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French Pages [334] Year 2012
Les vies de 12 femmes d’empereur romain Devoirs, intrigues & voluptés
Gérard MINAUD
LES VIES DE 12 FEMMES D’EMPEREUR ROMAIN Devoirs, intrigues & voluptés
L’Harmattan
© L’Harmattan, 2012 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-336-00291-0 EAN : 9782336002910
Les rumeurs ne passent rien sous silence Tacite (Histoires, 1, 13, 2)
Rome avait déjà un peu plus de sept siècles quand elle connut son premier empereur1. De simple petite cité indépendante du Latium, elle s’était lentement transformée en la plus puissante des villes d’Occident, elle était désormais sans rivale, ni en Italie, ni ailleurs. Par la force de ses légions et l’habileté de ses maîtres, Rome repoussait toujours plus loin les limites de son autorité. Ni les climats, ni les distances, ni les peuples n’intimidaient la volonté conquérante des Romains, éduqués dès l’enfance pour dominer. L’Empire romain ne fut jamais aussi grand que lorsqu’il s’étirait de la froide Calédonie2 jusqu’à l’Arabie et à la Perse brûlantes, après s’être agrandi de l’austère Arménie d’un côté et la riche Égypte de l’autre. Il embrassait au passage tous les territoires, fertiles ou non, contenus entre le sable clair des déserts d’Afrique et les eaux troubles des fleuves Rhenus et Danubius3. Quelques soldats de Rome avaient quelquefois franchi ces barrières naturelles mais sans jamais s’y établir, en revanche des marchands voyageaient régulièrement bien au-delà de ces limites. La soif du gain les conduisait en Inde pour se procurer des perles et du poivre, et même chez les mystérieux Sères4 pour acquérir de la soie. Rome s’était muée en centre et ventre du monde. Presque toutes les richesses de son empire y affluaient. Les empereurs successifs essayaient à la fois de maintenir le contrôle de Rome sur ses territoires immenses, mais aussi de préserver ou d’accroître leur propre pouvoir. Ils restèrent rarement confinés à Rome, beaucoup durent parcourir l’empire, tant en temps de guerre qu’en temps de paix. Pendant qu’un empereur voyageait, sa femme, bien souvent, abandonnait le confort de Rome pour l’accompagner dans de longs et parfois périlleux périples. Les femmes d’empereur occupaient des places plus ou moins importantes dans la vie publique de l’empire, au gré de leur mari, des événements et de leurs propres ambitions. Elles n’ont jamais tenu un
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En 27 av. J.-C. La date légendaire de la fondation de Rome remonte au 21 avril 753 av. J.-C. 2 Nom ancien de l’Écosse. 3 Noms anciens du Rhin et du Danube. 4 Nom ancien des Chinois. 9
rôle identique, chacune a eu une influence particulière sur son mari et sur le destin de l’empire. Les unes ont eu une vie trop courte ou n’ont pas eu d’aspiration personnelle pour laisser dans l’histoire l’empreinte de leur séjour au palais impérial. D’autres, au contraire, ont brillé par leur tempérament, leur force et leur intelligence. Dans ce cas, il y a celles qui ont manifesté un sens aigu du devoir, et celles qui ont ignoré la moindre vertu. Les premières œuvrèrent pour le bien public, les secondes, à l’inverse, ne firent qu’intriguer à son détriment pour assouvir leur propre avidité ou leurs plaisirs les plus intimes. Chaque fois qu’un nouvel homme accédait à la dignité impériale, il ajoutait à son nom de simple citoyen les mots Imperator Augustus, Empereur Auguste, comme pour compléter son identité d’un nouveau prénom et d’un nouveau nom que les empereurs se transmettaient. Par cette coutume, l’autorité incarnée dans leur personne se perpétuait. Les femmes d’empereur ne furent pas appelées Imperatrix, en adaptant à leur genre le terme Imperator devenu comme le prénom associé au rang de leur mari. En revanche, la plupart d’entre elles ont reçu le titre d’Augusta, version féminine d’Auguste, le nom relevant de la qualité de leur mari. Par cette habileté et grâce à ce seul mot, les femmes recueillaient la dignité impériale de leur mari, elles portaient leur prestige. Une femme n’était pas reconnue Augusta en même temps que son mari était institué Auguste, mais seulement quand lui-même le décidait ou que le Sénat le proposait : parfois, plusieurs années étaient nécessaires. Avec le temps, être une Augusta ne fut plus le privilège de la seule épouse de l’empereur ; selon sa volonté, d’autres femmes de sa famille, mère, sœur ou fille, pouvaient être drapées de cette qualité. Un problème se posait quand une Augusta survivait à l’Auguste qui lui avait remis ce nom honorifique, devait-elle le conserver ? Quand une Romaine devenait la femme d’un empereur en se mariant avec lui ou à la suite de l’élévation de son mari à la pourpre impériale, son destin était définitivement lié à celui de cet homme et à celui de Rome. L’idée de reconstituer la vie des empereurs romains est très ancienne, très tôt, des historiens grecs et latins ont entrepris de le faire. Il arrive de temps à autre que dans leurs récits apparaissent des 10
femmes qui ont partagé l’existence des maîtres de Rome ; il s’agit d’anecdotes les impliquant, et jamais de portraits détaillés. Ces auteurs, parfois contemporains des femmes d’empereur qu’ils mentionnent, tantôt accordent beaucoup d’honneurs aux unes, et tantôt retranchent toute probité aux autres, comme pour louer à travers elles leur mari ou bien le condamner. C’est probablement dans ce dessein que ces femmes sont toujours montrées sous un jour particulier, préoccupées par des devoirs, des intrigues ou des voluptés. Par chance, ces textes ainsi que des inscriptions sur des monuments publics ont préservé les noms de ces femmes. Leurs visages ne sont pas non plus tombés dans l’oubli, car des bustes et de nombreuses des pièces de monnaie conservent leurs traits pour l’éternité. Avant que toute la gloire de la Rome impériale ne passe à Constantinople érigée en nouvelle Rome, près de quarante-cinq empereurs ont régné en presque trois siècles et demi. Il n’est pas possible de parler de chacune de leurs femmes, toutes ne sont pas suffisamment connues. Pour les plus remarquables d’entre elles, les Romains pouvaient encore s’en faire une représentation très longtemps après leur disparition. Douze femmes d’empereur ont marqué la mémoire de Rome, voici ce l’on sait encore d’elles tandis que l’Italie est en train de tomber sous l’autorité des Barbares1.
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Fin du Ve siècle ap. J.-C.
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LIVIE
La vie de Livie, femme d’Auguste. (Empereur de 27 av. J.-C. à 14 ap. J.-C.)
D’interminables guerres civiles déchirent Rome quand Livie vient au monde1. Depuis huit décennies, des conflits répétés usent la République romaine et ses institutions, leur temps est désormais compté. Tout est devenu instable, nul n’est assuré de son sort, la renommée ne protège plus personne. C’est à ce triste spectacle qu’assiste Livie tout au long de son enfance et de son adolescence. Elle ne voit autour d’elle que ces luttes entre des factions que mènent d’illustres personnages. Parmi eux, Jules César. Leur but n’est pas de protéger Rome d’un péril imminent, mais bien de s’approprier son contrôle. L’homme qui mettra un terme à ce drame est Auguste, le premier empereur romain. Livie sera sa femme. Le premier maître de l’empire avait déjà eu deux femmes avant de se marier avec Livie, d’abord Clodia Pulchra, puis Scribonia. Il n’est pas encore l’empereur Auguste quand il s’unit à Livie, il s’appelle encore Octave2. À cette date, il lui manque huit mois et six jours pour achever sa vingt-cinquième année, et il faut treize jours à Livie pour terminer sa vingtième. Seule la mort parviendra à rompre leur union, cinquante-deux ans, sept mois et deux jours plus tard. Bien que sa rencontre avec Octave bouleverse le destin de Livie, sa naissance l’avait déjà vouée à tenir un rôle dans la société romaine. Quant à lui, il n’est pas un citoyen ordinaire, Octave est à la fois un petit-neveu et le fils adoptif de Jules César. Lorsque Livie et Octave se marient, il y a déjà six ans que Jules César a succombé dans un complot3. Livie était la fille de deux personnages connus appartenant à la noblesse romaine4, Marcus Livius Drusus Claudianus et Aufidia.
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Livie est née le 30 janvier 58 av. J.-C. Octave est né le 23 septembre 63 av. J.-C. 3 Le 15 mars 44 av. J.-C. 4 Les mots suivis d’un astérisque sont définis dans le glossaire en fin d’ouvrage. 2
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Par son père, Livie se rattachait à la puissante lignée patricienne* des Claudes, à la gens* Claudia. Cette famille romaine était des plus illustres. Son histoire était presque aussi ancienne que celle de Rome, elle comptait plusieurs siècles. Elle remontait au début de la République. Aufidia, la mère de Livie, ne jouissait pas d’une origine aussi prestigieuse, mais son ascendance était néanmoins très honorable. Le père d’Aufidia, Aufidius Lurco, était sénateur*. Il est surtout connu pour son action en qualité de tribun de la plèbe*, et pour son sens du profit. Au cours de cette magistrature, une loi visant à réprimer la corruption électorale fut promulguée sur son initiative. À titre privé, on raconte qu’il fut le premier à faire gaver des paons pour en tirer un revenu.
Avant de connaître Octave Ce n’est pas avec Octave que Livie découvrit le mariage, Octave ne fut que son second mari. Selon les usages, Livie fut mariée dès qu’elle eut quinze ans. Le choix de sa famille s’était porté sur un autre membre de la gens Claudia, Tibérius Claudius Néro. Dans cet arrangement, Livie n’eut probablement pas de mot à dire. Elle dut accepter comme époux cet homme d’environ dix-sept ans son aîné. La cérémonie nuptiale est intervenue dans le courant de l’année qui suivit le meurtre de Jules César. Le nouveau marié était l’un de ses proches. Tibérius Claudius Néro, cinq ans avant cette union, commandait la flotte de Jules César lors de la guerre contre le roi Ptolémée, le frère de Cléopâtre1. Le futur mari de Livie joua un rôle décisif dans la victoire romaine. En récompense, Jules César le nomma pontife*, et il lui confia la création de colonies* en Gaule, comme celle d’Arelate2. Livie n’avait pas à se plaindre de ce mariage, car il confortait sa place au sein l’élite romaine. Son destin et celui de son mari n’étaient pourtant pas scellés pour toujours, car d’intenses agitations sociales menaçaient sans cesse Rome où rien n’avait l’assurance de durer : Jules César est assassiné. Au milieu de tous ces troubles, les nobles se devaient de prendre parti. Tibérius Claudius Néro choisit le camp des républicains, demandant, qui plus est, que l’on décernât une 1 2
Ptolémée XIII. Anciens noms de l’actuelle Arles, dans le sud de la France. 16
récompense aux meurtriers de Jules César. D’autres, au contraire, revendiquaient en héritage les idées du défunt. Livie tombe enceinte rapidement après son mariage. Cette grossesse attise la curiosité de la jeune femme, par joie ou par crainte. Elle veut savoir si son premier enfant sera ou non un garçon. Pour s’en assurer, Livie fait comme beaucoup de femmes de son temps, elle fait appel à une prédiction alors fort usitée. Cette expérience n’émoussera en rien sa confiance envers les pratiques divinatoires ; au contraire, Livie s’en prévaudra pendant des années pour connaître le devenir de son enfant. Rome en portera le poids. Pour obtenir une réponse à sa question, Livie dut prendre un œuf de poule et le conserver au chaud sur elle jusqu’à son éclosion. En cas d’impossibilité de garder elle-même le précieux objet, elle le confiait à des femmes de son entourage. Au bout d’une vingtaine de jours, un poussin brisa la coquille. Soulagement pour Livie, le volatile porte une crête ! Son enfant sera donc un garçon aux yeux des femmes qui se sont occupées de l’œuf. Quelque temps plus tard, l’usage que Livie avait fait de l’œuf finit par sortir de son cadre magique. Des hommes adaptent ce procédé prémonitoire pour améliorer certains profits. Des éleveurs romains se mettent à placer des œufs sur de la paille dans un lieu modérément chauffé, en les retournant régulièrement jusqu’à leur éclosion commune à une date fixée. Depuis, cette méthode permet de tirer de meilleurs revenus de la vente des poussins en maîtrisant la régularité des productions. Au moment de l’accouchement, le présage qu’a suscité Livie se révèle exact : un peu plus d’un an après son mariage, elle donne naissance à un fils, Tibère1, le futur empereur. Le bonheur maternel que cette naissance apporte à la jeune femme ne peut à lui seul gommer les extrêmes difficultés qui s’annoncent. Les pires troubles civils sont sur le point de s’abattre sur l’Italie et de l’ensanglanter. À plusieurs reprises, ils vont placer Livie non seulement devant un danger fatal, mais aussi sur les pas de son éternelle renommée. La récente disparition de Jules César n’apporte ni le calme ni la sérénité. C’est le phénomène inverse qui a lieu. De nombreuses 1
Plus précisément, Tibérius Claudius Néro. Tibère est né le 16 novembre 42 av. J.-C. 17
discordes s’installent, elles viennent notamment de ceux qui ont immédiatement aspiré à venger le meurtre. Deux personnages en particulier affichent cette ambition, le jeune Octave, à peine âgé de vingt ans, et Marc Antoine qui en a le double. Marc Antoine était un intime de Jules César. Il fut son conseiller et servit sous ses ordres comme maître de cavalerie. Ils exerçaient ensemble le consulat* quand Jules César fut assassiné. Marc Antoine ne va pas supporter que quelque temps après ce complot le Sénat rappelle à Rome les assassins de son collègue. Fort de quelques troupes, Marc Antoine se soulève. Son initiative est vaine pour le moment, mais elle va bientôt trouver de la vigueur quand d’anciens proches de Jules César lui apportent de solides soutiens militaires. Sa nouvelle force lui permet de rencontrer Octave. Octave et Marc Antoine conviennent d’une alliance avec Lépide, un autre puissant héritier des idées de Jules César. Pour s’occuper des affaires publiques, ils forment ensemble un triumvirat dont la durée officielle est fixée à cinq ans. Les trois hommes sont opposés au Sénat et aux républicains. Ils se répartissent les légions et les provinces de Rome. Aussitôt, de terribles proscriptions et des exécutions sanglantes se répandent dans toute l’Italie. On compte parmi les proscrits le père de Livie. Cet homme voyant le camp républicain défait à l’issue de la bataille de Philippes, en Macédoine, préféra se donner la mort plutôt que de tomber entre les mains des triumvirs. Au cours de cette même année, Jules César fut divinisé, il reçut l’apothéose*, il devint le Divin César1. La partie orientale du monde romain échoit alors à Marc Antoine. Là-bas, en Orient, Cléopâtre, la magnifique reine d’Égypte, le reçoit avec faste. Elle a vingt-neuf ans, et lui quarante-deux : une ardente liaison s’établit entre eux, elle va durer près de dix ans, jusqu’à ce que la mort impose sa volonté. Tandis que Marc Antoine est en Égypte, Octave réside à Rome où le principe du triumvirat engendre à son tour des tensions plutôt que d’apaiser les anciennes factions. Les partisans d’Octave, encouragés par la présence de leur chef, se sentent suffisamment nombreux pour inquiéter ceux de Marc Antoine retenu à ses délices orientales. L’inquiétude s’empare alors des amis de Marc Antoine ; les manœuvres de sa femme, Fulvia, stimulent ses partisans. Tous quittent 1
En 42 av. J.-C. 18
Rome pour Pérusia1 où se trouve Lucius Antoine, le frère de ce triumvir. D’autres renforts les y rejoignent, le premier mari de Livie décide lui aussi d’aller affronter les troupes d’Octave. Il commande alors une garnison en Campanie, il met ses hommes à la disposition de Marc Antoine. Les lieutenants d’Octave entament le siège de Pérusia, Octave les rejoint. Ils prennent la ville et l’incendient, sacrifiant au passage de nombreuses victimes. Confrontés à ces meurtrières dissensions, les fidèles de Marc Antoine préfèrent abandonner l’Italie pour rejoindre leur chef en Orient. Le chemin est long, il faut prendre la mer, passer par la Sicile et par la Grèce. Parmi tous ces gens en fuite, il y a Tibérius Claudius Néro, sa femme Livie et leur fils Tibère qui n’a pas encore deux ans. Livie court les pires dangers. Tous les trois, accompagnés de leurs proches parviennent au péril de leur vie à s’embarquer à temps à Néapolis2. Avant d’atteindre leur navire salutaire, la mort les frôla. Tibère avait failli révéler aux ennemis la présence de sa famille : le nourrisson s’était mis à vagir quand on l’enleva précipitamment à deux reprises des bras de Livie, puis de sa nourrice, pour alléger ces femmes dans la débâcle. À cet instant précis, les caprices de la vie obligent Livie à fuir devant les hommes d’Octave, elle ne peut imaginer qu’il sera bientôt son futur mari. Pour l’heure, sa survie est compromise, elle ne songe qu’à se mettre à l’abri et à protéger son fils, le jeune Tibère. S’ils sont repérés, la mort les attend. Par bonheur pour eux, tous en réchappent. Au cours de ce compliqué périple, Livie dut faire face à d’autres risques majeurs. Une fois arrivée en Grèce, elle avait décidé de confier son fils à la cité de Lacédémone3 qui se trouvait sous la protection des Claudes, sa famille paternelle. Alors que Livie et ses proches quittaient la ville en préférant voyager de nuit, un incendie se propagea rapidement dans les bois de sorte que les flammes atteignirent non seulement les vêtements de Livie, mais aussi sa chevelure. Livie en sortit indemne, mais de justesse.
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Nom ancien de l’actuelle Pérouse en Italie centrale à 136 km au nord de Rome. Nom ancien de Naples, à 188 km au sud-est de Rome. 3 Autre nom de Sparte, ville grecque du Péloponnèse située à 250 km au sud-ouest d’Athènes. 2
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Quelque temps plus tard, la paix étant revenue, Tibérius Claudius Néro et Livie rentrent à Rome. Près de trois années se sont écoulées depuis leur mariage. Leur fils est maintenant hors de danger, il est avec eux.
La rencontre avec Octave Livie était d’une éclatante beauté, avisée dans ses conseils, et d’une intelligence reconnue. La vie l’exposa aux yeux d’Octave ; il fut aussitôt conquis par celle qu’auparavant il avait fait pourchasser. Il la vit et s’éprit de sa personne tout entière. Octave se sentit amoureux de Livie et voulut la séduire. Il se mit à se raser régulièrement le visage, car jusqu’à ce moment-là il ne l’avait jamais fait du tout. Ne pouvant résister, il va pour ainsi dire enlever Livie à son mari. Il lui réclame carrément sa femme, sans que l’on sache si Livie a approuvé ou non cette exigence. L’affaire n’était pas simple du tout. D’un côté, Octave était marié, et, d’un autre côté, Livie l’était aussi, mais, surtout, elle était à nouveau enceinte. Rien toutefois n’impressionnait Octave dans sa passion, il ne pouvait se résoudre à attendre. Il voulait épouser Livie au plus vite sans patienter jusqu’à l’accouchement. Malgré cette ardeur, il y avait deux obstacles à surmonter, l’un humain, et l’autre juridique. Tout d’abord, Octave et Tibérius Claudius Néro devaient mettre fin à leur mariage respectif. Ensuite, il fallait savoir dans quelle mesure Livie, répudiée et enceinte, pourrait légitimement se marier avec un homme qui n’était pas le géniteur de l’enfant à naître. Pour le premier point, les solutions à apporter ne souffraient d’aucune difficulté particulière, la seule volonté des deux maris suffirait. Octave avait déjà mis fin à un premier mariage. Il pouvait recommencer, et Tibérius Claudius Néro n’avait qu’à l’imiter. Pour le moment, Octave est tenu par une union d’opportunité : pour renforcer son entente avec Marc Antoine, il s’était marié avec la bellefille de celui-ci, Clodia Pulchra, la fille de Fulvia. Octave n’avait regardé dans cette union que ses seuls intérêts, au mépris de la fiancée que lui avait autrefois donnée sa famille, et avec une indifférence absolue pour celle qui allait devenir sa femme. De plus, Fulvia était 20
une femme difficile et de caractère, c’est elle qui autrefois avait soulevé les partisans de Marc Antoine pour aller à Pérusia. Octave ne supportera pas sa belle-mère : il répudiera sans état d’âme sa fille Clodia Pulchra, tout juste nubile et demeurée vierge. Après ce rapide divorce, Octave se maria avec Scribonia, mais les deux époux ne parvinrent jamais à s’apprécier. Scribonia déplorait ouvertement qu’un homme comme Octave eût son pouvoir, car, à ses yeux, il était dépourvu de toute forme de mœurs. Octave, pour sa part, se plaignait de Scribonia, il se disait dégoûté par la corruption de ses mœurs. Évidemment, personne ne sait si l’un des deux mentait. Peu importe pour Octave, il saisit le reproche fait à sa femme pour s’en séparer ! Leur mariage n’avait duré que deux ans, mais assez longtemps pour donner naissance à une fille, Julia. Grâce à une procédure de divorce immédiate et efficace, Octave se trouve libéré de toute épouse et prêt à se remarier avec Livie. Quant à Tibérius Claudius Néro, après environ cinq ans de mariage avec Livie, il va la répudier pour le plus grand bénéfice d’Octave. Pour le second point, permettre à une femme répudiée et enceinte de se marier avant l’accouchement, il était nécessaire de trouver un moyen de droit pour éviter qu’il y ait des contestations sur la paternité du nouveau-né. En la matière, il existait seulement une loi qui interdisait à toute Romaine de se marier dans les dix mois suivant la mort de son mari. Ce n’était pas tout à fait la situation de Livie, mais à Rome, on n’en était pas à un premier arrangement nuptial. Par exemple, deux ans avant le cas de Livie, c’est un décret du Sénat qui permit le mariage de Marc Antoine et d’Octavie, la sœur d’Octave. Non point que Marc Antoine, devenu veuf de Fulvia, renonça à son attachement à Cléopâtre, mais parce que Octavie était enceinte de son défunt mari, Marcellus. Comme elle avait déjà eu de lui un fils âgé à ce moment-là de deux ans, Marcus Claudius Marcellus et deux filles dénommées Marcella, pour les sénateurs, il n’y avait pas lieu à douter de la paternité et de l’identité du futur nourrisson. Ils autorisèrent le mariage. Quant à Octave et Livie, une consultation des pontifes s’imposait. À coup sûr, leurs archives et leur science du droit étaient suffisamment riches pour espérer obtenir une décision favorable sans envisager de coup de force. L’analyse des pontifes refléta une infinie sagesse : selon eux, un mariage serait impossible uniquement en présence d’un doute sur l’identité du père de l’enfant à naître. Comme 21
ce n’était pas le cas, la grossesse de Livie n’exigeait pas de différer son mariage. L’union de Livie et d’Octave pouvait se dérouler sans attendre, tout en respectant le rituel : elle sera légitime et constituera de justes noces. Une fois toutes ces modalités accomplies, le mariage d’Octave et de Livie put enfin avoir lieu, il se déroula juste après les ides de janvier1. Il consacrait le rapprochement de deux personnes, mais aussi celui de deux puissantes et fameuses familles de Rome, celle des Jules et celle des Claudes. On ignore si l’amour ou l’ambition des mariés fut la cause de leur union. Quelle que soit la réponse, Tibérius Claudius Néro se comporta comme un véritable père à l’égard de son ancienne épouse pour les besoins de la cérémonie : il accompagna Livie et assista au repas donné pour la circonstance. Livie entra chez son nouveau mari alors qu’elle était au sixième mois d’une grossesse due à son précédent mari. Son fils aîné, Tibère avait trois ans, son frère Drusus2 allait bientôt naître dans la maison d’Octave. Selon l’usage, Octave reconnut le nouveau-né en le prenant dans ses bras, puis il le fit remettre à son père. Plus tard, devenu empereur, Octave glorifia ainsi son geste dans ses propres mémoires en disant : César rendit à son père Néro, l’enfant né de Livie, sa propre femme. Tibérius Claudius Néro mourut environ cinq ans plus tard, âgé de presque quarante-deux ans. Il institua Octave comme tuteur du jeune Drusus. Cette histoire ne passa pas inaperçue parmi le peuple, elle marqua les esprits pour longtemps et inspira des railleries suggérant que les gens heureux ont même des enfants en trois mois. C’est de là qu’à Rome, ces mots sont devenus un proverbe à force d’être colportés. Ils sous-entendaient au départ qu’Octave était peut-être le père du Drusus, et que Livie n’avait pas été une femme fidèle ! Après ce mariage, Livie fut enceinte d’Octave, mais l’enfant naquit prématuré et ne put vivre. À l’avenir, Livie ne donnera jamais d’enfant à son second mari. Octave lui conserva toute son affection de 1 2
Le 17 janvier 38 av. J.-C. Plus précisément, Claudius Drusus Néro. Il est né en avril 38 av. J.-C. 22
façon remarquable et irrévocable, mais on lui accorde d’avoir connu de nombreuses autres femmes tout au long de sa vie, parfois même par l’entremise de Livie... L’attirance instantanée d’Octave pour des femmes à peine rencontrées était dans son tempérament. Si Marc Antoine avait reproché à Octave son rapide mariage avec Livie, il n’oublia pas non plus de lui rappeler la sortie remarquée qu’il fit lors d’un repas. Ce soir-là, Octave invita la femme d’un des convives présents et de rang consulaire à l’accompagner, mais quand ils retournèrent vers les autres invités, cette dame avait les oreilles toutes rouges et la chevelure en désordre. Ce ne sont certainement pas des indiscrétions soufflées à son oreille qui l’empourprèrent et la décoiffèrent ! Les succès d’Octave ne sont pas que féminins, son ascension vers l’empire se précise étape par étape en tout point. Huit ans après son mariage avec Livie, il défait définitivement son rival Marc Antoine lors du fameux combat naval d’Actium1. Octave détient maintenant le pouvoir à lui seul. Quelques mois passent, et il prend le nom d’Imperator César Fils du Divin2. Trois ans plus tard, le Sénat lui décerne le titre qu’il portera pour toujours, Imperator César Auguste Fils du Divin. Auguste a alors trente-six ans, et Livie trente et un3. Cette marche vers le pouvoir partagée avec Livie n’avait pas écarté Auguste de toute tentation d’adultère, au contraire, elles en devenaient même un prétexte. Auguste justifiait son libertinage par un souci de sécurité. Les femmes séduites, d’après ses dires, lui révélaient les desseins de leur mari, car tous ces hommes trompés étaient à ses yeux les ennemis de son autorité. Il n’épargna ni la pudeur des mères de famille ni celle des jeunes filles que lui amenaient des amis : il les faisait dévêtir dans des simulacres de vente d’esclaves. Les dieux ne lui inspiraient pas davantage de vertu que de piété : dans un banquet devenu célèbre, lui et onze autres comparses avaient pris les apparats des douze dieux de l’Olympe avant de reproduire leurs incestueux adultères. On raconte aussi que plus tard Livie se procurait de toute part de jeunes filles pour les faire conduire auprès de son mari, car Auguste avait pour passion de les déflorer. Livie avait connaissance du commerce charnel que son mari a toujours entretenu avec de très 1
Le 2 septembre 31 av. J.-C. (Golfe d’Ambracique, en Grèce) En 30 av. J.-C. 3 En 27 av. J.-C. 2
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nombreuses femmes, mais elle affirmait n’avoir jamais cherché à entendre ou à savoir ce qui se disait à ce propos. À la croire, cette indifférence affichée avait contribué à lui faire conserver une certaine influence sur l’empereur. Ce que Livie savait des pratiques libidineuses de son mari ne l’entraîna jamais sur des chemins comparables. Dans sa vie intime, elle préférait cultiver une moralité digne des femmes d’autrefois. Ainsi, alors qu’un jour des hommes étaient apparus nus devant Livie, l’empereur considéra qu’ils lui avaient porté atteinte. Cette mésaventure valut aux malheureux d’être voués à la mort, mais Livie intercéda en leur faveur en mettant en avant sa propre vertu. Elle leur sauva la vie en soulevant que pour des femmes sages, des hommes nus sont semblables à des statues. En d’autres termes, pour elle, la nudité ne pouvait qu’émouvoir les individus dépourvus de sagesse. Peut-être Livie visait-elle l’empereur lui-même dans son habile réplique ? Aucun reproche ne fut jamais adressé à Livie pour s’être impliquée dans une intrigue amoureuse. À l’inverse, elle ne manqua pas de s’immiscer dans les machinations du pouvoir au point que certains portent sur elle les plus terribles accusations.
La femme d’Auguste Immédiatement après son mariage, Livie fut mêlée à une péripétie de la nature qu’elle interpréta comme un augure prometteur. Sans oser affirmer que ce prodige suggéra à la jeune femme sa ligne de conduite pour l’avenir, il est fort probable qu’au fil du temps il justifia à ses yeux les succès de son mari et les siens. L’histoire est surprenante. Livie possédait un domaine près du Tibre, à Véies1. Soucieuse de l’état de ses biens, elle décida d’aller le visiter. En cours de route, un aigle croisa le chemin de Livie. Il la survola en laissant tomber sur son giron une poule blanche qui tenait en son bec un rameau de laurier chargé de baies. Dans l’entourage de Livie, l’incident semait l’inquiétude, mais elle, contrairement à tous, 1
Cité étrusque située aujourd’hui à 16 km au nord de Rome sur la commune de Formello. 24
s’en réjouissait. Elle interprétait le dépôt de l’emblématique rapace comme un gage de prospérité pour sa descendance. Sans attendre, Livie prit l’initiative de nourrir la poule et de planter le bout de laurier que l’animal finit par lâcher. La progéniture de la poule fut si généreuse que bientôt la propriété de Livie fut dénommée Aux poules, nom qu’elle conservera pendant des dizaines d’années. Quant à la bouture de laurier, elle se développa au point de fournir tout ce qu’il fallut en végétaux pour confectionner les couronnes triomphales de plusieurs empereurs. Que l’on accorde ou non du crédit aux déductions de Livie, on ne peut que constater que son union avec Octave allait donner à Rome quatre empereurs pour succéder à Auguste. Quand cette lignée se trouva sur le point de s’éteindre avec Néron, un inquiétant phénomène se produisit : au bout d’un siècle, il résonna comme le sinistre écho de l’inspiration de Livie. Le laurier qu’elle avait planté se dessécha jusqu’aux racines, et toutes les poules moururent. Pour l’heure, l’explication de Livie s’avérait exacte. Elle est la femme d’un homme à qui la fortune sourit bienveillamment. Les Romains, en conséquence, n’hésitaient pas à faire preuve d’attention à l’égard de Livie et même à lui décerner des honneurs. À peine trois ans après son nouveau mariage, on commençait déjà à lui remettre des privilèges. À Rome Livie devient une femme de plus en plus vue, dès l’âge de vingt-trois ans. Parmi les faveurs qui lui sont accordées à titre officiel, trois sont remarquables. Tout d’abord, l’inviolabilité de sa personne, à l’identique des tribuns de la plèbe : quiconque oserait porter la main sur Livie sera voué à la mort. Ensuite, la libération de la tutelle de son mari ; pourtant à ce moment-là toute Romaine, sans exception, doit supporter cette exigence de la loi : Livie peut ainsi administrer ellemême ses biens, sans contrainte ni surveillance. Enfin, la possibilité d’être honorée par des statues : sa présence figée dans le marbre fait de Livie un véritable personnage public. Bien plus tard et pour la postérité, le nom de Livie sera associé à celui de monuments : Auguste, par exemple, dédicacera un portique à son nom. Malgré son intimité avec Auguste, Livie ne reste pas l’unique femme de la famille impériale à recevoir une reconnaissance publique ; sa belle-sœur, Octavie, en fait aussi l’objet. Elle est légèrement plus âgée que Livie, d’environ six ans.
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Dans sa vie privée, Livie passe pour avoir eu une moralité tout à fait digne des femmes qui, bien avant elle, étaient les garantes de la paix domestique dans les familles romaines. Ses qualités de mère rejoignaient ses vertus d’épouse. Quand elle assistait à des combats de gladiateurs, elle s’entourait d’hommes graves. Auguste s’en était aperçu, il la prit comme exemple pour encourager Julia, la fille qu’il avait eue de Scribonia, à en faire autant plutôt que de s’afficher avec de jeunes gens. Loin d’être impressionnée, Julia rétorqua sur le vif à son père qu’eux aussi deviendraient vieux en même temps qu’elle ! Si Livie avait pour habitude de contenir tout débordement de joie ou toute exaltation, elle en faisait tout autant pour la tristesse. Quand elle perdra son fils cadet Drusus, soucieuse de ne pas affliger le palais impérial de sa souffrance, Livie s’en remettra à la philosophie pour maîtriser son chagrin maternel. La générosité drapait d’humanité la rigueur morale que cultivait Livie. À plusieurs reprises, elle puisa dans sa fortune personnelle d’importantes sommes d’argent au profit du bien public, tant pour des réjouissances qu’à la suite de malheurs. La vingt-huitième année du règne d’Auguste, elle apporta une contribution fort remarquée à l’occasion des festivités données pour la dédicace de la ville de Césarée1. Hérode, le roi de Judée, l’avait bâtie en l’honneur de l’empereur romain auquel il avait fait acte d’allégeance, c’est pourquoi elle fut appelée Césarée. Livie tint à participer personnellement à la magnificence de cette inauguration, elle y produisit des dons somptueux. Après ses succès militaires en Pannonie2 et en Germanie, Tibère eut droit au triomphe*. Pour donner plus d’éclat à cette cérémonie donnée devant le peuple de Rome, Livie intervint elle-même en organisant un banquet pour les femmes, car celui offert par Tibère leur était interdit. Ce dernier festin était réservé aux sénateurs, aux chevaliers* et au peuple. Si une catastrophe survenait et touchait la plèbe, Livie ne restait pas installée dans le confort que sa situation lui aurait permis. Au contraire, elle ne ménageait ni ses efforts, ni ses biens. À la suite de plusieurs incendies, elle manifesta une aide incontestable aux 1
Site aujourd’hui en Israël, sur la côte à environ 25 km au sud de la ville de Haïfa. Nom ancien d’une partie de l’Europe centrale, limitée au nord par le Danube, située à la place de l’actuelle Hongrie, en empiétant sur la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, la Slovénie, l’Autriche et la Slovaquie. 2
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victimes. Elle s’occupa de l’éducation de nombreux enfants et dota beaucoup de filles dont les familles s’étaient appauvries. Livie n’oublia pas non plus d’honorer les dieux. À l’intérieur du portique qui porte son nom, elle dédia un temple à la déesse Concorde, en hommage à l’harmonie qui existait entre elle et son mari. Elle consacra aussi dans le Capitole1 un énorme bloc de cristal de quinze livres2, et, dans un autre temple, une très pesante racine de cinnamome déposée dans une patère d’or. Les conversations que Livie échangeait avec Auguste n’écartaient pas les affaires publiques. Auguste préparait même par écrit les conversations importantes qu’il devait avoir avec elle. Il parlait d’après ses notes de peur du danger inhérent à tout excès ou défaut de précision. Toutefois, il savait aussi écouter Livie dans les situations très délicates. Un exemple marquant montre la pertinence de Livie. Auguste, alors en pleine maturité, se trouvait en Gaule où un délateur l’avisa d’une conspiration pour le tuer : elle remontait jusqu’à Cinna, noble Romain issu d’une illustre lignée. Devant ce péril, Auguste hésitait sur les sanctions à prendre et sur leur sévérité. Il consulta ses amis, puis il interrogea Livie. Elle savait quel danger représentaient des conspirateurs, mais elle n’ignorait pas qu’une réaction trop dure, bien que légitime, aurait amené une désapprobation certaine, de la haine et surtout d’autres complots. Plutôt que de s’en remettre à des peines que certains auraient inévitablement vues excessives, Livie suggéra à Auguste de faire preuve de clémence. L’empereur suivit l’explication et l’avis de sa femme. Il s’adressa aux conjurés en se limitant à des remontrances. Dès lors, sa magnanimité ne rencontra plus de contradicteur, et Cinna, par la suite, devint même consul*. Livie arrivait à ses fins plus par la finesse et par la ruse que par un conflit ouvert ou que par la violence. D’ailleurs, son arrière-petit-fils, l’empereur Caligula, la qualifiera fréquemment d’Ulysse vêtu en femme. Là où les hommes avaient éventuellement la force et le fer pour agir, Livie ne renonçait pas. L’adresse de ses réflexions était une arme tout aussi redoutable.
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La plus petite des sept collines de Rome, mais centre religieux et symbolique du pouvoir. C’est là que se trouvait le temple de Jupiter Capitolin. 2 49 kg environ. 27
Livie faisait toujours preuve de prudence y compris dans ses rapports avec son mari : les intérêts de ses deux fils en dépendaient. Elle intercédait sans gêne en leur faveur auprès d’Auguste ; en revanche, elle s’est toujours interdit de lui reprocher d’avoir des maîtresses et de devoir les fréquenter, comme, par exemple, Térentia, la femme de son ami Mécène. Avant toute chose, Livie aimait et protégeait ses deux fils, Tibère et Drusus. Elle témoignait à chacun d’eux une même affection, malgré des caractères qui les éloignaient. Tibère passe pour avoir été craintif, cruel, hypocrite, manipulateur, prompt à boire et à s’adonner à la débauche, mais aussi robuste et habile chef de guerre. Drusus, lui aussi général vainqueur, semble être resté étranger aux vices de son aîné au bénéfice des plus belles vertus. Auguste fit très vite apparaître dans la vie publique les enfants de Livie. Pour célébrer le triomphe de la décisive bataille d’Actium, Tibère, à peine adolescent, montait le cheval de volée à gauche du char d’Auguste dont le propre neveu guidait celui de droite, il s’agit de Marcellus, le fils d’Octavie et de son premier mari, Marcus Claudius Marcellus. Quelques années après, Tibère, âgé de seize ans, fut nommé tribun militaire*, et trois ans plus tard, questeur de l’annone*. Ensuite, des commandements militaires de plus en plus importants lui sont confiés. Drusus n’eut rien à envier à son frère, il acquit également la confiance de l’empereur grâce à ses compétences à la guerre. Les deux frères seront nommés consuls, Tibère à vingtneuf ans et Drusus à vingt-huit, avec cinq d’avance sur l’âge habituel. Pour finir, Livie parviendra à faire de Tibère et de Drusus le gendre et le neveu par alliance d’Auguste.
La famille d’Auguste et de Livie L’entourage familial du couple impérial est complexe, car des liens matrimoniaux se sont ajoutés à ceux de la parenté. Au sein même de cette communauté, des mariages successifs, parfois répétés, vont être noués, amenant des naissances, mais aussi des rapprochements consanguins de plus en plus riches. Auguste et Livie vont ainsi avoir des descendants communs sans jamais avoir eu d’enfant ensemble.
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Au départ, la situation est assez simple. Auguste a une sœur, mère de cinq enfants, et une fille, née de sa deuxième femme. Livie a deux fils, nés de son premier mari. La sœur d’Auguste, Octavie, a eu deux maris, d’abord Caius Claudius Marcellus, puis, à sa mort, Marc Antoine. Elle a donné la vie à cinq enfants : trois de son premier mariage – un fils Marcellus, et deux filles dénommées Marcella –, et deux de son second mariage – deux filles, appelées Antonia. La fille d’Auguste, Julia, a eu trois maris, en premier son cousin Marcellus, ensuite Agrippa, puis Tibère. En marge de ses mariages, elle eut aussi beaucoup plus d’amants. Julia fut mariée à l’âge quatorze ans à Marcellus qui en avait alors dix-sept. Comme une maladie empêchait Auguste de célébrer cette noce, il confia ce soin à son ami et fidèle compagnon d’armes, Agrippa. Le destin interdit aux jeunes gens de partager longtemps leur vie. Trois années ne se sont pas encore écoulées, quand une mort suspecte ravit Marcellus à la vie et aux espoirs d’Auguste. L’empereur, qui détient alors son pouvoir depuis quatre ans, perd à la fois son gendre et son neveu. Cette disparition est tellement prématurée que pour beaucoup elle parut suspecte et suscita des questions. À qui pouvait-elle profiter ? Des réponses ou plutôt des rumeurs firent porter à Livie la responsabilité de cette mort. Livie aurait été jalouse, car Auguste manifestait plus d’attention et d’affection à l’égard de son propre neveu Marcellus qu’envers ses deux fils à elle, Tibère et Drusus. La conclusion est peut-être hâtive, car au cours de cette année-là1, beaucoup de gens moururent de maladie. Quoi qu’il en soit vraiment, à la suite de ce décès Julia est une jeune veuve, âgée de moins de vingt ans. S’il était tout à fait inconcevable de la laisser trop longtemps sans mari, il fallait toutefois lui en trouver un qui ne perturberait pas l’équilibre du pouvoir. Au bout de deux années, Auguste finit par donner sa fille à son ami intime Agrippa. Ce même homme l’avait représenté lors du mariage de Julia avec Marcellus ! Le futur mari de Julia a vingt-quatre ans de plus qu’elle. Sa longue complicité avec Auguste avait fait d’Agrippa l’un des personnages les plus influents de Rome. L’idée de marier Julia 1
En 23 av. J.-C. 29
avec lui serait venue d’un autre proche de l’empereur, Mécène. Il aurait même dit à Auguste à son sujet : Tu l’as rendu si grand qu’il faut ou en faire ton gendre, ou le mettre à mort. Cette union ne put se faire sans l’accord d’Octavie, la sœur d’Auguste, car Marcella, sa fille aînée, était déjà mariée à Agrippa. Ce consentement fut négocié, et le mariage de Julia et d’Agrippa eut lieu. Il fut prospère, cinq enfants en sont nés : Auguste pourra se réjouir d’avoir trois petits-fils, Gaius, Lucius et Agrippa, et deux petitesfilles, Julia et Agrippine. Agrippa est le dernier-né de ces enfants, il naquit après qu’une mort subite eut emporté son père, âgé de seulement cinquante et un ans, c’est pourquoi on retient de lui le nom d’Agrippa Postumus. Julia se retrouvait veuve une nouvelle fois, son deuxième mariage avait duré près de dix ans. Au fur et à mesure que le temps passe, l’empereur s’immisce dans le sort de ses petits-enfants, notamment en imposant à Julia et Agrippine des unions auxquelles Livie n’a pas pu être étrangère. Auguste maria sa petite-fille Julia à Lucius Paulus, membre de l’illustre et ancienne famille. Agrippine fut unie à son petit-cousin maternel Germanicus, petit-fils à la fois d’Octavie et de Livie. Quant à ses deux premiers petits-fils, Gaius et Lucius, Auguste recourut à une subtilité juridique pour les adopter du vivant de leur père. Agrippa ne pouvait pas refuser. Ainsi, par cette manœuvre, la maison de l’empereur, celle des Jules, s’enrichissait de deux garçons. Gaius sera marié à Livia, la seule petite-fille de Livie. Du côté de Livie, il y a moins de personnes, il n’y a que ses fils, Tibère et Drusus et leurs trois enfants. Tibère a d’abord été marié à Vipsania Agrippina, la fille qu’Agrippa avait eu de son premier mariage. Seulement quatre ans après l’avoir épousé, Tibère, bien malgré lui, fut contraint de répudier sa femme dont il avait un fils, Drusus. Tibère avait en effet pour devoir de se marier avec Julia, qui était pourtant pour lui la veuve de son propre beau-père. Au moment de ces faits, Tibère a trente ans, et Julia n’en a guère moins. Ils n’auront pas d’enfant. L’autre fils de Livie, Drusus était marié à Antonia la Jeune, la fille cadette d’Octavie et de Marc Antoine, elle était donc la nièce d’Auguste. Drusus et Antonia eurent deux fils et une fille. Il y a 30
Germanicus qu’Auguste mariera à sa petite-fille Agrippine, Claude, le futur empereur, et Livia, d’abord mariée à Gaius, le petit-fils d’Auguste, puis à son propre cousin, Drusus, le fils de Tibère Livie avait quatre petits-enfants, elle pouvait espérer en avoir d’autres, mais le destin s’y opposa. Trois ans après le nouveau mariage de Tibère, son frère Drusus mourut de ses blessures en Germanie1. Livie nourrit dès lors des desseins plus que pour Tibère. Sa nouvelle bru, Julia, va l’aider dans ses ambitions : son comportement causera sa propre perte. Des rumeurs ont très vite accordé à Julia des préoccupations orientées davantage vers des activités érotiques que vers l’avenir de ses propres enfants. Aussi Julia ne constituera-t-elle jamais un obstacle pour les ambitions de Livie. Livie n’aura pas à écarter Julia de son père, c’est lui-même qui va s’y résoudre. Malgré la stricte éducation qu’Auguste avait imposée à Julia, lui interdisant de rencontrer tout étranger, l’obligeant à travailler la laine et à rapporter toutes ses paroles dans le journal de la maison, elle évolua vers une vie d’impudeur et de plaisirs. Ses débordements étaient connus de tous ; elle fut accusée de se livrer la nuit à des orgies au milieu du forum sous la tribune aux harangues. Devant tant d’adultères notoires et même une trahison contre lui, Auguste prit le parti de bannir son unique enfant sur l’île de Pandataria2, dans le golfe de Néapolis. Julia était en outre frappée de l’interdiction de boire du vin, de bénéficier d’un quelconque luxe et de recevoir des hommes sans autorisation ni précaution. Sa mère, Scribonia, émue par tant de rigueur, partagea volontairement son exil. Cependant, sous la pression populaire, Auguste dut adoucir le sort de Julia. Au bout de cinq ans, il la fit transférer de l’île de Pandataria à Rhégium3, à l’extrémité de l’Italie, face à la Sicile. La mort qui avait ravi à Livie sept ans plus tôt son fils Drusus va maintenant s’en prendre Gaius et Lucius, les deux petits-fils qu’Auguste avait adoptés. En dix-huit mois, elle va les emporter. Le premier en Lycie4, alors qu’il revenait d’Arménie, l’autre à Massilia5. 1
En 9 av. J.-C. Nom ancien de l’actuelle île de Ventotene, parmi les îles Pontines dans le golfe de Naples, dans la mer Tyrrhénienne. 3 Nom ancien de l’actuelle Reggio de Calabre dans le sud de l’Italie. 4 Province d’Asie, aujourd’hui en Turquie. 5 Nom ancien de l’actuelle Marseille, située dans le sud de la France. 2
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Ils n’avaient que vingt-trois et dix-neuf ans. Immédiatement, certains ne crurent pas à la fatalité. Selon eux, le destin n’aurait pu interrompre si cruellement ces jeunes vies sans les lointains encouragements de Livie, demeurée à Rome. Responsable ou non, Livie pouvait se satisfaire en son for intérieur : elle voyait disparaître un à un les éventuels obstacles dressés devant Tibère pour succéder à Auguste. Voyant les siens disparaître peu à peu, Auguste décida d’adopter le fils de Livie. Ce choix intervint trois ans après la mort de Gaius et de Lucius, l’empereur avait atteint l’âge de soixante-sept ans, et Tibère était âgé de quarante-six ans1 : il y avait une quarantaine d’années que Livie et Auguste étaient mariés. En même temps, Auguste adopte aussi son dernier petit-fils vivant, Agrippa Postumus, le troisième fils de Julia et d’Agrippa. Il exige que Tibère adopte son propre neveu Germanicus, le fils du défunt Drusus et d’Antonia. Grâce à ces manœuvres, la lignée des Jules s’enrichit de plusieurs hommes, d’une part de Tibère et d’Agrippa Postumus, désormais fils adoptifs d’Auguste, et, d’autre part, de Germanicus et de Drusus, tous deux fils de Tibère, le premier par l’adoption, l’autre par le sang. La mort de ses descendants n’incline pas pour autant Auguste à davantage de tolérance. Trois ans après avoir adopté Agrippa Postumus, désormais âgé de dix-neuf ans, il l’exile à Surrentum2, puis sur l’île de Planasia3. La grossièreté, la brutalité et la violence dont le jeune homme faisait preuve, si ce n’est la folie, sont la cause de son sort. Livie trouvait là matière à se réjouir en voyant la déchéance d’Agrippa Postumus. Cette mise à l’écart faisait de son fils Tibère, issu des Claudes mais maintenant entré dans la gens des Jules par l’adoption, le seul homme capable de succéder à Auguste. Julia, la petite-fille d’Auguste, n’avait aucune influence. L’empereur l’exila à son tour sur l’île de Pandataria comme autrefois sa mère, car elle avait ouvertement entretenu une liaison adultère.
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En 4 ap. J.-C. Nom ancien de l’actuelle Sorrente en Campanie, situé à 26 km au sud de Naples, et à 211 km de Rome. 3 Nom ancien de l’actuelle île de Pianosa, située dans un archipel toscan, entre l’île d’Elbe et la Corse. 2
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Auguste ne manquait pas d’amertume à l’égard des deux Julias, la mère et la fille, et d’Agrippa Postumus. Il disait voir en eux « ses trois abcès et ses trois chancres ». Avec le temps, les dispositions de l’empereur envers Agrippa Postumus s’adoucirent. Secrètement, Auguste alla voir son petit-fils exilé sur une île aride. Malgré la grande prudence qu’avait prise Auguste, sa traversée s’ébruita. Livie était habile pour savoir tout ce qui se tramait, elle ne resta pas longtemps dans l’ignorance de ce déplacement : la femme d’un compagnon de voyage d’Auguste lui raconta l’affaire. Ce revirement inquiéta Livie, car il formait une véritable menace pour ses projets. Cette même clémence qu’elle avait autrefois insufflée à Auguste à propos de Cinna pourrait aujourd’hui rappeler à Rome le fils adoptif banni et devenir le pire rival de Tibère à la mort d’Auguste. La santé d’Auguste allait donner quelque répit à Livie, car, soudain la constitution de l’empereur s’affaiblit étrangement. Cette indisposition imprévue était sur le point de priver Agrippa Postumus de tout espoir de retour. La fortune qui n’avait jamais trahi Auguste semblait brutalement refuser la tranquillité à ses vieux jours. Comment était-ce possible ? Pour beaucoup, il ne fallait pas aller chercher bien loin la cause d’un tel malheur. Un nom surgissait, celui de Livie. Pour eux, la femme même de l’empereur était nécessairement l’origine de ce bouleversement. Depuis, des soupçons pèsent sur elle au point de pouvoir reconstituer la tragédie. Livie aurait empoisonné des figues qu’Auguste lui-même avait cueillies. Livie présenta à son mari les fruits contaminés sur un plateau, tout en mangeant, pour sa part, ceux qui étaient sains. Qu’il s’agisse d’une médisance ou de la vérité, Auguste tombe profondément malade, il va s’éteindre. Auguste a soixante-seize ans moins trente-cinq jours1 quand il rend son dernier soupir à Nola2 entre les bras de Livie. C’est à elle qu’il adresse ses ultimes paroles : Tant que tu vivras, souviens-toi de notre union.
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Le 19 août 14 ap. J.-C. Nola, située à une trentaine de kilomètres à l’est de Naples. 33
Devant la mort de son mari, Livie ne se montre pas du tout désemparée. Elle agit aussitôt avec le plus grand discernement. Elle avertit Tibère sur-le-champ, elle lui demande de rentrer d’Illyrie1. L’épouse attentive et la mère prévenante géraient la situation. Livie retenait les informations exactes et, en même temps, en délivrait d’autres rassurantes. Au-delà de tout sentiment, de tout signe d’affection, c’est une femme de devoir et aux fines analyses qui œuvrait. Par ses manœuvres, et non des intrigues, Livie évitait qu’officiellement il y eût un vide dans l’exercice du pouvoir : la mort d’Auguste et l’avènement impérial de Tibère ne seront révélés que simultanément. Grâce à Livie, Rome a conservé en permanence un empereur pour veiller sur elle ; la continuité de la dignité impériale venait d’être préservée. Le premier acte du nouveau règne est l’exécution d’Agrippa Postumus. La descendance d’Auguste doit s’effacer.
La veuve d’Auguste La mort de son mari et l’accès de son fils au pouvoir n’installèrent pas Livie dans une retraite tranquille bien qu’elle eût atteint sa soixante-douzième année. Livie continue à faire l’objet de beaucoup d’attentions : une va venir d’Auguste après sa mort, et d’autres, parfois moins élégantes, de Tibère en personne. Un an et quatre mois avant de mourir, Auguste avait écrit deux cahiers qu’il remit aux Vestales, les prêtresses dédiées à Vesta, déesse du feu et du foyer. Selon ses volontés, leur lecture devait en être donnée devant le Sénat après son décès. Au moment venu, les Vestales produisirent les documents avec trois autres rouleaux : un certain Polybe, un affranchi d’Auguste, et non pas un sénateur, les lut. Ils contenaient notamment les dispositions testamentaires qu’avait prises Auguste, ainsi que le bilan de son action à la tête de l’empire et ses directives pour le préserver.
1
Province sur la rive orientale de l’Adriatique, correspondant aujourd’hui à l’ouest de l’Albanie, de la Serbie et de la Croatie. 34
Tibère et Livie étaient les principaux bénéficiaires des libéralités du défunt empereur : il avait laissé à son fils adoptif la moitié de son patrimoine augmentée d’un sixième, et un tiers de celui-ci à sa femme. Auguste présentait aussi à ses héritiers des excuses pour ne disposer plus que de cent cinquante millions de sesterces alors qu’il avait reçu en vingt ans près de quatre milliards de sesterces venant d’héritages d’amis, ainsi que le patrimoine de son père naturel, Caius Octavius, et celui de son père adoptif, Jules César. Cette fortune, expliquait-il, il l’avait dépensée au profit du bien public. Pour la postérité, il s’était senti obligé de laisser quelque argent à des personnes qu’il détestait, il prit même soin de les flatter dans son discours posthume. Dans son ultime générosité, il n’oublia ni la plèbe, ni les légionnaires. En revanche, ses dernières volontés n’épargnèrent pas les deux Julias, la mère et la fille : il leur interdisait de reposer après leur mort dans le même tombeau que lui. Le Sénat devait approuver le testament d’Auguste, car il accordait à Livie une quotité supérieure à celle que la loi permettait de léguer à une femme. En l’occurrence un tiers de cent cinquante millions de sesterces au lieu du maximum légal de vingtcinq mille sesterces. C’est bien sûr sans aucune réticence que le Sénat approuva. Mise à part une dévolution de biens, ce testament prévoyait l’entrée de Livie dans la gens des Jules par le biais d’adoption posthume. Désormais, Livie devait s’appeler Julia Augusta, et Tibère devait ajouter à son propre nom celui d’Auguste. Malgré tous les honneurs qui lui avaient été manifestés du vivant d’Auguste, Livie était toujours restée en retrait par rapport à son mari. Devenue Augusta, son statut change, et elle aussi. Le Sénat proclama l’apothéose d’Auguste, le Divin Auguste fut intégré parmi les dieux. En conséquence, un culte allait lui être assuré. Cette fonction est confiée à Augusta. Pour la première fois, l’épouse d’Auguste exerce une fonction officielle. À ce titre, elle peut bénéficier d’un licteur dans l’exercice de sa charge. Augusta ne pouvait toutefois se satisfaire d’aussi peu avec Tibère, alors que Livie faisait beaucoup plus auprès d’Auguste. Elle affirmait, en effet, avoir fait de Tibère un empereur, et, selon elle, il ne lui revenait pas de régner à égalité avec son fils, mais bien de le dominer ! D’après le peuple, elle était capable d’intercepter et même de retenir des messages de l’empereur Tibère ! Un jour, alors que Tibère était absent, Augusta dédia une statue au divin Auguste érigée près du 35
théâtre de Marcellus, elle n’hésita pas alors à faire graver son propre nom avant celui du nouvel empereur ! Dans la vie officielle, la chancellerie commença par libeller les documents en portant le nom d’Augusta à côté de celui de Tibère, et l’on adressait les requêtes indifféremment à l’un ou à l’autre. Augusta recevait des délégations du Sénat et du peuple. Si elle n’osa jamais pénétrer dans le Sénat ou dans un camp militaire, elle voulut néanmoins inviter à un banquet les sénateurs, les chevaliers et leurs épouses à l’occasion de la consécration d’une image d’Auguste chez elle. Tibère trouva que sa mère allait trop loin, il l’en empêcha. Finalement, pour éviter un conflit majeur, lui inviterait les hommes, et elle recevrait les femmes. Les années ne paraissaient pas être un fardeau pour Augusta : au cours d’un incendie survenu près du temple de Vesta, elle n’hésite pas à aller exhorter le peuple et les soldats pour porter secours. Malgré son âge avancé, elle continue à faire en de telles circonstances comme au temps d’Auguste. Tibère n’appréciait pas du tout les marques de reconnaissances accordées à sa mère. Son hostilité ne s’est pas cantonnée à la seule attribution du licteur auquel elle eut droit. Il interdit même l’érection d’un autel de l’Adoption rappelant l’entrée de Livie parmi les Jules. Il s’opposa également aux initiatives des sénateurs désireux de gratifier Augusta du titre de Mère de la patrie, comme Auguste le fut de celui de Père de la Patrie. Pis aux yeux de Tibère, cette proposition tendant à ajouter à sa titulature la mention Fils de Julia, puisqu’Augusta appartenait désormais à la gens des Jules ! Face à de telles adulations en faveur de sa mère, Tibère sentait son autorité diminuée : pour les interdire, officiellement, il considérait qu’une femme ne devait pas recevoir autant d’honneurs. Aussi longtemps que sa mère est en vie, Tibère lui conserve un respect invétéré. Pourtant, la mésentente prend progressivement place dans leurs rapports. Tibère lui reproche de vouloir partager l’empire avec lui, il ne supporte plus cette situation. Il préfère même éviter sa mère et ne pas avoir de trop longues conversations avec elle de peur que l’on croie qu’il règne sous l’effet de ses conseils. Tibère va jusqu’à demander à Augusta de ne plus s’occuper d’affaires 36
importantes, car, pour lui, elles conviennent seulement aux hommes. Il s’était offusqué de l’attitude d’Augusta lors du feu qui avait eu lieu à côté du temple de Vesta. Cependant, les remarques de Tibère demeuraient sans effet le caractère d’Augusta. Augusta exaspéra Tibère au plus haut point par une demande insistante et répétée afin d’inscrire une certaine personne parmi une liste de juges. Cette affaire provoqua à la longue une rupture entre la mère et le fils : lui exigeait la mention de cette faveur sur les registres publics, et elle répliqua en menaçant de sortir de ses archives des billets d’Auguste peu flatteurs à son sujet. Dès lors Tibère se retira sur l’île de Capreæ1 : il revint une seule fois revoir sa mère atteinte d’une grave maladie. Augusta, résistante, s’en remit. Nul ne sait si la piété filiale avait dicté ce déplacement ou bien si une dissimulation plus intéressée en fut la cause. Observant son empire depuis son refuge insulaire, Tibère ne prit pas le soin de retourner voir sa mère à nouveau tombée malade. Cette fois, elle se dirigeait pourtant vers une issue fatale. Augusta allait s’éteindre sans la présence de son fils, elle avait atteint sa quatrevingt-sixième année2. Tibère laissait entendre qu’il assisterait aux funérailles d’Augusta, mais il tarda volontairement à exprimer ce qu’il ferait réellement. À cause de ces atermoiements, le corps de la vieille et illustre dame ne fut pas exposé comme l’exigeait la tradition. En définitive, Tibère n’allait pas venir. Quand la cérémonie eut enfin lieu pour déposer la dépouille dans le mausolée d’Auguste, le cadavre était déjà en décomposition. En l’absence de Tibère, c’est à Caligula, alors âgé de dix-sept ans, qu’incomba de lire l’éloge funèbre de sa bisaïeule Augusta. Rapidement, des voix s’élevèrent pour qu’Augusta fût divinisée, mais Tibère allait formellement proscrire cette idée. Les sénateurs firent porter le deuil à leur femme pendant un an et votèrent la construction d’un arc de triomphe à la mémoire d’Augusta. Tibère n’osa pas annuler ce décret, mais il offrit de financer lui-même l’érection de ce monument : il ne versa jamais les fonds nécessaires, ce qui fit oublier le projet. Les dernières volontés d’Augusta ne furent pas respectées : Tibère annula son testament. Huit ans plus tard, Caligula le validera
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Nom ancien de l’actuelle île de Capri dans le golfe de Naples. En 29 ap. J.-C. 37
en succédant à Tibère. Claude, devenant à son tour empereur à la suite de Caligula, accordera aussitôt l’apothéose à son aïeule Augusta1. Augusta quitta la vie quinze ans après le départ d’Auguste. Treize années plus tard, elle le rejoindrait parmi les dieux. Chez les hommes toutefois, il subsiste depuis beaucoup d’interrogations sur Livie. Cette femme exceptionnelle reste mystérieuse. Est-elle responsable de toutes ces morts qui ont conduit son fils à la tête de l’empire ? N’aurait-elle pas préféré l’exercice du pouvoir à son propre fils ou estce le sens du devoir et celui de la grandeur de Rome qui ont guidé ses choix ? Une seule certitude, le jeune Octave l’a passionnément aimée.
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Le 17 janvier 42 ap. J.-C.
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MESSALINE
La vie de Messaline, femme de Claude. (Empereur de 41 à 54)
Après la mort d’Auguste et de Livie, leurs descendants continuent d’affermir leur autorité sur Rome. Il est fréquent, pour ne pas dire habituel, de les voir se marier entre eux. Cette proche parenté ne leur fait pas du tout obstacle à vouloir s’éliminer entre eux dans l’espoir de régner ou de continuer à le faire. En dépit de ces conflits personnels, Rome accroît toujours son empire et accapare d’immenses ressources. Des particuliers accumulent d’immenses richesses, pas seulement des nobles, mais aussi des affranchis. Il arrive que ces anciens esclaves jouent un rôle primordial quand le maître qui les a rendus à la liberté n’est personne d’autre que l’empereur. Certains restent dans sa confidence et dans sa confiance : ils en tirent de l’influence au détriment des vieilles lignées romaines. Alors qu’Auguste et Livie avaient voulu imposer des mœurs fondées sur la rigueur d’antan, leur disparition avait donné aux Romains un espoir de retourner à un esprit plus léger et moins morose. Depuis, toutes les femmes ne s’en offusquent pas : parmi les plus riches, d’aucunes encouragent même une licence notoire. Messaline va découvrir la vie dans ce monde incertain.
Les caprices du destin C’est entre la sixième et la onzième année du règne de l’empereur Tibère1 que naît Messaline. Elle a pour père Marcus Valérius Messala Barbatus, et pour mère Domitia Lépida. Tous les deux appartiennent à de brillantes familles romaines alliées, ce sont en effet des cousins. Ils ont une grand-mère commune en la personne d’Octavie, la sœur de l’empereur Auguste. 1
Entre 20 et 25. Sa date de naissance n’est pas connue avec précision. 41
Marcus Valérius Messala Barbatus est issu d’une ancienne famille de rang consulaire, impliquée depuis des générations dans l’histoire de Rome. Marcella la Jeune lui avait donné la vie, elle était la fille d’Octavie et du consul Marcellus, son premier mari. Le père de Messaline est en conséquence un petit-neveu d’Auguste. Son propre père fut deux fois consul, et son grand-père paternel était le fameux orateur Messalla Corvinus. Domitia Lépida n’avait rien à envier à l’ascendance de son mari. Sa mère Antonia l’Aînée était la petite-fille d’Octavie et de Marc Antoine, son second mari. Cette filiation faisait de la mère de Messaline une petite-nièce d’Auguste. Le père de Domitia Lépida était par ailleurs apparenté à la gens de Lépide, collègue d’Auguste et Marc Antoine au triumvirat1. Tant par sa mère que par son père, Messaline est apparentée au premier empereur romain. Le sang de Messaline la distingue parmi la plupart des Romaines, surtout quand il faudra lui trouver un mari. Messaline perd son père bien avant cette échéance, elle n’a pas deux ans quand il meurt. Il est hors de propos à ce moment-là pour sa mère de rester veuve, Domitia Lépida se remarie très rapidement. Son nouveau mari est lui aussi né d’une prestigieuse lignée2. Indépendamment de cette union, Domitia Lépida est déjà une femme fort riche, et sa réputation ne sera jamais à faire. Des rumeurs lui accordent d’être aussi bien violente qu’impudique. Messaline ne trouve aucun modèle de vertu dans sa mère, et personne ne l’invitera à en chercher un, avant ou après son mariage. Cet important événement pour une jeune fille arrive la deuxième année du règne de Caligula3. L’âge de Messaline à cette date est incertain, elle a entre treize à dix-huit ans4. Le mari qu’on lui impose ne sort ni de l’enfance, ni même de l’adolescence. C’est un homme en pleine maturité, il s’agit de Claude. Il se rapproche des cinquante ans5. La mère de Claude est Antonia la Jeune, la deuxième fille est d’Octavie et de Marc Antoine : Claude est en conséquence le cousin 1
Voir supra La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 1. Il s’agit de Faustus Cornélius Sulla. 3 Caligula est empereur de mars 37 à janvier 41. 4 En 38 ou 39. 5 Claude est né à Lyon le 1er août 10 av. J.-C. 2
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de chacun des parents de Messaline, eux-mêmes cousins. Claude est aussi un petit-neveu d’Auguste. Le père de Claude est Drusus, fils de Livie et frère de l’empereur Tibère1. Claude avait un frère, Germanicus. Il fut empoisonné probablement à la demande de Livie, son fils Caligula a succédé à Tibère. Claude est à la fois le neveu de Tibère et l’oncle paternel de Caligula. Messaline va épouser un homme dont l’âge et la parenté laisseraient penser qu’il a assumé des fonctions remarquables et qu’il en assure encore. Pourtant, il n’est rien. Claude n’est qu’un simple particulier quand Messaline devient sa femme. Depuis des décennies, cette absence de responsabilités donne à Claude tout le temps nécessaire pour nourrir ses émotions. Elles sont simples : les plaisirs de la table, du jeu et de l’amour. Ces distractions ne l’absorbent pas entièrement, Claude se consacre aussi à l’écriture. Tout au long de sa vie, il va composer plusieurs ouvrages : un traité sur le jeu de dés, huit manuscrits autobiographiques, et des études historiques, en latin et en grec. Si le mari de la jeune Messaline a échappé à tous les soucis qu’aurait dû connaître un homme de son rang, à coup sûr, une raison sérieuse le privait des honneurs. Son passé semble tout expliquer : enfant, Claude fut sujet à des maladies persistantes qui laissèrent des séquelles. Claude était bègue, et sa voix manquait de clarté. Ses genoux étaient faibles, ses mains tremblaient, et sa tête s’agitait d’un hochement régulier. Aucun de ces détails ne passait inaperçu. En plus des déficiences de son corps, d’autres affectaient parfois l’esprit de Claude. Auguste lui-même, puis Tibère avaient décidé d’écarter Claude de toute charge publique ; les deux empereurs avaient préféré éviter toute remarque désobligeante dont le peuple est tant friand. Seul Caligula va imposer une magistrature à son oncle, celle de consul. Claude l’assumera seulement deux mois uniquement, ce fut l’occasion pour lui d’accéder au rang de sénateur. Il est impossible de dire si, aux yeux de Caligula, l’équité, l’affection ou la moquerie avait motivé cette nomination. Par la suite, Claude avouera toutefois avoir simulé la stupidité sous le règne de son neveu pour sauver sa vie de la cruauté de cet empereur, si ce n’est de sa folie. 1
Voir supra, La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 2-3. Tibère est empereur d’octobre 14 à mars 37. 43
Même les femmes de sa famille rejetaient Claude. Livie, sa grandmère, n’éprouvait qu’un profond dédain à son égard. Quant à sa propre mère, elle dressait un tableau de son fils dépouillé de toute humanité. Antonia la Jeune disait en parlant de son propre enfant : Un simulacre d’homme, seulement ébauché par la nature, mais pas achevé. Tel était l’homme assigné comme mari à la jeune Messaline. En dépit de tous ses troubles, Claude avait pourtant déjà eu des fiancées, et même des épouses. Claude répudia sa première fiancée, Æmilia Lépida, car ses parents avaient trahi Auguste ; la deuxième, Livia Médullina, mourut le jour prévu pour leur mariage. Il eut ensuite pour femme, Plautia Urgulanilla, puis Ælia Pætina, toutes deux issues de la noblesse. Il les répudia toutes les deux. La première à cause de ses débauches et d’un soupçon d’homicide, la deuxième pour des futilités. Claude eut toutefois une fille d’Ælia Pætina, son nom est Antonia. Plautia Urgulanilla lui donna deux enfants, Drusus, et Claudia. Drusus va mourir tout jeune à Pompéi en jouant avec une poire. Le garçonnet lançait le fruit en l’air pour le rattraper avec la bouche, mais il l’avala et s’étouffa. Quant à Claudia, son histoire est peu heureuse. Claude avait commencé à l’élever, mais quand la fillette eut son cinquième mois, il la fit exposer toute nue devant la porte de sa mère. Claude venait de s’apercevoir que l’enfant n’était pas de lui, mais d’un certain affranchi. Auguste avait, semble-t-il, fait preuve d’une extrême clairvoyance en écrivant dans une lettre adressée à Livie que Claude était un garçon qui n’avait pas de chance ! Messaline, pourrait-on dire, apporte des jours meilleurs à Claude. Assez rapidement, elle tombe enceinte. Moins de deux ans après son mariage, elle donne la vie à une fille, Octavie. Quelques mois après cette naissance, une autre grossesse transforme à nouveau le corps de la jeune Messaline. Avant son terme, le destin de Messaline et celui de Claude prennent une voie inouïe. Leurs vies et l’histoire de Rome vont se confondre.
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Une poignée de conjurés appartenant à la garde impériale décide de mettre fin à la vie de Caligula. Le complot ne rencontre pas d’obstacle ; au contraire, de puissants personnages apportent leur soutien. L’affaire est promptement menée puisque ses acteurs sont des hommes armés, vigoureux et proches de l’empereur. Caligula a la gorge tranchée, sa femme, Milonia Cæsonia, reçoit un coup de glaive fatal, et leur fillette d’à peine deux ans, Julia Drusilla, est écrasée contre un mur. Il y avait trois ans, dix mois et huit jours que Caligula régnait, il n’avait pas tout à fait vingt-neuf ans1. Les meurtres sont commis comme prévu, mais personne en particulier ne les avait organisés pour prendre le pouvoir et remplacer Caligula. Pour réaliser leurs intentions, les soldats avaient éloigné tout l’entourage de Caligula, car ils en voulaient uniquement à sa personne. Comme Claude se trouvait dans les parages, les militaires vont le conduire à l’écart sans brutalité. Le mari de Messaline se laisse prudemment guider, il attend dans un cabinet tout proche, celui nommé Hermaeum. À quelques pas, le crime a lieu. Alerté par les bruits et les cris, Claude, dont aucune forme de courage n’avait été éprouvée jusqu’alors, se glisse dans les plis d’une lourde tenture. Rempli de hardiesse inhabituelle, il espère atteindre une terrasse voisine et s’enfuir. Dans l’agitation générale, des soldats surgissent de toutes parts. Claude a beau retenir son souffle, mais il est trahi par ses pieds : ses orteils dépassent de sa cachette improvisée. Un soldat remarque ce détail au bas du voilage, la fuite de Claude va s’arrêter là. Le militaire est résolu à savoir qui se dissimule de la sorte, il soulève le tissu et découvre l’oncle de l’empereur assassiné. Claude est apeuré, il se jette aux genoux du curieux, mais le soldat le salue comme empereur. La conjuration était en effet domestique, et les meurtriers n’avaient envisagé personne pour succéder à Caligula. Pris au dépourvu par les conséquences de leur propre geste, les soldats amènent Claude dans leur retranchement. Le lendemain, le peuple rassemblé devant la Curie* réclame un empereur. Comme le nom de Claude est de plus en plus avancé, le Sénat s’incline. De leur côté, les troupes viennent jurer fidélité à Claude, il était le fils de Germanicus, tant aimé des légions. En retour Claude promet à chaque soldat quinze mille sesterces, créant ainsi un funeste usage que ses successeurs devront suivre. Par la suite, les 1
Caligula est assassiné le 24 janvier 41. 45
candidats à l’empire devront en effet renouveler ce geste : certains dans un véritable esprit de compétition quand ils seront plusieurs à la fois, poussant leur rivalité à acheter l’empire auprès des soldats comme dans des enchères. C’est ainsi que, malgré lui, Claude fut créé empereur, et qu’en conséquence, Messaline devint la femme la plus en vue de Rome et de l’empire. Il avait maintenant cinquante ans, tandis qu’elle en avait entre seize et vingt et un. On ne manqua pas de remarquer que la santé de Claude, autrefois si vacillante, prenait maintenant des tours beaucoup plus favorables. À croire que le nouvel empereur avait jusqu’alors vraiment dissimulé ses véritables facultés et avait affiché une fragilité toute feinte ! Tout juste trois semaines après ces imprévisibles événements, Messaline met au monde son deuxième enfant, il s’agit d’un garçon, il s’appelle Tibérius Claudius Caesar Germanicus, plus tard surnommé Britannicus1. Peut-être un jour succéderait-il à son père ? En moins de trois ans, Messaline est passée du rang de simple jeune fille de la plus belle noblesse à ceux de mère et de femme du maître de l’empire2. Sa vie change radicalement, elle lui apporte les moyens de donner libre cours à toutes ses envies. Les ambitions qu’elle va se découvrir ne seront pas celles attendues chez la femme de l’empereur, ni même chez toute mère. Elles ne visent pas à apporter la gloire au règne de son mari, ni à préparer l’avenir de ses enfants. Des pulsions et des passions plus intimes orientent la jeune femme.
La soif de posséder Le destin est en train de projeter Messaline à une place qu’auparavant elle n’aurait jamais pu espérer ni même envisager : elle doit ce revirement au sort inattendu d’un mari que peu auraient recherché. Jusqu’à présent, Messaline était confinée dans l’ombre d’un mari sans éclat, mais puisque cet homme est devenu le premier d’entre tous, la jeune femme laisse sa personnalité s’affirmer. Dans 1 2
Britannicus naît le 12 février 41. En janvier 41. 46
cette matière seulement, sa propre mère peut lui servir de modèle. À partir de maintenant, il est exclu pour Messaline de partager avec d’autres femmes la moindre commodité qu’offre sa position, surtout que ces éventuelles rivales auraient probablement méprisé Claude avant son accès à la pourpre impériale, tandis qu’elle, à peine adolescente, dut le subir comme mari. Au-delà des avantages, Messaline n’entend pas non plus renoncer à un quelconque bénéfice qu’elle pourrait tirer de sa nouvelle situation. Claude entame son règne en prenant des décisions sages et largement approuvées. Par exemple, il rappelle à Rome les personnes que Caligula avait exilées sans raison, notamment Agrippine et Livilla, ses propres sœurs. Caligula les avait reléguées sur l’île de Pontia1 après leur avoir imposé un commerce incestueux partagé avec un homme qui était à la fois son amant et le mari d’une troisième sœur, Drusilla2. Claude ne souffrait pas cette injustice, il rétablit Agrippine et Livilla dans leurs biens et au rang qui leur revenait : elles étaient ses nièces. Claude montre surtout de l’affection pour Livilla. Il n’est pas rare qu’il s’entretienne en tête-à-tête avec elle. Belle et issue du sang d’Auguste, Livilla ne saurait manifester la moindre condescendance ou flatterie à l’égard de Messaline qui est légèrement moins âgée qu’elle. Cette indifférence suffit pour irriter la jeune femme de l’empereur, provoquer sa jalousie, et soulever son courroux. Messaline organise la perte de Livilla. Elle réussit à monter une accusation d’adultère à son encontre, Livilla est à nouveau bannie. Pour Messaline, ce résultat est insuffisant, ces manœuvres feront bientôt périr la malheureuse. Cette affaire va faire une autre victime : s’il y a eu un adultère, il faut un amant. On en désigne un, le philosophe Sénèque. Il est exilé sur une île de Corsica dont le caractère sauvage le heurte pour toujours3. Une autre femme de haut rang a la malchance de déplaire à Messaline. Il s’agit de Julia, la petite-fille de Tibère, fille de Drusus. Le vrai caractère de Messaline se dévoile une nouvelle fois : jalouse au plus haut point, elle s’empresse de faire disparaître Julia. 1
Nom ancien de l’actuelle île de Ponza, une des îles Pontines située dans la mer Tyrrhénienne, à une quarantaine de kilomètres des côtes du Latium. 2 Il s’agit de Marcus Æmilius Lépidus. 3 Nom ancien de la Corse, île située à 85 km de l’Italie, face à la Toscane, et à 177 km de Nice. 47
Si un simple sentiment excessif pouvait conduire Messaline au crime, lui opposer un refus ne lui aurait certainement pas soutiré une humeur plus clémente. Certains vont vite s’en apercevoir. Domitia Lépida, la mère de Messaline, se retrouvait une nouvelle fois veuve, Claude entreprit de lui trouver un troisième mari. Il décida de la marier avec Caius Appius Silanus, personnage de haute naissance et proconsul* d’Espagne. Claude apprécie cet homme, Messaline aussi. L’empereur l’admet dans son intimité, sa femme voudrait en faire autant. Messaline, en vérité, veut séduire son propre beau-père ! L’homme refuse ses avances : il ne veut pas se livrer à ce qui aurait été à la fois une trahison pour son prince, un adultère pour sa femme, et un inceste pour la loi. Plutôt que de renoncer à son honneur, Caius Appius Silanus préfère encourir la vengeance d’une Messaline se sentant humiliée. Elle ne tarde pas à s’exprimer. Pour châtier cette offense, Messaline met au point une terrible machination avec l’aide de Narcisse, l’influent affranchi de Claude chargé de la correspondance impériale. Les deux complices comptent sur la crédulité de l’empereur. Un matin, avant même le lever du jour, Narcisse prend un air égaré et entre précipitamment dans chambre de Claude. Il veut expliquer au naïf empereur qu’il a vu en songe Caius Appius Silanus en train de l’assassiner. Arrive alors Messaline, elle simule la surprise devant les propos de Narcisse, puis elle confie être sujette à la même vision depuis plusieurs nuits. C’est alors que l’on annonce à Claude la venue de Caius Appius Silanus que, la veille, les deux comploteurs avaient pris soin de convoquer pour cette heure matinale. Il n’en faut pas davantage à Claude pour être terrifié et faire exécuter sur-le-champ Caius Appius Silanus. Messaline vainc. La mort de Caius Appius Silanus, Romain intègre et respecté, jette l’effroi dans Rome tout entière. Cette exécution sommaire et injustifiée suscite des velléités pour renverser Claude qui n’est qu’à sa deuxième année de règne1. Un certain Annius Vinicianus, autrefois pressenti pour succéder à Caligula, craignait maintenant pour sa vie, aussi prit-il le parti de convoiter l’empire et de déposer Claude. Dépourvu de forces armées, 1
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il poussa le gouverneur de la Dalmatie1 à le rejoindre. Celui-ci accepte et dirige vers Rome les deux légions sous son commandement, mais à l’approche de la ville, ses soldats cessent de lui obéir, le chef en rébellion préfère se donner la mort. Entre-temps, bien de nobles Romains avaient déjà rallié la sédition, mais ils se retrouvèrent sans aucune légion pour les soutenir. Leur imprudence les met dès lors en péril. Loin de redouter ces circonstances pourtant dangereuses, Messaline et Narcisse s’en saisissent. En peu de temps, ils recourent à la délation, aux mensonges et aux parjures, d’abord pour faire accuser de complot des innocents, ensuite pour les faire condamner. À l’encontre du droit, on voyait des esclaves témoigner contre leurs maîtres, et des affranchis contre leurs patrons, contre ces citoyens bienveillants qui les avaient libérés de l’esclavage et avaient fait d’eux des personnes libres ! Le seul tort des victimes était d’être riches. Son insatiable avidité encourage chaque jour Messaline à s’emparer des biens de nouveaux malheureux. Parmi les plus nobles de Rome, innombrables sont ces hommes et ces femmes traînés en prison pour y être livrés aux supplices. Tels de vils captifs, c’est enchaînés qu’on les présente aux tribunaux : la sanction est immédiate. Sans délai, leurs têtes sont tranchées et exposées, leurs corps sont précipités du haut des Gémonies, ces sinistres escaliers au pied du Capitole2. Les victimes sont sans nombre, et beaucoup de citoyens ne peuvent pas négocier à prix d’or leur survie auprès Messaline. Ils préfèrent se donner la mort eux-mêmes plutôt que d’attendre les bourreaux envoyés par la femme et l’affranchi de l’empereur. Une nouvelle fois, Messaline est victorieuse. L’année suivante3, tandis que Claude s’évertue à prendre des mesures qu’il estime utiles pour l’empire, Messaline œuvre dans un sens opposé, au détriment des affaires publiques, mais certainement pas des siennes. De son côté, Claude intervient dans plusieurs domaines, financier, civil ou alimentaire. Il exige auprès de particuliers de rembourser des sommes que Caligula leur avait versées sans juste cause. Il retire la 1
Ancienne province romaine située sur la côte orientale de la mer Adriatique, face à l’Italie. 2 La plus petite des sept collines de Rome, mais centre religieux et symbolique du pouvoir. C’est là que se trouvait le temple de Jupiter Capitolin. 3 En 43. 49
citoyenneté romaine à des provinciaux ne parlant pas le latin ou qu’il trouve indignes de la porter. Il est contraint de fixer le prix de certains produits qu’une pénurie anormale avait rendu trop cher. Pour sa part, Messaline fait point par point l’inverse par l’intermédiaire de ses agents. Elle ne veut rien laisser échapper ; peu lui importe la source, pourvu qu’elle y trouve un profit. Elle vend non seulement la citoyenneté romaine à des étrangers, mais aussi des charges militaires et civiles à des Romains, comme celles de gouverneur ou de procurateur. On raconte alors que devenir citoyen de Rome vaut tout juste le prix de deux vases brisés ! Messaline s’implique également dans le trafic de denrées au point d’en faire augmenter les prix et d’en tirer des bénéfices. Les plus humbles sont devenus ses victimes anonymes. De ce nouveau genre de transactions, Messaline en sort toujours plus enrichie. Au cours de la même année, Claude lança une expédition vers l’île de Bretagne1, mais un esprit de rébellion s’empara des soldats. Ils refusaient de traverser l’Océan2 et de suivre leur chef Aulus Plautius vers un monde réputé hostile. L’empereur envoya Narcisse pour mettre fin à ce problème. Son déplacement fut efficace, mais de façon tout à fait inattendue. Indignés à l’idée de devoir écouter un ancien esclave s’adresser à eux, les fiers légionnaires de Rome préférèrent obéir à leur chef légitime. Ils embarquèrent sans avoir laissé à Narcisse la possibilité de leur parler. Sur l’île, les Bretons avaient sous-estimé les forces romaines et surtout les Celtes qui les accompagnaient. À l’identique des Bretons, ces valeureux guerriers étaient capables de franchir à la nage les cours d’eau puissants. Grâce à eux, les Romains eurent peu de difficultés à poursuivre leurs adversaires surpris, car ils pensaient que les Romains, privés de pont, ne les rattraperaient pas. Aulus Plautius avance ainsi sans obstacle majeur jusqu’à l’embouchure de la Tamesis3. À l’annonce de cette victoire, Claude quitte Rome pour la Bretagne. Il prend la mer à Ostia4, près de Rome, puis il navigue vers Massilia5 où son bateau frôle le naufrage à cause d’un puissant vent 1
Aujourd’hui, la Grande-Bretagne. Les Anciens parlaient de l’Océan, là où aujourd’hui on parle de la Manche. 3 Nom ancien de la Tamise. 4 Située à 35 kilomètres au sud-ouest de Rome à l’embouchure du Tibre, cette ville servait de port maritime à Rome. 5 Nom ancien de l’actuelle Marseille, dans le sud de la France. 2
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local, le Circius1. Il traverse ensuite la Gaule jusqu’à Gesoriacum2. De là, il navigue sur l’Océan et arrive en Bretagne. Il se joint à une offensive rapidement victorieuse, il jette les bases de la conquête de la Bretagne, et il en part très vite, après y avoir séjourné seulement seize jours. L’empereur retourne à Rome dont il aura été absent six mois en tout. À son arrivée, le Sénat lui décerne le titre de Britannicus, mais aussi le triomphe. Claude ne va pas porter ce titre, mais il le décerne au fils que lui a donné Messaline et que chacun connaît depuis sous le nom de Britannicus. Quant au triomphe, il y associe Messaline. Comme autrefois Livie, Messaline a son propre char pour traverser Rome en ce jour de gloire où Rome étale sa puissance auprès du peuple. Lors de cet événement, Messaline a entre dix-neuf et vingt-quatre ans. Claude et ses légions ont triomphé des Bretons, et Messaline a triomphé de Claude et de Rome !
La soif de plaisirs Claude éprouvait un profond sentiment d’horreur envers Caligula, son neveu et prédécesseur à la tête de l’empire, aussi décida-t-il d’en bannir la mémoire. Juste après son triomphe sur les Bretons, Claude fit retirer de la circulation toutes les pièces en airain portant le visage de l’ancien empereur. La plupart des Romains apprécièrent cette intention, tant était devenu odieux le souvenir de Caligula. Messaline va s’arranger pour ôter à ce projet tout ce qu’il avait d’honnête. L’airain récupéré fut fondu, elle l’employa à faire exécuter des statues du superbe Mnester, le célèbre pantomime* dont le peuple raffolait tant les prestations. Mnester avait été l’amant de Caligula, mais à présent Messaline voulait en faire le sien. Ni les menaces, ni les promesses ne viennent à bout de l’artiste, mais Messaline ne renonce pas. Déterminée, elle s’oriente vers la ruse pour arriver à ses fins. Consciente de la naïveté de son mari pour en avoir déjà joué, elle va y recourir une fois encore. Pour soumettre Mnester à ses désirs, Messaline demande à Claude lui1
Nom ancien du vent qui souffle en Gaule depuis le Nord-Ouest, aujourd’hui, le Mistral. 2 Nom ancien de l’actuelle Boulogne-sur-Mer, dans le nord de la France. 51
même de contraindre le pantomime à lui obéir. Claude ne sait rien refuser à sa jeune épouse, il ne saurait même pas imaginer une quelconque vilenie chez elle, aussi donne-t-il une réponse favorable à sa requête. Claude ordonne à Mnester de répondre favorablement à toutes les exigences de sa femme. L’artiste considère que l’adultère fait partie de ses nouvelles obligations, et il devient immédiatement l’amant de Messaline. Pour la femme de l’empereur, cette victoire n’est pas un triomphe, car une autre Romaine avait retenu toutes les attentions de Mnester, mais sans aucune contrainte. Une telle conjecture indispose Messaline, elle désire éliminer celle dont les charmes et la beauté ont eu sur Mnester plus d’effets que les siens. La nouvelle proie de Messaline est la belle Poppaea Sabina, celle dont la fille déchaînera un jour les passions de Néron. Messaline profitait tellement du temps de Mnester qu’il se trouva de moins en moins disponible pour tenir ses rôles au théâtre. Cette défection artistique provoqua un mécontentement populaire. Claude fut interpellé à plusieurs reprises sur ce sujet ; toujours aussi naïf, il crut qu’on lui reprochait une liaison avec le pantomime. En conséquence, il répondit ne rien savoir des absences de Mnester, car il n’avait aucune relation avec lui. En prononçant ces paroles, Claude pensait plus aux rapports intimes qu’avait entretenus Caligula avec Mnester qu’à ceux que pouvait avoir Messaline avec ce même homme ! Les spectateurs étaient peinés de voir Claude ignorant des agissements de Messaline, mais ils préféraient se taire plutôt que de se voir définitivement soustraire le talent de Mnester s’ils le dénonçaient publiquement. Lors d’une représentation, tandis que le peuple réclamait à Mnester de danser une pièce fameuse, celui-ci répliqua habilement pour détourner l’attention : Je ne saurais, car j’ai couché avec Oreste. Messaline est satisfaite d’avoir obtenu ce qu’elle voulait, mais il lui en faut toujours plus. Le moyen engagé pour contraindre Mnester avait favorablement abouti, aussi Messaline n’hésite-t-elle pas à l’employer à plusieurs reprises. Elle réclame ainsi son dû auprès d’autres hommes que Claude avait aussi condamnés aux exigences de sa femme.
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Refuser les invitations amoureuses de Messaline relevait d’une folle audace. Pour ce motif, elle avait déjà fait périr son beau-père, Caius Appius Silanus. Récidiver ne l’émouvrait en rien, et c’est bien ce qui va se produire avec Marius Vinicius Quartinus. À titre public, cet homme est consul, en privé, il est le mari de Livilla, l’arrièrepetite-fille d’Auguste et de Livie. Marius Vinicius Quartinus rejeta les libidineuses intentions de Messaline, elle ne put tolérer un tel mépris. Elle le fit empoisonner. Claude n’avait toujours pas vu les agissements de sa femme, et comme il portait une estime certaine à Marius Vinicius Quartinus, il lui offrit des funérailles publiques. Messaline et Claude n’éprouvaient pas toujours le même intérêt sur leurs relations ! Il ne faut pas croire que Messaline prenait systématiquement du plaisir à voir mourir les gens, il lui arrivait aussi de s’investir pour voir épargner les vies de ceux qui, un jour, l’avaient aimée. Elle soutira ainsi à son mari le salut d’un certain Sabinus, autrefois gouverneur de Gaule au temps de Caligula, mais maintenant destiné à mourir dans un combat de gladiateurs. Cette fin cruelle souleva chez Messaline une grande émotion, peut-être aussi puissante que celle ressentie quand ce Sabinus avait satisfait ses sens. Une telle magnanimité ne pouvait qu’encourager les complices de Messaline à lui rester dévoués. En revanche, le peuple, tout à fait indifférent aux aventures de Messaline, marqua un vif mécontentement, elle l’avait privé d’un spectacle mortel, brutal et sanglant. En véritable femme d’empereur, Messaline se montrait généreuse et bienveillante à l’égard de ceux qui se prêtaient à ses débordements, leur offrant comme salaire honneurs et dignités. En revanche, ceux qui prétendaient fuir ses désirs se risquaient à ses poursuites : elles commençaient par la haine, elles s’achevaient par la mort. Depuis que son mari régnait, Messaline voyait toutes ses initiatives prospérer, rien à ses yeux n’aurait justifié de s’arrêter. C’est pourquoi l’adultère, ou, plus précisément la débauche ne présentera bientôt plus de secret ni de retenue pour la femme du maître de Rome. On lui connaît comme principaux amants, Titius Proculus, un chevalier romain, Valens Vettius, un médecin, ou le patricien Plautius Lateranus1 ; dans leur entourage, on recensait aussi le préfet des 1
La gens Laterana possédait des domaines là où sera construite la Basilique SaintJean de Latran. 53
vigiles*1, Decrius Calpunianus, ou le procurateur d’une école de gladiateurs, Sulpicius Rufus. À côté de ces hommes connus, il y eut aussi bien d’anonymes : d’une débauche privée, Messaline est passée à une lubricité publique. Elle était allée, dit-on, jusqu’à se prostituer dans les plus vils lupanars de Subure ; ils ouvraient tous les jours leur porte à la neuvième heure. Tout ce que Rome comptait de plus infâme se répandait dans les sordides ruelles sinueuses de cet ignoble quartier obscur. À la faveur de la nuit, Messaline quittait le palais impérial. Discrètement, elle se faufilait dans la pénombre, la tête encapuchonnée, une perruque blonde posée sur ses cheveux noirs, accompagnée seulement d’une unique servante pour toute escorte. La femme de l’empereur partait rejoindre la cellule qui lui était réservée dans la tiédeur glauque d’un lupanar. Sous une prometteuse inscription, Lycisca – la louve –, les seins soutenus par une résille en or, elle proposait sa nudité et ses flancs à qui voulait en user. Ici aussi, Messaline voulait être la première et sans rivale. À Rome, on racontait qu’elle avait défié l’une des prostituées les plus renommées de son temps. En un jour et une nuit, Messaline supporta vingt-cinq assauts, plus que sa rivale. Encore une fois, Messaline gagne. Bientôt lassée de ses propres turpitudes, Messaline se mit à imposer de semblables divertissements à des femmes qui n’en recherchaient point. Elle déplaça les activités de courtisanes depuis Subure jusque dans le palais de l’empereur. Elle imagina de livrer à l’adultère des femmes les plus nobles, sous les yeux même de leurs maris dont elle exigeait la présence. À l’occasion, Messaline n’épargnait pas non plus les jeunes filles du stupre qu’elle avait ainsi initié. Il est toutefois honnête de rappeler que la création d’un lupanar dans le palais impérial ne relève pas de l’exclusive extravagance de Messaline : Caligula l’avait déjà fait au profit, disait-il, des finances publiques. Il avait installé au Palatin des cellules individuelles et élégamment meublées où attendaient des matrones* et de jeunes gens, non des esclaves, mais de naissance libre. Toutes ces personnes se tenaient là pour satisfaire les demandes des visiteurs. Caligula avait même songé à promouvoir ce nouveau site de plaisirs en faisant parcourir la ville à des crieurs publics afin d’inviter jeunes et vieux à 1
Les vigiles étaient les pompiers de Rome, organisés en quatorze cohortes placées sous l’autorité d’un préfet. 54
s’y rendre, quitte à leur prêter l’argent nécessaire à un taux usuraire. C’est sans déplaisir, paraît-il, que la foule observa ce spectacle. Tandis que Messaline passe son temps dans l’exaltation de ses sens et livre son corps à d’infinis plaisirs, son mari veut rétablir une certaine rigueur morale. Il a réintroduit à Rome une magistrature abandonnée depuis plus d’un demi-siècle, celle de la censure1. Au titre de censeur, lui-même fut amené à sanctionner les mœurs des Romains et des Romaines. Il réprimanda de la sorte certaines femmes pour leur légèreté ainsi qu’un jeune homme qualifié de séducteur et d’adultère. Claude lui demanda de s’abandonner avec plus de discrétions aux plaisirs de son âge, sans que l’on ait besoin de connaître le nom de sa maîtresse. En dépit de ses intentions, l’empereur semblait bien ignorant des affaires de son propre ménage, ou alors feignait-il de l’être ! À côté de ses accaparantes activités, Messaline trouvait encore des ressources pour songer au confort de son mari, elle plaçait à ses côtés de jeunes servantes toutes prêtes à satisfaire ses désirs d’homme. Pour s’assurer le silence des complices nécessaires, deux moyens s’offraient à Messaline : les présents ou les pires tourments. Messaline usait des deux. Elle n’avait pas lésiné à provoquer la perte de Justus Catonius, préfet du prétoire*, dont les aveux auraient compromis ses ambitions et ses plaisirs. La sixième année du règne de Claude apporta à Messaline l’opportunité d’exercer à la fois toute sa convoitise et sa pire jalousie, Rome fêtait alors son huit centième anniversaire2. Messaline souhaitait posséder les magnifiques jardins jadis commencés par Lucullus3, et sans cesse embellis par tous leurs propriétaires. Celui du moment était le très riche sénateur d’origine gauloise, Décimus Valérius Asiaticus. Messaline imagine de faire accuser cet homme de complot et de mœurs dissolues. Elle envoie Sosibius, le précepteur de Britannicus, pour conseiller à Claude de se méfier des personnes trop riches. Comme Décimus Valérius Asiaticus s’était autrefois ouvertement 1
La censure n’était plus exercée depuis 22 av. J.-C. En 47, selon la légende Rome fut créée le 21 avril 753 av. J.-C. 3 C’est à l’emplacement de ces jardins que se trouve aujourd’hui à Rome la Villa Médicis. Lucullus est un général romain, très riche, et particulièrement connu pour le faste de sa table (115-57 av. J.-C.). 2
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vanté d’avoir participé à la conjuration qui avait éliminé Caligula, il n’en fallut pas plus à Claude pour le soupçonner et le faire arrêter. Décimus Valérius Asiaticus se trouvait alors sur la côte de Campanie, à Baiae, près de Néapolis1. Des soldats vont le chercher et le ramènent à Rome couvert de chaînes. Il est présenté à Claude au palais impérial, et non pas au Sénat comme l’exigeait son rang. On l’introduit dans l’appartement impérial en présence de Messaline. Un complice de Messaline pénètre dans la pièce, le sénateur Publius Suillius Rufus : malgré sa prestigieuse qualité, il n’est qu’accusateur à la solde la jeune femme. Il formule deux reproches à Décimus Valérius Asiaticus. D’une part, il dénonce son adultère avec Poppaea Sabina, femme que Messaline voulait perdre pour ses liens avec Mnester. D’autre part, il lui reproche des mœurs corrompues au point de monnayer la vigueur de soldats de Rome pour agrémenter ses plaisirs. Décimus Valerius Asiaticus se défend avec habileté, il soulève l’émotion de Claude, sans toutefois oublier de rétorquer au perfide Suillius : Interroge tes fils, Suillius, ils confesseront que je suis un homme ! Messaline sent qu’elle risque de perdre. Elle verse une larme et sort de la pièce pour l’essuyer. En réalité, elle rejoint un troisième comparse : il s’agit de Lucius Vitellius, le père du futur empereur éphémère, Aulus Vitellius2. Comme cet homme cherchait à plaire à Messaline, il était prêt à lui rendre n’importe quel service. Claude est en train de délibérer sur le sort de Décimus Valérius Asiaticus, quand, tout à coup, entre Vitellius en pleurant. Il rappelle tous les mérites et toutes les qualités de son vieil ami Décimus Valérius Asiaticus, puis il conclut que, face à tant de qualités, il faut lui laisser le libre choix de sa mort ! Claude adhère aussitôt à l’idée et à sa simplicité. Quant au sort de Poppaea Sabina, ce n’est pas un grand souci pour Messaline, car elle est convaincue de trouver facilement des personnes compréhensives qui l’accompagneront vers le suicide. Décimus Valérius Asiaticus choisit de se donner la mort en s’ouvrant les veines. Avant de s’y résoudre, il exprima sa douleur de 1
Station balnéaire très prisée des Romains, aujourd’hui sur la commune de Bacoli, à 15 km à l’ouest de Naples. 2 Vitellius sera empereur du 19 avril 69 au 22 décembre 69. 56
mourir à cause de la fourberie d’une femme, puis il alla vérifier son bûcher funéraire pour que la chaleur dégagée n’abîmât point les arbres de son cher jardin. Messaline va pouvoir en disposer sous peu, elle se sent soulagée. Elle appréciera le lieu avec d’autant plus d’agrément et de réconfort que Poppaea Sabina, comme prévu, met fin à ses jours. Messaline a une nouvelle fois tout réussi. Messaline a maintenant entre vingt-deux et vingt-sept ans, il y a six ans que son souci d’avidité, de débauche et de cruauté occupe sa jeune existence de femme d’empereur. Soudain, une rencontre lui laisse entrevoir une vie future sous un jour imprévu : à son habitude, Messaline s’attache à réaliser ce nouveau dessein.
Un nouveau mari La vie publique de Rome présenta au regard de Messaline un nouvel objet pour ses insatiables convoitises charnelles. Il s’agissait de Caius Silius. Ce jeune sénateur venait d’être désigné consul pour la prochaine année. Ce n’est pas cette fonction qui présentait un quelconque intérêt pour Messaline, mais bien son futur titulaire. À ses yeux de femme, il est surtout un homme doté d’une beauté remarquable, ce que chacun reconnaît dans la ville. Messaline le veut. Caius Silius, préférant la vie à la mort, devient malgré lui l’amant de la femme de l’empereur. La nouvelle liaison de Messaline prend rapidement un tour sans précédent. Des sentiments sont en train de la troubler. Aussi est-ce avec plus de vigueur qu’elle exige d’être la seule à jouir de la beauté de cet homme marié. Sous la contrainte de sa maîtresse, Caius Silius répudie sa femme, la belle, riche et noble Junia Silana ; elle-même saura profiter de sa nouvelle liberté et fera parler d’elle plus tard. Comme d’habitude, Messaline a eu ce qu’elle voulait. Cette victoire a un revers dont elle n’est pas du tout consciente puisqu’elle va lui faire perdre peu à peu le sens de la réalité Caius Silius espérait tromper l’attention générale à travers une relation effacée avec la femme de Claude. Messaline ne l’entend pas ainsi. Elle est fière de son nouvel exploit, elle ne veut pas le cacher. Elle se montre très souvent chez son amant, et non sans faste. Elle ne 57
se rend pas chez lui en toute discrétion, elle ne se dissimule pas derrière les rideaux d’une litière anonyme. Au contraire, elle se déplace avec une nombreuse compagnie. Quand son cortège parcourt les rues de Rome, tout le monde la reconnaît. D’ailleurs, comment ne pas identifier celle qui porte le titre d’Augusta, comme autrefois Livie ! Messaline nourrit maintenant une passion sans limites, elle se montre généreuse, elle offre des richesses et des honneurs à Caius Silius. C’est une irrésistible frénésie, si ce n’est un véritable amour, que vit Messaline. Pour ainsi dire, elle ne cherche plus à divertir ses sens, mais à reléguer Claude à une place autre que la sienne. Elle installe chez son amant des biens de son mari, du mobilier précieux, des esclaves et des affranchis. On croirait que par son entremise l’empire est en train de passer de Claude à Caius Silius ! Ce mode de vie ne convient pas à Caius Silius. Malgré les périls encourus, il propose le mariage à Messaline plutôt que d’attendre la vieillesse de Claude. Pour agrémenter son offre, il lui annonce aussi son intention d’adopter Britannicus. Messaline ne s’enflamme pas à cette idée. D’abord, elle en mesure toutes les conséquences. Elle voit un point favorable : en acceptant cette union qui mènerait à l’éviction de Claude, elle garderait tout ce que mérite son rang. En revanche, elle pense qu’une fois arrivé à l’empire, Caius Silius pourrait rejeter une femme tant marquée par l’adultère. La prudence paraît l’emporter sur enthousiasme, mais l’évocation d’un mariage d’amour émeut tellement Messaline qu’elle souscrit au projet. Pour certains, l’idée du mariage serait d’abord née dans l’esprit de Messaline et ne serait pas venue de son amant. Dans les deux cas, l’affaire prend forme. Pour faire aboutir ce mariage, Messaline va user de ruse et de perfidie. Elle persuade Claude de participer à ce qu’elle présente comme une manœuvre pour le protéger. Des présages, lui explique-telle, annoncent un terrible danger sur le mari de Messaline. Claude se sent aussitôt concerné par les révélations de sa femme, car il est toujours aussi soucieux de tout ce qui touche sa personne. Il écoute Messaline avec d’autant plus d’attention qu’elle lui propose une solution pour écarter les périls auxquels il est exposé. Messaline convainc Claude d’apposer son accord sur un contrat de mariage en bonne et due forme entre elle-même et Caius Silius. Claude reconnaît que cet habile subterfuge ne pourrait qu’éloigner de lui tous les 58
risques, car ils s’abattraient sur le nouvel époux de Messaline, Caius Silius. Claude est d’accord. Des tablettes nuptiales sont rédigées, l’empereur pose son approbation sur le document qu’on lui tend. Messaline ne se précipite pas ; une fois l’acte convoité entre ses mains, elle prend son temps. Elle attend que Claude doive s’absenter de la ville, elle prétextera à ce moment-là une indisposition pour ne pas l’accompagner. Une occasion se présente enfin. L’empereur est dans l’obligation de se rendre à Ostia, le port où arrivait une grande partie de l’approvisionnement de Rome. Là, il va participer à un sacrifice lié à ce ravitaillement, et vraisemblablement s’attarder pour superviser les travaux d’aménagement du port qu’il a commandés. Le temps tant attendu étant là, Messaline s’emploie à célébrer au plus vite son mariage avec Caius Silius. La jeune femme désire vivre une véritable cérémonie avec toute la solennité qui convient : écouter des auspices, s’engager devant les dieux en présence de témoins, et offrir un repas. Les noces de Messaline et de Caius Silius ont alors lieu à Rome, ouvertement et aux yeux de tous, sauf ceux de Claude demeurant dans l’ignorance. Elles se concluent par un festin que Messaline a organisé dans la maison de Caius Silius. Les principaux complices de Messaline participent au banquet, la fête reconstitue des vendanges. Des cuves et des pressoirs ont été mis en place, il y a des esclaves pour les actionner et préparer du vin. Pendant que le précieux liquide coule en abondance et se répand, des femmes vêtues de peaux de bêtes bondissent dans tous les sens en hurlant. L’odeur du raisin écrasé se mêle aux cris. Messaline et Caius Silius portent des cothurnes* aux pieds, comme des acteurs de tragédie : lui est couronné de lierre, et elle brandit un thyrse, le gigantesque sceptre de Bacchus décoré de vigne. Les mouvements de leurs têtes répondent aux paroles du chœur. La musique s’est mélangée à chaleur du vin, des esprits et des corps. Dans l’ivresse collective, un des convives, désormais hors de lui, se hisse sur un arbre. Tel un augure qui ignore son propre sort, il s’écrie : Une horrible tempête vient d’Ostia. Dans l’entourage de Claude, on se tient informé de tous ces événements. Ses affranchis s’inquiètent. Ils sont conscients que la disparition de l’empereur au profit de Caius Silius entraînerait leur 59
propre chute. Malgré leur complicité avec Messaline, ils n’ont plus confiance en elle, car elle a fait périr l’un d’entre eux, Polybe, l’archiviste impérial. Maintenant, leur souci est de se protéger. Il n’y a qu’une seule issue possible à leurs yeux, démontrer les crimes de Messaline, la faire arrêter, et surtout la faire périr avant qu’elle ne soit jugée. Il faut effrayer Claude et éviter qu’il entende la défense de Messaline, car sa naïveté pourrait l’emporter sur sa terreur. Après des hésitations et des débats entre les affranchis, la conjuration s’épuise. Un seul affranchi persiste : Narcisse. Il n’a plus qu’une ambition, provoquer la fin de Messaline. Narcisse sait qu’il ne peut pas agir seul s’il veut qu’une vive émotion s’empare de Claude. Il met dans la confidence Calpurnia et Cléopâtre, deux courtisanes dont Claude apprécie les talents. En échange de leur aide, Narcisse leur promet des largesses et une plus grande emprise sur l’empereur quand Messaline aura disparu. Devant de si belles promesses, les deux femmes acceptent. Leur rôle est simple, elles devront dénoncer Messaline. Une fois les deux comparses admises dans l’intimité de Claude, c’est Calpurnia qui délivre en premier le message. Effondrée aux pieds de Claude, elle lui annonce le mariage de Messaline et de Caius Silius. Comme pour rechercher un appui à son aveu, elle demande à Cléopâtre si elle est également au courant de l’affaire. De la tête, Cléopâtre acquiesce. Les mots de l’une trouvent de la force dans le silence de l’autre. La plus bavarde des courtisanes suggère à l’empereur de faire venir Narcisse. Narcisse entre. Il résume les faits. Selon lui, sans une réaction rapide de la part de Claude, Rome sera bientôt au pouvoir du nouveau mari de Messaline. Pris au dépourvu et ne sachant que faire, Claude interroge les dignitaires à ses côtés. S’apercevant qu’eux aussi étaient déjà au courant de la situation, il en vient à douter qu’il soit encore l’empereur. Il est terrorisé. Autour de lui, on s’active, on prépare sans tarder sa vengeance. Ce qui se trame à Ostia autour de Claude ne reste pas un secret pour Messaline. Elle aussi a des informateurs. Des messagers arrivant de toutes parts lui détaillent les faits. Les convives se séparent sur-lechamp. Chacun agit sans considérer les autres. Messaline se retire 60
dans les jardins de Lucullus, Caius Silius retrouve ses fonctions au forum, les autres se cachent. Pour la première fois, Messaline est confrontée à une défaite, mais elle n’est pas totalement désemparée, elle s’organise. Elle choisit d’aller à la rencontre de Claude en tenant à ses côtés leurs enfants, Britannicus et Octavie. Elle se fait aussi accompagner par Vibidia, la Grande Vestale. Messaline fonde ses espoirs sur la piété familiale et sur celle des dieux tutélaires de Rome. La Grande Vestale, gardienne du feu sacré de Rome, a un droit d’intervention, elle peut implorer la clémence de l’empereur : Messaline aspire à émouvoir Claude par son intermédiaire. Tandis que des centurions ont déjà commencé à arrêter et à enchaîner les complices de Messaline, elle-même est sur la route d’Ostia. Après avoir traversé Rome à pied avec Britannicus, Octavie, et Vibidia, elle emprunte un de ces chariots utilisés pour transporter les déchets de jardin. Narcisse craint des défections autour de Claude, il préfère anticiper. Il s’avance vers Messaline et l’accuse. De sa voix, il couvre celle de Messaline implorant de voir son mari. De retour à Rome, Narcisse prend le soin d’écarter les enfants de couple impérial. La Grande Vestale a beau rappeler que, selon le droit, une épouse ne peut être mise à mort par son mari sans s’être préalablement défendue, Narcisse la renvoie en affirmant que la procédure sera respectée. La Grande Vestale est privée de l’audience que la tradition accorde à sa dignité, elle doit repartir en abandonnant le sort d’une Romaine à un affranchi, à un ancien esclave ! Pour convaincre Claude plus facilement, Narcisse le conduit dans la maison de Caius Silius. Une fois à l’intérieur, Claude voit ses propres meubles, ses propres biens, et ceux de ses propres ancêtres. Furieux, il rejoint les camps des prétoriens* où est maintenu Caius Silius. Claude le juge et le condamne. Des supplices et la mort l’attendent. Les convives ainsi que les complices de Messaline et de Caius Silius n’auront pas de sort plus tendre. Le pantomime Mnester est lui aussi destiné à la même fin. Pour se défendre, il exhibe les marques que Messaline a infligées à son corps sous la contrainte que Claude en personne lui avait imposée. Finalement, Claude et ses affranchis estiment qu’un artiste ne serait pas un danger pour l’empire, ils acquittent Mnester. D’autres marques 61
de bienveillance sont accordées à deux autres accusés. Elles bénéficient d’abord à Plautius Lateranus, grâce à son oncle, le vainqueur et le gouverneur de Bretagne, et ensuite à Suillius Caesonius, car dans toutes les débauches incriminées, il avait tenu un rôle de femme. Pendant ce temps, Messaline réside dans les jardins de Lucullus. Elle n’est pas seule, auprès d’elle se tient sa mère Domitia Lépida, dont elle avait tué le troisième mari. Les deux femmes s’étaient réconciliées en ce moment de difficulté extrême. Messaline n’encourt encore aucune peine, car elle n’a pas été jugée. Elle entretient quelque espoir de rétablir sa situation, mais sa mère lui conseille une mort volontaire et honorable. Messaline n’a pas tort d’espérer, car Claude, après avoir un peu bu, décide qu’il l’entendrait le lendemain pour écouter sa défense. Parlant d’elle, il dit « la malheureuse », mais à lui seul, ce seul mot trouble Narcisse, il a peur de voir ses plans réduits à néant et lui avec. L’affranchi sent que l’indulgence commence à pénétrer l’esprit de faible empereur. Plutôt que d’imaginer Messaline revenir au palais impérial, Narcisse invente un ordre de Claude réclamant l’exécution immédiate de sa femme. Aussitôt, un tribun surveillé par un affranchi se rend aux jardins de Lucullus. Messaline cesse ses gémissements en voyant entrer les deux hommes. Avant qu’ils ne soient trop près d’elle, sa main a déjà saisi un poignard. Elle hésite trop longtemps entre la gorge ou le cœur ; le tribun est déjà là, devant elle. Le soldat transperce la jeune femme d’un seul coup. Messaline expire sous les yeux de sa mère. Dix ans s’étaient écoulés depuis son mariage avec Claude, elle avait entre vingt-trois et vingt-huit ans, Octavie en avait huit, et Britannicus sept. La mort de Messaline ne fut pas immédiatement annoncée à Claude. Il fallait un instant opportun, le plus propice était quand il mangerait. En apprenant cette nouvelle, Claude réclama, non point des détails, mais une coupe de vin. La peur de voir Caius Silius lui ravir l’empire avait certainement plus contrarié Claude que les débordements de sa jeune femme. Dans le futur, rien ne le perturba à propos de la mort de Messaline, pas même ses tout jeunes enfants qui n’avaient plus de mère. Il se laissa aller, paraît-il, jusqu’à oublier que sa femme était morte, il demanda pourquoi elle ne venait plus partager ses repas. Claude, il est vrai, commettait souvent cette erreur à propos 62
de personnes qu’il avait condamnées à mort, et que, par la suite, il conviait pour jouer aux dés. Nul ne saura jamais si Claude faisait alors preuve de cynisme, ou si la faiblesse d’esprit qu’on lui reprochait dans son enfance s’exprimait à la place de l’empereur. Pour ses services, Narcisse fut élevé à la questure, première étape pour devenir un jour sénateur. Le corps de Messaline fut laissé à sa mère afin de lui rendre les honneurs funèbres. Le Sénat ordonna de supprimer les images et le nom de Messaline dans tous les lieux, aussi bien privés que publics. À un âge où l’on ignore presque tout de la vie, Messaline s’était retrouvée femme de l’empereur sans jamais y avoir été préparée. Son père était mort alors qu’elle était une toute jeune enfant, et sa mère n’était pas connue pour l’exemplarité de sa vertu. Quant à son mari, il n’était pas capable de lui apprendre des limites qu’elle aurait déjà dû connaître ; volontairement ou non, il se tenait bien en dehors de ces pesantes réalités. Seule, Messaline ne pouvait rien, contrairement aux puissants affranchis impériaux qui l’entouraient ; eux étaient rompus à tous les dangers et à toutes les manipulations de la cour. La toute jeune Messaline, plus enfant que femme, était dans l’incapacité d’échapper à leurs jeux de pouvoir. Dans leurs propres intérêts, ils lui montraient et lui faisaient goûter toutes les possibilités qu’offrait son rang. Elle les découvrit, elle en raffola, sa jeunesse en devint dépendante. Les affranchis de Claude ont influencé Messaline dans ses dispositions naturelles pour en tirer profit ; de son côté, elle usa sans discernement des moyens que ces hommes mettaient sciemment à disposition. Une naïveté digne de Claude, mais aussi de sa jeunesse ont aspiré Messaline dans une voie qu’on lui avait présentée et où elle se plut. Tous les renseignements sur Messaline sont connus grâce à des récits composés quelques années après sa mort. Ces textes étaient destinés à des lecteurs hostiles au souvenir de la famille alors éteinte d’Auguste et de Livie. Les détails colportés sur Messaline ont peutêtre été déformés, exagérés ou même inventés par des auteurs uniquement masculins. Quant à Claude, il fut quelque peu désabusé par la fin que tous ses mariages avaient eue : deux répudiations et une exécution. Il s’en expliqua devant l’assemblée des prétoriens : 63
Les mariages me réussissent mal, je resterai dans le célibat, et je consens, si je n’y reste pas, à être transpercé par vos propres mains. Malgré de telles invectives adressées à lui-même et aux gardes qui le protègent, Claude, alors âgé de cinquante-huit ans, se remariera, et ce ne sera ni un glaive, ni la nature qui lui ôtera la vie.
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AGRIPPINE
La vie d’Agrippine, femme de Claude. (Empereur de 41 à 54)
En dépit de ses amers constats sur l’issue de ses trois mariages, Claude finit par renoncer à ses propres promesses de demeurer dans le célibat1. Après la mort de Messaline2, il trouva opportun de se remarier3. Une telle affaire a beau être tout à fait personnelle, Claude préféra néanmoins s’en remettre aux avis de ses trois principaux affranchis. Ces hommes, Pallas, Narcisse et Calliste, ont entre leurs mains les plus hautes fonctions de l’administration civile de l’empire. Pallas gère les finances. Narcisse, qui fut le principal acteur de la chute de Messaline, s’occupe de la correspondance impériale. Calliste reste chargé des requêtes, comme au temps de Caligula. Tous les trois ont une telle influence sur Claude, qu’en tout point de l’empire, tout le monde doit s’en méfier. Malgré leurs origines serviles, ils ont accumulé d’immenses richesses comme très peu de particuliers en possèdent. Ils disposent à titre individuel au moins deux cents millions de sesterces, ce qui leur permet presque tous les excès ; Calliste, par exemple, a fait ériger trente colonnes en onyx dans sa salle à manger. Ces trois conseillers ne s’accordent pas sur le choix d’une même femme avec qui marier l’empereur. Chacun en présente une différente4. Narcisse suggère à Claude de se remarier avec sa deuxième femme, Ælia Pætina, également mère de leur fille Antonia. Calliste avance le nom de Lollia Paulina, autrefois femme de Caligula et restée sans enfant. Pallas propose Agrippine, la propre nièce de Claude. Tour à tour, chaque affranchi avance des arguments pour justifier son initiative. Ælia Pætina, âgée d’une quarantaine d’années, est déjà connue au palais, et son retour ne créerait aucun trouble ; comme elle est par ailleurs la mère de l’une des filles de Claude, elle ne causerait pas de 1
Voir La vie de Messaline, femme de Claude, en conclusion. Fin de l’été, début de l’automne 48. 3 Voir La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 1. 4 En 48. 2
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troubles à Britannicus ni à Octavie, les enfants qu’il avait ensuite eus avec Messaline. Lollia Paulina est également une familière du palais, mais, n’ayant point d’enfant, et, disait-on alors, ne pouvant en avoir, elle n’éprouverait aucune jalousie vis-à-vis des enfants que Claude avait déjà. Quant à Agrippine, elle est encore jeune, sa fécondité a été éprouvée par une naissance, mais elle est surtout issue des descendances respectives d’Auguste et de Livie. Elle pourrait prétendre transmettre l’empire à ses enfants, présents ou à venir, que leur père soit Claude ou non. Les arguments de Pallas ont gain de cause, Claude va épouser Agrippine. Il a cinquante-huit ans, et elle trente-trois. Cette femme n’est pas du tout étrangère à cette décision, elle a volontairement contribué à son aboutissement. Avant de connaître ce brillant mariage avec l’empereur, la vie d’Agrippine n’a été toutefois qu’une succession d’épreuves, de périls et d’intrigues.
Les temps des périls Agrippine est née au début du règne de Tibère1. Elle est venue au monde à Ara Ubiorum, la capitale des Ubiens2 située en Germanie inférieure. Agrippine va rester très attachée à ce lieu : l’année qui suivra son mariage avec Claude3, elle lui obtiendra le rang de cité de droit romain et un nouveau nom prestigieux, celui de Colonia Claudia Ara Agrippinensium4. L’ascendance d’Agrippine est illustre. Elle est la fille de Tibérius Claudius Drusus et d’Agrippine l’Aînée. Plutôt que par son nom, c’est surtout par son surnom que le père d’Agrippine est célèbre, Germanicus. Il le tenait de son propre père, Drusus, qui l’avait obtenu à cause de ses brillantes victoires en Germanie. Drusus était le défunt fils de Livie, et le frère de Tibère. Par son père, Agrippine est une arrière-petite-fille de Livie, et une petitenièce de Tibère.
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En 15. Tibère règne de 14 à 37. Peuple germanique vivant sur la rive occidentale du Rhin. 3 En 50. 4 Nom ancien de l’actuelle Cologne, en Allemagne. 2
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Sa mère, Agrippine l’Aînée, est la fille d’Agrippa, fidèle compagnon d’Auguste, et de l’unique enfant de celui-ci, Julia. Par sa mère, Agrippine est une arrière-petite-fille d’Auguste. Sans qu’Auguste et Livie n’aient jamais eu d’enfant ensemble, Agrippine est leur arrière-petite-fille à chacun d’eux1. Malgré de tels bisaïeuls, c’est dans un contexte difficile et imprégné de craintes qu’Agrippine naît à la suite de ses frères Néro, Drusus, Caius et de trois autres morts tout jeunes. Elle aura très rapidement deux sœurs, Drusilla et Livilla. Quand Auguste meurt, Germanicus est à la tête des légions de Germanie, il se trouve alors dans cette province avec toute sa famille2. Plutôt que de rester à Rome, sa femme, Agrippine l’Aînée, avait préféré le suivre dans cette région, ils sont installés dans un camp militaire avec leurs trois enfants. C’est là, loin de l’Italie, qu’elle accouche d’Agrippine. Des peuples germains inquiétants sont à proximité, mais ce sont des évènements strictement romains qui rendent soudain la situation de Germanicus et des siens extrêmement préoccupante. À Rome, il y a un nouvel empereur, Tibère. Lui et sa mère, Livie, ont peu d’affection pour leur neveu et petit-fils, Germanicus. Bien plus, ils redoutent sa popularité. Germanicus est courtois, affable et sincère ; Tibère, au contraire, se montre arrogant, cruel et mystérieux. Germanicus ne s’attarde pas à ce dissentiment injustifié, il continue à faire preuve de fidélité et de loyauté envers Tibère qui, de surcroît, était devenu son père adoptif sur l’ordre du défunt Auguste. Dans sa province, Germanicus doit faire face à une sédition parmi les légionnaires, mais il en vient à bout sans coup férir grâce à son éloquence, sa franchise et son courage. Près d’un an après la naissance d’Agrippine, Tibère ordonne à Germanicus de quitter la Germanie et de rejoindre Rome. Germanicus va enfin pouvoir célébrer le triomphe qui lui avait été décerné en reconnaissance à toutes ses victoires sur les peuples vivant le long de l’Albis3. Ce sera l’occasion d’offrir un grand spectacle à la population de Rome. Le jour venu4, les soldats vainqueurs, leurs prisonniers et 1
Voir supra, La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 1 et 2. En 14. 3 Nom ancien de l’Elbe. 4 Le 26 mai 17. 2
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leur butin défilent au milieu de maquettes symbolisant les montagnes et les cours d’eau conquis. Germanicus soulève l’enthousiasme de la plèbe qui le voit parader lentement sur un char, entouré de sa femme à nouveau enceinte et de leurs enfants, ils sont maintenant au nombre de cinq. Le séjour de Germanicus à Rome est bref, car Tibère l’envoie en Orient pour apaiser les troubles qui s’y sont répandus. Agrippine l’Aînée part avec son mari. En chemin, elle accouche sur l’île de Lesbos de son dernier enfant, Livilla. Le couple n’a amené avec lui que leur fils Caius, celui que les soldats de Germanie avaient aimablement surnommé Caligula en raison de l’habillement militaire qu’on lui faisait porter, notamment la chaussure des soldats, la caliga1. Agrippine et les trois autres enfants sont laissés à Rome, probablement sous la garde de Livie et d’Antonia la Jeune, leur grand-mère paternelle, fille de Marc Antoine et d’Octavie. Après le départ de leurs parents, ces enfants ne reverront plus jamais leur père. En moins de deux ans, la mission de Germanicus en Orient va tourner en tragédie. Le gouverneur de Syrie, Cnæus Piso, et sa femme, Plancina, sont des proches de Tibère et Livie : probablement sur leurs demandes, le couple va s’employer à nuire à Germanicus et à Agrippine l’Aînée. Germanicus doit supporter pendant des mois les machinations de Cnæus Piso, puis, sans raison apparente, il commence à se sentir de plus en plus souffrant2. Son mal inconnu empire. Le valeureux et bienaimé chef de guerre s’éteint peu à peu dans son lit. Des taches apparaissent au fur et à mesure sur son corps, et sa bouche laisse s’écouler de longs filets d’écume. À trente-quatre ans, Germanicus meurt, probablement sous l’effet d’un habile et puissant poison dû aux bons soins de Cnæus Piso et de Plancina. Agrippine vient de perdre son père ; cette mort réjouit Tibère. Agrippine l’Aînée part d’Antioche avec les jeunes Caius et Livilla, elle quitte l’Orient. Elle retourne à Rome portant dans ses bras l’urne funéraire contenant les restes de Germanicus. De son côté, Tibère ne veut pas que le peuple de Rome pleure Germanicus ni qu’il plaigne ses enfants. Sans attendre les cendres du défunt, il fait procéder à la hâte à des funérailles sans pompe. Le vainqueur de Germanie est dépouillé de sa gloire, mais aussi de celle de ces ancêtres, car on 1
Les légionnaires de Germanie avaient donné ce surnom à Caius qui, élevé parmi leurs tentes, portait aussi les mêmes vêtements qu’eux. 2 En octobre 19. 70
n’exhibe pas leurs images comme l’exige la tradition en de telles circonstances. Sans redouter l’hiver et ses dangers, Agrippine l’Aînée traverse la mer pour atteindre l’Italie au plus tôt. Son navire accoste à Brindisium1. Devant une foule immense et un pesant gémissement, elle sort lentement du navire, les yeux baissés, tenant dans ses bras l’urne de Germanicus. Blottis contre elle, ses enfants, Caius et Livilla, font partie du triste cortège. Claude, le frère de Germanicus, s’est rendu jusqu’à Terracina2 à la rencontre du convoi funéraire. Il a amené avec lui la jeune Agrippine et les trois autres enfants du défunt restés en Italie. Agrippine n’a alors que cinq ans3, mais le souvenir de son père et de son sort s’installe pour toujours dans sa mémoire. Il lui rappellera sans cesse de qui elle est issue, et quelles pourraient être ses prétentions. Sans son père pour la protéger, Agrippine, tout comme sa mère, ses frères et ses sœurs, risque désormais de ne connaître que des répits incertains alternés de craintes, de menaces et de tourments. Agrippine ne reste pas très longtemps auprès de sa mère : Livie puis sa grand-mère Antonia la Jeune vont s’occuper de son éducation et de celle ses frères et sœurs. À peine est-elle nubile, qu’on la marie. Agrippine en a toute juste treize ans4, le mari que Tibère lui a imposé en a au moins trente ans, il s’agit de Cnæus Domitius Ahénobarbus5. Leurs noces sont célébrées à Rome. Les deux époux sont apparentés, ce sont des petits-cousins, chacun descend d’une des deux filles de Marc Antoine et d’Octavie dénommées Antonia. Malgré ses origines flatteuses, le mari d’Agrippine cache un individu étranger à la morale, plusieurs de ses nombreux méfaits sont bien connus. Par exemple, Cnæus Domitius Ahénobarbus tua un affranchi qui refusait de s’enivrer sans fin ; volontairement, il écrasa un enfant avec son char brutalement lancé au galop dans un bourg ; il arracha un œil à un chevalier romain qui lui faisait un reproche. Il fut
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Nom ancien de l’actuelle Brindisi, port situé au sud de la côte adriatique. Terracine est une ville côtière à une centaine de kilomètres de Rome en direction de la Campanie, elle était traversée par la Via Appia. 3 En 20. 4 En 28. 5 Cnæus Domitius Ahénobarbus est né à la fin du Ier siècle av. J.-C. 2
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aussi accusé de nombreux adultères et d’inceste avec sa sœur Domitia Lépida. Malgré le tumultueux tempérament de son mari, Agrippine attendra beaucoup de temps, près de neuf ans, avant de tomber enceinte. Vicissitude de la nature ou sage prudence d’Agrippine ? Nul ne le sait vraiment. Pendant ce temps, Tibère s’acharne véritablement sur la mère d’Agrippine. Il lui interdit de se remarier malgré ses demandes insistantes : elle a une quarantaine d’années, et la solitude lui est trop lourde. Plus tard, il fera mourir par inanition progressive Gaius Asinius Gallus présenté comme son amant. Tibère la fait surveiller en permanence par un soldat qui note tous ses faits, gestes et propos. Par l’intermédiaire de Séjan1, le préfet du prétoire, d’habiles insinuations laissent croire à Agrippine l’Aînée que Tibère cherche à l’empoisonner. Ces manigances la poussent à se méfier de l’empereur, au point de refuser le fruit qu’il lui tend au cours d’un repas. Tibère va saisir cette opportunité tant recherchée pour décrier publiquement cette femme dont l’attitude était pourtant un exemple de vertu. Au cours de l’année qui suit le mariage de sa fille et qui voit la disparition de Livie à plus de quatre-vingt-six ans2, Agrippine l’Aînée est bannie sur l’île de Pandataria, comme autrefois sa propre mère, Julia3. Là-bas, loin de se soumettre, la veuve de Germanicus reste inflexible et opiniâtre, à tel point que Tibère autorise ses gardiens à la frapper. Face à sa résistance, un centurion lui arrache un œil. Au bout de quatre ans d’exil, elle choisit de mourir en s’interdisant de manger. Tibère riposte en ordonnant de la nourrir de force, mais en vain. Fière et demeurée digne, la mère d’Agrippine s’éteint à l’âge de quarantesept ans environ4. Dans les mêmes années, Néro et Drusus, les frères les plus âgés d’Agrippine, sont aussi victimes de Tibère ; ils avaient neuf et huit ans 1
Séjan est préfet du prétoire de 14 à 31. Lors de sa chute, sa famille entière fut condamnée à mort. On racontait alors que le bourreau n’ayant pas le droit d’exécuter la fille de Séjan, car elle était vierge, dut la violer d’abord. 2 En 29. 3 Nom ancien de l’actuelle île de Ventotene, une des îles Pontines dans le golfe de Naples, dans la mer Tyrrhénienne. Voir supra, La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 4. 4 Le 18 octobre 33. 72
de plus qu’elle. Après les avoir respectés et encouragés dans la vie publique, Tibère se met à les haïr et à accumuler des accusations contre eux. Néro, comme sa mère, est placé sous la surveillance continue d’un soldat. Muni de preuves fallacieuses, Tibère convainc le Sénat de déclarer les deux jeunes gens ennemis publics. Plusieurs motifs sont soulevés, notamment celui de conspirer contre l’empereur, et en plus pour Néro, celui de se livrer aux plaisirs de jeunes gens qui ne sont plus de jeunes adolescents, mais des hommes. En un an, Agrippine assiste au bannissement de sa mère1 et à l’exil de son frère, Néro. Le jeune homme est retenu sur l’île de Pontia2 où il se laisse mourir de faim, il s’éteint à l’âge de vingt-trois ans. L’année suivante, Drusus est emprisonné3. Il va rester enfermé pendant près de trois ans dans une geôle du palais impérial. Seul et loin de tout, il est tellement privé de nourriture qu’il va ingérer pendant neuf jours la bourre de son matelas carcéral. Cet ultime geste de désespoir ne lui assure pas la survie, mais entraîne sa mort dans les pires souffrances4. La volonté de Tibère d’anéantir le souvenir des deux fils de Germanicus va jusqu’à faire disperser leurs restes avec une si grande minutie qu’il sera très difficile plus tard de les réunir. Après ces tragiques disparitions, Agrippine qui a tout juste dix-huit ans est de plus en plus isolée. Des crimes nés de la volonté impériale lui ont déjà enlevé ses parents et deux frères. Il reste encore autour d’elle un dernier frère, deux sœurs cadettes et son mari. Caligula, son aîné de trois ans, est retenu dans la résidence de Tibère sur l’île de Capreæ5. Drusilla et Livilla sont mariées l’année même de la mort de leur mère, à seize et quinze ans. Quant à Gnaeus Domitius Ahénobarbus, il demeure un mari tout aussi adultère qu’imprévisible. Jusqu’à présent, rien ne justifiait la croyance populaire voulant qu’Agrippine, pour avoir une canine surnuméraire sur la mâchoire supérieure droite, bénéficie des faveurs du destin ! Pour survivre, Agrippine est contrainte de subir le quotidien avec discrétion,
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En 29. Nom ancien de l’actuelle île de Ponza, une des îles Pontines située dans la mer Tyrrhénienne, à une quarantaine de kilomètres des côtes du Latium. 3 En 30. 4 En 33. 5 Nom ancien de l’actuelle île de Capri dans le golfe de Naples. 2
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d’observer l’adversité avec mutisme, et de préparer des projets en silence.
Le temps des projets Agrippine doit attendre quatre longues années après la mort de sa mère pour apercevoir une lueur d’espoir. Au début du printemps, elle apprend qu’un danger vient enfin de s’effacer pour toujours. Tibère est mort, il avait soixante-dix-huit ans1. Depuis la mort de Livie, il y a huit ans, il accablait d’une haine exterminatrice la famille de Germanicus : les survivants voient maintenant leur peur se dissiper. Quand survient la disparition de Tibère, Agrippine vit depuis quelques semaines dans l’incertitude, voire l’inquiétude. Une grave affaire implique en effet son mari. Cnæus Domitius Ahénobarbus fait l’objet d’accusations fomentées par Macron2, le préfet du prétoire : il est cité comme complice d’impiété à l’égard de Tibère. Ce genre de procédure amène en général la mort, c’est pourquoi un autre accusé a tenté de se suicider. Il a raté son geste, il est pour l’instant dans l’incapacité de comparaître. Cet incident suspend l’instruction, retarde le jugement, et interdit toute sanction. Sans que les accusés le sachent, cette temporisation est en train de jouer en leur faveur, car, au même moment, la santé de Tibère chancelle irréversiblement. Une lente agonie semble s’installer, mais un amas de couvertures ou de coussins va l’interrompre. La fin de Tibère, peut-être affaibli par un poison, est précipitée. Le vieil et cruel empereur est étouffé, voire étranglé dans son lit à l’instigation de Macron ou de Caligula. Cette mort apporte aussitôt des espoirs à Agrippine. Son mari échappe à toute condamnation, et son frère, Caligula, est appelé à succéder à Tibère. Le dernier fils encore en vie de Germanicus devient à son tour empereur. Pour Agrippine, le nouveau règne débute sous les meilleurs auspices, tant à titre public que privé. 1
Le 16 mars 37. Macron est préfet du prétoire de 31 à 38. Il avait succéder à Séjan. Caligula l’invitera, ainsi que sa femme Ennia, à se donner la mort. 2
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Avec une grande solennité, Caligula ramène lui-même à Rome les restes de ses frères et de sa mère demeurés sur les îles de Pandataria et de Pontia. Il ne laisse pas ses sœurs à l’écart, il les associe à la vie de l’empire, il fait mentionner leurs noms dans des actes officiels. Un événement encore plus personnel transforme la vie d’Agrippine qui a maintenant vingt-deux ans : elle tombe enceinte. À la mi-décembre, exactement neuf mois après le décès de Tibère, elle donne la vie à un fils1. Si la jeune mère ressent enfin un moment de bonheur grâce à cette naissance qui se produit au bout de neuf années de mariage, le père ne partage pas ce sentiment. Ses propos ne trahissent aucun enthousiasme. Alors que l’on présentait à Cnæus Domitius Ahénobarbus des félicitations de circonstance lors de la purification rituelle de l’enfant, neuf jours après sa naissance, il ne put s’abstenir de répliquer : D’Agrippine et de moi, rien n’a pu naître si ce n’est de détestable et de funeste pour le bien public. Dans l’entourage d’Agrippine, on considérait que les présages qui ont accompagné l’accouchement n’annonçaient rien de bon. Aussi bien ceux liés au nourrisson lui-même que ceux venus de la nature. Tout d’abord, le fils d’Agrippine est né les pieds en avant, comme son arrière-grand-père, Agrippa. Ensuite, le soleil est apparu alors que l’enfant était en train de venir au monde, de telle sorte que ses rayons l’ont touché avant d’éclairer la terre. Beaucoup tirèrent de terribles prédictions à partir de ces faits. Un astrologue va jusqu’à prédire que ce garçon régnerait un jour, mais qu’il tuerait sa mère. Agrippine ne prit pas du tout ombrage de cette révélation, elle n’en s’inquiéta pas. Au contraire, sa réponse allait révéler le sens qu’elle entendait accorder à sa vie : Qu’il me tue, pourvu qu’il règne. Le nouveau-né a survécu à la période critique de neuf jours qui suit toute naissance, il faut maintenant le purifier et lui donner un nom. Agrippine consulte son frère, par déférence à son rang, mais la bienveillance de Caligula n’est déjà plus la même. Le nouvel empereur a curieusement commencé à changer. Son comportement se 1
Le 15 décembre 37. 75
transforme peu à peu, peut-être à cause de la maladie qui l’a touché au début de l’automne, il y a trois mois, seulement six mois après son accès au pouvoir. Depuis cette indisposition, la raison paraît s’éloigner progressivement de son esprit. Caligula bascule dans l’inconstance et la démesure. Un désordre mental, dont lui-même est conscient, le rend tout à fait imprévisible. Pour répondre à la demande de sa sœur, Caligula regarde leur oncle Claude en disant de donner son nom au garçon. Ce choix n’a rien de flatteur, car Claude est l’objet de fréquentes moqueries de la part de l’empereur, il passe pour être le jouet de la cour. Confrontée à cette réplique humiliante, Agrippine prend une posture dédaigneuse, elle choisit elle-même le nom de son fils : il s’appellera Néron. Si de son côté Cnæus Domitius Ahénobarbus n’est pas un modèle de vertu, Agrippine ne saurait trop en revendiquer. À suivre certains, la naissance tardive de Néron soulève des soupçons sur la véritable identité du père. Toutefois, la physionomie de Néron est conforme au surnom d’Ahénobarbus que portent ses ascendants paternels, il évoque une barbe rousse. La pilosité de Néron sera de cette teinte, et des taches de rousseur vont couvrir son corps malodorant. On dit aussi qu’à l’époque de la conception de Néron, Agrippine aurait pu avoir comme amant Sénèque qui, plus tard, sera le bienveillant précepteur de Néron. Il ne s’agit toutefois que de rumeurs, mais à côté d’elles, il existe aussi des certitudes sur les mœurs d’Agrippine. Beaucoup de personnes confirment l’existence du commerce charnel que Caligula a imposé à Agrippine et à ses deux autres sœurs. Parmi elles, c’est Drusilla qui a surtout retenu l’attention de son frère. Tout jeune, croit-on, il la déflora ; devenu empereur, il va la considérer comme une femme légitime. Cette situation sera brève, car au cours de la deuxième année de son règne, Drusilla meurt1. Caligula est très affecté, il va jusqu’à lui faire rendre des hommages officiels. Quant à Agrippine et Livilla, il les soumet aussi aux plaisirs de ses compagnons de débauche. Caligula faisait partager ses ébats avec ses sœurs à Marcus Æmilius Lépidus, le mari de la défunte Drusilla. Il devint à la fois l’amant de Caligula, et celui d’Agrippine. Pour compléter ces amours imposées, 1
Le 10 juin 38. 76
Agrippine en consomma d’utiles. Elle s’est mise à choisir des amants en fonction des avantages qu’ils présentaient pour ses ambitions personnelles. Dans l’année qui suit la disparition de Drusilla1, Agrippine se joint à une conjuration dirigée contre son frère, le complot compte déjà Marcus Æmilius Lépidus et surtout Gnæus Lentulus Gaétulicus, militaire apprécié de tous et remarquable gouverneur de Germanie supérieure depuis dix ans. Livilla se rallie à eux. En cas de réussite, Marcus Æmilius Lépidus pourrait succéder à Caligula, et Agrippine légitimer ainsi son rang en l’épousant. Le projet n’aboutit pas, car Caligula découvre la conspiration. Sa réaction est immédiate. Marcus Æmilius Lépidus et Gnæus Lentulus Gætulicus sont décapités à la hache devant Agrippine et Livilla, sur place, en Germanie. Caligula s’empare de diverses lettres de ses sœurs, et il les fait accuser d’adultère sur la base de ces documents. Il ne cherche pas à s’en prendre à leur vie, il les bannit aux îles Pontia2. Il en veut surtout à Agrippine qu’il humilie publiquement : il l’oblige à rapporter à Rome les restes de Marcus Æmilius Lépidus dans une urne blottie contre sa poitrine, à l’image de leur mère avec les cendres de Germanicus. L’exil éloigne Agrippine de Néron qui n’est âgé que de deux ans. Un an ne s’est pas encore écoulé que le père du garçonnet, Cnæus Domitius Ahénobarbus, meurt3. Il laisse un tiers de sa fortune à son fils, et, selon l’usage, il institue l’empereur comme cohéritier. Caligula ne respecte pas les dispositions testamentaires du défunt : il s’empare de tous ses biens. Néron se trouve maintenant séparé de sa mère, sans père ni ressource, il est élevé chez sa tante paternelle, Domitia Lépida, la mère de Messaline. Cette parente a accueilli Néron chez elle par obligation et non par affection ; comme il n’a aucune fortune, elle le confie à un danseur et à un barbier en guise de pédagogues. L’absence d’Agrippine ne sera pas longue. Tout juste seize mois après la conjuration qui a conduit à son exil, Caligula est assassiné4. 1
En 39. Les îles Pontines qui comptent celles de Pontia et de Pandataria, dans la mer Tyrrhénienne. 3 En 40. 4 Le 24 janvier 41. Voir supra, La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 1. 2
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Un des premiers actes de son successeur, Claude, est de rappeler ses nièces bannies, Agrippine et Livilla1. Agrippine revient à Rome, elle retrouve son fils. Agrippine est rétablie dans ses biens, tout comme Néron, mais ils ne suffisent pas aux ambitions qu’elle a pour lui. Agrippine est une jeune veuve de vingt-six ans environ, il lui faut un riche mari pour réaliser son dessein. Elle cherche d’abord les faveurs de Galba, le futur empereur. Les avances d’Agrippine envers cet homme marié furent tellement visibles, qu’un jour, en pleine réunion de matrones, la belle-mère de Galba la frappa2 ! Cette tentative est certes un échec, mais Agrippine reste toujours aussi résolue. Elle dirige maintenant son attention vers un autre homme, l’orateur Caius Crispus Passiénus. Il est fort riche, son patrimoine est estimé à deux cents millions de sesterces. Toutefois, il est marié ; sa femme est une sœur du défunt mari d’Agrippine, et, en conséquence, une autre tante paternelle de Néron. Pour Agrippine, cet obstacle ne paraît pas insurmontable, elle parvient à faire divorcer Caius Crispus Passiénus et à l’épouser. Grâce à ses propres manœuvres, il n’a fallu que quelques mois à Agrippine depuis son retour d’exil pour se remarier. Cette fois, elle a elle-même choisi son mari, elle est restée maîtresse de son destin. La fortune de son nouveau mari, ses propres origines et sa parenté donnent à Agrippine une position en vue, à Rome et dans l’empire. Malgré sa situation, elle sait qu’il serait extrêmement imprudent pour elle d’être sereine et insouciante. Agrippine est parfaitement consciente qu’une menace permanente la guette à la cour. Elle doit se méfier de la jeune femme de l’empereur, Messaline dont la jalousie et l’avidité ont déjà valu la vie à sa sœur, Livilla3. En étant mariée et en ne se montrant pas trop proche de son oncle, Claude, Agrippine pouvait espérer éviter le courroux de Messaline. On raconte pourtant que ce ne fut pas le cas. Le bruit s’était en effet répandu que Messaline s’en était pris, non pas à Agrippine en personne, mais à son fils. La rivalité de deux femmes s’était en effet transformée en combat de deux mères, chacune voulant voir son propre fils succéder à Claude. Pour protéger 1
Voir supra La vie de Messaline, femme de Claude ch. 2. Galba, empereur de juin 68 à janvier 69. 3 Voir supra, La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 2. 2
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les intérêts de son fils Britannicus, Messaline aurait envoyé des individus pour étrangler Néron. Selon l’histoire, la présence d’un serpent effraya les assassins, et le plan fut déjoué. Le seul fait avéré est que l’on trouva un jour la dépouille d’un serpent autour de l’oreiller de Néron, et qu’Agrippine la fit enchâsser dans un bracelet en or. Néron le porta longtemps autour de son poignet droit en guise d’amulette le protégeant. Plus tard, dans les dernières difficultés de son existence, il rechercha le bijou, mais en vain. Messaline est un danger continuel pour Agrippine, mais il disparaît bientôt, en même temps qu’elle1. La chute et la mort de Messaline laissent une place vide à côté de l’empereur. Agrippine veut s’en emparer, car son deuxième mariage a été plus bref que le premier, elle est à nouveau veuve. Caius Crispus Passiénus est mort en ayant institué Agrippine et Néron comme héritiers pour se partager son immense fortune. Un tel coup du destin a bien sûr laissé dire qu’Agrippine n’était pas en dehors de la disparition de son nouveau et généreux mari. Elle l’aurait empoisonné. Il est difficile de dire si Agrippine était déjà à nouveau veuve à la mort de Messaline, ou si elle le devint opportunément à ce moment-là pour offrir à ses projets toutes les chances de succès2.
Le temps des succès Si Agrippine ne veut plus compter parmi les simples particuliers, la seule issue pour elle est de devenir la femme de l’empereur. En d’autres termes, elle doit épouser son oncle. Agrippine va s’y employer quels que soient les moyens à mettre en œuvre. Deux conditions sont indispensables : susciter une certaine bienveillance de la part Claude, et surtout obtenir le soutien d’un de ses influents affranchis. Agrippine a parfaitement compris qu’ils vont chacun présenter une candidate pour succéder à Messaline. Elle fait en sorte que l’un d’eux s’intéresse à son cas.
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Début de l’automne 48. En 47 ou en 48. 79
Tout d’abord, Agrippine profite de la parenté qui existe entre elle et l’empereur. Par exemple, elle lui rend des visites régulières, elle use d’une certaine familiarité et l’embrasse pour le saluer. Elle entreprend de le séduire. Par ses caresses, elle y parvient. Sur place, il n’échappe plus à personne qu’Agrippine exerce sur Claude un ascendant chaque jour de plus en plus fort. Agrippine s’étant attiré l’affection de son oncle, elle se rapproche de l’un de ses affranchis pour appuyer son projet. Ses calculs l’ont dirigée vers Pallas, celui qui gère les finances de l’empire. Cet homme est tellement riche qu’il serait difficile de le corrompre avec seulement de l’argent, il possédait au moins trois cents millions de sesterces : Agrippine doit trouver un autre moyen. La fille de Germanicus brise alors toutes les convenances pour arriver à ses fins, elle se compromet avec un affranchi. La descendante d’Auguste et de Livie entretient une relation sexuelle avec ancien esclave ! Les efforts d’Agrippine, ou peut-être faut-il parler de son abnégation dans l’intérêt de son fils, portent leurs fruits. Claude a choisi de l’épouser. Le couple doit malgré tout surmonter une difficulté, car, jusqu’alors, une union entre un oncle et sa nièce, sans être vraiment proscrite, n’était pas d’usage chez les Romains. Pour ne pas encourir une éventuelle réprobation publique, Agrippine élabore une véritable machination théâtrale avec l’aide d’un complice. Elle recourt au censeur en fonction, car elle avait remarqué qu’il cherchait à s’attirer ses bonnes grâces. L’homme n’est pas ignorant de ce type de besogne, deux ans plus tôt, il avait déjà contribué à la perte de Décimus Valérius Asiaticus pour plaire à Messaline1 : il s’agit de Lucius Vitellius, le père du futur empereur éphémère, Aulus Vitellius2. Pour commencer, Lucius Vitellius use d’un habile discours devant le Sénat, il convainc les sénateurs d’obliger Claude à se remarier. Ensuite, il démontre que la meilleure épouse que Claude puisse trouver dans l’intérêt de l’empire est Agrippine. Pour finir, il explique que leur parenté n’est pas un obstacle ; non seulement elle ne leur interdit pas de se marier, mais, de surcroît, d’autres peuples, comme les Spartiates, n’en font pas cas, à l’instar des Romains eux-mêmes envers les mariages entre cousins germains. La foule massée devant la 1 2
Voir supra, La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 3. Empereur d’avril à décembre 69. 80
Curie et demeurée toujours fidèle à la mémoire de Germanicus acclame le discours. Les sénateurs y adhèrent. Claude feint alors de devoir accepter cette volonté générale et de s’y soumettre pour la grandeur de Rome. Ne voulant enfreindre aucune loi, il demande que le Sénat rende un décret légitimant les unions entre un oncle et sa nièce. Ce décret est promulgué, une quarantaine d’années plus tard l’empereur Nerva le fera abroger. Malgré ce nouveau droit clairement établi, l’exemple de Claude et d’Agrippine ne suscite pas beaucoup d’émules. Trois cas ont été rapportés, on se souvient de celui d’un certain Allédius Sévérus, chevalier qui voulut flatter Agrippine, et de ceux d’un centurion et d’un affranchi inconnus. Comme pour banaliser leur propre union, Claude et Agrippine assistèrent en personne aux noces du centurion et à celles de l’affranchi. À peine le principe de son mariage avec Claude fut-il admis, qu’Agrippine a immédiatement entrepris de fiancer son fils. L’ambition qu’elle nourrit pour lui impose un seul nom, celui d’Octavie, la fille de Claude et de Messaline. Ce projet n’est pas simple à engager, car Octavie est déjà fiancée malgré son jeune âge, elle a seulement neuf ans. Agrippine doit faire écarter le fiancé. Le futur mari qu’on lui avait choisi est un descendant d’Auguste, Lucius Junius Silanus. Agrippine fait à nouveau appel à Lucius Vitellius qui est toujours prêt pour la satisfaire, il lance une campagne de dénigrement contre Lucius Junius Silanus. Il accuse le jeune homme d’entretenir avec sa propre sœur des relations qui, sans aller jusqu’à l’inceste, sont néanmoins trop proches et bien suspectes. Ce bruit suffit à Claude pour rompre la promesse de mariage engageant sa fille auprès du malheureux. En quelques mois, Agrippine, en s’adaptant, a réussi à modifier son horizon. Jusqu’au début de l’automne, Messaline était la femme de l’empereur, voici qu’à la fin de l’année1 tout est prêt pour qu’Agrippine prenne sa place, et que leurs enfants, Néron et Octavie, soient bientôt fiancés.
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En 48. 81
Au tout début de janvier, Claude et Agrippine se marient ; le même jour, Lucius Junius Silanus, le malheureux fiancé d’Octavie, se suicide1. Agrippine reste très méfiante, elle accorde peu de confiance aux promesses, surtout à celles de Claude. Elle obtient quelque temps après son mariage que le consul désigné invite le Sénat à voter une motion priant Claude de fiancer Octavie à Néron. L’affaire est menée sans difficulté, Agrippine détient ainsi une première garantie pour Néron : son fils est désormais fiancé à la fille de l’empereur. Agrippine obtient aussi de son mari que Sénèque quitte sa relégation sur l’île de Corsica2, le philosophe va devenir le précepteur de Néron. Un sentiment de satisfaction, plutôt que de bonheur, peut alors traverser l’esprit d’Agrippine : ses projets ont considérablement avancé. Elle a maintenant trente-trois ans environ, et son fils, Néron, en a douze. Rien ne presse, elle dispose encore de temps pour qu’il puisse régner un jour. Dans l’immédiat, Agrippine s’emploie à affermir sa position ; dans son raisonnement, cela revient à éliminer toute rivalité, à s’enrichir, et à entretenir des alliances. Les victimes d’Agrippine se précisent : elle va tout d’abord s’en prendre à deux femmes, Calpurnia, personne de haut rang, et Lollia Paulina, autrefois femme de Caligula. La détermination d’Agrippine à leur nuire est sans équivoque. Dès à présent, et pour toujours, aucun sentiment, aucune affection, aucune retenue ne sauraient nuancer ses desseins. Le seul tort de Calpurnia fut vraiment involontaire : sa beauté avait suggéré une remarque à Claude. L’empereur avait prononcé sur elle des paroles anodines et sans esprit de convoitise, mais il n’en fallait pas plus à Agrippine pour vouloir écarter Calpurnia. Selon les uns, la belle et malheureuse Calpurnia fut exilée, selon d’autres, elle fut supprimée. Des raisons de nature différente ont conduit Agrippine à sécréter une violente haine envers Lollia Paulina, au point de fomenter un complot contre cette femme. Elle lui reproche en secret d’avoir été sa rivale pour épouser Claude, mais, de façon plus concrète, elle convoite 1 2
Le 5 janvier 49. Voir supra La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 2. 82
surtout son immense fortune. Pour l’atteindre, Agrippine trouve un accusateur et l’informe des propos à tenir. Par son intermédiaire, Agrippine fait publiquement incriminer Lollia Paulina d’avoir consulté des mages et des astrologues au sujet des noces de l’empereur. Pour Claude, influencé par ses proches, ces affirmations ne réclament aucune défense et justifient une sanction. Lollia Paulina est bannie d’Italie, on ne lui laisse que cinq millions de sesterces de sa gigantesque fortune ! Le reste est confisqué, Agrippine va savoir s’en emparer ! La mère de Néron goûte au succès, mais elle trouve le châtiment insuffisant. Quelque temps plus tard, un tribun sera envoyé auprès de Lollia Paulina pour lui ordonner de se donner la mort. Par ses manipulations, Agrippine n’a plus de rivale, et elle s’est considérablement enrichie. Elle estime ces succès encore insuffisants pour mener à bien ses intentions ; elle a toujours besoin d’alliés avides, puissants, et influents. Par nécessité, Pallas, l’indispensable affranchi, maître des finances de l’empire, reste son amant. Pour elle, il n’est pas question de sentiments, mais d’utilité. Pallas en présente encore beaucoup. Au cours de l’année qui suit son mariage avec Claude, Agrippine voit des progrès dans ses ambitions1. Pallas pousse Claude à entériner l’adoption de Néron, il soulève que le fils d’Agrippine le déchargerait d’une partie de ses soucis. Pour rassurer l’empereur, l’affranchi lui rappelle qu’Auguste puis Tibère avaient eux aussi adopté des fils malgré leur propre descendance masculine. Claude applique à la lettre les conseils de Narcisse ; il ne réalise pas que son acte relègue Britannicus, son propre fils, à un rang inférieur. Il n’avait que neuf ans, il était de trois ans le cadet de Néron : en conséquence, il accéderait après lui à tous les honneurs de la vie publique liés à l’âge. Le Sénat non seulement approuve le choix de Claude, mais de surcroît il accorde à Agrippine une marque de déférence extrême. Les sénateurs lui décernent le titre d’Augusta, Livie l’avait déjà reçu et porté, mais uniquement après la mort de l’empereur, et non de son vivant2 ! Les dignités accordées à Agrippine et à son fils affaiblissent la position de Britannicus que son jeune âge rend inoffensif ; la naïveté 1 2
En 50. Voir supra La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 5. 83
de son père va même le confiner dans une position de fragilité. Pour éloigner Britannicus de Claude, Agrippine s’applique à le discréditer ; Néron suit l’exemple de sa mère. Aucun motif n’échappe à Agrippine et à son fils pour nuire au malheureux Britannicus. Par exemple, selon son habitude, le jeune garçon avait salué Néron du nom d’Ahénobarbus, son patronyme avant son adoption par Claude. Agrippine et Néron saisissent cette occasion pour lancer des invectives contre lui. Ils se plaignent aussitôt avec virulence auprès de Claude, ils lui répètent que dans sa maison on ne respecte ni les décisions ni les actes du Sénat, et qu’il est urgent de sévir en conséquence. Claude adhère sur-le-champ à ce véritable réquisitoire, il exile ou fait périr les personnes en charge de l’éducation de Britannicus. Agrippine en profite pour imposer des personnes de son choix pour s’occuper de Britannicus. Elle l’empêche de sortir en public et de rencontrer son père, elle éloigne ou chasse les tribuns, les centurions, les affranchis et les esclaves qui lui sont fidèles. Néron ne reste pas en retrait des calomnies, il tente de persuader l’empereur que Britannicus n’est pas son fils. Beaucoup s’affligent alors du destin de Britannicus, on comprend déjà quel sera son sort. Agrippine n’oublie pas Octavie, la fille de Claude, fiancée à Néron. Elle est devenue nubile, elle a désormais treize ans, et Néron seize. Les fiançailles du fils d’Agrippine et de la fille de l’empereur sont transformées en mariage1 : il ne sera probablement jamais consommé. Cette union a probablement engendré une difficulté, car depuis trois ans, Néron était le frère adoptif d’Octavie. Un accord du Sénat fut certainement nécessaire pour rendre ces noces licites. Le triomphe d’Agrippine se rapproche. Son fils a supplanté en tout point Britannicus qui est de plus en plus séparé de ses soutiens, et délaissé par son propre père. Néron a maintenant toute la légitimité pour succéder à Claude, il est le fils aîné et le gendre du maître de Rome : il lui suffit d’attendre sa mort. Pour le moment, Agrippine ne saurait envisager une quelconque précipitation, car, bien qu’elle soit la fille de Germanicus, elle n’est pas sûre d’avoir les soutiens militaires nécessaires si un changement brutal venait à se produire. Elle redoute 1
En 53. 84
la loyauté des chefs des deux cohortes prétoriennes, Lusius Géta et Rufrius Crispinus ; elle pense qu’ils sont attachés à la mémoire de Messaline et dévoués à ses enfants. Sous un prétexte imaginaire, Agrippine s’en remet à Claude, expliquant qu’une rivalité anime l’esprit des deux hommes au détriment de la discipline de la garde prétorienne : elle lui suggère de les congédier et de placer les deux cohortes sous le commandement d’un seul préfet du prétoire. Agrippine ne manque de proposer le nom d’un de ses proches mis dans la confidence de ses projets, il s’agit de Burrus Afrianus, soldat aux qualités incontestées. Claude fait totalement confiance aux analyses de sa femme, il suit ses recommandations. Agrippine dispose maintenant d’un appui militaire : par l’intermédiaire de leur chef, les cohortes prétoriennes devraient maintenant être acquises à sa cause et à celle de son fils. Pour se garantir la loyauté de ses partisans, Agrippine se montre reconnaissante envers eux ; s’il le faut, elle intercède en leur faveur en utilisant l’influence qu’elle exerce sur l’empereur. Ainsi, alors que son fidèle allié, Lucius Vitellius fait l’objet de très graves accusations, celles de lèse-majesté et d’essayer de convoiter l’empire, elle lui apporte une aide sans faille. Agrippine intervient auprès de Claude, elle sauve son complice, elle parvient même à faire condamner le sénateur qui l’avait dénoncé. Agrippine prête aussi un soin extrême à tous les détails, tant à l’égard du peuple tout entier qu’envers de simples particuliers. En dehors du palais impérial, elle songe à son propre prestige aux yeux de la plèbe. L’Augusta se déplace en char jusqu’au Capitole, honneur dont seuls les prêtres jouissaient jusqu’alors. Par ce geste, exceptionnel pour une femme, elle rappelle à tous qu’elle est la fille de Germanicus, la sœur et la femme d’empereurs. Agrippine ne veut rien laisser au hasard, tout retient son attention. Elle a remarqué que la tante paternelle de son fils, Domitia Lépida, pourrait avoir un quelconque ascendant sur lui ; plutôt que de voir cette éventuelle crainte se réaliser, Agrippine s’attache à éliminer cette femme. Elle la fait accuser d’envoûtements sur sa personne et de troubler la paix en Calabre avec des bandes d’esclaves. Domitia Lépida est condamnée à mort. Désormais, rien ni personne ne semble capable d’arrêter Agrippine.
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Le temps du triomphe Depuis qu’Agrippine s’est mariée avec l’empereur, personne n’a jamais osé contrarier ses entreprises. Seul Narcisse, fidèle à l’empereur, va s’élever contre elle et exprimer le fond de sa pensée. En public, Narcisse dénonce l’emportement et l’ambition d’Agrippine ; en privé, il blâme son amour du pouvoir au détriment de son honneur. Des délateurs suivent l’audace de Narcisse et se mettent à révéler certains des crimes d’Agrippine. Agrippe ne se trouble pas pour si peu, en revanche le soudain comportement de Claude vient attiser sa méfiance. Sous l’effet du vin, il s’était en effet plaint d’avoir inexorablement à supporter les débordements de ses femmes, puis de devoir les punir. Ces propos ont aussitôt inquiété Agrippine, mais faits encore plus préoccupants à ses yeux, Claude donne l’impression de regretter son dernier mariage et l’adoption de Néron. Pire encore pour Agrippine, l’empereur se rapproche de Britannicus, il a saisi son fils dans ses bras en lui confiant : Grandis et tu recevras de ma part la reddition de tous mes faits. Celui qui t’a blessé te guérira. Agrippine s’aperçoit que sa position est encore fragile et que Claude peut toujours anéantir ses projets ainsi que réduire à rien tous ses efforts. Elle conclut qu’il lui faut agir sans attendre. Le péril devient imminent lorsque Claude s’apprête à désigner Britannicus pour lui succéder. Une seule issue est possible, tuer habilement l’empereur. Un poison subtil, discret et efficace sera la meilleure des armes. Narcisse constitue le principal obstacle à la détermination d’Agrippine, car il veille en permanence sur tout ce qui concerne Claude. Sa présence interdit d’approcher l’empereur, Agrippine doit faire preuve de prudence et de patience. Une occasion inespérée vient se présenter à elle : Agrippine la saisit immédiatement. Narcisse est tombé malade, il est atteint de la goutte. Son état l’oblige de se soigner. Agrippine se montre affable et bienveillante, elle lui conseille
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même de se retirer à Sinuessa1 pour y prendre les eaux afin de calmer son mal. La douleur contraint Narcisse à ce choix et à s’éloigner de Rome. Son absence offre à Agrippine un moment idéal pour agir. Agrippine mobilise plusieurs agents pour vite mettre en œuvre la conspiration. Il faut d’abord identifier le poison parfait ; l’affaire est confiée à Locusta, une experte en la matière, déjà condamnée pour empoisonnement. Ensuite, c’est l’eunuque Holatus qui est choisi pour verser la potion, car, habituellement, il sert et goûte les plats de l’empereur. La drogue sera administrée avec un cèpe, champignon que Claude apprécie particulièrement. Comme prévu, Claude mange sans hésiter le succulent met qu’on lui a présenté. En revanche, l’affaire ne prend pas le tour prévu. Pour avoir trop abusé de nourriture ou de boisson, Claude est pris de nausées et de vomissements, son corps rejette une partie du poison. Agrippine avait prévu une alternative pour pallier toute difficulté, en l’occurrence le recours à un médecin préalablement corrompu. Au prétexte de soulager les maux de Claude, l’homme introduit dans sa gorge une plume pour l’aider à vomir, mais la plume avait été préalablement enduite d’un poison. Sous son effet, Claude meurt rapidement, il était dans sa soixante-quatrième année2. Dans tout Rome, circule aussitôt l’information sur l’alarmant état de santé de l’empereur. Le Sénat est convoqué, des prières et des vœux sont prononcés. Agrippine tait pour l’instant la mort de Claude, elle laisse croire qu’il est toujours vivant et qu’il va mieux. Au palais impérial, Agrippine fait fermer toutes les issues, tout le monde y est retenu, surtout les enfants de Claude auprès desquels elle feint une immense douleur. Durant la nuit, elle organise avec ses complices tout ce qui va suivre. Dans la matinée, Agrippine estime enfin maîtriser la situation. À midi, on ouvre les portes du palais, Néron en sort seul, accompagné uniquement du préfet du prétoire Burrus Afrianus. Les soldats en faction sont tout d’abord surpris de ne pas voir Britannicus, puis, sur l’initiative de Burrus Afrianus, ils saluent Néron par des cris et le transportent sur une litière dans leur camp. Là, Néron tient le 1
Le site de Sinuessa se trouve aujourd’hui à Mondragone sur la mer Tyrrhénienne, dans le golfe de Gaète, à 145 km au sud de Rome et à 10 km au nord de l’embouchure du Volturno. 2 Le 13 octobre 54. 87
discours que Sénèque lui a préparé au palais dans la nuit sous le contrôle d’Agrippine : tous les militaires l’acclament comme empereur. Le Sénat, puis l’empire tout entier se joignent à leur choix sans discuter. Agrippine voit son fils à la tête de l’empire, et son défunt mari recevoir l’apothéose et rangé parmi les dieux ! Le jeune empereur aura dix-sept ans dans deux mois1, sa mère en a trente-huit. Néron n’a aucune expérience du pouvoir, il en confie l’exercice à sa mère. De toute manière, Agrippine n’entendait pas s’effacer des affaires publiques. Sans tarder ni hésiter, Agrippine prend l’habitude de tenir des audiences, de recevoir les ambassadeurs et d’écrire aux rois ou aux magistrats au nom de Rome. Quand les institutions romaines lui imposent des limites, elle essaie de les contourner : il lui est interdit, par exemple, comme à toute femme, de pénétrer dans la Curie et d’assister aux assemblées des sénateurs. Plutôt que de subir une institution hostile aux femmes, Agrippe va s’adapter. Il est hors de question pour elle que les lois qui organisent la vie du Sénat fassent obstacle à sa volonté ! L’objet d’un prochain débat au Sénat tenait Agrippine particulièrement à cœur, elle s’arrange pour qu’il ait lieu au palais impérial dans une salle de son choix. Pour connaître le détail des discussions, Agrippine sait qu’elle pourra se dissimuler derrière une porte que cache une tenture : rien, pense-t-elle, ne doit lui échapper. Il s’agissait, en l’occurrence, de l’obligation pour certains magistrats d’organiser des combats de gladiateurs lors de leur prise de fonction ; des sénateurs voulaient la supprimer, elle, non ! Quand le nouvel empereur apparaît en public, elle se montre à ses côtés. Il n’est pas rare de la voir se promener en litière, Néron installé auprès d’elle ou l’accompagnant à pied. En même temps qu’elle s’immisce dans les affaires de l’empire, Agrippine reçoit des hommages. Le Sénat lui attribue une garde d’honneur, elle a désormais droit à deux licteurs pour la suivre en public, comme si elle était un consul. Néron la qualifie devant tous de Meilleure des mères, et il lui accorde des soldats germains comme gardes du corps. Des monnaies sont frappées avec sur une face le
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Le 15 décembre 54. 88
buste de Néron, et sur l’autre celui d’Agrippine entouré de l’inscription Agrippine Augusta, mère de l’Auguste1. Malgré sa prestigieuse position, Agrippine demeure vigilante, elle persiste à montrer la même cruauté dont elle a déjà fait preuve pour amener son fils au sommet de l’empire. Elle ne renonce à aucun meurtre qu’elle juge utile. En Asie, elle fait empoisonner Marcus Junius Silanus, le frère de Lucius, l’ancien fiancé d’Octavie, celui qu’elle avait écarté et dont elle avait provoqué la mort il y a cinq ans. Les deux frères, comme Néron, avaient Auguste pour trisaïeul, à ce titre, le survivant aurait pu revendiquer l’empire. Pour Agrippine, la prudence et l’intérêt de Néron exigent sa mort : en conséquence, elle la précipite. La rancœur d’Agrippine ne saurait épargner Narcisse qui s’était mis en travers de son chemin. Elle ne veut pas prendre le risque d’attenter à sa vie, elle préfère lui en soustraire les moindres agréments. Elle lui impose une surveillance et une contrainte telles que l’affranchi aime mieux en finir et se donner la mort, malgré le soutien intéressé de Néron qui en recevait des subsides pour l’aider à réaliser ses plaisirs. Les crimes et la présence perpétuelle d’Agrippine dans les affaires publiques commencent à irriter certains esprits, tant dans le strict entourage de Néron que dans Rome. Le tempérament passionné et fougueux d’Agrippine nuit à la nouvelle place qui devrait être la sienne, mère de l’empereur. Les deux principaux conseillers de Néron, Sénèque, son précepteur, et Burrus Afrianus, le préfet du prétoire font partie des mécontents : ils vont d’abord s’attacher à juguler la hargne insatiable d’Agrippine. Avec habileté et élégance, ils vont s’arranger pour l’écarter des interventions officielles. Alors que Néron recevait des ambassadeurs arméniens et s’adressait à eux depuis une tribune, soudain Agrippine s’avança comme pour y monter. Sur les conseils de Sénèque et de Burrus Afrianus, Néron se dirigea vers sa mère comme pour la saluer : ce simulacre de piété filiale empêcha Agrippine de prendre la parole. Tout juste deux mois après le début du règne, des rumeurs inquiétantes annonçaient que les Parthes2 avaient envahi l’Arménie. 1 2
Auguste est le titre de Néron, une fois empereur. Peuple occupant la Perse antique (Iran). 89
Aussitôt, la question se posait à Rome de savoir comment un empereur régenté par une femme pouvait mener une guerre. La paix est néanmoins favorablement rétablie, mais cet incident avait clairement mis en cause aux yeux de tous le rôle d’Agrippine. Malgré ces déplaisirs, les ressources d’Agrippine sont telles que pour le moment, sa puissance n’est nullement altérée. La colossale fortune qu’elle a accumulée lui assure des garanties. Jusqu’à présent Agrippine s’est toujours appliquée à prévoir les difficultés et leurs remèdes, mais survient alors une épreuve qu’elle avait négligée ou qu’elle s’était refusé d’imaginer. Elle est d’autant plus délicate à traiter que son propre fils en est la cause : Néron est tombé amoureux. Agrippine se sent humiliée, une autre femme risque de passer avant elle aux yeux de Néron qui lui doit l’empire ! Cette jeune femme, Acté, est de surcroît une affranchie, une ancienne esclave ! En même temps, Néron s’éloigne de sa mère au profit d’amis de son âge. Parmi ses nouveaux confidents, il y a Othon, qui sera empereur pendant trois mois1 quatorze ans plus tard. Hormis Agrippine, tous favorisent la passion qu’éprouve Néron pour Acté, Sénèque en fut même complice. Agrippine constate que ses prises de position ne prospèrent pas et qu’elles auront du mal à le faire : ses manœuvres demeurent sans effet. Les reproches qu’elle inflige à son fils sont d’autant plus vains qu’elle est la seule à en faire. Agrippine reconnaît son échec, mais elle ne renonce pas ; pour en arriver à une telle issue, il lui en faudrait beaucoup plus ! Son fils a changé, elle l’admet. En conséquence, elle décide de modifier ses procédés. Elle estime en avoir largement les moyens.
Le temps des derniers combats Agrippine part à la reconquête de l’autorité qu’elle a perdue au palais impérial. Puisque son fils éprouve des sentiments, elle feint de s’en accommoder à force de cajoleries et de générosité.
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De janvier au 16 avril 69. 90
Elle se met à encourager Néron dans sa relation avec Acté, lui offrant le fruit de sa fortune et ses appartements pour ses ébats. Néron a mûri, il n’est plus dupe, l’hypocrisie de sa mère ne lui échappe pas : il tient à le lui faire savoir. Il fait don à sa mère d’une robe, de pierreries et de magnifiques objets ayant appartenu aux femmes ou aux mères de ses prédécesseurs : le hasard voulut que l’on vînt d’en dresser un inventaire, ce qui permit à Néron de découvrir tous ces biens. Agrippine interprète parfaitement le geste de Néron. Elle s’offusque de ses présents, elle s’écrie ne voir en eux que tout le reste qu’elle avait remis à Néron et dont il la prive maintenant ! Ces propos sont rapportés en pire à Néron, il s’en irrite au plus haut point. En réponse, il démet Pallas de sa charge. Agrippine devient furieuse : sans ménager les oreilles de Néron, levant les bras vers le ciel, invoquant le divin Claude, elle l’accable de menaces. De cette mère déchaînée, le fils ne retient qu’une inquiétante invective, le nom de Britannicus. Agrippine pourrait le soutenir dans ses prétentions impériales. Pour Néron le danger est réel, il y a tout juste un an qu’il règne, et le fils de Claude et de Messaline va avoir quatorze ans. De son propre chef, Néron prend une terrible initiative. Il parvient à faire empoisonner Britannicus lors d’un festin, une nouvelle fois le savoir de Locusta fut sollicité. Britannicus meurt sur place, à table1 : la cause de cette mort ne sera un secret pour personne, ni au palais, ni à l’extérieur. Même si Néron présente ce décès comme la conséquence d’une crise d’épilepsie, peu de monde croit à cette explication. Agrippine est horrifiée tant par l’acte de Néron que par la perte du recours qu’elle s’était ménagé. Agrippine ne lâche pas prise : elle se rapproche d’Octavie, organise des conciliabules, recherche de nouveaux fonds, flatte l’armée et la noblesse. La tension avec son fils ne fait que s’accroître : Néron ne supporte plus la conduite de sa mère. Il menace d’en faire l’objet de la haine publique, voire d’abdiquer pour se retirer à Rhodes, ce qui la priverait pour toujours du palais impérial. Rien n’y fait. L’empereur supprime à sa mère la garde de soldats germains, il la chasse du palais et l’établit dans l’ancienne demeure d’Antonia, la mère de Germanicus et de Claude. Il corrompt des gens pour lui intenter des procès. À 1
Le 15 février 55. 91
Rome, rien ne restant secret, chacun apprend les difficultés d’Agrippine. Précipitamment tout le monde l’ignore et déserte désormais sa maison. De vieilles rancunes surgissent pour profiter de cet affaiblissement. Junia Silana1, une ancienne amie d’Agrippine, cherche alors à se venger d’elle pour le tort qu’elle lui avait causé. Quelque temps auparavant, Junia Silana, aussi riche que libertine, était sur le point d’épouser un jeune noble qu’Agrippine découragea en accusant son amie des pires turpitudes et d’être à âge déclinant. La mère de Néron redoutait surtout de voir la fortune de cette femme s’éloigner d’elle et de son fils au profit du jeune homme. Junia Silana n’a jamais pardonné la cruauté des mots d’Agrippine. Voyant l’empereur mettre sa mère à l’écart, elle croit l’instant opportun pour accélérer sa chute. Julia Silana trouve des accusateurs pour dire qu’Agrippine s’était rapprochée de Rubellius Plautus, un descendant de Tibère, pour le conduire au trône et l’épouser. Cette information remonte jusqu’à Néron grâce aux affranchis de Domitia Lépida qu’Agrippine avait fait tuer : ces hommes étaient trop heureux de servir au-delà de la mort leur ancienne maîtresse. Tard dans la nuit, Néron prend connaissance de l’intrigue attribuée à sa mère, il se remplit aussitôt d’épouvante. Il réclame sa mort immédiate, mais Sénèque et Burrus Afrianus parviennent à l’apaiser. Pour eux, il appartiendra à Agrippine de s’expliquer le lendemain : l’accusation ne devait pas être prise à la légère, mais des certitudes étaient nécessaires. Tôt le matin, les deux conseillers de Néron se rendent chez Agrippine dans l’espoir de la surprendre : pleine de fierté face au crime qu’on lui reproche, elle assume sa défense. Elle déclame son discours comme sur une scène de théâtre, mêlant le pathétique et l’exaltation. Elle retourne l’accusation contre ceux qui ont tenté de lui nuire. Tous sont exilés, et Agrippine obtient en compensation des charges pour ses amis. Le même procédé est ensuite utilisé contre Pallas, mais lui aussi démontre son innocence.
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Il s’agit de la femme que Caius Silius dut répudier à la demande de Messaline. Voir supra, La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 4. 92
La première année du règne de Néron se termine dans cet esprit de défiance mutuelle entre sa mère et lui1. Leur réconciliation après la dénonciation des deux faux complots n’est qu’apparente : Agrippine se tient dès lors en retrait, et Néron jouit d’une vie entravée de désordres. C’est à cette époque d’accalmie que probablement Agrippine rédige ses mémoires. Les rapports difficiles entre elle et son fils durent près de trois ans, jusqu’à ce qu’une nouvelle femme vienne occuper le cœur de Néron. Il a alors environ vingt et un ans, il aime éperdument Poppée. De profonds ressentiments guident Poppée dans la maison des Césars, elle entend n’y épargner personne2. Deux femmes font obstacle à ses intentions, Octavie et Agrippine. Poppée veut devenir la femme de Néron, mais il est déjà marié à Octavie, et Agrippine, par intérêt personnel, interdirait sa répudiation. La jeune intrigante en conclut que pour éloigner Octavie, il faut tout d’abord supprimer Agrippine. Poppée éprouve d’autant moins de scrupules devant cette idée qu’Agrippine aurait entrepris de séduire son propre fils pour le dominer. On dit que Sénèque avait surpris les caresses et les baisers lascifs d’Agrippine pour son fils, et que d’autres virent des taches suspectes sur les vêtements de Néron qui venait de circuler avec sa mère dans une même litière. On racontait aussi que pour mieux atteindre Néron, Agrippine entretenait aussi un commerce libidineux avec son conseiller et maître à penser, c’est-à-dire Sénèque. Finalement, Poppée persuade Néron que sa mère trame sa perte, et qu’il doit s’en défaire. De son côté, Néron est de plus en plus exaspéré par sa mère, même quand elle est absente. Quand elle est présente, il s’arrange pour ne plus se trouver seul avec elle. Profondément excédé, et encouragé à l’être toujours plus, il s’engage dans la voie menant au matricide. Il doit organiser le meurtre de sa mère sans se mettre luimême en danger. Le poison n’est pas envisageable, Agrippine se méfie de tout surtout depuis la mort de Britannicus. Elle s’est immunisée à force d’antidotes, elle a déjà survécu à trois tentatives d’empoisonnement, peut-être dues à son fils. L’assassiner avec une arme est difficile 1 2
L’an 55. Voir supra, La vie de Poppée, femme de Néron. 93
tellement Agrippine s’entoure de précautions. Une habile machination est alors élaborée en s’inspirant d’un mécanisme vu au théâtre. Un affranchi nommé Anicétus, autrefois pédagogue de Néron et maintenant préfet de la flotte* de Misenum1, propose d’adapter cette ingéniosité à un navire transportant Agrippine. L’entreprise consiste à aménager un bateau de telle sorte qu’une partie s’en détache en pleine mer et entraîne Agrippine par le fond. Pour parvenir à ses fins, Néron prend un tour affable et courtois envers sa mère, il la loue notamment de prendre du repos en Campanie. Il profite d’une fête donnée en l’honneur de Minerve à la fin du mois de mars2 pour l’inviter à un festin qui allait se tenir à Baiae3. Le jour venu, il lui témoigne une attention extrême, faisant preuve d’une grande révérence et d’un profond respect. Une fois la soirée terminée, Néron conduit Agrippine au navire richement décoré qu’il a fait apprêter pour lui permettre de regagner par la mer sa propre demeure un peu plus loin sur le rivage. Avant de la quitter, Néron étreint sa mère longuement, attaché à ses yeux et à son sein. Agrippine embarque, sur une mer paisible le navire s’éloigne dans la nuit calme. Agrippine et deux proches sont installés dans une cabine en train d’évoquer la réconciliation avec Néron quand, soudain, le plafond lesté de plomb s’effondre. L’un d’eux est écrasé, mais les montants du lit retiennent la charge et sauvent Agrippine et son amie, Polla Acerronia. Au milieu d’une confusion et d’une agitation générales, les deux femmes se retrouvent à l’eau. Dans l’espoir d’être secourue, Polla Acerronia crie qu’elle est la mère de Néron. Des rames, des gaffes et des agrès sont tendus vers elle pour l’achever. Seule, dans l’obscur silence de la nuit, Agrippine se dirige à la nage vers le rivage. Elle croise des barques de pêcheurs, elle se fait aider puis amener chez elle saine et sauve. Agrippine sait qu’elle vient d’échapper à un complot ourdi par son fils. Elle feint de l’ignorer et lui envoie dire qu’elle a survécu à un terrible naufrage. Elle veut laisser croire qu’elle se sent en sécurité. 1
Aujourd’hui Misène, nom d’un ancien port militaire romain situé dans l’actuelle commune de Bacoli à l’extrémité ouest du golfe de Naples à 15 km de celle-ci, et à 181 km au sud-ouest de Rome. 2 Du 19 au 23 mars. 3 À proximité de Misène, légèrement au nord. 94
Elle prend du repos, elle s’occupe de son corps, sans négliger toutefois de récupérer le testament de Polla Acerronia ni de faire sceller ses biens : elle doit en récupérer une partie. Néron apprend son échec. La panique l’envahit, il réclame de l’aide. Il informe Sénèque et Burrus Afrianus, peut-être encore ignorants de l’affaire tout entière. Au su de ces nouveaux éléments, ils conviennent à leur tour qu’Agrippine doit mourir. Burrus Afrianus rejette l’idée d’ordonner aux gardes prétoriens de l’exécuter, ils ne le feraient pas. On décide qu’Anicétus s’en charge. Le messager d’Agrippine se présente à ce moment-là, il est tué sur-le-champ. Sans tarder, Anicétus part vers la demeure d’Agrippine. Chez elle, la mère de Néron se tourmente de ne pas revoir son messager. Anicétus arrive, la courtoisie est inutile, il défonce la porte. À l’intérieur de la maison, tout le monde cherche à fuir. Agrippine reste seule dans sa chambre avec une servante. Voyant Anicétus en compagnie d’un triérarque* et d’un centurion, les deux femmes comprennent que tout est fini. La servante quitte elle aussi sa maîtresse, Agrippine l’interpelle en s’inspirant des derniers mots de Jules César et lui dit : Toi aussi, tu m’abandonnes1. Sans faillir dans son rôle de mère ni dans celui d’Augusta, Agrippine précise au centurion que s’il venait demander de ses nouvelles, il devait rapporter à l’empereur que sa mère était rétablie, qu’en revanche s’il venait la tuer, elle pensait que son fils n’y était pour rien. Les trois hommes entourent la mère de l’empereur. Le triérarque lui donne un coup de bâton. Altière, Agrippine se redresse et se tourne vers le centurion en lui réclamant, pour rappeler d’où vient le maître de Rome : Frappe au ventre. Transpercée par un glaive, telle un soldat de Rome, Agrippine vient de mourir. Dans moins d’un mois, elle aurait eu quarante-quatre ans2. Néron règne depuis cinq ans, à la fin de l’année il aura vingt-deux ans. 1 2
César ayant dit à Brutus, l’un de ses assassins « toi aussi, mon fils ». En novembre 59. 95
Le corps d’Agrippine fut brûlé à la hâte, Néron, dit-on, était venu l’examiner, et il loua sa beauté. Seuls quelques serviteurs prirent soin d’élever à Agrippine un petit tombeau le long de la route de Misenum. Néron venait de se débarrasser du corps de sa mère, mais pas de sa présence. Elle restait toujours face à lui, dut-il pour conjurer cette sensation consulter des mages ou rappeler à Rome ceux qu’Agrippine avait fait exiler, comme la belle Calpurnia. Vaines tentatives, le spectre d’Agrippine habitait l’esprit de Néron. Quand cette vision involontaire s’estompait, il retrouvait sciemment parmi ses courtisanes une femme dont les traits étaient ceux de sa mère. Agrippine avait consacré dix-sept ans d’efforts et d’intrigues pour remettre les insignes du pouvoir à son fils. Son amour maternel s’était fondu avec celui du pouvoir au point de devenir impossible pour elle de les partager, de les dissocier et de savoir s’en retirer. La fusion entre elle et son fils était irrémédiablement engagée. Néron aurait-il pu vraiment se dégager et se passer de cette femme hors du commun qui était dans tout ce qu’il avait et dans tout ce qu’il ferait ? Élevée dans l’adversité, dans la crainte et dans la peur permanente d’être assassinée, Agrippine a toujours témoigné d’une volonté, d’une vigueur et d’une force exceptionnelles. Ces qualités, les hommes ne l’admettaient pas chez une femme, aussi peut-on se demander si tout ce que ces hommes ont retenu d’Agrippine ne relève par, au moins pour partie, de la calomnie et de la jalousie.
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POPPÉE
La vie de Poppée, femme de Néron. (Empereur de 54 à 68)
Messaline et Agrippine, les deux dernières femmes de Claude, ont introduit à la cour des rivalités et des tensions sans précédent. Leurs luttes ne se bornèrent pas à des affrontements entre elles, leurs intrigues atteignaient aussi d’autres personnes des deux sexes, de tout âge et de toute condition. Pour satisfaire leurs intérêts, elles ordonnèrent des meurtres parfois perpétrés en dehors de l’entourage impérial. Ces tristes victimes avaient des enfants, l’avidité et la cruauté de ces deux femmes leur avaient enlevé un père ou une mère. Certains admettaient ces disparitions comme une fatalité ou n’avaient pas le courage de se révolter. D’autres, au contraire, étaient incapables d’oublier et nourrissaient un esprit de revanche. Poppée est l’un de ces enfants de victime.
Une vie avant Néron La naissance de Poppée ne la destinait pas à l’intimité impériale. Quand elle rencontre Néron pour la première fois, Poppée est une jeune femme, mais elle est déjà loin d’être dépourvue d’expérience. Malgré sa jeunesse, elle a eu à pâtir des difficultés de la vie et à découdre avec des affaires sentimentales. D’ailleurs pour ces dernières, sa mère aurait été largement capable de lui prodiguer un riche enseignement. Poppée est la fille de Titus Ollius et de Poppaea Sabina, deux personnes tout à fait différentes l’une de l’autre. Son père n’a pas eu le temps de faire une brillante carrière. Poppée ne le connaîtra pratiquement pas, elle a tout au plus cinq ans quand il
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disparaît brutalement1. Titus Ollius est questeur* sous le règne de Tibère, mais la chute de son ami Séjan, le perfide préfet du prétoire, entraînera rapidement sa propre perte. Poppaea Sabina, la mère de Poppée, est un tout autre personnage. Ses qualités font d’elle une femme remarquée. Elle est riche, elle est très belle, elle affiche autant d’élégance que de distinction. De son temps, on racontait que par sa beauté elle surpassait toutes les autres Romaines. Tant de mérites ne laissaient pas les hommes figés dans une sage indifférence ; Poppaea Sabina le savait, elle en usait. Une telle aisance à séduire ne pouvait qu’attiser la jalousie des intrigantes qui en étaient dépourvues, aussi les succès et les amours de Poppaea Sabina lui attirèrent les plus grands tracas. La mort du père de Poppée ne plonge pas la jeune et magnifique Poppaea Sabina dans la solitude. Elle ne s’attarde pas dans un long veuvage, elle se remarie rapidement. Cette fois, son mari est un homme qui a plus d’envergure, il s’agit d’un sénateur, un certain Publius Cornélius Lentulus Scipio. C’est un ami de l’empereur Claude, en conséquence Poppaea Sabina peut espérer fréquenter la cour. Ce nouveau mariage n’arrive pas à contenir toutes les facilités de Poppaea Sabina à donner de l’amour. La jeune mère de Poppée ne peut se suffire de son mari, elle admet plusieurs hommes dans sa vie pour partager ses passions. Poppaea Sabina entretient une relation avec le célèbre pantomime Mnester, un ancien amant de Caligula, le précédent empereur. Cette liaison excite une farouche jalousie chez Messaline, car elle veut connaître à son tour tous les talents du bel artiste. Ses seuls charmes ne ramenant pas à Messaline l’objet de ses convoitises, la ruse et la contrainte seront ses dernières armes pour voir ses sens enfin satisfaits. Son succès resterait pour elle incomplet sans s’être également débarrassée de sa bienheureuse rivale. Messaline fait placer Poppaea Sabina sous le coup d’une accusation d’adultère2. Le grief est fondé, il est vrai, et Messaline en tire tous les avantages. La mère de Poppée est amenée à se suicider, elle avait à peine quarante ans3. 1
Poppée est née vers 30, son père meurt entre 31 et 35. Voir supra, La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 3. 3 Voir supra, La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 3. 2
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Poppée a environ dix-sept ans quand le drame a lieu. Elle n’oubliera jamais que des intrigues de l’entourage impérial sont la seule cause de la mort cruelle de sa mère qu’elle aimait tant. Poppée doit désormais agir seule, sans l’amour d’une mère si familière des cercles les plus en vus de Rome. Sans son appui, Poppée se sent démunie pour accéder à ces milieux qui lui font tant envie. Elle n’imagine pas vivre en retrait d’eux. S’interrogeant sur son sort, Poppée comprend que le nom sans éclat de son père ne lui apportera rien. Elle décide de s’en défaire. Elle préfère porter celui de son grand-père maternel, Caius Poppaeus Sabinus. Poppée ne peut pourtant pas se souvenir de son grand-père, elle avait au plus cinq ans quand Séjan le fit périr, une douzaine d’années plus tôt1. L’affection pour un aïeul qu’elle n’a quasiment pas connu n’explique donc pas le choix de Poppée. Ses intérêts et non les sentiments la guident. Poppée sait que son grand-père a rendu son nom illustre, et qu’à lui seul il la situera sans difficulté dans l’élite de Rome. Caius Poppaeus Sabinus n’était pas issu d’une brillante lignée, mais il fut toujours un fidèle et efficace administrateur au service de l’empire. La famille impériale lui en est restée reconnaissante. Sous Tibère, il avait obtenu le triomphe grâce à ses succès militaires remportés en étant gouverneur de Mésie2 et de Macédoine. Cinq ans auparavant, le grand-père de Poppée fut même consul alors que le grand Auguste régnait encore3. Depuis, son nom reste attaché à une loi célèbre qu’il promulgua pour favoriser les naissances. Elle brimait les célibataires et encourageait les femmes à avoir trois enfants. Caius Poppaeus Sabinus était vraiment honnête, car cette loi allait s’appliquer à lui : il était célibataire quand il la fit entrer en vigueur. Poppée ne veut pas demeurer une inconnue à Rome : le nom qu’elle décide d’arborer est un avantage, il la distinguera en rappelant la gloire de son grand-père, mais aussi la beauté de sa mère. Poppée est ambitieuse, sa présente condition ne la satisfait pas.
1
En 35. Nom d’une province romaine située sur le cours inférieur du Danube et aujourd’hui en Serbie, dans le nord de la Bulgarie et le sud-est de la Roumanie. 3 En 9, Auguste est mort en 14. 2
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Quand sa mère se suicide, Poppée ne se retrouve pas absolument seule, car à dix-sept ans, une femme est en principe mariée. Poppée l’était depuis trois ans peut-être. Son mariage n’est pas des plus brillants, son mari, Rufrius Crispinus, est certes noble, mais il n’est pas sénateur, il est chevalier. Il poursuit une carrière publique, il accède à la préture*, puis, l’année où meurt la mère de Poppée, il devient préfet du prétoire. Rufrius Crispinus conserve cette fonction pendant près de cinq ans1. Du vivant de sa mère, Poppée pouvait franchir les portes du palais impérial grâce à elle. Cet accès lui est encore possible aussi longtemps que son mari y tient la fonction de préfet du prétoire. Poppée assiste à une nouvelle intrigue dans l’entourage impérial, elle va lui interdire l’entrée de la résidence impériale. Une fois encore, la femme de l’empereur est à l’origine de ce déboire. Toutefois, ce n’est plus Messaline, mais celle qui lui a succédé auprès de Claude, Agrippine2. À cette époque, Agrippine cherche toujours à éloigner Claude des enfants qu’il avait eus avec Messaline. Le mari de Poppée l’inquiète à cause de sa fonction de préfet du prétoire. Elle pense qu’il est resté fidèle à la mémoire de la Messaline et qu’il reporte maintenant son attachement sur ses enfants, Octavie et Britannicus. Agrippine voit en Rufrius Crispinus un danger pour son fils, Néron. Plutôt que de rester figée dans la crainte, elle influence Claude pour lui retirer son poste. Rufrius Crispinus est finalement démis de sa charge, deux ans après le mariage d’Agrippine et de Claude. Dès lors, il est de plus en plus difficile pour Poppée de pénétrer dans le palais impérial où tous les jours Agrippine impose davantage sa volonté. La jeune beauté de Poppée n’est plus bienvenue, surtout quand Claude vient à mourir et que Néron lui succède 3. Le jeune empereur n’a pas tout à fait dix-sept ans4, et il est hors de question pour Agrippine qu’une belle intrigante comme Poppée approche son fils. À l’écart des manœuvres d’Agrippine, Poppée et Rufrius Crispinus n’ont pas une vie qui les met en avant, à Rome on ne parle pas d’eux. 1
De 47 à 51. En 49. 3 Le 13 octobre 54. 4 Néron est né le 15 décembre 37. 2
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Poppée est maintenant proche des vingt-cinq ans1, et après plusieurs années de mariage elle tombe enceinte. Elle donne la vie à un fils, il porte exactement le même nom que son père, Rufrius Crispinus. Cette naissance n’éponge pas du tout l’ambition de Poppée, il n’est même pas sûr que la maternité lui ait apporté une sensation de bonheur. Au fond d’elle-même, Poppée nourrit de secrètes ambitions. Une violente cupidité attise son esprit. Elle est convaincue qu’aucune élévation ne l’attend si elle reste auprès de Rufrius Crispinus. Poppée doit se résigner pour toujours à la vie que lui offre son mari ou bien choisir de quitter ce banal quotidien. Il lui appartient de provoquer sa répudiation, car pour le moment, rien ne présage la mort prochaine de Rufrius Crispinus, ni l’âge, ni la maladie. Poppée est d’une humeur suffisamment accommodante pour envisager toutes les possibilités à mettre en œuvre pour satisfaire ses projets. La jeune et belle femme n’hésite pas, elle ne redoute rien. Poppée est disposée à recourir à tous les artifices que lui offrent son caractère et sa personne tout entière. En public, Poppée fait preuve d’une réserve extrême, presque suspecte, elle paraît aux yeux des passants qu’à demi voilée. En privé, sa conversation est agréable et son esprit délicat. Dans l’intimité, c’est une débauchée. Ayant tout pour elle, la jeunesse, la beauté et la richesse, sauf une âme honnête, elle prend le parti de bouleverser sa destinée. Elle s’en donne les moyens. Quand elle y voit un intérêt, Poppée s’applique en voluptés. Poppée a des amants, l’un d’eux est Othon, le futur empereur. Il devient l’instrument du changement qu’elle souhaite. Quand elle le rencontre, Poppée se laisse rapidement séduire : elle n’y voit que des avantages. Othon est légèrement plus jeune qu’elle, de deux ans environ, il est beau, il appartient à une riche famille consulaire. De surcroît, il est devenu le confident de Néron. En peu de temps, Poppée arrive à ses fins, sa vie avec Rufrius Crispinus touche à son terme. Poppée transforme son adultère avec Othon en divorce avec Rufrius Crispinus, puis en mariage avec son amant. Elle a aux alentours de vingt-sept ans : il lui est de nouveau permis d’espérer entrer dans le palais impérial. Le nouveau mari de Poppée se montre particulièrement imprudent ou provocateur auprès de Néron. Othon lui dépeint avec une telle 1
Vers 55. 103
insistance la beauté et les vertus cachées de sa femme que la curiosité du jeune empereur s’enflamme. Poppée est enfin reçue au palais : elle feint de tomber sous les charmes de Néron, tout en préférant se retirer chaque fois qu’il manifeste des intentions charnelles. Le but de Poppée est clair : attiser la passion du jeune Néron, le faire souffrir pour mieux le conquérir. Selon certains, le rôle d’Othon serait différent, il aurait plutôt servi d’entremetteur au service de l’empereur. D’après eux, Poppée s’était mariée avec Othon sur l’initiative de Néron lui-même qui l’avait enlevée à Rufrius Crispinus. Poppée serait devenue la maîtresse de Néron qui aurait demandé à Othon, son compagnon de luxure, de l’héberger chez lui en simulant de l’épouser. Néron, en effet, n’était pas encore libre d’agir à sa convenance : il était déjà marié, et Agrippine veillait sur tout. Dans les deux cas, l’affaire finit mal pour Othon. Totalement épris de Poppée, il ne veut ni s’en défaire ni la rendre Néron. Il refuse même l’accès de sa maison à l’empereur ! La réplique est immédiate, sans pour autant être brutale. Elle est même magnanime. Othon n’est pas exécuté, il est simplement exilé sous l’aspect d’une nomination. Il est envoyé en Lusitanie1 en qualité de gouverneur. Dans des conditions normales, Othon n’aurait pas pu espérer une telle élévation, car, au moment de l’incident, il n’était que questeur. On disait alors que Sénèque, l’influent précepteur de Néron, était intervenu en faveur d’Othon. Othon va rester en Lusitanie pendant une dizaine d’années, jusqu’à la mort de Néron2 : il y servira les intérêts de Rome avec honneur. Comme à Rome rien ne peut être caché, un pamphlet résumant bien la situation circulait pour la délectation de tous : Pourquoi, demandez-vous, Othon est-il banni avec un honneur mensonger ? Il était devenu l’amant de sa propre femme ! Pour Poppée, peu importe ce que l’on dit. Elle a réussi : elle est à la cour impériale et dans le cœur de Néron. Cette avancée est 1 2
Nom ancien de l’actuel Portugal. En 69. 104
spectaculaire, mais elle est insuffisante pour elle. Poppée veut davantage.
La vie à côté de Néron Quand Poppée s’installe dans la vie de Néron, il a vingt et un ans, et elle sept de plus. Il y a déjà près de cinq ans que Néron est marié à Octavie1, de trois ans sa cadette. Ce mariage n’est pas le fruit d’une exaltation juvénile, mais celui des intrigues d’Agrippine. Le jeune homme n’éprouve ni affection ni sentiment pour sa femme ; au contraire, il la tient en horreur. Agrippine n’avait que faire de l’amour, l’essentiel pour elle était de faire entrer son fils dans la famille impériale du précédent empereur. Poppée sait toutefois que Néron n’est pas la réplique de sa mère, il n’est pas indifférent aux sentiments amoureux. Poppée en a pour preuve la relation passionnée qu’il avait eue avec l’affranchie orientale dénommée Acté. Cette liaison était notoire, même si à cette époque Néron était déjà marié. Poppée est parfaitement informée que Néron peut compter sur des soutiens pour vivre ses amours sans risquer le courroux de sa mère. Il n’aurait jamais pu partager d’intenses moments avec Acté sans la complicité de son entourage, notamment celle de Sénèque, son précepteur, et celle du préfet des vigiles qui avait fait passer Acté pour sa propre maîtresse. Néron était même allé jusqu’à faire inventer une ascendance royale à sa maîtresse dans l’espoir de l’épouser. Poppée a compris que les désirs de Néron peuvent aller très loin. Pour en profiter, elle doit découvrir les voies qui y conduisent, sans écarter des subterfuges déjà employés ou en les adaptant. La situation de Poppée est différente de celle d’Acté, leurs statuts sont sans rapport, l’une est une affranchie, et l’autre une Romaine qui porte un nom fameux. Toutefois quand Néron et Poppée deviennent amants, il lui est toujours impossible de répudier Octavie. Un tel acte serait dangereux pour bien des raisons. D’une part, Octavie bénéficie de la faveur populaire, et, d’autre part, une fois répudiée, elle pourrait 1
En 53. 105
avoir des enfants susceptibles de réclamer l’empire à Néron. De toute façon, tous les proches de Néron seraient opposés à un divorce : sa mère, Sénèque, et Burrus Afrianus1, le nouveau préfet du prétoire qui a succédé à l’ancien mari de Poppée. Les personnages les plus influents dans le gouvernement de l’empire sont tous hostiles à Poppée, sans exception. Poppée est consciente de la faiblesse de sa situation. Elle n’a aucun allié. Pour avancer dans ses projets, elle n’a que l’amour de Néron. Poppée doit se faire des complices et éliminer ses adversaires. En dépit de ce constat peu favorable, son ambition demeure intacte, Poppée veut se marier avec Néron. Comprenant qu’elle n’obtiendrait pas la répudiation d’Octavie aussi longtemps qu’Agrippine aurait une emprise sur son fils, elle lance à son amant d’humiliantes diatribes à ce sujet. Elle le blâme de n’être qu’un pupille placé sous l’autorité d’un tiers, elle reproche que sa liberté lui a été retirée. Après avoir essayé de toucher la fierté du jeune empereur, Poppée va bousculer ses sentiments. Piquante, Poppée pousse la provocation jusqu’à suggérer d’être elle-même rendue à son mari, Othon, puisque ce troc réjouirait Agrippine. Ce discours ne fait qu’alourdir la tension entre Néron et sa mère, car il vit de plus en plus mal sa présence et son immixtion en toute chose. Progressivement, il réagit ; il commence par lui retirer des prérogatives. Agrippine sent que son autorité s’amenuise, mais rien n’effraie cette femme pour reconquérir ce qu’elle a perdu. Elle est prête à commettre l’irréparable, l’inceste. Les rumeurs laissent bientôt entendre qu’Agrippine a réussi à séduire son fils. Pour la maîtresse de Néron, tout cela est de trop. Poppée a autant de courage et aussi peu de retenue qu’Agrippine : elle explique à Néron le danger que sa mère représente pour lui. Poppée convainc Néron de tuer la femme qui lui a donné la vie et l’empire. Sénèque et Burrus Afrianus sont probablement informés du projet, mais ils laissent Néron agir. Un terrible complot enveloppe peu à peu Agrippine : Anicétus, le préfet de la flotte de Misène, est chargé de piéger le navire qu’elle doit utiliser. La machination fonctionne, le bateau sombre, mais Agrippine n’a pas été écrasée lors de 1
Voir supra, La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 3. 106
l’effondrement de sa cabine. La mère de l’empereur est une bonne nageuse, dans l’obscurité de la nuit elle parvient à rejoindre des barques de pêcheurs. Agrippine est reconduite chez elle, mais Anicétus l’y retrouve, il veut terminer sa tâche. Le marin et ses complices se transforment en sicaires, Agrippine périt fièrement par le glaive d’un centurion1. Poppée a contribué à faire périr la mère de Néron ; les rôles se renversent à ses yeux, car il y a quelques années, c’est sa propre mère, simple particulière, qui mourrait des intrigues de la cour. Le matricide qu’a encouragé Poppée éloigne d’elle des dangers. Agrippine ne pourra plus s’en prendre à sa personne, le principal obstacle à son mariage avec Néron a disparu, d’autres toutefois demeurent encore. Malgré la mort de sa mère, Néron n’est toujours pas libre d’agir à sa guise en tout point, notamment en répudiant Octavie. Burrus Afrianus est farouchement opposé à cette idée. Pour lui, Néron puise sa légitimité impériale dans Octavie, sa femme, car elle est la fille du précédent empereur. Pour s’adresser à l’empereur, Burrus use d’un franc-parler dont il est coutumier, en quelques mots il récapitule à Néron quels seraient les effets d’un divorce. Rends-lui donc aussi sa dot, c’est-à-dire l’empire. Néron refuse d’entendre les conseils de Burrus Afrianus, il préfère se défaire de lui plutôt que de devoir supporter ses remarques. Néron met à profit la maladie dont souffre Burrus Afrianus : sa gorge a progressivement enflé, et il ne peut plus respirer. Néron feint de s’inquiéter de sa santé, il veut lui faire bénéficier de sa propre expérience : comme lui-même s’exerce régulièrement au chant, il connaît très bien les produits susceptibles de soulager les voies respiratoires. Il en propose à Burrus Afrianus. Toutefois, au lieu de lui envoyer le remède promis, c’est un poison que Néron va faire appliquer sur le palais du malade. Poppée voit maintenant disparaître un tenace adversaire à son mariage avec Néron. Sénèque ne croit pas à une mort naturelle de son acolyte. Pour avoir vu Néron à l’œuvre en faisant périr Britannicus, Agrippine et à présent Burrus Afrianus, Sénèque se sent à son tour en 1
Voir supra, La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 5. 107
danger. La sagesse s’empare du vieux philosophe, il demande à Néron l’autorisation de se retirer des affaires publiques en prétextant que désormais il peut gouverner tout seul. Néron refuse : Sénèque vient de perdre toute autorité. Néron est désormais libéré des craintes qui l’immobilisaient, il se sent prêt à répondre aux attentes de Poppée. Plus rien ne le retient pour se défaire d’Octavie. La malheureuse Octavie est accusée de stérilité, elle qui est mariée à Néron depuis sept sans avoir vraisemblablement jamais connu d’étreinte de son mari, ni de quiconque. Peu importe, Néron répudie Octavie. Onze jours après cette séparation, Néron se marie avec Poppée. Poppée peut se réjouir, mais elle ne voit pas encore une vraie victoire dans cette union. Le divorce de Néron et d’Octavie que certains qualifient d’Augusta est dérisoire à ses yeux, son sentiment de triomphe sera absolu quand elle aura éliminé Octavie, la descendante de Livie ! Pour atteindre sa victime, Poppée choisit l’arme qu’elle pratique le mieux, l’adultère. Elle fait accuser Octavie de s’être compromise avec un certain joueur de flûte égyptien, du nom d’Eucaerus. L’homme a été soudoyé, il reconnaît les faits. La dénonciation est grave, d’autres éléments doivent venir la corroborer. Cette fois, Poppée n’agit plus seule, sa nouvelle position lui assure de puissants appuis. Elle a converti à sa cause l’infâme Tigellin, le nouveau préfet du prétoire, nommé à ce poste pour remplacer Burrus Afrianus. Tigellin fait torturer les servantes d’Octavie, il espère leur faire avouer par la douleur et la souffrance le crime que leur maîtresse n’a pas commis. Face aux instruments des bourreaux, ces femmes utilisent leurs propres armes, le courage et la bravoure. Elles résistent aux tourments que leur infligent leurs tortionnaires. L’une d’elles, dénommée Pythias, préférant l’honneur d’Octavie à une mort trop douce, crache au visage de Tigellin. Comme elle le sait particulièrement tourné vers les personnes de son propre sexe, elle lui réplique en conséquence : Le vagin d’Octavie est plus pur que ta bouche. 108
Poppée ne vainc pas. Octavie est d’abord cantonnée dans les anciennes propriétés de Burrus, à lui seul ce lieu résonne comme un sinistre présage. Elle est ensuite déplacée en Campanie et placée sous surveillance militaire. Le peuple ne reste pas indifférent au sort d’Octavie. Sans ménager le nom de Néron, la foule apporte son soutien à la fille de Claude et de Messaline. L’empereur se voit obligé de rappeler Octavie à Rome. La ferveur populaire envers la malheureuse n’en trouve que plus de force. La plèbe révoltée se dirige vers le Capitole1. Là, au cœur même de la ville, on renverse les effigies de Poppée tandis que des images d’Octavie décorées de fleurs sont transportées à la manière d’un triomphe militaire. Le calme ne revient pas de lui-même : les troubles continuent. Il est devenu impossible de rétablir l’ordre, si ce n’est par la force. C’est par le fer et le fouet que la foule est finalement dispersée. Poppée s’inquiète de ce soulèvement. Elle redoute aussi bien la violence du peuple que l’inclination de Néron à suivre les vindictes de la populace. Poppée devient féroce, mais point désemparée. La détermination, et non la colère, va dès maintenant guider la réaction de cette intrigante. Poppée connaît parfaitement les faiblesses de Néron, elle sait comment en jouer pour infléchir sa raison. Poppée s’élance vers Néron comme si elle était sur la scène d’un théâtre, elle se jette à ses genoux et entame son discours. Pour mieux troubler l’empereur, elle mélange avec ruse et habileté des arguments sans lien, mais qui, un par un, contribuent à davantage émouvoir Néron. Elle calcule, choisit et pèse chacun de ses mots : elle mêle la sécurité de l’empereur et la sienne, leurs sentiments et, enfin, la grandeur de Rome ! La foule qui a envahi le Capitole, explique-t-elle, est composée d’agents d’Octavie, il suffirait qu’elle-même soit présente pour transformer l’émeute en révolution. Poppée soutient que ni sa propre survie, ni celle de Néron ne sont plus assurées. Bien plus, enchéritelle, Octavie pourrait offrir à Rome une lignée d’empereurs légitimes, 1
La plus petite des sept collines de Rome, mais centre religieux et symbolique du pouvoir. 109
il lui suffirait de trouver un mari. Pour terminer son vibrant monologue, Poppée s’érige en victime expiatoire. Elle se déclare prête à quitter Néron, si le destin de Rome l’exige. La fragilité de Néron ne résiste pas à autant de talent. La stérilité d’Octavie et le flûtiste égyptien sont oubliés : on trouve cette fois un complice crédible pour accuser la jeune femme, tant dans sa volonté de chasser Néron du pouvoir que dans la corruption de ses mœurs. Il s’agit d’Anicétus, le préfet de la flotte à Misène, l’affranchi qui avait déjà apporté son aide dans la tentative d’assassinat d’Agrippine à bord du navire d’agrément qui la transportait. Anicétus n’agit pas de son plein gré, il est à la fois placé sous une menace de mort et devant la promesse de récompenses. Malgré la condamnation qu’il encourt, il avoue officiellement ce que l’empereur attend de lui. Il ressort sain et sauf de l’affaire, un riche exil en Sardaigne suivra sa déposition. Néron ordonne la rédaction d’un édit faisant savoir qu’Octavie avait séduit Anicétus dans l’espoir d’obtenir le soutien de la flotte de Misène pour s’emparer du pouvoir avec lui. Pour déverser de l’horreur sur son inoffensive victime, Néron ajoute qu’Octavie s’était défaite du fruit né de son amour dégradant. Octavie a beau susciter une compassion générale, elle est malgré tout exilée sur l’île de Pandataria, comme autrefois les deux Julias, fille et petite-fille d’Auguste1. Sa prison n’est qu’une demeure éphémère où l’on va bientôt la faire périr. Octavie se trouve depuis à peine quelques jours au milieu de soldats et de centurions qui la surveillent, quand, au printemps de sa vingt-deuxième année2, elle reçoit l’ordre de mourir. Elle a beau protester, s’expliquer et supplier, rien n’allège son sort. On resserre ses liens, et on ouvre les veines de chacun de ses membres. Son sang, comme figé par la terreur, tarde trop à s’écouler entièrement. On plonge alors Octavie dans un bain surchauffé où la vapeur finit par lui ôter la vie. Le cadavre de la pauvre Octavie n’est même pas respecté, on sépare la tête du corps : Poppée a besoin d’être rassurée, elle a besoin 1 2
Voir supra, La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 4. Le 9 juin 62. 110
de contempler ce trophée. La victime de Poppée n’avait qu’un seul tort, exister en toute modestie.
La vie avec Néron Dès que Poppée se marie avec l’empereur, elle devient un personnage officiel. Immédiatement, on dresse à Rome des effigies à son image. Un peu plus tard, quand elle tombe enceinte de Néron, peu avant de le convaincre d’assassiner Octavie, elle voit sa grossesse se transformer en événement public. Le Sénat se répand en flatteries : il recommande Poppée aux dieux, et les sénateurs prononcent des vœux à son attention. Les neuf mois qui suivent se déroulent sans difficulté pour Poppée, elle supporte très bien son état. Au début de l’année qui suit son mariage impérial1, elle met au monde une fille. Poppée accouche à Antium2, là même où Néron est né, il y a tout juste vingt-cinq ans. La petite fille porte le nom de Claudia Augusta. Pour Néron, cette naissance est une véritable joie, il la manifeste à outrance. Pour Poppée, si la venue de cet enfant lui suscite un éventuel sentiment maternel, elle lui apporte surtout un immense honneur qui la place au-dessus de toutes les autres Romaines. Poppée reçoit le titre d’Augusta, comme Livie et Agrippine. Le Sénat exprime de serviles et hypocrites adulations : ses vœux prononcés pendant la grossesse de Poppée sont accomplis et amplifiés, et les sénateurs se déplacent en procession jusqu’à Antium. Ils décident notamment de bâtir un temple de la Fécondité, et de placer sur le trône de Jupiter Capitolin des statues en or de la Fortune de la paix et de la Fortune de la guerre. Ils décrètent également d’instituer des jeux semblables à ceux que jadis Auguste avait mis en place pour commémorer sa victoire sur Marc Antoine ! En peu de temps, le destin s’oppose à toutes ces mesures, la fille de Poppée meurt avant d’avoir achevé son quatrième mois. Aussitôt, le Sénat montre autant de zèle à s’associer au chagrin démesuré de 1 2
Le 21 janvier 63. Nom ancien de l’actuelle Anzio, ville portuaire du Latium. 111
Néron face au décès de son enfant qu’auparavant à partager sa joie paternelle immodérée lors de sa naissance. Le nourrisson reçoit l’apothéose, on lui accorde un temple et un prêtre, on lui octroie aussi le coussin sacré, celui sur lequel on pose habituellement la statue d’un dieu lors d’un festin. Des monnaies sont frappées avec l’inscription Divine Claudia, fille de Néron. Cette naissance ainsi que son issue ont donné encore plus d’éclat et de prestige à Poppée, la voici désormais Augusta et mère d’une divinité ! Poppée fait l’objet de nombreux hommages, ils ne viennent pas que du Sénat et de personnages officiels, mais aussi du reste de l’empire et de la part de particuliers. Poppée est couverte de gloire, elle est admirée, et on l’imite : les Romaines prennent Poppée pour modèle, elles essaient de lui ressembler. Poppée est belle, elle le sait, elle veut le rester, quel qu’en soit le coût : sa beauté est un instrument pour exercer son influence sur Néron. Dans un poème que l’empereur a composé, il vante les cheveux dorés de Poppée, il les compare au succin, c’est-à-dire à de l’ambre jaune, presque transparent. Dès lors, les Romaines cherchent à porter cette couleur de cheveux ; à cause de Poppée, cette coloration est devenue fort populaire chez ces femmes, juste après le blond et le brun. Poppée a peur de vieillir. Un jour se regardant dans un miroir, et ne se trouvant pas belle, elle avoua préférer mourir avant que sa jeunesse ne disparaisse. Pour prévenir les méfaits du temps, Poppée prend soin de sa personne. Depuis longtemps à Rome, le lait d’ânesse passe pour effacer les rides, adoucir la peau et la blanchir ; beaucoup de femmes s’en appliquent scrupuleusement sur les joues sept fois par jour. Pour assouplir sa peau, Poppée plonge son corps tout entier dans un bain de lait d’ânesse. C’est pourquoi, partout où elle va, cinq cents de ces animaux la suivent. Pour éclairer son visage, Poppée utilise une miction qui porte depuis son nom et qu’utilisent depuis les Romaines, La pommade de Poppée. Ce produit tient sur la peau, il la teinte légèrement en cachant ses défauts, et il dégage une agréable odeur. Poppée aime le luxe, elle affiche celui que son rang permet. Elle pousse le raffinement à équiper de harnais en or les mules utilisées 112
pour conduire sa voiture quand elle se déplace, elle garnit du même métal les sabots de ses quadrupèdes préférés. Elle ne fait en cela que surpasser Néron qui préférait l’argent pour ces mêmes décorations. Quand elle était la maîtresse de Néron, Poppée manipulait son amant pour arriver à ses fins, elle l’amenait à éliminer les personnes qui lui faisaient obstacle. Devenue femme de l’empereur, Poppée reste vigilante, elle aide ses proches et réduit au silence ses possibles adversaires. Toutefois, on la voit rarement s’immiscer dans les affaires publiques de Rome. Agrippine n’est pas son modèle. Pour des raisons d’ordre privé, Poppée est intervenue auprès de Néron dans des causes touchant la Judée. Il s’est d’abord agi d’un conflit juridique, puis d’une désastreuse nomination. Un différend opposait les principaux habitants de Hiérosolyma1 à leur roi, Agrippa, et à Festus, le procurateur de Rome. Le procès allait être plaidé à Rome devant l’empereur. Les faits sont simples. Agrippa avait fait construire un bâtiment suffisamment haut pour voir depuis son lit de table ce qui se passait dans le Temple. Immédiatement, les principaux Hiérosolymitains se sont offusqués que des sacrifices puissent être observés d’une position surélevée, ils ont alors bâti un mur obturant cette vue inadmissible selon eux. Toutefois, leur mur fermait aussi la percée dont disposaient les Romains à partir d’un portique pour surveiller le Temple. Agrippa et Festus souhaitent demander la démolition du mur, l’un pour son agrément personnel, l’autre pour des raisons de sécurité. Une délégation vient alors à Rome pour défendre les intérêts du Temple. Poppée reçoit son représentant, Flavius Josèphe, par l’intermédiaire d’un comédien juif dénommé Alitur, que Néron appréciait fort. Poppée assure les juifs de son soutien contre Agrippa et Festus. Pour être agréable à Poppée, Néron donne raison aux habitants de Hiérosolyma, il désavoue ouvertement le procurateur et l’allié de Rome. Un peu plus tard, Poppée va intercéder en faveur d’un certain Gessius Florus, le mari de son amie dénommée Cléopâtre. Elle lui obtient le poste de procurateur de Judée où il va se faire remarquer par des ignominies et des iniquités extrêmes qui pousseront les juifs à se révolter contre Rome. 1
Nom latin de l’actuelle Jérusalem. 113
On ne sait pas si Poppée a aidé les juifs parce qu’elle était une adepte du judaïsme ou si elle a agi par crainte et respect d’un dieu parmi d’autres. De là, est-il possible d’imaginer que des sentiments favorables pour les juifs, eux-mêmes hostiles aux chrétiens, ont poussé Poppée à proposer à Néron de faire accuser les chrétiens de l’incendie qui avait ravagé Rome pendant six jours et sept nuits1 ? Il est difficile de conclure. Pour certains, Poppée aurait même eu des conversations avec le chrétien Paul de Tarse quand lui aussi était venu à Rome pour se défendre en appel devant le tribunal de l’empereur. Quoi qu’il en soit, de façon générale, Poppée était superstitieuse. Elle avait pour habitude de consulter des astrologues. Poppée avait tout loisir de faire des suggestions à Néron : elle était dans la confidence des entretiens qu’il avait avec Tigellin, le préfet du prétoire. Poppée et Tigellin formaient, dit-on, le conseil intime du prince pour ses cruautés. C’est en leur présence que Néron prononça son jugement contre Sénèque, car Tigellin cherchait à le faire accuser d’avoir conspiré contre l’empereur aux côtés d’un certain Piso. Sénèque n’a droit qu’à une instruction sommaire, à la suite de laquelle il est condamné à se donner la mort. Sénèque se retire chez lui, entouré de ses amis et de sa chère épouse Pauline, il accomplit la sentence en s’entaillant les veines des bras, des jambes et des jarrets. La mort est à la fois douloureuse et trop lente à venir, aussi le philosophe essaie-t-il de hâter son trépas. Il absorbe de la ciguë. Pour son malheur, le poison se révèle inefficace, car son corps a déjà perdu beaucoup trop de sang. Pour en finir au plus vite, Sénèque réclame d’être transporté dans une étuve pour y suffoquer. Il s’éteint à l’âge de soixante-neuf ans environ2, dans la délectation de son disciple, Néron, et celle de sa femme, Poppée. L’ancien et jadis si puissant opposant à leur union a enfin disparu. Sénèque était le plus respecté de ceux qui avaient contrarié les plans de Poppée, c’est pourquoi il fallut près de trois ans depuis son mariage pour trouver un motif revêtant un aspect légitime pour l’éliminer. De concert avec Sénèque, Pauline s’était également ouvert les veines. Face à ces disparitions, Néron craignait pour sa propre réputation, aussi, il interdit à Pauline de mourir, et il lui fit bander ses blessures. Néron usait d’une joviale habitude en disant 1 2
L’incendie débute la nuit du 18 juillet 64. Sénèque meurt le 12 avril 65, il était né vers 4 av. J.-C. 114
qu’il envoyait ses médecins chez quelqu’un afin de le soigner sur-lechamp, il fallait comprendre en fait que ses émissaires allaient ouvrir les veines du malade. D’autres personnes n’ont pas eu à attendre aussi longtemps que Sénèque pour connaître son sort. Par exemple, l’année de la mort d’Octavie, le poison avait abrégé la vie des deux principaux affranchis impériaux, Pallas et Doryphore. Pallas, le trop vieux et trop riche responsable des finances, avait été l’amant d’Agrippine, et Doryphore avait été celui de Néron, dans leurs ébats, Néron se soumettait à toute la vigueur de Doryphore. Cet affranchi était chargé des requêtes auprès de l’empereur et opposé à Poppée Poppée faisait souffrir uniquement par nécessité, elle ne s’en est jamais pris à Acté, l’ancienne maîtresse de Néron. Sans doute ne voyait-elle aucun danger dans cette femme d’origine servile ou avaitelle peur de Néron ? Le triomphe de Poppée n’est pourtant pas absolu, elle a eu raison de ses adversaires, mais pas de Néron lui-même. Elle ne l’a pas écarté des tentations qu’il éprouvait déjà du vivant d’Agrippine, de Burrus Afrianus et de Sénèque : le sexe, le chant et les courses de chars. La lubricité de Néron n’avait pas de limite, il n’hésitait pas à souiller la moindre pudeur, y compris la sienne. Au cours d’un festin demeuré célèbre, lui et Tigellin offrirent des femmes mariées et de jeunes filles, tant de la plèbe que de nobles familles, aux plaisirs de la lie du peuple, d’esclaves et de gladiateurs : nulle ne pouvait protester. En d’autres circonstances, c’est lui-même qui offrait son propre corps, ne renonçant pas à devenir l’épouse d’un affranchi ou d’un esclave, tout en imitant les gémissements d’une vierge consentante que l’on violente ! Poppée, par indifférence ou par nécessité, acceptait la vie outrageante de son mari. Néron éprouvait une vive vocation pour le chant et le théâtre. Il pensait avoir le talent requis pour en faire une carrière. Il était désireux de s’y essayer. Tant que ses censeurs étaient vivants ou puissants, Néron ne se produisait que sur une scène privée devant des invités choisis ou devant un petit nombre de personnes. Maintenant qu’il est maître de son destin, l’empereur affronte les théâtres publics :
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il fait ses débuts à Néapolis1. Néron vécut alors comme un présage favorable l’écroulement du théâtre qui suivit sa première prestation ; par chance, l’incident est survenu une fois les spectateurs à l’extérieur. On raconte aussi que malgré le tremblement de terre qui était en train d’ébranler le théâtre, Néron continua à chanter jusqu’à la fin de son morceau avant de se retirer. Malgré une voix réputée faible et sourde, Néron persévère dans sa vocation artistique. Il se produit à Rome, non seulement comme chanteur, mais aussi comme acteur. Là, lors d’un concours, il monte sur scène en présence de tous ses proches et de tous ses intimes : il est probable que Poppée était parmi eux. Poppée par complaisance ou par ruse s’est donnée au jeu ridicule et déshonorant de Néron, où le maître de Rome paraît en esclave enchaîné ou en aveugle que l’on doit guider. Ce sont probablement les courses de chars qui enflammaient le plus Néron, il lui arrivait de se faire lui-même cocher, à la fois sans vergogne, craintif et tricheur. Poppée va succomber à cause de cette passion. Poppée, malade et à nouveau enceinte, reprocha à Néron de s’être trop attardé à s’entraîner à des courses de chars. La réponse de Néron fut immédiate, un violent coup de pied. Colère fortuite, maladresse ou mauvaise intention, nul ne sait, mais Poppée en meurt. Elle s’éteint à trente-cinq ans.
Néron sans Poppée Des funérailles officielles suivent la mort de Poppée, car Néron continue de l’aimer. Le corps de Poppée est embaumé avec des aromates, il n’est point livré aux flammes comme le font en général les Romains, soit que Néron ait voulu en préserver la beauté, soit pour respecter les rites d’une religion orientale que la défunte avait adoptée. Dans son dernier hommage à Poppée, Néron fait une ultime fois acte de magnificence pour celle qu’il a tant aimée : il fait brûler tellement d’encens d’Arabie Heureuse que la production d’une seule année n’aurait pas suffit. Ainsi parée, la dépouille de Poppée est 1
En 64, à Naples. 116
déposée dans le tombeau d’Auguste, le père de l’empire. Par voisinage mortuaire, Poppée est élevée à un rang qu’elle n’aurait espérer de son vivant. Néron prononça un discours lors de cérémonie funèbre où il ne put s’abstenir de louer la beauté Poppée. Elle reçut l’apothéose.
ce pu la de
Poppée laissait derrière elle le souvenir de son impudicité, aussi, aucune larme versée ni aucun sanglot émis ne furent spontanés. Tous furent plus simulés qu’honnêtes. Un illustre sénateur, le philosophe stoïcien Thraséa, était volontairement absent lors des funérailles de Poppée, plus particulièrement lorsqu’on lui décerna les honneurs divins. Néron lui en voulut, il le condamna à s’ouvrir les veines à la suite d’une fausse accusation de conspiration portée par un certain Cosutianus Capito, qui n’était nul autre que le gendre de Tigellin. À l’inverse, Néron avait interdit à d’autres d’assister à cette cérémonie, ces personnes devaient comprendre que le temps de leur disgrâce était arrivé. Ce fut le cas de l’éminent jurisconsulte et administrateur remarquable, Caius Cassius Longinus, il fut déporté en Sardaigne. Comme Poppée avait été divinisée, Néron lui fit bâtir un temple. Il n’usa pas de son propre argent pour cela, il enleva dans ce but des sommes importantes aux Romaines issues de la noblesse. L’empereur se voulut honnête, il fit graver sur ce monument, par ailleurs enrichi de somptueux présents, que les matrones l’avaient fait ériger en l’honneur de Poppée-Vénus ! Le souvenir de Poppée ne quittait pas Néron. Lorsque sur scène, il utilisait des masques représentant des personnages de tragédies grecques et qu’il s’agissait d’une femme, Néron prenait alors les traits de Poppée. Néron voulait que Poppée, même morte, partageât sa gloire. Néron regrettait tellement Poppée qu’il fit venir et garda dans son entourage une femme dont il avait appris qu’elle lui ressemblait. Malgré cette affection pour Poppée, Néron voulut une nouvelle épouse. Son choix se porta d’abord sur une parente, Antonia, mais elle n’accepta pas. Elle était la fille de Claude et de sa deuxième femme, Ælia Pætina. Face à ce refus, Néron fit tuer Antonia au motif qu’elle préparait une révolution. Au printemps qui suit la disparition de Poppée, Néron finit par se remarier. Sa nouvelle femme se nomme 117
Statilia Messalina, il s’agit d’une noble romaine qui était déjà sa maîtresse du vivant de Poppée. Les extravagances de Néron vont continuer dans les pires dérèglements, mais toujours avec l’ombre de Poppée dans ses yeux. Un affranchi dénommé Sporus présentait des traits proches de ceux de Poppée, Néron le fit castrer pour en user comme une femme. Ensuite, il lui constitua une dot, fit rédiger un contrat et l’épousa. Néron était pourtant déjà marié à un autre affranchi, Pythagoras ! Néron appelait Sporus par le nom de Poppée, et il lui servait de mari. En revanche, Néron servait en même temps de femme à Pythagoras. Pendant ce temps, ceux qui avaient approché Poppée mourraient tour à tour prématurément. Tel fut le sort de son premier mari et de leur fils, tous les deux dénommés Rufrius Crispinus. Le premier se donna la mort en Sardaigne où il avait été relégué au prétexte d’avoir participé à la conjuration de Piso, mais surtout pour avoir été le mari de Poppée. Quant à l’enfant, l’année où mourut sa mère, il fut noyé sur l’ordre de Néron lors d’une partie de pêche en mer, il n’était âgé que de dix ans. Néron s’était courroucé en apprenant que le jeune garçon prenait dans ses jeux le rôle d’empereur ou celui de général : ce divertissement d’enfant causa sa perte. Pour finir, trois ans après Poppée, c’est Néron qui vint à mourir. Chassé du pouvoir et redoutant le sort qu’on lui réservait, il préféra le suicide. C’était le jour de son trente et unième anniversaire, mais aussi la date de l’exécution d’Octavie1. À la mort de Néron, sa fidèle Acté et ses deux anciennes nourrices prirent soin de son corps en respectant la tradition romaine. Elles firent brûler la dépouille, elles déposèrent les restes du défunt à l’intérieur d’un sarcophage en porphyre dans un tombeau de la famille paternelle de l’ancien empereur. Ces funérailles, dit-on, coûtèrent deux cent mille sesterces, probablement à Acté. La générosité de Néron l’avait rendue riche. Au mois d’avril suivant la disparition de Néron, c’est Othon qui se donne la mort, à l’âge de trente-sept ans. Aucune des personnes que Poppée à un moment quelconque de son existence avait côtoyées n’eut une mort paisible et naturelle, ni son
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Le 9 juin 68. 118
grand-père, ni son père, ni sa mère, ni ses maris, ni son fils, ni ellemême. Plusieurs années après ces événements, Acté mourut à Velitrae1, dans un des domaines que Néron lui avait offerts. Elle vécut confortablement avec à ses côtés des esclaves et des affranchis convertis à la nouvelle foi chrétienne. Quant à Statilia Messalina, elle n’eut pas à souffrir de la chute de son mari. Son successeur, Othon, lui aurait même proposé de l’épouser, mais elle refusa. Elle poursuivit sa vie à Rome dans la condition de simple particulier. Poppée a soulevé beaucoup de passions et autant de réprobations, mais elle a surtout fait couler beaucoup de sang. Elle demeure pourtant un mystère tant il est difficile de savoir qui se cachait derrière son envoûtante beauté. Quelle est la volonté qui a poussé cette femme dans sa jeunesse à vouloir entrer dans la maison des Césars ? Ses parents, son père puis sa mère, en avaient été les victimes, l’un à cause du clan de Germanicus, et l’autre par la jalousie de Messaline, Poppée cherchaitelle à les venger en poussant Néron à détruire sa propre famille ? Poppée était-elle simplement capable de ressentir des émotions sincères, et son seul but fut-il vraiment d’être à côté du maître de l’empire, quel qu’en ait été le prix ? Quels sentiments religieux éprouvait Poppée, l’ont-ils éventuellement guidée dans sa vie ? Devant tant de questions, rien n’est certain. Il faut toutefois reconnaître qu’en plus de sa beauté, Poppée savait comprendre les hommes et discerner leurs faiblesses pour mieux les manipuler. Poppée, avec ses propres armes, n’a fait qu’entrer dans leur jeu.
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Nom ancien de l’actuelle Velletri dans le Latium, près de Rome.
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DOMITIA LONGINA
La vie de Domitia Longina, femme de Domitien. (Empereur de 81 à 96)
À la mort de Néron1, il n’y a plus aucun descendant d’Auguste ni de Livie susceptible de régner : ils s’étaient éliminés entre eux. Plusieurs prétendants manifestent alors leur volonté de revêtir la pourpre impériale. Dix-huit mois durant, les habitants de l’empire assistent à des luttes fratricides entre des factions rivales que mènent des militaires dont les chefs veulent succéder à Néron. En aussi peu de temps, ils seront quatre à porter le titre d’empereur. Les trois premiers ne réussissent pas à se maintenir au pouvoir, seul le quatrième y parviendra. En premier, il y eut Galba, qu’autrefois Agrippine voulut séduire. Après vint Othon, naguère tombé sous les charmes de Poppée. Ensuite, ce fut Vitellius dont le père servit les intrigues de Messaline puis d’Agrippine2. Pour finir, arrive Vespasien, il éradique toute opposition et s’installe à la tête de l’empire. Après un règne de presque dix ans3 où il rétablit l’ordre et la paix, Vespasien s’éteint. Une mort naturelle l’emporte, tout juste deux mois avant que le Vésuve n’ensevelisse Pompeii et Herculaenum4. Vespasien laissait derrière lui deux fils, Titus et Domitien. Titus monte alors sur le trône, mais il meurt deux ans plus tard, vraisemblablement atteint de la peste5. Cette disparition précoce fit de Domitien le nouvel empereur : Domitia Longina était sa femme.
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Le 9 juin 68. Galba règne de juin 68 au 15 janvier 69, Othon de janvier 69 au 16 avril 69, et Vitellius d’avril 69 au 22 décembre 69. Voir Supra, La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 3 ; La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 2, 3 ; La vie de Poppée, femme de Néron, ch. 1. 3 Vespasien, né en 9 après J.-C., règne de décembre 69 au 23 juin 79. 4 À partir de l’éruption du 24 août 79. Noms latins de Pompéi et d’Herculanum. 5 Titus règne du 24 juin 79 au 13 septembre 81. 2
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Le souvenir de la gloire de Rome Domitia Longina est née sous le règne de Claude ou au tout début de celui de Néron1. La renommée de son père et le nom de sa mère vont la suivre et la protéger tout au long de sa vie. Pour ainsi dire, ils ont déposé sur elle la mémoire des vertus qu’honoraient les Romains de jadis et qu’il fallait rétablir. Alors que Néron pouvait se rattacher à un sang prestigieux, les nouveaux maîtres de Rome ne trouvent aucune gloire ancestrale dans leurs racines. À lui seul, le nom Domitien n’évoquera pas le prestigieux passé de Rome, contrairement à celui de sa femme. Grâce aux noms de ses parents, Domitia Longina renvoie à de grands moments de l’histoire de Rome. La famille de Vespasien est inconnue et dépourvue d’ancêtre impliqué dans la vie publique. Son grand-père était un centurion, et son père a fini sa vie en exerçant en Helvétie un métier lié à l’argent : les deux hommes n’étaient même pas de Rome, ils étaient de Reate2. Domitia Longina a une ascendance et une parenté beaucoup plus honorables, voire illustres : elle est la fille de Cnæus Domitius Corbulo et de Cassia Longina. Cnæus Domitius Corbulo a le même nom que son père, ancien préteur* venant de l’arrière-pays. Ce dernier était un homme particulièrement coriace, il ne s’effaçait pas devant la vieille noblesse romaine en rougissant de ses origines plébéiennes et rurales, il ne renonçait pas à faire entendre ce qu’il croyait juste au regard des mérites d’antan. Un jour, comme un jeune noble de Rome ne lui avait pas cédé le pas à un spectacle de gladiateurs, il souleva l’incident au Sénat, ce qui lui attira la sympathie des sénateurs les plus âgés ! Une autre fois, il souligna dans un discours véhément le mauvais état des routes sous Tibère, et il mit en cause les curateurs chargés de leur entretien ainsi que les entrepreneurs tenus de faire les travaux. Ces remontrances entraînèrent des soupçons et une sévère enquête, elle fut diligentée contre tous ces hommes, même ceux décédés. À l’issue de cette affaire, plusieurs d’entre eux perdirent beaucoup d’argent.
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Entre 51 et 55. Nom ancien de l’actuelle Rieti (Réate en français), ville du Latium à 65 km au nord-est de Rome. 2
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La mère de Cnæus Domitius Corbulo, Vistilia, demeure inconnue, si ce n’est pour ses accouchements prématurés au septième mois. Elle eut six maris, ils étaient tous issus de grandes familles romaines ; elle donna notamment la vie à Milonia Cæsonia, la future femme de Caligula1. Milonia Cæsonia et Cnæus Domitius Corbulo n’avaient que de liens utérins, ils n’avaient pas le même père. Le père de Domitia Longina montre rapidement des talents militaires qui le font remarquer. Sous le règne de Claude, il remporte des victoires en Germanie inférieure avec un tel succès que l’empereur en est jaloux et le fait revenir à Rome. Claude craignait en effet de voir le peuple lui préférer ce soldat victorieux. Cnæus Domitius Corbulo ne tient pas rigueur de ce rappel, il reste fidèle à la famille impériale. Il sera entièrement dévoué à Agrippine et à son fils, il leur deviendra même indispensable en Orient. Là, Cnæus Domitius Corbulo va s’illustrer à la fois dans les techniques de la guerre et dans la subtilité des négociations : c’est lui qui est choisi pour reconquérir l’Arménie tombée aux mains des Parthes2. Néron ne manquera pas d’éloge pour remercier Cnæus Domitius Corbulo, il le qualifiera de père et de bienfaiteur. Le père de Domitia Longina présentait toutes les qualités que la tradition romaine attend des personnes de son rang, habile dans l’art oratoire, courageux au combat, et loyal envers Rome : ces vertus le distinguaient parmi tous les Romains de son temps. Tous les proches de Cnæus Domitius Corbulo n’ont pas toujours partagé la même intégrité à l’égard de l’empereur. Annius Vinicianus, à la fois son gendre et son légat* en Arménie, participa à un complot contre Néron à Bénéventum3, il était marié à une sœur utérine de Domitia Longina. Annius Pollio, un frère de cet Annius Vinicianus, fut exilé à la suite de la conjuration de Pison qui avait visé Néron à Rome ; leur père avait lui aussi pris part à une conspiration, plus exactement à l’assassinat de Caligula. Leur grand-oncle, Marcus Vincinius avait été le mari de Livilla, une des sœurs d’Agrippine, et
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De fin 39 ou début 40 à janvier 4. Voir supra La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 1. 2 Peuple occupant la Perse antique (Iran). 3 Nom ancien de l’actuelle Bénévent, ville de Campanie située à 50 km au nord-est de Naples. 125
fut accusé de crime de lèse-majesté1. L’entourage immédiat de Cnæus Domitius Corbulo entretenait une résistance aux débordements de Néron. Il est difficile de conclure si le père de Domitia Longina était vraiment ignorant de ces agissements ou s’il affectait un indulgent mutisme, ce qui serait revenu à une tacite complicité. La gloire, la réputation et la popularité de Cnæus Domitius Corbulo ajoutées à des proches particulièrement suspects le rendirent bientôt dangereux aux yeux de Néron. Selon l’empereur, il disposait de beaucoup trop d’arguments et de moyens pour éventuellement briguer l’empire : il avait pour lui la faveur du peuple et de bienveillantes relations avec des comploteurs. Plutôt que de vivre avec une telle menace, Néron préféra s’en débarrasser : alors que lui-même était en Grèce, il convoqua le père de Domitia Longina dans le but de le faire périr. Cnæus Domitius Corbulo se présenta à l’audience de l’empereur, mais il comprit très vite ce qui se tramait. Sans attendre d’inutiles paroles, il saisit un glaive pour se donner la mort. Tandis que Néron était sur le point d’apparaître une cithare à la main, Cnæus Domitius Corbulo se transperça le corps de son arme en lui lançant les mots habituellement dits à un artiste que l’on applaudit : Voilà ton dû2. Le nom que porte Domitia Longina ne lui vient pas de son père, mais de sa mère, Cassia Longina. Il renvoie à un événement survenu un peu plus d’un siècle avant sa naissance : l’assassinat de Jules César3. Parmi les meurtriers, il y avait un certain Caius Cassius Longinus : Domitia Longina appartient à la lignée qu’il a engendrée. Un des descendants de ce meurtrier de Jules César fut marié à Drusilla, la sœur bien-aimée de Caligula4. Un autre, si ce n’est le même, fut un admirable gouverneur de Syrie, il est aussi connu d’une part comme un éminent jurisconsulte à la tête d’une célèbre école de droit, et, d’autre part, pour avoir été proche des cercles philosophiques : Néron l’exila en Sardaigne à la mort de Poppée5. Cet 1
Voir supra, La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 1. Durant l’hiver 66-67. 3 Le 15 mars 44 av. J.-C. 4 Voir supra, La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 1. 5 Voir supra, La vie de Poppée, femme de Néron, ch. 4. 2
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homme, également nommé Caius Cassius Longinus, survécut à son exil et revint à Rome sous Vespasien : il est très probablement le grand-père maternel de Domitia Longina ou alors son grand-oncle. En retenant la première hypothèse, Domitia Longina aurait pour aïeule Drusilla, elle compterait donc Auguste et Livie parmi ses ancêtres. Les parents de Domitia Longina ne font pas d’elle une femme ordinaire. D’une part, elle a de multiples liens avec les descendants d’Auguste et de Livie dont elle fait éventuellement partie. D’autre part, son sang est dépositaire du souvenir de gestes qui ont fait la grandeur de Rome. La personne de Domitia Longina illustre la mémoire d’hommes valeureux qui ont su affronter l’arrogance de la vieille noblesse, s’élever contre les tyrans sans épargner leur propre vie, et défendre les intérêts de Rome en Italie ou dans les provinces les plus lointaines. Domitia Longina était nubile quand survinrent la disgrâce et la mort de son père, elle avait entre treize et seize ans. Il est tout à fait possible qu’à ce moment-là les noces avec son premier mari aient déjà eu lieu. Cet homme est Lucius Ælius Lamia Plautius Ælianus, un ami et confident de Titus, le frère de Domitien. Il appartenait à une famille très ancienne et respectée, ses membres avaient occupé d’importantes charges publiques et aidé les ancêtres de Vespasien. Ce mariage maintenait Domitia Longina à son rang. Elle eut bientôt une fille, Plautia, dont les descendants noueront bien des décennies plus tard des mariages dans les familles des futurs empereurs. Un des ses arrière-petits-fils se mariera avec une fille de l’empereur Antonin le Pieux1. À l’époque de son mariage, Domitia Longina, pas plus que son mari ou Titus, n’imaginait les grands changements qui se préparaient dans l’empire et qui allaient transformer leur vie : les morts brutales de Néron, de Galba et d’Othon, puis, la lutte entre Vitellius et Vespasien2. Il n’y a pas encore cinq ans que Domitia Longina s’est mariée quand les légions d’Égypte proclament Vespasien empereur. Les soldats avaient agi au profit de leur chef sur l’initiative du proconsul 1 2
Il s’agit de Lucius Plautius Lamia Silvanus. En 69. 127
d’Égypte, ce choix les soustrayait à l’autorité de Vitellius, au pouvoir à Rome depuis six mois environ. En Italie, Vespasien avait un soutien sûr, son frère aîné, Sabinus. Il occupait un poste important, il était préfet de la Ville*. Le conflit entre Vespasien et Vitellius s’aggrave peu à peu. Les légions stationnées près du Danubius1 soutiennent Vespasien, elles se mettent en marche pour aller affronter celles basées le long du Rhenus2 restées fidèles à Vitellius. Les deux camps se rencontrent sur le sol italien, la bataille a lieu à Cremona3. Les partisans de Vespasien en sortent vainqueurs. À Rome, pendant ce temps, Domitien et Sabinus, son oncle paternel, sont placés sous la garde de Vitellius. Plus les forces de Vespasien sont proches de Rome, plus la situation de Domitien est périlleuse. Au moment le plus critique, sa vie est en danger. Domitien prend peur, mais il fait acte de courage. Il n’attend pas que le destin vienne à lui, il choisit de défier. Le jeune homme se procure des vêtements imprévisibles pour sa condition et se déguise. Sous son nouvel aspect, il parvient à s’enfuir et à se dissimuler. Malheureusement pour son oncle, des agents de Vitellius l’arrêtent et le coupent en morceaux. Au fur et à mesure que les troupes de Vespasien progressent favorablement, le peuple préfère assister aux combats des deux partis plutôt que d’y participer. Les habitants de Rome se comportent comme à un spectacle de gladiateurs, ils applaudissent tantôt les uns, tantôt les autres. Finalement, Vitellius est capturé et son camp défait. Les partisans de Vespasien lui réservent aussitôt un sort identique à celui que ses proches avaient infligé à Sabinus. Vespasien devient alors pour tous le seul maître de l’empire4. Domitien comprend depuis sa cachette que le calme est en train de revenir à Rome, il décide d’en sortir pour rejoindre à peu de risques la maison de son père5. Sur son passage, des soldats le reconnaissent et le saluent selon son nouveau rang, celui de 1
Nom ancien du Danube. Nom ancien du Rhin. 3 Nom ancien de l’actuelle Crémone, située à 411 km au nord-ouest de Rome. 4 Le 22 décembre 69. 5 À Rome sur le Quirinal, à peu près vers l’actuelle Via delle Quattro Fontane. 2
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fils de l’empereur ; ils lui donnent le titre de César, son père est désormais un Auguste, on espère qu’il arrivera bientôt à Rome. Domitien est âgé de dix-huit ans1 lors de ces événements. Il se retrouve seul à Rome quand son oncle meurt, car son père est toujours absent d’Italie. Pour le moment, Domitien ne peut pas s’installer de son propre chef au palais impérial, il reste établi dans la maison paternelle. La tranquillité étant revenue, Domitien prend l’habitude de se divertir avec des maîtresses dans la propriété familiale située à proximité du mont Albanus2. On voit parmi ces femmes plusieurs Romaines mariées, c’est dans cette retraite hors de Rome que Domitien entreprend de séduire Domitia Longina.
Auprès des nouveaux maîtres de Rome En dépit de la défaite de son adversaire à Rome, Vespasien est toujours en Égypte où les affaires locales le retiennent. Cet éloignement ne l’empêche pas d’être rapidement informé des dérèglements de Domitien ; pour l’empereur, son fils outrepasse ce qui est permis à un jeune homme de son âge et de sa nouvelle condition. Vespasien envisage de quitter l’Égypte et de rentrer en Italie, mais la fin de l’hiver n’est pas encore là, et les conditions de navigation ne sont pas les meilleures que l’on puisse souhaiter. Dans l’immédiat, le nouvel empereur fait seulement transporter des cargaisons de blé d’Alexandrie à Rome où les réserves sont sur le point d’être épuisées. Lui-même attendra les vents d’été pour partir du port égyptien. De son côté, Domitien n’entend pas demeurer en retrait derrière son père, ni céder le pas à son frère aîné Titus, il jalouse sa puissance et sa renommée. Vespasien est empereur depuis seulement la fin de l’année précédente qu’au cours du printemps Domitien engage de sa propre initiative une expédition inutile en Gaule et Germanie, tout en persévérant dans ses passions débridées. Vespasien est trop loin pour empêcher Domitien de se risquer dans cette aventure militaire. Sur 1 2
Domitien est né le 24 octobre 51. Situé dans le Latium, l’ancien Mont Albain aujourd’hui dénommé Monte Cavo. 129
place, à Rome, les conseils désapprobateurs des amis de l’empereur ne dissuadent pas son fils de renoncer à son projet1. On se demande même si Domitien n’a pas entrevu de renverser son père en sollicitant Quintus Pétillius Cérialis qui commande l’armée romaine en Germanie inférieure, Domitien le connaît bien, il fut le mari de sa sœur. Ce militaire de haut rang feint toutefois d’ignorer ce qui semble avoir été une proposition de rébellion. À la fin de l’été, tout autorise enfin Vespasien à quitter l’Égypte. Titus ne rentre pas avec son père, il lui appartient maintenant de finir la guerre de Judée et de prendre Jérusalem. Vespasien arrive à Rome vers le début du mois d’octobre avant que Domitien ne soit rentré de son expédition. Quand Domitien fait son entrée à Rome, son père lui inflige de très sévères remontrances, au point de l’obliger à vivre dès à présent avec lui au palais impérial. L’empereur espère écarter son jeune fils des turpitudes et des adultères qu’il n’a pas abandonnés. Le mode de vie de Domitien ne saurait convenir à l’esprit que Vespasien veut insuffler à son règne ; il souhaite, en effet, réprimer la débauche des femmes. Domitia Longina ne prend pas ombrage des invectives de l’empereur, elles ne l’effraient pas, elle reste la maîtresse de son fils. Tous les deux sont jeunes, et des sentiments se sont vraiment installés entre eux, leur relation ne se limite pas à de simples effusions sensuelles. Domitien ne se satisfait plus d’une liaison condamnable, il veut Domitia Longina pour femme. Plusieurs obstacles s’opposent à ce désir. Tout d’abord Domitia Longina est mariée, puis, suivant le droit, Domitien ne peut pas se marier sans l’accord de son père. De plus, au-delà de toutes considérations juridiques ou sentimentales, être le fils de l’empereur impose des contraintes matrimoniales fondées sur les nécessités du bien public au détriment, s’il le faut, de toute émotion amoureuse. Domitien ne peut pas agir à sa guise, il est totalement soumis à la volonté de Vespasien. Vespasien ne sera pas facile à convaincre, il y a d’autres problèmes dans sa famille, il voudrait les régler d’abord. L’empereur n’appréciait 1
En 70. 130
ni l’animosité existant entre ses deux fils, ni les plaisirs que le cadet partageait avec des femmes mariées. Dans son esprit, une solution pour rapprocher les deux frères résiderait à marier Domitien et Julia, la fille de Titus, surtout que depuis l’union de Claude et d’Agrippine, un oncle paternel peut se marier avec sa nièce. Le mariage qu’imagine Vespasien serait en conséquence entièrement licite1. Cependant, Julia n’avait même pas dix ans à cette époque, et cette union n’aurait certainement pas calmé les ardeurs de Domitien. De toute manière, celui-ci refuse le projet. Cette issue matrimoniale n’est pas retenue pour l’instant, mais elle ne restera pas sans incidence quand Julia aura grandi. En attendant, il est urgent de confiner Domitien dans une situation acceptable aux yeux de tous, particulièrement à ceux de son père. L’opposition de Vespasien à la relation de son fils avec Domitia Longina porte uniquement sur sa forme, car lui-même trouverait quelque intérêt dans cette alliance valorisante pour sa famille, pourvu qu’elle présente un tour convenable. La véritable difficulté est que Domitia Longina est mariée. Par bonheur, à Rome rien n’exige qu’une union soit définitive, et quand elle ne l’est pas, personne ne s’en offusque. Recevoir Domitia Longina dans la nouvelle famille impériale serait même opportun pour Vespasien, car il a alors besoin de l’appui du Sénat où il n’a jamais siégé. Auparavant, il y avait un indéfectible allié, son frère Sabinus qui était sénateur, mais les soldats de Vitellius l’ont assassiné. Dans l’immédiat, les accointances au Sénat du nouvel empereur sont encore incertaines, et la situation est grave : l’empire a besoin d’argent. Après les désastreuses dépenses de Néron et plus d’une année de guerre civile, les ressources manquent. Dès son arrivée aux affaires, Vespasien a très vite signalé ce danger imminent. Il n’a caché à personne l’inquiétante réalité, et il a annoncé à tous : Il faut quatre milliards de sesterces pour que l’État puisse se maintenir.
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Voir supra, La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 3. 131
Le mariage de Domitien avec Domitia Longina peut apporter à Vespasien les liens qui lui manquent avec la noblesse de Rome. Bien plus, les militaires qui étaient restés fidèles à Cnæus Domitius Corbulo et qui ne l’avaient pas rejoint pendant la guerre civile se rallieraient à lui, tout comme les juristes disciples de Caius Cassius Longinus. Ces rapprochements sont d’autant plus nécessaires à Vespasien que quelques années auparavant il avait rompu son amitié avec Baréa Soranus, principal personnage du camp stoïcien au Sénat. De plus, pour aggraver la situation, Titus avait répudié sa seconde épouse, Marcia Furnilla, après la naissance de leur fille Julia, et cette femme était une nièce de Baréa Soranus. Comme Domitia Longina et Baréa Soranus sont apparentés, un mariage entre elle et Domitien serait salutaire pour Vespasien. La fille de Baréa Soranus était en effet à cette époque mariée avec Annius Pollio qui fut condamné pour avoir conspiré avec Pison contre Néron, et le frère de cet homme était le mari de la sœur de Domitia Longina. En admettant Domitia Longina dans sa famille, Vespasien trouverait un moyen indirect et courtois de renouer avec Baréa Soranus : il pourrait s’attirer par ce stratagème de meilleurs sentiments de la part des stoïciens du Sénat. Vespasien finit par reconnaître tous les avantages qu’apporteraient les intentions nuptiales de son fils, il prend le parti de les encourager. L’empereur a parfaitement compris que Domitia Longina n’est pas une noble Romaine comme les autres, elle est en effet l’héritière et la représentante d’une tradition. Pour sa part, Domitia Longina a officiellement peu de choses à dire, mais, consciente du prestige attaché à son nom et à celui de son père, elle peut essayer de favoriser la situation qui lui paraît la plus prometteuse. Deux éventualités se présentent à elle. La première est de rester la femme d’un des plus nobles Romains dont elle a déjà eu un enfant. La seconde est de devenir la femme du fils cadet de l’empereur, ils ont quasiment le même âge, et sa personne est agréable. Domitien passe pour avoir été beau et élégamment proportionné dans sa jeunesse, hormis des orteils trop courts ; ce n’est que plus tard qu’il sera laid, surtout après avoir perdu ses cheveux et prospéré dans l’obésité.
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Domitia Longina peut nourrir des projets en rejoignant la famille impériale. Si Vespasien se maintient à la tête de l’empire, Titus pourrait un jour être amené à lui succéder. Titus n’a toutefois pas de fils pour régner après lui ; de ses deux mariages il n’a eu que des filles. Domitien deviendrait à son tour le maître de l’empire, et elle, Domitia Longina, serait la femme de l’empereur ! D’ici là, elle pourrait même donner un ou plusieurs fils à Domitien, elle est jeune et sa capacité à procréer a été confirmée. Somme toute, Domitia Longina sait qu’elle a plus à espérer d’un mariage avec Domitien que de celui qui la lie déjà à Lucius Ælius Lamia Plautius Ælianus. Quant à lui, Lucius Ælius Lamia Plautius Ælianus, il ne peut que prendre acte de la volonté de Domitien qu’approuve l’empereur. À défaut de pouvoir vraiment faire autrement, il se sépare de Domitia Longina. Il faudrait plutôt dire que Domitien lui prend sa femme, à l’instar de ce qui fit jadis Octave avec Livie auprès de Tibérius Claudius Néro1. Cette déconvenue pour le malheureux mari semble honorer aussitôt son père : il reçoit une charge brillante, celle de légat en Hispanie2. À son retour, il sera nommé préfet de la Ville. Titus ne peut rien faire d’autre que d’observer les vicissitudes du pouvoir, et de réconforter son ami Lucius Ælius Lamia Plautius Ælianus en l’encourageant à se remarier. Ce dernier, plein d’ironie ou d’humour, répliqua à Titus en demandant s’il songeait à son tour à lui prendre à sa future femme ! Même si ses boutades sur sa mésaventure étaient courantes, Lucius Ælius Lamia Plautius Ælianus se remaria : un de ses descendants sera l’empereur Lucius Vérus3. Vers la fin de la première année du règne de Vespasien4, Domitia Longina devient la femme de Domitien, elle n’a pas encore vingt ans. La fille de Cnæus Domitius Corbulo entre dans la famille impériale, et lui-même est réhabilité à titre posthume, comme beaucoup d’autres victimes de Néron. Le proche parent de Domitia Longina, Caius Cassius Longinus, maintenant fort âgé, rentre de son exil. Dans ce même esprit de réconciliation, Titus s’emploiera pour sa part à ériger
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Voir supra La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 2. Nom ancien de l’Espagne. 3 Empereur de mars 161 à janvier 169, en même temps que Marc Aurèle. Voir infra La vie de Faustine, femme de Marc Aurèle, ch. 1. 4 En 70. 2
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au palais impérial des statues en or ou en ivoire de son compagnon d’enfance, Britannicus. Les tensions s’apaisent dans l’empire, Vespasien affermit son autorité, Rome prend un autre aspect. La reconstruction du Capitole, par exemple, est entamée, tandis que le plus grand et le plus monumental amphithéâtre* de la ville est en construction1. Au bout de trois ans, Domitia Longina donne la vie à un enfant2. Il s’agit d’un fils, Titus Flavius, elle peut espérer le voir un jour accéder à l’empire.
La vie d’un couple et de sa famille La famille impériale n’est pas nombreuse, mais, surtout, on y compte peu de femmes. Pour commencer, l’empereur lui-même est veuf. Il a perdu sa femme avant d’accéder à l’empire : elle s’appelait Flavia Domitilla, elle n’était probablement pas une Romaine et sa naissance est restée tout à fait obscure. Vespasien ne se remaria jamais après cette disparition, mais il ne s’engage pas pour autant dans la solitude. Vespasien partage son existence avec une concubine qu’il traite vraiment comme si elle était son épouse. Il s’agit d’une affranchie nommée Caénis. Deux détails caractérisaient cette femme. Elle était réputée pour sa mémoire hors du commun, mais aussi pour le commerce qu’elle faisait en vendant des magistratures, des gouvernements de provinces ou des fonctions militaires. Caénis ne s’était pas livrée à ce trafic de sa propre initiative, mais selon les instructions de Vespasien qui s’enrichissait par son entremise. Domitien n’aimait pas du tout la concubine de son père, il ne se privait pas de lui faire ressentir. Ainsi, alors que Caénis rentrait d’un voyage et s’apprêtait à le saluer à son habitude en faisant une bise, Domitien préféra éviter ce geste d’affection ou de familiarité, il tendit la main et détourna le visage. Caénis s’éteindra cinq ans avant l’empereur ; à partir de cet instant, il aura plus de liaison exclusive, mais de nombreuses concubines. 1
Celui appelé par la suite Colisée en référence de la statue colossale de Néron qui était à côté. 2 En 73. 134
Vespasien et sa femme, Flavia Domitilla, avaient eu trois enfants : deux fils, Titus puis Domitien, et une fille. Elle naquit entre ses deux frères et porta le même nom que leur mère1. Mariée vers l’âge de quinze ans à Quintus Pétillius Cérialis, un militaire proche de son père, elle donna la vie à un enfant, une autre Flavia Domitilla, et mourut avant que son père ne devînt empereur. L’unique fille de Vespasien sera honorée à titre posthume du titre d’Augusta qu’avaient autrefois reçu Livie, Agrippine et Poppée2. Quant à Titus, après avoir répudié sa deuxième femme, il ne s’est pas remarié. Il brûlait malgré tout de passion pour une femme, Bérénice, la fille d’Hérode Agrippa, le dernier roi juif de Judée. Arrivé à l’empire, Titus dut la renvoyer. Il a un seul enfant vivant, sa fille Julia. À un rang plus éloigné, le défunt frère de Vespasien, Sabinus, a laissé deux fils, Flavius Sabinus et Flavius Clémens. Dans ce contexte, Domitia Longina occupe pendant plusieurs années une place particulière dans la famille impériale, c’est la seule femme adulte légitime. À côté d’elle, il y a Julia et Flavia Domitilla, les petites-filles de Vespasien, et pour un temps, Caénis, son unique concubine. De plus, Domitia Longina est la seule personne parmi tous, y compris les hommes, à avoir un nom prestigieux qui renvoie au passé de Rome et à toutes les forces qui la constituent. Domitia Longina est certainement la femme la plus en vue de l’empire quand un malheur vient la frapper. Son fils meurt. Cette mort se produit avant que Domitien ne devienne empereur. S’il avait survécu, l’enfant aurait eu huit ans lors de l’accession de son père à l’empire. Quand Domitien sera empereur, le jeune garçon va être divinisé, et des monnaies seront frappées à sa mémoire avec l’effigie de Domitia Longina ainsi qu’avec l’inscription Mère du divin César. Il semble que Domitia Longina n’aura plus d’autre enfant. Domitien, pour sa part, exerce des fonctions plutôt honorifiques, car c’est surtout à Titus que Vespasien fait confiance. L’empereur accorde toujours plus de responsabilités à son fils aîné qu’à son cadet, 1
Née vers 45, morte avant 69. Voir supra La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 5 ; La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 3 ; La vie de Poppée, femme de Néron, ch. 3. 2
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c’est seulement au premier qu’il permet de rédiger des édits ou de prononcer des discours en son nom. Domitien feint de se livrer à des plaisirs qu’on lui ignorait jusqu’alors, comme la poésie. Cette occupation ostensible n’est qu’un artifice, car un secret abandon nourrit un ressentiment profond. La situation de Domitien n’évolue pas, rien ne change pour lui, même quand Vespasien meurt à l’âge de soixante-huit ans1 et que Titus lui succède. Quand Titus accède au trône, Bérénice doit quitter Rome : l’empereur ne peut entretenir une relation avec une juive. Domitia Longina est désormais la seule femme adulte dans la famille impériale. Elle a entre vingt-cinq et vingt-neuf ans, et Julia, l’aînée des nièces de son mari, en a au plus quatorze. Il n’y a plus aucune concubine de Vespasien. Le rang de Domitia Longina l’oblige certainement à paraître aux côtés de Titus dans les circonstances officielles, notamment lorsqu’il va inaugurer le grand amphithéâtre de Rome2. À cette occasion, des jeux extraordinaires ont lieu pendant cent jours. Le troisième jour, un combat naval est organisé au fond de l’amphithéâtre rempli d’eau : il figure les Athéniens conquérant Syracuse. Les rameurs continuent à ramer pendant que les navires sombrent et que les combattants s’entretuent. Une autre fois, cinq mille animaux sauvages sont utilisés en une seule journée ! Durant son règne, Titus continue à décerner des honneurs à Domitien, il le déclare même comme son successeur. L’animosité entre les deux frères ne cesse pas pour autant : Titus élève l’ancien mari de Domitia Longina, Lucius Ælius Lamia Plautius Ælianus, à la dignité de consul suffect*3. Cette nomination ne fait qu’irriter davantage Domitien, d’autant plus qu’il voit en même temps ses proches être écartés des fonctions en vue. Julia, la fille de Titus que Domitien n’avait pas voulu épouser, est mariée à Flavius Sabinus, leur cousin. Par cette union, l’empereur renforce les liens dans le cercle familial.
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Le 23 juin 79. En 80. 3 En 80. 2
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Domitien supporte de plus en plus mal de savoir Titus à la tête de l’empire. Il a même essayé, dit-on, de comploter ouvertement contre lui ! C’est toutefois sans intervention de sa part que Titus meurt tout à coup dans sa quarante et unième année, probablement des suites de l’épidémie de peste qui vient de sévir. Titus était resté deux ans, deux mois et vingt jours à diriger l’empire1. Les derniers mots qu’il prononça, les yeux levés vers le ciel, sont énigmatiques. Immédiatement pour certains, ils incriminaient Domitia Longina : La vie m’est enlevée malgré mon innocence, car, aucun de mes actes ne me laisse de remords, à l’exception d’un seul. Dans l’entourage impérial, des personnes conclurent hâtivement que Titus évoquait une relation coupable qu’il aurait entretenue avec Domitia Longina. La femme de Domitien dut s’en expliquer, elle nia tout : c’est, en tout cas, ce que l’on racontait. Dès le lendemain de la disparition de Titus, le Sénat reconnaît Domitien comme empereur, le nom d’Auguste et le titre de Père de la patrie lui sont décernés sans attendre. À un mois d’avoir trente ans, Domitien accède à la position qu’il enviait depuis longtemps, il est le maître de Rome. Il prend alors une curieuse habitude : il se retire tous les jours seul pendant plusieurs heures pour attraper des mouches et les enfiler sur un stylet très pointu. Domitia Longina a bientôt un rang officiel, puisque Domitien va l’honorer du titre d’Augusta au cours de la deuxième année de son règne. Pendant trois ans, les ateliers monétaires diffusent des pièces portant le buste de Domitia Longina et son titre d’Augusta, elles montrent à tous la position que cette femme occupe désormais dans la vie de l’empire. On l’y voit tantôt seule, tantôt avec son mari. Julia, la fille de Titus, porte elle aussi le titre d’Augusta, alors que son mari n’est pas un Auguste. Les deux femmes, Domitia Longina et Julia ont des rangs similaires au sein de la famille impériale, on peut en effet également lire sur des monnaies Julia Augusta, fille du divin Titus. Domitia Longina a toutefois pour elle un avantage qui la
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Le 13 septembre 81. 137
distingue et que Julia n’aura jamais, l’histoire et les relations de sa propre famille. L’entente qui semble avoir régné jusqu’à présent entre Domitia Longina et Domitien ne dure pas. Un incident survient. Domitia Longina aurait eu un amant en la personne du pantomime Pâris : il ne s’agit pas d’un simple adultère, disait-on, mais d’un amour éperdu. La réaction de Domitien ne tarde pas. Son intention est brutale : elle vise aussi bien Domitia Longina que Pâris. Il veut leur mort. Domitien envisage de faire exécuter Domitia Longina au titre de l’adultère qu’elle aurait commis. Son entourage l’en dissuade. Ses proches le convainquent de seulement se séparer de sa femme : le nom et la popularité de Domitia Longina interdisaient toute violence sur elle. Domitien suit les conseils qu’on lui a donnés. Pour le moment, Domitia Longina est simplement éloignée du palais impérial. Pâris ne bénéficie pas d’autant de clémence. En pleine rue, à la vue de tous, sa vie est sauvagement interrompue. Sortis de la foule, des hommes de Domitien se précipitent vers lui et le tuent. Dans le peuple, l’émoi est à son comble, cet artiste était aimé de beaucoup, et ses admirateurs viennent en nombre déposer des fleurs sur le lieu fatal de sa mise à mort. Domitien ne décolère pas de voir tant de personnes pleurer son supposé rival. Non content de l’avoir éliminé sans procès, Domitien s’acharne sur ceux qui versent des larmes sur sa mort ou continuent d’honorer son talent. Domitien ordonne de tuer quiconque fleurirait l’endroit où l’assassinat de Pâris fut commis ! Incapable d’apaiser sa haine contre Pâris, Domitien ira jusqu’à faire périr un de ses jeunes élèves, pourtant encore impubère, parce que son jeu lui rappelait trop celui de son maître. Il traitera de la même manière un auteur qui avait critiqué sa séparation dans un épilogue comique en évoquant un couple légendaire, celui de Pâris et d’Œnone. Vers la même période, Domitien fait aussi exécuter l’ancien mari de Domitia Longina, parce que ses plaisanteries sur l’issue de son premier mariage l’agaçaient. En l’absence de Domitia Longina au palais impérial, Domitien se rapproche de sa nièce, Julia, celle qu’il avait autrefois refusée en mariage. Tous les deux entament une relation qui devient rapidement notoire. Julia était pourtant mariée, pour Domitien, il ne s’agit que d’un détail sans importance. Pour se défaire de ce petit tracas, il suffit 138
d’éliminer sa cause, c’est-à-dire le mari de Julia. Domitien s’emploie en conséquence à faire tuer le malheureux qui est pourtant son propre cousin paternel, Flavius Sabinus. Le prétexte soulevé est léger : un héraut avait annoncé par erreur le mari de Julia non pas avec son titre de consul, mais avec celui d’empereur. Cela suffit pour le dénoncer comme usurpateur. Indépendamment de cet incident, Domitien n’aimait pas cet homme parce qu’il avait eu l’impudence de s’entourer d’esclaves vêtus de blanc à l’identique des empereurs. Domitien laissa échapper un commentaire prémonitoire de ses gestes en citant un vers d’Homère : Il n’est pas bon qu’il y ait plusieurs souverains. Domitien n’avait que faire de la mémoire de son oncle Sabinus qui l’avait protégé au péril de sa vie lors des luttes entre Vespasien et Vitellius. Aujourd’hui, Domitien s’en prend à la vie de son fils Flavius Sabinus, uniquement pour profiter plus librement de sa femme. Domitien a beau se comporter en public avec Julia comme si elle était sa femme, Domitia Longina, malgré tout lui manque. L’empereur ne peut pas se passer de sa femme légitime : sa personne lui fait défaut à moins que ce soient ses relations indispensables à l’exercice du pouvoir. Domitien et Domitia Longina finissent par reprendre une vie commune. Leur réconciliation n’a pas été spontanée, il aura fallu que la population la réclame. La plèbe fut ravie du retour de Domitia Longina, le peuple de Rome était attaché à cette Augusta et ne ratait pas une occasion de le faire savoir. Au cours d’un festin public qui eut lieu dans l’amphithéâtre, les acclamations étaient destinées autant à l’empereur qu’à sa femme, Domitien en fut comblé. On pouvait entendre la multitude crier : Bonheur au Maître et à la Maîtresse ! Domitia Longina retourne au palais impérial avec toute sa gloire, et Julia y reste avec tous ses privilèges.
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Pour le bien de Rome Domitia Longina est à nouveau installée au palais, ses valeurs sont toujours intactes, mais rien de ce qu’elle voit maintenant autour d’elle ne leur est conforme. Elle est tenue de paraître aux côtés d’un mari dont la vie est contraire à celle que lui-même prétend imposer aux Romains. Domitien a l’ambition de réformer les mœurs, notamment de réhabiliter les lois réprimant l’adultère. Dans cet esprit, il ordonne de rayer de la liste des juges un chevalier qui s’était remarié avec son ancienne femme alors qu’il l’avait répudiée pour adultère. Domitien oublie que lui-même est le juge suprême pour tout l’empire, et qu’il ne s’est pas interdit la même conduite vis-à-vis de Domitia Longina et de son supposé adultère. De façon encore plus visible, l’empereur s’en prend sévèrement aux Vestales qui n’ont pas respecté leur obligation de chasteté. Sans aucune forme de tolérance, la peine capitale leur est appliquée sous plusieurs formes avant de retourner aux modalités d’antan : enterrer la coupable vivante. C’est cette peine que Domitien inflige à Cornélia, la grande Vestale, sans même l’avoir entendue pour sa défense. Les Vestales qui ont failli à leur devoir de chasteté ont nécessairement un complice, leurs corrupteurs n’échappent pas au courroux de Domitien : il les fait flageller jusqu’à ce que mort s’ensuive. Un seul d’entre eux fut épargné, il s’agit d’un ancien préteur qui avait reconnu les faits sous la torture, il fuit gracieusement exilé1 ! Beaucoup d’hommes et de femmes fortunés périrent sous l’accusation d’adultère, y compris des femmes que Domitien avait débauchées. De son côté, Domitien n’a pas renoncé à fréquenter sa nièce Julia. Par son zèle, elle tombe enceinte quand il revient de sa campagne militaire en Dacie2. Domitien ne veut pas de cet enfant, il oblige Julia à avorter. La médication va au-delà du résultat attendu, Julia en meurt, elle a alors environ vingt-quatre ans3. Dans le courant de l’année qui
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En 89. Province romaine regroupant à peu près les actuelles régions Transylvanie et de Petite Valachie, c’est approximativement la Roumanie moderne. 3 En 89. 2
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suit sa mort, Domitien lui accorde l’apothéose, Julia est divinisée : des monnaies en témoignent. Rien n’éloigne Domitien de la luxure, il pratique avec assiduité l’activité qu’il désigne par un mot grec de son invention, clinopalen. Cette lutte athlétique (palé) au lit (cliné) amène dans les appartements de l’empereur les plus viles courtisanes de Rome. Au temps où son père régnait, Domitien abhorrait les mises à mort, même celle d’un bœuf, maintenant elles l’occupent de plus en plus. Sa famille n’est même pas épargnée. Après avoir provoqué la mort de Flavius Sabinus, le mari de Julia, Domitien s’en prend à son frère, Flavius Clémens, son autre cousin paternel. Pourtant, Domitien avait décidé en public que les jeunes enfants de ce parent seraient ses propres successeurs et qu’ils perdraient leur nom respectif pour ceux de Vespasien et de Domitien. Flavius Clémens était consul, et sa femme, Flavia Domitilla, était la fille de la défunte sœur de Titus et de Domitien. Tous les deux furent condamnés, lui à mort, et elle à l’exil sur la sinistre île de Pandateria comme autrefois Julie, Agrippine l’Aînée et Octavie1. Leur tort était leur conviction religieuse : ils étaient chrétiens ou convertis au judaïsme2. Pour des motifs futiles, Domitien fit périr de nombreux sénateurs, il exigea même de brûler les parties génitales ou de couper les mains de personnes soupçonnées d’avoir participé à la sédition fomentée en Germanie supérieure par un certain Antonius Saturninus3. De façon encore plus extravagante, Domitien ordonne de crucifier les libraires ayant copié l’œuvre d’un auteur qui lui avait déplu et qu’il avait fait périr. Il profite d’une maladresse d’un philosophe dans le choix d’un mot pour chasser de Rome tous ceux versés dans cette discipline. Personne n’échappe aux persécutions de Domitien, ni les nobles, ni les militaires, ni les penseurs. Tous les cercles avec lesquels, par tradition familiale et fidélité, Domitia Longina est en contact sont 1
Nom ancien de l’actuelle île de Ventotene, parmi les îles Pontines dans le golfe de Naples, dans la mer Tyrrhénienne. Voir supra, La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 4 ; La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 1 ; La vie de Poppée, femme de Néron, ch. 3. 2 Flavia Domitilla, petite-fille de Vespasien, est considérée comme sainte par une partie de l’Église catholique. 3 En 89. 141
touchés. La cruauté de Domitien ne trouve d’équivalent que dans sa lubricité. Domitia Longina ne peut pas rester indifférente devant tant d’injustice, elle garde toujours en mémoire le sort que Néron a fait subir à ses proches, et à son père en particulier. Le début du règne de Domitien fut prometteur, le jeune empereur appelait à la clémence, au respect des lois et à l’intérêt du bien public, pourtant il réserve désormais les pires tourments aux plus brillants citoyens. Domitia Longina ne voit plus en Domitien que ces ennemis de la liberté que ses ancêtres avaient toujours combattus. Se doit-elle de supporter encore longtemps un mari qui s’est petit à petit transformé en tyran ? Pendant ce temps, l’entourage de l’empereur utilise toujours l’image de Domitia Longina pour le respect qu’inspire le souvenir de sa famille. La mention Concorde Auguste surmonte son buste sur des monnaies comme pour apaiser aux yeux de tous la brutalité de son mari. Domitia Longina n’accepte plus cette situation, elle incarne des valeurs, elle veut les défendre : la grandeur de Rome en dépend. Domitia Longina est pleinement consciente que sa seule volonté ne pourrait rien changer, et qu’en restant seule elle ne peut rien envisager de constructif pour l’empire. Heureusement pour elle, Domitia Longina n’est pas isolée dans la désapprobation que provoquent son mari et toutes les atrocités qu’il commet. Une conspiration est finalement ourdie pour éliminer Domitien. Au bout de quinze ans de règne, il était devenu pour tous un véritable objet de haine1. Domitia Longina choisit de prendre part au complot contre lui. Une Augusta va attenter à la vie de l’empereur pour le bien commun, car seuls des intérêts supérieurs à sa propre condition guident ici Domitia Longina. Il existe néanmoins deux versions sur le rôle que va jouer Domitia Longina, dans l’une elle prend une part active, et dans l’autre pas. Dans le dernier cas, des familiers de l’empereur auraient décidé de le tuer au su de Domitia Longina et du préfet du prétoire. Domitia Longina n’aurait rien dévoilé des préparatifs. L’autre récit accorde à 1
En 96. 142
Domitia Longina une place beaucoup plus importante à croire le récit qui en fournit les explications. Domitien se tenait endormi quand un tout jeune esclave déroba sous son oreiller une tablette couverte d’une liste de noms. Il s’agissait de personnes que l’empereur comptait faire accabler de reproches pour les destiner à la mort. Domitia Longina tomba par hasard sur ce document dont le chapardeur, trop jeune pour savoir lire, n’avait pas compris l’importance. L’enfant était de ces tout jeunes bambins serviles qui égayaient l’entourage des matrones. Domitia Longina saisit sans tarder l’importance de ce qu’elle vient de lire, elle décide ne pas garder l’information pour elle seule, elle préfère la divulguer aux personnes directement concernées. Tous se concertent et décident d’assassiner Domitien, il n’y a pas d’autre alternative. Domitia Longina souscrit au projet. Tous les conjurés savent qu’il ne faut pas reproduire l’erreur faite lors de l’exécution de Caligula où les conspirateurs n’avaient pas pensé à préparer sa succession. Présentement, le choix se porte sur Nerva. Le moment venu, Domitien est poignardé. L’empereur est surpris, il ne se laisse pas faire et une lutte vigoureuse s’engage. Les assaillants n’ont pas tous la force de Domitien, mais ils sont nombreux, ils finissent par avoir le dessus. Domitien fut le douzième César, il meurt à l’âge de quarante-quatre ans, dix mois et vingt-six jours1. Quel que soit le rôle retenu pour Domitia Longina, elle favorisa la mort de son mari. Pour elle, ne pas agir l’aurait mise en danger en plus de trahir ses convictions. L’imprévisibilité de Domitien n’était pas pour elle un gage de survie, au contraire. En ne prenant pas part maintenant à un complot contre lui, les présents conjurés ou d’autres plus tard auraient pu s’en prendre aussi à sa vie à l’instar ce qui était arrivé cinquante-cinq ans auparavant à sa tante paternelle, Milonia Cæsonia, assassinée en même temps que son mari, Caligula2. Aussitôt la mort de Domitien connue, le Sénat prend toutes les dispositions nécessaires pour effacer la moindre trace de sa mémoire. Le peuple reste indifférent à ce qui vient de se produire, en revanche ce n’est pas le cas dans l’armée, où Domitien était apprécié. Pendant 1 2
Le 18 septembre 96. Voir supra, La vie de Messaline, femme de Claude, ch. 1. 143
son règne, les légions avaient en effet joué un rôle important le long du Danubius1, et dans le rang on gardait un bon souvenir de cet empereur. Les soldats se souvenaient que quatre ans après avoir accédé au trône, Domitien les avait rejoints sur le front à un moment particulièrement périlleux2 : ils veulent le venger. Personne n’arrive à les en empêcher, des militaires s’en prennent aux assassins de Domitien. Ce nouvel épisode sanglant n’inquiète pas Domitia Longina, la fille de Cnæus Domitius Corbulo est épargnée. Domitia Longina est maintenant veuve, elle est encore assez jeune pour se remarier, mais probablement plus pour avoir un enfant. Elle a entre quarante et quarante-cinq ans, il y a près de vingt-cinq ans qu’elle était entrée dans la vie de Domitien, et peu après dans la famille impériale. La nouvelle situation de Domitia Longina la place dans la condition de simple particulier, c’est ce que l’on pourrait penser. Après la mort de son mari, plus aucun auteur, en effet, ne parle d’elle, pourtant tous ceux qui ont jusqu’à présent évoqué son existence sont ses contemporains et ont pu la connaître. Malgré ce mutisme littéraire, on trouve des mentions de Domitia Longina dans les traces de sa fortune. Domitia Longina possédait de riches domaines qui produisaient des briques ; selon l’usage, elles portaient la mention prouvant leur origine, en l’occurrence Domitia de Domitien. Beaucoup de bâtiments construits à Rome après la chute de Domitien sont faits de ces briques. Il faut croire que le crédit de Domitia Longina était encore suffisant à cette époque pour permettre à ses agents d’accéder pendant des années à de fructueux contrats publics de construction. Domitia Longina bénéficie de ses relations encore sous le règne d’Hadrien3, puisque les briques de ses domaines sont présentes dans les murs de la fameuse villa de cet empereur à Tibur4. Malgré son départ du palais impérial, des honneurs sont toujours réservés à Domitia Longina. Des bustes la représentant continuent d’orner des lieux publics. Ces sculptures la montrent maintenant plus âgée, et sans diadème fixé sur sa caractéristique coiffure où de longues 1
Nom ancien du Danube. En 85. 3 Hadrien a régné de 117 à 138. 4 Nom ancien de l’actuelle Tivoli, ville du Latium à 27 km au nord-est de Rome. 2
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et denses boucles de cheveux sont soigneusement posées vers l’avant de sa tête au-dessus de son front sous forme d’un volumineux bandeau, tandis le reste de sa chevelure est plaqué sur le crâne et tiré en arrière. De son vivant, Domitia Longina n’a jamais disparu des cercles influents de l’empire. Après sa mort1, deux de ses affranchis ont pris le soin de rappeler sa mémoire en élevant à Gabii2 un temple dédié à sa famille. La dédicace, rédigée avec l’accord de l’autorité publique locale, la nomme Domitia Augusta. Domitia Longina semble avoir gardé toute sa vie le titre d’Augusta, il rappelait à chacun qu’elle fut la femme d’un maître de l’empire. Domitia Longina meurt âgée, elle a entre soixante et onze ans et quatre-vingt-neuf ans, selon que l’on s’en tienne à la date d’emploi des dernières briques utilisées portant son nom ou à celle de la consécration du temple. Dans les deux cas, depuis la disparition de Domitien, Nerva, Trajan et Hadrien sont montés sur le trône3. Domitia Longina eut à supporter de son vivant bien des reproches de la part des principaux auteurs de son temps, mais ces hommes étaient hostiles à la mémoire de Domitien et défendaient surtout la cause des sénateurs. Répandre l’opprobre sur l’épouse de Domitien, montrée à la fois adultère et meurtrière, confortait les critiques qui visaient l’empereur lui-même. En revanche, les trois empereurs qui ont succédé à Domitien ont fait preuve de respect envers l’Augusta qu’était toujours Domitia Longina. Son geste avait libéré Rome d’un empereur indigne et leur avait ouvert une voie sans révolte pour accéder à la tête de l’empire.
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Domitia Longina meurt entre 126, date des dernières briques trouvées portant son nom, et 140, date de la dédicace du temple. 2 Nom de l’actuelle Gabies à 20 km à l’est de Rome. 3 Nerva règne de 96 à 98, Trajan de 98 à 117, et Hadrien de 117 à 138.
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PLOTINE
La vie de Plotine, femme de Trajan. (Empereur de 98 à 117)
Quand les empereurs Tibère, Caligula, et Claude furent assassinés, il y avait chaque fois des membres de leur famille pour régner après eux1. Dans les cas de Néron et de Domitien2, il ne restait plus aucun de leurs parents susceptible de leur succéder. Pour éviter que Rome se retrouvât sans empereur, les meurtriers de Domitien avaient prévu de porter immédiatement Nerva au pouvoir, car les qualités de cet homme faisaient l’unanimité. Nerva a près de soixante-six ans à ce moment-là, et sa santé est fragile. Le nouvel empereur est soumis à de fréquents vomissements, son corps tolère difficilement la nourriture, il s’affaiblit peu à peu. Ces troubles, néanmoins, n’altéraient en rien la lucidité ni la pertinence de Nerva qui prenait de justes mesures financières pour redresser l’empire. La clairvoyance de Nerva le confronte aussi à sa propre disparition, car il est conscient que son terme se rapproche, son sens du devoir l’amène alors à préparer cette issue fatale. En cet instant difficile, Nerva se refuse à l’idée que sa mort puisse nuire à l’intérêt commun et provoquer des désordres civils. Par précaution, il prend soin de désigner son successeur. Nerva pense d’abord au bonheur de l’empire plutôt qu’à la gloire de sa famille, il n'est nullement question pour lui de privilégier de quelconques liens familiaux. Le sage empereur préfère retenir la personne qui est selon lui la plus digne et la plus capable d’assumer la charge impériale. Nerva est déterminé, et, s’il le faut, il adoptera le successeur qu’il entend désigner. C’est finalement ce qui va se produire. 1 2
En 37, 41 et 54. En 68 et 98. 149
Nerva a réagi à temps, car la mort va bientôt l’emporter après un règne de seulement seize mois et quelques jours1. Nerva a porté son choix sur un militaire de renom, Trajan. Cet homme a alors environ quarante-cinq ans, il est marié, sa femme s’appelle Plotine.
Un couple impérial inattendu D’Auguste à Nerva, tous les empereurs romains étaient originaires d’Italie, ce n’est pas le cas de Trajan. Le nouvel empereur est né en Hispanie, sans doute à la fin du règne de Claude2 ; il appartient à la gens Ulpia, implantée depuis longtemps en Bétique, plus précisément à Italica3. Cette cité romaine avait été fondée près de trois siècles auparavant sur les rives du fleuve Baetis4 à la suite d’une victoire des légions romaines menées par Scipion sur l’armée carthaginoise d’Hasdrubal5. Il est fort possible qu’un lointain ancêtre italien de Trajan, dénommé Ulpius et combattant sous les ordres de Scipion, se soit alors installé dans ce nouvel établissement romain en y faisant souche et en fondant une lignée. La tradition veut que cet homme, venu avec Scipion ou non, soit natif de Tudertivum en Ombrie6. En Bétique, la famille de Trajan, bien que de noblesse récente, jouit d’une réputation aussi solide qu’ancienne. Sa fortune repose sur la production d’huile d’olive. Les parents du futur empereur s’appellent Trajan et Marcia. Son père est le premier dans sa famille à exercer des fonctions publiques à Rome, se hissant jusqu’à celle de consul. Avant de mettre au monde celui qui allait devenir le maître de Rome, Marcia avait déjà eu une fille, Marciana7. Tout au long de sa vie, Trajan va demeurer très attaché à cette unique sœur et à ses descendantes. 1
Du 18 septembre 96 au 27 janvier 98. Entre 50 et 56 selon les sources. On retient en général 53. 3 Le site d’Italica se trouve aujourd’hui sur le territoire de l’actuelle Santiponce, dans la province de Séville. La Bétique couvre à peu près l’Andalousie moderne. 4 Baetis est le nom ancien de l’actuel Guadalquivir, la Bétique tient son nom de celui du fleuve. 5 En 206 av. J.-C à la bataille d’Ilipa. 6 Nom ancien de l’actuelle Todi, située à 142 km au nord de Rome. 7 Née vers 48, morte en 112. 2
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Le père de Trajan entame une ascension qui éloigne sa famille de Bétique. À la fin du règne de Néron, il est nommé légat d’une légion en Syrie après avoir été proconsul dans sa propre province. Ensuite, placé sous les ordres de Vespasien, il participe à la guerre de Judée. Une fois Vespasien à la tête de l’empire, il est admis au Sénat au début de ce nouveau règne1, il occupe des charges de plus en plus prestigieuses, comme celle de gouverneur de Syrie2. Les déplacements de son père ont conduit le jeune Trajan à Rome où son éducation y est complétée. Malgré cet enseignement, son érudition se révélera plus tard guère étendue, et son éloquence restera médiocre. Comme il se devait à un garçon de son rang, Trajan commence à l’âge voulu à exercer des charges publiques, il commence sa carrière en servant dans les légions en qualité de tribun. Sa première affectation l’envoie en Syrie où son père alors est gouverneur. Trajan est ensuite muté en Germanie, il est encore célibataire à cette époque. À l’issue de ce dernier poste, Trajan quitte la Germanie et revient à Rome. C’est probablement à cette période qu’il se marie avec Plotine3. Il a environ vingt-cinq ans, et elle, selon l’usage, devrait avoir une dizaine d’années de moins. Lors de leur mariage, Trajan est au début de sa carrière, rien ne laissait entrevoir quel serait son destin, ni sa famille, ni ses relations. Plotine épousait un jeune homme noble, mais sans éclat particulier : elle n’avait rien d’extraordinaire à attendre de cette union, si ce n’est une vie ordinaire conforme au rang de son mari. Plotine va fidèlement accompagner Trajan tout au long de sa vie, elle n’aura de cesse de contribuer à sa gloire sans jamais chercher à se mettre elle-même avant. La famille de Plotine est peu connue, rien ne permet de la situer vraiment. Des événements qui surviendront après sa mort laissent penser que son père, un dénommé Lucius Pompéius, était originaire de Gaule Narbonnaise, vraisemblablement de Nemausus4.
1
En 70. Vers 73. 3 Vers 79/81. 4 Nom ancien de l’actuelle Nîmes, dans le sud de la France. 2
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Ni Trajan, ni Plotine n’ont de lien direct avec Rome ni avec sa noblesse qui assume les charges les plus illustres depuis des décennies, quand ce ne sont pas des siècles. Après avoir servi auprès des légions, Trajan continue sa carrière en occupant des fonctions civiles, celles habituellement dévolues à beaucoup de jeunes nobles. Pendant un an, il est questeur, magistrat chargé des finances : cette fonction lui donne accès au Sénat pour l’examen des comptes. Environ cinq ans après être sorti de cette charge et sans que l’on sache ce qu’il a fait entre-temps, Trajan est préteur durant une année1. Domitien est alors empereur. Trajan quitte ensuite l’Italie pour l’Hispanie Tarraconaise 2 où il sert à nouveau dans l’armée. Il se trouve à la tête de la légion VII Gemina Felix basée à Légio3 quand Domitien va faire appel à lui. Il ne fait aucun de doute que l’empereur a placé une grande confiance en Trajan, car il lui demande de traverser la Gaule avec ses hommes et de les conduire en Germanie supérieure pour réprimer la sédition que mène un certain Antonius Saturninus4. Trajan sert loyalement Domitien, aussi de nouvelles expéditions lui sont elles confiées. L’empereur se montre reconnaissant envers Trajan, il le nomme consul deux ans après son départ de Légio. La nouvelle fonction de Trajan lui impose d’être à Rome, Plotine y est aussi, car elle n’est vraisemblablement pas restée éloignée de son mari durant ses déplacements. Plotine a dû suivre Trajan en Hispanie et en Germanie, car l’usage est alors généralisé qu’une femme aille avec son mari dans les provinces où il est affecté, de rares voix s’y étaient opposées, mais en vain. Maintenant que son mari est consul, Plotine n’est pas une inconnue à Rome malgré ses origines modestes et provinciales5. Quand cette notoriété commence à se poser sur Plotine et son mari, il y avait dix à douze ans qu’ils sont mariés. Plotine apparaît comme une femme sévère et cultivant la vertu ; en toute circonstance, elle veille aussi bien à sa réputation qu’à celle de Trajan. Rien ne la fait remarquer qui pourrait leur nuire, ni à Rome, ni 1
Vers 84/86. L’Hispanie Tarraconaise est une province romaine qui correspond aujourd’hui à l’Aragon, aux Asturies et à la Catalogne. 3 Legio est un site militaire romain à l’origine de l’actuelle León. 4 En 89. Voir supra, La vie de Domitia Longina, femme de Domitien, ch. 4. 5 En 91. 2
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auparavant en Hispanie ou en Germanie. Non seulement le tempérament et la nature de Plotine la conduisaient spontanément à être irréprochable, mais de surcroît, l’inconstance de Domitien exigeait autant de prudence que de retenue. Il est impossible de dire quels étaient vraiment les liens entre Trajan et Domitien, car les auteurs d’alors n’en parlent pas. Peut-être y en avait-il peu, ou peut-être était-il préférable de cacher les rapports qui furent entretenus avec un tyran ? L’attitude de Trajan peut être une simple expression de fidélité familiale, parce que son père avait servi celui de Domitien auquel il dut son ascension. Quelle que soit la réponse, rien ne pouvait faire ombrage aux qualités militaires de Trajan et à la loyauté du provincial envers Rome, ni à l’honnêteté et à la simplicité de Plotine. Le couple se présente aux yeux de tous sous un jour exemplaire. À l’issue de l’année de son consulat, Trajan est nommé à de nouveaux commandements militaires de plus en plus importants. La chute de Domitien ne provoque pas sa disgrâce, Nerva maintient toute la confiance que son prédécesseur avait placée en lui. L’année qui suit ce changement d’empereur, Trajan est légat de Germanie supérieure, sa résidence habituelle est à Mogutiacum1, c’est là que Plotine vit aussi. Là-bas, loin de l’Italie, Trajan s’efforce d’affermir la position romaine aux limites de sa province, il mène des combats réguliers contre des peuples germaniques, il remporte notamment une belle victoire sur les Suèves2. À Rome, l’annonce de succès militaires ne fait que renforcer la réputation sans reproche de Trajan. Quand cette nouvelle arrive, Nerva sent la faiblesse le gagner, l’empereur décide alors que Trajan sera son successeur. Pratiquement douze mois après sa proclamation à la tête de l’empire, Nerva adopte Trajan3. L’empereur amoindri s’en remet aux divinités de Rome, il monte au
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Nom ancien de l’actuelle Mayence. Population d’origine germano-celtique. Le nom latin Suebi a donné celui de l’actuelle Souabe. 3 En septembre 97. 2
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Capitole1 pour offrir de l’encens aux dieux, puis, il proclame d’une voix sourde devant le peuple : Puisse la chose être favorable au Sénat et au peuple de Rome ainsi qu’à moi-même. J’adopte Marcus Ulpius Nerva Trajan. L’énoncé de ces mots a lieu en l’absence de Trajan, car à cet instant il s’occupe toujours des affaires de Germanie. Trajan ne passe pas pour être l’instigateur de son adoption, il en est même ignorant quand elle a lieu : seules ses qualités en sont la cause, aucune manœuvre venant de lui n’est connue. Pour sa part, Trajan avouera par la suite avoir seulement vu en songe un homme âgé, revêtu de la toge prétexte* et orné d’une couronne, lui imprimer avec un anneau son cachet sur le côté gauche du cou, puis sur le côté droit. Nerva ne se borne pas à son annonce publique, il fait entériner sa volonté par le Sénat2. Par ce geste, Nerva faisait de Trajan à la fois son fils et un César. Nerva prit sa résolution à temps, car quatre mois plus tard, dans le courant du mois de janvier, il s’éteint3. Cette mort faisait de Trajan le nouvel empereur, mais à ce moment-là, il se trouvait toujours en Germanie. Plotine, modeste provinciale dépourvue d’illustre ascendance, est soudain devenue la femme du maître de l’empire. Depuis près de vingt ans, elle partageait fidèlement sa vie et l’avait toujours suivi dans les provinces. La rudesse des camps et l’inconfort des voyages n’avaient jamais impressionné cette femme : son sens du devoir l’emportait sur tout. L’abnégation de Plotine ne dissimulait aucune intrigue, la femme du nouvel empereur n’avait jamais manifesté une quelconque ambition pour atteindre le rang qui à partir de maintenant allait être le sien. Quand Nerva disparaît, Trajan est auprès de ses légions qui ont pris leur quartier d’hiver. Plotine et lui ne sont pas à Mogutiacum en Germanie supérieure comme au beau temps, le couple se trouve à
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La plus petite des sept collines de Rome, mais centre religieux et symbolique du pouvoir. C’est là que se trouvait le temple de Jupiter Capitolin. 2 Le 28 octobre 97. 3 Le 27 janvier 98. 154
Colonia Claudia Ara Agrippinensium1, en Germanie inférieure. Ce changement de résidence n’était pas connu à Rome, aussi fut-ce à Mogutiacum que fut envoyé le message avisant Trajan de la mort de Nerva. En revanche, Hadrien, le petit-cousin et successeur de Trajan, était présent dans cette bourgade en qualité de tribun, l’armée le désigna pour aller féliciter Trajan. Hadrien tenait absolument à précéder tout le monde et être le premier à annoncer à son parent le décès de l’empereur, et, en conséquence, son élévation à la dignité impériale. La mission que s’est impartie Hadrien n’est pas des plus simples, l’hiver est rude dans cette région, Hadrien rencontre de grandes difficultés pour réussir. D’autres personnes veulent aussi être les premières auprès de Trajan pour lui apprendre qu’il est désormais l’empereur. Tout au long de son chemin, Hadrien est ralenti, on lui fait obstacle. Son véhicule a même été intentionnellement endommagé, Hadrien doit finir sa route à pied. Malgré toutes les entraves dressées devant lui, Hadrien arrive avant tout le monde, il annonce le premier à Trajan et à Plotine leur nouveau rang. Hadrien a alors vingt-deux ans, et il acquiert dès cet instant une affection de Trajan dont l’intensité rendra sa nature suspecte. Trajan ne rentre pas immédiatement à Rome, il doit s’attarder en Germanie pour achever les mesures qu’il a mises en œuvre. Dans l’immédiat, il demande au Sénat de décerner l’apothéose à Nerva. Trajan va passer encore plus d’une année à améliorer la défense des frontières germaniques et celles du Danubius2, réorganisant les légions et restaurant la discipline. Plotine reste à ses côtés pendant tout ce temps-là. À Rome, l’attente paraît longue, la plèbe et la noblesse veulent voir leur empereur et sa femme ! Trajan choisit de faire son entrée à Rome à pied3, il renonce à être voituré ou porté. Son arrivée à la fois simple et solennelle soulève une grande ferveur populaire. Plotine, qui a maintenant environ trente-cinq ans, se tient à proximité de son mari : ils s’apprêtent à pénétrer ensemble dans le palais impérial. D’un air rempli de dignité, Plotine arrivée en haut de l’escalier se retourne vers 1
Nom de l’actuelle Cologne. Voir supra La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 1. Aurélius Victor, Épitomé, 13, 1. 2 Nom ancien du Danube. 3 En 99, pas avant le printemps. 155
la foule, elle va s’exprimer. Pour la première fois, elle s’adresse à Rome. Les mots qu’elle veut dire sont un message d’humilité, Plotine prononce des paroles qui ont pour but de fixer sa conduite : J’entre ici telle la femme que je voudrais être quand j’en partirai. Jusqu’ici, sa simplicité, sa rigueur et ses valeurs morales avaient fait briller Plotine. Devenue femme de l’empereur, elle prétendait les conserver intactes.
La concorde familiale Le Sénat accueille avec enthousiasme le nouvel empereur et sa famille, pas seulement Plotine, sa femme, mais aussi Marciana, sa sœur. Les sénateurs votent des honneurs pour tous les trois, le titre de Père de la patrie à Trajan, et la dignité d’Augusta à chacune des deux femmes. Trajan n’accepte pas une telle déférence, Plotine et Marciana l’imitent. Elles refusent d’être appelées Augusta tant que Trajan ne porte pas le titre que le Sénat lui a décerné. Malgré le refus de l’empereur, moins d’un an après, la mention Père de la patrie apparaît sur des monnaies frappées à son effigie1. Cette évolution n’incite pas Plotine et Marciana à porter aussitôt un titre officiel, elles demeurent encore plus modestes que dans leur engagement. Marciana vient aussi habiter au palais impérial avec ses filles. Elle est veuve, son mari, un riche sénateur italien2, était mort il y a vingt ans, un an avant Vespasien3. Ils eurent un seul enfant, une fille dénommée Salonina Matidia4 : elle avait dix ans quand son père vint à mourir. La nièce de Trajan s’installe aussi au palais impérial, elle a trente et un ans et trois enfants, vraisemblablement nés de trois maris différents.
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Fin 98. Il s’agit de Gaius Salonius Matidius Patruinus, originaire de Vicétia (Nom ancien de l’actuelle Vicenza, située à 62 km de Venise). 3 En 78. 4 Née en 68, morte en 119 2
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Salonina Matidia a perdu à seize ans son premier mari, un consul suffect1 ; l’année précédant cette mort, elle avait mis au monde une fille, Vibia Sabina2, dont Plotine arrangera plus tard le mariage avec Hadrien. Au bout d’une année de veuvage, Salonina Matidia devient la femme d’un sénateur3 qui meurt l’année suivante. Malgré cette rapide disparition, Salonina Matidia a pu donner la vie à un enfant de cet homme, il s’agit d’une fille nommée Mindia Matidia4. Salonina Matidia est veuve pour la deuxième fois, mais elle est encore très jeune, elle a à peine dix-huit ans. Il semblerait qu’elle se soit remariée et qu’elle ait eu de ce troisième mari5 sa fille Rupilia Faustina6 : elle sera une grand-mère du futur empereur Marc-Aurèle et de sa femme Faustine7. Cet éventuel troisième mariage a duré plus longtemps que les deux précédents, mais le dernier mari de Salonina Matidia meurt moins de deux ans après l’installation au palais impérial8. À trente-trois ans, Salonina Matidia est veuve, elle le restera. Plotine n’est pas la seule femme de l’entourage immédiat de l’empereur, on y compte aussi plusieurs de ses parentes. Plotine doit vivre au quotidien avec la sœur, la nièce et les trois petites-nièces de son mari. Ces six femmes vivent sous le même toit, au palais impérial. Ce monde féminin acquiert rapidement la réputation de vivre dans une parfaite entente. Plotine ne change pas avec le nouveau rang qui est le sien, elle reste aussi simple dans sa tenue que sobre dans son escorte, elle présente toujours un air affable dans sa démarche. Plotine et Trajan n’ont pas d’attrait pour le luxe : si Trajan est plus sensible à la rigueur des camps qu’à la pompe à laquelle il aurait pu prétendre, Plotine, pour sa part, n’en réclame pas davantage. Tout juste utilise-t-elle une litière pour se déplacer.
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Il s’agit de Lucius Vibius Sabinus. Née vers 83, morte vers 136-137. 3 Il s’agit de Lucius Mindius. 4 Née en 85, morte après 161. 5 Il s’agit de Lucius Scribonius Libo Rupilius. 6 Née vers 87, morte avant 138. 7 Voir supra, La vie de Faustine, femme de Marc Aurèle, ch. 1. 8 En 101. 2
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Les origines plutôt humbles de Plotine la contraignaient à une certaine réserve, contrairement à Livie qui faisait d’abord graver sur les inscriptions de qui elle était la fille, et ensuite de qui elle était l’épouse. Marciana, la sœur de l’empereur, fait preuve de son côté d’une discrétion similaire. Aucune rivalité, aucune animosité ne perturbent l’existence de Plotine et de Marciana. À rivaliser entre elles, les deux femmes n’auraient eu que l’humilité et la modestie comme arguments. Il faut attendre six ans environ après leur arrivée au palais impérial1 pour voir Plotine et Marciana enfin porter le titre d’Augusta que les sénateurs leur avaient accordé. Des monnaies montrent les bustes des deux femmes, parfois ensemble, surmontés de leur titre d’Augusta, des inscriptions en font autant. Aucune honte domestique ne vient ternir la gloire publique de Trajan. L’accord entre Plotine et Marciana est tel que l’on pourrait croire qu’un intérêt secret et commun les anime. Il est vrai que Plotine n’a pas le bonheur d’être mère, elle consacre l’affection dont est capable une femme de sa qualité aux nièces de son mari, c’est-à-dire à la descendance de Marciana. Nul ne sait vraiment pourquoi Plotine n’a pas eu d’enfant. Trajan est un homme épanoui dans les camps militaires et au combat, personne ne saurait contredire sa vaillance, ni ses mérites d’empereur. Des conquêtes, il en compte beaucoup à la guerre, mais pas parmi les femmes : Trajan aime surtout les garçons et le vin. Il arrivera parfois à Trajan de montrer une passion un peu trop grande à l’égard de certains garçons, l’empereur usait de la complicité de leurs pédagogues pour nourrir ses débordements. Cette attitude de Trajan était bien connue : au cours du fameux banquet réunissant des Césars qu’imaginera l’empereur Julien, un silène s’écrit à l’arrivée de Trajan : Il est temps pour Zeus, notre maître, de faire attention s’il veut garder Ganymède pour lui seul2.
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Vers 105-106. Julien l’Apostat est né en 331 ou 332, et mort en 363. 158
Trajan a même eu une relation intime avec des artistes, deux pantomimes dénommés Pyladès et Apolaustus. Le goût de Trajan pour les garçons n’a jamais nui à sa renommée militaire ni à l’attachement de ses soldats, pas plus qu’à la vertu publiquement accordée à Plotine. En revanche, des rumeurs ont circulé sur Hadrien, le petit-cousin de Trajan : à l’époque où il était familier de la cour, les mignons de l’empereur faisaient l’objet de son attention et de ses saillies. En retour, Trajan aurait rendu à Hadrien les mêmes émois... Plotine fut-elle toujours délaissée ou partageait-elle aussi la vigueur de son mari ? Personne ne le saura jamais, en tout cas, Plotine ne s’est jamais plainte et demeura sans enfant. La vie intime du couple de Plotine et de Trajan garde tous ses secrets, toujours est-il qu’il resta indifférent aux voix qui s’étaient élevées en souhaitant que l’empereur ait un fils pour lui succéder un jour. Le vin est l’autre passion de Trajan : lui-même en était tout à fait conscient et faisait preuve de prudence sur les excès que cette boisson pouvait entraîner. L’empereur avait exigé de ne pas suivre les ordres qu’il aurait pu donner lors d’un repas prolongé, car il avait introduit l’usage de servir jusqu’à cinq coupes de vin après le second service ! Au sortir d’un tel repas, l’ivresse ne pouvait que s’être emparée de l’empereur, et ses ordres auraient pu être inconsidérés, c’est pourquoi Trajan imposait de les ignorer en de telles circonstances. Pour tenir compagnie à Trajan et retenir son entière attention, mieux valait l’imiter : Hadrien avouera qu’il s’était mis à boire du vin pour suivre l’exemple de Trajan lors de la campagne militaire en Dacie, et qu’il en fut récompensé ! Tel est le mari de Plotine en privé, nul ne l’ignorait. Plotine semble s’en être accommodée, elle n’en retient aucun grief contre lui, ne lui reprochant jamais son amour des garçons ni celui du vin. Au contraire, Plotine veut contribuer à magnifier la gloire de Trajan, ses victoires militaires et ses entreprises faites au seul bénéfice de Rome. À l’inverse de Messaline ou d’Agrippine, aucune cupidité n’a motivé la conduite de Plotine, sa prévenance n’avait pour objet que l’intérêt de l’empire. On connaît peu de procurateurs ayant géré des affaires de Plotine ou des biens fonciers lui ayant appartenu, la femme de Trajan n’avait pas de fortune personnelle remarquable, c’est pourquoi elle ne s’est jamais trouvée en mesure d’assumer la construction d’importants édifices publics avec son propre argent. 159
Plotine n’avait pas les moyens de faire preuve de générosité pour le peuple, ce n’est pas pour autant qu’elle s’abstenait de formuler des remarques à Trajan sur l’administration de l’empire. Elle lui expliqua notamment que les exactions de ses intendants pour percevoir des impôts ne faisaient qu’altérer sa réputation. L’influence de Plotine fut telle que, par la suite, Trajan comparait des impôts injustes à une rate qui se gonfle de l’épuisement des autres organes. Plotine ne se tenait pas en retrait de la vie publique de son mari, tant en Italie que dans les provinces. Des statues la représentant embellissaient des constructions, comme l’arche monumentale du port d’Ancon1, tandis qu’un autel de la Pudicité fut élevé à Rome en son honneur. Il y a même une inscription grecque en Égypte, à Tentyris, qui l’assimile à la déesse Aphrodite2. Quand Plotine suivait son mari dans ses déplacements, elle ne restait pas confinée dans les campements militaires. Sur place, elle rencontrait des personnes vivant dans ces provinces éloignées de Rome, elle accédait à des cercles que son mari ne fréquentait pas, ceux de l’esprit, de l’étude et de la réflexion. Plotine entretenait une correspondance avec des lettrés, par exemple avec Caius Voconius Romanus. Cet homme résidait en Hispanie, à Saguntum3, il était un ami de longue date de l’épistolier Pline le Jeune, c’est d’ailleurs celui-ci qui remettait parfois à l’Augusta ses lettres venues de si loin. Quelque temps avant son départ pour une expédition vers la Mésopotamie4, Plotine s’est ouvertement immiscée dans une procédure judiciaire devant être examinée en présence de l’empereur. Dans cette affaire, les Grecs et les juifs d’Alexandrie s’accusaient mutuellement. Plotine avait alors pris parti pour les juifs qu’elle essaya de favoriser. Par la suite les Grecs d’Alexandrie ne manqueront pas de lui en vouloir. L’intervention de Plotine suggère qu’elle ait eu des liens étroits en Égypte parmi les juifs alexandrins.
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Nom ancien de l’actuelle Ancône, port situé sur la mer Adriatique à 210 km au nord-est de Rome. 2 Nom ancien de l’actuelle Dandarah, située 70 km environ au nord-ouest de Louxor, sur la rive opposée du Nil. 3 Nom ancien de l’actuelle Sagonte, à 25 km au nord de Valence. 4 En 113. 160
Quatre ans après la mort de Trajan1, Plotine sollicita l’empereur Hadrien au profit du philosophe Popillius Théotimus qui était à la tête de l’école épicurienne d’Athènes. Sa requête visait à obtenir pour lui une dérogation aux règles de fonctionnement de l’école : Hadrien lui donna une suite favorable. Il semblerait qu’à cette période avancée de sa vie, Plotine, qui avait désormais près de soixante ans, s’était dirigée vers la philosophie épicurienne. Jusqu’ici, la vie de Plotine semble exemplaire, mais des rumeurs vont lui accorder un amour suspect pour un homme qu’elle va rendre empereur.
La grande intrigue Trajan a mis en place une remarquable administration à travers tout l’empire, la situation l’exigeait, mais cette réussite civile ne doit pas faire oublier qu’il était avant tout un militaire. Le règne de Trajan est en conséquence à la fois une période de prospérité, mais aussi de guerres. Les Romains ont subi des attaques, mais leur empereur a aussi provoqué de nouveaux conflits. Trajan est à la tête de l’empire depuis près de trois ans quand le monde romain doit faire face à un nouveau péril venant des Daces. Leur roi, Décébale, se montre peu respectueux de ses propres engagements, il viole les récents accords conclus avec les Romains au temps de Domitien2. Pour Trajan, ce manquement est une opportunité, parce que le pays des Daces est riche en mines d’or, et que Rome recherche à ce moment-là de nouvelles ressources. Trajan fait le choix des armes plutôt que celui de la négociation, il concentre la moitié des légions romaines sur ce nouveau front. Trajan engage ses forces dans une longue série de combats meurtriers. Il va falloir deux guerres aux Romains pour arriver à bout de leur redoutable adversaire. Après une première vague d’hostilités, une paix finit par aboutir, mais les Daces vont à nouveau faire fi des 1
En 121. La Dacie est une province romaine regroupant à peu près les actuelles régions Transylvanie et de Petite Valachie, c’est approximativement la Roumanie moderne. 2
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conditions convenues, ils obligent les Romains à réagir1. Les hostilités reprennent, Trajan écrase son adversaire. Décébale préférera se suicider plutôt que de se rendre. Il est probable que Plotine ait été aux côtés de Trajan pendant ces deux guerres, auparavant, elle l’avait toujours suivi dans ses déplacements, et plus tard elle le fera encore. Ces deux victoires ne suffisent pas à Trajan, il veut étendre l’empire. Soldat infatigable, il se tourne vers l’Orient. Pour justifier les expéditions qu’il veut lancer, il soulève des manquements à des traités. La deuxième guerre contre les Daces n’est pas encore tout à fait terminée que Trajan dirige ses troupes vers l’Arabie où il crée une province2. Il ne s’arrête pas là, il vise désormais les Parthes3 et la Mésopotamie. Entre la campagne contre les Daces et celle contre les Parthes, le cercle impérial connaît un premier décès : Marciana, la sœur de l’empereur, meurt, Trajan lui montre la même affection que de son vivant, il lui fait décerner l’apothéose. Marciana est divinisée4. Dans l’année qui suit sa disparition, le départ pour le lointain pays des Parthes a lieu. Plotine, à son habitude, se joint au voyage de son mari, sa propre suite l’accompagne. Ce n’est plus Marciana qui partage son périple, mais sa fille, Salonina Matidia. En Orient, Trajan pourra bénéficier de la présence de sa femme et sa nièce5. Cette expédition militaire est tumultueuse et impressionnante, elle réclame d’énormes moyens. Trajan traverse toute la Mésopotamie, il parvient à atteindre la mer d’Érythrée6 et même l’Océan7 ! Sur le rivage, voyant un navire s’éloigner, Trajan devint songeur ; ce moment d’évasion lui laissa exprimer sa pensée et ses regrets : J’aurais certainement continué vers l’Inde aussi, si j’avais été encore jeune.
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De 101 à 102, puis de 105 à 107. En 106. 3 Peuple occupant la Perse antique (Iran). 4 En 112. 5 En 113. 6 Nom ancien de l’actuel Golfe persique. 7 L’océan Indien. 2
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Quand il prononce ces paroles face à l’Inde, Trajan a soixante-trois ans1, il ne reverra plus jamais Rome. Il tombe malade, il est contraint de renoncer à une nouvelle expédition. Trajan ne sent pas de s’attarder, il préfère rentrer à Rome, il en était parti quatre ans plus tôt. Après avoir quitté les bords de l’Océan et rebroussé chemin, Trajan embarque pour l’Italie avec Plotine et Salonina Matidia. En cours de route, l’état de santé de Trajan se dégrade, l’empereur est atteint d’une paralysie et d’œdèmes. Lui-même pense avoir été empoisonné2, mais aucun signe ne confirme ce doute. Son mal s’aggrave, le navire qui le transporte est détourné vers la côte de Cilicie3. Trajan meurt4, il s’éteint à Sélinus5. Il avait régné près de dix-neuf ans et six mois. Plotine et Salonina Matidia vont ramener les cendres de l’empereur défunt à Rome, ses restes contenus dans une urne d’or y seront déposés dans l’immense colonne de marbre érigée par Trajan sur le forum que lui-même avait fait construire : les reliefs de la colonne immortalisent pour l’éternité les victoires de Rome sur les Daces. Contrairement à son prédécesseur, Trajan n’avait pas prévu sa succession. Dans son entourage on a raconté qu’il aurait eu l’intention de désigner pour successeur l’ancien consul et éminent jurisconsulte Lucius Nératius Priscus, ou de confier au Sénat une liste de noms pour y choisir le nouvel empereur. Il ne fit ni l’un ni l’autre. La succession de Trajan était ouverte. Plotine décide de s’impliquer dans les événements à venir, quitte à les précipiter. Pour elle, il n’est pas question d’attendre d’être retournée en Italie pour intervenir : la situation est trop urgente. Si Rome n’a pas immédiatement un nouvel empereur, elle sait qu’il risque d’y avoir un vide dans l’exercice du pouvoir, que des factions peuvent de se déchirer et que l’œuvre de Trajan pour rétablir la prospérité de l’empire s’écroulerait. Plotine veut adroitement imposer un proche au trône. Le temps manque, il faut agir vite, à la hâte, depuis les confins de la Cilicie et non à Rome. Plotine met en place un stratagème. Elle veut faire 1
En 116. Ces symptômes pourraient correspondre à ceux de la syphilis tertiaire. Il ne s’agit que d’une hypothèse vraisemblable, l’existence de la syphilis semble attestée sur les restes humains découverts à Pompéi. Hadrien aurait pu avoir également été atteint de cette maladie (Voir infra La vie de Sabine, femme d’Hadrien, ch. 3, en note). 3 Nom d’une ancienne province romaine maritime, située aujourd’hui en Turquie, dans la partie orientale de l’Asie mineure. 4 Au début d’août 117. 5 Nom ancien de l’actuelle Gazipaúa, située à 180 km à l’est d’Antalya, en Anatolie. 2
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d’Hadrien le successeur légitime de Trajan. Elle s’organise pour garder secrète quelques jours la mort de l’empereur. Bien avant Plotine, Livie et Agrippine avaient elles aussi retenu la nouvelle de la mort de leur mari, Auguste et Claude. Des proclamations d’une telle nature exigent en effet des préparatifs, Plotine s’y emploie. Plotine veut d’abord faire annoncer que l’empereur a adopté Hadrien. Deux variantes rapportent la part qu’a tenue Plotine dans cette manœuvre. Aussitôt Trajan mort, Plotine aurait rédigé et signé une lettre en son nom et à sa place pour officialiser l’adoption. La lecture de ce document aurait ensuite été faite aux sénateurs pour l’entériner. Certains ont bientôt ajouté que Plotine avait agi de la sorte pensant que son mari avait institué Hadrien comme héritier et successeur dans son testament. Selon une autre version, alors que Trajan était déjà mort, Plotine aurait demandé à un complice placé à proximité de la dépouille impériale d’imiter la voix affaiblie de son mari. Devant des témoins acquis à la cause Plotine et dont le rôle était de croire l’empereur encore en vie, le simulateur lui faisait dire qu’il adoptait Hadrien. Au moment de ces faits, seules Plotine et Salonina Matidia sont présentes auprès du défunt, le principal intéressé, Hadrien, n’est pas là, il se trouve à Antioche en qualité de légat de Syrie. Plotine agit de son propre chef, à moins qu’elle et Hadrien aient secrètement imaginé une telle affaire et la conduite à avoir. De toute manière, Plotine n’a guère de choix pour préserver l’empire des pires troubles. Le rôle qu’Hadrien peut alors jouer est déterminant parce qu’à travers tout l’empire c’est lui qui dispose des troupes les plus nombreuses à cause de la guerre contre les Parthes. D’un point de vue militaire, c’est l’homme le plus puissant. Sans la ruse de Plotine, Hadrien pourrait chercher à s’emparer de l’empire par la force, si le Sénat venait à porter son choix sur un autre que lui. En s’impliquant dans la succession de son mari, Plotine évitait peut-être une nouvelle guerre civile qui aurait ruiné l’empire et détruit les bienfaits d’un long règne auquel elle avait contribué. De son côté, Hadrien aurait d’abord été avisé au début du mois d’août de son adoption en son absence, puis, deux jours plus tard, de
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la mort de Trajan1. Hadrien quitta Antioche dès cet instant pour aller saluer les restes de Trajan. Il veilla ensuite à leur transport par bateau jusqu’à Rome, puis il retourna à Antioche. Ce qui fut écrit sur Plotine quelques années après sa mort est ambigu, car certains ne sont pas abstenus de faire d’elle et d’Hadrien des amants. Il est difficile de conclure si l’amour que Plotine portait pour Hadrien était plus proche d’une honorable affection maternelle que de véritables sentiments amoureux partagés. Les mots choisis par les auteurs sont équivoques, car amour et faveur ne sont pas toujours faits de sexe. Rien ne s’oppose à cette liaison, des détails pourraient même l’encourager : Plotine avait une douzaine d’années de plus qu’Hadrien2, son mari aimait particulièrement les garçons, et elle n’avait pas eu d’enfant de lui. Tout est possible. Toujours est-il que Plotine n’avait pas attendu la mort de son mari pour donner à Hadrien des preuves de son affection. Elle consolida sa position dans l’intimité du palais impérial en lui faisant épouser la petite-fille de Marciana, la sœur bien-aimée de Trajan bien qu’elle eût été peu favorable à cette union. Plus tard, grâce aux faveurs de Plotine, Hadrien fut nommé légat de Syrie dans l’importante guerre contre les Parthes, et par la suite il fut à nouveau désigné pour être consul. Enfin, Plotine lui offrit l’empire en démontrant frauduleusement que Trajan l’avait adopté. Il existe de curieuses pièces en or qui maintiennent la confusion : sur une face il y a un buste d’Hadrien et une inscription précisant qu’il a le titre de César, et sur l’autre on voit le buste de Trajan et ses titres, à l’exception de celui qui lui fut décerné trois ans avant sa mort en honneur des victoires sur les Parthes. Cette pièce laisserait penser qu’Hadrien a été César trois ans avant la mort de Trajan, ce qui ne fut jamais le cas. Plotine et Hadrien auraient-ils fait frapper ces pièces pour en faire circuler au moment opportun et confirmer la prétendue adoption ? Auraient-ils prémédité ce faux à Rome avant la mort de Trajan ou l’auraient-ils créé par nécessité et dans l’urgence en Syrie après la mort de Trajan ? Il est impossible de trancher.
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Vers le 9 août 117. Hadrien est né en 76. 165
Après la mort de Trajan, Plotine et Hadrien restèrent en termes particulièrement courtois. Plotine n’hésitait pas à introduire régulièrement des requêtes auprès d’Hadrien, elles étaient nombreuses, mais elles demeuraient fort modestes. Hadrien leur donna toujours une suite favorable. C’est ce qu’il semble avoir affirmé à la mort de Plotine, à moins de voir dans ces paroles un sens caché et plein de reproches : Elle a beaucoup demandé de moi, mais il n’eut jamais un quelconque refus. Pour faire plaisir à Plotine, Hadrien savait renoncer à ses propres penchants. Il suivit la demande de Plotine au bénéfice de Popillius Théotimus, le maître de l’école des épicuriens d’Athènes, alors que lui-même détestait ces personnes qui enseignent, car il se pensait plus savant qu’elles, et il aimait les ridiculiser. Salonina Matidia et Plotine ne survivent pas longtemps à Trajan. C’est d’abord sa nièce, Salonina Matidia, qui disparaît deux ans après lui1 ; deux ou trois ans plus tard, Plotine s’éteint à son tour : elle a environ soixante ans. Hadrien témoigne alors un profond respect et une grande gratitude pour celle qui lui offrit l’empire sans coup férir. Ses manifestations de piété sont publiques, mais aussi plus intimes. Hadrien compose des hymnes à la mémoire de Plotine, et il porte du noir pendant neuf jours. Hadrien évoque Plotine en la qualifiant de mère vénérée, comme si son adoption par Trajan avait porté des effets sur elle, alors qu’une Romaine ne peut pas adopter puisque ses descendants par le sang ne sont pas sous sa puissance, mais sous celle d’un homme. Les mots prononcés ou écrits paraissent insuffisants à Hadrien pour rendre hommage à la mémoire de Plotine, la pierre et le marbre sont pour lui de meilleurs garants. En revenant de l’expédition de Bretagne au cours de laquelle il lança la construction d’un immense mur pour protéger les limites septentrionales de l’empire, Hadrien fit un long périple en Gaule. Il s’arrêta à Nemausus où il décida d’y élever une 1
En 119.
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basilique en l’honneur de Plotine. C’est pourquoi on pense que Plotine était originaire de cette ville1. L’année suivante, une fois revenu à Rome, Hadrien va décerner l’apothéose à Plotine, de nombreuses monnaies furent alors frappées à l’effigie de l’Augusta divinisée. Plotine demeurait désormais auprès des dieux, elle méritait en conséquence un temple pour être vénérée. Hadrien fit preuve d’une véritable piété filiale. À ce moment-là, à Rome, un immense temple destiné au divin Trajan était en travaux, il allait se trouver à proximité de la colonne où reposent ses restes. Une fois achevé, le gigantesque monument sera finalement dédicacé à la fois à l’ancien empereur et à sa femme, à Trajan et à Plotine, tous les deux se retrouvaient ainsi côte à côte dans l’éternité2 après avoir partagé plus de trente-cinq ans de vie commune sur terre. Hadrien fit porter sur le temple l’inscription : à mes parents. Plotine fut-elle généreuse pour son amant, pour un parent de son mari, ou seulement attentive au sort de l’empire et du bien public ? Personne ne peut conclure, car les rumeurs sur la nature de ses liens avec Hadrien se sont probablement répandues à un moment où celui-ci perdait de son crédit auprès des sénateurs dont il venait d’en faire exécuter quatre. En soulevant des qualités charnelles plutôt que militaires pour remettre en cause l’accession d’Hadrien à l’empire, ses adversaires essayaient d’atteindre sa dignité. Comme Plotine avait été l’agent déterminant pour permettre à Hadrien de revêtir la pourpre impériale, il était facile de lancer des rumeurs sur son intégrité et de la couvrir des pires soupçons : les mœurs de Trajan y contribuaient. Plotine a incontestablement fait d’Hadrien le successeur de Trajan en public, mais en privé pas nécessairement celui de son mari. Pour imaginer aujourd’hui qui fut véritablement Plotine, chacun doit suivre son intuition. La discrétion que Plotine avait adoptée durant sa vie fait d’elle pour toujours une grande inconnue, déterminée, généreuse et audacieuse. 1
En 122. Les colonnes du temple devaient atteindre 20 m de haut et faire près de 2m de diamètre. 2
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SABINE
La vie de Sabine, femme d’Hadrien. (Empereur de 117 à 138)
L’empereur Trajan n’a jamais eu d’enfant, et il n’y avait que des femmes parmi ses parents les plus proches. La nature lui avait interdit d’espérer transmettre l’empire à un fils, à un gendre ou même à un neveu, comme le firent plusieurs de ses prédécesseurs. À défaut d’avoir eu sa propre descendance, Trajan a fait preuve tout au long de sa vie d’une grande attention non seulement à l’égard de sa sœur, mais aussi envers la fille et les petites-filles qu’elle avait eues. Il les voyait, pour ainsi dire, comme si elles étaient siennes. Une fois Trajan devenu empereur, marier les plus jeunes de ces parentes était admettre leurs maris dans l’intimité de la famille impériale : ce n’était pas un geste sans conséquence. La question s’est surtout posée pour Sabine, l’aînée de ses petites-nièces. Le choix de son mari ne fut pas anodin, car il s’est porté sur un homme que des liens familiaux éloignés apparentaient déjà à Trajan.
Un mariage à risque Sabine naquit au début du règne de Domitien1. Sa mère, Salonina Matidia, était la nièce de l’empereur Trajan. Son père, un sénateur et ancien consul suffect, décéda dans l’année qui suivit sa naissance2. La mère de Sabine avait perdu son propre père, un riche sénateur3, quand elle avait une dizaine d’années. Les seuls ascendants vivants de Sabine étaient sa mère, Salonina Matidia, et sa grand-mère, Marciana, la sœur de Trajan. Sabine était encore enfant quand elle s’est retrouvée sans père ni grand-père, selon la loi, il fallait lui désigner un homme pour exercer 1
Vers 83. Il s’agit de Lucius Vibius Sabinus. 3 Il s’agit de Gaius Salonius Matidius Patruinus. 2
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sa tutelle. Cette responsabilité incomba à Trajan, le frère de sa grandmère maternelle. Deux liens, l’un par le sang, et l’autre par le droit, rapprochaient Sabine du futur empereur, elle était à la fois sa petitenièce et sa pupille. Trajan avait une quarantaine d’années quand il est devenu le tuteur de Sabine. À cette époque, il était légat de l’une des deux provinces de Germanie, sa carrière était brillante et sans accroc, mais rien n’annonçait le destin qui l’attendait. Trajan lui-même ne l’aurait pas imaginé, car, d’une part, il n’entretenait aucune ambition impériale, et, d’autre part, une famille était à la tête de l’empire, celle de Vespasien et de ses fils. Trajan était un fidèle militaire au service de Rome et de Domitien. En conséquence, Sabine a commencé par avoir un rang comparable à celui de beaucoup de jeunes filles issues d’une famille sénatoriale, c’est seulement par la suite que l’histoire de Rome la place parmi les familiers d’un empereur imprévu et sans enfant1. La grand-mère maternelle et la mère de Sabine sont toutes les deux veuves, elles étaient placées sous la bienveillante affection de l’unique homme de leur famille, Trajan. Leurs destins étaient liés, les deux femmes suivaient l’ascension de leur généreux et attentionné parent. Jusqu’à présent, elles ne s’étaient jamais fait remarquer pour une quelconque légèreté, au contraire. Sabine grandit dans un environnement familial où les femmes se tiennent en retrait par rapport à l’unique homme du foyer. Si elle dut observer un modèle féminin pendant sa jeunesse, elle n’avait que celui plutôt austère commun à sa grand-mère, Marciana, à sa mère, Salonina Matidia, et à sa grand-tante par alliance, Plotine. Sabine a tout au plus dix-sept ans lorsque Trajan est appelé à l’empire. Elle n’est pas encore mariée, mais son âge réclame qu’elle le soit rapidement. Il est temps de lui trouver un mari, mais son nouveau rang impose des précautions. Son mariage est devenu une question délicate, alors qu’elle n’a pas été préparée ni éduquée pour être un jour une des femmes les plus en vue à Rome et dans l’empire. Pourtant, c’est désormais son cas. Chacun sait que Sabine est une parente et une héritière à titre privé de l’empereur, or celui-ci n’a pas d’enfant et rien ne laisse augurer qu’il en ait un. On pourrait déduire de ce lien que
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En 98. 172
Trajan désigne indirectement son successeur en choisissant le mari de Sabine, l’aînée de ses petites-nièces et sa pupille. L’affaire ne traîne pas vraiment en longueur : sans être non plus menée avec précipitation, elle dure à peu près un an. On finit par donner enfin un mari à Sabine, probablement au cours de l’année qui suit l’entrée de Trajan à Rome et l’installation de toute sa famille au palais impérial1. Une décision aurait pu être plus rapide, mais Trajan a eu des difficultés pour choisir un nom. Ce mariage était devenu un problème à la fois public et familial. À ce dernier titre, il faudrait plutôt dire féminin, car il n’y avait que des femmes autour de l’empereur, aussi n’est-il pas surprenant de voir Plotine, la femme de Trajan, se mêler de cette union. Plotine soutient un homme, Hadrien. Trajan connaît bien Hadrien puisqu’il est le fils de son cousin paternel2, et surtout son pupille. Tout comme Trajan, Hadrien a ses origines immédiates en Hispanie, à Italica3. Ses ancêtres paternels étaient venus d’Hadria, en Italie, et ils s’étaient établis à Italica au temps de Scipion, il y avait alors près de trois siècles4. La mère d’Hadrien, Domitia Paulina, était de Gadès5, elle avait donné la vie à deux enfants, d’abord à une autre Domitia Paulina, puis à Hadrien. Hadrien est né sous le règne de Vespasien, à Rome ou bien à Italica, environ six ans avant Sabine6. Il a une dizaine d’années quand son père meurt et que Trajan devient l’un de ses deux tuteurs. Hadrien grandit d’abord à Rome, puis, adolescent, il est envoyé à Italica où sa famille possède tous ses domaines. Trajan est rapidement informé que son pupille passe trop de temps à la chasse, et, en bon tuteur, il le fait revenir à Rome pour qu’il achève son éducation. Une fois celle-ci terminée, Hadrien commence sa carrière publique en servant dans l’armée comme tribun. Il y a tout juste un an qu’il occupe
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En 100. Voir supra La vie de Plotine, femme de Trajan, ch. 1. Il s’agit d’Ælius Hadrianus Afer. 3 L’Hispanie est le nom ancien de l’Espagne. Le site d’Italica se trouve aujourd’hui sur le territoire de l’actuelle Santiponce, dans la province de Séville. 4 Vers 206 av. J.-C. Hadria, aujourd’hui Adria, est une ville située à 60 km au sudouest de Venise et autrefois sur les bords même de la mer Adriatique. 5 Nom ancien de l’actuelle Cadix dans le sud l’Espagne, sur la façade atlantique. 6 Le 24 janvier 76. 2
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cette fonction quand Domitien est assassiné, et que Nerva est proclamé empereur. Nerva est âgé et fragile. Il règne peu de temps. Quelque temps avant de mourir, il adopte Trajan pour lui succéder1. À sa mort, un messager partit immédiatement de Rome pour avertir Trajan de cette disparition, mais le nouvel empereur ne se trouvait pas au lieu prévu. Hadrien y était, il intercepta le message destiné à son tuteur, et il entreprit aussitôt d’être le premier à l’informer de cette nouvelle qui lui apportait l’empire. Malgré les embûches dressées sur son chemin, Hadrien réussit au prix de lourds efforts la mission qu’il s’était imposée : il dut braver à pied le froid hivernal de Germanie2. Hadrien a vingt-deux ans quand il réalise cet exploit qui lui assure l’affection de Trajan. En dépit de ce geste courageux, Trajan sera réticent, près de deux ans plus tard, à lui confier Sabine comme épouse : pour être l’un des deux tuteurs du jeune homme, l’empereur connaissait bien son caractère et son ambition. Peut-être redoutait-il le vrai visage que cachaient les traits affables de son parent ? Seul Trajan savait jusqu’où Hadrien avait mené réellement son audace le jour où il le rejoignit en Germanie. À cet instant, Hadrien gagna soudainement la bienveillance de Trajan : pour tous, le penchant du nouvel empereur pour les garçons était notoire, et celui d’Hadrien pour les hommes aussi. Deux événements viennent conforter les soupçons, l’un vient de l’entourage de Trajan, l’autre de l’empereur en personne. En gagnant l’estime de Trajan, Hadrien a immédiatement fait l’objet d’intrigues malveillantes. Leur origine se trouve chez les pédagogues dont les élèves faisaient les plaisirs du nouvel empereur, et bientôt ceux d’Hadrien. Les nouveaux sentiments de Trajan pour son pupille remplacent soudain la haine qu’il éprouvait jusqu’alors envers lui depuis qu’on l’avait avisé de l’état extrême de ses dépenses et de ses dettes. Lucius Julius Ursus Servianus, le mari de la sœur d’Hadrien, avait alerté Trajan des déboires financiers en question. Le même homme avait rendu inutilisable le véhicule qui aurait normalement dû conduire Hadrien à moindre effort auprès de Trajan pour lui annoncer la 1 2
Le 27 janvier 98. Voir supra La vie de Plotine, femme de Trajan, ch. 1. Voir supra La vie de Plotine, femme de Trajan, ch. 1. 174
disparition de Nerva. Hadrien ne faisait déjà pas l’unanimité, même au sein de sa propre famille, Trajan n’était pas le seul à avoir des doutes sur les qualités morales du futur mari de Sabine ! Finalement, après bien d’hésitations, le choix de Plotine pour donner un mari à Sabine vaut décision. Trajan a cédé aux instances de sa femme, Hadrien sera le mari de Sabine, mais les motivations de Plotine resteront pour toujours inconnues. Trajan règne depuis près de deux ans quand Sabine et Hadrien se marient1 : ils ont environ dixneuf et vingt-cinq ans. Cette union affermit la position d’Hadrien au sein de la famille impériale. Ce nouveau lien n’épargne pas Hadrien des railleries de la vieille noblesse de Rome qui ne voit en lui qu’un provincial. Sabine, en qualité d’héritière de l’empereur, aurait pu avoir un meilleur parti ! À cette période, Hadrien était questeur, et sa fonction l’avait amené à lire en public un message de l’empereur, mais la réaction de l’auditoire fut méprisante. On s’est abondamment moqué de sa prononciation campagnarde. Hadrien en a tiré ombrage, il s’est mis à étudier le latin jusqu’à en avoir une maîtrise irréprochable. Il ne supportera plus la contradiction et n’oubliera jamais ceux qui ont osé le ridiculiser ! Depuis cette moquerie, Hadrien cherche à exceller dans tous les domaines : la composition de vers en grec et en latin, la peinture, la sculpture, la musique et le chant. C’est un esprit hors du commun, il y parvient avec succès. Il ressent une telle jalousie à l’encontre de ceux qui brillent dans une discipline qu’il peut aller jusqu’à vouloir leur perte. Intransigeant envers lui-même, Hadrien attend chez les autres autant de rigueur. Il traversera l’empire à pied et à cheval, ne se déplaçant jamais sur une litière ni dans un véhicule. Il restera toujours tête nue, que ce soit sous la pluie ou sous la neige de Germanie, et même sous le terrible soleil d’Égypte. Les défauts font horreur à Hadrien, ses cheveux sont toujours habilement peignés, et il porte une barbe pour cacher les cicatrices naturelles de son visage. En cherchant à dissimuler cette disgrâce physique, Hadrien, sans le rechercher, a lancé la mode de la barbe ; jusqu’alors, tout Romain sortait toujours rasé. 1
En 100-101. 175
Le mari de Sabine est un homme dur, sévère et exigeant envers tout le monde, en commençant par lui-même, il déteste toute forme de négligence. Tout en pouvant se montrer agréable et charmant, Hadrien va peu à peu vouloir tout savoir, tout contrôler, tout vérifier. Ce trait de caractère rendait Hadrien d’autant plus redoutable, qu’il était doué d’une mémoire exceptionnelle, se souvenant des noms des lieux qu’il traversait et de ceux de ses soldats. Sabine a beau pouvoir apporter l’empire dans sa dot au mari ambitieux que sa famille lui a imposé, celui-ci ne se montre pas pour autant enclin à lui dispenser une grande tendresse ni même à tolérer d’elle la moindre remarque. Sabine, de son côté, n’a pour modèle féminin que celui commun aux trois femmes de la famille impériale, sa mère, sa grand-mère, et sa grand-tante. Toutes sont dépeintes comme des femmes exemplaires, dévouées et louées pour la gravité de leurs mœurs. Si Sabine ne montre pas une semblable résignation devant le tempérament autoritaire et sans merci de son mari, elle risque à tout moment d’entrer en conflit avec lui.
Des femmes pour un empire Le mariage de Sabine avec Hadrien n’incite pas Trajan à préparer ce qui se passerait s’il venait à disparaître, Trajan feint d’ignorer les conséquences potentielles de cette union sur la succession impériale. Au moment des noces, il est vrai que Trajan n’a pas encore cinquante ans et qu’il est robuste. De plus, lui-même avait entamé la quarantaine quand Nerva le désigna comme successeur. Il avait alors déjà montré ses propres valeurs, quant à l’empereur, il était âgé et sentait sa fin prochaine. La situation d’Hadrien par rapport à Trajan n’est pas du tout comparable à celle de Trajan vis-à-vis de Nerva. Tous ces arguments peuvent justifier l’indifférence de Trajan à envisager pour l’instant son décès. Sabine appartient à la famille de l’empereur, mais elle n’a aucun rang officiel, pas plus que sa mère ni que sa grand-mère. Sa position va néanmoins évoluer au bout de cinq ans de mariage quand sa grandmère, Marciana, admet de porter le titre d’Augusta que le Sénat lui avait décerné quelques années auparavant en même temps qu’à 176
Plotine1. Par modestie, les deux femmes n’avaient pas voulu s’en parer aussitôt. Maintenant, elles acceptent : des pièces montrent à tout l’empire leurs bustes et leurs titres, des inscriptions en font autant sur les murs de bâtiments publics. Désormais, Sabine n’est plus seulement la petite-nièce et la pupille de l’empereur, elle est aussi la petite-fille d’une Augusta. Avec Trajan, la dignité d’Augusta est élargie à la sœur de l’empereur, alors que jusqu’à présent elle était réservée aux seules épouses des maîtres de Rome, puis à leurs filles depuis Vespasien. Cette exception crée une filiation d’un nouveau genre entre une femme et l’exercice du pouvoir, en l’occurrence Sabine. Sabine n’est pas la descendante d’un empereur, mais elle est celle d’une Augusta dont aucun Auguste ne fut le mari. Ce lien se trouve renforcé quand la qualité d’Augusta est dévolue à son tour à Salonina Matidia, la mère de Sabine. Des monnaies vont également en attester partout pour que chacun le sache. Maintenant, Sabine est la première femme dans l’histoire de Rome à être à la fois fille et petite-fille d’une Augusta, aucune autre Romaine n’avait pu auparavant prétendre à une telle lignée. Sabine pourrait légitimement transmettre le trône impérial à sa descendance. Le prestige de Sabine s’accroît toujours plus lorsque sa grand-mère décède : Marciana reçoit l’apothéose, elle est divinisée. En conséquence, Sabine se trouve à la fois issue du sang d’une divinité et de celui d’une Augusta. Hadrien ne peut pas afficher une ascendance aussi brillante que sa femme, il est fils d’un sénateur de Bétique, et c’est tout, même si depuis cinq ans circule la rumeur que Trajan pourrait l’adopter2. C’est Sura, le principal conseiller de Trajan qui avait lancé ce bruit. Jusqu’à cette indiscrétion, les amis de Trajan méprisaient et tenaient Hadrien à l’écart, mais aussitôt cette fausse information connue, il fut partout beaucoup mieux accueilli. Quand Sura meurt, Hadrien tente d’être de plus en plus proche de l’empereur dont le défunt rédigeait les discours. Il est probable qu’à partir de ce moment-là Hadrien voulait le remplacer dans cette tâche réclamant de la finesse. 1 2
Vers 105-106. En 107 vraisemblablement. 177
Hadrien veut succéder à Trajan, il veut l’empire, il n’hésite pas à consulter des oracles et des astrologues pour connaître ses facultés à réussir dans ce dessein. Hadrien sait parfaitement que sa femme peut contribuer à voir ses ambitions se réaliser. Hadrien a vraiment besoin de Sabine, car aucun geste de Trajan ne laisse entrevoir l’adoption dont avait parlé Sura. Au contraire, l’empereur aurait même entrevu d’autres possibilités pour préparer sa succession, notamment en désignant une personne précise ou en laissant le Sénat en choisir une à partir d’une liste de dix noms qu’il établirait. Dans le premier cas, il s’agit de Lucius Nératius Priscus, un ancien consul et surtout éminent jurisconsulte. Dans le second cas, s’il est sur la liste, Hadrien doit affronter neuf compétiteurs ; or tout le monde ne l’aime pas. À cette époque-là, alors que Sabine est âgée d’environ trente ans et mariée depuis une douzaine d’années, curieusement, elle n’a pas encore eu d’enfant. On croirait que le destin de Sabine et d’Hadrien reproduit celui de Plotine et de Trajan. À l’inverse du couple impérial, les relations entre Sabine et Hadrien ne sont pas bonnes, ils ne s’entendent guère, ils ne s’apprécient pas du tout. Hadrien a compris que Sabine ne lui apportera personnellement aucune aide pour encourager Trajan à l’adopter : il va chercher le soutien des proches de Sabine, de sa mère Salonina Matidia, et de Plotine, la femme de Trajan. Hadrien fait tout pour entretenir de bonnes relations avec Salonina Matidia à défaut d’en avoir de meilleures avec sa fille. Par exemple, il n’oublia surtout pas d’inviter sa belle-mère à un repas qu’il avait donné pour son propre anniversaire. Quant à Plotine, elle n’a pas le même comportement que Sabine envers Hadrien, elle va régulièrement s’impliquer dans ses ambitions en encourageant sa carrière. Non contente de lui avoir fait épouser la pupille et petite-nièce aînée d’un empereur sans enfant, elle lui obtient des postes de premier plan. Par son entremise, Trajan le nomme légat de la grande expédition qu’il mène contre les Parthes1, dans le courant de sa quinzième année de règne2. Cette fonction assure à Hadrien la deuxième place pour diriger cette guerre, juste derrière l’empereur. En 1 2
Peuple occupant la Perse antique (Iran). En 113. 178
même temps, Hadrien voit plusieurs de ses ennemis personnels tomber en disgrâce auprès de Trajan ; dans son esprit, ce revirement est un signe de sa prochaine adoption. La guerre contre les Parthes n’est pas encore terminée que Plotine convainc Trajan de nommer Hadrien consul pour l’année à venir1. Hadrien est alors sûr d’être adopté sous peu. Trajan n’adopte toutefois pas Hadrien, il ne prépare même pas sa succession. Alors que Trajan se trouve en Orient avec sa famille et Hadrien, une maladie le ronge depuis quelques mois, il est contraint de retourner en Italie. Il pense guérir, mais sa santé se dégrade, il meurt en chemin2. À sa mort, Plotine et Salonina Matidia sont à ses côtés, elles vont ramener ses restes à Rome. Ces deux femmes avaient suivi Trajan pendant la campagne militaire, aussi est-il fort probable que Sabine les ait accompagnées, d’autant que son mari se trouvait aussi en Orient. Ces évènements ne laissent pas Plotine désemparée. Au contraire, elle entreprend une manœuvre habile et audacieuse : elle fait croire à tout le monde que Trajan avait adopté Hadrien avant de mourir. Grâce à l’intrigue de Plotine, l’empire est dévolu à Hadrien. Cette extrême bienveillance de la part de Plotine va faire parler et s’interroger sur la véritable nature de ses relations avec son protégé. Sous un même toit, Plotine aurait-elle été la rivale de Sabine ? Ceux qui, plus tard, voulurent ternir le souvenir d’Hadrien l’ont laissé croire3. Que l’on admette ou non ces propos, Plotine a préservé non seulement son propre rang en intervenant dans la succession de son mari, mais aussi celui de ses parentes à lui, Salonina Matidia et Sabine. Si Hadrien n’était pas devenu empereur, elles seraient redevenues de simples personnes privées. Leur place n’aurait plus alors été au palais impérial, et elles n’avaient pas le nom prestigieux d’une Domitia Longina, la femme de Domitien, pour se prémunir des difficultés. Plotine connaissait fort bien le sujet, car cette femme était toujours vivante à ce moment-là. Domitia Longina avait bien sûr conservé son titre d’Augusta, mais contrairement à Plotine, à Salonina Matidia et à Sabine, elle avait une fortune personnelle et des relations parmi les plus grandes familles de 1
En 117 pour l’année 118. Début du mois d’août 117. Voir supra La vie de Plotine, femme de Trajan, ch. 3. 3 Voir supra La vie de Plotine, femme de Trajan, ch. 4. 2
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Rome dont elle était issue. Plotine, Salonina Matidia et Sabine ne disposaient pas d’avantages comparables1. Elles ne pouvaient espérer beaucoup de l’héritage de Trajan, car aux termes d’une loi en vigueur depuis deux cent quatre-vingt-six ans, au-delà d’une certaine somme, assez modeste, il était interdit d’instituer comme héritier une femme. Une femme ne pouvait que recueillir un legs dont le montant était inférieur à la part destinée à l’héritier. Si Plotine n’avait pas contribué à faire d’Hadrien le nouvel empereur, Sabine, devenue sans intérêt pour lui, aurait à coup sûr été rapidement répudiée alors qu’elle avait plus de trente ans et que sa fécondité était inconnue. À la mort de Trajan, Hadrien voit son ambition enfin réalisée, il est empereur, mais il demeure tout aussi rancunier que reconnaissant. Si une femme l’a aidé dans son dessein, ce n’est toutefois pas son épouse. Il s’en souviendra. Il a quarante et un ans, Sabine en a trentequatre, et leur couple n’a toujours pas d’enfant. Maintenant qu’il est empereur, Hadrien va désormais pouvoir agir à sa guise : plus rien ne l’oblige à déguiser aussi bien ses intentions militaires que ses sentiments plus intimes. Seule Plotine pourrait éventuellement atténuer certains de ses débordements. Après avoir rendu les derniers devoirs à l’empereur défunt, Hadrien retourne à Antioche. Il abandonne les dernières conquêtes de Trajan, il ramène les limites orientales de l’empire à ce qu’elles étaient avant l’expédition contre les Parthes : il les borne au lit de l’Euphrate, et il renonce à la Mésopotamie, à l’Assyrie ainsi qu’une partie de l’Arménie. Très vite, Hadrien laisse ses ressentiments s’exprimer, il se montre prompt à sanctionner ceux qui l’avaient jadis contredit. Une de ses premières victimes célèbres est l’architecte Apollodore à qui Trajan avait confié de nombreux travaux d’embellissement de Rome, comme la construction d’un nouveau forum et celle d’un odéon*. Hadrien s’était un jour immiscé dans une conversation entre Apollodore et Trajan à propos d’un chantier en cours, malheureusement pour lui, il tint des propos maladroits. L’architecte lui répliqua en faisant allusion au type de coupoles qu’Hadrien aimait dessiner : Retire-toi, et dessine tes citrouilles. 1
Voir supra La vie de Domitia Longina, femme de Domitien, ch. 1, ch. 4. 180
Humilié, Hadrien ne pardonnera jamais ces paroles. L’année même où il devient empereur, il fait fièrement passer à Apollodore les plans d’un nouveau temple que lui-même a conçus. En retour, l’homme de l’art lui exprime des remarques et note quelques erreurs de proportions. Hadrien n’apprécie pas, il commence par exiler Apollodore, puis il finira par le faire périr1. Sabine doit maintenant affronter son mari tel qu’il est réellement, sensible, susceptible et cruel. Elle le savait déjà, mais avant de devenir empereur, il était contraint de se retenir. Auparavant, son ambition contenait sa dureté, à présent plus rien ne l’y oblige, il ne s’en prive pas. Des indices l’avaient d’ailleurs laissé pressentir. Hadrien était revenu à Rome dix mois après son élévation à la tête de l’empire, les affaires d’Orient l’avaient retenu à Antioche. À son arrivée à Rome2, il refusa le triomphe que le Sénat lui avait décerné après la campagne contre les Parthes. Il préféra honorer la mémoire de Trajan et lui faire attribuer cette distinction : le portrait du défunt empereur défila alors sur un char. Dans le même temps, Hadrien fit toutefois exécuter quatre anciens proches de Trajan, pourtant de rang consulaire. Les malheureux n’étaient coupables de rien, si ce n’est, peut-être, aux yeux d’Hadrien de lui rappeler un peu trop le souvenir de Trajan. Pour sa part, Sabine n’a pas encore trop de crainte à avoir d’Hadrien, car Plotine et Salonina Matidia sont toujours là pour la défendre si besoin est. La nature, toutefois, ne saurait éterniser ces deux appuis. L’année qui suit le retour d’Hadrien à Rome3, Salonina Matidia s’éteint. Hadrien prononce son éloge funèbre, il lui décerne l’apothéose et lui bâtit un temple aux dimensions impressionnantes4. Quatre ans plus tard, Plotine disparaît à son tour, elle reçoit les mêmes honneurs5. Hadrien n’aurait pu agir autrement pour affermir son autorité.
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En 117. En juin 118. 3 En 119. 4 Il se situe à Rome près de l’actuelle Piazza Capranica, le diamètre de ses colonnes étant de 1,7 m, il devait mesurer 17 m de haut. 5 En 123. Voir supra, La vie de Plotine, femme de Trajan, ch. 4. 2
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À partir de cette date, Sabine est seule face à son mari.
Le conflit d’un couple Autant Hadrien a-t-il divinisé sans difficulté sa belle-mère, Salonina Matidia, autant critique-t-il avec virulence sa femme, Sabine. Selon les dires d’Hadrien lui-même, Sabine est difficile à vivre, et elle fait preuve d’un caractère particulièrement morose. Ces reproches n’empêchent pas toutefois Hadrien, dès son retour d’Antioche, d’utiliser une propriété que possède Sabine à Tibur pour entreprendre la construction d’une villa où il fixera sa propre résidence. Les travaux dureront près de vingt ans, les premières briques utilisées provenaient des ateliers de Domitia Longina ; une fois les gigantesques constructions achevées, elles accueilleront chaque jour près de trois mille personnes pour en assurer leur fonctionnement. Sabine n’est pas la seule femme à connaître l’intimité d’Hadrien qui ne s’est jamais montré un mari fidèle. Ses adultères sont nombreux, mais il partage aussi ses plaisirs avec des hommes adultes et de jeunes gens. Plus Hadrien assoit son autorité, moins il fait preuve de respect envers Sabine : il s’adresse à elle comme à une vile esclave, il n’hésite pas à l’accabler d’injures même s’il lui attribue le titre d’Augusta1 que beaucoup de monnaies affichent aux yeux de tous. Ce que Sabine vit maintenant, jamais elle ne l’avait vu entre Plotine et Trajan. Elle ne se laisse pas faire. Devant un tel mari, ses répliques sont cinglantes. Sabine explique ouvertement à qui veut l’entendre qu’elle a tout fait pour ne jamais tomber enceinte d’Hadrien afin de préserver le genre humain d’un homme au caractère si atroce ! À suivre Sabine, elle aurait subi des affronts de la part de son mari pendant les quinze années qui ont précédé son élévation à l’empire, ce qui explique qu’elle avait déjà renoncé à toute grossesse à ce temps-là. La propre famille de Sabine détenait pourtant la pourpre impériale durant toutes ces années, que se passait-il donc dans les secrets du palais impérial pour admettre une telle situation qu’avait provoquée Plotine ? C’est elle, faut-il se souvenir, qui était à l’origine du mariage
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Vers 128. 182
de Sabine et d’Hadrien et des conséquences que devait supporter la jeune parente de l’empereur. Les aveux de Sabine ont affecté Hadrien, en retour il se plaint de ne pouvoir répudier sa femme comme l’aurait fait un simple particulier, car sa position ne le lui permettait pas. Si l’image de Sabine est terne pour l’empereur, elle est néanmoins présentée autrement à la population de l’empire : des monnaies assimilent Sabine à des divinités comme la Concorde, la Pudicité ou la Piété. Hadrien doit l’empire à la famille de Sabine, sa présence officielle à ses côtés rend son pouvoir totalement légitime au regard du peuple, toujours curieux de savoir ce qui se trame au palais impérial. Hadrien, malgré lui, ne pouvait pas se séparer de Sabine. Hadrien ne réservait pas ses sarcasmes à la seule Sabine, il prenait plaisir à blesser les gens. Par exemple, après qu’il eut refusé une faveur à un insistant quémandeur aux cheveux grisonnants, l’homme se présenta à nouveau devant lui en ayant teint ses cheveux. Hadrien l’humilia publiquement par sa réponse. J’ai déjà refusé cela à ton père. Malgré son caractère acrimonieux, Hadrien sait aussi faire preuve de sentiments. Certainement pas envers sa femme, mais envers ses chevaux. Lorsque mourut Borysthène, son cheval favori pour la chasse, il lui fit construire une tombe, et lui érigea une dalle où fut gravée l’épitaphe en latin que lui-même avait composée. Hadrien porta un soin voisin à Samis, une autre de ses montures. Sabine n’eut jamais droit à l’une de ses compositions, où alors elle demeura tue pour toujours. Sabine est isolée, les quelques individus en vue qui lui furent proches ont été écartés. Parmi elles, il y a avait Suétone, chevalier romain chargé de la correspondance d’Hadrien, et d’autres personnages influents. Ils furent soudainement évincés. Les détails de l’affaire sont mal connus, Hadrien décida de sanctionner tout un groupe de personnes alors que lui-même se trouvait en Bretagne1. Il reprochait à Suétone une attitude trop 1
En 122. 183
familière à l’égard Sabine qui s’en serait défendue. Parmi ceux qui eurent à subir de sévères griefs de la part de l’empereur dans cette affaire, on compte aussi Septicius Clarus, le préfet du prétoire. Hadrien n’avait pourtant pas à se plaindre de cet homme, car, déjà au temps de Trajan, il lui avait toujours apporté son aide. Septicius Clarus fut malgré tout déchargé de sa fonction. La crainte d’Hadrien fut peut-être de voir Sabine rejoindre la cause d’un cercle hostile à son mode de gouvernement. Suétone et Septicius Clarus étaient des proches de l’épistolier Pline le Jeune, surtout Septicius Clarus qui en était un ami intime. On comptait également l’historien Tacite dans leurs relations. Plotine était en très bons termes avec Pline qui lui remettait des lettres d’amis communs1, elle le protégeait ainsi que probablement Tacite, Suétone et Septicius Clarus. Au moment des faits impliquant Suétone et Septicius Clarus, Pline et Tacite sont morts, quant à Plotine, elle disparaît l’année même où survient l’incident. Tous avaient une vision commune de l’exercice du pouvoir conforme à celui qu’avait pratiqué Trajan, ouvert aux remarques des sénateurs, mais Hadrien s’écartait irrémédiablement de ce modèle. Hadrien n’a pas l’esprit à tolérer qu’un cercle quelconque lui suggère sa conduite. Il est possible que Suétone et Septicius Clarus, des familiers du palais impérial, se soient rapprochés de Sabine pour essayer de la rallier à leur dessein. Hadrien surveillait tout le monde, il plaçait des espions même chez ses amis. En conséquence, il n’aurait pas pu rester longtemps ignorant des intrigues de Suétone et de Septicius Clarus. Aussitôt informé de leurs intentions, il les révoqua. Suétone, mis hors du palais impérial, put retourner à ses études, c’est à cette période qu’il publia ses fameuses Vies des Douze Césars. Cette œuvre, placée dans ce contexte particulier, emprunte le ton d’une réplique pour distinguer les mauvais empereurs des bons, pour blâmer les uns et louer les autres. Il appartenait à Hadrien de comprendre et de reconnaître ses défauts à travers les portraits que Suétone avait dressés de Jules César lui-même, puis de tous les empereurs d’Auguste à Domitien.
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Voir supra La vie de Plotine, femme de Trajan, ch. 2. 184
Sabine ne trouvera même pas de répit quand Hadrien va consacrer une grande partie de son règne à visiter et à inspecter l’empire. Sabine ne profite pas de ces absences de Rome, elle doit partir avec son mari. Deux longs voyages marquent la vie de l’empereur. Le premier commence la quatrième année après son accès au trône, il va durer près de cinq ans. Hadrien ne laisse pas passer quatre années après son retour qu’il entame son second périple, encore plus long que le premier, il va s’étaler sur près de sept ans1. Sabine accompagne toujours Hadrien. Ces déplacements offrent de perpétuelles occasions à Hadrien pour prendre des mesures utiles à l’administration de l’empire et à celle de la justice, pour aménager les villes, améliorer l’armée, construire des forts ou maintenir la discipline dans les légions. Hadrien se penche aussi sur des cultes locaux : près d’Athènes2, il est initié à deux reprises aux mystères d’Éleusis, chaque fois à des grades différents. Le deuxième voyage mène Hadrien et Sabine en Grèce, en Judée et en Égypte. Là, la suite impériale remonte le fleuve Nilus et découvre les anciens vestiges. Ce que Sabine voit surtout durant ce séjour, c’est l’amour sans mesure que son mari porte à son jeune amant, Antinoüs. Le jeune homme était à leur côté, il faisait partie du voyage. Antinoüs n’était pas romain, il était originaire de Bithynie, c’était un Grec rencontré un an plus tôt3. Au cours de la navigation sur le fleuve, Antinoüs tombe à l’eau. Il se noie4. L’empereur est effondré : on raconte partout qu’il pleure comme une femme. La mort d’Antinoüs est aussitôt présentée comme un accident, mais rapidement on y voit un sacrifice volontaire qui avait pour but, selon certaines croyances, d’allonger la vie d’Hadrien. Hadrien se met à honorer Antinoüs à un point tel qu’à Rome il paraît ridicule. Il fonde une ville du nom d’Antinoöpolis sur les bords même où son amant a renoncé à la vie pour lui. Dans tout l’empire, il fait dresser des statues aux traits d’Antinoüs. Hadrien ira jusqu’à le faire diviniser, mais non pas en suivant les usages romains, il adopta ceux des Grecs : peu de personnes comprirent cette subtilité mystique. Pour finir, Hadrien composa des oracles pour cette cérémonie.
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De 121 à 125, et de 128 à 134. En 124, puis en 128. 3 Ancien royaume grec devenu province romaine sous Trajan et situé au nord-est de l’Asie Mineure, dans l’actuelle Turquie, sur les bords de la mer Noire. 4 Le 30 octobre 130. 2
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Sabine doit ainsi assister à la divinisation du favori de son mari, alors qu’elle-même avait dû attendre onze ans depuis qu’il régnait pour se voir décerner le titre d’Augusta ! Il est néanmoins possible qu’Hadrien ait préféré attendre que mourût la dernière Augusta encore en vie, à savoir Domitia Longina, pour accorder à sa femme cet honneur qui en aurait que plus d’éclat1. Chacun à Rome ne pouvait que constater que l’empereur avait marqué un grand empressement pour honorer son jeune amant décédé, mais qu’il avait oublié d’en faire autant à la mort de sa sœur, Domitia Paulina. Il tarda en effet vraiment pour débourser des fonds nécessaires. Après ce drame amoureux, la cour reprit sa route sur le Nil. Une vingtaine de jours après la noyade d’Antinoüs, Hadrien et Sabine s’avancèrent en dehors de Thèbes pour aller visiter les colosses de Memnon2, et surtout entendre chanter l’une des deux statues3, le matin au lever de soleil. Le premier jour rien ne se produisit, la cour fut obligée de revenir le lendemain aux aurores pour enfin entendre le prodige4. À l’instar de tous les visiteurs qui allaient sur ces lieux pour assister à ce phénomène, Hadrien et Sabine ont laissé une trace de leur passage gravée sur la pierre. Il s’agit de quatre épigrammes que composa Julia Balbilla, noble dame et poétesse, qui faisait partie de la suite de Sabine. Le voyage d’Hadrien et de Sabine se termine quatre ans après la mort d’Antinoüs. Le couple retourne en Italie après être passé une dernière fois à Athènes. La disparition d’Antinoüs n’a pas rendu Hadrien plus attentif aux suggestions, pas seulement à celles de sa femme, mais à celles de tout le monde. Alors qu’aux jeux du cirque*, le peuple lui demandait d’affranchir un conducteur de char, il fit une réponse sans appel.
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Voir supra La vie de Domitia Longina, femme de Domitien, ch. 4. Thèbes est le nom ancien de l’actuelle Louxor, les colosses sont aujourd’hui sur le site nommé Kôm el-Hettan. 3 Un tremblement de terre en 27 av. J.-C. avait endommagé les deux statues colossales du site, l’une d’elles fut fissurée, et au lever du soleil, surgissait de la fente un son semblable à une voix humaine. Le phénomène cessa quand l’empereur Septime Sévère fit restaurer les statues. 4 En novembre 130. 2
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Il ne vous appartient pas de me demander d’affranchir l’esclave d’un autre ni de forcer son maître à le faire. Dès à présent, Hadrien ne réside plus à Rome, mais dans la magnifique villa de Tibur. De là, il dirige l’empire. Une maladie préoccupante lui ôte bientôt le plaisir de sa villégiature : elle se déclare deux ans après son retour de voyage. Les saignements du nez auxquels il était déjà sujet deviennent de plus en plus abondants. Hadrien se sent pour la première fois confronté à l’éventualité de sa mort, il regrette alors de ne pas avoir de fils : Sabine, sur ce point, a gagné, elle a su rendre Hadrien malheureux ! L’empereur se tourne par nécessité vers l’adoption pour désigner son successeur. Son choix se porte vers Lucius Ælius Vérus, mais cet homme est malade, il vomit régulièrement son sang : il meurt six mois avant Hadrien1. Hadrien vit dans l’inquiétude et l’obsession des conjurations. L’empereur voit des conspirateurs partout, il fait éliminer un grand nombre de personnes. Parmi ses victimes, il y a Lucius Julius Ursus Servianus, le mari de sa sœur, celui qui jadis avait fait endommager son véhicule pour l’empêcher d’être le premier à annoncer à Trajan la mort de Nerva. L’homme avait maintenant plus de quatre-vingt-dix ans : il ne représentait plus grand danger. Hadrien fait aussi exécuter son petit-fils qui a dix-huit ans. Il prit comme motif que tous les deux n’avaient pas apprécié l’adoption de Lucius Ælius Vérus. Avant d’être mis à mort, le vieillard réclama du feu pour faire brûler de l’encens ; pendant le sacrifice, il prononça de terribles paroles prémonitoires. Ô Dieux, vous qui savez que je suis coupable de rien, qu’Hadrien, c’est ma seule prière, soit lent à mourir et qu’il en soit incapable. Les dieux semblent avoir exaucé ce vœu, il se réalise. Hadrien souffre horriblement, il souhaite mourir, mais il est incapable de se donner la mort2. Sabine voit l’état d’Hadrien empirer, alors qu’elle1
le 1er janvier 138. Il est difficile de conclure précisément de quelle pathologie souffrait Hadrien. On ne peut que constater qu’il a développé tout au long de sa vie des symptômes semblables à ceux de la syphilis (ulcérations de la peau, lésions des vaisseaux sanguins, troubles comportementaux, paroxysme douloureux). Trajan aurait pu en être également atteint (Voir supra, La vie de Plotine, femme de Trajan, ch. 3, en 2
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même est en bonne santé. Toutefois, elle ne sera témoin que d’une partie des douleurs qui accablent son mari, elle s’éteint sans raison avant lui, à environ cinquante-quatre ans1. Sa mort reste mystérieuse, on a alors avancé qu’elle s’était donné la mort pour ne plus supporter le traitement que lui infligeait son mari. Comme à cette époque, Hadrien faisait périr beaucoup de gens, il fut surtout question que sa détermination meurtrière ait aussi visé Sabine en l’empoisonnant. Lui, se sachant condamné par la maladie, aurait-il supporté que sa femme qu’il n’avait eu de cesse d’accabler devînt libre après sa propre disparition ? Malgré ces interrogations, il faut reconnaître qu’Hadrien fit au moins preuve de respect pour sa femme dans la mort. Il décerna l’apothéose à Sabine, il lui fit élever une superbe arche pour le rappeler2. Quand Hadrien vint à mourir3, les sénateurs eurent du mal à s’entendre pour le diviniser. Finalement, ils le firent à la demande du nouvel empereur, Antonin. Ce faisant, ils obligèrent Sabine et Hadrien à se retrouver dans l’éternité des dieux, ainsi que sur la terre à se côtoyer dans le même monument. Leurs urnes furent déposées l’une à côté de l’autre dans le mausolée qu’Hadrien avait fait construire à Rome4. Elles restèrent muettes, le conflit de Sabine et d’Hadrien avait pris fin.
note). Il ne s’agit que d’hypothèses vraisemblables, l’existence de la syphilis semble attestée sur les restes humains découverts à Pompéi. 1 Vers 136-137. 2 Il s’agit de l’Arc de Portogallo, détruit en 1662. 3 Le 10 juin 138. 4 L’actuel Château Saint-Ange.
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FAUSTINE
La vie de Faustine, femme de Marc-Aurèle. (Empereur de 161 à 180)
La postérité n’a conservé aucun portrait intime des femmes d’empereur aussi précis que leurs bustes. Le marbre résiste au temps, la rumeur déforme tout. Ce constat est particulièrement accablant pour Faustine. Son mari fut sans conteste possible un empereur remarquable, mais ses propres débordements le furent davantage, si l’on accorde du crédit à ce qui fut dit très tôt sur elle. Tant de contradictions pèsent pourtant sur cette femme, qu’elles provoquent d’inextricables interrogations. Dans les décennies qui ont suivi la mort de Faustine, plusieurs auteurs ont dressé une atterrante image de cette femme que l’on voit par ailleurs si délicate et si attentionnée. Après tant d’années, il est difficile de dire si ce sont de simples bruits ou des faits établis qui ont inspiré ces terribles tableaux. Ces écrivains font de Faustine l’équivalent d’un Tibère, d’un Néron ou d’un Caligula : à les croire, elle fut véritablement la somme de tous les vices. Agrippine pouvait alléguer une ambition pour son fils afin de justifier ses crimes, mais pas Faustine. Pourtant, meurtres, adultères et conspiration auraient occupé son temps. Paradoxalement, tant d’autres témoignages font d’elle une mère et une épouse méritante, à commencer, ceux de son propre mari ! Pour que chacun puisse voir en elle ce qu’il juge exact, voici, avant même de présenter son histoire, l’énoncé de ces accusations, elles résonnent comme un véritable réquisitoire.
Les rumeurs Sitôt Faustine disparue, on pouvait lire d’elle qu’elle avait été une débauchée, une empoisonneuse, une conspiratrice et, pour finir, une lâche devant le désastre qu’elle avait provoqué.
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À défaut d’un mari comblant à lui seul ses désirs, Faustine se serait trouvée dans la nécessité de recourir à des amants pour satisfaire son tempérament. Des voix lui en accordent beaucoup, elles se plaisent à s’attarder sur certaines de ses aventures en particulier. Faustine s’était éprise d’un gladiateur qu’elle avait aperçu dans un défilé, mais se sentant fort tourmentée, elle avoua sa coupable liaison à son mari. Comme il ne savait quelle suite donner à cette révélation, il consulta des mages chaldéens pour trouver un moyen de rendre à son mariage un tour tout à fait convenable. Leur conclusion était simple : il fallait tuer le gladiateur, récupérer son sang, et Faustine devrait s’en laver l’intimité du corps pour coucher ensuite dans cet état avec son mari. Ainsi fut fait. Le malheureux gladiateur n’aurait pas été l’unique combattant de l’amphithéâtre à avoir révélé à Faustine ses muscles, ses prouesses et ses talents. Quand elle résidait en bord de mer, à Caiéta1, il y aurait eu bien d’autres. Il plaît à beaucoup de rappeler que le fils de Faustine et de Marc-Aurèle se comporte plus tard davantage comme un gladiateur que comme un prince, au point qu’il serait vain de rechercher son véritable père au palais impérial. Une caserne de gladiateurs serait plus sûre. Dans sa villégiature maritime, lasse ou mécontente de l’émoi qu’elle attendait connaître auprès des gladiateurs, Faustine, dit-on, se mit également à fréquenter d’autres hommes rustres. Elle s’installait, ajoute-t-on, aux endroits les plus agréables du littoral campanien pour considérer les marins qui ont pour habitude de travailler nus. À partir de ses fines observations, Faustine choisissait ceux qu’elle jugeait les plus aptes à répondre à ses ambitions. Dans tout Rome circulaient quatre noms d’amants que fréquentait Faustine, son mari dut même affronter au théâtre un cruel mais habile jeu de mots qui se faisait l’écho des ragots. Les galants en question étaient Tertullus, Tutilius, Orfidus et Modératus. Sur scène, un homme sot demandait à son esclave comment s’appelait l’amant de sa femme, l’esclave prononça à trois reprises le nom de Tullus. Le maître ne comprenait pas et dut renouveler sa question, son esclave exaspéré ajouta alors :
1
Nom ancien de l’actuelle Gaète. 192
Je te l’ai déjà dit en ter : Tullus, dit-on. L’évidente allusion au Tertullus de Faustine souleva d’abondants commentaires parmi le peuple qui ne comprenait vraiment pas la clémence de son empereur éconduit. Parmi les reproches d’adultère faits à Faustine, on rencontre aussi celui commis, paraît-il, avec son gendre. Ce dernier aurait maladroitement manqué de courtoisie en confiant à sa femme, la fille de Faustine, l’existence de l’incestueux commerce libidineux qu’il entretenait en famille. Il ne se méfiait vraiment pas du courroux de sa belle-mère. Irritée par cette indiscrétion, Faustine aurait ingénieusement éliminé son gendre en lui offrant des huîtres empoisonnées. D’autres préfèrent expliquer que Faustine a voulu tuer cet homme qui était à la fois son gendre et son beau-frère, parce que lui-même était sur le point de commettre un fratricide. Il allait tuer l’empereur, le mari de Faustine, mais celle-ci préféra éviter cette mort et éliminer son amant. Non contente de trahir son mari dans les affaires domestiques, Faustine serait allée bien plus loin en déplaçant la trahison dans les affaires publiques. Inquiétée par la santé de son mari, Faustine aurait donné son accord à un militaire de renom pour se proclamer lui-même empereur, sans attendre la mort de celui en titre. Elle aurait agi ainsi pour protéger ses enfants, de peur qu’un autre prétendant à la succession ne les chassât ou ne les tuât. En tout état de cause, l’empereur n’était pas du tout sur le point de mourir, et la rébellion armée échoua. Faustine craignant la découverte de sa connivence avec les conjurés se serait donné la mort. Inutile lâcheté, car son mari avait fait détruire toutes les lettres compromettantes des conjurés sans même les avoir lues. En confrontant les turpitudes que certains accordent à Faustine aux traits beaucoup plus favorables que d’autres lui dépeignent, on pourrait imaginer que deux personnes vivaient en elle. L’intime conviction de chacun devra l’emporter. À la lecture de la vie de Faustine, il verra ou non de simples inventions destinées à atteindre
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une femme irréprochable pour, peut-être, mieux s’en prendre à son mari.
La pourpre dans le sang L’enfance et la jeunesse de Faustine1 se passent aux heures les plus paisibles de l’Empire romain. Il n’y a plus de campagne militaire pour conquérir de nouveaux territoires, ni aucune révolte préoccupante à mâter. Il n’est surtout pas question d’envoyer des légions au-delà du mur qu’a fait construire l’empereur Hadrien face à la Calédonie2, sur l’île de Bretagne. Au contraire, on y élève même un second mur pour mieux se protéger et définitivement marquer cette limite septentrionale du monde que Rome prétend contrôler. Une administration impériale complexe et qualifiée gère cet immense espace, où, grâce aux efforts de plusieurs empereurs, la paix romaine est installée. De cet âge mémorable, Faustine en fut témoin, même si elle assista au prélude de sa fin. Bien pis, malgré elle, elle en sera même une actrice. De toutes les Romaines mariées à un empereur, Faustine est la seule à avoir épousé en même temps un philosophe, Marc-Aurèle. Cet homme s’est versé dès l’âge de douze ans dans l’étude du stoïcisme, et il s’est montré tout au long de sa vie particulièrement attentif, compréhensif et bienveillant envers chacun. En toute circonstance et sans tenir compte des pressions que quelques proches ont voulu exercer, Marc-Aurèle a toujours témoigné une grande et loyale affection à l’égard Faustine : auparavant, elle n’en avait jamais manqué, car ses parents l’en avaient généreusement pourvu. À son tour, Faustine saura donner de son amour à ses enfants, à son mari et, selon la rumeur, à beaucoup d’autres tout à fait imprévisibles, en oubliant qu’elle était une épouse et une mère. Faustine ne doit pas du tout à Marc-Aurèle son appartenance à la famille impériale : par le sang, elle le précède dans ce cercle très restreint. Avant de devenir femme d’empereur, Faustine est fille d’empereur. 1 2
Faustine est née vers 130. Nom ancien de l’Écosse. 194
Faustine vient au monde sous le règne d’Hadrien1, son nom complet est Annia Galéria Faustina, comme sa mère. Elle a pour père Titus Aurélius Fulvus qui deviendra l’empereur Antonin en succédant à Hadrien. Un décret du Sénat lui accordera presque aussitôt le surnom de Pieux. En dépit de son ascension au sommet de l’empire, Antonin ne possède pas de très anciennes origines en Italie : les siennes se trouvent en Gaule Transalpine, plus exactement à Nemausus2. Son grand-père, lui aussi dénommé Titus Aurélius Fulvus, membre de la gens Aurelia, y était né, et, une fois à Rome, il fut préfet de la Ville et deux fois consul. Sa mère, Annia Galéria Faustina, était la fille de Marcus Annius Vérus, homme de rang consulaire, appartenant à une fortunée famille romaine de Bétique3, plus précisément de la région de Corduba4, et enrichie dans la production d’huile d’olive. Marcus Annius Vérus fut admis parmi les patriciens au temps de l’empereur Vespasien, il assura successivement la charge préfet de la Ville et trois fois celle de consul. Annia Galéria Faustina avait deux frères, dont l’un, dénommé comme leur père, Marcus Annius Vérus, sera préteur et père du futur empereur Marc-Aurèle. Leur mère, Rupilia Faustina, avait une sœur utérine, Sabine, qui fut la femme d’Hadrien. Faustine était d’une famille dont l’éclat ne pouvait que lui laisser espérer un destin qui en eût autant. Dès sa naissance, elle appartenait à l’entourage impérial, elle était une petite-nièce par alliance de l’empereur régnant, Hadrien. Faustine va toutefois accéder à une position vraiment prestigieuse sans attendre son mariage avec un empereur, l’avènement impérial d’Antonin, son père, lui offre cette distinction quand elle n’a pas encore dix ans. Hadrien et Antonin n’avaient aucun ancêtre commun : ce sont les circonstances qui ont tardivement contraint Hadrien à faire d’Antonin son successeur. Il prit cette décision après la mort de son propre fils adoptif, Ælius Vérus. Ælius Vérus était d’une composition fragile, et alors qu’il était tombé malade, il absorba une trop forte de dose de médicaments. Elle 1
Hadrien règne de 117 à 138. Nom ancien de l’actuelle Nîmes, dans le sud de la France. 3 Nom ancien de l’Andalousie. 4 Nom ancien de l’actuelle Cordoue, dans le sud de l’Espagne. 2
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lui fut fatale. Un premier jour de janvier, il mourut d’une sévère hémorragie. Six mois et dix jours plus tard, Hadrien disparaissait à son tour. Entre temps, voyant sa santé décliner, Hadrien avait décidé d’adopter Antonin, tout en assortissant cette adoption de conditions précises. Hadrien exigea d’Antonin d’adopter sur-le-champ deux garçons que lui-même avait désignés. L’empereur redoutait alors qu’un malheur frappât Antonin qui était déjà âgé de cinquante-deux ans1 et qui n’avait pas de fils pour éventuellement le remplacer en cas de nécessité. Cette prudence se révélera excessive, car Antonin mourra bien plus tard, à l’âge de soixante-quinze ans, après avoir régné vingttrois ans. En réalisant la volonté d’Hadrien, Antonin adopta Lucius Vérus, âgé de tout juste dix-sept ans2, et Marcus Annius Vérus, qui n’en a pas encore huit3. Eux-mêmes deviendront empereurs après la mort d’Antonin4. Pour sa part, Lucius Vérus est le fils d’Ælius Vérus, le défunt fils adoptif d’Hadrien. Quant à Marcus Annius Vérus, plus tard appelé Marc-Aurèle une fois empereur, son père est le frère d’Annia Galéria Faustina, la mère de Faustine, nièce par alliance d’Hadrien. En conséquence, Faustine et Marc-Aurèle sont des cousins germains. Antonin a immédiatement manifesté plus d’attachement envers Marcus que pour Lucius Vérus. Par exemple, non seulement il accorde à Marc-Aurèle des honneurs avant l’âge légal, mais surtout il lui confère le titre de César, ce qui le rapproche immédiatement de la succession. Antonin entreprend de faire de Marcus son gendre dès la mort d’Hadrien. Il confie ce dessein à sa femme, Annia Galéria Faustina, il lui demande d’initier l’affaire auprès de Marcus en sondant son esprit. Antonin ne veut pas faire la démarche lui-même, car il redoute que son autorité de père adoptif impressionne le jeune homme, il préfère laisser agir sa femme, car, par le sang, elle en est aussi la tante de Marcus. 1
Antonin est né le 19 septembre 86. Marc-Aurèle est né le 26 avril 121. 3 Lucius Vérus est né le 15 décembre 130. 4 Antonin meurt le 7 septembre 161. 2
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L’ambition du couple impérial se heurte néanmoins à plusieurs projets engagés trois ans auparavant. En vertu de dispositions qu’avait prises Hadrien au moment d’adopter Antonin, Marcus, âgé de quinze ans, avait été fiancé à Céionia Fabia qui était la fille de feu Ælius Vérus. Quant à Faustine, elle avait été promise au frère de Céionia Fabia, Lucius Vérus. Marcus ne s’empresse pas de donner une réponse à l’empereur, il prend le temps de la réflexion : il n’a pas encore dix-huit ans, et Faustine en a près de dix de moins. Finalement, il va renoncer à sa précédente fiancée ainsi qu’aux tentations charnelles qu’il partage avec deux personnes précises, un certain Théodote et une Bénédicte. Marcus accepte l’offre et la fille d’Antonin. Des fiançailles purement privées ont lieu en attendant que Faustine atteigne l’âge requis pour devenir une épouse. Quand l’heure des noces sera venue, un rescrit impérial sera indispensable pour rendre ce mariage légitime et préciser qu’il n’est pas incestueux. Marcus est le fils adoptif d’Antonin, et Faustine est aussi sa fille, en conséquence Marcus est le frère adoptif de sa future femme : Rome ne saurait s’en offusquer, tel fut déjà le cas de Néron et d’Octavie1 ! Le mariage de Marcus et de Faustine se déroule sept années après leurs fiançailles2, lui a alors vingt-quatre ans, et elle, plus jeune, est désormais nubile. Sur l’initiative d’Antonin, les noces des deux jeunes gens sont organisées afin de rassembler des personnes en très grand nombre. Malheureusement, Faustine n’a pas la joie de partager avec sa mère ce moment important de son existence. Annia Galéria Faustina s’était éteinte quatre ans avant la consécration de ce mariage qu’elle avait suscité, elle est morte au cours de la troisième année de règne de son mari. En hommage pour sa femme, Antonin lui fit décerner l’apothéose et bâtir un temple sur le Forum. À l’origine, le mariage de Faustine et de Marcus relève de l’exercice du pouvoir et non de sentiments que partageaient de jeunes personnes. Dans cet esprit, il dépasse le simple cadre familial et privé, c’est un événement public qui donne lieu à la frappe de monnaies dont 1 2
Voir supra, La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 3. Probablement en 145. 197
le revers représente le jeune couple se tenant par la main. En arrièrefonds trône la déesse Concorde, à qui, il y avait plus d’un siècle, Livie avait élevé un autel pour célébrer l’harmonie entre elle et Auguste. Antonin distribua pour cette circonstance des largesses aux soldats, ce geste associait l’armée à un véritable pacte privé où son successeur présumé entrait dans la famille impériale. Un lien était créé entre les militaires et leur futur chef. Marcus se trouvait ainsi dans la même situation qu’autrefois l’étaient à l’égard d’Auguste, les maris de sa fille Julia1 : gendre et successeur de l’empereur. La manœuvre d’Antonin visait à intégrer le mariage de sa fille avec Marcus à sa propre succession. Cette union ajoutait de la légitimité à la dévolution de la charge impériale au profit de Marcus. D’ailleurs, quand plus tard certains feront reproche à Marcus devenu empereur de ne pas répudier Faustine pour être une femme tellement versée dans la débauche, sa réponse fut simple ; en renvoyant l’épouse, il fallait rendre la dot. Cette dot, c’était l’empire ! Antonin et sa femme voyaient aussi un intérêt pour leur fille ellemême en la destinant à Marcus. Il ne pouvait échapper à leurs yeux de parents bienveillants que ce mariage maintiendrait leur fille bienaimée dans la famille impériale à la mort d’Antonin. Cette union éviterait à Faustine d’être reléguée à la condition de personne privée une fois son père mort. Le mariage a certainement modifié l’existence de Marcus, mais il ne l’écarte pas de la philosophie. Au contraire, l’année de cette solennité, Marcus découvre une doctrine philosophique qui va le préoccuper et le marquer au plus haut point, celle d’Ariston. Ce penseur, pour qui l’homme ne peut être méchant par nature, va, pour ainsi dire, devenir le maître à penser du futur maître de Rome. Il ne fait aucun doute que nulle passion spontanée ni partagée n’avait conduit Faustine et Marcus à se marier. Néanmoins, au fil du temps, les deux époux vont s’apprécier, de sincères sentiments réciproques vont les rapprocher, une nombreuse descendance semble même les rendre complices. Ces rapports ne changeront pas quand Marcus sera l’empereur Marc-Aurèle.
1
Voir supra La vie de Livie, femme d’Auguste, ch. 4. 198
La femme de Marcus Quand Faustine se marie, elle est la fille de l’empereur, d’un Auguste, et elle-même a déjà reçu la titulature honorifique d’Augusta. En revanche, son mari devra attendre seize ans à partir de son mariage pour devenir un Auguste en succédant à son beau-père. Pour le moment, Marcus n’est qu’un César. Malgré cette différence au sein du jeune couple, Faustine n’est pas encore vraiment une adulte, elle sort tout juste de l’enfance, elle a entre treize et quinze ans. Faustine n’est pas une jeune fille robuste : sa santé est fragile, elle a souvent de la fièvre, elle inquiète les siens. Sa jeunesse et sa constitution délicate font d’elle une personne sensible, réservée et soumise à son entourage ; Marcus apprécie cependant ce dernier trait de caractère. Plus tard, en rappelant tout ce qu’il doit aux dieux, il confirmera notamment être toujours leur débiteur pour avoir eu une femme si obéissante, si affectueuse et si simple. Faustine doit attendre dix-huit mois environ après son mariage pour donner la vie à un premier enfant. Elle met au monde une fille qui va recevoir le nom d’Annia Aurélia Galéria Faustina, plus simplement Faustine, comme sa mère et sa grand-mère maternelle. C’est le premier des nombreux enfants connus que Faustine portera en vingttrois ans. Elle accouchera au total de sept fils et de six filles, malheureusement peu vont atteindre l’âge adulte, plusieurs mourront en bas âge. Deux ans après la naissance de son premier enfant, Faustine accouche de jumeaux. Il y a une fille, Annia Aurélia Galéria Lucilla, plus intimement Lucilla, comme sa grand-mère paternelle, et un garçon qui ne survit pas. Quatre autres nouveau-nés connaîtront le triste sort du jumeau : T. Ælius Antonin, T. Ælius Aurélius, Hadrien et Domitia Faustina. Alors que l’aînée des enfants survivant a douze ans, Faustine met au monde une autre fille, Fadilla. Moins de deux ans après, Cornificia voit le jour : elle porte le nom de sa tante paternelle. Une année ne s’est pas écoulée, que Faustine donne la vie à nouveau à des jumeaux : T. Aurélius Fulvius qui mourra à l’âge de quatre ans, et L. Aurélius Commodus, le futur empereur Commode. Rumeur fondée ou non, tout le monde n’accorde pas à Marcus la paternité de ce fils qui sera tant attiré par la gladiature... L’année d’après naît M. Annius Vérus Caesar, il décédera sept ans plus tard. Durant, l’année qui suit 199
cette disparition, Faustine a son dernier enfant, une fille, Vibia Aurélia Sabina. Faustine était alors proche de la quarantaine, et sa fille aînée avait dépassé la vingtaine. Faustine a eu au moins onze grossesses et pas moins de treize enfants. La charge de César n’empêche nullement Marcus de se montrer à la fois un père et un mari attentionné. Il le restera toujours, même une fois devenu l’empereur Marc-Aurèle. Les enfants font son bonheur : comme tout père, il est heureux de savoir qu’un de ses enfants lui ressemble, mais il se réjouit aussi quand la ressemblance va plutôt vers Faustine. Dans le premier cas, il est vrai, il s’agit d’un gage de fidélité conjugale. Il ne cache pas non plus sa préoccupation quand l’un de ses enfants est affaibli, il est soulagé de voir ses filles ne pas être tombées malades durant les chaleurs de l’été. Marcus s’en remet aussi à un confident d’être extrêmement inquiet lors de chacune des grossesses de Faustine. Faustine et son mari célèbrent avec plaisir les anniversaires de leurs enfants, ils invitent même des proches à ces occasions. On compte parmi eux Fronton, l’ancien maître de rhétorique latine de Marcus, il est devenu depuis ami intime du couple impérial. Ces deux hommes sont très liés, ils ont pour habitude d’entretenir une abondante correspondance remplie de détails familiers. Faustine y est régulièrement mentionnée, Marcus parle d’elle avec émotion. Fronton sait l’affection que son ancien disciple porte à sa femme, aussi, en retour, il ne manque pas de l’évoquer dans ses lettres ou de lui transmettre ses salutations. Il le fait néanmoins encore plus souvent à propos de la mère de Marcus, Domitia Lucilla : ils ont le même âge, et il la connaît depuis très longtemps. Rien n’a survécu des relations entre Faustine et sa belle-mère, Marcus affirmait de sa mère qu’elle était ni capable de vouloir du mal à quiconque ni même de l’imaginer. Il faudrait en déduire que Faustine et elle étaient en de bons termes quand elles étaient amenées à se rencontrer. Il leur arrivait de se fréquenter en dehors de toute cérémonie officielle et dans un contexte tout à fait familial, par exemple, au palais de Lorium1. L’année qui a suivi son mariage, 1
Ancien village d’Étrurie situé à 19 km à l’ouest de Rome, le long de la Via Aurelia. Antonin y avait été éduqué et avait fait construire un palais dans lequel Marc-Aurèle se plaisait à résider. 200
Faustine y a retrouvé son mari Marcus en compagnie de sa mère et de sa sœur. Faustine évolue dans une famille où existent des rapports de confiance et de tendresse : d’ailleurs, à la mort d’Antonin, c’est à Mindia Matidia, la grand-tante de Marcus, que sont confiées les filles du nouveau couple impérial. Cette même Mindia Matidia, petite-nièce de l’empereur Trajan, était une femme extrêmement riche, elle laissera plus tard une partie de sa fortune à Faustine. Son testament fut tardivement modifié à plusieurs reprises, il fut fort controversé au point que Fronton dut conseiller Marcus dans l’intérêt de Faustine et de leurs filles, il rédigea même un mémoire pour les défendre. Marcus était empereur à l’époque de ces débats, et il n’entendait pas user de son autorité pour favoriser sa femme. Faustine n’est pas la seule femme à bénéficier de l’affectation sincère de son mari, il est très attaché à sa sœur, Annia Cornificia : il lui laissera sa part d’héritage venant de leur père afin qu’elle ne se trouve pas en position d’infériorité financière par rapport à son mari. L’attention de Marcus pour les enfants ne s’arrête pas qu’aux siens. Alors qu’il sera empereur il apprendra que des enfants funambules sont tombés lors de représentations et se sont très gravement blessés, il va dès lors imposer que des matelas soient posés au-dessous des ces acrobates ; de là, des filets remplaceront bientôt ce nouveau dispositif. Pour éviter tout doute sur l’identité des personnes et leur qualité, libre ou esclave, il disposera que les citoyens romains doivent donner un nom à leurs enfants et les déclarer dans les trente jours suivant leur naissance auprès d’archivistes publics dans les provinces et auprès des préfets du Trésor de Saturne à Rome. Le tableau de la famille impériale serait incomplet sans parler de Lucius Vérus, puisqu’il est le frère adoptif de Marcus, et en conséquence le beau-frère de Faustine. Lucius Vérus avait été adopté par Antonin en même temps que Marcus, son aîné d’une dizaine d’années. Il était longtemps resté simple citoyen sans titre honorifique particulier, si ce n’est celui de Fils d’Auguste. À la mort d’Antonin, le Sénat offre le trône au seul Marcus qui a quarante ans, mais celui-ci souhaite donner à son frère Lucius Vérus la même place que la sienne dans le pouvoir impérial, il lui accorde les titres de César et d’Auguste. Pour la première fois dans
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son histoire, Rome a deux empereurs légitimes pour assurer sa destinée. Les deux empereurs sont tout en contradiction : chez ce Lucius Vérus, les vertus de l’esprit ont laissé la place aux plaisirs des sens. Quand il fut envoyé en Syrie pour diriger la guerre contre les Parthes, Lucius Vérus laissa ses généraux agir à leur guise et préféra séjourner à Laodicée, à Daphné1 ou à Antioche pour s’abandonner à une vie de débauche. Il nourrissait son temps de festins, de spectacles, d’adultères et de jeunes gens. Une fois la guerre terminée, il retourna à Rome où il reçut le triomphe avec son frère. Le mari de Faustine est alors parfaitement au courant des détails de la vie de Lucius Vérus, mais il ne lui en tient pas rigueur, il s’interdit tout reproche. Dans la capitale, Lucius Vérus continue à mener la même existence, passant des nuits à jouer aux dés, à errer dans les tavernes et les lupanars, à fréquenter la racaille et à participer à des rixes. Tout l’honneur qui était passé de Marcus en Marc-Aurèle disparaissait en Lucius Vérus. L’un vivait avec économie, l’autre dissipa six millions de sesterces dans le fameux banquet des douze convives : il offrit entre autres choses aux participants des cadeaux en or, des pierreries, des coupes, et même les beaux garçons qui avaient fait le service. Marc-Aurèle, informé de ce divertissement extrême, émit un soupir en se plaignant du destin de l’empire. Marc-Aurèle supportait et s’abstenait. Faustine, à croire certains, n’affectait pas autant de sagesse : elle partageait des plaisirs avec son beau-frère. La grande bacchanale qu’est le quotidien de Lucius Vérus va finir par entacher la réputation de Faustine. Comme tout le monde, Faustine connaissait les excès et les outrages accordés à Lucius Vérus, pourtant, loin de s’en éloigner, elle le fréquentait. Ils avaient quasiment le même âge, et leurs rapports étaient troubles, passant de l’affection à la crainte. Inévitablement, les rumeurs ont fait de Faustine la maîtresse de Lucius Vérus. Si Faustine entretenait cette ambiguïté, c’est que, racontait-on, elle redoutait de voir Lucius Vérus tuer son mari. En tout cas, selon la rumeur, Lucius Vérus fut pour Faustine plus qu’un beau-frère, revêtant d’abord le rôle d’amant et plus tard, ajoutera-t-on celui de malheureuse victime… 1
Aujourd’hui Harbiye en Turquie. Dans l’Antiquité, cette petite ville, proche d’Antioche était pour les riches un lieu réputé de villégiature, de luxure et de plaisirs. 202
Faustine a été élevée parmi les exigences du pouvoir, elle sait que ses propres enfants en seront vite des instruments, en commençant par les obligations officielles : son mari, par exemple, les associe à ses triomphes. Marc-Aurèle va ensuite se servir de sa famille pour entretenir des alliances en imposant des mariages à ses filles. Faustine ne fait pas qu’observer ces nécessités publiques sans rien dire, il lui est arrivé une fois de s’opposer à la volonté de son mari pour marier une de leurs filles : leur seul bonheur n’a jamais guidé les choix nuptiaux de leur père. On a toutefois prêté à Marc-Aurèle l’intention de parfois rechercher des gendres parmi de distingués sénateurs, dans ce cas, il leur fallait davantage briller par l’esprit et la vertu que par d’illustres ancêtres. L’aînée des filles, Faustina, est mariée au sénateur de Paphlagonie1, il a environ quinze ans de plus qu’elle. Marc-Aurèle fiance Lucilla, sa cadette, à son frère adoptif et collègue au trône, Lucius Vérus. Elle a une quinzaine d’années de moins que lui. Ni Faustine, ni Marc-Aurèle n’accompagnent leur enfant en Syrie où elle part pour y épouser Lucius Vérus. Faustine reste à Rome, il n’est pas question qu’elle aille voir Lucius Vérus. Seule, une tante se déplace avec Lucilla, l’empereur demande même au proconsul de ne pas réserver d’accueil officiel aux deux femmes. Sur place, Lucius Vérus ne peut faire autrement que d’abandonner ses débauches orientales pour un temps et de rejoindre Éphèse pour accueillir Lucilla. Il a en effet peur que son père soit avec elle : malheureusement pour la future épouse, ce déplacement ne traduit aucune marque d’attention à son égard, même si son mariage a aussitôt lieu. Cette union n’aurait pas été entièrement licite sans un acte du Sénat comme autrefois pour celle d’Agrippine et de Claude, car Lucius Vérus en étant le frère adoptif de Marc-Aurèle était aussi l’oncle de Lucilla, sa femme. Devenue rapidement une jeune veuve, Lucilla est donnée à un Syrien d’au moins vingt ans son aîné2. La jeune femme ne voulait pas de cet homme, et Faustine la soutenait dans son opposition. L’Augusta désapprouvait entièrement cette union forcée, elle prit vivement le parti de sa fille. Selon les deux femmes, l’individu qu’imposait l’empereur, et non le père, manquait de noblesse pour une Augusta, fille d’Augusta ! En dépit de ses protestations, Faustine ne parvint pas à préserver sa fille de ce 1
Il s’agit de Cn. Claudius Sévérus. La Paphlagonie est une région de l’actuelle Turquie située en Asie Mineure, le long de la mer Noire. 2 Il s’agit de Ti. Claudius Pompeianus. 203
mariage. L’empereur avait besoin de ce Syrien : par la suite, il nommera son nouveau gendre deux fois consul, non pas par égard pour sa fille, mais parce que ses talents militaires étaient particulièrement appréciés et incontestés. Fadilla fut attribuée au fils de Céionia Fabia, la fiancée à laquelle Marc-Aurèle avait autrefois renoncé au profit de Faustine1. Cornificia eut pour premier mari un proche de Fronton, puis un membre de l’ordre équestre*2. Enfin la benjamine, Vibia Aurélia Sabina fut d’abord mariée à un Romain d’Afrique, de Thibilis près de Cirta3, puis au fils d’un affranchi4 ! Le premier tenait l’empereur au courant de toutes les intrigues. Le second était un chevalier, fils d’un influent affranchi de la famille impériale, il connaissait tout du palais impérial sans représenter un quelconque danger pour la succession !
La femme de Marc-Aurèle En privé, Faustine et son mari partagent les mêmes inquiétudes et les mêmes joies dans leurs émotions de parents. En public, lorsqu’ils se montrent, lui en Auguste, et elle en Augusta, il arrive qu’une certaine distance les éloigne. Dès son adolescence, Marc-Aurèle faisait preuve d’indifférence envers les vêtements, l’austère habit du philosophe lui suffisait déjà, il s’en satisfera durant toute sa vie. À l’inverse, Faustine est très sensible à la coquetterie, elle aime les belles parures, celles qui conviennent à son rang d’Augusta. Elle porte des robes de soie rehaussées d’or, elle offre son cou aux perles et aux pierreries les plus fines. Si tous les deux assistent à des spectacles où des places d’honneur leur sont réservées, Faustine apprécie davantage ces divertissements que son mari. Lors des courses de chars, Marc-Aurèle continue à travailler, faisant fi des diatribes du peuple : au milieu du brouhaha et des cris passionnés des spectateurs, il lit, accorde des audiences ou appose son approbation sur des documents. Les combats de gladiateurs ne 1
Il s’agit de M. Péducaéus Plautius Quintillus. Il s’agit de M. Pétronius Sura Mamertinus, puis de L. Didius Marinus 3 Aujourd’hui Constantine, en Algérie. 4 Il s’agit de L. Antistius Burrus, puis de L. Aurélius Agaclytus. 2
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soulèvent chez lui aucune passion : au contraire, il condamne cette distraction. Vers la fin de son règne, il pousse sa réprobation jusqu’à limiter le nombre de rencontres. Quand il consent à voir des combats, il faut que les armes utilisées soient émoussées et que le sang ne soit pas versé. Quant au théâtre, Marc-Aurèle plafonne purement et simplement le cachet des acteurs à cinq pièces d’or. Faustine aime les prestations des gladiateurs, cependant, selon la rumeur, pas seulement celles produites lors des combats... Regarder depuis sa place d’honneur proche du sable de l’amphithéâtre, mais trop éloignée de ces hommes vigoureux ne lui aurait pas suffi, il lui fallait aussi les connaître de plus près et à l’écart de tout regard. Ne faudrait-il pas voir la réglementation qu’imposa Marc-Aurèle aux spectacles de gladiateurs comme une sanction destinée à Faustine ? De même à propos de celle visant le théâtre, n’avait-elle pas pour effet de punir les sarcasmes qui avaient visé sur scène Faustine et son Tertullus ? La vie publique du couple impérial n’est pas limitée aux seules apparitions officielles à l’occasion de divertissements ouverts à tous, il y eut aussi des moments douloureux. L’empire est sur le point de connaître à la fois une épidémie de peste et des guerres répétitives, tantôt contre les Parthes, tantôt contre des peuplades qui veulent fouler le sol romain. Après une victoire sur les Parthes survenue cinq ans après leur accession au trône, les deux Augustes célèbrent un triomphe commun. Le Sénat leur accorde le titre de Père de la Patrie, et, en la circonstance, le jeune Commode est nommé César. Malheureusement, au cours de la même année la peste fait son apparition, probablement diffusée par les légionnaires revenus de Syrie avec Lucius Vérus. Marc-Aurèle ne peut pas s’attarder à Rome après ce triomphe ; il est rapidement appelé à quitter la ville pour diriger de nouvelles opérations militaires. Son frère est en effet totalement incapable d’assumer cette responsabilité, tout autant que de gérer seul les affaires quotidiennes à Rome. Marc-Aurèle préfère l’emmener à la guerre plutôt que de le laisser à ses dérèglements. Trois ans après le triomphe des deux empereurs, Lucius Vérus meurt au cours d’une de ces expéditions militaires, en l’occurrence
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une campagne contre les Marcomans1. Il se déplaçait dans la même voiture que Marc-Aurèle, quand, soudain, il fut atteint d’apoplexie. Alors qu’il avait perdu connaissance depuis trois jours, Lucius Vérus trépasse à Altinum2 où il avait été conduit. Une autre rumeur concernant Faustine s’est alors propagée : certains ont rapidement vu la main de Faustine dans cette mort subite : l’Augusta se serait débarrassée d’un amant indiscret, ou, bien plus, elle aurait prévenu un fratricide… Faustine n’est pas la seule à faire l’objet de suspicions, des soupçons planent aussi sur Marc-Aurèle tant cette mort semble opportune. Pour les uns, le médecin de Marc-Aurèle, un certain Posidippe, aurait pratiqué une saignée intempestive sur Lucius Vérus. Pour les autres, Marc-Aurèle aurait profité d’un repas avec son frère pour partager ensemble une vulve de truie : il aurait utilisé un couteau dont la lame, empoisonnée sur face, aurait contaminé la portion destinée à son cadet. La même année, un autre décès touche la famille impériale. Faustine et Marc-Aurèle perdent leur fils M. Annius Vérus Caesar, le garçon était âgé de sept ans. De nouvelles attaques des Barbares mobilisent les ressources de l’empire et aggravent les dépenses publiques. Pour ne pas écraser la population par des impôts de guerre trop lourds, Marc-Aurèle organise une vente publique du mobilier impérial. Faustine est exemplaire, elle contribue à cet effort de guerre, elle cède les riches effets personnels qu’elle aimait tant porter ou utiliser. La vente est un véritable succès : elle dure plus de deux mois sur le forum de Trajan. Elle rapporte des sommes allant au-delà de toute attente. Des campagnes incessantes sont menées autour du Danubius3 en Pannonie4, elles opposent les Romains à de redoutables adversaires,
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Les Marcomans sont un peuple germanique vivant dans la partie orientale de l’actuelle République tchèque, en Moravie. 2 Altinum, ville aujourd’hui disparue et autrefois située légèrement au nord-ouest de l’actuelle Venise. 3 Nom ancien du Danube. 4 Nom ancien d’une partie de l’Europe centrale, limitée au nord par le Danube, située à la place de l’actuelle Hongrie, en empiétant sur la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, la Slovénie, l’Autriche et la Slovaquie. 206
les Germains, les Quades1, les Iazyges2 et les Sarmates3. Faustine décide de rejoindre son mari, elle est présente sur le front des opérations militaires. Les troupes apprécient l’engagement personnel de Faustine. La présence de l’Augusta, fille et femme d’empereurs, renonçant au luxe de Rome pour se joindre aux périls de la guerre, encourage les légionnaires. Sa brave attitude vaut à Faustine de recevoir le titre de Mère des camps. Alors que Faustine et Marc-Aurèle se trouvent à Sirmium4, l’empire doit affronter un nouveau danger : une mutinerie inattendue en Orient. Avidius Cassius, un des généraux de Marc-Aurèle, provoque ce soulèvement pour assouvir ses ambitions personnelles. Cette terrible épreuve compromet la guerre toujours en cours contre les peuples barbares. Marc-Aurèle doit quitter le front danubien pour se diriger vers le problème oriental. Cette nouvelle affaire n’épargne pas Faustine, car une rumeur veut qu’Avidius Cassius ait agi sur son initiative. Avidius Cassius vouait une haine à l’empire par tradition familiale, mais il s’était proclamé empereur en annonçant la mort de MarcAurèle et en le divinisant. Ses troupes et des villes comme Alexandrie ou Antioche s’étaient ralliées à lui. La rébellion ne dure finalement que peu de temps. Avidius Cassius exerce son autorité sur l’Égypte et la Syrie pendant environ quatre mois, mais des soldats le tuent en même temps que l’un de ses fils. Marc-Aurèle reste toujours fidèle à ses convictions, même après cette rude expérience. Il fait preuve de clémence et de mansuétude envers les complices de la conjuration. Il refuse que du sang souille son règne. Il ne s’écarte pas de sa bonté habituelle malgré les exhortations de sa femme. Faustine, en effet, aurait été loin d’imiter une Livie face à un Cinna : par crainte pour leurs enfants, elle aurait réclamé à son mari plus de sévérité pour les complices et les proches
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Les Quades sont une peuplade germanique vivant dans les régions danubiennes près de la Moravie. 2 Les Iazyges sont un peuple nomade d’origine iranienne, situé vers la mer d’Azov. 3 Les Sarmates sont un peuple nomade d’origine scythique trouvant probablement ses origines dans le bassin du Don. 4 Aujourd’hui Sremska Mitrovica en Serbie dans la province de Voïvodine. 207
d’Avidius Cassius. En de telles circonstances, Marc-Aurèle disait faire siennes les paroles de Trajan : Personne ne tue son successeur. L’insurrection d’Avidius Cassius était née au printemps, elle fut définitivement écrasée en juillet de la même année. En automne, Faustine et sa suite prennent le chemin du retour pour regagner Rome. Elle quitte l’Orient et traverse la Cilicie1 quand, brutalement, elle meurt2. Elle rend l’âme dans le bourg d’Halala au pied du mont Taurus. Elle avait environ quarante-six ans. Selon une déclaration officielle de la cour, la goutte l’avait emportée. Très tôt, il se trouve des voix pour trouver cette mort suspecte : la rumeur prétend que Faustine s’était suicidée, car elle redoutait de terribles accusations dans la défection d’Avidius Cassius qu’elle aurait encouragée... La mort de Faustine suscita une tristesse privée et des honneurs publics. Cette disparition affecta sincèrement Marc-Aurèle. Il demanda au Sénat de rendre à Faustine les honneurs divins, malgré les malveillantes insinuations qui circulaient sur elle. Si ces accusations avaient été fondées, est-il possible que Marc-Aurèle ait montré autant d’indulgence pour sa propre femme soupçonnée de débauche, tandis que par ailleurs il supprimait les bains mixtes et voulait mettre de l’ordre aux mœurs dissolues des matrones et des jeunes nobles. On pourrait bien sûr imaginer que l’expérience personnelle de MarcAurèle lui ait suggéré à ces mesures morales. En tout cas, l’empereur n’accorde officiellement aucun crédit à tous les bruits visant sa défunte femme, ou feint-il de le faire. Il tient à prononcer lui-même l’éloge funèbre de Faustine. Dans ses ultimes marques de respect pour sa femme, voire de tendresse, l’empereur va jusqu’à donner le nom de Faustinopolis au village de Cilicie où elle est morte, comme si c’était elle qui l’avait créé. Pour honorer la mémoire de sa femme, Marc-Aurèle met en place une fondation pour l’éducation de petites filles appelées les Faustiniennes.
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Nom d’une province romaine située aujourd’hui en Turquie dans l’actuelle Cappadoce. 2 Faustine meurt en 175. 208
Le Sénat décréta pour sa part plusieurs hommages. Dans le temple de Vénus et de Rome seraient érigées des statues en argent aux traits de l’empereur et de la défunte Augusta. Il y aurait aussi un autel pour que les futures mariées de la Ville viennent y offrir un sacrifice avec leur mari. Au théâtre, chaque fois l’empereur serait présent, une statue en or de Faustine serait disposée sur une chaise curule à la place d’honneur où elle avait pour habitude de s’asseoir. Des matrones entoureraient l’effigie. Il y eut aussi beaucoup de monnaies portant le buste de Faustine et mentionnant La divine pieuse Faustine ou La divine Augusta Faustine Mère des camps. Quand Faustine s’éteint, Marc-Aurèle a cinquante-quatre ans. Il ne se remariera pas malgré les sollicitations sans équivoque de Céionia Fabia en ce sens : quand il en avait quinze, cette femme était la fiancée, qu’il écarta au profit de Faustine. Marc-Aurèle lui préféra une concubine, la femme d’un procurateur de Faustine. Ce choix évitait à l’empereur la naissance d’un éventuel deuxième fils légitime qui aurait pu compliquer sa succession. Marc-Aurèle ignorait qu’il survivrait cinq ans à Faustine1, mais il savait que Commode, le fils qu’elle lui avait donné, serait un fléau pour l’empire. Marc-Aurèle ne redoutait pas de mourir, mais d’expirer en laissant un tel fils derrière lui. Marc-Aurèle allait bientôt disparaître, il succomba de la peste dans un camp militaire près du Danubius2. Il avait régné dix-neuf ans et dix jours, il avait partagé sa vie pendant trente ans avec Faustine. Pendant ces trois décennies, les rapports entre Faustine et MarcAurèle ont toujours plus ressemblé à de sincères et loyaux sentiments qu’à une courtoisie affectée. Est-ce seulement la postérité qui se montre cruelle envers Faustine ou bien son mari fut véritablement d’une magnanimité sans limites ? N’a-t-on pas cherché à atteindre Marc-Aurèle à travers sa femme, tant il était difficile de trouver un reproche à lui faire ? Marc-Aurèle avait fait des mécontents pour des motifs inconséquents, mais pour l’empire, pour le bien public et pour ses amis, il n’épargna ni ses forces, ni son confort, ni sa fortune. Le 1
Marc-Aurèle meurt le 17 mars 180 probablement au camp de Vindobona, aujourd’hui à l’emplacement de Vienne en Autriche. 2 Nom ancien du Danube. 209
plus simple alors pour atteindre Marc-Aurèle n’était-il pas de s’en prendre à sa femme. Faustine était coupable d’avoir mis au monde Commode. Comment un homme aussi vil et monstrueux que lui aurait-il été le fils d’un père aussi vertueux, honnête et courageux que Marc-Aurèle ? Puisque Commode cultivait l’image d’un gladiateur, au point de faire graver sur la base de sa statue colossale Gladiateur et Inverti, il était facile dans l’esprit populaire de voir en lui l’enfant d’un gladiateur, et non celui de l’empereur philosophe. En somme, Commode ne pouvait être que le fruit d’un adultère commis par Faustine. Pour beaucoup, cette femme n’avait pu que porter le mal en elle, puisque, enceinte de Commode et de son jumeau, elle avait rêvé qu’elle enfantait deux serpents dont l’un était vraiment féroce. Faustine devenait une coupable facile à désigner, pourtant Fronton avait écrit à Marc-Aurèle que le jeune Commode lui ressemblait, et les bustes des deux empereurs pourraient laisser croire aujourd’hui encore à leur parenté. Marc-Aurèle, philosophe, a agi comme si le peuple tout entier était fait de philosophes : il limita la cruauté dont les spectateurs étaient particulièrement avides pour se divertir. Que retenait le peuple ? Moins de combats de gladiateurs, équipés de surcroît d’armes sans danger. Désormais, des protections pour les acrobates, et pour finir, moins d’argent pour les acteurs ! Quant à la noblesse, elle ne pouvait guère approuver un empereur qui attribuait des postes en fonction de la sagesse et de l’intégrité des personnes, et non plus de leur naissance. Beaucoup pouvaient faire à Marc-Aurèle d’égoïstes reproches à titre personnel, mais pas à un seul au nom de Rome. La philosophie avait entravé les plaisirs du peuple, et elle privait la noblesse de ses prérogatives : autant calomnier la femme bien aimée de l’irréprochable philosophe ! Marc-Aurèle et Faustine ont été divinisés à leur mort, ils eurent tout le loisir de se revoir au panthéon romain. Là, loin des humains, et si cela est vraiment nécessaire, ils pourront à l’instar de Jupiter et de Junon régler les différends conjugaux que leur soufflent les hommes.
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JULIA DOMNA
La vie de Julia Domna, femme de Septime Sévère. (Empereur de 193 av. J.-C. à 211)
Après la chute de Domitien1, l’Empire romain connut une longue paix civile de quatre-vingt-quatre ans qu’aucun changement de règne n’altéra. Cinq empereurs se succèdent à la tête de l’Empire romain pendant cette période, ils œuvrent pour son bonheur, sa grandeur et sa gloire. Les quatre premiers, Nerva, Trajan, Hadrien et Antonin le Pieux ont désigné leur successeur en l’adoptant parmi les meilleurs de leurs proches. Le cinquième, pourtant philosophe, puisqu’il s’agit de Marc Aurèle, n’a pas eu cette sagesse. Sa femme, Faustine, lui avait donné un fils, il lui transmit le trône pour le malheur de Rome. Ce fléau s’appelait Commode : il fut un empereur cruel, débauché et sanguinaire. Il exerçait son pouvoir sans retenue et toujours dans l’excès, éliminant brutalement ceux qu’il croyait hostiles. Commode gouvernait l’empire avec la même violence qu’il déployait sur le sable de l’amphithéâtre quand, en défiant toute convenance, il se mesurait à des gladiateurs ou se battait contre des fauves. C’est sous ce règne qu’une jeune fille dénommée Julia Domna sortit de l’enfance et devint adulte.
La marche vers l’Empire La naissance de Julia Domna ne laissait pas entendre que le destin la mènerait un jour au sommet de l’empire. En revanche, son horoscope l’affirmait. Cette prédiction eut un effet déterminant dans sa vie, puisqu’elle incita un homme à vouloir l’épouser. Il s’agit d’un sénateur devenu veuf qui cherchait à se remarier. Il se nommait Septime Sévère. 1
Mort le 18 septembre 96. 213
Septime Sévère était très avisé en astrologie, et il avait assorti le choix de sa nouvelle épouse de considérations divinatoires. Ayant appris que l’horoscope d’une jeune femme qui vivait en Syrie annonçait qu’elle se marierait avec un roi, Septime Sévère s’attacha à connaître son nom. Une fois la réponse obtenue, il s’en remit à l’entremise d’amis pour découvrir la mystérieuse femme et s’en rapprocher : Septime Sévère convoita, demanda et obtint la main de celle dont il espérait partager les honneurs promis. C’est de cette façon singulière que Julia Domna allait avoir un mari totalement inconnu. Julia Domna et Septime Sévère se sont mariés la septième année du règne de Commode 1, elle avait environ dix-sept ans et lui en a quarante et un. À cette époque, Septime Sévère poursuit sa carrière dans l’administration impériale, il occupe une fonction qui lui impose d’être présent à Lugdunum2, siège de la province gauloise dont il est le légat. Ses obligations lui interdisaient de quitter son lieu d’affectation, aussi Julia Domna dut-elle le rejoindre en Gaule pour se marier. Leurs noces ont vraisemblablement lieu à Lugdunum. Cette cérémonie fit rêver à Septime Sévère que Faustine, la femme de Marc-Aurèle, avait préparé à son attention et à celle de Julia Domna un lit nuptial dans le temple de Vénus situé à côté du palais impérial. Mis à part ce nouveau signe qui s’ajoutait à l’horoscope de Julia Domna, aucun argument matériel n’augurait encore de ce que Septime Sévère et sa nouvelle femme allaient vivre. Septime Sévère n’est pas originaire d’Italie, mais d’Afrique. Il vient plus exactement, de Lepcis Magna, un important port de Libye3 élevé au statut de colonie romaine sous le règne de Trajan4. Sa première femme était aussi de Lepcis Magna où elle s’était éteinte après dix ans de vie commune5. Il avait étudié dans cette ville le droit, le grec et le latin qu’il parlait aussi bien que la langue locale, le punique. Jusqu’à la fin de sa vie, Septime Sévère gardera néanmoins une pointe d’accent africain en parlant le latin. 1
Le mariage a lieu en 187. Nom ancien de l’actuelle Lyon, dans le sud-est de la France, au confluent du Rhône et de la Saône. 3 Port situé à 130 km à l’est de Tripoli. 4 En 110. 5 Elle s’appelait Paccia Marcia. 2
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La noblesse de Septime Sévère n’est pas ancienne, il la tenait de son arrière-grand-père paternel qui fut le premier à y accéder en entrant dans l’ordre équestre, faisant ainsi entrer les siens à la noblesse. Depuis, les plus riches descendants de cet homme sont devenus sénateurs et ont exercé de hautes charges, comme celle de consul. Cependant, le père de Septime Sévère est resté dans l’obscurité. Un des membres de cette gens1 faisait partie du conseil impérial de Marc-Aurèle, il aidera Septime Sévère, son petit-cousin, quand celui-ci viendra s’installer à Rome pour parfaire sa formation et commencer sa carrière. Grâce à l’influence de ce protecteur, Septime Sévère atteignit rapidement le rang de sénateur, à l’âge de vingt-cinq ans environ. Cette élévation lui vaudra de rêver qu’il tétait une louve, comme l’avait jadis fait Romulus ! Avant de se marier avec Julia Domna, Septime Sévère avait déjà assumé plusieurs fonctions à travers l’empire. On le voit ainsi à Carthage quand son bienveillant parent est proconsul d’Afrique, et qu’il l’a nommé légat dans cette ville. Plus tard, après avoir occupé d’autres postes, Septime Sévère ira en Syrie où il s’attache à son supérieur, Pertinax, alors gouverneur de la province et qui allait devenir empereur dans une décennie. En Syrie, Septime Sévère commande la IVe légion Scythique : elle est basée dans la plaine de Massias2 et contrôle la route qui va d’Antioche à Émèse où vit la famille de Julia Domna. C’est probablement durant ce séjour que Septime Sévère noua les amitiés susceptibles de l’avoir aidé par la suite pour établir les contacts avec la famille de Julia Domna et l’obtenir en mariage. Julia Domna est en effet originaire de Syrie, plus précisément d’Émèse, ville située sur les rives de l’Axius3. Elle est issue d’une famille arabe en vue : son père, un dénommé Julius Bassianus, occupait la fonction de grand-prêtre du dieu soleil, Élagabal. C’était un citoyen romain, plébéien pour les uns, noble pour les autres. Julia Domna laissera ensuite entendre que des liens existaient entre sa famille et une ancienne dynastie royale d’Émèse.
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Il s’agit de Caius Septimus Aper. Nom ancien de l’actuelle Masyâf. 3 Anciens noms de l’actuelle ville d’Homs et du fleuve Oronte. 2
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Julia Domna avait une sœur aînée, Julia Maesa, mariée à un chevalier romain1. Leur père, noble ou non, était nécessairement fortuné pour avoir une fille mariée à un sénateur, et une autre à un chevalier. La famille de Julia Domna jouissait du prestige de l’argent et aussi de celui associé au culte d’Élagabal, dieu très vénéré dans la riche ville caravanière d’Émèse. Julia Domna a beau être syrienne, elle a malgré tout reçu une éducation de qualité lui permettant de maîtriser le grec et le latin. La sœur de Septime Sévère ne pouvait pas en dire autant, elle n’a pas bénéficié de telles connaissances en Libye, elle parlait à peine le latin. Son frère en tirera une grande honte quand, devenu empereur, elle viendra lui rendre visite et qu’elle essaiera de s’exprimer dans cette langue. Julia Domna tombe rapidement enceinte, au cours de l’année suivant son mariage, elle met au monde un fils à Lugdunum. L’enfant s’appelle Bassianus, comme son grand-père maternel, il s’agit du futur empereur Caracalla2. Quatorze mois plus tard, Julia Domna se trouve à Médiolanum3 ou à Rome, quand elle donne la vie à un autre fils, dénommé Géta4 à l’instar de son grand-père paternel. À cette date, Septime Sévère n’est plus en poste à Lugdunum, il est proconsul en Sicile, sa femme ne l’avait pas accompagné, peut-être à cause de sa grossesse. La carrière de Septime Sévère progresse bien, puisque quelques mois après la naissance de Géta, il est à Rome où, en début d’année, débute sa charge de consul pour douze mois. Julia Domna est ainsi projetée parmi l’élite de Rome : le rang qu’a atteint son mari lui donne à elle aussi une position en vue. Six mois après être sorti du consulat, Septime Sévère obtient son premier grand commandement militaire : grâce au soutien du préfet du prétoire, Æmilius Laétus, il est nommé légat de Pannonie supérieure5. Il a sous ses ordres une imposante armée pour défendre les frontières de l’empire dans cette
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Il s’agit de C. Julius Avitus Alexianus. Caracalla est né le 4 avril 188. 3 Nom ancien de Milan. 4 Géta est né le 27 mai 189. 5 Nom d’une province romaine d’Europe centrale recouvrant une partie des actuelles Hongrie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Slovénie, Autriche et Slovaquie. 2
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province : trois légions, sept cohortes auxiliaires et cinq ailes de cavalerie, soit environ vingt-sept mille hommes. À la fin de l’année suivante1, l’empereur Commode est assassiné sur l’initiative de Marcia, sa concubine, et du même Æmilius Laétus. Les conjurés avaient fondé leur espoir dans le poison, mais il se révéla inefficace ; ils durent faire étrangler Commode par un certain Narcisse, l’athlète avec lequel il avait l’habitude de s’entraîner. La succession n’avait pas été préparée, et, dans la précipitation, les prétoriens, puis les consuls et le Sénat proclament empereur Pertinax, l’ancien supérieur de Septime Sévère. Le nouvel empereur n’est pas jeune, il a plus de soixante-six ans2, Pertinax va être son tour victime d’un complot ourdi encore une fois par Æmilius Laétus : quelques prétoriens assassinent l’empereur après seulement quatre-vingt-sept jours de règne3. Ce meurtre affecte profondément Septime Sévère, car il appréciait Pertinax au plus haut point, jamais il ne pardonnera ce geste. À l’issue de ce crime, Julius Didianus, un proche de l’ancien empereur Marc-Aurèle, prétend succéder à Pertinax. Il n’est pas le seul à Rome à avoir cette ambition. Titus Flavius Sulpicianus, le beaupère de Pertinax, se dresse contre lui. Une véritable enchère s’ouvre entre les deux hommes pour acheter le soutien des prétoriens. Julius Didianus l’emporte avec une promesse d’un bienfait de vingt-cinq mille sesterces pour chacun de ces militaires. L’empire fut pour ainsi dire vendu à l’encan au plus offrant. Septime Sévère est à Carnuntum4, en Pannonie, quand il apprend le meurtre de son cher Pertinax douze jours après sa perpétration. Ses soldats veulent un nouvel empereur, ils le proclament aussitôt à cette dignité5. Septime Sévère n’hésite pas, il accepte et quitte son campement avec des troupes pour se diriger vers l’Italie. La prudence précède toutefois sa marche vers Rome, car ses enfants s’y trouvent. Septime Sévère prend la précaution d’envoyer secrètement des émissaires pour en faire sortir au plus vite sa famille, ses fils sont âgés 1
Le 31 décembre 192. Pertinax est né le 1er août 126. 3 Le 28 mars 193. 4 Capitale de la Pannonie supérieure, située le long de la route de l’ambre. Site aujourd’hui en Basse-Autriche, près de Petronell. 5 Le 9 avril 193. 2
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de quatre et cinq ans, Julia Domna est probablement à leurs côtés. L’élévation à l’empire de Septime Sévère pourrait se transformer à tout moment en tragédie pour eux. Septime Sévère a peur, il craint pour leur vie. Septime Sévère redoute que Julius Didianus s’en prenne à sa famille en imitant Commode qui avait pour habitude de prendre en otages les enfants des gouverneurs de province. Si Julia Domna et ses enfants ne quittent pas Rome à temps, Julius Didianus aura tout loisir de les utiliser pour décourager Septime Sévère d’accepter le destin impérial que lui offrent ses hommes. Dans ce cas, Septime Sévère aurait à choisir entre la vie des siens et l’empire. Heureusement pour Septime Sévère, Julia Domna et ses enfants sortent à temps de Rome. Julius Didianus est de plus en plus isolé à Rome, il est haï de tous. Septime Sévère se rapproche. Il arrive à Ravenne1, et, de là, il traverse l’Italie de part en part. Julius Didianus craint d’autres défections, c’est pourquoi il préfère faire exécuter le perfide Æmilius Laétus et sa complice Marcia. Septime Sévère est de plus en plus près de Rome, rien ne semble l’arrêter. Plutôt que de tout perdre, Julius Didianus entreprend de négocier. Il propose de partager l’empire. Septime Sévère refuse. Le Sénat enlève le pouvoir à Didius Julianus et le remet à Septime Sévère. Des gens, envoyés par le Sénat, demandent à un simple soldat de tuer Didius Julianus. Le soldat obéit. Didius Julianus meurt soixante-six jours après Pertinax, et après avoir régné autant de temps2. À Rome, le Sénat adhère prudemment au choix des soldats de Pannonie, il reconnaît Septime Sévère comme empereur. Dans les provinces, deux autres brillants militaires s’étaient entre temps manifestés pour briguer le titre d’empereur après la mort de Pertinax : Pescennius Niger3 en Syrie, et Clodius Albinus4 en Bretagne5. La proximité géographique avait joué en faveur de Septime Sévère ; plus près de Rome que les deux autres prétendants, il avait pu réagir le premier. 1
Ravenne est aujourd’hui située à une dizaine de kilomètres de la mer Adriatique, à 114 km sud-ouest de Venise et à 282 km au nord-est de Rome. 2 Le 2 juin 193. 3 Né vers 140 et mort en 197, probablement en avril. 4 Né le 25 novembre 147 et mort le 19 février 197. 5 L’Angleterre. 218
Les événements semblent donner raison aux présages que Septime Sévère avait recueillis. Avant même son premier mariage, un astrologue consulté en Afrique lui avait prédit un grand destin. Quelque temps après, alors qu’il était en mission en Espagne, il avait rêvé contempler Rome et le monde tout entier depuis le haut d’une montagne. L’horoscope de Julia Domna l’avait encouragé, mais il fut bientôt insuffisant aux yeux de Septime Sévère : après la naissance de Géta, il interrogea des astrologues chaldéens pour connaître ses chances d’accéder un jour au trône. En recherchant un réconfort pour ses aspirations, Septime Sévère ne réalisait pas le péril fatal auquel sa curiosité l’exposait. Sa demande ne resta pas longtemps sécrète, il fut dénoncé et mis en accusation. Aucun empereur, en effet, ne saurait tolérer qu’un des ses militaires veuille savoir s’il lui succédera. Par chance pour le mari de Julia Domna, l’extrême impopularité de Commode allait jouer en sa faveur. Non seulement il fut acquitté, mais son délateur fut mis en croix pour calomnie. Six ans après son mariage, la Syrienne Julia Domna, est aux côtés de celui que Rome reconnaît empereur, l’Africain Septime Sévère. Pour le moment, l’empire tout entier ne s’est pas rallié au choix du Sénat, les rivalités entre Septime Sévère et les deux autres prétendants à succéder à Pertinax engendrent une guerre civile qui va durer quatre ans. Julia Domna n’évite ni les efforts ni les dangers, elle accompagne Septime Sévère dans cette difficile épreuve.
L’installation de la famille impériale La guerre civile qui oppose Septime Sévère à Pescennius Niger et à Clodius Albinus sur deux fronts différents compromet l’approvisionnement alimentaire de Rome. La pénurie peut venir d’Orient à cause du blé d’Égypte, et éventuellement d’Espagne, si Clodius Albinus arrive à maîtriser la Gaule et à se rallier les troupes de Germanie. Septime Sévère doit réagir promptement pour éviter ce risque. Toutes ses forces lui sont indispensables, il est impérieux pour lui d’écarter la moindre défection. Il connaît un moyen efficace pour s’en prémunir, puisqu’il l’avait craint pour lui-même. Sans tergiverser, il s’y emploie, la situation l’exige : il garde en otages les enfants de ses généraux ! Septime Sévère se prépare à la guerre. 219
Septime Sévère est établi à Rome en qualité d’empereur depuis seulement une trentaine de jours quand les dangers imminents qu’il avait pressentis sont là. Ses rivaux l’obligent à partir combattre. En dépit de la gravité de la situation, Septime Sévère prend le temps et le soin de rendre en grande pompe un hommage officiel à son prédécesseur Pertinax. Au cours de cette cérémonie funéraire d’apothéose, Julia Domna apparaît en qualité de femme d’empereur. Elle était certainement présente à ces funérailles, car les femmes des sénateurs, vêtues en habit de deuil, y accompagnaient leur mari. Tous faisaient face à la statue en cire de Pertinax posée sur un lit d’ivoire et d’or, enrichi d’une tapisserie rehaussée de pourpre et d’or. La sculpture était drapée des habits triomphaux du défunt, tandis qu’un jeune et bel esclave écartait les mouches avec un éventail de plumes de paon, comme si Pertinax dormait. Une fois cette solennité accomplie, Septime Sévère quitte Rome pour rejoindre les légions juste après avoir nommé un nouveau préfet de la Ville. Julia Domna et ses enfants pourraient rester à Rome plutôt que de s’exposer au péril des armes, mais leur sécurité n’y est pas assurée, car Clodius Albinus y a de nombreux et puissants partisans, notamment parmi les sénateurs. Mieux vaut alors pour Julia Domna de suivre son mari sur le terrain des opérations militaires : les camps des soldats seront un meilleur asile que le confort de Rome, les dangers du combat seront moins sournois qu’une trahison de la noblesse. C’est alors un interminable voyage qui commence pour Julia Domna et ses enfants, il va durer des années. Il sera fait à la fois de périls et d’angoisses, d’émerveillements et de bonheurs. Septime Sévère part d’abord affronter Pescennius Niger en Orient. Tout juste un an après la mort de Pertinax, leurs deux armées finissent par se rencontrer dans la plaine d’Issos1. Sur le champ de bataille, rien ne distinguait les deux partis, ni le nombre de leurs soldats, ni leur vaillance. La lutte s’annonçait égale, meurtrière et longue. Soudain, tout change, la nature vient se mêler aux affaires humaines, elle offre alors un tour favorable à l’un des camps. Une pluie abondante se 1
Au printemps 194. Lieu stratégique, aujourd’hui dans la province turque d’Hatay (chef-lieu, Antioche), limitrophe de la Syrie. Au même endroit, en 333 av. J.-C., Alexandre le Grand avait écrasé le roi de Perse Darius III. 220
déverse sur tous les assaillants, mais un vent se met à souffler dans le dos des troupes de Septime Sévère. Les trombes d’eau aveuglent les malheureux soldats de Pescennius Niger. Ils ne voient plus rien, c’est un véritable carnage, ils sont massacrés sans même distinguer les armes qui s’abattent sur eux. Sur le sol, la pluie se transforme en flaques rouges là où les cadavres laissent encore de la place. Dans la déroute de son parti, Pescennius Niger réussit à prendre la fuite, mais il est rapidement rattrapé. Dès lors, aucune pitié, ni pour lui, ni pour ses fidèles, Septime Sévère ne pardonne pas. Les sénateurs qui ont combattu dans l’armée de Pescennius Niger sont eux aussi exécutés. Quant à Pescennius Niger, on lui tranche la tête, et ses restes n’auront pas de répit. Son crâne devient un trophée que l’on exhibe : attaché à une croix, l’objet macabre est exposé devant les remparts de Byzance, car sa population avait rejoint le camp du vaincu. Plutôt que d’admettre sa défaite et de se rendre, Byzance résiste, elle est assiégée pendant trois ans. Inutile résistance en prélude d’une chute fatale. Ses habitants affamés se mangèrent. Byzance est prise et réduite à l’état de simple bourgade, ses remparts sont détruits. Après la bataille d’Issos, Septime Sévère et Julia Domna continuent leur route en Asie, ils traversant bien des cités où ils reçoivent un accueil officiel. Julia Domna revient dans sa patrie syrienne pour la première fois depuis son départ vers Lugdunum, il y a près de sept ans. Sa connaissance du grec et des élites locales ainsi que les relations de sa famille constituent un solide avantage pour Septime Sévère : il règne alors une extrême confusion en Syrie, car beaucoup de personnes s’étaient ralliées à Pescennius Niger qui y résidait. Julia Domna et ses contacts se révèlent particulièrement efficaces pour apaiser les tensions. Malgré cette situation incertaine, Septime Sévère maintient des incursions militaires vers l’Arabie d’où il part pour soumettre les Parthes et les Adiabènes1. La présence de Julia Domna parmi les légions donne force et courage aux soldats. En la voyant avec ses enfants, ils savent qu’ils ne sont pas les seuls à endurer des fatigues extrêmes et à fréquenter une mort familière. La femme de leur empereur partage avec eux la même rigueur de la chaleur, elle endure les mêmes exigences, elle s’expose aux mêmes dangers quand l’ennemi est proche. Les soldats blessés 1
Les Parthes forment un peuple occupant la Perse antique (Iran), et les Adiabènes vivaient en Assyrie dans la région comprise entre deux affluents du Tigre, le Petit Zab et le Grand Zab. 221
trouvent un réconfort à la vue de Julia Domna : cette femme inspire le respect non seulement aux soldats les plus aguerris, mais aussi aux sénateurs confortablement restés à Rome. Un an après la bataille d’Issos, Julia Domna reçoit avec l’accord du Sénat le titre de Mère des camps1, comme Faustine deux décennies auparavant. Un lien personnel s’est créé entre l’armée et Julia Domna, c’est-à-dire avec la nouvelle famille impériale : Julia Domna et l’armée se protègent mutuellement. Septime Sévère et Julia Domna peuvent enfin rentrer à Rome, car Pescennius Niger et ses soutiens ont peu à peu été éliminés. Le séjour romain du couple n’est que provisoire : Clodius Albinus, l’autre rival de Septime Sévère, le défie toujours. En Bretagne, il s’est proclamé César, il compte maintenant passer en Gaule pour se risquer à son adversaire. Avant de quitter l’île, il confirme ses intentions, il s’est fait proclamer Auguste2 : il fait même frapper des pièces portant son effigie et ce titre. De son côté Septime Sévère veut rendre sa riposte légitime, il convainc le Sénat de déclarer Clodius Albinus ennemi de Rome. Clodius Albinus se déplace maintenant en Gaule, l’affrontement des deux partis est imminent. Septime Sévère positionne ses armées dans les Alpes, il veut impérativement interdire l’accès de l’Italie à Clodius Albinus. Julia Domna ne reste pas silencieuse, elle songe à protéger les intérêts des ses enfants, elle incite son mari à faire preuve d’une absolue fermeté à l’encontre de Clodius Albinus. Septime Sévère ne fera pas un autre choix, il va faire exécuter la femme et les enfants de son adversaire. Les deux armées se rencontrent sur le sol gaulois. Les premiers combats sont favorables à Clodius Albinus. Ses troupes avancent vers Lugdunum, mais, près de là, à Tirnutiun3, elles subissent un revers fatal. Trois ans après Pescennius Niger, Clodius Albinus est à son tout définitivement défait4. Le vainqueur n’a aucun scrupule à l’égard des partisans de son adversaire, ils sont farouchement pourchassés. Les sénateurs morts au cours de la bataille ne sont pas respectés, leurs 1
En avril 195. Vers janvier 197. 3 Nom ancien de Tournus, ville située sur la Saône. 4 Le 17 février 197. 2
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corps sont déchiquetés. La dépouille de Clodius Albinus n’aura pas droit à plus d’égard. Les oracles qu’avait sollicités Septime Sévère en Pannonie paraissent se confirmer. Le prêtre de Jupiter consulté avait indiqué à Septime Sévère qu’un homme noir devait se jeter sur son camp, mais que celui-ci périrait sous ses coups. Noir est bien le sens du nom de Pescennius Niger. D’après d’autres augures, Clodius Albinus allait perdre, s’enfuir et disparaître près d’une étendue d’eau. Septime Sévère fit jeter les restes de son cadavre, sa femme et ses enfants dans les eaux du fleuve Rhodanus1. Julia Domna est désormais l’épouse de l’unique maître de l’empire, dix années seulement après son mariage. Elle a vingt-sept ans, elle est devenue une Augusta et porte le titre de Mère des camps : des monnaies sont frappées à son effigie et portent ces deux titres. En même temps que l’élévation de sa femme, Septime Sévère met en œuvre celle de leurs fils, il tente désormais de donner une légitimité impériale à sa famille tout entière. Tout au long de la guerre civile qui vient de s’achever, Septime Sévère a entrepris plusieurs manœuvres pour assurer à sa famille de rester à la tête de l’empire. Il a laissé entendre qu’il est le fils adoptif de Marc-Aurèle. Comme les effets de cette adoption faisaient de Commode son frère, Septime le réhabilite en le divinisant. Des inscriptions sur les monuments présentent les deux hommes comme étant frères, tandis Cornificia, une fille encore en vie de Marc Aurèle, est qualifiée de sœur de Septime Sévère. Ces affirmations publiquement proclamées sont sans fondement, aucun élément matériel n’élève ces allégations au rang de certitude. Dès l’époque où Septime Sévère luttait contre ses rivaux, il pensait déjà à sa succession. Alors qu’il se trouvait à Viminacium2, il conféra à son fils aîné Bassianus le nom d’Aurélius Antonin et le titre de César. Par la suite, Géta portera aussi le nom d’Antonin. Il paraît que Septime Sévère changea les noms de ses fils en celui d’Antonin après avoir rêvé qu’un Antonin lui succéderait. 1
Nom ancien du Rhône. Camp de légionnaires dans la province romaine de Mésie inférieure. Aujourd’hui Kostolac en Serbie. 2
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Pour Septime Sévère, ces manipulations visaient, d’une part, à s’intégrer dans la lignée des précédents empereurs depuis près d’un siècle, et, d’autre part, à transmettre un jour l’empire à l’un de ses fils. Julia Domna arborait maintenant les mêmes titres que Faustine, femme d’un Antonin, cette similitude féminine contribuait aussi à justifier la place de la famille de Septime Sévère au sommet de l’empire. Le dessein de Septime Sévère n’échappait à personne, puisqu’un certain Aspax, homme du monde à l’esprit mordant, osa lui dire à propos de son adoption imaginaire : Je te félicite, César, d’avoir trouvé un père. Cette remarque visait à rappeler à Septime Sévère que son véritable père n’était pas une personne brillante qui aurait justifié son accès au trône. Julia Domna, par ailleurs, n’était pas une Augusta au même titre que Faustine, qui était la fille d’un Auguste : par son sang Faustine justifiait l’ascension de son mari ; Julia Domna, non1. Septime Sévère et Julia Domna n’ont pas le temps d’apprécier le calme revenu après la défaite de Clodius Albinus. L’année n’est pas encore finie quand la guerre contre les Parthes rappelle l’empereur en Orient. Septime Sévère préfère s’y rendre en personne plutôt que de confier les opérations militaires à un autre militaire de renom. L’empereur fait vraisemblablement ce choix plus dans un souci de gloire personnelle que par nécessité. Julia Domna part avec son mari ; dans le courant de l’été, elle embarque à Brundisium2 pour rejoindre le port de Aegae3 en Asie Mineure. À ce moment-là, Julia Domna ignore que son voyage va durer plusieurs années. Une fois en Orient, Septime Sévère n’attaque pas immédiatement les Parthes, d’abord il élimine un certain nombre de personnes en Syrie : ceux qui avaient consulté des astrologues pour connaître la durée de sa vie, puis les anciens partisans de Pescennius Niger. La véritable campagne militaire débute aussitôt après, elle est rapide. Au début de l’année suivante, l’armée romaine a déjà envahi la 1
Voir supra la vie de Faustine, femme de Marc-Aurèle, ch. 1. Nom ancien de l’actuelle Brindisi dans le sud de l’Italie. 3 Nom ancien de l’actuel Ayas en Turquie, dans la province d’Adana en Asie mineure. 2
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Mésopotamie et pris les deux principales villes de Séleucie, Babylone et Ctésiphon1. La chute de Ctésiphon, la capitale des Parthes, donne l’occasion à l’empereur d’élever son fils aîné, Bassianus Antonin, de la dignité de César à celle d’Auguste2 : il n’a que neuf ans, alors que Commode en avait quinze quand Marc Aurèle lui accorda ce titre. Géta, le fils cadet de Septime Sévère, devient en même temps César, c’est à cette occasion qu’il reçoit à son tour le nom d’Antonin. Désormais, Julia Domna est une Augusta, femme et mère d’Augustes. Elle occupe une place officielle, on la voit même recevoir une ambassade de la cité d’Athènes qui vient lui remettre divers honneurs. Les magistrats athéniens célébreront chaque année son anniversaire en faisant des sacrifices en son honneur auprès de la déesse Bonne Fortune. La famille impériale passe en Syrie le reste de cette année qui avait favorablement commencé par la victoire sur les Parthes. Septime Sévère ne manque pas de retourner à Apamée3 voir l’oracle de Zeus Bélos qui lui avait promis la grandeur lors d’une première consultation dix-sept ans auparavant quand il était légat de la IVe légion Scythique. L’année suivante, c’est le départ pour la Palestine et l’Égypte4. En compagnie de Julia Domna, Septime Sévère remonta le fleuve Nilus jusqu’en Éthiopie, ils visitèrent les mêmes monuments qu’autrefois Germanicus. En chemin, Septime Sévère fit fermer le tombeau d’Alexandre le Grand en y remisant les livres qui d’après lui révélaient trop de secrets. La fin de ce périple passe à nouveau par la Syrie, puis par l’Asie Mineure, la Thrace5, le Mésie, la Pannonie et enfin l’Italie. La famille impériale revient à Rome quatre ans après son départ6. Ce retour coïncide avec la dixième année de règne de Septime Sévère, il ne manque pas de fêter cet anniversaire. Plus de quinze millions de sesterces sont dépensés en bienfaits en faveur des seuls 1
Séleucie, ville antique, son site est aujourd’hui en Irak à 35 km de Bagdad. Ctésiphon est une ancienne ville parthe en face Séleucie, de l’autre côté du Tigre à 30 km de Bagdad. 2 Le 28 janvier 198. 3 Aujourd’hui site archéologique en Syrie, sur l’Oronte, à 55 km au nord-ouest de Hama. 4 En 199. 5 Région de la péninsule balkanique comprenant une partie des actuelles Bulgarie, Grèce, et Turquie. 6 En 202. 225
prétoriens, l’empereur fait aussi donner des spectacles et des festins sous des manières mêlant la magnificence des rois et la grossièreté des barbares. L’année suivante, la famille impériale au complet va faire un nouveau déplacement, elle séjournera dans la ville natale de Septime Sévère à Lepcis Magna, puis dans d’autres villes africaines. Au cours des cinq dernières années, Julia Domna a vécu seulement l’équivalent de douze mois à Rome. Quand elle finit par y revenir, son bonheur semble aussi y être installé : l’autorité de son mari n’est plus contestée, elle a des fils pour lui succéder, son rôle d’Augusta la met au premier plan. Une superbe inscription dit d’elle sur un monument où on la voit entourée de sa famille : Julia Augusta, Pieuse et Heureuse, Mère de notre Auguste, des Camps, du Sénat et de la Patrie1. Pourtant, pour elle, rien n’est acquis. Un homme puissant représenté sur ce même monument ne l’aime pas.
L’ombre du pouvoir Septime Sévère avait confié le poste de préfet du prétoire à un certain Plautianus, individu envers lequel il ressentait une intense affection, au point qu’on lui accorde d’avoir dit : J’aime cet homme au point de souhaiter mourir avant lui. Plautianus était un Africain, comme l’empereur, il en était probablement un parent maternel. Plautianus avait un passé obscur, selon certains il devait son élévation à l’infamante passion que Septime Sévère avait autrefois éprouvée pour lui. En tout état de cause, juste après avoir éliminé Clodius Albinus, Septime Sévère le nomme préfet du prétoire, puis six ans plus tard, sénateur et consul2. Ce que remarquait tout le monde, c’était surtout que Septime Sévère pardonnait tout à Plautianus, à titre aussi bien privé que public.
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Arc des Argentiers à Rome, démoli en 1830. Respectivement en 197 et en 203. 226
Plautianus avait fait périr beaucoup de personnes pour arriver aux fins de Septime Sévère et aux siennes. Il était cruel et violent. Il n’hésita point à faire castrer une centaine de Romains, enfants, jeunes gens ou adultes mariés pour les destiner à l’entourage de sa fille, Plautilla, tant pour la servir que pour lui enseigner la musique ou d’autres arts. Il interdisait à sa femme de voir quiconque, y compris Septime Sévère et Julia Domna. En revanche, pour lui-même, il s’autorisait tout : en dépit du scandale public provoqué, il se compromettait dans des amours avec de jeunes gens et de jeunes filles. Sa gloutonnerie était sans limites : il se faisait vomir pendant ses repas, parce que son estomac ne pouvait pas contenir tout ce que ses sens souhaitaient boire et manger. Plautianus était extrêmement avare, il convoitait tout et l’obtenait ; il faisait siens les biens des riches victimes qu’il faisait exécuter. Lors de jeux du cirque1, les spectateurs tournèrent en dérision l’attitude de Plautianus, car ils le voyaient afficher auprès de l’empereur et de ses deux fils sa mine toujours inquiète, alors que, pour tous, il avait plus de pouvoir que les trois autres réunis. Plautianus inspirait une telle crainte que partout dans l’empire on érigeait davantage de statues de lui que de l’empereur. D’ailleurs, Septime Sévère se fâcha de voir des statues de Plautianus parmi celles de ses propres parents, il fit briser celles de son favori. Un jour que Septime Sévère se rendait chez Plautianus, ses soldats n’autorisèrent que l’empereur à entrer et non sa suite. Bien plus, alors que Septime Sévère présidait une audience judiciaire, l’officier chargé de classer les dossiers refusa d’obéir à un ordre de l’empereur sans l’accord préalable de Plautianus. Dans leurs déplacements, l’empereur admettait de voir son préfet du prétoire jouir d’un logement et d’un confort plus agréables que les siens. En l’absence de tout grief, Plautianus n’imposait plus aucune limite à son arrogance ; influencer Septime Sévère sur les affaires de l’empire ne lui suffit plus, il veut s’immiscer dans celles de la famille impériale. Il cherche à y entrer et à la diviser. Cet homme sans morale est une menace pour Julia Domna, elle doit se méfier de lui tant en qualité d’Augusta, d’épouse et de mère. 1
C’est-à-dire les courses de chars. 227
Une brouille se produisit entre Plautianus et Septime Sévère, mais l’empereur se réconcilia avec son intime. Bien plus, il alla jusqu’à choisir Plautilla, la fille de Plautianus, pour marier son fils aîné, Bassianus Antonin alors âgé de quatorze ans1. Septime Sévère renonça aux partis les plus illustres de la noblesse romaine pour plaire à son perfide ami. Le mariage des jeunes gens a lieu, mais le futur Caracalla n’a aucun sentiment pour Plautilla, et il n’en découvrira jamais. Il cherchera à se débarrasser dès que possible de cette femme, quel que soit le moyen. Le fils de Septime Sévère fait alors preuve d’honnêteté, il ne tait ni son aversion pour Plautilla, ni ses menaces du pire dès lors qu’il sera maître de l’empire. Lors des noces, Bassianus Antonin bénéficie déjà du titre d’Auguste, Plautilla ne tarde pas à devenir à son tour une Augusta. La conséquence est immédiate pour Julia Domna, elle n’est plus la seule à porter ce titre. Tout comme pour Julia Domna, des pièces son frappées à l’effigie de Plautilla avec son titre d’Augusta. Plautianus a réussi à affaiblir la position de Julia Domna, il a imposé sa fille dans la famille impériale, et il lui a obtenu le même titre qu’elle. Julia Domna ne put rien dire à propos de ce mariage, elle était totalement écartée des décisions de son mari. Dans l’organisation de la vie quotidienne de Septime Sévère, elle n’a aucune place particulière. En général, l’empereur dîne seul ou en compagnie de ses deux fils, mais apparemment sans Julia Domna. En tant qu’Augusta, Julia Domna a un rôle public à tenir, mais il ne concerne pas les choix à faire pour l’empire : c’est dans ce cadre limité qu’elle a contribué, par exemple, à la restauration du Temple de Vesta et à celle de la maison des Vestales. Julia Domna est une femme prudente, avisée et réfléchie, à tel point que certains la disent fourbe ; elle évite de se montrer au-delà du retrait auquel elle est contrainte. Malgré toutes ces précautions, des accusations viennent à peser sur elle. Plautianus en est la source. Plautianus met en cause l’honneur de Julia Domna, juste au moment où Septime Sévère a redonné vigueur aux règlements visant l’adultère. On compta alors en une seule année jusqu’à trois mille plaintes de cette nature présentées devant la chambre d’accusation que 1
En 202. 228
présidait Septime Sévère ; toutefois, la plupart du temps, les poursuites furent abandonnées. Le reproche fait à Julia Domna est surprenant, car l’Augusta a toujours affiché une totale désapprobation de l’adultère, au moins officiellement : en atteste une discussion qu’elle eut avec une Calédonienne noble1, la femme d’un certain Argentocoxos. Septime Sévère avait conclu un traité avec ce chef, et à cette occasion Julia Domna avait rencontré son épouse. Les deux femmes échangèrent quelques propos, notamment sur la nature des relations entre les hommes et les femmes. Julia Domna reprochait à son interlocutrice que dans sa nation les femmes manquassent de retenue en commettant des adultères notoires. La Barbare répliqua que ces compatriotes répondaient ouvertement aux exigences de la nature en livrant leur corps à de braves guerriers, contrairement aux Romaines qui se cachaient pour se compromettre avec des hommes parmi les plus vils. Malgré la rigueur morale de Julia Domna, Plautianus n’a pas hésité à l’accuser d’adultère. Pour nuire et tourmenter la femme de l’empereur, loin de lui l’idée de renoncer aux procédés les plus ignobles : il soutire par la torture des aveux auprès de Romaines nobles, et il les utilise contre Julia Domna en qualité d’informations judiciaires de bonne foi. Septime Sévère n’accordera néanmoins aucune attention aux faits qu’on lui rapportait à propos de Julia Domna, ni au sujet des adultères supposés, ni à propos d’un complot qu’elle aurait fomenté contre lui. L’histoire semblait se répéter en accusant la femme de l’empereur : Julia Domna faisait l’objet des mêmes rumeurs qu’autrefois Faustine du temps de Marc Aurèle2. Julia Domna est pleinement consciente du danger que représentent Plautianus et ses manigances, elle préfère s’éloigner de ses activités habituelles et s’occuper de celles de l’esprit. L’éducation qu’elle avait reçue à Émèse dans son enfance le lui permettait. Julia Domna passe dès lors beaucoup de temps auprès de philosophes et de sophistes. Elle fréquentera jusqu’à ses derniers jours des hommes connus pour la qualité de leur pensée. C’est certainement 1 2
La Calédonie est le nom ancien de l’actuelle Écosse. Voir supra, La vie de Faustine, femme de Marc Aurèle, ch. 1. 229
le sophiste Philostrate1 qui fut le plus proche de Julia Domna, on la voyait aussi échanger des opinions avec les juristes de la Cour. Il y eut tout d’abord l’illustre Papinien2 qui allait jouer un rôle particulier auprès de ses fils, il passe pour être un Syrien et un de ses parents. Il faut aussi mentionner Ulpien, originaire du Liban3, et Paul4. C’est peut-être même la fille de ce dernier5 qui deviendra une des femmes du petit-neveu de Julia Domna, le futur empereur Élagabal. Dans ses occupations, Julia Domna semble avoir éprouvé un grand intérêt pour l’orateur attique Eschine et dans la rhétorique. Par la suite, c’est elle qui va inviter Philostrate à écrire son œuvre majeure La vie d’Appolonios de Tyane, cet auteur affirmera même à propos de l’Augusta qu’elle était un philosophe ! La réalité de la vie ne va malheureusement pas permettre à Julia Domna de trouver le repos dans une retraite philosophique. Les attaques qu’elle a subies s’apaisent, mais de bien plus terribles épreuves l’attendent.
La voie du pouvoir Septime Sévère avait aussi un frère en plus de sa sœur incapable de parler correctement le latin. Il l’avait associé à sa propre ascension en lui confiant de hautes responsabilités. L’état de santé de cet homme déclinait, et quand il se sentit sur le point de rendre l’âme, il demanda à parler à Septime Sévère. Il n’avait plus rien à craindre à ce momentlà de la toute-puissance de Plautianus, il se permit de révéler à son frère les projets et les espérances de son favori. Selon lui, Plautianus désirait l’empire pour lui. Septime Sévère s’inquiéta des révélations d’un frère mourant, il commença à diminuer les pouvoirs de Plautianus. Pour les uns, Plautianus aurait aussitôt réagi en conspirant pour faire assassiner dès que possible Septime Sévère et Bassianus 1
Né vers 170 à Lemnos. Né vers 142, mort en 212. Il sera aussi Préfet du prétoire. 3 Né en 170, mort en 228. Assesseur de Papinien, et futur Préfet du prétoire. 4 Dates de vie inconnues. Assesseur de Papinien, et futur Préfet du prétoire. 5 Il s’agit de Julia Cornélia Paula. 2
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Antonin. Pour d’autres, c’est Bassianus Antonin qui, avec des complices, fit croire à son père que Plautianus avait donné des ordres pour les faire mourir. Quelle que soit la version véridique, on sait qu’un tribun d’origine syrienne dénommé Saturninus déclencha la chute de Plautianus. Saturninus remplissait une charge qui l’autorisait à accéder aux appartements impériaux, il en profita pour solliciter un entretien auprès de l’empereur. Le tribun lui avoua l’ordre que Plautianus lui avait donné : les tuer, lui et son fils aîné. Septime Sévère ne se laissa pas convaincre facilement, mais il finit par faire convoquer Plautianus au palais impérial : il devait y venir sans attendre. Face à l’empereur, le préfet du prétoire présente des explications auxquelles l’empereur est susceptible de croire. Bassianus Antonin assiste à la conversation, il redoute que son père se laisse circonvenir et que la situation s’enlise. Il se sent obligé de rompre le silence, il intervient, il devient menaçant. Septime Sévère finit par trancher. Ce soir de janvier1, Plautianus perdit la gloire, la fortune et la vie. Sans aucune forme de procès, l’homme le plus craint de Rome est achevé devant l’empereur. Son corps est jeté sur un chemin du haut du palais, mais Septime Sévère éprouvera quelques remords et lui fera donner une sépulture. L’exécution est allée très vite, il fallait maintenant l’annoncer. La victime était suffisamment peu aimée pour ne pas susciter la moindre émotion ou un quelconque respect pour sa mémoire. Une main hostile arracha des poils de barbe au visage de Plautianus afin de les présenter immédiatement à Julia Domna et Plautilla qui se trouvaient alors ensemble. En montrant le trophée aux deux femmes, on leur dit : Voilà votre Plautianus ! L’une fut emplie de douleur, et l’autre de joie. À la suite de cette affaire, Septime Sévère éloigna Plautilla et son frère, Plautus. Selon les uns, ils furent exilés en Sicile où l’empereur les dota de moyens pour vivre selon leur rang. Selon d’autres, ils furent relégués sur l’île de Lipari2, manquant de tout sauf de craintes pour leurs jours. Septime 1
Le 22 janvier 205. La plus grande des îles Éoliennes dans la mer Tyrrhénienne, entre la Sicile et la péninsule italienne. 2
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Sévère comprit le danger encouru à cause du pouvoir du préfet du prétoire, il désigna alors deux personnes pour remplacer Plautianus, parmi elles il y aura Papinien. Papinien étant un parent ou un favori de Julia Domna, sa nomination montre que l’ancienne place qu’occupait l’Augusta est dès à présent restaurée. Cela faisait près de neuf ans que Plautianus nuisait à Julia Domna, elle avait maintenant trentecinq ans. Julia Domna était libérée de la main mise de Plautianus sur la famille impériale, mais en conséquence ses fils le furent aussi. Les deux jeunes gens, Antonin Bassianus et Géta, avaient dix-sept et seize ans à la mort de Plautianus. Débarrassés de ce censeur, ils s’adonnèrent à la débauche, outrageant les femmes et les enfants, volant, fréquentant les gladiateurs et les conducteurs de char. Chacun des deux était l’émule et le rival de l’autre. Au cirque, ils encourageaient des factions opposées, et leur détermination à se détester était telle qu’en s’exerçant ensemble sur des chars tirés par des petits chevaux, Bassianus Antonin fit une chute et se cassa la jambe. Pour leur plus grand malheur, Julia Domna et son mari ne pouvaient que constater la discorde entre leurs fils. Les deux parents pressentaient qu’un jour elle deviendrait fatale. C’est en vain que Septime Sévère fait de continuels efforts pour amener ses fils à l’union et à la concorde. L’empereur qui a su braver les pires dangers est désemparé, il ne sait comment calmer la haine réciproque de ses enfants. Face à leur acharnement à se nuire, ses armes de père sont dérisoires, il en est réduit à leur raconter des tragédies grecques où la discorde provoque la chute des royaumes ! Julia Domna à son tour essayera d’en faire autant à la mort de son mari. Trois ans après l’élimination de Plautianus, Septime Sévère reçoit de préoccupantes nouvelles du gouverneur de Bretagne à propos de troubles que causent les Calédoniens ou les Méates1. L’empereur décide de passer sur cette île et d’envahir la Calédonie. Son ambition
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Ancien peuple de l’actuelle Grande-Bretagne. 232
est grande, il veut franchir le mur qu’avait construit Hadrien et aller au-delà1. Les sentiments de chef de guerre et de père conduisent Septime Sévère à ce choix, car il voit depuis plusieurs années ses fils et les légions vivre dans l’oisiveté. Il espère aussi en secret qu’une expédition militaire puisse rapprocher les deux frères : il craint effectivement qu’après sa mort Bassianus Antonin tue Géta. Quand il prend cette grave décision, Septime Sévère est convaincu en son for intérieur qu’il ne reviendra pas vivant à Rome. Peu importe pour lui, son orgueil de militaire est toujours là, il aimerait tant une dernière victoire avant de disparaître. Septime sévère sait qu’il a beaucoup à redouter tant de lui-même que des astres. D’une part, il a soixante-deux ans, la goutte le ronge, il a du mal à poser les pieds à terre, et il doit se faire transporter en litière. D’autre part, l’horoscope qu’il a fait dessiner sur les plafonds des salles du palais où il rend la justice indique clairement à ses yeux une issue fatale. Julia Domna ne s’était pas éloignée de Rome ni de l’empereur depuis son voyage à Lepcis Magna, il y a cinq ans. Pour cette nouvelle expédition militaire, elle veut agir comme elle a toujours fait jusqu’alors : elle accompagnera son mari et les légions. Ce n’est plus Julia Domna qui quitte le confort du palais impérial, mais l’Augusta et la Mère des camps qui part vers les confins septentrionaux de l’empire, loin du luxe et de la sécurité. Elle n’a pas pour autant l’intention de renoncer à l’étude, à la réflexion ni à la philosophie ; dans ce nouveau périple, on compte à ses côtés, ses chers Philostrate et Papinien. Pendant toute la campagne militaire, Julia Domna réside à Eboracum2, ville fortifiée peu éloignée du mur d’Hadrien. Elle y entretient notamment des relations de courtoisie avec les notables locaux, des Romains, mais aussi des Barbares. C’est probablement là que Géta se trouve également pour administrer les affaires publiques et rendre la justice entouré de vieux amis de l’empereur, son père avait en effet décidé de l’affecter à cette tâche. L’année qui suit le début des hostilités, Géta est élevé à la dignité d’Auguste, à l’instar de son frère. Entre eux, il n’y a donc plus de différence hiérarchique. 1
Au printemps 208. Ville fortifiée romaine en l’emplacement de l’actuelle York dans le nord de l’Angleterre. 2
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Pour sa part, Bassianus Antonin est auprès de son père, face à l’ennemi et au cœur des manœuvres. Septime Sévère n’a pas la possibilité de véritablement affronter l’adversaire : les ennemis sont des hommes solides, intrépides et endurants ; le corps nu et peint, ils sont capables de rester des jours dans l’eau sans manger ni boire ; ils évitent les Romains. Il n’y a pas de grande bataille, mais seulement des embuscades où périssent en trois ans cinquante mille soldats de Rome. Les principaux dangers que doit affronter Septime Sévère sont la maladie et son fils aîné. Bassianus Antonin a essayé de tuer Septime Sévère ! L’empereur a pardonné ce geste après avoir hésité à mettre à mort son fils aîné, il savait pourtant que par cette clémence, il trahissait son fils cadet. Finalement, la maladie ou Bassianus Antonin – si ce ne sont les deux – a eu raison de Septime Sévère. Ce magnifique militaire, ce grand vainqueur d’une guerre civile qui a mené ses légions victorieuses de Babylone au mur d’Hadrien en passant par le Sahara, expire dans son lit, désarmé devant le mal. Pendant vingt-quatre ans, sa femme Julia Domna l’avait toujours fidèlement accompagné partout. Septime Sévère s’éteint à Eboracum presque trois ans après avoir quitté Rome1 pour une ultime campagne, il était alors âgé de soixantecinq ans neuf mois et vingt-cinq jours, il avait régné dix-sept ans huit mois et trois jours. Sa veuve, Julia Domna, n’a alors que quarante et un ans. Le corps de Septime Sévère fut brûlé en Bretagne avec tous les honneurs qui lui étaient dus. Julia Domna, au milieu de ses fils et de leur haine réciproque, ramène les cendres de son mari à Rome, elles sont contenues dans une urne en porphyre ou en albâtre. Quand le cortège traverse la Gaule, les provinciaux font preuve d’un profond respect au passage du convoi funèbre. À Rome, l’urne est déposée dans le monument des Antonins, et Septime Sévère reçoit l’apothéose. Les plus grandes responsabilités et les pires tourments attendent désormais Julia Domna, Augusta et Mère des Augustes.
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Le 4 février 211. 234
La chute d’une mère Septime Sévère sentait sa mort se rapprocher ; ce qui lui importait le plus à cet ultime instant, ce n’était pas sa propre fin, mais ses conséquences sur ses fils et sur l’empire. Il confia alors ses deux fils aux armées, et l’empire à ses fils. Le retour à Rome de Julia Domna et de ses enfants annonce le pire, la discorde entre les deux frères se développe de plus en plus. Chacun se méfie de l’autre : ils ne logent ni mangent jamais ensemble, tant ils redoutent d’être empoisonnés. Une fois les deux Augustes et leur mère arrivés à Rome, les derniers hommages sont rendus à Septime Sévère, et le Sénat reconnaît Bassianus Antonin ainsi que Géta comme empereurs. Les deux frères se distinguent aussitôt par leurs comportements : Géta cherche à persuader, il attire la sympathie ; Bassianus, au contraire, veut s’imposer par la terreur, on redoute sa violence. Les deux empereurs s’installent alors au palais impérial qui est grand comme une ville, chacun d’eux en occupe une partie bien protégée de l’autre. Leurs relations continuent à se dégrader, aucun ne veut régner avec l’autre ; les deux voudraient réciproquement s’éliminer. Dans ce sinistre dessein, les deux Augustes essayent d’organiser leurs forces, ils donnent beaucoup d’audiences et mettent en place une abondante correspondance. Julia Domna se souvient de l’époque où Septime Sévère dut affronter ses rivaux, elle refuse de voir ses propres enfants en arriver à un tel drame, elle s’implique dans leur déchirement. Elle n’a pas l’intention de prendre parti ni pour l’un ni pour l’autre, elle espère parvenir à les réconcilier. Finalement, ses fils semblent se rapprocher et trouver une entente. Ils exposent leur solution devant leur mère et les amis de Septime Sévère. Ils envisagent de diviser l’empire en deux. Selon le plan proposé, Bassianus Antonin conserverait Rome et la partie occidentale de l’empire ainsi que les sénateurs qui y sont nés ; quant à Géta, il aurait la partie orientale et disposerait des sénateurs qui en sont natifs, il s’installerait à Antioche ou Alexandrie. L’Afrique serait aussi divisée en deux. Julia Domna a le sentiment de voir l’œuvre de tant d’empereurs anéantie par le seul désaccord de ses fils. Le sens du devoir l’emporte alors sur l’amour d’une mère. Elle intervient, elle sanglote, elle gémit. Julia Domna expose ses arguments, elle explique à ses fils qu’ils ne 235
pourraient jamais partager leur mère, et que la division de l’empire est à bannir. Le spectacle est émouvant, il provoque une véritable compassion quand la Mère des camps qui a subi tant d’épreuves est réduite à pleurer le sort de l’empire alors que plus aucun ennemi extérieur n’est à craindre. L’assemblée tout entière rejette le projet commun des deux Augustes et se retire. Julia Domna vient de sauver l’empire d’une division tragique, mais, dans l’immédiat, il est impossible de l’administrer. Il n’est tout simplement pas permis de procéder à des nominations, car chacun des deux empereurs veut favoriser un proche. Julia Domna a temporisé, mais elle n’a pas apporté de solution, elle ne sait que faire, car en secret elle hait Bassianus Antonin. Lui, pour sa part, ne veut plus attendre, il veut passer à l’action. Son choix est fait, il va assassiner son frère. Pour certains, Bassianus Antonin entra précipitamment dans la chambre de Géta qui ne s’attendait pas à un tel geste : pour se protéger, il se jeta dans les bras de sa mère qui était là. Bassianus ne faiblit pas devant Julia Domna. Il égorgea Géta dont le sang se mit à inonder leur mère. Pour d’autres, Bassianus Antonin simula une réconciliation et demanda à Géta ainsi qu’à leur mère de les rejoindre dans sa chambre, mais ce n’était qu’un piège. Bassianus Antonin s’élança vers Géta pour l’assassiner, Géta se réfugia contre leur mère et l’imprégna de son sang. Bassianus Antonin pousse la perfidie au-delà du fratricide, le voici maintenant quitter le palais en courant pour se réfugier dans le camp des prétoriens. Il crie et hurle qu’il vient d’échapper à un attentat dont il a dû se défendre ! En ce jour fatal1, le corps de Julia Domna qui avait donné la vie à Géta vingt-deux ans et neuf mois plus tôt ne put le protéger de Bassianus Antonin et de la mort. À présent, Bassianus Antonin est seul à régner. La cruauté dont il est capable vient à peine de commencer à se répandre. Julia Domna ne peut même pas exprimer la douleur d’une mère, car le nouveau et unique maître de Rome lui interdit de pleurer : il oblige l’Augusta à rire et à se réjouir comme si rien n’était survenu. Il amène 1
Le 27 février 212. 236
Cornificia, la fille de Marc Aurèle, à se donner la mort à près de cinquante ans, parce qu’elle a voulu réconforter Julia Domna dans son malheur. Bassianus Antonin fut aussi tenté de tuer Julia Domna ellemême, mais finalement, il n’osa pas. En revanche, il ne s’abstint pas de faire exécuter plusieurs milliers de personnes, non seulement sa femme Plautilla et le frère de celle-ci, Plautus, mais aussi tous les partisans de Géta. Bassianus Antonin avait demandé à l’illustre Papinien de rédiger un mémoire justifiant l’exécution de Géta, mais le fameux juriste refusa, car il était un ami du défunt. Bassianus Antonin le fit exécuter à coup de hache sous ses yeux. Même le fils de Papinien est tué, tout comme Sammonnicus Sérénus, le plus grand savant de son siècle, celui qui avait prescrit de porter la formule abracadabra sur amulette pour guérir de la fièvre. C’est ainsi que commence le règne personnel de Bassianus Antonin : essentiellement par le sang. À ce moment-là, l’empereur accorde par nécessité des bienfaits : il fait distribuer de l’argent aux soldats, et il fait donner à la plèbe un vêtement descendant jusqu’aux chevilles appelé caracalla. Pour cela, Bassianus Antonin reçoit le surnom de Caracalla. Julia Domna ne reste pas longtemps isolée de son fils, car sa présence rend légitime le règne de Caracalla. Cette nouvelle proximité change totalement le rôle qu’elle avait eu jusqu’à présent. Julia Domna met son savoir, ses réflexions et son vécu au service de l’empire. Auprès de son mari, elle a eu le temps d’observer, d’écouter et de mémoriser tant de détails sur l’administration de l’empire, que maintenant elle sait combien elle peut être utile. Sans tour de force ni exigence particulière, elle prend peu à peu part aux décisions publiques. Elle fait des observations sur la tenue des finances, elle a accès au courrier officiel, elle entretient une correspondance publique, elle reçoit les citoyens les plus importants. Caracalla appose le nom de Julia Domna dans les courriers qu’il adresse au Sénat. Progressivement, c’est Julia Domna qui gouverne l’empire, assistée en cela d’éminents personnages. Son seul souci est le bien public, aucune avidité ne guide ses actes. Les nouvelles tâches de Julia Domna ne l’écartent pas de l’étude et de la philosophie, elle n’a de cesse d’approfondir son savoir. Pour honorer Julia Domna, on lui accorde maintenant le titre de Mère du peuple romain, et pour dater les documents on ne se réfère 237
plus seulement aux noms des consuls en charge pendant l’année considérée, mais on cite Julia Domna. L’empire tout entier se montre reconnaissant envers cette femme, et on ose le dire ! Qu’une femme ait autant de prestige et fasse preuve d’autant de liberté en se mêlant des affaires publiques peut contrarier nombre de nobles attachés aux anciennes valeurs de Rome ! Plus d’un Romain a de quoi être choqué par un tel manquement aux usages, à la tradition et aux mœurs d’autrefois : il leur faut trouver une explication à une dérive aussi indigne : la récente intimité qui est née entre Caracalla et Julia Domna ne peut qu’en être la cause à leurs yeux. Cette nouvelle affection entre une mère et son fils fait rapidement l’objet de soupçons et de rumeurs infamantes, l’inceste. On rapporte en effet que Julia Domna était apparue nue devant Caracalla, feignant d’ignorer sa présence. Lui aurait dit aimer user de ce qu’il voyait, et elle aurait rétorqué : Si cela te plaît, tout t’est permis. Les habitants d’Alexandrie diffusèrent des pamphlets qui comparaient Julia Domna à la mère d’Œdipe, ils la qualifiaient de nouvelle Jocaste. En retour, ils s’attirèrent l’ire de Caracalla. Cette terrible accusation ressemble à celle jadis portée contre Faustine, peutêtre uniquement pour avoir enfanté Commode coupable de tant de monstruosités 1. L’horreur qu’à son tour inspira Caracalla par sa cruauté et par ses crimes faisait regretter son existence : cet empereur suscita vite un dégoût qui à son tour put rejaillir sur l’honnêteté de celle qui l’avait engendré, Julia Domna. Pour les hommes, seule une femme peut être responsable d’un fléau et d’un malheur tel que Commode ou Caracalla. Pour eux, ces deux fils détestés de tous ne pouvaient venir que de mères monstrueuses et incestueuses, Faustine et Julia Domna. L’abomination du crime reproché à Julia Domna fut telle que certains auteurs, par la suite, n’oseront plus la voir comme la mère de Caracalla, mais seulement comme sa belle-mère, comme une deuxième épouse de Septime Sévère.
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Voir supra, La vie de Faustine, femme de Marc Aurèle, ch. 4. 238
Tout juste une année après la mort de Géta, Rome doit affronter de nouveaux dangers sur ses frontières. D’abord en Occident, sur le fleuve Rhenus1, puis sur le front danubien, et enfin en Orient. Caracalla prend la tête des légions, il dirige les opérations contre les Germains, il démontre avec aisance ses qualités de chef militaire. Un peu plus tard, en Orient, Caracalla pense plutôt à suivre les traces de son héros, Alexandre le Grand, qu’à mener une guerre. L’empereur commence à inquiéter son entourage, car il donne l’impression de devenir fou. Plusieurs années se passent ainsi. Julia Domna agit comme autrefois du temps de Septime Sévère, elle voyage avec l’empereur, elle se retrouve ainsi une nouvelle fois dans sa patrie. Son déplacement faillit ne jamais aboutir, car elle était probablement à bord du même navire que Caracalla quand celui-ci sombra. Tous réchappèrent du naufrage, comme autrefois Agrippine2. Quatre ans après le départ de Rome, au début d’avril, la vie de Julia Domna bascule à nouveau. Son fils est assassiné3. Alors que Caracalla allait à cheval d’Édesse à Carrhes4, il fit une halte que réclamait sa vessie. Un certain Martialis, un vétéran servant auprès des prétoriens, s’approcha de Caracalla comme pour lui parler ; l’empereur, le dos tourné et les vêtements défaits, ne se méfiait pas. Martialis sortit un petit couteau et le planta dans la gorge de Caracalla. Le maître de Rome s’effondra, il était mort. Martialis fut vite rattrapé et exécuté par les lanciers scythes. Son geste n’était pas une action isolée, il s’inscrivait en fait dans un véritable complot qu’avait fomenté Macrin, le préfet du prétoire, avec d’autres dignitaires. Caracalla avait vingt-neuf ans, il avait régné six ans. Macrin fit brûler son corps, pour remettre les cendres à Julia Domna. Les restes de Caracalla seront par la suite discrètement transportés à Rome pour être déposés dans le monument des Antonins. Trois jours après le meurtre, les soldats proclamèrent Macrin empereur5. Entre temps, Julia Domna fut avertie de la mort de son fils, 1
Nom ancien du Rhin. Voir supra, La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 5. 3 Le 8 avril 217. 4 Noms anciens des actuelles Urfa et Harran en Turquie, près de la frontière syrienne. 5 Le 11 avril 217. 2
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elle résidait alors à Antioche. À cette nouvelle Julia Domna ne parvient pas à cacher sa douleur, elle se frappe violemment la poitrine, elle veut se laisser mourir de faim. Elle pleure maintenant celui qu’autrefois elle avait haï, réagissant peut-être moins par amour maternel que par souci personnel. Tout s’effondre pour elle : Julia Domna n’est plus la femme ni la mère d’un Auguste, plus rien ne justifie son titre d’Augusta. Elle devrait retomber dans la condition privée de simple particulier où elle était née, il y a quarante-sept ans. Macrin ne cherche pas à attenter à la vie de Julia Domna, il la respecte, il lui demande de quitter Antioche et d’aller là où elle voudrait. Malgré cette marque de déférence, Julia Domna ne va pas survivre. La violence des coups qu’elle s’est portée à la poitrine a réveillé le cancer qui avait longtemps rongé son sein, mais qui s’était apaisé. Julia Domna n’est ni isolée ni rejetée, elle reste informée de tout, elle finit par prendre connaissance des propos désobligeants que l’on tient à Rome sur Caracalla. Pour la malheureuse Julia Domna qui a perdu son mari et ses deux fils pour Rome, ces malveillances sont de trop. Elle s’impose un jeûne qui accélère sa fin. Elle meurt. Julia Domna suscite toujours le respect après son trépas : son corps est ramené à Rome pour être déposé dans le monument de Lucius et Gaius, les petits-fils d’Auguste1. Cette sépulture est provisoire. Plus tard, sa sœur Julia Maesa, dont les petits-fils Élagabal et Alexandre Sévère seront empereurs, fera transférer ses os et ceux de Géta dans le monument des Antonins qui renfermait déjà les cendres de Septime Sévère et de Caracalla. La famille de Septime Sévère se retrouva dans le repos éternel. Julia Domna n’était pas d’une naissance illustre, mais son un destin fut extraordinaire, aucune femme n’en avait connu de semblable. Élevée au rang d’Augusta par l’ascension imprévisible de son mari – seuls les astres le savaient –, elle voyagea de Babylone au mur d’Hadrien, elle fréquenta les plus beaux esprits, puis finit par gouverner l’empire. Sa vie fut pourtant sans cesse frappée par la crainte et la douleur. Un odieux préfet du prétoire assombrit neuf ans de sa vie, un cancer l’affaiblissait, et c’est dans ses bras que son fils préféré expira sous les coups de l’aîné qu’elle verra aussi périr. 1
Voir supra, La vie de Livie, la femme d’Auguste, ch. 4. 240
Tous les quatre, Julia Domna, Septime Sévère, et leurs deux fils Caracalla et Géta vont malgré eux reposer ensemble et sans discorde dans le tombeau des Antonins, famille dans laquelle ils s’étaient invités par une adoption simulée. Dans l’ultime demeure terrestre des Antonins, l’Augusta Julia Domna séjourne pour l’éternité avec deux autres femmes d’empereur de cette lignée, celles d’Hadrien et d’Antonin le Pieux, Sabine et Faustine l’aînée.
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MARCIA OTACILIA SÉVÉRA
La vie de Marcia Otacilia Sévéra, femme de Philippe l’Arabe. (Empereur de 244 à 249)
Les femmes des empereurs romains n’ont pas toutes laissé des souvenirs qui font d’elles des personnages hors du commun. Parfois, leurs maris ont régné si peu de temps, qu’elles n’en eurent pas l’opportunité malgré leur propre vigueur. D’autres, au contraire, auraient pu vivre avec plus d’éclat, mais elles aimèrent davantage la modestie, quitte à s’engager dans une voie tout à fait inhabituelle. Ce fut le cas de Marcia Otacilia Sévéra. Les témoignages sur sa vie sont rares, mais certains détails interdisent de passer sous silence son existence : les choix de cette femme annoncent en effet un grand changement dans l’histoire de Rome. Marcia Otacilia Sévéra est la première femme d’empereur romain à s’être écartée des dieux païens pour connaître ouvertement la foi dans le Christ. Malgré la place que le destin lui avait accordée, Marcia Otacilia Sévéra n’a jamais cherché à rendre son propre nom illustre ; pourtant il ne reste ni méconnu ni tout à fait perdu au milieu des événements particulièrement sombres qu’elle vécut. Quand le mari de Marcia Otacilia Sévéra fut appelé à la tête de l’Empire romain, le dernier empereur issu de la famille de Septime Sévère était mort depuis neuf ans1. Entre ces deux empereurs, six autres s’étaient déjà appropriés de la pourpre impériale de manière imprévisible. Tout d’abord, il y eut Maximin, pendant près de trois ans2. Ensuite, dès la fin de son règne et dans une confusion de cinq mois, vinrent les deux premiers Gordiens3 ainsi que Maxime Pupien et Balbin4. Enfin, à leur disparition et avec des débuts heureux, le troisième Gordien5. 1
Il s’agit de Sévère Alexandre, assassiné en 235. De mars 235 à avril 238 environ. 3 Gordien Ier et Gordien II vers janvier à avril 238. 4 Maxime Pupien et Balbin de février avril à mai 238 environ. 5 Gordien III de mai 238 à mars 244. 2
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Le dernier des trois Gordiens fut appelé à la tête de l’empire après la mort de son grand-père, et de son oncle, mais lui-même n’avait pas réclamé cet honneur : il n’avait alors que treize ans. C’est le peuple de Rome qui s’était réuni devant la Curie en le réclamant avec véhémence comme maître de l’empire. De leur côté, les sénateurs rassemblés à l’intérieur de la Curie venaient de désigner Maxime Pupien et Balbin comme Augustes. Le Sénat ne pouvait pas rester indifférent à la vindicte populaire au risque de provoquer d’importants débordements, il s’inclina et éleva le jeune garçon à la dignité de César tout en lui remettant le titre de Prince de la jeunesse. Ce choix faisait du jeune Gordien l’héritier des deux Augustes désignés quelques instants plus tôt. Les prétoriens étaient plus dangereux que la plèbe, ils avaient les armes, la force et le courage. Ces soldats n’étaient pas disposés à attendre une dévolution naturelle de l’empire au profit de Gordien, ils préférèrent assassiner Maxime Pupien et Balbin pour ensuite proclamer Gordien empereur. Les sénateurs n’avaient qu’un seul choix possible s’ils voulaient survivre : approuver et confirmer la décision des prétoriens. Le Sénat se joignit donc à la résolution, mais sa prudente sagesse n’apportait pas pour autant une quelconque maturité au jeune empereur à peine pubère. Cette transition du pouvoir provoqua des troubles à l’intérieur de l’empire, mais ils furent vite maîtrisés. Une fois la paix intérieure établie, plusieurs provinces sont exposées à des dangers venant de l’extérieur de l’empire, près des fleuves Rhenus et Danubius1 ainsi que dans la lointaine Perse. Il y a presque deux années que Gordien porte la pourpre impériale quand ces périls se concrétisent et réclament d’agir ; le jeune empereur n’a que quinze ans2, il ne peut ni conduire des légions ni mener une guerre. Par chance pour l’empire, Gordien et les siens disposent d’un solide soutien dans la personne d’un certain Timésithée, chevalier romain d’origine syrienne fort respecté et tout aussi apprécié : il est nommé préfet du prétoire. Marcia Otacilia Sévéra est déjà mariée quand surviennent ces graves problèmes3. Ils ne peuvent pas la laisser indifférente, car son 1
Noms anciens du Rhin et du Danube. Gordien III est né le 20 janvier 225 3 En 240. 2
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mari est un militaire de rang élevé, il est très tôt impliqué dans les conflits qui se préparent. Il s’appelle Philippe, il a environ trente-six ans, il doit probablement être plus âgé que Marcia Otacilia Sévéra ; selon les usages, elle devrait être plus jeune que son mari et avoir une vingtaine d’années. Le couple a un fils de trois ans, il porte le même nom que le père1.
Tuer pour régner Marcia Otacilia Sévéra et son futur mari ne sont pas issus de familles de grande renommée. Les origines de Marcia Otacilia Sévéra sont inconnues, il existait bien à Rome une très ancienne gens Otacilia, mais il n’est pas possible de dire si cette femme en était issue. On sait seulement qu’un de ses proches parents dénommé Sévérianus obtint le commandement militaire des légions de Mésie2 et de Macédoine, il s’agit de son père ou de son frère. Cet homme dut toutefois ce poste au seul mariage de Marcia Otacilia Sévéra et non à ses propres mérites ; ce renseignement confirme que la famille de Marcia, Otacilia Sévéra n’était pas de grande noblesse. En revanche, elle n’était pas pour autant de condition obscure, car elle avait reçu une certaine éducation. Quand elle sera la femme d’un empereur, elle entretiendra une correspondance avec de fameux lettrés de son temps qui s’étaient spontanément adressés à elle à cause des préoccupations spirituelles qu’elle manifestait. En dépit de son nom, le mari de Marcia Otacilia Sévéra n’était pas d’origine romaine. Il s’appelait Marcus Julius Philippus, mais c’était un Arabe. Aussi, très tôt après son règne, on s’est mis à parler de lui en disant Philippe l’Arabe. Dans son nom, le terme Julius suggère toutefois que ses ancêtres aient acquis la citoyenneté romaine grâce à un membre de la gens Julia, ce bienfait a nécessairement lieu avant que l’empereur Caracalla n’ait offert cet avantage à tous les hommes libres de l’empire, vingt-six ans avant l’accès au trône du jeune Gordien3. 1
Les deux Philippes sont respectivement nés vers 204 et 237. Nom d’une province romaine située sur le cours inférieur du Danube et aujourd’hui en Serbie, dans le nord de la Bulgarie et le sud-est de la Roumanie. 3 En 212. 2
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Philippe était le fils d’un chef arabe nommé Marinus, mais cet homme n’était peut-être qu’à la tête d’une bande de voleurs et non d’une grande tribu. La famille du Philippe était de la région de Trachonitide1 ; lui-même est né soit à Bosra2, ville qu’il embellira abondamment pendant son règne, soit à Philippopolis, colonie romaine qu’il aurait créée durant son règne à l’emplacement son village natal3. Des événements vont changer le destin de Philippe et de sa femme ; une série les circonstances les mettent soudain en avant, il est difficile de conclure si Philippe les a lui-même provoquées ou encouragées. Dans les deux cas, Marcia Otacilia Sévéra ne peut en rien ignorer les agissements de son mari, elle est complice de tout ce qui va arriver à leur famille. Philippe est sans aucun doute un homme de valeur, puisqu’il est un proche du préfet du prétoire, Timésithée. Il va le suivre dans la campagne militaire qui s’annonce en Perse. À cette époque, Timésithée est un homme d’une cinquantaine d’années, sa réputation fait de lui un homme à la fois compétent pour administrer, habile pour négocier, et ferme pour s’imposer. Il met ses qualités personnelles au service de Gordien et de Rome, il ne semble assouvir aucune ambition pour lui-même ; il vient de surcroît de marier sa fille au jeune Gordien. Le rang qu’occupe Philippe permet éventuellement à Marcia Otacilia Sévéra de fréquenter l’entourage impérial ou du moins de le connaître. En Orient, la situation devient préoccupante. Les manœuvres des Perses ne ressemblent pas à de simples incursions sur le sol de l’empire, elles contraignent le commandement militaire romain à venir sur place. Gordien, Timésithée et leur suite quittent Rome ; tous partent en Perse. Après un long périple, les Romains finissent par apercevoir leur adversaire. Une fois face à face, les deux armées ennemies s’observent puis s’affrontent. Les Perses sont écrasés à la
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Région située en Syrie, au sud de Damas, et aujourd’hui appelée Al-Lejâh. Dans le sud de la Syrie, et autrefois centre administratif de la province romaine d’Arabie. 3 À proximité de l’actuelle Shahba, dans le sud de la Syrie. 2
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bataille de Resaena, ils reculent1. Rome rétablit son autorité. Cette félicité ne dure pas très longtemps, un malheur étranger aux Perses s’abat soudain sur les armées romaines. Tout le monde ne voit pas la main de la fatalité dans ce qui arrive, on ne manque pas de croire qu’une main romaine veut modifier le déroulement attendu des évènements. Timésithée montre des signes d’affaiblissement en plein milieu de la campagne militaire, il est atteint de dysenterie. Il meurt prématurément malgré les soins qu’on lui prodigue. Cette disparition ne paraît pas naturelle, on pense alors que des substances toxiques ont été ajoutées aux médicaments qu’avaient préparés les médecins du préfet du prétoire. L’émoi s’empara immédiatement de la suite impériale dans laquelle se trouvait probablement la fille du défunt, par ailleurs femme de Gordien, mais aussi Marcia Otacilia Sévéra. Des soupçons se portent sans preuve sur Philippe ; il était l’un des intimes de Timésithée, et il fut présent tout au long de sa maladie. Aucun élément matériel ni aucune dénonciation n’accusent clairement Philippe d’être l’instigateur d’un empoisonnement. Le seul reproche que ses détracteurs peuvent soulever est que Philippe va tirer avantage de cette mort. Pour eux cela suffit pour le condamner ; pas seulement lui, mais aussi sa femme. Marcia Otacilia Sévéra était en effet aux côtés de Philippe. De tout ce que son mari pensait, faisait et prévoyait, peu de choses pouvaient lui échapper ; s’il avait causé la mort de Timésithée, Marcia Otacilia Sévéra le savait. La soudaine disparition de Timésithée a créé un vide dans l’organisation romaine, il faut le combler au plus vite. Gordien ou probablement le conseil impérial désigne Philippe pour succéder à Timésithée en qualité de préfet du prétoire2. Ce changement imprévu intervient avant la fin de l’année qui a vu l’armée quitter Rome. Au moment de ces faits, Gordien est empereur depuis seulement cinq ans, et quelques semaines après ce drame, il a dix-huit ans, en janvier de la nouvelle année. Le jeune Gordien et son entourage n’affichent aucune méfiance particulière à l’égard de Philippe. Ils pensent peut-être n’avoir rien à craindre de lui, le trouvant de trop basse extraction pour oser faire 1
Nom ancien de l’actuelle Ras al-Ayn, au nord de la Syrie, près de la frontière avec la Turquie. 2 Fin de l’année 243. 249
ombrage à la haute naissance de l’empereur, ou, plus simplement, le croyant incapable de le faire. Selon les rumeurs, Philippe se montre toutefois sans respect pour celui qui l’a fait préfet du prétoire ; on va jusqu’à dire qu’il serait prêt à tout entreprendre pour le renverser. Il existe deux versions qui expliquent comment Philippe devient empereur. L’une est due aux auteurs romains et grecs, et l’autre provient de la tradition perse. À croire les premiers, Philippe a agi en deux temps. Il commence par trahir le travail de Timésithée. Timésithée avait été un administrateur incomparable ; avant de mourir, il avait organisé un ravitaillement sans faille destiné aux troupes stationnées en Orient auprès de l’empereur. En lui succédant, Philippe s’applique à détourner les navires dont les cargaisons de blé devaient être livrées dans les entrepôts de Carras et de Nisibis1. Dans le même temps, il envoie sciemment les soldats là où il sait qu’il n’y a pas de provisions de vivres. Le manque de nourriture provoque le mécontentement, il se répand facilement parmi les légionnaires affamés. Philippe agit avec ruse, il prend soin en même temps de faire courir des bruits sur l’incapacité de Gordien à régner. Face à ces conditions, les soldats et leurs chefs appellent Philippe à l’empire. La faim pousse les premiers, et l’argent stimule les autres. C’est en vain que les partisans de Gordien, pourtant eux aussi touchés par la faim, suggèrent une égalité de pouvoir entre l’empereur et son préfet du prétoire, entre Philippe et Gordien. Pendant tout ce temps, Marcia Otacilia Sévéra se tient près de son mari, elle ne reste pas étrangère à tout ce qui se passe, elle en est témoin, voire davantage. Gordien essaye de répliquer, il harangue ses soldats, il veut les apaiser, mais sa tentative se révèle inutile tant les intrigues et les manœuvres de Philippe sont habiles et efficaces. Le jeune empereur se sent affaibli devant ses propres officiers, il tente une enchère à rebours, il propose des issues de plus en plus humiliantes pour lui : partager l’empire, redevenir César, être préfet du prétoire, être général, puis tout simplement rester en vie. Philippe est confronté à un dilemme entre ôter la vie à Gordien ou la lui laisser, puisque, 1
Noms anciens des actuelles Harran et Nusaybin dans le sud-est de la Turquie sur la route de Damas à Ninive. 250
finalement le jeune empereur a accepté de se retirer. La popularité des Gordiens, surtout en Afrique, fait craindre à Philippe un retournement de situation favorable au jeune Auguste, aussi ne voit-il aucune alternative possible si ce n’est d’exécuter le jeune homme. C’est ainsi que Philippe, à l’âge d’à peu près quarante ans, s’arroge le pouvoir de la façon la plus impie, moins de six mois seulement après avoir été fait préfet du prétoire par sa victime. La veille des ides de mars, on voit Philippe, devenu empereur, en train de promulguer des lois. Selon les auteurs grecs et romains, c’est par ce crime prêté à son mari que Marcia Otacilia Sévéra est devenue la femme d’un empereur meurtrier choisi par les légions ; elle était sa complice. Les Perses qui étaient alors en conflit contre Rome ont transmis un récit tout à fait différent. À le suivre, Gordien n’est pas mort assassiné, mais en soldat, il est décédé des suites d’une blessure reçue au combat. Selon eux, l’empereur romain est tombé de cheval lors de la bataille de Misikhè où il fut très grièvement atteint à la cuisse1. C’est seulement à partir de ce moment-là, selon les ennemis de Rome, que les légions ont proclamé Philippe empereur2 : éloignés de l’Italie, les soldats avaient rapidement besoin d’un chef. Les contradictions entre ces deux récits ne sont pas les seules à propos de Philippe et de sa femme. Tout ce que les auteurs romains et grecs ont écrit sur la vie de Philippe et sur celle de Marcia Otacilia Sévéra ressemble aux pièces d’un procès, soit pour les accuser, soit pour les défendre. Dans l’immédiat, Philippe agit sans trahir la confiance que viennent de lui accorder ses soldats. Il veut régler les affaires qui concernent Rome et celles qui touchent l’Orient. Philippe sait que la seule proclamation des légions n’a jamais rendu légitime celui qu’elles avaient fait empereur : à Rome, le Sénat doit entériner leur choix ou en proposer un autre. Aussi, Philippe envoie à Rome une lettre destinée aux sénateurs dans laquelle il les informe de la triste mort de Gordien à la suite d’une maladie. Il leur apprend en même temps que les soldats lui ont confié l’empire. À son tour, le 1 2
Site actuellement en Irak, dans la région de Falloujah. En mars 244. 251
Sénat reconnaît Philippe comme empereur, il lui confère le titre d’Auguste : Marcia Otacilia Sévéra a désormais le rang de femme d’un Auguste. Le Sénat n’oublie pas le jeune Gordien, il décide de lui accorder l’apothéose. Loin de Rome, Philippe et ses soldats avaient déjà reconnu Gordien parmi les dieux, ils lui avaient érigé un cénotaphe sur le territoire perse, près de Circessium1. Les cendres de l’empereur furent transportées à Rome, elles ne furent pas abandonnées sur une terre hostile. Par la suite, Philippe respectera toujours la mémoire de Gordien que chacun aimait. Il fera conserver les portraits et les statues du jeune empereur défunt ainsi que les inscriptions qui portent son nom : il ne fera jamais marteler ce qui évoque la mémoire de son prédécesseur. En public, Philippe donnait toujours à Gordien le titre de divin. Était-ce par fourberie pour le peuple, par remords pour sa victime ? Ou est-ce plus simplement la preuve d’une innocence que des rumeurs malmènent ? Philippe et Marcia Otacilia Sévéra ne s’attardent pas en Orient, ils doivent retourner au plus tôt à Rome pour affermir leur nouveau rôle : pour ce faire, il faut régler au plus tôt les affaires locales. Pour se libérer, Philippe conclut un accord avec Sapor, le roi des Perses2. Ce traité de paix n’est pas particulièrement favorable aux Romains alors que dans la plupart des affrontements les armes leur avaient pourtant donné le dessus. Rome ne perd rien de ses possessions, mais elle doit racheter ses captifs contre cinq cent mille deniers et s’engager à verser un tribut. Une fois ces négociations accomplies, le couple impérial quitte l’Orient. Le voyage oblige Philippe et Marcia Otacilia Sévéra à passer par Antioche où va alors se produire un événement sans précédent dans l’histoire de Rome, ils en seront les acteurs volontaires.
Un couple impérial chrétien Il y a tout juste un mois que Philippe a été proclamé empereur quand il se trouve à Antioche avec Marcia Otacilia Sévéra. Le hasard 1
Plus précisément à Zaitha, entre Circessium et Dura, au confluent de l’Euphrate et du Khabour. 2 Sapor Ier (Shahpur Ier), Roi des rois de l’Empire perse, de 242 à 272. 252
veut qu’ils soient dans cette ville aux ides d’avril1. Cette date est importante, car cette année-là, elle coïncide avec un jour très particulier pour une partie de la population de la ville, il s’agit de la veille de la fête que les chrétiens désignent par le nom de Pâques. Suivant les rites de leur religion, les chrétiens d’Antioche s’apprêtent à faire des prières durant la nuit précédant ce jour essentiel pour eux. Pour cette circonstance, les fidèles d’Antioche se sont rassemblés autour de leur évêque, Babylas. Philippe et Marcia Otacilia Sévéra partagent les mêmes convictions qu’eux, ils souhaitent sincèrement se joindre à leurs prières. Pour la première fois dans l’histoire de Rome, un empereur et sa femme abandonnent les dieux tutélaires de la Ville, et, devant tous, ils se dirigent vers un dieu unique, celui des chrétiens. La présence d’un empereur ou celle de sa femme n’impressionne ni ne flatte Babylas ; c’est un homme plein de courage et de rigueur. Les lois de sa foi pèsent plus sur lui que la crainte que pourrait inspirer le maître de l’empire. En conséquence, Babylas interdit à Philippe et à Marcia Otacilia Sévéra l’accès à l’assemblée des fidèles pour venir prier avec eux. Autour de Babylas, il y avait en effet beaucoup de chrétiens d’Antioche pour accuser Philippe et Marcia Otacilia Sévéra de crimes. Leur rapide et inattendue élévation à la pourpre impériale provoque bien des rumeurs parmi les chrétiens, elles n’épargnent ni le mari ni sa femme. Aux yeux de tous, Philippe n’aurait pu commettre de crime sans la complicité de Marcia Otacilia Sévéra. De surcroît, prétendre prier avec les autres fidèles sans s’être auparavant placés au rang de pécheurs pour obtenir un pardon ne faisait que compromettre la demande de Philippe et de Marcia Otacilia Sévéra. L’évêque d’Antioche avait pris en considération ces motifs pour refuser au nouvel empereur et à sa femme de participer aux mystères de sa religion. Pour être admis, il leur faudrait s’être préalablement portés parmi les pécheurs pour expier leurs forfaits. Le couple impérial se soumet sans difficulté aux exigences de Babylas : Philippe et Marcia Otacilia Sévéra font chacun acte de pénitence publique. Le couple impérial est finalement autorisé à se joindre à la dernière vigile pascale.
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Le 13 avril 244. 253
Cette manifestation de la foi de Marcia Otacilia Sévéra envers le Christ ne s’arrête pas à ces seules prières pascales. Le choix religieux de Marcia Otacilia Sévéra a des répercussions parmi les chrétiens, car, dans le passé, ils ont déjà fait l’objet de terribles persécutions ordonnées par plusieurs empereurs. Les auteurs chrétiens qui ont vécu peu après Marcia Otacilia Sévéra ont affirmé qu’elle avait entretenu une correspondance avec l’un de leurs célèbres et respectés penseurs d’alors, Origène. D’après eux, il en fut de même pour Philippe. Après son passage à Antioche, la suite impériale rejoint Rome sans encombre. Une fois arrivé dans la ville, Philippe prend rapidement plusieurs dispositions touchant les siens. Avant même que l’année ne soit écoulée, il manifeste une ambition successorale, il donne à son fils Philippe, âgé de sept ans, le rang de César, et à Marcia Otacilia Sévéra le titre d’Augusta. Voici désormais une chrétienne, encore peu connue il y a quelques mois, devenue femme d’un Auguste, mère d’un César et elle-même Augusta ! Philippe nomme des proches à des fonctions importantes, il croit à tort que ce procédé l’aidera à affermir son autorité ; en fait, il causera sa perte. Il désigne Priscus, son propre frère, à la tête des armées de Syrie, et Sévérianus, le père ou le frère de Marcia Otacilia Sévéra, aux mêmes fonctions en Mésie et en Macédoine. Par la suite Priscus sera préfet du prétoire, et Marinus, le père de Philippe et de Priscus, deviendra un membre important de la Curie de Philippopolis. Marcia Otacilia Sévéra a un rang officiel dans la vie de l’empire. Des monnaies frappées en Orient et en Italie portent son effigie : son buste est drapé, et un diadème orne son front. Comme autrefois Faustine et Julia Domna1, Marcia Otacilia Sévéra est qualifiée de Mère des camps. Elle aussi, il est vrai, a connu la rude vie des légions en pleine campagne militaire aux confins orientaux de l’empire. La chaleur, l’inconfort et la mort ne lui sont pas inconnus. Toutes les marques de reconnaissance publique adressées à Marcia Otacilia Sévéra sont inspirées de la tradition païenne, et la position publique qu’elle occupe maintenant l’oblige non seulement à respecter les anciennes divinités de Rome, mais aussi à s’afficher à leurs côtés. Marcia Otacilia Sévéra doit faire preuve de discrétion vis-à-vis de sa foi chrétienne, elle imite en cela son mari. Philippe, en effet, montre 1
Voir supra, La vie de Faustine, femme de Marc-Aurèle, ch. 3, et La vie de Julia Domna, femme de Septime Sévère, ch. 2. 254
toujours une grande déférence à l’égard du Divin Gordien dont il n’a pas cherché pas à compromettre l’apothéose. Sur de nombreuses monnaies, Marcia Otacilia Sévéra est associée aux déesses Pudicité, Piété ou Fécondité et même à Junon Conservatrice. Pour le bien public, l’Augusta chrétienne ne peut faire autrement, elle se fond avec les déesses du panthéon romain ! Quant à son fils, le César Philippe, il semble recevoir une éducation fortement imprégnée de foi chrétienne. Le jeune garçon fait en permanence preuve d’un visage grave qui ignore le rire et qui surprend pour son âge. Il n’avait qu’une dizaine d’années quand son austérité se révéla en public. Un jour où son père l’avait amené assister aux jeux du cirque. L’enfant réprouva vivement les éclats de rire de son père, car il les trouvait trop bruyants : il lui lança un regard sévère et irrité qui n’échappa à personne. Visiblement, le jeune Philippe partageait l’aversion des chrétiens à l’égard les spectacles. Philippe n’a pas le loisir de s’attarder longtemps à Rome. Au cours de l’année suivante1, il doit rejoindre la Dacie2 où les Carpes, peuple venu de l’extérieur de l’empire3, font des incursions le long du Danubius4. L’empereur écrase facilement ces ennemis, mais la tranquillité retrouvée n’est qu’éphémère. Rome payait jusqu’alors un tribut aux Goths5 qui étaient ainsi devenus un peuple allié installé aux portes de la Mésie, sur les rivages du Pontus6, mais Philippe décida de suspendre ces paiements. Ostrogotha, le roi des Goths, n’entend pas perdre le bénéfice d’un ancien accord, il se révolte contre Rome et ravage la Mésie7. Philippe préfère ne pas confier à Sévérianus la mission d’arrêter ces invasions, bien qu’il soit le parent de sa femme et le commandant militaire de la Mésie. L’empereur choisit de s’en remettre à un soldat et sénateur de grande valeur, Dèce. Ce brillant militaire ne parvient pas à mettre 1
En 245. Province romaine regroupant à peu près les actuelles régions Transylvanie et de Petite Valachie, c’est approximativement la Roumanie moderne. 3 Population barbare d’origine dacique installée dans l’actuelle Moldavie. 4 Nom ancien du Danube. 5 Peuple qui alors vivait probablement dans les actuelles Ukraine et Biélorussie ou au sud de la Scandinavie. Un siècle plus tard, ils formeront deux branches germaniques distinctes, les Ostrogoths et les Wisigoths. 6 Nom ancien de la mer Noire. 7 En 247. 2
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définitivement fin aux attaques barbares, il s’en prend alors à ses propres soldats. Il les renvoie à la vie privée, les privant ainsi de toute ressource. Ces hommes se sentent trahis par Rome, ils la trahissent en retour, ils passent chez les Goths. Le choix de Dèce va avoir des effets désastreux : à Rome, Philippe, attaché à d’autres préoccupations, ignore qu’un jour Dèce lui succédera. Philippe souhaite créer une nouvelle lignée impériale, il élève dès à présent son fils à la dignité d’Auguste. Pour donner de l’éclat à ses origines et aux siens, Philippe fait diviniser son père, ou, en tout cas, il acceptera qu’il le soit à Philippopolis. Marcia Otacilia Sévéra est maintenant Augusta, femme et mère d’Augustes, et bru d’une divinité. Des pièces de monnaie montrent aux yeux de tous la nouvelle place de Marcia Otacilia Sévéra, elle est qualifiée d’Augusta, Concorde des Augustes. À travers la déesse Concorde, Marcia Otacilia Sévéra s’inscrit dans la tradition impériale, elle rappelle Faustine, elle aussi représentée sur des monnaies avec son mari et cette divinité, elle évoque aussi Livie qui lui éleva un autel1. Philippe présente sa femme sur un rang d’égalité avec toute autre femme d’empereur qui a porté le titre d’Augusta. Marcia Otacilia Sévéra est l’image de l’unité familiale, mais aussi celle de la continuité de Rome ; elle assure en même temps un lien particulier entre la famille impériale et les armées, puisqu’elle est Mère des Camps. Les convictions chrétiennes de Marcia Otacilia Sévéra ne font pas d’elle l’objet de remontrances ou de condamnations populaires tant qu’elles demeurent discrètes. Marcia Otacilia Sévéra et son mari sont dans l’obligation de composer avec leur foi et les exigences de l’empire. Tous les deux sont dignes devant leurs obligations, ils vont respecter des rites païens séculaires et être les témoins involontaires d’un important moment de l’histoire de Rome.
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Voir supra La vie de Livie, femme d’Auguste ch. 3, et La vie de Faustine, femme de Marc Aurèle, ch. 2. 256
Les oublis de Rome Philippe est empereur à un moment unique de l’histoire de Rome, car la quatrième année de son règne coïncide avec le millénaire de la ville1. L’habitude était d’offrir au peuple à chaque nouveau siècle de Rome des jeux du cirque et de l’amphithéâtre hors du commun : des courses de chars et des combats se déroulaient pendant trois jours et trois nuits dans chacun des deux édifices. Les précédents jeux séculaires réguliers avaient eu lieu sous l’égide d’Auguste, de Domitien, puis de Septime Sévère. Pour ce dixième centenaire, Philippe se doit de surpasser tout ce qui avait été réalisé jusqu’alors. Son sens du devoir le conduit à faire abstraction de ses propres idées chrétiennes qui sont ouvertement hostiles à de tels spectacles. Il est certain que Philippe assista à des représentations, puisque c’est lors de l’une d’elles qu’il provoqua le mécontentement de son fils. Il est probable qu’à un moment ou un autre Marcia Otacilia Sévéra fut présente à des jeux, car toute Augusta avait une place d’honneur au cirque et à l’amphithéâtre où elle était entourée des matrones les plus illustres. Marcia Otacilia Sévéra représentait l’unité de la famille impériale et la tradition romaine, il lui aurait été impossible de se soustraire à toute apparition durant la commémoration officielle de l’histoire de Rome. Pour célébrer ces festivités, des monnaies furent frappées portant le buste de Marcia Otacilia Sévéra et la mention du millénaire ou celle de Rome éternelle. Marcia Otacilia Sévéra dut à nouveau faire des concessions entre les strictes exigences de sa foi et celles d’être une Augusta. Les jeux séculaires qu’ont connus Philippe et Marcia Otacilia Sévéra sont peut-être les plus mémorables que Rome n’ait jamais eus, mais ce sont en tout cas les derniers qui furent organisés. L’oubli sera désormais leur lot. Les jeux qu’avait commandés Philippe furent magnifiques et exceptionnels, ils durèrent dix jours. Il y eut un grand nombre de combats de bêtes sauvages grâce à celles que le jeune Gordien avait acquises dans l’espoir de fêter son triomphe sur les Perses. Ce fut l’occasion pour les habitants de Rome de découvrir un animal qui n’avait jamais été présenté dans cette ville, la hyène : il y 1
En 247. Selon la légende, Romulus, délimita la première enceinte de la ville le 21 avril, jour de la fête des troupeaux (les Parilia), de l’an 753 av. J.-C. 257
en avait dix ! Gordien avait aussi prévu trente-cinq éléphants, des élans, des tigres, des lions, des léopards, des girafes, des onagres, un rhinocéros, et bien d’autres espèces d’animaux. Les gladiateurs faisaient aussi partie des spectacles, il y en eut mille paires ! Selon la tradition, à l’ouverture des jeux séculaires on consacrait des animaux à un groupe de divinités païennes bien définies. Il s’agissait en l’occurrence de Jupiter, Junon, Apollon, Latone, Diane, les Parques, Lucine, Cérès, Pluton et Proserpine. L’empereur devait immoler à cette occasion trois agneaux, puis répandre leur sang sur l’autel avant des les faire entièrement brûler. Rien ne rapporte que Philippe a respecté ce rite, qu’il l’ait ignoré ou qu’il en ait confié le soin à quelqu’un. Il est toutefois fort probable qu’il s’en soit chargé, car il tolère sans difficulté que l’on rende des augures à partir des viscères d’un animal. De plus, Philippe n’arrive pas à s’écarter entièrement des usages anciens, ni à rester indifférent aux prédictions des haruspices. Il leur prête même une certaine attention, quitte à les détourner de leur vocation païenne au profit d’une morale intimement liée à ses valeurs chrétiennes. Philippe fut ainsi sensible à un incident qui mêlait un sacrifice et ses propres convictions. Un jour, on trouva les organes d’une truie dans le ventre d’un porc que l’on venait d’immoler. Les prêtres s’inquiétèrent, car ils voyaient dans ce phénomène la fin de toute postérité et l’apogée des tous les vices. Cette interprétation déçut Philippe à cause d’une scène qu’il venait d’apercevoir dans la rue. Chemin faisant, il avait aperçu un jeune prostitué qui ressemblait à son fils, il aurait aimé entendre de la part des prêtres des propos en rapport avec cette vision fâcheuse. Philippe aurait espéré trouver dans l’interprétation des prêtres un soutien à la mesure qu’il s’apprêtait à prendre ; elle était en effet fondée uniquement sur sa propre morale et non sur les usages ni sur les besoins de la population. Philippe avait pour ambition d’éradiquer de Rome le recours aux garçons et aux hommes qui se prostituaient, il décida de proscrire cette pratique. La nouvelle réglementation eut peu d’effet, tant l’attrait de l’interdit et du danger suscite encore davantage de convoitise. De nouveaux ennuis interdirent à Philippe de prolonger sa réflexion sur cette question. De véritables difficultés, urgentes et complexes, se précipitaient sur l’empire : elles venaient aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. 258
En Orient, deux foyers d’inquiétude se développent au même moment, l’un en Égypte, l’autre en Syrie. Les chrétiens bénéficiaient alors d’une certaine bienveillance, grâce probablement à la foi affichée de Philippe et Marcia Otacilia Sévéra. Pourtant, ils font soudain l’objet d’une rude persécution à Alexandrie. Elle est née, semble-t-il, de façon spontanée, mais son ampleur lui donne un aspect de véritable guerre civile. En même temps, les troupes de Syrie se soulèvent. Elles étaient placées depuis de nombreux mois sous le commandement de Priscus, le frère de Philippe, mais les soldats ne supportaient plus les vexations que cet homme leur infligeait depuis sa prise de fonction. Les militaires sont hors d’eux, ils entrent en rébellion, ils préfèrent s’en remettre à un nouvel empereur, ils désignent un certain Papianus. En plus de l’Orient, des troubles similaires se produisent également en Mésie et en Pannonie que gouverne Sévérianus, le parent de Marcia Otacilia Sévéra. Les soldats élisent aussi un nouvel empereur, un certain Marinus. Philippe est pris de terreur devant ces évènements, il demande de l’aide au Sénat ou bien d’être déchargé de l’empire. Seul Dèce, militaire éprouvé et originaire de Pannonie, ose prendre la parole, il explique que ces révoltes s’éteindront d’elles-mêmes, faute de soutien et de personnalité reconnue à leur tête. C’est effectivement ce qui se produit, les deux usurpateurs, Papianus et Marinus, sont rapidement mis à mort, soit par leurs propres hommes, soit par des légionnaires restés fidèles à Philippe. La situation s’apaise, et le calme revient. Marcia Otacilia Sévéra et son mari ont craint le pire. La même année, la négligence de Philippe liée à ses autres inquiétudes provoque une faiblesse que les Goths ont repérée, ils s’en emparent. Menés par leur roi Argunt, ils lancent des attaques. Ils ravagent une partie de la Mésie et s’apprêtent à faire le siège d’une importante ville, Marcianopolis1. Philippe se sent menacé, il a besoin d’être rassuré, il demande à Dèce de remplacer le parent de sa femme à la tête des légions de Mésie et de Pannonie. Dèce est alors âgé de près de cinquante ans, il 1
Site aujourd’hui proche du centre l’actuelle Devnya, en Bulgarie. 259
refuse la mission que l’empereur lui confie, mais l’insistance de l’Auguste l’oblige à accepter. Dèce rejoint ses troupes, mais ses soldats choisissent de le flatter plutôt que d’avoir à supporter une rigueur trop pénible, ils le proclament empereur. Dèce veut rester loyal envers Philippe, mais il craint pour sa propre vie : s’il refuse la décision de ses soldats, ils risquent de le mettre à mort. Dèce se soumet malgré lui à leur volonté. Son armée finit par se mettre en route, elle se dirige dès à présent vers l’Italie. Philippe est rapidement informé de cette défection, mais il est physiquement diminué, et, surtout, il ne croit pas aux marques de loyalisme que Dèce continue à lui manifester. L’empereur lève donc sa propre armée et part à la rencontre de celui qu’il estime être un adversaire. Philippe laisse son fils et Marcia Otacilia Sévéra à Rome sous la protection du Sénat. Les deux armées s’affrontent à Vérona1. Philippe y perd la vie. Il a la tête fendue jusqu’à la hauteur des dents. Marcia Otacilia Sévéra est toujours à Rome quand elle apprend très vite la mort de Philippe, l’Augusta pense alors trouver refuge sûr auprès des prétoriens. Elle se précipite dans leur camp en y amenant son fils Philippe, elle espère le placer sous leur garde. Marcia Otacilia Sévéra place toute sa confiance dans ces soldats, mais l’armée de Dèce qui arrive les apeure. Les prétoriens renoncent à leurs engagements et à leur fidélité, et plutôt que de protéger le jeune Philippe, ils préfèrent le tuer dans les bras de sa mère. Il avait douze ans environ. Marcia Otacilia Sévéra est épargnée, elle vient de perdre son mari et son unique enfant. Marcia Otacilia Sévéra fut une Augusta pendant près de cinq années2. Elle reçut tous les honneurs liés à son rang, mais elle resta toujours réservée, humble et effacée. À la mort de son mari et de son fils, tous les deux des Augustes, elle se retira ; elle mena une vie encore plus discrète. Son retrait volontaire fut tel qu’elle disparut sans laisser de trace ni de souvenir. Elle vécut ainsi probablement guidée par ses convictions plutôt que pour sortir de la mémoire des Romains.
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Nom ancien de l’actuelle Vérone, ville située en Italie à 413 km au nord-ouest de Rome et à 141 km l’est de Milan. 2 De 244 à 249. 260
À l’issue du règne de Philippe l’Arabe, Rome commence à oublier son histoire, qu’il s’agisse de son propre passé à travers les derniers jeux séculaires célébrés, ou bien de l’histoire d’une Augusta d’une nouvelle nature, discrète et chrétienne. Marcia Otacilia Sévéra resta la seule survivante de son foyer ; cette malheureuse Augusta s’est fait oublier parmi toutes les autres Romains tandis que son image restait largement présente sur des monnaies. Le mystère est d’autant plus grand qu’un doute subsiste à son sujet : une vingtaine d’années plus tard, une dénommée Ulpia Sévérina, dont les origines sont inconnues, sera la femme de l’empereur Aurélien1. Certains voient dans cette Ulpia Sévérina une fille de Marcia Otacilia Sévéra. Quand les auteurs païens ont commenté les faits survenus sous le règne de Philippe l’Arabe, ils ont surtout vu en lui et en Marcia Otacilia Sévéra des chrétiens. Sans jamais vraiment l’avouer, ce motif leur suffisait pour identifier dans ce couple les coupables et les responsables de tous les maux qui venaient de s’abattre sur Rome. Les nostalgiques de l’ancienne grandeur de Rome refusaient d’imaginer le jeune Gordien mortellement blessé à la bataille de Misikhè, puis soigné par Philippe qui le ramenait agonisant jusqu’à Circessium où il mourut. Ils préféraient accuser Philippe et Marcia Otacilia Sévéra d’avoir conspiré contre le jeune et bien-aimé empereur porteur d’avenir. Ces mêmes hommes rejetaient l’idée de voir un empereur chrétien rachetant des captifs, usage pourtant fort courant, ils ont plutôt choisi de le calomnier au prétexte d’une paix honteuse négocié à un prix pourtant dérisoire. La rancœur pour les deux chrétiens, Philippe et Marcia Otacilia Sévéra, ne s’est pas uniquement traduite par des propos hostiles. Comme pour se venger d’eux, le successeur de Philippe va immédiatement lancer de nouvelles persécutions contre les chrétiens. C’est d’ailleurs à ce moment-là que Babylas, l’évêque d’Antioche, connaîtra un glorieux martyre. Les auteurs chrétiens ont reconnu sans tarder Philippe et Marcia Otacilia Sévéra comme des leurs, il est vrai que de voir un empereur chrétien leur donnait quelque espoir dans un univers païen qui s’acharnait sur eux et conspirait à les détruire. Toutefois, du temps même de Philippe et de Marcia Otacilia Sévéra, les chrétiens
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Aurélien, né en 207, a régné de 270 à 275. 261
considéraient cet homme et cette femme comme des chrétiens imparfaits, et ils s’en méfiaient. Les deux partis, païen et chrétien, ont fait preuve de peu d’égard envers Philippe et Marcia Otacilia Sévéra, si ce n’est de les considérer tous les deux de manière identique. Ces conjectures réunies rendent difficile toute reconstitution précise des événements. Les accusations des païens et les réticences des chrétiens s’équilibrent entre elles, et rien de certain ne s’en dégage vraiment. Philippe et de Marcia Otacilia Sévéra sont-ils coupables ? Ont-ils assassiné le jeune Gordien pour s’emparer du pouvoir ou, au contraire, les nécessités du moment et leur extrême éloignement de Rome n’ontils pas fait d’eux le meilleur recours pour l’empire ?
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CORNÉLIA SALONINA
La vie de Cornélia Salonina, femme de Gallien. (Empereur de 253 à 268)
À la disparition de Philippe l’Arabe, Dèce lui succède : il arrive à la tête de l’empire à la suite d’une rébellion militaire qu’il dut subir plutôt que de l’avoir suscitée. Dèce a pour ambition de restaurer l’autorité impériale et les valeurs d’autrefois1. Dans l’immédiat, ce nouvel empereur doit toutefois livrer deux combats bien précis et prioritaires au détriment de toute autre préoccupation. L’un pour juguler le mécontentement général à l’intérieur de l’empire, l’autre pour le protéger de l’extérieur. Pour le premier, il entame une sévère persécution contre les chrétiens que la population pense voir à des postes de plus en plus importants. Quant au second, il est très grave, il s’agit des attaques que mènent les Goths2 contre l’empire le long du Danubius3, tandis qu’en même temps les Perses se font de plus en plus menaçants en Orient. Dans l’année qui suit son accession au pouvoir, Dèce quitte Rome pour aller diriger lui-même les opérations militaires contre les Goths. Dans la suite de l’empereur, il y a son fils aîné, Hérennius, qu’il a nommé César. Pour pallier son absence de Rome, Dèce a confié la ville à son fils cadet, Hostilianus, également nommé César, mais surtout à Valérien, à la fois administrateur et militaire avisé.
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En 249.Voir supra, La vie de Marcia Otacilia Sévéra, femme de Philippe l’Arabe, ch. 3. 2 Peuple qui alors vivait probablement dans les actuelles Ukraine et Biélorussie ou au sud de la Scandinavie. Un siècle plus tard, ils formeront deux branches germaniques distinctes, les Ostrogoths et les Wisigoths. 3 Nom ancien du Danube. 265
Sur le front, l’armée romaine commence par connaître des succès incertains, mais les terribles marais de Mésie1 provoquent sa perte, elle est anéantie à la bataille d’Abrytus2. L’empereur y perd la vie dans un combat héroïque3. Son fils, Hérennius, subit le même sort. Dèce avait régné presque deux ans. Cette disparition jette la stupéfaction dans tout l’empire. L’armée et le Sénat sont confrontés à une débâcle inattendue, les deux désignent un nouvel empereur : il s’agit de Trébonianus Gallus, un militaire expérimenté originaire de Mésie dont il est le gouverneur. Les sénateurs lui imposent toutefois un collègue, Hostilianus, le fils cadet de Dèce, jusqu’alors César de son père. Le jeune homme n’aura pas le temps de montrer ses talents, car, malgré sa jeunesse, il meurt au bout de quelques mois, sans doute victime de la peste. Un peu moins de deux ans plus tard, Trébonianus Gallus est assassiné4, il provoquait en effet autour de lui plus de colère que de satisfaction. Rome a besoin d’un nouvel empereur. En Germanie, les légions proclament Valérien à cette dignité : Trébonianus Gallus avait envoyé Valérien dans cette province pour ramener en Italie les légions qui y stationnaient. D’autres prétendants entrent en compétition, mais ils sont éliminés. Le Sénat reconnaît Valérien comme empereur. Les sénateurs n’attendent pas son retour à Rome pour lui décerner le titre d’Auguste, et accorder spontanément celui de César à son fils Gallien. Le nouveau César ne se trouve pas à Rome même, mais à proximité, quand le Sénat vote son élévation. Le père a aux alentours de soixante ans, et le fils trente-cinq. À cette époque, Gallien est déjà marié, sa femme se nomme Cornélia Salonina.
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Nom d’une province romaine située sur le cours inférieur du Danube et aujourd’hui en Serbie, dans le nord de la Bulgarie et le sud-est de la Roumanie. 2 Nom ancien de l’actuelle Aptaat situé dans l’actuelle Dobroudja (ou Dobrogée), espace compris entre le bas Danube et la mer Noire, aujourd’hui à cheval sur l’est de la Roumanie et le nord-est de la Bulgarie. 3 En juin 251. 4 En août 253. 266
Un beau mariage Cornélia Salonina était mariée depuis une dizaine d’années avec Gallien quand Valérien, son beau-père, est appelé à diriger l’empire. Rien dans ce mariage n’avait jamais laissé penser à cette femme qu’elle ferait un jour partie de la famille impériale. La famille de son mari, la gens Licinia, était loin d’être inconnue. Son histoire s’était jadis forgée en Étrurie, elle comptait maintenant parmi les plus nobles et plus anciennes de Rome. Elle était de rang sénatorial. En épousant Gallien, Cornélia Salonina avait fait un mariage particulièrement honorable, car avant même sa conclusion, Valérien avait déjà été consul suffect. Cet homme était très respectueux de la tradition, et c’est dans cet esprit qu’il menait une carrière publique aussi bien dans le domaine militaire que dans l’administration civile. Lorsque le mariage de Cornélia Salonina eut lieu, son mari avait aux alentours de vingt-cinq ans1. Si les usages ont été respectés, Cornélia Salonina devait avoir une quinzaine d’années à ce momentlà. On ne connaît, en effet, rien du passé de cette femme. Les origines de Cornélia Salonina sont difficiles à cerner. Elles demeurent mystérieuses, et ne peuvent faire l’objet que d’hypothèses. Quand Cornélia Salonina sera devenue femme de l’empereur, de très nombreuses monnaies avec son effigie seront émises des années durant. Près d’une pièce sur dix frappée pendant le règne de son mari fait connaître son visage à travers l’empire. L’une d’elles porte une inscription en grec pour dire Cornélia Salonina Chrysogona. Le dernier terme de cette dénomination laisse entendre que Cornélia Salonina serait d’origine grecque, peut-être de Bithynie2 où le nom Cornélius Chrysogonus est particulièrement présent. Il renvoie éventuellement aux affranchis de la très ancienne et aussi illustre gens Cornélia, bien antérieure à l’empire, l’un d’eux s’était d’ailleurs fait remarquer il y avait près de trois siècles, quand la Rome républicaine 1
Gallien est né en 218. Ancien royaume grec devenu province romaine sous Trajan et situé au nord-est de l’Asie mineure, dans l’actuelle Turquie, sur les bords de la mer Noire et sur la rive asiatique du Bosphore. 2
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vivait ses dernières années. Un certain affranchi grec du nom de Lucius Cornélius Chrysogonus s’était illustré à cause de l’influence qu’il avait acquise, et par ses malversations financières dans une affaire criminelle où plaida l’illustre Cicéron à ses tous débuts. La famille de Cornélia Salonina devait toutefois être suffisamment distinguée pour justifier le mariage de leur fille avec le fils d’un sénateur très respecté. Dans son enfance, Cornélia Salonina a certainement reçu une belle éducation, car, une fois mariée, elle la mettra à profit en fréquentant les cercles philosophiques les plus brillants. Son port et son maintien, telle qu’elle est représentée, le suggèrent aussi : on la voit souvent avec ses longs cheveux strictement rassemblés en une tresse unique ramenée de la nuque vers le front. L’élévation de son beau-père à l’empire fait de Cornélia Salonina l’unique femme de la famille impériale. Mariniana, la mère de Gallien, est déjà morte, elle appartenait à une noble lignée, la gens Egnatia. Elle n’aura pas le plaisir de voir la pourpre se poser sur les épaules de son mari, puis sur celles de son fils. Valérien est déjà veuf quand il devient empereur, et il ne se remariera pas. Gallien n’est pas le seul enfant de Valérien. On lui sait des frères et des neveux, mais on ne connaît précisément que Licinius Valérien. Peut-être était-il le seul survivant de la fratrie ? Il était le cadet de Gallien, et dans l’immédiat il était dépositaire d’aucune dignité pour espérer diriger un jour l’empire. Soit il n’en avait pas les capacités, soit il était vraiment beaucoup plus jeune que Gallien, ce qui expliquerait aussi qu’il n’était pas encore marié quand les siens sont appelés à l’empire. Il ne sera pas définitivement mis à l’écart de tous les honneurs, car une dizaine d’années après l’installation de sa famille au pouvoir, Licinius Valérien sera consul. Les circonstances seules ont fait de Cornélia Salonina la femme la plus en vue de Rome et de l’empire : d’abord l’élévation de son mari, et ensuite l’absence d’autre femme dans la famille impériale. Aussi, son buste sera désormais l’unique présence féminine portée sur les monnaies diffusées dans tout l’empire, hormis celle des déesses. Modeste, Cornélia Salonina n’avait jamais manifesté d’ambition pour parvenir à une telle renommée. Dans le passé, plusieurs femmes avaient révélé leur véritable caractère, avide et cruel, en atteignant le rang qu’a désormais Cornélia Salonina, mais ce n’est pas son cas. Elle pourrait être attirée par le côté excessif qu’offre le pouvoir, mais elle 268
demeurera toujours une femme mesurée. Personne jusqu’alors ne saurait lui faire une quelconque remontrance. En revanche, son mari fait l’objet d’infamants reproches probablement pour nuire à Valérien, quitte à humilier au passage Cornélia Salonina. Gallien devait son soudain titre de César à la seule élévation de son père à la destinée de l’empire, et non à ses mérites personnels ; au contraire, il avait déjà acquis une réputation qui ne le flattait pas. Les adversaires de son père vont s’en saisir. Aussitôt le Sénat eut-il accordé la dignité de César à Gallien que des personnes se firent entendre pour dénoncer le pire. À les écouter, la nature était en train de démontrer leurs terribles prémonitions. Gallien était en Étrurie au moment où il fut appelé à la fonction de César ; à l’annonce de cette décision officielle, il dut quitter précipitamment cette région pour rejoindre Rome sur-le-champ. Un terrible incident survint alors. Ce n’étaient pas les hommes qui en étaient responsables, mais la nature elle-même. Soudain, en plein été, le Tibre se mit à déborder, et ses eaux boueuses inondèrent Rome à la manière d’un déluge. Le courant du fleuve brutalement révolté venait d’Étrurie comme le nouveau César. Pour les calomniateurs, il ne fallait pas plus que ce rapprochement pour annoncer des calamités, ils affirmaient que Gallien n’était pas le meilleur pour veiller sur l’empire et qu’il n’apporterait que des malheurs. Les détracteurs de Gallien justifiaient leurs propos contre lui en se fondant sur les molles dispositions de sa personne. À cause de ce trait, c’est de plus vile des femelles qu’il sera un jour qualifié ! Il est vrai toutefois que le diffamateur sera alors un des généraux de son père qui voulait accaparer l’empire ; il cherchait n’importe quel argument pour chasser Gallien. Que ces accusations aient été motivées ou non, Cornélia Salonina n’avait pas eu à supporter un quelconque mépris de la part du nouveau César : seuls les adversaires mettaient en cause ses vertus viriles. Cornélia Salonina avait recueilli de Gallien une légitime attention, puisqu’elle était déjà mère, et elle n’aura de cesse de donner la vie. Il est acquis qu’elle mit au monde deux fils, Valérien et Saloninus. Valérien est né dans l’année qui suivit son mariage1, et Saloninus semble être né un peu après l’arrivée de sa famille à la tête de 1
Vers 244. 269
l’empire. Sur les premières monnaies montrant cette mère, il n’y a en effet qu’un seul enfant à ses côtés. Par la suite, il y en aura de plus en plus. Cornélia Salonina eut vraisemblablement plus tard un troisième fils, Quintus Julius, et, peut-être, deux filles à un moment difficile à déterminer. L’une d’elles, d’après une inscription, se nommait Julia, et l’autre, selon les chrétiens, était Galla, la grand-mère de la très pieuse Anicia Lucina qui vouera son existence à la prière et aux pauvres1. Malheureusement, les documents à leur sujet sont désormais très confus et rendent impossible toute certitude. Quelle que fût vraiment la réalité, des monnaies vont représenter Cornélia Salonina entourée de trois ou même quatre jeunes enfants, elles l’assimilent souvent à la divinité Fécondité. Il n’y avait que quelques mois que Valérien et Gallien étaient Auguste et César – l’année n’était pas encore terminée –, que Valérien faisait décerner à Gallien le titre d’Auguste que lui-même portait. Tout suggère maintenant que si aucun événement ne s’y oppose, Gallien pourra faire de ses propres fils des Césars pour leur transmettre un jour l’empire. Cornélia Salonina est maintenant âgée d’environ vingt-cinq ans, elle est femme d’un Auguste et mère. La vie, à cet instant, la comble. Cependant, elle ne va lui réserver dès à présent que malheur, souffrance et catastrophe. Autant les hommes que la nature vont s’en charger.
Les drames d’une famille L’empereur Valérien est un homme austère, autoritaire et conservateur. Il s’évertue à redresser l’empire, son administration et son armée. Il s’appuie sur les anciens principes de Rome, sans s’attarder sur de nouvelles considérations sécrétées au fil de son histoire. Gallien et Cornélia Salonina, à l’inverse, ont un esprit ouvert sur des perceptions moins figées du monde qui se transforment autour 1
Sainte Lucine. 270
d’eux. Gallien est sensible à la poésie où il affiche même un talent assuré, et Cornélia Salonina se dirige vers les théories de Platon. Dans leur famille, l’empereur et le jeune couple restent sur des points de vue contradictoires. Toutefois, les nécessités du moment vont sans attendre imposer aux deux Augustes des devoirs militaires. Une nouvelle année commence quand les menaces tant redoutées aux limites de l’empire se précisent de toutes parts, aussi bien le long des fleuves Rhenus et Danubius1 qu’en Orient. Des Barbares surgissent partout le long de ces cours d’eau, et en même temps les Perses reprennent leurs incursions. Des forces, des ressources et des hommes sont simultanément nécessaires dans des régions éloignées les unes des autres, mais chacune a surtout besoin d’un chef pour un salut commun : les deux Augustes semblent être les deux hommes tant espérés. Valérien et Gallien honorent le titre qu’ils portent, ils se transportent là où les dangers les réclament. Valérien décide que Gallien s’occupera de l’Europe, et que lui-même s’établira en Orient. Valérien quitte Rome pour l’Orient seulement quelques mois après le début de son règne, Gallien rejoint alors les Gaules. Cornélia Salonina est pareille aux plus louables femmes d’empereur du passé, elle ne restera jamais éloignée de son mari, dès à présent elle accompagne Gallien sur le front. Son beau-père règne depuis un an à peine quand elle reçoit le titre de Mère des camps, comme autrefois les nobles Faustine et Julia Domna2. Cornélia Salonina se montre courageuse et fidèle à ce qu’elle estime être ses devoirs, elle méprise les périls pour sa vie, elle ne redoute pas de se tenir à proximité des combats. D’ailleurs, faillira-t-elle être capturée ! Ce jour-là, alors que Gallien et ses hommes poursuivaient des ennemis, une petite troupe était parvenue à s’infiltrer dans le camp impérial et allait enlever Cornélia Salonina demeurée auprès de sa tente. Par bonheur pour elle, un soldat resté au campement pour recoudre sa chaussure vit la scélérate manœuvre. Il donna l’alerte, mais surtout il avait déjà saisi son glaive et son bouclier pour défendre Cornélia Salonina. L’homme se battit avec courage : il affronta les 1
Noms anciens du Rhin et du Danube. En 254. Voir supra La vie Faustine, femme de Marc Aurèle, ch. 2 ; La vie Julia Domna, femme de Septime Sévère, ch. 4.
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dangers, les coups et leur rudesse. Cornélia Salonina fut sauvée. De justesse. Pour le moment, Gallien considère que les Germains constituent les assaillants les plus dangereux pour les populations vivant auprès du Rhenus, en Gaule et en Germanie. Il va en personne essayer de les contenir. Au bout de deux ans, aucun camp n’a acquis la victoire. Gallien finit par conclure un traité avec un chef barbare pour que celui-ci empêche d’autres peuples de traverser le fleuve. Gallien ne pouvait plus s’attarder ici, car l’Italie même était maintenant exposée à d’autres dangers, notamment depuis l’Illyrie1 et à partir du Danubius. Gallien avait déjà envoyé dans cette contrée son fils aîné Valérien, promu à cette occasion au rang de César2. Soucieux de marquer la présence impériale en Gaule et en Germanie, Gallien y laisse Saloninus, son fils cadet. Il l’installe à Colonia Claudia Ara Agrippinensium, la ville où jadis Agrippine vit le jour3. Comme Saloninus est à peine adolescent, Gallien le confie ainsi que toute la région à Postumus et à Silvanus. Postumus, brillant général d’origine gauloise, assurera la sécurité militaire de cette partie de l’empire, et Silvanus va principalement s’occuper du jeune Saloninus. Cornélia Salonina pouvait se réjouir d’être maintenant la femme d’un Auguste et la mère d’un César, elle voit son fils cadet promis à bientôt gouverner une vaste partie de l’empire. Malgré ce légitime sentiment de satisfaction, quand Cornélia Salonina salua Saloninus pour rejoindre Rome4, ses yeux de mère le voyaient pour la dernière fois. Pendant ce temps, le jeune Valérien était d’auprès d’Ingénuus, un militaire renommé que Gallien avait nommé à la tête d’un vaste territoire longeant le Danubius, comprenant la Mésie et les deux
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Province sur la rive orientale de l’Adriatique, correspondant aujourd’hui à l’ouest de l’Albanie, de la Serbie et de la Croatie. 2 En 256. 3 Nom ancien de l’actuelle Cologne, en Allemagne. Voir supra La vie d’Agrippine, femme de Claude, ch. 1. 4 Vers 257. 272
Pannonies, inférieure et supérieure1. Cornélia Salonina s’était alors immiscée dans les affaires publiques en recommandant à son mari de se méfier de cet homme, mais Gallien ne l’écouta pas. Le César Valérien se trouvait maintenant sous sa protection, tout comme son frère Saloninus l’était auprès de Postumus et Silvanus. Deux catastrophes viennent alors frapper Cornélia Salonina et Gallien. Valérien, leur fils à qui certains accordaient déjà le titre d’empereur meurt. Sur place, les troupes et la population proclament Ingénuus empereur. Les détails de la mort du jeune Valérien demeurent inconnus, ils restent depuis un mystère. Ingénuus est-il responsable de cette mort ? Nul ne le saura jamais. Cornélia Salonina et Gallien non seulement viennent de perdre un fils, mais de surcroît ils doivent partir affronter d’autres Romains soumis à un chef rebelle ! Les armes donnent le dessus à Gallien, il écrase Ingénuus en Pannonie inférieure, à Mursia2. Gallien vainc son adversaire avec l’aide d’un certain Auréolus dont il aura plus tard à découdre. Selon certains, une terrible répression s’ensuivit : quant à Ingénuus, il se jeta à l’eau pour se donner la mort. Si pendant des années le destin avait été plutôt aimable envers Cornélia Salonina, aujourd’hui elle vient de voir mourir son fils aîné, cinq ans après le début du règne de son mari. Le jeune César n’avait pas encore dix-huit ans. Le lot de douleurs de Cornélia Salonina ne fait que commencer. La même région qui avait apporté à Cornélia Salonina le deuil d’une mère va maintenant lui amener le sacrifice d’une épouse. Les légions romaines sont épuisées, elles auraient besoin de temps pour reconstituer leurs forces, mais une nouvelle menace leur interdit tout répit. Un peuple germanique se dresse contre elles, les Marcomans3. Plutôt que d’anéantir les dernières forces qui restent à l’empire, Gallien préfère transiger avec Attalus, le roi de ce peuple.
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Noms anciens de trois provinces romaines. La Pannonie correspond à une partie de l’Europe centrale, limitée au nord par le Danube, située à la place de l’actuelle Hongrie, en empiétant sur la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, la Slovénie, l’Autriche et la Slovaquie. Pour la Mésie, voir note 4. 2 Nom ancien de l’actuelle Osijek en Croatie. 3 Peuple germanique installé dans le bas-Danube, originaire de l’actuelle Moravie, dans l’est de la République tchèque. 273
Gallien veut user du même procédé qu’il a déjà éprouvé en Germanie, il se rapproche de ces Barbares pour qu’ils s’établissent à une extrémité de l’empire qu’ils auront à défendre d’autres invasions. Gallien confie à Attalus la garde de la Pannonie, mais leur pacte comprend une alliance matrimoniale inédite. Leur entente impose un simulacre de mariage entre Gallien et Pipa, la fille d’Attalus1. Un empereur romain déjà marié va devoir s’unir avec une Barbare, alors qu’autrefois Titus renvoya Bérénice2 ! Pour le bien de Rome, Cornélia Salonina doit souffrir que son mari ait une deuxième femme, ou plutôt une concubine. Gallien, en effet, n’a jamais songé à répudier Cornélia Salonina, aussi son mariage avec Pipa ne revêt aucune valeur juridique à Rome. Seuls les enfants que Gallien pourrait avoir de Cornélia Salonina à partir de maintenant seraient légitimes, et non ceux issus de cette Pipa. Cornélia Salonina sait que cet arrangement avec Attalus ne réduit en rien ses liens avec son mari. L’abnégation de Gallien et de Cornélia Salonina soulage Rome et épargne des vies. Une autre peine va maintenant s’abattre sur Cornélia Salonina. Il y a deux ans, Gallien avait élevé Saloninus, son fils cadet, à la dignité de César3, juste après la mort de son aîné, Valérien. Saloninus était toujours en Germanie, placé sous la protection de Postumus et de Silvanus. Un désaccord profond survint entre ces derniers à propos de la distribution d’un butin. Silvanus considérait qu’il revenait au César, et Postumus le destinait à ses hommes. Postumus était un chef habile, respecté, et particulièrement apprécié tant de ses soldats que du peuple ; il faisait l’unanimité autour de lui. Fort de cet avantage, il partit assiéger la ville où résidaient Silvanus et Saloninus. En maigre intimidation le jeune César revêtit le titre d’Auguste, mais en vain. La garnison de la ville se rallia à Postumus, il s’en empara sans difficulté. Postumus n’eut point d’égard pour Silvanus, il le fit mettre à mort. Il trahit aussi la confiance que Gallien lui avait accordée : Saloninus fut en effet lui aussi assassiné malgré son jeune âge4. Son père, médiocre satisfaction, le fit diviniser. 1
Certains disent Pipara. Voir supra La vie de Domitia, femme de Domitien, ch. 3. 3 En 258. 4 En 260, vers l’été. 2
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Depuis sept ans, Cornélia Salonina était la femme d’un Auguste, mais cette dignité fut fatale à son bonheur. Même si elle était maintenant la mère d’une divinité, la vie lui avait ravi deux fils et imposé une concubine à son mari.
Une tragédie pour le changement Durant tout le temps où Gallien et Cornélia Salonina enduraient tant d’épreuves pour le salut de l’empire, Valérien était en Orient. L’Auguste avait quitté Rome pour s’occuper des affaires de Mésopotamie ; tout au plus un an après son départ, il installa à Antioche1 qu’il se mit à restaurer à la suite des pillages perses. Valérien ne reverra plus jamais l’Italie. Cet homme à qui Cornélia Salonina doit d’être femme d’Auguste va disparaître dans de douloureuses circonstances pour Rome, et, pour un être vivant dans les pires tourments. Valérien doit faire face à plusieurs ennemis : en plus des troupes de Sapor, le roi perse contre lequel il livre en permanence des combats, il y a les Boranes2, puis les Goths. Pendant plusieurs années, la partie de l’empire placée sous la protection de Valérien se montre impuissante et va supporter les attaques répétitives des Barbares. Les Boranes se dirigent vers les rivages septentrionaux du Pontus3 afin de s’emparer du Bosphore Cimmérien4 et de villes comme Pityonte5. Ils atteignent finalement la rive asiatique du Pontus et mettent à sac Trapézounta6. Ensuite, les Goths les imitent, mais en visant l’autre Bosphore, celui qui est le verrou du Pontus. Sous leurs coups effroyables, les 1
En 255. Les Boranes sont un peuple susceptible de venir de territoires situés à l’est de la mer d’Azov. 3 Nom ancien de la mer Noire. 4 Nom ancien de l’actuel détroit de Kertch entre la mer Noire et la mer d’Azov, sa rive ouest est en Ukraine et sa rive est en Russie. 5 Nom ancien de l’actuelle Pitsounda sur le nord de la mer Noire, en Abkhazie à 70 km au sud-est de Sotchi. 6 Nom ancien de l’actuelle Trabzon (Trébizonde dans la tradition française), aujourd’hui en Turquie, sur la rive nord-est de la mer Noire. 2
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plus belles villes tombent une à une : Kios, Nicæa, Nicomédia, Prusa1... La Bithynie, probable patrie de Cornélia Salonina, est saccagée : les siens ont dû endurer de terribles épreuves. Les butins sont gigantesques, les prisonniers nombreux, et les humiliations indescriptibles. Tout ce qui faisait la beauté et la grandeur de ces cités est détruit et dévasté. Une fois les Barbares passés, ruines et terreur ont tout envahi. Valérien ne peut rien faire, le vieil empereur semble dépassé. Les légions et la cavalerie ne sont pas adaptées à ces ennemis qui se déplacent très vite, mais Valérien ne fait rien pour transformer son armée, il conserve son modèle ancien. De surcroît, les Barbares, fait inouï, possèdent maintenant une flotte constituée de navires saisis aux Romains, et ils détiennent des prisonniers qui leur apprennent comment les utiliser et comment construire de nouveaux. Désormais, ces Barbares peuvent facilement quitter leur territoire et naviguer tout droit vers l’empire, puis repartir enrichis de leurs prises. Ils n’ont qu’à traverser le Pontus. Ce fléau est terrible, et pendant ce temps Valérien, comme pour rassurer sa propre autorité, s’en prend à certains Romains qu’il voit comme des ennemis, les chrétiens2. Leur foi les rend pourtant moins redoutables que les Barbares ! Gallien ne peut agir autrement que de faire respecter les décisions de son père visant les chrétiens. Il agit avec application bien que Cornélia Salonina et luimême désapprouvent vraisemblablement cette persécution. Pour le moment, ils sont tenus de faire suivre d’effets les décisions de Valérien. Il est fait reproche aux chrétiens de refuser de sacrifier aux dieux de Rome. Aux yeux des païens, ce geste rompt inévitablement l’équilibre et provoque la colère divine : tous les malheurs qui accablent l’empire en sont la conséquence, et les chrétiens sont les responsables ! Si pour Valérien, il est maintenant nécessaire d’éradiquer la menace que représentent selon lui les chrétiens, pendant les quatre premières années de son règne il les avait pourtant laissés tranquilles. Ensuite, durant deux années consécutives, il prend de terribles sanctions contre eux3, peut-être suggérées par Macrianus, le 1
Noms anciens des actuelles villes turques de Gemlik, Iznik, Izmit, et Bursa en Anatolie. 2 En 258. 3 En 257 et 258. 276
responsable de finances de l’empire qui espérait récupérer les richesses des chrétiens fortunés. Dans un premier temps, Valérien punit par l’exil élite des chrétiens, c’est-à-dire les évêques, les prêtres et les diacres qui refusent de sacrifier. Certains d’entre eux furent même condamnés aux travaux forcés dans les mines. Dans un second temps, l’année suivante, ces mêmes exilés doivent se soumettre à sacrifier, sous peine de mort ; ensuite, les sénateurs et les chevaliers ont obligation de renoncer à la foi chrétienne. À défaut, ils perdent leur rang et leur patrimoine, et ceux de leurs épouses tombent dans le trésor impérial. Les chrétiens servant dans la maison impériale sont dépouillés de leurs biens, et s’ils n’abjurent pas ils sont déportés dans les domaines impériaux. Les chrétiens étaient assez nombreux à la cour, il y en avait probablement dans l’entourage immédiat de Cornélia Salonina. Cette mesure ne put que l’accabler. À peine le péril barbare paraît-il s’atténuer qu’à son tour la peste décime les troupes de Valérien. Rome pendant ce temps consomme ses forces en s’acharnant sur les chrétiens, et Sapor s’apprête à jeter ses armées sur l’empire avec une détermination renforcée1. Les Perses avancent inexorablement, rien ne les arrête. Valérien a compris qu’il n’a pas les moyens de résister devant son adversaire ; plutôt que de combattre et de perdre, il essaye d’acheter la paix à Sapor. Valérien espère négocier comme le fit autrefois Philippe l’Arabe avec ce même roi2. Le Romain propose de l’argent. Le Perse refuse. Tout ne semble pas encore perdu pour Rome, car Sapor invite Valérien à une entrevue. Valérien accepte. Valérien rejoint Sapor en se faisant accompagner d’une petite escorte, mais au lieu de rencontre prévu, le Perse dévoile toute sa perfide et trahit tous les usages. Sapor ignore toute loyauté, il met en œuvre l’ignoble ruse qu’il avait conçue : il s’empare de la personne de Valérien. L’empereur romain est détenu en captivité ! Jamais Rome n’avait subi un tel revers, un tel drame, une telle offense. Les forces romaines sur place ne parviennent pas à libérer Valérien. Nombre de rois locaux supplient Sapor de libérer l’empereur. Sapor
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En 259-260. Voir supra La vie de Marcia Otacilia Sévéra, femme de Philippe l’Arabe, ch. 1. 277
refuse, il retient Valérien et l’humilie. Le Perse se sert du vieil homme de soixante et dix ans comme marche pied pour monter à cheval ! La fin de Valérien va être tragique à croire les récits que les auteurs chrétiens vont aussitôt rapporter. Ces hommes n’ont jamais oublié la persécution que Valérien avait lancée contre ceux de leur foi, aussi vont-ils vite faire état de son terrible sort, ou même l’imaginer dans un esprit de vengeance. Selon eux, Sapor réserva à Valérien un art que l’on pratiquait habilement dans sa nation : après un certain temps de captivité, l’empereur romain fut écorché, probablement vif. Sa peau fut ensuite conservée en guise de trophée. Quand Valérien fut exécuté, il y avait sept ans qu’il était empereur, et presque autant de temps qu’il avait quitté Rome1. Son destin ne paraît pas avoir beaucoup affecté Gallien ni Cornélia Salonina ; cette indifférence ne doit pas étonner, car, pour beaucoup, Gallien ne supportait plus la sévérité de son père et il souhaitait en être dégagé. Il est vrai aussi que de leur côté, Gallien et Cornélia Salonina avaient à endurer des difficultés sans nombre, et que des traîtrises leur avaient enlevé deux fils bien-aimés. Le couple est en tout cas libéré du respect révérenciel qu’il devait à Valérien, hostile à leurs idées novatrices. L’empereur et sa femme peuvent dès à présent s’appliquer à de nouveaux principes pour diriger l’empire.
La chute Gallien s’était effectivement retrouvé seul à gouverner l’empire dès lors que son père avait été capturé, mais la réalité était légèrement différente. Il serait plus exact d’affirmer qu’il était le seul à gérer les affaires publiques en portant légitimement le titre d’Auguste, car il dut affronter une multitude d’usurpateurs. En Gaule, Postumus est proclamé Auguste, et ses troupes le soutiennent : c’est une rébellion ouverte dirigée contre Gallien. Postumus érige un véritable empire indépendant qui couvre la Germanie, la Bretagne et l’Hispanie ; seule la région comprise entre le
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En 260. 278
fleuve Rhodanus1 et les Alpes reste sous l’autorité de Rome. Gallien va lancer à deux reprises ses armées contre Postumus, la première dès l’assassinat de son fils, la deuxième trois ans plus tard2. Ces tentatives ne connaissent aucun succès. Cornélia Salonina non seulement n’a pas vu pas la mort de son fils vengée, mais il s’en est fallu de peu pour qu’elle devînt veuve. Gallien en effet ne ménage pas du tout sa personne, il prend des risques audacieux devant les ennemis ; il ne se limite pas à observer les efforts de ses troupes, il participe au combat. Gallien se précipite parmi ses hommes, il les encourage, il les stimule, il se bat. Il s’implique tellement dans l’action qu’il reçut une flèche lors d’un affrontement. Le pire fut évité, mais de peu. Malgré son intérêt personnel dans la guerre contre Postumus, le couple impérial n’a pas la possibilité de s’attarder en Gaule ni de poursuivre la campagne militaire contre l’assassin de son fils ; des dangers beaucoup plus graves réclament Gallien ailleurs : les Goths. Somme toute, Postumus n’était pas un réel danger pour l’Italie, au contraire. Même en s’étant soustrait à l’autorité de Rome pendant dix ans, grâce à son talent militaire il la protégea de tout assaut barbare venu de Germanie. De plus, là où Postumus se trouvait, le droit reprenait toute son autorité. Cornélia Salonina acquiert la réputation de s’immiscer, directement ou non, dans les affaires de l’empire. Les adversaires de Gallien lui reprochent effectivement d’accepter l’influence de sa femme, elle lui donne des conseils et formule des remarques, notamment sur les personnes, civiles et militaires, dont il s’entoure. Si l’on en croit les monnaies qui associent Cornélia Salonina à l’abondance et à Ségeste, la déesse de moissons, il est probable qu’elle se soit impliquée dans le ravitaillement de Rome. Cornélia Salonina est maintenant âgée d’une trentaine d’années environ, elle porte de façon certaine le titre d’Augusta, il se peut toutefois que son beau-père le lui ait attribué six ans auparavant, un an après avoir accédé à la tête de l’empire3. De très nombreuses monnaies attestent son rang, elles la comparent aux divinités les plus prestigieuses de Rome comme Vénus nourricière, Junon et Diane, ou 1
Nom ancien du Rhône. En 260-261, puis en 264. 3 En 254. 2
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aux plus vertueuses, telles la Pudeur, la Piété, l’Équité, la Félicité, l’Abondance... Au cours de leurs déplacements, Cornélia Salonina et Gallien fréquentèrent à Athènes le philosophe Plotin et Porphyrius, son disciple. Les deux hommes animaient la secte platonicienne. Plotin est peu à peu devenu un intime du couple qui apprécie ses discours, il est surtout proche de Cornélia Salonina. Ensemble, ils projettent de bâtir en Italie, plus précisément en Campanie, une cité nommée Platonopolis : les principes de Platon régiraient la vie de l’endroit. Peut-être est-ce dans l’espoir de voir les préceptes de Platon chers à sa femme être diffusés et conquérir de nouveaux adeptes que Gallien, aussitôt seul au pouvoir, a mis fin à la persécution des chrétiens. Depuis Médiolanum1, il ordonne la restitution immédiate de leurs lieux de cultes, puis celle de leurs cimetières2. Tandis que les Barbares se manifestent partout, la nature se met à son tour à menacer les villes d’une grande partie de l’empire. Pour beaucoup, elle punit Rome d’avoir abandonné Valérien aux Perses il y a deux ans, et de tolérer maintenant les chrétiens3. Cornélia Salonina, démunie, ne peut qu’observer la terre, le ciel et la mer se révolter. Un gigantesque tremblement de terre bouleverse l’empire : Rome est touchée, la Libye aussi, mais surtout l’Asie4. Le sol grondait, se fendait et s’ouvrait, de l’eau salée jaillissait des entrailles de la Terre. Le ciel s’épaississait en semant l’effroi : des jours durant, il resterait obscur. En plusieurs lieux, la mer se déchaînait : elle se soulevait et engloutissait des villes. À cet effroyable fracas, un fléau de plus frappe Rome. La peste. Elle a déjà meurtri les légions de Valérien, mais depuis elle se répand : après avoir atteint l’Égypte, maintenant elle est là, en Italie. En un jour, à Rome même, cinq mille personnes vont en périr. Face à un monde qui réclame de réponses rapides, Gallien en apporte pour réformer les anciens usages. Il interdit aux sénateurs l’accès aux carrières militaires ; pourtant sa propre famille était de 1
Nom ancien de l’actuelle Milan, en Italie. En 260. 3 En 262. 4 L’actuelle Turquie. 2
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rang sénatorial. Simultanément, il transforme l’armée et réorganise la cavalerie pour s’adapter aux nouveaux ennemis. Le Sénat se sent trahi par le couple impérial, l’empereur et sa femme ont définitivement acquis la haine des sénateurs. Aucune distinction n’est faite entre Gallien et Cornélia Salonina, non seulement elle est soupçonnée d’intervenir dans les choix de son mari, mais de surcroît leurs deux visages sont portés sur des monnaies en mentionnant la concorde des Augustes. Il reste encore toutefois quelques hauts personnages courageux pour louer publiquement Cornélia Salonina. L’un d’eux, un procurateur de Maurétanie Césarienne1 dénommé Aurélius Victor, a fait graver sur une porte très fréquentée de l’enceinte de Rome une dédicace en l’honneur de la très sainte Salonina que des monnaies qualifient aussi d’heureuse pieuse. Le peuple n’est pas plus compréhensif que le Sénat, il ne voit qu’un fils qui a abandonné son père, et un empereur qui laisse une vingtaine d’usurpateurs successifs se déchirer l’empire. Pourtant, ces imposteurs s’entretuent, et les vainqueurs protègent l’empire des Barbares ou des Perses, et Gallien n’aurait jamais pu être sur tous les fronts à la fois, mais ces détails échappent à la plèbe. Ce que le peuple garde en mémoire, c’est Cornélia Salonina et Gallien s’entretenant avec des érudits grecs. On les sait se livrer à des pratiques suspectes en Grèce où l’empereur s’est fait initier aux mystères d’Éleusis. À la suite de ce rite, des monnaies sont émises où lui, l’empereur, a inscrit son nom sous une forme, qui pour la plupart, semble être au féminin ! Ses bustes le montrent désormais avec une barbe et un manteau, comme les philosophes alors que la cuirasse serait plus utile en cette période de guerres incessantes ! Que retient la plèbe ? Alors que tout va à la ruine, Cornélia Salonina achète des pierres précieuses, et en plus elle se fait berner ! Un jour, un marchand de pierreries lui avait présenté quelques pièces qu’elle trouva à son goût. Elle en acheta, l’homme fut payé en conséquence, mais il n’avait vendu que des morceaux de verre bien taillés. La tromperie fut toutefois découverte à temps pour réagir. Gallien fit arrêter le maraud en montrant une ferme intention de le faire mettre à mort : le fraudeur avait bafoué une Augusta ! La
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Nom d’une province romaine, correspondant, à peu près, aux régions maritimes et centrales de l’actuelle Algérie. 281
décision impériale est claire : le marchand malhonnête ira sur le sable de l’amphithéâtre où se produisent les bêtes sauvages. Le moment venu, tout le monde était là, Gallien, Cornélia Salonina, le marchand, les spectateurs et les bêtes sauvages, conservées dans leurs cellules sous les tribunes. Le condamné est placé au pied des gradins, à proximité de l’ouverture d’où sortent les lions. Il est terrorisé. Lentement, les grilles s’écartent. Soudain, des bruits retiennent l’attention de tous. Un animal surgit. C’est un chapon ! Dans la stupéfaction générale, le crieur public prononça des mots glissés par Gallien : Il a commis une tromperie, il en a subi une. Gallien et Cornélia Salonina, remplis de clémence, avaient décidé d’épargner le coupable, mais aussi de lui infliger une leçon. Le peuple fut mécontent, car il avait perdu une victime. Les choix de Gallien et de Cornélia Salonina avaient provoqué beaucoup d’incompréhensions ; il ne pouvait qu’en sortir des rumeurs. Si l’on s’y fie, Cornélia Salonina a dû supporter bien des outrages. Gallien n’aurait été qu’un débauché épris de plaisirs, un grivois courant les tavernes et s’entourant de concubines, un amateur de vin et d’orgies, un prodigue dilapidant l’argent public pour fêter dans un faste inhabituel ses dix ans de règne, et un dévoyé passant son temps au cirque et au théâtre. Tant de vices en une seule personne auraient dégoûté la plèbe, les armées et tous les peuples soumis à Rome : Cornélia Salonina aurait eu à partager sa vie avec cet homme ! Au mieux, il est certain, elle a eu le loisir de goûter à l’un des onéreux raffinements de Gallien, manger tout au long de l’année ces fruits qu’il faisait pousser en permanence dans des constructions particulières appelées forts à fruits ! Ces bruits sont lancés à propos du couple impérial, car les Barbares continuent à se précipiter sur l’empire. Pourtant, Odenath, un prince de Palmyre, allié de Rome, éloigne les Perses et reprend leurs conquêtes, tandis que Postumus assure la sécurité des Gaules. Toutefois, en Asie, les Goths se sont maintenant jetés sur la Grèce, puis à nouveau sur la Bithynie. Au cours de l’année où Gallien célèbre les dix ans de règne de sa famille, c’est-à-dire trois ans après la
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capture de son père, l’une des merveilles du monde, le temple d’Artémis à Éphèse est profané, pillé, saccagé1. Malgré bien des efforts, la situation militaire ne s’améliore pas. D’année en année, il n’y a aucun répit. Il serait faux de croire que Gallien passe tout son temps à Rome ; avec Cornélia Salonina, Mère des camps, il se déplace là où il faut quand il le faut. L’empereur va sur le front diriger les opérations, et sa femme l’accompagne. Ainsi, quatre ans après l’épisode d’Éphèse, Gallien vient de remporter une belle victoire sur les Hérules2, à Naissus3, quand il apprend que son général Auréolus l’a trahi. Les troupes de cet homme qui sont censées protéger l’Italie l’ont proclamé Auguste. Gallien est contraint malgré lui de retourner en Italie pour régler cette affaire. Une bataille oppose le mari de Cornélia Salonina et Auréolus. Le général félon est battu, il se retranche dans Médiolanum. Gallien assiège la ville quand une nouvelle trahison le guette. Au milieu de la nuit, on annonce une attaque soudaine de l’ennemi. Dans le camp, chacun est surpris et s’affaire. Gallien sort de sa tente, sa garde personnelle se prépare à un assaut extérieur, quand, dans le noir, venu de nulle part si ce n’est de l’intérieur du camp lui-même, une lance anonyme atteint l’empereur. D’ennemis, il n’y en a aucun. Tout n’était que simulacre, tout n’était que complot. Gallien sent qu’il ne survivra pas à sa blessure et qu’il va bientôt mourir, mais il trouve encore suffisamment de force en lui pour désigner son successeur. Pour le bien immédiat de l’empire, il porte son choix sur Claude dont le futur empereur Constantin revendiquera la parenté. Claude se trouve alors à Ticinum, Gallien lui fait immédiatement porter les insignes de l’empire4. Dès que la mort de Gallien fut annoncée, le Sénat approuva la proclamation de Claude à l’empire, mais les sénateurs ordonnèrent aussi de tuer tous les agents et tous les intimes de Gallien. Licinius Valérien, le frère de Gallien, fut exécuté, tout comme le consul Marinianus, son neveu ou cousin maternel. Depuis ce jour, en une fin 1
En 263. Les Hérules sont un peuple germanique dont les origines se trouvent en Scandinavie. 3 Nom ancien de l’actuelle Niš en Serbie, la Mésie, divisée en deux provinces romaines, occupait la partie inférieure du cours du Danube, de l’actuelle Serbie à la mer Noire. 4 Nom ancien de l’actuelle Pavie, en Italie. 2
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d’été et au bout d’un règne de quinze ans1, on ne parle plus de Cornélia Salonina. Cette femme disparaît dans la discrétion, comme elle avait vécu : elle avait une quarantaine d’années. Il est fort possible qu’elle n’ait pas survécu à son mari. Cependant toute leur descendance ne fut pas anéantie lors de cette funeste journée, car une vingtaine d’années après ce drame, on mentionne toujours son existence à Rome. Alors que Cornélia Salonina fut toujours très proche de Gallien, les hommes n’ont pas cru bon de les réunir dans la mort. Claude, le nouvel empereur réclama l’apothéose seulement pour Gallien, il fut finalement promu au panthéon romain malgré les extrêmes réticences du Sénat. Claude s’occupa aussi de la sépulture du Licinius Valérien, le frère de Gallien. Cornélia Salonina n’eut pas à partager l’honneur accordé à son mari, en dépit de tout son dévouement et de toutes les douleurs qu’elle a connues pour l’empire. Toutefois, peut-être, ne l’aurait-elle pas apprécié ? Une monnaie crée un mystère. Elle porte à la fois le buste de Cornélia Salonina et l’inscription où au nom Augusta est ajoutée l’expression en paix que seuls les chrétiens utilisent alors. Comment une telle monnaie aurait-elle pu être frappée après la mort de l’Augusta ? On sait seulement qu’une certaine liberté régnait dans les ateliers monétaires, à tel point que l’empereur Aurélien, qui succédera à Claude deux ans seulement après la mort de Gallien, voudra rétablir l’ordre dans l’aloi de la monnaie. Il y aura une véritable révolte dans ces ateliers, Aurélien devra envoyer l’armée contre les insurgés, réfugiés sur le mont Cœlius, l’une des sept collines de Rome. Le conflit sera particulièrement rude et fera sept mille morts parmi les soldats. Si Cornélia Salonina fut chrétienne ou supposée l’être, les cercles chrétiens le savaient. Il n’est pas vain d’imaginer que l’un d’eux, introduit dans les ateliers monétaires pour un temps soustraits à toute autorité, ait conçu une telle monnaie en l’honneur de Cornélia Salonina. Même si elle la méritait, il s’agit d’une énigme pour l’éternité. 1
En septembre 268.
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FAUSTA
La vie de Fausta, femme de Constantin. (Empereur de 306 à 337)
Après plusieurs décennies remplies de luttes entre des factions militaires rivales et d’assauts répétés de Barbares, l’empire est en passe de trouver une nouvelle stabilité avec la proclamation de Dioclétien à sa tête1. Pour répondre aux exigences de la situation, le nouvel Auguste a imaginé une organisation inédite : tout en conservant la primauté, il s’associe un César qu’il élève ensuite à la dignité d’Auguste. Chacun des deux va s’occuper d’une partie de l’empire et s’adjoindre par la suite son propre César pour l’aider ou éventuellement lui succéder. Pendant les vingt ans où règne Dioclétien, son initiative se montre efficace. Lorsqu’il quitte volontairement le pouvoir à l’âge de soixante ans2, la transition ne se déroule pas comme il l’avait imaginée et espérée. De nouvelles et longues épreuves vont rapidement meurtrir l’empire. À terme, elles amèneront au pouvoir un empereur unique, Constantin. Fausta était sa femme. Alors que Fausta n’était qu’une tendre enfant, les seuls intérêts de son père avaient déjà scellé ce que serait son destin. À peine est-elle adulte, que son existence est vouée à voir ses propres parents et son mari essayer de s’entretuer. Finalement, les coups de Constantin auront le dessus, parfois avec l’aide même de Fausta. Ce soutien n’épargnera pourtant pas cette femme de l’intransigeance de son mari : l’empereur chrétien lui offrira une mort atroce et prématurée. Depuis, il reste encore à se convaincre pourquoi.
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En 284. En 305. 287
Des mariages pour alliance Fausta est née à Rome. Elle n’était pas une nouveau-née ordinaire, car son père, Maximien, était alors empereur. À cette époque, la ville n’était déjà plus le siège du pouvoir impérial, Maximien résidait en effet à Médiolanum1 quand il était en Italie. C’est Dioclétien, d’environ six ans son aîné et dont il était un ami et compagnon d’armes, qui l’avait élevé au rang de César pour commencer, puis à celui d’Auguste un an plus tard2. Maximien exerçait son autorité sur la partie occidentale de l’empire où l’on parle en latin, et Dioclétien sur celle où la langue grecque s’était imposée. Dioclétien conservait cependant la préséance sur Maximien. Maximien était originaire de Pannonie3, et on l’avait surnommé Hercule à cause de son affection envers cette divinité. Maximien était tout autant un habile militaire qu’un personnage féroce, grossier et débauché. Fausta avait pour mère une Syrienne nommée Eutropia. Cette femme a donné la vie à d’autres enfants : un fils, Maxence, et une fille, Théodora. Certains ont vite prétendu que Maxence n’était que le fils supposé de Maximien, qu’il n’était qu’une ruse de la Syrienne pour s’attacher son mari. Quant à Théodora, elle n’était pas née des œuvres de Maximien, mais d’un précédent mariage. Son père fut autrefois consul et préfet du prétoire de Dioclétien4. Maximien a toutefois accueilli Théodora dans son foyer en la traitant avec considération. Au bout de presque sept années de règne5, Dioclétien et Maximien s’adjoignent chacun un César. Dioclétien porte son choix sur Galère, et Maximien sur Constance6. 1
Médiolanum est le nom ancien de Milan, en Italie. En juillet 285, puis en avril 286. 3 Nom ancien d’une partie de l’Europe centrale, limitée au nord par le Danube, située à la place de l’actuelle Hongrie, en empiétant sur la Croatie, la Serbie, la Bosnie-Herzégovine, la Slovénie, l’Autriche et la Slovaquie 4 Il s’agit de Flavius Afranius Hannibalianus. 5 En 293. 6 Constance était d’une telle pâleur que deux siècles après sa mort les auteurs vont commencer à l’appeler Constance Chlore, le distinguant ainsi de ses homonymes. Ce surnom lui est resté. 2
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Dioclétien est installé à Nicomédia en Bithynie1, il suit les affaires d’Asie et d’Égypte. Son César, Galère, est à Sirmium d’où il s’occupe de l’Illyricum2 et des territoires le long du Danubius3. Pour sa part, Maximien veille sur l’Italie, l’Hispanie et l’Afrique depuis Mediolanum. Constance, son César, se trouve en Germanie supérieure, à Colonia Augusta Treverorum4, il se charge de la Gaule, de la Bretagne et de la Germanie. Constance est le père de Constantin, le futur mari de Fausta. Constantin se rapproche de la vingtaine quand son père devient le César de Maximien5, et, dans ces mêmes années, Fausta est encore une jeune enfant qui a tout au plus sept ans6. Pour affermir les nouveaux liens qui l’unissent à Maximien, Constance va se rapprocher à titre personnel de sa famille. Il se marie avec sa belle-fille, Théodora, la fille d’un premier mariage d’Eutropia. Cette entrée dans la famille impériale a exigé de Constance de se séparer de sa concubine, Hélène, la mère de Constantin. Hélène n’était pas d’une noble naissance : elle était fort humble, elle travaillait dans une auberge. Elle accouchera de Constantin en Mésie supérieure, à Naissus7. Quand Constantin commence sa carrière militaire, Fausta n’est pas encore sortie de l’enfance. Il est d’abord tribun auprès de son père, César en Occident, avant d’être rapidement affecté en Orient dans l’entourage de Dioclétien et de Galère. Constantin n’en reviendra pas avant douze ans. Son déplacement peut symboliser l’entraide et la fidélité réciproque entre les deux Augustes et leurs Césars, mais on 1
Nicomédia est le nom ancien de l’actuelle Izmit en Turquie. La Bithynie est un ancien royaume grec devenu province romaine sous Trajan et situé au nord-est de l’Asie Mineure, dans l’actuelle Turquie, sur les bords de la mer Noire et sur la rive asiatique du Bosphore. 2 Sirmium est le nom ancien de l’actuelle Sremska Mitrovica en Serbie. L’Illyricum correspond au littoral oriental de la mer Adriatique. 3 Nom ancien du Danube. 4 Nom ancien de l’actuelle Trèves en Allemagne. 5 Constantin est né vers 273-274. 6 L’année de naissance de Fausta est totalement inconnue. Elle a pu naître vers 286 selon certains indices. 7 Nom ancien de l’actuelle Niš en Serbie, la Mésie, divisée en deux provinces romaines, occupaient la partie inférieure du cours du Danube, de l’actuelle Serbie à la mer Noire. 289
peut y voir la détention d’un otage pour éviter toute appropriation familiale du pouvoir : Dioclétien est tout à fait hostile à une telle dérive. La tentation pourrait exister à travers Fausta et Constantin à cause des arrangements de leurs pères. Avant son départ pour l’Orient, Constantin, pourtant déjà jeune homme, aurait été fiancé à Fausta, à peine fillette. Les fiançailles de leurs enfants rendaient toujours plus proches Maximien, l’Auguste d’Occident, et Constance, son César. La perspective de l’union de Constantin et de Fausta prolongeait celle existant déjà entre Constance et Théodora. Dans le palais impérial d’Aquiléia1, une mosaïque représentera quelques années plus tard la jeune Fausta remettant à son fiancé partant en Orient un riche casque rehaussé de pierreries et orné de plumes. Leur mariage n’aura effectivement lieu que dans plusieurs années, lorsque Constantin reviendra d’Orient et que Fausta aura grandi. Les ambitions de Constantin rendaient son mariage avec Fausta utile, si ce n’est nécessaire. Fausta trouvait aussi un intérêt dans cette union. En épousant le fils d’un César susceptible de devenir lui-même un jour Auguste, elle pouvait espérer conserver le rang officiel que sa naissance lui avait déjà donné et qu’elle garderait aussi longtemps que son père régnerait. Fausta ne sera pas la première femme à entrer dans la vie sentimentale de Constantin, une certaine Minervina l’a précédée, donnant même naissance à un fils, Crispus. Il est impossible de savoir si la relation de Constantin et de Minervina était antérieure ou non aux fiançailles avec Fausta. Si tel fut le cas, nul ne sait s’il s’est agi d’un concubinage ou d’un mariage se terminant par un divorce ou un décès, Constantin a pu être veuf très jeune. Dans le cas inverse, Constantin aurait eu une liaison notoire alors qu’il était fiancé avec la fille de l’empereur, ce qui est possible, mais peu probable. Pendant que Fausta vit son enfance auprès de son père en Occident, Constantin suit Dioclétien durant toutes ces années dans ses inspections de la partie de l’empire qu’il dirige, notamment en Égypte.
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Nom ancien de l’actuelle Aquilée au nord-est de l’Italie, à 120 km à l’est de Venise et à 51 km à l’ouest de Trieste. 290
Dioclétien est un homme vigoureux, mais en vieillissant il s’affaiblit et laisse de plus en plus de pouvoir à son César, Galère. Constantin devient l’objet de manœuvres désobligeantes de sa part : Galère l’expose volontairement à plusieurs reprises à des périls extrêmes. Plus le temps passe, plus la situation de Constantin se dégrade : Galère l’a même contraint à s’enfoncer en personne à cheval dans des marécages pour mener une attaque contre des Sarmates1 dans les dangereuses eaux du Danubius. Pour Constance, cela en est trop de savoir Constantin ainsi traité. Il réagit en demandant à plusieurs reprises à Galère de lui renvoyer son fils, mais en vain. Ce contexte change soudain quand Constance et Galère deviennent Augustes sur l’initiative de Dioclétien : il a en effet décidé d’abdiquer et a imposé ce choix à Maximien, pourtant plus jeune que lui de près de six ans2. Finalement, un soir, Galère feint d’autoriser à contrecœur que Constantin puisse s’en aller. Galère avait donné son accord par lassitude, à force d’entendre les demandes qui lui étaient faites, mais ce n’était qu’un leurre. Il faisait alors nuit, il comptait revenir sur son accord dès le lendemain matin. Constantin saisit l’opportunité : ne désobéissant en rien, il part sur-le-champ. Il préfère affronter le risque de l’improvisation, sans attendre ni rien préparer, plutôt que de se voir retirer une autorisation si difficilement acquise. Ce départ inespéré prend Constantin au dépourvu : pour se sauver et rejoindre son père, il utilise les relais de la poste impériale. Il doit traverser tout l’Occident, il craint à tout moment d’être rattrapé par les hommes de Galère lancés à sa poursuite. Pour prévenir ce danger fatal, il est obligé de mutiler au passage les chevaux pour que ses poursuivants n’aient pas les moyens de le saisir. Après tant d’efforts, Constantin retrouve son père à Bononia3 ou peut-être même, de l’autre côté de la mer, en Bretagne. Dans les deux cas, il se joint à l’expédition que l’empereur avait prévu de mener sur cette île. Constance ne verra pas la fin de cette campagne militaire, car il s’éteint à cinquante-six ans environ, peu de temps après l’arrivée de son fils. Une vie faite de combats l’avait épuisé, et une mort naturelle 1
Les Sarmates sont un peuple nomade venant de Scythie, de la région du Don. Le 1er mai 305. 3 Non ancien de l’actuelle Boulogne-sur-Mer dans le nord de la France, située sur la Manche. Ce site fut aussi appelé Gesoriacum dans l’Antiquité romaine. 2
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l’emporta. Constance reçoit l’apothéose, il est désormais placé parmi les dieux de Rome. Il est mort à Eboracum1, comme l’empereur Septime Sévère, il y a presque un siècle. Avant de mourir, Constance avait désigné son fils pour lui succéder. Le jour même de la disparition de Constance, ses légions proclamèrent comme nouvel empereur Constantin : le fiancé de Fausta était devenu Auguste sans avoir été auparavant un César, ni avoir obtenu l’accord de l’Auguste d’Orient, Galère. Cette situation était contraire à tout ce qu’avait voulu Dioclétien : les réactions ne se vont pas se faire attendre. Galère ne reconnaît pas le choix des légions de Constantin malgré le soutien qu’ont manifesté au jeune Auguste des nations étrangères comme celles des Alamans. Étant donné que Constance avait un César, en la personne de Sévère, c’est à lui que revenait de devenir Auguste et de choisir à son tour son propre César. Pour le moment, cette procédure plus modeste convient à Constantin, il renonce au titre d’Auguste que ses soldats lui avaient remis, il accepte de devenir le César de l’Auguste Sévère. Cette mesure satisfait tous les partis. Des pièces sont aussitôt frappées pour faire connaître le nouveau rang de Constantin. Malgré le décès de son père, Constantin était toujours tenu par les engagements que celui-ci avait pris pour lui à l’égard de Fausta, devenue jeune fille depuis. Pour Constantin, le mariage qui s’annonce avec Fausta est peut-être un avantage, compte tenu des circonstances du moment. Quant à Fausta, elle ne peut qu’apprécier que son fiancé occupe dès à présent une place officielle et légitime dans l’administration de l’empire, car maintenant son père n’en a plus, et son frère n’en dispose pas. Des espoirs s’ouvrent à elle. Constantin continue à servir l’empire, il conduit avec succès une guerre contre des Francs, puis contre les Bructères2. Il installe sa résidence en Germanie, à Colonia Augusta Treverorum, comme autrefois son père. Constantin fait acte de loyauté, mais ce n’est pas le cas du frère de Fausta, Maxence, ni, peu après, de Maximien, leur père. 1
Ville fortifiée romaine en l’emplacement de l’actuelle York dans le nord de l’Angleterre. 2 Les Bructères sont un peuple germanique installé en Westphalie et à Hanovre. 292
Constantin est rapidement confronté à des choix cruciaux : son engagement envers Galère, son ambition, et ses rapports avec les proches de Fausta, sa fiancée. De plus, Fausta a désormais atteint l’âge d’être mariée ou en est très proche, Constantin doit penser à se marier ou à renoncer à ses fiançailles. Loin de la Bretagne et de la Germanie, des événements imprévus surviennent à Rome. Trois mois après la mort de Constance1, les prétoriens et le peuple proclament Maxence, le frère de Fausta, empereur. Très rapidement, les légions d’Italie et d’Afrique lui apportent leur soutien. Maximien ne se tient pas en retrait, il contribue à l’usurpation que trame son fils. Sévère, l’Auguste d’Occident s’interpose, car il ne saurait tolérer qu’un autre homme porte le même titre que lui. Il veut envoyer ses troupes à l’assaut de Maxence qu’il tient pour usurpateur. Ses soldats qui ont autrefois servi sous Maximien refusent de combattre maintenant contre son fils : ils se rallient au jeune Auguste et abandonnent Sévère. L’empereur légitime se renferme dans Ravenne2, mais au printemps il est poussé à la reddition. Sévère est ensuite assassiné dans une embuscade tendue entre cette ville et Rome, au lieu-dit des Trois tavernes. Devant le succès de son fils, le père de Fausta et de Maxence n’en reste pas à sa position initiale. Il décide de reprendre lui aussi la pourpre impériale et de s’en revêtir alors qu’il avait abdiqué deux ans auparavant à la demande de Dioclétien et en même temps que celui-ci. Fausta commence par voir son père et son frère la porter tous les deux, puis, sans pouvoir intervenir, elle va assister au conflit qui va rapidement les opposer. Leur querelle semble néanmoins toute feinte. Elle justifie à Maximien de partir en Gaule pour se rapprocher de Constantin : il s’agit probablement d’une manœuvre au profit de Maxence dont le but caché est d’écarter dès que possible de l’empire le fiancé de Fausta. À l’issue de l’année et de ces retrouvailles dictées par les événements, Fausta et Constantin se marient3. Leur union a vraisemblablement lieu en Germanie, à Colonia Augusta Treverorum. 1
Le 28 octobre 306. Ravenne est aujourd’hui située à une dizaine de kilomètres de la mer Adriatique à 114 km sud-ouest de Venise et à 282 km au nord-est de Rome. 3 En décembre 307. 2
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Fausta a une quinzaine d’années ou légèrement plus, Constantin en a plus de trente. Quant à Crispus, le fils que Constantin avait eu de Minervina, il n’est pas encore sorti de l’enfance. Fausta est désormais fille, femme et sœur d’Augustes : en Occident, l’empire a en effet simultanément trois Augustes, Maximien, Maxence et Constantin. Maximien vient de remettre à Constantin la dignité d’Auguste en même temps que sa fille, Fausta.
Des affaires de famille Dans l’année qui suit tous ces changements, Dioclétien sort de sa retraite devant la situation chaotique que traverse l’empire. Il quitte son palais près de Salona1 sur la côte de l’Illyricum pour se rendre à Carnuntum2 afin de rencontrer Maximien et Galère3. Maximien renonce pour la deuxième fois à la pourpre impériale, il est plus jeune que Dioclétien, il a près de cinquante-huit ans. Il retourne en Gaule auprès de son gendre, Constantin, et de sa fille, Fausta. Cette parenté ne l’émeut en rien, car il a pour idée de renverser le mari de Fausta. Maximien s’installe auprès de sa fille et de son mari dans l’attente d’un moment opportun pour mener à bien ses velléités. Cet instant arrive quand Constantin part avec une petite armée combattre des Francs aux limites de l’empire, Maximien profite de cette absence pour tenter de s’emparer du pouvoir. Il essaie de corrompre le gros des troupes qui n’était pas parti avec Constantin sur le front et qui était probablement cantonné à Arelate4. Constantin est très tôt tenu au courant, il réagit avec une extraordinaire célérité. À peine est-il informé des manœuvres de son beau-père qu’il fait demi-tour. Constantin part affronter le père de Fausta. Maximien ne peut pas résister à ses ambitions, il reprend une nouvelle fois la pourpre
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Salona, nom ancien de l’actuel Solin en Croatie (Dalmatie). Le palais est à l’origine de l’actuelle ville de Split. 2 Capitale de la Pannonie supérieure, située le long de la route de l’ambre. Site aujourd’hui en Basse-Autriche, près de Petronell. 3 Le 11 novembre 308. 4 Nom ancien de l’actuelle Arles, dans le sud de la France. 294
impériale, par deux fois déjà abandonnée. Fausta est réduite à observer une lutte entre son père et son mari. Le vieil empereur se retranche à Massilia dont les remparts rendent le siège difficile1. Quand Constantin arrive, Maximien l’invective du haut des fortifications. Constantin n’est pas en position de force, car il n’a pas les machines de guerre nécessaires pour prendre la ville. Heureusement pour lui, les habitants de Massilia sont peu fiables, ils laissent les portes ouvertes. Constantin pénètre dans la ville sans trop de problèmes et capture Maximien. Constantin arrache au père de Fausta ses vêtements impériaux tout en l’accablant d’être un père impie et un beau-père perfide. Toutefois, il ne le tue pas, il lui laisse la vie sauve. Il serait faux de croire que cette retenue soit une marque d’égard à l’attention de Fausta et de son amour filial : il s’agit avant tout d’une preuve de prudence, car les soldats respectent encore leur ancien empereur. Fausta a encore tout à craindre ; son père, sait-elle, n’est pas homme à se résigner pour aussi peu. En dépit de cet échec, Maximien ne va pas renoncer à ses projets. Il recherche maintenant la complicité de Fausta, il veut l’impliquer dans une machination contre Constantin. Son intention est de le faire périr dans son sommeil. Pour y parvenir, il a besoin de l’aide de Fausta ! Maximien use de belles paroles en s’adressant à sa fille, il veut lui soutirer des informations pour assassiner son mari. Il lui promet notamment un mari plus digne d’elle : peut-être faut-il voir là une malveillante insinuation dont Maximien était tout à fait capable, parce que Fausta n’était pas encore tombée enceinte. Maximien cherche à savoir dans quelle chambre dort Constantin, car pour organiser son crime, il a besoin d’affaiblir la garde dont s’entoure Constantin. Fausta répond aux questions de son père, mais ce n’est qu’une ruse, elle ne se laisse pas abuser. Fausta s’en remet aussitôt à son mari. Le piège va se refermer sur celui qui l’a préparé. Constantin ordonne qu’un vil eunuque occupe sa place sur sa propre couche. La nuit venue, Maximien s’introduit dans la chambre obscure et tue le dormeur sans hésiter. Constantin surgit alors de l’ombre avec des gens en arme ne sachant pas encore ce qu’il va découvrir. Fausta avait dit la vérité, Constantin voit son beau-père se 1
Nom ancien de l’actuelle Marseille, dans le sud de la France. 295
réjouir du meurtre qu’il vient de commettre. Dans les jours qui suivent, Maximien tente de s’enfuir de Massilia : il est finalement arrêté alors qu’il s’embarque pour l’Italie dans l’espoir de rejoindre son fils. Pour Constantin, cette trahison est vraiment de trop, son beaupère doit mourir. Même si Fausta venait à implorer la grâce pour son père, elle ne pourrait espérer de son mari une quelconque magnanimité. Tout au plus, Constantin concède à Maximien de choisir sa mort. Il se pend. Il y avait deux ans et demi que Fausta était mariée quand sa sincérité pour son mari a provoqué la condamnation et la mort de son propre père1. Son mari les a imposées, son père les avait provoquées. En Occident, il y a toujours deux Augustes, Constantin, et Maxence, le mari et le frère de Fausta. Si le premier affermit ses forces militaires, le deuxième voit ses positions affaiblies par la défection de ses soutiens africains qui assurent le ravitaillement de Rome. Toutefois, le plus farouche adversaire de Maxence n’est pas Constantin, c’est encore Galère, l’Auguste d’Orient. Par chance pour Maxence, Galère vient à mourir au cours de l’année suivant la pendaison de Maximien2. Cette disparition entraîne des conflits de succession dans la partie orientale de l’empire, ils sont d’autant plus graves que Dioclétien, dont le nom inspirait le respect, s’éteint à son tour. Après bien des affrontements, c’est l’Auguste désigné par Galère trois ans plus tôt à l’issue de l’entrevue de Carnuntum qui est vainqueur. Toutes ces tensions ont offert un certain répit à Maxence. Constantin lance bientôt une offensive contre le frère de Fausta. Il décide de diriger son armée vers l’Italie, il avance sans encombre vers Rome. Son beau-frère avait en effet décidé de riposter uniquement à proximité de la ville. Il voulait protéger un point essentiel aux communications sur la via Flamina3, il s’agit du pont Milvius qui enjambe le Tibre. Les deux armées se rencontrèrent entre le fleuve et Saxa Rubra4, le jour anniversaire de la proclamation de Maxence au titre d’Auguste1. 1
En juillet 310. En avril 311. 3 Principale voie partant de Rome vers le Rome et rejoignant la mer Adriatique. 4 Aujourd’hui le quartier de Grottarossa à Rome. 2
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Maxence bénéficiait de forces beaucoup plus importantes que celles de Constantin, au moins deux fois plus nombreuses. Constantin est contraint de faire preuve d’habileté militaire plutôt que d’espérer dans ses moyens matériels : il parvient à obliger son beau-frère à se replier. Maxence et ses troupes traversent un pont mobile constitué de navires alignés côte à côte, mais une fausse manœuvre vient tout perturber quand les amarres des embarcations sont sectionnées par erreur. Le pont se disloque. Maxence tombe à l’eau, le poids de sa cuirasse l’empêche de nager, il se noie. Nombre de ses hommes connaissent un sort identique. Fausta vient de perdre son frère, son mari a causé cette mort, deux ans après avoir ordonné celle de leur père. Désormais, Fausta est isolée, sa famille a disparu : elle doit à son propre mari la mort de ses parents les plus proches. Nul ne sait ce qui était le plus cher à Fausta, la vie des siens ou le pouvoir de son mari. Quelle que soit la réponse, elle est dès à présent libérée d’un père qui l’avait toujours utilisée ou qui avait tenté de la manipuler pour ses propres ambitions. De surcroît, elle n’a plus à craindre de quelconque rivalité avec la femme de son frère. Maintenant, Constantin est le seul Auguste en Occident, et Fausta, fille d’un Auguste, se tient à ses côtés. La victoire qu’a remportée Constantin au pont Milvius sur Maxence l’a rapproché des chrétiens. Rapidement, ils ont affirmé tenir de Constantin lui-même que, peu de temps avant la bataille, il eut la vision des deux lettres grecques khi (X) et rho (P) qui forment le début du nom de Christ. L’empereur avait aussi entendu un message : Par ce signe, tu vaincras. Tout en étant païen, Constantin fit apposer le signe XP en question sur les armes de ses combattants avant de les lancer à l’assaut et de remporter la victoire. Quelques mois après, vers la fin de l’hiver2, Constantin va manifester une extrême bienveillance pour les chrétiens et leur foi. Alors qu’il est désormais le seul Auguste en Occident, il rencontre à Médiolanum l’Auguste d’Orient Licinius. Ensemble, ils font établir 1 2
Le 28 octobre 312. En février ou mars 313. 297
des lettres dont les dispositions mettent fin aux persécutions des chrétiens, elles avaient été particulièrement acharnées au temps de Dioclétien. Une fois ces mesures publiées à travers l’empire, la religion chrétienne va être tolérée. Il y avait tout juste un siècle que l’empereur Caracalla avait rendu un édit qui faisait de presque tous les hommes libres de l’empire des citoyens romains1, maintenant une nouvelle religion est admise alors qu’elle ne respecte pas les anciens dieux de Rome. Les liens que Constantin veut entretenir avec Licinius ne relèvent pas uniquement de préoccupations religieuses et de la paix publique qui en découle. Constantin désire aller plus loin, il propose à Licinius de se marier avec sa demi-sœur, Constantia. Elle était née de leur père Constance et de Théodora, la belle-fille du défunt empereur Maximien, père de Fausta. Le mariage a lieu2, et l’année suivante Constantia accouche d’un fils, appelé comme son père Licinius. À la même période, Constantin marie une autre de ses demi-sœurs à un homme appartenant au cercle de Licinius, un dénommé Bassianus, issu des plus vieilles familles de Rome : cette femme prendra plus tard le nom chrétien d’Anastasia. Malgré ces ententes matrimoniales, en moins d’un an, les rapports entre Constantin et Licinius dégénèrent en conflit armé. Vingt mille hommes pour le premier, et trente-cinq mille pour le deuxième vont s’affronter à Cibalae3. Constantin a le dessus. Les attentes fondées sur ces mariages n’ont pas abouti : au bout de quelques mois, Constantin fait emprisonner Bassianus, l’un de ses nouveaux beaux-frères. Constantin n’hésite pas à faire subir aux proches de sa propre famille le sort qu’il avait infligé à ceux de Fausta. Constantin ne tient toutefois aucun grief à sa femme pour les épreuves qu’il a connues avec ces derniers : l’image de Fausta qui est donnée au peuple et la place qu’elle occupe ne sont nullement ternies. Tous les honneurs dus à son rang sont maintenus et respectés. Dès son mariage, Fausta a vu son visage porté sur des monnaies. Elles la représentent tantôt le buste tourné vers l’extérieur, tantôt de 1
En 212. Caracalla, fils de Septime Sévère, a régné de 211 à 217. En 313. 3 Le 8 octobre 316 voire plus tard dans cette même année. Le site de Cibalae correspond à celui de l’actuelle Vinkovci en Croatie. 2
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face. Pour lors, ses cheveux apparaissent coiffés ou couverts d’un voile, mais jamais serrés par un diadème. Sur une face, les inscriptions lui donnent le titre de Très noble femme, et, sur l’autre, on peut y voir Vénus, déesse tutélaire de Rome. Ce rapprochement cherche à établir un lien entre Fausta et les plus vieilles traditions de Rome. Au palais impérial de Colonia Augusta Treverorum où vivra Crispus, Fausta figure sur une peinture décorative de la principale salle d’apparat, tout comme Hélène, la mère de Constantin, et Constantia, sa demi-sœur, femme de Licinius. Fausta vit probablement à Rome dans les années qui ont suivi la mort de son frère. Un an après la bataille du pont Milvius, une assemblée d’évêques s’est tenue dans cette ville dans un palais qui, dit-on, était celui de Fausta. Il était situé au Latran, là où Constantin fera construire une basilique. Ce concile qu’avait initié Constantin avait pour but de traiter d’un schisme qui déchirait les chrétiens. Fausta participe à la vie officielle de l’empire. Pour la dixième année de règne de Constantin, en juillet, elle assiste aux festivités organisées à Rome à cette occasion1. L’empereur inaugure à cette époque une magnifique arche construite près du grand amphithéâtre : ses reliefs retracent sa victoire sur le frère de Fausta2 ! De grands changements ne tardent pas à survenir, la nature va bouleverser la vie de Fausta, elle lui donne un nouveau rôle.
Bonheur et tragédie d’un couple Dans l’année qui a suivi les festivités du dixième anniversaire du règne, Fausta est enceinte : il y avait près de neuf ans qu’elle était mariée, et elle n’avait pas encore atteint la trentaine. Dans le courant de l’été, au mois d’août, tandis qu’elle se trouve en Gaule, à Arelate3, Fausta donne la vie à un fils. L’enfant portera le même nom que son père, Constantin. 1
Le 25 juillet 315. Il s’agit de l’arc de Constantin à côté du Colysée. 3 En 316 2
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La naissance prestigieuse de Fausta apporte à son mari l’espoir de créer une nouvelle lignée impériale avec ce fils. Constantin a certes par ailleurs un autre fils, Crispus, il a au moins une douzaine d’années à ce moment-là, mais sa mère, Minervina, ne lui a transmis aucune gloire par son nom. D’ailleurs, mis à part son nom, on ne sait rien sur elle ! Constantin a beau avoir un lien de parenté avec un précédent empereur, Claude le Gothique qui a régné environ deux années il y a presque quarante ans1, cela n’égale en rien d’appartenir comme Fausta à la lignée de Maximien, resté cher aux armées et qui a contribué au redressement de l’empire avec Dioclétien. Au mois de janvier suivant, au Campus Ardiensis2, une nouvelle bataille met face à face les troupes de Constantin et de son beau-frère Licinius3. Le mari de Fausta, qui est à nouveau enceinte, tire parti de cet affrontement : il s’implante sur une région que contrôlait son rival. Il décide alors d’installer le siège de son pouvoir à Sirmium et à Sardica4. Maintenant, Constantin détient la primauté sur l’Auguste d’Orient. Même pas deux mois plus tard, le premier mars, le tout jeune fils de Fausta, Constantin, reçoit le titre de César, tout comme son beaufils Crispus, mais aussi le fils de Licinius. Pour montrer que la Germanie et Colonia Augusta Treverorum gardent toujours leur importance à ses yeux, Constantin envoie Crispus y vivre. Crispus combat des Francs et se couvre de gloire. Au mois d’août, à Sirmium, dans la nouvelle résidence impériale, Fausta met au monde un deuxième garçon, Constance5. Fausta ne va pas en rester à cette grossesse. Elle accouche ensuite d’une fille, Constantina. Plus tard, il est difficile de savoir exactement quand, Fausta a un troisième fils, Constant6, puis une deuxième fille, Hélène. Fausta aura en tout cinq enfants, trois fils et deux filles.
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Empereur de 268 à 270. Source. Dans la plaine de l’Arda, dans le sud de la Bulgarie. 3 En janvier 317. 4 Sardica est le nom ancien de l’actuelle Sofia, en Bulgarie. Sirmium correspond à l’actuelle Sremska Mitrovica en Serbie. 5 En 317. 6 En 320 ou 323. 2
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Peu après, alors qu’il y a sept ans qu’une paix fragile est établie entre Constantin et son beau-frère, une nouvelle guerre éclate entre eux. Elle va les opposer sur terre et sur mer. Crispus, âgé d’environ vingt ans, va y participer et s’y illustrer. Les forces en présence de part et d’autre sont impressionnantes. Constantin a rassemblé deux cents navires, dix mille cavaliers et cent vingt mille hommes de troupe. Licinus dispose quant à lui de moyens encore plus importants : trois cent cinquante navires, quinze mille cavaliers et cent cinquante mille hommes de troupe. Les combats sont meurtriers. À l’issue de deux terribles batailles, l’une à Hadrianopolis en juillet, et l’autre, deux mois et demi plus tard, à Chrysopolis en septembre, Licinius est vaincu. Constantin est maintenant seul à la tête de l’empire, il est le seul Auguste. Constantia, la demi-sœur de Constantin, intercède auprès de lui pour que Licinius, le mari que lui-même lui avait imposé, ait la vie sauve. Tout comme autrefois Fausta avait choisi le camp de son mari à celui de son père, aujourd’hui Constantia opte pour celui de son mari et non celui de son frère. Constantin accepte la demande de sa demisœur, en contrepartie il oblige Licinius à résider à Thessalonique. L’empereur va toutefois revenir sur sa clémence. Constantin va préférer faire périr son beau-frère par peur d’une trahison : le père de Fausta, il est vrai, lui avait montré l’exemple d’une telle éventualité. Constantin ne s’arrête pas à cette exécution, il va étendre sa décision à son neveu : bientôt il fera mettre à mort le jeune Licinius, le fils de Constantia. Si Fausta avait déjà vu dans son mari le responsable de la mort de son père et de son frère, Constantia trouve dans le même homme, son propre frère, l’assassin de son mari et de son fils. Fausta n’a pas encore quarante ans, elle est la femme du seul maître de l’empire et elle se voit élevée à la dignité d’Augusta. Par son nouveau titre, Fausta pourrait être la femme la plus en vue de l’empire, mais Hélène, la mère de Constantin, l’ancienne fille d’auberge que la foi chrétienne a touchée, devient aussi une Augusta1. Constantia, la veuve de Licinius vient vivre à la cour de son frère avec
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En 324. 301
tous les égards liés à son rang. Le deuxième fils de Fausta, Constance, reçoit le titre de César, il a sept ans. Des pièces et des médailles montrent désormais Fausta avec ses enfants et son nouveau titre, celui d’Augusta, mais aussi avec son nom entier, Fausta Maxima Fausta : il rappelle celui de son père. Les inscriptions la louent comme étant la Piété Auguste, l’Espoir ou le Salut du bien public. Maintenant, elle est parfois représentée avec un diadème serrant ses cheveux, ce bijou souligne sa qualité d’Augusta et sa place auprès de l’empereur. D’importantes cérémonies marquent l’année suivante, elles sont données pour le vingtième anniversaire du règne de Constantin1. Elles s’étalent sur presque douze mois. Elles conduisent Fausta en Asie, à Nicomédia en juillet2, puis, un an plus tard, à Rome3. Crispus quitte la Germanie pour rejoindre son père et Fausta. C’est à partir de là que se noue le drame de la famille de Constantin. Constantin renouait avec des valeurs qu’auraient louées les Romains des temps anciens. Il se mit à pourchasser les eunuques et les courtisans de tout genre, il les appelait les mites et les souris du palais. Il édicta des lois réprimant l’adultère, notamment au courant du printemps qui précéda son retour à Rome : elles punissaient sévèrement les actes portant atteinte à l’honneur du mariage ou à la chasteté des jeunes filles. Une de ces dispositions est fameuse par la peine qu’elle réserve à la nourrice ayant favorisé le rapt d’une fille placée sous sa garde : qu’il lui soit déversé du plomb fondu dans la bouche ! Tandis que Constantin voulait rétablir la chasteté pour les jeunes filles, et pour les épouses la fidélité conjugale : certains ont alors vite répandu le bruit que Fausta avait un amant. Pour les uns, cet amant aurait été Crispus, à la fois le fils aîné de Constantin et le beau-fils de Fausta ; pour d’autres, il s’agirait d’un homme chargé de porter le courrier impérial. Des rumeurs ont nuancé l’histoire en rapportant que Fausta avait faussement accusé Crispus de l’avoir offensée, alors que 1
En 325. Le 25 juillet 325. 3 Le 18 juillet 326. 2
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c’était lui qui, dans la réalité, aurait écarté les avances de sa bellemère. Ces propos ont servi à expliquer le sort que Constantin réserva à Crispus et à Fausta, car ces derniers faits, eux, sont indiscutables. Constantin fit exécuter Crispus, son fils. Le jeune César rendit son dernier souffle à Pola sous l’effet du poison. Il avait vingt-trois ans environ. Depuis quatre ans, il était père d’un enfant né d’une femme nommée Hélène. Cette naissance avait apporté du bonheur à Constantin, puisque, pour la célébrer, il promulgua une grâce générale, hormis pour les auteurs d’homicide, d’empoisonnement ou d’adultère. L’Augusta Hélène ne pouvait se consoler de la mise à mort de son petit-fils. Dans l’espoir d’apaiser sa mère bien-aimée, Constantin fit achever Fausta quelques mois après Crispus. Profitant du fait que Fausta se trouvait aux bains, Constantin en fit augmenter la chaleur à outrance sans permettre à sa femme d’en sortir. Fausta mourut de suffocation. Immédiatement après ces deux meurtres, tout ce qui pouvait évoquer la mémoire de Fausta et de Crispus fut éliminé, tout comme auparavant ce qui rappelait Maximien. En revanche, après la mort de Constantin, Constance, le cadet des fils qu’il a eus avec Fausta, acceptera que des louanges soient décernées à sa défunte mère. Les auteurs chrétiens qui ont vécu ces exécutions n’en parlent quasiment pas ; les auteurs païens, au contraire, les ont utilisées contre Constantin et son abandon des anciens dieux de Rome. Ils prétendent que Constantin fut pris de remords, tant pour ses parjures que pour ses meurtres. Tourmenté, il chercha à purifier son âme. Constantin se tourna d’abord vers un philosophe, Sopater, qui était aussi son ami et son conseiller. Le penseur répondit à l’empereur que les convictions que lui-même défendait ne pouvaient l’absoudre. Il lui suggéra que les évêques chrétiens, par le baptême, étaient capables de le laver de tout ce qui provoquait ses tourments. Pour les païens, Constantin se serait converti à la religion chrétienne à ce moment-là et pour cette raison. Il se fit admettre parmi les chrétiens par l’intermédiaire d’un Égyptien venu d’Hispanie et proche des dames de la cour. 303
Personne ne saura jamais pourquoi Fausta a été exécutée. Plusieurs motifs ont pu causer sa perte. Désormais, chacun est libre d’accorder le plus de crédit à l’explication qu’il croit la plus proche de la vérité, sachant qu’un avis unanime a immédiatement associé les morts de Fausta et de Crispus. Bien sûr, Fausta a pu commettre un adultère avec Crispus, ils n’avaient, peut-être, qu’au plus une dizaine d’années d’écart. Fausta a pu aussi chercher à faire condamner son beau-fils qui devenait populaire et se couvrait de gloire dans les combats, de nombreuses pièces à son effigie en attestaient : sa renommée pourrait à terme nuire à ses propres fils pour succéder à Constantin. Enfin, Fausta a pu s’impliquer dans un complot visant à éliminer Constantin et ourdi par Crispus et, éventuellement, son cousin, le jeune Licinius. Plusieurs raisons auraient pu les y pousser à titre individuel, et pour des motifs personnels différents. Dans ce cas, Fausta aurait cherché à venger le souvenir de son père et de son frère que Constantin avait fait périr. Par son nom, Fausta pouvait espérer l’appui du parti païen, cher à son père, même si sa mère Eutropia était chrétienne. De son côté Crispus était César depuis presque dix ans, et il n’avait aucun espoir immédiat de devenir Auguste : il y avait vingt ans que son père régnait, comme quand Dioclétien abdiqua, mais Constantin n’était pas prêt à en faire autant un jour. Quant au jeune Licinius, Constantin l’avait déchu de son titre de César, et il avait fait assassiner son père. Pour finir, comme, Constantin va faire tuer Licinius, âgé d’environ quatorze ans, en même temps que Crispus, il se peut que leurs morts soient liées. Fausta est la seule femme a avoir été à la fois une Augusta qui fut fille, sœur et femme d’Augustes, mais aussi mère d’Augustes et d’une Augusta. Ses trois fils deviendront par la suite eux aussi des Augustes. Ils se déchireront dans des guerres fratricides. Leurs sœurs, Hélène et Constantina, resteront dans la famille impériale en épousant leurs cousins, Julien et Gallus : les deux seront Césars, mais seul Julien sera Auguste1. Constantina, réputée pour être
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Julien, dit Julien l’Apostat, sera César, pour la Gaule, de 355 à 361, puis empereur de 361 à 363. Gallus fut César de 351à 354. 304
une véritable mégère avide de sang humain, précipita la fin de son mari, Gallus, égorgé par nécessité publique. À sa mort, Constantin a laissé une nouvelle Rome avec Constantinople, mais aussi une grande interrogation. Pourquoi a-t-il fait tuer Fausta ?
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Glossaire Amphithéâtre : Monument de forme elliptique, rarement circulaire, destiné aux combats de gladiateurs ou d’animaux sauvages. Annone : Service chargé du ravitaillement en blé pour la ville de Rome, puis de distribution gratuite de ce blé à certains bénéficiaires pauvres, plus tard sera ajoutée l’huile. Apothéose : Élévation d’un mortel au rang d’une divinité. Chevalier : Citoyen romain appartenant à l’ordre équestre, pour cela il fallait avoir une fortune d’au moins 400 000 sesterces. Cirque : Monument destiné aux courses de chars. Colonie : Établissement à caractère définitif créé par des Romains dans des provinces, les habitants qui s’y installent deviennent des citoyens romains, le fonctionnement collectif de la colonie reproduit celui de Rome. Consul/Consulat : Magistrat entrant en charge le 1er janvier de chaque année (consul ordinaire) et qui donnait son nom à l’année. Cette fonction héritée de la période républicaine s’est vidée de son pouvoir sous l’empire au profit de l’empereur, mais elle reste prestigieuse. Le consul reste alors compétent pour juger certaines causes. Consul suffect : Consul qui entre en fonction en cours d’année après la démission du consul ordinaire (voir ci-dessus). Le consul suffect ne donne pas son nom à l’année. Cothurne : Chaussure de théâtre à semelle épaisse pour paraître plus grand. Curie : Bâtiment dans lequel se réunissait le Sénat. La Curia Julia est toujours visible aujourd’hui au Forum de Rome. Gens : Ensemble des personnes issues d’un ancêtre commun. Légat : Personne chargée d’une mission. Par exemple, envoyé du Sénat ou de l’empereur auprès d’une puissance étrangère. Également officier général commandant plusieurs légions ou des détachements importants. Gouverneur d’une province placée sous l’autorité de l’empereur (par opposition au proconsul, voir ce mot).
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Matrone : Romaine mariée. Noblesse : Aristocratie héréditaire de fait plus que de droit, elle comprend les patriciens et les plébéiens arrivés à certaines magistratures puis leurs descendants. Le seul privilège de la noblesse est le droit des images, faculté de conserver les images (masques) des ancêtres et de les faire défiler lors des obsèques des descendants ; Odéon : Édifice destiné à l’audition de chanteurs et de musiciens. Ordre équestre : voir chevalier. Ordre sénatorial : voir sénateur. Pantomime : Artiste scénique exclusivement romain intervenant dans des spectacles avec chœurs et orchestre, abordant des thèmes plutôt tragiques et d’inspiration mythologique. Cet art est né sous Auguste, les pantomimes les plus célèbres étaient de véritables vedettes à la mode. Patricien : À l’origine, ce sont les descendants des cent premières familles qui ont fondé Rome. Des siècles plus tard, sous l’empire, l’empereur décernera ce rang aux familles les plus en vue. Les patriciens disposaient de nombreuses prérogatives. Plèbe/Plébéien : La plèbe est la partie du peuple romain (hors esclaves) faite de personnes libres, définie par opposition d’abord aux patriciens, puis plus tard à la noblesse. Pontife : personne chargée de conserver, élaborer et formuler le droit sacré. Préfet du prétoire : Personne désignée à la tête des cohortes prétoriennes qui se chargent de la sécurité de l’empereur. Le préfet du prétoire a un véritable état-major militaire, mais aussi des pouvoirs civils lui permettant de représenter l’empereur en son absence. Préfet de la flotte : Commandant de la flotte prétorienne, ou de certaines flottes régionales. Préfet de la Ville : Personne désignée par l’empereur qui devait notamment s’occuper de la ville de Rome pour y maintenir l’ordre, veiller à la sécurité politique et assurer le repos public. Préfet des vigiles : Commandant des cohortes de vigiles dont la fonction était de lutter contre les incendies à Rome. 308
Prétorien : Soldat appartenant aux cohortes prétoriennes placées sous l’autorité du préfet du prétoire. Préteur/Préture : Magistrats dépositaires d’importantes attributions judiciaires, et selon les époques, également politiques, militaires et administratives. Proconsul : Gouverneur d’une province placée sous l’autorité du Sénat. Questeur : magistrat chargé des questions financières, notamment des comptes publics. Questeur de l’annone : Magistrat chargé de la gestion de l’annone. Sénateur : citoyen romain inscrit sur la liste sénatoriale par le censeur à partir d’un certain niveau de richesse (1 million de sesterces, supérieur à celui du chevalier). Des droits découlent de l’appartenance à ce rang. Stoïciens : Adeptes du stoïcisme, doctrine philosophique fondée sur une harmonie entre la raison et la nature pour atteindre le bonheur, la sagesse et l’absence de troubles. Toge prétexte : Toge destinée aux enfants romains, elle se caractérise par une large bordure pourpre comme celle des magistrats de la République, ce signe rappelait que les enfants devaient être respectés tout autant que ces premiers citoyens de Rome. À la sortie de l’enfance, le jeune homme prenait la toge virile, blanche et unie, vers l’âge de seize ans. Tribun de la plèbe : Sous l’empire le tribun de la plèbe a perdu de son autorité, auparavant le tribun de la plèbe était inviolable et sa fonction lui accordait d’importants politiques et judiciaires pour protéger les plébéiens. Tribun militaire : Officier supérieur. Triérarque : Commandant d’une trirème, galère à trois rangs superposés de rames. Triomphe : Récompense accordée par le Sénat à un général victorieux qui défilait en char à travers Rome avec ses troupes, le butin, des captifs et d’autres témoignages de ses exploits.
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Références des textes latins et grecs utilisés pour reconstituer chacune des vies I - La vie de Livie, femme d’Auguste. Chapitre 1 : Avant la rencontre d’Octave Cicéron, Lettres à Atticus, I, 16, 13. Dion Cassius, Histoire romaine, 48, 15, 3. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 10,20 [45] ; 10, 55 [154]. Suétone, La vie de Tibère, 4, 2 ; 4, 3 ; 4,4 ; 14, 2. Varron, L’économie rurale, 3, 6, 1. Velléius Parterculus, Histoire romaine, 2, 75, 1 ; 2, 75, 3. Chapitre 2 : La rencontre d’Octave Appien, Les Guerres civiles à Rome, 5, 64, 273. Dion Cassius, Histoire romaine, 48, 5, 2 ; 48, 16, 3 ; 48, 31, 3 ; 48, 34, 3 ; 48, 44, 2 ; 48, 44, 3 ; 48, 44, 4. Macrobe, Saturnales, 2, 5. Plutarque, La vie d’Antoine, 31, 2 ; 31, 5. Sénèque, De clementia, I, 9, 6. Suétone, La vie d’Auguste, 62, 1-3 ; 69, 1-2. La vie de Claude, 1, 1. La vie de Tibère, 4, 6 ; 6,1-2. Tacite, Annales, I, 10, 2 ; I, 10, 5. Velléius Parterculus, Histoire romaine, 2, 75, 3 ; 2, 95, 1. Chapitre 3 : La femme d’Auguste Aurelius Victor, Livre des Césars, 2, 1. Dion Cassius, Histoire romaine, 48, 52, 3 ; 49, 38, 1 ; 54, 23, 1-6 ; 55, 8, 2 ; 55, 14-22 ; 55, 2, 4 ; 55, 8, 2 ; 57, 1, 1; 58, 2, 3 ; 58, 16, 3. Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 16, 5, 137. Macrobe, Saturnales, 2, 5. Ovide, Fastes, VI, 637-368. L’art d’aimer, 1, 69-72. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 12, 42 [94] ; 14, 3 [11] ; 15, 40 [136137] ; 37, 2 [27]. Pline le Jeune, Lettres, 1, 5, 9. Sénèque, Consolation à Marcia, 4-5. De la clémence, 3, 7, 2-9 ; 3, 7, 12. Strabon, Géographie, 5, 3, 8. Suétone, La vie d’Auguste, 29, 6 ; 66, 6 ; 69, 3 ; 84, 4. La vie de Tibère, 17,2 ; 20, 1 ; 25, 1 ; 26, 1 ; 42,1-2 ; 57, 1. La vie de Caligula, 23, 3. La vie de Claude, 1, 1-3. La vie de Galba, 1, 2 ; 1, 3. Tacite, Annales, 1, 11, 2 ; 5, 1, 3 ; 6, 51,3. Valère Maxime, Faits et dits mémorables, IV, 3, 3. Velléius Paterculus, Histoire romaine, 2, 97, 2-3. 311
Chapitre 4 : La famille d’Auguste et de Livie Dion Cassius, Histoire romaine, 53, 27, 5 ; 53, 33, 4 ; 54, 6, 5.; 54, 18, 1 ; 54, 28, 2-5.; 55, 10, 14 ; 55, 10, 12 ; 55, 10, 10 ; 55, 13, 1 ; 55, 22, 2 ; 56, 30 ; 56, 30, X ; 56, 31, 1 ; 57, 4, 1. Macrobe, Saturnales, 2, 5. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 8 [45-46]. Suétone, La vie d'Auguste, 63, 2 ; 64,1 ; 64,2 ; 64, 4 ; 65, 2 ; 65, 3 ; 65, 6 ; 65, 7, 65, 9 ; 65, 10 ; 99, 2 ; 100, 1 ; 101, 5. La vie de Tibère, 7, 2 ; 7, 3 ; 7, 6 ; 12, 3 ; 15, 2 ; 22, 1. La vie de Caligula, 4, 2. La Vie de Claude, 1, 4. Tacite, Annales, 1, 3, 2 ; 1, 3, 3 ; 1, 5, 1-3 ; 1, 6, 1 ; 1, 12, 4 ; 1, 53, 1 ; 2, 42, 2 ; 3, 48, 1. Velléius Paterculus, Histoire romaine, 2, 96, 1 ; 2, 97, 3 ; 2, 100, 5 ; 2, 102, 1. Chapitre 5 : La veuve d’Auguste Dion Cassius, Histoire romaine, 56, 32, 1 ; 56, 33, 1 ; 56, 33, 2 ; 56, 46, 1 ; 57, 3, 6 ; 57, 12, 2-6 ; 58, 2, 1 ; 58, 2, 3 ; 58, 2, 6 ; 58, 4, 7. Gaius, Institutes, II, 274. Suétone, La vie d’Auguste, 101, 1-5. , La vie de Tibère, 50, 3-5 ; 51, 2-6. La vie de Claude, 11, 4. La vie de Caligula, 10, 2 ; 16, 8. Tacite, Annales, 1, 8, 1-2 ; 1, 14, 1-2 ; 1, 15, 1 ; 3, 17, 1-2 ; 3, 64, 1-2 ; 5, 1, 1 ; 5, 3, 1.
II - La vie de Messaline, femme de Claude. Chapitre 1 : Les caprices du destin. Aurélius Victor, Épitomé, 4, 2. Livre des Césars, 4, 1. Dion Cassius, Histoire romaine, 60, 1, 3 ; 60, 2,1. Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 19, 105-111 ; 19, 199-200 ; 19, 212225. Sénèque, Apocoloquinthose, 5. La vie de Caligula, 58, 3-6 ; 59, 4. La vie de Claude, 2, 3 ; 3, 1 ; 3, 3 ; 4, 10 ; 4, 12 ; 5, 1-2 ; 7, 1 ; 10, 2 ; 10, 3-8 ; 26, 1-3 ; 27, 1 ; 30, 2 ; 31, 1 ; 33, 4-5 ; 38, 5 ; 41, 3 ; 41,5 ; 45, 5. Tacite, Annales, 12, 64, 3. Chapitre 2 : La soif de posséder. Dion Cassius, Histoire romaine, 59, 6, 6 ; 59, 22, 6-8 ; 60, 4, 1 ; 60, 8, 4-5 ; 60, 14, 3 ; 60, 15, 1 ; 60, 15, 5 ; 60, 16,1 ; 60, 16, 2 ; 60, 17 ; 60, 18, 4 ; 60, 19-20 ; 60, 22, 1. Suétone, La vie de Claude, 17, 3-4 ; 17, 6 ; 28, 2 ; 37, 3. Tacite, Annales, 6, 15. ; 6, 9, 1 ; 11, 29, 1 ; 11, 30 ; 12, 1-2 ; 12, 8, 2 ; 12, 57 ; 12, 65-66 ; 13, 1 ; 13, 14, 3 ; 13, 42, 2. 312
Chapitre 3 : La soif de plaisirs. Aurélius Victor, Épitomé, 4, 5. Dion Cassius, Histoire romaine, 59, 28, 9-10 ; 60, 15, 1 ; 60, 16, 1, 60, 18, 1 ; 60, 18, 3 ; 60, 22, 3 ; 60, 22, 5 ; 60, 28, 2 ; 60, 28, 3 ; 60, 29, 4-6 ; 68, 31, 1. Juvénal, Satires, 6, 114-130. Pline l’Ancien, 10, 172 [83]. Sénèque, Apocoloquinthose, 13, 5. La vie de Caligula, 36, 2 ; 41, 2. La vie de Claude, 16, 2. Tacite, Annales, 11, 1-3 ; 11, 30, 2 ; 11, 35, 3 ; 11, 13, 1. Chapitre 4 : Un nouveau mari. Dion Cassius, Histoire romaine, 60, 31, 4. Juvénal, Satire, 10, 331. Suétone, La vie de Claude, 12, 2 ; 26, 5 ; 28, 1-2 ; 29, 5 ; 39, 2. Tacite, Annales, 11, 12, 3 ; 11, 30, 2-3 ; 11, 31, 2-3 ; 11, 32 ; 11, 35-38 ; 11, 38, 1-3 ; 13, 19, 2 ; 13, 21, 2 ; 14, 12, 4 ; 26, 1-3. Inscriptions : CIL 6, 35700 ; 6, 33767 ; 15, 7148.
III - La vie d’Agrippine, femme de Claude. Introduction Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 33, 47 [135] ; 36, 12 [60]. Suétone, La vie de Caligula, 25, 2. Tacite, Annales, 12, 1 ; 12, 2 ; 12, 6, 1. Chapitre 1 : Le temps des périls Dion Cassius, Histoire romaine, 57, 18, 10 ; 57, 18, 6 ; 58, 3, 2-4. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 16 [71]. Suétone, La vie de Tibère, 52, 6 ; 53, 1-3 ; 54, 3-4 ; 54, 4 ; 61, 14. La vie de Caligula, 1, 1-2 ; 2 ; 3, 1 ; 4 ; 5. ; 7 ; 9, 1 ; 10, 1 ; 10, 3. La vie de Néron, 5, 1-3. Tacite, Annales, 1, 7, 6 ; 1, 33, 1-2 ; 1, 38-44 ; 1, 41, 2 ; 2, 41, 2-3 ; 2, 43, 1 ; 2, 43, 4 ; 2, 54, 1 ; 2, 55-59 ; 2, 69-72 ; 2, 73, 1 ; 2, 75 ; 2, 77, 3 ; 3, 1, 4 ; 3, 2, 1 ; 3, 2, 3 ; 4, 53, 1-2 ; 4, 67, 3-4 ; 4, 70, 4 ; 4, 75 ; 5, 1, 2 ; 5, 3, 2 ; 5, 3, 2 ; 5, 9 ; 6, 15, 1 ; 6, 23, 1 ; 6, 25, 2. Chapitre 2 : Le temps des projets Actes des frères Arvales, octobre 39. Aurelius Victor, Épitomé, 3, 1 ; Livre des Césars, 3, 10. 313
Dion Cassius, Histoire romaine, 59, 3, 7 ; 59, 10, 8 ; 59, 11, 1 ; 59, 22, 5-8 ; 59, 26, 5 ; 61, 2, 1-2. Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, 19, 204. Orose, Contre les païens, 7, 5, 9. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 8 [45]. Suétone, La vie de Tibère, 53, 3. La vie de Caligula, 12, 4 ; 15, 1 ; 15, 5 ; 23, 6 ; 24, 1-6 ; 27, 3 ; 36, 1 ; 50, 5 ; 51, 1. La vie de Néron, 1, 1-2 ; 6, 3 – 7 ; 51, 1. La vie de Galba, 5, 1. Tacite, Annales, 6, 47, 3 ; 6, 50, 5 ; 14, 2, 2 ; 14, 9, 3. Chapitre 3 : Le temps des succès Dion Cassius, Histoire romaine, 60, 31, 7 ; 60, 32, 5 ; 60, 33, 2 ; 60, 33, 2b ; 68, 2, 4 ; 68, 4, 2. Gaius, Institutes, 1, 62. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 16, 242 [91]. Suétone, La vie de Claude, 26, 7-8 ; 29, 2. La vie de Néron, 6, 6 ; 7, 4 7, 9 ; 26, 7. Des poètes, La vie de Crispus Passienus. Tacite, Annales, 12, 3, 1 ; 12, 4 ; 12, 5, 2 ; 12, 7, 2 ; 12, 8, 12 ; 12, 22, 1-3 ; 12, 25, 1-2 ; 12, 26, 1- 2 ; 12, 41, 2-3 ; 12, 42, 2- 3 ; 12, 53, 3 ; 12, 58, 1 ; 12, 64, 2 - 12, 65, 1-2 ; 14, 2, 2 ; 14, 12, 3. Chapitre 4 : Le temps du triomphe Aurélius Victor, Livres des Césars, 4, 15. Dion Cassius, Histoire romaine, 60, 34, 2 ; 60, 34, 4 ; 61, 3, 1- 3. Juvénal, Satires, 5, 146 ; 6, 620. Martial, Épigrammes, 1, 20. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 22, 46 [92]. Suétone, La vie de Claude, 43, 1-2 ; 44, 2-3 ; 45, 1-2. La vie de Néron, 9, 3 ; 33, 1. Tacite, Annales, 12, 57, 2 ; 12, 64, 2 ; 12, 65, 2 ; 12, 66, 1 ; 12, 67 - 69 ; 13, 1, 2 - 3 ; 13, 12, 1-2 ; 13, 13, 1 ; 13, 18, 3 ; 13, 2, 2 - 3 ; 13, 5, 1 ; 13, 6, 2. Chapitre 5 : Les temps des derniers combats Dion Cassius, Histoire romaine, 61, 7, 1-3 ; 61, 8, 6 ; 61, 10, 1 ; 61, 11, 4 ; 61, 12, 1- 2 ; 61, 12, 2 ; 61, 13, 4 ; 61, 14, 2. Flavius Josèphe, Antiquités, judaïques, 20, 8, 152. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 8 [46]. Suétone, La vie de Néron, 33, 4-7 ; 34, 1- 8. Tacite, Annales, 4, 53, 2 ; 13, 13, 4 ; 13, 14, 1-3 ; 13, 15, 1 ; 13, 15-17 ; 13, 18, 1-2 ; 13, 19, 2-3 ; 13, 20, 1-6 ; 13, 22, 1-2 ; 13, 23, 1-2 ; 13, 25, 1-4 ; 14, 12, 3 ; 14, 2, 1-2 ; 14, 3, 1-3 ; 14, 4, 4 ; 14, 5, 1-3 ; 14, 6, 2 ; 14, 7, 1-6 ; 14, 8, 2-4 ; 14, 8, 5 ; 14, 9, 1-2.
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Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 1, p. 175176, planche XII. Inscription : CIL, 14, sup. 4535.
IV - La vie de Poppée, femme de Néron. Chapitre 1 : Une vie avant Néron Dion Cassius, Histoire romaine, 56, 10, 3 ; 58, 25, 4 ; 58, 1, 3 ; 60, 22, 3 ; 61, 11, 2. Plutarque, La vie de Galba, 19-20. Suétone, La vie de Caligula, 36, 2. La vie de Néron, 35, 1. La vie d’Othon, 3, 1 ; 3, 2 ; 3, 4. La vie de Vespasien, 2, 1. Tacite, Annales, 1, 80, 1 ; 4, 46, 1; 6, 39, 3 ; 11, 1, 1 ; 11, 2, 1-2 ; 11, 4, 1 ; 11, 4, 3 ; 12, 42, 1 ; 13, 3, 3 ; 13, 12, 1 ; 13, 45 ; 13, 46, 2-3. Chapitre 2 : La vie à côté de Néron Dion Cassius, Histoire romaine, 60, 31, 7 ; 60, 32, 2 ; 61, 12, 1 ; 61, 12-13 ; 61,13, 1 ; 62, 13, 1 ; 62, 13, 4 ; 61, 7, 1. Suétone, La vie de Claude, XXIX, 3. La vie de Néron, 20, 1 ; 28, 1 ; 34, 1 ; 34, 3-6 ; 35, 4 ; 35, 5 ; 35, 12 ; 57, 1. Tacite, Annales, 12, 3, 2 ; 12, 4, 3 ; 12, 8, 1 ; 12, 25, 1 ; 13, 1 , 1 ; 13, 2, 1 ; 13, 12, 1-2 ; 13, 13, 1 ; 14, 1-2 ; 14, 2, 1-2 ; 14, 12, 3 ; 14, 51, 1-2 ; 14, 5357 ; 14, 59, 3 ; 14, 60, 1 ; 14, 60, 3 ; 14, 60, 4 ; 14, 61, 1-4. Chapitre 3 : La vie avec Néron Anthologie grecque, IX, 355. Dion Cassius, Histoire romaine, 61, 20, 1 ; 62, 14, 3 ; 62, 15, 5 ; 62, 16-18 ; 62, 25, 1-2. ; 62, 27, 4 ; 62, 28, 1 ; 63, 9, 1 ; 63, 9, 2. Flavius Josèphe, Les antiquités judaïques, 20, 8, 189-195 ; 20, 11, 252-257. De vita sua, 3, 16. Jean Chrysostome, Contre les ennemis de la vie monastique, 1, 3. Juvénal, Satires, 6, 462 ; 6, 469-470. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 11, 96 [238] ; 17, 1 [5] ; 28, 50 [183] ; 33, 49 [140] ; 37, 12 [50]. Suétone, La vie de Néron, 20, 1 ; 20, 3 ; 29, 1 ; 30, 7 ; 35, 5 ; 37, 3 ; 38. Sulpice-Sévère, Chroniques, 2, 29. Tacite, Annales, 1, 8, 1 ; 1, 22, 2 ; 12, 26, 2 ; 14, 61, 4 ; 14, 65, 1 ; 15, 23, 23 ; 15, 33, 2 ; 15, 34, 1 ; 15, 36-44 ; 15, 61, 2 ; 15, 63, 1 ; 15, 64, 1 ; 16, 6, 1. Chapitre 4 : La vie sans Poppée Aurélius Victor, Épitomé, 5, 7. 315
Dion Cassius, Histoire romaine, 63, 13, 2 ; 62, 28, 3 ; 63, 9, 5 ; 63, 26, 3. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 12, 51 [83]. Suétone, La vie de Néron, 21, 4 ; 35, 8-9 ; 49, 8-9 ; 50, 1-3. Tacites, Annales, 13, 41, 4 ; 15, 71, 4 ; 16, 6, 2 ; 16, 7, 1 ; 16, 9, 1 ; 16, 17, 12 ; 16, 21, 2. Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 1, p. 213 (n° 1), p. 215 (n° 1, 2). Inscriptions : ILS 234 - CIL 4, 1074 ; 4, 3726 ; 4, 7625 ; 4, 10049 ; 6, 2043, 11. CIL, 10, 6599.
V - La vie de Domitia Longina, femme de Domitien. Chapitre 1 : Le souvenir de la gloire de Rome Cicéron, Lettres à des familiers, 11, 16, 2 ; 12, 3, 1. Digeste, 1, 2, 2, 51 ; 4, 8, 19, 2. Dion Cassius, Histoire romaine, 59, 15, 3 ; 61, 3, 4 ; 62, 17, 5 ; 62, 23, 5-6 ; 63, 17, 1. Horace, Odes, 1, 26, 8 ; 3, 17, 1. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 5 [39]. Pline le Jeune, Correspondance, 7, 24, 8. Suétone, La vie de Néron, 36, 3. La vie de Vitellius, 15, 5. La vie de Vespasien, 6, 6 ; 7, 1. La vie de Domitien, 1, 4 ; 1, 6. Tacite, Annales, Tacite, Histoires, 2, 76, 3 ; 2, 79, 2 ; 3, 30, 3 ; 3, 59, 3 ; 3, 69, 4 ; 3, 74, 1- 2 ; 3, 83, 1 ; 3, 85 ; 4, 13, 3 ; 4, 34-5 ; 6, 27, 2 ; 11, 18 –20 ; 12, 11, 3 ; 12, 12, 1 ; 13, 8 ; 13, 34-41 ; 14, 23-26 ; 14, 42, 2 ; 15, 1 ; 15, 36 ; 15, 8-17 ; 15, 25-31 ; 15, 52, 2 ; 16, 7, 1 -2 ; 16, 9, 1 ; 16, 22, 5 ; 16, 7, 2. Velléius Parterculus, Histoire romaine, 2, 58, 1. Chapitre 2 : Auprès des nouveaux maîtres de Rome Dion Cassius, Histoire romaine, 61, 3, 4 ; 66, 3, 4. Juvénal, Satire, 4, 38. Philostrate, La vie d’Appolonios de Tyane, 7, 7. Suétone, La vie de Vespasien, 9, 1 ; 16, 6. La vie de Titus, 2, 4 ; 4, 2. La vie de Domitien, 1, 3 ; 2, 1 ; 10, 5 ; 11, 1 ; 18, 1 ; 22, 2. Tacite, Histoires, 3, 86, 3 ; 4, 2, 1 ; 4, 7, 2 ; 4, 51, 2 ; 4, 52, 2 ; 4, 68, 1 ; 4, 81, 1 ; 4, 86, 2.
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Chapitre 3 : La vie d’un couple Dion Cassius, Histoire romaine, 65, 9, 4-5 ; 66, 14, 1 ; 66, 25, 1-4 ; 66, 26, 3 ; 67, 3, 1-2. Homère, Iliade, 2, 204. Martial, Épigrammes, 4, 3, 8 ; 5, 5, 7 ; 6, 3, 1 ; 9, 7(8), 10. Philostrate, La vie d’Appolonios de Tyane, 7, 7. Pline le Jeune, Correspondance, 4, 9, 2 ; Panégyrique de Trajan, 6, 1. Quintilien, Institution oratoire, 10, 1, 91. Suétone, La vie de Vespasien, 3, 1-2 ; 12, 2. La vie de Titus, 6, 2 ; 7, 4 ; 7, 7 ; 9, 5 ; 10, 3 ; 11, 1. La vie de Domitien, 2, 2 ; 2, 4 ; 2, 6 ; 3, 1-2 ; 4, 10, 1 ; 10, 5-6 ; 12, 7. Tacite, Histoires, 4, 86, 2. Chapitre 4 : Pour le bien de Rome Aurélius Victor, Épitomé, 11, 11 ; Livres des Césars, 11, 7 ; 11, 9. Dion Cassius, Histoire romaine, 67, 3, 2 ; 67, 7, 2-3 ; 67, 11, 3 ; 67, 12, 1 ; 67, 13, 3 ; 67, 14, 2 ; 67, 15, 1-2 ; 67, 17, 1-2 ; 67, 18, 2. Martial, Épigrammes, 6, 2. Pline le Jeune, Correspondance, 4, 11. Suétone, La vie de Domitien, 3, 2 ; 6, 2-3 ; 8, 4 ; 8, 5 ; 9, 1; 10, 3 ; 10, 7 ; 15, 1 ; 17, 5-6 ; 22, 1-2 ; 23, 1. Inscriptions : CIL 5, 2829 ; CIL 9, 3426 ; 14, 3608 ; CIL 15, 2795 ; 15, 548558. Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 1, p. 385 ; p.459- 461. Sculpture : Musée national des Termes, inventaire 4219, Rome.
VI - La vie de Plotine, femme de Trajan. Introduction Dion Cassius, Histoire romaine, 68, 2, 1 ; 68, 4, 1. Chapitre 1 : Un couple impérial inattendu Aurélius Victor, Épitomé, 13, 1 ; 13, 4 ; 13, 1 ; 13, 8 ; 42, 21. Dion Cassius, Histoire romaine, 67, 11, 3 ; 68, 3, 3 ; 68, 3, 4 ; 68, 5, 1 ; 68, 5, 5 ; 68, 6, 3 ; 68, 7, 4. Eutrope, Abrégé de l’histoire romaine, 8, 2, 1 ; 8, 5, 2. Histoire Auguste, Vie d’Hadrien, 2, 5-7. 317
Martial, Épigrammes, 10, 7. Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, 8, 6 ; 9, 2 ; 14, 1 ; 14, 5 ; 15, 1-3 ; 22. Suétone, La vie de Domitien, 6, 3 ; 10, 7. Tacites, annales, 3, 33-34. Chapitre 2 : La concorde familiale Aurélius Victor, Livre des Césars, 13, 10. Épitomé, 13, 4. Dion Cassius, Histoire romaine, 68, 7, 4 ; 68, 10, 2. Fronton, Lettres à M. Antoninus empereur sur les fériés alsiennes, 3. Histoire Auguste, Vie d’Alexandre Sévère, 39, 1. Vie d’Hadrien, 2, 7 ; 2, 10 ; 3, 2 ; 4, 5. Julien l’Apostat, Le banquet ou Les Césars, 311, c. Papyrus d’Oxyrhynchos 1242, colonne 2, lignes 26-32. Pline le Jeune, Correspondance, 9, 28, 1 ; 21, 1-2 ; 84, 6 ; 57, 5 ; 83, 4 ; 83, 7-8 ; 84, 2 ; 94, 5. Victor, Épitomé, 42, 21. Chapitre 3 : La grande intrigue Aurélius Victor, Le livre des Césars, 13, 11. Dion, Cassius, Histoire romaine, 68, 8-10 ; 68, 14-15 ; 68, 29, 1 ; 68, 33, 2 ; 69, 1, 2-3 ; 69, 10, 3. Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, 8, 2, 1 ; 8, 5, 2. Gaius, Institutes, 1, 104. Histoire auguste, La vie d’Hadrien, 2, 10 ; 4, 1 ; 4, 4 ; 4, 6 ; 4, 8-10 ; 5, 9 ; 7, 3 ; 12, 2 ; 15, 10-11. Inscriptions : CIL 2, 3865 ; 2, 3866 ; 6, 883 ; 6, 966 ; 6, 1878 ; 6, 10114 ; 6, 37841; 10, 7587 ; 12, 5678 ; 14, 21641 ; 15, 693.16. CIG 3, 4716 c. ILS, 288, 298, 5184, 7784. SEG III 26 + IG II² 1097 (14.2-14.3, 125). Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 2, p. 28 (n° 168, 170) ; p. 29 (n° 172) ; p. 30 (n° 179-180) ; p. 34 (n° 208) ; p. 91 (n° 5) ; p. 92-93 (n° 1, n° 2, etc.) ; p. 94 (n° 3, 4, 5, 10).
VII - La vie de Sabine, femme d’Hadrien. Chapitre 1 : Un mariage à risque Aurélius Victor, Épitomé, 14, 3 ; 14, 7. Dion Cassius, Histoire romaine, 68, 15, 5 ; 69, 2, 6 ; 69, 9, 2-4. Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, 8, 6, 2.
318
Histoire Auguste, La vie d’Hadrien, 1, 2-3 ; 2, 6-7 ; 2, 10 ; 3, 1 ; 4, 4 ; 11, 7 ; 20, 7 ; 20, 9-10 ; 26, 1. Chapitre 2 : Des femmes pour un empire Dion Cassius, Histoire romaine, 69, 1, 2 ; 69, 3, 5 ; 69, 4, 2 ; 69, 4, 6 ; 69, 10, 3. Histoire Auguste, La vie d’Hadrien, 2, 4 ; 2, 8 ; 3, 10 ; 3, 11 ; 4, 8-9 ; 6, 3 ; 7, 1. Pline le Jeune, Panégyrique de Trajan, 21, 1-2 ; 84, 6. Pseudo-Dosithée, Hermenaumata, III. Chapitre 3 : Le conflit d’un couple Aurélius Victor, Épitomé, 14, 8-9. Aurélius Victor, Le livre des Césars, 14, 7-8. Dion Cassius, Histoire romaine, 69, 10, 2-3 ; 69, 11, 2-4 ; 69, 16, 3 ; 69, 17, 1-3 ; 69, 20, 1. Eusèbe, Histoire ecclésiastique, 4, 23. Histoire auguste, La vie d’Hadrien, 11, 3 ; 11, 4 ; 11, 7 ; 13, 1 ; 14, 7 ; 20, 8 ; 23, 9 ; 27, 1. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 36, 11 (58). Pline le Jeune, Correspondance, 1, 15 ; 6, 16 ; 6, 20 ; 7, 20 ; 9, 23 ; 9, 10 ; 9, 14 ; 10, 94 (95). Tacite, Annales, 6, 61, 1. Inscriptions : CIL 6, 984 ; 14, 3911 ; 15, 3579. Inscriptions du colosse. de Memnon n° 28, 29, 30 et 32. Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 2, p. 93 (n° 1), p. 94 (n° 1 à 12), p. 255-264 (n° 1 et suivants).
VIII - La vie de Faustine, femme de Marc-Aurèle. Chapitre 1 : Les rumeurs Aurelius Victor, Livre des Césars, 16, 2. Dion Cassius, Histoire romaine, 71, 29, 1. Histoire Auguste, La vie de Marc Antonin le philosophe, 19, 2-7 ; 24, 6 ; 29, 1-3. La vie de Vérus, 10, 1 ; 10, 5. La vie d’Avidius Cassius, 7, 1.
Chapitre 2 : La pourpre dans le sang Dion Cassius, Histoire romaine, 69, 20, 1 ; 69, 20, 5 ; 69, 21, 1 ; 69, 21, 1-2. 319
Eutrope, Abrégé de l’histoire romaine, 8, 8, 1 ; 8, 10, 1. Fronton, Lettres de M C Fronton à Antoninus Pius, 2. Fronton, Lettres de M C Fronton à Marcus Antoninus, César, et de Marcus Antoninus, César, à M C Fronton, 4, 13. Histoire Auguste, La vie d’Hadrien, 23, 16 ; 24, 1, La vie d’Antonin le Pieux, 1, 1 ; 5, 2 ; 6, 7; 10, 2. La vie de Marc Antonin le philosophe, 1, 2 ; 1, 8 ; 4, 4 ; 5, 6 ; 6, 2-5 ; 23, 8-9. La vie de Vérus, 2, 2-3. Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, 1, 17. Chapitre 3 : La femme de Marcus Fronton, Lettres de M C Fronto à Marcus Antoninus, César, et de Marcus Antoninus, César, à M C Fronto, 3, 18 ; 3, 10 ; 3, 11 ; 3, 16 ; 4, 11-12 ; 5, 3 ; 5, 7-12 ; 5, 14 ; 5,18-19 ; 5 ; 26 ; 5, 21 ; 5, 25 ; 5, 29 ; 5, 30 ; 5, 33 ; 5, 35 ; 5, 37 ; 5, 40 ; 5, 42 ; 5, 43 ; 5, 45 ; 5, 46 ; 5, 48 ; 5, 52 ; 5, 54 ; 5, 56. Fronton, Lettres de M C Fronton à Marcus Antoninus, Empereur, et de Marcus Antoninus, Empereur à M C Fronton, 1, 1 ; 1, 3 ; 1, 4 ; 2, 1 ; 2, 1213. Hérodien, Histoire romaine, 1, 13-14 ; 1, 2. Histoire Auguste, La vie de Marc Antonin le philosophe, 2, 4 ; 4, 7 ; 7, 5-6 ; 8, 10 ; 8, 12 ; 9, 4-8 ; 12, 8 ; 12, 10 ; 20, 6-7. La vie de Vérus, 2, 4 ; 3, 4 ; 3, 8 ; 4, 4 ; 4, 6 ; 5, 1-6 ; 7, 1-5 ; 7, 7 ;7, 9 ; 9, 4. Lettres de M C Fronton à Marcus Antoninus, Empereur, et de Marcus Antoninus, Empereur à M C Fronton, 2, 12 ; 2, 13. Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, 1, 3 ; 1, 17. Chapitre 4 : La femme de Marc Aurèle Aurélius Victor, Livre des Césars, 16, 7 ; 16, 14. Dion Cassius, Histoire romaine, 71, 29, 1 ; 71, 29, 3 ; 71, 30, 1 ; 71, 31, 2. Fronton, Lettres de M C Fronton à Marcus Antoninus, Empereur, et de Marcus Antoninus, Empereur à M C Fronton, 2, 12. Histoire Auguste, La vie de Marc Antonin le philosophe, 2, 6. ; 4, 8 ; 11, 4 ; 12, 8 ; 12, 13-14 ; 14, 8. ; 15, 1 ; 15, 5-6 ; 17, 4 ; 18, 2 ; 21, 3 ; 23, 8 ; 25, 1 ; 25, 4-6 ; 25, 8-11. La vie de Vérus, 8, 1 ; 9, 2 ; 9, 10. La vie d’Avidius Cassius, 1, 4 ; 2, 2 ; 7, 1 ; 9, 11 ; 10, 4-5 ; 14, 8. La vie de Commode, 1, 3 ; 2, 8 ; 5, 5 ; 11, 10 ; 12, 10 ; 15, 4 ; 17, 10.
IX - La vie de Julia Domna, femme de Septime Sévère. Chapitre 1 : La marche vers l’empire Aurélius Victor, Livre des Césars, 20, 1 ; 20, 28. Cicéron, Contre Pison, 21, 50. 320
Dion Cassius, Histoire romaine, 73, 16-17 ; 74, 3, 1 ; 74, 11, 4 ; 75, 3, 1 ; 76, 17, 4 ; 77, 18, 2 ; 78, 24, 1. Hérodien, Histoire romaine, 1, 54 ; 1, 55 ; 3, 4. Histoire Auguste, La vie de Commode, 17, 1-2. La vie de Pertinax, 4, 4-8 ; 4, 11 ; 10, 8. La vie de Didius Julianus, 1, 3 ; 2, 4-6 ; 3, 2 ; 6, 2 ; 8, 7. La vie de Septime, 1, 3 ; 2, 8-9 ; 3, 2 ; 3, 4 ; 3, 6-9 ; 4, 2 ; 4, 3 ; 5, 1 ; 14, 4 ; 15, 7 ; 19, 9. La vie de Géta, 3, 1. La vie d’Alexandre Sévère, 5, 4. Chapitre 2 : L’installation de la famille impériale Histoire Auguste, La vie de Pertinax, 15, 1-5. La vie de Sévère, 8, 3 ; 9, 8 ; 10, 1-7 ; 11, 4-7 ; 11, 9 ; 12, 8 ; 15, 1 ; 15, 4-5 ; 16, 3-4 ; 17, 1-4 ; 18, 3. La vie d’Albinus, 3, 5 ; 9, 6-9 ; 12, 1 ; 13, 3. Dion Cassius, Histoire romaine, 74, 4, 1-5 ; 74 ; 5, 1 ; 74, 7-9 ; 75, 1-3 ; 75, 6-8.; 75, 9, 4 ; 75, 12, 6 ; 75, 13, 2 ; 76, 1, 1 ; 76, 9, 3. Hérodien, Histoire romaine, 3, 4 ; 3, 14 ; 3, 16 ; 3, 19, 1 ; 3, 23-26. Chapitre 3 : L’ombre du pouvoir Aurélius Victor, Livre des Césars, 20, 23. Dion Cassius, Histoire romaine, 75, 14, 1-16, 5 ; 75, 15, 2 ; 76, 2, 3 ; 76, 2, 5 ; 76 ; 3, 1 ; 75, 16, 4 ; 77, 10, 2 ; 77, 18, 3 ; 78, 24, 1. Hérodien, Histoire romaine, 3, 34 ; 3, 35. Histoire Auguste, La vie de Sévère, 14, 7-8 ; 18, 8. Philostrate, La vie des sophistes, 622. Chapitre 4 : La voie du pouvoir Aurélius Victor, Livre des Césars, 20, 25. Dion Cassius, Histoire romaine, 76, 4, 5 ; 76, 2, 4 ; 76, 6, 3 ; 76, 7, 1-2 ; 76, 10, 7 ; 76, 11, 1 ; 76, 13, 2 ; 76, 14, 5 ; 76, 14, 7 ; 76, 15, 2 ; 76, 16, 5 ; 76, 17, 4. Hérodien, Histoire romaine, 3, 35 ; 3, 36 ; 3, 43 ; 3, 44 ; 3, 45 ; 3, 46 ; 3, 47 ; 3, 48 ; 3, 49 ; 3, 53 ; 4, 2 ; 4, 3. Histoire auguste, La vie de Septime Sévère, 16, 6 ; 18, 9 ; 19, 4 ; 23, 3. La vie de Caracalla, 8, 2 ; 11, 3. Philostrate, La vie d’Apollonios de Tyane, 1, 3. 5, 2. La vie des sophistes, 622. Lettres, 73. Chapitre 5 : La chute d’une mère Aurélius Victor, Livre des Césars, 21, 1 ; 21, 3. Dion Cassius, Histoire romaine, 77, 1, 1 ; 77, 4, 1 ; 78, 2, 1 ; 77, 2, 6 ; 77, 10, 4 ; 77, 15, 2-7 ; 78, 11, 4-6 ; 77, 16, 7 ; 77, 18, 2 ; 77, 18, 3 ; 78, 5 ; 78, 7-9, 1 ; 78, 23- 24, 1. Eutrope, Abrégé de l’histoire romaine, 8, 20, 1 ; 8, 20, 2. Hérodien, Histoire romaine, 4, 1 ; 4, 1-8 ; 4, 26 ; 4, 36.
321
Histoire auguste, La vie de Géta, 7, 3. La vie de Caracalla, 3, 3 ; 4, 1 ; 6, 67, 2 ; 9, 1 ; 10, 1-2. La vie Macrin, 2, 1. Macrobe, Saturnales, 3, 9, 6. Sammonnicus Sérénus, De medicina præcepta. Inscriptions : AE 1920, 531967, 536. A. E., 1971, 534 (I.A.M, 94), AE 41966, 430. BGU 2, 362. ILS 440. IRT 410-23. CIL 6, 419 ; 8, 2369 ; 8, 9317 ; 12, 4345 ; 14, 120. IGR 1, 577. IL. Alg. 1, 24. Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 3 , p. 454 (n° 4 à 10)
X - La vie de Marcia Otacilia Sévéra, femme de Philippe l’Arabe. Introduction Eutrope, Abrégé de l’histoire romaine, 9, 2, 1. Hérodien, Histoire romaine, 8, 8. Histoire auguste, La vie de Maxime et Balbin, 14, 5. La vie des trois Gordiens, 22, 2-4. Chapitre 1 : Tuer pour régner Aurélius Victor, Épitomé, 28. Livre des Césars, 28, 1. Cicéron, Lettres à des familiers, 13, 33. Zonaras, Histoire romaine, La vie de Philippe (in fine). Zosime, Histoire romaine, 1, 18, 3 ; 1, 19, 1 ; 1, 19, 2 ; 3, 14, 2. Chapitre 2 : Un couple impérial chrétien ? Ammien Marcellin, Histoire, 23, 5, 7 ; 23, 5, 17. Aurélius Victor, Épitomé, 28, 3-4. Code Justinien, 3, 42, 6. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, 6, 29, 4 ; 6, 34, 1 ; 6, 36, 3. Eutrope, Abrégé de l’histoire romaine, 9, 2, 3. Histoire auguste, La vie des trois Gordiens, 23, 6 ; 27, 1-6 ; 28, 6 ; 29, 1 ; 29, 2-6 ; 30, 3-9 ; 31, 3 ; 31, 7 ; 34, 2. Jean Chrysostome, Discours sur Babylas 2, 6. Jérôme, Chronique d’Eusèbe, Sixième persécution-24. Philippe ; Sixième persécution-23. Gordien. Des hommes illustres, art. Origène. Jordanes, Les guerres des Goths, 90-91. Orose, Histoire contre les païens, 7, 20. Tertullien, Des spectacles. Vincent de Lérins, Instructions, 17, 10. 322
Zonaras, Histoire romaine, 12, 17. Zosime, Histoire romaine, 1, 19, 1 ; 1, 19, 2 ; 1, 20, 1 ; 1, 21, 2 ; 3, 14, 2. Chapitre 3 : Les oublis de Rome Aurélius Victor, Livre des Césars, 28, 1 ; 28, 2 ; 28, 4-7 ; 28, 10. Eusèbe, Histoire ecclésiastique, 6, 39, 4 ; 6, 41. Eutrope, Abrégé de l’histoire romaine, 9, 3. Histoire auguste, La vie des trois Gordiens, 33, 1 ; 33, 3. Jérôme, Chronique d’Eusèbe (Sixième persécution-24. Philippe). Orose, Histoire contre les païens, 7, 20, 2. Zosime, Histoire romaine, 1, 21-23 ; 2, 5. Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 4, p. 134, 135, 136, p. 144, p. 145, p. 146, p. 147, p. 148, p. 149, p. 151. Mattingly, Harold, et alii, The Roman Imperial Coinage, Londres, Spink and Son, 1936-1939, vol. 4-3, n° 132, n° 208a ; vol. 8, n° 127. Mionnet, ThéodoreEdme, De la rareté et du prix des médailles romaines : ou Recueil contenant les types rares et inédits des médailles d’or, d’argent et de bronze, frappées pendant la durée de la République et de l’Empire Romain, vol. 1, Paris, Debure frères, 1815, p. 410. Inscriptions : IGLS 15, 419 (Waddington, n° 2072) ; 15, 425 (Waddington, n° 2076 b). Inscription de Naqš-i-Rustem, texte grec, 1, 8 ; l. 9. CIL, 13, 1807.
XI - La vie de Cornélia Salonina, femme de Gratien Introduction Aurélius Victor, Livre des Césars, 29, 1 ; 30, 2 ; 32,3 ; 33, 6. Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, 9, 5 ; 9, 7. Histoire Auguste, La vie des deux Galliens, 21, 3. La vie des deux Valériens, 5, 1. Orose, Contre les Païens, 7, 21, 5 ; 7, 22, 1. Zonaras, Histoire romaine, 12, 20. Zosime, Histoire romaine, 1, 23, 3 ; 1, 26, 2 ; 1, 28, 3. Chapitre 1 : Un beau mariage Aurélius Victor, Épitomé, 32, 1 ; 32, 2 ; 32, 4. Cicéron, Pour Roscius d’Amérie, 2, 6. Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, 9, 7-8 ; 9, 11, 1.
323
Histoire Auguste, Les deux Galliens, 11, 7. Les trente tyrans, 12, 11. La vie de Valérien, 5, 7. Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 35, 58 [200]. Sainte Lucine. Les actes de Sainte Lucine. Zosime, Histoire romaine, 1, 14, 1 ; 1, 30, 1. Chapitre 2 : La genèse d’un drame Aurélius Victor, Épitomé, 33, 1 ; 33, 8. Livre des Césars, 33, 2 ; 33, 6 ; 33, 8. Continuateur anonyme de Dion Cassius, Fragments, 5, 1. Eutrope, Histoire romaine, 9, 7. Histoire Auguste, La vie des deux Galliens, 4, 3 ; 11, 7 ; 21, 3. La vie des trente tyrans, 3, 2-4 ; 9, 1-4 ; 9, 6-9. Zonaras, Histoire romaine, 12, 24-25. Zosime, Histoire romaine, 1, 29, 2 ; 1, 30, 1-3., 1, 37, 1 ; 1, 38, 2. Chapitre 3 : Une tragédie pour le changement Agathias, Histoire, 4, 23. Aurélius Victor, Épitomé, 32, 6 ; 35, 4. Livre des Césars, 32, 5 ; 33, 3 ; 33, 6 ; 33, 15 ; 33, 17-18 ; 33, 20-21 ; 33, 27 ; 33, 28 ; 33, 29 ; 33, 34 ; 35, 6. Continuateur anonyme de Dion Cassius, Fragment 5, 1. Cypien, Correspondance, 76, 77, 80 ; À Démétrien, 3. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, 7, 10 ; 7, 13 ; 7, 22. Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, 9, 9. Histoire Auguste, La vie d’Aurélien, 38, 2-4. La vie du divin Claude, 1, 1. La vie des deux Galliens, 3, 6 ; 3, 9 ; 4, 3 ; 4, 4 ; 5, 1-4 ; 5, 5 ; 7, 1 ; 7, 4 ; 12, 5 ; 13, 3 ; 14, 1 ; 14, 3 ; 14, 5 ; 14, 9 ; 16, 2 ; 19, 8. La vie des trente tyrans, 3, 4 ; 3, 6 ; 3, 9 ; 12, 11 ; 15, 4. La vie des deux Valériens, 1, 1-4, 1 ; 8, 3. Lactance, De la mort des persécuteurs, 5, 6. Orose, Contre les païens, 7, 22. 5. Pierre le Patrice, Histoire l’Empire romain, fragment13. Porphyrius, La vie de Plotin, 12. Zonaras, Histoire romaine, 12, 26. Zosime, Histoire romaine, 1, 31-1, 33 ; 1, 33, 3 ; 1, 34, 1 ; 1, 35, 1-2 ; 1, 36, 1 ; 1, 36, 2 ; 1, 39, 1-2. Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 4, p. 416 (n° 545), p. 462-478 (n° 1 à 124) (spéc. n° 3 à 13 , n° 16 , n° 26 à 30, n° 33 à 38 , n° 49 , n° 98 , n° 105, n° 106, n° 108), p. 480 (n° 2) ; p. 480-481 (n° 3 à 12) ; p. 489 (n° 65 à 67), p. 492 (n° 1 à 3), p. 546 (n° 417). Gruter, p. 275, 5-7.
324
Inscriptions : CIL 33, 130 ; 3525 ; 6, 1106 ; 8, 10132.
XII - La vie de Fausta, femme de Constantin Chapitre 1 : Des mariages pour alliance Ambroise, Éloge funèbre de Théodose, 42. Anonyme Valésien, Origine de l’empereur Constantin 2 ; 3, 1 ; 3, 6. Aurélius Victor, Épitomé, 40, 3 ; 40, 12 ; 41, 2-3. Livre des Césars, 39, 18 ; 39, 25 ; 40, 2-3 ; 41, 4. Eusèbe de Césarée, La vie de Constantin, 1, 2 ; 1, 19 ; 1, 25. Histoire ecclésiastique, 8, 13. Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, 10, 1. Julien l’Apostat, Premier panégyrique de Constance, 5, c. Lactance, De la mort des persécuteurs, 24, 5-7 ; 24, 9 ; 25, 5 ; 26, 1-3 ; 26, 7 ; 27, 1 ; 28, 1-2 ; 29, 1; 30, 2. Orose, Contre les païens, 7, 25, 16 ; 7, 26, 1 ; 7, 28, 5. Panégyrique latin, 7, 7, 5. Panégyriques latins (307) 4, 7 ; (310) 10–12 ; (321) 9, 16, 18. Panégyriques latins, 2, 6. ; 6, 5, 3 ; 6, 6, 1-2. Socrate le scolastique, Histoire ecclésiastique, 1, 2. Zosime, Histoire romaine, 2, 8-11 ; 2, 20, 2 ; 2, 39, 1. Chapitre 2 : Des affaires de famille Anonyme Valésien, Origine de l’empereur Constantin, 5. Eusèbe de Césarée, La vie de Constantin, 1, 28-29. Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, 10, 3. Lactance, De la mort de persécuteurs, 29, 1-3 ; 29, 5-8 ; 30, 1-5 ; 44, 2 ; 44, 6 ; 48, 1 ; 48, 12 ; 48, 13. Optatus Milevitanus, De schismate Donatistorum, 1, 23. Orose, Contre les païens, 7, 28, 10. Panégyriques latins, 7, 18, 2-6 ; 7, 19. Sozomène, Histoire ecclésiastique, 1, 3. Zosime, 2, 11 ; 2, 18.
Chapitre 3 : Bonheur et tragédie d’un couple Ammien Marcellin, Histoire, 14, 1, 2 ; 14, 11, 20 ; 15, 8, 17. Anonyme Valésien, Origine de l’empereur Constantin, 1 ; 5 ; 17. Aurélius Victor, Épitomé, 41, 10-12. Livre des Césars, 41, 6 ; 41, 10. Code Justinien, 5, 26. Code Théodosien, 9, 7, 2 (25 avril 326) ; 9, 8, 1 (4 avril 326) ; 9, 24, 1 (1er avril 320) ; 9, 38, 1 (30 octobre 322) ; 24, 1, 1. Grégoire de Tours, Histoire des Francs, 1, 36. 325
Eusèbe de Césarée, La vie de Constantin, 3, 51-53. Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, 10, 6, 2-3 ; 10, 6, 2 ; 10, 14. Jérôme, Des hommes illustres, 80 ; Chronique (Olympiade 276). Julien Premier panégyrique de Constance, 9d-10a. La passion d’Artemius, 43. Orose, Contre les païens, 7, 28, 26. Panégyriques latins, 10, 36, 3. Philostorge, Histoire ecclésiastique, 2, 4 ; 2, 16 ; 3, 22 ; 4, 2. Sidoine Apollinaire, Correspondance, 5, 8, 2. Socrate le scolastique, Histoire ecclésiastique, 3, 1. Sozomène, Histoire ecclésiastique, 1, 5 ; 2, 3 ; 5, 2. Zosime, Histoire romaine, 2, 22-26 ; 2, 23-24 ; 2, 26-28 ; 2, 29, 2-3 ; 3, 1. Numismatique : Cohen, Henry, Description historique des pièces de monnaie frappées sous l’Empire Romain, Paris, Rollin, 1882, vol. 6, p. 91 (n° 6), p. 98 (n° 38), p. 106 (n° 88), etc..; p. 183-185 (n° 1 à 16). Inscription : CIL 10, 678.
326
TABLE DES MATIÈRES
Introduction................................................................................. 9 I - La vie de Livie, femme d’Auguste..........................................
13
II - La vie de Messaline, femme de Claude................................. 39 III - La vie d’Agrippine, femme de Claude................................. 65 IV - La vie de Poppée, femme de Néron....................................
97
V - La vie de Domitia Longina, femme de Domitien................. 121 VI - La vie de Plotine, femme de Trajan..................................... 147 VII - La vie de Sabine, femme d’Hadrien.................................
169
VIII - La vie de Faustine, femme de Marc-Aurèle..................... 189 IX - La vie de Julia Domna, femme de Septime Sévère............. 211 X - La vie de Marcia Otacilia Sévéra, femme de Philippe l’Arabe.......................................................................................... 243 XI - La vie de Cornélia Salonina, femme de Gratien................. 263 XII - La vie de Fausta, femme de Constantin............................ 285 Glossaire...................................................................................... 307 Références des textes grecs et latins utilisés pour chaque vie. 311 Table des matières...................................................................... 327
L’histoire aux éditions L’Harmattan Historique de l’artillerie de marine et de la colonisation française
Laloire Jean-Claude - Préface du général de brigade Bertrand Noirtin
Cet ouvrage présente les Bigors, les Artilleurs de Marine, engagés hors du territoire métropolitain, en particulier sur les continents africain et asiatique, depuis leur création officielle en 1692. Ils ont apporté une contribution décisive à la constitution des empires coloniaux successifs, et à leur gestion. L’artillerie de Marine constitue aujourd’hui une armée d’excellence face aux menaces actuelles. (11.50 euros, 94 p.) ISBN : 978-2-296-99254-2 Histoire navale histoire maritime Mélanges offerts à Patrick Villiers
Textes réunis par Christian Borde et Christian Pfister
Ces contributions traitent de l’histoire navale et maritime de l’antiquité romaine à la période contemporaine. Transgressant la frontière entre marine de guerre et de commerce, P. Villiers a ensuite mené des travaux sur l’archéologie du vaisseau de guerre à l’âge classique, la bataille navale, les dynamiques portuaires, le commerce colonial et la traite des esclaves, les convois atlantiques et la guerre de course, sans oublier la marine de Loire. (SPM, 21.00 euros, 210 p.) ISBN : 978-2-901952-92-3 royaumes (Les) néo-hittites à l’âge du fer Les Hittites et leur histoire
Freu Jacques, Mazoyer Michel
Ce livre présente l’époque dite néo-hittite et fait une conclusion globale sur l’histoire et la civilisation hittites. L’histoire des États «néo-hittites» débute après l’effondrement, vers -1180, du grand royaume de Hatti. Elle a connu plusieurs phases : l’âge d’or, celui des contacts réguliers avec les Assyriens et les rois d’Urartu, d’Israël et de Phrygie ; la période finale et la conquête assyrienne, de la seconde moitié du VIIIe siècle à la fin du VIIe siècle avant JC. (Coll. Kubaba, série Antiquité, 36.00 euros, 366 p.) ISBN : 978-2-296-99244-3 Soleil (Le) et la Lune dans le paganisme scandinave du mésolithique à l’âge du bronze récent (de 8000 à 500 av.J.-C.)
Ettighoffer Patrick
Le Soleil et la Lune jouent un rôle déterminant dans les structures mêmes du paganisme nordique. Les deux luminaires sont indissociablement liés sous le terme de «cycle vital», autrement dit l’alternance vie-mort-renouveau. Voici un exposé historique, archéologique et iconographique, enrichi de recours à l’ethnographie, la tradition littéraire, la linguistique, l’étymologie et la toponymie. (Coll. Kubaba, série Antiquité, 36.00 euros, 348 p.) ISBN : 978-2-296-96990-2 Jardins d’hier et d’aujourd’hui De Karnak à l’Eden
Aufrere Sydney H., Mazoyer Michel
La création et l’organisation des jardins ont étonnamment varié au gré des cultures, du temps et de l’espace. Malgré une diversité apparente de représentation et de conception, ils semblent prolonger l’image d’un «Eden» primitif, un lieu idéal, séparé du monde sauvage. Ces contributions nous entraînent dans les jardins de l’Antiquité et des époques moderne et contemporaine. (Coll. Kubaba, 29.00 euros, 286 p.) ISBN : 978-2-296-96101-2
Recherches sur les cours laïques du Xe au XIIIe siècle
Bongert Yvonne Préface à la nouvelle édition d’Elisabeth Magnou-Nortier
Cet ouvrage retrace la lente reconstruction de la fonction judiciaire, à travers les procédures de paix (transaction, médiation et arbitrage), puis l’organisation des cours que domine peu à peu la Curia regis, tandis que l’appel est mis en place et qu’est diffusé un système de preuves rationnelles propres à évincer ordalies, cojureurs et duels judiciaires. Dans cette gigantesque acculturation à l’aube de la formation de notre système judiciaire, le modèle canonique joua un rôle déterminant. ISBN : 978-2-296-96492-1 (36.00 euros, 322 p.) métamorphoses (Les) de la sagesse au Proche-Orient asiatique Des Sumériens à Thalès
Arnaud Daniel
Voici exposée la richesse intellectuelle du Proche-Orient asiatique, de la fin du IVe millénaire au VIe siècle avant notre ère. L’histoire de la région fut complexe, même si les empires, à partir du IXe siècle, imposèrent un ordre à peu près stable. Cette solution politique apparut, au VIe siècle, insatisfaisante au grec Thalès comme au roi de Babylone. Aussi, celui-ci cherchat-il à réunir ses sujets dans le culte d’une divinité suprême ; Thalès inventa la philosophie. (Coll. Kubaba, 36.00 euros, 552 p.) ISBN : 978-2-296-56948-5
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LES VIES DE
12 FEMMES D’EMPEREUR ROMAIN Devoirs, intrigues & voluptés
Nombre d’empereurs romains ont transmis leur nom à la postérité ; leurs monuments, leurs frasques ou leurs génies les rendent immortels. Leurs femmes, en revanche, ont rarement suscité l’attention des historiens romains eux-mêmes, alors que presque tout le monde à travers l’empire connaissait leur nom et leur visage grâce aux bustes ou aux pièces de monnaie qui les représentaient. Par bonheur aujourd’hui, tout n’est pas perdu sur elles. Grâce à un méticuleux travail de recherche et de recoupement de détails et d’anecdotes les concernant, se redéploie alors ce que furent leur vie et leur influence, non seulement sur leur mari, mais aussi sur le destin de Rome. Les pires informations se mêlent. D’un côté, un amour maternel allant jusqu’à l’inceste, un amour conjugal virant au meurtre, un amour du pouvoir justifiant tout. D’un autre côté, un sens du devoir exceptionnel, une habileté politique remarquable, un goût du savoir insatiable. À partir de toutes ces données, ce livre montre ce que l’on savait de douze de ces femmes d’empereur, et comment on se les représentait encore quand l’Empire romain venait de disparaître pour toujours sous les coups des barbares. Il s’agit de Livie, Messaline, Agrippine, Poppée, Domitia Longina, Plotine, Sabine, Faustine, Julia Domna, Marcia Otacilia Sévéra, Cornélia Salonina et Fausta. Le présent ouvrage, Les vies de douze femmes d’empereur romain, fait écho aux célèbres Vies des douze Césars que rédigea l’auteur latin, Suétone, il y a dix-neuf siècles. Docteur en histoire (EHESS) et docteur en histoire du droit (Université Paul Cézanne), Gérard Minaud est un spécialiste de l’Antiquité romaine. Il a écrit et publié de nombreux travaux scientifiques sur cette période, livres et articles. Il est régulièrement invité à présenter ses recherches en France et à l’étranger auprès d’un public universitaire.
ISBN : 978-2-336-00291-0
34 €