constitue avec l’apport de religieuses venant d’Irlande, de France et d’Autriche36. Le 24 décembre, elle se trouve réunie :
Quel beau jour pour naître en Égypte ! La Providence a vraiment le secret de ces coïncidences touchantes qui semblent accessoires et qui révèlent tout un trésor de preuves palpables de l’action divine dans les événements de notre vie. […]
Le Caire, 11 février 1904. Lettre de L. de Zaufal. Ibidem. Le 29 mai 1903, H. Rumbold avait précisé : « Une ou deux Anglaises sont absolument nécessaires ». Ibidem. 35
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Vers minuit, nous traversions sous un ciel parsemé d’étoiles, respirant un air tiède et embaumé, une cour garnie d’arbustes en fleurs, pour aller assister à la messe de la paroisse. On pourrait vraiment se croire sous le charme d’un beau rêve. Mais bientôt, le chant connu de ‘Minuit, Chrétiens’ exécuté par les mâles voix d’un cœur de séminaristes, nous rappela à la réalité de la douce fête que nous célébrions cette fois au milieu d’une floraison de roses, au lieu des frimas et des neiges où jusqu’ici, nous l’avions vue encadrée. Avec quelle ferveur, nous demandions au petit Jésus de vouloir bien accorder une place dans sa crèche à cet autre enfant, nouvellement née, que nous portions entre nos bras : la fondation égyptienne confiée comme Lui aux soins maternels de sa Mère Immaculée et à la sollicitude de Saint Joseph37. Le 12 janvier 1904, les fondatrices quittent Chambrah où elles étaient hébergées chez les sœurs des Missions Africaines pour venir s’installer à Ghamra. Début mars, elles reçoivent leur première élève ; deux autres la rejoignent bientôt. Le trio se maintient jusqu’en juillet.
Un mobilier de famille Les vacances sont occupées à aménager les locaux avec les biens qui arrivent des maisons françaises récemment fermées. En déballant les cartons, les sentiments sont mélangés :
Les loisirs furent employés à recevoir, à reconnaître et à déposer en lieu sûr, un grand envoi venu de notre maison d’Avignon. Que nous étions émues en voyant ainsi passer entre nos mains des biens de famille, qui venaient jusqu’à nous et que nous accueillîmes avec une reconnaissance profondément sentie ! Tout fut vivement applaudi et dûment apprécié, depuis les marches des autels de notre future chapelle jusqu’aux plus humbles ustensiles de ménage, cachés ça et là, dans le fond d’une caisse ou dans les plis d’une draperie. Après cela, arrivèrent de nombreux et précieux détachements de notre maison de Montpellier. Car, hélas ! à la joie de recevoir ces dons maternels et fraternels, se joignit l’épine de les voir marqués du triste sceau de la persécution ! Comment ne pas citer ici avec quelle émotion nous ouvrions la caisse contenant le beau tableau de Mater Lettres annuelles, 1904-1906, Le Caire, A.G.S-C., L. A., p. 602-603.
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Admirabilis, peint par la Mère Perdrau elle-même. Nous ne nous lassions pas de le contempler et de remercier le Ciel et nos Mères de ce trésor. Il orne maintenant notre chapelle. Ainsi, la Madonna del Giglio est venue mettre son lys à l’abri dans notre chère Égypte qu’elle connaît depuis de longue date comme une terre hospitalière. Nous la prions de faire éclore à ses pieds de longues générations de fleurs vivantes, rappelant cette première floraison merveilleuse dont le Prophète avait dit : ‘Et le désert refleurira comme un lys’38. À la suite des premiers pèlerins Marie Vignat relate une promenade, faite le 3 décembre 1903 :
Hier, Sœur Dominique nous a conduites, Mère Rumbold et moi, au vieux Caire où on montre la maison de la Sainte Vierge. C’est une crypte sombre avec colonnes et deux excavations où on prétend que la Vierge et St Joseph se reposaient dans celle de droite. Les avis sont très partagés sur cette tradition qui peut avoir une réelle raison d’être car une église a été construite au-dessus dès le IIIème siècle ; celle qui existe actuellement est aux schismatiques, très curieuse par ses boiseries toutes sculptées, mais dans un état de grand délabrement et malpropreté. Le prêtre grec y dit la messe deux fois par semaine. Nous avons aussi l’église grecque près d’ici. C’est très intéressant, mais ne ressemble en rien à nos églises latines. La paroisse des Maronites se rapproche bien davantage de notre culte ; il y a un chemin de Croix et bien des choses comme les églises romaines39. Sur ce thème de la tradition et des coutumes en vigueur, Joséphine Oneto communique ses propres impressions :
Nous pensons toujours, ma Très Révérende Mère, combien cela vous intéresserait de voir toutes ces curiosités qu’on ne voit qu’au Caire et qui rappellent si bien les histoires de l’Ancien Testament. Nous avons vu mariages, enterrements, troupes de prisonniers, courses d’ânes, procession de chameaux, voitures de harem. Rien ne nous Ibidem, p. 604-605. Le Caire, 4 décembre 1903. M. Vignat. A.G.S-C., Env. E VI. Propriétés de la Société, Dossier 3, Égypte II. 38 39
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a manqué. Nous soupirons cependant après une vie occupée. Ici, le bien à faire ne manque pas et la soif des âmes est triplée à la vue de cette immense Babylone, si peuplée et où l’on pense à tout, excepté à Dieu et à son âme40. Le schème de la pérégrination inscrit la fondation dans l’histoire du peuple chrétien41 :
Oui, c’est bien en Égypte qu’une heureuse portion de la famille du Sacré-Cœur a trouvé un abri. C’est dans ce pays si intéressant par ses souvenirs bibliques et historiques et si chers au cœur par le séjour de la Sainte Famille, que le divin Cœur, confiant ses désirs à notre très Révérende Mère générale, résolut de faire une fondation de sa petite Société. En retraçant ici quelques faits de la Genèse de notre existence égyptienne, nous ne saurions mieux la caractériser qu’en disant que nous sommes trop heureuses d’y retrouver quelques traits qui marquèrent la vie de la Sainte Famille au pays des Pyramides. […] Nous ne sommes éloignées de l’ancienne Héliopolis que d’une demi-heure. Mataryeh s’élève sur les ruines de cette ville du soleil, portant si bien son nom, puisqu’elle cacha dans son sein le Soleil de Justice lui-même. Ses maisons et principalement la charmante petite église que les Révérends Pères jésuites viennent d’y faire élever, sont construites avec les pierres extraites des fouilles d’Héliopolis. La légende rattache le souvenir de la Sainte Famille à une source qui jaillit par ordre de l’Enfant Jésus, et à un grand sycomore qui prêta son ombre aux Saints Fugitifs et les déroba aux poursuites d’une bande de voleurs. On vénère encore aujourd’hui un rejeton de ce sycomore, appelé par tous, chrétiens ou musulmans, ‘l’arbre de la Vierge’ ; il est soigneusement gardé dans un enclos qui fait partie, ainsi que le puits alimenté par la source, d’un grand jardin appartenant à Son Altesse le Khédive. C’est là que se trouve la chapelle dont nous parlions et qui devient de plus en plus un lieu de pèlerinage. L’accès à la source et à la Vierge étant tout à fait libre, on peut y faire ses dévotions à souhait. Involontairement, la pensée et le cœur se tournent vers ce point béni. Le Caire, 20 novembre 1903. J. Oneto. Lettres annuelles, 1904-1906, Le Caire. A.G.S-C., L. A., p. 600-607.
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Un panorama grandiose Le récit se poursuit en offrant une vue du Caire selon les quatre points cardinaux :
Il est temps d’essayer de donner à nos Mères et nos Sœurs une idée de notre position et de notre entourage. Qu’elles veuillent donc bien nous suivre un moment sur la terrasse du gîte qui nous abrite provisoirement. Elles seront agréablement surprises du splendide coup d’œil qui s’offre à leurs regards. C’est un horizon très vaste encadrant un tableau d’un caractère tout oriental, aussi pittoresque que varié. […] Au nord, on aperçoit, émergeant d’une touffe d’arbres, le clocheton de la chapelle de Mataryeh. En regardant du côté de l’est, une plaine brumeuse et variée s’étend indéfiniment. C’est le désert arabique, nommé ainsi parce qu’il se prolonge jusqu’à la Mer Rouge. Le sud-est est limité par une chaîne de monticules, connue sous le nom de Mohattam Arabique, ou collines de décombres. Cette dernière dénomination est à prendre au pied de la lettre. Quand dans ce pays, une bâtisse s’écroule, on ne se met nullement en peine de déblayer le terrain. Lorsqu’il s’agit d’une reconstruction, on élève tout simplement la nouvelle maison sur les beaux restes de la première. Quand, au bout de quelques années, celle-ci s’effondrera à son tour, on posera la troisième sur une double base de ruines, et ainsi de suite. Les collines de décombres cachent sous une épaisse couche de sable que les vents du désert y déposent chaque année, plusieurs villes ainsi élevées l’une sur l’autre et revêtant pour cette raison des formes étranges. On dirait des fortifications gigantesques destinées à nous défendre contre une invasion ennemie. Le sable jaune ou rougeâtre prend, sous l’influence des rayons du soleil, les couleurs les plus variées, jouant entre les délicates nuances d’un rose pâle et les sombres teintes d’un violet foncé. Devant ces collines s’étagent dans un large demi-cercle les tombeaux des Khalifes, longue file de constructions à coupoles inhabitées, et représentant ce qu’elles sont effectivement : une cité des morts. Voici maintenant le midi qui déroule à nos yeux la ville du Caire dans sa vaste étendue. Ce sont des terrasses sans fin, surmontant des maisons aux formes souvent bizarres et peintes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, se groupant autour d’une élévation qui porte la cita
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delle et la grande mosquée calquée sur le modèle d’une Sainte Sophie à Constantinople. Grand nombre de minarets proclament bien haut que nous sommes en pays infidèles et que nous vivons entourées de mosquées et de musulmans. Volontiers, l’œil se fixe sur un clocher élevant dans les airs le signe béni de la Rédemption. C’est l’église des Révérends Pères Jésuites, la seule église consacrée existant au Caire. Actuellement, les Révérends Pères franciscains construisent un sanctuaire destiné à devenir la cathédrale de notre grande cité. Tout au fond de ce tableau déjà bien curieux se profilent contre un ciel azuré les trois Pyramides de Guizeh, celle de Kephrem, 133 mètres, et celle de Mykerinus, 130 mètres. C’est certainement là le plus grand point d’attraction. On ne se lasse pas de contempler ces constructions d’un autre âge, qu’Abraham a pu admirer et sur lesquelles les regards de l’Enfant Dieu se sont reposés. […] Achevons notre parcours en nous tournant vers l’ouest. C’est maintenant la campagne égyptienne qui nous offre ses charmes. Dans toutes les saisons de l’année, elle est si verdoyante et si fertile qu’on la regarde avec plaisir. Plusieurs lignes de chemin de fer y apportent vie et mouvement. De beaux palmiers bercent leurs couronnes touffues dans la brise du nord tandis qu’aux limites de l’horizon, les voiles blanches des embarcations flottant sur le Nil, nous indiquent le cours de cette autre merveille de l’Égypte. Des terrasses de notre construction, une fois qu’elles auront été élevées à la hauteur voulue, on jouira absolument du même coup d’œil. Au carrefour de la catholicité Au cours de l’année 1904, les visites des représentants des rites catholiques et orthodoxes se succèdent42. La première est celle du patriarche copte-catholique :
Notre première fête du Sacré-Cœur nous valut la présence d’un prince de l’Église. Sa Béatitude le Patriarche Copte-Catholique, Mgr
42 En Égypte cohabitent les rites orientaux catholiques (arménien, copte, grec, latin, maronite, syrien) et les rites orthodoxes (arménien, copte, grec).
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Kyrillos Macaire, eut la condescendance de venir nous donner le salut, après avoir fait sentir dans une belle allocution combien il aime le divin Cœur et apprécie l’œuvre de notre chère Société. Les missions coptes-catholiques étant placées sous le protectorat de l’Autriche, Sa Béatitude avait passé il y a une dizaine d’années quelque temps à Vienne et y avait visité nos établissements. Dans une séance au pensionnat de Pressbaum, tenant les enfants sous le charme d’une parole aussi éloquente qu’entraînante, Mgr Kyrillos donna libre cours à l’expression de son désir de voir notre Société prendre pied en Égypte ; c’était sans se douter qu’il comptait dans son auditoire la première Supérieure de la maison du Caire ! Nous avons eu encore la faveur de recevoir chez nous, Sa Béatitude le Patriarche Syrien-Catholique, Mgr Rikmany, Sa Grandeur l’Archevêque Latin d’Alexandrie, Mgr Aurelio Briante ; l’évêque CopteCatholique de Thèbes, Mgr Sedfaoni ; tandis que leurs Béatitudes les Patriarches Grec-Catholique et Arménien-Catholique eurent l’extrême bonté de nous mander leurs archimandrites respectifs, en attendant que l’obstacle de l’ignorance de la langue arabe vaincu, nous puissions avoir la consolation de solliciter leurs bénédictions. Un vénérable curé Maronite vint nous visiter à son tour, et nous exprimer le désir de nous voir prendre notre essor sur les hauteurs du Liban… Enfin, nous avons été mises en rapport avec tous les rites orientaux, et nous avons pu admirer quelque peu la richesse et la variété des ornements de la ‘Fille du Roi’ : notre mère la Sainte Église. Notre voisinage de la Terre Sainte nous valut encore d’autres visites fort précieuses. Ainsi, nous avons eu le bonheur de voir Mgr Montes de Oca, évêque de San Luis Potosi, qui a eu la bonté de célébrer dans notre petit Bethléem les trois Messes de minuit en la fête de Noël 1904. Un peu plus tard, c’était Mgr Mac Donnell, évêque de Brooklyn (New York), et Mgr Colton, évêque de Buffalo, qui vinrent nous apporter leur bénédiction43.
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Un point de litige : les œuvres Laisser le temps au temps En mai et décembre 1903, le Père Duret avait clairement affirmé sa volonté de limiter les œuvres à un pensionnat, pour respecter les engagements pris auprès des autres Instituts féminins. Joséphine Oneto l’avait d’ailleurs signalé à la mère Digby :
Le Révérend Père Duret que nous avons vu hier matin, peu avant notre départ, nous a recommandé fortement la prudence ; pour les premiers temps, de nous borner strictement aux internes. Autrement, cela créerait des ennuis, à lui et à nous44. Face à l’impatience de la mère de Zaufal et à ses demandes réitérées, le Père Duret finit par s’adresser à la supérieure générale. Il ne manque pas de faire mémoire des conventions prises :
Je demeure toujours d’avis que, suivant ce que j’avais dit dès le commencement aux révérendes Mères Oneto et Rumbold, il y a lieu de commencer par un pensionnat pour la classe élevée afin de ne pas porter atteinte aux situations acquises des autres congrégations religieuses enseignantes au Caire… De la sorte, en effet, la clientèle externe leur restera et une transition délicate sera ménagée. Plus tard, le développement du quartier, surtout au point de vue chrétien, rendra toute naturelle l’adjonction d’externes et même d’œuvres gratuites. Le temps est un instrument dont Dieu se sert pour ses œuvres45. Le mois suivant, Léonilde de Zaufal se plaint vivement de cette situation :
Nous avons quelques espérances d’enfants mais le moment n’est pas propice pour ouvrir un Pensionnat ; les enfants sont casées et on n’aime pas froisser les institutions choisies en premier lieu. Nous prions et nous espérons… Notre Seigneur finira par nous dénicher cependant quelques âmes. 44 Le Caire, 3 décembre 1903. Lettre de J. Oneto. A.G.S-C., C. IV 2) Caire (Égypte), Fondation, Lettres des Supérieures générales, 1903-1969. 45 Le Caire, 23 janvier 1904. Lettre d’Augustin Duret, Préfecture apostolique du Delta du Nil.
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Un autre point (qui m’attriste beaucoup !), ce sont nos relations avec les pauvres du quartier. Le très Révérend Père Duret ne veut absolument pas nous permettre de nous occuper sous aucun titre des pauvres fillettes du quartier, ni de leur ouvrir une petite école, ni de les réunir dans un ouvroir, enfin rien !.. J’ai essayé plusieurs fois de le faire revenir sur cette triste décision, mais il paraît qu’il a promis aux autres communautés religieuses sous sa juridiction que nous ne prendrions pas du tout les enfants du peuple. Et maintenant, on ne peut rien obtenir sur ce point ! Je lui ai dit, d’une manière bien respectueuse, que tout en nous soumettant pour le moment à ses désirs, nous ne pouvions pas à la longue rester sans école gratuite, sans œuvres touchant directement le peuple ; que c’était là une œuvre fixée par nos Constitutions et que ce serait un élément de vie qui nous manquerait ici. Cela sembla lui donner à réfléchir et il finit par me dire que, lorsque nous aurions passé un ou deux ans ici, qu’on se serait habitué à notre présence et que l’on nous aurait quasi acceptées… alors il nous permettrait d’avoir une école gratuite mais que, maintenant, cela ne pouvait se faire. Il faut se résigner !… et attendre ‘à demain’, mais à un demain arabe, dont on ne connaît pas du tout l’époque précise. Voilà où nous en sommes quant à nos expériences d’apostolat… Il faut encore exhorter à la patience et supporter les délais du Seigneur. Les Révérends Pères Jésuites qui ont maintenant 400 garçons, sont restés quatre années avec dix enfants. Seulement, maintenant, ils sont connus et acceptés et cela marche46. Le vœu du procureur Le 8 avril 1904, la demande de la mère de Zaufal est étudiée par la « maison-mère ». Un pragmatisme un peu grinçant est aux commandes :
Le Conseil a examiné la demande faite par Mère Zaufal d’établir au centre du Caire un demi-pensionnat, Mgr Bonfiglio étant sur le point de mourir. Il est nécessaire de s’informer d’abord si la prohibition d’entrer dans son diocèse subsistera après sa mort47.
Le Caire, 11 février 1904. Lettre de L. de Zaufal. Le 8 avril 1904. Compte-rendu des réunions du Conseil général.
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En juillet, le procureur de la maison intervient à son tour en faveur de l’admission de demi-pensionnaires48 :
Ma Révérende Mère, Avant de quitter l’Égypte pour quelques mois et devant justement rentrer après la rentrée de vos classes, j’ai tenu à vous exprimer un vœu, que je tiens à cœur, en ma qualité de votre procureur, de vous voir l’appuyer auprès de la Très Révérende Mère générale dans l’intérêt même de la propre existence de votre institution en Égypte. Ce vœu est celui de l’acceptation par vous de demi-pensionnaires. Vous savez, sans doute, que je suis apparenté au Caire avec, au moins, cinquante familles et que j’ai, en outre, des relations aussi nombreuses que variées. Eh bien, je puis vous dire que, partout où j’ai été questionné sur votre nouvelle fondation au Caire, je n’ai entendu qu’enchantement et grande satisfaction, surtout de l’esprit de votre programme et de l’assurance pour les familles de pouvoir faire donner à leurs enfants une véritable et solide éducation chrétienne, mais malheureusement aussi des regrets unanimes partout où j’ai ajouté que vous n’acceptez pas de demi-pensionnaires ! Étant du pays moi-même et connaissant à fond les habitudes des Égyptiens, je crains fort de voir arrêter le bien que vous désirez faire dans ce pays pour l’éducation des filles, car sur cent familles, vous n’en aurez pas deux qui voudraient vous confier leurs enfants comme pensionnaires. Vous rendrez vraiment service à l’Égypte et à l’apostolat pour lequel vous êtes venues dans ce pays, si vous voulez bien, ma Révérende Mère, appuyer mon vœu, qui est d’ailleurs le vœu de tout le monde, auprès de la Très Digne Mère générale, pour qu’il vous soit permis, à la rentrée, d’accepter des demi-pensionnaires. Votre bien dévoué, T. Kahil D’après Marie Vignat, la situation n’est pas aussi problématique. Elle prévoit « que la rentrée d’octobre sera bonne » et songe à l’organisation des locaux :
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Le Caire, 11.08.1904. Lettre de T. Kahil & Go, Export & Import Merchants.
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Ma Digne Mère comptait ces jours-ci les espérances dont elle a connaissance et qui nous donneraient plus de trente enfants, surtout si la restriction du demi-pensionnat est enlevé, comme notre Mère générale nous le fait espérer. Nous devrions même avoir un petit pensionnat car des fillettes de 5 ans ½ et six ans nous sont annoncées et, bien entendu, nous ne les refuserons pas. Il nous faudra nous ingénier pour avoir place dans nos trois étages car la maison n’est point bâtie dans les proportions d’un pensionnat. Et surtout, en mai, juin, juillet, on y aura très chaud avec notre nombre espéré. Puis, nous serons aussi plus nombreuses à la communauté, la sollicitude de notre très Révérende Mère nous envoyant certainement du renfort. Nous songeons à agrandir notre chapelle où nous étouffons. En ce moment, nous sommes toutes bien occupées, ayant trois enfants de forces différentes et deux jeunes filles pour des leçons particulières, dont une fait sa seconde classe et vient trois jours par semaine. L’autre, enfant de 18 ans au niveau d’une cinquième classe à peine, prend trois matinées à ma Sœur Servolin. Ma Digne Mère s’est chargée des classes de logique pour ces deux grandes, de l’Instruction religieuse pour les élèves et des leçons de piano. Son assistante accomplit son 4e vœu en devenant Maîtresse de huitième classe et un peu couturière afin de procurer à ses Mères et sœurs le bienfait de robes très légères. […] Nous espérons deux enfants le 1er Juin et nous garderons plusieurs enfants jusqu’à fin août. En septembre, repos et retraite. Ce matin, on vient de réclamer des prospectus pour la ville de Zagazils, située du côté de Port-Saïd49. L’Égypte a bien des villes importantes et qui prennent de jour en jour du développement ; ainsi, Minieh habitée surtout par des Coptes, Mansourah, ville déjà éclairée à l’électricité et populeuse. Vous verrez qu’avec le temps, il y aura là place pour le Sacré-Cœur50.
49 En février 1904, Léonilde de Zaufal demande à la maison-mère de bien vouloir faire imprimer le prospectus en deux langues, arabe et français. 50 Le Caire, 23 mai 1904. Lettre de M. Vignat à la mère Borget, économe générale. E-VI Propriétés du Sacré-Cœur, Dossier 3, Égypte II, Le Caire.
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Le pensionnat au boulevard Abbas Le pensionnat accueille douze élèves à la rentrée de septembre 1904. Mais la pose de la première pierre du futur bâtiment n’aura lieu qu’en juillet 1905. Les résistances du propriétaire à céder un morceau de terrain et les modification successives du plan de construction en sont les causes.
Des difficultés avec le propriétaire Le comte Habib Sakakini Pacha se montre défiant, peu disposé à satisfaire les nouveaux désirs des religieuses :
Nous avons enfin tout conclu avec le Pacha le 24 décembre aprèsmidi. Très défiant, il a fallu l’obligeance de Messieurs Eïd et Kahil qui se sont portés caution de notre premier versement. J’ai aussi assuré que la somme serait envoyée exactement vers le 20 janvier. Le lot complet est de 26 416 m2, un peu plus de 2 hectares ½. Le Pacha n’a pas voulu donner plus, après nous avoir offert 3 hectares ½… Nous nous arrêtons au milieu de la place ou rond-point ; impossible d’obtenir mieux51. Le nouveau découpage du terrain ne satisfait personne. Après de nombreuses démarches, un aménagement est enfin obtenu :
Il n’y a rien à commencer tant que tout n’est pas fini avec Sakakini. Nous espérons qu’il va enfin se décider à nous céder tout son terrain, environ 34 ou 3500 mètres. Ma Digne Mère a écrit à notre Mère. Dès que nous aurons le oui, nous nous hâterons de faire procéder à l’acte de vente définitif et à la vérification exacte du terrain. Car on peut si peu se fier à notre vendeur qu’il y aurait avantage à ne plus du tout l’avoir pour voisin. Les Américains et le Sacré-Cœur auront tout son terrain. Ce bon Pacha apprend à avoir plus de confiance en nous, nous voyant si bien appuyées et à même de comprendre ses petites ruses de métier. Monsieur de la Boulinière, Ambassadeur de France ici, a bien voulu lui écrire, lui disant qu’il tenait à ce que nous ayons le rond-point selon nos désirs. Et Sakakini a rencontré ici, dernière-
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Le Caire, 29 décembre 1903. Lettre de M. Vignat.
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ment, Madame de Villebois, femme du Consul de Hollande. Tout cela contribue à impressionner Sakakini à notre avantage. L’accord est réellement conclu le 19 juillet 1904.
Quand l’heure est à l’indécision Durant ces négociations, un projet de construction prend forme :
Vos dernières bonnes lignes ont été reçues avec reconnaissance et le Père Pontier s’est mis à l’œuvre. D’ici peu, ma Digne Mère pourra envoyer les modifications désirées. Elle a remis le plan du terrain avec lettre explicative à M. Nourrit qui partait pour l’Angleterre et avait promis de remettre le tout à notre Mère générale en lui expliquant de vive-voix bien des détails qu’on rend mal en écrivant. Nous espérons qu’il se sera acquitté de nos commissions. En ce moment, tous nos cœurs, nos prières vont vers vous, à ce Centre aimé, vrai Cénacle. Puisse-t-il n’être point suivi de la dispersion ! […] Le Pacha Sakakini s’est enfin décidé à nous céder tout ce que ma Mère lui demandait, même le petit coin qu’il avait tout d’abord refusé. Ce bon Pacha se dispose à partir pour Vichy et a même le projet d’aller saluer notre Mère générale à Paris ! Madame Sakakini va nous donner une belle paire de candélabres pour la chapelle. Son époux voudrait terminer nos affaires avant de partir, c’est-à-dire vers le 10 juin. Si on peut envoyer le nécessaire pour cela, ce sera un grand repos d’en avoir fini avec le Pacha52. Un an après, en mars 1905, le plan est de nouveau examiné : « On peut faire les fondations de toute la construction, mais ne bâtir que le rez-dechaussée et le 1er étage, sans la chapelle53. » En juillet, la « maison-mère » constate que « l’architecte du Caire a de nouveau changé le projet adopté et fait exhausser de 2 mètres le sous-sol pour en former un rez-de-chaussée54». Le devis de 440 000 francs est approuvé le 28 août. En septembre, une nouvelle modification est demandée : Le Caire, 23 mai 1904. Lettre de Marie Vignat. Le 20.03.1905. Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2. 54 Le 31.07.1905, un agacement s’exprime : « On avertira la Digne Mère de Zaufal qui se laisse trop facilement influencée par les uns et les autres ». Ibidem. 52
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La Digne Mère de Zaufal s’aperçoit que la place désignée pour les dortoirs est insuffisante, ne donnant de lits que pour 36 élèves. Elle désirerait élever un 2e étage, au moins au-dessus du milieu du bâtiment, mais pour le moment, on se bornera au rez-de-chaussée et au 1er. Le sous-sol est supprimé55. D’où vient ce manque de vue à long terme ? L’architecte, le Père Pontier, et l’entrepreneur, l’ingénieur Rolin, auraient-ils des point de vue divergents56 ? La mère de Zaufal souhaiterait-elle des terrasses « élevées à la hauteur voulue » pour bénéficier du même coup d’œil qu’à la maison provisoire ? Comme les journaux de la maison de cette époque n’existent plus, il est difficile de connaître la cause du problème. Quoi qu’il en soit, le 25 août 1906, le transfert du pensionnat a lieu dans la nouvelle construction.
Une solidarité inter-religieuse Elle s’élève toute blanche, d’une grande et belle simplicité avec son péristyle oriental, sa vue sur la campagne égyptienne et ses larges ouvertures par où pénètrent en abondance l’air et la lumière. Mais comme en ce pays, tout revêt un caractère pittoresque difficile à trouver ailleurs, disons quelque chose de notre transfert de la rue Ghamra au Boulevard Abbas. Il s’effectua en six jours, avec l’aide des Musulmans au milieu desquels nous vivons. Rien de plus curieux que la manière avec laquelle ils font le transport des meubles lourds exigeant adresse et précautions. À chaque marche d’escalier à descendre, l’arabe qui avance le premier prononce le nom d’Allah. Celui qui suit répond par une sorte d’oraison jaculatoire. Et c’est par ces paroles rythmées, toujours les mêmes, répétées en cadence peut-être cent fois, que l’on arrive en bas. Là stationnent des véhicules attelés d’un vieux cheval. On y entasse tout ce qui est apporté des divers étages et l’on se rend à destination.
En 1908, les plans des 2d et 3e étages sont signés de l’architecte Léon Rolin qui a remplacé le Père Pontier. 56 Le 29 juin 1905. : « D’après la lettre de M. Rolin, il semble indispensable de bâtir le sous-sol, le rez-de-chaussée en entier. On se bornera à cela, pour le moment, au Caire ». Ibidem. 55
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Mais une surveillance est nécessaire aux Arabes qui conduisent le convoi. Elle est confiée à Mohamed notre jardinier, musulman lui aussi, ou à l’une d’entre nous. Et les voyages se succèdent ainsi tout le long du jour parmi les ânes et les chameaux de la chaussée, à la suite de nos gens. Ceux-ci sont tous vêtus de la ‘galabia’, sorte de robe qui descend à la cheville, mais leur coiffure est très variée, turban multicolore, pièce d’étoffe blanche enroulée autour de la tête et destinée à rappeler le suaire de l’avenir, petit bonnet en poil de chameau, laissant échapper sur le front la mèche de cheveux par laquelle le ‘Prophète’ doit saisir son croyant pour le transporter en paradis. Cela donne une idée de nos coopérateurs. Au moment où notre Digne Mère eut à présider à la pose de la belle statue du Sacré-Cœur venant de notre maison de Montpellier, elle s’aperçut qu’elle était seule chrétienne au milieu des ouvriers surveillés par un contremaître juif. Et, néanmoins, il faut le dire, chacun faisait tous ses efforts pour le succès de l’entreprise57. Le Ciel est-il plus beau que Le Caire ? La célébration du 8 décembre en l’honneur de la Vierge Marie marque particulièrement les élèves qui y participent pour la première fois :
Le point central de notre second étage est formé d’un vestibule surmonté par une petite coupole, combinaison heureuse qui nous permit d’en faire une sorte de dôme, sous lequel nous avions placé le trône de notre céleste Mère, gracieusement orné de guirlandes, de lumières et de fleurs. Nos enfants qui n’avaient jamais vu fête pareille, étaient ravies et la procession des lys fit une impression durable. Notre benjamine, charmante enfant de six ans, ne cesse d’évoquer ce doux souvenir. Elle a spontanément ajouté à ses prières du matin et du soir la consécration de son lys et demande souvent quand donc reviendra cette fête, chère entre toutes. Sa dévotion à Marie Immaculée est vraiment touchante, bien que sous des formes naïves et enfantines. Rencontre-t-elle dans ses lectures le saint nom de Marie ? C’est une vraie joie. Entre les jours de la semaine, elle aime particulièrement le samedi, choisit volontiers le bleu pour ses petits
Lettres annuelles, 1904-1906, Le Caire. A.G.S-C., L. A., p. 605-609.
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ouvrages. Et, si l’on parle de fleurs, c’est le lys qu’elle préfère entre tous. La pensée de la Vierge lui semble toujours présente. Nos petites Égyptiennes sont très fières des beautés de leur pays et des charmes de leur grande capitale qui, chaque année, voit affluer vers elle des touristes de tous les points du globe. Comme la maîtresse d’instruction religieuse, en expliquant les fins dernières, essayait de donner aux enfants une idée des joies du paradis, une petite fille de huit ans demanda : ‘Ma Mère, est-ce que le Ciel est encore plus beau que Le Caire ?’. Après quelques années Un clergé hostile à l’ouverture à d’autres religions Les autorités ecclésiastiques expriment leurs réticences devant l’admission d’élèves non chrétiennes. Les arguments ne sont pas des moindres :
Dans les premiers jours de mai, Mgr Briante est venu dans notre Maison du Caire. Il parla alors de notre Société, de l’approbation qu’il donne à la règle qui ne nous permet pas de prendre des musulmanes ou des juives. Le mélange des chrétiennes avec celles qui ne le sont pas lui semble une chose contre nature58. Helen Rumbold précise ceci : « Lui-même abhorre le mélange d’infidèles et de catholiques et dit que c’est aussi l’opinion du Saint Père59. » Mais lorsque la demande d’admission d’une musulmane de Port Saïd arrive, la mère Rumbold ne s’arrête pas aux préventions de l’évêque métropolitain. Elle demande conseil aux jésuites et, le 13 février 1909, elle sollicite l’accord de la mère Digby60. Il lui est répondu : « Le moment d’es C-IV Dossier 1, Maisons fermées, Lettres : proposition de fondation 1883, 1907-1917, Problèmes ! 59 Le Caire, 28 avril 1907. Lettre de H. Rumbold. 60 Voici les réflexions préliminaires : le 16 novembre 1908, « Au Caire, on hésite à recevoir une Musulmane au pensionnat. Il faudrait d’abord savoir ce qu’en pense la R. Mère Rumbold qui est absente. Mais comme pensionnaire, cela semble impossible. » La discussion reprend le 23 janvier 1909 : « les R.P. jésuites sont d’un autre avis que le R.P. Duret au sujet de l’admission des Musulmanes au pensionnat et croient qu’il faudrait même mieux ne pas les séparer ». Compte-rendu des réunions du Conseil général. En 1908, Helen Rumbold a été nommée supérieure de la maison du Caire en remplacement de la mère de Zaufal. 58
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sayer l’effet que produira cette admission semble venu, avec certaines précautions. »
Nouvelles fondations à Alexandrie et Héliopolis Arrivant d’Europe, les religieuses s’adaptent difficilement à la chaleur estivale ; leurs santés risquent d’en souffrir. La mère Digby en est consciente et cherche un lieu de villégiature :
Bien des personnes prudentes conseillent d’avoir une station à Port Saïd pour le moment des fortes chaleurs. On examinera la possibilité de trouver du moins un endroit où nos Mères du Caire puissent respirer61. À Saint Julian, cette opportunité vient d’être proposée. Pour le Caire, la mère Rumbold suggère de trouver une propriété à Alexandrie :
[À Malte], des parents nous offrent pour l’été une maison où la mer entre dans la propriété même. Je me demande si quelques bains ne réussiraient pas !! Il paraît que la chaleur au Caire est calcinante. Nos pauvres religieuses en souffrent terriblement. Elles n’ont point d’ombre car le jardin est à peine ébauché. Leur seule promenade est sur le toit, pour cela il faut attendre le coucher du soleil ! et puis, les odeurs !! sont terribles. Il n’y a pas de drainage au Caire et on profite de la nuit pour viser les puits perdus ! Il nous reste toujours quelques élèves pendant les vacances, de sorte qu’un changement d’air auprès de la mer serait plus que désirable et pour les enfants et pour les pauvres Maîtresses qui n’en peuvent plus. Combien je vous serais reconnaissante, ma Révérende Mère, si vous pouviez nous ouvrir le jardin fermé d’Alexandrie62. L’année suivante, le 31 mars 1908, la villa Saba Pacha à Ramleh est louée pour le « repos et le soulagement des Religieuses du Caire ». Cette fondation, réalisée quatre ans après celle du Caire, est bientôt suivie de l’ouverture du pensionnat d’Héliopolis. Mabel Digby donne son accord en mars 1911 et, le 27 mai, le Préfet de la Propagande envoie son
Avril 1906, Compte-rendu des réunions du Conseil général. Malte, 15 juillet 1907. Lettre de Helen Rumbold. C-IV. 2) Heliopolis (Égypte), Fondation. 61
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autorisation63. Le 29 septembre 1911, la maison d’Héliopolis accueille ses premières pensionnaires.
L’éducation des femmes musulmanes Ici comme ailleurs, les motivations des parents sont mêlées. Un document, postérieur aux fondations, les présente en relation avec l’évolution du contexte social64 :
Quand, en 1919, j’arrivai à Héliopolis, je trouvai une maison de fondation récente (1911), bien établie, en pleine prospérité, mais où l’élément chrétien semblait, seul, subir l’influence intellectuelle de l’éducation au Sacré-Cœur. Nos petites musulmanes, une trentaine alors, venaient chercher chez nous un milieu distingué, une éducation supérieure, une formation morale centrée sur Dieu. Elles venaient aussi, nous disait-on souvent, apprendre le respect et l’obéissance. Le travail proprement scolaire n’intéressait ni les parents, ni les enfants ; d’ailleurs, les fillettes mariées très jeunes, nous quittaient souvent dans les classes moyennes (5e et 4e) et, en principe, sauf de très rares exceptions, aucune ne poursuivait le cycle secondaire audelà de la 3ème classe. « À l’évidence, les choses évolueraient très vite » Mais les années passaient, les contacts avec l’Europe et l’Amérique se multipliaient et, rapidement, une transformation se fit sentir dans la mentalité des classes dirigeantes. Bientôt, on nous demanda que les jeunes filles musulmanes fassent leurs études complètes dans notre pensionnat, sans envisager toutefois de préparation aux examens officiels. Le Diplôme de fin d’études, décerné par la maison, très coté alors, satisfaisait toutes les ambitions. Puis vint la fameuse crise économique, entre les deux guerres. Il fallut bien se rendre à l’évidence que les choses évolueraient très vite dans le monde, que le travail de la femme, abhorré en Orient, devait
Elle est la dernière maison dont la fondation a été décidée par la mère Digby. La relation est rédigée par la mère Berthelot, à la demande de la mère de Ligondès de la « maison-mère ». 63
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être considéré sous un autre angle, et envisagé comme possible ou probable en de nombreux cas. À ce moment, une ardeur nouvelle s’empara des esprits et un certain nombre de jeunes musulmanes envisagèrent de préparer une carrière libérale. À côté de leurs compagnes chrétiennes, elles affrontèrent avec succès les examens du Baccalauréat. Quelques-unes poursuivirent à la Faculté des Lettres Fouad 1er des études universitaires et l’une d’entre elles fut même envoyée par le gouvernement égyptien préparer une spécialisation en Sorbonne. Une autre embrassa la carrière médicale, qu’elle exerce maintenant en collaboration avec son mari. Une autre encore, secrétaire privée d’un des princes de la famille royale, s’occupe de la magnifique bibliothèque de l’Amir Youssef Kamal, qu’elle accompagne chaque année aux grands festivals de musique (Allemagne et Autriche). Naturellement, ceci représente la fleur intellectuelle de notre groupe de musulmanes. Et la masse ? La masse suit, désirant de plus en plus de fortes études pour les filles comme pour les garçons. Nos anciennes, même si elles n’ont pu aboutir pour leur propre compte à des résultats satisfaisants, se sont cependant développées et aspirent pour leurs enfants à un stade de vie intellectuelle plus poussée. Toutes les jeunes mamans, en venant présenter leurs bébés au Jardin d’enfants, répètent la même phrase : ‘Je vous l’amène, ma Mère, et vous la garderez jusqu’à son baccalauréat’. Ou bien : ’Je veux qu’elle ressemble à Omneya (la jeune étudiante de Sorbonne) et à Néfissa (la plus éminente de nos anciennes, en vie intellectuelle)’. L’impact des études sur la vie quotidienne La mère Berthelot montre l’influence des études sur le comportement des jeunes filles. Elle y voit plusieurs effets :
a) Ces études les ont arrachées à un climat de mollesse et d’inaction dans lequel vivaient, jadis, toutes les femmes musulmanes : passer la journée confortablement étendue sur de mœlleux coussins, absorber glaces et sirops, fumer le narghileh, déchirer à belles dents la réputation du prochain et colporter les scandales. Telle était l’existence des femmes musulmanes opulentes du début du siècle. Lutte contre l’oisiveté, première bataille gagnée. Mais des études sérieuses ont obtenu d’autres résultats :
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b) celui de conquérir à la jeune femme une place de plus en plus honorable au sein de son foyer. c) celui de la mieux préparer à l’éducation de ses enfants. Nombre de jeunes mamans suivent les études de leurs petits, s’intéressent à leur vie scolaire, apprécient travail et progrès et collaborent avec leurs Mères à cette grande œuvre de l’éducation qui ne peut se faire harmonieusement que dans ce climat de compréhension mutuelle. d) celui encore de remplir la vie d’occupations élevées, permettant à de femmes souvent victimes d’un mariage malheureux de lutter contre la tempête, de franchir des caps difficiles et de mener des vies d’héroïque fidélité65. Au fil de la plume, l’image de la femme musulmane se présente avec ses variations. À Ghamra au Caire, le pensionnat a reçu vingt-cinq élèves en 1905, quarante-cinq en 1906 et soixante en 1909. L’école s’est alors ouverte avec vingt enfants66 ; pour cela, il a fallu attendre « le moment favorable ». En 1910, Mgr Duret atteste le bien-fondé de l’ouverture de la maison :
L’œuvre du Sacré-Cœur s’enracine profondément au Caire. Dans une ville cosmopolite comme la nôtre, dans une société frivole comme l’est celle du Caire, un établissement du Sacré-Cœur s’imposait réellement. Car il importe de jeter dans notre société mondaine des femmes sérieusement et solidement chrétiennes qui soient comme le diamant qui peut se frotter à tout sans rien perdre de sa substance, mais en acquérant au contraire un nouvel éclat. Laissezmoi donc vous remercier encore pour le bel établissement du SacréCœur dont vous avez bien voulu doter le Vicariat apostolique du Delta du Nil67.
Influence intellectuelle de l’éducation du Sacré-Cœur sur les Musulmanes, A.G.S-C., C.IV- Héliopolis, Égypte, Fondation. 66 Le 4 décembre 1906 : « Le Révérend Père Duret propose maintenant à nos Mères du Caire de se charger de l’École des pauvres au Bd Abbas, mais il faudrait bâtir et les Maîtresses manquent. Cela ne semble pas possible pour le moment. ». Compterendu des réunions du Conseil général. 67 Le Caire, 17 janvier 1910. lettre d’Augustin Duret, Vicariat apostolique du Delta du Nil. 65
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À Alexandrie, à l’initiative du Père Cotet, le 14 décembre 1908 est fondée l’association des Mères chrétiennes pour venir en aide aux pauvres. Et le13 juin 1909, à la demande de l’aumônier des troupes anglaises en garnison, des cours de catéchisme sont donnés le dimanche matin aux filles des soldats catholiques. La ville d’Héliopolis est née d’un rêve. En 1904, « le baron Empain décide d’acheter le désert »68. Dans ses mémoires, l’ingénieur Habib Ayrout l’évoque ainsi : « Empain, assis sur une borne devant le chantier de Héliopolis Palace, lui demande avec inquiétude : ‘Ayrout, croyez-vous que ce projet réussira’ ? »69. À ce rêve, au pensionnat d’Héliopolis, les nouvelles générations peuvent se référer pour instituer la vie sociale sur des trésors d’humanité.
Brésil, 1904 Dès 1852, le nonce apostolique du Brésil et M. Lacerda sollicitèrent une fondation. La mère Barat en confia la réalisation à Anne de Rousiers, mais le projet fut suspendu au bénéfice du Chili. En 1882, une maison est offerte à Petrópolis pour y ouvrir un pensionnat, mais la proposition n’est pas acceptée. En 1890, la demande est renouvelée sans succès par Mgr Jules Tonti, nonce apostolique au Brésil et, en 1895, par l’évêque de San Paolo, Mgr Arcoverde. Comme l’indiquent les Lettres annuelles, il a fallu attendre l’exode des maisons françaises pour qu’une réponse devienne positive :
Le moment où des lois injustes et des mesures arbitraires fermaient en France une grande partie de nos maisons, fut celui que la divine Providence choisit pour introduire dans le vaste empire du Brésil la petite Société du Sacré-Cœur : humble grain de sénevé transporté par l’orage, puisse-t-il devenir un grand arbre et abriter 68 Édouard Louis Joseph Empain est né à Belœil en Hainaut (1852-1929). Ingénieur à la tête de la Société Métallurgique de Bruxelles, il crée le métro parisien, entreprend des travaux en Europe, en Chine, en Égypte, au Congo. Il fonde aussi une banque, mais le monde des affaires ne lui suffit pas. Alors, en 1904, il achète 2 500 hectares de terrain en plein désert égyptien, au prix de 5 952 feddans. Le 20 mai 1905, le contrat de vente est signé. En 1907, il est anobli par Lépold II et au cours de la Première guerre mondiale, en tant que ministre de l’Armement du gouvernement belge, il est promu au rang de Général. 69 Collectif, à l’occasion de l’anniversaire des 75 ans d’Héliopolis. Collège du SacréCœur, Héliopolis, 1986-1987. C. III. EGY., p. 13.
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sous ses rameaux cette multitude d’enfants dont l’abandon du point de vue religieux fait gémir70. En 1903, la demande relève d’une ancienne élève du pensionnat de la rue de Varenne à Paris. Elle est transmise à la « maison-mère » le 21 septembre71. M me de Barros souhaite l’arrivée des religieuses du Sacré-Cœur au Brésil et les invite à venir fonder un pensionnat à Rio de Janeiro.
Premières approches Le recours au nonce Des renseignements sont pris par l’intermédiaire de la maîtresse générale de l’École de Sourdes-muettes de Chambéry, Elvira Tonti, dont le frère Jules est nonce au Brésil et réside à Petrópolis. Le 9 janvier 1904, Elvira transmet à Mabel Digby les informations reçues :
Ma Révérende Mère, Je reçois à l’instant une lettre de mon frère. J’avais promis à Notre Très Révérende Mère de la prévenir dès que j’aurais un courrier. Voici ce que m’a écrit Monseigneur Tonti. Il est absolument impossible de s’établir à Petrópolis ; mais dans l’archidiocèse de Rio de Janeiro se trouvent des localités où nos œuvres pourraient se développer. Pour hâter une fondation, mon frère conseillerait fortement une lettre de notre première Mère à Monseigneur Arcoverde, Archevêque de Rio de Janeiro, pour lui indiquer son désir d’ouvrir un établissement dans son archidiocèse et lui demander s’il recevrait volontiers la Société du Sacré-Cœur. Mon frère est sûr que la réponse de Sa Grandeur sera très favorable. Il indique comme lieu salubre et convenable à nos œuvres : Tijuca. Je n’ai pas pu trouver ce nom dans aucun dictionnaire. Je suppose que c’est un endroit près de Rio de Janeiro comme Montfleury, Chamartin… Mon frère paraît insister sur ce lieu et, même, il suggère de nommer cette localité en écrivant à Monseigneur Arcoverde. Lettres annuelles, 1903-1905, Tijuca. A.G.S-C., L. A., p. 402. 21 septembre 1903. Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2. 70
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Nous prions beaucoup pour vos grandes intentions. Mon frère me donne la même assurance. Il tient à ce que je vous dise que, s’il ne se fait pas davantage intermédiaire pour une fondation au Brésil, c’est que les caractères des habitants de cette nation aiment à traiter directement les affaires. C’est donc pour mieux la présenter qu’il se tient un peu à l’écart, mais son appui ne manquera certainement pas et la Société aura celui, indispensable, de l’Archevêque en première ligne. L’influence de celui-ci est grande et vous sera acquise. Le ton officiel de cette lettre contraste avec la simplicité des paroles adressées à une amie, religieuse du Sacré-Cœur à Paris72 :
Chère amie, J’ai parlé ce matin avec une personne qui a habité Tijuca, ville proposée par mon frère dès 1890. Elle se trouve à 7 kilomètres de Rio de Janeiro, avec un tramway électrique qui communique avec la capitale. Il y a beaucoup de belles villas, une vue de mer à l’infini. Climat excellent, frais en été, 400 mètres d’altitude, située à droite de la baie, Petrópolis à gauche. Site absolument splendide et recherché par les habitants de Rio… Déjà trois communautés y sont entrées par l’entremise de mon frère, mais toutes sont en souci, ne se rendant aucunement compte des sites proposés. Le 7 février 1904, Elvira reçoit un autre courrier de son frère :
« Ma chère sœur, J’ai reçu tes lettres du 10 et 13 janvier dernier et j’y réponds par le premier bateau qui part pour l’Europe. Afin de satisfaire tes désirs avec plus de précision, et donner autant que possible les informations demandées, j’ai envoyé tes deux lettres à Mgr Arcoverde, Archevêque de Rio de Janeiro, le priant de me dire ce que je devais répondre. Mgr Arcoverde, qui est très disposé en faveur des Dames du Sacré-Cœur, a secondé immédiatement mon désir, et je transmets ci-incluse la réponse originale de Mgr Arcoverde avec la traduction italienne. J’y ajouterai quelques observations : 72 Le 18 février 1904, Elvira Tonti écrit à M me Micheli, 33 Boulevard des Invalides. A.G.S-C., Lettres de la fondation, Brésil, C. III, 2.
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1°. Tijuca est à Rio comme Conflans est à Paris. Donc, tu vois que Tijuca est comme un faubourg de Rio. L’accès est facile vu la fréquence et la rapidité des communications quotidiennes. 2°. Je crois que la fondation d’un Pensionnat des Dames du SacréCœur à Petrópolis ferait de la peine aux deux pensionnats qui y sont déjà établis et pourrait être une cause de difficultés avec les deux autres communautés religieuses. Petrópolis est une ville de 15 à 20 mille âmes ; les élèves sont presque toutes de Rio. De plus, Petrópolis n’appartient pas à l’archidiocèse de Rio ; c’est un diocèse spécial dont le chef-lieu est Petrópolis et l’Évêque s’appelle Mgr François Braga, évêque de Petrópolis. Il serait nécessaire d’avoir son consentement pour y fonder un pensionnat, consentement que je ne crois pas facile. 3°. Cela n’empêche pas que les Dames du Sacré-Cœur puissent avoir une résidence à Petrópolis comme ’villegiatura’ pour refaire la santé des sœurs éprouvées par la chaleur. Dans cette résidence de Petrópolis, elles pourraient avoir une école gratuite pour les pauvres, ce qui n’exciterait pas trop les jalousies des autres. 4°. Sans doute à Petrópolis, il n’y a pas de fièvre jaune. À Tijuca, comme dans les autres endroits signalés dans la lettre de Son Excellence Monseigneur l’Archevêque, il y en a, bien qu’avec moins d’intensité qu’à Rio. 5°. Je partage l’opinion de Mgr Arcoverde, à savoir que la Très Révérende Mère générale, avant de décider de faire des fondations au Brésil, devrait envoyer à Rio deux religieuses sensées, prudentes et pratiques, lesquelles étudieraient le tout sur les lieux et, ensuite, pourraient faire à la Mère générale les propositions qu’elles jugeraient plus à propos. […] P.S. La localité de Tijuca est peu peuplée (c’est un lieu presque de campagne). On peut très bien y établir un pensionnat où les familles de Rio enverraient leurs enfants, vu la facilité des communications. Et sous quelques rapports, avec le temps surtout, on préférera envoyer les enfants à Tijuca plutôt qu’à Petrópolis, étant facile aux parents d’aller les voir toutes les semaines. Les recommandations fraternelles sont précises. Elles permettront d’éviter de fâcheux impairs. Une lettre de l’archevêque vient confirmer le point de vue du nonce :
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Il y a dans les environs de Rio de Jantille un endroit très beau par son climat, qu’on nomme Tijuca, où vous pourrez envoyer deux de vos sœurs pour choisir la maison appropriée aux besoins. Je vous assure que vous serez très satisfaites du lieu et je vous recevrai avec ma bénédiction et toute ma bonne volonté73. À la recherche du lieu d’implantation Après ces propos encourageants, les religieuses optent pour Tijuca. Mais M me de Barros intervient à nouveau en conseillant de s’installer dans une autre ville :
La Comtesse de Barros a donné de précieux renseignements sur Tijuca et d’autres villes voisines de Rio, puisque Petrópolis est fermé au Sacré-Cœur à cause de la présence des Dames de Sion. Elle conseillerait Novo-Friburgo. La Révérende Mère Jackson pourra le visiter en revenant du Conseil général74. Pour hâter la réalisation des démarches, M me de Barros rend visite à l’archevêque et au nonce. Ainsi mise au courant de leurs souhaits, elle se range à leur projet. Tijuca est alors estimé « tout à fait à la hauteur » pour les raisons suivantes : « Les tramways électriques vont jusque là ; Tijuca est le faubourg de Rio le plus recherché, surtout en été ; les Bénédictins y font bâtir une maison de campagne. » Dans le même courrier, la comtesse de Barros recommande d’agir rapidement :
Permettez-moi de vous dire bien franchement de vous presser si vous avez toujours l’intention de faire une fondation au Brésil. Car, en ce moment, les Congrégations y viennent en masse. Les religieuses du Saint Sacrement, qui sont arrivées l’année dernière, ont déjà fait neuf fondations à l’État de Bahia. Les Pères trappistes de SeptFons, de l’Allier, viennent d’acheter une grande propriété à Saint Paul75.
Signé : « Votre serviteur en Jésus-Christ, Joachim, Archevêque de Rio de Janeiro, le 25 janvier 1904 ». A.G.S-C., Lettres de la fondation, Brésil, C. III, 2. 74 8 avril 1904. Compte-rendu des réunions du Conseil général. 75 Rio de Janeiro, 7 rue Senator Verqueiro, 30 mai 1904. Lettre de Mme de Barros. A.G.S-C., Lettres de la fondation, Brésil, C. III, 2. 73
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Réticences des Dames de Sion Le message est entendu. La mère Jackson, vicaire générale de la province du Chili, et la mère Mestre sont envoyées à Rio de Janeiro pour étudier la situation. Leur séjour est bref. Après cinq jours de prospection et de rencontres, le choix de Tijuca est confirmé. Le 17 juillet 1904, elles envoient le rapport de leur visite à la mère Digby :
Nous sommes arrivées le 13 très exactement et la Comtesse Monteiro de Barros est venue nous chercher avec sa sœur, Mme de Monteiro Roxo, sur un petit vapeur avec des matelots et un domestique nègres. D’abord, elle nous a conduites chez Monseigneur l’Archevêque qui nous a très bien reçues. Il paraissait très content de recevoir les religieuses du Sacré-Cœur et nous dit d’aller voir Tijuca. Ce que nous fîmes le lendemain. La Comtesse nous a conduites alors chez les Sœurs de la Charité qui nous ont reçues très aimablement. Monseigneur lui-même avait écrit à la Sœur Supérieure pour lui demander l’hospitalité pour nous. Les Dames de Sion nous craignent beaucoup et sont fâchées contre la comtesse de Barros qui nous a invitées. Cette dernière dit qu’elle fera tout son possible pour nous soutenir et qu’il n’y pas de doute que nous aurons beaucoup d’élèves, sans faire de tort aux Sœurs de Sion qui sont assez éloignées et qui ont déjà leurs amies et l’avantage d’être dans le pays depuis plusieurs années. Mgr l’Archevêque pense de même ainsi que le Révérend Père de Meis, Recteur des Jésuites. Mais tous disent qu’on attend beaucoup de nous et qu’il faut avoir des sujets bien choisis. D’après le Révérend Père de Meis, ici, on attache beaucoup d’importance aux apparences. C’est d’ailleurs ainsi presque partout76. Le nonce est absent. Le sens de la diplomatie lui fait choisir la discrétion, laissant la responsabilité des engagements à Mgr Arcoverde et aux supérieurs religieux. De fait, sur demande de l’archevêque, les Bénédictins promettent d’assurer la messe aux Dames du Sacré-Cœur et les jésuites, de les aider. En revanche, les Dames de Sion ne les voient pas arriver d’un bon œil car elles ont, jusqu’à présent, le monopole de l’éducation des filles de la
76 Rio de Janeiro, 17 juillet 1904. Lettre de M. Jackson. A.G.S-C., Lettres de la fondation, Brésil, C. III, 2.
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haute société brésilienne. Au pensionnat de Petrópolis, elles ont trois cents pensionnaires et à San Paolo, capitale du Brésil, cent-cinquante élèves. La mère Jackson se renseigne sur le prix de pension : 50 fr. par trimestre à Petrópolis. L’étude du piano, du français, de l’anglais, de l’allemand et le blanchissage du linge sont inclus dans cette somme. Un aspect de la mentalité brésilienne est souligné : « Ici, on aime beaucoup avoir un prix fixe et on fait beaucoup d’embarras pour payer quoi que ce soit comme extra. »
Un paysage de rêve En compagnie de M me de Barros, Mary Jackson visite plusieurs propriétés. Le 17 juillet, l’admiration, le sens pratique et la prudence s’expriment tour à tour :
J’ai été charmée à Tijuca. C’est un vrai paradis. Il faut une heure pour y aller en tramway électrique. Il y a dix voyages par jour. On monte jusqu’à la place de Tijuca qui est à plus de 400 mètres d’altitude que Rio. La Comtesse nous a conduites jusqu’aux hauteurs, dans la forêt et je n’ai jamais rien vu d’aussi beau de ma vie. Le Gouvernement a construit des promenades pour voitures à mules dans la forêt, qui vont en zigzaguant sur les montagnes, soignées à la perfection. Il n’y a pas encore d’égouts à Tijuca. Mais il y aurait, paraît-il, une façon de les installer ici qui me semble excellente, d’après ce qu’on me dit. Mais il faudrait tirer la chose au clair. C’est une méthode nouvelle et sanitaire, dit-on. Sans doute y aurait-il quelque chose à payer, mais c’est essentiel. La crainte de la fièvre jaune Mais une inquiétude plane encore : y a-t-il ou non le risque de contracter la fièvre jaune ? La mère Jackson le vérifie pour Tijuca :
Deux dames avec lesquelles j’ai parlé de la fièvre jaune, m’ont dit que les étrangers devraient prendre une préparation d’arsénique pour s’en sauve-garder. Sans doute, les médecins de Rio savent ce qu’il faut faire et on pourrait s’en informer en arrivant au lieu d’apprendre avec l’expérience. Cette année, il n’y a pas eu d’épidémie de fièvre jaune ici. […] En ville, on démolit pour élargir les rues et on travaille beaucoup pour rendre la ville plus saine. Il y a toute une armée d’hommes qui
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vont partout dans les maisons pour faire la guerre aux moustiques. La Sœur Supérieure me dit qu’ils viennent ici tous les quinze jours. Tout le monde m’assure qu’à Tijuca, il n’y a jamais de fièvre jaune, sauf si les personnes ont pris le germe en ville ; ce qui a lieu même à Petrópolis. Peu après, Tijuca est choisi pour y fonder la première maison du SacréCœur au Brésil :
Le 4 août au soir, nos Révérendes Mères ont examiné des propositions faites pour un terrain à Tijuca, faubourg de Rio de Janeiro. Les renseignements semblent suffisants pour décider l’acquisition de six hectares. Une procuration sera envoyée à D. Joaquin, neveu de la Comtesse de Barros, pour traiter l’achat. Le 25 septembre, notre Mère a consulté nos Mères au sujet de l’achat proposé pour Tijuca : louer l’hôtel 1200 fr. par an, avec promesse de l’acheter 180 000 fr. ou 200 000 fr. De plus, obligation de donner au locataire actuel une indemnité de 20 000 ou 25 000 fr. et de faire des réparations pour 10 000 fr. Ces conditions difficiles, ajoutées à l’insuffisance du terrain de l’hôtel, font préférer la première détermination d’acheter le terrain de 6 hectares, plus celui de 70 000 fr. où se trouve une maison petite et celui où est le réservoir d’eau. On télégraphiera dans ce sens à la Comtesse de Barros77. Les religieuses sont sur le point de s’embarquer quand une personne, ayant vécu autrefois à Rio, apporte de mauvais renseignements sur les conditions sanitaires. La supérieure générale ne peut prudemment passer outre et, le 28 septembre, elle envoie une dépêche à M me de Barros pour stopper l’acquisition du terrain78. Les mères Crèvecœur et Galbraith sont envoyées à Tijuca pour vérifier les indications reçues et y attendre l’arrivée de Rosine de Potter. Les autres personnes destinées à la fondation vont à Buenos-Aires.
Les 24.08 et 25.09.1904. Compte-rendu des réunions du Conseil général. Le 30.09.1904 : « Des renseignements contradictoires dur Tijuca engagent nos Mères à surseoir à la fondation. Il vaudrait mieux choisir Nova Fiburgo. On télégraphiera à la Comtesse de Barros afin d’arrêter l’achat des terrains ». Compte-rendu des réunions du Conseil général. 77 78
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Des avis rassurants et convergents Le 18 octobre 1904, Émilie Crèvecœur transmet ses impressions à la mère Digby :
Au milieu de tous les courriers de Job que vous recevez en ce moment, je suis heureuse de vous en envoyer un qui ne contient que de bonnes nouvelles. Arrivée à Rio : Dès cinq heures du matin, nous étions sur le pont pour faire notre oraison, assister au lever du jour et comme à la création de la magnifique baie de Rio dont les beautés sortaient successivement de l’obscurité. Nous avons tâché d’admirer ces beautés de la nature avec un cœur humble et plein de charité ! À neuf heures, le Comte et la Comtesse de Barros et un de leurs amis, Monsieur le Député de Oliveira, abordaient avec leur petit vapeur à l’Orita. Je ne puis vous dire, ma très Révérende Mère, avec quelle délicatesse toute simple, mais pleine du plus charmant et entier dévouement, nous avons été accueillies par ces vrais amis et admirateurs de notre Société. Ils prennent la fondation de Rio à cœur comme s’il s’agissait de leur vie et de leur honneur. Ne pouvant loger chez les Filles de la Charité, les religieuses sont reçues chez un neveu de M me de Barros. Jules Tonti leur rend visite le jour même, confirme le choix de la mère Jackson. Ses arguments sont convaincants :
Comme la famille de Barros et l’Archevêque, le Nonce est tout à fait pour Tijuca car, dit-il, ‘vous trouverez dans ce faubourg de très bonnes familles et il ne faut pas oublier que c’est l’aristocratie de Rio qui a besoin d’une maison comme la vôtre. Et les parents se séparant difficilement de leurs filles, le but serait manqué en commençant par aller plus loin, à Novo Friburgo, Petrópolis ou Saint Paul. Et quant au climat, avec votre hygiène et toutes les améliorations faites en ville et dans les environs, il n’y a rien à craindre. On attend beaucoup de vous et on vous désire’. Le nonce conseille d’opter, dans l’immédiat, pour la location d’un immeuble afin d’avoir le temps de choisir une propriété. Il souligne le fait que « cela revient très cher de bâtir en ce moment ». Peu d’entreprises sont libres car « tous les ouvriers de la ville sont occupés aux travaux exigés par le Préfet ». Jules Tonti se montre coopérant, prêt à intervenir auprès des
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Bénédictins pour obtenir la location d’une maison qu’ils viennent de restaurer à Tijuca et qui est susceptible de recevoir une quinzaine d’enfants. Le lendemain, Émilie Crèvecœur rencontre le recteur des jésuites, résidant au Brésil depuis dix-huit ans :
Je viens de voir le Révérend Père de Meis, bon et charmant italien qui a passé une bonne heure avec nous. Il trouve on ne peut mieux l’air de Tijuca et il pense que nous pourrions avoir comme pensionnaires les meilleures familles de Rio qui nous désirent avec impatience. Le jour même, elle rend visite à l’archevêque. Les propos de Mgr Arcoverde viennent lui ôter les derniers doutes :
Vous aurez promptement un pensionnat très nombreux, composé d’enfants des meilleures familles car celles-ci soupirent après votre éducation si religieuse, simple et distinguée. Vos anciennes élèves en parlent avec tant de cœur ! Et elles confirment bien par leur conduite la haute opinion qu’on se fait ici de la Société du Sacré-Cœur, comme éducatrice de la jeunesse. Le 24 octobre, Émilie Crèvecœur ajoute, non sans humour, d’autres arguments :
À Tijuca, nous pourrons avoir nos chères œuvres des pauvres sans porter ombrage à personne puisque, si nous y allons, ce sera la première maison religieuse qui s’y installera. Nous trouverons là de quoi exercer notre zèle pour civiliser, réformer, donner l’idée de la vie chrétienne à ce peuple de blancs et de négrillons, qui est religieux d’instinct. Puis, quand une belle église sera élevée par vos soins, ma Très Révérende Mère, sur cette hauteur et sera dédiée au SacréCœur, elle sera le Montmartre de Rio !? La mère de Potter est attendue le 22 octobre, mais l’Oruba n’accoste pas ce jour-là. En l’attendant, Émilie Crèvecœur continue ses recherches. Aidée de la comtesse de Barros, elle trouve un hôtel à louer pour deux ans avec promesse de vente et sans engagement d’achat de la part des religieuses.
Les derniers préparatifs Après un voyage en mer un peu perturbé, Rosine de Potter arrive à Rio de Janeiro le 1er novembre 1904, accompagnée de deux autres religieuses. De suite, elle fait bonne impression sur l’entourage :
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Je suis contente de vous dire, ma très Révérende Mère, que ma Digne Mère de Potter plaît beaucoup à notre chère Comtesse et à tous nos visiteurs et visiteuses. Elle est très bonne, très accueillante, traitant simplement et rondement les affaires ; autant de qualités pour plaire à nos chers Brésiliens, sans parler de son grand esprit de foi et de son amour pour Notre Seigneur qu’elle sait rendre communicatif en faveur de ses nouvelles filles79. Le sens de l’action et sa manière expéditive de régler les affaires s’expriment sans tarder. Une anecdote, croquée par Émilie Crèvecœur, le fait apparaître :
J’étais au salon avec une dame qui demandait un prospectus pour la rentrée de février ou mars pour une petite première communiante, quand ma Mère de Potter est entrée, heureuse d’avoir à traiter, à peine débarquée, de notre grande œuvre ! Le bilan est vite fait par Rosine de Potter : la réputation de l’éducation des Dames du Sacré-Cœur, le soutien du nonce et de l’archevêque permettent d’ouvrir sans tarder un pensionnat. Au plus vite, il faut donc trouver un local et rassurer la mère Dibgby, alarmée inutilement sur l’insalubrité du pays.
Fuite à bord d’une chaloupe Émilie Crèvecœur a rempli sa mission de prospection et s’apprête à rentrer à Buenos Aires. Une insurrection donne à son départ un caractère tout à fait inattendu :
Une de nos sœurs, souffrante depuis quelque temps, devait l’accompagner. Et les billets furent pris sur le Magellan pour le 15 novembre. Ce jour-là, de graves événements faillirent empêcher le départ. C’était fête nationale pour l’anniversaire de la proclamation de la République et l’on devait, à cette occasion, inaugurer la promenade de Botafogo, juste en face de notre demeure provisoire. Ce nouveau boulevard, prélevé sur la mer que l’on a repoussée de plusieurs mètres, venait d’être terminé par une légion d’ouvriers travaillant sans relâ79 Rio de Janeiro, 136 Praia de Boatfago, 6 novembre 1904. Émilie Crèvecœur. A.G.S-C., Lettres de la fondation, Brésil, C. III, 2.
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che depuis plusieurs jours. Mais voici qu’une tout autre direction est donnée à l’attention publique. Dans la nuit du 13 au 14, une émeute se produisit : un décret regardé comme vexatoire en est le prétexte. Des bandes d’insurgés parcourent la capitale, coupant les arbres, les fils électriques, brisant les réverbères, demandant à grands cris le retrait de la mesure ou la mort du ministre qui l’a prise. Bientôt, on se bat dans les rues. La troupe veut rétablir l’ordre et y va rudement : les cadavres s’entassent à la morgue autour d’une statue de Notre-Dame des Sept-Douleurs présidant en ce triste lieu. Profitant du désordre, un général ambitieux se présente à l’école militaire de Botafogo comptant 800 élèves, s’en fait proclamer le gouverneur et expulse le chef légitime. À cette nouvelle, le ministre de la guerre envoie 1 200 hommes et de l’artillerie pour réduire les rebelles. Il était 11h. du soir. La petite communauté du Sacré-Cœur reposait paisiblement sous la garde de la Providence quand le bruit des troupes et des pièces de canon passant au galop, la réveilla brusquement. Bientôt, d’horribles détonations lui firent comprendre que le combat devenait de plus en plus sérieux et qu’il avait lieu tout près. À 5h. du matin, le parti de l’ordre triomphait : le général usurpateur était blessé et pris ; plusieurs élèves de l’école militaire, tués et tous faits prisonniers. Ils passaient sous nos fenêtres, entassés dans des tramways, escortés de soldats prêts à faire feu au moindre mouvement. C’était l’aurore du 15 et nous sûmes depuis, que cette révolte prématurée et les mesures énergiques qui en furent la suite, avaient fait avorter le coup d’État préparé pour la grande Revue de ce jour et les attentats contre la vie du Président de la République. La ville fut déclarée en état de siège pour un mois et, dans cette journée du 15, toute circulation de voiture suspendue, le préfet ayant publié l’ordre de rester chez soi. Comment donc faire arriver nos voyageuses sur le ‘Magellan’ ? La bonne Providence ne nous abandonna pas. Un neveu de la comtesse de Barros se dévoua à ses risques et périls pour aller jusqu’au port où, à grand peine, il décida un batelier à amener sa barque jusqu’à la baie de Botafogo, en face de chez nous. La chaloupe était sous nos fenêtres ; nous pûmes donc assister à l’embarquement de nos deux chères voyageuses et les voir s’éloigner non sans quelque appréhension. 302
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Le lendemain, un journal de Rio publiait gravement que les deux chefs révoltés dont on avait perdu la trace, s’étaient embarqués le 15 à midi dans la baie de Botafogo, déguisés en religieuses !…80 La fondation peut commencer Le 17 novembre, alors que l’écho du canon et de la fusillade résonne encore, un télégramme de la mère Digby apporte l’autorisation d’ouvrir le pensionnat et de louer une maison81. Un mois après, « le 17 décembre, toutes se transportent dans la maison délabrée où il n’y a que les quatre murs et où ni portes, ni fenêtres ne ferment ». Les préparatifs commencent non sans peine en attendant l’arrivée du groupe resté à Buenos Aires. Le 21 décembre, la communauté se trouve enfin au complet82.
Une nuit « comme à Bethléem » Comme à Bethléem, nous eûmes la consolation de voir les pauvres adorer les premiers le Sauveur naissant. Un brave ouvrier ayant aperçu le petit Jésus exposé dans la salle qui devait être notre chapelle, ma Digne Mère lui expliqua qui était ce divin Enfant et pourquoi il était venu sur la terre. Aussitôt, l’ouvrier sort de sa poche un billet de ‘milreis’ et le donne à sa petite fille pour qu’elle le dépose aux pieds du divin Roi des pauvres. La veille du jour de l’An, à 9h. du soir, on sonne à notre porte : c’est un voisin demandant si notre aumônier pourra baptiser des Lettres annuelles, 1903-1905, Tijuca. A.G.S-C., L. A., p. 405-406. « Le lendemain du jour où la révolution a éclaté, deux religieuses du Sacré-Cœur, arrivées à Rio en même temps que nous, partaient pour Buenos-Ayres. On a poursuivi le canot qui les menait au vapeur, les prenant pour des chefs de l’émeute déguisés en religieuses. Elles ont pu prouver leur identité et elles ont été laissées libres, mais elles ont failli manquer le paquebot », écrivent les religieuses du Très Saint-Sacrement, Pages intimes (Deuxième série). Les sœurs du Très Saint-Sacrement au Brésil 1904-1905, Valence, 1905, p. 223. 81 29.11.1904, janvier et mars 1905. Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2. 82 Elle est composée de Rosine de Potter, Marie-Eugénie Mader, Jeanne-Marie Bénit, Marie Fondreton, Marie-Thérèse Charbonneaux, Eloisa Herrera, Catherine Metzger et Herminia Miranda. 80
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enfants le lendemain après sa messe. On devine notre réponse et notre bonheur à la pensée que Jésus aura pour étrennes trois petits chrétiens. Pour nous, ils sont aussi les prémices d’une partie de notre apostolat : le lieu où nous vivons est très abandonné au point de vue spirituel. Il y a bien un gracieux oratoire gothique bâti à l’extrémité de la population, mais la paroisse dont il dépend a son centre à plusieurs heures d’ici et, en dix ans, Tijuca a reçu trois fois la visite de son curé ! L’absence du prêtre rend bien vite déserte l’église ! On ne sait plus trop ce que c’est que la messe du dimanche ; on naît, on meurt sans sacrements ; les plus pieux font leur première Communion à l’époque de leur mariage et puis c’est tout… Jésus ne nous a-t-Il pas envoyées ici pour être comme un trait d’union entre Dieu et les âmes ? Et, de notre humble chapelle, la parole de vie et la grâce des sacrements ne s’écouleront-elles pas souvent sur ce pauvre peuple qui a gardé une pureté de mœurs relativement étonnante ?83 En qualité de « purs esprits » À force d’industrie, les religieuses réussissent à préparer salles de classe, réfectoire et dortoir pour trente-six pensionnaires. Les parents s’en montrent satisfaits. Dans la cour, un grand préau sert aux cours d’ouvrage et aux récréations pour les jours de pluie ou de forte chaleur.
La communauté, cela va sans dire, avait tâché de se réduire à la condition des purs esprits. Et, si elle n’y était pas parvenue, elle prélevait du moins sur la demeure une place aussi restreinte que possible : en bas, un petit réfectoire digne de Saint François d’Assise ; à l’unique étage, une chambre servant d’économat, de salle de travail, de dortoir aussi bien que de salle de communauté ; la petite pièce qu’on avait d’abord réservée pour nos réunions avait été bien vite cédée pour une salle de classe ; un piano y avait été installé pour les études de musique ; la couturière faisant les uniformes y avait son atelier et la vestiaire, qui y avait son armoire, devait bien calculer afin de trouver une heure libre pour faire ses paquets de la semaine ou rentrer le linge de la lessive. Mais que ne pouvions-nous faire davantage pour donner Jésus à un plus grand nombre d’âmes ! Lettres annuelles, 1903-1905, Tijuca. A.G.S-C., L. A., p. 406-408.
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Ainsi, le 12 février 1905, au N° 8 de la rue Boa Vista, s’ouvre la première maison du Sacré-Cœur au Brésil. Chaque soir, une quinzaine de jeunes filles accompagnées de religieuses vont dormir au N° 1, situé à une centaine de mètres.
Quand l’adaptation se fait sentir La lenteur des communications entre l’Amérique et l’Europe est un point sensible. Devant le manque d’informations, un regret s’exprime :
Je demande souvent s’il y a des nouvelles de France dans les journaux et je ne puis rien savoir. Peut-être à Buenos Aires saurait-on quelque chose. L’exode peut ainsi prendre l’allure de l’exil. Une autre difficulté, non négligeable, relève du climat :
Dans ce beau Brésil, après les journées brûlantes, on ne peut pas s’accorder le plaisir de sortir le soir pour prendre le frais, comme on le fait dans les pays chauds d’Europe. L’air du soir est mauvais et dangereux, surtout pour les étrangers. C’est une petite mortification de plus à offrir au Bien-Aimé. Pendant le jour, la chaleur empêche de sortir et, le soir, l’humidité. Les galeries sont presque nécessaires pour pouvoir se promener à l’ombre84. Les prochaines constructions devront donc assurer une certaine fraîcheur.
L’enseignement en portugais Un réel souci s’exprime devant la nécessité d’enseigner dans la langue du pays. « Personne de nous ne connaît le portugais pour pouvoir enseigner, même à de petits enfants », remarque bien vite Émilie Crèvecœur. Par chance, une occasion se présente d’apprendre la langue :
La Comtesse d’Infreville, née Mafalda Borges, ancienne enfant de Paris, puis de Roehampton, va peut-être nous aider dans ces laborieux débuts. Elle doit au Sacré-Cœur, nous a-t-elle dit, d’avoir su accepter ses revers de fortune. Elle a passé les divers examens néces84 Tijuca, 14 juin 1905. Lettre de Rosine de Potter. Les lettres de Rosine de Potter, de l’année 1905, constituent un récit de fondation.
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saires pour professer en ville et donne maintenant des leçons. Cet après-midi, elle reviendra nous visiter et j’ai dit à Mères B. et G. d’aller la recevoir avec leurs livres de portugais puisqu’elle s’est offerte de les aider dans l’étude de cette langue. Dans un mois, le départ de ses élèves pour la campagne lui donnera du temps libre qu’elle mettra à notre disposition comme témoignage de sa profonde reconnaissance pour le Sacré-Cœur85. Dans l’immédiat, il faut néanmoins songer à trouver des professeurs qui puissent assurer l’enseignement en portugais. Une dame, recommandée par un jésuite, en est alors chargée.
Études et classes À la rentrée de février 1905 Le 12 février, jour mémorable où, nous l’ignorions alors, avait lieu à Rome la séance ‘Coram Sanctissimo’ pour la déclaration de l’Héroïcité des vertus de notre Vénérée Mère Fondatrice, notre petit pensionnat brésilien s’ouvrait avec 32 enfants présentes. Ce fut une bien grande consolation pour nous d’apprendre ensuite cette coïncidence : notre Mère n’aura-t-elle pas eu, du haut du ciel, une bénédiction spéciale pour cet humble rejeton de sa grande famille, né le jour même de sa 1ère exaltation ? Presque toutes les élèves apprennent l’anglais et le français. Pour l’étude du français, elles sont divisées en quatre cours, selon le niveau. La répartition horaire est la suivante : français (3h. ½) ; portugais (2h.) ; anglais (1h.). La priorité accordée au français est ainsi justifiée :
Pour faire ici les classes dans la langue du pays, il nous manque le personnel et les livres. En ne donnant à la maîtresse de portugais que sa langue à enseigner, une ou deux maîtresses suffisent. Leur laisser enseigner toutes les matières serait, me semble-t-il, changer la forme de notre plan d’études et introduire les livres des écoles
85 Rio de Janeiro, 136 Pria de Botafago, 22 octobre 1904. Lettre d’Émilie Crèvecœur.
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normales d’ici, puisque nous n’avons pas de traduction portugaise de nos livres. La personne à qui a été confié l’enseignement en portugais s’avère bientôt incompétente. Il est donc nécessaire de la remplacer :
Notre Maîtresse de portugais dont les parents s’étaient déjà souvent plaints (son instruction laissait à désirer) et à laquelle j’avais cherché à suppléer par une autre fort bonne et fort instruite, se pique et nous laisse au grand mécontentement de son Confesseur (jésuite). Si ce n’était le Révérend Père confesseur, je n’aurais que de la joie de son départ86. La [nouvelle] Maîtresse de portugais dont nous sommes fort contentes, enseigne la lecture, la grammaire, le style, la littérature, l’histoire et la géographie du Brésil et la lettre du catéchisme. En juin, un courrier fait le bilan des premiers apprentissages :
Nos enfants sont fort intelligentes et ont du goût pour l’étude, la musique, le dessin, le français, l’anglais. Tout les enchante. Elles ont fait de grands progrès en français et cela, presque sans livre, à force d’industrie et de travail de la part des maîtresses87. D’autres accents de satisfaction Le 13 novembre 1905, Rosine de Potter ré-exprime avec humour son contentement :
Nos deux nouvelles Maîtresses de portugais sont excellentes et nous tâchons, tout en surveillant les enfants, d’en profiter également. C’est une charge et une dépense pour nous car ces premières Maîtresses doivent être bien payées. Mais pour la prospérité du pensionnat, c’est absolument nécessaire. La langue du pays doit être très bien enseignée. Si les enfants parlaient bien français et anglais et ne possédaient pas très bien leur propre langue, les familles avec raison se montreraient mécontentes.
Tijuca, 31 octobre 1905. Lettre de Rosine de Potter. A.G.S-C., Lettres de la fondation, Brésil, C. III, 2. 87 Tijuca, 12 juin 1905. Lettre de Rosine de Potter. 86
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Au reste, en additionnant ce que nous donnions à notre première maîtresse avec ce que nous économisons depuis que M. l’Aumônier ne prend plus ses repas à l’hôtel, nous arrivons aux mêmes dépenses par mois88. Quand l’heure est à l’épreuve Ici, « tout va lentement » Deux jours après, le ton est à la plainte. L’aménagement de la petite maison s’avère trop précaire et l’achat de l’hôtel Itamary, une nécessité urgente :
J’avais espéré pouvoir vous envoyer enfin cette semaine les plans annoncés dans ma dernière lettre. Les copies n’ont pas été finies à temps et ce sera, je l’espère, pour la semaine prochaine. Il faut ici une grande patience, tout va lentement. L’affaire de l’achat de l’Hôtel continue dans de bonnes conditions et l’avocat espère que tout sera terminé pour la fin du mois. Je l’espère aussi. Il est réellement temps de sortir d’ici ; les conduites et les égouts de cette maison ont été préparés pour une famille et ne sont pas proportionnés aux nécessités de plus de cinquante personnes. Et, de ce côté, nous avons bien des ennuis. C’est à force de nettoyage et de désinfection que nous pouvons nous tirer d’affaire. Enfin, bientôt, je l’espère, nous serons chez nous. D’inévitables obstacles Il est donc nécessaire de prévoir de nouvelles installations qui sont l’objet de négociations avec la « maison-mère » :
La Digne Mère de Potter demande des travaux considérables au Palacito Itamary. Mais elle n’a pas encore dit que la vente soit accomplie. On attendra le devis89.
Tijuca, 13 novembre 1905. Lettre de Rosine de Potter. 26 juin et 18 juillet 1905. Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2. 88 89
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Mais certains membres de la mairie de Tijuca se montrent défavorables à cette acquisition. La mère Digby en est informée :
Le plan de l’Hôtel Itamary de Tijuca étant arrivé, nos Mères ont examiné ce qu’il serait nécessaire d’y ajouter. Mais tant que l’achat n’a pas lieu, il est inutile de rien décider. La Ville essaye de s’opposer à ce qu’un couvent achète cet hôtel. Les contradictions se succèdent. Une famille de six enfants habite l’hôtel Itamary et le bail de cinq ans ne peut être rompu de façon légale. La vente ne peut avoir lieu qu’à la fin du bail. Et la maison louée au N° 8, dans laquelle le pensionnat est installé, ne peut être achetée à cause du prix exigé. À cela s’ajoutent des problèmes d’insalubrité provoqués par l’absence d’égout et de puits d’évacuation des eaux sales. Le ruisseau qui traverse le jardin de la maison charrie parfois des matières nauséabondes : ‘Tout va à la rivière’. Le surnombre et la mauvaise infrastructure des canalisations risquent de nuire à la santé des élèves et de provoquer de graves ennuis en cas d’épidémie. Y rester demanderait d’énormes dépenses d’assainissement. Enfin, à ces frais, il faudrait ajouter la location de la maison du N° 1, jusqu’alors prêtée gracieusement et dans laquelle logent vingt personnes, élèves et religieuses90. Pour toutes ces raisons, la location de la maison du N° 8 de la rue Boa Vista ne peut être prolongée. Une seule solution s’avère donc raisonnable : acheter Castro Maya91.
La propriété de Castro Maya Rosine de Potter décrit avec enthousiasme l’environnement et les conditions d’habitat :
Sur le plateau le plus élevé et le plus beau de Tijuca se trouve la propriété de M. Castro Maya. On ne peut trouver un site plus ravissant : une large vue sur la mer, des montagnes de tous côtés, un air 90 La maison appartenait au propriétaire de l’hôtel. Elle avait été prêtée pour permettre la rentrée des enfants, en attendant l’achat de l’hôtel. Ce dernier n’ayant pas lieu, le propriétaire exige une location de 450 000 reis par mois, de façon rétro-active ; et pour loger l’aumônier, de 180 000 reis par mois. 91 Le coût de la propriété de Castro Maya est inférieur de 40 contos à celui de l’hôtel. Le conto vaut 1850 fr.
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toujours frais (les moustiques n’y montent pas). C’est le point habité le plus élevé de Tijuca, sans voisinage possible. Les autres maisons sont à cinq minutes de là, mais au bas de la montagne. C’est à 10 minutes du tramway actuel, avec un projet (déjà commencé) d’un autre tramway électrique devant passer par le chemin G du plan. La propriété possède une jolie petite maison en pierre qui peut supporter un étage et pourrait être utilisée. Tout est planté ; la propriété, bien limitée (ce qui est rare au Brésil où on ne sait souvent pas ce qu’on achète). Il n’y a aucun embrouillage : un seul propriétaire, une eau magnifique, abondante qui a sa source dans la montagne de la propriété de Castro Maya. Cette eau est canalisée dans des tuyaux et va partout dans la maison, dans les jardins. Le gaz est posé, les conduites des latrines, bien faites. Il n’est pas nécessaire de faire des murailles de clôture car la conformation du terrain donne des barrières naturelles et, en bas, il y a un bon grillage. Le téléphone y est également. Dans la montagne, il y a une carrière de pierre, bonne pour les constructions. L’unique point d’interrogation : il y a peu de plateaux nivelés, il faudrait y faire certains travaux de nivellement. Ces travaux sont ordinairement coûteux92. Comme si cela était nécessaire, la mère de Potter justifie à nouveau son choix :
Partout ailleurs, à Tijuca, il faut bâtir. Et nulle situation n’est plus à propos pour bâtir que celle de Castro Maya : le point le plus élevé ; beaucoup de pierre ; une bonne eau ayant sa source dans la propriété ; une vue délicieuse à cinq minutes d’ici, sans aucun voisinage ; la propriété est déjà plantée, l’eau canalisée, le gaz posé. À l’heure de l’attente Un projet d’aménagement à court terme s’élabore rapidement. Il consiste à fermer les galeries avec des vitres pour les utiliser en salle de classe ; à installer une chapelle et une salle d’étude dans la maison. Le hangar de la maison louée, construit pour les récréations, sera transporté
92 Tijuca, 21 août 1905. Lettre de Rosine de Potter, A.G.S-C., Lettres de la fondation, Brésil, C. III, 2, p. 1-4.
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à Castro Maya pour y aménager un réfectoire, un petit salon et des salles de bains. En septembre, il est prévu de louer une petite maison attenante au terrain, appartenant aux Bénédictins, utilisable en dortoirs pour quarantecinq à cinquante élèves. La mère de Potter précise : « On espère avoir pour peu de chose le loyer de la maison, grâce à l’intervention de Mgr le Nonce, fort ami des Bénédictins. » Autre avantage : le directeur de la Compagnie des tramways promet de prolonger la ligne jusqu’à la porte de la propriété. Comme la réponse de la supérieure générale se fait attendre, le 21 août, Rosine de Potter pousse un cri d’alarme :
Enfin, j’ajoute un point important : la propriété de Castro Maya étant à vendre, si nous tardons à l’acheter, nous risquons de nous la voir enlevée par un autre acquéreur et de perdre ainsi la meilleure de Tijuca. Il faudrait alors descendre pour trouver une autre propriété à acheter. Une semaine après, la plainte se fait plus vive : « Oh ! combien les interminables indécisions dans lesquelles je vis depuis des mois, font souffrir votre pauvre fille, ma très Révérende Mère ! »93
En route pour Castro Maya Le 16 septembre arrive la réponse tant attendue. De suite, les démarches sont entreprises :
La veille de la fête des Sept douleurs, 16 septembre, le câble m’a apporté le mot ‘autre ‘ qui met fin à mes longues angoisses. Dieu soit Les 11-15 septembre 1905 : « À Tijuca, l’achat de l’Hôtel Itamari est impossible. La description donnée en mars et avril de Castro Maya, ainsi qu’une nouvelle lettre arrivée pendant le conseil même, inclinent en faveur de son choix. On consultera encore la Comtesse de Barros. Afin de ne point bâtir immédiatement pour le pensionnat, il faudrait louer aussi une maison voisine et se borner à fermer les galeries, à élever un étage sur la bâtiment actuel et on permettrait de plus une salle provisoire faite en plancher. Le télégramme demandé portera ‘Autre’ pour signifier d’acheter Castro maya, et ‘Bénédictions’ pour autoriser la location du couvent des Bénédictions voisin et faire les accommodations désignées ci-dessus. La question est remise à trois jours de réflexion ». Et, quatre jours après, « une réponse favorable étant arrivée de la Comtesse de Barros, la dépêche portant le mot ‘Autre’ a été envoyée à Tijuca. Mais rien de plus, une lettre explique les constructions à faire ». Compte-rendu des réunions du Conseil général. 93
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béni ! et ma première Mère aussi. Immédiatement, j’ai commencé les négociations préliminaires à l’achat du terrain de Castro Maya et retenu le Chalet des Bénédictins, qui va nous permettre de mettre fin à la situation irrégulière dans laquelle nous étions, devant faire sortir chaque soir une vingtaine de personnes d’ici pour aller dormir dans l’autre maison. L’acquisition du chalet est réalisée grâce à l’intervention du nonce. Lui est adjointe, pour l’aumônier, une maison « ayant son entrée par la rue, entièrement indépendante ». Comme cette décision est prise sans accord préalable de Mabel Digby, Rosine de Potter allie le bon sens à la diplomatie pour la motiver :
Toute cette affaire est une vraie histoire de la Providence pour nous. Si ce chalet et cette petite maison n’avaient pas été libres, justement au moment où nous en avions besoin, nous aurions dû faire des provisoires dans la propriété et dépenser l’argent que nous pouvons garder maintenant pour faire quelque chose de durable. Le chalet, très envié, avait déjà été visité par plusieurs personnes et, pour ne pas perdre l’occasion qui nous permet de nous réunir tout de suite et de faire une grande économie, j’ai cru, après avoir prié, réfléchi et consulté, pouvoir louer ce chalet pour quelques mois. Il était impossible d’attendre une réponse par le courrier et je ne savais comment l’expliquer par le câble. Avec cet arrangement, j’avais le moyen facile de rétablir la clôture, réunissant toute la petite famille dans la même propriété et il m’a semblé trouver là un meilleur moyen d’obvier à la difficulté. Toutefois, une alternative est proposée ; un code d’approbation, également :
Si vous n’approuvez pas ma conduite en ce point, avec la plus grande facilité, nous pouvons nous arranger avec les Bénédictins et louer le chalet très envié et recherché par bien des gens. Mais alors, il faut faire une salle d’étude, un réfectoire et une chapelle en bois tout de suite et mettre un étage sur la maison pour les dortoirs. Si vous approuvez le chalet, une chapelle simple en bois suffit. Cette chapelle coûterait de 5 à 6 contos, c’est-à-dire de 9 à 10 000 fr. Après l’achat de Castro Maya, il nous restera en dépôt plus de 60 contos. J’attends le mot : ‘bénédiction’ pour faire la chapelle et faire 312
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sauter déjà quelques pierres dans la montagne afin de gagner du temps. Nous avons là toute la pierre nécessaire pour bâtir des maisons ! L’adresse est jointe : Sacré-Cœur, Rua da Bóa Vista N° 33, Tijuca, Rio de Janeiro, Brazil. Les Lettres annuelles relatent à leur tour l’événement :
Le 16 septembre arriva enfin le bienheureux cablegramme permettant l’acquisition de cette belle propriété située sur l’autre versant dans une position ravissante. Sans être isolé, on y jouit en effet de tous les avantages de la solitude et la nature semble y avoir réuni tout ce qu’elle a de plus beau, de plus attrayant. Tout autour, le regard ne rencontre que montagnes boisées de teintes et de formes diverses, une allée de hauts bambous cache la route passant au pied de la propriété et descendant jusqu’à la mer qu’on aperçoit de loin dans une large échancrure. Là, selon le cas, de blanches petites voiles de pêcheurs semblent jouer sur les flots, ou bien d’imposants navires tournent la barre de Tijuca pour entrer dans le port de Rio, se trouvant de l’autre côté de la montagne. L’air est d’une pureté admirable ; une source abondante prend naissance dans la propriété. La maison ombragée de beaux palmiers est toute petite ; avec ses deux pignons, sa tourelle en miniature, elle a un aspect quelque peu féodal ; elle est construite en pierre de la montagne où l’on pourra puiser à loisir lorsqu’il s’agira de bâtir. À l’intérieur, tout est d’une simplicité monacale, les murs badigeonnés à la colle : les bons Anges avaient certainement en vue la destination future quand ils ont inspiré le constructeur94. « Une vie nomade » Bien vite, tout est mis en œuvre pour s’installer de façon provisoire :
Il fallait organiser un vrai campement pour loger ces 20 personnes. Le réfectoire du pensionnat fut pris pour dortoir et les tables mises au milieu de la salle d’étude où le va-et-vient de la sœur disposant le couvert ne détournait nullement nos chères petites de leur application au devoir. Quant aux religieuses, elles s’arrangeaient pour Lettres annuelles, 1903-1905, Tijuca. A.G.S-C., L. A., p. 413.
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la nuit comme elles pouvaient : qui dans un corridor, qui sur les tables d’une salle de classe ; au besoin, une porte d’armoire ouverte et le couvre-lit jeté sur un tableau noir formaient un paravent magnifique pour celles qui dormaient dans un passage trop fréquenté. Cette vie nomade dura une dizaine de jours. Enfin, le 30 septembre, le branle-bas du déménagement commença. Nos enfants nous aidèrent autant que leurs forces le permettaient : leurs malles, leurs petits objets de pupitre et de dortoir, tout fut arrangé par elles. Le mobilier de la communauté n’était pas lourd à transporter ; celui du pensionnat était déjà assez complet et exigea bien des voyages de primitives charrettes à un seul bœuf, remplaçant les voitures de déménagement. Le 3 octobre, une dernière messe fut dite dans ce sanctuaire où s’étaient amassés déjà tant de doux souvenirs. L’autel fut ensuite démonté et l’on partit en toute hâte, à pied, par groupes de trois pour préparer la nouvelle demeure du Maître. La mère d’une de nos enfants avait mis sa voiture à notre disposition. Ma Digne Mère y monta avec les vases sacrés et la statue du Sacré-Cœur, don de notre famille d’Almagro. Les gens qu’elle rencontrait se découvraient respectueusement devant l’image de Notre-Seigneur. Et en arrivant, ce fut avec amour qu’un brave homme la prit dans ses bras pour la porter en haut. En travaillant jour et nuit, tout est prêt pour la rentrée scolaire, le 5 octobre 1905. Le nombre des élèves atteint bien vite la soixantaine.
La signature de l’acte de vente Les premières installations ayant précédé les démarches notariales, Rosine de Potter exprime son soulagement après avoir signé l’acte de vente :
Depuis le 26, nous sommes enfin chez nous, ou pour mieux dire, le Sacré-Cœur a sa première propriété au Brésil. Voilà un mois que nous sommes ici, mais nous y étions sans titres. La maison étant vide, et voulant me débarrasser des trois loyers qui pesaient lourdement sur nous et en finir avec notre situation irrégulière, M. Castro m’avait remis les clefs de sa propriété après en avoir fait retirer tous les meubles. Nous n’avions rien à craindre de son côté ; c’est un homme d’honneur, mais sa femme était très mécontente de vendre sa pro 314
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priété chérie et si un malheur était arrivé à M. Castro Maya, les papiers n’étant pas encore signés, je ne sais pas si elle ne nous aurait pas joué un mauvais tour. Ces angoisses d’un mois ont empoisonné, pour moi, toute la joie que les parents, enfants et communauté ont eue du changement de domicile. On ne pouvait passer le contrat avant de lever une hypothèque que M. Castro avait fait mettre au nom de sa femme sur cette propriété. Et c’est ce qui, avec beaucoup d’influences et de protections, a duré un mois ! Il faut pour tout ici une patience infinie qui est une bonne et continuelle mortification pour votre pauvre fille, ma très Révérende Mère. Je crois que le Saint homme Job aurait perdu la sienne au Brésil, ou au moins Dieu aurait dû lui en donner, ici, une plus grande encore ! Enfin, tout est fini et bien fini95. De nouvelles déconvenues En fait, les tracas ne sont pas terminés. Le nouveau locataire de la maison N° 8 se met à exiger certaines réparations qu’une clause du bail stipulait. Or, par manque de compréhension de la langue, Rosine de Potter n’en avait pas saisi la signification. Elle constate donc : « En cela, Mme de Barros aura été trompée comme moi. Enfin, l’expérience doit s’acheter personnellement. » Il faut aussi faire face à des frais de douane, imprévus :
Nous avons dû payer plus de 100 fr. de droits à la douane, rien que pour les ornements qui ont été mis dans la malle des dernières venues. À moins de l’adresser à un Consul, tout ce qui est soie, broderies d’or, etc., coûte un prix énorme à la douane. Désormais, les voies officielles seront utilisées pour ce type de colis.
Des motifs de contentement Néanmoins, dans cette lettre du 13 novembre 1905, Rosine de Potter ne s’attarde pas aux difficultés. Elle souligne le soutien des familles, en particulier leur vive approbation d’avoir acheté Castro Maya :
Tijuca, 9 et 31 octobre 1905. Lettres de Rosine de Potter.
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Les parents nous ont remis leurs enfants avec une confiance aveugle, pourrions-nous dire : jamais une plainte ; au contraire, de continuelles marques de satisfaction sur le progrès des enfants, sur les soins dont elles sont l’objet et un véritable empressement à nous rendre service dans toute la mesure du possible. À mesure que les familles et nos amis viennent ici, la satisfaction augmente. Cette propriété réunit vraiment tous les avantages. On dit partout que nous avons choisi le plus beau site et le meilleur de la Province de Rio de Janeiro. Je pense tout bas que c’est Notre Seigneur qui, par la voie de beaucoup de tribulations, nous y a conduites et que le grand Saint Joseph, enterré ici depuis huit à neuf mois, nous a gardé ce terrain96. Alors qu’il semblait impossible d’acheter cette propriété, une religieuse avait enterré une petite statue de saint Joseph dans le terrain. Par ce geste de confiance, le grand saint avait été nommé le « chargé d’affaires » de la communauté. Avouons qu’il s’en est fort bien acquitté : avec une surface de 9 à 10 hectares, une carrière de pierre, une source et un jardin potager, la propriété présente en effet de réels avantages :
Le jardin légumier donne tout de suite tout ce qu’on y plante. Les quatre vaches ont leur nourriture abondante dans la montagne. Deux porcs vivent de nos restes ainsi que beaucoup de poules. Toute la cuisine se fait au Brésil avec de la graisse de porc ; l’huile et le beurre sont hors de prix et la graisse de bœuf ne s’accepte pas, même par les domestiques. Tous les dimanches, il faut donner du poulet aux enfants. L’été commence mais, ici, la maison et les galeries sont toujours fraîches et la chaleur est beaucoup plus supportable que dans l’autre maison. De plus, l’abondance d’eau permet de se laver sans y regarder. Sans tarder, M. Morales de Los Rios est consulté pour réaliser les plans de construction.
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vers d’autres ouvertures L’œuvre d’enseignement des pauvres Il ne serait pas opportun d’ouvrir une école. Néanmoins, avec la collaboration de l’institutrice du village, l’instruction religieuse des enfants de Tijuca peut débuter :
Nous avons commencé des catéchismes aux enfants du peuple, ici. Mère Lachelin a les petites filles et, moi, les garçons. Nous sommes en bons termes avec la Maîtresse de l’école publique de Tijuca, qui ne peut enseigner le catéchisme, mais nous envoie pour cela ses élèves. La mère de Potter se préoccupe aussi de donner un enseignement religieux aux ouvriers qui travaillent à la construction des bâtiments :
Quelques-uns s’étant présentés à l’heure du catéchisme, Monsieur l’Aumônier fut prié de s’en occuper. Depuis lors, trente ou quarante vinrent chaque dimanche. […] L’élan était donné : le plus grand nombre vint assister à la Messe du dimanche, même au salut. Les maris amenèrent leurs femmes au catéchisme. En écoutant l’instruction, certaines mamans apprirent qu’il fallait faire baptiser leur enfant au plus tôt97. Après la fondation, des projets d’expansion Rosine de Potter transmet à Mabel Digby la demande de l’évêque de São Paulo :
Je vous envoie la lettre de Mgr l’évêque de S. Paulo, demandant une maison du Sacré-Cœur dans son diocèse. Madame la Comtesse de Barros vous a déjà parlé peut-être de ce désir. On propose Campinas comme la 2e ville des États de S. Paulo. Je réunis sur une feuille à part tout ce que j’ai pu savoir à ce sujet. À S. Paulo, la capitale, nous ne pouvons plus aller ; il y a bien des années que nous y avons été demandées et désirées. Mais, maintenant, la place est prise par les Dames de Sion et par les sœurs de St Joseph98.
Lettres annuelles, 1906-1908, Tijuca. A.G.S-C., L. A., p. 488, 492. Tijuca, 10 septembre 1905. Lettre de Rosine de Potter.
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Un départ regretté En l’absence de Mgr Arcoverde parti pour Rome à la fin de 1905, afin d’y recevoir le chapeau cardinalice des mains du Souverain Pontife, la première cérémonie de Première Communion de nos enfants fut présidée par Mgr Tonti, nonce du Saint-Siège et notre ami le plus dévoué99. S’étant beaucoup occupé de la fondation, il continuait à en suivre le développement avec un intérêt tout paternel jusqu’à vouloir qu’on lui en donnât de fréquentes nouvelles, les réclamant lui-même par des lettres extrêmement bienveillantes si un certain temps s’était écoulé sans qu’il les reçut. Nous eûmes le regret de le voir échanger en 1906 la nonciature de Rio contre celle de Lisbonne où nos prières reconnaissantes l’ont suivi. La fondation tant désirée est enfin réalisée. Jules Tonti peut donc s’éloigner. Grâce aux démarches du nonce, frère d’Elvira Tonti, et à la présence de la comtesse de Barros, les Dames du Sacré-Cœur ont été bien accueillies par la haute société brésilienne. À l’écoute des besoins de leur entourage, elles ont su s’adresser à des milieux sociaux moins aisés. Aux uns et aux autres, leur seul objectif était de faire connaître et aimer le Christ. La fondation de la maison de Tijuca s’est ainsi faite rapidement, malgré et au travers des difficultés d’habitat et d’acquisition de terrain. Lorsque Rosine de Potter quitta Tijuca pour aller au Chili le 2 décembre 1907, le pensionnat comptait cent trente élèves. Un an après, la décision fut prise d’ouvrir un externat à Rio de Janeiro. Cette deuxième fondation se réalisa en 1909.
bogotà, 1907 En 1830, une première demande de fondation fut envoyée à la mère Barat. Elle fut renouvelée en 1847 par M me Sixta Ponton Santander, veuve de l’ancien président de la République et Mgr Mosquera. Mais Sophie Barat ne pouvait y consentir à cause de l’extrême difficulté des chemins. Il fallait en effet trois jours de trajet à cheval pour se rendre à Bogotá.
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Mgr Arcoverde fut le premier cardinal de l’Amérique du Sud.
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En 1852 et en 1873, les archevêques réitérèrent la demande. Puis en 1882, Mgr Vicente écrivit à la supérieure générale, la mère Lehon. M me Silvera Espinosa de los Monterros se fit le porte-parole des familles. En 1892, d’anciennes élèves prirent le relais. Mais l’expulsion des jésuites était alors un frein et les démarches reçurent le même refus. Quinze ans après, l’heure n’était plus aux tergiversations. En 1907, le gouvernement colombien prit la décision de faire venir des religieuses anglaises et françaises pour l’instruction des filles des meilleures familles de Bogotá. La demande fut adressée à la supérieure générale du Sacré-Cœur par l’intermédiaire des religieuses de Bruxelles. Une réponse rapide était attendue car le pensionnat devait s’ouvrir le 1er Janvier 1908. L’ultimatum était le suivant : si la réponse tardait à venir ou si elle était négative, la proposition serait adressée aux Dames de Sion.
un contrat à etablir La mère Digby est informée de la proposition le 7 août 1907 par la mère B.-M. de Robert. Elle y répond positivement le 22 août. Deux jours après, le général Holguin lui exprime sa joie et sa gratitude de la part de « Son Excellence le Président Reyes pour le bienveillant accueil fait à la proposition » du gouvernement. Il estime que cette fondation recevra « non seulement la sympathie universelle à Bogotá, mais l’appui décidé du légat du Saint Père et de Mgr Herrera »100.
Les promesses du gouvernement colombien Les avantages annoncés ne sont pas des moindres. Il sera accordé aux religieuses, à titre gracieux : les frais de voyage, une maison avec un grand jardin au centre de la ville de Bogotá, l’entrée immédiate de cent jeunes filles au pensionnat, la liberté entière quant aux usages, plans d’étude, etc.. À cela, il faut ajouter l’accueil favorable de la population entièrement catholique et l’intérêt des familles, vu l’absence complète de maison d’éducation secondaire. Un autre atout n’est pas négligeable : les Dames du Sacré-Cœur trouveront à Bogotá un bon climat, plutôt tempéré. Le voyage devrait s’accomplir en vingt-six jours : tout d’abord par bateau, ensuite par
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Précis sur la fondation de Santa Fé de Bogotá, A.G.S-C., C.III, 2.
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chemin de fer, puis à dos de mulets ou encore en palanquin, pour la dernière partie du trajet à travers les terres101.
Des ajustements à consentir Le général Holguin est chargé d’établir le contrat. Le texte fait l’objet de négociations : La première condition concerne les modalités du voyage :
« Passage en 2e classe, jusqu’à Bogotá, payé par le gouvernement pour 10 personnes maximum. » Pour ménager la santé des voyageuses, la mère Digby demande de voyager en 1e classe, sans précision de nombre :
Les religieuses du Sacré-Cœur, qui sur le continent, voyagent ordinairement en 2e classe, se permettent de dire que, toujours, elles prennent les premières sur les bateaux, à cause du mélange qui peut se rencontrer parmi les passagers de seconde classe. Monsieur de Gonzalez avait aussi parlé dans ce sens à Bruxelles. La seconde condition porte sur l’habitat :
« Le Gouvernement donnera un local pour l’école à fonder, d’une capacité suffisante.» Cette clause suscite une précision :
Les religieuses osent ajouter qu’étant cloîtrées et ne pouvant accompagner les enfants en promenade, un espace assez vaste est nécessaire pour leur permettre de prendre de l’exercice. La troisième condition est relative au nombre de pensionnaires :
« Le Gouvernement garantira jusqu’à 80 élèves pensionnaires au moins, et en cas d’un nombre au-dessous de 80, le Gouvernement paiera la différence entre le nombre existant et les 80 élèves de la garantie. » Sur ce point sensible dont dépend la qualité d’un internat, la négociation est sans compromission :
101 La voie ferrée s’arrête alors à deux heures de route de Bogotá. Elle ne sera achevée qu’en 1908.
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En remerciant le Gouvernement de cette condition, les religieuses demandent d’avoir, seules, le choix des élèves à admettre dans le pensionnat. La quatrième condition concerne le prix de pension :
« Le tarif des prix sera fixé d’accord avec le Gouvernement. » La prudence est aux commandes :
Les religieuses calculeront ce prix d’après les exigences du pays, la cherté de la vie, les circonstances locales, etc…, de manière à le rendre le moins onéreux possible au Gouvernement. La cinquième condition est, seule, acceptée comme telle :
« La durée du Contrat sera de 5 ans, renouvelable à l’option des deux parties. » La sixième condition concerne le droit de regard de l’État sur le programme scolaire :
« Le plan d’études sera établi d’accord avec le Gouvernement, lequel aura aussi le droit d’inspection supérieure de l’École. » Cette clause suscite une vive réaction, solidement argumentée. Une volonté d’indépendance s’y affirme nettement :
Les religieuses comptent sur une complète liberté de suivre leur plan d’études, qui est uniforme dans toute la Société du Sacré-Cœur, de choisir les livres d’enseignement comme elles le font dans les maisons établies en Amérique et dans les autres parties du monde, certaines que ce plan d’études répondra aux désirs du Gouvernement en formant des jeunes filles chrétiennes et distinguées sans aucun doute. Il sera adapté au pays, inspirant aux enfants l’amour de leur patrie, dont elles doivent connaître l’Histoire et les gloires passées. L’action éducative est mise au service du pays et des familles, mais son identité n’est pas négociable. Ces demandes de modifications, postées le 29 août 1907, sont acceptées par le général Holguin et transmises pour approbation au gouvernement colombien102. 102 Le contrat et ses corrections sont retranscrits textuellement les 2.09 et 8.09.1907. Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2.
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Un gouvernement conciliant Le 6 septembre, une nouvelle formulation du contrat est envoyée à la mère Digby :
Ayant fait communication par câblogramme au Gouvernement des propositions en discussion, le même Gouvernement m’a répondu disant, qu’au lieu de donner la garantie de 80 élèves, vouée pratiquement à diverses difficultés, telles que le choix des élèves, l’examen des comptes et l’intervention continuelle du Gouvernement dans les affaires de l’École, etc., etc., de vous offrir une subvention fixe de vingt mille francs par an et deux mille francs pour les frais de voyage de chaque religieuse, en limitant la durée du contrat à quatre ans, qui est d’après mon idée, la période que nos lois permettent, renouvelables par accord mutuel des deux parties. Ainsi donc, le contrat contiendra les conditions ci-après : I. Le Gouvernement paiera deux mille francs pour les frais de voyage de chaque religieuse jusqu’à Bogotá, mais il est entendu que le nombre de religieuses qui partiront sera celui de dix. II. Le Gouvernement donnera gratuitement un local pour l’école, d’une capacité suffisante pour quatre-vingts élèves, avec un espace assez vaste pour permettre aux religieuses et aux élèves de prendre de l’exercice. Ce local, le Gouvernement pourra le donner soit à Bogotá, soit aux environs, dans un endroit desservi par le tramway ou le chemin de fer. III. Le Gouvernement paiera une somme de vingt mille francs par an pendant la durée de ce contrat. IV. Le tarif des prix sera fixé par les religieuses elles-mêmes, mais avec l’approbation du Gouvernement. V. Le plan d’études sera celui de la Société du Sacré-Cœur, mais dans tous les cas, l’enseignement des langues espagnole, française et anglaise, feront partie du plan d’études. Le Gouvernement aura le droit d’inspection supérieure de l’École. VI. La durée du contrat est de quatre ans, renouvelable à la volonté des deux parties. Le Gouvernement serait heureux de voir parmi les dix religieuses qui entreprendront le voyage, deux religieuses de nationalité anglaise, affectées à l’enseignement de leur langue maternelle. 322
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Je ne suis pas au courant du plan d’études de l’École, mais étant donné que la connaissance des deux langues française et anglaise est d’un grand intérêt pour les demoiselles colombiennes, il reste entendu que l’enseignement de ces deux langues sera fait à l’École. Je crois, ma Révérende Mère, que vous trouverez ces conditions beaucoup plus avantageuses que les antérieures puisque vous serez en mesure d’admettre les élèves que vous voudrez accepter, avec la garantie d’une subvention fixe qui peut devenir d’une utilité nette. La population de Colombie dépassant les quatre millions et celle de Bogotá cent mille habitants, il y a lieu d’espérer que vous n’aurez pas moins de 80 élèves. En cas d’acceptation de ces conditions, je prie Votre Révérence de m’envoyer les contrats respectifs pour être signés. Sitôt signés, Votre Révérence voudra bien me communiquer la date où les religieuses seront prêtes à partir, afin de vous remettre l’argent nécessaire. Agréez, Révérende Mère, l’expression de ma respectueuse considération. Signé : Jorge Holguin, Paris, 15, Avenue d’Iéna, 6 septembre 1906. Le 8 septembre, Mabel Digby répond positivement. Par le même courrier, elle envoie le plan d’études et les règlements des pensionnats du SacréCœur. Dès le lendemain, le général s’empresse de lui remettre deux exemplaires du contrat, dûment signés, pour qu’elle y appose sa propre signature. Il y ajoute une précision non négligeable103 :
Parmi les dix religieuses qui partiront pour Bogotá, Votre Révérence me dit qu’il y aura deux anglaises. Cette nouvelle sera très bien reçue par le Gouvernement. Maintenant, il me reste à appeler l’attention de Votre Révérence sur le fait que, ne connaissant pas la plupart des élèves que vous aurez à Bogotá et qui ne parlent pas d’autre langue que la langue espagnole, il conviendrait sûrement d’envoyer, en dehors des deux anglaises, deux religieuses espagnoles ou deux religieuses françaises connaissant l’espagnol.
Le conseil est entendu et respecté : parmi les dix enseignantes, il y a deux Espagnoles et deux Anglaises. En revanche, la communauté se compose de quatorze personnes ; ce qui causera bien des difficultés de transport. 103
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S’il n’y avait pas deux religieuses parlant la dite langue, elles auraient des difficultés à surmonter, puisque bon nombre de personnes avec lesquelles elles seront en rapport, ne connaissent pas le français. Après ces échanges épistolaires, le contrat est signé le 14 septembre 1907.
En route pour Santa Fé Des conseils avant le départ Les préparatifs sont immédiats. Une liste de recommandations les accompagne :
Bagages N’avoir avec soi qu’un sac, 1 couverture de voyage, 1 bonne et solide valise contenant le nécessaire pour le voyage, pas de superflu, 1 pliant. Pour les bagages de cale : caisses solides, clouées et cordées, pas trop grandes. Malles de moyenne grandeur, très solides – solidement cordées, vu les épreuves qu’elles traversent. Vêtements de voyage Vieille robe ; vieux voile ; vieux souliers larges car les pieds gonflent. Du linge usé qu’on puisse jeter en route sans scrupules. Il serait bon de donner du linge pour six semaines de voyage et des chemises en plus car la chaleur oblige à changer plus souvent pendant le trajet et sur le fleuve : environ 4 bonnets de jour 1 paire de draps (pour le vapeur de la Magdalena). 1 petit oreiller et 1 natte pour coucher. 1 grand moustiquaire (6 pieds de long). 1 chapeau de paille à grands bords (pour mettre lorsqu’on est sur la mule). 324
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1 capuchon imperméable peut être utile lorsqu’on est à cheval, à cause des averses. 1 parapluie peut suffire, si on est assez solide à cheval pour le tenir en dirigeant la monture. Quelques serviettes de toilette et du savon (toujours pour la Magdalena !!). Un petit verre de toilette. Un encrier de voyage. Nota : Inutile d’emporter des lainages. Si on quitte l’Europe en hiver, il suffit de prendre du lainage pour une semaine. Le châle de voyage et un châle de laine sont utiles. Provisions de route Bonne provision de biscuits anglais, de pain d’épice. – Confitures en pâte. – Essences de citron et de café. – De quoi faire de l’eau de Selye dans une simple bouteille car cela peut être très bon pendant les fortes chaleurs. Le champagne a été très utile pour celles qui ont eu un fort mal de mer. Acheter à Barranquilla : oranges – citron – sucre – quelques bouteilles de bière. Pharmacie Eucalyptus – Quinine – Magnésie effervescente – Sulfate de soude – Capsules d’huile de ricin – Ammoniaque et vinaigre pour les piqûres de moustiques – La poudre d’amidon et celle de Reiting sont utiles – Poudre borique si on veut. Bicarbonate de soude. Détails de santé Il est absolument nécessaire de prendre une purgation avant de s’embarquer – et une autre en commençant le trajet sur la Magdalena.– Il faut s’abstenir de fruits crus pendant tout le voyage à travers les terres chaudes. –
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Il vaut mieux ne pas descendre à terre dans les petits ports où la Magdalena s’arrête. – Ces précautions nous ont évité les fièvres qu’on attrape facilement : fruits de l’expérience… Une longue traversée De bon matin, le 13 novembre 1907, quatorze religieuses partent de Conflans pour se rendre à Cherbourg104 :
Embarquées sur le steamer ‘Trent’, nous quittions Cherbourg le soir de ce même jour, commençant une magnifique traversée qui devait durer 17 jours. Le spectacle des beautés des mers tropicales, celui que présente le groupe des Antilles, sont bien connues par les relations de nos Mères et Sœurs qui passent par Panamá. Nous ne parlerons que de la seconde partie du voyage. Les futures fondatrices atteignent Puerto-Colombia le samedi 30 novembre 1907. Arrivées en terre américaine, elles poursuivent leur voyage jusqu’à l’arrivée à Bogotá, le 18 décembre. La première étape se fait en train, en compagnie de la famille Holguin.
Des modèles de gentleman Barranquilla, 1er décembre 1907 Ma Très Révérende Mère, Sous la protection de la Vierge immaculée, nous touchions hier la terre colombienne. Avant de débarquer, le fils de M. Holguin est venu se présenter. Il venait attendre sa mère et ses frères. Le jeune Daniel est aussi sympathique que son frère aîné. Il nous a dit qu’il venait nous dire de la part du général Reyes que nous irions à Barranquilla par le train, avec sa famille. Là nous aurons un bateau pour onze religieuses et trois iront avec sa famille pour notre commodité. Je le remerciais de son attention et lui demandais si Monsieur le Président serait d’accord pour que nous allions toutes ensemble car nous ne voulons pas déranger sa famille. Il m’a répondu qu’il n’y 104 Elles sont de six nationalités différentes : allemande, anglaise, belge, espagnole, française, irlandaise.
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avait pas d’inconvénient, mais que nous manquerons de place sur le bateau. Mais cela peut s’arranger avec un lit dans le corridor. Le jeune Holguin m’a montré le carton du Général Reyes où il demandait si nous apportions les livres, les ustensiles de cuisine, etc… Nous avons dit que non. Il a répondu que nous pourrions nous arranger d’une autre manière. Il nous a dit que nous avions une maison préparée pour les premiers jours et qu’ils nous en montreront d’autres pour en choisir une. […] Le secrétaire de M. Reyes nous recevra avant d’arriver à Bogotá. Je dois lui mettre un message de Gamarra. M. Eduardo Briceño pense que nous arriverons à 12 h. sous la protection de notre Vénérable Mère fondatrice. Tout ce que je vous dis, ma très Révérende Mère, du soin et l’intérêt des trois Holguin est peu. Nous sommes enchantées avec ces jeunes modèles de gentleman105. Un climat soit disant « tempéré » Marie d’Heilly relate, non sans humour, leur surprise devant la chaleur torride :
Toute notre colonie se porte très bien, malgré la forte chaleur qui serait très avantageuse si on voyageait au poids, car nous fondons littéralement, bien que ce soit encore l’hiver ici, paraît-il. Pour nous rafraîchir sans doute, tout le monde s’accorde à dire que la température sera encore plus élevée sur la Magdalena. Nous ne nous en inquiétons pas car le Seigneur nous protège si visiblement qu’il serait très ingrat de se préoccuper de quelque chose, quand on est l’objet d’une telle prédilection. Nous avons été traitées à bord du Trent avec le plus profond respect. Les passagers nous ont témoigné un bienveillant intérêt. Les officiers, de leur côté, nous ont rendu tous les services possibles, s’informant jusqu’au dernier moment si rien ne nous manquait106.
Barranquilla, 1er décembre 1907. Lettre de Guadalupe de Bofarull. A.G.S-C., C-IV 2) Bogotá. 106 Barranquilla, 1er décembre 1907. Lettre de Marie d’Heilly. 105
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À la rencontre de « l’autre monde » Si certaines mœurs contrastent avec celles d’Europe, la motivation missionnaire permet d’en supporter les désagréments en leur donnant un sens :
En quittant le Trent, nous avons en réalité quitté l’Europe, ma Très Révérende Mère, car à notre hôtel de Barranquilla, tout est bien de l’autre monde comme le disait l’autre jour M me de St Quentin. Pour aller à la Messe, nous avions de la poussière jusqu’aux chevilles et dans l’église, il y en avait presque autant. La propreté ne semble pas la vertu dominante des Colombiens. Tout ce qu’on voit est un mélange bizarre de civilisation et de rusticité, pour ne pas dire de sauvagerie. Je crois que sous le rapport religieux, il y a aussi beaucoup à faire. Tout mon désir est de bien faire la petite part d’ouvrage que le Seigneur m’a réservée ici et de contribuer à faire connaître et aimer son Divin Cœur. Un spectacle « grandiose » De Barranquilla à La Dorota, le voyage se poursuit en bateau. Il suffit de contempler la beauté de la nature qui s’offre avec tant de magnificence :
À bord de la ‘Helena Montoya’, pendant les dix jours de notre traversée fluviale, nous eûmes de continuelles occasions de louer Dieu dans ses œuvres car, dans cette partie de notre voyage, les merveilles de la nature se présentaient à nous, croissant en magnificence. […] Sur ces rivages où existent de petites plages, nous voyons un bon nombre de crocodiles mesurant deux mètres et plus. Généralement, ils dorment au soleil, la bouche ouverte, laissant voir leur double rangée de dents. On les prendrait pour des troncs d’arbre. Nous n’en vîmes nager que deux ou trois, la tête hors de l’eau avec une extrême vitesse. Nos compagnons de voyage colombiens veulent que nous voyions marcher ces affreux reptiles. Aussi, dès qu’ils en aperçoivent un qui sommeille, c’est un tel chœur de sifflets, de cris, de coups, que seul un crocodile peut y demeurer insensible. Au cinquième jour de navigation, le spectacle devient grandiose. Les deux rives sont des forêts d’arbres gigantesques : cocotiers, ‘cei 328
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bas’ au tronc blanc et lisse, ‘guaromos’ aux énormes feuilles luisantes, l’arbre à pain dont le fruit ovale et plat contient de la farine alimentaire, l’arbre qui produit l’ivoire végétal, etc., reliés entre eux par des lianes qui recouvrent les vieux troncs et forment des arcades, des voûtes, et contribuent à rendre impénétrables ces belles forêts. Elles ne sont guère explorées, en effet ; on se contente de faire quelques coupes sur les bords pour alimenter les feux des vapeurs. Et, l’année suivante, les vides sont comblés107. Un voyage mouvementé Le nombre de personnes et de bagages est une réelle difficulté. Dans un style humoristique, parfois lyrique, Anna de Campigneulles décrit la dernière partie du voyage de Honda à Bogotá108 :
Santa Fé de Bogotá ! 18 décembre 1907. Nous voici à la cime de notre montagne ! Nous n’avons pas de parole pour exprimer l’accueil qu’on nous a fait ici et les attentions dont nous avons été comblées durant tout le voyage en Colombie. Saines et sauves, nous sommes arrivées ici un samedi, comme un samedi nous avions touché terre en Colombie. Notre-Seigneur et sa Sainte Mère nous ont conduites comme par la main durant tout notre pèlerinage. Que ces mots soient le résumé de notre heureux voyage. Je reprends maintenant là où finissait la dernière relation, datée du 8 décembre à bord du petit vapeur du Magdalena. En arrivant à la Dorata, terme de la navigation du Bas Magdalena (le mardi 10), nous vîmes sur la rive le train qui devait nous conduire à Honda. Après le laborieux transport de nos 79 colis, vers 2h. de l’après-midi, par une chaleur tropicale, nous arrivâmes à Honda où nous attendait le Général Pulecio qui avait ordre de nous emmener chez les Sœurs de Charité de la Présentation. Elles venaient depuis 3 jours nous attendre à la station. Avec la même bonté que les Sœurs de Barranquilla, elles nous conduisirent à leur pauvre petit couvent où elles n’ont pas la présence eucharistique de Notre Seigneur.
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Lettres annuelles, 1906-1908, Bogotá. A.G.S-C., L. A, p. 397. Santa Fé de Bogotá, 18 décembre 1907. Lettre de Anna de Campigneulles.
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La nuit, la communauté de Santa Fé reposa dans une grande salle de bois, en 2 belles rangées de lits de camp, 14 lits et 3 cuvettes. La toilette du lendemain se fit à 4 h. du matin, dans une obscurité presque complète ; elle fut quelque peu accidentée et bien des fous rires furent refoulés sur le moment, à cause de la proximité de la Sainte Communion. Puis armées de la lanterne de notre hangar, nous procédâmes à la descente de la pente rocailleuse qui conduit à la petite chapelle de l’hôpital où nous allions avoir le bonheur de recevoir Notre Seigneur. De retour au couvent, sans même vouloir déjeuner, tant nous craignions de manquer le train, nous nous éloignâmes de ce petit Nazareth plein de charité ; cela, malgré les protestations des Sœurs qui nous disaient que nous attendrions longtemps. Il en fut ainsi, mais quelle religieuse de Sacré-Cœur n’attend pas dans les gares ? De Honda à Ambalema Nous en fûmes quitte pour acheter du pain en route. Pour nous éviter une mauvaise nuit à bord du petit vapeur du ‘Haut Magdalena’, notre Ange conducteur, le Général Pulecio, nous avait organisé le voyage en chemin de fer, en longeant le fleuve jusqu’à un village nommé Beltrán. Tous nos bagages étaient entre les mains d’une personne de confiance qui les ferait charger sur le bateau au moment de son passage. Tout s’effectua ainsi, mais la journée et la nuit à Ambalema sont pour nous à jamais inoubliables. En sortant de la gare, nous fûmes immédiatement entourées par une multitude : enfants, hommes, femmes qui nous suivaient avec respect, demandant de temps en temps à porter nos paquets lorsque nous gravissions, par une chaleur de 36° à 37°, la colline au bout de laquelle était l’auberge indiquée. Quelques-unes d’entre nous pensaient ne jamais y arriver. Introduites dans une salle ouverte (non pas, hélas ! à tous les vents car il n’y avait pas un souffle d’air), mais à tous les curieux, nous restâmes exposées à leur bienveillant et persistant intérêt tout le temps que nous passâmes à Ambalema, dévorées par les moustiques et leurs compagnons. Dans l’après-midi, nous allâmes faire l’adoration à la petite Église du village (toujours entourée d’une très nombreuse escorte). On l’ar 330
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rangeait pour la fête patronale du lendemain, Sainte Lucie. Quel dénuement ! quelle malpropreté ! Et Notre Seigneur restait là ! Comment avoir le courage de nous plaindre de nos incommodités en voyant l’aspect de souffrance et de misère que révélait l’aspect d’un bon prêtre qui desservait les quatre villages, bien distants les uns des autres. C’était un homme exténué. Il se laissait entourer avec tant de bonté par les petits enfants ; eux aussi avaient l’air fiévreux et malade, plusieurs avaient d’énormes goitres. Les terres basses sont malsaines ici109. La nuit à Ambalema fut assez accidentée. Dans 2 chambres, de la dimension du cabinet de notre Révérende Mère Borget, nous pûmes faire entrer dans tous les sens quelques lits de camp et des ‘rocking chairs’. Et nous nous couchâmes, selon l’inspiration, l’industrie et la charité. Il avait été dit que le vapeur arriverait dans la nuit et qu’on nous avertirait à temps pour son départ. Il était difficile de s’endormir. Aussi vers 1h, lorsque nous entendîmes les cris de la sirène, nous commençâmes toutes à nous lever… mais nous fûmes interrompues par un homme qui frappait à notre fenêtre, nous annonçant que le vapeur partirait à 5h. Tranquillisées, nous trouvâmes cette fois si bien le sommeil que ce ne fut qu’au coup de 4h que la communauté s’ébranla de nouveau, reprenant les préparatifs commencés avec tant d’entrain à 1 heure du matin. Descente de la colline à la lanterne et embarquement quasi nocturne sur le Zaragoza. À bord du Zaragoza Cette partie du voyage est des plus fatigantes. Le bateau qui emmène les quatorze religieuses à Girardot, n’est pas aménagé pour transporter des passagers mais des marchandises. Un soleil tropical est au rendez-vous. Le trajet sur le Magdalena supérieur dure toute la journée, de 8h. à 23h. La situation est parfois rocambolesque :
Nous comprîmes qu’il n’y aurait pas eu moyen d’y passer la nuit. C’est un vapeur de marchandises qui reçoit rarement des passagers et il fait bien ! Cette journée nous comptera peut-être pour plusieurs jours de purgatoire. 109
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Dès 8h du matin, sous une température de 41°, accumulées sur un tout petit espace qui a pour centre une cheminée brûlante, un toit de zinc sur la tête, quelques lattes très espacées sous les pieds, recouvrant des tuyaux transportant la vapeur, nous étions dans la situation d’un rôti braisé entre deux feux. Les rives du Magdalena supérieur sont beaucoup plus peuplées et cultivées que celles de l’inférieur. À 11h. du soir seulement, nous arrivâmes à Girardot. Quel désembarquement ! À cause de l’heure avancée, le vapeur n’aborda pas et il fallut descendre ou plutôt grimper sur une montagne de sable qui s’éboulait sous les pieds ; tout cela, dans une obscurité presque complète. Escale à Girardot L’arrivée à Girardot ne marque pas la fin des péripéties. Car au village, de nuit, il leur faut trouver un logement. L’hôtel indiqué n’est pas prêt, semble-t-il, à les recevoir :
Nous allions, demandant aux rares passants s’ils connaissaient Doña Carmen Rodriguez (nom indiqué pour l’hôtel). Enfin, après avoir beaucoup marché, nous frappâmes longuement à sa porte. Un homme apparut enfin, nous disant que Doña Carmen était malade. Passe alors un gendarme qui intervient et dit qu’il nous conduira ailleurs si on ne peut nous loger. Alors, les portes s’ouvrirent : on nous logera, mais où ? Nous étions dans une espèce de hangar (vestibule ou remise) qui portait des traces évidentes d’avoir abrité des quadrupèdes, chevaux ou mules. ‘Ici ! dit Ma digne Mère, s’il n’y a rien d’autre. Le matin arrivera et nous n’aurons pas fermé l’œil’. Ceci parut à toutes une idée lumineuse. Les lits de sangle arrivèrent : chacune s’accommoda comme elle put, plus ou moins habillée, et, à l’aube, chacune était prête à prendre le train pour Hospicio. La traversée avec les mules Le voyage se poursuit en train jusqu’à Hospicio. Le reste du trajet se fait à dos de mule, avec arrêt à Tombo :
Cette partie de notre voyage a été l’une des plus charmantes. Nous montions, montions sans discontinuer. Quels paysages ! C’est 332
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une vraie Suisse ! une magnifique végétation sur ces montagnes, puis les torrents, les petits villages au fond des vallées, les cascades, les ponts suspendus. La voie ferrée tourne en spirale autour des montagnes sans un seul tunnel. Aussi revoit-on à une effrayante profondeur le chemin qu’on vient de parcourir. C’était le vendredi 13. Nous arrivâmes à Hospicio par une pluie battante. Le Colonel Luciano Cruz avait voyagé avec nous : il était chargé de nous présenter les mules. ‘Elles sont splendides, avait-il dit en secret à la Sœur Ruiz, mais je ne veux pas le dire aux religieuses pour qu’elles aient la surprise’. Le temps du déjeuner à Hospicio se passa à rire de nos aventures et à invoquer les Saints Anges pour qu’ils ferment les cataractes du ciel. Nous fûmes exaucées et, à 3h. 1/2, on procéda à la grande affaire. Coiffée d’un beau chapeau de paille, son sac à la main, chacune se présentait à l’appel devant Luciano Cruz qui amenait la mule correspondante. Il ne voulut laisser à personne l’honneur de jucher les 14 religieuses sur leurs montures respectives. Une fois montée, chacune s’en allait, recommandant son âme à Dieu. Les ‘arrieros’ nous disaient que les chemins étaient très mauvais, que les pluies des trois jours précédents avaient fait des éboulements, que leurs bêtes glissaient facilement par un temps pareil, etc. Aussi, la chère invocation ‘Cœur de Jésus, j’ai confiance en Vous’, vint-elle se mettre entre nous et nos craintes. Les chemins (s’ils peuvent s’appeler ainsi car ce sont plutôt des poudrières et des lits de torrents) sont réellement mauvais. Lorsqu’on voit devant soi où l’on est destiné à monter ou le profond bourbier en pente qu’il faut passer, il n’y a qu’à se bien tenir et à fermer les yeux, quitte à les bien ouvrir en face des magnifiques spectacles que l’on a ensuite devant les yeux. Tel ce coucher de soleil qui avait l’air de se faire sous les pics que nous traversions dans une mer d’or et de pourpre, et sur les montagnes voisines comme de grandes écharpes de nuages transparents roses et bleus, sous nos pieds ! Puis ce grand silence des chemins de montagne où l’on n’entend que la voix des torrents. C’est bien merveilleux et grandiose et l’on sent Dieu bien près de soi. Après 3h. ½ de laborieuse montée, nous arrivâmes à Tambo où nous devions passer la nuit. […] Dès l’aurore, nos bonnes petites mules nous attendaient. Alertes et reposées, elles nous conduisirent en 3 heures au travers des mêmes
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paysages de plus en plus magnifiques jusqu’à Boca del Monte où les voitures nous attendaient. Arrivée à Bogota Un accueil présidentiel ‘Le landau de la Mère Supérieure !’ s’écrie Luciano Cruz. Alors s’avance une très vieille voiture qui reçut quatre d’entre nous. Puis s’avance un omnibus rouge et blanc qui en contient six avec le Maire de Madrid qui était venu au-devant de nous. Enfin un 3e véhicule et en route !… au grand galop des mules, escortées de huit gardes nationaux à cheval avec Luciano Cruz en tête, soulevant des tourbillons de poussière. Cette cavalcade était à prendre en instantané. Mère Dunn a essayé de photographier quelques amazones, et les enverra si elles le méritent. Nous essaierons de dessiner nos 3 carrosses et leur escorte. Dans cette chevaleresque compagnie, nous arrivâmes à la porte de l’Hôtel Central de Madrid où nous pûmes nous reposer, dîner et enlever autant que possible la boue qui couvrait nos vêtements. Bien nous en prit, car vers 3h., on vînt nous avertir qu’une députation de Bogotá venait nous chercher au nom du Président. Derrière les persiennes, nous pûmes considérer le défilé traversant la place : quatre prêtres au nom de Monseigneur, le secrétaire du Nonce, le Ministre de l’Instruction publique et le Général Briceño au nom du Président. Et beaucoup de dames que la fille du Général Reyes, Señora de Valenzuela, nous présenta au nom de la Colombie. Il y avait parmi elles plusieurs anciennes élèves de Brighton. Le train présidentiel nous attendait. Le trajet se fit (de 3 à 4) en très aimable conversation. Ces dames sont bien simples et charmantes. Sœur Leroy eut à converser pendant tout le voyage avec le Ministre de l’Instruction publique. Les voitures du palais nous transportèrent à notre gentille petite maison provisoire où Mesdames Valenzuela et Holguin, les 2 filles du Président, nous reçurent. Elles y avaient tout préparé de leurs propres mains, ne la quittant guère depuis 8 jours : des fleurs partout, profusion de violettes blanches, pélargonium, bégonias, marguerites ; un grand salon arrangé 334
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en pieuse chapelle ; dès le lendemain Notre-Seigneur était avec nous !… Les chambres avec les lits faits, la dépense fournie de provisions, la cuisine avec sa batterie et le feu allumé. Devant tant de délicatesses, Sr Klein n’y tint plus et se mit à pleurer de joie. Cette façon d’exprimer sa reconnaissance toucha beaucoup ces dames. Cette tournée de maison se termina par un retour à la chapelle où ma digne Mère pria le secrétaire du Nonce de commencer le Magnificat. Nous y répondîmes en 2 chœurs, puis nous récitâmes un ‘Salve Regina pour la Colombie et tous ses bienfaiteurs’. Le soir, notre souper vint du palais et nous avons été comblées d’attentions par toute la nombreuse famille. Ces jours-ci, après les visites à Monseigneur, au Nonce (deux vrais pères) et au Président, ma digne Mère est en courses quotidiennes pour l’élection de la maison du Seigneur. Pour nous, mille fois heureuses de posséder le Maître, nous le supplions d’éclairer et de conduire notre digne Mère et de nous donner les moyens de payer tant de dettes de reconnaissance surtout à notre très Révérende Mère générale qui a daigné nous envoyer en terre de Colombie. Signé : Anna de Campigneulles Un autre sens des conventions La longueur des visites est inhabituelle pour des Européennes. De plus, la ponctualité ne caractérise pas les Colombiens. L’inexactitude aux rendezvous est même admise, si elle est limitée. Par ricochet, elle peut entraîner un certain retard dans l’envoi du courrier. L’économe de la communauté ne manque pas de le signaler :
Nos lettres sont certainement encore à Bogotá et ne partiront qu’avec celles que nous envoyons aujourd’hui. C’est un petit ennui qui pourra se renouveler car les braves gens de ce pays ne se piquent pas d’exactitude. On ne se considère pas en retard ici, nous a dit Mme Valenzuela, quand on n’arrive qu’une demi-heure après l’heure du rendez-vous110.
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Bogotá, 20 décembre 1907. Lettre de Marie d’Heilly.
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Des constructions trop légères À l’arrivée, des déconvenues sont provoquées par le type d’habitat. En particulier, le manque d’étanchéité du plancher entraîne des problèmes avec le voisinage :
Encore un petit détail local qui vous montrera, ma Révérende Mère, comment on bâtit ici. La Mère Assistante a voulu faire laver nos chambres qui étaient repoussantes. La sœur a fait l’opération avec un peu d’eau, les planches paraissant très minces ; ce qui n’a pas empêché que nos voisins de dessous sont venus se plaindre que l’eau coulait sur leurs lits ! J’espère que notre future habitation sera plus solide et que nous pourrons employer les moyens indispensables pour entretenir la propreté. Une surprise devant le coût de la vie Avec sa spontanéité coutumière, Marie d’Heilly exprime son étonnement devant le prix des produits de base :
Je vous envoie, ma Révérende Mère, un petit compte de fin d’année111. Il est un peu approximatif pour les deux ou trois premiers jours ici, car j’étais si fatiguée et si occupée par la porterie que je n’ai pas eu le temps de compter les liasses de billets, ce qui est un vrai travail, un peso, unité courante, ne valant pas plus de cinq centimes de notre monnaie. [..] Il y a, ici, des choses indispensables qui coûtent très, très cher. Le pain, par exemple coûte 20 pesos ou 1 franc la livre. À force de recherche, nous avons découvert un pain noir, américain, qui ne coûte que 0,50 la livre et qui est bon. Mais à ce prix, vous devinez, ma Révérende Mère, ce que nous dépensons, rien que pour cette
Bogotá, 30 décembre 1907. Lettre de Marie d’Heilly : « Pendant la dernière partie de notre voyage, c’étaient les généraux qui payaient les frais, prenant tantôt dans notre bourse et tantôt dans celle du gouvernement, de sorte que je dois vous prévenir que le chiffre que je vous indique pour le voyage est à quelques francs près. Quand nous sommes arrivées ici, il ne nous restait que la lettre de change de 4 000 francs et 9 203 pesos. Le Général Briceño a pris avec les 4 000 francs un carnet de chèque de 79 200 pesos qu’il nous a remis. Nous nous sommes fait donner sur cette somme 10 000 pesos pour nos dépenses quotidiennes ». 111
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partie essentielle de la nourriture. La bière est fort chère aussi ; nous n’en usons qu’avec la plus grande réserve en attendant que nous soyons assez acclimatées pour boire de l’eau. Un père Augustin qui est venu nous dire la Sainte messe, a raconté à ma Digne mère qu’il était l’économe de la résidence et que, pour 7 personnes, il dépensait 12 000 pesos par mois, ce qui fait 600 francs pour le repas de midi et du soir, car il ne comptait ni le petit déjeuner, ni le goûter. Et on leur donne les fruits ; leur jardin leur fournit bien des légumes. Nous avons cherché à acheter une marmite un peu grande pour bouillir le linge. On nous a demandé 50 francs pour une marmite en fer battu et de dimension très modérée. Nous attendons encore pour faire cette dépense qu’on ait cherché partout si on peut trouver quelque chose de plus raisonnable. La prudence mise dans l’élaboration du contrat avec le gouvernement s’avère justifiée :
Comme vous le dira Me d’Heilly, ici, tout est à prix d’or. Nous n’avons pas encore fixé la pension. Nous étudions et nous écoutons. J’espère qu’avec le temps, la patience et la grâce de Dieu, nous aurons une bonne Maison et un bon pensionnat. Mais il faudra dépenser un peu. C’est une ville d’un genre tout à fait particulier112. Fondation à San Diego Sous la protection du Ministre L’archevêque, Mgr Herrera, et le délégué apostolique, Mgr Ragonesi, leur apportent le soutien attendu. Quant aux promesses du gouvernement, elles se réalisent avec difficulté :
Un autre de nos protecteurs a été le Ministre de l’Instruction publique, M. Rivas Groot. Nous ne citerons qu’un trait de son dévouement : ne pouvant effectuer un paiement qui nous avait été promis par le gouvernement, il présenta un chèque en blanc à notre
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Digne Mère en disant : ‘Écrivez tout ce que vous voulez ! Ce n’est pas le ministre, c’est l’ami qui vous l’offre.’ Ce champion des libertés religieuses a nommé tous les curés instituteurs en chef, avec droit de révision dans toutes les communes. Et, grâce à ses efforts, il s’est établi plus de 300 écoles d’adultes dans le cours de l’année. Il nous faisait remarquer, avec une juste fierté, que la Colombie est le seul gouvernement du monde aussi franchement catholique et qu’il y avait des années qu’il ne s’était écrit un seul mot contre la religion et ses ministres. Quand on songe aux ravages causés par la liberté de la presse dans toutes les autres nations, on se croit transporté à un autre âge plus heureux. Le choix de San Diego Le premier jour de l’an a été décrété fête nationale et religieuse. Et un solennel ‘Te Deum’ réunit à la cathédrale toutes les autorités civiles. Les trois jeunes filles du président nous envoyèrent les riches corbeilles de fleurs qui leur avaient été offertes à la réception solennelle du palais, premiers hommages de la Colombie au cher petit Enfant Jésus de la fondation à Bogotá. Le 2 janvier, notre Digne Mère ne fut pas peu surprise d’être invitée à assister à une séance solennelle du Conseil des Ministres. Il s’agissait des délibérations à propos du local que le gouvernement allait nous assigner. Le choix de notre Digne Mère était tombé sur San Diego. Après délibération du Conseil des ministres, le local est prêté gratuitement pour quatre ans. Les religieuses devront, ensuite, l’acheter. Mais l’opinion publique se montre hostile au projet et le ministre de l’Instruction publique doit intervenir pour calmer les remous. Après quoi, le 7 avril 1908, un général accompagné de M me Cárdenas, sœur du Président, vient remettre les clés de San Diego. Le déménagement s’opère dès le lendemain. Et début mai, l’ouverture du pensionnat a lieu avec cinquante-huit élèves. Deux mois après, l’école gratuite s’ouvre avec une centaine d’enfants. À la rentrée d’octobre, les effectifs atteignent quatre-vingt-six élèves au pensionnat, cent-soixante et onze à l’école.
La pression des familles Un certain nombre de parents souhaitent voir l’enseignement du français prédominer dans l’ensemble des matières au programme du pension-
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nat. Guadalupe de Bofarull répond à leur demande, mais la « maison-mère », alertée, ne manque pas d’intervenir :
Bogotá a, paraît-il, l’intention de traiter l’espagnol comme langue étrangère et de faire les classes en français. Il semble indispensable que l’enseignement soit donné dans la langue du pays, tout en cultivant avec soin le français et l’anglais. Cette remarque sera faite à la Digne Mère de Bofarull. Trois semaines après, la question est de nouveau à l’ordre du jour :
Le projet de plan d’études envoyé de Bogotá ne peut être admis. Il indique des cours pour l’espagnol et des classes pour le français. C’est le contraire qu’il faudra faire. Tout en désirant l’enseignement des langues étrangères, les familles doivent tenir à celle du pays. Le mieux serait de suivre ce que l’on fait en Espagne113. Mais à la demande des autorités de la ville, l’apprentissage des langues étrangères reste important. Ce choix ne manque pas d’être apprécié par le Président de la République, lors de sa visite, le 17 septembre 1910.
La visite présidentielle Prévenues la veille, les religieuses font en hâte les préparatifs. Diligence et savoir-faire sont aux commandes : Notre fondation ne compte que trois années d’existence et tous les ans, nous avons eu un autre président à fêter. Après le départ du Général Reyes, qui nous avait appelées et avait tout fait pour nous, nous avions un peu peur de n’être que des inconnues pour son successeur. Eh bien, Don Ramon Gonzalez nous a été tout dévoué, quoique moins ostensiblement, et le nouvel Élu de la République, Don Carlos Restrepo, que nous avons vu hier, a été parfait d’amabilité et d’intérêt pour ‘notre haute mission’, comme il l’exprimait. Le vendredi soir, on téléphonait du palais : ’El Señor Présidente compte venir au Sacré-Cœur demain, samedi, à 4 heures’. Vite, vite, les Maîtresses exercèrent tant et plus et le chant national et la poésie et l’adresse en anglais (Son Excellence sachant très bien cette langue), et une ronde en figures pour les petites et enfin quelque chose en français. Mais pour ne pas trop
113 2 novembre 1908. Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2.
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agiter notre cher peuple, il fut convenu que le pensionnat ne saurait la chose que samedi, vers 2 heures, juste avant une répétition générale. Samedi donc, 17 septembre, à 4h moins le quart, tout était prêt… Les décors sont fort simples dans notre indigence, mais les doigts de fée et le bon goût de notre chère Mère sacristine ne nous laisse jamais dans l’embarras. Le fond de la salle offrait une jolie draperie descendant du plafond et faite avec l’étendard pontifical d’un côté et le Colombien de l’autre. La statue de la Très Sainte Vierge au milieu des fleurs, paraissait entre les bandes jaunes des deux drapeaux et le joli chèvre-feuille des Andes, espèce particulière, serpentait gracieusement au plafond et descendait dans les vides. Nos benjamines avaient chacune des lettres de fleurs qui devaient former des phrases sur la Colombie, et les moyennes exécutant la ronde française, chant et récitatif ‘l’Union fait l’harmonie’, présentaient les différents signes de la musique : portée, clefs, rondes, bémols, croches, etc. Nous attendons, personne. Nous attendons encore, et personne. Les petites pauvres, échelonnées dans la galerie du bas, le long du salon, étaient bien sages, assises sur leurs talons, à la mode du pays, chez le peuple… Mais au premier étage, dans la grande salle, il était difficile de maintenir le diapason des voix au ton modéré de la conversation. La communauté priait car elle commençait à croire que tout serait à recommencer. Cependant, vers 5 heures, un des Messieurs qui passaient devant la porte d’entrée dit à notre digne Mère : ’Le Conseil des Ministres s’est prolongé, le Président ne peut encore être libre’. Ceci nous rassurait et peu après, on nous téléphona du palais : ’Son Excellence vous fait dire qu’elle est en route pour le Sacré-Cœur’.
« Une prière très efficace : un honnête travail » Enfin, la délégation arrive et la fête peut commencer. Après la présentation de la religieuse colombienne, amie de la famille du président, écolières et pensionnaires exécutent tour à tour les morceaux préparés. Un soin particulier est apporté à l’interprétation d’une poésie anglaise. En effet, vers 5h 1/4, le président saluait très aimablement nos Mères qui lui présentèrent notre unique religieuse colombienne, Mère Villa, comme sa concitoyenne, étant de Medellin comme lui. Don Carlos Restrepo en effet lui parla de toute sa famille dont il était l’ami, connaissant chacun de ses membres. Il était accompagné du ministre des Affaires étrangères, qui a été longtemps en Belgique, et de plusieurs Messieurs, parents de nos enfants. Le poids du gou 340
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vernement doit être bien lourd, car Don Restrepo, comme Don Ramon l’année dernière, nous frappa par son air grave, triste, et cependant digne et très bienveillant. Nos chères petites pauvres le saluèrent les premières par une adresse où elles lui promettaient leurs prières les plus ferventes, cette prière du pauvre qui s’élève plus vite vers le trône de Dieu. Le Président les écouta avec une grande attention et leur répondit quelques paroles pleines d’à-propos et d’enseignement. ‘Oui, chères enfants, je compte très particulièrement sur vous pour le salut et la prospérité de la nation. Car c’est votre classe qui forme le nombre. Le peuple colombien, ce sera surtout vous. Et comme vous le dites, la prière obtiendra la lumière et la force divines, mais il faut y ajouter cette autre chose qui est aussi une prière très efficace : un honnête travail. Le Bon Dieu veut que les peuples travaillent pour arriver à la prospérité. Les gouvernements auront beau chercher les moyens de vous soulager, si de votre côté, vous ne travaillez pas, leurs efforts resteront impuissants.’ L’hymne national retentit bientôt du côté du pensionnat et avec un entrain grandissant. Après trois grands couplets et refrain, trois enfants s’avancèrent pour la poésie anglaise de Christophe Colomb. Le président ne perdit pas un mot de la récitation. Une adresse dans la même langue le remercia de l’honneur qu’Il daignait nous faire, l’assurant que nulle part, il ne trouverait plus qu’ici le respect profond dû à sa haute dignité114. Transfert à La Magdalena En 1910, Mgr Herrera exprime son estime et sa reconnaissance pour le travail éducatif réalisé par les Dames du Sacré-Cœur et conseille d’acheter, sans tarder, une propriété :
Depuis qu’il voit de près les dignes filles de la Bienheureuse Mère Barat, Monseigneur Herrera peut juger de leurs travaux, de la formation solide qu’elles donnent aux enfants. Pour assurer les fruits de la fondation, il se préoccupe de l’achat d’un immeuble convenable
C-IV Bogotá, Affaires financières, Plans, Lettres, p. 1-6.
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à ses œuvres, puisque le contrat passé avec le gouvernement expire l’année prochaine. Monseigneur invite à profiter des bonnes dispositions dont le gouvernement est animé en notre faveur pour acheter en de bonnes conditions l’immeuble qui nous convient. Il est à notre disposition pour faciliter les choses le plus possible115. L’archevêque est bien informé. Les autorités gouvernementales ne sont pas disposées à prolonger la gratuité de la location de San Diego. L’instabilité politique ne le permet pas. L’acquisition d’une propriété s’avère donc urgente. À plusieurs reprises, Guadalupe de Bofarull en informe la supérieure générale. En février 1912, elle propose l’achat de la Magdalena :
Comme nous vous l’avons indiqué dans nos dernières lettres, nous ne voyons pas le moyen de nous arranger pour garder San Diego. Depuis quatorze mois, on nous fait des promesses sans aucun résultat. On voit qu’il existe une opinion contraire à ce que nous gardions cette propriété. Tout ce que le bon Général Reyes avait fait, reçoit la critique et la contradiction. En cet état de choses, nous avons cherché dans les quatre parties de la ville ce qui pouvait nous convenir. Nous avons visité deux fois la propriété ‘La Magdalena’, et nous trouvons qu’elle a, pour nous, de meilleures conditions que San Diego. Elle est à six minutes d’ici en voiture, en ligne droite, dans un site délicieux. La propriété est divisée par le tramway. On nous vendrait la partie ‘Le Chircal ‘ qui nous conviendrait. Il y a une maison très ancienne, assez grande pour y installer la communauté, au cas où nous devions laisser San Diego au mois de novembre. On dit que depuis un siècle, elle n’a eu que deux propriétaires. C’est une propriété sûre. Le prix, 43 000 dollars, ne nous paraît pas trop élevé, vu qu’elle est dans la ville de Bogotá et pas à la campagne. Nous avons visité une propriété qui se trouve presque en face, très irrégulière, divisée par le chemin de fer et on en demande 30 000 dollars. J’ose vous demander, ma très Révérende Mère, que si vous approuvez l’achat de la Magdalena, vous ayez la bonté de nous faire mettre un câblogramme avec le mot ‘Ninfa’.
Résumé de la lettre de l’archevêque de Bogotá, A.G.S-C., C-IV, 2) f) Bogotá.
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Ainsi, en attendant votre procuration et l’argent, nous pourrions aller mesurer avec l’architecte la place de notre futur édifice et vous envoyer le plan de la construction. Demain, je vous écrirai ce que l’avocat nous dira pour la procuration afin que nous sachions s’il peut faire l’achat en votre nom pour la délégation anglaise. La mère Digby répond favorablement. Une procuration confère à M. Antonio José Cadavid, avocat, l’autorisation de signer l’acte d’achat de la propriété de Melle Ana Rita Espinosa116. Quatre ans après le transfert à La Magdalena, il y avait cent-cinquantecinq pensionnaires et cinquante-sept demi-pensionnaires. L’école des pauvres comptait quatre-vingt-dix enfants « très pauvres », de six à quatorze ans, « marchant nu-pieds pour la plupart ». Le dimanche matin, « l’œuvre dominicale » réunissait des enfants d’autres écoles pour un cours de catéchisme et, l’après-midi, une trentaine de jeunes filles pour des leçons de coupe, d’arithmétique et d’écriture117. Au cours des vacances, une retraite spirituelle était donnée pour quarantedeux anciennes élèves. Parmi elles, vingt-deux portaient la médaille d’Enfants de Marie. Le contrat établi entre le général Holguin et la mère Digby a donc largement été honoré.
japon, 1907 En décembre 1886, les Pères des Missions Étrangères proposèrent de fonder à Tokyo un internat et des écoles pour les filles de la noblesse118. La réponse de la supérieure générale des Religieuses du Sacré-Cœur fut négative par crainte d’une instabilité politique qui aurait pu entraîner persé116 L’acte de vente en précise la superficie et les limites territoriales de la Magdalena : cinq hectares, 8540 m2. La propriété est limitée au nord, par la rivière appelée ‘del Arzobispo’ ; au sud, par le terrain appelé ‘Tequenusa’, propriété de Leo S. Kopp ; à l’est, par la route qui va de Bogotá à Usaquen ; et à l’ouest, par la route appelée ‘del Tranvia’. 117 Mai 1916. Visite de la mère de Cauna. C-IV 2) Bogotá, La Magdalena, Rapports des Visites régulières. 118 L’ouverture à l’Occident est réalisée par l’empereur Mutsuhito (1867-1912), dont l’ambition est de faire de l’empire nippon un Royaume « éclairé », une nation puissante sur terre et sur mer. Les transactions avec l’Occident suscitent alors le désir d’une éducation « à l’européenne » dans les villes industrialisées. Les sœurs de la Sainte Enfance de Chauffailles s’installent à Osaka ; les Dames de St Maur, à Yokohama.
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cutions et isolement en terre païenne119. En 1898, un appel arriva d’Osaka par l’intermédiaire de Mgr Jules Chartron, des Missions Étrangères de Paris. La mère Digby refusa à regrets, pensant que la clôture religieuse y serait un obstacle. En 1906, le pape Pie X envoya l’évêque William O’Connell remercier l’empereur du Japon de la protection accordée aux chrétiens de Mandchourie durant la guerre russo-japonaise. Le délégué papal reçut un accueil sans précédent de la part de la famille impériale, du président de l’université de Tokyo, Masaharu Anezaki, et du directeur de l’Association éducative impériale, Shinjuro Tsuji. Le journal Nihon relata l’événement en mentionnant le besoin éducatif des familles chrétiennes. Pie X fit alors appel à deux supérieurs généraux, François-Xavier Wernz de la Compagnie de Jésus, et Mabel Digby. Tous deux acceptèrent de prendre part au dessein du pape « de restaurer toutes choses dans le Christ ». La mère Digby confia la réalisation à la mère Salmon en disant : « puisque la Société du Sacré-Cœur doit quitter la France, elle ira en Orient ! »120
à la rencontre du « pays du soleil levant » Il vaut mieux commencer petitement Le Père Delmas, procureur de la Mission catholique au Japon et directeur du séminaire des Missions Étrangères de Paris, est consulté pour le projet. Sa réponse est tout à fait favorable. Il estime que les Religieuses de la Société du Sacré-Cœur peuvent faire un grand bien au Japon et rappelle que leur arrivée est attendue depuis dix ans. Il leur conseille de s’établir à Tokyo, bien qu’une fondation soit aussi envisageable à Yokohama, Osaka et Nagasaki. Mais Tokyo, capitale de l’Empire, est à choisir de préférence. Elle est habitée par d’anciennes et nobles familles japonaises ; les ambassadeurs et les attachés d’ambassade y résident et sont susceptibles de promouvoir de bonnes En juin 1889, Léon XIII établit une hiérarchie épiscopale au Japon : Mgr Osouf devient archevêque métropolitain de Tokyo, avec suffrages vis-à-vis de Nagasaki, Osaka et Hakodate. 120 Le 19 mars 1907 : « Mgr Lombardi, qui avait été notre intermédiaire pour une fondation à Constantinople, conseillerait de tourner notre zèle vers le Japon où les Jésuites vont fonder une Université. Ce n’est pas une pensée à laisser passer. La Digne Mère Oneto pourra prendre des renseignements ». Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2. 119
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relations. Le recrutement peut donc toucher facilement la classe dirigeante et il n’y a pas à craindre de gêner les établissements existants. Les conditions sont donc positives. Toutefois, le Père Delmas ne masque pas les difficultés. Un long moment risque de s’écouler avant que le pensionnat puisse trouve une indépendance de fonctionnement. La première chose à faire est de se mettre sérieusement à l’étude du japonais. Il précise qu’on peut parler japonais au bout d’un an, mais qu’il faut trois ans pour posséder la langue, la parler et l’écrire correctement. Il faudra, ensuite, obtenir les diplômes nécessaires à l’admission de l’établissement scolaire par l’Université. Durant ce laps de temps, des laïcs devront assurer l’enseignement en japonais et la responsabilité de la direction. Les religieuses du Sacré-Cœur pourront se charger de l’enseignement des langues (français, anglais et allemand), des travaux manuels et des arts. Bref, il faudra « commencer petitement »121. Munies de ces précieux conseils, le 4 décembre 1907, cinq religieuses s’embarquent à Sydney pour Tokyo. Il s’agit de Bridget Heydon, Mary Scroope et Mary Casey, irlandaises ; la première vient d’ouvrir une école à Sydney, la seconde était maîtresse générale à Rose-Bay et la troisième, novice coadjutrice en Australie. La quatrième est Elizabeth Sproule, jeune religieuse originaire de Nouvelle Zélande. Quant à la cinquième, Amélie Salmon, elle est française et supérieure vicaire des maisons d’Australie et de Nouvelle Zélande. Un regard positif sur les Japonais Avant leur départ, elles reçoivent de Mgr Lombardi cette appréciation : « Le peuple japonais est fort intelligent, doué d’une merveilleuse force assimilatrice de la civilisation et du progrès ». Aussi « peut-on présumer en sa faveur de hautes et glorieuses destinées, même au point de vue de la Religion »122. Résumé des appréciations données sur la Mission du Japon pat le Révérend. Père Delmas, procureur de cette même mission., A.G.S-C., C-III. Province d’Orient, b) Fondation au Japon – 1907. 122 Rome, Ste Rufine, 17.04.1907. Lettre de J. Oneto. A.G.S-C., C-III 1) Province d’Orient, b) Fondation au Japon – 1907. 121
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La traversée en mer est des plus heureuses ; elle constitue un premier contact avec le personnel de bord japonais. « Tous, païens ou protestants, n’ont jamais vu de religieuses et les considèrent avec étonnement et respect. » La bonne impression se fait réciproque, à en juger par l’exclamation d’un officier : « Comme vous êtes unies ! Vous semblez vraiment n’avoir qu’un cœur ! » L’image favorable, reçue de Mgr Lombardi, s’en trouve renforcée. Des émotions contrastées Le 27 décembre, elles aperçoivent le sommet des collines de Nagasaki où elles font leur première halte. Le lendemain, elles assistent à la messe dans l’église d’Oura, cœur du christianisme japonais. Les retrouvailles d’Amélie Salmon et de son frère Amédée, vicaire général, constituent un heureux épisode. Amédée pleure de joie en voyant arriver Amélie qu’il n’a pas revue depuis quatre ans. Le bateau fait une seconde halte à Kobe, puis il reprend sa route. En longeant la côte, les religieuses espèrent apercevoir le sommet du Mont Fuji. Et d’après le capitaine, il y aura une réception en leur honneur à Yokohama : « Tous les chrétiens viendront vous attendre au port. Il y aura une grande réunion. » Le 1er janvier 1908, le ‘Nikko Maru’ touche l’ancre. Mais, surprise, personne n’est là pour les recevoir. En fait, le télégramme n’est pas arrivé chez l’archevêque de Tokyo et les Japonais célèbrent le Jour de l’An en famille. Mary Scroope relate le voyage et les premiers moments à Kogai cho, paroisse d’Azabu :
Ma Très Révérende Mère, Je me permets de vous écrire en français parce que je sais que nos Révérendes Mères aimeraient entendre l’histoire de notre arrivée et de notre première installation123. On nous avait promis de nous envoyer quelqu’un pour nous amener du port de Yokohama, mais nous avons eu un si beau voyage que nous sommes arrivées trois heures plus tôt. Et nous étions très
123 Mary Scroope s’adresse à la mère Digby, anglaise, et aux assistantes générales, françaises.
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déconcertées de nous trouver sans aucun guide et sans même savoir le nom de notre maison à Tokyo. Que faire ? Après une fervente prière à la Sainte Vierge à Bethléem, nous sommes allées à la gare. Ma Digne Mère Heydon a su se tirer d’affaires car tous les employés parlaient anglais, heureusement pour nous. Une heure de train nous amenait à la station de Tokyo. Et je vous assure, ma Révérende Mère, que c’était avec des cœurs bien lourds – car nous ne savions que faire. Mais la prière fait tout ! Aussitôt que nous sommes descendues, un ecclésiastique nous a regardées avec étonnement et nous a dit : ‘ Les Dames du SacréCœur’ ! Il nous rencontrait par hasard. J’ai pensé que c’était saint Joseph car il avait l’air si saint et si vénérable. Après quelques moments, il proposait de nous emmener chez Monseigneur Murgabure qui nous attendait124. L’étrangeté des moyens de transport Le mode de vie japonais suscite, tour à tour, amusement, curiosité et intérêt. Les religieuses ne le critiquent pas ; bien au contraire, elles s’en accommodent avec souplesse et bon sens.
Le Père nous disait qu’il fallait y aller en ‘jin-riska’, petite voiture tirée par des hommes. Ma digne mère Heydon est montée la première avec son homme. Ma Révérende Mère avec le sien. Le Père dans le 3e. Ma Sœur Sproule dans le 4e. Ma Sœur Casey, après. Et j’étais dans le 6e.. Et voilà que cette étrange procession courait dans les grandes rues de Tokyo. J’en mourais de rire, mais je n’osais pas le faire parce qu’il fallait être sérieuse dans un moment aussi solennel que notre arrivée à l’Évêché. C’était le jour de l’An, – le grand congé des Japonais –, et tout le monde se retournait pour regarder cette drôle de procession. Enfin, nous sommes arrivées chez Monseigneur qui nous accueillit avec tant de bonté, en vrai Père. Il nous disait que nos lits étaient faits pour dix jours chez les Dames de St Maur et qu’il ne pouvait comprendre comment elles avaient fait pour nous manquer. Après Tokyo, paroisse d’Azabu ku Kogaicho 27, 5 décembre 1907 - 5 janvier 1908. Lettre de Mary Scroope. A.G.S-C., C-III. Province d’Orient, b) Fondation au Japon – 1907. 124
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avoir parlé durant une demi-heure et bu du thé, il nous envoyait chez les Dames de St Maur, celles qui sont à Tokyo, parce qu’il avait peur que notre maison ne soit pas en état de nous recevoir. Ici, ces bonnes religieuses nous ont reçu avec une charité effusive, faisant beaucoup d’excuses pour leurs sœurs de Yokohama qui nous avaient manquées. Ce soir-là, nous sommes restées avec ces bonnes religieuses car la Supérieure voulait nous garder jusqu’à ce que notre maison soit finie. Et elle-même nous accompagnait pour voir si nous avions tout ce qui nous était nécessaire. « Une maison de poupée » Le lendemain, 2 janvier 1908, les cinq fondatrices s’installent dans une petite maison japonaise aux murs de papier, louée à Kogai cho 27 par l’évêque et le curé de la paroisse d’Azabu, le Père Tulpin. Mary Scroope la décrit avec son environnement :
Le bon père a acheté presque tout pour la cuisine. Mais comme les Japonais se couchent sur le plancher et que notre maison est à moitié japonaise, faite en bambous et papier, il n’y a pas de lits. Du reste, nous sommes très bien logées et bien heureuses dans notre petite communauté. Je voudrais vous expliquer comment notre maison est construite. Toutes les chambres s’ouvrent entre elles. Et les murs ambulants sont faits en papier très fin et en bambou. Ces panneaux sont tous peints et il y a des éventails et des fleurs partout. Nous sommes dans un voisinage aristocratique car, près de nous, demeurent les gens des délégations. Et, ce matin, à notre messe de 9 heures, les femmes des ambassadeurs d’Autriche et de Hollande étaient présentes. M. Dormer, M. Bernard Maxwell et beaucoup d’autres sont venus nous parler après la messe et nous souhaiter la bienvenue. La Baronne Ito nous a visitées. Sa fille aînée était à la Maison des Anges. Ses trois jeunes sœurs seront, ici, nos premières enfants. On dit aussi que Lady Mac Donald va nous confier sa fille pour l’Anglais. […] Je ne saurais vous dire, Ma très Révérende Mère, combien ce Japon nous intéresse. Que le Seigneur nous aide à faire quelque bien parmi ces chers enfants.
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Sans tarder, deux petites chambres sont converties en chapelle, « ornées de pauvreté et d’amour ». Le 23 janvier, Mgr Murgabure vient y célébrer la première messe. La présence eucharistique est si importante pour les fondatrices qu’elles estiment que « ce jour est vraiment la date de la fondation ». Mais après quelques semaines, force est de constater que cette maison est trop petite pour recevoir les élèves à la rentrée des classes :
Tous nos amis voient bien que nous ne pouvons rien faire dans cette maison de poupée. Avril est le moment de la rentrée des classes, et il faut que nous soyons installées ailleurs, avant ce temps. Le curé de la paroisse leur est d’un recours précieux pour les démarches à entreprendre :
Nous sommes dans la paroisse du Sacré-Cœur et le Père Tulpin est notre providence. Il nous a donné toutes ses chaises et il nous prêtera un petit autel et des ornements de l’Église, un calice et un ciboire. Il nous cherche aussi un terrain pour une autre maison ou du moins, il mettra ses gens en campagne, car les Européens ne peuvent se montrer sans qu’on double le prix125. Une urgence : étudier la langue En février, à la demande de la mère Salmon, sept religieuses rejoignent la petite communauté pour apprendre la langue126. Une seconde maison est louée non loin de la première :
Celles de nos Mères et sœurs qui ont eu le bonheur d’être en fondation, connaissent par expérience les mille aventures et incidents des premiers jours, mais aussi le trésor de joie caché dans la pauvreté et les petites gênes inhérentes à tout ce qui commence. Rien de ce 125 Tokyo, Maison du Sacré-Cœur, c/o Révérend Père Salmon, Mission catholique de Nagasaki, 5-6 février 1908. Lettre d’A. Salmon. C-III. Provinces d’Orient, b) Fondation au Japon - 1907. 126 Dans le même courrier, Amélie Salmon précise : « Du reste, notre séjour ici n’est pas perdu car mes compagnes apprennent la langue, ce qui est un grand ouvrage. Et c’est pour cela que j’ai demandé la colonie immédiatement. Il importe peu qu’elles soient bien logées ou petitement comme nous le sommes encore, mais il importe qu’elles commencent aussitôt que possible cette difficile étude. Bien que nous ne puissions jamais professer le japonais, ni même peut-être en japonais, il faut que nous comprenions et puissions nous faire comprendre. »
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genre n’a manqué aux débuts de l’heureux Tokyo. Après les travaux de l’installation, l’on se mit avec ardeur à l’étude de la langue, et tandis que des témoignages d’estime continuaient à nous arriver du dehors, l’espérance d’ouvrir bientôt un petit pensionnat ne tarda pas à enflammer nos désirs d’apostolat. Mais était-ce possible à Kogai cho127 ? D’humbles commencements Les souhaits se réalisent plus tôt que prévu. En mars 1908, la location à Hiro wo cho « d’une gentille maison à l’européenne » permet de recevoir quelques demi-pensionnaires anglaises et françaises, qui désirent continuer leur éducation dans les deux langues. Elles y arrivent le 13 avril. Ce début, bien que modeste, est considéré comme un gage d’espoir. Malheureusement, six mois après, le propriétaire refuse de renouveler le bail. Il leur faut donc trouver un nouveau local. Le choix se porte alors sur Sankocho, propriété ayant appartenu autrefois au prince catholique Satsuma. Là se trouve une « gentille villa japonaise toute cachée dans l’épaisseur de grands arbres, pins matsou, hêtres, thuyas ». Transfert à Sankocho D’étonnement en étonnement Le transfert de Hiro wo cho à Sankocho, à la villa « Les trois Lanternes », s’effectue du 29 juin au 1er :
Rien de curieux comme un déménagement au Japon, surtout à cette époque qui est la saison des pluies, car ce n’est pas un obstacle dans un pays où il pleut si souvent. Les moyens de transport sont des plus primitifs : qu’on ne s’imagine pas de grandes voitures fermées, ni même des camions traînés par de forts chevaux ; c’est bien plus simple. Tout se fait ici à force de bras sur de légers chariots à deux roues appelés ‘niguruma ‘ et toute la journée se passe en allées et venues. 127
Lettres annuelles, 1906-1908, Tokyo. A.G.S-C., L. A., p. 525-526.
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Ce fut donc sous une pluie diluvienne que s’opéra le transport de notre mobilier. Quant à celui des personnes, un rêve depuis longtemps caressé était de faire à pied la route de vingt minutes, presque en pleine campagne, qui sépare Hiro wo cho de Sankocho. L’état des chemins, transformés en lacs ou en rivières, rendait la chose impossible : le voyage dut se faire en ‘kuruma’, par petits groupes de trois ou quatre. Arrivées au pied de la colline où la maison se trouve située, il fallait descendre par pitié pour nos tireurs qui ne pouvaient plus avancer leur charge, et se résoudre à faire l’ascension dans la boue. Mais l’une de nous était sans parapluie ! Les bons pousse-pousse japonais s’en aperçoivent, et sans lui laisser le temps de mettre le pied à terre, ils s’attellent au nombre de cinq ou six pour faire monter la petite voiture : les uns tirent, les autres poussent, tous accompagnent leurs efforts d’un chant monotone et rythmé. Coïncidence remarquable : ce ‘kuruma’ contenait précisément le plus précieux de nos trésors, le tabernacle, qui fit ainsi son entrée solennelle à Sankocho. Avec son toit de chaume, sa véranda ouvrant sur une pelouse ornée d’arbustes taillés à la mode japonaise, notre petite maison, composée de six pièces, toutes sur le même plan, est un réel bijou. Plusieurs de ces chambres sont si petites que deux lits, presque côte à côte, sont tout ce qu’elles peuvent contenir. Les deux plus jolies ont été consacrées à notre chère chapelle, rien n’étant plus facile au Japon que d’agrandir un appartement : il suffit d’enlever les panneaux à coulisses, soit en papier, soit en bois à claire voie, qui servent à la fois de mur et de porte, car il n’y a jamais de corridor. Grâce à ces avantages, les mêmes pièces subissent chaque jour plusieurs transformations ; une de celles qui forment la chapelle devient salle de classe après la Messe. Le départ des enfants la rend à sa première destination. Le soir, elle se convertit en dortoir : on pose le matelas par terre, sur les ‘tatamis ‘ ou nattes japonaises, ce qui simplifie le mobilier, et le matin, dès l’aurore, tout disparaît dans les placards. La cuisine et le réfectoire sont à part, dans un bâtiment que notre goût européen qualifierait peut-être de baraque en planches, s’il ne nous rappelait pas l’étable de Bethléem, assurément moins confortable encore. Mais que dire de la propriété, véritable paradis terrestre, où la nature japonaise s’étale avec toute sa fécondité et ses charmes ? Les
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promenades d’exploration ont fait la joie de nos vacances. C’étaient chaque fois de nouvelles découvertes : aussi notre admiration ne le cède-t-elle qu’à notre reconnaissance envers nos premières Mères et notre chère Société. De bons présages Dès septembre 1908, un demi-pensionnat international s’ouvre avec dix-huit élèves :
Quoique éloigné du centre de la ville, le quartier de Shiba, où se trouve notre délicieuse solitude, n’en est pas moins compris dans l’immense cité qui, grâce à un réseau très actif de trams électriques, s’étend sans cesse, de ce côté surtout, le plus aristocratique de tous. L’empressement de nos enfants à rentrer en septembre, et leur bonheur de venir à Sankocho, nous ont bien prouvé que la distance comptait pour peu de chose. Cette rentrée, quoique bien petite encore, vu l’insuffisance du local, a été le triple de la première. Des leçons particulières de langues et d’arts d’agréments s’y sont ajoutées. Et les nombreuses demandes, impossibles à satisfaire pour le présent, nous font souhaiter que la construction déjà commencée s’élève rapidement. Alors, nous pourrons nous adjoindre des professeurs japonais pour donner une éducation complète selon les légitimes exigences de ce pays128. À l’écoute des pratiques existantes Comme l’avait prévu le Père Delmas, les vraies difficultés concernent l’organisation des études et la direction officielle des établissements scolaires. Amélie Salmon opte pour une sage prospective, commence par s’informer auprès des directeurs des établissements scolaires existants. Elle le relate à la mère Digby :
Je pense rentrer dans vos intentions, ma Très Révérende Mère, en envoyant la Digne Mère Bridget Heydon et une ou deux compagnes visiter des établissements d’instruction. Monseigneur nous a dit que c’était absolument nécessaire. En même temps, elle se rend compte des bâtiments et prend note de ce qu’on lui dit. Le directeur 128
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de l’Étoile du Matin lui a dit que, s’il bâtissait de nouveau, il ne plâtrerait plus à l’extérieur, mais il laisserait le bois tel quel. Elle a vu avec intérêt le réfectoire japonais des enfants et pense qu’elle s’en tiendrait aussi à la nourriture japonaise pour les Japonais. […] Nous venons d’avoir la visite de trois bonnes sœurs de Saint Paul de Chartres, qui sont depuis longtemps établies au Japon. L’une d’elles est venue de Hakodate (plusieurs centaines de lieues au Nord) pour emmener des Trappistines arrivées d’Europe, qui n’auraient pas su leur chemin. Les Trappistines de Hakodate ont été le refuge des sœurs de Saint Paul lors de l’incendie qui, l’an dernier, a détruit la ville. Elles ont pris leurs orphelines et la moitié de la communauté. L’autre moitié est revenue dans la propriété incendiée où elles ont fait venir des huttes de pêcheurs. Ces huttes démontées près de la mer ont été remontées pour les religieuses et leurs œuvres, les murs de bois étant recouverts de papier comme protection contre le froid. Ces bonnes sœurs parlent japonais en communauté129. Chez les Marianistes, un directeur invisible Nous avons vu dernièrement le provincial des Marianistes qui ont les meilleures écoles du Japon. C’est un Ordre de frères, mais quelques-uns sont prêtres – et le provincial est M. l’Abbé Heinrich, ou plutôt M. Heinrich car ils ont trouvé nécessaire de ne pas paraître religieux au dehors, afin de conserver précisément leur influence religieuse qui reste cachée et, en quelque sorte, derrière les coulisses. Depuis qu’ils ont pris ce parti, leur école a centuplé. Ils ont maintenant sept cents élèves japonais des meilleures classes, parmi lesquels se forment lentement des catholiques. Ils ont soixante et onze catholiques et vingt-neuf catéchumènes, avec hélas, le reste païen. Le directeur gouverne l’école par l’intermédiaire de leur premier frère japonais qui est très habile et bon religieux. C’est lui qui est en rapport avec les parents et paraît tout faire à leurs yeux, tandis que le réel Directeur reste comme invisible.
129 Tokyo, 5 février 1908. Lettre d’Amélie Salmon. CIII. Province d’Orient, b) Fondation au Japon.
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Jamais, dit M. Heinrich, nous n’enseignerons nous-même le japonais ; il leur faut des professeurs de leur nation. Et, pour les filles, c’est encore plus nécessaire car elles conservent plus que les hommes les mœurs et coutumes de la nation. Elles apprendront de nous les langues, les arts, les manières européennes, mais leurs classes proprement dites et leurs cours de politesse doivent être faits par les Japonais. Même, il nous faudra une directrice extérieure qui fasse pour nous ce que le frère japonais fait pour les Marianistes. Ce doit être l’objet de nos prières et de nos recherches de trouver cette personne que, sans doute, nous enverrons d’abord en Europe pour quelque temps. En attendant que nous puissions entreprendre pour les filles l’œuvre que les Marianistes ont pour les garçons (et c’est ce qui semble la chose à faire), nous devons nous faire connaître en donnant des leçons de langues et de piano, etc., d’abord à des particulières, puis par classes, quand nous le pourrons. Tout cela prendra bien du temps. Mais la Société ne travaille pas pour un jour. Celles qui viendront après nous continueront sur le même plan, s’il est jugé bon. Et après des années, nous arriverons, s’il plaît à Dieu, à faire notre part dans la conversion du Japon. Nous pouvons profiter de l’expérience des autres – et les Dames de St Maur, après de longs essais, en sont venues à se contenter elles aussi de leçons européennes, laissant le reste à des professeurs payés ou à de rares religieuses japonaises130. Quand l’heure est à la patience Quant à la question de l’enseignement religieux, la plus importante pour nous, la prudence, la patience, mais surtout la prière, pourront seules la résoudre. Fortes de notre foi et de notre confiance en Celui qui nous a dit : ’Allez ‘, nos désirs seront satisfaits si nous pouvons jeter dans notre humble sillon quelques semences capables de produire plus tard une ample moisson à la Gloire du Cœur de Jésus. Déjà les débuts ne sont pas sans consolations. Une charmante enfant de 10 ans qui porte bien le nom de Hana, fleur en japonais, est catholique ; mais son père encore païen, et sa mère, trop indiffé Tokyo, 30 janvier 1908. Lettre d’Amélie Salmon.
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rente, hélas ! l’ont élevée dans l’ignorance des choses de Dieu. Depuis qu’elle est ici, tout ce qui touche à la religion la ravit : ‘Pourquoi, disait-elle l’autre jour à sa maîtresse, ne m’a-t-on jamais jusqu’ici parlé davantage de Notre Seigneur Jésus-Christ ?’ Toutes nos élèves appartiennent aux meilleures familles, soit parmi l’aristocratie japonaise, soit dans le milieu des délégations étrangères. Elles se distinguent par une ardeur au travail, une docilité parfaite, et ont déjà un véritable esprit de famille131. Le problème du recrutement Une autre question s’impose et elle n’est pas des moindres. Les familles désireuses de confier l’éducation de leurs filles aux religieuses du SacréCœur sont d’appartenances religieuses diversifiées. Est-il possible d’accepter des élèves de tradition bouddhiste ? Amélie Salmon avait pris soin de devancer le problème. Au cours de la traversée de Sydney à Tokyo, elle avait interrogé la mère Digby pour connaître son opinion sur le sujet :
Le 20 décembre 1907, Manila, Ma très Révérende Mère, J’ajoute quelques lignes à ce petit journal. J’espère recevoir une lettre par nos nouvelles sœurs. Mais, au cas où la question n’est pas résolue, je me permets de vous demander si nous aurons à recevoir des Japonaises qui ne sont pas chrétiennes. Il me semble qu’il serait difficile de les refuser si elles appartiennent aux premières familles. Au cas où il y ait des Pères jésuites à Tokyo, comme on nous le dit, pourrions-nous le leur demander et suivre leurs conseils ?132 Quand la diplomatie est aux commandes D’autres points litigieux concernent les rapports avec le ministère de l’Éducation, le programme scolaire et le choix d’une directrice laïque. Pour les aborder et les résoudre, Amélie Salmon et Bridget Heydon s’entourent
Lettres annuelles, 1906-1908, p. 528. Manila, 20 décembre 1907. Lettre d’Amélie Salmon.
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de personnes influentes, trouvent les appuis nécessaires et agissent en tenant compte de la mentalité et de l’administration du pays :
Les Japonais sont avides de progrès, dira-t-on ? Oui, mais aussi, très conservateurs et très fiers, ils ne peuvent souffrir tout ce qui ressemblerait à une tutelle de la part de l’étranger. Ils veulent conserver à tout prix leur esprit national qu’ils identifient malheureusement à l’idée religieuse. Trop souvent exploités et trompés par les mille sectes protestantes et autres, qui cherchent à cacher des influences politiques sous les soi-disant bienfaits de leur prosélytisme à outrance, les Japonais sont devenus méfiants à l’excès et c’est ce qui rend si pénible, si peu fructueux en apparence le labeur des missionnaires catholiques. Il faut donc, pour leur faire du bien, aller à eux avec leurs propres idées et même sous le couvert de la protection de leur gouvernement. C’est pourquoi notre premier soin dut être de nous procurer toutes les autorisations nécessaires pour ouvrir un ‘Kotojo Gakko’ ou école secondaire, un ‘Sho Gakko’ ou école primaire et un ‘Yochi-en’ ou ‘kindergarten’ pour les bébés de quatre à six ans. Quant au pensionnat européen ou ‘Go Gakko’, il devait avoir aussi son approbation, mais sans dépendre de la même manière du ministère d’Éducation, ce qui nous permet d’y suivre, non les programmes officiels, mais notre cher Plan d’Études. Rien de plus minutieux que l’administration japonaise malgré sa bienveillance quasi paternelle. Aussi, qui dira les démarches accomplies et les flots d’encre versés ? Une directrice protestante Pour en venir à bout rapidement, il fallait de hautes protections dans les milieux administratifs. Grâce à Dieu, elles ne nous manquèrent pas. Dès notre arrivée au Japon, nos Mères de Roehampton avaient bien voulu nous procurer une introduction auprès d’un des membres les plus influents de la noblesse japonaise, le comte T***, qui ne tarda pas à devenir notre ami le plus sincère et le plus dévoué. Avec cette exquise politesse chevaleresque qui caractérise l’ancienne race du pays, et cette largeur de vues d’un homme intelligent, éclairé sur les vrais besoins de sa nation, il mit à notre disposition son temps, ses conseils, son influence. Et, certes, ses paroles n’ont 356
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pas été vaines. De concert avec un autre personnage de haut rang, le baron M***, ancien Ministre de l’éducation, ils se chargèrent de nous procurer une directrice japonaise pour le futur pensionnat. C’était là le point le plus délicat, car de ce choix dépendait le succès extérieur de notre œuvre, et d’une certaine manière, la mesure du bien que nous sommes appelées à faire. Six mois s’écoulèrent dans ces recherches. Ce fut en novembre 1909 seulement que nos amis purent enfin nous présenter Mme H***, personne d’énergie et de sens pratique, qui semblait réaliser toutes les qualités désirables pour une bonne directrice. Malheureusement, il lui manquait ce qui, en d’autres lieux et d’autres circonstances, eût été la qualité indispensable : Mme H*** n’était pas païenne, mais elle était protestante. Aussi peut-on aisément deviner quelles angoisses se mêlaient à la satisfaction qu’il fallait laisser paraître. Le Cœur de Jésus veillait cependant sur l’avenir et ne devait pas laisser notre foi sans récompense, car Il avait déjà jeté sur cette âme droite et bonne un regard vainqueur. Mais n’anticipons pas. Extension des locaux et des œuvres Une nouvelle construction Avec l’aide de leurs amis, les religieuses entreprennent de faire bâtir non loin de leur maison japonaise133. L’archevêque de Tokyo encourage à la patience : « L’achat du terrain et la construction de la maison demanderont un certain temps, un temps assez long, si nous en jugeons par les habitudes japonaises134. » La prévention de Mgr Murgabure ne se vérifie pas. « Le premier coup de pioche est donné le 20 octobre 1908, le jour de la fête de Mater Admirabilis, coïncidence qui nous remplit de joie », précisent les Lettres annuelles :
Nous habitions alors le petit cottage japonais où, sous le nom de classes privées, une quinzaine d’enfants, humble début de notre apostolat naissant, se prêtaient avec une bonne grâce charmante à toutes M. Williams, The Society of the Sacred Heart in the Far East, 1908-1980, Tokyo,
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134 Le 24 octobre 1907. Lettre de l’archevêque de Tokyo. C-III. Provinces d’Orient, b) Japon – 1907.
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les incommodités des temps et des lieux. Quand il faisait beau, tout allait pour le mieux : maîtresses et enfants se dispersaient sous les beaux ombrages qui entouraient la maison. Mais les jours de pluie, et l’on sait qu’ils sont nombreux au Japon, il y avait trois classes dans la même salle, tout exiguë qu’elle fût. Chaque classe, il est vrai, n’avait pas plus de trois ou quatre enfants. On parlait à mi-voix pour ne pas gêner les autres. Et ni l’attention, ni le travail n’en souffraient. Sans parler des mille charmes et imprévus de cette rustique installation, elle avait le grand avantage d’être à proximité des travaux de construction ; ce qui permettait à notre Digne Mère de les surveiller et d’en suivre les progrès. Souvent, après le départ des enfants et celui des ouvriers, nous avions la joie de l’accompagner au chantier et de nous instruire sur la manière de bâtir au Japon. À la mode japonaise À cause des tremblements de terre si fréquents, il est impossible d’employer la pierre. Aussi, à l’instar de toutes les constructions japonaises, et malgré ses larges dimensions, notre maison est en bois. Après les fondations et un socle de briques, on élève une charpente d’énormes poutres formant une immense cage. Les poutres secondaires placées dans les intervalles des murs ont toutes une position oblique de manière à favoriser le balancement. Ainsi l’édifice pourrait dire comme le roseau de la fable : ‘Je plie et ne romps pas’. Mais à l’extérieur, rien ne révèle cet ingénieux travail : un revêtement de briques, scellées presque une à une dans le bois pour ne faire qu’un tout solidement uni, donne à l’ensemble l’aspect d’une construction européenne à trois étages, plus un sous-bassement à moitié hors du sol, ce qui lui fournit air et lumière en abondance. Tandis que s’élevait à la gloire du divin Cœur de Jésus le futur Seishin Gakuin, la bonté et les dons de nos première Mères permettaient d’accomplir en même temps d’autres importants travaux. Tout était à créer dans notre paradis terrestre qui avait, en plus d’un lieu, l’aspect d’une forêt vierge. Une route pour permettre l’accès du futur pensionnat était de première nécessité. L’entreprise présentait des difficultés : il fallait traverser une espèce de marécage alimenté par un ruisseau et plusieurs sources. Deux murs de soutènement furent construits à la mode japonaise, c’est-à-dire avec de grandes pierres 358
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taillées en diamant et disposées sans aucun ciment. Ils supportent un talus sur lequel passe la route. Quant au marécage que, par hyperbole, nous aimions à nommer « le lac », on découvrit que c’était en effet une ancienne pièce d’eau qu’une incurie prolongée avait laissé combler. Depuis, elle a été peu à peu déblayée et une journée de pluie torrentielle a suffi pour la rendre à sa première destination. Le lac constitue à présent un des plus jolis ornements de la propriété. Dans sa maternelle sollicitude pour tout ce qui peut contribuer au bien, même matériel, de sa fondation japonaise, notre très Révérende Mère nous avait annoncé le don d’une vache. Le nom d’Arigato (qui signifie merci) lui ayant été donné d’avance, il fallait songer à préparer un gîte à Arigato et notre Mère permit d’élever une petite ferme qui s’augmenta plus tard d’une basse-cour135. Trésors de Conflans Chose merveilleuse dans un pays où le prix du temps semble complètement ignoré, la construction du pensionnat fut si rapide qu’au bout d’une année, plusieurs parties de la maison étaient suffisamment terminées pour nous permettre de faire la rentrée d’octobre 1909. Mais le divin Maître ne pouvait y résider encore, et, avec Lui, nous restions sous le cher toit de chaume où Il daignait habiter, préparant avec amour la jolie nouvelle chapelle. Ce n’est qu’une grande salle du premier étage, où tout a été disposé pour la rendre moins indigne de l’Hôte divin. Un bel autel et la table de Communion en bois ont été sculptées avec ce fini que l’artiste japonais sait donner à ses œuvres. Ce qui devait surtout contribuer à la décoration de notre sanctuaire, ainsi qu’à la richesse de la sacristie, ce sont les dons de notre première Mère, la plupart chères reliques de nos maisons de France. Tels le chemin de croix et le bel harmonium de la chapelle de Mater à Conflans, les lampes du sanctuaire, les statues de la Sainte Vierge et de saint Joseph, une grande statue de Notre-Dame de Lourdes, etc. D’ailleurs, la chapelle n’a pas été la seule gratifiée des richesses contenues dans les nombreuses caisses reçues de la maison-mère : 135
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bibliothèque, dépense, cuisine, il n’y a pas d’emploi qui n’ait été comblé de trésors. Aussi, notre joie en les déballant n’eut-elle d’égale que notre filiale gratitude. Ouverture du pensionnat, Avril 1910 Après dix-huit mois de travaux, les bâtiments sont prêts pour recevoir les élèves à la rentrée d’avril. Le parcours scolaire est celui des programmes du gouvernement : deux années de ‘Kindergarten’ ; six années de classes primaires ; trois années de classes moyennes ; trois années de hautes classes. Comme les professeurs ont les diplômes requis, l’établissement peut figurer sur les registres officiels et les élèves, valider leurs examens. Un point délicat reste la présentation de l’identité éducative :
Plusieurs mois furent aussi employés à l’élaboration de notre prospectus, dont une partie historique, devant faire connaître notre Société, son origine, son but ; l’autre, exposer la manière dont nous entendons l’éducation de la femme et l’importance que nos attachons à sa mission future dans la famille et dans la société. Chaque mot fut mûrement pesé, apprécié, au point de vue japonais, par des personnes compétentes ; puis, une fois approuvé par notre première Mère, il fut traduit et imprimé dans la langue du pays136. Enfin, le 11 Avril 1910 eut lieu l’ouverture du nouveau pensionnat. Ce fut un jour de fête pour nos cœurs de missionnaires, bien que notre connaissance trop imparfaite de la langue ne nous permît pas d’exprimer à nos petites japonaises toute notre tendresse pour elles. Leur nombre, relativement petit, fut très satisfaisant, les meilleures familles de la ville y étaient représentées. Et nous bénissions le divin Pasteur des âmes qui avait conduit toutes choses vers ce but tant désiré. Les bébés de ‘Yochi-en’ furent installés dans notre ancienne habitation toute restaurée, garnie d’un ravissant mobilier scolaire proportionné à la taille des élèves, et enrichie de mille jouets intéressants et instructifs.
Le 4 mars 1909, la « maison-mère » avait exprimé quelques réticences : « Le prospectus de Tokyo a été lu et approuvé en général. Toutefois, on s’informera s’il n’est pas possible de mettre comme dans ceux d’Europe, que la religion est le premier objet de l’Instruction ». Compte-rendu des réunions du Conseil général, A.G.S-C., C-I. Dossier B. 4) Boîte 2. 136
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Mais, se demandera-t-on, quelle peut bien être notre part directe d’apostolat auprès de ces chères enfants ? Leur faire la classe, il ne faut pas y songer ! Même avec une pleine connaissance du langage, le gouvernement ne le souffrirait pas, bien qu’il nous soit très favorable, et nous ait gratifiées de superbes diplômes certifiant notre aptitude à enseigner les langues étrangères dans toute l’étendue de l’Empire du Soleil Levant ! Aussi est-ce là notre mission : classes d’anglais, de français et d’arts d’agrément, tandis que des maîtresses japonaises font le reste. Mais cette mission nous permet d’exercer une influence discrète, qui déjà n’est pas sans fruit sur les enfants et sur les maîtresses, et qui, nous l’espérons, ne cessera de s’accroître pour la gloire du divin Cœur et le bien des âmes137. Conversion de la directrice, suite à un incident majeur Mme H*** avait été baptisée et élevée dans la secte presbytérienne. Peu instruite et assez indifférente d’ailleurs en matière religieuse, elle avait accepté sans difficulté sa position dans notre pensionnat, en dépit des anathèmes de son entourage protestant. De notre côté, malgré nos craintes, il nous fut aisé de constater sa parfaite bonne foi, unie à un sens très droit et à un ensemble de vertus naturelles qui en faisaient un terrain tout prêt à recevoir la grâce divine. Elle observa beaucoup ; peu à peu, ses préjugés contre les catholiques en général et les couvents en particulier tombèrent d’eux-mêmes, faisant place à une estime sincère et au désir de mieux connaître la vérité qu’elle commençait à entrevoir. Alors, pendant plusieurs mois, par de longs entretiens quotidiens, notre Digne Mère eut la consolation de suivre et de faciliter ce merveilleux travail de la grâce. Il y eut sans doute des heures de lutte et de découragement, mais la prière peut tout, et Mme H*** priait. Elle commençait à aller à la chapelle, aimait à assister à nos offices, et enfin vint le jour où elle accepta une entrevue avec le Père Engelen. Dès lors, ce Révérend Père, prodigue de son zèle et de son temps, acheva d’éclaircir ses doutes et de l’instruire
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à fond. Toutefois, le pas décisif entraînait bien des sacrifices que M me H*** sentait vivement. Pour vaincre les dernières hésitations ou plutôt les derniers efforts du démon, le Seigneur devait frapper un grand coup. Le 17 février 1911, tandis que notre Digne mère était en retraite, le feu se déclara subitement dans notre ancienne demeure japonaise, occupée par nos bébés du Yochi-en ; heureusement, les enfants n’étaient plus là, il était 4 h du soir. La cause de l’accident, difficile à déterminer, provenait sans doute de la négligence de la personne de service chargée d’éteindre les poêles et de fermer la maison. Toujours est-il, qu’en moins d’une demi-heure, ce cher témoin de nos premiers jours de bonheur à Sankocho n’était plus qu’un morceau de débris embrasés. La rapidité fut telle que rien ou presque rien ne put être sauvé. On réussit néanmoins à préserver la maison de Tahei, presque contiguë, et quelques arbres furent épargnés en faisant la part du feu. Les pompiers arrivèrent, mais trop tard, le manque d’eau rendait d’ailleurs leur présence inutile. Une foule de plus de mille personnes avaient déjà envahi nos jardins, les uns attirés par la curiosité, les autres désireux de rendre service, tous animés de la plus cordiale sympathie. Pendant plusieurs jours, ce fut une affluence de visites, de lettres, de cartes, et même de dons en nature, surtout de gâteaux, suivant une curieuse coutume japonaise fidèlement suivie dans tous les cas semblables, et ils ne sont pas rares. Chacun sait que le feu est le grand ennemi de ce pays où tout le favorise : nature et légèreté des constructions, simplicité toute primitive des moyens d’éclairage et de chauffage, etc. Si dans les desseins de Celui qui permet tout pour le plus grand bien de ceux qui l’aiment, cet accident devait contribuer à faire mieux connaître le Sacré-Cœur, il devait avoir l’effet moral le plus décisif sur M me H***. Cette épreuve partagée avec nous et dont elle voulait se dire seule responsable, acheva de lui ouvrir les yeux en lui brisant le cœur. La vue de notre soumission calme et résignée à la Volonté de Dieu, lui fit surtout une salutaire impression. Elle écrivit à notre digne Mère qui terminait sa retraite, la lettre la plus touchante : ‘Vous catholiques, vous religieuses, disait-elle, vous avez quelque chose qui vous aide à considérer de haut les vicissitudes de la vie, et moi je ne l’ai pas.’ Elle concluait en déclarant sa ferme détermination d’être reçue dans l’Église. 362
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La cérémonie de l’abjuration et du Baptême sous condition ne se fit pas attendre. Le dernier jour de la neuvaine de saint François Xavier, le 12 mars, M me H*** était enfin catholique. […] Cette conversion fut le prélude de bien d’autres consolations138. « La maison de cérémonie » À l’écoute des judicieux conseils du Père Delmas, d’Amédée Salmon et de leurs amis, les fondatrices intègrent au programme de l’éducation des filles l’apprentissage des rites japonais de réception et d’accueil. À cet effet, Bridget Heydon fait construire un local spécial :
Installé avec tous les perfectionnements que réclame l’éducation moderne, au Japon plus qu’ailleurs peut-être, il fut inauguré à la rentrée d’Avril 1912. Une petite maison japonaise avec sa miniature de jardin, le tout disposé selon les lois de l’art japonais, fut adjointe au grand bâtiment des classes. Les élèves se réunissent dans cette ’maison de cérémonie’, comme on l’appelle, pour apprendre l’art de faire et de recevoir des visites, d’offrir des présents, d’arranger les fleurs selon des règles fixes et symboliques, et surtout pour la « cérémonie du thé » si compliquée avec ses puérils détails139. Cet espace culturel est à lui seul significatif. Il montre l’importance accordée aux traditions et aux valeurs japonaises. En moins de trois ans, les religieuses du Sacré-Cœur ont réussi à ouvrir un pensionnat à Sankocho. Les récits et les lettres des Archives générales nous ont permis de suivre, à la manière d’une caméra, les différents moments de cette fondation. Ils ont montré comment l’audace et la diplomatie ont été aux commandes, durant le temps nécessaire à la fondation. L’appui d’amis japonais, influents, a joué un rôle déterminant dans la réussite de cette implantation au Royaume du Soleil Levant. Les problèmes ont pu être dénoués, des solutions adéquates trouvées. De leur côté, les religieuses ont manifesté une réelle capacité d’inculturation. Leur estime du peuple japonais a certainement facilité l’action éducative et les relations avec l’environnement. Ainsi, dès 1914, il y avait au pensionnat japonais cent-vingt-sept élèves et au pensionnat européen, soixante-douze « enfants de toutes races et de toutes langues ».
Lettres annuelles, 1909-1911, Tokyo, p. 540-541. Lettres annuelles, 1912-1914, Tokyo. A.G.S-C., L. A., p. 474.
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conclusion De 1901 à 1909, deux mille cinq cents religieuses du Sacré-Cœur furent envoyées dans d’autres pays et les biens des communautés, dispersés. Les implantations se sont ainsi étendues jusqu’en Extrême-Orient. À cette époque, l’enseignement en France était apprécié dans les autres parties du monde ; l’introduire au programme scolaire constituait une occasion de renouvellement. L’un des effets des « expulsions » a donc été de répandre la culture française dans d’autres contrées140. Et comme les communautés envoyées pour réaliser les fondations étaient internationales, un autre atout recherché par les parents d’élèves était l’enseignement de l’anglais par des anglophones.
Quand internationalité va de pair avec collaboration Plusieurs traits sont communs à ces cinq fondations, réparties sur quatre continents. Le premier est l’antériorité des premières demandes faites par les autorités locales. L’accord avait régulièrement été différé par manque de personnel enseignant ou à cause des difficultés de transport. Mais derrière ces motifs officiels, quel que soit le pays concerné, l’instabilité politique était un obstacle majeur. Or, de 1901 à 1909, c’est en France que sévit la tornade de la suppression des maisons. Cet événement bouleversa l’organisation de la Société et favorisa son internationalité. Le second trait est la revendication de la liberté d’agir selon le projet éducatif de la Congrégation, à l’exception près du Japon où le contexte politique et religieux nécessitait une longue patience. Cette exigence apparaît nettement au moment de la rédaction du contrat établi avec le gouvernement de Colombie. Elle concernait aussi le choix des œuvres et du recrutement. Un autre trait commun est la confiance accordée par la maison généralice à certaines personnes, ecclésiastiques ou laïcs, lors de décisions à prendre. Certes, la collaboration était exigée par l’inconnu de la situation locale et le fait de la clôture. Mais cette confiance aurait pu être plus limitée. Or, elle apparaît sans réserve lorsqu’elle s’adresse à d’anciennes élèves telles que M me de Barros pour Rio de Janeiro, ou M me Mattei et son mari 140 L’un des moyens fort appréciés était l’étude des cantiques et de chants. Comme simple exemple, aux USA, à la maison de San Francisco, à Broadway, la tradition a longtemps été maintenue de chanter les Noëls français, appris par les chorales dès le mois de septembre.
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pour Malte. Il en est de même vis-à-vis des jésuites dont l’aide ne leur a jamais fait défaut au cours des réalisations.
S’enraciner, tout en voulant rester soi-même Des difficultés d’adaptation apparaissent ici et là. La plus immédiate est, sans nul doute, le manque de connaissance de la langue du pays. La nécessité de l’apprendre rapidement s’imposait d’ellemême pour pouvoir enseigner, communiquer avec les familles, le personnel, les entrepreneurs ou les commerçants. Au Brésil comme au Japon, des moyens furent pris pour cela dès leur arrivée. D’autres difficultés relèvent du rapport au temps et au travail. Le choc culturel est sensible sur ce point. Quel que soit le pays, les religieuses ont envisagé et engagé les œuvres éducatives selon un rythme qui ne correspondait pas à celui des habitants. La considération qui leur était faite, en tant que religieuses, et la réputation de l’éducation au Sacré-Cœur leur étaient des gages d’autorité. Elles ont su en user. Mais, dans certains cas, leur assurance était telle que c’était le vis-à-vis qui devait changer ses habitudes. De même, leur représentation de l’espace s’affirme parfois devant celle de la culture locale. Le désir de se retrouver en contexte européen apparaît en particulier dans le choix du plan de construction du pensionnat. Aussi a-t-il fallu à Héliopolis, en 1911, la volonté de fer du Baron Empain pour le contrecarrer et imposer un bâtiment de type mauresque. Toutefois, cette tendance ne s’exprime pas dans les récits de fondation de la maison de Sankocho. Les religieuses firent preuve, au contraire, d’une belle capacité d’adaptation aux coutumes et aux règles administratives japonaises. La personnalité des fondatrices marque donc chaque insertion d’un cachet particulier. Et la rencontre du pays d’accueil prend ainsi des accents diversifiés.
À la suite des premières fondatrices Par leur détermination et, surtout, par leur liberté dans l’action, les unes et les autres communiquent une image de la femme qui peut étonner, vu le contexte de l’époque. Elles n’ont pas eu peur d’aller de l’avant, de négocier, d’insister auprès de la supérieure générale pour obtenir l’approbation de leurs projets. À la manière de Philippine Duchesne, fondatrice des maisons du Sacré-Cœur aux États-Unis, elles ne vivaient pas une obéissance passive141. Dans la responsabilité confiée, elles avaient le sens de
141 L. Callan, Philippine Duchesne 1769-1852, Traduit de l’américain par J. Erulin, Imprimerie G. de Bussac, 1989 ; Philippine Duchesne et ses compagnes, Les années pionnières,
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l’initiative et de la concertation. Après avoir observé la situation et s’être entourées d’avis compétents, elles étaient capables d’agir en femmes d’affaires. Et lorsque la fondation était réalisée, elles étaient, aussi, capables de s’en détacher pour être envoyées vers d’autres horizons. Au-delà de la diversité de réactions, inhérente à la composition des communautés et du contexte, un même dynamisme traverse chaque réalisation, un souffle fondateur parcourt les récits. À maintes reprises, la saveur de l’esprit des origines de l’Institut se retrouve. Elle vient surprendre le lecteur quand des confidences lui sont faites, telle la découverte à Sankocho du « trésor de joie caché dans la pauvreté et les petites gênes inhérentes à tout ce qui commence ». L’abandon à la Providence est le ressort des entreprises, la source de sérénité des religieuses dans leurs difficultés. Il s’exprime parfois avec naïveté. Du moins est-il le signe d’une foi profondément enracinée dans une relation au Christ, d’une vie donnée à Le faire connaître et aimer. La cause de la béatification de Sophie Barat et les tribulations relatives aux fermetures des maisons françaises ont pu aiguiser ce sens spirituel. Les récits font aussi découvrir un autre élément de la culture de la Société du Sacré-Cœur : le plaisir à contempler le créateur dans ses œuvres. Les religieuses le communiquent en particulier dans la description de leurs voyages et des personnes rencontrées. Certaines relations sont vraiment belles, tant au niveau de l’écriture que de la réalité évoquée. Non sans humour, le regard parcourt les sites et les scènes quotidiennes pour y rejoindre Dieu à l’œuvre. Ainsi, dans l’écriture elle-même, il apparaît que ces femmes ont pour vocation « d’être un trait d’union entre Dieu et les âmes », comme le disait Guadalupe Bofarull à Tijuca. Mais faire fonction d’ouverture vers l’invisible, n’est-ce pas aussi le rôle de tout témoin de Jésus-Christ ? Et, particulièrement, de tout éducateur, enseignant ou parent ?
1818-1823, Lettres et journaux rassemblés, établis et présentés par C. Paisant, Cerf, Histoire, Paris, 2001.
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Les religieuses du Très-SaintSacrement de Romans au Brésil Pat r ic k C a b a n e l
Les origines de la congrégation des religieuses du Très-Saint-Sacrement remontent au début du xviiie siècle, dans un Vivarais fortement divisé entre catholicisme et protestantisme. Le fondateur est un prêtre de paroisse et missionnaire de campagne, que certaines sources disent issu du protestantisme, Pierre Vigne (1670-1740). Né à Privas, ordonné en 1694, le jeune prêtre est vicaire à Saint-Agrève avant d’effectuer un séjour de six années chez les Lazaristes de Lyon. En 1706 et jusqu’à sa mort, il devient missionnaire itinérant ; son œuvre est marquée par l’érection à partir de 1712, à Boucieu-le-Roi, d’un chemin de croix de trente stations qui continue à attirer aujourd’hui encore un important pèlerinage. En 1724, il est admis comme associé dans une société cléricale, les Prêtres du Saint-Sacrement, fondés par Mgr d’Authier de Sisgaud à Valence. Ce missionnaire est aussi un auteur relativement prolixe. Sa réputation et son œuvre ont duré assez pour que le pape Jean-Paul II le béatifie en 2004. Sans doute doit-il cette reconnaissance suprême, en attendant une éventuelle canonisation, à la fondation des religieuses du Très-SaintSacrement. Il s’agit, au départ, d’une modeste aventure : une jeune femme, conquise par la parole du missionnaire, s’installe à Boucieu et y fonde une école ; elle est rejointe par trois jeunes filles ; en 1715, sept « sœurs » se lient par une règle commune, c’est le début de la future congrégation. Sa spécificité tient à l’adoration quotidienne du Saint-Sacrement, à laquelle elle doit son nom ; mais d’emblée, on vient de le voir, les religieuses s’occupent d’instruction des enfants et bientôt de soins hospitaliers. Une expansion raisonnée débute : en 1740, à la mort du P. Vigne, on compte près d’une centaine de religieuses réparties en dix-neuf établissements, tous situés de part et d’autre du Rhône, entre Vivarais et Dauphiné ; en 1787, avec la fondation d’une maison à Valence et à la veille de la tourmente révolutionnaire, on compte trente-neuf implantations.
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Cette histoire n’a rien d’exceptionnel : la vague de créations et l’expansion continue qu’en connues le monde congréganiste féminin au 19e siècle (au moins jusqu’à 1880) plongent leurs racines dans un 18e siècle qui a assisté à une mutation des paradigmes au sein du « catholicisme » au féminin, pour reprendre une expression de Claude Langlois. Alors que la vitalité des abbayes et autres ordres contemplatifs prestigieux, peuplés de religieuses issues de la noblesse et de la bourgeoisie et munies de dots parfois importantes, marque un coup d’arrêt, avec une double crise des vocations et des ressources, un nouveau modèle perce dans un monde essentiellement rural : de petites communautés s’organisent autour d’une pieuse femme ou d’un prêtre, et réunissent de simples sœurs issues d’un milieu plutôt modeste et soucieuses de vie active, l’enseignement et le soin des malades. Les diocèses les plus religieux, ceux que le chanoine Boulard a désignés comme des « terres de chrétienté », abritent ces congrégations religieuses à supérieure générale dont la plupart allaient survivre à la Révolution française et connaître par la suite soit une expansion sans précédent, dans le contexte d’un siècle favorable entre tous à la vocation religieuse des femmes enseignantes et soignantes, soit un étiolement qui les conduirait à s’affilier à des familles religieuses à la spiritualité voisine. Les religieuses du Très-SaintSacrement ont connu pour leur part le premier destin, celui d’un développement continu que scandent quelques dates et chiffres. En 1804, un décret cède au petit groupe des survivantes une grande partie du monastère de Saint-Just, à Romans (Drôme), désaffecté depuis la Révolution : le bâtiment allait héberger jusqu’en 1906 la maison-mère d’une congrégation désormais qualifiée de « religieuses du Très-Saint-Sacrement de Romans ». L’actuelle maison-mère, au cœur de la ville de Valence, a été achetée en 1866. Les implantations ont repris peu à peu, les recrues afflué : on compte 105 professions religieuses de 1816 à 1827, 224 de 1828 à 1852. En 1865, les religieuses du Très-Saint-Sacrement sont au nombre de 612, de 800 en 18781, ce qui fait d’elles une congrégation d’une certaine importance, loin derrière quelques « géantes » comme les Filles de la Charité (9131 membres en 1878), les sœurs de Saint-Joseph de Lyon (2520) ou celles de la Charité et Instruction chrétienne de Nevers (2168), mais à la même hauteur que les Dames du Sacré-Cœur de Sophie Barat (863 membres) ou les sœurs de la Sainte-Famille de Villefranche-de-Rouergue (774)2. Les sacramentines – tel est le nom qu’elles se donnent – doivent pourtant affronter la concurrence, dans la 1 Le registre d’entrées et sorties n’indique toutefois que 719 religieuses à la fin de l’année 1903. 2 Chiffres tirés de Claude Langlois, Le catholicisme au féminin. Les congrégations françaises à supérieure générale au xix e siècle, Cerf, 1984, qui reprend É. Keller, Les
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Drôme, des Trinitaires de Valence ou des sœurs de Sainte-Marthe à Romans même. Leur zone d’expansion s’est élargie bien au-delà du noyau « rhodanien » initial (Ardèche, Drôme, Lozère, Isère, Vaucluse, Gard, Bouches-duRhône), puisque des maisons ont été ouvertes à Lyon, Paris, Nice, Cannes, Saint-Lô, dans le Doubs, en Meurthe-et-Moselle, etc. En 1878, ce sont plus de 11 000 élèves qui sont instruits dans leurs établissements. La congrégation a été autorisée en 1810 puis en 1866 ; Rome, de son côté, a accordé une série d’approbations canoniques, de 1869 à 1885. D’abord de droit diocésain, l’institut est désormais reconnu de droit pontifical et peut rayonner dans le monde, s’il en a l’intention et les moyens humains et financiers. Ce qui ne manque pas de se produire, sous le généralat d’une supérieure qui jouit d’autorité et de longévité, Mère St. Joseph Bouvaret (de 1852 à 1897…). Certes, les supérieurs ecclésiastiques mettent leur veto à trois projets d’implantation à Andrinople (Empire ottoman), à San-Salvador (Guatemala) et même en Terre-Sainte. Mais en 1869 les religieuses peuvent franchir une première fois la frontière et fonder une maison à Subiaco, dans les terres de Saint François d’Assise. Viennent ensuite Rome (trois maisons, entre 1878 et 1883, dont un noviciat), Carpineto, où est né le pape Léon XIII, et trois autres implantations italiennes. La Manche est franchie à son tour : les religieuses s’installent à Londres en 1874 et à Brighton en 1886. La géographie de cette expansion est classique : bien d’autres congrégations féminines françaises ont essaimé en Italie et dans une Angleterre méridionale qui semble s’ouvrir à la reconquête catholique. Des velléités, compromises par des facteurs divers, ont visé la Belgique et jusqu’à l’Australie, où les Bénédictins de Subiaco entretiennent des missions. Il faut rien moins que la tourmente de la « persécution » combiste pour jeter les sacramentines sur des rivages aussi lointains que ceux du Brésil. Autorisé par l’État, l’institut du Très-Saint-Sacrement échappe à la dissolution imposée par la loi de juillet 1901 aux congrégations dont les demandes ont été, nous l’avons vu, systématiquement rejetées. En revanche, tous ceux de ses établissements qui ne jouissaient pas d’une autorisation expresse sont condamnés à la fermeture à partir de l’été 1902, à la suite d’une circulaire d’Émile Combes. Dix-sept écoles sont fermées en 1902, trente-et-une autres au cours de 1903, quelques autres encore dans les années suivantes ; même les hôpitaux dirigés par les religieuses sont concernés et laïcisés, à chaque fois qu’il est possible de remplacer les sœurs par des infirmières : ainsi à Valence et Romans, en 1905 et 1906. L’ancienne maison-mère de Romans est confisquée. Celle de Valence, bientôt bondée, Congrégations religieuses en France. Les Trinitaires de Valence comptent alors 1155 membres, les religieuses de la Présentation de Marie, au cœur de l’Ardèche, 1436.
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accueille des dizaines de religieuses de tous âges contraintes de se replier au moins provisoirement dans le bâtiment. Un ouvroir est mis en place pour procurer quelque activité à ces femmes qui se retrouvent brutalement à la charge de leur congrégation. Les supérieures ayant refusé, sauf exception, le choix de la sécularisation, qui aurait rendu aux religieuses leur liberté mais aussi la responsabilité de subvenir à leurs besoins, le départ à l’étranger s’impose. Des projets sont envisagés à destination de la Croatie (Agram et Fiume), de Vienne, de la Belgique, mais sans effet. La Suisse, en revanche, accueille à partir de 1903 une vingtaine de sacramentines, particulièrement à Agy, près de Fribourg, et grâce à l’intervention de l’homme politique catholique Georges Python. L’Italie et l’Angleterre accroissent leurs capacités : deux maisons sont fondées dans chacun de ces pays, et il est probable que la maison-mère aurait été transportée de Romans dans une vieille abbaye voisine de Cherasco (Italie), s’il s’était avéré impossible de l’installer à Valence. Monaco accueille également une maison. Jouer la carte des pays européens voisins n’est pourtant qu’un pis-aller, alors que bien d’autres religieuses sont à placer et que, par ailleurs, ce sont des centaines de congrégations françaises qui cherchent à s’implanter dans ces mêmes pays, à commencer par la catholique et francophone Belgique. La concurrence est sévère et l’avenir, sans doute, à celles qui acceptent de choisir le grand large. Encore, nous allons le voir, devaient-elles y trouver à leur tour de la concurrence.
Le choix du Brésil En dépit de son éloignement, de l’inconnu qu’il représente, de l’obstacle relatif de sa langue, le Brésil semble offrir le chantier et les ressources à peu près infinis d’une nation jeune, catholique, où l’exil et le refuge peuvent se charger instantanément d’une dimension évangélisatrice. Les choses n’ont nullement été conduites de manière improvisée : le nonce apostolique au Brésil, de 1902 à 1906, Mgr Giulio Tonti3, a adressé une lettre circulaire aux évêques du pays en leur demandant s’ils étaient prêts à accueillir des religieux ou religieuses de France, dont il expliquait la situation que la loi de 1901 leur créait, et pour quels types d’apostolat4. Six La supérieure des sacramentines lui a adressé une lettre de remerciement (brouillon dans les archives de Valence). 4 Le document, conservé à l’Archivio Segreto Vaticano, est cité par Gianni La Bella, « L’exil des religieux de France 1901-1904 : l’arrivée en Amérique latine », P. Cabanel et J.-D. Durand, dir., Le grand exil , p. 281-282. 3
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évêques ont répondu positivement, ouvrant ainsi la porte à une immigration congréganiste dont les chiffres permettent de deviner l’ampleur relative : rappelons que le pays devait compter en 1920 1181 religieuses étrangères. Parmi les congrégations ayant envoyé des sœurs au Brésil à partir de 1901 ou 1902, on compte douze Visitandines de Valence5 et des Ursulines de Pont de Beauvoisin (Isère), les unes et les autres installées à Bahia où les secondes accueillent les sacramentines à leur arrivée. Ou encore les dames du Sacré-Cœur, on l’a vu dans le présent volume – rappelons qu’elles ont un accès immédiat au nonce, qui joue personnellement les intermédiaires entre elles et l’archevêque de Rio de Janeiro6 ; les religieuses de Saint-Joseph de Villefranche-de-Rouergue, les sœurs bleues de Castres7, les religieuses de Notre-Dame du Calvaire de Gramat (Lot), la Sainte-Famille de Bordeaux, le Providence de Gap, les sœurs du Bon Pasteur d’Angers, les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, les trappistines de Mâcon, etc. Le Brésil n’était nullement terra incognita pour le monde congréganiste français, puisque les sœurs de St. Joseph de Chambéry (1858)8, les Dominicaines du Rosaire (1885), les religieuses de Notre-Dame de Sion (1888), les sœurs de Saint-Joseph de Moutiers (1896)9, entre autres, s’y étaient installées avec succès10. On mesure la puissance congréganiste
On trouvait des Visitandines à Valence (36 religieuses en 1878), Montélimar et Romans. 6 Cf. ici-même, p. 292-294. Le nonce vient dire la messe à la maison de Maceio des sacramentines, le 7 août 1904 ; elles apprécient l’honneur et le fait qu’il parle très bien le français. Pages intimes [désormais : PI ; référence complète à la fin de cette présentation, note 48], 2, p. 185). 7 Elles ont décliné l’offre de l’orphelinat de La Feira Santa-Anna, laissant ainsi aux sacramentines (qu’elles accueillent dans leur maison de Dakar au cours de leur traversée de l’Atlantique) l’opportunité de s’installer au Brésil. Mais elles ouvrent en octobre 1904 une maison à Cuiaba, dans le Matto-Grosso, avec six religieuses. L’appel est venu du R.P. Bernard, supérieur général des Tertiaires Réguliers d’Albi, missionnaire au Matto Grosso. En 1907, une seconde maison est ouverte à São-Luiz de Caceres, à l’instigation des Pères franciscains de la Drèche (diocèse d’Albi) qui venaient d’y fonder une mission. Archives des Sœurs bleues de Castres. 8 Elles ont cinq maisons, dont deux collèges et un noviciat, à Saõ Paulo, où elles hébergent les sacramentines venues chercher un établissement (PI, 2, p. 221). 9 J. Trésal, Cent années au service de l’Église et de la France : les sœurs de Saint-Joseph de Moutiers en France et au Brésil (1828-1928), 1929, 2e éd., Gabalda ; 34 religieuses parties au Brésil de 1896 à 1900, 46 de 1902 à 1908. 10 M. A. da Cruz Colombo, Luzes e Sombras. Uma visão da educação feminina no final do seculo xix e inicio do xx, São Paulo, All Print editora, 2006, passim. 5
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et missionnaire de la France, alors que le Brésil semble compter bien peu de maisons de religieuses portugaises11. La tourmente anticléricale dans la France des années 1900 a donc multiplié les candidatures congréganistes à destination du Brésil. Les sacramentines installées sur place font allusion à la concurrence qui les oppose à d’autres religieuses, à la fois parce que cette concurrence est réelle, et sans doute aussi parce qu’elle sert d’argument pour contraindre la maison-mère à envoyer toujours plus de sœurs au Brésil afin d’y occuper des positions. On trouve un avertissement sérieux dans une lettre de sœur SaintInnocent12, la visiteuse (inspectrice) envoyée sur place, le 29 novembre 1904 : « Usons toujours de ménagements, car nous avons autour de nous des Sœurs de la Sainte-Famille qui viennent de prendre l’hôpital de Maceio. Patronnées par Mgr, elles sont arrivées au bout de leurs désirs. Il y a trois ans que ces sœurs sont à Pernambouc attendant la décision de Mgr qui, s’appuyant sur la parole que lui avait dite notre bien regrettée sœur Saint-Félix : Que nous n’avions pas de sœurs pour le moment (c’est Mgr lui-même qui me l’a dit) [, a tranché]. Ces mêmes sœurs prennent l’hôpital de Pénède, pays voisin d’Aracaju, et il ne faudrait pas que nous soyons en dessous, ni pour les collèges ni pour les hôpitaux ; nous ne sommes plus les seules dans ce pays. On dit qu’à Pernambouc il y a tout plein de communautés. […] Je vois que les sœurs n’arrivent pas vite et pourtant cela presse. Les autres communautés arrivent en bandes, elles pourraient bien nous couper l’herbe sous les pieds. 26 ursulines sont arrivées le 12 novembre13. […] Bientôt tout le pays sera peuplé de religieux expulsés de France14 » Une seule allusion, à des religieuses portugaises du Saint-Cœur de Marie (congrégation française) à Santos, dans l’État de Saõ Paulo (PI, 2, p. 221). 12 S. St Innocent Fayolle, née en 1841 à Monréal (Ardèche), sœur d’un Supérieur général des Pères Basiliens, tante de quatre sacramentines. Envoyée au Brésil de septembre 1904 à fin mars 1905. Elle mourut à Rome en janvier 1908. 13 Il s’agit des ursulines de Pont de Beauvoisin, en Isère (25 religieuses en 1878), qui comptent dans leurs rangs la nièce d’une sacramentine et une de leurs anciennes élèves ; elles sont venues avec leur aumônier. Ce dernier se retrouve au chômage technique, puisque l’aumônier attaché à la maison qui accueille les ursulines a conservé son titre ; les sacramentines pensent donc recourir à ses services. 14 Cf. ici-même, p. 295, la lettre d’une amie brésilienne des Dames du Sacré-Cœur qui les invite à se hâter, à cause de l’arrivée massive des congrégations françaises – et de citer les religieuses du Très-Saint-Sacrement ! 11
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La visiteuse souhaite donc accepter la direction de l’asile de Cachoeira, pour ne pas le laisser passer aux mains d’une autre communauté « toute disposée à le [directeur] servir tout de suite ». La concurrence est palpable sur le bateau même de l’exil : en janvier 1906, la nouvelle visiteuse et cinq sacramentines voyagent en compagnie de sept religieuses de la SainteFamille de Villefranche-de-Rouergue, des compagnes de celles qui dirigent le collège de Maceio « concurremment à nos sœurs »15. Les exils sont étroitement liés aux fermetures de couvents et d’écoles en France. Ainsi les clarisses installées dans le diocèse de Bahia ont-elles vainement espéré que leurs consœurs de Romans16 les rejoindraient : ces dernières n’ont pas été expulsées et restent donc dans leur couvent ; l’archevêque de Bahia demande à la supérieure des sacramentines de lui écrire quelques lignes afin qu’il puisse les montrer aux clarisses et les persuader « que pour le moment il n’y a pas de compagnes pour elles en France » (décembre 1904)17. Les religieux sont également présents, spécialement les frères maristes (139 arrivées au Brésil au début du xxe siècle) et les frères des écoles chrétiennes (34 arrivées en 1907)18, mais aussi les Picpuciens19 ou les Pères du Très-Saint-Sacrement. Les maristes sont installés à Cachoeira et Maceio, et encouragent les sacramentines à développer leur propre réseau. Dans une lettre du 24 avril 1904, sœur Marie-Canisius raconte la surprise que le sort lui a réservé, et en commente la dimension providentielle :
15 Si la congrégation n’ouvre pas un hôpital et collège à Penede, la Sainte-Famille s’y installera. « Elles rayonnent tout autour de nous et ce sera une fameuse concurrence pour nos sœurs » (lettre de la visiteuse, 21 juillet 1906). 16 Le diocèse de Valence comptait en 1878 trois couvents de clarisses, à Valence, Crest et Romans, avec au total 111 religieuses. 17 « Ces bonnes sœurs n’ayant en général point encore été victimes de la persécution, répugnent à s’exiler », brouillon d’une lettre de la supérieure générale des sacramentines à l’archevêque de Bahia. Elle précise que ces religieuses se recrutent difficilement et qu’elles vivent pauvrement et, pour beaucoup, sous une stricte observance. Autant de traits qui compliquent leurs chances de succès au Brésil. 18 Des brochures biographiques ont été consacrées à deux des fondateurs au Brésil, deux Lozériens partis de Lille et Annappes, dans le Nord, où ils étaient sous-directeurs respectivement d’un collège et d’un juvénat : J.-J. Parmagnani, Irmão Pedro (1860-1919), fundador do Centro Educacional La Salle, Porto Alegre, 1979, 69 p. et Irmão Isodoro, Religioso lassalista, Porto Alegre, 1983, 47 p. 19 Une colonie de sacramentines a voyagé avec des Picpuciens, la supérieure des premières apprend avec douleur la mort prématurée du supérieur des seconds (PI, 2, p. 118).
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« Le Provincial des Frères maristes (les mêmes Frères que nous avons à Bourg-de-Péage), de passage à Maceio, ayant appris qu’il y avait dans la ville des religieuses françaises, est venu nous visiter. J’ai cru à une vision en l’apercevant. C’était un coin du Dauphiné apparaissant tout à coup dans notre cité d’Alagoas. Le bon Frère, de son côté, n’en revenait pas de trouver ici des religieuses du TrèsSaint-Sacrement. Il a connu nos sœurs à Aubenas. Il est de l’Ardèche. Il vient ici, appelé par l’Évêque, pour ouvrir un collège de jeunes gens, ou du moins pour en régler les conditions, car il retourne à Pernambouc, d’où il enverra des sujets. Sous peu, nous aurons à Maceio des Frères Maristes. Voilà comment la persécution aura servir une fois de plus à étendre et propager l’œuvre de Dieu 20 ». Des Pères carmes français sont également installés à Cachoeira ; les trappistes ont été appelés par l’État à diriger l’exploitation des mines. L’évêque d’Alagoas demande à sœur Saint-Félix, la première supérieure des sacramentines au Brésil, d’écrire à des congrégations d’hommes, afin qu’elles viennent s’installer dans son diocèse. Les rédemptoristes sont dûment informés par la supérieure générale. « Adressez-lui [à l’évêque de Maceio] tous les religieux qui voudront venir au Brésil, vous lui ferez un très grand plaisir », insiste sœur Saint-Félix. L’évêque voit en eux des missionnaires, mais il cherche encore à accueillir des jésuites ou toute autre congrégation susceptible de prendre la direction de son grand séminaire. Un échange de lettres a lieu, sans aboutir, avec Dom Gréa, le fondateur des chanoines réguliers de l’Immaculée-Conception qui ont pris pied au Canada en 1891. De quelle manière, lorsque l’on est une congrégation encore « moyenne », sortie du cadre diocésain mais sans vocation missionnaire et à l’internationalisation réduite à la seule Europe proche, choisit-on de partir au Brésil ? Volontarisme et hasard (ou Providence…) y ont leur part, on va le voir à travers le récit qui suit. Il met en scène la religieuse qui allait fonder la nouvelle province, sœur St-Félix (Marie Baudet), née à Mazan (Vaucluse) en 1843, et qui venait de diriger avec succès, de 1880 à 1896, les maisons italiennes de l’institut. « Depuis longtemps déjà, ma sœur Saint-Félix me pressait de la laisser partir pour Rome, où elle espérait trouver, en faisant quelques démarches auprès de la Propagande, un moyen de faciliter la réalisation de ce désir : aller porter au-delà des mers la connais20
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sance et l’amour de notre Dieu. Telle était son ambition. C’était aussi, bien secrètement, la mienne. Mais que d’obstacles j’entrevoyais ! Que de difficultés !… Dans la prière seulement je pouvais puiser lumière, force et conseil. Et je priais, et je faisais prier. Enfin je me résolus à laisser sœur Saint-Félix partir pour Rome. Avant même de commencer ses démarches, notre chère sœur se mit en mesure d’appeler sur elles la protection divine par la prière et la pénitence. Nous avons su, par nos sœurs de Rome, que tous les matins, pendant neuf jours, elle se rendait à pied et à jeun, au tombeau du chef des apôtres, à Saint-Pierre, et jusqu’à midi elle y demeurait en prières. La Providence, dont nous aurons souvent, dans ces pages, à constater la visible intervention, ne lui fit pas défaut. Elle rencontra bientôt un bon religieux, ami intime de Mgr l’archevêque de Bahia (Brésil), qui nous mit en relations avec sa grandeur21 ». L’archevêque, Mgr Jeronimo Tomé da Silva (francophone, il signe ses lettres « Jérôme »)22, primat du Brésil, propose aux religieuses la direction d’un orphelinat dépendant de la mense archiépiscopale, à la Feira SantaAnna, une petite ville d’environ 20 000 habitants, située dans la province de Bahia, sur la rivière Jacuhype, au terminus du chemin de fer central. À l’évidence, il n’est pas question pour les nouvelles venues de s’établir immédiatement dans la capitale de l’archidiocèse (ce ne sera chose faite que fin 1906), où les positions sont déjà occupées par des religieuses françaises arrivées de longue date, telles les filles de la Charité, alors que tout est à faire, ou presque, dans les autres villes : on y manque cruellement de religieuses, hospitalières ou enseignantes, tandis que les prêtres administrent des paroisses souvent immenses. La persécution qui frappe une France dont la vitalité congréganiste est alors à l’apogée offre aux évêques brésiliens une main d’œuvre proprement providentielle, en effet. Elle leur permet de densifier le réseau d’encadrement et d’instruction d’une population « qui ne manque pas d’esprit de foi, mais peu instruite des choses de la religion » : cette remarque des religieuses du Très-Saint-Sacrement résume 21 PI, 1, p. 5-8 ; voir aussi F. Vernet, La congrégation des religieuses du Très-SaintSacrement de Valence (1715-1940), Lyon, Lescuyer, 1941, p. 188-190. Le religieux est l’abbé bénédictin Mgr Gérard Van Caloen. 22 En mai 1905, il devait rencontrer à Rome la supérieure générale des Sacramentines et se féliciter avec elle de l’implantation des religieuses dans son diocèse et au-delà.
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bien le type d’évangélisation qu’elles ont eu à mener. Elle n’est nullement missionnaire au sens propre du terme, mais n’en est pas moins très différente des situations rencontrées en Europe. L’archevêque de Bahia demande la venue de cinq religieuses, sœur Saint-Félix prend tout naturellement leur tête. Je suis heureux, écrit le prélat le 2 janvier 1903, « d’ouvrir un lieu de refuge aux épouses du Christ persécutées en France ». Son collègue de Valence, lui, bénit les « exilées volontaires », le « premier essaim sorti de la Maison-Mère pour une mission lointaine ». Le départ a lieu le 20 mars, les cinq pionnières23 débarquent le 3 avril à San-Salvador de Bahia. La pulsion missionnaire est dans leurs têtes, ou du moins sous la plume de leur supérieure : « Le désir d’aller évangéliser, d’aller étendre notre chère congrégation dans le nouveau monde, nous fait à toutes cinq supporter volontiers toutes sortes d’épreuves ». Sœur Saint-Félix est mue par deux préoccupations : repérer des lieux et des œuvres où installer ses compagnes, et faire venir celles-ci de France, aussi nombreuses que possible, pour étendre le rayonnement naissant de la branche brésilienne. L’hostilité laïque et l’attrait missionnaire se renforcent mutuellement. Providence et universalité de l’Église, toujours : « Dieu tire en effet toujours le bien du mal, et tandis que sa main s’appesantit sur nos maisons de France, elle s’étend, visiblement protectrice, sur les établissements que la persécution nous a contraintes à fonder à l’étranger. Ce n’est point nous qui l’avons voulu, et nous n’aurions jamais songé à quitter notre patrie, pour nous transporter en des pays si lointains. Mais, comme le dit très bien, avec son grand esprit de foi, sœur Saint-Félix, la Providence se manifeste, d’une façon évidente, à chaque œuvre nouvelle qui se présente à nos sœurs du Brésil24 ».
Les partantes Et les caravanes sacramentines de passer les unes après les autres l’Océan. Le 7 août, six religieuses s’embarquent à Bordeaux à la suite des pionnières ; on trouvera plus bas le « journal » de voyage que composent
S. St-Félix Baudet ; s. M. Hermann Colombet (1853-1932), originaire de la Vienne ; s. St François Cotiaux (1860-1935), une Alsacienne ; s. Ste Rosalie Roche (1866-1926), une Ardéchoise, et s. Félicité Tachetti (1866-1916), une Italienne. Sauf s. Ste Rosalie Roche, morte à Romans, toutes sont décédées et reposent au Brésil. 24 PI, 1, p. 193. 23
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les lettres de leur supérieure, Sœur St-Ephrem Chambon. Le 15 novembre, ce sont dix-huit religieuses ; en avril 1904, douze autres ; en octobre, vingtet-une, et encore six en décembre. L’année 1905 en voit arriver, en quatre convois, vingt-et-une ; 1906, vingt-trois ; 1907, neuf encore, puis quatre en 1908, neuf en 1909, encore onze jusqu’en 1914. Au total, 145 religieuses du Très-Saint-Sacrement se sont embarquées pour le Brésil en un peu plus de dix années (dont 109 pour la seule période 1903-1906)25, ce qui représente une ponction importante dans les effectifs : près d’une sacramentine sur cinq a traversé l’océan. Début avril 1905, sœur Saint-Innocent Favolle, partie en octobre de l’année précédente pour visiter les maisons du Brésil, est rentrée pour rendre compte de ce qu’elle a vu dans la nouvelle province, et la manière dont la congrégation rapporte les retrouvailles montre bien qu’elle souhaite faire tomber préventions et inquiétudes, qu’il s’agisse des affres supposées du voyage, de la distance, du climat, des conditions de vie sur place, etc. À vrai dire, on a le sentiment que deux logiques et deux ambitions s’opposent : à Romans et à Valence, la supérieure générale, que l’urgence même de la situation empêche de se rendre au Brésil, songe d’abord à sauver ce qui peut l’être du réseau que la congrégation avait tissé au long du 19e siècle et ne se soucie pas de vider ses rangs au profit d’une province lointaine ; au Brésil, à l’inverse, les supérieures locales et les visiteuses envoyées en tournée semblent fascinées par l’ampleur des besoins et surtout par celle des occasions à saisir pour accroître la présence sacramentine dans une terre riche de tous les avenirs. Dès lors, les deux branches de la famille ne peuvent plus avoir tout à fait la même vision de ce qui se passe en France : une maison fermée, c’est un coup douloureusement ressenti à Valence, mais pour Bahia c’est la promesse d’une nouvelle caravane de sœurs appelées à multiplier les conquêtes. Décembre 1903, la sœur Marie-Canisius a appris, à La Feira, que le Sénat venait de retirer aux congrégations le droit d’enseigner (il s’agit de la future loi de juillet 1904) : « Si cela est, notre chère mission aura doublement sa raison d’être », commente-t-elle. Si le pensionnat de Paris est contraint à la fermeture, note sœur Saint-Félix en mars 1904, sa supérieure, sœur Marie-Rodriguez et dix à douze de ses compagnes pourront gagner le pensionnat de Maceio, « il faut là un personnel parisien, c’est une capitale ». À peine arrivée au Brésil, sœur Saint-Félix s’était dite prête à trouver asile et travail pour cinquante sœurs, si les expulsions en France l’exigeaient. Déjà elle songeait à explorer l’Argentine et sa capitale, mais ne put voir son vœu exaucé. Fondatrice et visiteuses multiplient les suppliques Huit départs interviendront encore de 1920 à 1929.
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auprès de la supérieure générale pour qu’elle envoie des religieuses. Une demie douzaine est annoncée en mars 1904 ? « Ce nombre est tout à fait insuffisant, je vous en prie, doublez-le, triplez-le, et envoyez-nous en le plus possible ». Mais la supérieure a recadré les choses : il vaut mieux bien asseoir les premières maisons avant d’en fonder d’autres, reconnaît l’intrépide « Brésilienne » en écho à une lettre venue de la maison-mère et que nous n’avons pas sous les yeux, mais dont nous devinons le contenu. Sœur SaintFélix rêve, en fait, de désigner elle-même les religieuses appelées à gagner le Brésil, soit en fonction de leur âge, soit en fonction de leurs talents, les musiciennes étant spécialement demandées pour un pays où le chant religieux occupe une bien plus grande place qu’en France. « Comme nous sommes presque toutes vieilles ici, je vous demande ma bonne mère de jeunes sœurs telles que sœur Marie-Bernard, Marie-Séverine, pour qu’elles aient un plus long avenir et qu’il vaille la peine d’apprendre une langue et des usages étrangers. Notre mission s’étendra sûrement dans ce pays ». Elle n’a toutefois pas encore écrit (c’est donc qu’elle avait envisagé de le faire) à sœur Marie-Rodriguez, la Parisienne qu’elle souhaite attacher à Maceio, et concède cette capitulation : « Et puis c’est mieux que ce soit vous, ma bonne mère, qui destiniez les sœurs qui doivent venir augmenter notre mission26 »… Froissements d’autorité sans doute inévitables entre la supérieure générale restée en France et une subalterne à la forte personnalité – peut-être trop forte aux yeux de certaines27 –, et qui trouve dans un pays situé aux antipodes un chantier à la mesure de son ambition et de ses talents, après une première aventure en terre étrangère, en Italie. L’une et l’autre sont parfaitement sincères, du reste, dans leur désir d’œuvrer à la gloire de leur institut. Les Pages intimes s’efforcent de tenir la balance égale entre les deux femmes28. L’ampleur même de l’éloignement et la lenteur des communi Le 27 septembre 1903, elle avait osé écrire : « Je prie le bon Dieu de vous inspirer dans le choix des sœurs que vous nous enverrez. C’est si important que chacune possède les aptitudes de son emploi. À Saint-Amaro, où la population est pieuse et plus distinguée qu’à la Feira, il faudra des sœurs qui édifient et qui se fassent aimer », PI, 1, p. 115. 27 Alors que sœur Saint-Félix menait de main de maître la province italienne, et avait ses entrées auprès du pape Léon XIII, elle est rappelée sans explication en 1896 pour diriger une maison près de Paris puis à Valence. 28 « [S. Saint-Félix] est partie, sans doute, avec les pouvoirs les plus étendus ; il ne pouvait en être autrement. Il faut être sur les lieux pour juger sainement et pratiquement toutes choses. Mais son esprit bien religieux est demeuré toujours le même. […] Elle ne manque point de consulter à l’avance toutes les fois que les circonstances le lui permettent, et elle soumet toujours à la sainte obéissance les décisisons qu’elle a dû prendre 26
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cations entre le Brésil et la Drôme donnent les coudées franches à sœur Saint-Félix29, qui distribue les obédiences à ses compagnes d’exil, traite avec les responsables ecclésiastiques ou politiques, assiège la maison-mère de ses lettres afin d’obtenir le plus grand nombre possible de religieuses. Une autre difficulté dans le gouvernement de la congrégation, sur place, semble avoir tenu à la jeunesse de certaines religieuses : plus aptes à apprendre le portugais, une langue jugée unanimement difficile30, et donc à tisser des liens avec la société brésilienne, notamment les parents d’élèves, elles auraient pris l’ascendant sur des sœurs plus âgées, détentrices de l’autorité institutionnelle mais dominées sur le plan de la langue et des relations sociales. Donnons un exemple de ce transvasement de la France vers le Brésil : en septembre 1904, la maison de Saint-Lô ayant été fermée, la supérieure et ses sept religieuses se déplacent en bloc à Nazareth, pour y prendre en charge un collège ; elles arrivent avec leurs soixante-dix-sept caisses, dont quarante sont énormes, apprend-on. Mais le voyage a été fatal aux verres qui protégeaient les grands tableaux de leur salon de Saint-Lô, même si cadres et gravures sont en bon état ; les pianos, eux, sont intacts. Les prospectus du collège sont rédigés par le propre père du gouverneur de l’État de Bahia. À Aracaju, dans l’État de Sergipe, le protecteur des sacramentines n’est autre que Mgr Olympio, sénateur, ancien gouverneur, et de surcroît prêtre… Les religieuses qui gagnent le Brésil l’ont-elles fait spontanément ou ont-elles été désignées par les supérieures de Valence… ou du Brésil ? Les deux cas de figure peuvent être observés. Les quatre premières compagnes de sœur Saint-Félix ? La supérieur générale s’écrie : « Nouvelles hésitations ! De nouveaux dévouements se manifestent, je n’ai que l’embarras du choix. La volonté de Dieu me semble se montrer dans une foule de détails que je ne puis énumérer31 ». Deux « Brésiliennes » disent avoir obéi à un ordre, ce qui paraît suffisamment naturel pour n’être pas censuré dans Pages intimes. « Je suis presque fière que vous m’ayez choisie » (sœur Sainteelle-même, prête à les réformer si l’autorité supérieure en décidait ainsi », PI, 1, p. 195. 29 Le collège de Saõ Carlos a même été créé, début 1905, parce que les religieuses n’ont jamais reçu le télégramme de la supérieure générale leur enjoignant de renoncer à ce projet. « Nous pensons que le bon Dieu, qui n’a pas permis que nous recevions votre dépêche, nous voulait à Saõ Carlos », PI, 2, p. 230-232. 30 Sœur Saint-Félix, qui a longuement vécu en Italie, se sent plus à l’aise, y compris parce que certains dignitaires de l’Église du Brésil ont eux-mêmes séjourné à Rome et parlent l’italien (et comprennent le français). 31 PI, 1, p. 7.
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Adélaïde) ; « Je remercie souvent le bon Dieu de vous avoir donné la pensée de m’envoyer ici » (sœur Marie-Claudia). Sœur Saint-Ferdinand, elle, avoue à la supérieure générale que sa mère s’oppose à un départ lointain, mais qu’elle-même ne demande qu’une chose, que la volonté de Dieu se fasse en elle : formulation sincère mais ambiguë, dans un univers culturel où l’obéissance exigée par les supérieurs prend figure de la volonté de Dieu. Sœur Marie-Coeli, elle, semble attendre de son exil la guérison d’une maladie ou d’une dépression, tout en répondant à un signal de sa supérieure, à laquelle elle écrit ceci : « En ces temps malheureux le meilleur parti à prendre est : le Ciel ou l’Amérique. Je choisis l’un et l’autre, me soumettant toutefois à tout ce que vous voudrez, persuadée que ce sera pour moi la volonté du bon Dieu ». D’autres parlent de leur désir de Brésil sur le mode typique des secrets et des vocations missionnaires. Ainsi sœur MarieCanisius, le 7 décembre 1903, après s’être demandé ce que pouvait penser la supérieure générale de son retard à lui écrire : « Que je ne suis pas contente et que je me repens, peut-être, de m’être si spontanément offerte à partir pour ces lointains parages ? Rassurez-vous […], je n’ai pas eu la moindre arrière-pensée sur ma vocation pour le Brésil. C’était depuis six mois le pays de mes vœux et de mon ambition. Cette ambition, je la méditais dans mon cœur, elle était mûrie par la prière. N’avais-je pas fait la promesse à NotreDame de Lourdes d’aller au-delà des mers […] ? J’appartenais donc de cœur et presque de droit à notre chère mission. Si je ne m’étais pas offerte plus tôt, c’était uniquement dans la crainte que ma bonne sœur Saint-Félix ne me veuille pas, me figurant bien à tort sans doute qu’elle-même choisissait ses sujets32. Aussi, tout en brûlant des désirs de partir pour l’Amérique, j’avais besoin qu’on me fasse signe d’avancer. Je venais de demander ce signe par une neuvaine au tombeau des Saints Apôtres lorsque survint votre appel. Vous savez le reste ». De telles lettres sont rares. Les supérieures du Brésil se désolent plutôt de voir leurs consœurs si peu avides de quitter la France. La visiteuse de 1906, sœur Saint-Denise, dénonce à plusieurs reprises celles qui redoutent le Brésil, alors que les enfants y sont beaucoup plus dociles qu’en France. « Que de jeunes sœurs pourraient venir et nous rendraient bien service en allégeant le travail de chaque maison ! Il y a tant de 32 Allusion involontaire à une sorte de dédoublement du commandement dans la congrégation, à l’occasion de l’exil.
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communautés en France qui voudraient avoir les moyens d’aller à l’étranger ! Et nous, nous méprisons ce que la Providence nous donne si libéralement ! « Qu’y a-t-il d’étonnant qu’après cela, [les sœurs] ne veuillent pas venir au Brésil ? Le bien-être les cloue en France, à la Maison Mère, en les empêchant de venir en terre étrangère dont elles s’exagèrent les difficultés, les peines et les sacrifices ! Je ne puis pas assez vous dire combien je regrette ce manque de générosité ! Il y aurait tant de bien à faire ici, tant de maisons qu’on nous offre avec de sérieux avantages et qu’il faut refuser faute de sujets » (13 et 24 décembre 1906) Quel type de religieuses l’exil a-t-il concernées ? Beaucoup de sacramentines appartenaient à ces fortes familles paysannes, parfois riches en terres et toujours en enfants et en foi, qui ont offert aux congrégations du 19e siècle des bâtisseurs, des administrateurs, des « managers » et des évangélisateurs hors pair. Les religieuses du Très-Saint-Sacrement se recrutaient notamment en Ardèche et en Lozère, où elles avaient implanté écoles et hôpitaux, et qui étaient des foyers d’émigrants et de vocations religieuses. La « race », comme on disait alors, était parfois plus pratique que mystique : il y avait assez d’énergie, de ténacité et de bon sens pour implanter de petits empires éducatifs et religieux jusque dans l’exil le plus lointain. Plusieurs sont parties, à l’évidence, « en famille » – sœurs ou tante et nièce – : on relève deux Giraud dans le convoi d’avril 1904, deux Dépanis en février 1905, quatre Rapp entre 1903 et 190933, etc. On sait combien le recrutement des congrégations religieuses, féminines mais aussi masculines, se diffusait à l’intérieur des fratries et des dynasties34. L’onomastique révèle encore que quelques-unes des exilées (dont l’une des cinq pionnières) étaient des Italiennes, entrées au noviciat de Rome. Un autre élément donne une indication intéressante sur la qualité des partantes : quatre des « Brésiliennes » ont été élues supérieures générales, Sœur Ste Denise Sibeud (partie en janvier 1906, supérieure de 1908 à 191135), sœur Marie Arsène Piallat (partie en octobre 1904, supérieure de 1928 à 1953), sœur Blanche Chopard (partie en 1929, supérieure de 1953 33 Les Rapp étaient quatre sœurs allemandes, née entre 1860 et 1874 : elles sont mortes toutes quatre au Brésil après de longues carrières sur place. 34 J’ai étudié pour ma part ce phénomène dans P. Cabanel, Cadets de Dieu. Vocations et migrations religieuses en Gévaudan, xviiie-xx e siècle, Paris, CNRS-Éditions, 1997. 35 Elle avait été rappelée en 1908 pour faire le bilan des fondations brésiliennes, et apprit la mort de la supérieure en exercice à son arrivée à Bordeaux. Quelques jours après, elle était élue supérieure. L’assistante de la congrégation (son numéro 2), à partir
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à 1971) et sœur Marie Marguerite Henry (partie en 1955, supérieure à partir de 1971). Tout en plaçant à sa tête des Françaises (mais, à l’évidence, lusophones), la congrégation reconnaissait aussi, par ce biais, et notamment pour les supérieures des années 1950-1970, la fertilité de sa branche brésilienne, y compris en termes de vocations, à une époque où, on le sait, le recrutement en France s’est effondré jusqu’à tarir purement et simplement. Dès 1925, la visiteuse du Brésil se désolait de savoir le noviciat de Valence « si pauvre et l’avenir par la suite si sombre ! ». Un noviciat a été installé à Bahia, dans un couvent cédé par l’archevêque, dès la fin de 1907 : jusqu’en 1977, il a vu 215 jeunes filles faire leur profession religieuse. Le Brésil n’a jamais été une branche déshéritée, mais assez vite le rameau principal de l’arbre issu de la fondation du Père Vigne. En 1978, pour le soixante-quinzième anniversaire de la fondation, les sacramentines du Brésil ont publié un ouvrage très illustré qui montre la fécondité de leur œuvre aux antipodes de leur berceau rhodanien36. On y trouve, dans l’ordre chronologique et maison par maison, la chronique d’une implantation et d’un épanouissement.
Fonder, conquérir, durer Car la tige a bel et bien pris racine en terre brésilienne, en dépit de plusieurs drames initiaux : l’épuisement et la maladie emportèrent la fondatrice, sœur Saint-Félix, âgée de 61 ans, dès le 4 juin 1904, quelques semaines après une compagne âgée de 51 ans, quelques jours avant trois autres, âgées respectivement de 27, 49 et 33 ans. On se trouve là en face d’une surmortalité proprement « missionnaire », à l’évidence liée à la brutalité du changement de climat et à des conditions sanitaires très différentes de celles de la métropole. Mais les survivantes multiplient les précautions, s’acclimatent, triomphent de divers écueils, à commencer par la nostalgie de la patrie perdue. « Ici, nous sommes toujours tranquilles et heureuses ; si nous étions plus religieuses, ce serait le paradis sur terre », écrit sœur Anna-Maria. La ville de Nazareth sur le Jacquarippi, cet autre Rhône ? « C’est ravissant, mais ce n’est plus la France. Je compte sur Dieu pour cicatriser cette plaie toujours béante de l’exil ». À quoi fait écho sœur Marie-Marguerite : de 1911, était également rappelée du Brésil, tout comme la maîtresse des novices nommée en 1926. 36 Irma Verônica Menezes, RSSS, Sacramentinas no Brasil 1903-1978, SalvadorBahia, 1978, 158 p.
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« En un mot, nous sommes bien à tous les points de vue. Au commencement, j’ai beaucoup souffert à la pensée de cette immense distance qui sent un peu l’infini […]. Et maintenant, me voir si loin ! C’était un serrement de cœur, une lutte de tous les instants […], mais je n’ai jamais regretté les sacrifices que Dieu compte et qui doivent procurer sa gloire. Rien ne nous manque pour être heureuses, en somme, car nous avons notre costume, notre communauté, nos compagnes. Beaucoup de sécularisées envient notre bonheur. Chaque jour, au pied de l’autel, nous prions pour la communauté, pour notre pauvre France, pour sa conversion. Et quand le souvenir de ce sol aimé se fait trop vivement sentir à mon cœur, je pense que des mères, des sœurs chéries y prient pour moi. C’est pour mon cœur un réconfort bienfaisant !37 » Débarquées à Bahia en avril 1903, sœur Saint-Félix et ses quatre compagnes ont entamé quelques jours plus tard leur œuvre à La Feira Santa Ana ; en juin, la supérieure explore la possibilité d’une seconde fondation, à Cachoeira (orphelinat et hôpital) ; elle prépare également un voyage à cheval, en compagnie du curé de La Feira, de son frère, de leur sœur et d’une autre demoiselle, jusqu’à Santo-Amaro, là encore pour préparer des fondations (hôpital, pensionnat, externat). La voici prête à monter en amazone, après avoir confectionné une jupe à cet effet. Finalement, des pluies torrentielles contrarient son projet et le curé accomplit seul le voyage, après l’avoir accompagnée à Cachoeira et avant de se rendre en son nom dans une quatrième ville, Nazareth, où la religieuse prévoit d’établir pensionnat, externat, école gratuite et hôpital. Et de demander à la supérieure générale de bien vouloir envoyer douze religieuses au moins à Santo Amaro, dix-sept à Nazareth. Et de dérouler son plan de conquête : « Cela établira parfaitement notre réputation au Brésil, où nous sommes appelées à faire un grand bien, puisque tout nous est si favorable. […] Dès que celles-là [les religieuses demandées] seront installées, nous irons un peu plus dans le centre du Brésil, où il y a des villes de 20 et 30 000 habitants sans un couvent. Là, des écoles sont plus que nécessaires. Il est préférable de grouper nos établissements dans la même province et de les établir très bien sous tous les rapports. Puis, nous pourrons penser aux autres États, tels que Minas qui est très peuplé et Buenos-Ayres qui est très riche.
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Mais c’est loin d’ici et les sœurs ne pourront guère avoir des rapports ensemble38 ». De fait, en l’espace d’une seule année, cinq établissements ont été fondés dans les États de Bahia (La Feira Santa Anna, Santo-Amaro et Nazareth), Alagoas (Maceio) et Sergippe (Aracaju)39. Trois autres suivent jusqu’en 1905, à Cachoeira (Bahia), São Carlos de Pinhal (São Paulo) et Brasileiro (près de Maceio). Dans ce dernier lieu, c’est le consul de France, Félix Vandesmet, propriétaire de vastes plantations et d’une usine à sucre, qui requiert la présence des religieuses pour l’instruction de ses enfants et de ceux de ses ouvriers ; les pionnières achèvent leur voyage en empruntant la voie ferrée construite par le planteur, sur des wagons réservés au transport de la canne à sucre mais sur la plate-forme desquels ont été installés chaises et fauteuils40. Enfin, c’est à Bahia, la capitale, que les sacramentines parviennent à s’établir. En revanche, ni l’évêque de Parahyba, qui avait rencontré à Rome son collègue de Bahia et n’avait pas craint de venir plaider sa cause à la maison-mère à Valence41, ni Dom Chautard, qui avait amené dans l’État de São Paulo une partie des trappistes de Sept-Fons, ne purent obtenir de fondation de la part des religieuses. Quant à la société brésilienne, elle offre le type même de la société catholique : les religieuses ont compris qu’elles avaient toute leur partie à jouer dans les institutions d’encadrement et de charité, qu’il s’agisse de la bourgeoisie qui leur confie ses filles ou des laissés-pour-compte de la société, noirs, orphelins, vieillards… Les élites ont soif d’un enseignement de type aristocratique, que seules des religieuses, de surcroît françaises, sont censées donner : leur aide n’a jamais fait défaut aux sacramentines, même lorsque ces dernières étaient en concurrence avec d’autres congrégations et collèges – Bahia comptait à leur arrivée 54 collèges payants de jeunes filles, dirigées par des dames ou des demoiselles, non compris les PI, 1, p. 84-85. La religieuse semble considérer que Buenos-Aires appartient au Brésil. 39 Ces deux dernières implantations ont été explorées par s. Saint-Félix en janvier 1904, à chaque fois à la demande de l’évêque du diocèse. 40 PI, 2, p. 273. 41 « Il a dit aux sœurs réunies pour le recevoir dans la salle de communauté tout le bien que ses vénérés collègues lui ont rapporté des maisons fondées par notre Institut. Son diocèse, immense, a besoin aussi d’ouvriers et d’ouvrières. Pour 900 000 âmes, il n’y a guère plus de cent prêtres. Il y a aussi quelques communautés de religieuses, mais en nombre insuffisant. Sans dissimuler les difficultés de s’installer et de s’acclimater au Brésil, il a parlé cependant de façon à dissiper bien des craintes injustifiées. À l’entendre, on sentait qu’il mettait tout son cœur dans ses paroles ; il voudrait tant qu’on aille l’aider dans son œuvre apostolique », PI, 2, p. 276. 38
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communautés. Tout est alors affaire d’ancienneté de l’implantation, d’ampleur des réseaux, de réputation et de style. Les notables demandent surtout aux religieuses d’enseigner le français, langue de distinction, et… piano, solfège et chant : « Le français et la musique font fureur », note une religieuse à Santo Amaro. L’équipement des collèges en pianos est l’une des obsessions des fondatrices. Maceio estime en avoir besoin de pas moins de trois, la supérieure recommande ceux qui viennent d’Allemagne, parce qu’ils ont une caisse forte, d’un bois qui résiste au climat humide du Brésil. Les « ouvrages » (broderie, couture) sont également très appréciés. Les premières élèves sont jugées avec sévérité, tant elles arrivent orgueilleuses et habituées à être servies, appartenant à des familles aisées, à la domesticité nombreuse et de surcroît noire : les sacramentines découvrent à leur manière la violence des rapports sociaux dans cette société brésilienne longtemps structurée par l’esclavage. Elles découvrent du même coup la variété ethnique d’une population qui compte, selon les États, une forte proportion de « nègres », comme elles disent évidemment. Elles sont également fascinées par l’ampleur du sous-encadrement clérical : le Brésil n’a pas assez de prêtres, la plupart des enfants et des jeunes n’ont jamais suivi le catéchisme ni fait leur première communion, certains couples ne sont mariés que civilement, les noirs ne sont pas mariés du tout. Aussi les religieuses font-elles marier les uns, baptiser les enfants des autres. « Que de bien il y a à faire dans ce cher Brésil », s’exclament-elles, étonnées que dans certaines villes la plus grande partie de la population n’ait jamais vu de religieuses – ici ou là, un petit cortège se forme pour les suivre, et leurs faits et gestes sont épiés : « Fiat ! nous sommes en mission42 ». Il ne s’agit pas d’évangéliser au sens propre des populations déjà catholiques43 et dont la piété est pour le moins démonstrative et même exubérante (même si certains ne vont à l’église que pour les processions liées aux grandes fêtes), mais d’apporter un minimum de formation et d’encadrement : rien moins qu’une contribution à une forme de normalisation, de « Réforme posttridentine » du catholicisme brésilien. C’est là, du reste, une page de l’histoire du catholicisme qui attend d’être traitée pleinement : quels modèles d’encadrement et de spiritualité, de rapport à l’État et au processus de laïcisation les religieux exilés ont-ils diffusés en Europe et dans le monde,
PI, 1, p. 50. « On trouve encore, à Cachoeira, des principes de catholicisme bien enracinés : on sent que des hommes vraiment apostoliques ont passé par là autrefois. Leurs traditions sont sacrées », PI, 2, p. 260-261. La ville est marquée, déjà, dirions-nous aujourd’hui, par les conquêtes du protestantisme (ibid., p. 252, 257). 42 43
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au-delà de l’influence culturelle et linguistique de la France qu’ils emportaient à l’évidence dans leurs bagages ? Si la société catholique du Brésil fait immédiatement bon accueil aux quelques centaines de congréganistes qui accostent sur son sol, il serait trop facile d’opposer la « persécution » française au respect brésilien à l’égard des religieuses et à la liberté dont elles jouissent44 : il arrive que des inquiétudes politiques se fassent jour45. En novembre 1906, la visiteuse se propose d’envoyer l’argent qu’ont pu récolter les maisons à la supérieure générale sous un nom civil, et non religieux, car un employé des Postes brésiliennes l’a prévenue que les lettres adressées à des religieux en France étaient ouvertes, « pour voir si elles ne renferment point d’argent. Les malintentionnés du Brésil disent que nous sommes venues ici pour gagner de l’argent et pour l’envoyer en France. Partout nos sœurs ont grand besoin de cacher les petits envois qu’elles vous font ». En juin 1912, quelques mois après la proclamation au Portugal d’une République violemment anticléricale, un religieux répond à la supérieure générale qui a demandé des conseils juridiques pour déclarer les maisons du Brésil. Il l’invite à une grande prudence, en évitant surtout de limiter leur raison sociale au seul enseignement : « La persécution quand elle se déchaînera au Brésil et, tôt ou tard, elle viendra, se portera surtout sur le terrain de l’éducation chrétienne. En prévision de cela, il me paraît bon de donner aussi à la congrégation un but hospitalier ». Le Brésil n’a certes jamais été un autre Mexique, mais cette notation en dit long sur les risques d’une internationalisation de l’anticléricalisme, somme toute parallèle à celle des congrégations religieuses. L’implantation au Brésil des religieuses du Très-Saint-Sacrement, et de plusieurs autres congrégations, n’en a pas moins été une réussite, à la fois rapide et durable. Les supérieures n’ont pas tardé à le comprendre. Peu à peu, la modeste congrégation de la vallée du Rhône, riche des vocations issues des montagnes environnantes, est devenue une famille double, pour moitié dans la vieille Europe, pour moitié dans le jeune Brésil. Les 300 religieuses de ce début de xxie siècle se répartissent à peu près également entre les deux nationalités, et la supérieure élue en 2007 est, pour la pre44 « La vie religieuse est très facile ici. Il y a une très grande liberté. On s’installe où l’on veut, sans permission, sans brevet, sans même beaucoup d’argent, car la vie n’est pas chère », PI, 1, p. 79. « Ici, grâce à Dieu, on agit, à notre égard, d’une tout autre façon qu’en France. Ma sœur Saint-Innocent [visiteuse] est ravie des bons procédés dont elle est l’objet au cours de ses voyages », PI, 2, p. 142. Après de longues démarches, les caisses des religieuses arrivant de France sont exonérées de tout droit de douane, tandis que le consulat de France assure l’affranchissement du courrier. 45 Dès janvier 1905, la venue au collège de Nazareth d’un inspecteur (une innovation dans le pays) au visage sévère est peu appréciée par la supérieure (PI, 2, p. 147).
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mière fois, une Brésilienne. D’autres congrégations ont vécu une aventure semblable. Les Dominicaines du Rosaire, fondées au cœur de l’Aveyron, en 1849, arrivées au Brésil en 1885, dans une perspective, ici, strictement missionnaire, comptent deux provinces en France et trois au Brésil, où se trouvent aujourd’hui la moitié de leurs 450 religieuses. C’est l’histoire, chère aux historien(ne)s congréganistes, du grain de sénevé… Voici, pour conclure et sous la plume de sœur Marie-des-Martyrs, sacramentine partie vivre au Brésil, une autre image, celle d’un arbre : si les vers sont « mauvais », leur message n’est pas dénué de force. Du Très-Saint-Sacrement les rameaux séculaires Ont été dispersés par d’indignes sectaires. Mais l’ange protecteur de ce cher Institut Ne veut point que le tronc demeure abattu. Il en prend les débris : sur un sol vierge encore, La puissance divine en un jour fait éclore Une si merveilleuse et si riche moisson Que, bientôt, l’arbre aimé de la Congrégation, Rajeuni, vigoureux, sur un nouveau rivage, Au Nouveau Continent voit verdir son feuillage… Il reste à dire un mot des archives laissées par la saga brésilienne des sacramentines, là encore divisées en deux pans, l’un resté à Valence, l’autre dispersé dans les maisons d’outre-Atlantique. Les religieuses de Valence ne pouvaient pas ne pas être fascinées par l’aventure exceptionnelle que vivaient une partie des leurs. Dès septembre 1903, la supérieure générale a souhaité recevoir chaque semaine une lettre en provenance du Brésil46. L’année suivante, et grâce à la générosité d’une riche veuve américaine qui s’est fait agréger à la congrégation47, elle fait réunir en un volume de Pages intimes un choix de lettres envoyées par les premières exilées, de mars 1903 à février 1904 ; elle récidive en 190548. Les deux volumes, couvrant les années 1903 à 1905, composent une sorte de journal épistolaire du voyage et des fondations en terre brésilienne, d’abord chronologique (le premier), puis établissement par établissement (le second). Ils n’ont pas été destinés
46 « À tour de rôle, chacune vous écrira, par rang de profession. Je commence aujourd’hui : dimanche prochain, ce sera ma Sr Saint-Ephrem, ainsi de suite », écrit Sr Saint-Félix, PI, 1, p. 116. 47 Sœur Marie-Agnès, cf. la note 96, p. 433. 48 Pages intimes. Les religieuses du Très-Saint-Sacrement au Brésil, 1903 et Pages Intimes (Deuxième série). Les religieuses du Très-Saint-Sacrement au Brésil, 1904-1905, Valence, Imprimerie Valentinoise, 1904, 200 p. et 1905, 283 p.
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à circuler dans le public, au-delà du cercle étroit des religieuses49 et de quelques familles et bienfaiteurs, dont l’archevêque de Bahia : du reste, aucune bibliothèque publique française, pas même la Bibliothèque Nationale de France, ne possède le second volume, pourtant imprimé à Valence50. Je n’ai fait que quelques emprunts aux Pages intimes, leur préférant systématiquement les lettres originales soigneusement conservées dans les archives de la maison-mère à Valence51. En effet, les responsables des deux volumes ont librement coupé dans les lettres, de façon à éviter des répétitions nombreuses, plusieurs religieuses écrivant au même moment, mais aussi à éliminer des passages jugés plus délicats, à des titres divers (allusions à la situation politique française, notations personnelles sur les religieuses et leurs éventuels travers, aveux intimes, etc.52). Même les lettres intégralement éditées, les premières, avaient au préalable été discrètement réécrites, tandis que les suivantes étaient fondues, au prix de grosses coupures, pour donner à lire une sorte de journal ou d’éphémérides. À deux reprises, on le verra, j’ai systématiquement confronté les lettres originales et le texte édité, afin d’offrir quelque matière aux historiens qui s’intéressent aux écritures missionnaires et à la façon dont les supérieurs, en métropole, filtrent et publient les lettres venues de terres lointaines. Les « biais » sont d’autant plus subtils, du reste, que la publication du premier volume a alerté les épistolières brésiliennes, dûment informées de ce que leur prose sera peut-
49 « Nous laissons maintenant la parole à sœur Saint-Félix et à ses compagnes. Elles vont nous raconter dans leurs lettres la fondation elle-même, avec toutes ses difficultés et aussi ses consolations. La simplicité de ces lettres, que leurs signataires seront bien étonnées de voir livrer à la publicité, n’en affaiblira pas l’intérêt. Cette simplicité même et le ton de respectueuse familiarité qu’on y rencontre ont pour nous un parfum spécial : celui d’un filial abandon à la Supérieure qu’elles considèrent vraiment comme une mère, ou d’une causerie intime et sans recherches avec des correspondantes qu’elles considèrent comme des sœurs, au vrai sens du mot. Ces lettres, d’ailleurs, ne sont destinées à être lues que par les sœurs du Trés-Saint-Sacrement, et celles-ci sauront apprécier ces Pages intimes comme un précieux trésor de famille », PI, 1, « Avant-Propos ». 50 La BNF et la Bibliothèque Sainte-Geneviève possèdent chacune un exemplaire du premier volume. 51 Sous les cotes « Brésil, boites I, II, III », etc. Je n’ai puisé que dans les trois premières boites. Signalons aussi la biographie d’une religieuse partie au Brésil en octobre 1908 et morte à Maceio en 1914 : sœur B. Raeckelboom, Sans regarder en arrière. La route de Jeanne Malcor Religieuse du St Sacrement de Valence, Burgos, 1981. 52 Pages intimes signale que certaines lettres de la sœur Saint-Félix, supérieure au Brésil, sont « trop intimes pour être publiées sans une grave indiscrétion » (PI, 1, p. 195).
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être imprimée dans un prochain volume53. Les liasses conservées à Valence, et dont les pages qui suivent n’offrent qu’un modeste échantillon, n’en constituent pas moins une contribution précieuse à l’histoire du Brésil contemporain et de sa découverte par des exilées appelées à devenir des évangélisatrices ou tout au moins des formatrices. Le chapitre est ainsi conçu54 : 1 Trois récits de traversées de l’Atlantique et d’arrivée au Brésil (1903), avec en annexe trois lettres de « postulantes » au départ et deux poèmes de l’exil. 2 Correspondance entre des prêtres et évêques du Brésil et les supérieures de la congrégation (1903-1904) 3 Santo-Amaro (1904-1906) 4 Nazareth (1905) 5 Bahia (1905-1906) 6 Cachoeira (1905-1906) 7 Brasileiro
Traversées et installation au Brésil, 1903 Première traversée et installation au Brésil, avril 190355 […] En somme, ce que nous voyons ici, c’est le tableau vivant, animé, des gravures qui se trouvent dans les Annales de la Propagation de la Foi. Rien n’est exagéré, nous sommes en plein pays sauvage. Les femmes portant au nez un ou plusieurs anneaux, des bracelets aux bras et aux jambes et des colliers en quantité. Elles sont excessivement coquettes ; peu leur suffit pour vivre, aussi elles portent toute leur fortune en bijoux. Elles passent un jour entier à se coiffer d’une singulière façon, mais alors ces petites nattes ornent leur tête pen Cf. la remarque de s. Marie-Marguerite, à Nazareth (p. 464). Il s’agit d’une sélection, non seulement dans la masse de lettres, mais aussi dans les implantations, puisque ni La Feira Santa-Anna, ni Maceio, ni Aracaju, ni São Carlos n’ont été retenus. 55 Ce récit est emprunté au premier volume des Pages intimes (p. 34-40, passim), qui lui a donné l’allure d’un récit continu, alors qu’il s’agit de plusieurs lettres dues à s. Saint-Félix Baudet et à s. Sainte-Rosalie Roche. Sur le travail de réécriture des lettres pour la publication, voir ci-dessous la lettre du 6 avril. 53
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dant trois mois. La religion a bien adouci les mœurs sauvages de cette contrée, mais les musulmans, qui sont assez nombreux, sont un obstacle à la civilisation. Malgré tout, Dakar est le Paris de l’Afrique. […] Nous regardons encore cette terre d’Afrique dont nos yeux ne peuvent se détacher ; nous avons vu là des choses si étranges, que nous ne pouvons nous lasser d’en parler entre nous. De nos cœurs s’élèvent vers Dieu les sentiments de la plus vive reconnaissance pour la part qu’il a daigné nous faire en ce monde. Il faut bien reconnaître que depuis notre naissance nous avons été des privilégiées sous tous les rapports : la religion, la civilisation et, nous pouvons l’ajouter maintenant, la persécution. C’est un autre bienfait de Dieu : car si elle nous éloigne de tout ce que nous aimons, elle nous rapproche de Lui, ce Maître adoré, dont la vie sur la terre n’a été qu’une longue persécution. […] 2 avril. — Depuis neuf heures du matin, nous longeons les côtes du Brésil ; à onze heures, nous commençons à distinguer Pernambouc. Des forêts de palmiers entourent la ville, un beau phare est à l’entrée du port avec un immense banc de corail formant une jetée naturelle. De nombreux navires y sont amarrés, et depuis plusieurs heures, nous voyons de frêles esquifs, balancés par les flots, montés par des Brésiliens qui vont au loin faire la pêche. Ils se tiennent fièrement sur ces petits radeaux qui semblent être les jouets des vents ; heureusement pour eux, ils sont habiles rameurs. La ville se montre à nous très étendue, avec ses nombreuses églises et ses vastes constructions. Les officiers de santé sont là, et ce qui est très intéressant aussi, c’est l’arrivée des naturels du pays. On voit tant de types divers dans les barques qui sillonnent le port ; il y en a pour tous les goûts : blancs, noirs, jaunes, chocolats. Parmi ce mélange de races, on trouve beaucoup plus de civilisation que dans l’Afrique. Du pont, nous regardons les passagers qui vont en ville ; c’est très curieux de les voir descendre dans des barques, où ils sont secoués comme dans un panier à salade. La mer est toujours mauvaise dans la baie de Pernambouc. Le plus souvent on ne peut dresser l’escalier qui va du paquebot jusqu’aux barques ; alors on opère au moyen de poulies qui font monter et descendre une chaise où se mettent à tour de rôle les passagers. Ce n’est pas du tout rassurant. Nous apercevons 390
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dans une barque Mgr l’Évêque de Pernambouc avec un prêtre qui l’accompagne. Monseigneur nous donne sa bénédiction, et nous demande si nous descendons ; notre Supérieure lui dit que nous allons à Bahia. Il nous donne une seconde bénédiction et s’éloigne. Notre bateau reprend sa marche à 2 heures, nous longeons toujours les côtes du Brésil. Nous apercevons, à perte de vue, des forêts de palmiers, et, à distance, des amas blancs ressemblant à des montagnes de neige : ce sont des dépôts de sel laissés par la mer. On nous assure que nous allons arriver à Bahia demain, vendredi, à 4 heures du soir. Dieu soit loué ! plus qu’un jour de mer ! Quoiqu’elle nous ait été favorable, nous la quitterons sans regret. Vendredi 3 avril. — Nous voyons toujours les côtes du Brésil, aussi l’espoir nous fait vivre. La végétation est très belle, tout ce que nous voyons nous charme, et nos yeux restent attachés sur cette terre que nous appelons de nos vœux. Aussi, ce matin, nous ne quittons pas le pont ; curieuses comme nous le sommes, les heures paraissent longues. Après dîner, nous voyons la terre de plus près et commençons à distinguer quelques villages dans des touffes de palmiers. Bientôt, le fort Saint-Antonio nous indique que nous approchons du port. De nombreuses barques apparaissent aussi, il y en a pour tous les goûts, elles sont presque toutes conduites par des nègres. Le bateau s’arrête assez loin du port ; voici les officiers de santé et les employés de la douane qui visitent nos sacs de voyage ; grâce au commandant, ils sont tout à fait bienveillants pour nous. Monseigneur a envoyé une barque pour nous conduire au port ; ce sont deux beaux nègres qui rament. Pendant ce trajet, qui dure près d’une heure, un envoyé de Monseigneur, qui est venu nous recevoir au bateau, nous donne sur la ville des détails très intéressants. Nous sommes enchantées de ce que nous voyons, le coup d’œil est vraiment féerique ! De tous les côtés, on ne voit que de belles habitations, étagées dans un frais bouquet de verdure. La végétation est des plus luxuriantes, des dômes de clochers apparaissent dans ce tableau, et, par leur nombre et leurs proportions grandioses, attestent que nous arrivons dans un pays de foi. Nous sommes bien dans le Nouveau Monde, tout nous le dit, et l’émotion qui nous envahit ne laisse plus de doute. Nous nous perdons dans une muette contemplation de tout ce qui nous entoure, et
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nous voudrions que toutes nos chères sœurs pussent admirer cette terre où elles nous accompagnent d’esprit et de cœur. Nous porterons tous leurs vœux, toutes leurs prières, dans les églises que nous visiterons, et notre pensée ira souvent aussi prendre part à celles qui montent vers Dieu de la chapelle si aimée de la Maison-Mère. s. Saint-Félix Bahia 6 avril 190356 Ma Révérende et bonne Mère À vous ma bonne Mère, à notre digne S. Assistante, à notre chère Communauté, tout ce que nos cœurs renferment de meilleur. Nous voilà au port, conduites par la volonté de Dieu, heureuses de remplir cette volonté sainte. Vendredi 3 avril. Il est 4 heures du soir, le bateau s’arrête ; nous voilà à Bahia ou plutôt San Salvador car Bahia est la province ; un panorama magnifique se déroule à nos regards ; tout est verdure et fleurs ; nous admirons, nous croyons rêver, mais non c’est bien la réalité, nous voilà dans le nouveau monde ; nous attendons sur le bateau que l’on vienne nous prendre. Les employés de la douane arrivent pour visiter nos petits colis ; le commandant nous recommande à un douanier breton qui ne visite que pour la forme, nous en sommes bien aises (mais restent encore les gros colis qui ne seront visités qu’à Bahia), enfin un jeune homme parlant français avec une dame secrétaire de la Feira Sta Anna (qui ne parle que portugais) viennent nous chercher ; voilà le moment critique. Du 1er pont nous descendons un escalier mobile, non sans frayeur, et nous voilà dans une barquette57, 2 nègres rament avec vigueur et après environ une heure nous voilà à Bahia, nous traversons les rues de la ville, nous prenons un funiculaire pour monter à la haute ville ; la ville basse est la commerçante, le soir les négociants se rendent à la haute ville pour y passer la nuit et avoir plus de fraîcheur ; dans les rues beau56 Lettre éditée dans Pages intimes, 1, p. 40-45, sous le titre « Journal de sœur Marie-Hermann ». Les notes qui suivent sont destinées à porter à l’attention du lecteur les modifications, ici assez limitées, auxquelles les directeurs du volume se sont livrés. 57 PI : « petite barque »
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coup de nègres, de toutes les fenêtres sortent des figures noires qui ressortent encore plus sur le fond blanc des maisons, nous sommes en plein pays de mission ; ces figures noires nous le révèlent58 ; cependant, la civilisation est beaucoup plus avancée qu’à Dakar, ce n’est pas à comparer ; nous apercevons en passant de magnifiques monuments ; il faut aussi que je me hâte de dire que Bahia compte 7059 églises, mais pour en revenir à mes nègres, leur costume est convenable, beaucoup même révèlent la richesse ; cependant il faut plus d’une fois, surtout pour les enfants, apercevoir le tableau du paradis terrestre60. La ville est parcourue par des tramways traînés par de petites mules, lestes et vigoureuses, on n’est plus étonné alors du chant « Trottez gaiement, mules agiles, etc. », car je vous assure qu’elles trottent ; les trams ou plutôt les bondes sont guidées par des nègres ; mais je m’égare dans les détails ; escortées par 2 dames, une qui ne peut nous adresser la parole, ignorante du français comme nous le sommes du portugais, l’autre qui se fait comprendre et enfin un jeune homme sachant l’anglais, l’allemand, le portugais et le français, nous arrivons devant un immense couvent cloîtré, la porte s’ouvre et avec quel bonheur nous entendons parler le pur français, nous voyons des sœurs qui nous accueillent avec une affection touchante que nous n’oublierons jamais et qui doit former pour la communauté un lien que rien ne pourra briser, nous sommes chez les Ursulines qui deviennent pour nous des sœurs ; la bonne Mère St Calixte nous comble de bontés, une vaste chambre est préparée pour chacune, la maison est immense, très ancienne, plus de 200 ans d’existence ; mais que nous sommes brisées et par la fatigue et par les émotions. Ces bonnes mères nous admettent à leur table, en notre honneur on donne récréation. Après avoir rendu visite au bon Maître pour lequel nous sommes venues, nous allons nous reposer ce qui est urgent61. Mais voilà que nous devenons un peu carmélites ; à cause de la chaleur le matelas est remplacé par une mince paillasse de varech, c’est un peu dur les premiers jours mais on s’y fait non sans
PI : « ne nous permettent pas d’en douter » PI : 10. 60 PI : « Quelques enfants, toutefois, sont vêtus (c’est une simple manière de parler) à peu près comme on devait l’être au paradis terrestre » 61 PI : ces deux passages ne sont pas soulignés. 58 59
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un peu de souffrance ; ce qui éprouve encore plus, c’est la chaleur, mais le bon Dieu nous aidera ; pour le moment c’est un mois de juillet de France. J’ai parlé du bon accueil qui nous a été fait, mais tout n’est pas terminé [et bien certainement tous ces petits détails intéresseront notre chère communauté et puis moi-même je suis si heureuse de me retrouver avec cette chère communauté ; prenez donc patience et écoutez mes longueurs]62. Nous voilà au samedi matin, nous avons le bonheur d’assister à la Sainte Messe à 7 heures du matin, la même heure que la communauté, mais comme les heures ne correspondent pas, il y a au moins 4 heures de différence63 ; ensuite nous voyons l’aumônier (le capelan) du couvent de Das Mercês (Notre Dame de la Merci), non de la maison où nous sommes. Il nous annonce que Monseigneur nous a choisi un très bon aumônier, son ami, nous en sommes heureuses. À 10 heures, nous nous rendons dans une magnifique salle de réception ; les enfants, les pensionnaires jouent un morceau, nous chantent une cantate, nous récitent un charmant compliment, nous ne pouvons nous empêcher de pleurer ; les paroles sont vraiment touchantes et les enfants nous rappellent les nôtres. Dans l’après-midi nous allons voir Monseigneur qui nous accueille comme un père ; il nous fait visiter son palais, qui est splendide64. Dans le grand salon, le buste de son père, qui était général ; le portrait de sa mère ressemble à Mme de Sévigné ; dans son bureau, des objets charmants, comme ouvrage ou objets d’art. Du palais, une tribune donnant dans l’église où a été célébrée la première messe au Brésil en 1500. À la voûte, une peinture avec cette date, le prêtre montant à l’autel ; d’un côté, les indigènes ; de l’autre, les Portugais. Pour le détail des paroles adressées par Monseigneur, notre supérieure vous en rendra compte. Le soir à la récréation, les bonnes Mères ont la délicatesse de nous exprimer leurs sentiments en nous récitant un compliment plein de délicatesse, nous sommes vraiment comblées ; le lendemain, ce sont leurs externes qui nous font entendre un chant portugais. Les religieuses de St Vincent de Paul viennent vous voir, toutes nous témoi PI : le corps de phrase mis ici entre crochets droits n’a pas été repris. PI : cette remarque sur le décalage horaire n’a pas été reprise. 64 PI : cette remarque n’a pas été reprise. 62 63
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gnent une sympathie touchante. La supérieure du Bon Pasteur, une Française, nous écrit une lettre charmante, aussi nous allons visiter tous ces couvents immenses, beaux, très anciens ; tour à tour nous allons au Bon Pasteur, à l’hôpital de St Vincent de Paul, à l’orphelinat, aux enfants trouvés, à un autre couvent d’Ursulines. Nous dînons un jour à St Vincent de Paul. Dans tous ces couvents beaucoup de Françaises mais aussi des Portugaises. En commençant elles ont fait comme nous, elles ne savaient pas le portugais, ce qui nous console ; mais cependant nous avons à faire. Que Dieu nous aide. On ne peut se faire une idée des travaux manuels des orphelines, c’est admirable de patience, sous ce rapport, la France est loin65. Nous aurions voulu partir mardi, impossible, nous sommes condamnées à rester 8 jours ; probablement on doit faire des préparatifs pour notre arrivée. J’oubliais, les enfants nous ont jeté des fleurs66. Je m’arrête, je reprendrai la suite à la Feira Sta Anna. Nous allons mieux, cependant nous avons bien chaud. Ces jours-ci ma Sr St François est la plus éprouvée. Tout le monde s’accorde à nous promettre un bon climat à la Feira, espérons. Les fruits ne nous charment pas, à part les bananes et les oranges. Peu de légumes aussi, enfin pourtant nous sommes mieux que sur mer – oh, sur cette mer, que l’on n’envie pas les sœurs qui ont des maladies de foie, de cœur ou des hernies. À toute notre chère Communauté un Loué soit J.C., une quête de prières. Ma Révérende et bonne Mère, priez Dieu de nous bénir, mais nous avons courage, il y a tant de bien à faire, c’est consolant. Sr M. Hermann67 J’aurais besoin de recopier, mais le temps me manque ; veuillez ma Mère m’excuser.
PI : cette remarque n’a pas été reprise. PI : cette remarque n’a pas été reprise. 67 S. Marie Hermann Colombet, n° 2 du premier convoi, en mars-avril 1903. 65
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Samedi 11 avril 1903 Voilà déjà une semaine passée auprès des bonnes religieuses qui ont été pour nous une vraie Providence et nous ont donné mille preuves de bonté, aussi nous les quittons avec regrets. Les mêmes personnes qui étaient venues nous prendre à notre arrivée sont encore là. Nous voilà donc en route, notre Capelan est en tête de la caravane. Cela fait penser aux fondations de Ste Thérèse, qui ne voyageait pas sans son chapelain. Nous prenons un petit vapeur pour nous conduire à Cachoeira, où nous devons passer la nuit, car nous ne pouvons nous rendre à la Feira aujourd’hui. La mer est très mauvaise. […] Nous voyons avec plaisir l’embouchure du Paraguacu que nous allons remonter. Nous sommes déjà moins ballottées et nous commençons à reprendre possession de nos facultés. Le fleuve que nous traversons ne peut se comparer à aucun de ceux que nous avons vus : son lit est si large que l’on se croirait encore en pleine mer, entouré d’une végétation des plus luxuriantes, il a l’aspect d’un immense lac, sans issue. Nous avançons, et il nous ouvre une route que nous avions crue fermée. Souvent plusieurs branches du fleuve nous apparaissent comme autant d’affluents tributaires, mais il n’en est rien ; il a su se creuser dans la terre des branches profondes, qui sont autant de voies navigables. Des îles, des presqu’îles, sont fertilisées par cette petite mer qui nous offre des points de vue ravissants. Des villages nous laissent voir, avec leurs huttes sauvages, quelques jolies habitations, parfois c’est une fabrique de sucre entourée de plantations ; il en sort toujours quelques négrillons en costume primitif. Autour de ces villages le terrain est cultivé, mais alors sur de grands espaces il est inculte. Nous arrivons à Cachoeira, une des villes du centre les plus importantes ; malheureusement, le protestantisme a tout envahi. Il y a très peu de catholiques, les religieux auraient beaucoup de peine à s’y établir68 ; le climat est très chaud. On nous conduit dans une maison particulière, chez des amis des dames qui nous accompagnent ; elles nous assurent que nous serons 68 Les Sacramentines ne vont pourtant pas tarder à s’y installer, en dépit des difficultés (infra).
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mieux qu’à l’hôtel. C’est en effet une famille patriarcale qui nous reçoit avec toute l’hospitalité brésilienne. Après une petite collation, on nous introduit dans notre chambre, bien étroite, bien encombrée, mais fiat ! nous sommes en mission ! Un petit canapé à une place où on pourra se reposer et un lit de famille qui peut nous fournir 4 places, en nous mettant au travers, car étant brisées de fatigue nous ne renonçons pas au désir de nous reposer. Néanmoins nous retardons la chose le plus possible, prévoyant une nuit accidentée et une chaleur étouffante. […] sœur Ste Rosalie Débuts à la Feira Santa-Anna, avril-août 190369 C’est véritablement une œuvre, une mission, que nous avons à remplir ici. La maison où nous sommes a été fondée par un saint prêtre, qui, au prix de mille sacrifices et de quêtes dans tout le district de Bahia, est arrivé à obtenir l’argent nécessaire pour construire la maison. Il est regardé comme un saint. Il est mort depuis plusieurs années et c’est sa sœur et trois autres personnes qui ont continué à diriger l’œuvre. Cette entreprise fut au-dessus de leurs forces, sinon de leur bonne volonté. Comme piété, comme bon esprit, c’est très bien, mais il reste beaucoup à faire ! Depuis deux ans, le gouvernement a retiré une subvention de quatre mille francs qu’il donnait à l’asile, de sorte que celui-ci est bien pauvre. C’est ce qui a découragé ces dames. De plus, la directrice est âgée. On a offert l’œuvre à plusieurs couvents qui l’ont refusée. Chaque jour, on faisait, le soir, de 9 à 10 heures, une adoration devant le Saint-Sacrement, c’est pourquoi, dit-on dans le pays, il vient des religieuses du T.-S. Sacrement. La petite chapelle qui fait notre consolation est assez bien ornée. Là est notre bon Maître qui nous donne du courage. Dans une niche, sur l’autel, Notre-Dame de Lourdes à qui la maison est consacrée. Nos pauvres orphelines sont à former complètement pour la propreté. Ces pauvres enfants n’ont pas même de mouchoir, il leur suffit du revers de leur manche ; pas de fourchettes à table, elles se Pages intimes, I, p. 54-58, 63-65, 76-77 et 100-103 (passim).
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servent avec les doigts ! Tout est à l’avenant sous ce rapport. Dans tout cela, le manque d’organisation est pour beaucoup. Nous avons visité à Bahia les orphelinats de Saint-Vincent de Paul, qui sont tenus on ne peut mieux. Il nous a fallu jusqu’à ce jour manger la cuisine préparée par les orphelines un peu âgées. Vous devinez notre répugnance ! Il faut prendre son cœur à deux mains, et nous ne voyons pas encore quand ce régime se terminera. Pourtant il doit partir bientôt deux des maîtresses et peu à peu nous prendrons complètement la direction de la maison. Les Portugais sont très sobres, et jusqu’à présent nous suivons leur régime. Le matin, une petite tasse de café, et point de goûter dans l’après-midi. Ils ignorent aussi le confortable le plus essentiel. Dans les chambres, nous avons deux cuvettes pour cinq. Ce qui est pire, c’est que l’eau est rare : nous n’avons qu’une source très profonde où l’on puise avec difficulté, et cette eau n’est pas bonne à boire. La provision d’eau potable est apportée chaque jour du dehors. Maintenant que j’ai montré le côté défectueux du tableau, il faut, pour être juste, en dire aussi les avantages. Premièrement, la maison est agréable, et certainement si, momentanément, nous avons à souffrir, nous avons la consolation de penser que l’œuvre entreprise a de l’avenir. Quand notre petit orphelinat sera bien organisé et que nous verrons nos enfants bien propres, ce sera pour nous une grande satisfaction. Nous aimons déjà ces chères petites négresses, et ce sera pour nos cœurs une vraie jouissance de leur donner une bonne éducation et de les former au bien. Elles sont pieuses et bonnes. Elles font leur heure de garde au Sacré-Cœur. Elles se tiennent bien à la chapelle et ne s’asseyent pas pendant la sainte Messe. Le jour de notre réception, tout habillées de blanc et chaussées de neuf, elles avaient très bon air. La ville de la Feira Sainte-Anne est, dit-on, d’environ vingt mille habitants. Elle est très commerçante. Tous les lundis, il y a une grande foire, il s’y vend beaucoup de bestiaux, de sorte que la viande est bonne et pas trop chère. Les poules coûtent environ 1 franc, les poulets 0 fr. 50. Le pain, par exemple, est cher : on ne voit que des petits pains. Les Brésiliens mangent beaucoup de farine de manioc, peu de légumes, beaucoup de fruits, au goût desquels nous avons de la peine à nous habituer. 398
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La ville a de l’avenir. On a tout de suite commencé à la bien construire. Les rues sont larges, bien alignées. La place du marché est entourée de très belles maisons de commerce. On nous désirait beaucoup. Nous avons pour le moment, outre l’orphelinat, un externat composé de dix élèves, et certainement le nombre augmentera. Les classes sont faites en portugais par une jeune fille que nous avons à la maison, et qui donne, le matin, des leçons aux externes et, le soir, aux orphelines. Elle était déjà l’auxiliaire des anciennes directrices et son concours nous est indispensable. Elle est, du reste, très bien, et c’est la présidente des Enfants de Marie. Nous avons une pensionnaire. On en a offert une autre aujourd’hui à notre Supérieure. Bien certainement, plus tard, nous pourrons avoir un pensionnat. Il y a 50 ans, la Feira était très peu importante, elle a beaucoup gagné et gagne chaque jour, elle deviendra une grande ville. (s. Marie-Hermann, 18 avril 1903) Vous pourrez envoyer les sœurs quand vous voudrez, ma bonne Mère. Leur voyage jusqu’à Bahia est aux frais de la Congrégation ; de Bahia ici, je m’en charge. Par la même occasion, vous pourriez nous envoyer une maîtresse d’ordre, une musicienne (sœur St-Paulde-la-Croix), une jeune sœur pour aider Sainte-Rosalie à l’externat, déjà ouvert et appelé à devenir nombreux. Le local manque pour un pensionnat, mais dans un pays voisin de vingt mille âmes, je compte en fonder un d’ici peu. Comme nous sommes presque toutes ici de vieilles sœurs, je vous demande, ma bonne Mère, de nous en envoyer de jeunes pour qu’elles aient un plus long avenir et qu’il vaille la peine d’apprendre une langue et des usages étrangers. Notre mission s’étendra sûrement dans ce pays, et je voudrais y établir plusieurs maisons avant d’aller rayonner dans un autre. Il est nécessaire que nous ayons des maisons dans un autre climat, à l’Argentine, à Buenos-Ayres par exemple, où j’irai avec ma Sr Marie-Hermann quand les sœurs de la province de Bahia seront organisées. Si cependant les expulsions de France exigeaient que nos sœurs soient placées tout de suite, veuillez me le dire, ma bonne Mère, et aussitôt je me mets en marche pour trouver asile et travail pour cinquante sœurs. Jusqu’à présent, tout nous a été favorable, l’air, le climat, les habitants. La vie religieuse peut se pratiquer ici parfaite
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ment ; rien ne nous manque pour devenir des saintes, même quelques petites peines intérieures, qu’on offre généreusement au bon Dieu pour la prospérité de notre chère Congrégation au Brésil. Sr Félicité70 vient me trouver en ce moment pour que je vous dise qu’elle est très bien, qu’elle est très heureuse. Je puis vous répéter la même chose pour moi, ma bonne Mère. Notre plus grande peine est de vous sentir dans l’angoisse causée par la fermeture de nos maisons. Les télégrammes des journaux brésiliens nous tiennent un peu au courant. (s. Saint-Félix, 19 mai 1903) Je me presse, pour finir, afin de m’occuper d’autres fondations. Déjà, jeudi dernier, je suis allée dans un pays, Cachoeira, à deux heures de chemin de fer de la Feira Sainte-Anne. C’est notre aumônier qui m’a accompagnée et m’a présentée, c’est-à-dire qu’il était mon interprète. Là, j’ai visité un orphelinat qu’on veut absolument nous donner ; il y a une quinzaine d’enfants, une directrice âgée et une autre maîtresse, vieille aussi. Les enfants sont mal tenues et indisciplinées, elles n’assistent jamais à la messe le dimanche, parce que la paroisse ne donne jamais la messe à la même heure, et que cela ennuie la directrice. Après cette visite, je suis allée visiter l’hôpital qui est un beau bâtiment très bien placé, avec toutes les commodités possibles, mais mal tenu, mal desservi par des infirmiers et des infirmières. Le directeur, M. Milton, député au gouvernement brésilien, m’a dit que depuis longtemps il pensait à mettre des sœurs à l’hôpital. Il a pris note des explications que je lui ai fournies. À cet hôpital il faudrait sept ou huit sœurs et quatre ou cinq pour l’orphelinat. Ici, on vit avec peu, la nourriture n’est pas chère. Ce qui est cher, ce sont les vêtements, le mobilier, les livres, le papier. Que nos sœurs apportent en venant tous les fonds de papeterie des maisons qui se ferment. Nous tirerons parti de tout. En ce moment nous apprenons à nos enfants à tricoter des bas. Elles n’avaient jamais vu faire cela. Envoyez-nous des aiguilles. Nous ne trouvons pas de coton fin dans ce pays, qui, cependant, produit du Sœur Félicité Tachetti, Italienne, sœur converse.
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coton. Sr. Félicité a commencé à tricoter, mais le fil est si gros que les enfants ne veulent pas des bas qui tiendraient les pieds trop chauds. […] Que de bien il y a à faire ici ! Il y a des pays dans l’intérieur du Brésil qui ne voient le prêtre que tous les trois ou quatre ans, et qui n’ont jamais vu de religieuses. Il y a des jeunes filles qui entrent dans une église pour la première fois quand elles se marient ; elles reçoivent alors le baptême, la pénitence, la communion, le mariage : tout le même jour. Et ces peuples ont cependant une foi très vive. Envoyez-nous toutes les sœurs qui voudront venir ; mais il faut leur dire qu’il y a beaucoup à immoler pour la nature. Si elles n’ont pas le désir de devenir des saintes, qu’elles ne se mettent pas en route. (s. Saint-Félix, 5 juin 1903) Envoyez-nous en beaucoup [de religieuses] au Brésil. Si vous saviez comme on nous accueille volontiers, comme tout le monde est empressé à nous venir en aide, et surtout tout le bien que l’on peut accomplir ! Il faut faire quelques sacrifices personnels, il est vrai : la langue, la nourriture, le peu de confortable, tout cela coûte, surtout à certaines natures qui aiment leurs aises, leur bien-être : mais ce n’est qu’au commencement, on s’y fait bien vite, surtout quand rien ne manque du côté religieux. C’est la première question que je traite pour nos fondations, et grâce à Dieu tout s’arrange facilement. Je crois, ma bonne Mère, que c’est vraiment la volonté du bon Dieu que nous nous établissions nombreuses dans cette contrée. S’il se montre une ombre de difficultés, elle s’aplanit presque d’elle-même. […] J’ai eu l’honneur de voir Mgr l’Archevêque ce matin : il m’a reçue très paternellement. Il m’a communiqué le télégramme du départ de nos sœurs. Il m’a demandé de vos nouvelles, et m’a dit de vous faire savoir qu’il approuve toutes nos fondations. […] Les affaires de Cachoeira et de Saint-Amaro se traiteront juste à l’époque où nos sœurs seront renvoyées de France. Le bon Dieu arrange bien toutes nos affaires, ma bonne Mère ; laissons-le faire. Aujourd’hui, j’ai acheté une carte de la province de Bahia, et je vous l’envoie, afin que vous puissiez vous rendre compte de la situation de nos établissements et de leur éloignement de la capitale. Je vous enverrai aussi une espèce de géographie historique, que vous comprendrez quoiqu’elle soit portugaise. Les détails sont intéres
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sants. Vous verrez ainsi que nous nous établissons dans les plus grandes villes après Bahia, où les établissements religieux sont en assez grand nombre. Là où nous allons il n’y en a point. Monseigneur va partir pour Rio-de-Janeiro dans huit jours. Il y restera un mois. Pendant ce temps, il s’occupera de nous trouver les moyens de nous établir dans une région plus froide que Bahia, afin que si quelques sœurs avaient trop à souffrir de la chaleur pendant l’été, on puisse les y placer. […] Nous ignorons quelles sont les sœurs qui viennent partager nos labeurs au Brésil, c’est très bien que vous nous fassiez ainsi pratiquer le saint renoncement à notre petite curiosité. (s. Saint-Félix, 21 août 1903) Second voyage vers le Brésil, août 1903 s.d. [août 1903] Ma bonne mère Tous nos papiers sont sous corde. Veuillez m’excuser de prendre cette bordure noire à ma Sr Ste-Claudia. Le bon Dieu a fait comme vous, il nous a gâtées. Un temps ni trop chaud, ni trop froid. À Lourdes, les pèlerinages d’Arras, Boulogne, St Omer, l’Ardèche et la Provence ont mis le comble à nos satisfactions. Nous avons joui de toutes les cérémonies, Grand messe, les malades aux piscines, sermons, procession du T. St Sacrement, et le soir à 8 h. la procession aux flambeaux. Mon Dieu que tout cela était bon et beau. Inutile de vous dire que toutes nous avons bien prié pour vous, pour toutes nos chères et bien-aimées sœurs. À la Grotte même, par la voix de Mgr d’Arras, nous avons appris la nomination de N. St Père le Pape Pie X le mardi dans la journée. Puis le mercredi matin à 7 h ½ après avoir fait encore toutes nos dévotions nous avons pris la route de Bordeaux. Les dames de Lirac71 étaient toutes les deux à la gare, elles ont eu la bonté de nous recevoir avec tout le bon cœur que vous leur
71 La comtesse de Lirac était la propre sœur de sœur Saint-Félix, et a beaucoup aidé les convois de partantes depuis Bordeaux.
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connaissez. Ce matin M. de Lirac, ma Sr Ste Adélaïde et moi sommes allés aux bureaux payer et remplir les formalités nécessaires. Tout est prêt pour demain 9 h ½ - 10 h. Est-ce qu’entre autres questions on ne nous a pas demandé si nous étions toutes Françaises ? En déclarant ma Sr Ste Grégorine Italienne on nous a demandé 30 F de plus que le chiffre convenu. Comme étrangère elle n’a droit qu’au 15 pour cent. Si nous nous étions attendu à cela je crois que peut-être je l’aurais faite française. Je vous le dis pour une autre fois72. Pour un voyage plus nombreux je me permets de vous dire aussi qu’il serait bon que deux seulement viennent la veille et que les autres n’arrivent que le matin du départ. C’est Mme de Lirac qui a trouvé cela. Les dames de l’Assomption sont très aimables, très gentilles. Mme Ricard a perdu une de ses sœurs et Sr Thérèse est ce moment-ci auprès d’une autre de ses tantes, donc nous ne la voyons pas. La famille va bien et a été très sensible à votre bon souvenir. Nous n’avons pas encore reçu le colis annoncé par les lignes de notre bonne et vénérée Sr St Agnès. Merci ma bonne mère de penser à nous avec tant de sollicitude. J’ai trouvé ici la date de nos jours d’escale, je me fais une joie de vous les envoyer, vous et toute la chère Communauté vous suivrez avec plus de précision. Bordeaux 7 août, Porto 9, Lisbonne 10, Dakar 15, Pernambouc 20, Bahia 22. En voyant les arrêts du 9 et du 15 nous nous sommes beaucoup réjouies par la pensée que peut-être nous pourrions avoir une messe. Ce serait si bon, de ne pas vivre si longtemps en hérétiques. Pauvre bonne Mère à mesure que la semaine avance vous devez n’en plus pouvoir, accablée comme vous êtes toujours par le nombre de nos chères sœurs si désireuses de vous entendre leur dire quelque chose de réconfortant. Laissez-vous bien soigner et soignez-vous un peu vous-même. Celles qui sont loin comme celles qui sont près, toutes, nous avons tant besoin de vous. Que rien que cette considération doit vous obliger à vous ménager le plus possible. Nous, nous allons toutes très bien et sommes toutes très contentes. Les petites sœurs ont chanté pendant une partie de la route, car une permission particulière du 72 Ces deux phrases ont été supprimées dans la version publiée dans Pages intimes, 1, p. 92.
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bon Dieu a fait que très souvent nous nous sommes trouvées seules en notre compartiment. Cette fois il n’y avait pas que notre habit pour éloigner de notre portière ; le nombre et la qualité de nos colis y ont contribué, 23 ou 24… aux changements de trains il y avait de quoi gémir et de quoi rire de nous voir nous démener pour descendre et monter cette cargaison. Enfin, rien ne s’est égaré et nous voilà prêtes à la grande embarcation. Pieusement à genoux nous vous demandons une dernière bénédiction, une croix sur le front et un bon baiser pour raffermir notre courage. Pour toutes les partantes Sr St Ephrem73. Mme Ricard a demandé où en était la maison de Fiume74, je crois que M. Émile écrira encore à cette comtesse qui se fait forte de tout obtenir. À bord de L’Amazone vendredi 7 août Ma bonne révérende Mère Avec Mme de Lirac nos sœurs visitent le bateau pendant qu’on finit le chargement. J’ai de trop bonnes nouvelles à vous annoncer, alors je les laisse et vite je viens vous dire. Nous voyageons en compagnie de l’évêque de Pernambouc qui emmène 6 Pères Barnabites de la maison de Paris. Ces Messieurs connaissent nos sœurs de la rue de Naples, l’un d’eux y a prêché une retraite il n’y a pas longtemps. Ils diront leur messe tous les jours à [un] autel portatif, Mgr la même chose. Leur cabine fait face à la nôtre. Nous sommes invitées à y assister toutes les fois que nous le pourrons. Ils nous offrent la confession au besoin. Notre cabine est spacieuse et deux lits seulement superposés. Si à Lisbonne nous voulons nous séparer le capitaine nous arrangera de son mieux. Il est 73 S. St-Ephrem Chambon, originaire de Die (Drôme), supérieure de la 2e caravane (6 religieuses), août 1903. Morte au Brésil en 1925. 74 La congrégation projetait d’établir une maison à Fiume, mais le projet n’eut pas de suite.
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excessivement gentil, déjà plein de prévenance pour nos pauvres petites personnes. Il a nommé une femme qui ne fait pas ce service ordinairement pour être tout à fait à nos ordres. Elle vient de se présenter avec beaucoup d’égards. Lorsque nous sommes parties de Bordeaux nos livres n’étaient pas arrivés, on nous les enverra par la poste à Lisbonne. Mr de Lirac s’était procuré un appareil de photographie et bon gré mal gré il a fallu encore faire groupe dans la petite cour que vous connaissez. Il nous a pris en traître, nous devons avoir des poses risibles. Les épreuves seront jointes au paquet. Toute la famille plus la sœur de la jeune dame a été charmante pour nous. Mr Émile Ricard va vous écrire son étonnement et sa peine à savoir que Fiume n’a pas encore nos sœurs. La dame qu’il connaît est surprise aussi que les choses ne se soient pas finies selon vos désirs. Vous ma bonne Mère, notre chère digne sœur Assistante, toutes nos bien aimées sœurs recevez notre dernier adieu français. Ces dames et André vont emporter ma lettre et celle de ma Sr Ste Adélaïde. Sr St Ephrem Entre Porto et Lisbonne 10 août 1903 Ma bonne révérende Mère Hier notre escale a été délicieuse. Entrée et restée au milieu d’un grand rond point qui forme le port, notre Amazone s’est reposée toute la journée, et nos sœurs se sont un peu remises. La plus malade est ma S. Ste Grégorine dont nous plaignons la misère qui nous fait rire par les poses qu’elle prend. Sr Joanna a été fatiguée la première mais comme elle nous a dit que ce qu’elle éprouvait était une indigestion naturelle il y a eu de quoi nous amuser ; de fait elle n’a plus rendu. Nos sœurs Ste Clémencia et Ste Claudia éprouvées aussi pendant la journée du samedi, le calme d’hier a fait du bien à tout ce cher monde. Ma Sr Ste Adélaïde a manqué un repas de peur d’être malade, et moi je suis comme sur terre, je sens bien le fameux roulis qui ne laisse pas faire un seul pas sans buter à droite ou gauche mais mon estomac n’a aucun malaise. Nous sommes à la table de Mgr à la suite des Pères Barnabites et 4 Lazaristes qui vont s’arrêter à Lisbonne. Je disais à un de ces
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Messieurs que j’avais honte de moi, le repas que j’ai pris seule de sœurs [sic]. Nos nuits sont toujours très bonnes ; comme nous nous couchons de bonne heure, nous sommes les premières levées. Nous faisons nos prières, assistons à 5 ou 6 messes. Ce matin nous avons fait la Ste Communion excepté encore notre pauvre Italienne qui avait peur75. Nous nous sommes bien unies aux saintes ferveurs de la Communauté hier jour de clôture de retraite. Il y a dans le bateau une boite aux lettres, en mettant ses missives 1 h avant l’arrêt, elles partent à la taxe ordinaire et nous voulons en profiter. Ma bonne mère, recevez l’expression de notre très profond respect. Veuillez transmettre à nos sœurs nos bien sincères amitiés. Sr St Ephrem Hier les visiteurs et visiteuses du bateau ont commencé à nous faire jouir du jargon portugais. Du pont de L’Amazone, 11 août, entre Lisbonne et Dakar Ma bonne révérende Mère, La santé de vos filles est tout à fait revenue et voilà que nous jouissons à qui mieux mieux des ravissants spectacles que nous offre l’Océan : du côté du soleil levant à notre droite une immense nappe vieil argent, devant nous de jolis petits moutons d’écume qui se courent après et à gauche l’eau est d’un bleu si foncé que pour les lessives on en désirerait pas davantage. Avant Lisbonne de petites bandes de marsouins divertissaient les passagers par les sauts réguliers qu’ils font par trois ou quatre ensemble. Puis sur le Tage des quantités de poulpes nous ont intéressées, les unes blanches comme de la neige, les autres avaient une grosse croix sur leurs chapeaux champignons. Il était près de midi quand nous sommes arrivées à Lisbonne. Là nous sommes descendues espérant visiter quelques églises. Hélas, après les messes du matin on les ferme pour jusqu’au lendemain ; il a fallu se contenter de gens et de rues. Les femmes malgré la chaleur portent toutes de gros châles Peur d’être prise de vomissements, alors qu’elle vient de consommer l’hostie.
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d’hiver, des manteaux garnis de fourrures, et la fin du monde n’étant pas près d’arriver la plupart d’elles avaient des enfants cachés, enfermés là dedans. Beaucoup de maisons ont leur façade aux carrelages de nos éviers, d’autres ont un cachet particulier. Des couvertures de toutes couleurs servent de rideaux aux fenêtres et du linge de toutes façons y est suspendu. En vérité, pour une capitale ce n’est pas fameux. Hommes et femmes portent sur la tête de petits sacs à carreaux variés. Les chiffons que nous portons à nos sœurs auront sans doute leur emploi en ce genre. Les Pères Lazaristes sont descendus, il ne reste plus que 4 Barnabites [et] un frère convers. Un père du S. Cœur. Un Père Salésien. Et Mgr qui se montre tout plein de bienveillance en demandant de nos nouvelles et en nous parlant chaque fois que l’occasion se présente. Ce matin par le Père Richard Supérieur des Barnabites il nous a envoyé 2 oranges comme on en voit rarement tant elles étaient grosses et excellentes.… Ce même Père avant sa messe nous a toutes confessées dans la cabine qui sert de chapelle, il a apporté un fauteuil en paille grillée qu’il a fait tenir par les montants entre les deux lits, il a pris un des pliants qui nous servent de chaises ; lui assis, nous à genoux de l’autre côté nous avons fait nos affaires à la grande satisfaction générale. Avant leur descente à Pernambouc nous y reviendrons. Notre capitaine est à souhait. Un petit Monsieur qui grisonne déjà à 33 ans, pas marié, qui nous tient aux petites attentions, il s’intéresse à nos nuits, à nos repas. Si notre temps a assez de distractions, il nous fait des visites toutes charmantes, causant demie heure avec nous. Mais ne s’asseyant jamais. Dimanche passé il a assisté à la messe avec nous. Le jour de l’Assomption nous arriverons à 7 h à Dakar, ce sera encore jour de tracas, de décharge et recharge du bateau. Mais le lendemain dimanche nous serons en marche et Mgr dira la messe sur le pont et le capitaine se fait fête de nous dire que ce sera très beau si le temps continue calme. Les Pères chanteront accompagnés par un petit harmonium. Un d’eux a dit sa première messe au monastère de Rome et connaît nos sœurs. Dernièrement il assistait à la matinée (qui a eu lieu l’après-midi, a-t-il dit en riant). 13 août. Nous venons de saluer Mgr qui nous a envoyé une belle quinzaine de pommes et poires fondantes. Cette fois tout gentiment il a dit que lorsque ses Pères seraient installés il nous appellerait
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auprès d’eux. Il nous avertit de la réjouissance qui nous attend au passage de l’Équateur. Nos sœurs se préparent dévotement à la fête de samedi en chantant « Oh laisse-moi monter au ciel ». Tout le monde est content. Nous nous tenons loin de toute société ; à la salle à manger seulement nous voyons les Messieurs ou dames que porte L’Amazone. 14 – Nous approchons de Dakar. Le milieu du jour a été beau mais ce matin tout était brumeux, aussi la journée de nos sœurs s’est trouvée moins bonne. Sr Joanna n’a pas voulu dîner. Mgr a fait faire des repas maigres pour ses prêtres et ses religieuses. Cependant personne n’a jeûné en plein et toutes nos sœurs se reposent. Nous avons un peu de tangage. Ce nouveau mouvement éprouve tout le monde, moi toujours exceptée, Dieu merci. Je viens d’écrire à la famille de Lirac qui nous a envoyé à Lisbonne deux essais de nos photographies et demande des nouvelles de nos personnes. Tout naturellement je donne ces nouvelles et je remercie le plus chaleureusement des bontés que l’on a eues pour nous pendant les deux jours passés dans cette heureuse famille. Nous voilà au milieu de notre traversée, plus que huit jours ; tout en ayant tout à souhait je vous assure ma bonne Mère que de temps en temps on éprouve un peu de noir. Qu’il faut vite secouer de peur de le communiquer. La contagion serait dangereuse. Le paquet de nos évangiles n’a pas dû arriver à Bordeaux assez tôt pour nous être envoyé, peut-être Mme de Lirac vous donnera-telle avis qu’elle les garde jusqu’au prochain départ de nos sœurs. De Dakar notre lettre ne partira que 4 jours après nous. Recevez ma bonne Mère l’expression des sentiments toujours affectueusement respectueux de votre petite Sr St Ephrem. Mr Ducot a été charmant mais il n’a fait allusion à rien ni moi non plus. Il n’a rien donné. 20 août 1903 Notre bon capitaine vient de nous conseiller de faire partir nos lettres à l’escale de Pernambouc, parce que, en arrivant à Bahia, assurément nous croiserions le courrier anglais qui, les prenant le lende 408
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main de notre départ, vous les porterait huit jours plus tôt. Profitant de son bon conseil, vite, je viens au nom de toutes vous offrir nos affectueux respects et vous donner de nos nouvelles. Elles sont bonnes malgré quelques petites misères causées par le perpétuel balancement du bateau. Ma S. M. Grégorine et S. Joanna sont les plus éprouvées. Cependant elles font leurs repas, travaillent un peu et dorment bien ; vous jugez que leur état n’a rien de grave. Mgr et nos bons Pères nous quitteront demain vendredi matin ; fort heureusement pour nous, il n’y aura qu’un jour de solitude puisque samedi à 4 h on compte être à Bahia. Aucune de nous n’est fâchée de voir arriver le terme désiré. Tout le monde est bien gentil pour nous. Hier au passage de la ligne, Messieurs et dames se sont amusés, comme les autres nous avons été baptisées, mais ils ont fait cela presque avec respect, et nous bravement sommes restées assises, notre ouvrage à la main, les unes un peu plus, les autres un peu moins nous avons été aspergées à l’eau de roses. La réjouissance a été générale et le soir au souper le dessert avait des dragées, des pralines, un missel fait en pâte de biscuit et la couverture aux amandes. Notre femme de service n’a pas eu grand mal avec nous et je ne vais pas lui donner toute cette grosse somme. Mais je vois que l’on donne au maître d’hôtel et aux garçons servants. Je ferai comme les autres et elle passera quand même. Nous sommes grandement désireuses d’avoir des nouvelles de la chère Communauté, nous serons bien heureuses si nos sœurs peuvent nous en donner de plus récentes que celles que nous savons. Il nous semble qu’il y a déjà un siècle que nous vous avons quittée. Avec un peu d’inquiétude on se demande si quelqu’un va nous recevoir à la descente de L’Amazone, qui s’arrête à plus d’un kilomètre de terre. De Bordeaux à Buenozaire [sic] il n’y a que Lisbonne qui ait un port où l’on descende à terre. Partout il faut prendre de petites barquettes pour aborder. Le temps est toujours beau bien qu’il y ait un peu trop de vent. L’eau est calme et belle tous ces jours-ci. Veuillez ma bonne Mère en offrant nos meilleurs souvenirs à nos sœurs nous recommander à leurs prières. Continuez-nous aussi le secours des vôtres. Votre fille bien respectueuse Sr St Ephrem
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21 août quittant Pernambouc Ma bonne révérende Mère, Je ne veux rien vous laisser perdre de nos jouissances. C’est pourquoi je viens encore aujourd’hui vous raconter notre matinée. À notre réveil ne nous sentant plus balancées, si ce n’eût été l’étroitesse du lit, on aurait pu se croire hors de L’Amazone, mais aux premiers mouvements la réalité s’est vite montrée. Voulant découvrir les alentours de Pernambouc, nous avons été émerveillées, toute la masse d’eau était verte, mais d’un vert si tendre, si délicat que c’était ravissant à contempler. Il avait été convenu que le Père supérieur dirait sa messe à 5 h, mais après souper il est venu nous dire qu’ils avaient trop de préparatifs à faire et qu’alors aucun de ces Messieurs ne la célèbrerait. Donc point de messe aujourd’hui. Mgr n’avait pas voulu nous donner sa bénédiction, disant qu’au dernier moment ce serait meilleur. À 7 h, il était sur le pont en grande tenue, rocher, camail, frais, souriant. Peu après arrivant de Pernambouc une vingtaine de vapeurs, de barques se sont montrés. De jolis petits marins costume blanc bordé de bleu ou de rouge amenaient les vicaires généraux, les chanoines, les notables de la ville qui sont montés sur L’Amazone. Un vapeur plus grand et plus garni nous a fait entendre une musique délicieuse. Tout l’équipage était joyeux, des bravos, des bis à n’en plus finir, même nos passagers se sont mis à danser. Nous nous sommes approchées de Mgr qui était ravi et qui a été ravissant. Avant la fin de l’année il vous demandera des sœurs pour les paroisses qu’il va confier aux Pères Barnabites. Pour le faire descendre on a dressé un escalier exprès. Une fois en barque avec sa suite ils nous a encore aperçues, nous a bénies de nouveau en disant au revoir. Son adieu avec le capitaine s’est fait à la brésilienne. Il faut se tenir embrassé pendant quelques secondes et mutuellement se donner de petites tapes au milieu des deux épaules. Cela nous a bien fait rire. Nous voilà seules et nous le sentons. Heureusement ce ne sera pas long puisqu’on nous a fait espérer être à Bahia demain à 4 h. 24 août. Et c’est à Bahia que je finis ma lettre, installée dans une chambre des dames Ursulines. Nos bagages n’ont pas passé à la 410
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douane76 ce qui fait regretter de n’avoir pas apporté beaucoup plus. Notre capitaine nous avait assurées de sa protection. Ma Sr St Félix est arrivée au bateau accompagnée de son aumônier et nous apportant celle de Mgr et de plus au moment du souper est venue une dépêche du directeur. Mais tout était fini, nos malles étaient en magasin pour Cachoeira (prononcer comme cachet). Ma bonne Mère, j’avais raison dès le premier soir, ma Sr St-Félix m’a avoué que ma Sr M. Hermann était celle qui souffrait le plus à la Feira alors figurez-vous son aplomb. Elle la place à Sto Amaro et veut que pour la soutenir j’y sois placée aussi. J’ai répondu que j’étais prête à faire tout ce que vous me commanderiez. En attendant elle nous prend toutes à l’orphelinat, l’hôpital est en réparation. 11 sœurs pour Santo Amaro, 6 hospitalières [et] 1 musicienne pour Nazareth, puis une musicienne pour la Feira et 1 comprise dans les 11 de Santo Amaro. Tout cela le plus tôt possible. Ma bonne Mère on dit qu’il faut partir et que je n’ai plus que le temps de vous offrir mon plus affectueux respect que je vous prie de présenter aussi à ma Sr Assistante. Tout le monde va très bien. Votre petite Sr St Ephrem. Troisième voyage vers le Brésil, septembre 1903 Bahia, 22 septembre 1903 Ma Révérende Mère Aujourd’hui seulement nous sommes libres et sorties des douanes, remises enfin des fatigues du voyage. Nos sœurs désignées pour Feira Sta Anna devaient partir de Bahia le 17, mais elles n’ont pas pu, et alors leur départ a eu lieu le 19, en même temps que celui de nos sœurs de Nazareth où ma Sr St Félix est allée pour les installer. Nous qui devons aller à Santo Amaro sommes encore à Bahia jusqu’après demain : nous attendons ma Sr St Félix qui doit revenir pour nous prendre et nous accompagner à destination ; nous y arriverons par vapeur après six heures de marche sur la mer ou sur le cours d’un fleuve. En attendant nous prenons quelques leçons de portugais chez Ils n’ont pas été inspectés par les douaniers.
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les religieuses Ursulines de Bahia : ce qui nous prend tous nos instants et nous empêche de languir. Nous avons mis le pied sur la terre d’Amérique le dimanche matin, 15 courant, vers 9 heures et demie. On s’est dirigé vers l’église la plus rapprochée qui était celle de St Dominique, l’une des paroisses de la cité : c’était un moment où les fidèles se rendaient à la grand’messe avec leurs beaux habits de fêtes et l’on apercevait grand nombre de négresses avec une toilette complètement blanche ; des nègres avec des vêtements blancs. Nous entrions dans le nouveau monde et tout était nouveau pour nous. Nous voyons enfin l’église aux murs blancs comme la neige sur lesquels sont dessinés finement l’encadrement des portes et des fenêtres d’une couleur bleu céleste ; les portes sont peintes d’un bleu plus foncé ; c’est très frais. Mais quel n’est pas notre ravissement lorsque, en entrant, nous voyons resplendir l’or et les peintures de tous les points du sanctuaire. Nous adorons le St Sacrement et nous nous plaçons au milieu de la nef : on ne tarde pas à venir nous inviter à aller prendre place dans les tribunes, là nous étions très bien. L’office va commencer. Nous voyons apparaître deux petites filles en blanc, de véritables anges aux ailes étendues et se prosternant au pied de l’autel comme des séraphins ; vient après le servant de messe, ayant environ 17 ans, vêtu d’une aube blanche sur laquelle était agrafé un manteau noir fixé à l’extrémité des deux épaules, sur la gauche on voit une étoile blanche. Vient enfin l’officiant qui a les mêmes ornements que l’on a en France : il s’arrête au pied de l’autel car dessus tout est prêt ; quand il a à monter, il a 6 marches à franchir et l’autel a lui-même 6 gradins, au milieu du plus haut est fixé un beau Christ dont la cime approche de la voûte. Les chants commencent : ce sont des chœurs exécutés par toutes espèces d’instruments de musique, des solos exécutés par des voix d’hommes, des duos enlevés par des voix de femmes, c’est entraînant. Le plus étonnant arrive au Sanctus : alors on entend un sifflement prolongé à la suite duquel une salve éclate. Cela se répète jusqu’à la sainte communion, et les chants se continuent en même temps. C’est véritablement féerique. Il fallait voir notre étonnement à toutes : nous étions à peindre. De là, nous sommes allées nous installer les unes chez les religieuses Ursulines, les autres chez les sœurs de Charité où nous avons reçu partout une cordiale hospitalité. Nous jouissons toutes d’une bonne santé et nous vous 412
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écrirons bientôt de St Amaro. Nous prions pour nos sœurs malades, nous leur offrons notre respect et nos amitiés ainsi qu’à toute la communauté. En retour vous voudrez bien toujours prier pour nos missions. Vos filles soumises et affectueuses. Sr Anna-Maria77 La Feira Santa-Anna, 26 septembre 190378 À bord du bateau, le bon Évêque de Pernambouc nous disait également que, pour visiter son diocèse, il lui fallait six mois sans perdre un seul jour. Ce même Évêque nous disait avec joie : « Avant un an, j’aurai la consolation de vous avoir dans mon diocèse. Avant six mois, je demanderai des sœurs à votre Supérieure Générale, et je les établirai moi-même dans les paroisses qui sont à 600 mètres au-dessus du niveau de la mer ». C’est une vraie providence. Aujourd’hui, deux postulantes se sont présentées : une était une vieille fille de Bahia ; l’autre, une belle et forte jeune fille des environs de Sainte-Anna, avec le type européen. Elle a 18 ans. Elles désirent venir travailler chez nous pendant un an et faire leur prétendance. Dans l’absence de notre Supérieure, nous n’avons pas pu leur donner de réponse. Elles reviendront. Les indigènes sont très affectueuses, mais en même temps très jalouses. Gare à la sœur qui ne travaille pas uniquement pour le bon Dieu ! Elles attendent de nous le bon exemple en tout, je dirai presque la sainteté. L’Archevêque de Bahia a bien fait de dire qu’il lui faudrait des vocations solides. Les sœurs qui ont besoin d’avoir tout à souhait ne feront nul bien ici, au contraire. Elles feront du mal à elles-mêmes d’abord, et nuiront ensuite à toutes celles qui les entourent. […] J’ai vu l’hôpital de Cachoeira ; il est très beau, mais dénué de tout. On dit qu’il est riche, par conséquent on pourra l’organiser. Celui de Saint-Amaro aussi est riche, ainsi que celui de Nazareth. S. Anna-Maria Fabre, une Ardéchoise de Joyeuse (1841-1932), placée à la tête du 3 convoi (18 religieuses), en septembre 1903. 78 PI, 1, p. 122-125. 77
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Il ne faut pas trop vous inquiéter à notre égard, ma bonne Rév. Mère. Nous ne sommes pas au milieu des sauvages. On est ici comme partout ailleurs. Il y a bien un peu à souffrir. Est-ce qu’ailleurs on a tout à souhait ? Non ! bien sûr. À plus forte raison dans les missions. Si nous portons le nom de missionnaires, il faut aussi en connaître les privations. Que nos sœurs lisent les Annales de la Propagation de la foi, et se disent : « Voilà ce que je veux voir et ce que je veux faire ». Alors elles ne seront surprises de rien. Et puis, est-ce qu’on a le droit de se plaindre, quand on s’est donné à Dieu ? Hier, Sr Saint-Félix avec Sr Sainte-Rosalie sont arrivées de SaintAmaro, enchantées des beautés de ce pays. Il paraît que tout le monde voit arriver nos sœurs avec bonheur. On a beaucoup de vénération pour les religieux. Un député baisa la main de Sr Sainte-Rosalie. Notre Supérieure avait caché la sienne. Le climat est semblable à celui de Cachoeira. Le tout est de s’y faire. Que de bien on peut réaliser dans ce pays ! (s. Marie-Grégorine) Trois lettres de postulantes pour le départ au Brésil non datée Puisqu’il m’est permis avant de terminer cette journée de vous transmettre mes impressions, je viens en toute sincérité, Très Révérende Mère, vous dire que je veux être toute au bon Dieu. Malgré les ennuis que j’ai pu constater dans mes cinq ans de vie religieuse, malgré surtout l’avenir incertain que la Providence nous ménage, je suis résignée à tout supporter coûte que coûte : je ne m’appartiens plus, je dois me soumettre à tous les décrets divins. Je sais qu’il ne m’arrivera rien que Dieu ne l’ait voulu. Ma mère s’oppose, il est vrai, à un départ lointain, cependant je ne demande qu’une chose : que la volonté de Dieu se fasse en moi. Je suis heureuse à la pensée que bientôt je renouvellerai mes saints engagements. Votre très respectueuse et soumise fille Sr St Ferdinand
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26 septembre 190379 Quand je vous ai demandé, ma très Rév. Mère, la permission de partir pour le Brésil, c’était sous une inspiration intime qui ne me laissait pas de trêve. La crainte que ce ne fût qu’une illusion était pour moi un tourment. Mais maintenant que le sacrifice est consommé, je sens une satisfaction qu’il m’est impossible de décrire. Je comprends que l’inspiration était divine. En quoi ai-je mérité cela ? En rien ! C’est un pur don de l’Infinie Bonté pour une des plus pauvres de ses créatures. Et c’est vous, ma bonne Rév. Mère, qui avez contribué à mon bonheur ! Merci, mille fois merci ! » (s. Marie-Grégorine) 12 novembre 1904 J’ai appris que vous prépariez un départ pour le Brésil en décembre prochain, alors une pensée m’est venue : celle de m’offrir à vous encore une fois, avec l’espérance de me guérir là-bas. Peut-être que le bon Dieu attend de moi cette preuve de ma bonne volonté pour me faire cette agréable surprise. Qu’en pensez-vous, ma très digne mère ? Si vous attendez que ma tête reprenne ses cases vides ici, je crains bien que vous attendiez longtemps encore ; et puisque votre désir est de m’y envoyer, c’est aussi le mien. En me risquant, je ne risque pas grand chose ; je ne risque que 500 F, mais si cette somme peut m’ouvrir les portes du Paradis un peu plus tôt, j’espère ma bonne Mère que vous ne vous y refuserez pas. Si je ne vaux pas deux sous comme poids, S. Marie Coeli vaut bien 500 F comme âme. En ces temps malheureux le meilleur parti à prendre est le Ciel ou l’Amérique. Je choisis l’un et l’autre, me soumettant toutefois à tout ce que vous voudrez, persuadée que ce sera pour moi la volonté du bon Dieu […] Votre petite enfant Sr M. Coeli PI, 1, p. 120-121.
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Deux poèmes d’exil Un Adieu, 1er mai 190380 Mère, vous nous quittiez et nos cœurs plein d’alarmes Soupiraient tristement dans ce dernier adieu Nous vous suivions de loin, les yeux remplis de larmes N’osant dire : Au revoir, au revoir dans les cieux Votre petit bateau descendait la Gironde Et vers des cieux lointains le nôtre s’en allait La nuit vint sur les eaux, en cette nuit profonde Sur l’immense Océan le flot nous emportait L’aube apparaît enfin, mais les côtes de France Ont fui de l’horizon. Terre chère à nos cœurs Tes enfants dans l’exil conservent l’espérance De voir luire sur toi un avenir meilleur Entre le ciel et l’eau notre bateau avance Les vagues près de lui mugissent bien parfois Mais nous avons toujours courage et confiance Vous priez, nous prions, le ciel entend nos voix Du continent nouveau oui nous touchons la terre L’hospitalier Brésil nous ouvre enfin un port Mon Dieu, protégez-nous sur la rive étrangère Nous débarquons… Salut, Bahia St Salvador Mère, envoyez des sœurs, ici la vigne est grande Les ouvriers du Seigneur réclament du secours Oui, de notre Institut que le rameau s’étende Sous le ciel du Brésil Dieu protège nos jours Hommage à notre bien-aimée Mère81 Les tristesses Vivre loin de tes murs, ô mon cher Monastère, C’est toujours pour mon cour une douleur amère: Poème manuscrit anonyme. PI, 2, p. 261-264.
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Ne plus voir tes jardins, tes arbres et tes fleurs, Et tes cloîtres bénis où se glissent mes sœurs. De la cloche aux doux sons qui sonna ma vêture, Que je croyais devoir sonner ma sépulture, N’entendre plus jamais le chant triste ou joyeux Nous appeler au chœur en un essaim pieux. Ne plus aller, le soir, dans notre sanctuaire Où brûle jour et nuit la lampe solitaire, Devant Dieu qui reçut, jadis, mes premiers vœux, Dieu, pour l’amour duquel je vins sous d’autres cieux […] Les joies Car c’est une vraie joie !.. Être une missionnaire Faire connaître Dieu aux confins de la terre, Franchir les Océans, aborder en ce lieu Où peu d’hommes, hélas ! connaissent le bon Dieu; Parcourir les sentiers tracés par des apôtres Des martyrs de la foi, dont plusieurs furent nôtres !… Leur tâche inachevée est la nôtre aujourd’hui, Puisqu’ils nous l’ont léguée, ils seront notre appui. Eh bien, oui ! c’est ma joie et ma part d’héritage, Si rude qu’elle soit, je chéris mon partage. […] Dans la Mère-Patrie on profane les temples, Les cloîtres sont violés, les plus fâcheux exemples, Sans respect pour l’enfant, sont donnés chaque jour. On ne veut plus de Dieu, on brave son amour… Et nous, dans notre exil, nous voyons les églises Chaque jour se remplir : âmes, d’amour éprises, Hommes de foi naïve, innombrables enfants, Se pressent dans leurs nefs, heureux, reconnaissants, Avides d’écouter la divine Parole, D’apprendre leur Pater, leur Ave, leur Symbole, Et d’emporter l’espoir qu’au-delà des tombeaux Dieu, notre Père à tous, finira tous nos maux.
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Du Très-Saint-Sacrement les rameaux séculaires Ont été dispersés par d’indignes sectaires. Mais l’ange protecteur de ce cher Institut Ne veut point que le tronc demeure abattu. Il en prend les débris : sur un sol vierge encore, La puissance divine en un jour fait éclore Une si merveilleuse et si riche moisson Que, bientôt, l’arbre aimé de la Congrégation, Rajeuni, vigoureux, sur un nouveau rivage, Au Nouveau Continent voit verdir son feuillage… […] O Mère, puissiez-vous, dans vos missions naissantes, Voir fleurir sainteté, vertus toujours croissantes, […] Sœur Marie-des-Martyrs, 20 décembre 1904 Vingt ans après l’exil… une lettre du 10 mars 1925 […] Oui, heureusement cette année, nous avons 6 postulantes ; d’autres ont promis de rentrer dans le courant de l’année, mais le Brésilien en général ne se presse jamais… il faut donc avoir patience, et attendre. J’aimerais moi aussi la réalisation de votre désir : 3 ou 4 mois passés à la Maison-Mère ne pourraient être que très profitables à nos petites Brésiliennes ; les finances seules en souffriraient. Si le bon Dieu le veut, un jour ou l’autre ce désir pourra se réaliser, nos sœurs françaises ne le verraient pas volontiers, car elles, plus que les brésiliennes, ont un immense désir de revoir la patrie, désir bien juste… après 20 ans d’exil, revoir la Maison-Mère, voir ses sœurs, doit être une si grande joie, mais notre attachement ne fait qu’accroître avec le temps, et je doute qu’il y ait des cœurs plus attachés à la Maison-Mère que nous, exilées… Pour vous dire toute ma pensée, 3 ou 4 mois ici, mais séjour en France, non ; nos voisines, les Ursulines, qui avaient décidé d’envoyer leurs novices de chœur, pour faire leurs deux années de noviciat en France, ont terminé ce projet… La santé ne résiste pas au climat froid. Deux sont encore en France, dont l’une attend le mois de mai pour revenir sans avoir fait ses vœux et, dit-on, poitrinaire ; l’autre, qui est du sud, peut-être pourra-t-elle finir ses 418
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deux ans… une est morte il y a deux ou trois mois poitrinaire aussi, novice, à son arrivée de France… Le noviciat se fera de nouveau à Bahia et les élections ont tranché la difficulté, la Maîtresse est allée à Ilhéos et la Provinciale a pris la direction du petit troupeau. Donc, nos sœurs sont toutes [issues] des États bien chauds et je ne crois pas qu’elles supportent l’hiver de France. […] sœur Sainte-Claudia82 [maîtresse des novices au Brésil] Relations entre les religieuses du Très Saint-Sacrement et l’épiscopat et le clergé brésiliens (1903-1904) Discours d’accueil prononcé par l’aumônier des Ursulines de Bahia, avril 1903 Vénérées Mères, Bénies soient celles qui viennent au nom du Seigneur ! Dans sa providence paternelle, Dieu sème parfois sur la route épineuse de la vie, des joies pures, intimes, précieuses fleurs qui ne sauraient flétrir, suaves parfums, doux souvenirs dans les amertumes de l’exil. Ici-bas le bonheur est éphémère, fraîche éclose du matin, la rose laisse pencher le soir sa corolle fanée, voilà son image. Vous l’avez éprouvé, Chères Mères, vos cœurs battent encore d’une sainte émotion, au souvenir des heureuses années de votre consécration, au jour béni de la profession religieuse, près d’une Mère aimée et vénérée, vous espériez couler vos jours, il n’en était pas ainsi dans la pensée de l’Éternel ; pour couronner vos fronts, l’auréole de la souffrance était nécessaire, Dieu ne vous l’a pas épargnée. Ce Dieu si bon a vu couler vos larmes sur les malheurs de notre patrie bien aimée, votre poignante douleur au moment de la séparation de tant d’êtres aimés. Le doux Jésus ne se laisse jamais vaincre en générosité, il veut aujourd’hui, dès ici-bas, échanger ces amères tristesses en douces et saintes émotions. Durant vos heures d’adoration, il a entendu vos sou82
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S. Sainte-Claudia Monchal, arrivée au Brésil en août 1903.
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pirs ! Sur cette terre fécondée par le sang des martyrs, il vous dit comme à Saint Pierre : « Mes filles bien aimées, paissez mes agneaux ». Tâche sublime, Vénérées Mères ! oui, aimer, former des âmes d’enfants destinées à être le soutien et les réformatrices de la société brésilienne, faire croître dans ces jeunes cœurs ce Jésus si plein d’amour, déverser sur leurs âmes ce feu de l’Apostolat qui lutte contre le mal toujours envahissant. Voilà votre joie et votre consolation ! Courage et confiance ; allez toujours, anges visibles de la jeunesse, Dieu compte tous vos pas, Jésus le doux Sauveur vous contemple ravi, il vous réitère en ce jour la sacrée promesse maintes fois répétée. Vous enseignez les enfants, et moi, je vous bénis À vous mon ciel, à vous mes trésors infinis. Ce qu’on fait pour les miens, on le fait pour moi-même. Aimez-les tendrement tous ces enfants que j’aime Car les anges toujours contemplent de leurs yeux Face à face mon Père, au royaume des cieux Oui, Vénérées Mères, Notre Dame das Mercês, Mère de grâces, de miséricorde, vous répète les magnifiques promesses de son Jésus. Entendez-là vous dire : Venez, fidèles épouses de mon Fils, venez, mes filles bien aimées, sur ce sol béni du Brésil, jouissez des immenses richesses dont sa végétation luxuriante représente bien visiblement les continuelles splendeurs des cieux, venez me faire aimer et servir par la jeunesse de la Feira de Sant’Anna qui vous désire ardemment ; et si parfois des épines aiguës viennent blesser vos cœurs, venez vite vous réfugier dans mes bras. Près de mon cœur, vous passerez heureusement les années fécondes de votre apostolat et, plus tard, comme Mère de votre céleste époux, je viendrai moi-même ceindre vos fronts de couronnes immortelles dans l’éternelle Patrie. Lettre de l’archevêque de Bahia à la supérieure générale, le 15 avril 1903 Très Respectable Mère Supérieure, Vos bonnes filles nous sont enfin arrivées, pas trop fatiguées, quoiqu’elles aient un tout petit peu souffert de la mer. Santé parfaite. Elles ont passé la Semaine sainte dans le couvent des Ursulines, ici, à la Capitale. Puis, samedi, elles se sont embarquées pour le lieu de leur destination, en compagnie de leur aumônier. Dimanche, jour de Pâques, après avoir assisté à la Sainte messe à Cachoeira, elles ont 420
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pris le train qui les a déposées peu de temps après à Feira de Sant’Anna, où elles devaient immédiatement s’installer. Je vous suis bien reconnaissant, très Honorée Mère, de ce que vous avez si généreusement répondu à mon invitation. Le bon Dieu vous récompensera, comme vous le méritez, des sacrifices que vous faites pour lui. Quant à vos compagnes qui se trouvent ici, leur couronne sera certainement belle si, comme je n’en doute pas, elles se consacrent entièrement au travail que Dieu attend d’elles. Il y a tant à faire ici et elles me paraissent animées de si bonnes dispositions que je suis assuré que Dieu bénira leurs efforts. J’ai bien l’intention, dans un avenir plus ou moins éloigné, de vous demander du renfort. Je vous bénis, Très Honorée Supérieure, de tout mon cœur, vous et toute votre famille, et me recommande bien à vos bonnes prières Jérôme, Archevêque de Bahia Lettre de s. Saint-Félix à l’archevêque de Bahia, 23 juin 1903 Excellence, Monsieur le Révérendissime Curé Moyses vous donnera de vive voix toutes les explications d’une fondation de maison religieuse à Sta Amarra83 : un pensionnat, externat et école gratuite. Si votre excellence n’y voit aucun inconvénient, je la prie de vouloir bien apostiller ces lignes et de les envoyer à notre Révérende Mère Générale, afin de tranquilliser son cœur par une nouvelle preuve de votre sollicitude paternelle ; toute notre congrégation conservera pour votre Grandeur une profonde reconnaissance. Dès que je serai sûre de votre approbation, j’écrirai à notre Révérende Mère Générale pour lui demander le nombre de sœurs nécessaires à cette fondation. Ma petite communauté de Feira s’unit à moi pour offrir à Votre Excellence l’hommage de notre profond respect. s. St-Félix supérieure
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Je donne avec plaisir mon approbation. Bahia 27 juin 1903 Jérôme, Archevêque de Bahia Traduction de la lettre de l’Archevêque de Bahia à sœur Saint-Félix, 4 octobre 190384 Rév. Mère Supérieure, Dans la ville appelée Campanha, dans le midi de l’État de Minos, où je me suis arrêté en passant, on désire l’établissement d’un hôpital desservi par des religieuses. Si vous l’acceptez, il faut m’envoyer la copie du contrat et adresser la lettre au Séminaire « Rio Comprido », Rio-Janeiro, où je serai vers le milieu de ce mois. Le climat de Campanha est excellent et les RR. PP. Jésuites y ont leur noviciat. Le peuple est très pieux, et vous pouvez y ouvrir un Externat. Si vous partez de Rio le matin, vous arrivez le soir du même jour et toujours par le chemin de fer. Dans le contrat, vous devez exiger les frais du voyage de Bahia jusque là. Je me recommande aux prières de la Communauté. J’espère partir pour Bahia au commencement de novembre. Je vous bénis et toutes vos filles. Votre serviteur en Jésus-Christ Girolamo, archevêque de Bahia Lettre du curé Moyses à s. Saint-Félix, La Feira, 30 novembre 190385 Révérende Mère Supérieure Loué soit Jésus Christ. Je viens de recevoir une lettre de la Secrétairerie Ecclésiastique, que ci-joint je vous remets au nom de Monseigneur l’Archevêque pour votre connaissance. Monseigneur l’Évêque d’Alagoas, département du Brésil, a prié l’Archevêque de contracter avec vous cinq ou six religieuses pour se charger de la direction d’un Orphelinat et d’un Pensionnat tout ensemble, qui sont Texte tiré de PI, 1, p. 116-117. La lettre du même archevêque, en avril (ci-dessus), était en français ; on peut penser que sœur Saint-Félix avait fait des progrés suffisants en portugais pour que le prélat lui écrive désormais dans cette langue. 85 Le français hésitant de cette lettre et de la suivante a bien évidemment été conservé. 84
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placés dans la ville de Maceio, résidence de l’Évêque et Capitale du Département, en vulgaire Estado de Alagoas ; c’est un pays catholique et de climat agréable. On fait le voyage en bateau à vapeur pendant trois ou quatre jours. D. Antonio Manoel de Casthilho Brandaõ, c’est le nom de l’évêque, ne veut pas seulement les six religieuses, il désire aussi de fier à votre communauté la direction de l’Hôpital de Miséricorde et de l’Asyle de Mendicité, situés dans la même ville. Monseigneur de Bahia dit que vous pouvez envoyer à Maceio les religieuses de S. Amaro, puisqu’il est temps de vacance ; mais je pense que vous faites bien de laisser trois religieuses à S. Amaro pour préparer le Pensionnat et vous ferez le nombre de six avec les autres qui sont disponibles ici. Enfin vous verrez ce que c’est plus bon pour votres sœurs. Ma sœur Canisius m’a dit qu’elle a connu l’Évêque d’Alagoas à Rome, quand il était l’Évêque du Para, et qu’il a célébré la messe à Monastère de Rome, pour tant il connaît bien votre communauté. Je pense que vous devez aller à Bahia tout ensuite pour parler à Monseigneur à l’égard des conditions du contrat et vous demanderez le payement de la voyage de Bahia à Alagoas. Voilà, ma Mère, allez à Bahia si vous plaît, et vous vous entendrez avec Monseigneur qui vous donnera les explications nécessaires. C’est une vraie providence que Notre Bon Dieu accorde à votre Congrégation et qui lui donne la latitude de se répandre dans tous les départements de notre cher Brésil. Quant à notre affaire de l’achat de la maison des protestants, je n’ai pas reçu la réponse de la veuve, mais j’attends à tout le moment ; puis j’ai ai chargé de cette affaire un avocat de Cachoeira. Agréez, ma Mère, mes salutations les plus sincères et mon dévouement. Votre dévoué toujours Pe Moyses Gonçalves Lettre du curé de La Feira aux sœurs de l’Hôpital, s.d. [vers la fin de 1903] Mes sœurs Loué soit Jésus-Christ. À votre bien entendue charité nous mettons les malades qui viennent chercher la protection de la Miséricorde de ce pays pour les soulager de leurs souffrances. Eh, mes sœurs, ils bien méritent toutes nos soucis, tout notre amour, puisqu’ils sont notre prochain, nos frères en Jésus Christ Notre Seigneur, qui nous rendra la récompense éternelle. Ils sont très pauvres et ils n’auront pour autre
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abri que la charité des cœurs bons et chrétiens, en donnant un lit dans cet Hôpital. Vous bien connaissez la pauvreté, l’indigence de cette gent qui n’a pas eu jamais le soulagement de la richesse et que le Conseil des Messieurs vous rend à présent pour vous les soulager par votre amour maternel et par votre dédication au service de cet Hôpital. Aujourd’hui c’est une date bienheureuse pour les malades et pour nous que sommes le conseil de cette Association de Charité ; c’est-à-dire du propre Dieu, parce que, dit saint Paul, Dieu est la charité. Nous mettrons désormais les malades à votre souci, à votre charité. Nous voulons même que vous soyez les maîtresses de cette Maison et le Conseil obéira à vos ordres, vos commandements en faveur des malades et des progrès de cette Miséricorde pour gloire de notre bon Dieu. Et moi… je m’offre à vous tout entier et je présente mes services comme le provéditeur et curé de cette Paroisse, comme ministre de Jésus Christ. L’Hôpital n’est pas à présent bien organisé et la reconstruction n’est pas finie, mais le Bon Dieu nous aidera pour arriver au terme de nos charitables désirs, en faisant un hôpital digne de notre pays. J’ai beaucoup à regret par l’absence de la supérieure s. Ephrem, mais la Vierge de la Piété, protectrice de cet Hôpital, lui donnera la santé pour notre consolation. Vous êtes donc les directrices de cet Hôpital d’accord le contrat consigné par votre bonne mère St-Félix. Dieu soit avec vous. Lettre de la supérieure générale à son excellence Mgr Tonti, Nonce apostolique du Brésil, Pétropolis, Brésil [s.d., sans doute fin 1903 : brouillon] Excellence, Mes chères filles m’écrivent que c’est avec une bonté et une bienveillance toutes paternelles que vous avez daigné les accueillir. Qu’il me soit donc permis, Excellence, de vous en exprimer ici ma profonde reconnaissance. Je ne doute pas que votre haute protection ne soit pour nous le plus sûr garant du succès désiré. La persécution nous oblige à venir demander asile et protection et je le vois, nous trouvons l’un et l’autre au-delà même de nos espérances dans cet hospitalier pays du Brésil. Mais ce n’est point avec la richesse et l’or que nous venons à vous, Excellence, non, car la persécution en nous exilant nous dépouille encore de nos ressources. Notre bonne volonté et notre dévouement 424
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suppléeront, je l’espère, à ce qui manque de ce côté. Nous emploierons l’une et l’autre sans compter et le bon Dieu bénissant nos efforts nous permettra, j’en ai la confiance, de faire autour de nous tout le bien que nous désirons et tout celui que votre Excellence et que la bienveillante sympathie de Nos Seigneurs les archevêques et évêques ont le droit d’attendre de nous. Permettez-moi à l’occasion des fêtes natales et de l’année nouvelle qui va s’ouvrir d’offrir à Votre Excellence tous mes vœux unis à ceux de ma congrégation tout entière qui partage pour Elle mes sentiments de profonde reconnaissance. [formule] La Sup générale Lettre de la supérieure générale à Mgr l’évêque de Saõ Paulo [brouillon de lettre] Monseigneur, Mes chères filles qui ont eu l’avantage d’être présentées à Votre excellence m’écrivent qu’Elle a daigné les accueillir avec une bonté toute paternelle. J’ai à cœur de venir vous en exprimer ma vive reconnaissance. Étrangères dans ces lointaines régions où la persécution nous force à aller demander un refuge, combien nous apprécions la bienveillance qui daigne nous y accueillir. La vôtre, Monseigneur, a vivement touché mes chères sœurs. Elle est aussi pour moi l’assurance que sous votre haute protection il nous sera permis de nous dévouer aux saintes œuvres dont on ne veut plus, hélas !, dans notre pauvre France et que nous pourrons ainsi répondre à vos bienfaits. [formules] La supérieure générale Lettre de l’archevêque de Bahia à la supérieure générale, 29 juin 190486 Très Révérende Mère Supérieure, Permettez que nous mêlions nos larmes aux vôtres pour pleurer Quatre religieuses venaient de mourir coup sur coup à Maceio : sœur Juste le 14 mai, sœur Saint-Félix, la fondatrice, le 4 juin, sœur Marie d’Assise le 26 juin, sœur Marie-Canisius le 28 juin. 86
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la perte cruelle par laquelle il a plu à la Divine Providence de nous éprouver. Et nous avons bien raison de gémir avec vous, car la mort de ces bonnes sœurs qui ont succombé à la tâche, nous atteint autant et plus peut-être que vous. Car si vous étiez leur mère qui, de loin, veilliez sur elles et les accompagniez de vos prières et de vos vœux, Nous les avions adoptées pour nos filles, et notre cœur paternel a été profondément blessé, quand elles furent arrachées à notre tendresse. Et nous regrettons particulièrement la bonne sœur S. Félix, dont nous avons pu apprécier les excellentes qualités et le zèle infatigable. Ne vous découragez point toutefois, Très Rév. Mère : les épreuves par lesquelles le bon Dieu visite votre œuvre naissante sont des bénédictions et le plus sûr indice que Lui travaille avec vous ; car quand tout semble perdu de la part des hommes, c’est alors que Dieu fait de notre travail le sien propre. Que vos larmes tarissent donc : vos filles sont allées recevoir la couronne qu’elles ont méritée ; et si Dieu n’a pas voulu qu’elles restent plus longtemps sur cette terre, d’autres viendront les substituer, et l’œuvre de Dieu se fera malgré tous les obstacles et toutes les difficultés. Croyez-Nous, Très Révérende Mère, en l’amour de Notre Seigneur et de Marie Immaculée Votre tout dévoué serviteur Jérôme, Archevêque de Bahia Lettre de l’évêque d’Alagoas à la supérieure générale, Maceio, 10 août 1904 Révérende Mère Salut, paix et bénédiction en N. Seigneur J.C. J’ai bien lu votre dernière lettre du 27 juillet, je dis juin. À la réception du télégramme en question, j’ai pris immédiatement toutes les précautions nécessaires. La maladie cependant j’était pas épidémique et de plus n’est guère connue à Maceio. Alors, quelle a été la cause de nos tristes et pénibles épreuves ? Les personnes qui vont vivre dans un climat très différent de celui de leur pays, doivent prendre dans le commencement bien des soins et remédier à toute petite indisposition. Une longue expérience dans un climat beaucoup plus meurtrier pour les Européens que celui de Alagoas, m’a prouvé 426
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que la précaution est le vrai moyen pour éviter une maladie grave. J’ai vu un grand nombre de religieuses s’établir en Para sans sacrifices de leur santé et de leur vie. Je me suis donc empressé de donner mes conseils à vos filles, mais elles ont pensé peut-être que j’étais trop paternel pour elles. Mais pour notre plus grande consolation, je dois ajouter que leur courage, leurs prières et leurs sacrifices ont été agréables devant Dieu. La population a été douloureusement impressionnée envers les sœurs par leurs épreuves et tous, grands et petits, riches et pauvres, ont sincèrement pris part au grand deuil de votre famille religieuse. L’œuvre, j’en suis sûr, est désormais assurée. Quant à moi, je prendrai toutes les précautions pour éviter à tout prix la répétition de pareils malheurs et pour assurer aux chères sœurs leur bien-être spirituel et matériel. Que votre cœur, ma Révérende Mère, se tranquillise au sujet de vos sœurs ; elles sont l’objet de mes soins les plus paternels. Mon cœur a senti vivement l’épreuve douloureuse que la divine Providence vient de nous envoyer. Dans ces pénibles circonstances, loin de nous laisser abattre adorons les desseins de Dieu. Antoine, évêque d’Alagoas Santo Amaro (1904-1906) Lettres de sœur Marie des Martyrs 87 7 mai 1904 Nous arrivions à Bahia le vendredi 29 avril, quinze jours après notre départ. Le Sacré-Cœur qui nous avait embarquées en France S. Marie des Martyrs Guirard (1853-1937), originaire des Alpes-Maritimes, est arrivée en avril 1904, à la tête du 4e convoi (12 religieuses). En italiques, les passages non repris (ou modifiés) dans PI, 2, p. 68-84 : le volume a choisi de rassembler plusieurs lettres en une sorte de journal continu. J’ai évidemment gardé pour ma part la forme des lettres. 87
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nous débarquait au Brésil. Ainsi que je le disais dans une précédente lettre, les bourrasques de vent qui nous avaient justement effrayées avaient poussé ferme notre navire. La nuit précédant notre arrivée fut mauvaise entre toutes. Mais ce que Dieu garde ne saurait périr [est bien gardé]. En rade de Bahia, nous avons eu la joie de voir aborder un canot contenant notre chère s. St-Félix et s. St-Paul-de-la-Croix88. Elles sont montées à bord, se sont entretenues avec notre bon Commandant, tout heureux de nous remettre, saines et sauves, entre les mains de notre Provinciale. Je passe sous silence, bonne Mère, les exclamations, les larmes de joie, les questions multiples et sans réponses, cette espèce de délire qui s’est emparé de nous toutes, à la vue de nos deux sœurs. Ce costume du St-Sacrement, revu de loin, sur les flots, à la nuit tombante, ces guimpes blanches entre quatre nègres, cette délégation de notre chère Congrégation qui venait au devant de nous, qui nous tendait les bras, alors que nous venions d’échapper aux plus grands périls, tout cela est indescriptible. Il y a des choses, des impressions, qui s’affaiblissent en passant par la plume, je n’en dirai plus rien. À 10 heures du soir, nous reprenions toutes le canot qui avait amené nos sœurs. Nous étions 14 religieuses, Mlle Marie et les quatre nègres dirigeaient notre barque. Les flots s’étaient apaisés, la rade de Bahia est très calme, le ciel était pur et un magnifique clair de lune éclairait notre route. Ainsi fîmes-nous notre entrée dans l’ancienne capitale du Brésil. Et nous nous disions dans notre court trajet : si notre R. Mère pouvait nous apercevoir, serait-elle heureuse ! Et nos yeux se mouillaient de larmes à la pensée de vous avoir inquiétée sur notre sort. Ne devions-nous pas être plus confiantes en Celui qui nous ayant appelées à Le suivre, à Lui tout sacrifier, ne pouvait nous laisser périr !… Que nos chères sœurs à venir n’aient donc jamais point de craintes malgré les tempêtes qu’elles pourraient essuyer, nous avons un [Pilote] pilote qui nous guide sûrement [au] vers le port. Nous avons reçu l’hospitalité à Bahia dans trois différentes maisons. Les Ursulines, les sœurs de Charité nous ont entourées de soins et de prévenances. De là, ma s. St-Félix nous a placées selon que nous S. Saint Paul de la Croix Frattini, arrivée en octobre 1903.
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étions attendues dans les différentes maisons. Les trois sœurs d’Albaret89 à la Ferra (sic). S. Ste-Lucie à Aracaju. S. M. Flavien, asile Maceio ; Ste-Léonide, M. Frédéric, M. d’Assise, St-Juste, St-Martial, Collège Maceio, en attendant. S. St-Hildebert et moi à Santo Amaro. Le lendemain de notre arrivée ici on nous a présentées aux élèves. Ma s. St-Félix qui nous avait accompagnées le jeudi soir, avait dû repartir le vendredi matin pour Bahia. Elle était attendue à Maceio et vous écrira, bonne Mère, les raisons qui l’y appelaient. Quant à nous, réception solennelle, cantate, compliment, rien ne nous a manqué à Santo Amaro. Les élèves, vêtues de blanc, bouquets à la main et au corsage, nous ont souhaité la bienvenue et offert les magnifiques fleurs qui abondent dans leurs jardins. Car, bien qu’en hiver, le mois de mai est, ici comme en France, le mois des roses. On nous en apporte à profusion. Mais je reviens à notre réception qui a été particulièrement originale. Après la cantate, suivie de différents cantiques, tous en français pour nous faire apprécier leurs progrès dans notre langue, les Amarantiennes90 nous ont chanté l’Ave Maris Stella qui a pour refrain Laudate Maria, et enfin pour clôturer la séance, le Au clair de lune, qui est particulièrement goûté dans notre collège sacramentin. Une distribution de médailles et de bonbons français a contenté notre monde, et c’est le cas de redire ici : la cérémonie faite, chacun s’en fut coucher. […] Cependant, ne croyez pas, ma bien-aimée Mère, que je sois malheureuse ou seulement mécontente. Non, je souffre mais je me sens dans la volonté de Dieu et je suis calme. Je vous ai priée de m’envoyer non pour jouir, mais pour souffrir parce que j’en avais besoin. Le bon Maître vous a inspiré de m’entendre, je vous en remercie, Mère, et je bénis Dieu de tout. Si je n’étais venue déjà, je vous supplierais de m’admettre avec les premières que nous attendons ; j’y suis, il ne me reste plus qu’à tout accepter, et de quelque côté que cela vienne, sûre que le Père qui permet tous les événements sait bien ce qu’il faut à son enfant. Néanmoins, s. Rosalie ayant déjà fait le sacrifice de Ferra, ayant eu les ennuis des commencements de Santo Amaro, 89 Albaret-le-Comtal, commune de Lozère dont l’école dirigée par les sacramentines, depuis 1877, a été fermée en 1903 et dont les trois religieuses sont parties ensemble au Brésil. 90 Habitantes de Santo Amaro.
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mériterait, je crois, de demeurer ici, sa santé le permettant. Nulle part, elle ne trouverait un emploi aussi minime, et elle est en accord avec toute la maison. Donc, je prends le parti d’obéir en étudiant la langue avec ardeur, d’assister à toutes les leçons données par les professeurs puis, si la santé de cette chère sœur se rétablit, j’écrirai à ma s. St-Félix de la laisser où elle fait le bien, où on l’apprécie, et de m’ôter moi-même qui ne suis comme nulle part. Ne le croyez-vous pas ainsi, ma Mère, ou plutôt ne pensez-vous pas que j’agirai bien de cette manière ? À propos, vous aurez peut-être reçu un groupe91 représentant les 12. Nous étions sur le pont lorsqu’un passager cherchait à nous photographier. Il nous vint dans l’idée de le laisser faire pour vous montrer que toutes nous étions en vie. Mme Coudreau, l’exploratrice92 , qui ne nous quittait guère, en parla au Commandant qui vint lui-même nous installer sur la passerelle du navire. Presque toutes, nous avions notre ouvrage à finir pour les Bretons. Le pauvre Commandant parlait encore quand il a été pris en traître, la bouche ouverte, et Mme Coudreau à moitié. Tous deux étaient furieux et nous en avons bien ri. Mlle de Castre a été amenée à Maceio. Sa tante que j’ai vue à Tarascon m’a remis le prix du passage ainsi que le trimestre, comme il était convenu. M. de Lirac avait demandé 550 F pour cette jeune fille, mais on s’est contenté de 447 F, même prix que pour nous 93. J’ai donc remis à ma s. St-Félix près de 400 F qui me sont restés de la somme donnée par vous, ma Mère, plus le trimestre pour l’enfant. Ma s. St-Félix met de côté tout le surplus des voyages et vous l’enverra, chère Mère, à la première occasion. Elle prépare également un autre envoi de café pour la Communauté, St-Victor et Nice94. Cette digne s. St-Félix est admirable. Elle a pleuré de vos bontés, de vos souvenirs, de vos attentions si maternelles et si délicates. Et laissez-moi vous le dire bien haut, elle fait honneur Photographie de groupe, comme le confirme la phrase suivante. Octavie Coudreau, veuve de Henri Coudreau (1859-1899) qui a longuement exploré la Guyane française (et publié plusieurs livres sur le sujet) puis l’Amazonie pour le compte du gouvernement brésilien. S. Benoît, Henri Anatole Coudreau (1859-1899) dernier explorateur français en Amazonie, L’Harmattan, 2000. 93 Il s’agit du prix de la traversée, les religieuses bénéficiant d’un tarif réduit. Exemple exceptionnel d’une élève française partant poursuivre ses études au Brésil, en compagnie des religieuses. Le phénomène était banal dans le cas des établissements installés dans des pays limitrophes de la France. 94 Il s’agit de la maison-mère et des maisons de Romans et Nice, encore ouvertes. Dès qu’elles l’ont pu, les maisons du Brésil ont versé leur contribution financière aux ressources générales de la congrégation. 91
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à notre chère Congrégation, et je ne l’aime que pour cela95. On peut dire de cette chère sœur qu’elle ne craint ni la mort, ni l’exil, ni la persécution, ni quoi que ce soit au monde, excepté l’offense de Dieu. Il me vient à l’esprit qu’on a dit cela d’un saint dont le nom m’échappe, mais notre sœur le mérite aussi bien. Elle ne se compte pour rien. Assurément sa santé est merveilleuse, c’est la première de la Congrégation, j’en ai eu des preuves à Bahia. Partie le matin de chez les Ursulines, une tasse de café au lait dans l’estomac, je l’ai vue revenir le soir à trois heures, à six heures, ayant marché toute la journée de l’archevêché au télégraphe, au fisc, au débarcadère, à la douane, toujours patiente avec cette tribu de nègres, cette armée d’employés tous plus mous les uns que les autres, et ne désirant qu’une chose, vous faire revenir le lendemain pour vous exploiter davantage. Ce n’est pas que notre chère sœur ne rencontre en général de la bienveillance, de l’empressement même, surtout du côté ecclésiastique, mais les demeures sont si éloignées et les affaires si lentes à se conclure ! Dans ces journées laborieuses, un gâteau, un morceau de pain acheté n’importe où, et mangé n’importe comment lui suffisait. Elle nous arrivait le soir aussi gaie, aussi alerte que si elle se fût bien nourrie et reposée toute la journée. Ni maux de tête ni maux d’estomac et debout de grand matin : voilà comment le bon Dieu fait des miracles quotidiens en faveur de notre chère s. St-Félix qui ne cherche, en tout et partout, que la gloire du Maître, le bien des âmes et l’honneur de la congrégation. Et ces fatigues, ces privations extraordinaires se renouvellent à chaque voyage. Si vous aviez vu, ma Mère, comment Mgr l’Archevêque de Bahia écoute religieusement Mère St-Félix, ainsi qu’il l’appelle, quand elle lui parle de nos maisons du Brésil ! Quel intérêt paternel, quelle déférence même il lui montre ! Avant qu’elle lui demande sa protection pour telle ou telle affaire, il la lui offre. Il a été reconnaissant des Pages intimes, qu’il a parcourues devant moi, a examiné votre photographie en disant que c’était bien, qu’on avait bien fait. Ce même jour qui était le lendemain de notre arrivée, il donna rendezvous aux 12 pour le lendemain 10 heures. Toute la colonie fut exacte, reçut la bénédiction du dévoué archevêque, visita le palais sous sa conduite et chacun se retira satisfait d’une si visible bienveillance. 95 L’auteur voulait peut-être dire « je ne l’en aime que plus pour cela » ou « cela seul suffit à me la faire aimer »…
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Un mot encore pour vous prouver combien la réputation de ma s. St-Félix est avantageusement établie ici. Les religieuses Ursulines ont perdu leur supérieure générale depuis quelques mois. Elle n’est point remplacée encore. On l’attend de Rome. Ici il se trouve 6 Brésiliennes, 6 Françaises divisées entre elles. Elles ne s’entendent point pour élire une supérieure et ont écrit à Rome pour qu’on les mette d’accord. Or, la vénérée Mère St-Calliste, décédée dernièrement comme de plusieurs de nos sœurs, regrettée de tous car c’était une femme de tête et de cœur, disait l’an dernier à une Mère française qui nous l’a répété : « Si je sentais près de moi une Mère St-Félix, je [serais] mourrais tranquille ». Malheureusement, elle n’en a point eu. Ne croyez pas, ma Mère, que ce soit un engouement passager qui me porte à parler de s. St-Félix. C’est un esprit de justice. Je suis fière qu’elle appartienne au St-Sacrement et qu’elle soit fière, elle-même, de lui appartenir. Comme moi, elle aime la congrégation plus que toute autre et m’a dit, plusieurs fois, qu’elle ne trouve nulle part l’esprit de cordialité, de bonne union qui nous distingue entre toutes. Elle ne s’émeut de quoi qu’on dise, ou qu’on pense, ou qu’on fasse. Elle excuse tout, trouve nos sœurs toutes bonnes, dévouées, n’a aucune amertume, ne juge défavorablement personne, en un mot, malgré mes préventions, je n’ai pu lui trouver une imperfection. Dieu agit visiblement en elle. Un de ces jours, à propos de je ne sais quoi, elle m’a répondu : « Je ne crains personne, pas même le bon Dieu parce qu’Il est bon et que je n’agis que pour Lui et Il le sait ; pas notre R. Mère parce qu’Elle est bonne comme le bon Dieu, qui craindrais-je alors ? ». Après cela, plus rien à dire… J’ai cru devoir vous dire tout ce que je pensais sur ce sujet, ma vénérée et digne Mère, je pense vous faire plaisir en vous [dévoilant] disant que votre première fille, sur cette d’exil qui est devenue nôtre, marche sur vos traces et fait effort pour faire marcher celles que vous daignez lui confier. Asseoir dans nos maisons l’esprit d’union et la vie religieuse, voilà pour l’heure son principal souci comme c’est le vôtre, chère Mère. [formules].
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8 mai 1904 Ma très digne et bonne sœur Marie-Agnès96, Il est 11 heures ici et près d’une heure chez vous là-bas, à Romans, où souvent mon cœur vous visite. Nous arrivons d’une messe où l’on a chanté, je veux dire crié, le Tota Pulchra est Maria. Un nègre tenait l’harmonium, un autre la clarinette et les négresses en blanc, vert et jaune, les cheveux luisants, s’en donnaient à cœur joie. D’autres chants ont suivi le premier. Beaucoup de piété, de foi et d’ignorance. La Ste Vierge est particulièrement honorée, et nous sommes dans son mois béni ; de là, une exubérance de fleurs, de cris et de lumières. On trouve même des Mois de Marie dans les rues, et on illumine le soir, mais ces démonstrations jusqu’ici ne me touchent guère. Mon cœur souffre trop encore, et mon corps est las du voyage, et surtout des courses que j’ai dû faire à Bahia avec ma s. St-Félix qui m’a fait trotter à l’égal des « mules agiles ». Ce n’est pas que nous n’ayons épuisé les moyens de locomotion depuis l’ascenseur jusqu’aux bondes [tramways], conduits par des nègres vêtus de blanc, tout y a passé. Et cependant nous avons marché, beaucoup marché, en esprit de pénitence, pour nous rendre favorables ces messieurs du fisc ou de la douane. St-Félix ne sentait rien ou presque rien. Mais hélas ! mes pauvres reins sont désagrégés ou à peu près. Que Dieu me vienne en aide ! En tout cas, de quelques jours je ne serai guère en mesure de me produire, je n’en suis pas fâchée. J’ai eu un instant de plaisir à Bahia. Étant entrée dans un magasin de gramophones sans le savoir, le jeune homme, bien élevé, a fait chanter l’Ave Maria de Gounod et d’autres encore. Je fermais les yeux, heureuse de me croire un instant chez vous, chère sœur. J’ai demandé le prix des disques, 10 F pièce et je n’avais pas le sou. Toute la soirée j’ai été triste et préoccupée. Ah ! que l’exil coûte cher au cœur et combien Dieu, je l’espère, en tiendra compte et me donnera du courage. […] S. St-Félix ne s’étonne de rien, ne se trouble de rien, attend patiemment ; par exemple, rien ne la fera fléchir ni changer. Dès qu’elle croit connaître la volonté de Dieu, elle l’impose, tant pis alors 96 S. M. Agnès Vynch (1839-1917), Américaine, veuve, convertie au catholicisme, est entrée chez les sacramentines comme « sœur agrégée » et a été l’amie de la supérieure générale, s. Émérentienne Vigne. Elle a mis sa fortune au service de la congrégation, contribuant notamment à la publication des Pages intimes.
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pour qui ne se soumet pas, mais elle ne blâme pas trop, reconnaît le bon et prie beaucoup pour l’amélioration du mauvais ou du moins bon. En somme, elle n’a pas lieu d’être mécontente, toutes les maisons sont en général soumises et bien enrayées (?), malgré les traces que l’humaine faiblesse traîne partout avec elle. Je répète que St-Félix est une femme et une religieuse supérieure sous tous les rapports, et je n’exagère rien. Après notre bienaimée Mère, je n’en vois pas deux qui réunissent dans une ce que réunit s. St-Félix. Dieu nous la conserve. Mais surtout et avant tout qu’Il nous garde notre Mère Émérentienne. Soignez-la bien et ne me faites, ou plutôt ne me laissez pas oublier. Vous savez si je suis pour elle et si au moindre mot je volerai pour aller là où vous serez. Vous le savez, chère sœur, ne doutez jamais de mon cœur qui vous est acquis à jamais. […] s. Marie des Martyrs 12 mai 1904 Ma très digne et bien chère sœur Marie Agnès […] Voilà la première fête que je passe loin de cette chère Communauté, en dehors de laquelle je n’avais jamais su éprouver aucune vraie joie. Et maintenant me sera-t-il donné avant la fin de mes jours de la revoir encore ? C’est le secret de Dieu et je ne cherche point à le pénétrer. Mon sacrifice je l’ai fait sans restriction, je n’y reviens pas. Le présent m’appartient pour me sanctifier, l’avenir, je le laisse à Dieu. Vous dire que je ne sens pas vivement ce que j’ai quitté, que ma souffrance n’est pas intense, parfois, que des regrets ne monteraient pas de mon cœur si je laissais faire, vous dire cela, serait mentir. Vous ne me croiriez pas. Je souffre surabondamment de tout, et cependant je suis calme et heureuse même en souffrant, en souffrant beaucoup et sans consolation. C’était la volonté de Dieu, je le sens de plus en plus et je n’aurais jamais plus eu de paix si j’avais voulu résister à cette voix pressante qui ne me laissait aucun repos. Que notre bien aimée Mère sache bien la vérité sur sa martyre. Avec la grâce du bon Dieu, ne pouvons-nous, au Saint Sacrement, ce que peuvent tant de religieux et religieuses de diverses congrégations ? Les missions nous manquaient. Notre fondateur 97 était missionnaire. J’en veux presque à St François Xavier de Le P. Vigne, missionnaire des campagnes en Vivarais.
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nous avoir devancées, et je voudrais qu’il s’en trouvât chez nous pour voler à la conquête des âmes là où personne n’a encore pénétré. La pensée de ce qu’ont fait et souffert tant de saints d’autrefois et d’aujourd’hui me soutient. Je demande seulement un peu plus de force physique ; tous mes grands désirs avortent en face de mes maux de reins et de tête. Mais la souffrance n’est pas un des moindres apostolats et je crois bien que Dieu veut me sanctifier et me faire expier par l’union des deux souffrances, physique et morale. Fiat ! Je me sens résignée à tout, et cette résignation passive est une nouvelle grâce que j’apprécie et dont je remercie Dieu. Ce matin, nous avons entendu la messe chez les sœurs Humildes qui ont chanté Jésus dans ce mystère, en portugais. Tout ce qui me rappelle nos chants fait particulièrement couler mes larmes. J’y avais songé déjà à l’occasion de la fête. Les chants que j’entends au Brésil me font apprécier et regretter davantage les nôtres. Je me demande souvent ce que vous allez apprendre de nouveau, je pense à nos répétitions, je rêve à nos fêtes passées et je me dis : se renouvelleront-elles jamais ? Il est maintenant 10 heures chez nous. Là-bas, à Romans, il est 1 heure. Vous êtes en récréation. Vous êtes en avance de 4 heures sur nous, de sorte que, la nuit comme le jour, sur chacun des deux hémisphères, notre vénérée Mère a des filles qui chantent les louanges de Dieu, qui le reçoivent dans leur cœur, le prient de bénir les différents rameaux que l’Institut possède sur, bientôt, les divers points du globe. Puissions-nous ne donner à cette Mère si méritante que des sujets de consolation ! […] Ici, c’est l’hiver. Les pluies sont abondantes, et par conséquent les chaleurs supportables. Je porte toujours les souliers fourrés, et un peu plus de chaud ne me nuira pas. La nourriture est soignée à Santo Amaro. […] On a flatté le portrait de cette maison, elle n’est point ce qu’il faut, surtout pour pensionnaires. Actuellement, il y a 21 élèves, quelques leçons particulières de français, je les donne en partie et j’en reçois ou plutôt je prends tout ce que je puis pour le portugais. Il y a, je crois, une douzaine de leçons de piano et mandoline. Malgré cela, on ne peut se suffire encore, on ne le pourra de longtemps, peut-être, à cause des concurrences laïques que nous avons, sans compter le couvent. La maison que nous occupons n’a pour elle que l’air et la lumière qui y entrent à flots, comme partout d’ailleurs, parce que ce sont les seules choses qui ne se paient point. Deux ou trois pièces, vastes et éclairées, quoique parfaitement nues. Une classe, salle à manger, salon, voilà qui est propre, quoique sans meuble, mais cela n’est rien à côté du reste.
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Point de cabinet, un semblant dans un petit jardin boueux, en friche. Pour s’y rendre, passage à la cuisine, par conséquent les enfants la traversent toute la journée. On descend par un escalier en planches mal jointes. Toutes les pièces sont boisées dans ces conditions. Nous sommes deux dans chaque chambre à coucher, et le plafond ressemble à celui du galetas, on y voit les briques et les poutres, sauf les trois pièces nommées plus haut. Quant à la [baignoire] salle de bains dont on avait parlé, c’est tout simplement une partie de cave, avec un creux dans la pierre figurant une baignoire. On y grimpe dedans, on s’accroche à une espèce de robinet et l’on reçoit une douche, si l’on veut, ce n’est que pour cela. Il peut exister des salles de bains chez des êtres fortunés mais non chez nous. Dans nos chambres, point d’autres meubles que nos malles et nos valises, pas une chaise, on apporte pour se coucher le petit tabouret de la salle à manger ou réfectoire, qui sert aussi de petite classe. On porte toujours son tabouret avec soi. Ils sont plus petits que ceux du réfectoire et en bois blanc. À la cuisine, petite et enfumée, pas même une table. Tout se place pêle-mêle, ce qui vous explique pourquoi le joli verre que vous avez eu la bonté de me donner est déjà fendu. C’est mon premier chagrin du Brésil et j’ai failli m’emporter contre la pauvre sœur converse, cause involontaire du méfait. Au salon, les uniques meubles sont : le piano, on y donne les leçons, l’harmonium et… la magnifique petite pendule que je tiens de votre générosité. J’ai cru devoir la prêter. C’est le plus joli objet du collège, et c’est là que je vais la voir, l’entendre sonner et vous bénir en bénissant l’heure. Mais, dès que je quitterai la maison, j’emporterai pendule, petit Jésus de Prague, tout ce que j’ai mis à la disposition de la maison et qui pourrait me servir ailleurs. Pour en revenir au mobilier, je vous avoue que ce n’est point ce dénuement qui m’inquiète. En France, plusieurs de nos écoles libres étaient pauvres. Il ne faut pas s’attendre à ne manquer de rien en mission. Nos sœurs ne s’en plaignent guère, non plus, pour ellesmêmes. Toutefois, l’on peut dire que l’on n’est point installé pour avoir des pensionnaires. Il y en a une : on en promet une autre, plus tard, dans d’autres conditions, peut-être ; actuellement, tout porte à croire que l’on végètera. Installation incomplète pour le genre d’enfants qui commencent à venir. C’est presque l’aristocratie. Chez elles, ces enfants sont servies par de nombreux domestiques. Elles sont difficiles, hautaines, nonchalantes. [Que trouvent-elles chez nous ? Plus que la pauvreté, en certains endroits, la saleté.] Elles ne trouvent chez nous que la pauvreté. Ce n’est point pour leur plaire. Cependant, l’éduca 436
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tion et l’instruction y sont commencées sur un bon pied. S. Ste Aloysia réussit assez pour sa musique et Ste-Rosalie se débrouille mieux que je ne l’aurais cru98 . Puis, surtout, le bien se commence. On leur apprend la prière et le catéchisme ; on va les disposer à la première communion, à la confession surtout. Hélas ! de pauvres enfants de 12, 14 ans qui ne se sont jamais confessées ! Oh oui, il y a du bien à faire, dans cette classe d’enfants surtout. Si nous avions des ressources, une classe gratuite serait bondée tout de suite, et la tâche serait moins rude. Impossible pour le moment. Une pierre d’achoppement non moins grande, ce sont les collèges qui abondent ici, et qui voient, naturellement, en nous la concurrence99. On nous tire aux jambes de tous côtés, jugez-en. Le prêtre qui nous confesse, et qui d’abord a été bienveillant pour nous, a sa belle-sœur, chargée de 6 enfants, veuve, et tenant un collège de filles et de garçons tout près de nous. Naturellement, il serait heureux de nous voir partir et, s’il n’agit pas contre nous, du moins il n’est pas fâché de notre non réussite. L’aumônier des religieuses Humildes les soutient. D’autres collèges sont également offusqués par nous. Tout le monde est poli, nous accueille bien, mais il est des choses qui se sentent et qu’on ne peut exprimer. Si nous n’étions ici que comme expulsées, priant Dieu, ayant une œuvre quelconque, tout serait pour le mieux. Dans ces conditions-là, tout le Brésil nous est ouvert. Mais quand les intérêts sont en jeu, l’égoïsme se réveille, et alors vous connaissez le dicton : chacun pour soi. Voilà, ma bonne sœur Marie Agnès, ce que je crois pouvoir vous dire, en toute vérité, de notre maison de Santo Amaro. Nul ne sait les réflexions que je vous livre, mais comme elles sont vraies, elles pourraient servir à un bien quelconque, et je vous les envoie sans scrupule. J’oubliais de vous dire qu’on se propose de changer de maison pour la fin de l’année scolaire. S. St-Félix a conseillé de se placer dans la paroisse du prêtre qui vient donner des leçons de portugais et qui nous porte un certain intérêt. Monseigneur l’a autorisé à s’occuper de nous, malgré sa jeunesse. Il est instruit et sérieux. C’est le neveu de l’ancienne fondatrice de l’asile de Ferra [Feira]. Il nous connaît donc un peu. Placées sur sa paroisse, il peut nous faire du bien et nous donner une certaine place au soleil. Actuellement, pour S. Ste Aloysia Lekieffre, arrivée en octobre 1903, sœur Ste Rosalie Roche arrivée en mars 1903 (une des 5 fondatrices). 99 Ces derniers mots de la phrase ont été ajouté dans PI, 2, p. 76. 98
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le clergé, nous ne sommes à peu près rien ici. Les uns par indifférence, les autres parce que nous les gênons. Sur cette nouvelle paroisse, avec la bienveillance de ce nouveau prêtre qui s’est acquis, déjà, la considération des meilleures familles, on pourra arriver. C’est l’espoir que l’on caresse et c’est ce que répète souvent M. de Lacerda, une autorité du pays. Il dit toujours : attendez, attendez d’être connues, et vous aurez tout ce qu’il y aura de mieux et tous viendront à vous. Vous savez maintenant le pour et le contre. […] Il y a des sœurs qui écrivent beaucoup au Brésil en communauté. Je ne sais comment on s’arrange mais on trouve moyen d’annoncer même des nouvelles pas toujours vraies. S. M. Marguerite est de celles qui ont des intelligences partout. Que Dieu la bénisse, mais, en quelques mots, on devine que rien ne lui est étranger. Elle m’a fait penser à Napoléon, captif à l’île Ste-Marguerite, et guettant la France quand même. Pardon, je n’y mets points de malice et peut-être n’en met-elle point elle-même. Elle est ainsi faite et fait marcher sa maison. […] s. Marie des Martyrs 22 mai 1904 Ma bien aimée Révérende Mère Quand bien même mes lettres vous ennuieraient, ne me le dites pas. Depuis cinq ans vous étiez non seulement ma supérieure générale, ce que j’ai de commun avec toutes mes sœurs, mais aussi ma supérieure locale. Vous étiez donc à peu près tout pour moi, chère et vénérée mère, souffrez donc que je vienne à vous le plus souvent possible, j’en ai besoin. Laissez-moi vous donner quelques renseignements oubliés dans mes précédentes lettres. D’abord, ma Mère, au premier départ qui aura lieu, veuillez donner [moins d’argent en plus] une moins grande provision d’argent. Il m’est resté près de 600 F, ce chiffre est plus exact que le premier donné. Ma s. St-Félix le met de côté, il est vrai. Mais l’argent français perd au Brésil, puis il n’est pas facile de l’envoyer et enfin, vous pouvez en avoir besoin en France. J’ai souffert à cette pensée car ici, quoique l’on manque de meubles et de ce que l’on fabrique ailleurs qu’au Brésil, on est abondamment pourvu pour l’es 438
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sentiel. Nourriture abondante et saine, à peu de frais, fortifiante même, à part le vin auquel on supplée, si on le veut, par de l’excellent café, meilleur que certains vins en France. [Point tourmenté du tout,] Nous ne sommes tourmentées sous aucun rapport, libres de faire le bien et entourées d’une certaine déférence. Certes, c’est bien ce que nous [chercherions] cherchions en vain dans notre malheureuse patrie ! Il est également inutile [d’acheter] d’apporter des citrons. Que notre chère sœur économe se réjouisse. On en fournit sur le bateau à toutes les heures du jour, si l’on en veut, ainsi que des oranges. Nous avons regretté l’embarras des nôtres qui, au reste, se sont gâtés en route. Plus de chapeaux. Il y en a maintenant dans toutes les maisons. Comme on ne sort pas dans la journée, même nos sœurs qui ont de grands jardins en mettent peu ou pas du tout. Les nôtres sont là suspendus, ce doit être, ailleurs, ainsi. Ma s. St-Félix nous a dit qu’elle n’a jamais touché au sien. Donc, il y a suffisamment de chapeaux au Brésil. Grands manteaux, parfaitement inutiles. Nous ne portons pas même les petits, sauf à Bahia, pour visiter l’archevêque. En bateau, les châles nous ont servi jusque vers la moitié de notre voyage, les manteaux nous auraient embarrassées. Très heureuses de les avoir laissés à la chère Maison-Mère. Actuellement, c’est la saison des pluies au Brésil, c’està-dire l’automne. Les averses se succèdent ainsi que les apparitions de soleil. Puis, au 21 juin, commence l’hiver pour nous et les fortes chaleurs pour la France. Malgré les pluies continuelles et l’humidité qu’elles causent, les enfants, grands et petits, nous arrivent en simple robe blanche, et les bébés nègres courent dans les rues sans aucun vestige de vêtement. Je me demande comment les uns et les autres peuvent s’alléger en été, lorsqu’ils [le sont déjà tant] sont déjà si peu vêtus au début de l’hiver ! Pour ma part, je n’ai garde de quitter mes souliers fourrés, ma s. St-Hildebert non plus. Nous partageons la même chambre et, bien que nos sœurs, en général, aient des heures de transpiration, je garde bravement, la nuit, trois couvertures. Ma compagne de chambre en a deux. En conséquent, c’est sans terreur que j’envisage les chaleurs à venir. Je ne crois pas en souffrir jamais, surtout ayant la brise de mer comme nous l’avons ici. D’ailleurs, je porte de quoi m’alléger, je suis tranquille. Très heureuse aussi à Santo Amaro. […] Je donne également des leçons de français à des personnes du dehors ; le reste du temps, je travaille le portugais de toutes mes forces. L’italien m’a
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servi pour comprendre, et m’embarrasse pour parler parce que je mélange italien et portugais. Que nos chères sœurs qui se préparent à venir au Brésil ne s’avisent point de commencer l’italien. Il nuit plus qu’il ne rend service. À quoi sert de comprendre les autres si l’on ne peut se faire comprendre soi-même ? Il me semble que bientôt je pourrai me tirer d’affaire. […] On voit en Amérique, au Brésil et j’ai déjà vu de mes yeux, une végétation luxuriante. Des arbres gigantesques pourvus de fruits dont n’approchent guère ceux d’Europe. Des fleurs si éclatantes que l’œil ne peut longtemps les contempler sans se fatiguer. Des paysages grandioses où le bananier se marie au palmier, au manguier, etc. Un ciel si lumineux, si près de nous, semble-t-il, qu’on croirait le toucher en étendant la main, sans compter ces constellations, à nous inconnues, ces milliers de soleils brillants et scintillants comme des pierres précieuses, des nébuleuses… mais rien [de semblable, rien, presque, qui rappelle] qui puisse remplacer le ciel de France. Et cependant, laissezmoi vous le dire, ma Mère, toutes mes prédilections demeurent là-bas où vous êtes, où tout est moins beau peut-être, mais plus aimé. Ici, c’est, en général, plus grandiose. La nature y est encore maîtresse, elle règne en souveraine, toujours là où le pied de l’homme ne s’est point posé encore. Chez nous, la main de l’homme, en passant partout, a un peu rapetissé d’un côté, en enjolivant de l’autre. Oui, c’est plus riant en France, plus beau mais plus austère au Brésil. Quand je songe à mon ciel bleu d’Antibes, à notre belle mer d’azur, à nos jardins d’orangers fleuris de jasmin étoilé, de rosiers de toutes couleurs et dimensions, sans compter les sites [majestueux] pittoresques et doux formés par la chaîne des Alpes d’un côté et la Méditerranée de l’autre, je sens pâlir en moi l’étoile du Brésil. Et cependant, je devais y venir, Dieu le voulait, je suis heureuse d’y être. Et cela ne m’empêche point de bénir le Brésil qui nous offre une si généreuse hospitalité au moment où notre « doulce France » nous force à nous expatrier100. Je regrette ma patrie pour le motif qui me l’a fait quitter, et je bénis le Brésil pour les raisons qui nous y ont amenées et qui nous y retiennent. Je serais fâchée, ma Mère, de n’avoir rien à immoler, de n’avoir pas à imposer silence à mon esprit, à ma mémoire, à mon cœur surtout. C’est celui-là qui a à immoler !!! Que Dieu [me donne toujours] nous donnes à toutes et toujours le courage de tout Lui sacrifier généreusement 100
Cette phrase a été ajoutée dans PI, 2, p. 79.
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et sans arrière pensée. C’est mon travail de chaque jour, ces efforts, cette lutte entre ce qui fut le passé et ce qui est le présent. Encore une fois, après les crises de souffrance, sachez bien, ma bonne Mère, que je suis contente d’avoir beaucoup à souffrir. L’autre jour, je n’ai pu apaiser mon cœur qu’en lui disant et redisant tout bas que dans cinq ou six ans vous le rappelleriez près de vous, parce qu’alors il aurait fait ses preuves. Permettezmoi cette espérance, si Dieu me garde la vie. […] Soyez sûre que ce n’est point un enthousiasme passager qui m’a portée à envier le Brésil, à insister pour y venir. Je savais ce que je quittais, et j’étais persuadée que rien ne me le remplacerait jamais. Mais j’étais également persuadée des desseins de Dieu sur moi, de sa volonté à mon égard, et je ne doutais pas qu’Il ne me tînt lieu de tout ce que j’abandonnerais pour Lui. […] J’ai souffert, je souffre, je m’attends à souffrir, et je ne vois, humainement parlant, aucun appui humain pour me tendre une main secourable. […] s. Marie des Martyrs 28 mai 1904 Ma bien chère sœur Marie-Eunice101 Votre bonne lettre du 23 avril m’est arrivée le 26 mai. […] Si je serais heureuse au Brésil, oui, certes, chère sœur, je serai aussi heureuse qu’on peut l’être ici-bas, quand est doté d’une nature comme la mienne, c’est-à-dire en souffrant autant qu’on peut souffrir sans en avoir l’air. Et savez-vous pourquoi je souffre tant, sans qu’on s’en doute autour de moi, et surtout sans qu’on le croie ? C’est que je ne puis m’accommoder de demi-mesures. En bien comme en mal, je ne voudrais jamais m’arrêter. […] Que faire, alors ? Un effort surhumain et dire, et crier à Dieu : C’est Toi qu’il me faut. Or, c’est parce que mon cœur a plus que compris et senti ce besoin de Dieu seul, c’est parce qu’il a trop souffert de Dieu et des créatures quand il a trop compté sur les unes et pas assez sur l’autre, c’est parce qu’il a trop gémi seul, sans consolation suffisante d’ici-bas, sans aucune d’En Haut, qu’il a jeté ce cri à Dieu : À vous seul, pour toujours maintenant ! S. M. Eunice Gourjon a enseigné successivement à Nice, Rome et Montélimar.
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À nous deux ! Au bout du monde s’il le faut, mais à nous deux seulement ! Et voilà pourquoi j’ai choisi l’exil quand rien encore ne m’y obligeait, et voilà pourquoi aussi, quoique sûre d’y souffrir, j’affirme que même en souffrant je serai heureuse. […] Que vous raconter maintenant du Brésil ? Vous le connaissez un peu par les Pages intimes. Nous [tenons trois États] avons des établissements dans trois États à l’heure qu’il est. Dans celui de Bahia, les deux maisons de [Ferra] La Feira, Nazareth et Santo Amaro, en tout 4. Dans l’État d’Alagoas, nous tenons Maceio, capitale, avec deux établissements, Charité, Collège. État de Sergippe, Capitale Aracaju (on prononce Aracajou) où se trouve également un collège. Ma s. SteLucie est allée dans cette dernière fondation. Nos trois sœurs venues d’Albaret sont à Ferra. 6 ont été envoyées pour les 2 maisons de Maceio. Vous savez déjà que la pauvre St-Juste102 , l’une des douze, s’en est allée voir le bon Dieu en arrivant dans son poste de Maceio, seulement quinze jours après notre arrivée sur la terre d’exil. Première victime des lois de Combes. Elle est devenue notre première protectrice dans le ciel. St-Hildebert est ici à Santo Amaro. C’est une ville de 30 mille âmes environ. La plus rapprochée de Bahia, 4 heures en bateau. On reprend l’océan puis on entre dans les eaux d’un magnifique fleuve dont le nom m’échappe, et qui se termine en petite rivière traversant Santo Amaro. Les abords sont [magnifiques] beaux, mais la ville est enfoncée et humide. Actuellement, c’est la saison des pluies. Tout se moisirait sans précaution, et même avec précaution on constate chaque jour bien des dégâts. Nous avons un collège qui prendra difficilement à cause des concurrences nombreuses. Mais nous sommes seules religieuses enseignantes non cloîtrées. Le cloître a des pensionnaires surtout, les collèges laïques sont les plus redoutables. Nous avons 21 élèves, toutes du meilleur monde, c’est vrai, et elles nous le font sentir. Habituées à commander leurs nègres et négresses, à ne jamais obéir, point de religion bien comprise, ne se confessant qu’à leur première communion qui n’a lieu quelquefois qu’à 12 ou 14 ans, vous voyez si les difficultés manquent. Avec cela, une précocité dont rien n’approche, et les parents d’un sans-gêne effrayant. Grande pénurie de prêtres. En France, les prêtres atten102 Sœur St-Juste Rimbaud, membre de la caravane de 12 religieuses arrivée en avril 1904.
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dent leurs pénitents, au Brésil, ils attendent vainement. Et les rares prêtres que nous avons, [par excès de travail, ou par insouciance, ne veulent pas même confesser les enfants à Pâques] peuvent à peine confesser les enfants à Pâques, quand ils le peuvent. Toutes nous avons le cœur gros en constatant que nous n’avons aucun moyen d’action pour le moment, auprès de ces pauvres enfants. Ni confession, ni communion, n’est-ce pas désolant ? Et que leur promettre, qui peut les retenir ? On nous assure que Santo Amaro est une exception, qu’ailleurs nos sœurs n’ont pas rencontré les mêmes difficultés. Cette ville a été ruinée, jadis, par un cyclone. Elle ne s’est plus relevée et s’est appauvrie, encore, après l’abolition de l’esclavage. On ne voyait autrefois que d’immenses plantations de cannes à sucre : donc, de très riches propriétaires et des centaines d’esclaves. Les esclaves sont devenus libres, travaillant peu [et] pour leur propre compte, [et] plus du tout au profit de leurs anciens maîtres103. Ceux-ci, presque seuls dans leurs raffineries de sucre, [végètent un peu] ont grand-peine à les mettre en valeur, manquent d’énergie, autant pour tirer le plus de parti possible de leur négoce que pour élever leurs nombreux enfants. De là, un malaise dans cette population très tranquille, d’ailleurs, mais [plus par apathie que par conviction] dont la tranquillité est faite surtout d’apathie. Les indigènes sont blancs, blonds ; beaucoup de mulâtres et de noirs originaires d’Afrique. En somme, les vrais Brésiliens sont bruns, mais on rencontre tant d’Européens que l’on s’explique pourquoi tant d’enfants sont très blancs. Beaucoup de religion naturelle104, ignorante. S’ils ne peuvent arriver à se confesser, ils communient quand même, après une abstention de plusieurs années, se réservant d’aller à confesse un autre jour. Mais ils ne croient pas mal agir, s’ils ne le peuvent. Au reste, je ne les crois pas coupables puisque personne ne les a enseignés et ne les enseigne. Ah ! qu’il faudrait des religieux ici ! Les germes de christianisme que l’on rencontre dans ces peuples sont la semence jetée par les religieux d’autrefois : Jésuites et Capucins, plusieurs martyrisés par des peuplades sauvages. Malheureusement, il ne reste presque plus de notions exactes, les ouvriers ont manqué à la vigne. Dieu veuille en susciter bientôt. Pour en revenir à nos enfants, si les débuts sont On notera la correction : la lettre originale disait que les anciens esclaves travaillent peu pour eux et plus du tout pour les anciens maîtres. 104 Le mot n’est pas souligné dans PI, 2, p. 82. 103
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pénibles, surtout à cause de l’insuffisance des moyens religieux, rien n’est désespéré. Nos sœurs ne manquent pas de courage et on leur fait beaucoup espérer pour l’avenir. Quand elles seront mieux connues, quand on pourra constater le bienfait de leur éducation religieuse, morale et même intellectuelle, on les appréciera, surtout les meilleures familles qui déjà leur sont favorables, et on leur confiera plus volontiers les enfants qu’on ne leur envoie, aujourd’hui, qu’avec une certaine méfiance, pour plusieurs causes réunies, mentionnées déjà, je crois. Mais il faut de la constance, de la persévérance à vos sacramentines missionnaires, demandez tout cela à Jésus pour elles, et sûrement, chère sœur, vous serez exaucée. Que toute l’excellente communauté de Nice et de Monaco présente, dans ses ferventes prières, les besoins de nos missions du Brésil à Celui qui a dit : Demandez, et vous recevrez. Et pour nous, faibles et imparfaits instruments, les vertus, la foi des Apôtres, alors, je n’en doute pas, le bien à accomplir s’accomplira malgré la ruse et les efforts du démon. Je savais que ma s. M. Léa s’était offerte, qu’elle était acceptée105. J’en suis heureuse. Je la crois bien douée, sous tous les rapports, pour devenir une apôtre de premier ordre. Mais pourquoi pas vous, chère sœur M. Eunice ? Vous réussiriez si bien ! […] Je serais si heureuse de vous voir arriver avec ma s. M. Léa. Allons, écoutez un peu si la voix du Maître ne vous dit pas : Suis-moi au Brésil. Dimanche 29 mai. Ma s. St-Olympe vient d’écrire à ma s. Se-Rosalie. C’est vous dire que nous venons de recevoir des nouvelles de notre chère Communauté. Hélas ! elles ne sont rien moins que satisfaisantes… Le succès de ce mauvais sujet de Collion pour Romans nous fait craindre pour notre Maison-Mère et pour l’hôpital. M. Roux était un ami pour nous106 . Pourquoi le bon Dieu permet-il le succès des méchants et l’humiliation des bons ? Pourquoi ? C’est son secret. Mais combien nous avons besoin de sa protection, et avec quelle ferveur nous devons l’implorer pour qu’Il veuille bien ranimer notre confiance et lutter avec nous contre nos ennemis qui sont aussi les siens ! […] Il faut que je vous dise aussi, chère sœur, la petite fête donnée à nos élèves le dernier samedi du mois de mai. Vous savez que les classes ne sont ouvertes que depuis février. Il avait donc été convenu que la 105
S. Marie Léa Chazal, arrivée en février 1905. Il s’agit d’un changement de municipalité à l’occasion des élections.
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messe, dite du St-Esprit, aurait coïncidé avec l’offrande des fleurs. Ce même jour de samedi, nos quelques enfants ont été mises sous la protection de la Ste Vierge, en même temps qu’on implorait le St-Esprit pour elles. Toutes étaient en robe blanche, tulle ou mousseline, avec transparent jaune, bleu, couleurs nationales, d’autres rose, selon les goûts. Un bouquet à la main et un autre au corsage ou à la ceinture. Le premier a été déposé sur l’autel, une consécration a été faite, des chants ont eu lieu pendant la messe, à la tribune, où se trouve un harmonium. Ma s. St-Aloysia accompagnait. Chants et consécration en portugais, bien entendu, on peut chanter en latin mais on ne le pourrait en français à la paroisse, [le français] n’étant pas compris, rien ne serait apprécié. Il faut surtout beaucoup crier pour bien chanter. Ma s. Ste-Rosalie et moi faisions le second, mais avec tant de force qu’on a pu croire à la présence [de plusieurs hommes] d’un grand nombre. L’église était envahie bien avant notre arrivée. Le chœur était rempli d’hommes bien avant 9 heures où la messe devait commencer. Et sans une pluie torrentielle [il y aurait eu une foule compacte] la foule aurait été encore plus grande. Jamais Santo Amaro n’avait assisté à pareille fête. Cinq religieuses accompagnant une vingtaine d’enfants en si riche costume et des fleurs partout, puis de la musique à l’église (ils en sont friands) et des chants parfaitement criés (c’est leurs délices), il n’en fallait pas davantage pour mettre en émoi la tranquille et passive population. À notre sortie, ceux qui n’avaient été au courant que trop tard encombraient les rues. Sur les portes, les négresses accroupies, les enfants en chemise (les grands, les petits n’en ont pas). Enfin, nous rentrons chez nous. Une tasse de bon café nous remet de nos émotions. Dans la journée, nous apprenons l’immense succès de la fête : beaucoup de compliments, traduits par ce seul mot, [muito bem, signifiant très bien] Muito beni [sic]. À propos, je commence à comprendre et à parler un peu le portugais. J’aime assez cette langue. Je donne des leçons particulières de français, et j’assiste à celles de portugais. C’est M. le Curé de la paroisse, un petit saint, qui les donne. On voit quelquefois des laideurs physiques ici : nudité de petits enfants, demie nudité de négresses : bras, épaules, poitrines, avec cela d’énormes pipes à la bouche, les plus jeunes une cigarette, l’ensemble parfaitement répugnant, je l’avoue. Mais on se sent plus porté à détourner les yeux avec dégoût, à plaindre qu’à blâmer ; on sent de la compassion, pas autre chose. Les descendants seuls des tribus
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sauvages sont ainsi équipés, paraissent sans gêne et de mœurs faciles. Ils sont si ignorants d’ailleurs, et sans arrière-pensée. L’habitude est devenue pour eux seconde nature107. Toutes leurs maisons, que l’on pourrait croire des repaires de vice [en même temps que des monuments de saleté]108, sont marquées d’une croix. [Autrement malfaisantes sont les laideurs morales de notre pauvre France. Aussi, combien Dieu la châtie ! et quand sera-ce la fin ?] Autrement répugnantes sont les laideurs morales de certaines contrées qui se croient civilisées. Je regrette toujours, chère sœur, vos images. Il faut en donner ici. On est si dépourvu d’objets de piété dans ces parages, et tout est si cher ! On m’en avait donné ainsi que des médailles. J’en ai distribué comme signe de joyeux avènement mais je garde le peu que je possède encore, et j’attends les vôtres. Nos sœurs sont encore munies, et chacune a des amies en France qui leur envoient aux occasions. […] Si vous attendez une occasion, mettez dans une boîte, attachez bien et confiez à une sœur sûre qui mette dans sa valise et non dans les malles. J’ai vu des choses surprenantes à la douane, à Bahia. Tout le monde ne peut y aller pour assister à l’ouverture des malles. De même, toutes les sœurs ne vont pas au même endroit. Alors, on emporte dans ses malles, un peu partout, ce qui est aux unes, aux autres, voire même les lettres. […] Si l’on apporte du chocolat ou des bonbons, que ce soit bien fermé dans des boîtes en fer, s’il y a possibilité. Si les provisions sont à soi, bien au fond des malles, pour échapper à l’œil des douaniers. Cela ne paye pas, mais on s’expose à le leur faire donner pour les mettre de bonne humeur et les rendre plus favorables à la multitude des colis qu’ils ont à visiter. […] Si j’insiste pour boîte fermée ou petite caisse, c’est que tout a été fondu par la chaleur, même dans les valises. On m’avait donné quelques bonbons, bâtons de réglisse, tout fondu et jeté. Notre R. Mère avait été assez bonne pour me donner des pastilles, un peu de chocolat, il m’a fallu tout donner à la hâte, c’était presque en marmelade par la chaleur du bateau, et ce qui avait été épargné a achevé de se moisir, ici, à Santo Amaro, Voici la reformulation de ce passage dans PI, 2, p. 84 : « Les rues nous offrent plus d’un spectacle un peu répugnant. Les petits enfants sont souvent complètement nus, les négresses de sont guère plus habillées. En revanche, elles sont à la bouche d’énormes pipes. Cependant, les plus jeunes, par coquetterie sans doute, se contentent de la cigarette. Ces spectacles nous inspirent toutefois la compassion plutôt que le blâme ; ils sont ignorants et sans arrière-pensée. L’habitude est devenue pour eux une seconde nature ». 108 Mots ajoutés ibid. 107
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ville humide en hiver. Je n’ai vraiment pas eu de chance. Plus rien après quinze jours ni pour mon usage particulier ni surtout pour faire plaisir à sœurs ou enfants. St-Hildebert a eu un peu plus de chance. Il me restait un minuscule flacon d’eau de Cologne pour mes migraines, débouché, écoulé. Dieu me veut pauvre de toutes façons. Fiat. N’êtes-vous point lasse de me lire ? Je ne le voudrais pas. J’ai eu à plusieurs reprises de la joie à venir laisser courir ma plume en esprit avec vous. Vous trouverez des redites, des gribouillages, excusez tout. […] s. Marie des Martyrs 5 juin 1904109 Ma bien aimée Révérende Mère […] Aucun détail encore sur la maladie et la mort de celle que nous pleurons110. Vous en aurez avant nous. Elle était mûre pour le ciel, et combien je suis heureuse de vous en avoir parlé si longuement dans une lettre et avec tous les éloges qu’elle méritait ! Ici toutes nos sœurs la proclament à l’envi une sainte. Chacune a mille choses à raconter et l’on s’accorde à dire qu’en ces derniers temps surtout sa manière d’agir était plus céleste que terrestre, tout en montrant une bonté qui allait droit au cœur. Quel puissant exemple pour nous toutes ! Quelle gloire, en même temps, pour notre congrégation ! Quelle puissante protectrice au ciel pour ces missions qui sont son œuvre et pour lesquelles elle a donné sa vie ! […] Assurément, nous sentirons les effets de la protection divine au Brésil. […] s. Martie des Martyrs
Pages intimes a choisi ici de donner de donner en forme de journal des extraits de lettres de sœur Anna-Maria (5 juin - 14 août, 2, p. 85-90). 110 S. St-Félix, morte la veille. 109
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3 juillet 1904 Ma très digne et bonne sœur Marie Agnès […] Ce matin même, le courrier nous apportait de nouveau la nouvelle d’une double mort à Maceo (sic) : S. M. d’Assise, 27 juin ; s. M. Canisius, 28 juin111. Deux martyres de plus au ciel. Quatre en six semaines. Si le bon Dieu voulait se contenter de ces victimes et faire renaître l’espérance dans le cœur des chères sœurs qui nous restent là-bas ! Quelle angoisse doit leur serrer l’âme ! […] Ce pays de Maceo est insalubre, surtout près du rivage. Nous pensons qu’il y a les fièvres jaunes. Gardez-le pour vous, chère sœur. Au reste, on sera bien obligé de l’écrire. Le prêtre qui vint chercher notre chère St-Félix à Sto Amaro, ainsi que nos sœurs pour les conduire à Maceo, affirma que la ville était saine. Mais nous l’avons vu sur la Géographie, quoique en portugais, nous l’avons deviné, on peut traduire ainsi : Malsaine, surtout sur les bords. Est-ce à dire qu’il faudrait abandonner l’œuvre ? Je ne pense pas qu’aucune de nous le suppose. Au reste, les fièvres ne durent pas toute l’année. C’est le mauvais moment de l’année à présent. Nous avons bien le choléra à Marseille, et d’autres épidémies ailleurs en France même. Le bon Dieu voulait des victimes, et un jour l’œuvre prospèrera d’autant plus qu’on aura souffert davantage. Toutefois peut-être éprouvera-t-on de la répugnance à s’offrir pour ce poste. Et cependant, il faut secourir nos sœurs et continuer la mission commencée. Écoutez bien, chère sœur Marie Agnès, ce que je vais vous dire. Je n’éprouve aucune crainte pour mon compte et si notre R. Mère veut m’y envoyer, j’irai de bon cœur. J’ai demeuré à Marseille pendant le choléra, le bon Dieu m’a gardée. Il me gardera encore, si je ne dois pas mourir ici. Dans le cas contraire, pourvu qu’il me prenne en grâce et me mette en son paradis, je n’ambitionne pas autre chose. […] s. Marie des Martyrs
111 Sœur Marie d’Assise Archinard (une des douze arrivées en avril 1904) et sœur Marie Canisius Legrand, arrivée en octobre 1903.
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Lettres de s. St-Hildebert112 1er janvier 1905 Ma Vénérée et bien aimée Mère, Avant d’entrer en retraite, je tiens à vous écrire quelques lignes pour faire part de mon bonheur, car une Mère chérie doit tout savoir, les joies et les ennuis de ses chères filles. Cette semaine j’ai reçu par un de mes cousins des nouvelles si longtemps attendues de ma bienaimée nièce, elle va un peu mieux et peut-être que bientôt on pourra la ramener à Caderousse113. Veuillez je vous prie, ma Révérende Mère, continuer vos ferventes prières afin que nos désirs à tous se réalisent. Le premier jour de l’an à Santo-Amaro n’est pas gai. Une simple messe suivie de la bénédiction du T. St Sacrement, voilà tous les offices de la journée. Seulement nous avons fait quand même une bonne partie de rire en voyant sur une petite table au milieu du sanctuaire une statue de l’Enfant Jésus représentant le Bon Pasteur ayant sur la tête un chapeau doré forme canotier avec des brides rouges, on aurait dit que les bonnes sœurs avaient beurré la figure du petit Jésus. Je me disais : la Ste Vierge ne doit pas être contente de voir son divin Enfant si laid, Lui qui était le plus beau des enfants des hommes. Mais ici au Brésil on trouve cela très beau, cela suffit. Croyez-vous, ma bonne Mère, que notre supérieure n’a pas eu l’idée de nous donner un sou d’épingles pour nous faire oublier nos petites étrennes de France ? Elle n’y voit pas plus loin, il est vrai, j’oubliais qu’elle a la vue basse. Je suis persuadée qu’à Romans, malgré la pauvreté vu le nombre de sœurs, notre bonne Mère a donné des épingles, un bâton de réglisse et une bougie. Ici, rien, rien, ce n’est pas savoir faire plaisir à ses sœurs… Mais en revanche nous avons les étrennes du bon Jésus et j’espère qu’avec sa grâce nous passerons toutes une bonne et sainte année ; pour mon compte, je tâcherai qu’elle soit bien fervente. Je m’aperçois, ma Vénérée Mère, Sœur Saint-Hildebert Rue (1843-1927), née à Caderousse (Vaucluse), une des
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douze.
Bourg du Vaucluse où les sacramentines dirigent une école.
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d’une année à l’autre que je m’approche de mon éternité et si je regarde mes mains je les trouve vides de bonnes œuvres. Je m’arrête, la cloche m’appelle, la retraite va commencer, je continuerai ma lettre pendant mes moments libres. Lundi 2 janvier. Nous avons comme prédicateur Bourdaloue, c’est bon ; les méditations sont belles, nous en faisons trois par jour. Nous disons l’office en commun pour nous conformer à notre regrettée Maison Mère ; à 5 heures, adoration au couvent chez les Religieuses Humildes. Mardi 3. Je me lève toute fatiguée de ma mauvaise nuit, nos voisins ont fait « barulho », c’est-à-dire un tapage épouvantable jusqu’à 1 heure du matin, ensuite j’ai eu la visite des barates (bêtes inoffensives), impossible de fermer l’œil, malgré cela je vais faire mon possible pour continuer mes exercices de retraite. Ma journée se passe en de sérieuses réflexions sur l’état de mon âme et je ne suis point satisfaite. Depuis mon départ de France, je n’ai eu aucun secours spirituel et dire qu’il faut encore faire sa retraite sans prédicateur, sans confesseur. C’est triste… Mais que dis-je, non, puisque le bon Maître est obligé de me donner ce qui me manque. Il sait, Lui, de quoi je suis capable… Mercredi 4. Nous continuons notre Ste retraite ; mais je vous avoue, ma bonne Mère, que je trouve le temps un peu long : huit jours de retraite au Brésil, c’est fatigant, surtout sans prédicateur. Ce soir le courrier nous apporte une lettre de notre bonne s. St-Innocent qui nous annonce l’arrivée de nos sœurs de France et la sienne : elle viendra probablement nous voir encore la semaine prochaine, elle nous annonce aussi notre confesseur extraordinaire, ce qui nous fait grand plaisir à toutes. C’est le Père Isidore, Lazariste, qui a fait ses études à Paris, et par conséquent c’est ce qu’il nous faut : quoique Brésilien, il comprend très bien le français et le parle de même. Jeudi 5. Rien de particulier, nous continuons notre Ste retraite de notre mieux. Vendredi. C’est fête chômée. Si j’avais des ailes, je sais bien ce que je ferais, j’irais volontiers vous faire une visite et déverser le tropplein de mon cœur dans le vôtre, afin de recevoir tous vos conseils et même des reproches s’il fallait, cela fait du bien sinon au corps, du moins à l’âme. Un gros quart d’heure aux pieds de ma Mère chérie, rangerait bien les petites affaires de ma conscience, même à mon âge on aime encore les douceurs spirituelles. 450
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Samedi 7. Dernier jour de retraite et par conséquent jour de prendre ses résolutions. Comme une de vos filles aînées de Santo Amaro, je prends pour 1° résolution d’être bien régulière à tous les points de notre sainte règle afin de donner bon exemple à nos bonnes sœurs plus jeunes 2° d’être bien charitable, de supporter les défauts de nos sœurs comme je désire qu’elles supportent les miens afin que notre petite communauté de Santo-Amaro soit un paradis sur cette terre d’exil. Je pense, Mère chérie, qu’avec la grâce du bon Dieu je tiendrai mes saintes résolutions pour l’année 1905. Veuillez je vous prie, ma Vénérée Mère, renouveler mes petites permissions, communions, etc. Dimanche 8. Clôture de la retraite ; ce matin à la messe nous avons renouvelé nos saints vœux et promis à Notre Seigneur d’y être fidèles jusqu’à la mort. Ce soir, pour terminer, nous ferons la consécration à la très Ste Vierge. Vous voyez, ma Révérende Mère, que vos chères missionnaires tâchent de se rapprocher le plus possible de notre bien-aimée Communauté. […] Encore un nouveau sacrifice pour vos chères missionnaires ; nous recevons à l’instant la triste nouvelle de la mort de notre bonne s. Ste Marcella114. Le bon Dieu veut des victimes sur cette terre étrangère. Pauvre Mère, votre cœur si bon doit beaucoup souffrir, cinq [morts] dans moins d’un an. Le bon Maître le veut ainsi. Fiat. Mais là-haut elles prient toutes pour nos maisons du Brésil, pour notre Communauté et pour notre bien aimée Mère. [formules] 19 février 1905115 Ma très Vénérée et bien-aimée Mère […] Me voilà de plus en plus contente et heureuse au Brésil, après 10 mois de silence de la part de ma famille, ils se sont pourtant décidés à me donner de leurs nouvelles. J’ai reçu une bonne lettre si longtemps attendue Sœur Sainte-Marcella Panafieu, arrivée en octobre 1903. La lettre originale porte, en biais, le mot Copiée. En italiques, les passages non publiés dans Pages intimes, 2, p. 105-107. 114
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de ma belle-sœur ainsi qu’une de ma grande Marie-Rose. Ma bonne Mathilde me dit qu’elle avait pris la résolution de ne jamais plus m’écrire mais que son cœur n’avait pu résister plus longtemps. Grâces à Dieu, notre chère malade va un peu mieux, mais elle n’est pas complètement guérie, cependant mon neveu est allé la chercher, elle est donc en ce moment à Caderousse. Le bon Maître, je pense, achèvera son œuvre et lui rendra la santé. Continuez, je vous prie, ma Vénérée Mère, vos ferventes prières, votre petite exilée vous en sera bien reconnaissante. Puisque j’ai le cœur content je vais, Mère chérie, vous raconter très brièvement nos belles fêtes de Santo-Amaro, à l’occasion de la Purification. Comme préparation, une neuvaine ; M. le Curé avait fait venir la musique de Bahia, qui assistait tous les soirs aux exercices. Les 2, 3, 4 février à 10 heures, grand-messe solennelle avec chants en musique et sermon. Le 31 décembre [janvier] vers les 10 heures du matin, toutes les négresses en costumes plus éclatants les uns que les autres avec des écharpes de couleurs variées précédaient la musique, portant sur leur tête des urnes neuves remplies de fleurs, et je crois qu’il y avait aussi de l’eau puisqu’elles allaient d’une église à l’autre purifier le Saint lieu. La plus belle négresse, en robe blanche, corsage en soie rose, des fleurs dans ses cheveux tenant à la main une oriflamme dansait au son de la musique – elles étaient pour le moins 400. L’opération terminée, une autre succède. Toujours les mêmes personnages, mais au lieu de l’urne, elles avaient un fagot de bois sur la cabeça (tête). Remarquez, ma bonne Mère, que les bûches étaient toutes de la même longueur ; ensuite elles se sont dirigées vers l’église de la Purification pour en faire le soir un feu de joie. Notre bonne s. St-Innocent116 a vu le curieux défilé le 1er février. Je croyais que Santo-Amaro ne possédait que des mules, mais je me suis trompée. Le jour de la cavalcade, de nombreux cavaillers117 richement costumés étaient montés sur des chevaux magnifiques. Chaque société était représentée avec sa bannière, son char et sa musique. Une quarantaine de cavaillers ouvraient la marche, ensuite la belle musique de Bahia, puis les chars du meilleur goût, ils portaient des jeunes fillettes tenant à la main une 116 Sœur Saint-Innocent Favolle, arrivée en octobre 1904, Visitatrice des maisons du Brésil. 117 Confusion entre cavalier et le mot portugais, cavalheiro. PI a corrigé en « cavaliers ».
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bannière brodée en or. Dans le premier char, l’enfant était assise dans une rose, c’était ravissant. Musiciens et cavaillers de la première société étaient en costumes russes. Venait ensuite la seconde [société], musique en tête et en costumes Louis XIV. La 3e société, Musiciens et Cavaillers étaient aussi richement costumés. Une petite barque suivait et portait deux gentils bébés habillés en rose ; un autre char était traîné par un joli mouton blanc, il portait également deux petits garçons très bien costumés ; en tout six chars, tous très beaux et très hauts, puisque nos voisins avaient mis une corde qui traversait la rue garnie de petites oriflammes qui venait s’accrocher à nos fenêtres du salon, nous avons été obligées de couper la corde pour laisser passer le 1er char, c’est vous dire, ma bien-aimée Mère, s’il était haut. 2 février, même répétition. 3 février, procession de Santo Amaro, toujours en musique, le Saint Patron était porté par des messieurs vêtus de blanc et un manteau en soie rouge, une foule nombreuse assistait à cette procession. Dimanche 5, dernier jour des fêtes, grande procession solennelle, musique en tête, venaient ensuite les confréries des pénitents blancs, bleus et rouges, à la suite tous les saints des églises, chacun avait son plus beau costume, la belle Vierge de la Purification avait une robe de satin bleu brodée d’or avec un manteau de velours brodé d’or aussi. Padre Jean de Dieu portait le T. S. Sacrement, plus de 6000 personnes assistaient à cette procession. Les Messieurs tête nue chapeau à la main accompagnaient sans respect humain118 le T. S. Sacrement, je n’avais jamais vu tant de monde, c’était vraiment beau. Mais croyez-vous, ma bonne Mère, que presque toutes ces personnes qui pieusement suivaient le T. S. Sacrement courent aujourd’hui les rues avec un masque sur la figure, ils sont insatiables de fêtes et de plaisirs (quelconques) et jusqu’au Carême ils se divertissent puis pendant le St temps de Carême ils envahissent [de nouveau] les églises. Nous avons appris par les journaux que le ministère Combes était par terre, c’est une bonne chose pour la France. […] Vendredi soir il nous est arrivé par le bonde [tramway] notre confesseur extraordinaire, ce n’est pas le Père Isidore mais un Français, le Père Barruel 118
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Sans craindre le regard d’autrui sur leur piété.
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qui est venu au Brésil avec les religieuses ursulines, nous en sommes toutes contentes. Il a voulu partir le lendemain samedi, de sorte que nous avons été obligées de nous lever à 4 heures du matin pour aller nous confesser au Rosaire. J’en suis encore (doente) malade. […] Santo Amaro, 8 dézembre (sic) 1905 […] Le froid doit commencer à se faire sentir en France, tandis qu’en Amérique nous sommes en été, les chaleurs commencent aussi à se faire sentir ; aussi, dès que je sors de mon lit, je me dirige du côté de la salle des bains et je prends une forte douche, cela me fait le plus grand bien. J’invite nos bonnes sœurs à venir au Brésil prendre des douches, elles sont meilleures qu’à Vals et à Vichy. Aujourd’hui à Santo Amaro fête chômée en l’honneur de l’Immaculée conception de la T. Ste Vierge. Ce matin nous avons eu au couvent grand messe chantée par les élèves des religieuses et ce soir à 5 heures sermon en portugais par le Padre Peres, notre professeur. Les fêtes religieuses ne se font pas sans bruit de sorte que depuis ce matin les détonations et les foguetes [pétards] ne cessent de se faire entendre, ici on aime le tapage et le bruit nocturne, ce qui n’est pas très amusant pour nous, qui avons besoin de dormir afin de travailler le lendemain ; mais les Brésiliens sont contents, cela suffit. La mairie et plusieurs maisons étaient illuminées, c’est beau n’est-ce pas, ma bonne Mère, en notre belle France cela ne se voit plus. Mais j’ai la confiance que bientôt le bon Dieu aura pitié de nous, il y a du bon en France, que d’âmes saintes et ferventes qui prient pour notre chère patrie et le triomphe de l’Église. Ma bonne Mère, n’envoyez au Brésil que des sœurs sérieuses, à mesure que nous comprenons la langue nous découvrons des choses qui ne se rencontrent pas en notre France. Croyez-vous, ma bien aimée Mère, que la plupart des Messieurs ont 2 familles à soutenir et des enfants à nourrir, ceux de la femme légitime et ceux de l’esclave ; mais c’est si naturel que cela passe comme une lettre à la poste, c’est-à-dire que c’est reçu dans le pays. Mais ce qui me peine le plus, c’est qu’il y a des prêtres qui mènent la même vie. Nous avons à Santo Amaro un vicaire qui a une femme et trois enfants, ils ne vivent pas 454
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dans la même maison mais ils se voient tous les jours, et dire que ce même prêtre a dû venir dans notre maison pour faire le catéchisme à nos élèves. Un bon vieillard que je vénérais comme un Saint a aussi une femme et trois enfants dont un médecin et deux ingénieurs, je pense qu’ils sont bien élevés, c’est honteux de penser que ces prêtres célèbrent la sainte messe. Nous en avons trois qui sont bons. Nous devons remercier tous les jours Notre Seigneur. Nous pourrions être encore moins bien partagées. Je ne crois pas manquer à la charité en vous disant cela, car c’est une chose publique, tous les enfants le savent. C’est malheureux pour la religion. On dit qu’à Bahia il y en a un grand nombre dans ces conditions là. Aujourd’hui 9, nos chères sœurs doivent arriver de France, quel bonheur pour nous toutes ! D’avoir de vos chères nouvelles, de celles de notre bonne s. Assistante, de notre bien aimée s. Marie-Agnès et de toutes nos chères sœurs de la Communauté, que de questions nous allons leur faire si nous avons le bonheur de les voir. Nous sommes contentes d’avoir un pied-à-terre à Bahia, au moins nous pourrons recevoir chez nous nos bonnes sœurs qui arrivent de France, sans aller frapper aux portes des autres communautés, elles nous recevaient très volontiers mais c’était un grand dérangement pour ces bonnes sœurs. Je pense, ma bien aimée Mère, que pour notre étrenne vous allez nous envoyer une Provinciale. Nous attendons toutes avec impatience notre digne s. St-Innocent, le bon Dieu veut celle-là et non pas une autre. Cependant si c’est nécessaire qu’elle reste encore un peu à l’hôpital, envoyez-nous je vous prie notre bonne s. Marie Eunice ou bien notre chère s. Marie Xavier, en attendant que notre bonne s. St-Innocent soit disponible. Que fait ma bonne s. Marie Xavier au Péage119, NADA, donc qu’elle se décide à venir. Nous sommes contentes ici. […] J’ai eu cette année 14 meninas [filletes], elles sont devenues bien gentilles ; au commencement elles étaient bien pénibles mais à présent nous en jouissons. […]… sentiments respectueux de votre petite exilée qui vous aime bien.
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Bourg-de-Péage, dans la Drôme, non loin de Valence.
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Santo Amaro, 1er janvier 1906 […] J’ai lu dans un journal brésilien que la séparation de l’Église et de l’État était définitivement votée, est-ce possible ? Que notre belle France, fille aînée de l’Église soit devenue si basse. Que vont devenir tous ces bons et dignes prêtres des campagnes, que d’églises peut-être abandonnées et que d’âmes en souffrances. Je remercie tous les jours le bon Maître de vous avoir inspiré à vous, ma bien-aimée Mère, la pensée de m’envoyer en exil et de me choisir pour missionnaire parmi tant de mes chères sœurs qui auraient sans doute mieux fait que moi. Il ne faut pas que ma lettre soit trop triste, je vais tâcher de trouver quelques petites plaisanteries dans ma cabeça (tête) pour vous égayer un peu, je comprends, ma Vénérée Mère, que vous en avez besoin. Aujourd’hui 1er janvier, le bon Pasteur a fait son apparition au couvent. Il est sur un petit rocher recouvert de roses de différentes couleurs, côr de rosa, branco, amarello, vermelho, azul, verde, etc. Son vestido (robe) en drap d’argent, brodé en or, son manteau couleur vinaigre brodé d’or aussi, son chapeau doré forme canotier avec des brides rouges et un nœud de ruban sous le menton ; sa robe décolletée avec garniture autour du cou ; ensuite trois tours de chaîne en or et une croix en perle ; il tient à la main sa houlette et une petite cassette et pour le moins une douzaine de pendants d’oreilles. On dirait vraiment que les bonnes religieuses ont beurré la figure du petit Jésus. Si ma bonne s. Ste-Pélagie est en communauté, veuillez lui dire que le bon Pasteur du couvent a la figure et les yeux du bon M. Vaton de Caderousse. Assez de plaisanterie. Je m’arrête, la cloche m’appelle, la retraite va commencer. […] Santo Amaro, 16 janvier 1906 […] J’ai dit à Notre Seigneur en quittant la France de me donner des croix, de me faire souffrir de toutes manières, mais en échange de guérir ma chère nièce. Croyez-vous, ma bonne Mère, que depuis l’année dernière à l’époque du jour de l’an je n’ai plus rien reçu de ma 456
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famille, peut-être mes lettres se perdent, je ne sais que penser de ce long silence. Le bon Maître veut sans doute me sanctifier de ce côté […]. Je viens de prendre ma leçon de portugais, c’est notre professeur Padre Peres qui a la bonté de venir de temps en temps vers les 10 heures pour nous faire traduire du français en portugais et c’est l’évangile que nous traduisons ; c’est muito difficil (c’est très difficile) ; il corrige en même temps les devoirs de ma s. Marie Arsène. Nos jeunes sœurs font beaucoup plus de progrès que moi, qui suis vieille ; malgré cela, je suis contente. Je comprends à peu près tout et me fais comprendre, c’est l’essentiel, n’est-ce pas ma bonne Mère ? […] Je pense, ma Vénérée Mère, que ma s. Ste-Hélène aura la bonté de vous remettre les 10 F. que votre petite exilée vous envoie, je vous promets que ce ne seront pas les derniers. Mon intention était de faire venir de Paris le Maître populaire, livre portugais, ainsi que je vous l’avais dit. Mais je vois que ce n’est pas la peine vu que bientôt j’irai là-haut trouver ma bonne et regrettée tante Saint Gervais120, par conséquent l’argent destiné à ce livre sera pour vous, ma bien aimée Mère, pour nos sœurs anciennes, mais non pour nos jeunes sœurs ; elles peuvent bien faire comme nous, venir travailler121. […] Santo Amaro, extrait de la dernière page d’une lettre dont le début est perdu, s.d. Ma s. St-Méry dans sa dernière lettre me disait qu’elle viendrait volontiers au Brésil, qu’elle se dépêche de venir. Avec une bonne tête, on est heureuse et contente au Brésil aussi bien qu’en France et mieux encore parce que nous pouvons le bien et qu’en notre belle France nous sommes bonnes à rien. Si nous avons des petits moments d’ennui, c’est d’être si loin d’une Mère que nous aimons et vénérons.
Une tante de l’auteur, religieuse dans la même congrégation. L’auteur veut bien envoyer de l’argent aux vieilles sœurs recueillies par la Maison Mère, mais non aux plus jeunes qui se mettent également à la charge de la congrégation alors qu’elles pourraient s’exiler au Brésil pour y gagner leur vie. 120 121
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Lettres de sœur Anna-Maria Extrait de lettre sans début, ni date La population de Sto-Amaro nous a donné des spectacles variés et frappants depuis le mois de janvier. D’abord la fête patronale de notre paroisse qui est la Purification, fête célébrée avec grande pompe et comprenant une foule de cérémonies. Celles qui m’ont le plus intéressée sont : d’abord la purification du Lieu saint. L’avantveille de la fête, les négresses au nombre de 100 à 150 environ étaient vêtues aux couleurs les plus vives et les plus éclatantes ; chacune d’elles avait une urne garnie à l’orifice du feuillage le plus distingué et cette urne était posée vers le flanc sur un coussinet qui couronnait la tête de chaque négresse. C’est ainsi qu’au son d’une superbe musique elles se sont présentées dans les cinq églises ou chapelles de la localité ; cette cérémonie a eu lieu le matin. L’après-midi on s’est occupé de la préparation du bûcher pour le feu de joie. Les négresses avec leurs costumes toujours frais et éclatants avaient changé leur coiffure qui cette fois consistait en un chapeau de soleil sur lequel était posé un faisceau de bois comprenant cinq ou six bûches d’égale grosseur et d’égale longueur. Accompagnées toujours de la musique elles se rendaient avec cet appareil sur la place de l’église paroissiale pour faire dresser le bûcher. Le lendemain, veille de la fête, les Messieurs avaient organisé une cavalcade où il y avait des costumes superbes aux couleurs très vives, mais bien choisies. Des fêtes mondaines ont été mêlées à celles-ci et cela a duré jusqu’au mercredi des Cendres. Ce jour-là, les cérémonies du Carême ont commencé et alors l’affluence s’est portée vers les églises où il faut aller deux heures d’avance pour avoir une place. Au couvent des religieuses Humildes notre place est toujours respectée tandis qu’autour de nous les fidèles sont pressés comme des anchois dans la barrique. Les hommes sont aussi empressés à se rendre aux instructions que les femmes et ils sont debout tout le temps. Aujourd’hui, cérémonie des Rameaux, ils sont restés debout depuis neuf heures et demie jusqu’à midi, moment de la sortie. [formule] s. Anna-Maria 458
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Santo Amaro, 23 avril 1905 Ma Révérende Mère, La fête de la Résurrection de Notre Seigneur me procure le plaisir de venir passer quelques instants avec vous. Dès demain, lundi de Pâques, nous reprenons nos classes : nous aurons la rentrée de quelques élèves ; au 1er mai quelques nouvelles figures viendront encore nous réjouir ; enfin, après les vacances de la St-Jean les retardataires s’amèneront : on ne se presse pas au Brésil. Selon toute apparence, cette année nous compterons de 50 à 60 élèves. Les vacances ont été un peu trop longues, aussi avons-nous mis la bourse à sec ; les recettes recommencent heureusement… et je me hâterai de rembourser à Padre Pires les 150 F. qu’il a avancés pour notre mobilier scolaire : ce bon prêtre nous rend de véritables services, il donne toujours les 1ères leçons de portugais ; et nous avons pour les premières lettres une jeune fille dont le père est professeur du cours complémentaire des jeunes gens de la ville. Ce M. a eu 17 enfants dont neuf sont en vie et tous élevés très chrétiennement ; l’aînée des jeunes filles est celle qui nous aide et qui nous dit vouloir se faire religieuse chez nous. Dans les scènes de la Passion, qui ont été représentées dans la chapelle des religieuses Humildes, elle était Ste Madeleine et nous dit vouloir porter ce nom. Le père est un homme très respectable et très pieux. Ma S. St-Innocent l’a vu ainsi que sa jeune fille qui lui a beaucoup plu. Lorsque nous aurons un noviciat au Brésil, nos diverses maisons pourront fournir un certain nombre de sujets ; la France ne doit pas en donner à l’heure qu’il est. Nous sommes toujours tranquilles et heureuses et si nous savions être plus religieuses ce serait le Paradis sur terre ; mais nos passions que nous ne réprimons pas assez nous font passer de mauvais moments. J’ai eu et j’ai encore de la peine à tenir le petit personnel qui dès le début a cru pouvoir me diriger ; je veux surtout être aidée et dirigée par le bon Dieu que je prie tous les jours de me rendre moins désagréable auprès de mes sœurs ; et après des efforts constants, je laisserai celles de nos sœurs qui ne voudront pas s’habituer à la maison et à mon caractère, faire leurs réclamations et chercher leur changement. Le personnel que nous avons actuellement est nécessaire et peut-être même très occupé pendant les 5 derniers mois de l’année scolaire. Si ma s. St-Marcellin devait être changée ainsi que ma s. Marie
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Antoinette, il nous faudrait une maîtresse de français et une maîtresse de travaux manuels : les beaux travaux à l’aiguille sont très estimés ici. Vous savez, ma Révérende Mère, que nous avons aussi des difficultés quant à notre logement. Nous n’avons pas pu trouver une maison convenable et celle que nous occupons est insuffisante et ne peut être agrandie pour le moment, car les héritiers de M. Invençaõ père s’occupent à faire leur partage. Nous allons être très à l’étroit cette année. Que le bon Dieu nous vienne en aide ! Je n’ai pas osé, la dernière fois que je vous ai écrit, vous parler de la méprise qui est survenue au sujet des vases sacrés que je vous avais priée de nous procurer. Bonne S. St-Félix m’avait dit : voilà un calice. Je plaçai soigneusement ce vase dans une valise et crus devoir vous prier de nous donner un ciboire. Vous nous l’avez envoyé très beau ; et lorsque j’ai voulu le placer avec le premier vase et que j’ai tout déplié, j’ai trouvé deux ciboires. J’ai été vivement contrariée de cette méprise. Il nous est encore impossible d’établir la chapelle… Quelle privation ! Par le prochain courrier nous écrirons à ma s. St-Innocent. En attendant, nous sommes vos filles reconnaissantes. s. Anna-Maria Santo-Amaro, 25 juin 1905 Ma Révérende Mère, […] J’ai été en butte aux difficultés au sujet du confesseur extraordinaire. Nous avons ici deux bons prêtres ; l’un de 55 ans environ, et l’autre de 27 ans à peu près, jeune d’âge, c’est vrai ; mais vieux de sens et de vertus : tous les deux sont autorisés à entendre nos confessions. Nous nous adressons ordinairement au plus âgé ; et ce n’est qu’à son défaut que nous nous confessons au second : on ne saurait se contenter de cela ; mais on voudrait tous les trois mois avoir un confesseur français qui est à Bahia et pour lequel il faudrait à chaque fois demander abri chez nos prêtres, puisque le voyage ne peut se faire en un seul jour ; ensuite, il faut au moins offrir à ce confesseur 15 mil reis pour frais de voyage. Les deux qui sont ici comprennent le français et le parlent quelque peu ; d’ailleurs, on a commencé 460
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à nous faire notre morale en portugais, ce que nous comprenons à peu près. Ce ne sont pas les meilleures qui réclament tant ce troisième confesseur… Cependant, pour n’avoir rien à me reprocher à ce sujet, je viens de prier ma s. M.-Marguerite qui est aujourd’hui à Bahia, de vouloir prier M. l’abbé Barruel, ancien aumônier des Ursulines qui ont quitté le diocèse de Grenoble et qui sont venues à Bahia, de vouloir prendre deux jours pour venir confesser nos sœurs. Si je n’avais pas appris que les supérieures de nos autres maisons du Brésil ont aussi des difficultés avec leurs sœurs, je me serais découragée moi-même complètement. Que nous sommes loin de ressembler aux filles de Ste Thérèse dont nous avons lu la vie ici, il y a peu de temps… J’avais besoin de venir ici pour éprouver la nécessité de recourir au bon Dieu et de se détacher sincèrement des choses de la terre et de soi-même. C’est une heureuse préparation à la mort. [formule] s. Anna-Maria Santo-Amaro, 27 août 1905 Ma Révérende Mère, Nous sentons vivement les peines que vous causent les difficultés, les embarras que vous donnent les temps présents. Que nous voudrions arrêter le cours de cette chaîne d’ennuis. Que, du moins, le bon Dieu soutienne vos forces dans cette lutte incessante ! Que d’épines au milieu des quelques roses que le bon Dieu doit certainement vous envoyer du Paradis ! Vos sœurs du Brésil sont certainement du nombre de ces roses qui réjouissent votre cœur maternel, car vous nous savez, pour la plupart, heureuses et contentes. Oui, nous avons lieu d’être contentes puisque nous avons la sympathie des populations, la confiance d’un grand nombre de familles qui veulent bien nous confier leurs enfants ; et qu’ainsi nous sommes munies des moyens suffisants de subsistance. Ici, avec de l’économie, nous pouvons nous soigner et nous pourvoir petit à petit du mobilier indispensable. En ce moment, on nous prépare l’autel pour la chapelle, et nous aurons à la fin d’octobre ou dans la 1ère quinzaine de novembre,
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l’indicible bonheur de voir faire la 1ère communion de quelques-unes de nos élèves, dans la chapelle que nous préparons, dans la maison. Vous savez, ma Révérende Mère, qu’il nous manque un calice… Il nous faudrait aussi un tapis pour le marchepied ; et ma s. M. Arsène me dit qu’à Saint-Augustin122 il y en a une provision. Pourrons-nous espérer d’avoir un de ceux-là ? Nous contractons avec la Communauté une énorme dette de reconnaissance pour tous les sacrifices que l’on fait pour nous ; nous aurons à nous acquitter au plus tôt. Nos affaires pour la maison sont à peu près terminées ; nous allons d’ici à peu de temps contracter un bail. Il ne peut être question d’achat parce que nous ne pourrions payer et que l’on nous demande un prix exorbitant. Le loyer à 80 mille reis par mois nous paraît acceptable, quoique avant de terminer nous ayons l’intention de réclamer un petit rabais. Nous avons été en contradiction avec ma s. Ste Aloysia et ma s. St-Ildebert au sujet de la nouvelle organisation de la cuisine et de la salle à manger que nous établirons en bas, dans un petit magasin tout à côté de notre maison et appartenant aussi à notre propriétaire : sans cela, l’année prochaine où nous avons lieu d’attendre un plus grand nombre d’internes, puisqu’on nous a déjà parlé de plusieurs, le dortoir serait insuffisant et enverrait inévitablement ses malpropretés dans la cuisine qui est maintenant à côté. Ce n’est pas pour donner 10 mille reis de plus de loyer tous les mois ; mais pour nous organiser convenablement. Il y a longtemps que nous prions le bon Dieu de nous aider à ce sujet ; et Il le fait visiblement. Nous pourrons peutêtre avoir les conseils d’une Provinciale d’ici à peu de temps. Nos sœurs vont assez bien… et toutes nous vous prions de vouloir agréer l’hommage de notre respect et de notre reconnaissance. Vos filles affectionnées s. Anna-Maria
122 Le pensionnat de jeunes filles fondé par les sacramentines à Paris, en 1859, sur la paroisse Saint-Augustin.
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Nazareth (1905) Lettres de s. Marie Marguerite123 6 janvier 1905 […] Pendant ces trois semaines, nous n’avons eu la Ste Messe, et par conséquent la Ste Communion, que le dimanche et le jeudi. Ce qui est une énorme privation, surtout pour un hôpital, isolé de la ville par trois gros quarts d’heure de marche, par des chemins sablonneux, impossibles. Ni trams, ni voiture, ne peuvent y aller. Il faut faire la course à pied ou à dos de mulet. C’est ce qui vous explique un peu la difficulté pour M. l’Aumônier, qui demande maintenant une monture à la charge de l’hôpital. Non, tout n’est pas rose dans les fondations. Par tous les pays elles sont difficiles, il y a de grands sacrifices, des privations, des souffrances que Dieu compte. C’est ce qui soutient vos chères filles, ma Bonne et bien Vénérée Mère. 23 janvier 1905 […] Nos chères sœurs du collège de Nazareth ne vont pas trop mal ; elles sont tourmentées par la crainte de n’avoir que fort peu d’enfants. On ne peut le savoir encore ; elles ont eu 7 élèves de piano pendant ces vacances ; elles ont vendu, par ci, par là, pas mal d’objets de piété, mais elles ne se suffisent pas. Et je vois, ma Vénérée Mère, avec la plus grande peine, vu les urgents besoins de la Communauté, à laquelle je pense et pour laquelle je voudrais économiser, je vois, dis-je, que toutes nos ressources devront aller au Collège de Nazareth, si nos sœurs y vont de ce train. Ce n’est pas que notre bonne s. M. David fasse des dépenses inutiles ; non, ma Mère, mais il y en a une foule qui ne sont ni urgentes, ni nécessaires. Et petit à petit, Dieu S. Marie-Marguerite Aubert (1854-1942), originaire de Pierrelatte (Drôme), arrivée en octobre 1903 (3e convoi), dirige l’hôpital de Nazareth et une communauté comptant quatre sœurs de chœur et deux sœurs converses. 123
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aidant, un peu chaque mois elles pourraient améliorer la situation. D’autant que la maison qu’elles occupent ne nous appartient pas, et que toutes les réparations qu’on y fait sont au profit du propriétaire. […] Je me tais, mais j’en souffre ; car crépir, blanchir, badigeonner, faire faire des cabinets, faire arriver l’eau, par des conduites, jusqu’à la cuisine, la faire paver, sont de grosses dépenses, quand on commence, et en pays étranger surtout. Habituées, les pauvres sœurs, à leur splendide maison de Saint-Lô, je comprends qu’elles souffrent, et même beaucoup. Je sens leurs privations, mais il m’est impossible de les leur adoucir en toute chose124. […] Mère, j’ose vous demander la grâce de ne point insérer mes lignes, mes lettres, sur les Pages intimes. Je vous supplie, du moins, de ne pas me nommer, dans les quelques détails que j’ai pu donner125. 11 février 1905 Lettre de 12 pages tout entière consacrée à la question des douanes brésiliennes. La religieuse conseille d’emmailloter, selon son mot, un maximum d’objets dans des ballots de linge ou matelas, au fond des malles, afin qu’ils échappent à l’inspection de douaniers du reste peu regardants : ainsi vient d’être fait, avec succès, pour un ornement en mérinos offert à l’archevêque de Bahia. Des chiffres sont fournis : les religieuses Ursulines ont fait venir une caisse de 14 kg de chocolat (88 F de frais de douane) et un tonneau de vin de Bordeaux (acheté 100 f ; 55 F de transport et 125 F réclamés par la douane, elles entendent protester). Une sacramentine a fait venir du grand magasin parisien Au Bon Marché une caisse de mercerie, qui a causé bien des soucis.
S. Marie-David Clément, la supérieure de la maison de Saint-Lô, est arrivée en octobre 1904 pour prendre la tête du collège fondé par les sacramentaines à Nazareth ; elle est accompagnée de quatre sœurs de chœur et trois seurs converses. Il y a aussi 77 caisses, dont 40 énormes (lettre de S. Marie-Marguerite, 10 octobre 1904). 125 Le second volume de Pages intimes publie une longue série de lettre ou extraits de lettres de sœur Marie-Marguerite, dûment nommée (p. 113-132, du 18 mai 1904 au 24 mars 1905). Les extraits cités dans la présente publication sont intégralement inédits. 124
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24 février 1905 Voilà 8 jours que je n’ai point causé avec vous, ma bonne Mère ! Mais que ce temps m’a paru long ! J’en attribue le pourquoi au départ de notre s. St-Innocent, qui vient de nous quitter. Quand elle était là, ou dans le voisinage, ou même un peu plus loin, il me semblait que la France s’était rapprochée et qu’un large morceau de notre chère communauté s’étendait sur nous pour nous protéger comme un manteau. Dieu demande de nous ce nouveau sacrifice, qu’Il en soit béni et glorifié ! Nous tâcherons, ma Vénérée Mère, de continuer son œuvre sous son Divin regard. Nous nous entraiderons, nous nous aimerons, et nous ferons toute chose avec le plus de perfection possible, comme si vous étiez là auprès de nous, ma tendre Mère, pour nous éclairer et nous guider. La foi seule rapproche le « si loin ! » qui nous sépare. Et maintenant, ma Bonne Mère, je sens le besoin de serrer un peu la barrière de mon pauvre cœur, qui voudrait s’attendrir mais non ; je suis, et je veux demeurer forte avec l’aide de mon Dieu et de sa Ste grâce. […] Dimanche dernier j’ai eu deux longues heures de séances avec nos Administrateurs, Docteurs réunis. Toujours pour les mêmes difficultés : ces Messieurs, bons d’ailleurs, quoique un peu exigeants et difficiles, veulent que j’insiste auprès de vous pour que, au prochain voyage, vous leur donniez une bonne pharmacienne. Ils ont accepté, mais bien gentiment, le changement définitif de s. M. Ignace. […] On a été dans l’indécision de reprendre l’ancien pharmacien et de renvoyer la sœur ; il y a eu bien des choses à ce sujet, il s’était même formé un petit parti contre nous. J’ai calmé les esprits, en promettant, ma Bonne Mère, que vous arrangeriez tout cela. Je dois vous dire tout bas qu’ils sont vraiment dans leurs droits. […] Il n’y a pas que les remèdes de nos malades seuls à préparer. Chaque jour, il y a de nombreuses consultations de la ville, des pays environnants. Tout est pesé, examiné, analysé. […] Ces Messieurs consentent volontiers à mes absences, motivées par les besoins de la communauté, qu’ils comprennent. Mais ils voudraient à la tête de la maison, quand je pars, une sœur qui fût responsable, et des écritures et de la surveillance des employés et ouvriers, et chargée, en un mot, de la direction de la maison. […] Me voilà obligée d’aller le 10 mars à Bahia ; et puis, d’y retourner pour
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cette caisse de mercerie de s. M. David, au moins deux ou trois fois. Et puis, accompagner s. M. Mélanie à Cachoeira. Et puis y retourner encore bien des fois pour notre maison qui doit s’établir à Bahia. Rien n’est fini. […] Lettres de sœur Saint Calixte Roux126 Sur le bateau, Viga (Portugal), 29 novembre 1905127 Nous nous sommes embarquées à Bordeaux avec deux sœurs de Notre-Dame. Une un peu ancienne qui s’était sécularisée et était rentrée dans sa famille mais pour elle comme pour tant d’autres la pauvre sœur a bien été heureuse qu’on veuille encore la reprendre. Que je plains bien sincèrement les pauvres têtes qui croient trouver un peu de bonheur dans une famille qu’elles ont quittée depuis longtemps. Je suis toujours de plus en plus heureuse de la décision que le bon Dieu m’a donné le courage de prendre et malgré les fatigues du voyage je ne regrette qu’une chose, Vous ma bonne Mère ; près de vous, l’exil ne serait rien. L’autre sœur de Notre Dame était fort gentille, elle doit rester un an à Viga et ensuite partir pour le Mexique. Nazareth, 25 décembre 1905 Je profite du calme de la nuit pour venir m’entretenir longuement avec vous. Vous décrire mes impressions de voyage… vous les connaissez déjà, il en est de même pour la maison de Bahia, elle pourra avoir de l’avenir, avec l’aide de N. Seigneur, une bonne organisation et un 126 Sœur Saint Calixte Roux (1851-1933), une Lyonnaise, supérieure pendant vingt-sept ans de la maison de Taulignan (Drôme) avant d’arriver au Brésil en novembre 1905 (10e convoi). 127 Cet extrait de lettre attire l’attention sur le choix dramatique que tant de religieuses et religieux ont eu à effectuer : se séculariser et rentrer dans leur famille et la vie active civile, ou partir en exil.
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personnel qui n’est pas encore au complet ; l’essentiel manque. Une bonne musicienne et les instruments. Enfin ma bonne Mère cela n’est pas mon affaire. J’ai assez de m’occuper et de vous entretenir de la maison de Nazareth, hôpital. Malgré toutes les difficultés de tous genres qui s’organisent, je suis d’un calme et d’un abandon à la sainte volonté de Dieu que réellement je ne me reconnais pas. Ma sœur M. Marguerite a eu beaucoup de peine à me faire accepter. Ces Messieurs commencent à être las des changements : je crois que c’est le douzième depuis deux ans. Ils se sont réunis et réunis et enfin ils ont consenti à ce que je leur fusse présentée. Je ne leur ai pas produit une trop mauvaise impression, pas trop vieille, droite, bonne couleur, etc. Mais c’est la langue ; à être obligés de changer ils auraient voulu une Supérieure connaissant la langue. Ils veulent qu’elles figue, c’est-à-dire qu’elle reste à son poste. Sur ce point-là ils peuvent être certains que je figuerai, j’en ai pour longtemps de bateaux, de chemins de fer et de changements, d’ailleurs la maison, c’est-à-dire l’hôpital, est très agréable, puis j’aurai de quoi m’occuper, surtout pour me mettre au courant. Tout cela, ma bonne Mère, n’est pas le plus gros des embarras. Ces Messieurs, par principe d’économie, à ce qu’ils disent, veulent diminuer le personnel des sœurs ; au lieu de six, ils ne veulent plus en payer que quatre. Ils suppriment la pharmacienne et la sœur de la salle des hommes, ces deux services seront faits par des laïques, chose qui n’est pas acceptable. Tous les ennuis viennent déjà en grande partie par ce seigneur Venance infirmier et pharmacien. Monsieur l’aumônier dit que cette situation n’est pas acceptable et que si vous cédez les autres hôpitaux que vous avez au Brésil en feront bientôt autant. Les administrateurs voulaient faire ce changement de suite, mais ma sœur M. Marguerite leur a dit qu’elle ne pouvait rien prendre sur elle, qu’elle devait vous en aviser, que d’ailleurs le contrat ne pouvait pas être modifié sans en être avisé six mois d’avance. […] Je ne sais, ma Révérende Mère, si vous accepterez ce que ces Messieurs vont vous proposer, ce que je ne crois pas, il est impossible de faire le service avec quatre sœurs. Voilà, je crois, ce qui pourrait à la rigueur être proposé si vous tenez à conserver cet hôpital. Quatre sœurs de rétribuées et une cinquième que vous leur donneriez par charité afin de conserver tout le service interne. Une sœur au service
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des femmes, une au service des hommes et comme dans ce service bien des choses ne peuvent être faites par une sœur, au Brésil moins qu’en France, cette sœur pourrait parfaitement prendre la pharmacie. […] Vous avez le droit, ma bonne Mère, d’exiger encore six mois le payement de six sœurs. Si vous le jugez ainsi, ma sœur Ste Praxède128 remplacerait ma sœur M. Célinie et au mois de juillet elle prendrait avec sa pharmacie le service des hommes. Jusque là elle aura bien le temps de se mettre au courant de la langue, car c’est un point essentiel et pas si facile qu’on veut bien le dire. Je constate que nos sœurs qui sont au Brésil depuis deux ans et qui passent pour des habiles sont bien souvent très embarrassées pour se faire comprendre. […] Je puis vous dire aussi, ma bonne Mère, que les santés sont bien anémiées. Le contrat ne passe aux sœurs que la nourriture des malades qui consiste en de la viande, du riz et de la farine, pour nous nous avons du pain, très bon, pour remplacer la farine et pour toute boisson de l’eau et du café. La viande n’est pas mauvaise mais il ne faut pas la voir crue et toujours du bœuf. Point de jardin pour des légumes, pas de fruits ou il faut les acheter avec nos deniers et encore on ne trouve pas grand chose à Nazareth. Je ne puis comprendre que ma sœur St-Innocent ait fait un si pompeux éloge. Pour moi, ma bonne Mère, je n’ai aucune déception, je ne m’étais jamais figuré de venir dans un pays enchanteur, mais dans un pays à moitié sauvage. Il y a du bien à faire, cela suffit. Mon sacrifice a été dur à faire, mais il est bien fait, si la larme vient à l’œil, il y en a rarement deux. Je vous laisse, ma bonne Mère, pour aller prendre un peu de repos, au Brésil on ne dort guère.
128 S. Ste-Praxède Agrenier, arrivée en décembre 1905 ; s. M. Célinie Charrin est arrivée, pour sa part, en octobre 1904.
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Bahia (1905-1906) 6 juillet 1905 Ma Toute Bonne Révérende Mère J’ai embarqué, hier, nos Srs St Aldebert et M. Antoinette pour Sto Amaro ; elles sont parties contentes, et infiniment mieux sous tous les rapports, mais avec la pensée et le désir bien arrêtés qu’au mois de septembre vous les changeriez… Bonne et tendre Mère, que Dieu vous aide et vous éclaire ; vous n’êtes pas sans tourments, et nous aussi, avec de si pauvres têtes. Et maintenant, ma Vénérée Mère, j’ai à vous entretenir aujourd’hui du projet, à peu près certain et solide, d’une maison à Bahia. Bien qu’il ne satisfasse pas pleinement nos désirs et nos besoins, au point de vue pécuniaire, il vous sourira tout de même, je l’espère, à cause de la nécessité où nous nous trouvons, d’avoir une maison à nous, un pied à terre enfin. Le bon Prieur des Carmes est toujours dans l’intention de nous céder la sienne, mais à cela il faut s’en tenir ; les choses en sont au même point, faute de ressources d’argent. De février, il a renvoyé en mai ; de mai, en août, et maintenant il ne sait quand il pourra faire terminer les réparations, etc., etc. Pour l’heure, il s’agirait d’un collège, ou externat, tout à fait à nos risques et périls. La maison est grande, vaste, saine, en bon état ; elle a 2 étages, et une douzaine d’appartements ; dont 4 plus grands, je crois, que notre salle de Communauté de Romans. L’eau potable, les cabinets, une salle de bains sont dans la maison. L’installation du gaz d’éclairage y fonctionne parfaitement, il y a une cour et un jardin assez vastes. De l’intérieur de la maison, sans sortir du tout, et par un corridor éclairé de 6 fenêtres, on va à l’église paroissiale, à la tribune, aussi grande et même un peu plus que celle de la Communauté, juste en face du maître autel. Laquelle tribune nous serait spécialement réservée ; le bon curé de cette paroisse, que je viens de voir, m’en a donné sa parole. Donc, ma Mère, nous n’aurions aucun frais à faire pour le culte, ni à payer d’aumônier, ni à entretenir la lampe, cierges, etc. Peut-être nous confierait-on le soin de l’église. Ce saint Prêtre, M. Jean, Joas, Carlos do Mattos, se mettra à notre disposition
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pour tous nos exercices religieux. Comme il n’est pas riche, et que l’Église est séparée de l’État, il est obligé de dire sa messe aux heures demandées par les personnes qui la lui payent ; mais on l’aura tous les jours ; ordinairement à 8 heures ; alors, il aurait une heure fixe, à la disposition de nos sœurs pour la Sainte Communion tous les jours. Il n’y a aucun collège catholique dans sa paroisse ; l’instruction religieuse y est fort en retard, il serait désireux que nous lui aidions pour instruire les enfants du peuple, presque abandonnés. Il est fort zélé ; mais étant seul, il ne peut suffire à tout. Ne pouvant nous aider de sa bourse, il nous donnera ses services, son église, et usera de son influence pour nous faire avoir les enfants des familles riches. En aurons-nous beaucoup ? Pourrons-nous, comme on dit vulgairement, gagner notre vie ? C’est le secret du bon Dieu qui, je l’espère, aura pitié de nous ; en Père, bon et tendre, il voit bien la nécessité où nous sommes d’avoir une maison à Bahia. Nous aurions 100 francs par mois de loyer à payer. Comme l’église et la maison appartiennent à l’Archevêché, 3 ou 4 prêtres et personnes qui s’intéressent à nous, entre autres ce bon curé qui voudrait se débarrasser des laïques qui occupent cette maison qui fait, pour ainsi dire, partie de son église. Ces personnes, dis-je, vont demander à Sa Grandeur une diminution ; peut-être même nous ferait-il la faveur totale de l’abandon du loyer pour un an ou deux, jusqu’à ce que nous soyons bien à notre courant. Les Religieuses Franciscaines sont restées là 3 ans, sans payer un centime de location. Elles ont dû quitter parce que leur nombre d’orphelines s’étant accru, la maison n’étant pas au centre de la ville, elles n’avaient pas suffisamment du travail pour occuper leurs enfants et les faire vivre. J’ai vu ces bonnes religieuses, qui m’ont donné les meilleurs renseignements au point de vue de l’hygiène et des agréments de cette maison. On peut dire qu’elle est destinée et faite pour un couvent… En temps de vacances ou de retraite annuelle, 25 à 30 religieuses peuvent y vivre, s’y mouvoir, y dormir, sans être entassées les unes sur les autres (espace voulu pour les tribunes aussi). En temps ordinaire, 6 à 8, au plus, suffiront pour les classes et le travail ; car enfin il faut pouvoir vivre. Cette maison est située tout à fait à l’extrémité de la ville de Bahia. On prend les tramways électriques à l’Elevador ou au Plano Inclinado, si connus par ma Sr St-Innocent… lesquels tramways vous laissent devant la porte même de la maison. De quart d’heure en quart d’heure, il y en a un. Pour 470
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4 tustoes, ou 400 reis, on vous pilote ¾ d’heure sur les bords de la mer, le site est des plus magnifiques, le quartier est très bon, très sain, et toujours frais. Les plus riches familles de Bahia vont passer là la station d’été, 4 à 5 mois pour le moins. Si nous y avons de bons professeurs de piano, de mandoline, de français, de dessin, on pense que nous ferions de vraies recettes alors. La maison est tout à fait sur les bords de la mer ; à l’escalier même de la cour, on peut prendre une barque pour aller chercher nos sœurs à bord ; armes et bagages, elles descendraient chez nous, sans traverser nullement la ville. Les bateaux français s’arrêtent juste en face. Le quartier se nomme Itapagipe, la paroisse la Penha. Je regrette qu’il n’en ait pas été question quand ma Sr St-Innocent était là. Ceci ne nous empêcherait pas d’accepter la maison du Pilard, dont les conditions seront peut-être plus avantageuses ; mais au point de vue des commodités, de la santé, des retraites annuelles ou de celles des 30 jours, celle dont je vous parle, ma Bonne Mère, me paraît réunir toutes les conditions voulues. Le quartier est meilleur et plus sain ; elle est à la ville et à la campagne ; dans Bahia, et hors de Bahia. C’est la dernière maison du Port. La Compagnie des bondes ou tramways électriques, est très sympathique aux religieuses, nous pourrions obtenir le passe-libre pour deux. Ce serait 800 reis pour aller et retour de chez nous ; pour monter et descendre de la ville haute, il en faut 600, la différence est petite. Depuis bien des années, les Sœurs de Charité ont demandé cette maison pour le rétablissement de leurs sœurs malades. Les docteurs assurent que c’est le meilleur quartier de Bahia pour la santé. La Mère Sup. me dit, hier soir, que n’ayant pu aboutir, sans savoir pourquoi, elles en avaient abandonné le projet. Les locataires sortent en août prochain. Après avoir vu curé de la paroisse, vicaire général et Procurador, je les ai priés d’intercéder pour nous auprès de sa Grandeur qui est à Rio jusqu’au 26 juillet. J’ai demandé seulement la faveur de ne point louer la maison à d’autres personnes, sans avoir de votre part un oui, ou un non. Il est pressant, ma Bonne mère, parce que grand nombre de prétendants se présentent, mais on m’assure que si votre réponse est favorable, on nous donnera la préférence. Je vous dis toute chose bien simplement, mais je ne prétends pas vous presser, ni vous engager. Nous prions seulement le bon Dieu de vous éclairer. Ces fondations de collège sont
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toujours un peu chanceuses. Témoin, notre bonne Sr M. David. J’ose vous prier de ne pas envoyer des sœurs trop âgées pour commencer cette maison. À cause de la langue, qu’elles ne peuvent apprendre ni même comprendre, elles ne peuvent diriger elles-mêmes leur maison. Forcément, à Nazareth, c’est ma sœur Ste Barbe, qui voit les parents, fait et traite les affaires, les prix etc., en un mot, est au courant de tout. La Sup. est complètement effacée, cela ne vaut rien ni pour les unes, ni pour les autres, ni pour le public qui ne voit pas le fond ici, mais le superficiel, la forme. Cette réflexion que je vous soumets, puisque l’occasion se présente, est vraie. On me disait ces jours-ci que Maccio et Iracaju réussissaient parce que supérieures et professeurs étaient moços [jeunes], c’est-à-dire dans un âge de pouvoir enseigner des enfants. Pour les mêmes causes, que de souffrances à Sto Amaro ! À ce petit hôpital de Feira ! Et à Nazareth ce serait la même chose, si notre digne Sr M. David n’avait point des sœurs qui l’estiment et l’aiment. Les yeux pleins de larmes, elle m’a avoué, 2 ou 3 fois, que ses sœurs n’étaient plus pour elle ce qu’elles étaient en France. Au Brésil, comme ailleurs, le bon Dieu permet qu’on trouve tout ce qu’il faut pour lui prouver qu’on l’aime… Dès que sa grandeur sera de retour à Bahia, ma Mère, nous irons avec notre digne Sr M. David lui rendre visite. En attendant, on me conseille, de l’Archevêché, de lui soumettre que je vous ai donné, au sujet de la maison, tous les renseignements voulus. Je le prierai, très humblement, d’attendre votre réponse. Quelques mots de votre part aussi, aplaniraient quelques difficultés, il me semble, attendu qu’il vous connaît maintenant, et qu’il s’est montré bon et bienveillant pour nous. Si vous jugiez à propos que cette maison se fît, s’il vient des sœurs en août, elles pourraient apporter tout ce qu’il faut pour monter une maison : matelas, traversins, oreillers, couvertures, linge, ustensiles de cuisine, même quelques lits, à pliants en bois, de ceux que nous avons pour les retraites. C’est léger, et tout cela ne payera pas [de frais de douane]. Puisque nous avons la dispense pour un piano, il faudrait en profiter en faveur de la maison de Bahia, car je crains que la source de cette dispense ne soit ensuite tarie ; on me l’a fait sentir et comprendre. Ce piano est indispensable pour gagner quelque argent. Il n’y aura que les 4 murs à la maison, aucun meuble à nous ni pour nous. Ici, comme en France, il y a de grands déballages, on peut 472
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trouver à bon compte tables, chaises, bancs, le nécessaire. Le commode, le confortable ne se trouve jamais au Brésil, ni à nulle part, quand on commence une maison. Il faudrait bien que nos sœurs le comprissent, pour n’avoir pas ensuite des déceptions. Je n’ai plus de papier à lettre fin, ma Bonne Mère, ni enveloppes, non plus. J’ose vous en demander, avec quelques plumes. Merci d’avance. J’aurais besoin d’avoir votre réponse au moins le 16 ou le 20 août. En passant, j’ajoute que les demandes pour la maison de Bahia ne vous manqueront pas. Sr Ste Marcelline y compte. Sr M. Antoinette ne rêve que cela. S. M. Célinie idem. Sr St Ildebert va vous faire sa demande. Je pars, à l’instant, pour Cachoeira, ma Vénérée Mère. Dans la huitaine je vous écrirai pour vous éclairer sur toutes choses. Vous ai-je dit qu’on craint un commencement de congestion cérébrale pour ma Sr St Ephrem ? Elle n’est point couchée, mais souffre constamment de la tête. J’irai la voir. Je comprends bien, ma Bonne Révérende Mère, que vous ne pouvez imposer l’exil, mais nous aurions bien besoin que l’âge moyen fournisse un peu129. Nos bonnes anciennes vont nous manquer toutes à la fois, je le crains bien : Sr St Ephrem ; Sr M. David a énormément perdu ; elle se rapetisse, se replie sur elle-même, vous ne la reconnaîtriez pas. Sr Anna-Maria est toute courbée d’un côté, elle paraît bien vieille. Sr M. Philomène idem. Votre très humble et pauvre Marguerite n’a plus que 7 dents qui lui refusent même leur service. C’est le commencement de notre destruction, qui nous fait rêver au ciel. Aurez-vous le temps de me lire ? C’est vraiment trop long ; à si grande distance, je crains toujours de vous laisser dans le vague. Plusieurs fois, vous m’avez témoigné votre satisfaction d’avoir des détails sur tout ce qui concerne vos chères filles du Brésil. À nouveau, je me recommande à vos saintes prières et m’incline sous votre maternelle bénédiction. Mes respects bien affectueux à notre digne Sœur Assistante, mon souvenir à la Communauté. Je vous embrasse avec tout mon cœur de fille soumise et bien respectueuse. Votre Sr M. Marguerite130 Que des religieuses d’âge moyen acceptent de gagner le Brésil. S. Marie-Marguerite Aubert, arrivée en octobre 1903.
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Pas un fil n’est à la douane, toutes les commissions ont été fidèlement remises à leur adresse. J’ai fait réunir dans une seule caisse celles de Aracaju. J’ai prévenu par écrit ma Sr St Théophane de les faire prendre par une personne sûre, à l’hôpital de Bahia où elles sont déposées en attendant un bateau. Il y en a plus rarement que pour Maceio ! J’ai fait partir par la poste les quelques lettres qui me paraissaient plus pressantes, les vôtres. C’eût été trop coûteux pour les envoyer toutes, il y en avait au moins 20. 11 octobre 1905 Ma très digne et bien aimée Mère, C’est de la salle de communauté de Bahia que je vous écris, et le premier désir de vos filles est de solliciter votre bénédiction pour cette maison naissante. Sa position au point de vue hygiénique est exceptionnelle. Vue du port, la ville de Bahia découpe deux grands festons dans la mer, et c’est à l’extrémité de l’un d’eux que nous nous disposons à travailler à la gloire de Dieu. Loin de nous la chaleur accablante de ce qu’on appelle la ville basse, loin de nous les émanations mauvaises de l’agglomération de tant de nègres : la mer, avec sa brise rafraîchissante baigne deux côtés de la maison, le troisième donne sur un petit jardin, et le quatrième sur la rue qu’agrémente le passage d’un tram électrique toutes les cinq minutes : ce tram, tout à fait européen, s’arrête devant notre porte : c’est charmant. Je voudrais qu’un jour il nous amenât de nombreux enfants et il me semble que nous ne serons pas déçues dans cet espoir. Dimanche dernier, notre chapelle était pleine de personnes très comme il faut, et la jeunesse ne manquait pas : fillettes et garçons nous ont inondées de sourires. Chers enfants, nous les aimerons bien et nous leur ferons aimer le bon Dieu. Que je suis contente, ma bonne Mère, d’avoir été appelée à une mission aussi intéressante ! qu’ai-je fait pour mériter cet honneur ? Si je pouvais venir passer une heure en communauté, je dirais à nos sœurs qui hésitent encore à prendre une décision énergique : « Ne craignez pas, le bon Dieu arrange tout en faveur de ses missionnaires. Il donne largement sa grâce et l’on est content. Est-ce la chaleur que vous redoutez ? Je ne prétends pas vous dire qu’il fait froid, cependant nous sommes en plein été, et je vous assure que la 474
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température est bien supportable, surtout dans notre maison ». Quant au choix qui a été fait, relativement à l’emplacement, il y a là une délicatesse excessive de la Providence, nous ne serons pas ingrates et en jouissant du bienfait, nous nous élèverons jusqu’au Bienfaiteur. Oui, ma bonne Mère, j’ai besoin de vous dire que nous serons reconnaissantes ; notre voyage a été si agréable. Depuis Dakar la mer n’a été qu’un lac, bien souvent nous oubliions le vaisseau, et en causant de vous, nous nous figurions être dans notre chambre. Le commandant, les capitaines, les mécaniciens ont été charmants et pleins de respect. Je souhaite à nos sœurs de voyager sur Le Chili, elles seront très bien à tous les points de vue : l’équipage est religieux. À Bahia, lorsqu’on a vu la barque du gouverneur, ces messieurs nous ont dit : « C’est beaucoup d’honneur que l’on vous fait, mesdames, mais vous le méritez » ; nous avons encore des amis. Je me proposais d’écrire à ma Sr M. Agnès, mais le bateau du 16 part plus tôt que je ne le pensais. J’aurais voulu lui parler un peu de la maison et de la douane, cette dernière question m’avait tant amusée dans sa chambre. J’ai donc fait connaissance avec cette fameuse douane, et à mon avis la chose est plus fatigante que difficile. Il m’est arrivé une affaire assez étonnante : quand l’inspection de ces messieurs a été finie, il s’agissait de signer une grande feuille renfermant je ne sais quoi. Ils ont voulu que ce soit moi qui signe cette feuille et j’ai dû écrire mon propre nom sur leur registre : je craignais un moment de signer ma condamnation à mort. Ma bonne Mère, je vous écrirai longuement dans quelques jours ainsi qu’à ma Sr M. Agnès. Je vous offre mes vœux de nouvel an et je les offre aussi à toute la communauté. Je prie beaucoup pour vous, ma bien aimée Mère, et je prie aussi afin que de nombreuses missionnaires viennent bientôt nous rejoindre. Je me rappelle au bon souvenir de ma Sr Assistante, de ma Sr Ste Hélène, de ma sœur Économe et de ma sœur M. du Calvaire. À vous, ma bonne et digne Mère, le meilleur de mon cœur. Une de vos missionnaires Sr. St. Sylvain131
131 S. St-Sylvain Pontal (1882-1943), une Ardéchoise (Aubenas), est arrivée en octobre 1905.
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14 octobre 1905 Ma Bonne Révérende Mère, Encore à Bahia ! Et souvent à Bahia ! mais jamais pour mon plaisir et ma propre satisfaction, je puis vous en donner l’assurance, ma Toute Bonne Mère !… Craignant que la lettre, qui devait nous annoncer l’arrivée de nos sœurs, si impatiemment attendues de toutes parts, ne se fût égarée, j’ai cru prudent, dans cette incertitude, d’aller à bord de L’Amazone. Je n’y ai trouvé que 4 religieuses de St-Joseph de Chambéry, qui allaient à Rio-de-Janeiro. Nous avons causé pendant quelques minutes de notre pauvre France et, après avoir salué M. le Commandant, qui est toujours pour nous d’une bonté sans égale, je me suis retirée. Mon voyage n’a été ni inutile, ni coûteux. Les sœurs de Charité m’ont invitée à prendre place dans leur petite barque ; car elles allaient également à bord pour diverses commissions. J’ai profité de l’occasion pour acheter du fromage de gruyère et du Roquefort, qui se vend ici 7 à 8 F. le kilo. Et à bord, on a la bonté de nous le passer comme en France ; il suffit de quelques précautions à prendre à cause des douaniers. Mieux que cela, pour cette fois, M. le Commandant a donné l’ordre au commissaire de nous faire cadeau de notre petite commande de 2 kilos. Je ne sais pourquoi, mais ces petites amabilités et bontés sont plus vivement senties en pays étrangers que dans la Patrie. Il me le semble du moins… Et en second lieu, ma Vénérée Mère, je devais aller à Bahia pour prévenir Monseigneur au sujet de notre retard à prendre possession de son ancien petit Palais. Il veut bien n’accepter la location de la maison qu’à partir du 1er novembre ; c’est toujours 50 mil reis de gagnés, puisque nous pensions en prendre possession le 15 octobre. J’ai profité de l’occasion, ma bonne Mère, pour présenter à sa grandeur un petit contrat, ou convenu, au sujet de cette maison. Un changement, une mort, peuvent quelquefois susciter bien des ennuis. Il vaut mieux traiter les choses à fond. Chaque nationalité a son côté faible, mais je constate qu’il y a, dans ce cher Brésil, que j’aime déjà, une grande inconstance, peu de sérieux. C’est pourquoi, c’est une nécessité de ne rien faire à la légère. Je vous envoie donc, ma Vénérée Mère, le double de ce petit contrat que vous voudrez bien modifier à votre gré. Il n’est nullement signé 476
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de part ni d’autre, mais il a été aimablement accepté par sa Grandeur, qui le signera avec la Supérieure de cette maison da Penha, ou avec notre sœur Visitatrice, si dans votre bonté vous avez jugé bon et utile de nous en envoyer une. Assurément, elle sera en route avec une nombreuse caravane de nos sœurs, quand ces lignes vous parviendront. Cette douce pensée me réjouit et me donne force et courage pour continuer, en attendant mieux que ma pauvre et misérable personne, pour exercer les fonctions extérieures dont vous m’avez chargée depuis la mort de notre digne sœur St-Félix. Ce n’est pas, ma Bonne Mère, que je me refuse à ce pénible travail, bien adouci quand une sœur aînée, envoyée par vous, parmi nous, en prendra toute la responsabilité. Je vous le répète, ma Vénérée Mère, Dieu seul, sa Volonté, la Vôtre, sont les mobiles de tous mes désirs et de mes vœux. Je me recommande à nouveau à vos saintes prières et à celles de la communauté afin que je comprenne de plus en plus ce que je n’avais pas bien saisi, jusqu’ici, sous ce rapport. Nous n’avons pas reçu encore les lettres qu’à dû nous apporter L’Amazone. J’espère bien qu’il y en aura une de Vous, ma Tendre Mère. Oh oui, j’y compte. Nous ne pouvons les recevoir avant le 17 octobre. Je vous répondrai de suite. Toutes nos sœurs des autres maisons n’allaient pas mal, ces jours-ci encore ! Mais toutes attendent impatiemment nos sœurs… Malgré le grand mécontentement de mon Administration, si rigoureuse, quand je m’absente, je partirai 6 jours avant l’arrivée de nos sœurs à Bahia, afin de préparer l’urgent, l’indispensable pour les loger dans notre nouvelle maison. J’achèterai une table, 12 chaises, un meuble ou armoire, un peu de vaisselle. Nous avons 10 lits en fer chez les Ursulines. Je les ferai transporter et ferai faire des matelas en varech, à bon marché ; car ceux qui nous arriveront avec nos sœurs resteront 4 à 5 jours au moins à la douane. L’économe des sœurs de l’hôpital m’accompagnera, afin d’acheter en quelque liquidation les objets dont je vous parle. Elle a l’habitude de ces achats, cette bonne sœur. Étant Brésilienne, les marchés seront plus faciles ; nous aurons à meilleur compte. La bonne Mère Supérieure de l’hôpital a mis à ma disposition, pour nettoyer et laver la maison, tout son monde d’employées. Une de ses sœurs viendra m’aider. Nos sœurs des classes ne le peuvent pas. J’ai à vous annoncer, avec la plus grande peine, que ma sœur
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Ste-Marceline est toujours à peu près dans le même état ; ne pouvant faire un seul pas sans sa béquille d’un côté, et un bâton de l’autre. Je crains bien qu’elle ne nous reste infirme ! fiat ! c’est dommage, bien fâcheux ! car elle serait de ressource ! Nos autres chères sœurs vont bien ; celles du collège aussi. Quant à la postulante converse, dont je vous ai parlé plusieurs fois, j’ai pensé que vous m’approuveriez de la recevoir en cette qualité, parce que d’autres, plus médiocres, pourraient la suivre132. Cela diminuerait notre prestige auprès des sœurs de Charité et auprès des familles de leurs nombreuses pensionnaires qui sont dans le même local que les orphelines ; elles se connaissent. Plusieurs de ces pensionnaires sont des diverses localités où nous avons de nos sœurs ; les petites sœurs de ces même pensionnaires vont chez nous ; cela n’aurait pas fait une bonne impression, et même aurait pu nous nuire. Il nous manquait une servante pour nos infirmeries des femmes. Sans donner aucune explication à l’Administration, je l’ai prise comme aide (la Postulante). Elle va gagner pour s’acheter un petit trousseau ; nous examinerons sa vocation, ses qualités et ses défauts. S’il y a lieu, la communauté l’acceptera. Je ne voulais pas laisser échapper l’occasion de recueillir ce sujet, qui me paraît très bon, à en juger depuis 15 jours seulement. Je vous en parlerai longuement au plus tôt. [formule] Sœur Marie-Marguerite Nazareth, 3 novembre 1905133 Ma Bonne Révérende Mère, Le beau jour de la Toussaint, je lisais, avec respect, reconnaissance et amour, vos bonnes lignes du 11 octobre. Il me tardait, vraiment, de recevoir de vos chères nouvelles et de celles de nos sœurs, depuis si longtemps promises, et impatiemment attendues… Ce sera 132 On croit comprendre que la postulante, issue de l’orphelinat, n’a pas été admise comme sœur de chœur (les enseignantes et les hospitalières) mais comme converse (les domestiques), principalement pour des raisons sociales. 133 Il est question, dans cette lettre, de fonder un collège à Bahia même.
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donc, le 9 décembre prochain, que j’aurai l’inexprimable bonheur de les voir à bord, de les embrasser, et de les introduire (si je puis m’exprimer de la sorte) sur la terre d’Amérique, pour la première fois, afin d’y partager nos labeurs, si encourageants, de sœurs missionnaires. […] Les commencements seront durs, bien durs ; car voici les vacances. Et jusqu’à Pâques même, on ne peut trop compter, au Brésil, sur une bonne rentrée d’élèves. […] Où prendre les ressources ? Si nous avions une sœur professeur de piano, et le piano avec, bien entendu, tout de suite nous pourrions gagner notre vie. Le piano, à deux leçons d’une demie heure l’une, se paye, à Bahia, 20 mil reis, qui égalent 35 F par mois. Déjà sa Grandeur, Monseigneur notre Évêque, a eu des demandes pour le piano et le dessin et les langues étrangères, français, anglais, allemand, etc. C’est la maison qui aurait le plus besoin d’un piano, avec son professeur, pour le moment. J’ai bien de 6 à 700 F. Mais c’est là tout notre avoir qui sera une goutte d’eau pour pourvoir la maison du strict nécessaire, pour la commencer. Nous avons bien dix lits en fer ; mais il nous faut au moins 120 F pour les dix matelas en varech, où nos pauvres chères sœurs seront couchées bien au dur, car il n’y a ni paillasse, si sommiers ici. On est comme sur une pierre, ou à peu près, nos sœurs, tant soit peu âgées, malades, ou infirmes, ne peuvent se faire à ce genre de lits, qui est une vraie discipline pour leur misérable corps. Voilà pourquoi, ma Vénérée Mère, grande est ma déception de ne point recevoir de matelas de Romans. […] s. Marie-Marguerite 15 décembre 1905 Ma Bonne Révérende Mère, Je reviens à vous, avec moins d’appréhension et d’inquiétude que la semaine dernière ! Pour cette fois encore, nous avons obtenu la dispense de la douane pour les 2 pianos, l’harmonium et les 8 caisses contenant les grandes statues. Tout, absolument tout le reste, petites statues, vases sacrés, ornements, etc. ; tout, enfin, avait été retiré, à bord, par une grâce qui tient au miracle, on peut le dire. Dieu est vraiment bien bon pour nous ! Dans bien des circonstances, il nous
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montre clairement qu’il nous voulait au Brésil ! Double motif pour plus de générosité, c’est ce que vos bien aimées filles se proposent de faire pour vous être agréables. Ainsi que je vous l’avais dit, Aracajù avait demandé la dispense de la douane, par l’intervention du Sénateur Olympio. À cette heure, la douane de Bahia n’ayant rien reçu encore en notre faveur, M. l’Inspecteur a pris toute responsabilité sur lui. Il a usé de tous les moyens, a fait jouer tous les ressorts auprès de ses adjudants pour que nous puissions bénéficier pour cette fois encore des droits que nous donnait notre liste de l’année dernière. Liste qui n’était plus valable depuis le 30 septembre. Il a prétexté que ce n’était pas notre faute, ce retard du moins ; mais celle des Messageries qui n’avaient pu recevoir nos sœurs. Bref, il a si bien parlé en notre faveur que les chefs de session, d’un commun accord, ont consenti à la dispense pour ce voyage. Nous n’aurons qu’à payer les frais de quai et d’employés qui sont du 10 % sur la valeur des objets à retirer. M. l’Inspecteur a prié notre Despachante ou Expédiente de les évaluer le moins possible. Je vous rendrai compte, ma bonne Mère, de ce que nous aurons à payer, mais ce ne sera pas énorme. Je pense que nos supérieures d’Aracajù et de Maceio ne feront aucune difficulté pour couvrir ces frais, qui sont les leurs. Ne faudrait-il donner que 150 ou 200 F. pour le tout, je ne les ai pas, notre fondation de Bahia, qui est une lourde charge, n’ayant aucun moyen de gagner notre misérable vie. Sans piano, ni professeur, il n’y aura rien à faire ici, comme dans tout le Brésil d’ailleurs. Nous n’aurons pas une leçon de Français, sans la musique. On demande aussi la mandoline, elle fait fureur à Bahia. Vous voudrez donc, ma Vénérée Mère, penser à nous, dès que vous le pourrez. Merci d’avance. M. l’Inspecteur de la douane m’a conseillé de faire une nouvelle liste de demandes de dispenses pour l’année 1906. Il se charge de me l’apostiller et de la recommander à son frère qui est le ministre fédéral de la douane de Rio de Janeiro. Peut-on pousser plus loin la bonté, la bienveillance ? Une fois libre de mes plus pressantes occupations, je m’occuperai de cette liste dans la quinzaine, afin que tout soit prêt pour l’arrivée du 4 février, car je crois que nos sœurs s’embarqueront le 19. Pour nous tirer d’affaires, j’ai dû dire que tous ces objets avaient été réparés à neuf. En considérant les statues, tous se découvraient ; quelques-uns faisaient le signe de la croix. Ils étaient ravis, et n’en revenaient pas de ce qu’en France on réparât ainsi les choses à neuf, 480
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ils ne pouvaient y croire. J’ai ajouté avec une certaine assurance que dans ces réparations là on modifiait, on corrigeait les défauts des objets et que, par suite, ils étaient plus beaux que neufs. Toutes ces explications données, en mon mauvais Portuguez, étaient superbes ! Car je ne puis me flatter de le parler bien selon les règles et la prononciation. On me comprend, cela me suffit. J’ai tout de même un peu de fièvre après, ou du moins beaucoup de sueur… quelle terrible chose que la langue ! Et quelle épreuve ! nos sœurs vous donneront, avec encore plus d’esprit et de tact, d’autres détails à ce sujet. Nous sommes bien contentes d’être chez nous, en communauté. Envoyez-nous, vite, maintenant, ma Vénérée Mère, une Provinciale pour prendre la direction des affaires, et la responsabilité du tout. Alors, nous serons heureuses et moi surtout, vous pouvez le croire. La plus belle chambre tapissée lui est réservée, elle est toute prête. Je pars pour Nazareth aujourd’hui 14 décembre. J’y vais seule, pour préparer les voies auprès de l’Administration et de nos sœurs nullement prévenues de mon changement. C’eût été, de mon chef, leur imposer ma sœur St-Calixte, que de l’installer à l’hôpital sans prévenir ces Messieurs. J’ai cru devoir agir ainsi. Ma sœur St-Calixte viendra samedi me rejoindre. J’ai procuré quelques passages gratuits de vapeurs à nos sœurs de l’État de Bahia, afin qu’elles puissent, celles qui en auront besoin, venir se reposer quelques jours ici, vous le leur permettrez bien, ma Bonne Mère ? S. Marie des Martyrs a voulu prendre quelques jours avec elle ma sœur Ste-Rusticule à Cachoeira ; elles viennent de partir. Comme je vais m’absenter 5 à 6 jours, pour mettre ma Sr St-Calixte au courant, je garde ma s. Ste-Rosalie à Bahia, il le faut. S. Laurence est venue de Nazareth tout exprès pour 2 ou 3 semaines pour mettre S. Valérie au courant de la cuisine et des commissions. Il me faut absolument une cuisinière. Notre jeune postulante qui est de Bahia même ne peut sortir pour faire les commissions. Ce serait l’exposer, les sœurs de la Providence, qui l’ont gardée si bien, pendant 15 ans, nous blâmeraient, et avec raison, d’ailleurs elle n’est pas du tout cuisinière. […] Pensez à Santo Amaro, ma Vénérée Mère, pour l’hôpital : 1° Supérieure intelligente. 2° Bonne infirmière des hommes et pharmacienne hors ligne, tout à la fois.
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3° Bonne infirmière pour les femmes. 4° Une lingère. 5° Une cuisinière. Sa Grandeur tient beaucoup à cette fondation ; tous les malades meurent sans sacrements. Quel bien nous pouvons faire ! Je suis sur le vapeur qui va à Nazareth, il va à toute vitesse et la mer est mauvaise ! Pourrez-vous me lire ? Je ne voudrais point manquer le bateau français qui passe le 16 à Bahia. […] Maintenant, encore merci, ma Mère, des bonnes sœurs que vous me donnez ! merci du beau réveil ! votre attention m’a touchée ; merci du papier à lettres, merci de tout, tout. Si, au prochain voyage, vous pouviez, sans ennui, nous envoyer pour Bahia 2 douzaines assiettes plates, bonnes et solides, 2 douzaines assiettes à soupe ; une douzaine de bols, tasses à café au lait et tasses à café ; et 2 douzaines de verres communs, ordinaires. Ces articles-là coûtent 0,75 centime pièce, c’est affreux ! La supérieure de l’hôpital nous les prête, elle n’a pas voulu que j’en achète, c’était trop cher. Cela ne paye pas de douane. Tous les jours je vous écrirai, j’aurai toujours à vous dire. Nous avons bien assez de linge ; 3 ou 4 matelas ne serait pas de trop. Le moins de caisses possibles à la prochaine arrivée et nous tirerons tout à bord, je pense. Pas de caisses, que pour les pianos et la vaisselle. Je vous embrasse avec tout mon cœur de fille soumise et respectueuse. S. Marie-Marguerite 2 avril 1906 Ma Très Révérende et bien aimée Mère, La paroisse de Penha134 vient d’être témoin d’un spectacle que les habitants d’Itapagipes n’y avaient jamais contemplé, nous non plus par conséquent. Grâce aux efforts de notre estimable curé, tous les actes de la semaine sainte ont été célébrés avec une pompe et une piété vraiment touchantes. Rien n’a manqué à la décence et à la solennité de ces belles cérémonies. Et d’abord une excellente retraite com134
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mencée le dimanche des Rameaux s’est clôturée le jeudi saint avec un succès immense. Nous avons eu pendant cette retraite donnée par un saint religieux, deux messes, deux sermons et la bénédiction tous les jours ; grâces précieuses dont nous nous sommes efforcées de profiter, d’autant plus qu’à part le dimanche, nous n’avons jamais de Salut dans la semaine. Les sermons très pratiques du Bon Père, portant principalement sur les devoirs du chrétien, peu pratiqués généralement parce qu’ils sont peu connus, ont réveillé les cœurs endormis, il s’en est suivi de vrais miracles de conversion et une affluence considérable de monde aux saints exercices. Tout a été vraiment très bien. Le dimanche des Rameaux. Après la bénédiction d’usage et la distribution des rameaux, grand messe ; diacre, sous-diacre, passion chantée en musique comme dans nos chères belles églises de France. Le soir, sermon et bénédiction du T.S. Sacrement. Les rameaux consistent ici en immenses feuilles de palmier, dont on ramène toutes les divisions à l’unité, insérant le petit paquet ainsi formé dans des rubans ou des bandelettes de papier frisé de diverses couleurs, ce qui lui donne l’aspect d’un long et gros cierge vert gracieusement orné. Quelques-uns sont surmontés d’un superbe bouquet, tels ceux des prêtres et celui qu’on a offert à notre digne Provinciale, les nôtres étaient simples, mais très jolis. Jeudi saint. Le sanctuaire de l’église avait été transformé par d’habiles ouvriers en sépulcre de Notre Seigneur. Désirant vous en donner quelque idée, j’ai essayé de le brouillonner à la tribune même, j’espérais transcrire cela, mais mes pauvres yeux ne voulaient pas me le permettre. Je me donnerai la honte de vous envoyer ce bout de papier tel que, vous m’excuserez, je l’espère. Le corps du monument reposant sur le maître autel qui servait de sépulcre, et le rocher d’appui n’étant nécessairement autre chose que le sanctuaire richement décoré et lambrissé par lui-même, donnait à l’ensemble autant d’élégance que d’étendue. Le maître autel étant caché, on avait dû nécessairement en improviser un autre sur l’avant du chœur ou sanctuaire. Le monument fait de bois simule le marbre et le porphyre dont les couleurs s’harmonisent parfaitement bien avec les riches décors du sanctuaire. Quatre degrés, galeries ou étages, indiquent chacun, par un écusson différent, les degrés de la passion du Sauveur.
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N° 1 Écusson de la 1ère galerie, et surmontant le maître autel improvisé, représente un touchant Ecce Homo. À gauche et à droite, portes d’entrée. À droite, sujet de la condamnation de Jésus. I.N.R.J. À gauche, les clous, le marteau et les tenailles du crucifiement. Les frises, les portières, les panneaux : tout est rouge clair, or et sépia pour les ombres de contraste, sur un fond heureusement nuancé de gris perle, blanc et or. Les fleurs, les parures des flambeaux, tout est parfaitement assorti de couleurs. Le 2e degré représente le Calvaire. Le 3e degré, la couronne d’épines, la lance et l’éponge. Enfin pour le jour de Pâques, au 4e et suprême degré, s’élèvera sur cet abîme incommensurable d’humiliations et de souffrances, et à la place d’honneur laissée vide le jeudi saint, une splendide statue représentant Notre Seigneur ressuscité, une bannière de triomphe à la main. Mais l’heure n’est pas encore venue. Jeudi saint, toujours : à 4 heures, lavement des pieds, sermon de circonstance, foule considérable. On ne passera pas la nuit devant le Saint Sacrement. Pour nous, l’heure sainte de 11 heures à minuit nous rappelant au pied de l’autel, nous nous y unirons dans une commune et fervente prière, à notre Mère bien aimée, à notre digne Sœur Assistante, à notre chère Sœur M. Agnès, et à toute notre chère Communauté enfin, pour prier avec ferveur, et solliciter les secours et les grâces dont toutes et chacune en particulier, avons un si pressant besoin. Vendredi saint. Quel contraste frappant ! L’Église est en deuil. Le splendide monument d’hier a totalement disparu sous les immenses draperies noires qui dérobent le sanctuaire à nos regards. Seul, le petit autel improvisé émerge, pour permettre au célébrant d’officier. À neuf heures, messe des présanctifiés. Passion, de nouveau chantée en musique ; mais quels accents ! Les larmes coulent malgré soi ; après la messe, Adoration de la Croix. Avec quelle foi simple et vive les pieux fidèles accomplissent cet acte !! Le soir à 4 heures, sermon sur la passion par le Rd Père Louis de France. À l’issue du sermon, l’auditoire vivement impressionné, profondément ému au souvenir des souffrances du divin Sauveur, que rappelle le saint prêtre avec tant d’éloquence et de persuasion, l’auditoire, dis-je, dirige soudain ses regards sur l’autel que l’orateur indi 484
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que d’un geste imposant pour montrer au peuple le divin crucifié, quand, ô surprise !! L’immense draperie noire s’évanouit, et la foule entière se trouve en présence d’un véritable Golgotha. Oui, c’est bien la croix du Calvaire, les pieux disciples qui ont déposé le corps sacré dans le tombeau, Marie notre Mère, Véronique portant le voile sacré, et Marie Madeleine, la pieuse amante de Jésus, tous sont là présents et dans l’attitude de la plus profonde douleur. D’abord c’est dans l’église une agitation facile à comprendre. Instantanément le plus profond silence succède à ce mouvement involontaire et des larmes d’attendrissement s’échappent de tous les yeux. Cependant, le temps presse ; la pieuse foule est tellement saisie qu’elle ne se lasse point de contempler un spectacle si nouveau pour elle. Madeleine. Le tableau vivant est toujours là, Madeleine pleure, Véronique, montrant le voile sacré, fait entendre une lamentation si lugubre et si harmonieuse tout à la fois, le bruit simulé d’un tremblement de terre et le ciel qui s’assombrit rapidement : tout cela rappelle si bien les tristesses de la nature à la mort de notre divin Sauveur, que je croirai presque désormais en avoir été témoin oculaire. Cependant les disciples, jusques là immobiles, s’approchent du tombeau, en retirent le corps du Sauveur qu’ils déposent dans un cercueil bien digne du trésor qu’il va receler ; ils chargent le précieux fardeau sur leurs épaules et on sort de l’église ; nous sortons aussi de la tribune et sans nous mêler à la foule, nous pouvons admirer de nos fenêtres un bien consolant spectacle. Plus de deux mille spectateurs, accourus de toutes parts pour assister aux funérailles de Jésus, sont là dans l’attitude du plus profond respect, du plus parfait recueillement, pas un cri, pas de bruit, pas un sourire : la plupart au contraire ont les yeux rougis par les larmes. Enfin l’important cortège se forme. La croix, la bannière ouvrent la marche ; viennent ensuite les nombreux associés de la Congrégation du T.S. Sacrement, en longue cape rouge, et un immense cierge à la main ; les saintes femmes, portant des vases de parfums ; les prêtres ; le cercueil porté par les disciples que nous avons déjà vus au Calvaire, et qui ne sont autres que de jeunes prêtres déguisés en lévites, c’està-dire revêtus du bandeau et de la tunique de lin ; ils s’alternent avec les associés du St Sacrement. Le char funèbre est entouré d’officiers à l’épée nue.
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Derrière le cercueil, vient Marie, N.D. des sept douleurs en longs vêtements de deuil, dans l’attitude de la Reine des Martyrs et montrant au peuple l’Ecce Homo qu’elle tient entre ses mains. J’oublie de mentionner que Marie est séparée du cercueil par la garde municipale. Autour de la Sainte Vierge formaient la garde d’honneur, les officiers de police du détachement de Penha également l’épée au clair, divers officiers de la garde nationale et représentants des hautes classes sociales. Venait ensuite la studieuse philharmonique nationale, en splendide costume noir tout étincelant d’or, et dont chaque membre portait un long crêpe noir au bras, chaque instrument de musique était également orné de noir, ainsi que la grosse caisse et le tambour, qui en sont entièrement enveloppés. La foule suit. La musique prélude par de douloureux accords. La procession se met lentement en marche pour parcourir les diverses rues ; elle ne sera de retour que dans trois heures ; à ce moment-là aura lieu le sermon des larmes, c’est-à-dire sur les douleurs de Marie. Jugez à quelle heure ont dû se retirer les pieux fidèles. Samedi saint. Office de 8 h ½ à 11 heures. Tout comme en France, les prêtres ne se sont pas fait grâce d’une seule prophétie. La flore du Brésil avait pu fournir de riches éléments pour orner la colonne supportant le cierge à trois branches ou cierge des trois Maries. Pour permettre au peuple de bien voir, on l’avait placé devant la chaire, du haut de laquelle devait avoir lieu la bénédiction du cierge pascal, placé tout à côté. Les grains d’encens étaient si beaux, si brillants, chacun dans sa nuance, qu’une bonne personne me demanda si c’étaient là des œufs de Pâques. Je donnai l’explication désirée. Grand Messe en musique : splendide Alleluia. Jour de Pâques. Nous pouvons aujourd’hui contempler avec une joie sans mélange de tristesse, et au faîte de son glorieux tombeau, le divin sauveur ressuscité. Le lion de Juda est vainqueur : ses ennemis sont enfin terrassés et couverts de confusion. De ses profondes humiliations, de ses profondes souffrances et de son incomparable sacrifice, il reste à Jésus le souvenir et la gloire immense et immortelle qu’il nous appelle à partager un jour, si le Père céleste trouve en nous quelques traits de ressemblance avec ce divin fils. Avec quel cœur renouvelé, avec quelle sainte allégresse, n’avonsnous pas entendu retentir cette harmonieuse, cette enlevante musi 486
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que, prélude de celle du ciel, ce joyeux et brillant alleluia, avant-goût de celui qu’ensemble nous voulons chanter éternellement, et que nous chanterons avec d’autant plus de bonheur au ciel qu’ici bas la séparation aura été plus douloureuse et l’exil plus amer. Le sermon du Bon Père sur la résurrection n’a pas été moins émouvant, moins consolant que les autres. Le jour de Pâques s’est enfin terminé par la bénédiction du T.S. Sacrement. Ainsi que les pieux habitants de Penha, nous garderons précieusement dans nos cœurs le souvenir des saintes impressions reçues pendant cette semaine de grâces. On ne pourra probablement pas de longtemps déployer ici une telle pompe, car les dépenses que l’on a faites sont considérables et l’Église est très pauvre. Aucune dévote, aucun sacristain ne s’est occupé du reposoir et des décorations. Tout cela était entre les mains d’un directeur habile qui s’en est tiré avec honneur. Aussi n’y a-t-il eu absolument là rien de commun, rien de théâtral et comme je le disais en commençant : rien n’a manqué à la décence et à la splendeur de ces saintes cérémonies. L’église a été comble toute la semaine ; on y venait avant même que les portes fussent ouvertes pour avoir des places et plusieurs personnes, sauf le temps des repas, y passaient la journée entière, malgré une température, là, de 40 degrés, thermomètre à la main, alors que dans les appartements nous en avions à peine 23. Que Dieu y trouve sa gloire ; les habitants de Penha et nous, notre salut !!! Là se bornent tous nos désirs. J’ose vous prier, ma Très Révérende et bonne Mère, d’offrir mon religieux et affectueux respect à notre digne Sœur Assistante, à ma bien chère Sr Marie Agnès et ma sœur Ste Hélène ; veuillez également me rappeler au bon souvenir du ministère, des Amis du ministère (à savoir ma tant bonne Sœur M. Loyola) et me recommander aux ferventes prières de notre chère Communauté. Pour vous, bien aimée Mère, veuillez agréer avec l’hommage de mon profond respect, l’assurance de ma plus religieuse affection. Votre bien soumise fille. Sœur Ste Rusticule135
135 S. Ste-Rusticule Aubert (1853-1941), originaire de Vaison (Vaucluse ; ce n’est pas une parente de s. Marie Marguerite Aubert), arrivée au Brésil en octobre 1905.
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Cachoeira (1905-1906) 27 août 1905 Ma bien aimée Révérende Mère, J’attends tous les jours quelques lignes de votre main, et grande est mon impatience de vous lire… Comment est votre santé, ma Mère, au milieu des difficultés qui vous assiègent et de l’incertitude qui vous tourmente sur l’avenir de nous toutes ? Que de fois je supplie le bon Dieu d’être votre soutien et de vous revêtir d’une force et d’un courage à toute épreuve ! Chère et bien aimée Mère, que ne pouvez-vous venir vous réfugier auprès de vos filles du Brésil ! Toutes seraient si heureuses, si fières de vous accueillir et de vous faire oublier, à force d’amour, vos travaux inouïs, vos innombrables souffrances ! Il est vrai que ces souffrances et ces travaux sont tous pour le service de cette Congrégation du T. St. Sacrement qui vous est si chère, il est vrai encore que tant d’épreuves supportées si vaillamment par vous, ô ma Mère, sont pour nous, vos enfants, le plus éloquent des exemples et le plus riche héritage que vous puissiez nous léguer. N’importe, pas une de nous qui ne voulût alléger votre croix en la portant avec vous. Que ne puis-je, toute faible que je suis, la porter à votre place ! Ma mère, je vous annonce que nous avons quitté notre asile pour un mois. Les réparations, les peintures ne pouvaient s’achever. Notre fondateur a dû louer une maison bourgeoise au milieu de la ville, et nous y sommes depuis trois jours. Dès le premier jour j’ai organisé un autel avec des tables et un marchepied. Les beaux rideaux envoyés de la Communauté m’ont servi et me sont très utiles. On dirait un beau reposoir de la Fête-Dieu, notre autel provisoire. Aujourd’hui, notre Père Carme, arrivé hier de Bahia où il était allé recevoir Mgr, nous a dit la Ste Messe et mis la Ste Réserve comme à l’asile. Avec le bon Dieu on peut vivre à Cachoeira comme ailleurs et y faire plus de bien qu’ailleurs. Notre superbe salon transformé en chapelle était comble de monde. Jamais, même à Pâques, la métropole de cette ville n’en avait peut-être vu autant. Un peu par curiosité, un peu la position de la maison, tout avait concouru à nous donner un bon nombre d’infidèles tout à coup devenus fidèles. 488
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Le Père a confessé plus d’une heure avant la messe. Il était heureux et me l’a dit en sortant, en ajoutant dans son allégresse : vous verrez plus tard ! Les Chers Frères136 viennent toujours se confesser et communier chez nous, de sorte que nous sommes un bon noyau de Français dans cette mission, la plus ardue, sans contredit, de toutes celles du Brésil. Et en effet, 40 personnes à la Ste Messe et 5 ou 6 communions, c’est plus merveilleux à Cachoeira que des milliers dans d’autres villes du Brésil. C’est pour cela que nous bénissons le bon Dieu, du peu de bien qui commence à s’opérer par l’intermédiaire de notre asile. Pour ma part, j’en ai l’âme remplie de consolation. Quand nous retournerons à l’orphelinat qui, ainsi que vous le savez, ma Mère, porte le nom d’Asile Filles de Anne, pour Ste Anne, notre vraie chapelle alors sera terminée. On la bénira solennellement et de cette nouvelle fête, je me ferai un devoir de vous entretenir, ma Vénérée Mère. En terminant, laissez-moi vous supplier de songer à notre personnel dans le départ de septembre. Je ne sais plus comment raisonner Ste-P. pour lui faire prendre patience. C’est une lutte de tous les instants avec ces 12 enfants qu’elle ne peut ni commander ni faire travailler. Quant à s. S., c’est indicible. Les chaleurs de l’atmosphère jointes à celles du foyer attisent ses humeurs. Elle a beaucoup changé sous tous les rapports. Plusieurs fois déjà, M. le Directeur, en demandant une sœur de plus, a demandé des remplaçantes pour ces deux sœurs malades ou incapables. Chez une, il y a des deux. Je n’insiste pas pour ne pas vous peiner, ma Mère. De moi, je ne vous dirai rien, mais sans le secours d’En Haut, notre asile n’aurait pu tenir. Le mal et l’insuccès irritent et découragent nos sœurs. Veuillez me croire, ma Mère. Une fois, déjà, j’ai brûlé une lettre de Ste-P. à vous adressée, ma bonne Mère, une autre à sa Maîtresse137. Je vous en fais l’aveu. Mais comme je la savais sous une impression d’agacement et de découragement qui lui faisait voir tout en noir et tout exagérer, j’ai préféré brûler ses deux lettres afin de vous éviter une peine inutile. Quand cette sœur est démontée, elle voit et parle tout à fait de travers. Le jugement lui fait défaut. Elle est excusable ; toutefois, je la Les frères maristes. Maîtresse des novices.
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crois vraiment à bout et incapable de prolonger ce qu’elle appelle son épreuve. Pour sœur S., même avec la santé, c’est désastreux pour une maison de lui laisser faire la cuisine. Heureusement nous ne sommes pas à notre compte – sans cela, nous aurions de la peine à arriver. Ce qu’elle gaspille ou perd est inouï, soit qu’elle aille trop vite, soit par ignorance de l’art culinaire. Je crois devoir entrer dans ces détails intimes, ma Mère, afin que sous tous les rapports l’asile puisse avoir mieux à l’avenir. Mgr de Bahia est rentré chez lui le 15 courant. Je pense me rendre à Bahia le 1er ou le 4 septembre et me joindre à ma s. M.-Marguerite pour aller à l’archevêché. Ainsi que je vous en parlais, ma Mère, dans ma précédente lettre, il est urgent que Mgr soit au courant des intentions de notre fondateur afin qu’il puisse engager ce dernier à céder enfin son asile. Mieux vaut dépendre de l’archevêché que de l’hôpital. Pour ce dernier établissement, les réparations continuent. La Mesa (Commission) s’est réunie et, à l’unanimité, a opté pour les sœurs. Nous aurons l’hôpital, c’est certain. Toutefois, le Provideur, Sénateur, siégeant sans cesse à Bahia et plus occupé de politique que d’hôpital, ne voit pas la nécessité d’appeler ou même de demander les religieuses avant la complète restauration de l’immense immeuble. La superbe chapelle était desservie jadis, ainsi que l’hospice, par les Religieux de St-Jean de Dieu. De là les magnifiques statues de moines dont je ne pouvais reconnaître le costume. Le P. Mariano m’a mise au courant. Le couvent des Carmes, comme la chapelle, datent du xvie siècle. On sent dans ces vieux cloîtres, en les parcourant, un parfum de piété antique qui vous pénètre l’âme, et vous serre en même temps le cœur par le contraste d’autrefois et d’aujourd’hui. Le b. Père m’affirme que la foi endormie se réveillera dans ces peuples si indifférents et si blasés à l’heure actuelle. Puisse cette résurrection s’opérer bientôt ! Permettez-moi, ma vénérée Mère, de vous rappeler encore l’indigence de notre future chapelle, que l’on nous prépare si belle. Un surplis nous serait utile. Quand on nous donne la Ste Communion, on met l’aube, à défaut du reste. J’ai parlé à peu près pour tout, il me semble. Ma s. St-Innocent a eu la bonté de m’envoyer un flacon de poudre Legros, pour l’oppression. Il est fini, et je ne puis en trouver ni 490
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à Bahia, ni même à Rio. Et je redoute tellement ces crises oppressives. Cette poudre les a considérablement améliorées, et tend à les faire disparaître, d’autant plus qu’elles sont récentes. Puis-je vous prier, ma Mère, de vouloir bien m’en envoyer une ou deux boites ? Pardon et merci d’avance de vos bontés à venir. De même, veuillez recevoir de nouveau l’expression de ma vive gratitude pour les marques nombreuses de votre sollicitude des jours passés. Ma mémoire est fidèle pour tout me rappeler et mon cœur, craignant d’avoir paru oublieux parfois, vous redit encore et toujours : Merci, ma Mère. La souvenir de tout revit et revivra éternellement, dans mon âme pour vous bénir, dans mon cœur pour vous demeurer inviolablement attachée. Veuillez à votre tour, ma très Révérende et bien aimée Mère, charger votre bon ange de nous apporter votre maternelle bénédiction à toutes. Sœurs et enfants en sont avides et, ratifiée par Dieu, elle sera pour notre modeste orphelinat un gage de bonheur et de prospérité. Surtout, bénissez et aimez toujours la plus respectueuse mais la plus aimante de vos enfants. Sœur Marie des Martyrs138 5 janvier 1906 Ma Très Révérende et bonne Mère, Il est parti de Bahia le 2 janvier, le chèque de 440 F. qui arrivera, j’espère, à l’époque de votre chère fête. C’est le bouquet que votre modeste asile vous prie d’accepter, regrettant de ne pouvoir plus et mieux. Mais les vœux de mon cœur monteront si ardents, si sincères au cœur de Jésus pour vous, bien aimée Mère, qu’il m’est presque permis d’espérer être exaucée. Je prends une si large part aux soucis, aux angoisses qui torturent votre âme dans les temps malheureux que nous traversons. Je lisais, un de ces jours, que la persécution étant une Béatitude, il y avait lieu de nous réjouir quand le bon Maître permettait qu’on nous traitât comme ses meilleurs amis. C’est dire S. Marie des Martyrs Guirard. Cachoeira enregistrait dès cette époque des progrès du protestantisme, ce qui explique le regard désabusé et même sévère de la religieuse. 138
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qu’il faut bannir tristesse et inquiétudes. Et cependant, il est bien permis de partager, de sentir vivement les maux de ceux qu’on aime, de ceux qui ont fait des sacrifices pour nous mettre à l’abri, alors qu’eux-mêmes demeurent exposés à la tourmente. Voilà, chère et vénérée Mère, pourquoi l’on ne saurait être parfaitement heureux en exil : une Mère bien aimée, une famille religieuse luttent et vivent de privations dans la patrie coupable mais malheureuse. Cette pensée assombrit mon front de même qu’elle brise mon cœur. Que le Sauveur Jésus daigne regarder en pitié notre chère France, qu’Il abrège l’épreuve et vous donne, ô ma Mère, toujours plus la force, la vaillance nécessaires pour tenir pied devant l’ennemi. Je lui demande également de vous donner la joie de placer toutes vos filles, si la tempête doit sévir encore, et la joie bien plus grande encore de les revoir toutes, pas une ne manquant à l’appel. Notre maison de Cachoeira, si confortable pour le matériel, est toujours déplorable pour le spirituel. Le P. Carme est notre plus grande croix, car c’est son odieux caractère et ses susceptibilités outrées qui le portent à nous priver de messes et de communions. Heureusement Mgr le connaît et ne compte plus sur lui, si jamais il y a compté. Nous n’avons pas eu de messe le jour de Noël. Aussi avais-je le cœur gros, inutile de le dire !… Enfin, Mgr nous ayant promis le mois dernier que le chapelain allait nous être donné ce mois-ci, nous reprenons un peu courage. Mais ce serait à abandonner le poste si cet état de choses devait continuer. On ne peut faire aucun bien sans prêtre, et l’on est exposé à se damner soi-même. J’ai vu ces jours-ci M. le curé de la Feira qui nous a assuré que l’archevêque a écrit à Sergippe pour avoir un bon prêtre. Il est donc très exact qu’il pense à nous et que c’est le défaut de prêtre qui le fait si souvent manquer de parole. Nos sœurs ont l’air de ne pas trop souffrir de la privation de secours spirituels. Tant mieux. Les malles de ma s. Ste-P. sont prêtes pour Sto-Amaro. Cette perspective l’a un peu remontée. J’en suis bien aise. S. Constante serait contente ici, sa santé s’y est remise, mais je crois que s. M.-Marguerite la reprendra, et je n’ai qu’à me soumettre. Au reste, je ne sais s’il me sera donné de tenir plus longtemps à Cachoeira. Le bon Dieu a voulu me donner la douce consolation de lui faire élever un tabernacle de plus sur cette terre hospitalière du Brésil, dans cette ville si corrompue, si ignorante et si indifférente 492
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de Cachoeira. Lui seul sait ce que j’y ai enduré au physique et au moral. Il sait aussi, hélas !, mes faiblesses. Puissais-je les avoir expiées ! Si nous avions eu un aumônier au début, j’eusse été trop heureuse. Il ne le fallait pas. Il y sera quand je n’y serai plus, afin que je ne puisse avoir nulle satisfaction humaine. J’en bénis Dieu. Et puisque la provinciale attendue doit nous arriver au prochain voyage, elle verra, entendra et pourra plus facilement vous exposer les faits, ma Mère. Je pourrais toujours être professeur de français. Or, Bahia étant destiné à devenir Maison-Mère, une petite place pourra bien s’y trouver pour moi. La vie familiale me remettra mieux que les soins dont je ne puis profiter. Vous savez bien que je ne me trouvais jamais aussi bien que dans cette chère Communauté où je retrouvais toutes les santés du corps et de l’âme. Je serais bien abandonnée entre les mains de Celui qui dispose à son gré de la santé et de la maladie. Mais ici, nous sommes dépendantes. M. le fondateur qui est aux petits soins pour me redonner des forces, a consulté plusieurs fois le docteur pour moi. Celui-ci insiste pour un changement d’air, affirmant que ce sont les brusques transitions de chaleur et d’humidité qui affaiblissent excessivement mon système nerveux. À Cachoeira plus qu’ailleurs, cette température est redoutable, bien qu’il n’y ait jamais d’épidémie. C’est à n’y rien comprendre. À Bahia, c’est plus doux et plus fortifiant à cause de la mer. Fiat pour tout, ma Mère. D’ailleurs, vous m’aimez mieux inférieure. Jamais, dans le courant de cette douloureuse année, je n’eus de vous, ma bonne Mère, le plus léger souvenir. Avant tout je suis votre enfant, toujours soumise et aimante. Un peu d’affection de ma Mère m’est plus réconfortante que tout le Bordeaux que m’envoie M. Hello139. L’hôpital est réparé mais on se bat pour les élections. Le Providor veut être réélu sénateur. De là le conflit. Nous saurons bientôt le résultat. [formule] sœur Marie des Martyrs
Le fondateur de l’hôpital.
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La fondation de Cachoeira, le 9 février 1905, racontée en 1927 Nous arrivâmes à Cachoeira le 9 février 1905. Nous avions quitté Sto Amaro le 2, et nous passâmes 7 jours à Bahia chez les sœurs du Bon Pasteur pour attendre un groupe de sœurs arrivant de France. De ce groupe était s. Ste-P. laquelle me fut donnée à Cachoeira comme maîtresse de couture chez les orphelines ; et s. S., italienne, pour la cuisine. S. St-Innocent venue de France en qualité de Visitatrice vint présider l’installation à laquelle assistaient s. St-Ephrem et quelques autres sœurs venues de Feira. J’étais au Brésil depuis le 1er mai 1904, ayant quitté la France vers la mi-avril pour prendre à Bordeaux La Cordillère, dont le Commandant Richard, breton, excellent chrétien, se montra pour nous un père attentionné pendant une assez bonne traversée. Nous étions 12 religieuses voguant vers l’hospitalier Brésil. Notre regrettée s. St-Félix nous attendait au débarcadère, et nous dissémina dans les postes les plus nécessiteux. Ce devaient être les dernières recrues qu’elle devait avoir la consolation d’accompagner dans son œuvre naissante. Je fus désignée pour Sto-Amaro, en attendant d’accepter l’orphelinat de Cachoeira, dès que les secours religieux seraient assurés. Ils le furent quelques mois après notre arrivée, on le crut, du moins, et nous y voilà au début de 1905. Mais les R.P. Carmes qui avaient promis leur concours, le R.P. Visiteur qui devait en personne diriger la colonie attendue, ne pouvait quitter immédiatement Pernambouc où il se trouvait. Notre arrivée à Cachoeira fut donc prématurée, ce fut l’avis de notre archevêque qui souffrit de nous savoir sevrées de secours religieux au début de notre mission. Toutefois, puisque nous y étions, il s’agissait de se maintenir dans la place et de prendre patience. C’est ce que nous fîmes. D’ailleurs, le Bon Maître qui avait tout permis, ne nous laissa pas longtemps orphelines. Il vint à nous plus tôt que nous ne l’aurions espéré. M. Hello, l’excellent fondateur de l’asile, et qui devait pourvoir à tous nos besoins jusqu’à nouvel ordre, fut pour nous une providence sous tous les rapports. Pour le matériel, c’était l’abondance, et nous aurions même eu le superflu si j’avais adhéré à ses désirs. Il est vrai que, en comparaison des repas pantagruéliques des deux directrices que nous remplacions, les nôtres lui paraissaient tellement sobres que 494
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malgré mes réclamations, ce bon M. Hello expédiait chaque semaine le double de ce que nous pouvions consommer, nos orphelines et nous. Aussi me fut-il possible de faire passer, plus d’une fois, sucre, café et même fromage à notre bonne s. St-Ephrem, dans les rares visites que je me plaisais à lui faire. À son tour, elle fut toujours très bonne pour notre maisonnée, et nos rapports, pendant mes 15 ans de séjour à l’asile, ne subirent jamais la moindre altération. Tranquilles du côté matériel, il fallut pourtant songer au spirituel, et je m’agitai jusqu’à complète réussite. N’ayant pas la sainte réserve, je demandai une clé pour aller faire notre adoration dans une chapelle voisine de notre maison, et dédiée à Notre-Dame du Mont, où se trouvait momentanément le St Sacrement, la paroisse étant en réparation et, d’ailleurs, trop éloignée de l’asile. Cependant, ces promenades ne pouvaient durer parce que, n’étant que trois sœurs, si deux sortaient une seule ne pouvait répondre aux visiteurs et surveiller les orphelines ; d’un autre côté, une de nous seule dans les rues avait mauvaise grâce, d’autant plus que l’on n’y avait jamais vu de religieuse. C’était à tel point que M. Hello craignait quelque inconvénient à voir la sœur converse circuler seule pour les commissions. Je le rassurai, et j’eus raison, car jamais il n’a été manqué de respect à aucune de nous. J’ajoute même, pour n’y plus revenir, que toujours nous avons été entourées de sympathie, d’affection, voire même de vénération, et souvent on nous a donné le nom de sainte, pour le moindre acte de charité ou de bonté vis à vis de nos orphelines ou des familles quelconques. Toutefois, vu les inconvénients de ces sorties répétées, je priai notre archevêque de nous autoriser à avoir la Ste Réserve. Sa réponse fut affirmative, et je note en passant qu’il fut sans arrêt un de nos meilleurs amis et un Père dans toute l’acception du mot. Forte de l’appui du chef du diocèse, je demandai à M. Hello la confection d’un autel qui fût placé à une des extrémités de notre beau grand salon, car bien qu’il y eût un petit oratoire contenant niche et statues, il était impossible d’y introduire autre chose qu’une table, et les objets déjà nommés. Comme cet oratoire était attenant au salon, on y déposait la Ste Réserve après le sacrifice, et c’est là que nous faisions notre adoration et nos orphelines leurs prières, jusqu’au jour où il nous fut permis de faire élever une vraie chapelle pour y recevoir avec honneur l’Hôte divin. Primitivement, une simple cloison restreignit le
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salon, et les dimanches et jours de fête on pouvait retirer l’obstacle pour permettre à un grand nombre de personnes de venir entendre la messe, ce qui fut regardé comme une vraie bénédiction par une multitude de gens qui n’y allait jamais auparavant. Arrivées à Cachoeira le 7 février, nous avions la joie, dans la première quinzaine de mars, de loger Notre Seigneur sous notre toit, et d’avoir ainsi notre première messe. Pour cette douce cérémonie, notre chère s. St-Ephrem fut prévenue, ainsi que M. le chanoine Moysès, curé de Feira. Tous arrivèrent au jour fixé, apportant ce qui nous manquait, ornements, missel et le reste. L’asile contenait alors 3 sœurs, 10 orphelines, en tout 13. C’était peu… Mais la bonne s. St-Innocent me prédit en partant que le grain de sénevé deviendrait un grand arbre. Elle eut raison. Beaucoup de bien s’était accompli pendant mon séjour, grâce au secours d’En Haut et de la population. Il se continue de plus en plus, pour la gloire de Dieu et l’extension de notre congrégation. Texte paginé 93-96, extrait d’un registre manuscrit ; en marge : « 2 janvier 1927, s. St-Innocent et moi » Brasileiro (1904-1908) Contrat passé entre les frères Vandesmet et la congrégation du TrèsSaint-Sacrement, 25 novembre 1904 Tenue du contrat passé entre Messieurs Félix et Gustave Vandesmet, et sœur St-Innocent Conseillère agissant au nom de la Congrégation des Religieuses du Très St Sacrement pour la fondation d’une maison d’éducation et de travail à l’Usine Brasileiro. Messieurs Félix et Gustave Vandesmet s’engagent : 1° à fournir les locaux appropriés pour les salles de travail et d’études, une maison attenante pour habitation des sœurs, maison pourvue d’un Oratoire, le tout entouré d’un terrain à usage de jardin légumier et fleuriste. 2° à fournir le bois combustible pour usages domestiques. 3° à payer une rémunération de quatre cents francs (400 F) par chaque sœur attachée à l’établissement, chiffre marqué par la sœur St-Innocent, Conseillère. 496
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4° à pourvoir aux frais de déplacement des sœurs entre Brasileiro et Maceio quand les circonstances les y appelleraient. En foi de quoi ont signé les deux parties contractantes : Messieurs Félix et Gustave Vandesmet et sœur St-Innocent. Maceio 25 novembre 1904 [En annexe, le plan des locaux mis à disposition des religieuses]
Lettre de Félix Vandesmet à la supérieure générale, 14 juillet 1905 Madame et chère Mère, Nous venons de recevoir votre lettre du 16 juin et vous remercions des termes si bienveillants que vous employez à notre égard. Vos deux sœurs sont déjà installées chez nous et nous espérons que tout marchera à leur entière satisfaction ainsi qu’à la nôtre. Les enfants ont été très sensibles au cadeau que vous leur avez fait remettre par sœur Marie Ferdinand et vous envoient ci-joint leurs remerciements. Toute notre famille se joint à moi pour vous adresser l’assurance de nos meilleurs sentiments et de notre profond respect. Nos meilleurs souvenirs à sœur St-Innocent F. Vandesmet Lettre de s. Marie-Ferdinand140 à la supérieure générale, 5 septembre 1905 Ma bonne et bien chère Révérende Mère, Il m’est bien doux de répondre au désir que vous me témoignez dans votre dernière lettre. Vous écrire souvent est pour moi non seulement un plaisir mais un besoin. Étant si isolée, ne faut-il pas que je me tienne bien près de ma Mère pour ne rien perdre de son esprit, de ses sentiments ; pour me rappeler mes obligations, mes promesses. J’ai donc pris la résolution de vous écrire tous les quinze jours, à moins que vous ne trouviez que c’est trop souvent, ma bonne Mère.
140 S. Marie Ferdinand Tailhand (1872-1951), une Ardéchoise, repartie en 1910 en France.
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J’ai reçu hier une lette de Saint-Victor141 qui me donne de vos nouvelles. Je suis très heureuse de vous savoir en bonne santé. Mais vous devez être bien fatiguée en ce moment : la retraite, la cérémonie et tant d’autres soucis ont dû vous accabler. Ah ! si vous pouviez venir vous reposer à Brasileiro, le calme dont vous jouiriez vous ferait du bien et votre présence ferait du bien à vos filles. Mais cette distance !!! Ma pensée la franchit bien souvent pour aller visiter ma chère Communauté, mon cher Saint-Victor et ma chère famille, elle ne le fait pas toujours sans émotion car Madame Nature est toujours là avec sa sensibilité, ses affections, mais elle n’est pas seule heureusement, elle est en compagnie d’une précieuse et aimable directrice ; la Grâce. Celle-ci est souveraine Maîtresse et je me garderai bien de lui ôter son rôle. Les deux Dames ne sont pas toujours du même avis mais heureusement dame nature ne peut se tourner du côté de Dieu sans avoir envie de se soumettre et comme Dieu est toujours là elle le trouve devant elle, donc il lui est presque impossible de résister. Savez-vous, ma bonne Mère, ce que la grâce me demande ? De renoncer pour toujours à la France, à tout ce que j’ai quitté. Je l’ai bien fait en venant ici, pourtant on m’avait donné beaucoup d’espoir de revenir même bientôt, et peut-être malgré moi cet espoir était dans mon cœur. Aujourd’hui, ma bonne Mère, je demande à Dieu la faveur de ne plus retrouver ce que j’ai quitté et je désire vivement en faire mon sacrifice complet à N. Seigneur. Vous allez me dire que l’occasion n’est pas encore là, c’est vrai, mais je vous dis ma pensée afin que vous priiez Dieu de donner à ma chère Maman et à tous les miens la force de faire avec moi ce sacrifice et de ne pas y mettre d’entrave. Je me porte presque très bien, s. Donate142 aussi. Notre situation est toujours la même : pas de prêtre, pas de maison. Un dimanche nous n’avons pas eu de messe. Monseigneur avait eu la bonne idée d’emmener le curé d’Attalaia pour l’accompagner dans un petit voyage. Si nous l’avions su le vendredi soir nous aurions demandé à aller à Maceio mais la nouvelle nous est arrivée le samedi soir. Le train du dimanche n’aurait pu nous procurer une messe car à 10 h Le site de la Maison-Mère à Romans. S. Donate Roux (1852-1938), une Drômoise, arrivée en juin 1905, en même temps que s. Marie Ferdinand Tailhand, l’auteur de la lettre. 141
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qui est l’heure de son arrivée à Maceio toutes les messes sont dites. Nous avons dû nous contenter de nous unir en esprit aux messes qui se célébraient et de faire les prières dans notre petite chapelle de Brasileiro. […] Vendredi dernier nous sommes allées à Maceio déposer notre mauvais bagage143 au pied du P. Octave. Ce bon curé nous comprend mais il a de la peine à s’exprimer en français, aussi nous fait-il toujours la même morale. Je remercie le bon Dieu de m’avoir préservée des scrupules144 car je serais bien malheureuse ici. N. Seigneur me fait goûter du contentement tout de même dans les quelques mêmes paroles du P. Octave et surtout dans son absolution qui me donne la paix et la force. Sœur Donate en souffre davantage, je crois, car souvent elle se plaint de ne pouvoir se confesser à un prêtre français. C’est sa plus grande inquiétude et je crois que lorsque le bon Dieu nous aura envoyé un de ses bons ministres capable de nous comprendre et de nous encourager dans le bien, elle sera parfaitement heureuse à Brasileiro. […] Mardi nous sommes allées visiter l’église d’Attalaia. M. Félix145 se rendait à la gare avec son train, il nous a conduites jusqu’au bas du plateau sur lequel est construit le village d’Attalaia. Dix minutes d’ascension nous ont suffi pour nous rendre sur la plateforme. Là, au milieu se trouve l’église ; les maisons forment un rectangle autour de la maison du bon Dieu de laquelle elles sont séparées par une belle pelouse. Notre arrivée a fait sensation. Toutes les fenêtres se sont garnies de curieux et les enfants sont arrivés en troupe pour nous inspecter des pieds à la tête. J’ai voulu en caresser deux mais l’effet a été si différent de ce que je voulais que je n’ai pas recommencé. Les pauvres petites sont allées se cogner entre l’angle de deux murs de façon à y cacher leur tête si elles avaient pu. Et elles n’ont bougé de là que lorsque le sacristain trouvant que l’inspection était suffisante nous a ouvert l’église. La lampe du St Sacrement était éteinte. On l’a vite allumée. M. le Curé est venu nous inviter à visiter son église en
Se confesser. Les « scrupules » (inquiétudes sur leur capacité à bien remplir leur vocation et à faire leur salut) étaient un travers psychologique classique chez les prêtres et religieux(ses). 145 Félix Vandesmet. 143
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règle. Nous avons commencé par adorer le bon Dieu bien caché dans une petite chapelle fermée par une grande porte grillée devant laquelle est tendue à l’intérieur un grand rideau rouge. M. le Curé a eu la bonté de nous ouvrir cette porte et nous avons pu nous approcher davantage de l’autel qui renfermait notre bon Maître. Comme on se sent tout autre près du Tabernacle ! Vous devinez, j’en suis sûre, ce que j’éprouve quand j’ai le bonheur de prier devant lui et quand toute triste de ne pas l’avoir toujours près de moi je suis obligée de m’éloigner. Après avoir adoré Dieu nous avons fait le tour des autres autels. Quelles statues, mon Dieu ! St Benoît a une vraie tête de chinois. Le beau St Antoine est devenu en Amérique un nègre petit et trapu, et le pauvre petit Jésus ! peut-on le faire si laid ! Chaque saint a au bras un raban qui retombe sur l’autel et qui reçoit les baisers des fidèles. En entrant dans la sacristie je me suis demandé si Barbe bleue ne résidait pas dans quelques coins car au portemanteau étaient suspendus des bras et des jambes. M. le Curé voyant mon étonnement nous a expliqué que ces membres étaient des ex-voto offerts par des malades ayant obtenu la guérison d’un bras ou d’une jambe. Deux beaux tableaux représentant l’un, la mort du pécheur, l’autre, la mort du juste, ont excité mon admiration. Je voyais dans le premier un pauvre mourant détourner son visage du prêtre qui l’assistait, à la grande joie de quatre démons qui se disputaient son âme, pendant que l’ange gardien s’en allait en pleurant. Dans un coin était le prince des démons assis tranquillement sur un trône attendant que ses disciples vinssent lui apporter leur proie. Autant cette scène nous faisait éprouver de terreur, autant l’autre nous faisait goûter le calme, la joie que ressent une bonne conscience. Le malade, son crucifix à la main, écoutait avec un visage serein l’exhortation du prêtre dont le regard semblait satisfait. Autour de lui sa famille priait avec résignation et avec foi. Au dessus de sa tête l’ange gardien semblait impatient d’emporter cette âme au pied du trône de Dieu et Satan tournant le dos s’enfuyait tout penaud d’avoir été vaincu. Je suis partie en faisant de salutaires réflexions et en désirant de tout mon cœur que ma mort soit celle du juste. Ma bonne Mère, que je suis babillarde, n’est-ce pas ? J’ai laissé ma plume vous dire mes pensées, mes impressions telles qu’elles se sont présentées. Il me semble qu’une fille qui a une si bonne Mère 500
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doit agir ainsi. Si vous n’êtes pas de mon avis, je me conformerai au vôtre, sinon j’ai l’intention de vous faire un petit journal. J’ai appris que le départ des sœurs n’aura lieu qu’en novembre. Y en aura-t-il pour Brasileiro ? La maison n’étant pas encore prête et le prêtre encore absent, peut-être attendrez-vous encore ? Cependant il serait bon qu’elles aient le temps d’apprendre la langue brésilienne. Elles ne pourraient rien faire sans cela. […] Ma bonne Mère, de notre solitude de Brasileiro, nous nous mettons à vos genoux pour vous demander, avec votre bénédiction, la remise de nos fautes contre la pauvreté146 et le renouvellement de nos petites permissions. Nous vous embrassons avec respect et affection. s. Marie-Ferdinand, s. Donate Une lettre du 23 décembre 1905 informe que les religieuses attendent toujours la venue d’un chapelain ; l’évêque ne souhaite pas s’adresser aux Spiritains et conseille les Oblats de Marie Immaculée. Deux maisons sont en construction, celle des sœurs et celle du chapelain. L’école prévue pourra accueillir les garçons jusqu’à l’âge de 8 ou 9 ans, les filles jusqu’à celui de 14 (avec couture et raccommodage au programme). Le supérieur des Frères maristes de Maceio et le visiteur de la congrégation sont venus passer une journée à Brasileiro ; le visiteur a vécu quinze ans à Aubenas (Ardèche) et a fait la classe aux frères de s. Marie-Ferdinand qui se dit heureuse d’avoir pu s’entretenir avec lui. Déjà s. Marie-Canisius avait eu la surprise en avril 1904 de rencontrer ce voisin de la vallée du Rhône et de l’exil au Brésil (cf. ma présentation, p. 373-374).
Lettre de Félix Vandesmet à la supérieure générale, 10 janvier 1906 Madame et Très révérende Mère Je vous confirme ma lettre du 3 décembre dont ci-joint copie. Depuis cette époque j’ai informé Monseigneur l’Évêque de notre diocèse de la probabilité d’attache d’un Père Rédemptoriste à notre
Les deux religieuses partagent, depuis leur arrivée à Brasileiro et en attendant que soit construite la maison destinée à les accueillir, la table richement fournie des Vandesmet. 146
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fondation de Brasileiro, information qu’il a reçue avec une très grande satisfaction, me priant de participer147 au père qui viendrait à Brasileiro qu’il serait très heureux si d’autres pères Rédemptoristes voulaient venir faire une fondation dans son diocèse pour s’occuper plus spécialement de missions et propagation de la foi chrétienne au milieu de cette population d’ici très respectueuse à l’Église et ses représentants mais plus superstitieuse que vraiment chrétienne. Il fournirait à cette fondation une paroisse lui fournissant largement les moyens d’existence. D’ailleurs si notre désir se réalise et que le Père Rédemptoriste vienne chez nous, il pourra mieux s’entendre avec Monseigneur l’Évêque et en référer ensuite à sa congrégation. Lundi dernier j’ai eu l’avantage de voir toutes vos sœurs et de les trouver en bonne santé. Veuillez agréer, Madame et très révérende Mère, l’assurance de notre profond respect. F. Vandesmet Lettre de Félix Vandesmet à la supérieure générale, 4 mars 1908 Très Révérende Mère Ste Émerentienne Depuis bien longtemps je n’ai eu l’honneur de vous écrire, vous voudrez bien m’en excuser, nos occupations sont si multiples que toujours le temps manque. Vos sœurs vous donnent d’ailleurs régulièrement de leurs nouvelles et comme elles doivent vous le dire, leurs santés sont excellentes. Nous sommes toujours très satisfaits de leur enseignement et de la bonne graine chrétienne qu’elles sèment dans nos populations primitives. Nous [voyons] avec grand intérêt et grande joie le rétablissement progressif de sœur Marie Ferdinand si éprouvée mais à qui Dieu rendra sûrement pleine et entière santé. Mes filles ont repris leurs études sous la direction de sœur Marie Frédéric qui est satisfaite d’elles en tous points. Sœur Ste Denise n’a pu nous donner comme professeur de musique et d’arts d’agrément sœur Marie Gertrude que nous aurions tant désirée pour parfaire l’éducation de mes 4 filles dont les 2 aînées sont rentrées de Lyon depuis novembre dernier ; mais avec le concours de sœur St Paul et sœur Ste Théoduline qui toutes les semaines viennent donner leurs leçons cette lacune se trouve actuellement comblée. Du portugais participar : signaler, faire part.
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Par ce que nous pouvons lire sur les journaux il nous paraît que la persécution religieuse est un peu calmée et nous en sommes bien heureux, espérant que cette situation apaisée se prolongera. Toute ma famille se joint à moi pour vous présenter l’expression de notre profond respect. F. Vandesmet
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Rigault, Georges, Les temps de la “sécularisation” 1904-1914, Études lasalliennes, 1, Rome, Maison généralice FSC, 1991. Sorrel, Christian, « Les Sœurs de Saint-Joseph de Chambéry dans la Russie en guerre et en révolution (1914-1922) », Par monts et par vaux. Migrations et voyages, Montbrison, Festival d’histoire, 2001, p. 497-520. —, La République contre les congrégations. Histoire d’une passion française 1899-1904, Cerf, 2003 Les Temps de la « Sécularisation » 1904-1914. Notes et réflexions, Études lasalliennes, 2, Rome, Maison généralice FSC, 1991. Tronchot, Robert Raymond, Les Temps de la « Sécularisation » 1904-1914. La liquidation, Études lasalliennes, 3, Rome, Maison généralice FSC, 1992. Van Keerberghen, sœur Marie Xavier, Ursulines françaises exilées en Belgique au début du xxe s. sous le combisme, Tournai, exemplaire multigraphié.
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Les auteurs Patrick Cabanel, ancien membre de l’Institut universitaire de France, est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Il y dirige l’équipe Diasporas (CNRS) et la revue du même nom. Ses recherches portent sur l’histoire comparée des religions et sur la construction d’un État et d’une société laïques en France. Il a publié notamment Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900) (Presses universitaires de Rennes, 2003), co-dirigé avec Jean-Dominique Durand Le grand exil des congrégations religieuses françaises 1901-1914 (Cerf, 2005) et dirigé Une France en Méditerranée. Écoles, langue et culture françaises xix e-xx e siècles (Créaphis, 2006). Marie-France Carreel, Religieuse du Sacré-Coeur, docteur en Sciences de l’Éducation de l’Université Lumière Lyon 2, a été professeur de philosophie à l’Institut catholique Saint-Jean de Marseille et au séminaire inter-diocésain d’Avignon. Elle a publié Sophie Barat, Un projet éducatif pour aujourd’hui (Éd. Don Bosco, Collection Sciences de l’Éducation, Paris, 2003 ; traductions en coréen, anglais et espagnol) et contribué au Dictionnaire historique de l’Éducation chrétienne d’expression française (dir. Guy Avanzini) (Éd. Don Bosco, Paris, 2001). Chantal Paisant, agrégée, docteur ès-lettres, est maître de conférences à l’université Michel de Montaigne-Bordeaux 3 (détachée), ancien Doyen de la Faculté d’éducation de l’Institut catholique de Paris, cofondatrice du GRIEM (Groupe de recherches interdisciplinaires sur les écritures missionnaire). Ses publications (articles, éditions, directions d’ouvrages) portent sur les écritures féminines de la Mission. Citons Les années pionnières. 1818-1823 : lettres et journaux des premières missionnaires du Sacré-Cœur aux États-Unis. Philippine Duchesne et ses compagnes, textes rassemblés, établis et présentés par Chantal Paisant (Cerf, 2001) ; Litanie pour une nonne défunte (Cerf, 2003) ; (dir.), La mission en textes et images (Karthala, 2004). Christian Sorrel, spécialiste de l’histoire du catholicisme, est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Lyon-2. Il a publié notamment Les catholiques savoyards. Histoire du diocèse de Chambéry : 1890-1940 (La Fontaine de Siloé, 1995) ; Libéralisme et modernisme, Mgr Lacroix (1855-1922) : enquête sur un suspect (Cerf, 2003) ; La République contre les congrégations, histoire d’une passion française, 1899-1904 (Cerf, 2003).
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Table des matières Présentation générale (Patrick Cabanel)
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Note sur la composition du volume
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Les Pères de Picpus (Chantal Paisant)
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Inquiétudes et dissolution Des prêtres de Picpus en correctionnelle L’expulsion de la maison mère Journal d’un résistant
33 46 58 65
Les congrégations de Frères enseignants (Patrick Cabanel)
71
Sollicitations et redéploiement d’une congrégation (Frères de l’Instruction chrétienne de Ploërmel) Le choix de l’exil chez les frères des écoles chrétiennes Des frères en Amérique Correspondances privées de deux frères exilés en Amérique
73 82 100 115
Deux récits d’exil (Christian Sorrel et Patrick Cabanel)
125
En route vers le Danemark avec la sœur AnneLaurentine de la congrégation de Saint-Joseph de Chambéry (1902) Un roman de l’exil congréganiste au Brésil : Ascension (1910), de Charles de Pomairols
125
Quand résister, c’est faire le choix du départ. La Société du Sacré-Cœur (Chantal Paisant) Lettres circulaires de la supérieure générale, Marie Joséphine Mabel Digby Lettres de supérieures des maisons de France à la Mère Digby La dispersion : tableaux et documents
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Ta b l e d e s m a t i è r e s
Une dispersion mondiale. La Société du Sacré-Cœur (Marie-France Carreel) Malte 1903 Le Caire 1903 Brésil 1904 Bogota 1907 Japon 1907 Conclusion Les Religieuses du Très Saint-Sacrement (Romans) au Brésil (Patrick Cabanel) Traversées et installation au Brésil, 1903 Relations entre les religieuses et l’épiscopat et le clergé brésiliens, 1903-1904 Santo-Amaro 1904-1906 Nazareth 1905 Bahia 1905 Cachoeira 1905-1906 Brasileiro 1904-1908 Bibliographie
243 246 262 291 318 343 364 367 389 419 427 463 469 488 496 505
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