Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908–1939): Parcours d'une aristocratie de la baïonette 2343140812, 9782343140810

Ce texte reconstitue et donne sens au passé du tirailleur sénégalais qui s'est déroulé en Rhénanie et dans le bassi

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French Pages 296 [286] Year 2018

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Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908–1939): Parcours d'une aristocratie de la baïonette
 2343140812, 9782343140810

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Ce texte reconstitue et donne sens au passé du tirailleur sénégalais, qui s’est déroulé en Rhénanie et dans le bassin méditerranéen. Mais cette biographie ne se focalise point sur l’histoire de sa conscription et/ou de sa vocation de « chair à canon », de fauteur de troubles, de force de combat anticolonialiste, de passeur culturel et de diffuseur de la modernité. Nous l’étudions en tant que membre d’un groupe se présentant comme l’élite militaire africaine, avec comme dénominateur commun le fait d’avoir accompli tout ou une partie de son service militaire extérieur en Europe, au Maghreb et au Levant. Cet ouvrage pointe l’estime de soi, son fondement constitué par l’expérience, qui est à la fois collective et individuelle, directe et indirecte, revêt des dimensions professionnelles, humaines et culturelles. Cette expérience, qui configure une sorte de parcours initiatique, s’énonce ici en termes d’itinéraire socio-spatial, d’apprentissage, d’épreuve, de découverte, d’acquisition de gestes, de savoirs, de langages, de recomposition ou de consolidation de l’imaginaire. En bref, au-delà de la référence à la construction de l’ethos, véhicule du complexe de supériorité du marsouin « noir », se trouve posée, in fine, la problématique de l’infériorisation culturelle et sociale qui participe de la reproduction élargie de l’ordre dominant. Ousseynou Faye enseigne à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal). Spécialiste d’histoire moderne, contemporaine et du temps présent, ses travaux de recherche portent sur la criminalité, la marginalité, les cultures urbaines, la violence politique, etc. En raison de son implication dans la formation des élèves-officiers d’active des armées d’Afrique francophone, il s’intéresse, depuis la fin des années 1990, à des objets d’étude comme l’armée, les conflits de basse intensité, et aux savoirs scientifiques axés sur les relations internationales, la guerre, la gouvernance politique et la paix.

Etudes africaines Série Histoire Illustration de couverture : Tirailleurs sénégalais près de la mosquée de Fréjus, d’après une peinture à huile de Jacques Lesquer, Collection du Musée des Troupes de Marine.

ISBN : 978-2-343-14081-0

31 €

Ousseynou Faye

Parcours d’une aristocratie de la baïonnette

Etudes africaines

Série Histoire

Ousseynou Faye Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939)

Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939)

Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939) Parcours d’une aristocratie de la baïonnette

Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939)

Collection « Études africaines » dirigée par Denis Pryen et son équipe

Forte de plus de mille titres publiés à ce jour, la collection « Études africaines » fait peau neuve. Elle présentera toujours les essais généraux qui ont fait son succès, mais se déclinera désormais également par séries thématiques : droit, économie, politique, sociologie, etc. Dernières parutions Jean-Paul MWENGE NGOIE, L’enfant, cet oublié du divorce ou de la séparation parentale en Afrique subsaharienne, 2018. Laurent GAMET, Le droit du travail ivoirien, 2018. Bakary CISSÉ, L’épreuve orale de culture générale, Préparation aux concours d’entrée de l’ENA et de la Fonction publique, Tome 1 : Connaissance de l’environnement ivoirien ; Tome 2 : Problèmes majeurs de la société contemporaine, 2018. Jacques KABEYA I. TENDA, Entreprises publiques, en République Démocratique du Congo, La nécessité d’un cadre de bonne gouvernance axée sur la responsabilisation et la performance, 2018. Diensia Oris-Armel BONHOULOU, Le terrorisme international existe-t-il en Afrique noire ?, Essai, 2018. Augustin RAMAZANI BISHWENDE, Di-Kuruba Dieudonné MUHINDUKA (dir.), Les Bavira entre tradition et modernité, 2018. Claude KAYEMBE-MBAYI, Verrous et contrôles constitutionnels en Afrique. Pour des mécanismes efficients, 2018. Marie Romuald POUKA POUKA, Politiques publiques et PME au Cameroun. Les impacts de la Bourse de sous-traitance et de partenariat sur la performance des PME dans le secteur industriel, 2018. Issofou NJIFEN, Allocation des ressources humaines et stratégies des acteurs sur le marché du travail, Concept de surqualification et évidence empirique au Cameroun, 2018. Marie Désirée, SOL AMOUGOU, Minoration linguistique, Causes, conséquences et thérapie, 2018. Michel MOUKOUYOU KIMBOUALA, Le rôle des classes nominales dans le fonctionnement des langues bantoues. Le cas du kibeembe, une variante du kikongo, 2018.

Ousseynou Faye

Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939) Parcours d’une aristocratie de la baïonnette

© L’HARMATTAN, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr/ ISBN : 978-2-343-14081-0 EAN : 9782343140810

À la mémoire de mon oncle paternel Djibane Ndour, tirailleur sénégalais qui n’a eu droit à rien après s’être acquitté de l’impôt du sang.

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Remerciements De nombreuses personnes et des acteurs institutionnels ont accepté de s’impliquer, à nos côtés, avant et pendant la rédaction, la relecture et l’édition de ce livre. Nous leur exprimons nos remerciements. Pour ce faire, nous tenons à rappeler la diversité du soutien reçu. Notre enquête documentaire relative à la présence des tirailleurs sénégalais en Rhénanie a été facilitée par le Deutscher Akadmischer Austauch Dienst (DAAD) du gouvernement allemand, les responsables de Bundesrsarchiv-Militärarchiv de Friburg, Historisches Archiv Krupp d’Essen et Institut fûr Zeintungsforshung de Dortmund, l’appui de collègues d’Allemagne, tels que Leonhard Harding et Laurence Marfaing de l’université de Hambourg, Brigitt Reinwald du Zentrum Moderner Orient (ZMO) de Berlin, et de jeunes chercheurs junior comme Michaël Hammer , Georgia Baërbel Jettinger et Maurice Behrentz. En France, nous avons bénéficié de l’estime et de l’accueil chaleureux du colonel Antoine Champeaux, conservateur du Musée des Troupes de Marine (MTDM) du 21e Régiment d’Infanterie de Marine (RIMa) de Fréjus, des différents responsables du Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’Outre-mer (CHETOM) et des membres du Conseil d’Administration de l’Association des Amis du Musée des Troupes de Marine de Fréjus. Le travail de cartographie de ce livre a été pris en charge par Joseph Sarr et Ibou Diallo, tandis que la relecture a été faite par des collègues comme Babacar Sall, Amadou Fall, Ismaïla Ciss, Daha Chérif Ba, Mamadou Moustapha Dieng, Mor Ndao, Mandjomé Thiam, Issa Ndiaye et, last but not least, Babacar Mbaye Diop, qui s’est chargé également de la mise en page avant de s’activer pour la publication du livre. Nous adressons nos derniers remerciements à Momar-Coumba Diop, Saliou Dione, Coumba Ndoffane Faye et Soukeyna Ndiaye pour leur soutien moral.

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Sommaire

INTRODUCTION .................................................................................. 11 Première partie Les premières expériences en Méditerranée (1908-1918) ....................... 21 Chapitre I : Les débuts de l’aventure maghrébine (1908-1918) .............. 23 Chapitre II : Sauver et découvrir la France, 1914-1918 ........................... 51 Chapitre III : Dans la tourmente de la Guerre d’Orient ......................... 99 Deuxième partie Défis et nouveautés dans l’entre-deux-guerres....................................... 119 Chapitre I : Poursuivre et parachever la pacification du Maroc ........... 121 Chapitre II : Entre spleen, guerre des images et « paix des brigands » .. 163 Chapitre III : Le dernier carnet de route ou comment s’emparer du Levant ........................................................................................................... 189 CONCLUSION.......................................................................................... 257 Documents annexes ................................................................................... 265 Annexe 1 : « Lettre à la noune », chant de « poilu »............................ 266 Annexe 2 : Insignes d’unités régimentaires de tirailleurs sénégalais .. 267 Annexe 3 : Discours du colonel Debieuvre lors de l’arrivée du drapeau du 17e RTS ............................................................................................ 271 Annexe 4 : Tirailleurs du 14e RTS décorés en 1920............................ 272 Références bibliographiques ...................................................................... 275

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INTRODUCTION

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En écrivant ce livre, nous n’avons point subi le pathos du devoir de mémoire, ni une quelconque fascination exercée par le subalternisme, un énième « isme » du discours incantatoire des chercheurs en sciences sociales enclins aussi à produire une écriture de réfutation (Amselle 2008)1. Il ne s’est pas agi, non plus, pour nous, de faire l’éloge biaisé de la micro-historia, même s’il convient de reconnaître la pertinence de sa référence à la nécessité de ne pas se contenter de lire une société en son centre. Ce texte s’inscrit dans un projet historiographique qui vise à reconstituer et à donner sens au passé des Africains, qui s’est déroulé en Afrique ou ailleurs, avec, contre et/ou sans cet ailleurs, à faciliter, en conséquence, la production renouvelée de synthèses plus exhaustives. Les tirailleurs constituent, ici, un groupe d’acteurs historiques nous permettant de revisiter un pan de ce passé qui s’est déroulé hors d’Afrique subsaharienne. Ce choix, certes arbitraire, renvoie aussi au besoin de satisfaire une curiosité : en savoir davantage sur les tirailleurs sénégalais, qui ne sont ni des outsiders encore moins des oubliés de l’histoire (Miquel 1978). Une découverte fortuite de la production littéraire et picturale de Lucie Cousturier (1957), marraine de guerre française de la Grande Guerre, est à l’origine du renouvellement de nos objets d’étude, profitable pourrait-on dire à ce personnage militaire. Cet événement, intervenu en 1997, nous a poussés à suivre d’abord les traces des tirailleurs « noirs » envoyés en Rhénanie durant l’entre-deux-guerres, ce qui a nécessité un séjour en Allemagne pour tenter d’accéder aux sources imprimées susceptibles de rendre compte et de caractériser cette présence. Ensuite, une série d’enquêtes documentaires effectuées en France est venue alimenter notre stock d’informations sur les itinéraires de ces « soldats noirs » de l’empire colonial français. Toutes ces opportunités ont été mises à profit pour réunir les informations indispensables à la reconstitution d’une biographie du tirailleur « noir » qui ne se focalise point sur la conscription, la discussion relative à sa vocation de « chair à canon » ou de fauteur de troubles, la Avec cet auteur, « l’Occident décroché » apparaît sous les traits d’une locomotive qui perd ses wagons. Conjurer ce mauvais sort préoccupe beaucoup d’animateurs de la pensée unique. Des analystes admettent que ce « nombril du monde » va mal, mais estiment dans le même temps qu’il n’est victime que de lui-même. Ce diagnostic fait l’objet d’une itération depuis les « événements du 11 septembre » de l’année 2001 (Girard (2001).

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référence à son rôle de force de combat anticolonialiste, de passeur culturel, de diffuseur de la modernité ou encore d’auxiliaire administratif. La biographie proposée s’écarte aussi de l’approche qui insiste sur le critère d’appartenance confessionnelle, communautaire et/ou territoriale. Nous l’étudions en tant que figure de la marginalité de fonction (Paugam 1991), qui est porteuse d’un projet de démarcation symbolique et de quête d’une reconnaissance sociale. En d’autres termes, nous nous intéressons aux tirailleurs sénégalais qui affirment constituer un groupe à part au sein des « troupes noires »2. Ce groupe, qui se présente comme représentant l’élite militaire, affiche une composition faisant fi des appartenances territoriales, sociales, confessionnelles, culturelles. Le fait d’avoir accompli tout ou une partie de son service militaire extérieur en France ou aux T.O.E (Maroc et Syrie), bref dans le triangle « MarocFrance-Syrie », fonctionne comme le dénominateur commun. La figure du vrai informerait ainsi son cursus de militaire, tandis que celle du vraisemblable en ferait autant pour le tirailleur confiné dans l’espace aoefien ou aefien ; lequel est qualifié au Gabon d’ « embusqué », de « lacour ». Même s’il est judicieux de mettre en évidence aussi bien l’intérêt scientifique de l’estime de soi que celui de l’éloge de l’extraversion, énoncé en pointillés dans ce jeu de construction mentale, nous avons estimé que le mieux c’est d’étudier, mise à part la rémunération qualifiée d’avantageuse, ce sur quoi se fondent certains tirailleurs sénégalais pour affirmer qu’ils forment une sorte d’aristocratie militaire et s’autoriser à cultiver la sociabilité élitaire. Cette chose censée les distinguer des autres enrôlés est réductible au phénomène de l’expérience. Celle-ci, qui est à la fois directe et indirecte, revêt des dimensions professionnelle, humaine et culturelle et, in fine, s’énonce en termes d’itinéraire socio-spatial, d’apprentissage, d’épreuve, de découverte, d’acquisition de gestes, de savoirs, de langages, de recomposition ou de consolidation de l’imaginaire. Nous avons là autant de choses qui configurent une sorte de parcours initiatique qui engendre la « pagination sociale » et que nous nous évertuerons à décrire et à analyser. Ces exercices permettront de produire une histoire centrée sur l’image. Mais, il ne s’agit pas seulement de voir ici celle que les autres ont du « soldat noir » (Echenberg 1991). Celle qui retient davantage l’attention, c’est l’image de soi qui engendre le complexe de supériorité, Voir le document produit par le sous-lieutenant N’Tchoréré (CHETOM, 15H30, Dossier 7).

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celui du marsouin dit « noir », c’est-à-dire de ce fantassin dont la mise en service remonte à 1857, date de la création du premier bataillon de tirailleurs sénégalais. Se trouve ainsi posée la question de l’armature de complexes mentaux constitutifs du dispositif idéologique mis en fonctionnement ou à contribution par la puissance coloniale. En bref, est ainsi affichée l’infériorisation culturelle et sociale qui participe de la reproduction élargie de l’ordre dominant ; lequel s’appuie toujours sur un ensemble de minorités3 que l’on peut renouveler et coopter dans l’élite afin de raffermir la volonté de puissance exercée sur ceux que le discours marxiste appelle les masses. Une certaine cartographie du versement de l’impôt du sang est ainsi valorisée au travers du jeu de distinction et de distanciation des tirailleurs sénégalais ayant servi en France, au Levant ou au Maghreb. L’ailleurs est consacré comme principal lieu de production et de reproduction de la reconnaissance symbolique et sociale, comme la destination où réussit la quête de l’excellence. L’imaginaire du « marsouin noir » ne peut manquer d’assimiler à un voyage le fait d’aller en service dit « commandé » dans le bassin méditerranéen et rhénan réductible alors à un foyer d’accueil qui enrichit l’univers des connaissances du voyageur. L’on supposera valablement que le tirailleur sénégalais impliqué dans ce jeu est l’auteur d’une carte mentale qui présente comme son chez soi n’importe quel point de l’Afrique « noire » sous domination française. D’aucuns diraient que le glissement de la cartographie à la cartologie est facilité par cette recomposition des lieux et des identités, qui enjoint l’« aristocrate militaire » de race dite « noire » de s’impliquer dans une dynamique de reconstruction des liens de solidarité. Investissant le champ de la micro-identité, il multiplie et densifie les frontières intérieures du monde des marginaux de fonction de la colonie, configure un centre qu’il occupe, s’exerce ainsi au décentrement/recentrement, réitère en définitive la prégnance de ce dernier procès comme une figure d’évolution majeure de l’entreprise coloniale. L’altérité de guerre, évoquée par Rigouste (2005), est finalement transformée en ressource par le tirailleur sénégalais présent entre 1908 et 1939 dans le bassin méditerranéen et l’espace rhénan. Sa triangulation de ce champ d’intervention procède de la métonymie : Maghreb, Europe Exemple des « originaires des Quatre Communes du Sénégal considérés comme des citoyens français, qui conservent leurs « coutumes » alors que citoyenneté française rime avec adoption du modèle de vie judéo-chrétien.

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méridionale et Proche-Orient sont les ensembles territoriaux référés. Le gommage est aussi un procédé de son énoncé géographique. Il porte, ici, sur la Rhénanie. On pourrait penser que l’omission en question trouve son origine dans la mémoire blessée (Ricœur 2000). Mais étant donné que le séjour dans le triangle « Maroc-France-Syrie » est réductible à une épreuve initiatique, une telle conclusion est forcément hâtive et réductrice. Ce que souligne, en vérité, sa triangulation, c’est la variété des conflits armés déclenchés à partir de 1908 et dans lesquels il est impliqué. Le Maroc symbolise la guerre de conquête territoriale tardive en Afrique et aux portes de l’Europe de l’Ouest, la France, le conflit de haute intensité mettant aux prises les grandes puissances militaires de l’époque et la Syrie, les difficultés de transformer en mandat une « dépouille » de l’Empire ottoman. L’intervalle chronologique auquel renvoie le champ d’intervention de cet « aristocrate de la baïonnette » est borné par deux conflits : un de basse intensité et un autre dont le niveau d’intensité est supérieur à celui de la Grande Guerre. La violence armée traverse donc de part en part le déploiement hors d’AOF et de Madagascar du tirailleur sénégalais. Celle observée en Europe est qualifiée, par Enzo Traverso (2007), de guerre civile européenne ou de « guerre des trente ans ». La guerre est la matrice de cette expérience censée lui conférer prestige, considération symbolique et sociale, supériorité sur le tirailleur cantonné en Afrique subsaharienne durant la période en question. Pour produire ce livre, nous avons d’abord dépouillé des sources d’archives. Les dossiers exploités se trouvent entreposés au Centre des Archives nationales de la Section outre-mer (CANSOM) à Aix-enProvence (France) et au Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’outre-mer (CHETOM) du Musée des Troupes de Marine (MTDM) du 21e Régiment d’Infanterie de Marine (RIMa) de Fréjus (France). Les documents conservés au CANSOM informent sur la généalogie du tirailleur, tandis que ceux du CHETOM éclairent sur une variété d’unités thématiques. Répartis entre différentes sous-séries (15H à 18H), correspondant à des fonds officiels et à des fonds privés qui procèdent de la donation d’officiers ou de membres de leur famille, ils se composent de journaux de marche et des opérations (JMO), de rapports et dossiers de travail, de manuels de commandement militaire, de témoignages et de souvenirs de guerre, de correspondances, de cartes, de carnets de route, de coupures de journaux, de croquis, de textes de conférences publiques, d’études d’officiers supérieurs, d’éditions de revues, etc. Les JMO 16

forment un corpus de chroniques descriptives qui aident à restituer la quotidienneté de la vie militaire, la configuration de la scène de guerre et l’exercice du commandement militaire. Avec les rapports destinés à la hiérarchie militaire et aux autorités gouvernantes, l’on est renseigné sur des problèmes tels que ceux soulevés en apparence par la présence des soldats « noirs » et africains en Rhénanie, sur des points de vue d’officiers subalternes et/ou supérieurs. Leurs perceptions des choses militaires ainsi que leurs connaissances des réalités du pays transformé en théâtre d’opérations militaires ou de la géopolitique sont également véhiculées à l’occasion de l’organisation de conférences. Quant aux correspondances, qui se décomposent en correspondances privées et en correspondances officielles, elles constituent des indicateurs de l’état d’esprit, du moral ou des représentations des combattants européens. Comme on le verra plus loin, le tirailleur sénégalais et l’« indigène » figurent dans les relations épistolaires entre civil(e)s et militaires. Celles échangées entre les hautes autorités portent sur des sujets divers, dont celui de la présence des tirailleurs sénégalais en Algérie au début du XXe siècle. Figurent au premier plan des principales sources imprimées exploitées les journaux allemands4 et français (notamment La Dépêche Coloniale Illustrée). Les articles de presse rendent compte de scènes d’embarquement de renforts de soldats à bord de navires à partir de ports comme celui de Marseille, de la transformation en fait divers journalistique (Noiriel 2007) de la présence du tirailleur sénégalais en Europe. Viennent ensuite les récits (auto) biographiques et les fictions biographiques romancés. Ces narrations déclinent des fragments d’histoires de vie de soldats (re) présentés sous les traits d’archétypes. Les exemples les plus édifiants sont ceux de Mahmadou Fofana et de Samba Diouf, personnages dépeints respectivement par Escholier (1928) et J. J. Tharaud (1922), de Bakary Diallo (1985), tirailleur de l’occupation du Maroc et de la Grande Guerre, qui troque la baïonnette contre la plume de l’écrivain. En troisième position, nous citerons les souvenirs ou témoignages écrits de gens qui ont vu, entendu des choses et vécu5 des situations pendant et après la guerre. Il convient de donner l’exemple de la production littéraire de Lucie Cousturier (1957) axée sur sa rencontre avec les 4 5

Lire in infra. Domergue-Cloarec (2000) se prononce sur la façon de les exploiter. 17

tirailleurs africains dans le Midi6. Enfin, il y a la littérature de propagande et de contre-propagande. Produite pendant l’entre-deuxguerres, donc en même temps que nombre de souvenirs ou de témoignages de guerre, elle porte l’éloge du tirailleur. Dutreb (1922) pourrait être son chef de file. Les restes matériels constituent une source partiellement exploitée. Ils se composent de livrets militaires, d’insignes, d’uniformes, de photographies de visages et/ou de lieux, de tombes situées dans et hors de France (Europe balkanique), de traces gravées dans la pierre. Certaines de ces pièces figurent dans les fonds privés du patrimoine d’archives du CHETOM de Fréjus. Nous n’avons pu accéder, pour diverses raisons, aux micro-restes conservés dans les familles de descendants de tirailleurs originaires du Sénégal. La filmographie7 et les témoignages oraux de tirailleurs sénégalais et de leurs encadreurs ne figurent pas dans l’échantillon des sources exploitées. Les premiers, comme les seconds, ne comptent plus dans leurs rangs de survivants au moment où nous effectuions l’enquête documentaire. En vue de combler ce vide, nous avons eu quelques entretiens avec des descendants de tirailleurs sénégalais ayant participé à la Guerre d’Orient. Ceux-là ont pu exposer quelques informations relatives aux difficultés rencontrées par ceux-ci sur les champs de bataille et dans les rapports avec l’encadrement européen. La lecture des sources écrites ainsi que celle de la littérature savante soulèvent la question de l’exploitation des données statistiques. Question retenant, soulignons-le au passage, l’attention de Courtes (2000). Cette littérature savante peut être fortement tributaire de l’actualité politique, comme la commémoration de la « journée du tirailleur » célébrée le 23 août par l’« État libéral » sénégalais (Mourre 2007). Sous ce rapport, elle subit le passage du « trop peu de mémoire » au « plus de mémoire » qui risque de déboucher sur l’excès de mémoire (Ricœur 2000). Cette littérature, qui s’est enrichie dans le premier semestre de l’année 2008 par le texte de Thilmans et Rosière (2008), est composée de travaux en langue anglaise, française et allemande. Les objets d’étude, les angles, outils et territoires d’analyse de leurs auteurs sont variés. L’on retiendra surtout que la conscription, l’appartenance 6 L’auteur va, par la suite, produire des textes sur son séjour en Afrique (Cousturier 1925a, 1925b). 7 Signalons la contribution d’Eric Derroo qui se consacre, depuis une trentaine d’années, à la sortie de l’oubli ou de la déconsidération des soldats « indigènes » de la France coloniale.

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territoriale, la mutinerie, la participation aux batailles militaires, l’implication dans la quête de la modernité ou les luttes d’émancipation nationale et sociale, la démobilisation, la réinsertion sociale et la prise en charge de la retraite du démobilisé et la constitution de soldier families8 forment les principaux sujets abordés dans cette littérature savante. L’historiographie française et d’expression francophone est représentée, pour l’essentiel, par Marc Michel (1982), et celle d’expression anglosaxonne par Echenberg (1991). Cette littérature savante compte quelques innovations. C’est le cas du questionnement de la mise en discours romanesque du tirailleur. Martonyi (1989) se livre à un pareil exercice en prenant l’exemple de la littérature hongroise. Ce qui fait souvent défaut dans cet ensemble de productions, c’est l’examen de l’auto-perception qui conduit, par exemple, le tirailleur sénégalais à tracer des frontières intérieures dans son corps de métier, à animer en conséquence des logiques de recentrement et de reversement de l’infériorité au sujet qu’il soumet au prisme du « regard vertical » (Kristéva 1969). Le livre comprend deux parties. La première reconstitue les débuts du parcours du tirailleur sénégalais envoyé en service militaire hors d’Afrique « noire ». Elle examine une expérience décennale qui se déroule exclusivement dans le bassin méditerranéen. La Méditerranée occidentale est son premier site de débarquement en tant que force d’expédition militaire. Les chapitres relatifs à l’inauguration des missions extérieures du soldat d’Afrique subsaharienne examinent son vécu social et professionnel au Maghreb et en France. Un chapitre est consacré à son expédition en Méditerranée orientale, où il est confronté à la guerre sous-marine allemande et découvre les Balkans et l’ethnicité conflictuelle entretenue par Turcs, Grecs, Bulgares, Hongrois et Serbes. La deuxième partie, qui dévoile une sorte de déconcentration topographique du déploiement du tirailleur sénégalais envoyé en mission extérieure, est centrée sur l’entre-deux- guerres. Elle porte sur ce que ce personnage a pu apprendre, entendre, sentir, penser, faire ou voir. Faisant apparaître un va-et-vient entre Méditerranée occidentale, Rhénanie, partie européenne de la Méditerranée orientale et Proche-Orient, les différents chapitres constitués donnent à lire, outre les similitudes ou les

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Lire, sur ce point précis, Mann (2006). 19

répétitions d’expériences humaines et professionnelles, les singularités du vécu de cette force expéditionnaire et de souveraineté.

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Première partie Les premières expériences en Méditerranée (1908-1918)

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Chapitre I : Les débuts de l’aventure maghrébine (1908-1918) Comme banc d’essai de la colonisation française en Afrique, l’Algérie a accueilli, dès 1910, les premiers contingents de tirailleurs sénégalais débarqués en Méditerranée occidentale. Étant donné que le contrôle militaire du territoire algérien a officiellement pris fin en 1871 (date de la défaite de Mokrani, le dernier résistant9), le passage d’un régime d’administration militaire à un régime d’administration civile (Stora 1991) ne nécessite pas que les forces armées continuent à occuper le devant de l’actualité. En conséquence, seule se trouve posée la question du positionnement du tirailleur sénégalais. Pré-positionnement, devrionsnous dire, dans la mesure où il est fait référence à sa situation de soldat en attente de son éventuel envoi sur l’autre rive méditerranéenne. C’est cette présence que nous étudierons en premier lieu. Ensuite, nous nous intéresserons au déploiement des « soldats noirs » au Maroc où leur utilité est à mettre en rapport avec la conquête territoriale10. Leur présence dans ce pays remonte à 1908. Au regard du manque de données documentaires sur la séquence 1908-1910, nous avons décidé d’étudier en seconde position l’étape marocaine de leur itinéraire hors d’Afrique subsaharienne.

Nous reprenons, tout en n’oubliant pas son caractère polémique, cette catégorie d’analyse de l’historiographie française de l’après-guerre 39-45. 10 La reconquête serait le terme qui sied, si l’on en croit les défenseurs de la théorie dite « africologique », qui constitue le noyau dur de l’écriture-réplique du linguiste Pathé Diagne (s.d. [avant 1998]). Sa reconstitution de la saga de Bakari II, souverain de l’empire médiéval du Mali, ne serait que la partie visible d’une histoire millénaire de relations entre l’Afrique (foyer de départ migratoire) et l’Amérique (site d’accueil de migrants apportant leurs savoirs architecturaux, leur génie urbanistique, leurs richesses agricoles, leurs compétences linguistiques, etc.). La première expérience de contrôle de ce territoire par les armes est attribuée à trois forces hégémoniques censées se déployer avant le XVIe siècle. La première serait le Ghana/Wagadu des Soninké, la seconde les Lebu-Lemtuna et la dernière l’empire wolof de War Jaabi Njaay, qui se signalerait particulièrement par la conquête de l’Andalousie. Travaillée par les logiques du diffusionnisme et inspirée par l’égyptologie afro-militante de Cheikh Anta Diop, cette théorie décline ainsi un troisième berceau africain de l’histoire universelle : la Sénégambie. Cette « nouvelle niche » de la primo-identité du « Noir » démiurge aurait le mérite de contrebalancer l’Egypte des pyramides ou encore le Sahara des peintures rupestres, et de produire un imaginaire valorisant les régions d’origine des tirailleurs sénégalais. 9

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L’Algérie, un foyer de répulsion ? La présence du tirailleur sénégalais sur le sol algérien a suscité des oppositions au sein de l’establishment militaire et de la classe politique. La ligne de partage porte sur l’acceptation ou non de cette présence. Mis au courant ou non de la dispute autour de son efficacité, le tirailleur sénégalais, débarqué en Algérie en 1910, est d’abord envoyé dans les marges territoriales. Exposé aux ravages mortels des maladies, il s’y exerce à la reproduction de son habitat et à la maîtrise de l’art de la guerre. Controverses sur un site de pré-position C’est durant les deux premières décennies du XXe siècle que se produit la diffusion du projet du colonel Mangin11. Cet officier supérieur veut faire de l’AOF le réservoir de tirailleurs à recruter, à pré-positionner en Algérie et à rassembler au sein d’une force armée appelée à jouer le rôle de substitut éventuel de l’armée française (Mangin 1910). Son projet de déploiement de la « force noire »12 déclencha une série de réactions contenues dans des rapports d’inspection de troupes, des correspondances entre officiers comme entre ministres, des communications à des conférences publiques, des ouvrages, des querelles parlementaires, etc. Les parlementaires hostiles à cette proposition se sont distingués lors de la séance de débats du 21 février 1910. Le député sénégalais, François Carpot13, proposa la création d’une « armée

Voir Michel (1982) qui retrace la carrière de cet officier et décrit le réseau de « gradés » qui a pris en charge la défense et la promotion de son projet. 12 Cette métaphore, qui a pour matrice l’indice de robusticité fabriqué par les milieux médicaux d’Occident pour caractériser le corps du « Noir », renvoie à un mythe de l’armée coloniale (Michel 1974). Toute métaphore étant par excellence une figure de langue qui témoigne de la naissance du sens (Morel 1985), il nous faut dire que ce qui importe le plus ici, c’est le pari sur l’impossibilité pour la France d’exclure désormais le colonisé dans le déroulement des événements qui font son histoire. La montée des périls en Europe et la crise démographique en France sont des facteurs dont la combinaison explique suffisamment le caractère incontournable du recours au sujet colonisé comme force de combat providentielle (Blanchard et Bancel 1998). 13 Il appartient aux familles métisses qui ont relayé les milieux dits « blancs » comme communauté d’appartenance « raciale » et sociale des parlementaires sénégalais. Le vocable d’« habitant » a été utilisé au XVIIe siècle pour désigner le membre de l’élite économique et sociale de Saint-Louis et de Gorée. Cette élite va d’ailleurs produire un cahier de doléances et régler la question de sa représentation aux états généraux de 1789. 11

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noire » utilisée exclusivement en Afrique subsaharienne (Ly 1957)14. Dans le camp favorable au projet de Mangin, nous nous contenterons de citer le général Galliéni. Membre du Conseil supérieur de la Guerre, il acheva de rédiger, le 14 novembre 1910, un rapport d’inspection du bataillon sénégalais basé en Algérie. Il y fait l’éloge de ses qualités guerrières, scande la fierté des tirailleurs de servir la France, parie sur leur capacité à constituer une troupe d’élite et inscrit dans le registre des choses regrettables le fait de prévoir leur mise à l’écart dans un éventuel conflit armé de haute intensité (Ingold 1939). En revanche, les officiers qui animèrent le camp des pourfendeurs mirent en exergue la faiblesse de la prestation du tirailleur sénégalais durant la campagne de conquête du Maroc. Ce point de vue est contenu dans le rapport du général Franchet d’Esperey. Dans une correspondance rédigée le 13 novembre 1913 et adressée à son homologue en charge de la Guerre, le ministre des Colonies le jugea trop critique, estima que le propos était empreint d’une subjectivité négative et trahissait l’empressement à voir le soldat noir se hisser à la hauteur du soldat français, voire du tirailleur maghrébin. Dans sa réponse du 17 décembre 1913, le ministre de la Guerre montre qu’il ne partageait que du bout des lèvres la lecture critique du rapport en question. Cela est mis en évidence lorsqu’il affirme la nécessité de donner un complément d’instruction militaire au tirailleur sénégalais15. Entre autres officiers exprimant leur désapprobation de ce genre de discours accusatoire, signalons l’exemple du général Aubert. Dans sa réplique, datée de 1920, il déclare « Que ceux qui leur [tirailleurs sénégalais] reprochent certaines défectuosités de leur service au Maroc, et les comparent aux tirailleurs algériens, n’oublient pas qu’ils sont étrangers au pays, qu’après tout qu’ils ont contribué à conquérir le Maroc alors que les algériens n’ont jamais paru au Soudan »16. Préserver l’efficace de l’idéologie dominante est un des mobiles des opposants au projet du colonel Mangin. En d’autres termes, celui-ci était accusé de véhiculer un discours qui déconstruit l’image reçue du tirailleur sénégalais. Perçu comme un auxiliaire, ce dernier ne pourrait être en aucun cas un alter ego du soldat européen. Appelé prosaïquement Toumané (Boisboissel 1954), il serait un grand enfant animé de passions 14 Le compte-rendu de cette querelle entre parlementaires va être détaillé ci-dessous lorsque nous aborderons la question du « péril noir ». 15 CHETOM, 18H130. 16 CHETOM, 16H186, Casier 85, dossier 19.

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d’hommes (Marceau 1911). En bref, l’idéologie dominante veut qu’il porte en bandoulière une identité et un statut censés échapper aux lois du changement17. Ainsi, même quand il est gradé, le tirailleur ne peut avoir sous son commandement un soldat européen. Le grade de caporal, de sous-officier, ou encore d’officier subalterne18 ne lui confère aucune ascendance, ne lui donne ni le droit ni la possibilité de revendiquer l’établissement d’un rapport homologique avec les militaires « métropolitains » arborant les mêmes galons. Il convient de convoquer le procès de l’indigénisation des enseignes et insignes militaires et celui de l’« infériorisation » absolue de l’« indigène » pour comprendre ce montage. Du reste, il ne doit pas masquer la victoire des partisans de l’installation de tirailleurs sénégalais en Algérie et, plus tard, leur utilisation sur le sol européen lors de la Grande Guerre19. Ainsi, en février 1910, le Parlement français finit par voter « les crédits nécessaires à la création du premier bataillon sénégalais d’Algérie »20. Dans les pages qui suivent, nous nous appuierons sur le texte du lieutenant Lejeune pour reconstituer quelques aspects de l’histoire de la présence du tirailleur sénégalais en Algérie. Les primo-arrivants : des parias en uniforme ? Le lieutenant Lejeune nous dit que le premier bataillon de tirailleurs sénégalais envoyés dans ce pays a été formé de bric et de broc par des détachements venus successivement de directions opposées : des corps stationnés au Sénégal, du Soudan, des brigades dites « brigades indigènes ». Avant son envoi au Maghreb, il a séjourné pendant six semaines à Dakar. Les premiers soldats retenus pour le constituer ont été hébergés par le 4e RTS, dont le camp était en réfection.

17 Une des apories du dispositif idéologique colonial est ainsi mise en évidence. L’éloge du statu quo entre en contradiction avec la théorie de l’évolution préconisée par l’ethnologie coloniale et servant de matrice à la « mission civilisatrice ». 18 Avant la Grande Guerre, le grade-plafond était celui de capitaine pour les tirailleurs sénégalais. Par la suite, il a été réajusté. Dans l’entre-deux-guerres, accéder au grade d’adjudant est désormais le pic de son cursus militaire. 19 Cela a été facilité par la nomination du général Galliéni aux fonctions de ministre de la Guerre. 20 CHETOM, 15H30, Casier 5, Dossier 3, « Les Troupes Noires en Algérie ».

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Dans la capitale de l’AOF, l’ensemble des détachements (de tirailleurs venus parfois à pied de l’Adrar ou de la boucle du Niger21) n’a été réuni, dans un campement autonome formé de tentes, que durant le dernier trimestre du regroupement. L’examen médical rigoureux et détaillé, que devait subir chaque tirailleur, chaque accompagnante et chaque enfant22 de ce renfort, ne peut être référé uniquement à l’exhibition d’une conscience professionnelle qui se veut indemne de tout reproche. Il procède aussi d’une logique de suspicion portée par l’imaginaire selon lequel le « Noir » diffuse autour de lui virus et bactéries. La phobie des filaires est d’actualité avec la question de la présence du « soldat noir » au Maghreb. Débarqués en mai 1910 de l’Ouessant23 au port d’Oran, les tirailleurs furent installés pendant 12 jours au camp d’Eckmül situé dans la banlieue oranaise, « sous la tente, sur un terrain d’argile rougeâtre que des pluies malencontreuses eurent tôt fait de transformer en marécage »24. Leur présence multipliée est notée dans le Sud oranais, à Colomb Béchar et dans les confins algéro-marocains. La carte ainsi dessinée accorde une place importante aux marges. Ce premier bataillon est relevé en 1911 par un contingent de 200 tirailleurs venus avec une douzaine de femmes25. L’éloignement des principaux sites de pouvoirs (économique, politique et miliaire) est la règle de base de la cartographie du déploiement des tirailleurs sénégalais. Là aussi, le témoignage du lieutenant Lejeune s’avère incontournable pour réunir des faits accréditant l’hypothèse selon laquelle ces hommes en uniforme ont été traités en parias. Vivant, marchant côte à côte avec d’autres troupes (d’Afrique : turcos, spahis, légionnaires), ils se tenaient à l’écart des Algériens. Cependant, le lieutenant Lejeune fournit des informations qui mettent en cause la pertinence de cette hypothèse. Dans sa description des bonnes dispositions de la population civile européenne, il parle de visiteurs [du camp d’Eckmil] ne tarissant pas d’éloges sur la belle prestance des « soldats noirs », de leurs épouses et de leurs enfants, de la générosité affichée par des propriétaires de salles de projection cinématographiques n’hésitant pas à envoyer à des tirailleurs sénégalais. Les soldats en provenance de Mauritanie ont composé la 4e Compagnie du bataillon des tirailleurs sénégalais déployés en Algérie. 22 Nous détaillerons, ci-dessous, l’histoire de leur présence au Maghreb. 23 Ce bateau assura, pour la circonstance, la desserte Dakar-Oran-Le Havre. 24 CHETOM, 15H30, op. cit. 25 Ibidem. 21

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Dans son décompte, il n’hésite pas à avancer le chiffre de vingt à trente bénéficiaires de l’empathie en question. Les autochtones auraient également affiché des sentiments positifs en demandant l’ouverture de garnisons de tirailleurs sénégalais à Blidah, Orléansville, Ténès, etc. Dans les camps de l’exil L’exil du tirailleur a été visualisé par la reproduction de l’habitat de son milieu d’origine. L’unité socio-résidentielle du camp prend la forme d’une paillote quadrangulaire26, aménagée à Colomb Béchar et à BéniOunif. Le parc immobilier se compose de 116 à 216 cases, dotées par la suite d’accessoires et de commodités. C’est le cas des trous figurant les cheminées, des poêles, des latrines et des isolateurs. D’après le lieutenant Lejeune, l’édification de ces unités immobilières par les tirailleurs a duré un semestre. L’expansion des maladies vénériennes en 1911, consécutivement à la baisse des effectifs féminins, et la scolarisation des enfants des élèvescaporaux, installés à Colom Béchar, marquent le séjour en Algérie des premiers tirailleurs sénégalais. D’après le lieutenant Lejeune, l’arrivée de l’hiver 1910, intervenue avant l’installation de systèmes de chauffage dans les cases, a eu comme conséquences la multiplication de cas de soldats frappés par des maladies (surtout la bronchite et la pneumonie) et l’intrusion quotidienne de la mort à tel point que ce témoin parle d’hécatombe. Points de départ des missions de reconnaissance et des chasses aux djouchs, les camps de l’exil seraient aménagés en sites de jeux de cartes, remplacées à l’occasion par des brindilles de bois ou des cailloux. Ils figureraient également des lieux de dispute. Les conflits sont occasionnés par des « histoires d’argent » opposant des tirailleurs qui misaient leurs sous dans une activité ludique mal vue par l’encadrement européen. Le témoignage du lieutenant Lejeune fait du camp de l’exil algérien un site de déconstruction du mythe qui veut que le tirailleur sénégalais soit moins performant en matière d’habileté au tir que le « troupier » dit « métropolitain ». Dans le bataillon du Sud oranais, la stabilité de l’encadrement a permis, en dépit de la place Rappelons, si nous prenons l’exemple de Saint-Louis dont la trajectoire urbaine démarra au XVIIe siècle, que la case ronde n’eut jamais les faveurs des chargés de l’ordonnancement architectural de la colonie, ce qui n’est pas le cas de la paillote de forme rectangulaire.

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accordée aux loisirs et aux « exigences des travaux du camp », l’organisation de nombreux exercices de tir. La réussite de l’instruction conduite avec méthode est attestée par cet officier quand il déclare que les résultats du « soldat noir » étaient aussi satisfaisants que ceux des éléments d’une bonne compagnie européenne, supérieurs pour les tirs collectifs. Il va jusqu’à avouer que, contrairement au troupier européen, celui-là s’intéressait fortement aux tirs individuels. En conséquence, le tirailleur sénégalais qui accomplit un pareil succès est, à l’image de Moussa Coulibaly, quelqu’un qui a cessé d’écouter bouche bée, d’ouvrir de gros yeux, d’avoir un œil collé contre la crosse du fusil, de provoquer par sa maladresse habituelle l’équilibre du chevalet de pointage, de « tirer ailleurs », en visant non sur le mur d’en face, mais par exemple le minaret de la mosquée. La possibilité d’obtenir ces changements a présidé à l’envoi de tirailleurs sénégalais au Maroc où ils avaient à affronter des forces opposées à la conquête française.

Des premières épreuves de l’expédition au Maroc (1910-1912) La conquête du Maroc est une entreprise coloniale dans laquelle le tirailleur sénégalais a été impliqué. C’est à la veille du succès de la pacification de Madagascar qu’il est projeté dans l’Ouest maghrébin. Il va y partager sa vie quotidienne entre les occupations dans le poste militaire, les missions du groupe mobile et l’immersion sociale dans son « village ». Les dessous d’une conquête Sortir de la Grande Dépression27, en s’accordant sur les règles du partage de l’Afrique subsaharienne et éviter ainsi la répétition des chocs 27 Éclatant en 1882 et se terminant en 1896, elle correspond à la première grande crise du système capitaliste. D’après Noiriel (2007), elle a comme effets induits l’intensification de l’exode rural et des violences sociales, l’amplification du chômage, l’irruption du travailleur de l’industrie dans l’espace public et l’occurrence dans le langage courant des mots « société », « socialisme », « sociologie ». Daviet (1992) l’assimile à une décélération qu’il fait démarrer en 1860. Bonin (1988) la perçoit en termes de simple pause dans l’expansion du mode de production capitaliste, de transition entre deux régimes d’industrialisation. Pour lui, le premier se déroule dans la séquence 1780-1880, tandis que le second démarre à cette dernière date. Si cette théorie de la transition est appliquée dans le champ de l’économie politique ou de la philosophie, il sera possible d’affirmer valablement que la Grande Dépression préfigure la « modernité-monde », annonce l’impasse de la modernité (Comeliau 2000) et s’inscrit donc dans l’archéologie de la post-modernité (Nouss 1995).

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coloniaux, telle est l’une des raisons majeures de l’organisation de la Conférence de Berlin de 1884-1885 (Renouvin 1955). Celle-ci facilite le déplacement vers le Maghreb de ces chocs inter-étatiques. Avec l’achèvement des opérations de conquête et de pacification de l’Algérie dans les années 1870 et le renoncement par les Italiens, intimidés militairement en 1881 par la France (Noiriel 2007), à leurs ambitions coloniales en Tunisie, le Maroc fut propulsé au rang de théâtre exclusif de déroulement des rivalités impérialistes en Méditerranée occidentale. En raison de ses ressources minières, des projets de « modernisation » agités dans son « espace public », de l’intérêt géostratégique de sa double façade maritime et océanique et de sa proximité avec l’Algérie, ce dernier pays fit l’objet d’une dispute âpre entre Français, Espagnols, Anglais et Allemands. Leurs rivalités coloniales perdurèrent jusqu’à la conférence internationale d’Algésiras de 1906. L’entente réalisée au terme de cette rencontre diplomatique a consisté, en vérité, à accorder à la France une plus grande liberté d’action sur le théâtre marocain. Assurées du soutien britannique, de l’adoption par les Espagnols d’une posture de force politique de second rang, les élites gouvernantes françaises s’enhardirent dans leur entreprise de mise en dépendance coloniale du Maroc. En dépit des tentatives allemandes de sabotage de la réalisation de ce projet hégémonique, le Gouvernement de Paris se garda de changer de cap (Renouvin 1955). Comme en Afrique occidentale, elle inaugura en 1905, donc avant même la tenue des assises diplomatiques d’Algésiras, la politique de pénétration coloniale par le grignotage territorial28. Le premier acte d’une série d’initiatives hardies29 est constitué par l’occupation du bilad al-sibā, qui correspond à un espace désertique, peu attractif pour le capital, sous-peuplé et administré par des chefs locaux vassalisés (Laroui 1987). Pour réussir la conquête et la pacification, qui gêneraient plus tard (en 1911) la reconquête supposée du Maroc par les Berbères (Ageron 1973), les élites gouvernantes françaises sollicitèrent le concours des tirailleurs sénégalais. Avant même l’achèvement de leur mission en plein océan Indien, précisément à Madagascar30, la force expéditionnaire « noire » débarqua en Méditerranée occidentale. Son débarquement s’organisa au sein d’unités régimentaires. Lire Marc Michel (1992). Exemple de l’occupation de Casablanca en août 1907. 30 Lire Hubert Deschamps (1965). Cet auteur est un des premiers historiens français à avoir reconstitué l’histoire de la conquête et de la pacification de la Grande Ile. 28 29

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Les régiments de la conquête Les variantes de régiments mis à contribution pour réussir la conquête du Maroc sont le Régiment mixte d’Infanterie coloniale (RMIC) et le Régiment des Tirailleurs sénégalais de Marche (RTSM). Les bataillons qui les composent donnent à voir un « panachage » racial. Un bataillon dit « européen » et deux bataillons de combattants « noirs » structurent l’unité régimentaire. C’est sous la direction du colonel Mangin que furent fournis les efforts de recrutement et d’instruction de tirailleurs sénégalais à envoyer au Maroc. Pour gagner la guerre déclenchée dans ce pays dès 1908, avec la Chaouïa comme premier théâtre d’opérations militaires, la puissance coloniale française lança la formation de plusieurs bataillons31. Ainsi, trois bataillons de soldats « noirs » y furent dépêchés à la suite de l’envoi du deuxième Bataillon de Tirailleurs sénégalais. Appelé familièrement « deuxième sénégalais » dans les milieux militaires, et utilisé en tant qu’unité de choc mobilisée chaque fois que le commandement militaire de l’Afrique occidentale française (AOF) tentait de résoudre une nécessité urgente, il fut déployé, dès le 23 juin 1910, au Tadla (Boisboissel 1954). À l’image du goum marocain étudié par Alby (2001), le tirailleur sénégalais était impliqué directement dans l’entreprise d’instauration de la « paix française » par des officiers, dont l’appartenance au corps des fantassins est visualisée par le port du brodequin napolitain32 et de l’arme d’hast (Pages 2001). En charge de son instruction, le formateur européen se préoccupa de dresser ce soldat africain appelé à combattre au Maghreb (et ailleurs). Le dressage est décrit en termes de mesure coercitive par le capitaine Marceau (1911). Pour ce dernier auteur, il importe de faire en sorte qu’il sache « se tenir debout », tenir bien son arme en ne dirigeant plus la crosse vers le ciel, qu’il ne se mouche plus au milieu d’un mouvement, ne profite plus du commandement « Fixe » pour s’accroupir à CHETOM, 18H26, Fonds Brassart. Remarquons que Deroo et Champeaux (2006) font remonter à l’année 1908 l’envoi par Mangin des premiers renforts sénégalais au Maroc. Nous penchons effectivement pour ce repère chronologique. Mais, n’ayant pu documenter le point, nous retenons provisoirement et à titre indicatif l’année 1910 comme celle de l’entrée en scène du renfort sénégalais au Maghreb. 32 La loi du 4 juillet 1881 institue le port de ce modèle de chaussure. Cet accessoire d’habillement remplace le soulier et la guêtre. Vraisemblablement, le modèle de brodequin porté au Maroc était porté en 1993 (Carles et Pages 2001). 31

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seule fin de satisfaire un « besoin pressant », qu’il « n’accroche plus ses sandales (les samaras) à son ceinturon au commandement de « En avant », ou encore qu’il ne mette plus à profit les alignements « pour s’invectiver avec ses camarades »33. L’officier chargé de l’instruction du tirailleur rencontrerait, d’après Marceau (1911), davantage de difficultés avec les séances de tir. Le tir était assimilé à la partie la plus délicate et la plus ingrate des fonctions d’instructeur. Il éprouverait les pires difficultés à obtenir du tirailleur un usage satisfaisant d’une arme de précision comme le 1886. Un taux de réussite de 50% de tirs en direction de cibles situées à 300 ou 400 mètres serait un record absolu pour ce « soldat d’ébène ». Il convient de mettre en doute la véracité de certains passages de ce témoignage. L’invite au doute est d’abord fournie par le propos contradictoire de cet auteur, qui ajoute que le tirailleur sénégalais possède des aptitudes réelles de tireur d’élite, du moins de tireur calme. Le grossissement et l’extrapolation sont des modes de restitution du vécu de cet officier. L’appartenance de nombreux tirailleurs à des sociétés instituant l’art de la chasse, qui intègre l’habileté au tir, permet de mettre en doute la description du comportement de la « recrue noire » lors des exercices d’instruction. La gestuelle prêtée au tirailleur censé obéir au commandement de « En avant » rappelle l’image du berger peul s’apprêtant à poursuivre une génisse ou un taureau qui s’est écarté du troupeau. Nous pouvons penser raisonnablement que le témoignage ainsi présenté ne fait qu’amplifier le « reversement »34 d’un pareil geste par un ou quelques tirailleurs appartenant à des sociétés (agro) pastorales. Ne disposant pas d’éléments biographiques relatifs à l’auteur35, il nous est impossible d’expliquer de façon satisfaisante sa construction narrative par le besoin de se faire connaître en donnant à lire un texte centré sur l’exotisme et diffusant le mythe du « bon sauvage ». Aussi est-il possible de dire que son témoignage reproduit les stéréotypes relatifs à la primitivité de l’Africain de « race noire ». Ces caricatures fonctionnent en guise de discriminants entre soldats africains et soldats européens, Voir les pages 22-23. Lire Barthes (1976) qui donne un exposé succinct et pertinent de la théorie du reversement. 35 Il est possible de dire qu’il fait partie des officiers français qui ont cherché à rendre compte de leurs expériences africaines. Parmi ces derniers, on citera Alfred Guignard (post-1901), affecté en 1897 au Soudan français. Son témoignage comporte des informations intéressantes sur la ville de Dakar. 33 34

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participent à la construction des dispositifs de distinction et de distanciation constitutifs de l’ordre dominant, centré ici sur la prétendue supériorité de l’élément européen. La référence à l’habitus est une autre piste à explorer pour décrypter le témoignage de Marceau. Celle-là renvoie à la visualisation de la différence entre fonctions (cavalier et fantassin, chasseur alpin et chasseur porté, etc.), corps et services par le port d’accessoires vestimentaires (cravate, ceinture, cordelière) affichant des couleurs déterminées (Carles 1982). En définitive, Marceau (1911) a cédé à la tentation qui consiste à « noircir » la présentation du « soldat noir »36. L’image dépréciée qu’il en donne est véhiculée au sein des milieux militaires français. Contrebalançant celle (re)produite avec l’uniforme revêtu par le tirailleur du début du XXe siècle37, elle accompagne la reconstruction identitaire opérée par le commandement militaire confronté à des homonymies. Lesquelles se résumaient en un ajout du numéro d’ordre ou du toponyme de la collectivité villageoise d’origine. Pour la formation des tirailleurs envoyés en 1910 au Maroc, comme en Algérie, l’autorité coloniale a cru bon de prendre comme première mesure le fait de diriger sur Dakar les cadres de conduite « en plusieurs bordées : d’abord un lieutenant et trois sous-officiers dont un comptable par compagnie ; quinze jours après les capitaines et les sergents-majors ; quinze autres jours après le Chef de corps et les Officiers comptables. Le reste des cadres ne rejoignant qu’à Oran » (Marceau 1911 : 4). La mesure appliquée par la suite a consisté à envoyer en une seule fois les cadres chargés de commander les bataillons de tirailleurs sénégalais destinés au Maroc. La durée de la formation a été fixée à six semaines. C’est au camp de Thiaroye, faisant aussi office de centre de transit, qu’avait été installé le groupe d’unité d’instruction (GUI) des renforts de soldats sénégalais. Dans son témoignage, le lieutenant Lejeune indique que le tirailleur envoyé au Maghreb fit l’objet de toutes les suspicions. Avant son embarquement au port de Dakar, avec femme(s) et enfant(s) pour le sujet marié ou vivant maritalement, il subit plusieurs tests médicaux. Bakary Diallo (1985) livre un précieux témoignage sur les préparatifs de voyage des tirailleurs sénégalais mobilisés pour les besoins de la conquête du Maroc. Appartenant au 1er Régiment de Tirailleurs sénégalais (1er RTS) basé à Saint-Louis, il fit partie en 1911 des renforts à 36 37

CHETOM, 15H30, Casier 5, Dossier 9. Elle équivaut à un vêtement de dessus en kaki et à une chéchia rouge. 33

acheminer sur Dakar. Informés moins de 24 heures de sa nouvelle mission, l’essentiel de ses préparatifs a consisté à se procurer une protection magico-religieuse auprès d’un marabout du Fouta Toro, à embarquer après avoir traversé à pied la ville de Saint-Louis dans un train en partance pour Dakar, à réembarquer le 2 mai 1911, une fois dans cette ville, dans un paquebot à destination de Casablanca38. L’auteur décrit aux pages 40-48 ce voyage. Il restitue le cérémonial du départ en ces termes : « La musique du Gouvernement Général de l’Afrique Occidentale Française, que les vieux soldats vantent sans cesse, s’est portée à la tête des troupes qui vont s’embarquer. Acclamés par la population de Dakar, les tirailleurs rectifient leur allure militaire… Il est imposant de voir tout ce monde se porter vers le port avec cet enthousiasme sévère… Les troupes sont arrêtées, alignées devant le paquebot au drapeau tricolore. «Présentez armes ! » L’officier passe la revue. C’est le Gouverneur Général de l’Afrique Occidentale Française ». La marche ou l’exercice inaugural Le débarquement à Casablanca des renforts du 1er RTS est décrit aussi par Bakary Diallo39. Mais, il le fait de façon sommaire. Leur accueil mobilisa beaucoup d’autorités militaires. Il se contente de référer aux grades ou aux unités d’appartenance (infanterie, artillerie, administration gestionnaire et intendance). C’est au son de la « Marseillaise » que s’effectua le débarquement. Les sonorités militaires envahirent le paysage sensoriel au moment de leur marche vers le campement d’accueil provisoire. Bakary Diallo nous révèle que, sans bénéficier de la moindre séquence de pause, il était désigné pour faire partie de l’escouade commise à la garde du campement, puis de la colonne de marche à destination de Rabat. La mise en ordre de marche de l’avant-garde et des flancs gardes précède le passage du noyau de la colonne de marche. Les pauses prises toutes les dix minutes, le fait d’avancer en formation préliminaire de combat, l’exécution de danses, les répétitions de refrains de chants du terroir40, etc., ponctuent la marche de la colonne du tirailleur Bakary Diallo. Celui-ci fournit d’amples informations sur cet Quant aux renforts de soldats français, leur embarquement avait pour cadre le port de Marseille et se faisait dans des paquebots aux noms aussi évocateurs que ceux de « Chaouïa » et « Arménie » (Le Petit Marseillais 2 août 1912). 39 On suppose que la scène décrite par cet auteur est valable pour les renforts des autres unités régimentaires de tirailleurs sénégalais. 40 Comme le « ndaga Ndiaye » des Wolof (Diallo 1985). 38

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exercice. Elles se rapportent au trajet Sidi Gueddarr-Mecknès, où se dressent des montagnes extrêmement hautes. L’auteur déclare que les mouvements des tirailleurs ressemblaient à ceux de singes grimpant des hauteurs. Il poursuit ainsi son récit : « Nos voitures de vivres, d’ambulances, et de canons, marchent difficilement… Nous montons [la montagne] la tête renversée sur la nuque et nous descendons le menton aux genoux…. Il faut d’abord atteindre le sommet de la montagne, mettre les sacs à terre, puis descendre chercher les voitures au pied d’une assemblée de pierres de tous les temps. Nous traversons une rivière [en Z] sans nous déchausser. Les pieds, pris par les souliers qui dessèchent ensuite, souffrent et certains soldats traînent à quelques centaines de mètres derrière. Plusieurs sont étendus à terre, ne pouvant plus avancer » (Diallo 1985 : 65). Au Maroc, la colonne de marche, dont les participants subissent un calvaire esquissé ci-dessus, figure la guerre offensive. Choix de conduite d’opérations de guerre qui alterne ou est combinée avec la guerre de position ou guerre défensive. En raison de cette dernière option stratégique, beaucoup d’importance est accordée à la construction et à l’utilisation d’un ouvrage militaire tel que le poste. La combinaison du recours au groupe mobile et à l’effectif militaire basé dans un poste est ainsi appliquée dans la conquête du Maroc. Le poste militaire C’est au cours de la conquête que sont mis en place les premiers postes militaires. Leur accroissement notoire est observé durant la pacification. Nous abordons leur étude avant cette séquence pour montrer l’intérêt à accorder à la pose des bases de la domination française (figure 1).

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Figure 1a : Le poste militaire

Figure 1b : Le poste militaire

Figure 1c : Le poste militaire

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Source : CHETOM, 15H24, dossier 2.

Le poste militaire est un ouvrage long de 50 mètres et large de 25 mètres. Aménagé à côté d’une source d’eau, il comprend des murettes avec des créneaux, trois blockhaus, des réseaux de fil de fer, un four, un strass (magasin contenant les vivres), et une citerne41. Une piste permet de le relier au reste de l’environnement. Sans cette liaison et la proximité d’un bassin d’eau, le poste n’aurait aucune valeur tactique (figures 1a, 1b et 1c). L’effectif du poste, compris entre 20 et 50 hommes environ, correspond à une demi-compagnie de fantassins. Le commandement est assuré par un lieutenant, celui du groupe d’ouvrages par un capitaine, tandis que l’autorité d’un adjudant-chef ou d’un adjudant est en vigueur dans le blockhaus. Le patrimoine du poste comprenait des engins de 150 T et J D aux tirs courbes jugés efficaces pour les distances moyennes, des mitrailleuses, des fusils mitrailleurs utilisés pour les tirs de plein fouet en direction de cibles situées à n’importe quelle distance, des grenades VB de 80 à 60 mètres et des grenades à main de zéro à 50 mètres (Fabre 41

CHETOM, 17H39, Fonds Geoffroy, Carton 1. 37

1929). Le cheptel se composait de mulets, utilisés pour le transport de l’eau et des bagages durant les opérations d’évacuation des postes militaires, de bœufs et de moutons destinés à la consommation, d’un cheval placé sous la responsabilité du capitaine et utilisé comme monture par ce dernier lors de ses micro-tournées d’inspection. Des tonneaux d’une contenance de 50 litres et des bidons employés dans les corvées d’eau enrichissaient le patrimoine matériel de chaque poste militaire42. Dans « La Guerre au Maroc. Les petites unités dans les postes », texte écrit en juillet 193043, le capitaine Vanègue répertorie les fonctions du poste militaire. Celles-ci sont au nombre de quatre. L’ouvrage sert d’abord à assurer la protection du territoire conquis. Cette fonction est confiée à des postes qui sont « en avant du pays à protéger » (Fabre 1929 : 27). Le but visé est d’isoler les populations soumises militairement de leurs congénères non encore soumis et d’éviter la « contre-bande » des armes, des cartouches et des vivres. Le poste fonctionne ainsi en guise d’écran, d’ouvrage délimitant un territoire fragmenté. Il symbolise non seulement l’efficacité de la tactique du grignotage territorial, mais aussi et surtout la volonté du pouvoir militaire de réussir le nettoyage, le désarmement et la sécurisation des zones conquises, de consolider une paix balistique qui lui est favorable. La fonction d’observatoire est dévolue à cet ouvrage avec son érection sur une unité orographique élevée. Cette dernière n’est rien d’autre qu’un piton censé être inaccessible et dominant des « rocs inextricables », comme le souligne le lieutenant Bernard dans ses « Souvenirs de captivités de onze mois chez Abd-elKrim »44. L’érection du poste militaire était désignée couramment par le terme de pitonnage. Situé donc en altitude, comme du reste les nids d’aigle, les résidences et les lieux du pouvoir civil des villes coloniales (Faye 2000), le poste militaire figure la survalorisation de la surveillance. Les points de mire pour sa sentinelle restent la circulation des hommes (isolés ou en groupe, piétons ou cavaliers de passage, rassemblements festifs ou non), les voies de communication (sentiers, défilés, gués), les centres économiques (marchés et souks), les agglomérations et les centres religieux (zaouïas). Comme on le constate, ce qui est ainsi exprimé, c’est le besoin de s’assurer le contrôle total des hommes par le contrôle des points stratégiques de l’espace écologique et de l’espace social. En dépit de Ibidem. CHETOM, 15H24, Dossier 2. 44 CHETOM, 17H39, Fons Geoffroy, Carton 1. 42 43

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son éloignement relatif, ce type d’ouvrage militaire garantit l’efficacité de la position défensive tout en symbolisant l’éloge de la verticalité de la relation dominant-dominé. Faciliter la défense rapprochée des environs immédiats et assurer la liaison avec les ouvrages militaires voisins impliqués dans la circulation du ravitaillement et l’évacuation des blessés et des malades correspondent aux deux dernières fonctions répertoriées par le capitaine Vanègue45. Le lieutenant-colonel Fabre (1929) complète cette vision. Il assimile le poste militaire à un point d’appui très utile pour le groupe mobile et la manœuvre, à un point de ravitaillement46 et, enfin, à un moyen d’économiser des ressources humaines en mobilisant et en installant dans un contexte de qui-vive permanent un petit effectif de soldats. Le groupe mobile C’est un « détachement de toutes armes, doté de tous les services ainsi que des moyens de transport nécessaires » (Lorillard 1934 : 20). Unité lexicale dont l’invention est étroitement liée à la mise en dépendance du Maroc, le groupe mobile était également appelé « brigade mixte » ou « groupe d’opérations ». Ce dernier vocable ne revenait de façon répétée dans le langage du commandement militaire que si et seulement si plusieurs groupes mobiles décidaient d’unir momentanément leurs moyens logistiques et leur force de frappe pour atteindre des objectifs de guerre déterminés. Le groupe mobile se composait de trois à six bataillons. Chacun d’entre eux comprenait des tirailleurs marocains, algériens, sénégalais et des légionnaires. En plus des fantassins et des cavaliers (répartis en deux ou trois escadrons), il englobait des soldats appartenant aux armes d’appui : artilleurs chargés d’actionner les trois ou quatre batteries de 65 ou de 75, éléments du génie. Artilleurs et cavaliers étaient les animateurs de la section des engins d’accompagnement. Au regard de sa structuration et des moyens mis à sa disposition, le groupe mobile exerce une variété de fonctions. Comme force d’attaque, il permet au commandement militaire de conquérir et de reconquérir des espaces, dont la défense est ensuite confiée aux détachements de soldats officiant dans les postes militaires. Employé dans les stratégies de défense, le groupe mobile contribuait à la mise en place des instruments CHETOM, 15H24, Dossier 2. C’est le cas pour l’eau. Aussi beaucoup de postes militaires ont-ils été installés près de sources d’eau.

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de maîtrise de l’espace conquis. Pour ce faire, il ouvrait des pistes, érigeait des postes et se dotait d’un réseau de communication. Cette polyvalence consacre la centralité de cette unité combattante dans les dispositifs de déploiement de l’armée coloniale française, aide à comprendre pourquoi son éloge est au cœur de la querelle entre « anciens et modernes » sur l’utilité tactique du poste militaire47. Entre le poste, le groupe mobile et le « village sénégalais » Le vécu quotidien du tirailleur sénégalais se déroulait entre ces trois ensembles. Différentes occupations formaient la trame de sa quotidienneté. Elles ont pour noms : défendre l’outil de consolidation de la conquête qu’est le poste, effectuer la contre-attaque, assurer la gestion et la maintenance du patrimoine matériel, accomplir les tâches de surveillance, participer aux travaux de construction et de réparation d’infrastructures de communication (pistes, lignes télégraphiques), approvisionner en eau la troupe, etc. Cette dernière occupation, qui est une des principales corvées imposées aux tirailleurs sénégalais, s’avère particulièrement importante et périlleuse. En effet, le succès de la résistance contre les assiégeants d’un poste militaire est assujetti à l’existence ou non d’une ration d’eau suffisante et d’un impressionnant stock de munitions. La mort et l’invalidité physique ponctuaient l’accomplissement de la corvée d’eau. Interdire l’accès à la source d’eau et éviter le retour au poste des soldats commis à cette tâche ont été des exercices exécutés avec promptitude par les forces marocaines d’opposition à la conquête coloniale. Les visages de ces résistants sont réduits, dans beaucoup de témoignages d’officiers français, à ceux du Berbère et de l’Arabe. Le silence prévaut en ce qui concerne l’implication d’autres (sous)groupes ethniques dans la guerre de résistance contre l’occupant français. En d’autres termes, rien n’est dit sur la réaction du Juif et du « Noir ». Le lieutenant-colonel Galand est un des rares témoins militaires à ne pas succomber à cette forme de tentation. Dans son texte intitulé « Le Maroc » et prononcé au cours d’une conférence publique, tenue le 12 janvier 1920, il a cherché à être plus descriptif. Ainsi, il a énoncé, ne

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Nous aborderons, ci-dessous, cette fameuse querelle. 40

serait-ce que sur le mode du pointillé, la participation du Soussi à la résistance armée contre le conquérant français48. L’entre-soi du tirailleur déroulé dans les postes militaires et durant les déplacements de longue durée peut être marqué, notamment pendant les longs moments de répit, par la permanence de la monotonie, l’absence de distractions, l’envahissement de la nostalgie et de la mélancolie (Vanègue 1932). Outre les solutions préconisées par cet auteur, et réduites à l’organisation de séances distractives (concours de tirs, chants et comédies) et à l’accomplissement d’exercices de communication du chef, de distribution par ce dernier (en fonction des aptitudes) de tâches d’entretien, le commandement militaire avait de nouveau expérimenté la solution du « village sénégalais ». La métaphore renvoie à l’accompagnement du tirailleur par sa famille et à la reproduction à côté de son casernement d’une série de paillotes pour abriter femme(s) et enfants. Dans le vocabulaire militaire de l’époque, les synonymes du « village sénégalais » sont le « campement » et le « camp-village ». Le lieutenant Lejeune emploie ce mot composé dans son texte intitulé « Les Troupes Noires en Algérie »49. Il indique que cet habitat doit être installé dans un site agreste. Il ajoute que le soldat africain va y vivre. Entouré de sa famille, il est appelé à y composer un agenda de distractions constituées par le jardinage, les causettes à bâtons rompus (faites devant les cases et par groupes sympathiques) et, les jours de fêtes, par les séances de percussion de tambours. D’après le même auteur, cela permet de le mettre à l’abri de la nostalgie. Le commandant Lauzanne, auteur d’une « Conférence sur les Troupes sénégalaises »50, abonde dans le même sens. Il estime que la construction du village des femmes à côté du camp rappelle aux Sénégalais leur pays ; c’est comme un coin de la terre équatoriale qu’ils ont emporté avec eux. Là ils se sentent chez eux ». En somme, le « village sénégalais » est un lieu de reproduction du modèle de sociabilité inventé par les communautés territoriales d’appartenance des tirailleurs, un lieu d’effacement du spleen. L’iconographie coloniale compte beaucoup de pièces représentant des postures de tirailleurs accompagnés de leurs femmes et enfants. Le nu de ces derniers détonne avec le vêtu des soldats « noirs ». En outre, le discours sur le « village sénégalais » se focalise facilement sur la compagne du tirailleur et les scènes de défoulement collectif. CHETOM, 16H186, Casier 85, Dossier 19. CHETOM, 15H30, Casier 5, Dossier 3. 50 CHETOM, 18H130. 48 49

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Appelée « Madame Tirailleur » ou encore « Madame Sénégal », cette dernière est exclue de l’empire du beau. Des témoignages d’officiers français font uniquement cas de sa laideur et de son manque de féminité. Concernant le premier attribut, l’accent est mis sur ses « traits épais que surmonte pourtant avec un art si recherché et si patiemment subi un échafaudage toisonneux du plus original effet : multitude de petites nattes ou de petits tire-bouchons roulés dans de la gomme et d’huile de palme, ornés de pendeloques d’ivoire, de métal, d’ambre, de corail … [tout cela] caché de jour sous des foulards de couleurs éclatantes, bizarrement noués et relevés avec des coins, des pans, des pointes » (Marceau 1911 : 40). Femme sauvage, selon le propos prêté par cet auteur à l’épouse d’un soldat européen, « Madame Sénégal » est décrite aussi comme une grande et robuste négrière dépourvue de féminité et incapable de séduire l’autre51. Excellant dans l’art du roulement de la croupe, elle traîne avec elle, d’après Marceau (1911) et le lieutenant Lejeune52, un passé de fille de noce « ramassée » par son conjoint en uniforme dans les rues de Dakar à la veille de l’embarquement des renforts pour le Maghreb. Ces auteurs mettent l’accent sur sa nature querelleuse et son inclination à être plus docile que son conjoint, censé être moins « primitif ». La référence à sa docilité et à sa primitivité, qui actualise un procès d’animalisation du sauvage (Le Cour Grandmaison 2005), cache mal l’ambition du pouvoir militaire de la domestiquer, d’exercer donc un contrôle absolu sur elle et, in fine, d’effacer en conséquence son image d’être encombrant. En la plaçant sous son emprise, l’élite militaire espère réussir plusieurs choses à la fois : - entrer impunément et par effraction dans l’intimité du soldat africain53 ; Cette sorte d’esthétique du mensonge réfère à l’imaginaire occidental du corps du « Noir ». Lequel a été alimenté, du XVIe au début du XXe siècle, par les voyageurs, les explorateurs et les médecins. L’indistinction sexuelle, qui est un de ses fondements, permet de comprendre pourquoi le regard des officiers français fait apparaître un pareil portrait de la femme africaine. L’exagération du propos, à l’œuvre aussi lorsqu’il s’agit de mettre en scène la virilité du sujet « noir », a conduit à la production et à la diffusion d’un stéréotype tel que la robustesse de l’homme noir et de sa partenaire de même « race ». 52 CHETOM, 18H130, Lauzanne, op. cit. 53 Le témoignage de Boisboissel (1954 : 44-45) met à nu l’intimité sexuelle du tirailleur sénégalais, éclaire sur le rôle de médiateur social joué par son capitaine dans sa vie de couple. L’anecdote ci-dessous en rend compte en ces termes : « A Kiffa, en 1908, Aminata matrone autoritaire se présente au matin au bureau du capitaine : - « Ma cap’taine, salut ! Mon mari Mahmadou y a pas bon. - Et pourquoi donc, Aminata ? 42 51

- réduire celle-ci à néant et gommer la fonctionnalité du « village sénégalais » comme sphère privée ; - préserver ainsi l’intégrité du pouvoir de tout officier de disposer de la vie et de la mort du tirailleur ; - réunir toutes les conditions de reproduction de l’armée en tant qu’institution totale, suite de machineries et de mécanismes en mouvement perpétuel, assurant la surveillance et la domination de «reclus» dépouillés de leurs attributs ordinaires et contraints d’interrompre leurs rapports avec l’extérieur (Caplow et Vennesson 2000). Le témoignage de Bakary Diallo (1985) est plus sobre. Il affirme que « Madame Sénégal » vient de toutes les « races noires » du Sénégal, du Haut-Sénégal et du Niger, de la Guinée française et du Soudan, particulièrement, des Bambara, des Toucouleur, des Soussou, des Kado, -Ma ca’ptaine, Mahmadou lui « gagné » deux moussos. Moi femme première, et déjà donné lui deux gourguis (garçons). L’autre femme Fatimata ça y en a plus jeune que moi, et plus belle beaucoup peut-être, mais n’a pas du tout gagné petit. Bon ! Alors, ma cap’taine, tu sais Mahmadou lui y a faire dormir un jour à côté de moi, un jour à côté de Fatimata. Mais quand c’est moi de service lui toujours il dit qu’il est fatigué trop, qu’il est content dormir jusque demain-ce matin… Après quand il croit moi dormie, va chez Fatimata. Ça, tu vois, y a pas bon, y a pas règlementaire. Moi fâchée beaucoup, et si Mahmadou toujours manière comme ça, je suis contente casser la g… pour Fatimata. Ma ca’ptaine, faut toi dire ça pour mon mari ! » Mahamdou Traoré, convoqué, comparaît devant le « sabatigui » : « Tu as deux moussos, Mahmadou ? -Vou, ma cap’ aine, c’est vrai. -Eh bien ! Quand on a pris deux femmes, il faut s’arranger pour les contenter toutes les deux. -ma cap’taine, moi y a toujours donner même chose pagnes, même chose bracelets, même chose colliers, pour les deux. -Il ne s’agit pas de cela, tu le sais bien… Aminata se plaint que tu ne la rends pas heureuse aussi souvent sue l’autre. Puisque tu as deux moussos, il ne faut pas de préférence pour l’une ou pour l’autre, Li faut faire justice-justice. Compris ? -Compris, ma cap’taine. -Bien, tu sais ce qu’il te reste à faire. Demain matin, Aminata viendra me rendre compte. Demi-tour. » Le lendemain matin, le soleil est déjà haut quand Aminata se présente à la chambre de détails. Deux bracelets d’argent sonnent à ses chevilles, un pagne neuf moule ses formes alourdies. Ses yeux brillent. Sur son visage rayonnant, la fierté du triomphe et toute la joie charnelle de l’ardente Afrique. « Eh bien Aminata ? -Oh ! ma cap’taine, toi y a bon beaucoup. Toi-même chose mon père, ma mère… Mahmadou y a faire moi bien content. Toi y a bien connaît commander tirailleurs… Merci ! » 43

des Mossi, des Bobo, des Khassonké et de beaucoup d’autres encore. Il préfère minimiser l’intérêt de faire son portrait physique, privilégie en conséquence la référence à l’intérieur de son âme, à son caractère et à sa disponibilité à servir la France coloniale. En plus de l’utilité politique de « Madame Sénégal », il est fait cas de son utilité sociale. Le premier bénéficiaire de ses prestations de services était son conjoint. La sphère privée demeura le principal lieu de manifestation de sa serviabilité et de son attachement sentimental. En effet, elle délassait, distrayait et divertissait son « guerrier noir » dans l’intimité de la paillote, lui préparait à manger. Pour ce faire, elle allait se ravitailler quotidiennement en vivres auprès du bureau de la compagnie54. La sphère publique fut aussi un autre lieu de démonstration de sa sociabilité et de la solidité de son engagement matrimonial. Ainsi, elle put divertir son conjoint, en organisant avec ses semblables, des séances de danse au son du tambour55. N’hésitant pas à lui apporter son repas sur son lieu de service, elle exhiba une longue carrière de compagne fidèle. À son actif, on retrouve les campagnes de conquête et de pacification du Congo et de Madagascar56. Enfin, elle serait une pécheresse qui accepte parfois les avances de « gradés » européens soucieux de gérer convenablement leur misère sexuelle57. L’utilité militaire de la compagne du tirailleur sénégalais est également mise en exergue. « Madame Sénégal », assimilée à une amazone, est qualifiée d’auxiliaire performante. Capable de suivre et suivant effectivement ce dernier quand il était impliqué dans des colonnes de marche, dans des missions de reconnaissance, cette femme prenait parfois part à la défense d’un poste militaire attaqué. Sa principale contribution a consisté à dispenser des soins aux blessés (Boisboissel 1954). Son implication suggère donc l’esquisse d’une division du travail qui dépasse les rangs des hommes en uniforme.

La ration journalière était établie comme suit : 500 grammes de riz, 400 grammes de viande, 21 grammes de sucre, 16 grammes de café, 20 grammes de sel, 20 grammes d’huile, 1 250 grammes de bois à brûler. 55 Marceau (1911) assimile cela à un opéra. 56 CHETOM, 18H130, Lauzanne, op. cit, 57 Boisboissel (1954) estime que le fait de cocufier le tirailleur sénégalais est une lourde faute. 54

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Pacifier le Maroc de 1912 à 1918 Le Maroc a été, ne serait-ce que jusqu’en 1939, le principal pays maghrébin où les tirailleurs sénégalais ont capitalisé leurs expériences professionnelles les plus riches. La pacification de ce territoire a nécessité la présence massive de ces soldats dans les unités de mêlée, de soutien et d’appui. Le marsouin sénégalais a été particulièrement sollicité. C’est ce qui permet de comprendre la diversification des tâches qui lui ont été confiées aussi bien dans et autour des postes militaires qu’au niveau des avant-postes des percées militaires ou des détachements chargés des questions logistiques. Les objectifs d’une pacification douloureuse La guerre coloniale menée par la France au Maroc, d’abord dans les plaines puis en zone montagneuse, se déroule sous forme de guerre de conquête et de guerre de pacification. Cette dernière démarre officiellement au lendemain de la signature du traité de protectorat (30 mars 1912). Le point de départ de la résistance anticoloniale est constitué par les émeutes de Fez du 17 avril 1912, au cours desquelles des citoyens français ont été tués (Boisboissel 1954). Trois grandes séquences composent la pacification. Nous les aborderons ci-dessous. Il importe, pour le moment, de voir les objectifs que se fixent les Français dans cette entreprise. Dans « La guerre au Maroc », le lieutenant-colonel Lorillard en distingue deux. Le premier, d’ordre stratégique, repose sur la conviction selon laquelle il ne convient pas d’éliminer physiquement « l’ennemi », mais d’obtenir, au travers de la diffusion d’une idéologie de consentement, sa transformation en sujet subalterne, précisément en utile collaborateur. En bref, la pacification signifierait le rejet du principe napoléonien de destruction de l’ennemi. Le second objectif, qui est de type intermédiaire, consiste à conquérir des espaces et à les contrôler. L’appropriation des territoires de la dissidence exige que l’effort entrepris ne se limite pas à l’envoi de colonnes uniquement chargées de la dispersion des « bandes armées » et du refoulement des tribus promptes à se transformer en forces de harcèlement et d’attaque des troupes d’occupation coloniales58. La victoire par les armes, qu’implique l’adoption de cette tactique militaire, 58

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enjoint inévitablement la destruction du belligérant et rend compte, dans une certaine mesure, de la vanité du premier objectif. En vérité, il convient, pour l’atteindre, de faire usage d’autres armes, comme celles de la séduction politique et économique. Les tirailleurs sénégalais et la pacification L’apport des tirailleurs sénégalais dans la pacification du Maroc concerne à la fois l’avant et l’après-Première Guerre mondiale. Exerçant ici la fonction de troupe de souveraineté (Deroo et Champeaux 2006), les tirailleurs ont contribué à contenir les dissidences et, par la suite, à vaincre les insurgés du Rif. Vaincre deux forces antagoniques La première phase de la pacification, qui dure de 1912 à 1925, révèle les difficultés rencontrées par la puissance occupante pour franchir les chaînes de l’Atlas et pour contrecarrer l’appui apporté aux résistants marocains par l’Allemagne. Sous la direction d’officiers supérieurs jugés charismatiques, comme Mangin, d’officiers généraux comme Aubert et Gouraud, le commandement militaire français s’employa péniblement, entre 1914 et 1918, à faire échec aux dissidences. Pendant ce temps, les hommes politiques s’évertuèrent à enrayer la dynamique des succès de la propagande menée par le gouvernement de Berlin. Lequel fut aussi accusé d’envoyer des armes, des munitions et des ressources financières à des combattants marocains tels que Moha Ou Hammou et Moha Ou Saïd. L’emploi de plusieurs bataillons de tirailleurs sénégalais, le grignotage de l’espace à contrôler, l’amplification du recours aux groupes mobiles et la multiplication des postes militaires, conformément à l’option tactique de la tache d’huile, font partie des leviers qui ont permis à la France de vaincre les résistances armées des djihadistes. Soulignons que l’un des plus illustres d’entre eux est El Hiba (fils du chef berbère Ma al Aïnin59) opérant en 1912 au nord de Marrakech60.

D’intéressants éléments biographiques concernant « ce biographe de Dieu » (Faye 2001) sont fournis par Martin (1978). 60 CHETOM, 17H39, Carton 1. 59

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Mobiliser plusieurs bataillons de tirailleurs sénégalais. La diversité de la provenance des tirailleurs sénégalais est un fait majeur à souligner. Au départ, on retrouve des combattants originaires de l’AOF. Entre 1912 et 1913, 9 bataillons de tirailleurs sénégalais y ont été formés et instruits sous la direction du colonel Mangin. Ils vont composer le noyau de son « armée noire ». Ainsi, le 11e BTS, formé précisément au camp de Thiaroye, embarque de Dakar le 24 mai 1913 et arrive au Maroc le 1er juillet de la même année. La ville de Saint-Louis du Sénégal61 est un autre point de formation de « troupes noires » destinées à la campagne de pacification du Maroc. C’est le cas du 15e BTS62. La France constitue un autre foyer de départ et également un autre centre de formation militaire de tirailleurs sénégalais. C’est le cas avec le 19e BTS. Formé au Sénégal, envoyé en France durant la Grande Guerre, impliqué dans les combats à Berry-au-Bac et Saint-Nicolas d’Arras, avant de voir ses effectifs réduits à 1000 hommes, il a été transporté au Maroc le 19 novembre 1914. Ses « débris » vont être utilisés pour constituer les 17e, 18e et 19e BTS63. Une autre illustration est fournie par le 17e BTS. Faisant partie d’un régiment de marche sénégalais dissout le 10 novembre 1914, « décimé » à Berry-au-Bac et à la Maison Blanche, il a embarqué pour le Maroc à bord du « Phrygie » le 19 novembre de la même année64. Le Maroc est aussi un lieu de constitution de bataillons de tirailleurs s é n é g a l a i s et un centre d’instruction pour ces derniers. Les séances d’instruction militaire se déroulaient à Casablanca, avec le 23e BTS, et à Rabat, avec le 100e BTS65. Avec 9 000 hommes envoyés en 1915 et employés dans la composition de cinq bataillons (du 21e au 25e), Dakar est le principal centre de commandement militaire pourvoyant en renforts l’état-major du

Rappelons que cette agglomération, berceau des tirailleurs sénégalais, a été, entre 1895 et 1902, la capitale fédérale de l’AOF et du territoire du Sénégal. Ce dédoublement fonctionnel a été reconduit jusqu’en 1958 avec l’attribution du titre de chef-lieu des territoires du Sénégal et de la Mauritanie. 62 CHETOM, 18H116, Fonds Brassart. 63 Ibidem. 64 Mais, le pic dans l’envoi de « troupes noires » chargées de pacifier le Maroc est contenu dans la correspondance envoyée le 26 juillet 1919 par le ministre de la Guerre au Résident général de France au Maroc. Cette relation épistolaire, qui fait écho à la dépêche du 21 février 1919, indique qu’on est parvenu à mobiliser 10 bataillons. La mobilisation a concerné, pour l’année 1919, 73 450 hommes, dont 30 320 soldats, sous-officiers et officiers français (CHETOM, 17H 18, Dossier 1). 65 Ibidem. 47 61

protectorat marocain66. Les tirailleurs mobilisés y combattent aux côtés de trois groupes d’artillerie mixte de campagne, d’une batterie à pied et des autres fantassins des troupes d’occupation trouvées sur place, des tirailleurs marocains et des troupes dites « auxiliaires ». Les bataillons de tirailleurs sénégalais ont suivi des trajectoires variées67. La mobilité spatiale estampille les parcours de plusieurs BTS. Elle peut consister en un changement fréquent de garnisons. Ainsi, le 11e BTS bivouaqua successivement, entre mai 1914 et octobre 1918, à Boujad, Kasba Tadla, Sidi Lamine Kénitra. Le changement de subdivision militaire d’accueil renseigne aussi sur la mobilité en question. Le 19e BTS a servi dans la région militaire de Kénitra puis à Marrakech68. Ces bataillons ont également connu des fortunes contrastées. Le rendez-vous avec la gloire est à l’actif du 6e BTS, mis à contribution par Mangin pour briser, en septembre 1912, l’offensive lancée au nord de Marrakech par El Hiba et pour réussir, en 1913, les opérations contre les Chleuhs (Boisboissel 1954). Le 15e BTS a eu aussi ses moments de satisfecit en 1916 dans le Tafilalet, avant de compter dans ses rangs 210 morts ou disparus le 9 août 1918, à la suite de l’encerclement de sa colonne envoyée dans la Moulaya69. L’infortune est vécue sous forme de déroute. Outre le 5e BTS, anéanti le 13 novembre 1914 à El Herri (à 13 km de Kénitra), beaucoup d’unités homologues ont connu pendant l’année 1917 des défaites plus ou moins sévères70. En conséquence, cette date renvoie l’image d’une année noire. En somme, retenons que, parti de Dakar, le tirailleur sénégalais débarqué en Algérie, dès mai 1910, fut, malgré lui, au cœur d’une controverse sur les usages de sa force de combat hors des limites de l’empire « noir » français. La victoire des partisans de son envoi à l’extérieur de ce domaine colonial est le prélude de ce débarquement. Confinés au départ dans les marges du territoire algérien, comme s’ils CHETOM, 17H39, Carton 1. Leur changement d’unités régimentaires s’observe après la Grande Guerre. Ainsi, en 1921, le 19e BTS est rattaché au 1er RTS puis au 2e RTSM. Il s’en est suivi la modification de l’appellation ou du numéro de composition régimentaire. Le 30 avril 1921, le 23e BTS a pris la dénomination de 2e bataillon du 2e RMIC. Ce genre de changement intéresse aussi les 10e, 11e, 15e et 22e BTS Il est appelé, dès le 1er juin 1921, 2e RTS. 68 L’affectation hors du Maroc est une autre donnée. Le 100e BTS, affecté au 3e RTS, a ainsi reçu, le 10 novembre 1922, l’ordre de préparer pour son redéploiement en Algérie. 69 Ce décompte fait apparaître l’ampleur des pertes subies par l’encadrement européen avec la mort de 15 officiers et sous-officiers. 70 CHETOM, 18H116, Fonds Brassart. 66 67

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étaient des parias, exposés à l’expansion des maladies vénériennes et aux effets désastreux pour leur santé de l’hiver, les tirailleurs sénégalais ne tombèrent pas dans l’inactivité. Les missions de reconnaissance, la chasse aux djouchs et les exercices aux tirs firent partie de leur agenda professionnel. Cela contribua à améliorer leur image de marque et à conforter l’idée de leur utilité dans un territoire qui fit figure d’analyseur des contrecoups de la conquête territoriale du Maroc. Pris en charge par le groupe d’unité d’instruction basé au camp de Thiaroye, le tirailleur sénégalais, qui prit part à cette conquête, dès 1910, répéta l’expérience de la marche, fut rapidement initié à la combinaison de la défensive, symbolisée par la construction et la sauvegarde du poste militaire, et de l’offensive portée par le groupe mobile. Son vécu se déroula dans un espace triangulaire formé par le parcours de la colonne de marche, le périmètre du poste et le « village sénégalais », théâtre où se jouait prioritairement son réarmement psychique et social. Cela devait en faire une force physique principale sur laquelle allait s’appuyer la haute hiérarchie politico-militaire pour pacifier le Maroc. La défense du protectorat marocain nécessita l’identification des forces porteuses de projets de subversion. L’Allemagne est indexée par la haute hiérarchie politico-administrative comme la seule puissance coloniale qui s’active dans la contestation de l’imperium de la France au Maroc. Pour ce faire, le Gouvernement de Berlin appuierait la résistance armée des acteurs maghrébins au projet de domination coloniale de son homologue de Paris. Le tirailleur sénégalais va être mis à contribution pour faire échec et mat à ces forces de contestation. Sa contribution est donnée à voir à travers le déploiement de bataillons constitués au Maghreb, venus du Sénégal ou de France. Dans ce dernier cas, il provient d’une unité militaire impliquée dans le déroulement de la Grande Guerre.

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Chapitre II : Sauver et découvrir la France, 1914-1918 Le recrutement, cette malédiction de l’indigénat, et l’utilisation des tirailleurs sénégalais dans les champs de bataille européens des deux guerres mondiales sont suffisamment documentés. Parmi les auteurs occidentaux dont les travaux sont souvent cités, mentionnons Echenberg (1991), Martin (2000), Michel (1982), Suret-Canale 1977). Leurs réflexions prolongent, mutatis mutandis, celles de Mangin (1910). Des études récentes apportent des innovations. Ainsi, Höpp (2000) aborde la désertion et Meynier (2000) s’intéresse, entre autres points, à la simultanéité du recrutement de combattants et de travailleurs maghrébins. La littérature savante sur le tirailleur sénégalais néglige généralement la généalogie de la présence de soldats africains en Europe. La quotidienneté du tirailleur sénégalais constitue aussi un objet d’étude insuffisamment questionné. C’est surtout vrai lorsqu’elle porte sur la vie dans les camps ou hors des sphères militaires. Les récits relatifs à sa vie au front mettent invariablement l’accent sur ses prestations et sur les épreuves partagées ou non avec les combattants européens. En d’autres termes, l’étude de son rapport à la guerre mécanique de 14-18 ne porte pas souvent sur ses nouvelles expériences professionnelles.

Traverser le détroit de Gibraltar ou sur les traces de Hannibal La généalogie de la présence du « Noir » en Europe est une entreprise parfaitement réalisable. Cela vaut surtout pour le combattant africain agissant dans une armée de congénères ou au service d’une armée dite « étrangère ». Mais, l’historiographie du fait militaire contemporain affiche une profonde méconnaissance des ancêtres du tirailleur sénégalais qui débarque en Europe en 1914. Nous proposons, dans les lignes qui suivent, de périodiser la présence dans ce continent des prédécesseurs civils et militaires de ce renfort militaire de la Grande Guerre. Des Noirs de la Rome justinienne aux séjours d’étudiants africains À défaut de pouvoir remonter aux temps préhistoriques, nous prenons l’Antiquité comme trame qui rend parfaitement compte des relations entre l’Afrique et l’Europe. Elles font apparaître les ambitions hégémoniques de la Grèce et de Rome, les emprunts culturels réciproques, la colonisation, les conflits militaires, notamment ceux qui 51

ont débouché sur l’occupation du continent européen par des combattants africains. L’historien qui étudie ce point s’intéressera inévitablement à Hannibal. Son génie militaire et sa fin de vie tragique (dans l’actuelle Turquie) focaliseront certainement l’attention. Cependant, d’autres chefs de guerre africains ont été des occupants du continent européen71. Deux d’entre eux méritent d’être cités : l’Égyptien Sésostius III, qui fit main basse sur la Colchide (Géorgie), et Memnon. Le premier travail de recherche réalisé par un Africain, qui aborde la présence de représentants de la « race noire » dans la Rome antique, est le mémoire d’Anton W. Amo. Présenté et soutenu le 28 novembre 1729, devant un jury d’enseignants-chercheurs de l’université de Halle, il porte le titre emblématique suivant : « De Iure Maurorum in Europa »72. Parmi ses éléments discursifs fondamentaux, il y a lieu de citer la référence à la diaspora « noire » en Europe, les préoccupations militantes de ce philosophe universitaire originaire d’Afrique subsaharienne, la dégradation des conditions de vie des migrants africains. Ainsi, la Rome justinienne y est décrite comme un foyer d’accueil où les élites étaient plus soucieuses que celles des Lumières du respect des droits des communautés migrantes (Faye 2006). Malte est un exemple d’espace européen dominé par l’Afrique et ses diasporas d’Europe. Cela s’observe à travers l’imperium exercé par Carthage du Ve au IIIe siècle avant Jésus-Christ et la conquête dite «arabo-musulmane» du XIe siècle73. Cette conquête se traduit au cours des deux siècles suivants par la présence de migrants venus d’Afrique (exemple d’esclaves de Tripoli), l’existence au XVIIIe siècle d’une communauté d’esclaves d’origine maghrébine et, enfin, par l’affirmation, pendant et après le Moyen Âge, d’un parler maltais fortement influencé par l’arabe (Vanhove 2007). Le cas maltais révèle une forte présence de populations civiles de « race noire » dans l’Europe des temps modernes74. Sur le continent européen, les visages dominants dans les communautés diasporéiques sont ceux de l’employé de maison au service d’un aristocrate ibérique, du Elle est identique à celle de la consanguinité qui s’achève avec la mort, comme tente de le démontrer Gabriel García Márquez (1995), dans son roman Cent ans de solitude que le présentateur Albert Bensoussan compare à un tohubohu génésiaque. 72 Pour plus d’informations, voir Brentjes (1975), Faye (2005) et Inikori (2003). 73 Le tirailleur sénégalais peut être présenté également comme le descendant de Juan Valiente, cavalier « noir » ayant participé à la conquête en 1518 du territoire des Incas par l’Espagne. 74 Celle de l’Espagne déroule une alliance militaire formée par des acteurs venus du Sahara, du Maghreb et du Tekrour (nord sénégambien). 71

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gondolier vénitien, de l’acteur de théâtre (Devisse et Mollat 1979), d’un ancien esclave pris en charge par un noble anti-conformiste (Faye 2005). Le dénombrement et la localisation des communautés de migrants dits « noirs » figurent dans la littérature historienne. Noël (2003) s’investit dans ces deux directions de recherche en prenant comme modèle d’analyseur Nantes, ville atlantique dont le parcours a été tributaire des évolutions de la traite négrière. L’auteur rend compte des origines sénégambiennes de la « diaspora noire » qui s’y est établie. Ainsi, on est en présence d’un des premiers regroupements de migrants assimilables aux ancêtres directs des tirailleurs sénégalais envoyés en France. Le déficit d’informations et d’études pèse encore sur les séjours d’Africains en Europe pendant la période moderne. Trois catégories d’acteurs en sont les auteurs : les membres des missions diplomatiques dépêchées en Occident par les pouvoirs publics africains, des adultes fortunés et des jeunes envoyés par leurs parents pour poursuivre leurs études. Ils formeraient la première génération d’étudiants africains. Leur histoire renseigne sur l’existence de familles africaines fortunées, capables de concevoir et d’exécuter des stratégies de réussite au profit de leurs progénitures. Il reste à documenter la migration de ces sujets historiques, ce qui se pose avec d’autant plus d’acuité qu’on en sait un peu plus sur les Africains officiant dans les armées européennes. Tambour et fusil pour servir l’armée « blanche » En Allemagne, la fanfare a été, aux XVIe et XVIIe siècles, l’institution d’accueil des « Noirs » engagés dans l’armée (Martin 1993)75. En Angleterre, le métier de soldat noir est exercé au « siècle des Lumières » au sein des Royal Fusiliers. Cette unité militaire a accueilli beaucoup de recrues issues de la communauté de « race noire » forte de 20 000 migrants. Quant à la France, elle a enrôlé dans son armée, à la fin de ce siècle, un millier de sujets dits « noirs ». Ces derniers ont été regroupés dans un bataillon dit « de Pionniers » et dénommé plus tard (en 1806) Régiment royal africain. Boisboissel (1957) précise que ce bataillon de combat allait être affecté au royaume de Naples où il parvint à vaincre les bandes du célèbre bandit Fra Diavolo qui opérait en Calabre. En 1810, il participa à la campagne de Russie. Sur la présence des « Noirs » dans l’Europe du XIXe siècle, lire, entre autres auteurs, Debrunner (1979).

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À la suite de Corvisier (1968), Michel (1974) rappelle, à son tour, la présence du soldat « noir » dans des détachements militaires français ayant évolué dans et hors de France76. Les modalités que sont la concentration, la spécialisation et la séparation sont apparemment à l’œuvre dans l’intégration de cet « appelé » au sein des institutions militaires de l’Europe des temps modernes. Les aînés des tirailleurs sénégalais débarqués en France en 1914 pour les besoins de la guerre se recrutaient parmi leurs contemporains ayant participé à la commémoration festive du 14 juillet 1899. En effet, pour rehausser l’image de la France, c’est-à-dire montrer sa toute-puissance, ternie dans les années 1870 par la déroute militaire subie à Sedan face aux Prussiens, les élites gouvernantes françaises célébrèrent avec faste la commémoration de la Révolution de 1789. Un contingent de 150 tirailleurs sénégalais fut mobilisé pour participer au rite festif. Débarqués à Toulon, ils furent acheminés ensuite sur Paris. Baratier (1913) affirme que leur participation au défilé, organisé à Longchamp, fut un franc succès. L’ovation de la foule lui sert d’indicateur. On peut en dire autant avec la réception qui leur avait été offerte au Châtelet, le lendemain des manifestations festives, c’est-à-dire à la veille de leur acheminement sur Marseille et de leur embarquement à bord d’un bateau appareillant pour l’Afrique. Cette expérience fit l’objet d’une répétition lors de l’exposition universelle de 1900 et, surtout, avec la préparation du défilé militaire du 14 juillet 1913. Au cours de cette cérémonie commémorative, qui fut organisée à Longchamp, le 1er Régiment de Tirailleurs sénégalais (RTS) représenta l’ensemble de l’armée coloniale. Les tirailleurs débarquèrent en juin 1913 avec femmes et enfants. « Madame Sénégal » fit ainsi son irruption dans le paysage social français. La ville de Marseille fut choisie comme lieu d’acclimatation et de regroupement familial. Jusqu’en janvier 1914, c’est là que conjointes et enfants attendirent les soldats montés ensuite à Paris. La prestation du détachement de « soldats noirs » à la revue des troupes fut fort appréciée (Michel 1974), ce qui justifie sans doute le fait qu’il soit décoré par Poincarré, président de la 76 Si l’on valide l’hypothèse du recours combiné à des sujets originaires d’Afrique subsaharienne et des Antilles, comme le précise Corvisier (1968) que semble suivre Michel (1974), il sera alors permis de dire que les soldats antillais étaient utilisés pour former la garde prétorienne de Maurice de Saxe. C’est ce maréchal qui leva le régiment de cavalerie dénommé Saxe-Volontaires et comprenant une brigade de soldats « noirs » (Boisboissel 1957).

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République française. L’emblème de la croix de la Légion d’honneur est la distinction remise aux tirailleurs (Le conservateur s.d.). Ces expériences du tirailleur sénégalais se déroulent en temps de paix et se limitent à la participation à un rite festif. Mais, ce qui est plus important, c’est qu’elles précèdent son débarquement comme « engagé volontaire » à la suite de l’éclatement de la Grande Guerre.

Les primo-arrivants en France Parmi les auteurs qui ont rendu compte de l’agenda de mise en service en « métropole » du tirailleur sénégalais lors de la guerre 14-18, nous pouvons mentionner Dutreb et Dietrich (1993). Ils déclarent que les premiers renforts sénégalais entrés dans la France en guerre se recrutèrent au sein de deux bataillons de tirailleurs sénégalais (BTS) : les 8e et 12e BTS du Régiment m ixte de Marche d’Infanterie coloniale du Maroc (RMMICM). En provenance du Maroc, leur débarquement intervint en septembre 1914. La deuxième vague de renforts qui débarquèrent le 25 septembre est constituée par les 4e et 7e BTS, le 1er BTS d’Algérie, le 3e Bataillon sénégalais du Maroc (BSM) (Dutreb et Dietrich 1993). Bakary Diallo (1985) fait partie de ce 7e BTS débarqué à Sète. C’est là qu’il a connu l’enchantement devant les paysages urbains, les tramways, les scènes de vie, l’accueil cordial des Français77. Miribel (1996) établit une chronique du débarquement et de l’entrée en guerre des primo-arrivants. Casablanca était le port d’embarquement, Bordeaux (8e et 12e BTS) et Marseille les ports de débarquement. La Picardie et l’Yser sont les premiers champs de bataille des tirailleurs sénégalais. Leur participation aux opérations militaires remonte en septembre-novembre 1914. La troisième vague de renforts militaires vint d’AOF en octobre 1914. Impliqués dans les combats survenus dans la région d’Arras, les trois bataillons de tirailleurs sénégalais furent redéployés au Maroc. La dernière vague de l’année 1914 est formée par deux BTS venant d’Algérie. C’est un total de 10 BTS qui est ainsi engagé dans les combats d’automne. L’arrivée de l’hiver a souvent conduit le redéploiement des renforts sénégalais dans le Midi. Marseille et Menton font partie des principaux sites d’hibernation. Étant donné que l’année Cris de magnificence du tirailleur sénégalais, offres de cadeaux dans les cafés, charcuteries, boulangeries et bureaux de tabac, remise de sommes d’argent, conversations portant sur les appartenances territoriale des tirailleurs correspondent à quelques-unes des manifestations de la cordialité des habitants de Sète (Diallo 1985).

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1914 est marquée par la brièveté de leur séjour dans le Midi, 1915 est retenu comme la date à laquelle s’est effectuée l’entrée en scène durable du tirailleur sénégalais dans l’espace méditerranéen.

Contexte d’une installation massive dans le Midi L’année 1915 est une date-clé dans la politique officielle de recrutement de tirailleurs sénégalais en vue de faciliter la déroute de l’armée allemande. Guelton conforte cela : « Au Grand Quartier Général (GQG) on voudrait que l’année 1915 soit l’année décisive. L’échec des grandes offensives d’Artois puis de Champagne mettent (sic) un terme à l’optimisme initial. La guerre sera longue. La deuxième année de guerre est, dans la relativité du décompte macabre, moins meurtrière avec seulement 31 000 soldats français tués par mois en moyenne » (Guelton 1998 : 66). C’est une baisse de moitié qui est ainsi obtenue. L’armée française se vide de son sang. Ni l’appel des nouvelles classes mobilisées à la hâte, ni le rappel des anciennes ne peuvent combler les pertes. La France, qui pendant toute la guerre mobilise trois classes d’âge (de 18 à 51 ans), a besoin d’hommes. Elle se tourne vers son empire et en appelle à ses alliés britanniques et russes. Tous répondent présents. C’est donc dans un contexte de transformation de la France en « champ de bataille des nations » que ce tirailleur fait son entrée en Europe. Non point pour y parader, mais pour prendre part aux opérations militaires contre l’armée allemande. Au plan tactique, le contexte est marqué par la survalorisation du fantassin. Arborant la tenue rouge et bleue, sa charge à la baïonnette occupe le devant des règlements militaires. Avec une pièce d’artillerie pour 1000 hommes, l’armée française qui accueille le soldat sénégalais semble reléguer en arrière-plan l’artilleur appelé « bigor ». Toutefois, le contexte militaire est changeant. Du moins, c’est ce que suggère le Bulletin de Liaison de l’Association des Amis du Musée du Canon et des Artilleurs de Draguignan. Dans son édition de juin 1997, il affirme que l’artillerie cesse de jouer le rôle d’appui de l’infanterie dans la préparation et l’exécution de manœuvres ou de plans de conquête d’espaces78. La directive de 1915 du Le règlement sur les armées en campagne, adopté le 2 décembre 1913, attribue ce rôle aux bigors Le marsouin demeure le soldat qui lance les attaques, poursuit les offensives, conquiert et occupe des espaces contrôlés auparavant par des forces ennemies. Ce protocole de distribution des tâches renvoie aussi bien au règlement de 56

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général Joffre, selon laquelle « On ne doit pas lancer des attaques sans les faire précéder et accompagner par une action d’artillerie efficace [et qu’] On ne lutte pas avec des hommes contre du matériel », induit la transformation du fantassin en force de parachèvement du travail d’anéantissement de l’ennemi. Cette vocation détermine l’enrichissement de l’expérience du tirailleur sénégalais engagé dans un conflit armé de forte intensité et de longue durée.

Stationner dans le Sud-Est La cartographie de la présence militaire « noire » dans le Midi de la France fait apparaître plusieurs agglomérations réparties dans différentes unités territoriales (carte 1). La densité de cette présence varie aussi bien dans l’espace que dans le temps. Carte 1 : Points de présence des tirailleurs sénégalais dans le S-E

Auteur : Josph Sarr, cartographe à l’UCAD.

1883 qu’à celui de 1910. Le premier veut que l’artillerie contrebat l’artillerie ennemie, prépare l’attaque décisive, aide à la poursuite, protège la retraite. Le second, qui porte sur la manœuvre de l’artillerie, préconise la prise en charge des fonctions d’appui par une artillerie dite à courte portée, c’est-à-dire tirant à faible distance (4 km). Elle est conçue comme une arme mobile et légère. Cette conception de l’artillerie est en vigueur au moment du déclenchement de la Grande Guerre (Bonyoly 2002). 57

Les territoires d’accueil Les Bouches du Rhône, les Alpes maritimes, l’Hérault, la Provence, les Pyrénées orientales et le Var sont les territoires choisis pour acclimater le tirailleur sénégalais et préparer son envoi au combat79. Les villes portuaires telles que Marseille, Toulon, Fréjus et Saint-Raphaël vont abriter les camps militaires où ont été effectuées ces deux tâches. Dietrich (s.d.)80 et Miribel (1996) insistent particulièrement sur la centralité des camps du Sud-Est dans le dispositif de l’instruction militaire, du transit et du repos de la «force noire» de Mangin. Les deux auteurs mettent l’accent sur le rôle joué par le général Galliéni dans la polarité de ces infrastructures. Le dernier auteur reconstitue l’histoire de l’implication de cet officier dans l’érection de Fréjus en site d’accueil de troupes africaines. La borne chronologique de départ de son récit est l’année 1908, date de sa nomination au Conseil supérieur de la Guerre. Il hérita ainsi d’un dossier de demande d’accueil pour le compte de la ville de Fréjus d’une garnison, déposé depuis la fin du XIXe siècle81 par les élus municipaux et réactualisé, en vain, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale82.

Le Midi a été également le dépôt de passage des tirailleurs algériens. Arles, Aix-enProvence et Alès font figure, jusqu’en 1917, de principaux lieux d’accueil et d’acclimatation de ces combattants maghrébins. À partir de 1917 et en raison de l’accroissement de leurs effectifs, les villes du Sud-Ouest viennent enrichir la carte des positions des tirailleurs algériens (Meynier 2000). 80 CHETOM, 18H181, Robert Dietrich, « Histoire et Traditions. Les Tirailleurs Sénégalais ». 81 Certaines sources avancent la date de 1892 alors que d’autres proposent celle de 1890. Ce qui est sollicité comme forme de présence militaire, c’est l’implantation d’un cantonnement de cavalerie ou d’artillerie. 82 Antibes, Draguignan, défendu par Georges Clémenceau, et Nîmes furent sélectionnés au détriment de Fréjus, qui voyait en la fonction militaire la meilleure arme pour soutenir la concurrence avec la ville voisine de Saint-Raphaël (Miribel 1996). La mise en œuvre de ce projet allait permettre à Fréjus de renouer avec sa vocation de ville garnison. Remontant à la période romaine de son histoire, cette fonction militaire s’est traduite par l’accueil d’une escadre navale. L’idée d’implanter dans la ville un aérodrome naval, défendue en 1911, par nombre de leaders politiques locaux, indique l’importance accordée aux usages militaires de son bassin maritime. 79

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Mais, il ne parvint à infléchir favorablement la position du ministère de la Guerre qu’en 1913. Il va falloir cependant attendre sa nomination à la tête de ce département, le 29 novembre 1915, pour que soit exécutée la décision d’aménager des camps dans le Sud-Est83. Casernes et camps du Var et d’ailleurs Marseille et Toulon ont servi de lieux de casernement des tirailleurs sénégalais et indochinois. Étant donné que les casernes et les camps faisaient partie de l’univers professionnel du tirailleur sénégalais (Bocandé 1980, Sinou 1993, Sarr 2000), sans oublier son univers mental, il nous semble plus judicieux de nous intéresser non seulement à leurs points de cantonnement mais aussi à ceux de leurs homologues indochinois ou de leurs encadreurs français. La caserne Audéoud symbolise la vigueur de la fonction militaire de Marseille. La place privilégiée de cette métropole urbaine dans la carte militaire du Midi est à mettre en rapport avec son poids politique et économique, les traditions d’utilisation de son port pour embarquer ou débarquer des forces d’expédition, son statut de lieu privilégié de formation militaire avec la mise en service d’établissements d’enseignement. Ils ont pour noms : École d’Application du Service de Santé des Troupes coloniales, section mixte des Commis et Ouvriers d’Administration des Troupes coloniales, section mixte des Infirmiers militaires des Troupes coloniales (Le conservateur s. d.). Conformément à la tradition militaire du début du XXe siècle, des bâtiments de la marine de guerre ont été transformés en garnisons. L’expérience concerne particulièrement les vaisseaux basés à Toulon. Sur terre, des bâtiments à usage non militaire ont été transformés en casernes. C’est le cas des locaux du grand séminaire de Brignoles. La carte des casernes d’origine fait apparaître l’importance de Toulon. Ses Marc Michel (1982) insiste sur les aspects suivants de l’itinéraire socioprofessionnel de Mangin : indiscipline lors du séjour à Saint-Cyr, mauvaises notes obtenues comme officier, breveté de l’Ecole de guerre en 1900, affectations en Indochine puis en AOF, bénéfice de la protection du général Garnier de Garets (qui commanda les troupes coloniales entre 1899 et 1901) puis de celle de Louis Archinard (officier supérieur commandant les troupes coloniales à partir de cette dernière date jusqu’en 1911), mise à profit de l’efficacité avérée du réseau des officiers dits «soudanais» de l’infanterie de marine animé entre autres par Gouraud et Audéoud.

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infrastructures militaires que sont Le Mourillon et Grignan ont accueilli le 4e Régiment d’Infanterie coloniale (RIC). Hyères, Perpignan et Sète constituent d’autres lieux d’implantation de casernes. Carles (1982) renseigne de façon éloquente sur la carte des casernes, tributaire de la politique de dispersion impulsée sous Louis XIV, et sur les standards de construction et d’équipement adoptés par le génie militaire. L’esprit étroitement conservateur, attribué par cet auteur à ses animateurs, serait ainsi à l’origine du déficit en mobilier et donc de l’incommodité de la vie des résidents des casernes. L’endurance du soldat, portée par sa jeunesse et entretenue au moyen de l’organisation d’activités routinières ou non, serait en conséquence l’alternative au déficit de chauffage, bloquerait les risques de maladie liés aux mauvaises conditions d’hygiène (une séance de baignade hebdomadaire, un water closet pour 50 hommes par exemple). Le mal-vivre des résidents de ces casernes ressemble pourtant à du luxe si l’on songe aux conditions d’emménagement des tirailleurs dans les camps militaires du Sud-Est. Ce genre de place, qui est un vaste espace conçu pour accueillir de grandes unités (brigades ou divisions), se caractérise par la médiocrité des installations immobilières, réductibles à de vieilles baraques ou à des tentes. Le bâti y est utilisé pour abriter les services permanents. Les équipements sanitaires sont dans un piteux état, tandis que le local disciplinaire, figurant la prison réglementaire, est une simple tente abaissée pour le fautif, sommé de se coucher en permanence pour effectuer sa peine privative de liberté. La ville-garnison de Fréjus était au centre d’une toile d’araignée comprenant plusieurs camps et quatre hôpitaux, dont deux réservés exclusivement aux tirailleurs. L’hôpital n° 66 accueillait les Sénégalais et l’hôpital n° 67, les Indochinois (Miribel 1996). Fréjus comptait 17 camps en 1917, c’est-à-dire quand la concentration des troupes coloniales eut atteint son pic. Le camp des Sables est le premier point de cantonnement. Établi au début de 1915, dans le quartier dont il porte le nom84, il était composé de tentes dites « tentes marabouts » ou « tentes tartoises » et de baraques dites « baraques Adrian ». Selon cet auteur, chaque baraque était susceptible de loger 56 hommes. Mais Marc Michel (1982) révèle qu’en 1917, la capacité d’accueil est passée de 65 à 80 soldats. En d’autres termes, ses statistiques renseignent mieux sur la forte concentration 84

Il est situé entre le centre de l’Aviation maritime et Saint-Raphaël (Miribel 1996). 60

topographique des tirailleurs sénégalais. Si l’on accorde du crédit au comptage de Miribel (1996), il est possible de dire que s’impose au commandement militaire le devoir de construire une vingtaine de ces bâtiments en bois démontables pour accueillir un bataillon et quatre unités immobilières pour abriter une compagnie de soldats. Deux catégories de baraques existaient. La grande baraque, dont les mesures variaient (30 ou 32 mètres de long et 6 ou 8 mètres de large), servait de logement collectif aux hommes de troupe et à l’encadrement moyen. La petite baraque était réservée aux officiers qui ne logeaient pas en ville85. D’après les standards du Génie militaire, le sol de cette structure immobilière doit être cimenté. En outre, la disposition des baraquements dévoile un modèle de ségrégation résidentielle privilégiant le grade et la « race » comme critères de distinction et de distanciation. Les latrines et les lavabos faisaient partie de l’intérieur de la baraque (Michel 1982). Une puanteur excessive caractériserait, d’après un de nos informateurs, ce logement de fortune. C’est l’occasion de rappeler, avec Miribel (1996), que les conflits entre le pouvoir militaire et le pouvoir municipal autour de la gestion du miasme86 accompagnent la mise en service de ces « lieux ». Sous la tente comme dans la baraque, il n’y avait pas de lit, mais une litière rembourrée avec de la paille et posée à même le sol. Le patrimoine immobilier de chaque camp comprenait des hangars, les cuisines (divisées en cuisines européennes et en cuisines africaines) et le foyer du soldat. Institué obligatoirement depuis 1903 dans tout cantonnement, ce lieu de détente et de loisir était peu fonctionnel (Carles 1982). En conséquence, comme le souligne cet auteur, les promenades, les baignades, les siestes prolongées, les parties de cartes, les causeries en petits groupes meublèrent les heures creuses des tirailleurs sénégalais. Contrairement à la caserne et au regard de l’analphabétisme largement partagé chez ces derniers, la salle de lecture et/ou la bibliothèque ne jouxtaient pas le foyer du camp. La projection de films y était programmée par l’Autorité militaire. Les camps édifiés par la suite à Fréjus, cette « ville romaine »87 devenue un espace mémoriel en matière militaire, sont ceux de Bagnols, de Beaucoup d’entre eux préféraient habiter en ville. Lire Corbin (1986). 87La présence romaine est encore visible avec les macro-restes archéologiques constitués, entre autres ouvrages, par les arènes, le Clos de la Tour, le théâtre, l’amphithéâtre, la villa aurélienne, l’aqueduc. 85 86

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Caïs, des Évêques, de La Lègue88, de l’Oratoire de Guérin, etc. Celui de Caïs, installé au nord-ouest de Fréjus, précisément sur la route de Bagnolsen-Forêt, cristallise presque à lui tout seul toute l’histoire du cantonnement des tirailleurs sénégalais dans le Midi. Démarrés en 1917, c’est-à-dire à un moment où l’Armée était à la recherche de nouveaux espaces pour son patrimoine en extension, ses travaux de construction furent terminés à la hâte. Baptisé Camp nouveau ou camp de Caïs, puis camp Vanwaetermeulen89 en septembre 1918, connu pour ses locaux humides et insuffisants, il était inclus dans le premier groupe de camps (compris entre la route Fréjus-Puget au sud et le Reyrand à l’est) dont le commandement était réservé à un lieutenant-colonel (Miribel 1996). Saint-Raphaël accueillit aussi plusieurs camps. Leur mise en place démarra en 1915. Novembre 1915 est, par exemple, la date d’implantation du camp des Plaines (id.). Dans les pinèdes jouxtant le quartier haut perché du golf de Valescure furent érigés plusieurs points de cantonnement. Il en fut de même dans le ressort territorial des quartiers de l’Esterel-plage et de Boulouris-sur Mer90. La capacité d’accueil des camps varois connut une oscillation. L’autorité militaire s’activa assez bien pour accroître les possibilités d’accroissement des effectifs militaires. Avec le renouvellement périodique du parc de camps, l’on assista à l’installation massive de tirailleurs sénégalais et indochinois. Leur nombre passa de 30 000 en 1916 à 35 000 vers la fin de la guerre (Miribel 1996). Marc Michel (1982) propose le chiffre record de 45 0000 tirailleurs sénégalais séjournant à Fréjus. Cet auteur montre du doigt l’accroissement exponentiel enregistré dans les rangs de ces soldats en l’espace d’un bimestre en 1916. Ainsi, de 13 000 hommes en avril, on passa à 28 000 « engagés noirs » en mai91. Le point de saturation est d’ailleurs atteint dans les derniers mois de l’année 1918, avec le redéploiement hors du Var92 Il est dénommé aujourd’hui camp Lecoq. Dénommé présentement camp Robert, il sert de lieu de résidence pour le personnel militaire et civil du domaine militaire de Caïs et environs. 90 Puget-sur Argens eut aussi son camp militaire. 91 Echenberg (1975) montre, à son tour, que 1916 constitue un pic dans la mobilisation massive de tirailleurs ouest-africains. Il identifie l’année 1918 comme le moment où tous les records sont battus en matière d’alignement de « poilus » africains. Voir aussi Dieng (2000), Michel (1973, Suret-Canale (1977), Uyisenga (1978), etc. 92 Deroo et Champeaux (2006 : 53) affirment que de nouveaux sites furent ouverts pour accueillir le surplus. Le Sud-Ouest, l’Ariège et le Gers sont les territoires ciblés pour abriter des foyers d’accueil de tirailleurs sénégalais. La tendance à la délocalisation des renforts sénégalais est d’ailleurs inaugurée en 1916, avec l’ouverture du camp de Courneau (près de Bordeaux) d’une capacité d’accueil de 10 000 places. 62 88 89

de 12 bataillons de tirailleurs sénégalais que l’on voulait cantonner dans les camps du Midi (Miribel 1996). Les terrains d’entraînement et les cimetières forment les principales dépendances des camps du Var. Ces espaces annexes sont étudiés par ce dernier auteur. Sa catégorisation du patrimoine foncier distingue au premier rang les terrains d’exercice. Le lieu d’entraînement, fréquenté prioritairement par les tirailleurs sénégalais, était situé sur la route de Bagnols-en-Forêt et s’étendait sur cinq hectares. Ils avaient à leur disposition plusieurs terrains de manœuvre situés dans le même secteur géographique. Mettant ici à contribution le couvert végétal, l’Autorité militaire y aménagea un réseau de tranchées pourvues d’équipements comme les fils barbelés et les chevaux de frise. Enfin, cet auteur mentionne l’existence de six à sept champs de tir utilisés par les tirailleurs cantonnés à Fréjus et à Saint-Raphaël. L’histoire du premier cimetière militaire93, qui s’étend sur 900 mètres carrés et est situé à proximité du camp des Évêques, commence en juillet 1915, date de l’approbation de son installation par la municipalité de Fréjus et la commission sanitaire de l’arrondissement de Draguignan. Des évolutions sont notées dans l’histoire de ces lieux d’inhumation. Elles se font sous forme de modification de statut. Le cimetière temporaire devient un cimetière définitif, ce qui impliqua l’abandon de la clause de la location pour dix ans du terrain occupé. Les autres changements, plus perceptibles, sont l’agrandissement progressif des lieux, puis la séparation (effective au moins dès 1916) des zones d’inhumation en fonction des origines géographiques, l’affectation de la plus grande surface d’enterrement aux tirailleurs sénégalais94 et, enfin, le creusement de tranchées servant de sépultures. Couvrant en 1917 une superficie de 9 200 mètres carrés, il accueillit des milliers de morts pendant la Grande Guerre. Durant l’année 1918, les autorités militaires décidèrent de le coupler à un second cimetière militaire devant être situé dans le quartier de la Baume et aménagé pour accueillir séparément les restes mortels des soldats en fonction de leurs origines géographiques (africaines, Le cimetière civil de Fréjus, que l’on ne peut réduire à une dépendance d’un camp militaire du Sud-Est, aurait accueilli en 1915 entre 59 et 200 tirailleurs. D’après Miribel (1996), le placement de dépouilles mortelles dans cette catégorie de patrimoine municipal prit au départ la figure de l’entassement dans une fosse commune. 94 Le schéma retenu pour l’année 1916 consiste à leur affecter 3554 mètres carrés contre 1773 mètres carrés pour les tirailleurs indochinois. 93

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européennes et indochinoises) et de leurs appartenances confessionnelles95. Il devint, en fin novembre 1918, un espace clos prêt à recevoir les « morts en service commandé ». La carte des proches dépendances donne à voir les lavoirs. Le journal L’Illustration, dans son édition du 22 septembre 1917, fournit une image photographique assez intéressante du modèle de bien de consommation utilisé. En plein air et dans le périmètre du parc arboré, étaient dressés de longues tables rectangulaires utilisées pour le savonnage, tandis que l’essorage se faisait au pied des arbres ou sur les environs. Comme le déclare Miribel (1996), les berges du Reyrand servaient aussi de lieux de lavage des tenues militaires et d’autres effets vestimentaires des « engagés » africains. Les longues marches vers les cantonnements Les tirailleurs sénégalais des camps du Var appartenaient à des unités militaires dont la vocation primordiale était d’alimenter en hommes les différents types de bataillons constitués par l’état-major français. Au regard du caractère prioritaire de l’acheminement par train des vivres, du matériel de guerre et des soldats appelés immédiatement en renfort dans les différents théâtres d’opérations militaires, les BTS ralliaient à pied, et cela à plusieurs reprises, les camps du Sud-Est. Ce fut le cas avec les primo-arrivants rencontrés par Lucie Cousturier (1957). Le trajet Marseille-Fréjus ou Marseille-Saint-Raphaël durait une semaine et comportait de nombreuses étapes. Aubagne, Cugnes, Méounes, Besse, Le Luc et La Motte ont servi d’étapes au 54e BTS, qui a quitté Marseille, le 18 novembre 1917, pour rejoindre Saint-Raphaël. Pour atteindre Fréjus, on pratiquait aussi une sorte de ferroutage. Ainsi, l’on acheminait, par train, des tirailleurs sénégalais jusqu’à la gare de triage de Meynargues (proche d’Aix-en-Provence) et, ensuite, ces derniers étaient conviés à effectuer à pied le reste du parcours. C’est l’épreuve de la longue marche cadencée. Dans ce dernier cas, cinq à six jours étaient le délai nécessaire pour arriver à destination. Rians, Barjols, Salernes, Draguignan et Roquebrune correspondent aux étapes de ce trajet (Miribel 1996). Le bouddhisme, le christianisme et l’islam sont retenus dans la lettre du 18 juillet 1918 du maire de Fréjus que cite cet auteur (page 89 de son texte). Les religions du terroir et le judaïsme sont ainsi passés sous silence.

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Des distances plus courtes étaient cependant parcourues par des tirailleurs sénégalais. Dans ce cas, l’on n’est plus en présence de longues marches ayant Marseille comme point de départ. Ce sont les redéploiements qui donnaient lieu à de courtes marches. En témoigne l’odyssée des 54e et 64e BTS. Réaffectés à Nice où ils se rendirent en train en février 1918, ils revinrent en avril de la même année à Fréjus-SaintRaphaël. La marche, qui a présidé à ce retour effectué au terme de deux jours, nécessita des haltes à Antibes et Mandelieu. Nous ne disposons pas d’informations sur les conditions de voyage des tirailleurs sénégalais. Même si l’on peut considérer, qu’en dépit de leur endurance, l’exercice physique imposé par l’Autorité militaire a été une rude épreuve, il serait intéressant de connaître les formes de protestation dites « passives » (murmures, chuchotements, boitillement simulé, etc.) et les formules de décharge de la fatigue (comme la remémoration d’événements singuliers) utilisées par ces marcheurs. Connaître leurs réactions face aux découvertes des réalités écologiques et humaines du Sud-Est nous semble plus intéressant encore. Au contact de ces dernières, ont-ils eu recours à la fabrique du regard vertical (Kristéva 1969) ? Ne peut-on pas noter des réactions différentes entre ces soldats qui étaient porteurs d’expériences et de schèmes multiples ? À la vue d’une pinède, par exemple, le tirailleur originaire de la savane pouvait ainsi témoigner une impressionnabilité que ne partageait pas du tout son homologue issu des milieux forestiers. La vue de villages et de hameaux perchés était susceptible de provoquer un jeu de comparaison avec l’habitat des populations-refuges africaines. Le sujet africain engagé de force ou « engagé volontaire » dans la Première Guerre mondiale est probablement devenu à son tour un observateur du monde dit « blanc ». Les périodes de halte puis les premiers jours ayant suivi l’installation dans les camps varois ont été certainement pour les tirailleurs sénégalais des moments idoines d’échanges de comptes rendus de choses observées avec attention, d’impressions ressenties durablement et de points de vue hésitants ou tranchés. Quel agenda dans les cantonnements ? L’agenda professionnel des tirailleurs sénégalais comporte des différences qui sont réductibles aux spécificités de leurs unités de déploiement. Affectés dans un bataillon d’étape, ils s’occupaient du soutien logistique. Dans des lieux d’affectation comme les gares, leur 65

principale activité consistait en la régulation du trafic ferroviaire. Furent ainsi concernés les 38e, 56e et 81e BTS (Rives, Dietrich 1993). Stationnant dans des agglomérations rurales situées le long des itinéraires menant au front, ils se chargeaient de l’acheminement des vivres, du matériel et des bataillons de renfort96. Cette tâche était exécutée parallèlement à l’évacuation des blessés et des malades vers les formations sanitaires de La Ciotat et de Menton, réservées spécialement aux soldats sénégalais. Escholier (1928) nous apprend que la garde dans les gares ferroviaires se faisait au sein d’un poste qui comptait six hommes placés sous le commandement d’un caporal européen. Lorsque le bataillon de dépôt est l’unité d’affectation, le tirailleur sénégalais officiait à côté du grand quartier général (GQG). Il avait alors en charge l’appui aux militaires européens chargés de la gestion des renforts militaires, des soldats blessés, inaptes et convalescents. Dakar restait le principal centre de ravitaillement des vivres utilisés pour sa cuisine. Les exemples typiques de bataillons de dépôt sont les 73e et 72e BTS. Basés à Fréjus-Saint-Raphël, ils comptaient 5000 hommes en 1917 (Miribel 1996). Les bataillons de renfort faisaient aussi partie des unités d’affectation des tirailleurs sénégalais. Ils pouvaient être au départ des bataillons de dépôt. Ce fut le cas des 34e, 39e, 44e, 48e, 78e, 82e, 83e, et 85e BTS (Rives, Dietrich 1993). Enfin, ces soldats étaient affectés dans des bataillons de travail industriel. L’industrie de guerre, notamment celle de la fabrication des explosifs, correspondait au sous-secteur d’activité économique bénéficiaire de leur force de travail. Les hommes du 33e BTS firent l’expérience du travail minuté de l’usine. Vers la fin du conflit, précisément en décembre 1917, quand la guerre 14-18 devint plus que jamais une guerre des classes, le relais revint aux membres de cinq bataillons de première ligne : les 5e, 28e, 32e, 36e et 62e BTS. Le renforcement de leurs effectifs survint avec la dissolution du 74e BTS. Mais, ils furent employés de façon temporaire dans les usines de la Défense nationale. C’est ainsi qu’ils redevinrent, dès la fin de décembre 1917, des bataillons de marche (Miribel 1996). L’affectation dans l’industrie de guerre était ainsi limitée en raison de la mobilisation de la force de travail de substitution fournie par les femmes et/ou les migrants italiens. Nous verrons plus Nières (2001) signale que la France mit en circulation durant la Grande Guerre 100 000 trains pour assurer le transport de 60 000 000 d’hommes, 1 000 000 de chevaux, des tonnes de matériel militaire. 96

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loin que les foyers de départ des migrants de travail ont été plus nombreux. En tout état de cause, le passage par l’usine s’appréhende en termes d’expérience enrichissante pour les soldats africains97. Vivre ces parcours professionnels n’excluait pas l’élargissement de l’horizon du vécu militaire. Étant donné qu’appartenir aux troupes de renfort était une vocation largement partagée, le tirailleur sénégalais vécut le défilé des tâches spécifiques aux bataillons de renfort. Celles-ci comportaient deux volets : l’approfondissement de l’instruction98 et l’aguerrissement. Le fait d’atteindre ces deux objectifs entraînait la transmutation des bataillons de renfort en bataillons de marche et, en conséquence, leur départ du Sud-Est et leur acheminement au front. Comment se présentait au quotidien l’agenda du soldat des camps ? Carles (1982) en donne les grandes lignes. Tout commence par le réveil au clairon et à la trompette. L’heure du réveil est fixée à 6 heures en été et à 7 heures en hiver. D’après cet auteur, les tirailleurs fichés comme d’incorrigibles dormeurs n’appréciaient pas les sonneries de ces deux instruments de musique. Il faut dire que ce rapport négatif pouvait être observé chez tout soldat enclin à refuser l’application répétée des règles de subordination, laquelle participe de la rhétorique du commandement (Corbin 1994). Après le réveil, il est tenu de participer en tenue de sport (composée d’une culotte et de brodequins) au rassemblement des hommes de troupe. En cet instant précis, il commence une journée de subordination, inaugurée invariablement par le chef de chambre, qui est placé sous les ordres directs du sous-officier exerçant la fonction de chef de section. La gymnastique et la corvée de nettoyage sont les deux tâches effectuées avant le service du petit-déjeuner qui se réduit à la consommation de la « boule » (pain destiné à la « piétaille »). Le démarrage effectif de la journée (de travail) intervient avec le retentissement de la sonnerie aux couleurs. L’instruction est alors la principale occupation professionnelle des recrues. Elle était faite sur le mode de la progressivité (Miribel 1996). L’auteur distingue trois phases. La première, qui intervenait durant le premier mois d’installation du Il préfigure la migration de travail, organisée entre l’entre-deux-guerres en direction de la France, de milliers de ressortissants de l’empire colonial français. 98 La fin de l’instruction militaire faite en France est célébrée en juin 1917 par la distribution de stimulants symboliques ou matériels. Escholier (1928) rapporte celle de juin 1917, organisée à l’intention de soldats de la 2e Compagnie du 196e BTS, en citant comme objets distribués en guise de « prix » briquets, blagues à tabac, couteaux de poche, miroirs, noix de kola, tam-tams. 97

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tirailleur, comportait une séquence de prise en main individuelle et une autre au cours de laquelle la formation de groupes de combat, composés de six à huit hommes, ouvrait la voie à l’apprentissage de l’observation, du repérage et de la progression. La deuxième phase consacrant la mise en service de sections de combat autorisait la répétition de points d’entraînement tels que les déplacements, la recherche de la cohésion et la coordination des mouvements. La dernière phase était celle des marches hebdomadaires longues de 10 à 15 km, des manœuvres99 et des séances de tir. Le vocabulaire en vigueur décline trois catégories de tir : le tir bloqué sur cible, le tir bloqué sans fauchage sur silhouettes disposées en profondeur100 et le tir sur silhouettes à genoux à 200 mètres ou tir à cadence moyenne sans fauchage101. Le tirailleur appelé « renfort noir » apprenait à creuser des tranchées, à apprécier le « confort » de la tranchée et à éviter des défenses et des obstacles comme les barbelés et les chevaux de frise. Le retour du terrain d’exercice intervenait avant midi. Le déjeuner, servi au milieu du jour, durait une demi-heure. Il était suivi du repos dans les chambres. L’aprèsmidi, annoncé par le retentissement de la sonnerie du rassemblement et consacré à des exercices différents de ceux de la matinée, se terminait à 17 heures. Le repas du soir était servi à 18 heures, et non à 20 heures. Il précédait l’instruction de nuit. Pouvant durer jusqu’à minuit, elle était réservée à quelques soldats. Durant les journées de mardi et jeudi, le tirailleur était libre de sortir de son camp après le dîner. Jusqu’à 20 heures, il avait la possibilité de fréquenter les cafés et les débits de boissons, d’aller dans la baraque foraine du marchand italien pour se restaurer, acheter pipes, tabac, parfums, bijoux, etc. (Michel 1982). Sa présence dans ces lieux était autorisée de 14 heures à 20 heures les dimanches et jours fériés. Dans le même passage, l’auteur ajoute à cette liste le jeudi. Pour beaucoup de tirailleurs de confession musulmane, la prière du soir clôturait la journée passée au camp. Le rituel en question était présidé par un marabout wolof. Cette de rniè re information suggère l’existence d’un autre type de pouvoir structurant l’entre-soi des « engagés volontaires ». Il s’agit d’un Elles ont lieu, d’après Escholier (1928), durant de longues journées chaudes sur les pentes et les ravins de l’Esterel pour les tirailleurs sénégalais basés au camp des Canaques sis à Boulouris. 100 Avant de faire feu, le tireur pointe son arme sur un mannequin. 101 Il s’agit d’un tir à longue portée (Miribel 1996). 99

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pouvoir totalisant conféré par le savoir religieux, la capacité à diriger des rituels et le droit de présider au fonctionnement du vécu social des croyants. Déployé sur le terrain du spirituel et du sacré, il utilisait certainement la peur comme arme de régulation de la communauté des croyants en uniforme. Face aux multiples tentations, imputées à la force d’entraînement des diables de l’Occident (prostituée, débitant de boisson, « mauvais compagnon » dont le visage est celui de l’alcoolique ou du supposé détraqué sexuel), le marabout wolof, conformément à une inclination partagée chez les détenteurs de pouvoir religieux, a dû brandir en direction des pécheurs supposés incorrigibles la menace de l’enfer. Dans les rangs des adeptes des religions révélées, cette arme de dissuasion serait plus efficace que la promesse du paradis (Galeano 2005). Les sorties du tirailleur sénégalais faisaient l’objet d’une surveillance stricte que l’état-major confiait à une patrouille (Miribel 1996). Au même moment, encadrer l’ouverture et le fonctionnement des débits de boissons et s’assurer le respect par les débitants de l’interdiction de la vente de l’alcool formaient deux préoccupations assez importantes pour l’Autorité militaire, le pouvoir municipal et les services chargés de la fiscalité. Les échanges de correspondances, la constitution et la mise en service de commissions spécialisées, les arrêtés administratifs (dont celui du 1er mai 1917 portant interdiction de l’alcool)102 font partie de la panoplie des initiatives de l’État-chaperon, qui entendait ainsi faire l’économie des états d’ébriété générateurs de troubles de l’ordre public. L’inspection des chambres et la vérification des armes par les sousofficiers de semaine sont d’importants rituels qui structuraient le vécu du tirailleur. Pouvant porter sur plusieurs choses à la fois, l’inspection se fixe de nombreux objectifs. Plus ou moins bien perçus par les destinataires, ces objectifs ont pour noms : contrôle de l’obéissance, suppression des différences individuelles, évaluation de la propreté et du moral, détection des dangers, etc.103. En bref, l’inspection, qui participe de la centralisation du pouvoir de décision dans les armées, n’est rien d’autre qu’une forme de contrôle préventif destinée à s’assurer de l’état de préparation de la machine militaire (Blandin et Sandras 1988). L’agenda du tirailleur africain intègre aussi les sorties et l’apprentissage de la civilisation occidentale au travers du maniement de la langue française, de l’identification et de la mémorisation des règles d’hygiène 102 103

Lire les développements produits par cet auteur aux pages 95-97. Lire Caplow et Vennesson (2000). 69

et de civilité. En somme, celui-ci avait du temps à consacrer aux découvertes de l’environnement, aux discussions et aux jeux. Le répertoire des jeux de l’Ouest- africain104 était bien représenté dans les activités distractives déroulées dans les camps du Sud-Est. À l’actif des tirailleurs, nous retiendrons la fabrication d’un matériel de jeu de fortune, les jeux de cartes transformés facilement et couramment en jeux de paris d’argent. Cela provient de l’inclination des troupes coloniales basées à Dakar à se lancer dans la quête du plaisir à jouer et à gagner de l’argent au moyen du jeu de cartes (Faye 1989). Celle-ci est offerte aux recrues de l’armée coloniale comme une composante de la culture du loisir. En dépit de l’interdiction prise par le commandement militaire de Fréjus, les jeux d’argent sont pratiqués, la nuit, dans les baraquements et les tentes des camps du Sud-Est (Miribel 1996). Dans la cartographie du temps de repos du tirailleur, mentionnons la place importante accordée au chant. Le répertoire des chansons du soldat noir était relativement étendu. On devait y retrouver, par exemple, des textes circulant dans les milieux de poilus (cas des Madelons), appris dans leurs communautés territoriales d’origine, fabriqués et véhiculés pendant la guerre dans des milieux géographiques déterminés (annexe 1). En atteste le chant du tirailleur dénommé « Ambéta Fréjus »105. La chambre, le parcours de promenade, la douche, le lavoir, etc., sont autant de lieux d’inscription du chant. Ce texte est compris non seulement comme un stimulant et le signe d’un élan vers une destination déterminée, une formule d’entretien du lien communautaire, de l’unanimité sociale, mais aussi et surtout comme un levier de renforcement de la cohésion du groupe et de l’esprit d’équipe106. L’offre de loisir cinématographique107, mentionnée par Carles (1982), figure également dans l’agenda du tirailleur sénégalais. Miribel (1996) évoque la multiplication des séances de projection filmique et l’émerveillement suscité dans les rangs de leurs destinataires. Le théâtre de guerre a probablement fait son apparition dans les camps du Sud-Est. Le journal La Vie parisienne est un exemple d’organe de presse à grand tirage fortement sollicité en vue de célébrer le succès d’une œuvre Les jeux et les jouets ont fait l’objet d’une étude exhaustive de Béart (1955). Pour le cas du Sénégal, voir aussi Samb (1973). 105 Le fragment retenu est : Ambéta Fréjus mamourouya mama (je vais aller à Fréjus). 106 Pour bien s’informer sur cette approche fonctionnaliste, Carles (1982) souligne l’intérêt de la lecture de Chants, chansons, chœurs de l’Armée française. 107 Sur celle en cours dans la ville de Dakar, lire Seck (2008). 104

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culturelle aussi intéressante que ce loisir de guerre (Fosse 2003). Le théâtre de guerre, qui participe de la culture de guerre, a facilité la constitution d’une mémoire de la guerre, un des objets d’étude participant du renouvellement des savoirs sur le passé (Schmit 2003). Les disputes s’introduisaient dans l’agenda des tirailleurs des camps du Sud-Est. Le conflit qui informe leur entre-soi est tributaire de plusieurs facteurs. Combinés ou non, ils ont pour noms : intercompréhensions entre des hommes qui affichent une multitude d’appartenances (territoriales, ethniques et confessionnelles) et une diversité d’expériences sociales, clivages produits par l’efficacité de discriminants comme le grade, la fonction professionnelle du moment, l’imaginaire collectif, l’émotivité, la réceptivité et l’impressionnabilité. Au chapitre de l’imaginaire, retenons, par exemple, le parti-pris du colonisateur français en faveur du tirailleur originaire du Sénégal. Effet induit de l’attribution à ce territoire de la position de plate-forme de lancement et de consolidation de l’aventure coloniale en Afrique noire, il alimentait le complexe de supériorité de ce dernier, ce qui ne manquait pas de déboucher sur des affrontements. Les relations conflictuelles procèdent aussi d’une autre efficace : celle de l’ethnologie militaire108 qui postule l’éclatement des tirailleurs sénégalais entre des « races « dites « guerrières », « intelligentes », « inférieures», «supérieures », etc. Enfin, la représentation mentale afférente à la religion constitue un élément d’illustration supplémentaire. La proclamation de l’appartenance au monde de l’islam est susceptible de conduire le tirailleur sénégalais à placer ses relations avec son homologue adepte de la religion du terroir sous le sceau du mépris, de la condescendance et du paternalisme. Les Kissi, Guerzé et Toma de la Guinée française, ainsi que les Mossis de la Haute-Volta, furent fréquemment victimes des railleries de leurs compagnons musulmans, ce qui allait renforcer le climat plus ou moins délétère de la vie des camps du Sud-Est. Miribel (1996) met en relief la turbulence du soldat sénégalais, identifie parmi les formes d’éruption du Le général Galliéni est un des principaux fondateurs du dogme de l’ethnologie militaire française. Selon cet officier, elle est l’étude des races occupant une région. Ce mode de savoir permet de déterminer l’organisation politique à lui donner, les moyens à employer pour réussir sa pacification (Lucas et Vatin 1975). L’ethnologie occidentale va progressivement abandonner l’usage du mot « race », qui réfère au paradigme de l’indistinction, au profit de celui du terme d’ethnie. Le renouvellement lexical, qui en résulte, révèle une meilleure connaissance des sociétés assujetties. Avant que ne s’opère, de façon effective et définitive, cette rupture sémantique, le mot « race » a fonctionné comme un synonyme du vocable d’ethnie. 108

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conflit social la bousculade et l’affrontement physique. Avec cette dernière violence, se produisent parfois des attroupements mis à profit par les fauteurs de troubles pour s’éclipser afin d’échapper à la sanction punitive109. Nous n’avons pas d’informations sur la fréquence des rixes, les périodes de leur éclatement, la cartographie précise de leur déroulement, les rumeurs et les comptes rendus subséquents, les armes utilisées (objets contondants, couteaux, lamelles, pointes), les conséquences (blessures entraînant ou non une incapacité de travail, blessures mortelles, envoi des fautifs dans les locaux disciplinaires, resserrement de la surveillance et de l’encadrement, etc.). Les prestations de travail civiles hors de l’espace militaire entrent en ligne de compte dans l’emploi du temps de nombreux tirailleurs sénégalais. Elles sont réductibles à : - des luttes contre les incendies d’immeubles, comme ce fut le cas le 19 juin 1915 avec le 32e BTS ; - des tâches agricoles, surtout de vendange, effectuées dans le cadre d’équipes de travail mises en place dès 1916 et pour le compte des fermiers sommés de se soumettre aux conditions de rémunération fixées par la municipalité de Fréjus (prime de 1, 39 francs pour le travailleur qui reçoit aussi une prime d’habillage de 0,25F, perçoit un salaire horaire de 0,15F, une prime de nourriture de 3F s’il n’est pas pris en charge pour son alimentation et, enfin, une prime de 0,25F pour chaque jour chômé)110. Miribel (1996) rend compte du dédoublement fonctionnel de la mairie de Fréjus qui fit office d’agence de placement de travailleurs militaires. Cependant, les tirailleurs sénégalais ne furent pas les seuls soldats invités à combler le déficit de main-d’œuvre agricole. Leurs homologues annamites, et même des hommes de troupe d’origine européenne, furent ciblés par l’Armée, transformée pour la circonstance en machine pourvoyeuse de travailleurs temporaires pour des employeurs, enjoints par le modèle de contrat de travail en vigueur d’assurer l’hébergement des prestataires de services mis à leur disposition. L’auteur met aussi en évidence la propension du tirailleur sénégalais à mépriser et à corriger son homologue malgache, assimilé à un captif, un représentant de la « race inférieure » et un mâle qui attire la sympathie de la gent féminine. Quant au tirailleur indochinois, échapper aux corrections en question signifiait faire coûte que coûte bon ménage avec le « Sénégalais ». 110 Le profil du soldat-fermier se rencontrait également au sein de l’armée américaine déployée en France pour participer à l’écrasement des forces armées allemandes. 109

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L’histoire de l’État-recruteur (de main-d’œuvre) est esquissée au travers de la pluriactivité du soldat « étranger » présent dans le Midi. Noiriel (2007) va encore plus loin dans cette entreprise de reconstitution de l’exercice du pouvoir souverain111, qui est et doit être en France un pouvoir centralisé et hégémonique (Wunenburger 2001). Gérard Noiriel montre que le déficit de main-d’œuvre dans l’agriculture et dans l’industrie d’armement a conduit les pouvoirs publics français à recourir pendant la Grande Guerre à la force de travail féminine et surtout aux renforts de travailleurs des pays limitrophes112 et de l’empire colonial113. Privés de contrats civils, contrairement aux migrants espagnols, portugais et italiens, les ressortissants du domaine colonial français ont été soumis au pouvoir militaire. En conséquence, les travailleurs civils et les travailleurs en uniforme de l’outre-mer ont vécu une sorte de militarisation des rapports de travail. Celle-ci ne masque pas ce que l’on a appelé l’« explosion d’étatisme sans précédent » dans la trajectoire de l’État français (Ronsalvon 1990). Du fait de son implication dans le travail agricole ou industriel, le tirailleur sénégalais voit se diversifier son occupation professionnelle. Le recours à sa force de travail pour faire fonctionner la ferme ou l’usine correspond à une innovation dans la construction de son cursus. Cela conforte son profil d’homme à tout faire. Mais, plus important encore, cette innovation renvoie à ce que l’on appelle l’arrière, dont les points de structuration ont pour noms : contraintes, collusions, transgressions, imaginations de solutions d’urgence face aux multiples et durables La référence au pouvoir souverain s’oppose à la validité de la théorie selon laquelle la fusion des imaginaires de vérité est le lieu de visualisation de l’impuissance de l’État (Charaudeau 2005). 112 Ont été recrutés comme main-d’œuvre agricole pendant la Grande Guerre 146 500 Espagnols et Portugais (Noiriel 2007). Cet auteur montre aussi que la tendance à recourir à la main-d’œuvre belge, allemande, suisse et italienne est une donnée de l’histoire du monde du travail français pendant et après le XIXe siècle. Il rend compte aussi des procès d’intégration civique, de stigmatisation et de refoulement à l’œuvre dans le rapport du politique à cette main-d’œuvre migrante appelée à produire le socle économique de l’État national et du nationalisme. Notons, par ailleurs, qu’il y a un renversement des courants migratoires entre l’Espagne et la France. Au XVIe siècle, de nombreux paysans des Pyrénées françaises allaient se faire embaucher comme journaliers dans les fermes espagnoles (Miquel 1978). 113 Environ 225 000 travailleurs issus des possessions coloniales françaises ont été employés comme main-d’œuvre supplétive. D’après les chiffres officiels, on comptait 78 560 travailleurs algériens, 35 500 marocains, 18 250 tunisiens, 49 000 indochinois, 4 500 malgaches (Noiriel 2007). 111

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pénuries, etc. L’organisation de l’arrière du front de guerre détermine cette singulière trajectoire professionnelle du tirailleur sénégalais. Singularité à ne pas exagérer afin de rendre compte du partage par ce sujet historique de nombreuses expériences avec les différents « poilus », surtout lorsqu’il s’est agi d’intégrer le rapport à la femme dans le vécu de la guerre.

En compagnie de « Madame France » L’accueil réservé par la population française au tirailleur sénégalais n’est pas différent de celui de son homologue algérien. Meynier (2000) souligne que cet accueil varie en fonction des régions, des villes, de l’appartenance confessionnelle, des catégories sociales et des sexes. L’hostilité a prévalu dans une ville catholique et bourgeoise comme Aixen-Provence. La manifestation ostentatoire de la chaleur humaine a été de rigueur dans le reste du Midi, chez les milieux dits « populaires » (ouvriers antimilitaristes, viticulteurs par exemple), les protestants et chez les femmes. Du fait des contraintes liées à la documentation, un accent particulier est mis sur la relation entre ces dernières et les tirailleurs sénégalais. La rencontre du tirailleur sénégalais avec la femme française114 avait essentiellement lieu hors des camps militaires. Nous appellerons celle-ci « Madame France » pour montrer qu’elle est la partenaire méditerranéenne appelée à rythmer la vie sociale, affective et sexuelle de ce combattant africain. Son visage est multiple : la fille de noce, la citadine ou la villageoise et la marraine de guerre. La question sexuelle est posée avec l’évocation des deux premiers sujets historiques. Sans la présence de la « fille de noce » dans la vie de l’« engagé volontaire » africain, privé de la présence de « Madame Sénégal », l’on aurait pu dire qu’il est victime d’un projet d’émasculation de l’état-major français. Dans ce cas, la destruction de sa virilité réactualiserait non seulement l’ancienne tradition de fabrication d’eunuques pour préserver la docilité de la garde prétorienne et constituer le « noyau dur » de l’armée conquérante, mais aussi l a réprobation de l’accouplement entre « Noirs » et « Blanches » au travers de l’interdiction du mariage interracial adoptée en France au XVIIIe siècle (Noël 2000). Au regard de l’idée reçue relative à l’hyper-virilité du « Noir », la dévirilisation du On pourrait consacrer des développements aux rapports entre tirailleurs sénégalais et petites filles françaises. Bakary Diallo (1985) donne d’intéressantes illustrations de la durabilité et de la solidité apparente du lien entre ces acteurs sociaux.

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soldat africain serait alors un geste d’effacement d’une des peurs collectives du mâle européen, celle de la perte du contrôle de la femme européenne, déjà gagnante avec les changements des lignes de partage qui traversent les sociétés en conflit ou sortant de conflits (Caplow et Vennesson 2000). En définitive, serait remis en cause l’État-providence qui porte dans le champ de la sexualité le masque de l’État-maquereau115. Nous savons que le port de ce masque s’inscrit dans une moyenne durée. En effet, l’idéologie réglementariste, la prise en charge du dépucelage du fils de bourgeois qui dispose surtout du corps de l’employée de maison116, la misère sexuelle des migrants investissant la ville française et les demeures de ses riches (Corbin 1989) ont conduit l’État français à ordonner l’érection de la maison close dans le paysage urbain. Par ailleurs, la mise à contribution des talents d’animatrice de réseau de renseignements reconnus à la femme l’a poussé à ajouter la fille de noce sur la liste de ses prestataires de services auxiliaires117. N’oublions pas de rappeler que la caserne satellise souvent un bordel, fréquenté particulièrement par les jeunes recrues promptes à exercer leur pouvoir masculin sur le corps et l’esprit de cette marginale sociale de la ville moderne et contemporaine. Ne faut-il pas dire, à la suite de Norbert Elmalih (1985), que les tirailleurs sénégalais qui en font leur partenaire sexuelle cherchent également à communiquer avec la société d’accueil ? Si la réponse est affirmative, l’on peut dire que cette communication se réalise à travers le paradoxe de l’effacement du langage. Lequel se produit au moment de la petite mort engendrée par la copulation. Maisons de tolérance et « messuguières » abondaient dans le Var, notamment à Fréjus et à Saint-Raphaël et dans les agglomérations rurales environnantes. La tradition réglementariste, relative au fonctionnement des établissements de commerce du sexe et aux vendeuses de charmes féminins, est contenue dans l’arrêté municipal du 6 mars 1916. Miribel (1996) en fait une esquisse de commentaire avant de dresser de façon Sur les figures de l’État français, voir Rosenvallon (1990), Deloire et Dubois (2006). Concernant l’apport d’écrivains comme Rousseau dans les transformations du politique, lire Manfred (1969). 116 Sur l’archéologie de la bonne et l’histoire de la sexualité des sociétés européennes aux XIXe et XXe siècles, lire, entre autres auteurs, Martin-Fugier (1980), Aron (1980), Aron et Kempf (1984), Corbin (1989) et Flandrin (1981). 117 Cela permet aux pouvoirs publics de contrôler plus efficacement les comportements des perturbateurs de l’ordre public, la circulation des informations et le renforcement des échanges, même sentimentaux ou sexuels (Foucault (1975). 115

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sommaire la carte des nouvelles maisons closes. Il insiste sur leur concentration topographique. Ainsi, l’établissement dénommé Chalet Yvonne, ouvert en 1917 au Malbosquet, et celui ouvert en mai 1918 à Curbéasse sont tous situés sur la route de Bagnols-en-Forêt. Leur fonctionnement met en scène l’État-chaperon au travers du minutage de la copulation qui met en scène le tirailleur sénégalais et la prostituée varoise. Le chronométrage de l’acte sexuel incombe à un « gradé noir », dont la principale préoccupation porte sur « l’écoulement automatique et rationnel de la clientèle » et aussi sur la discipline dans la file d’attente décrite comme suit : « La première fraction d’attente … dont la tête de colonne atteignait le seuil des gynécées et dévalait jusqu’au bas de l’escalier, était disposée sur chaque marche, pantalon et veston sur le bras gauche, honoraires dans la main droite ; le deuxième échelon était formé dans le vestibule, le veston seulement sur le bras ainsi qu’il convenait pour une attente plus prolongée ; enfin ; des formations en masses compactes, dans une tenue parfaite stationnaient sur les voies d’accès dans un ordre impeccable » (Miribel 1996 : 94). Ce qui n’apparaît pas dans la reconstitution de l’auteur, c’est le rapport du tirailleur au corps physique de la prostituée. La découverte des charmes de la femme blanche, censée appartenir à la « race seigneuriale », provoqua certainement un étonnement durable chez certaines recrues. Pour les tirailleurs aux états de services plus longs, il en fut autrement. Mais, pour les uns et les autres, ne manquèrent point de se dérouler, une fois de retour sous la tente et la baraque, les échanges d’expériences sur la fusion des odeurs et des sueurs, l’entrelacement des corps, les réactions tactiles, l’ambiance vécue au moment de l’intromission du phallus, la réceptivité ou la froideur de la fille de noce durant le frottement des organes sexuels, etc. La comparaison avec la « femme noire » constitua sans doute l’épilogue de discussions alimentant le besoin de retourner dans les maisons closes pour sortir de la misère sexuelle, assouvir les pulsions, trouver un exutoire aux nombreuses tensions musculaires engendrées par les colères contenues. Les rencontres entre les tirailleurs sénégalais et les citadines ou villageoises du Var eurent lieu dans les débits de boissons et au cours des promenades, des baignades, des travaux agricoles et d’autres prestations de services, des séances de lavage sur les berges du Reyrand. Les élites locales se proposèrent de limiter, voire de réduire à néant ces opportunités de contacts. Cette intention est exprimée dans les projets de

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ne pas employer des infirmières118 dans les formations hospitalières susceptibles d’accueillir des soldats africains et d’interdire tout contact avec ces derniers au personnel féminin commis dans ce genre d’établissement public à des tâches de secrétariat, de stérilisation du matériel médical et d’animation du service de la lingerie. L’inclination à la prohibition est exprimée, de nouveau, dans l’arrêté du conseil municipal de Fréjus visant à compartimenter les berges-lavoirs du Reyrand. L’objectif affiché pour camoufler ce dessein est décliné en termes d’évitement d’incidents entre lingères et tirailleurs. L’allusion à l’altérité du tirailleur sénégalais masque mal le raidissement des autorités politicoadministratives de Fréjus. Leur démarche est symptomatique de l’angoisse partagée dans la société dominante : celle de devoir se mesurer à l’« étalon noir » sur le terrain de la sexualité. Pour l’élite politique, ce qui est surtout craint, c’est la perte du monopole de la virilité, indissociable de ce que Machiavel appelle la virtu (vertu politique)119. Cela est surtout vrai lorsque l’on sait qu’accompagnent (ou peuvent accompagner) le fonctionnement de la maison close des faits de société aussi inquiétants que l’infidélité, le divorce, l’adultère et l’avortement. En somme, le resserrement du contrôle des mœurs est effectué pour apaiser le mâle parti au front et pour éviter que la guerre soit réductible à un moment de désorganisation sociale, d’ouverture d’espaces de libertinage, de transgression des pratiques sexuelles, d’enclenchement de dynamiques de fragilisation des masculinités « blanches », de renouvellement et de modification des identités (Capdevila, Rouquet, Virgili, Voldman 2003). Sous ce dernier rapport, ici et ailleurs, la peur de l’apparition de l’enfant illégitime a prévalu. La phobie de l’enfant métis a été particulièrement exacerbée. Plusieurs facteurs favorables à la naissance et au maintien d’aventures intimes entre le tirailleur sénégalais et la « femme blanche » peuvent être brièvement étudiés. Il y a l’attrait de l’autre sexe, qui symbolise l’interdit social. Le fait de vouloir subvertir l’ordre masculin pousse le « second sexe » à aller à la rencontre de ce soldat. La pauvreté du Midi, région longtemps exclue de la Révolution industrielle, détermine en partie l’expansion de l’amour vénal. Bénéficiaire de l’exercice du pouvoir rémunérateur, le tirailleur africain est donc un Meynier (2000) signale l’existence de nombreuses idylles entre tirailleurs algériens et infirmières françaises, la réaction négative que cela a déclenché au niveau du commandement militaire soucieux de préserver le « sang français » de la « corruption » et le combattant maghrébin, du ramollissement provoqué par la jouissance sexuelle. 119 Voir Deloire et Dubois (2006). 118

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consommateur potentiel de charmes féminins. En conséquence, il est perçu comme un partenaire sexuel occasionnel à ne pas mésestimer. Le mal-vivre, engendré par la guerre, fait de la quête du plaisir sexuel un moyen d’évasion et de compensation des nombreuses frustrations accumulées. Le besoin de ce genre de récréation est exprimé par la femme du Midi obligée, avec la mobilisation et l’envoi de nombreux mâles au front, d’assumer le rôle de pilier central de la vie économique et sociale. Deux autres facteurs sont à signaler en dernière position. Il s’agit de la prégnance dans les milieux féminins de fantasmes sexuels référés au « Noir ». La curiosité fonctionne alors en guise de puissant levier du comportement social. Le refus de la misère sexuelle et du vide affectif conduit le tirailleur sénégalais à aller à la rencontre de l’amour. Le tirailleur sénégalais apprit ainsi auprès de la « femme blanche » d’autres jeux de séduction, de nouvelles manières de flirter et de dérouler les préliminaires de l’intromission. Baisemain, baiser et langages du corps qui sont des invitations à nouer le contact, à tenter une aventure sentimentale ou à se lancer dans une escapade sexuelle correspondent à autant de faits et de gestes qu’il apprit à (re)connaître et à décrypter. En bref, il fit la découverte des codes sexuels de la société française. Ce faisant, il s’introduisit dans l’intimité de son « maître ». En raison des tentatives de canalisation de sa vie sexuelle, au moyen de la présence multipliée de la prostituée et de la maison close, il est permis de penser que c’est en termes d’effraction que ce dernier apprécia cette apparition dans l’espace surprotégé de la vie privée de ce « maître ». Aussi l’occasion était-elle belle, pour le tirailleur sénégalais qui a eu à partager « Madame Sénégal » avec un soldat « blanc », de prendre indirectement sa revanche. La Première Guerre mondiale lui offrit donc l’opportunité de dénuder le « roi » en uniforme. En conséquence, tout sujet mâle habitant le Midi et appartenant à la « race seigneuriale » était réduit dans l’imaginaire du soldat revanchard à jouer le rôle de la victime émissaire. Le tirailleur sénégalais a expérimenté plusieurs formes d’aventures humaines avec la « femme blanche » qui n’est pas impliquée dans l’éloge de l’amour vénal et est assimilable ou non à une femme de Dieu (Meynier 2000). Ces aventures ont pour noms : amitié, sympathie et solidarité. Les sphères de la vie privée constituèrent les principaux lieux de leur déroulement. La marraine de guerre est la figure de « Madame France » impliquée dans l’organisation et la conduite de ces jeux de sociabilité. Le projet de faire entrer ce personnage féminin dans le paysage de la guerre remonte en octobre 1914. Il ciblait la femme mariée sans enfant 78

et la vieille fille. Ce qui est ainsi visé, c’est le fait de contribuer efficacement à l’atténuement de la souffrance du « poilu » de 14-18. Souffrance consécutive, comme on le sait, à son arrachement à sa famille et à sa misère sentimentale provoquée par la privation d’un contact poussé avec l’élément féminin (Masset 2003). Des demandes pour avoir des correspondantes appelées à jouer le rôle de marraine de guerre ont été écrites et envoyées par plusieurs soldats et sous-officiers. La grande presse fut mise à contribution pour réussir une telle expérience. Les échanges épistolaires ont ainsi contribué à faire de la poste un appareil d’État dont le rôle stratégique est souligné par Le Ber (2002), Le Ber et Schepens (2004) et Albaret (2016). En effet, une bonne gestion des lettres et des colis postaux était le gage du succès de tâches comme l’établissement du contact avec les veuves de guerre (Bette 2012) et de visées telles que la (re) construction psychologique du soldat, la composition géographique des fronts de guerre, l’articulation entre le front, où s’active constamment « l’ange de la mort », et l’arrière qui représente le monde de la vie et des vivants, le fait de rassurer les familles qui comptaient des membres enrôlés dans l’armée de la Grande Guerre. Lucie Cousturier est un exemple de marraine de guerre sollicitée par des tirailleurs sénégalais cantonnés dans la ville de Fréjus. Nous reprenons ici certains termes de l’étude consacrée à ce personnage (Faye 2003). Il s’agira pour nous de retracer en pointillés sa biographie (Capdevila, Rouquet, Virgili, Voldman 2003), de reconstituer quelques rapports humains du tirailleur au travers du « marrainage » et de rendre compte des images mentales qui président à la sympathie entre la marraine de guerre et le « soldat noir ». En raison de l’état lacunaire de la documentation, il s’avère encore difficile de reconstituer la biographie de Lucie Cousturier, surtout sa vie antérieure à sa rencontre avec les tirailleurs sénégalais. Trois grandes phases sont observables. La première, qui porte sur sa jeunesse, s’ouvre en 1876, date de sa naissance à Paris, et prend fin en 1906. Membre de la société dominante de cette ville, elle ne fit pas l’apprentissage de la cuisine, mais plutôt celui dispensé à l’école publique120. La scolarisation lui permit de s’initier à l’écriture et au dessin, matière d’éveil de la sensibilité et porte d’entrée dans l’univers de la création artistique. À partir de 1906, peindre et écrire allaient devenir les principales modalités d’expression de son intellectualité. Entre cette date et la rencontre avec les fantassins « noirs », elle eut plusieurs activités : Sur la scolarisation des jeunes filles en France, voir surtout Knibiehler, Bernos, Ravoux-Rallo et Richard (1983).

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création picturale, rédaction de biographies, participation à des expositions d’œuvres d’art, animation du mouvement associatif des peintres comme la « Société des Artistes Indépendants ». Elle fut influencée par les chefs de file du néo-impressionnisme121, Georges Seurat (1859-1891) et Paul Signac (1863-1935). L’influence a été tellement forte qu’elle écrivit leurs biographies. Le responsable de la maison d’édition dénommée Les Belles Lettres (Cousturier 1957) considère que ces narrations sont des textes intelligents. Son agenda intellectuel finit par subir la loi de la Grande Guerre. A l’instar de nombreux membres des familles bourgeoises, elle abandonna, en compagnie de sa famille, la ville de Paris et s’installa dans le Var, précisément dans ce qui allait devenir la « conurbation » Fréjus-Saint-Raphaël-Valescure. De 1916 à 1919, la villa dénommée « Les Cistes », bâtie aux abords de la forêt de l’Estérel, devint son principal cadre de vie et de rencontre des tirailleurs sénégalais. Cette première date ouvre une autre séquence de la vie de Lucie Cousturier. Se terminant en 1925, avec la survenue de sa mort le 16 juin à Paris, cette dernière tranche de vie exprime sa passion pour le jardinage, l’élevage, l’Afrique de l’Ouest et ses tirailleurs. Désormais, elle leur consacra son temps en s’exerçant, avec succès, à l’art de la solidarité humaine, de l’observation, de la peinture et de l’écriture. Elle exerça son rôle de marraine de guerre de 1916 à 1918. Dans sa demeure baptisée « Les Cistes », elle distribua aux tirailleurs sénégalais toute sa générosité. Elle les accueillait avec gentillesse, leur offrait à boire, à manger, leur apprenait à lire et à écrire. Dans la lutte contre l’illettrisme, elle ne manqua pas de s’accorder avec le commandement militaire. Par groupes, les « fantassins noirs » se relayaient chez elle, prenaient leur aise en discutant entre eux et avec leur hôtesse commise parfois au rôle de rédactrice de textes épistolaires et donc de confidente. D’ailleurs, en sa présence, ils n’hésitaient pas à exprimer leur mauvaise ou bonne humeur. Envoyés au front, ils gardaient le contact avec elle, lui envoyaient des lettres pour l’informer sur l’enfer de la guerre. Dans l’agenda des tirailleurs stationnés à Fréjus, allaient figurer les faits et gestes suivants : quitter le camp, prendre le chemin conduisant au domicile de la marraine de guerre, y bénéficier de la convivialité et de la possibilité de construire un autre entre-soi, retourner au cantonnement, rendre compte de ce que l’on a bu, mangé, entendu, observé, dit et appris. En retour, ils s’offraient au regard de leur 121

Lire Courthion (1857), Rewald (1955) et Spiess (1993). 80

interlocutrice, qui transcrivit les résultats de son observation et de l’expérience du lien humain vécue entre 1916 et 1918 en produisant et en publiant en 1920 aux éditions La Sirène le récit intitulé Des inconnus chez moi122. La fonction d’opératrice d’alphabétisation123 donna l’occasion à Lucie Cousturier d’acquérir des talents pédagogiques remarquables. Cela se vérifie lorsqu’elle fait appel à la psychopédagogie pour jauger les facultés mentales des apprenants, ou encore avec la mise en œuvre du système des cohortes formées sur une base ethnique, c’est-à-dire affective et identitaire, pour obtenir une homogénéité garante de succès en matière d’écoute et d’apprentissage des tirailleurs. Son rôle d’observatrice l’amena à jouer celui de l’ethnographe, qui distingue de nombreuses différences au sein de ces invités africains. Elle convoqua ainsi le registre de l’esthétique pour décrire les fantassins originaires du territoire sénégalais et représentés par Saër Guèye, ordonnance au 6e BTS (mort au front en août 1917) et le sergent Baïdi Diallo. Elle trouva que le premier avait une beauté apollonienne, avec ses « mains délicates aux ongles bombés et brillants avec lesquels il avait plutôt l’air de mimer que d’accomplir ses fonctions d’ordonnance », tandis que le second était assimilé à « une belle œuvre de l’art antique [victime de la] grâce de la perfection des formes » (Cousturier 1957 : 48 et 72). Les Sénégalais, bénéficiaires prioritaires de sa sympathie, étaient ses amis, ses complices chargés de l’informer, par exemple, sur la prétendue anthropophagie de tirailleurs toma, fort bien représentés dans les contingents de combattants africains stationnés dans le Var. Écrit dans un style primesautier, selon René Maran qui l’avait préfacé, ce témoignage fit l’objet de rééditions, procura la célébrité à Lucie Cousturier, ouvrit la voie à la rédaction d’autres textes. Il s’agit de Mes inconnus chez eux. Mon amie Fatou citadine, Mes inconnus chez eux. Mon ami Soumaré laptot et de La forêt du Haut Niger. Ils rendent compte du voyage effectué en Afrique de l’Ouest par Lucie Cousturier en 1921-1922. Au terme d’un séjour de plus de huit mois, elle a produit ces récits portant respectivement sur son séjour dakarois, le parcours d’une partie du Soudan français et la rencontre avec les populations de la Haute Guinée et de la Guinée forestière. Ce séjour, fort instructif, a été considéré comme étant une expérience éprouvante par Lucie Cousturier s’exprimant en ces termes : « Je ne dirai pas que j’ai maigri : j’ai séché. Vous demandez ce que j’ai rencontré de si terrible ? Tout ! La route, l’eau, la nourriture, la chaleur, la lumière, les moustiques » (Cousturier 1925 (b) : 91). 123 Elle aurait réécrit le roman intitulé Force bonté du tirailleur Bakary Diallo (1985), originaire de Podor (Sénégal). Cette œuvre est considérée comme le point de départ de la littérature négro-africaine d’expression française. 122

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En revanche, le répertoire de l’inesthétique était mis à contribution pour faire le portrait du tirailleur malinké, originaire de la Haute Guinée. Elle voyait en lui et en ses congénères des « rustiques [qui avaient] des traits et des attaches lourds, [s’habillaient] mal, [exhibaient] des mouchoirs sales, [restaient] engoncés dans leur cache-nez, [baillaient] sans retenue, [s’affalaient], plutôt qu’ils ne se reposaient, sur les sièges, et ne [savaient] pas s’abstenir de parler dans leur dialecte ». Ils étaient donc de « mauvais sujets ». Caractérisation à laquelle échappaient parfois des tirailleurs guinéens, même si leur « désensauvagement » était inachevé. Ainsi le Toma Mamady Koné, « cannibale » et « fétichiste » qui portait de « petits bracelets…crins d’éléphant…petits morceaux de bois » faisait montre de manières raffinées en mangeant à tel point que l’appétit du sauvage ne lui avait pas été attribué par son hôte, préférant réserver un pareil trait négatif aux convives de race dite « blanche » (id. : 189). Pour bien jouer à l’ethnographe, Lucie Cousturier avoue avoir eu recours aux services d’un infirmier malinké de l’hôpital militaire n° 66 de Fréjus. Elle parvint à construire une grille de lecture dans laquelle les discriminants sont la langue maternelle et les marquages identitaires formés par le tatouage, le limage des dents, la coupe des cheveux, la nature des talismans. Comme confidente, qui recevait de nombreuses lettres de fantassins envoyés au front, Lucie Cousturier renseigne sur les péripéties de leur engagement. Il en est ainsi avec la référence à leur courage manifesté pendant la bataille de l’Aisne le 16 avril 1917. On peut en dire autant avec l’évocation des 80% de pertes enregistrées, le 16 juillet 1918, par la compagnie du Toma Fodé Bamba, ou de points tels que la sousalimentation, la mauvaise alimentation (un seul repas servi à 23 heures du soir et constitué d’aliments mal cuits), enfin l’attristement et la révolte provoqués par la privation du droit à la décoration de nombreux tirailleurs méritants. Par l’envoi de cadeaux et les échanges épistolaires, elle atténuait la souffrance de beaucoup de combattants africains.

Souffrir à l’hôpital Les mauvaises conditions d’alimentation, de logement et d’hygiène ont contribué à dégrader la santé physique des tirailleurs sénégalais. Pointons du doigt la qualité douteuse des mets servis avec la cuisine ambulante ou « popote ». Dans leurs camps dépourvus de salle de repas et de cuisines, la mal bouffe était la règle. D’après cet auteur, victime des stéréotypes, le régime de la « gamelle de riz où se perdait une minuscule portion de viande » 82

(Miribel 1996 : 46) engendrait la sous-nutrition. S’il est avéré que les bousculades rythmaient le service des repas, comme il le martèle sans citer ses sources d’information, on conclura alors à une aggravation de la sousalimentation chez les tirailleurs les plus faibles. Celle-ci est également suggérée par l’esquisse de tableau de cet auteur apparemment inspiré par les techniques impressionnistes lorsqu’il déclare qu’ils « allaient près des cuisines chercher dans la boue quelque déchet alimentaire » (id. : 51). Les corps des tirailleurs étaient transformés en cibles favorites des germes pathogènes en raison de la conjugaison de facteurs tels que la permanence d’exercices physiques intenses et durables, la malnutrition et la sous-alimentation. La spirale de la maladie, qui s’agitait dans leurs rangs, puise sa vigueur dans la conjugaison de nombreuses données. Les plus significatives d’entre elles sont l’entassement des hommes dans les chambrées, la mauvaise gestion des déchets humains, la consommation exagérée de l’alcool, les relations sexuelles avec des vénériennes, la transformation du camp des Sables et de ses environs en sites du miasme, les ratés de l’acclimatation, l’hygiène corporelle défaillante au regard de certains schèmes sur le propre et le sale (Vigarello 1985)124. Étudions certains de ces points. Marc Michel (1982) dépeint une dégradation soutenue des conditions de logement en révélant que l’Autorité militaire ordonna l’entassement de 120 tirailleurs sénégalais par baraque. Le double de l’effectif maximal retenu au départ est ainsi obtenu. L’exiguïté expose les différents soldats aux risques de contamination dès que se manifestent des maladies transmissibles, déprécie la qualité de l’air, incommode les r é s i d e n t s . Le mal-vivre, produit par l’entassement des corps, s’apprécie aussi bien à la lumière de l’offre de baraques et de tentes au sol non cimenté que de la détérioration des toitures de papier et des planches des murs. Il n’est pas étonnant que s’observe la prévalence des pathologies respiratoires (pneumonie, congestion pulmonaire, tuberculose, bronchite). Ces maladies représentèrent 57% des causes cliniques des décès recensés entre avril 1915 et mars 1917 dans les formations hospitalières de Fréjus (Miribel 1996). Les ratios produits par Marc Michel (1982) et relatifs au dernier mois de décembre 1917 sont plus élevés. Sa polarisation donne les taux de 55 et Miribel (1996) ne semble pas percevoir la relativité des notions de propreté et de saleté. Son discours sur le tirailleur picorant dans la boue pour trouver le déchet alimentaire lui permettant de se rassasier ressemble fort à une fabulation. L’absence de référence à une ou des sources d’information nous autorise à faire ce constat. 83

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92%. L’alcoolisme125, facteur de dégradation de la santé du tirailleur, produisait l’incubation et la persistance de maladies difficiles à soigner comme la cirrhose, tandis que la fréquentation des prostituées clandestines encourageait l’expansion des infections vénériennes. Le tirailleur sénégalais, déclaré malade ou gravement blessé, était accueilli dans les formations sanitaires situées à Fréjus, Saint-Raphaël, La Ciotat, Menton126, Nice, Marseille127, etc. Fréjus et Saint-Raphaël ne disposant pas au départ d’infrastructures hospitalières, le bricolage présida à la mise en place d’un réseau d’unités de soins. Dans cette dernière ville, furent réquisitionnés et transformés en hôpitaux de nombreux bâtiments128. Dans sa nouvelle carte des formations sanitaires, on retrouvait l’hôpital auxiliaire n° 44 qui disposait de 118 lits, les hôpitaux bénévoles n°108 (d’une capacité d’accueil de 40 lits)129 et 109 bis (comptant 70 lits et transformé en établissement militaire en juillet 1916). Fréjus fit de l’hospice civil l’hôpital n°75 bis130 et du séminaire l’hôpital n°76 bis, transformé en établissement militaire en août 1915. Il allait porter la dénomination d’hôpital n°55. Viennent s’ajouter à ce dispositif d’unités de soins l’hôpital n°66, dit « hôpital sénégalais », et l’hôpital du Bonfin. L’« hôpital sénégalais », situé sur la route Fréjus-Cannes et ouvert en août 1916, se composait d’une trentaine de baraques contenant chacune 34 lits. Quant à l’hôpital du Bonfin, il ouvrit ses portes en 1918. Avec un total de 1400 lits, il avait une plus grande capacité d’accueil. L’alcoolisation des soldats français est un fait de guerre qui commence à être documenté et questionné. 126 Le tirailleur Bakary Diallo, auteur de Force Bonté (roman autobiographique réédité en 1985), y a séjourné. Les blessés des Dardanelles et les soldats atteints de tuberculose ont fréquenté l’hôpital de Menton (Deroo et Champeaux 2006). 127 C’est le lieu d’hospitalisation de Samba Diouf, personnage central du roman de Jérôme et Jean Tharaud (1922). 128 Ici ou ailleurs, les décideurs politiques réquisitionnèrent des hôtels, des châteaux et des lycées (Deroo et Champeaux 2006 :84). Dans l’autobiographie de Bakary Diallo (1985), les structures de soins ainsi mises en service sont désignées par le terme d’« hôpital temporaire ». Deroo et Champeaux (2006) véhiculent celui d’« hôpital complémentaire». 129 Il ferma ses portes en mars 1916. 130 La continuité transparaît pourtant dans ce changement de statut si l’on sait que l’hospice a été créé pour les malades, les personnes âgées, les pauvres, les infirmes et les fous. Sa fonction médicale est combinée ainsi à sa fonction d’asile, de ségrégation et de contrôle (Herzlich 1973). Sur les représentations et le sort réservé à ces personnages, se référer à Foucault (1972). 125

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Mais, l’établissement de santé le plus connu est l’hôpital n°66. Cela s’explique par la centralité de sa place dans la distribution de soins aux malades et blessés et de son image de mouroir. En effet, il servit de principale « tranchée » de la « mort douce » à la majorité des 4 000 tirailleurs décédés131 au cours de leur séjour hospitalier entre 1915 et 1918. Ce propos ne remet pas entièrement en cause l’idée de Carles (1982) selon laquelle l’hôpital militaire dispensait des soins de qualité aux sujets malades. Malgré l’intérêt de cette référence aux performances techniques du personnel hospitalier (comme en matière de manipulation des instruments endoscopiques, radiologiques, de dissection, etc.), il nous semble plus important de questionner la souffrance du tirailleur hospitalisé. Citant une thèse de médecine soutenue en 1920 sur la tuberculose chez les transplantés, La u re nt Miribel (1996) donne un aperçu des douleurs vécues. La remontée brusque de températures, les courbatures fébriles, la lésion des organes de défense, comparés à des tubercules ( a u s s i g r o s q u ’ une noix ou même un poing) logés dans les poumons, le cerveau ou le foie, cristallisent le martyre du soldat hospitalisé (Abiven 1976). Les gémissements, les cris, le silence stoïque, les grimaces, la cachexie ou le visage émacié forment les manifestations réactives de cette souffrance inouïe. La souffrance du tirailleur hospitalisé procède aussi du choc provoqué par l’éloignement du territoire d’origine et la vigueur de l’imaginaire attribuant la survenue d’une maladie déterminée à un acte de sorcellerie, au non-respect des interdits sociaux et gestuels, au mécontentement des génies protecteurs du lignage (Kalis 1997). En conséquence, l’anxiété née de la perspective de ne guérir qu’en retournant au bercail est vécue comme un martyre mental. Échapper à la tyrannie de l’angoisse supposait donc l’organisation d’un rite sacrificiel. Dans ce sens, égorger un poulet pouvait suffire. D’où la présence clandestine de ce volatile sous le lit d’un patient noir (Miribel 1996). Pour comprendre le fait que le soldat soit exposé à la souffrance qui rythme le séjour à l’hôpital, il importe de référer à la tradition de cet établissement, celle d’une institution de contrôle de déviants (Steudler 1973). Aussi accueille-t-il le tirailleur sénégalais perçu comme un sujet turbulent, un transgresseur des règles de civilité. Cette peinture en noir se La piste de la surmortalité sociale de ce groupe de patients pourrait être explorée. Pour appréhender la notion de surmortalité sociale ou celle de mortalité différentielle, lire Pressat (1973). 131

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retrouve dans les pages du journal La Dépêche Coloniale Illustrée132. En raison d’une telle réputation négative, le tirailleur hospitalisé fit face à de nombreuses récriminations, d’incessantes invectives, des rabrouements répétés, des rappels à l’ordre assez musclés, de multiples menaces de sanction, des distributions fréquentes de sanctions punitives, etc. La peine privative de liberté était une des formes de punition récurrentes. Bakary Diallo (1985) évoque son enfermement dans la prison du « dépôt » (structure sanitaire) de Menton133. Son emprisonnement a été ordonné par le médecin-chef, mécontent qu’il demande à bénéficier de l’application d’un régime alimentaire spécial134. Demande justifiée par le plaignant qui considère que sa mâchoire cassée n’est pas adaptée à l’offre de menus dont la consommation nécessite des efforts de mastication. Bref, la violence verbale et les formes d’atteinte à l’intégrité physique alimentèrent la souffrance mentale du tirailleur hospitalisé. L’atténuation de cette souffrance n’était obtenue, de façon temporaire, que lorsque le corps médical s’évertuait à le ménager. Chose recommandée officiellement, mais peu appliquée au regard de la prégnance du complexe de supériorité, des problèmes de communication et des jeux de pouvoir. Mais, le séjour dans une formation sanitaire ne se résume pas à une suite de souffrances. Le tirailleur hospitalisé à Menton (par exemple) avait aussi quelques moments de joie. Cela avait lieu les jours de sortie (jeudi et dimanche). La joie était d’abord procurée par la perspective de sortir de l’univers hospitalier, puis par les préparatifs. Pour nombre de tirailleurs, le fait de se préparer à sortir de l’hôpital et à jouir d’instants de félicité passait par ce que nous pourrons appeler le travail des apparences du corps : coupe des cheveux (à la mode française ou « sénégalaise »), curage des ongles et des dents, etc. Rencontrer et séduire une jeune fille des Alpes maritimes constituaient les plus grands succès recherchés par le soldat convalescent (Diallo 1985). Gagner la pulsion affective de « Madame France » équivalait pour lui à grignoter les frontières de l’altérité, à vaincre la résistance de Ils seraient coutumiers des infractions suivantes : « souillure des murs ou des parquets, bris d’objets par maladresse ou négligence, sortie en ville sans permission ou rentrée en retard et surtout jeu d’argent » (Miribel 1996 : 72). 133 Ce soldat déclare avoir fréquenté une demi-douzaine d’infrastructures hospitalières situées à Paris (Val-de-Grâce par exemple) et en province. 134 Le demandeur veut que ce régime comprenne du lait, de la purée de pommes de terre et de la viande hachée. 132

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l’autre, à démontrer, une fois de plus, l’efficacité du jeu de séduction. Ses victoires étaient peut-être aussi importantes que celles obtenues dans les batailles et les franchissements de frontières, dont celles de la Rhénanie.

Sur la route du Rhin : tranchées et tranches de guerre Franchir le Rhin a été un exercice difficile à réaliser. Le prix fort à payer a consisté à prolonger la vie des soldats de la France coloniale dans les tranchées de guerre et à les sommer de se contenter pendant longtemps de la répétitivité d’opérations offensives et défensives ponctuées de victoires non décisives et d’échecs provisoires. Voir des armées s’enterrer et se faire enterrer Le soldat sénégambien des pays wolof et serer a connu le creusement d’excavations où il s’installait en vue de prévenir la tentation de la fuite ou du repli tactique, qui sont autant de gestes que récusait son code d’honneur militaire. Se préparer à mourir, en faisant face à l’ennemi, était donc pour lui la posture idéale. La station verticale du combattant a été valorisée dans ce refus d’opérer le repli en ordre. On peut en dire autant avec la tranchée, autre lieu de souffrance du « poilu ». Les tirailleurs sénégalais débarquèrent en grand nombre en France à un moment où la tranchée devint le principal ouvrage militaire du champ de bataille. Prenant le relais du trou d’obus en 1915, elle est la preuve de l’échec de la guerre de mouvement, de la vanité des états-majors qui clamaient haut et fort leur capacité à conduire victorieusement la guerreéclair. L’insuccès de cette stratégie de guerre est à rapporter à la tactique qui veut que le déploiement de l’armée française repose sur le mouvement et l’utilisation massive de soldats, le renoncement à l’artillerie lourde. Ce dernier choix s’explique par le fait que la surprise, le combat à l’arme blanche et le corps-à-corps sont censés produire l’anéantissement de l’adversaire (Bergeron et Roncayolo 1972). Entraîné au maniement de la baïonnette, le tirailleur sénégalais s’accommoderait bien de l’application des recettes de la guerre défensive. Ne dit-on pas, dans les cercles d’officiers supérieurs et généraux, que la mobilité est son point faible ? Avec le creusement et la mise en service de la tranchée, il serait donc à l’aise pour participer à la guerre de France et à la gagner. Le tirailleur sénégalais participe à un rite militaire d’enterrement d’armées belligérantes dans des tranchées. La découverte de ce genre 87

d’ouvrage militaire renforce l’élargissement de son horizon de choses vues et de situations vécues. En dépit de sa préparation militaire dans les camps du Sud-Est, l’étonnement caractérisa certainement son contact avec la tranchée de guerre. Son regard fut attiré sans doute dès le départ par l’originalité de cette excavation à l’air libre appelée à exercer plusieurs fonctions. Les plus significatives sont celles d’observatoire, de lieu de fraternité, de poste d’attente de l’attaque dite « ennemie », de base de départ de patrouilles nocturnes organisées « pour approcher les lignes ennemies, en tirer quelques renseignements, entamer le réseau des barbelés » (Bergeron et Roncayolo 1972 : 510) et de plate-forme de lancement d’offensives. Sous ce dernier rapport, sa fonctionnalité est tributaire de la présence multipliée ou non de l’échelle en bois. Son attention se focalisa ensuite sur les aménagements situés à l’arrière, les éléments environnants tels que les tranchées de communication, les abris souterrains qui faisaient office de lieux de repos, les lignes de barbelés destinées à empêcher les attaques et les infiltrations des forces adverses, les trous d’obus ou cratères parsemant le no man’s land et utilisés comme abris, postes d’observation ou d’écoute. Il ne manqua pas de remarquer l’existence de nombreuses infrastructures proches de la tranchée (postes de commandement, points de ravitaillement et infirmeries), de constater que les dépendances de la tranchée comprenaient, par exemple, les cantonnements accueillant les combattants au repos « prolongé » et les installations de pièces d’artillerie (canons de campagne, obusiers, grosses pièces comme le canon de 105). Sa prise de contact avec la tranchée s’achevait quand il parvenait à comprendre que toutes ces données participaient du fonctionnement d’un système défensif et constituaient des indicateurs de la profondeur des lignes de combat, conçue comme une modalité de garantie de l’efficacité de la guerre de position. « Trancher » des difficultés La diversité des gestes accomplis et des postures adoptées, la fréquence des déplacements, ainsi que la durée des immobilisations ou encore les ruptures observées dans les expériences accumulées dans les domaines du gustatif, du tactile et de l’olfactif, composèrent le vécu du soldat sénégalais. Bergeron et Roncayolo (1972) en font une esquisse acceptable. Ces auteurs insistent ainsi sur l’entretien de la tranchée et des abris, le repos, la corvée de ravitaillement, le guet, l’attente dans la boue durant les périodes pluvieuses, le départ en patrouille, les allers retours entre la 88

tranchée et l’abri souterrain, entre la première ligne et le cantonnement de repos, la tranchée et l’infirmerie, etc. La garde figure parmi les tâches qui lui étaient confiées. Elle était délicate en raison de l’enjeu sécuritaire pour la section de combattants positionnés en première ligne. Cette délicatesse explique pourquoi le pouvoir coercitif du commandement militaire avait estimé que le fait de s’endormir135 pour une sentinelle devait être qualifié de faute lourde. Ce qui n’est pas surprenant étant donné que, d’après le manuel de langue Le français tel que le parlent nos tirailleurs sénégalais (produit en 1916), le tirailleur de garde avait l’obligation d’assimiler à l’avance et de se rappeler constamment la leçon qui veut que « Si chef y a venir, sentinelle y a pas fini mirer, y a pas parler, y a pas faire salué, y a pas faire présentez armes » (Noiriel 2007 : 287). Parmi les autres éléments du vécu du tirailleur évoluant dans la tranchée, où étaient entassés des combattants qui pouvaient rester un mois entier sans se déshabiller, se déchausser, voire se laver, on évoquera d’abord la participation aux vagues d’assaut. Pour ce faire, il n’hésitait pas, si cela était inévitable, à marcher sur les cadavres des compagnons de guerre, de soldats de l’autre force belligérante ou à ignorer les appels aux secours des blessés. L’accalmie est un autre élément de scansion du vécu du tirailleur. Autrement dit, sa jouissance faisait partie de la quotidienneté du soldat africain mobilisé sur le front de guerre européen pendant le conflit dit « 14-18 ». Elle était un exercice fort apprécié, en dépit de l’émanation d’odeurs fétides produites par la décomposition des restes mortels de belligérants, la lutte contre les poux. Le tirailleur sénégalais a été témoin de scènes de guerre telles que l’utilisation de cadavres de soldats ennemis pour étayer une tranchée, la suspension de musettes ou de porte-manteaux sur des bottes de combattants morts du camp opposé. L’accalmie a aussi été mise à profit pour célébrer le rire par le biais de la plaisanterie qui fonctionne comme un volant régulateur de la société militaire. L’on se moquait entre soldats. La mise en dérision pouvait être destinée au supérieur. Parodie, caricature, usage détourné des mots, mimique, rire, etc., tels sont quelques-unes des façons de détendre l’atmosphère, de désamorcer la tension nerveuse, d’échapper provisoirement à l’empire du spleen, ou encore à celui de l’angoisse. L’accalmie a fonctionné comme un « atome d’éternité » consacré à la célébration de cet autre rite ludique qu’est la Pendant la Grande Guerre et chez les Britanniques, cette faute pouvait entraîner l’application de la peine de mort. Plusieurs exécutions furent prononcées au sein de leurs forces armées (Caplow et Vennesson 2000). 135

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fête. Fête improvisée et fête dictée par l’agenda politique, religieux ou social constituent les deux versants de cet exercice de détente. Le modèle d’art de faire la fête du colonisateur s’imprime ainsi dans le cortex cérébral du tirailleur sénégalais. Enfin, la quotidienneté signifiait aussi pour lui l’accommodation à la consommation de mets dépréciés (avec la chute dans les récipients de poussières, fragments de boue, lambeaux de corps de soldats voisins blessés par un tir ennemi), l’habitude d’entendre les battements du cœur consécutifs aux peurs accompagnant le lancement ou l’enrayement de vagues d’assaut, les colères contenues, la nervosité, l’hilarité. Même s’il porte l’estampille de l’apologie, le témoignage de Dutreb (1922) aide à décrire les prestations et les états d’âme du tirailleur des tranchées. En d’autres termes, il renseigne sur les faits de guerre d’un soldat dont le passage dans le Midi lui a permis d’intégrer un bataillon de première ligne. La métaphore de la « chair à canon » cristallise la diversité de ses comportements et de ses initiatives. Même s’il ne nous est pas possible, en l’état actuel de la documentation, de le présenter comme l’auteur de la constitution de barrages avec des cadavres de tirailleurs, on peut insister sur plusieurs gestes montrant qu’il a été au centre du dénouement de scénarios de guerre mal maîtrisés par le commandement européen. Concernant par exemple la corvée de ravitaillement, Dutreb (1922) évoque le problème d’approvisionnement rencontré par le 38e RIC combattant en juin 1916 dans la zone de Barleux. La source d’eau n’étant atteinte que lorsque l’on chemine à travers un passage à découvert situé à quelques mètres des lignes allemandes, le tirailleur mandingue Lamine Sonko s’est porté volontaire pour effectuer la corvée d’eau en donnant la justification suivante : « Quand y en a quelqu’un, pour se faire tuer tout seul, ça y a pas blanc, y a Sénégalais ». Le calme qui a facilité la réussite de l’opération est d’actualité chez les tirailleurs qui combattaient dans la zone de Reims en juillet 1918. Ainsi, face à un « bataillon boche [qui] attaque … six Sénégalais s’élancent à la baïonnette, en poussant des cris furieux… et les Boches, devant ces six grands diables, nus comme la vérité, mais formidables comme la vengeance, se sauvent, pris de panique et n’osent, eux, près de 300, s’attaquer à ces six héros » (Dutreb 1922 : 41 et suivantes).Aller au devant du danger semble être le propre des Africains du 51e BTS qui, « le coupe-coupe à la main … s’élancent sur les mitrailleuses ennemies, les enlèvent de haute lutte… et les retournent contre » l’adversaire (id. : 56), ce qui permit ainsi d’enregistrer la première victoire française depuis le 20 février 1916 dans le secteur de Verdun. 90

Le fait de se porter volontaire comme « chair à canon » ne s’observe pas seulement au niveau collectif. Des initiatives individuelles sont aussi enregistrées. En témoigne le geste du tirailleur qui offre son talisman protecteur à son « lieutenant » ou à son « capitaine » (le fameux sabatigui), ou encore celui de Souleymane Guèye, soldat de la 3e Cie du 32e BTS. Originaire de la ville de Dakar (Sénégal), il est l’auteur, le 25 juillet 1918, de l’exploit ci-après : « Tout à coup, Guèye Souleymane, … s’élance baïonnette au canon ; il fonce sur un groupe de six Allemands, en tête desquels marche un sousofficier. Muets de surprise et de terreur, les Boches jettent leurs armes et tandis que les camarades [du] Sénégalais ouvrent le feu pour empêcher les autres groupes de courir à leur secours, Guèye Souleymane, à lui tout seul, ramène fièrement ces six prisonniers » (id. : 99). Cette inclination apparente à faire don de son corps et de sa vie est-elle facilitée par le fait que le tirailleur demeure plus que jamais un combattant utilisé en première ligne « pour épargner les Blancs » ? On est tenté de répondre par l’affirmative. Toutefois, d’autres explications sont pertinentes. Mentionnons, par exemple, la force du lien humain entre l’homme de troupe et son supérieur hiérarchique, même si la gêne s’installe dans une pareille association qui ne manque pas de rappeler une autre, celle du chien et de son maître. Tempérons les choses en disant que le rappel porte aussi sur la figure dilogique du « se rapprocher en s’éloignant ». Expression antonymique qu’Andreev (1982) place au cœur de son discours sur la construction du roman historique français des années 1970. Le premier jeu d’association a le défaut de donner du crédit au paradigme de l’animalisation du combattant africain. Paradigme visible dans le discours de Dutreb (1922), qui se veut l’admirateur des tirailleurs sénégalais du 51e BTS engagés dans la bataille pour la reprise du fort de Douaumont, les 23-24 octobre 1916. Ainsi, il affirme les « voir surgir ombres dans l’ombre de leurs parallèles de départ, bondir d’un élan splendide, glisser dans la boue, contourner les trous d’obus, puis bondir encore, en ne subissant que des pertes relativement légères, tant l’attaque a été préparée avec soin, dépasser la première ligne, bondir dans l’ombre, lutter dans l’ombre, faire des prisonniers à foison, dépasser le village … [de Douaumont] atteindre [son] fort. Et, soudain, tandis qu’un coup de vent dissipe enfin les brunes, s’élancer dans le fort, le réduire et, triomphants, ivres de joie, chanter victoire dans le soleil » (Dutreb 1922 : 60). L’image du soldat-animal, qui autorise l’homologie entre guerre et billebaude, est ici portée essentiellement par la réitération du mot «bondir», l’emploi des verbes d’action « surgir », « contourner » et «s’élancer», puis de l’expression «dépasser soudain ». La référence au courage, à l’ultra mobilité et à la maîtrise de l’art de l’attaque imparable, 91

qui apparaît au travers de l’occurrence du mot « ombre », aide à asseoir la validité de la vision d’un chasseur de proies à la stature seigneuriale. Le don de soi effectué par le tirailleur sénégalais exprime également l’ambiguïté de la relation qu’il entretient avec le soldat de « race » européenne. Inverser la relation en se sacrifiant, lui administrer sa supériorité en contrôlant sa peur de la mort (en acceptant de mourir pour que survivent et vivent les autres, en dessinant e t e n f a i s a n t a d v e n i r sa propre mort), donner l’image d’un homme de courage qui a pris la décision d’en finir avec lui et avec soi, se venger et venger les humiliations subies par ses congénères, etc., forment d’autres éléments de lecture du geste sacrificiel en question. Postuler leur fiabilité enjoint le recours à la sémiologie comme modèle analytique. J. Revel n’indique-t-il pas, à juste titre, que cette discipline est d’un précieux apport à l’historien en ce sens qu’elle appréhende bien « les croyances, les sentiments, le symbolique et les représentations, les confins indécis du biologique et du social, avec un intérêt plus marqué pour les formes sociales qui ne se donnent pas nécessairement telles quelles à lire et à comprendre » (Revel 1995 : 77-78). La jubilation du tirailleur, sorti victorieux de son affrontement avec le « Boche », est l’élément à ajouter au récit sur le vécu dans et aux abords de la tranchée. Cette forme de sanction de son penchant à trancher les difficultés du « maître » revêt plusieurs formes. Quand il est inexpérimenté, Dutreb (1922) le présente comme quelqu’un qui chante sa victoire, exécute des pas de danse de guerre, apprend l’escrime en s’acharnant sur des cadavres de soldats allemands, lance des grenades dans des trous afin de voir « l’effet de l’éclatement », répète des chansons de geste telles que celles consacrées au silatigui136 Samba Guéladjégui du Tekrour137 et à la victoire des Peul sur le chef des Mossi (vers 1890). Expérimentés, les combattants venus d’Afrique subsaharienne modèrent, contrairement aux soldats européens, leur consommation d’alcool lorsque la victoire les conduit à investir des caves, comme à Reims en juillet 1918. Cet auteur décrit (aux pages 99-100) leur exubérance en affirmant qu’ils « avaient jeté au vent tous ces C’est le titre porté par le souverain tekrourien. Dans le parler sereer du centre sénégalais, le mot désigne un devin appelé à protéger sa communauté et même le régime politique en vigueur. Avec ce dernier personnage, on assiste à la conversion en savoir instrumental de son pouvoir de faire, de dire la vérité, d’annoncer le bien comme le mal. On suppose souvent que son savoir est inné ou procède d’un apprentissage. Dans bien des cas, il est réductible à la fonction d’oniromancien. Sous ce rapport, il équivaut à ce que Simone Kalis (1997) appelle la connaissance de la nuit. 137 Lire Equilbeq (1974,) Kane (1974 et 1986), Ly (1978) et Correra (2005). 136

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encombrants vestiges de la civilisation ; seul leur pantalon et leur harnachement avaient trouvé grâce, et le torse magnifiquement nu, vêtus seulement de leurs cartouchières, ils plaisantaient, jouaient, dansaient, répondant dans cette cave par de grands éclats de rire, au grondement féroce des canons ». L’enchantement que procure la victoire militaire a sans doute contribué au désamorçage ponctuel des tensions musculaires et nerveuses qu’affichaient souvent les tirailleurs des tranchées. Leur émerveillement procède aussi de la découverte de nouvelles armes et de nouvelles façons de faire la guerre. De la baïonnette à l’avion de guerre La tranchée de guerre a surtout été un site de découverte du renouvellement des armes de guerre utilisées ou aperçues par le tirailleur sénégalais. Il allait être le témoin du déroulement de la guerre industrielle et de la transformation du conflit dit « guerre 14-18 » en guerre totale. Cette transformation fut facilitée par la simultanéité de l’apparition et du développement de la guerre économique et de l’économie de guerre (Barjot et al. 1997). L’Allemagne et le Royaume-Uni avaient été les principales initiatrices du boom de l’industrie d’armement. Cette évolution nécessita la reconversion d’une partie de l’appareil de production. Les Allemands produisirent ainsi chaque mois 500 canons légers et 600 avions en 1916, un total de 24 000 canons et de 108 000 mitrailleuses l’année suivante (Bergeron et Roncayolo 1972). La France, n’arrivant qu’en troisième position, parvint à améliorer sa production d’obus, qui passa de 14 000 à 300 000 unités entre 1914 et 1917. Elle allait conserver ce rang jusqu’en 1917, date de l’entrée en guerre des États-Unis. La hiérarchie économique, portée par la Révolution industrielle et défavorable aux pays européens de tradition latine, est donc respectée dans la production en série des armes et engins de guerre. Le soldat noir apprit à les distinguer et/ou à les utiliser. On citera, sans suggérer un ordre de classement quelconque, la mitrailleuse, puis le tank ou le char d’assaut apparu en 1916138 et appelé à remplacer progressivement et définitivement le cheval. Soulignons, outre les mortiers, engins à tir courbe, les gaz asphyxiants (comme le chlore) utilisés à partir de 1915, les lance-flammes actionnés dès 1916, la mine et la Il s’agit précisément du char britannique Mark Ier, utilisé dans le combat militaire pour la première fois, le 14 septembre 1916, lors de la bataille de la Somme (Nières 2001). 138

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grenade, le fusil-mitrailleur ML 1907 (Nières 2001). Ces inventions, qui engendrent de nouvelles sonorités de guerre et changent aussi bien les images d’armées en mouvement que la configuration de la scène de guerre, impliquent l’adoption de nouvelles postures, de nouvelles façons de combattre, d’éviter et de battre « l’ennemi ». Pour éviter le tir d’artillerie, le tirailleur sénégalais apprit à bondir d’un trou d’obus à un autre. Partir à l’assaut de la forteresse dite « ennemie » allait signifier, pour lui, progresser par paquets, tandis que défendre la tranchée revenait à réussir les tirs en rafale des mitrailleuses. Lancer la grenade offensive, éviter les mines, apprendre à utiliser la mitrailleuse et attaquer l’ennemi après le pilonnage de l’artillerie lourde s’ajoutent à la liste de ses apprentissages. N’oublions pas qu’au centre des façons de faire se trouvent des rituels fondateurs de l’armée coloniale comme le port de la machette et l’attaque à la baïonnette. En bref, le combat à distance, technique favorite du bigor, précède de plus en plus le corps-à-corps attendu avec le lancement de vagues d’assaut de fantassins. Mais l’avion est incontestablement la grande innovation technologique ayant laissé une forte empreinte dans l’imaginaire du tirailleur sénégalais. Certes, il ne fut pas le seul acteur de la guerre à s’émerveiller devant l’apparition du « cheval du ciel » conçu au départ comme un monoplan, de la «cavalerie du ciel » appelée aviation de guerre et du « cavalier du ciel », c’est-à-dire du pilote de guerre. Rappelons que le Baron rouge (pilote de chasse allemand mort en 1918 d’une rafale de mitrailleuse autrichienne ou anglaise)139 reste le modèle de cavalier du ciel à imiter et à surpasser. Toutefois, le tirailleur sénégalais perçut nettement le fait que l’apparition de l’aviateur de guerre donna lieu à la complexification de ses missions de défense de positions et de grignotage de celles de l’adversaire. Il apprit à les exécuter en s’appuyant sur des vols d’avions de reconnaissance, de chasse et de bombardiers140. Bergeron et Rocayolo (1972) évoquent l’échelonnement de ces vols. En 1914, les avions effectuant des vols civils aidèrent à résoudre des besoins de liaison, de reconnaissance, de réglage des tirs de l’artillerie. La mission de bombardement allait être assignée, l’année suivante, aux pilotes, transformés en chasseurs d’autres appareils, ce qui devait assurer à leur

Son état-civil indique qu’il s’appelle Manfred von Richtofen, que Breslau, ville silésienne, est son lieu de naissance et que 1892 est sa date de naissance. 140 Il a peut-être appris que les Allemands utilisaient des bombardiers de type bimoteur dénommés A.E.G G.IV. 139

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commandement militaire le contrôle du nouveau champ de bataille constitué : l’espace aérien. La guerre aérienne, qui s’exprima aussi sous forme d’envoi en l’air de nombreux ballons pour former un rempart contre l’avion « ennemi »141, et la guerre sous-marine, dont les échos parvinrent aux tirailleurs sénégalais (avant qu’ils en fussent victimes en Méditerranée), attestent de la conviction des états-majors à faire de la guerre mécanique l’unique moyen, sinon le principal moyen de gagner la guerre. C’est ainsi que la France réussit à rendre compétitive son industrie aéronautique, dama le pion à l’Allemagne et au Royaume-Uni en livrant à son armée, entre 1914 et 1918, 90 000 moteurs d’avions (Zylberberg 1992). Portant le casque d’acier qui protège contre la densité du feu142 et les éclats d’obus, contrairement au casque de cuir bouilli ou au képi (Bergeron et Roncayolo 1972), le tirailleur sénégalais fut également le témoin de l’entrée en fonction de la DCA. Cible de la mitrailleuse actionnée à partir de l’avion de bombardement, il devint aussi un des acteurs chargés d’abattre cet appareil dès que le vol à rases mottes est son mode de déplacement. Il apprit à intégrer le hangar, la base et le terrain d’atterrissage et de décollage dans le décompte des infrastructures à contrôler ou à détruire. Il comprit qu’ils forment avec le rail, le pont et la route bitumée un patrimoine procurant un atout logistique à l’armée qui procède à son anéantissement ou qui garantit sa fonctionnalité. Il apprit aussi à scruter le ciel143, à tendre l’oreille pour apercevoir des escadrilles d’avions ennemis ou pour entendre le grondement de leurs moteurs, à tenter de se camoufler, etc. Le camouflage ou la découverte de la « magie blanche » La « magie blanche » découle de la rencontre entre l’état-major français et le peintre. Cet artiste a été engagé dans la guerre comme soldat144. Ce faisant, il a été envoyé au champ de bataille, affecté à une Voir Nières (2001). D’après Bergeron et Roncayolo (1972), 150 000 coups furent tirés chaque jour par son armée. 143 La scrutation est facilitée au début par la lenteur des appareils volants. Notons que leur fragilité est soulignée par Fortier (1999). 144 On a les exemples d’André Dunoyer de Segonzac (enrôlé dans l’armée française dès août 1914), Raymond Duchamp-Villon, Roger de La Fresnaye et Albert Moreau (Morawski 1997). Le plus illustre d’entre eux fut incontestablement André Derain. Ce peintre, surnommé le « Christophe Collomb de l’art moderne », est le précurseur du fauvisme et du cubisme. Il se distinguait de ses homologues par sa peinture stylisée. Sa 95 141 142

section de camouflage, convié à travailler dans des ateliers installés dans plusieurs villes145 ou encore à intégrer des mouvements de création culturelle comme Blaue Reiter (Morawski 1997). Le cubisme va être la principale ressource picturale146 mise à contribution pour résoudre les difficultés liées à la visibilité des hommes et du matériel de guerre. Avec cet art abstrait147, le métier de la guerre capitalise de nouvelles ressources comme la géométrisation et la production d’émotions visuelles au moyen de l’arrangement chromatique. En définitive, comme dans l’histoire de toutes les guerres, le génie militaire (sur)investit la ruse, qui est exprimée, ici, sous la forme du trompe-l’œil (Cabanne 1982). La reconstitution de l’histoire du camouflage148 permet de mieux camper l’ambiance et la scène de guerre dans lesquelles a évolué le tirailleur sénégalais. Selon Cabanne, il faut remonter à la Guerre de Sécession pour trouver la borne chronologique de départ de cette histoire. L’écrivain-soldat Ambrose Bierce serait ainsi le premier à constater que certains uniformes étaient trop visibles et exposaient facilement leurs porteurs aux tirs ennemis. La justesse de l’observation explique pourquoi le XIXe siècle inaugure une rupture dans la gestion et le port de l’uniforme du soldat en guerre. La couleur rouge, trop voyante, est abandonnée au profit du brun, du marron ou du bleu sombre. Le démarrage de la Grande Guerre a été un autre moment d’observation et de remise en cause des conventions chromatiques en vigueur. Celle-ci allait concerner l’usage du bleu horizon par l’armée française. Cette variante de bleu, utilisée dans la confection des uniformes149 et pour peindre les chevaux de couleur blanche150 est, à l’image de la couleur jaunâtre des pièces d’artillerie et des production picturale, datée de l’après-guerre, a été estampillée par le conservatisme, ce qui ne lui permit pas de retrouver sa renommée et son statut de créateur culturel de premier rang. 145 Citons Amiens, Châlons-sur-Marne, Chantilly, Limey, Nancy et Paris. 146 Paul Césanne, artiste provençal, est un des précurseurs de ce courant artistique. 147 Voir Bonfand (1994). 148 Elle ne manqua pas de faire ressortir la méconnaissance de l’héritage de Guilleri, gentilhomme breton. Devenu compagnon d’Henri IV, ce capitaine d’une bande de révoltés et de pillards resta longtemps insaisissable non seulement en raison de son agilité et de sa rapidité dans les manœuvres d’esquive et de repli mais aussi et surtout des habits gris qu’il portait exclusivement pour se déplacer dans le gris des lichens et des écorces d’arbres du bocage poitevin (Miquel 1978). La fin du XVIe siècle constitue sans doute un élément chronologique significatif dans toute généalogie du camouflage. On peut en dire autant de ce que cet auteur appelle la perdition de la France. 149 Bergeron et Roncayolo 1972. 150 Lire Morawski (1997). 96

premiers avions militaires151, un contre-modèle de discrétion. Cacher le corps du soldat en guerre, en lui fournissant un uniforme discret, revenait à le camoufler et à l’inviter à se camoufler. En dissimulant les formes géométriques de son individualité, il participait à un jeu de simulation susceptible de rendre invisible aux yeux de l’autre l’essentiel de ce qu’il faut voir et bien identifier. Tout en participant au déroulement des récits qui rendaient supportable la vie dans la tranchée (Collectif 2004), le soldat africain allait apprendre que le camouflage, institutionnalisé par le ministère de la Guerre à partir du 12 février 1915 (Morawski 1997), portait surtout sur le matériel et variait en fonction des sites de guerre (bois, plaine, milieu enneigé, ville) et du temps (jour et nuit par exemple). L’avion constitue à ce titre un édifiant exemple. Le confondre avec le paysage a été l’objectif des spécialistes du camouflage. Le type d’enduit à employer (cas du « PC- 10 » des Anglais), les proportions et les tons de cette utilisation forment les préoccupations exprimées entre 1915 et 1916. À la fin de cette dernière année, les Allemands renouvellent la technique du camouflage. Ainsi, ils ont introduit le tissu imprimé pour en faire un objet de camouflage polygonal à quatre ou cinq tons (Fortier 1999). Au chapitre des apprentissages du tirailleur sénégalais figurèrent, outre le fait de ne pas tomber dans le piège de l’illusion, c’est-à-dire du camouflage du belligérant d’en face, la capacité à se dissimuler après avoir accepté de s’enterrer et de se faire enterrer. Ce qui est ainsi en jeu, c’est non seulement la fonctionnalité de la tranchée comme poste d’observation mais aussi la capacité opérative de la patrouille militaire. En somme, la présence sur le sol européen de soldats africains remonte à l’Antiquité. Du fait de sa proximité avec l’Afrique, le sud de l’Europe a été le principal site de débarquement de ces combattants dont les carrières militaires ont connu des fortunes diverses. On peut en dire autant des tirailleurs sénégalais qui sont leurs lointains descendants. Les « renforts » de la Grande Guerre arrivèrent massivement et par cohortes en France. Ils furent répartis dans différentes catégories de bataillons stationnés en majorité dans le Sud-Est. C’est dans ces unités d’accueil qu’ils apprirent les méthodes d’acclimatation et d’instruction militaire de l’état-major français. L’enrichissement de leurs connaissances professionnelles, de leurs découvertes culturelles et de leurs expériences humaines s’est réalisé dans les camps de fortune du Midi, les terrains de manœuvre attenants, les fermes et les « messaguières » du Var, les intérieurs de leurs hôtes et les 151

Voir Fortier (1999). 97

formations hospitalières. Leur rencontre avec la mort s’est surtout produite avec leur envoi au front. De tout ce qui précède, il ressort que dans cette scène de guerre, les tirailleurs sénégalais ont été des observateurs et des acteurs des évolutions de l’art de la guerre et des innovations technologiques. La Méditerranée occidentale est le lieu où ils ont enregistré les changements les plus variés et les plus profonds de leur vécu professionnel, culturel et social. Forts de ces viatiques, certains d’entre eux vont être redéployés en Méditerranée orientale pour y poursuivre la Première Guerre mondiale. Appelée Guerre d’Orient, elle a été une source de nouvelles expériences pour le tirailleur sénégalais.

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Chapitre III : Dans la tourmente de la Guerre d’Orient Le bornage chronologique de la Première Guerre mondiale varie en fonction des entrées en guerre des pays ou groupes de pays. Il en est ainsi avec la sortie de guerre. L’opinion savante dominante veut que ce conflit ait éclaté en 1914 et se soit poursuivi jusqu’en 1918. Pendant longtemps, l’historiographie euro-occidentale fait de cet intervalle le moule séquentiel à adopter et à diffuser. La commémoration du centenaire de l’éclatement de cette guerre en Europe a donné lieu à un renouvellement des savoirs historiques relatifs aux questions de temporalité, d’échelles, de jeux d’échelles et autres lieux d’inscription de la belligérance, etc. Pour un topoï comme la Méditerranée orientale, retenons pour le moment que la Grande Guerre n’y démarre effectivement qu’en 1915152. Ayant pris fin en 1919, donc de façon tardive si l’on continue à valider le primo-bornage153, sa gestion nécessita la mise en place d’une force armée que le commandement militaire singularisa en l’appelant « Armée d’Orient ». C’est sous la bannière de ce démembrement institutionnel que les tirailleurs sénégalais ont pris part au conflit en question. L’Armée d’Orient Les pays de l’Entente ont imaginé la création et la mise en service de l’Armée d’Orient. Leur imagination politico-militaire s’appuie sur le paradigme de la spécificité de la guerre menée en Méditerranée orientale.

Lire Les Chemins de la Mémoire, n° 48. La commémoration du centenaire de l’éclatement de la Première Guerre mondiale a conduit beaucoup d’historiens à s’investir dans la déconstruction du savoir relatif à la restitution et à l’analyse de ce conflit de haute intensité. Le bornage chronologique fait partie des lieux du commun historiographique qui a été visité et remis en cause. Nous renvoyons le lecteur à l’abondante production proposée à l’occasion de l’organisation et du déroulement de ce rite commémoratif. 153 Pour la Seconde Guerre mondiale, l’on a également une différence chronologique. L’historiographie soviétique considérait que son déroulement eut lieu entre 1941 et 1945. D’ailleurs, la fin de ce conflit varie selon qu’on l’aborde du côté soviétique, russe aujourd’hui (8 mai 1945) ou du côté occidental (9 mai 1945). 152

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Le montage institutionnel de Salonique Nommer une armée La formule « Armée d’Orient » est une unité onomastique qui renvoie à l’imaginaire occidental sur l’Orient. Ce toponyme figure la domination puis la menace de l’islam. Laquelle est portée, au XIXe siècle, par les Turco-Ottomans. Mais, l’Orient est aussi un lieu de fascination, une fascination qui s’empara des Occidentaux, particulièrement les créateurs culturels. Ainsi, Victor Hugo, dans Les Orientales154, en fait un lieu de poésie. L’auteur déclare qu’il s’étend de l’Espagne à la Turquie (Chamarat 2001). Avec ce jeu de dilatation spatiale, qui masque mal peut-être l’efficace de la cartologie, l’inclusion de l’Europe méditerranéenne touche Marseille, ce qui induit à affirmer valablement que l’Orient ne relève plus finalement du dehors mais du dedans (Louca 2001). Comme signifiant d’une imagination cartographique, construction spatiale et lieu de déroulement du conte des Une et mille nuits, dont la simple évocation participe au XXe siècle de la gestion des fantasmes, des phobies et des obsessions, le toponyme en question a structuré le langage diplomatique de ce siècle. La « question d’Orient » correspond à un euphémisme. Un pareil élément de langage est utilisé pour pointer, dans le champ des relations internationales de l’époque, l’impatience et l’impuissance des puissances européennes face à l’ajournement prolongé du dépouillement de la Turquie, « l’homme malade du Bosphore ». Le partage différé de ses (innombrables et précieux) biens est à rapporter à son alitement et aux alliances changeantes des acteurs diplomatiques. Création et commandement La création de l’Armée d’Orient date d’octobre 1915. Salonique est son lieu de montage. Ce qui est figuré dans l’inscription spatiale de cette fabrique institutionnelle, c’est la volonté anglo-française de contrôler la Méditerranée orientale. Mais, l’incubation du montage de cet appareil répressif d’État s’observe avec la constitution du Corps expéditionnaire français d’Orient (CEFO). Force armée qui a débarqué, le 25 avril 1915, à Koum Kali en vue d’atteindre deux objectifs : intimider les Turco154

Lire les explications de texte de Gleizes et Laster (2001). 100

Ottomans et obtenir des Jeunes Turcs l’arrêt des persécutions commises au préjudice des minorités nationales155 comme les Arméniens, les Grecs et les Macédoniens. Le général Gouraud assura le commandement de cette force expéditionnaire dans laquelle on retrouvait le 1er BTS du 6e RMIC. L’Armée d’Orient, placée sous la direction du général Joffre, accueillit les tirailleurs sénégalais. Elle fonctionna comme la composante française des armées alliées engagées dans les opérations militaires en Méditerranée orientale. Cela donna lieu à l’autre appellation, officielle, d’Armée française d’Orient (AFO).

Les « renforts » sénégalais Le tirailleur sénégalais a été le « renfort » ciblé en vue de réunir les conditions favorables au succès des missions dévolues à l’Armée d’Orient. En tant que soldat d’une armée coloniale vouée à jouer le rôle de pilier du dispositif de rebondissement militaire de l’état-major français, il débarqua en Orient aux côtés de ses congénères dits « originaires » des Quatre Communes du Sénégal156 et servant dans les rangs des régiments d’infanterie coloniale. Soudan et Midi, deux foyers de départ des « renforts » La nouvelle de l’éclatement de la Guerre d’Orient parvint assez vite en AOF. Boisboissel (1954) tente de « tropicaliser » le décryptage de l’information quand il affirme que le conflit fut perçu comme une attaque sanguinaire commise par une tribu voisine de celle des Français. La mobilisation des tirailleurs basés à Kati et du 2e RTS constituerait aussi le signe de la durabilité de la guerre. En provenance du Soudan, les tirailleurs appelés en renfort sur le front oriental étaient convoyés par chemin de fer jusqu’à Dakar, lieu de leur embarquement par bateau les conduisant jusqu’à Marseille.

C’est, du moins, le point de vue de Rives et Dietrich (1993). La « bande des quatre » regroupe Gorée, Saint-Louis, Rufisque et Dakar. Ces villes ont été érigées en communes de plein exercice. Leurs habitants, bénéficiaires du statut d’autochtone et de l’appellation d’ « originaires », accédèrent à la citoyenneté française, tout en conservant (contrairement aux Arabes et Berbères algériens) leur statut personnel.

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Carte 2 : Parcours des « renforts sénégalais » de la Guerre d’Orient

Dirigés fréquemment sur le Var, et, rarement, sur la Gironde, les «renforts» séjournaient en France pendant un mois. Ils recevaient une formation sommaire dans des bataillons de « type alpin ». Miribel (1996) et Escholier (1928) ont décrit leur parcours (carte 2). Le premier auteur s’intéresse à l’expérience des 93e-99e BTS. Le second reconstitue au nom et pour le compte du tirailleur sénégalais un récit de voyage fort intéressant. Le sectionnement du trajet est mis en évidence. Le mode de transport varie en fonction de la tranche de parcours imposée aux tirailleurs. Il s’agit du train au départ de la France et lors de la traversée de l’Italie. Le récit détaillé d’Escholier présente Fréjus dite « la Romaine » comme point de départ du long voyage vers l’Orient. Saint-Raphaël, la ville cosmopolite, est la première agglomération traversée. Ensuite, 102

suivait Boulouris, puis Agens, qui provoquerait l’enchantement des tirailleurs (re) découvrant le massif de l’Esterel. Les villes de Cannes, Nice et Monte-Carlo sont assimilées à d’importants points de passage du train convoyeur de tirailleurs. L’entrée en Italie se faisait à Vintimille. Avec ce contact, ces derniers goûteraient aux charmes de « l’accueil tendre et frémissant des Italiens. Ensuite des villes, des villages, des gares, des haltes » préparent l’arrivée à Livourne (Escholier 1928 : 44). À la suite de cette halte, synonyme de possibilité de délectation du vin toscane, le train du renfort sénégalais pénétrait à Trasimène « et son lac, fatal à la gloire romaine », avant de faire connaissance avec Rome, puis Foggia, considérée comme la ville italienne la plus mal famée, la plus r i c h e en « faquins », « Bellinos » et en « mignonnes ». Après le franchissement de ces points de passage, les tirailleurs sénégalais découvraient d’autres haltes qui conduisaient à Tarente et annonçaient l’imminence du changement de moyen de locomotion. Autrement dit, était presque en vue le recours au bateau comme moyen d’acheminement des troupes africaines. Bari était le principal point d’annonce du changement logistique. Escholier note le raidissement des tirailleurs sénégalais qui effectuaient le trajet. Chose observable, dit-il, aussi bien avant qu’après l’arrivée dans cette ville portuaire. Jusque-là fort enclins à s’enthousiasmer du contact avec les populations italiennes, ils n’approuveraient pas les offres d’achat de leur ration de galettas (biscuits de guerre à base de froment) ou les tentatives d’achat (à bas prix) ou de troc (contre des œufs) de leur provision de singé (boîtes de conserve de viande de bœuf). Désormais, deux préoccupations les mobiliseraient lors des interminables haltes : remplir leurs bidons à la fontaine et se soulager dans les water closets. L’odyssée du 77e BTS mérite d’être mise en exergue. En provenance de Djibouti, cette unité militaire, après un court séjour dans le Midi, fut envoyée par bateau en Orient. Mais, l’arrivée à bon port ne fut jamais au rendez-vous. En effet, « L’Athos » avait été torpillé par un sous-marin allemand le 17 février 1917. Le torpillage provoqua la mort de 178 tirailleurs sénégalais et le retour dans le Midi des rescapés. Cantonnés à partir du 26 février au camp de Valescure-Golf, ils furent acheminés le 9 mai comme renforts au nord-est de la France (Miribel 1996).

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Répartition par régiment et par bataillon des renforts sénégalais Le tableau ci-dessous rend compte de la répartition dans le temps et à travers les structures constituées des tirailleurs sénégalais. Tableau I : Distribution des renforts sénégalais Années 1915 1916 1917 1918

Régiments ou bataillons 4e, 6e, 7e et 8e RMIC, 2e RTS 20e, 26e, 30e et 47e BTS 20e, 26e, 39e, 56e, 81e, 85e, 93e, 95e à 99e BTS 93e, 123e à 133e BTS

Totaux d’unités militaires concernées 6 BTS au moins 5 BTS 15 BTS 23 BTS

Sources : CHETOM, 16H186 (« Liste des Unités Coloniales. Front français et Front d’Orient », fiche n° I du CMIDOM de juin 1966), (« Historique des Troupes Coloniales pendant la guerre 14-18. Fronts Extérieurs. Armée d’Orient »), Miribel (1996), Rives et Dietrich (1993).

Ces effectifs reflètent bien l’importance accordée à la Guerre d’Orient. Ils figurent l’augmentation du nombre de tirailleurs combattant en Orient, surtout celle enregistrée en 1917, date de l’entrée en guerre des Grecs et de la mobilisation de 50 000 soldats français157. Le caractère secondaire du front oriental est reflété aussi par ces chiffres. À condition que l’on prenne le soin de les rapporter aux données quantitatives concernant le front occidental. La hiérarchie faite en défaveur du premier théâtre de guerre est induite dans la présence en 1917 de 12 BTS en AlgérieTunisie, duo de pays censés composer une scène de guerre marginale. L’année suivante, le statut quo est observé. Mieux, la défense du Maghreb contre d’éventuelles « croisades » musulmanes est prioritaire par rapport à la poursuite de la Guerre d’Orient. Le pouvoir militaire français mobilisa ainsi 26 BTS en Afrique du Nord-Ouest et 68 BTS dans l’ensemble de la Méditerranée occidentale158. L’inégale mobilisation en défaveur du front de la Méditerranée orientale procède, entre autres Les Chemins de la Mémoire, 148, mars 2005. CHETOM, 16H186, « Liste des Unités Coloniales. Front français et Front d’Orient », op. cit. Voir le document annexe 2 qui rend compte des insignes militaires.

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faits, de la conjonction en 1917 de trois éléments : l’inéluctabilité de la défaite des Empires centraux avec la rupture du front macédonien, le démarrage des premières réflexions et des premiers contacts politiques sur la paix, la sécurisation des arrières du corps expéditionnaire francoanglais de Salonique (Bergeron et Roncayolo 1972). Un nouveau visage de soldat mobilisé : le « Sénégal anglais » Escholier présente un autre visage du tirailleur sénégalais mobilisé dans la Guerre d’Orient. Il s’agit du soldat originaire d’une colonie anglaise. Le cas présenté est celui d’un « Citoyen de Fataba, dans la Sierra Leone ». La forfaiture de sa capture et de son enrôlement forcé en Guinée française, où il s’était rendu pour s’approvisionner en « noix de kola admirables à des prix merveilleusement avantageux » (Escholier 1928 : 164 et suivantes), rappelle étrangement l’expérience de Samba Diouf (Tharaud 1922). Le « citoyen de Fataba » accepterait d’être appelé John et se présenterait ainsi : « Moi y en a Sénégal anglais ! Sénégal anglais y en a faire seulement guerre Sénégal. Y en a pas faire guerre France ! Sénégalais anglais faire guerre France, ça n’a pas Bon manière » En exposant ainsi son ressentiment envers la France coloniale, l’auteur le « décrit comme un individu au visage safrané qu’agrémentaient de bizarres tatouages bleu paon, tout illuminé de suffisance », voit en lui quelqu’un de bonne taille, large d’épaules, dans la fleur d’une robuste jeunesse. Son parcours de voyageur et de combattant, avant l’arrivée au front bulgare, est ainsi reconstitué : « il avait fait un long voyage sur la mer mouvante. Il avait connu Marseille, Saint-Raphaël, le camp Galliéni, Valescure, et puis la Champagne, la Somme, et de nouveau la mer semée d’îles d’or, de mines flottantes, de torpilles sousmarines, et enfin l’antique Thessalonique » (Escholier 1928 : 167). L’entre-soi des tirailleurs : entre inimitié et sympathie Dans l’enfer du front d’Orient, l’entre-soi des soldats africains était traversé par l’activation de sentiments contradictoires. Pour les comprendre, il faut invoquer les origines sociales, les statuts civiques, les acquis ou héritages culturels des protagonistes. Escholier (1928) a pris le parti de montrer l’inimitié entretenue en ciblant deux combattants sénégalais que beaucoup de choses opposaient. Le premier, nommé Niang et commis aux fonctions de cuisinier, est un « originaire » des Quatre Communes du Sénégal. À ce titre, il était de jure un soldat français affecté 105

au départ au 3e RIC. Le bleu horizon était la couleur de son uniforme qui comprenait aussi le bonnet de police. Les accessoires et les insignes de son prestige militaire intégraient le bâton de Maréchal logé ou non dans la giberne. Le second personnage, Mahmadi159 Fofana, est un « indigène » portant, en tant que tirailleur sénégalais, un uniforme kaki et une chéchia rouge. En raison de son statut juridique, il était également condamné à ne jamais dépasser le grade d’adjudant-chef. Avant et pendant l’affectation de Niang dans le bataillon de M. Fofana, l’inimitié prévalut dans leurs relations. Le rapporteur de cette conflictualité montre l’allant du dernier acteur qui excellerait dans la production du langage sarcastique. Il produirait ainsi une rhétorique axée sur l’aporie constituée par la revendication/assomption du statut de citoyen français et l’appartenance à la « race noire ». Pour le désarçonner, son vis-à-vis raillerait fréquemment ses marquages négatifs formés par l’analphabétisme, la gaucherie des gestes, etc. En bref, sa « sauvagerie » serait régulièrement convoquée pour gagner le duel des réparties. Les coups bas seraient aussi au rendez-vous. Entre autres exemples, il y a la farce consistant à transformer le képi de Niang en « chose écrasée, fripée, aplatie en forme d’accordéon ». À l’opposé de la relation Niang-Fofana, la sympathie est soulignée par Boisboissel (1954) comme un volant régulateur des rapports entre les combattants du front oriental. Entrent en scène dans son discours les tirailleurs sénégalais et les soldats anglais. La convivialité serait le lieu de manifestation de la sympathie réciproque. Elle se présenterait sous forme de partage de boîtes de conserves apportées par ces derniers, qui manifesteraient aussi le besoin de satisfaire leur soif d’exotisme. Cela est mentionné en filigrane par l’auteur quand il leur prête le discours qui assimile les negroes à des attractions. Celles-ci seraient figurées par leurs larges sourires et leurs faces colorées. S’aménager des séquences récréatives, découvrir une autre « race » d’humains et de combattants de guerre et faire l’apprentissage du paternalisme motiveraient le besoin de rencontrer les tirailleurs sénégalais.

Lire aussi Mahmadou. Il s’agit de déformations ou de réinventions du prénom arabe Muhammad. Mais, c’est l’occasion de souligner la mauvaise transcription de nombreux anthroponymes africains par les militaires préposés aux tâches de rédaction de l’état civil.

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Les tirailleurs sénégalais et la Guerre d’Orient

Le second front de la Grande Guerre Avec la guerre d’usure, appliquée au début du conflit et transformant la partie occidentale de l’Europe en scène de guerre bloquée, le commandement dit « allié » jeta son dévolu sur la Méditerranée orientale pour retrouver la mobilité stratégique et reprendre l’initiative offensive. L’offensive devait se résumer à une pénétration dans le détroit des Dardanelles sous contrôle turco-allemand. En le contrôlant, il était possible de rompre l’isolement du partenaire russe, de communiquer avec lui et, in fine, d’établir une jonction porteuse de succès militaires. C’est sous forme d’expédition navale, initiée par les Britanniques et ouverte aux Français, et même aux Grecs et Russes qui déclinèrent l’offre, que fut lancé, en mars 1915, ce projet de contrôle territorial. Transformée en expédition terrestre, en raison de la capacité dissuasive des batteries turques et des sous-marins allemands, l’entrée en force du duo anglofrançais allait se faire « par petits paquets » de divisions. Ces unités de combat étaient non seulement mal préparées mais aussi mal ravitaillées (Bergeron et Roncayolo 1972). Octobre 1915 inaugure la séquence des changements que connut le front oriental. Cela est attesté par l’entrée en guerre de la Bulgarie aux côtés des empires centraux et par celle de l’Italie, qui tourne le dos à cet axe d’alliances. Plus que jamais, l’actualité de la guerre fut dominée par la question des choix tactiques que sont la rupture de la ligne de front ennemie et l’épuisement des capacités de riposte de « l’ennemi ». Les initiatives victorieuses des Bulgares et les revers répétés des Serbes incitèrent le duo anglo-français à provoquer une rupture de front. Le commandant François Ingold (1939)160 révèle que le général Franchet D’Espèrey est le premier officier supérieur à avoir préconisé la recherche de la rupture du système de défense bulgare. Une telle décision ne pouvait être exécutée sans la mobilisation préalable de ressources humaines et de moyens matériels supplémentaires. L’insuccès enregistré dans l’exécution du projet explique pourquoi cet officier général choisit l’adossement de sa force armée sur Salonique. La petite force armée qui y stationna allait donner naissance à l’Armée d’Orient.

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Comme mémoires de guerre écrits par cet officier, lire aussi Ingold (1940). 107

Un autre enfer de guerre Le front d’Orient est caractérisé par sa dureté extrême. En attestent les conditions climatiques extrêmement difficiles, les lourdes pertes provoquées par la maladie et les batailles quasi apocalyptiques de Gallipoli et de Salonique. Nous n’avons pas, ici, pour objectif de reconstituer le déroulement de la guerre en Méditerranée orientale, mais plutôt de voir comment se sont comportés les tirailleurs sénégalais, comment ils ont été traités par le commandement militaire français et broyés par le conflit. Guerre en altitude, patrouilles infernales et escortes éprouvantes Guerroyer en pays de montagne est la mission stratégique dévolue aux tirailleurs sénégalais mobilisés sur le front oriental. Ainsi, sur le front bulgare, les tirailleurs appartenant au 1er RIC, notamment au 96e BTS, ont appris que l’offensive en terrain montagneux se fait sous forme d’assaut d’une ligne continue et de progression à l’intérieur d’une position faiblement occupée (Cazeilles 1929). À l’instar de leurs homologues des 93e et 95e BTS du 54e RIC, ces soldats ont eu à accomplir également d’autres missions, comme le fait de garantir le fonctionnement du système de relève. Ces missions sont programmées à un moment où l’état-major interallié est incapable d’organiser les lignes constituées et les positions militaires tenues, de fluidifier le système des communications et d’améliorer la santé physique et mentale des troupes combattantes. Les duretés de la guerre en altitude s’observent sur le front macédonien. Dans ce théâtre de guerre, où prévalent le manque absolu de bien-être, un climat rigoureux (chaud et humide l’été, glacial l’hiver), la manifestation endémique du paludisme et de nombreuses autres maladies, le tirailleur apprit difficilement à monter en ligne. Il partait ainsi d’une position située à 160 mètres d’altitude pour finir sa marche cahoteuse par l’occupation d’une autre position s’élevant à 1400 mètres (Rives et Dietrich 1993). Signalons, en passant, que pour transporter du matériel militaire lourd (comme les canons) sur les hauteurs des montagnes de Salonique, les Britanniques utilisèrent à partir de 1916 des engins utilitaires dits Caterpillar (Nières 2001). La mort fut souvent au rendez-vous des déplacements des tirailleurs africains. À l’issue des combats localisés à Monastir, du 1er octobre au 20 novembre 1916, 1896 d’entre eux furent comptabilisés parmi les pertes dites « alliées ». Ils rencontraient la mort, en Macédoine et ailleurs, 108

lorsque malades ou blessés on les conduisait vers les ambulances, cibles elles-mêmes des bombardements de la coalition d’en face. Tout cela conduit Boisboissel (1954) à constater amèrement que beaucoup de soldats perdaient leur vie chaque jour. Les patrouilles de nuit constituaient d’autres moments de pertes humaines. Face aux soldats turcs, assimilés à de « bons combattants, tenaces et courageux » (Rives et Dietrich 1993 : 45), le fait d’effectuer une ronde nocturne était un acte risqué. La blessure, la mort et la capture par « l’ennemi » étaient monnaie courante. Rappelons d’ailleurs que la patrouille de nuit occasionna beaucoup de décès sur les différents fronts de la Grande Guerre. Bref, elle fut une mission périlleuse. Afin de continuer à la programmer, étant donné qu’elle était une nécessité urgente pour obtenir le renseignement, qui est le garant du succès des projets d’opérations d’attaque ou de défense, le commandement militaire usa de son pouvoir rémunérateur. Autrement dit, il décida de sanctionner positivement les soldats qui s’étaient portés volontaires pour effectuer les rondes de nuit. Avec l’exercice conjoint des pouvoirs rémunérateur et normatif, la promotion et la récompense étaient les sanctions promises aux patrouilleurs capturés et parvenant ensuite à s’évader. C’est le cas du tirailleur Malick Nianguando. Ce bègue, « revenu de l’ennemi », fut promu soldat de 1ère classe et décoré de la Croix de Guerre). Dans les rangs des tirailleurs sénégalais, la Guerre d’Orient serait appréhendée comme une opportunité pour gagner de l’argent et/ou des galons. Le front d’Orient se distingua aussi par les réquisitions de bestiaux et les escortes de leurs convois. Destinées au ravitaillement des soldats en marche vers le Danube, ces opérations relevaient de l’Intendance. Le 196e BTS fait partie des unités militaires chargées d’effectuer des missions d’escorte. Escholier (1928) donne l’exemple d’une opération d’escorte de 400 moutons qui s’est déroulée en Serbie. En vérité, il s’agissait de les convoyer à pied, sur un parcours de 120 km à vol d’oiseau séparant Tsaribrod de Zaïtchar. Ce dernier établissement humain était un centre de rassemblement des animaux réquisitionnés. Ce genre de mission de confiance, dirigé par un sousofficier européen et accompli par une escouade (composée d’une dizaine d’hommes par exemple), nécessitait la mise à la disposition des marcheurs d’un mulet pour le transport de leurs vivres, d’une carte pour ne pas s’écarter de l’itinéraire et cibler les villages où ils allaient bivouaquer. La petite allure et la garde la plus sévère et étroite sur les moutons étaient des exigences du travail d’escorte. Les escortes donnaient lieu à des contacts entre les tirailleurs sénégalais et les populations civiles. Mais, ces 109

contacts étaient limités au départ du fait de la prégnance des images reçues du combattant sénégalais (comme sa supposée bestialité). Des barouds de tirailleurs Plusieurs faits d’armes de tirailleurs sénégalais ont été notés durant les moments forts de la Guerre d’Orient. Ils sanctionnent leur participation à des affrontements durs. Les plus connus sont ainsi déclinables : batailles inaugurales de Koum-Kali, le 25 avril 1915, et de Sedd-Ul-Bahr d’avril-mai de la même année ; combats de Monastir en octobre-novembre 1916 ; investissement de la région de Florina en 1917 ; occupation de la Bulgarie en septembre 1918 après des combats acharnés et libération, deux mois plus tard, des villes serbes de Belgrade, Nich, Uskub et Monastir. Retenons que le contrôle de cette dernière agglomération faisait suite à celui de la route de Prilep, au succès de la marche sur Kacanib et Kravica, aux manœuvres de Cicavo et à la chute de Gradsho, etc.161. Parmi les bataillons qui se distinguèrent dans ce que nous appellerons les grandes batailles d’Orient, il sied de citer le 93e BTS. Ce bataillon s’investit pleinement dans la bataille de Dobropolié du 15 septembre 1918 (Ingold 1939). Il s’y signala par des faits d’armes remarquables. La sanction positive de ces faits d’armes est rapportée par Rives et Dietrich (1993). L’exemple fourni concerne des tirailleurs sénégalais qui se distinguèrent lors des combats acharnés de septembre 1918 ayant permis l’occupation de la Bulgarie. La citation à l’ordre de l’Armée est la récompense symbolique distribuée aux tirailleurs Amadou Sall, Mamadou Taraoré, Amadou Faye, M’Fa Condé, Mamadou Sira, Dickel Diop et Mamady Diallo. Le geste de leurs supérieurs hiérarchiques est à la mesure de la gravité de leurs blessures survenues lors de la prise de Kravista le 15 septembre 1918. Trois esquisses biographiques donnent à voir quelques faits d’armes de tirailleurs sénégalais. La première concerne l’adjudant-chef Dji Diavana. Il est présenté comme un soldat qui « donna le plus bel exemple de courage et de bravoure en s’élançant à la tête de son groupe, à l’attaque d’une redoute ennemie. Un obus tomba alors au milieu du détachement. Montrant un sang-froid extraordinaire, l’héroïque sous-officier continua le mouvement et occupa le blockhaus. Il fut efficacement secondé par le Sergent Diemba Samaké » (Rives et Dietrich 1993 : 45). Sur la participation des tirailleurs sénégalais à la rupture du front bulgare (avec la bataille de Dobropolje du 15 septembre 1918), lire Cazeilles (1928).

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Ce geste d’héroïsme se déroula lors de la bataille de Koum-Kali du 25 avril 1915. Le 6e RMIC était l’unité d’appartenance de ce sous-officier. Moins d’une semaine après, précisément le 1er mai, les combats de SeddUl-Bahr donnèrent l’occasion au tirailleur Dioudé Diallo de s’illustrer. Pour enrayer l’attaque des Turcs et lancer la contre-attaque du 4e RMIC, il se jeta sur deux mitrailleuses et s’en empara. Tout en suscitant l’admiration de tous ses camarades de combat, il facilita ainsi la prise d’une position fortifiée. Cet exploit est raconté par ces deux auteurs. Le dernier exemple de fait d’armes est à l’actif du tirailleur Mahmadi Kanté. Son parcours socioprofessionnel a été reconstitué par Escholier (1928). Promu soldat de 1ère classe en 1917, rechignant à effectuer les corvées, prompt à appliquer la loi du talion dans ses rapports conflictuels avec l’encadrement européen, il devint agent de liaison et gagna du galon en accédant au grade de caporal. Déployé en Macédoine, où il participa à l’attaque de Kravitza, il fit, à sa façon, une démonstration de courage que son biographe assimile à de la pitrerie. Casque bulgare sur la tête et masque à groin sur le nez, il se lança dans une chorégraphie au milieu des balles et de la mitraille sans se retrouver avec une quelconque égratignure. La témérité dont il fit preuve rappelle, à bien des égards, les scénarios censés valider la fiabilité de l’armement de protection dite « magique » produit par des lettrés musulmans ou des « sorciers africains ». La croyance en l’efficacité des talismans, censés procurer invulnérabilité et allant au « guerrier noir », conduisit bien des tirailleurs à prendre des initiatives suicidaires, à aller en somme à la rencontre de la mort. En conséquence, furent brisés les rêves nourris par des « engagés » qui n’envisageaient pas de mourir sur le théâtre de guerre, pensaient pouvoir retrouver la communauté territoriale d’appartenance et jouer les rôles sociaux qu’elle leur réservait. Un exemple de fin de vie L’exemple choisi est celui du soldat Samba Kamara du 196e BTS. Son parcours de combat a retenu l’attention des chroniqueurs de la Première Guerre mondiale. Soussou de petite taille, originaire du village de Doundio situé dans le cercle de Kindia (Guinée française), il se distinguait, selon cet auteur, par une « démarche un peu lourde, de bonnes joues rondes, aux pommettes saillantes, des yeux attentifs et tranquilles, une allure paisible et confiante » (Escholier 1928 : 73). Nommé aux fonctions d’ordonnance du 111

lieutenant Balazuc avant la Grande Guerre, il devint l’ami du lieutenant Louriau. Orphelin total avant son enrôlement dans l’Armée coloniale d’Afrique subsaharienne et victime du mariage préférentiel alors qu’il était cantonné dans le Midi de la France, Samba Kamara fit partie des premiers soldats blessés quinze jours après l’arrivée en Macédoine du 196e BTS. Victime d’un éclat d’obus qui l’atteignit à la tête, il fut soigné à Salonique « dans une de ces luxueuses villas transformées en hôpitaux, dont les jardins baignaient dans la mer, entre la villa Allatini et la Tour Blanche » (id. : 78). L’hôpital temporaire n° 6 fut son point de chute. Il s’y fit remarquer par sa demande répétée de sortie de ce lieu de soins. Il fit donc le contraire de ses compagnons de combat accusés de vouloir faire perdurer leur hospitalisation. Cet auteur présente ainsi ces « malades imaginaires» en uniforme : « Ni rasés, ni débarbouillés, le bonnet de police rabattu sur les oreilles, la capote flottante, sans bretelles, les chaussettes tombant sur les savates, on les voyait, la journée entière, fumer, cracher, épuiser jusqu’à la lie les délices d’une fainéantise intégrale » (id. : 81). Transformé en boy à tout faire par les infirmières qui ne voulaient pas lâcher un serviteur zélé et sympathique, Samba Kamara finit par obtenir du médecin-chef le sésame tant attendu, à savoir la déclaration d’aptitude à rejoindre son unité de combat. Pour Samba Kamara, de retour dans son unité d’affectation, la participation à une patrouille nocturne de dix hommes, commandée par le sergent Ahmadou Touré et portant sur l’observation des défenses accessoires dites « ennemies », fut la mission fatale. Victime d’une balle d’un soldat allemand (qui est entrée au-dessus de la hanche et ressortie par l’aine), il se vida progressivement de son sang et ne put bénéficier d’un secours médical efficace. Toutefois, il obtint un accompagnement de fin de vie assuré par son capitaine et ami (l’exlieutenant Louriau). Le témoignage de cet officier, plein d’empathie, éclaire sur les derniers instants de leur compagnonnage et sur la mort du tirailleur soussou : « Je pris un morceau de sucre, l’imbibai d’alcool de menthe et le glissai entre les lèvres du mourrant (sic). Samba me reconnu (sic), essaya de sourire et murmura faiblement ! Moi n’a pas crié ! Crier pour patrouille n’a pas bon. Il répéta plusieurs fois comme dans un souffle : N’a pas bon ! n’a pas bon ! n’a pas bon ! Ses yeux se mirent à virer lentement dans leurs orbites, ses narines se pincèrent. Ses lèvres, en s’entr’ouvrant, découvrirent ses dents en un petit ovale d’une blancheur d’amande fraîche. 112

Le docteur prit le poignet, puis le laissa retomber : Samba Kamara avait vécu » (id. : 87-88). Combien de tirailleurs sénégalais eurent une pareille assistance à la fin de leur souffle de vie ? Combien d’entre eux furent informés des détails des fins de vie poignantes de compagnons de combat ? Il est impossible, en l’état actuel de notre enquête documentaire, de donner des réponses précises. Mais de nombreux tirailleurs furent des témoins et des acteurs d’enterrements de soldats morts en Méditerranée orientale et dans ses espaces satellisés. Escholier fournit des informations sur la géographie du cimetière militaire du front d’Orient. Il indique que le site retenu est une pente rocheuse. Sa proximité des lignes de combat est également soulignée. La morphologie du cimetière est celle d’un carré « de terre aride … enclos de murs de pierres sèches » (Escholier 1928 : 89 et suivantes). Son itinérance est évoquée à travers l’énumération des différents emplacements : Macédoine, frontière d’Albanie, côte 1050, Monoscho Névé, Kaïma-kalan, etc. Le rituel funéraire, fait de façon hâtive, peut rimer avec creusement d’une fosse étroite, enveloppement des restes mortels dans un suaire parfois maculé de sang, ensevelissement avec de la glèbe argileuse et implantation d’une croix en bois blanc ou d’un croissant. Ce descriptif, quoique sommaire, rend bien compte de la pauvreté du patrimoine funéraire, de la distribution presque furtive des honneurs funéraires dans un cimetière fermé où l’aménagement improvisé de l’espace se veut dessin sommaire de la distribution des tombes et déni de la distinction sociale de leurs occupants. La Guerre d’Orient, une école où l’on s’instruisait vite Boisboissel considère que les tirailleurs s’instruisirent vite lors de la Guerre d’Orient. Sur le front des Dardanelles, ils ne tardèrent pas à vivre de nouvelles expériences de guerre. Surtout ceux d’entre eux qui n’avaient pas encore combattu sur le front occidental. Ces acquisitions sont ainsi condensées : au lieu de « mettre baïonnette au canon » et de faire un «double pas en avant-pointez». En termes plus explicites, l’on a le discours qui suit : « On s’enterrait dans des trous d’où l’on ne voyait plus, en haut, qu’une tranche étroite du ciel. Sans trêve l’air était déchiré de sifflements aigus, suivis tout de suite d’explosions effroyables qui laissaient les oreilles sourdes et les yeux aveuglés, dans un éclaboussement de terre et de ferraille… La nuit, les Blancs faisaient la lumière avec des sortes d’étoiles qui montaient de la terre, s’allumaient tout à fait en l’air et retombaient en éclairant le champ de bataille, décelant tout mouvement » 113

(Boisboissel 1954 : 76). Le combat de nuit était une nouveauté pour les soldats sénégalais. Lesquels n’avaient pas toujours bénéficié de nombreux exercices militaires de nuit durant leur séjour d’acclimatation et d’instruction professionnelle dans le Var. À cet effet, la fusée éclairante figurait une autre magie blanche. Un nouveau paysage sonore, de nouvelles manifestations du sensible et des postures de guerre formèrent l’ossature de leur complexe de découvertes. Toutefois, il se pose la question de l’étendue de leurs expériences. Le témoignage d’Escholier (1928) met en exergue l’utilisation du bleu et du rouge dans le code vestimentaire militaire, interpelle sur la pratique du camouflage dans la guerre d’Orient. En l’état actuel de notre travail de documentation, nous ne sommes pas en mesure de dire si les soldats africains étaient exclus du bénéfice de cette technique dite d’« effacement » des corps. Dans l’éventualité d’une réponse affirmative, on aurait ainsi une autre hypothèse explicative de la surmortalité frappant les tirailleurs sénégalais.

Des lendemains d’enfer Les lendemains de la Guerre d’Orient vécus en Méditerranée orientale par le tirailleur sénégalais méritent d’être encore « documentés ». Une source comme le roman aide à reconstituer son parcours dans cette partie de l’Europe où le conflit semble fonctionner comme un des principaux volants régulateurs des relations sociales. L’accueil serbe Les lendemains d’enfer de guerre trouvèrent les « renforts sénégalais » en Bulgarie, en Serbie et en Hongrie (carte 3). Nous ne disposons que de quelques matériaux relatifs à leur présence dans ces deux derniers pays. Les sources d’informations exploitées portent sur leurs rapports avec les civils et les représentations dont ils firent l’objet. Les tirailleurs sénégalais furent instruits sur le rapide changement d’attitude des civils européens. Escholier (1928) donne l’exemple des hommes du 196e BTS. Envoyés sur le front serbe, ils contribuèrent à libérer la Serbie de l’occupation bulgare. Assimilés désormais à des tueurs de Bulgares, qui n’inspiraient plus méfiance et peur comme lorsqu’ils se chargeaient d’escorter des troupeaux de bestiaux réquisitionnés, ils furent acclamés à Pirot, couverts de cadeaux (pommes, poires, coings, raisins de treille) et de louanges. 114

Carte 3 : Les tirailleurs sénégalais en Orient

Auteur : Joseph Sarr, carthographe à l’UCAD.

Occupants noirs et civils hongrois : des rapports ambigus L’accord signé le 8 novembre 1918 par la délégation du gouvernement hongrois de Mihály Kálrolyi et du maréchal Franchet d’Esperay, commandant en chef de l’Armée d’Orient, trace une ligne de démarcation entre territoires à placer sous occupation et territoires administrés par le pouvoir central de Budapest. Szeged, ville située en zone d’occupation, accueillit à partir du 10 décembre 1918 les militaires français et les tirailleurs sénégalais. Dans L’Appariteur de Szeged, roman d’Istvàn Tamás paru en 1934, l’arrivée des soldats africains dans cette ville est ainsi décrite : « À la tête [des troupes françaises investissant cette agglomération], on voit les spahis, à cheval, avec leurs fez rouges sur la tête, leur visage noir luisant comme les boutons de cuivre de leurs uniformes. Tout d’un coup, ils s’arrêtent en obéissant aux mots d’ordre des officiers blancs… derrière les spahis, arrive l’infanterie des zoulous, avec des sourires d’amitié 115

sur les lèvres, en regardant la foule qui ne peut pas s’empêcher de faire des remarques à propos de ces « soldats en chocolat » ; de ces « nègres » … En voici des sauvages- dit quelqu’un dans la foule, tout en pensant à ces racontars sur les nègres cannibales, mangeurs de missionnaires… Et en rentrant dans leurs villages de palmiers, ne raconteront-ils pas, à leur tour, des histoires terribles à notre propos ? - dit encore la mémé personne » (Martonyi 1989 : 174). Le Voleur d’église, récit romanesque écrit par István Sotér et paru en 1946, contient, à quelques variantes près, la même description. Dans les passages rapportés par Martonyi (1989 : 176), on peut lire ceci : « des troupes africaines marchaient sur les avenues de la ville [de Szeged], leurs chevaux arabes se cabraient dans leurs rangs, au son aigu et triste des trompettes. » L’ambiguïté des rapports entre tirailleurs sénégalais et civils hongrois parcourt l’intertexte formé par les mémoires de la militante communiste Juliska Széll et un article paru en 1958 sous le titre de « Des Sénégalais au bord de la Tisza ». Cet intertexte est proposé par E. Martonyi (1989) qui s’évertue à extraire le vrai historique du discours romanesque sur la présence des « soldats noirs » en Hongrie. Le rapport du tirailleur sénégalais à la femme hongroise y est décrit en termes de harcèlement sexuel. Mais Juliska Széll, qui informe sur le rôle de garde pénitentiaire dévolu à ce combattant, évoque la sympathie (politique ?) entre elle et un tirailleur qui lui a offert un œillet de couleur rouge. L’ambiguïté des rapports entre civils hongrois et tirailleurs s’observe aussi avec la peur qu’inspiraient ces derniers, qui suscitaient en même temps de la sympathie. Surtout lorsqu’ils distribuaient du riz et du chocolat aux femmes et aux enfants qui se rendaient dans les casernes pour les voir. L’Appariteur tente de fonder cette peur sur deux faits prêtés au tirailleur : l’inclination au viol et le déclenchement d’un tir sans sommation. Le Voleur d’église (1943 : 10) fait cas de l’existence d’enfants créoles qui auraient comme ascendants des « occupants noirs ». Ces enfants « ne se distingueraient guère d’une certaine partie de la population locale, car on pouvait les prendre pour des tziganes ». Nés d’unions intimes forcées ou volontaires, ils seraient la preuve du contact poussé entre militaires d’Afrique subsaharienne noirs et civils hongrois apparemment émus par ceuxlà mêmes qui « marchent sur les routes en chantant …la nostalgie de leur pays » (Martonyi 1989 : 175). Pour conclure, disons que le front d’Orient, en dépit de son caractère de scène de guerre de seconde catégorie, a été l’occasion donnée au tirailleur sénégalais de faire l’expérience mortelle ou traumatisante de l’efficacité de nouvelles techniques de combat et de nouvelles formes de guerre. Le torpillage et la guerre sous-marine forment le diptyque 116

découvert dans les eaux de la Méditerranée orientale. Le 77e BTS, basé auparavant à Djibouti et appelé en renfort pour les besoins de la Guerre d’Orient, a fait les frais de ces innovations militaires. C’est après avoir eu une expérience (in)directe de l’efficacité relative de la tranchée, de l’obus explosif ou de la mitrailleuse dans la conduite de la guerre défensive, qu’il a été confronté à la puissance dévastatrice de la torpille. L’affectation dans le bataillon de type alpin abrite l’exécution des trois tâches de guerre majeures qui lui sont confiées en Méditerranée orientale : la guerre en montagne, la patrouille de nuit et l’escorte de convois de ravitaillement. Les visages de belligérants qu’il rencontre dans cette sous-région sont plus nombreux. Ils vont des combattants du monde anglo-saxon aux soldats parlant le turc, le grec ou les langues slaves. C’est en libérateur ou en occupant qu’il a fait son apparition dans l’imaginaire et la mémoire des populations des Balkans. Contrairement à ce qui s’est passé, durant l’entre-deux-guerres, aussi bien en Méditerranée occidentale qu’en Rhénanie, ces représentations n’ont donné lieu à aucune guerre par l’image.

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Deuxième partie Défis et nouveautés dans l’entre-deuxguerres

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Chapitre I : Poursuivre et parachever la pacification du Maroc La Grande Guerre ne mit pas fin aux rivalités franco-allemandes au Maroc. L’opposition du régime weimarien au traité de Versailles du 28 juin 1919, qui consacre la balkanisation provisoire d’une Allemagne vaincue, se joue aussi sur la scène maghrébine. Il s’agit d’un pari fait par des milieux politico-diplomatiques allemands et portant sur l’efficacité du harcèlement de l’adversaire. La pacification du Maroc a été plus difficile à réaliser. De 1925 à 1935, les Français engagèrent les tirailleurs sénégalais dans une véritable guerre dans le désert riffain et dans de multiples et pénibles opérations militaires dans le sud et dans l’Atlas.

En prélude à la Guerre du Rif Après la Grande Guerre, la France est encore confrontée aux effets pervers de la contre-propagande allemande, qui aurait influé sur l’éclatement et la persistance de troubles au nord, dans la vallée de l’Innaouan, à l’est, dans le Tafilalet, et au sud162. Dans ces lieux, les groupes mobiles de Mekhnès et de Bou Denib ont tenté d’éteindre les foyers d’agitations particulièrement violentes163. En 1920-1921, la pacification est effective dans la région de Taza, les cercles de Beni Nguild, Zaïm et Ouezzan. Les tirailleurs sénégalais, qui participent à cette aventure, sont répartis entre quatre bataillons (11e, 13e, 18e et 100e BTS) et trois groupes mobiles164. Un autre exemple de foyer de « sédition » est observé dans le cercle d’Ouezzan, qui abrite, avec le pays Djebala, une insurrection durable en dépit des performances opératives des 13e et 100e BTS165. Les marsouins noirs affectés dans les régions de Mekhnès et de Taza ont fait Les autorités militaires ont pourtant cru en la réussite de la pacification menée en 1917 dans le Sud marocain. Leur illusion procède de la victoire militaire sur les jihadistes. Les principaux combats livrés au Maroc sont reproduits dans le document annexe 4. 163 CHETOM, 16H 186, Casier 1, Dossier 15, « Opérations au Maroc 1914-1918 ». 164 Le groupe n° 1 a participé à la pacification des hauteurs de Koutoun et Zouakrine, au contrôle d’Ougrar, à la traversée du massif d’Issoual, au renforcement du système défensif du cercle d’Ouezzan avec la mainmise en juillet 1921 des agglomérations situées à l’est de cette ville. Celles-ci ont pour noms : Sidi Moussa, Bou Srour, Oued Zemdoula. Cette unité a échappé à une mesure comme la dissolution qui a été appliquée aux groupes n° 2 et 3 (CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Les unités de tirailleurs sénégalais en Syrie et au Maroc (1920-1921) ». IV Maroc 1921 ». 165 Ibidem. 162

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le dur apprentissage du combat en montagne. C’est à une altitude égale ou supérieure à 1000 mètres qu’ils ont été contraints d’affronter les « insurgés ». Pluies glaciales de mars à mai 1921 et chaleurs torrides s’abattant jusqu’en octobre de cette même année ont rythmé leur mission d’attente (assurer la sécurité des communications et des zones contrôlées avec la création de postes) et leurs missions stratégiques (refouler et exécuter les « dissidents »). Le commandement militaire a pris conscience de l’effet guillotine sur les soldats noirs des conditions climatiques défavorables. Il nous est impossible de dire s’il en a tenu compte dans la désignation des hommes de troupe devant participer aux colonnes ou à l’exécution des tâches d’occupation et de défense de lignes d’étape ou de postes. Tout ce que l’on sait, c’est qu’une pause a été observée, de juillet à septembre 1921166. Celle-ci a été mise à profit pour reconstituer, outre les forces physiques des combattants, les stocks de vivres, d’armes, de munitions, etc.167 Au chapitre des expériences capitalisées dans l’art de la guerre, il importe de citer la tranchée. Son apparition intervient, sur le champ de bataille marocain, pendant le conflit 1914-1918168. Par ailleurs, les années 1920-1921 consacrent la rencontre entre tirailleurs sénégalais et Riffains. Elle intervient en mars 1921, dans le périmètre du poste militaire d’Issoual (dans le pays Djebala), sous forme d’affrontement. Cela n’est pas surprenant dans la mesure où ces derniers étaient soucieux de contribuer au développement du mouvement insurrectionnel, alors que les Français étaient préoccupés par la nécessité urgente de son endiguement. Les insurgés, bénéficiaires de la dynamique de solidarité intertribale, ont ainsi organisé le blocage du poste de Terroual. Au cours de cette confrontation armée, ils ont eu en face d’eux le 11ème BTS, qui sort victorieux, le 2 avril 1921, de l’affrontement. Les détachements de tirailleurs sénégalais, échelonnés le long de la frontière de la région de Taza avec celle de Melilla, ont aussi eu leur part de rencontres heurtées avec les Riffains. Il s’agit, ici, d’une réception de l’écho de l’insurrection du Rif espagnol169. En raison de la proximité des lieux de dissidence, les conjectures sur la contamination des zones sous contrôle français ont probablement Sur la prise en compte des conditions dites « climatériques » dans le mode d’emploi des tirailleurs sénégalais, voir les développements in infra. 167 CHETOM, 15H25, op. cit. 168 Nous avons abordé ci-dessus la découverte de la tranchée par le tirailleur sénégalais. 169 CHETOM, 15H25, op. cit. 166

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alimenté les discussions entre les soldats noirs170. Aussi l’éclatement de la Guerre du Rif, vaste opération de remise en cause de la mainmise territoriale française sur le Maroc, est-il accueilli dans leurs rangs comme une sorte de fatalité.

La Guerre du Rif Des témoignages militaires font de la Guerre du Rif le résultat de la rencontre entre deux forces hégémoniques. La « Note pour Monsieur le Général Serrigny », en date du 26 mars 1925171, en rend compte. Elle constitue une sorte de mise en discours du grignotage territorial opéré aussi bien par Abdel Krim que par les Français. Le premier grignote en premier lieu les zones contrôlées par les Espagnols battus en juillet 1921 à Amal. Ce succès militaire lui permet d’occuper la partie du Djebala investie auparavant par l’armée espagnole, qui s’est montrée incapable de tirer profit de l’avantage stratégico-tactique procuré par l’emploi d’armes chimiques (Courcelle-Labrousse et Marmié 2008). Au moment où ce chef « enturbanné » conforte l’assise territoriale de sa résistance armée, les Français additionnent les territoires passés sous leur contrôle. L’occupation en mai et juin 1924 de la rive droite de l’Ouergha réduit la distance physique entre les deux forces hégémoniques. En ce moment précis, chacune d’entre elles achève de faire les percées les plus faciles : - soumission par le gouvernement de Paris des tribus de l’Ouergha hostiles à Abdel Krim ; - mise en déroute en 1925 des forces hispaniques par ce dernier ; - poursuite par le leader riffain de sa propagande en vue du jihad à mener contre les Français dans le Taza, le Moyen Atlas, le Tafilalet et le Sous. Dans son récit relatif à sa captivité par les forces de Abdel Krim, le lieutenant Bernard montre que l’isolement et l’évacuation des postes militaires espagnols, dont les détachements se sont repliés sur Tétouan, ont mis à découvert les structures homologues construites par les Français, dernière force armée étrangère à la région, afin de libérer le Dans ses souvenirs de guerre, le lieutenant Bernard affirme que la menace riffaine a été pressentie dès 1920 par le maréchal Lyautey (CHETOM, 17H39, Fonds Geoffroy, Carton 1, Copies d’ouvrages. Maroc 1925-1926. « Le Riff en 1925-1926. Les postes. « Souvenirs d’une captivité de onze mois chez Abd-el-Krim ». 171 CHETOM, 17H18, Dossier 1. 170

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nord de l’Ouergha et du reste du Maroc de la « présence chrétienne »172. La fragilisation de leurs positions semble avoir renforcé la volonté des combattants du Rif d’en découdre avec tous les « envahisseurs ». De redoutables adversaires pour les « protégés » de Faidherbe. Les paradigmes de la distinction et du « diviser pour mieux régner » sont à l’œuvre dans les archives militaires consacrées aux tribus touchées par la Guerre du Rif. La « Note pour Monsieur le Général Serrrigny » du 26 mars 1925173 dresse ainsi la liste des groupes tribaux les plus importants. Elle place en tête les Beni Ouriaghel installés dans la vallée de l’Oued Ghis. Viennent ensuite les Boccoya, les Temsaman, les Beni Touzine, les Beni Oulichek. Ces quatre entités sociales entretiennent des rapports de clientèle avec la première nommée à laquelle appartient Abdel Krim. Sous ce rapport, l’on peut valablement évoquer la légitimité de sa quête de leadership. Le document anonyme intitulé « État d’esprit des tribus marocaines » et daté du 26 mai 1925 catégorise les différentes entités tribales. Pour ce faire, cet échantillon d’ethnologie tactique utilise comme discriminant le rapport au pouvoir colonial français. Celles-ci sont réparties en quatre catégories : - les tribus dites « soulevées » : l’ordre d’énumération renvoie à la chronologie de leur entrée dans la résistance armée. Il n’est donc pas surprenant de retrouver en tête de liste la communauté d’appartenance d’Abdel Krim : les Beni Ouriaghel. Elle est présentée comme une force adverse acharnée et gagnée très tôt par la propagande krimienne, facilitée par les succès militaires obtenus par les résistants locaux contre les Espagnols. Les Jaia, les Mezraoua et les Mezziat sont ensuite nommés. Comme points communs, l’auteur anonyme du texte mentionne la richesse de leurs villages et le fait que leur entrée dans le soulèvement anti- français est consécutive à la prise en otage de leurs notables envoyés à Ajdir. Ferment la liste énumérative dressée les Ghioua et les Senhadja de Mosbah. La genèse de leur implication dans la résistance armée ferait apparaître l’activation par Abdel Krim du même mode opératoire. Leur dangerosité est soulignée avec l’estimation de leur armement de guerre à 8 000 fusils. 172 173

CHETOM, 17H39, Fonds Geoffroy, Carton 1, document cité Ibidem. 124

- Les « tribus indécises » : leur cartographie est présentée avec une relative minutie. Se signalent en première position les groupes du cercle de l’Ouezzan : les Rhouna et les Ghezaoua (dont la particularité est d’être des gens soumis aux Français), les Beni Mestara et les Beni Mesguilda localisés dans la zone de Tafrant. Ensuite, viennent les groupes du cercle du Moyen Ouergha tels que les Fichtala, les Cheraga et les Sless (peuplant la rive gauche du cours d’eau en question), ceux du Haut Ouergha comme les Hayaïn. Cette seconde cohorte regrouperait des collectivités humaines « riches et peu guerrières ». C’est certainement ce qui a poussé l’auteur du texte à préconiser le maintien de leur allégeance au pouvoir colonial français par le biais de la mise en place d’un cordon de sécurité militaire. - Les tribus dites « vaillantes », c’est-à-dire ayant réussi à contre-carrer des attaques des forces riffaines, qui occupent la région de Taza et ont pour noms : Brane, Gzennaya, Meghraoua, Beni Bou Yahi174 ; - les « tribus fidèles » localisées le long de la voie Fez-Taza-Taourirt et parmi lesquelles se signalent particulièrement les Beni Ouarain du Moyen Atlas capables de mobiliser 600 « partisans », les Beni M’Guild et Beni M’Tir de Meknès, qui sont en mesure d’aligner 400 « partisans ». Concentrées dans le Sud marocain, particulièrement dans les villes175 censées présenter un niveau de sécurité acceptable, en dépit du mécontentement des jeunes intellectuels musulmans qui n’hésitent pas à lire en cachette les journaux tunisiens frappés par la censure française, ces tribus incarneraient la réussite de la politique de pacification et formeraient les bastions humains de la lutte anti-krimienne. La construction par les milieux coloniaux français d’une image d’Épinal à coller au chef Abdel Krim obéit à des préoccupations militaires. Celles-ci s’énoncent en termes d’esquive, de neutralisation et d’élimination de l’« ennemi ». Mention est d’abord faite de son appartenance non seulement à la tribu dominante des Beni Ouriaghel, mais aussi à une famille qui procure à celle-ci les personnalités attributaires de la dévolution des fonctions de chef. Son passé d’acteur acquis au départ à la civilisation européenne est évoqué en termes d’instruction scolaire reçue en Espagne, de nomination à un poste stratégique, celui d’officier interprète (passeur de langues et candidat au commandement militaire) à 174 Elles sont rangées par l’auteur du texte en question dans la rubrique des « tribus indécises », ce qui fait qu’il distingue trois catégories de tribus vivant dans l’espace disputé par les Français et Abdel Krim. 175 L’auteur cite Fez, Marrakech, Mekhnès et Rabat.

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Melilla à la fin de ses études. Il est perçu comme quelqu’un qui « se montre dans cet emploi intelligent et adroit »176. De tels atouts ont été perçus comme des inconvénients par ses employeurs. N’étant plus sûrs de le contrôler de manière efficace, ils l’ont accusé de duplicité et de partialité. Mais, ne tombons pas vite dans la schématisation abusive et envisageons l’hypothèse de la validité du chef d’accusation formulé par l’employeur espagnol. Sans reprendre à notre compte le vocabulaire employé, qui dénote un manque de considération notoire pour l’accusé, il est possible d’expliquer la damnation d’Abdel Krim par le potentiel subversif de son métier de passeur de langues. En tant que lieu du pouvoir du langage et des mots, cette occupation professionnelle agit fréquemment comme un facteur d’érosion de l’ordre linguistique dominant et, en conséquence, de l’ordre politique. Ce dernier point est à rapporter au fait que la maîtrise de la langue des élites confère à l’interprète la capacité à s’approprier une parcelle du pouvoir politique en place. Une sorte de procès de dé-totalisation est ainsi enclenchée. En cultivant l’arrogance (Mongo-Mboussa 2002), il tente de faire de son « maître » un dépendant, de gommer son statut d’auxiliaire et de substituer les rapports verticaux entretenus avec les élites dirigeantes par des rapports horizontaux. En somme, se trouve posé l’impératif de sa cooptation au sein de la hiérarchie politico-administrative177. En effectuant une sorte de navette pendulaire entre les ordres linguistiques en présence, il est capable de souligner la vanité du monolinguisme et de transformer la diglossie en lieu de subversion politique et d’ascension sociale. En définitive, la référence au passé de passeur de langues sert à insister sur le besoin impérieux de contrôler Abdel Krim l’interprète, de contenir ainsi son pouvoir et, en cas de résistance avérée ou supposée, de le mettre, enfin, hors d’état de nuire. Ces développements mettent en exergue l’intérêt de la reconstitution de la biographie d’Abdel Krim sous l’angle de l’« intellectuel organique »178. Une telle perspective aide à souligner avec force l’inévitabilité de sa révocation et de son emprisonnement par ses anciens employeurs. Il en CHETOM, 16H329, Dossier 1, Champoulet, « Le 2ème bataillon du 5ème sénégalais lors de l’agression riffaine en 1925 ». 177 Chose faite par Galliéni, entre les années 1890 et 2007, avec la nomination des interprètes Louis Razafindrazaka et Robert Razalimbel au poste de gouverneur de Madagascar. 178 Il est donc impossible de réduire le profil du personnage à celui d’un Wangrin enturbanné (Bâ 1973). 176

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est de même de son ressentiment envers les Espagnols et envers l’Occident dans son ensemble. Son évasion et son retour dans sa tribu sont censés alimenter son besoin de vengeance179. Tous ces éléments narratifs sont assimilés à des données généalogiques de la formation de la « République du Rif »180. Le lieutenant Bernard dépeint son chef déclaré sous les traits de quelqu’un qui « fait jouer tour à tour la menace, le fanatisme, la terreur, l’appât du gain, gros facteur pour rallier les tribus indécises à sa cause, quant aux irréductibles, le « baroud », les otages, le pillage, ont tôt fait de les ramener au sens des réalités »181. Les préoccupations sécuritaires à l’œuvre dans les esquisses biographiques faites dans les cercles militaires transparaissent dans la présentation de son entourage. Lequel serait composé, de personnages, peu recommandables et fréquentables, d’ aventuriers, de journalistes, d’agents de services, de trafiquants d’armes 182. Les légionnaires et les déserteurs forment le gros de la troupe des aventuriers. Les frères Manesmann symbolisent l’archétype du mercenaire mis à contribution dans la gestion du mouvement insurrectionnel. L’appât du gain, fortement aiguisé par l’existence dans la zone de conflit du pétrole et de métaux précieux, explique leur offre de services aux Riffains. La course aux richesses du sous-sol du Rif concernerait également une « grande puissance signataire de la convention d’Algésiras », coupable d’avoir envoyé un « représentant » auprès d’Abdel Krim183. La suspicion, qui alimente les relations internationales, et le réchauffement des rivalités coloniales sont convoqués par Champoulet. Cet officier préconise, purement et simplement, la destruction du mouvement de résistance. Une pareille solution est traduite en termes de nécessité urgente avec la référence à un gouvernement riffain dont la composition dévoile le pouvoir d’influence de l’entourage du chef dit « insurgé », coupable par ailleurs d’avoir initié des intrigues auprès d’intellectuels du protectorat marocain184. Le mouvement armé d’Abdel Krim retient également CHETOM, 17H39, Fonds Geoffroy, Carton 1, document déjà cité. Ibidem. 181 Ibidem. 182 CHETOM, 16H329, Dossier 1, Champoulet, « Le 2ème bataillon … » ; op. cit. Les discours des puissances dominantes actuelles sur les voyoucraties et les nouveaux warlords recyclent certains de ces termes. 183 CHETOM, 16H329, Dossier 1, Champoulet, « Le 2ème bataillon … », op. cit. 184 Ibidem. 179 180

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l’attention des observateurs militaires. Le noyau dur de son armée est constitué par un corps de réguliers recrutés au sein de sa tribu. Le loyalisme et le dévouement, qui intègre le don de soi au chef, forment les attributs majeurs de cette « armée dans l’armée ». Composé de fractions jugées vaguement disciplinées et encadrées par des caïds de 25, des caïds de 50 ou 100, de Harka, de Méhalla (appellations qui correspondent au nombre d’hommes commandés par le caïd), le régulier en question se distingue par le port d’un turban vert185. La canonisation de cette couleur par l’islam traduit, ici, l’importance accordée, du moins en apparence, à la coïncidence entre la lutte contre la présence française et la croisade contre les manifestations « sournoises » ou non du catholicisme romain. Le « Projet de note au sujet de l’instruction à donner aux détachements de relève destinés au Maroc »186 est encore plus précis sur la composition du mouvement armé d’Abdel Krim. Il nomme, outre la troupe de choc, la réserve, qui est composée de combattants disciplinés et habillés en djellabas de couleur grise, et les contingents fournis par les tribus dites « soumises ». Ces derniers, qui portent des djellabas de couleur blanchâtre, sont encadrés par des soldats riffains. L’équipement en armes de guerre est décrit dans le témoignage du lieutenant Bernard. Le désastre militaire subi par un corps d’armée espagnol à Anoual en 1921 a procuré aux partisans d’Abdel Krim des fusils, des mitrailleuses et un canon. La contrebande, dont la plaque tournante est Tétouan, correspond à une autre origine de l’accumulation des armes de guerre. Comme toujours, d’après l’auteur, la défection de tirailleurs marocains et de soldats espagnols est une autre source de renforcement de l’équipement militaire. En guise de dernier lieu de provenance des munitions et outils de la mort, le lieutenant Bernard cite le marché local. Sa description est ainsi faite : « dans les souks se vendait (sic) les cartouches pour tous les calibres, cela ne manquait pas d’originalité, des femmes, assises sur une natte, disposaient par tas de cinq cartouches leurs marchandises devant elles »187.

Au même moment, on observe comme code vestimentaire en vigueur au sein de l’armée française : le port du casque Adrian durant les combats, du képi lors des longues marches et des stations prolongées au soleil, (ce qui nécessite le recours au couvre -képi dont le devant laisse apparaître une fenêtre rectangulaire permettant de voir le galon et l’encre de l’officier) et au couvre-nuque (Benoit, Champeaux, Deroo et Rives 2000). 186 CHETOM, 15H24, Dossier n° 10. 187 Ibidem. 185

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La « Note » adressée au général Serrigny, qui fait cas des deux premières sources, indique que le transport de marchandises tirées de la contrebande est effectué par des bateaux allemands accostant invariablement sur les côtes du Rif188. Ce document procède au dénombrement des armes de guerre détenues par l’armée d’Abdel Krim. Ainsi, celui-ci serait le propriétaire de canons et de mitrailleuses, d’un stock oscillant entre 80 000 à 100 000 fusils ou carabines. Les armes du modèle Mauser font partie du butin de guerre pris aux Espagnols. En revanche, celles du modèle Lebel proviennent de la contrebande. Le « Projet de note », qui complète l’exposé sur la composition de l’infanterie riffaine, renseigne aussi sur l’armement des combattants d’Abdel Krim. Il y est fait cas de l’équipement des troupes de choc et des troupes de réserve en fusils Mauser, qui peuvent être distribués aux contingents fournies par des « tribus soumises », armées souvent de fusils Lebel et de fusils 74. Cette source d’informations indique également que l’armée du Rif dispose d’une artillerie. Les bigors « enturbannés » manipuleraient des mortiers et des canons de 75 sur roues de canons de 60mm et 100mm189. Nous disposons d’un récit assez original sur l’armement riffain. Léon Rollin indique que les combattants marocains disposaient de moyens aériens. Ses révélations relatives à l’acquisition d’avions de guerre sont ainsi présentées : « Le premier appareil de l’escadrille rifaine fut l’appareil que le capitaine Herraiz se fit prendre en atterrissant l’an dernier [1923] chez Abdel Krim. L’appareil, qui était en bon état, est caché quelque part dans les environs d’Ajdir. Le second appareil arrivé dans le Rif vint par bateau ; A.B.C a raconté comment des caisses mystérieuses avaient été transbordées en rade de Gibraltar ; cet avion serait de fabrication allemande. Il y aurait un troisième appareil, de fabrication française celui-là, qui arriva par la voie des airs dans de telles conditions qu’on a reconnu à Madrid, que les autorités françaises ne pouvaient être accusées de malveillance, mais bien au contraire méritaient la re connaissance pour avoir arrêté énergiquement la réalisation d’un projet qui pouvait porter préjudice à l’Espagne » (Rollin 1924 : 322). Ce discours accusatoire et de dénégation se veut une énonciation en pointillés ax é e sur les relations internationales. Il dessine deux camps aux intérêts antagoniques : le premier constitué par le duo État allemandrébellion krimienne, censé faire fonctionner la fraude économique pour

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CHETOM, 17H18, Dossier 1. CHETOM, 15H24, Dossier n° 10. 129

établir en Méditerranée occidentale un rapport de forces favorable190, et le second le tandem Espagne-France, qui révèle un pouvoir central parisien soucieux de ne pas se faire déborder dans la conduite de ses relations de voisinage. Qu’en est-il de la puissance de feu de ces appareils et des équipages disponibles ? Léon Rollin191 estime que l’appareil de construction française est de faible puissance, d’un modèle archaïque et, par-dessus le marché, très usagé. N’ayant pas identifié l’avion venu par Gibraltar, il affirme que celui piloté par le capitaine Herraiz est le plus puissant des trois et figure parmi les meilleurs du parc d’aéronefs de l’armée de l’air espagnole192. Pilotes et mécaniciens manquent. Il n’y aurait que deux pilotes : le premier, de nationalité argentine, italienne ou espagnole, et le second, en la personne du capitaine Herraiz, est un prisonnier de guerre193. Sa nationalité n’est pas précisée. L’impossibilité de se ravitailler abondamment en carburant et en pièces de rechange renforce la conviction de l’auteur selon laquelle l’aviation krimienne ne constitue en aucun cas un moyen de guerre utilisable. Les modes d’action des partisans d’Abdel Krim occupent une place non négligeable dans la « Note » ci-dessus. Le groupe de propagandistes du jihad envoyés dans les tribus voisines est composé de gens instruits et zélés, capables de transmettre les ordres de leur chef et de diriger au combat les interlocuteurs convaincus de la pertinence du message krimien. Les combattants sont assimilés à des « guerriers fanatisés qui se battent admirablement, sont doués d’une mobilité remarquable, disparaissent et se reforment tour à tour ». Après un dur combat, mené en un endroit déterminé, ils sont capables de constituer « d’autres contingents, le lendemain, au même endroit ». Leur connaissance poussée des armes de guerre utilisées et leur aptitude au combat sont imputées, dans ce document, aux armuriers présents à Ajdir, siège du pouvoir d’Abdel Krim, et aux instructeurs, qui sont autant de collaborateurs partageant en commun des cursus de légionnaires déserteurs des armées espagnole et 190 Voir ci-dessus les développements sur la circulation des armes entre l’Europe et le Maghreb. 191 Il rend compte d’un article du lieutenant-colonel Franco, commandant la Légion étrangère. Intitulé « Passivité et inaction » (traduction française du titre) et publié dans l’édition d’avril 1924 de Revista de Tropas Coloniales, il contient des critiques de la politique coloniale du pouvoir central (la politique d’attraction) et de l’armée espagnole. Sa passivité et son inaction constitueraient, selon Franco, des atouts pour la rébellion krimienne. 192 CHETOM, 15H24, Dossier n° 10. 193 Ibidem.

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française. Cela aide à comprendre pourquoi le soldat riffain est assimilé à un ennemi « manœuvrant à l’européenne », assuré d’ailleurs de lutter « dans des conditions nettement supérieures en pays montagneux »194. Le même « Projet de note » donne des informations plus précises sur les belligérants dits « insurgés ». Il voit en eux d’excellents tireurs, souligne qu’ils portent des tenues de combat camouflées et savent se cacher par petits groupes de deux à trois hommes dans des trous de rochers « ou se terrer au milieu des cailloux pour tirer sur les troupes » françaises dont les formations offrent de larges cibles. Ciblant de préférence les officiers européens, prompts à s’enfuir dès qu’ils se sentent découverts, ces « tireurs d’élite » dressent facilement des rideaux défensifs autour des troupes ennemies et font preuve d’une mobilité rapide et de masse pour attaquer les points faibles du dispositif militaire français. Cela s’observe avec les trous notés au sein des unités (sections, compagnies et quelques fois bataillons) dont l’un des démembrements s’est trop rapproché de la force ennemie ou s’est beaucoup attardé dans sa marche. En somme, les tirailleurs sénégalais devaient affronter, dès 1924, de redoutables acteurs de guerre. D’après Champoulet, cette date annonce le déclenchement véritable de la Guerre du Rif avec l’attaque des Beni Zeroual sous protectorat français depuis 1912195. Pour relever avec efficacité le défi ainsi constitué, la France s’est évertuée à jouer sur les registres du nombre et de la qualité de ses soldats. Sous ce second rapport, l’état-major a pris d’importantes options. La première d’entre elles porte sur la sélection des détachements de tirailleurs les « plus braves » et les plus « aguerris », la seconde à une réflexion mûrie de la contre-attaque. Dans cette dernière optique, les décisions suivantes ont été arrêtées : localisation à la jumelle des points de provenance des « tirs ennemis », évaluation de la distance parcourue par ces tirs et sélection des tireurs d’élite chargés de riposter et de neutraliser les tireurs riffains. L’effort de mobilisation fourni par la France a été reconstitué par le lieutenant-colonel Legendre, membre de l’état-major de l’armée française. Son texte intitulé « L’effort militaire français au Maroc en 1925 » distingue trois phases : janvier-avril 1925, séquence marquée par la présence de faibles effectifs, avril-juin ou moment du renforcement de la mobilisation avec l’envoi d’unités supplémentaires ( au maréchal Lyautey) et juin-septembre qui est le temps de l’envoi de grandes unités CHETOM, 17H18, Dossier 1, « Opérations militaires CHETOM, 16H329, Dossier 1, « Le 2ème Bataillon du 5ème Sénégalais lors de l’agression riffaine en 1925 ».

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(corps d’armée et divisions), et de la réorganisation du commandement militaire196. Au 1er janvier 1925, la France a mobilisé 68 000 combattants. Leur nombre passe à 142 000 au 13 septembre de la même année. La mobilisation a également concerné les « formations irrégulières » comme les gourmets, dont l’effectif est passé de 10 000 à 21 000 combattants de janvier à avril 1925. Toutefois, le pic de l’année 1920 n’a pas été atteint. À cette date, il y avait au Maroc 95 000 hommes armés répartis dans les différentes unités des troupes d’occupation. Parmi les renforts acheminés avec célérité, soulignons les tirailleurs appartenant à l’Armée du Rhin. Il s’agit des 1er et 2e RTS connus pour leur « bravoure légendaire » et transmutés par la suite en 5e et 6e RTS. Chacune de ces unités régimentaires comprend trois bataillons. Les tirailleurs sénégalais en provenance du Maghreb se répartissent entre le 1er bataillon du RIC, six bataillons de tirailleurs sénégalais tenant garnison en Algérie (dont les 1er et 2e BTS du 15e RTS)197 et en Tunisie (comme le 1er BTS du 10e RTS)198, les 8e, 12e, 16e et 24e RTS199. Pour gagner la Guerre du Rif, le pouvoir militaire français a mis à contribution les 53e et 55e bataillons de marche d’infanterie coloniale (BMIC) et d’autres unités régimentaires. Citons l’exemple du Régiment d’Infanterie coloniale du Maroc (RICM) et celui des RTS basés en Algérie, tel que le 13e, ou stationnés ailleurs (cas des 8e, 18e et 41e). Les statistiques collectées nous autorisent à dire que 22 012 tirailleurs sénégalais ont été positionnés sur le territoire marocain le 1er janvier 1926 (tableau II).

CHETOM, 15H24, Dossier 7. CHETOM, 17H18, Dossier 1, « Note sur le Plan d’opérations », en date du …mai 1925, pièce annexe « ravitaillement en hommes ». 198 Ibidem. 199 CHETOM, 16H45, Dossier 1, « Les Troupes coloniales sur les théâtres d’opérations extérieures. Maroc et Levant. 1925-26 ». Voir également CHETOM, 17H18, op. cit. 196 197

132

Tableau II : Effectifs moyens des tirailleurs sénégalais mobilisés au 1er janvier 1926 Unités militaires concernées 5e RTS 6e RTS 8e RTS 10e RTS 12e RTS 13e RTS 15e RTS 16e RTS 18e RTS 24e RTS 41e RTS 53e BMIC 55e BMIC RICM

Effectifs moyens 2 558 210 2 032 1 733 2 225 1 509 819 2 194 900 2 141 2 103 740 786 2 262

Source : CHETOM, 17H18, dossier 1, « Tableau numérique des pertes au feu (…) subies par les régiments coloniaux du 15 avril 1925 au 1er janvier 1926 ».

La distribution territoriale des tirailleurs sénégalais peut être reconstituée à l’échelle d’un régiment (tableau III) ou d’un front de guerre (tableau IV).

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Tableau III : Quelques positions occupées entre avril et juin 1925 par les hommes du 5e RTS

Source : CHETOM, 18H130, « Historique du 5e RTS depuis son origine jusqu’en 1930 ».

134

Tableau IV : Répartition des tirailleurs sénégalais dans les groupements du Front Nord200 Groupements Ouezzan Couloubat (région de Tafrant) Freydenberg (Haut Ouergha) Pompey (région de Kelas des Sless) Cambey (Région de Taza) Tourirt Réserve générale

Compagnies Bataillons 2 (Réserve générale) 2 (Réserve générale) e e 1 (2 bataillon du 2 RTS) 2 (2e bataillon du 2e RTS)

6 (dont 4déployés)

Source : CHETOM, 17H 18, dossier 1, « Organisation du Commandement et des services ».

Avec la Guerre du Rif, la vie de soldat du tirailleur sénégalais positionné dans un poste ou intégré dans un groupe mobile est rythmée par la diversité, la répétitivité et l’ampleur des missions qui lui ont été confiées. La plus emblématique d’entre elles est la corvée de ravitaillement. Pendant la lutte contre les partisans d’Abdel Krim, il était difficile de s’en acquitter avec succès. Le lieutenant Bernard en rend compte de façon théâtrale en racontant l’attaque, essuyée le 2 juin 1925, par un groupe de tirailleurs sénégalais envoyés faire une corvée d’eau : « Nous les voyons du poste, étendus les uns tenant encore leurs bidons, pauvres sénégalais, je ne puis réfréner un sentiment de compassion en les voyant étendus là devant moi, ces grands enfants, toujours prêts à rire pour une futilité, surtout Bakary le rouspéteur, qui n’était pas de corvée mais avait à mon insue (sic) emporté mon bidon pour le remplir »201. Les Rappelons que le « Front Nord » a pour vocation d’assurer la couverture de la ville de Fez et les voies de communication (routes et chemin de fer Fez-Ouedjda) entre le Maroc et l’Algérie. Sa constitution a nécessité l’occupation en 1924 des hauteurs de la rive septentrionale de l’Ouergha. C’est au sein de ces différents groupements que se visualise l’appartenance des « Sénégalais » au Groupe d’Opérations de la région de Fez. 201 CHETOM, 17H39, Fonds Geoffroy, Carton 1. 200

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dérapages ponctuent parfois les épisodes relatifs aux corvées d’eau. Ce témoin rapporte une bravade faite durant la même journée par un tirailleur sénégalais. D’après le témoignage écrit de cet officier subalterne, celui-ci « se place deux bidons en bandoulière, enjambe la murette, les fils de fer, se dirige vers la source, les balles sifflent autour de lui, il marche, il lui faut de l’eau ; inconscient, il fait dix pas, dans les barbelés, il tombe tué par une balle qui lui rentre par l’œil et sort derrière la tête ; un quart ne lui suffisait plus ». Le narrateur explique la survenue de cette scène surréaliste par le fait « que les Sénégalais résistent moins que les Européens aux affres de la canicule ». Pour que l’eau ne soit plus un facteur de facilitation des revers militaires, d’autres solutions ont été trouvées. Les plus intéressantes à mentionner sont la garde de la citerne et le ravitaillement en glace. La première tâche est confiée à « un sous-officier armé d’un revolver, de jour et de nuit », appliquant scrupuleusement comme consigne « abattre quiconque chercherait à puiser de l’eau »202. Le ravitaillement en eau à l’état solide intervient en cas d’encerclement du poste militaire. Il se fait alors au moyen d’un avion chargé, tous les deux ou trois jours, du largage de deux blocs de glace d’environ 25 kilogrammes chacun203. La glace est protégée par de la paille, le tout est mis dans de la toile à sacs. Mais, l’éclatement des barres de glaces en plusieurs morceaux et la dispersion de ces fragments amoindrissent l’efficacité de cette dernière solution204. L’escorte du convoi de ravitaillement est une mission dévolue au tirailleur sénégalais. Les vivres et les munitions composent l’approvisionnement destiné à un poste militaire qui n’est pas encore encerclé. Dans « La Guerre au Maroc. III. De la conduite d’une Brigade mixte », le lieutenant-colonel Caillant considère que cette forme de corvée vise toujours à atteindre un objectif intermédiaire et a pour pendant la mission dite de « soutien d’artillerie »205. Le poste de flanqueur marchant aux côtés des mulets est occupé par l’escorteur sénégalais. Le tirailleur sénégalais n’est pas uniquement utilisé sur le front des corvées. Il est aussi sollicité pour participer aux opérations de défense. Ce faisant, les cercles militaires français ont misé sur deux qualités majeures qu’ils lui reconnaissent : la solidité statique et le loyalisme206. Ibidem. Le largage concerne aussi le courrier. 204 CHETOM, 17H39, Fonds Geoffroy, Carton 1. 205 CHETOM, 15H24, Dossier 8. 202 203

206

Son homologue maghrébin serait doué pour la marche, tandis que le légionnaire européen afficherait des ressources techniques supérieures à celles des combattants africains (CHETOM,

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En conséquence, il lui est demandé de réussir une chose simple à énoncer mais difficile à faire : repousser les assaillants à partir d’un poste encerclé207 ou d’un groupe mobile. Lorsque le succès de la défense du poste est compromis ou s’avère complètement irréalisable, la baisse du moral des combattants se traduit, d’après le lieutenant Bernard208, par l’éclatement de querelles et de disputes répétées chez les tirailleurs sénégalais. Le problème du maintien de la discipline vient s’ajouter à cet insuccès et contribuer à jeter les bases d’une inefficacité opérative, ce qui est une des pires craintes de tout commandement militaire. Rétablir la ligne de front est une mission découlant de la défense d’un poste militaire. L’exécution d’une telle tâche de guerre se décline également en termes de construction et d’entretien des pistes qui reliaient différents ouvrages de ce genre. Ce qui est en jeu à travers un tel objectif, c’est, comme l’indique la « Note sur le Plan d’opération » de mai 1925, la réduction à néant des capacités de manœuvre à l’européenne de l’armée riffaine en lui opposant une organisation en profondeur de zones dites « fortifiées » bien choisies et en nombre limité209. En bref, se trouve posée la question de l’efficacité du maillage du théâtre d’opérations militaires. Le décrochage est une autre expérience professionnelle capitalisée par les tirailleurs sénégalais. Réductible à l’évacuation d’une position, il n’intervient que lorsqu’il n’est plus possible de défendre un poste militaire de façon continue. Avec cet exercice, l’on a comme difficulté traumatisante l’évacuation des blessés habités par une double hantise : l’échec de la mission, la « terreur de l’épouvantable supplice, de l’ignoble mutilation » qui les attend en cas de capture par les « forces ennemies ». Lesquelles sont expertes, selon le commandement militaire français, dans l’art de la prise à revers La prise du blockhaus de l’Ourtzagh leur donnerait raison avec des Riffains qui célébraient leur victoire du 13 mai 1925 en exposant « Sur un bûcher, des corps atrocement mutilés, consumés en partie, des membres épars tordus par la souffrance » (Boisboissel 1954 : 101). L’implication des tirailleurs sénégalais dans toutes ces opérations militaires réduit à néant la vanité des milieux militaires français qui ont 15H24, Dossier 8, « La Guerre au Maroc. Recueil d’articles parus dans « l’Armée d’Afrique pendant l’Année 1926 »).

207 Nous verrons ci-dessous quelques-unes des « prouesses » accomplies par les « Sénégalais » stationnés dans des fortifications militaires. 208 CHETOM, 17H39, Fonds Geoffroy, Carton 1. 209 CHETOM, 17H18, Dossier 1.

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voulu leur refuser ce que l’on appelle, dans la correspondance du 5 août 1926 de X à « Mademoiselle », le droit de combattre210. L’auteur de cette note épistolaire, destinée à une Française qui s’intéresse apparemment à la condition des soldats « subsahariens », informe sur la persistance de sentiments comme le mépris et de logiques d’infériorisation de l’autre. Rappelons ainsi que la Revue Militaire Française du 1er juillet 1926 a été utilisée en guise de plate-forme par les colonels Girod et Dufour pour proposer l’emploi exclusif des tirailleurs s é n é g a l a i s à la garde des bases et des postes, la construction des routes et l’accomplissement des corvées de ravitaillement. En définitive, les exigences du commandement militaire ont induit l’établissement d’un autre rapport avec les combattants venus d’Afrique subsaharienne. Face aux offensives des soldats riffains, le cap a été mis sur la mobilisation et l’emploi effectif de toutes les forces de combat disponibles. Dans bien des cas, la capacité de résistance du tirailleur a été durablement sollicitée. La défense du poste de Bou Halima, qui comptait dans ses rangs 23 tirailleurs sénégalais, a duré plusieurs jours. Elle intervient en 1925 et est l’œuvre de combattants confrontés à « un ennemi nombreux et fanatisé », prompt à lancer des attaques dites « furieuses » contre ses cibles211. L’opposition des occupants du poste de Bibane est d’ailleurs décrite comme une page d’héroïsme dans l’histoire de la présence française au Maroc212. Pendant 50 jours (du 1er avril au 5 juin 1925), 46 tirailleurs sénégalais ont résisté aux côtés de sept combattants européens à une force adverse, dont les effectifs ont atteint le pic de 2 000 assiégeants lors des onze derniers jours de résistance. L’échec des défenseurs du poste résulte de leur infériorité numérique combinée à leur épuisement provoqué par la « privation et la maladie » (Journal des Coloniaux, op. cit.). Ces éléments explicatifs s’appliquent aussi à l’échec des résistants du poste de Beni Derkoul. Constituant avec Bibane et d’autres postes, satellisés par celui de Tafrant, le dispositif d’ouvrages militaires susceptible de faciliter un meilleur contrôle territorial et la protection des

CHETOM, 16H329, Dossier 1, correspondances. CHETOM, 15H24, dossier 8, « Analyse des télégrammes envoyés du Maroc relatifs à l’attaque d’Abdel Krim ». 212 CHETOM, 15H24, Dossier 10, « Note sur la défense des postes tenues par les unités coloniales au Maroc (1925) » ; Journal des Coloniaux, 16 janvier 1926 : 1. 210 211

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tribus dites « soumises », la fin dramatique de la défense de ce poste a été plus tardive. Il a fallu 60 jours aux Riffains pour faire sauter ce verrou. L’encerclement et la prise du poste de Rihanna sont décrits dans le rapport du capitaine Clerget, commandant d’armes de cette petite « place forte »213. La description porte surtout sur les manœuvres décisives faites par les « forces ennemies », les aléas de l’appui des groupes mobiles, les difficultés de communication entre les commandants de postes et de groupes mobiles, les procédures de négociation et de préparation des redditions, les actes de reddition, etc. En les réexposant de façon condensée, nous ne faisons que retracer un cas d’ambiance de guerre vécue par les tirailleurs sénégalais. La 6e Compagnie du 12e RTS a relayé, le 2 juin 1925, le 3e Bataillon d’Infanterie légère d’Afrique (BILA) positionné, jusqu’à cette date, dans les postes de Rihanna, de Beni Routen et de M’Zoua. La manœuvre d’encerclement du poste de Rihanna, dont les défenseurs disposent d’une autosuffisance en eau de 20 jours214, a commencé par l’isolement de la source d’eau. La réussite de l’opération a été facilitée par deux facteurs : la surveillance du théâtre de guerre à partir des crêtes septentrionales du djebel Fretress (distant de 400 à 500 mètres et occupé dès le 7 juin 1925215) et l’infiltration continue de « rebelles » positionnés à l’arrière des postes avancés. Pour réussir la coupure des pistes menant à la source, les « rebelles » des caïds Fki Labandie (de la tribu des Ghezaoua) et Haddou, lieutenant attitré d’Abdel Krim, ont investi et transformé en forteresses imprenables par l’artillerie du poste les maisons situées à côté du front d’eau216. Bien au contraire, la prise d’enfilade de l’ouvrage militaire français induit l’établissement d’un rapport de force défavorable aux troupes coloniales. L’ascendant pris sur elles par les forces anti-françaises est conforté par les problèmes de communication entre le capitaine Clerget, chargé du commandement du poste de Rihanna, et le colonel Defrere, chef du groupe mobile chargé de dégager les assiégés. Une série de CHETOM, 17H18, Dossier 1, «Rapport du capitaine Clerget, commandant d’armes de Rihanna, au sujet de la reddition de ce poste à l’ennemi, effectuée le 8 juillet 1925 à 16h30, après un siège de trente jours », en date du 1er juin 1926. 214 Estimée à 5 600 litres d’eau, dont 80 en mauvais état, la réserve devait être partagée par 69 personnes (civiles et militaires), un cheval, trois mulets, trois ânes, 17 bœufs, et six moutons. 215 C’est la date de démarrage de l’attaque du poste. 216 Pour éviter un épuisement rapide des réserves d’eau, le commandement du poste a préconisé l’augmentation de la consommation du vin. Les tirailleurs respectueux d’interdits alimentaires allaient souffrir de l’adoption de cette sorte de pis-aller. 213

139

dérèglements dans la relation entre les deux officiers est notée entre le 19 juin 1925, date d’arrivée des renforts aux alentours de cette position, et le 7 juillet 1925, qui marque leur repli sur Ouezzan survenu après la destruction du poste d’Ouiled Allal. L’exécution par le chef du poste de l’ordre de destruction des vivres et de munitions, donné par le commandant de la colonne, ne s’est pas traduite par une attaque immédiate des positions des assiégeants. Au contraire, le repli des renforts sur Ouiled Allal a inauguré un ajournement de l’offensive promise217 et un cycle d’échanges laborieux de messages entre les deux commandants d’unités. Ainsi, le 5 juillet 1925, le colonel Defrere, qui serait au courant de l’absence du système de décodage dit « code Mle 1916, type A. N. » (utilisant 95 groupes de chiffres), est accusé, dans le rapport du capitaine Clerget, d’avoir fait fi d’une telle vacuité dans l’émission d’un message aux assiégés. N’ayant pas répondu à la demande de décodage de ces derniers, il aurait tardivement envoyé (le soir du 6 juillet 1925) un message codé avec le système Guinet218. Son contenu indique qu’il sommait le capitaine Clerget d’évacuer le poste de Rihanna219. Dans ce contexte de cafouillage, interviennent à la fois le repli de la colonne mobile, le 7 juillet 1925, et la mise au point par les assiégeants d’un projet de reddition des assiégés. Sa réalisation, intervenue le lendemain, a été confiée à un parlementaire faisant des appels et agitant un fanion blanc en direction des occupants du poste. Accompagné du caïd d’El Kob et censé parler au nom du maghzen, il a été chargé de leur transmettre la lettre du caïd Fki Labaudie, commandant de la mehalla. Le vainqueur va proposer au capitaine Clerget le désarmement des vaincus et leur évacuation de Rihanna sous escorte riffaine. L’acceptation de ce genre d’offre, appelé aman, a donné lieu à un nouveau martyre pour le détachement colonial, celui de la captivité.

Deux scenarii ont été imaginés. Le premier est une marche sur Rihanna. On compte avancer progressivement en occupant les crêtes du djebel Fetress ou en délogeant les assiégeants des tranchées investies au moyen du bombardement aérien. Le second scénario se résume en une progression à travers le thalweg d’Agrazene. 218 Le déchiffrement de ce code était faisable au poste de Rihanna. 219 C’est pour faciliter une telle opération que le groupe mobile a bombardé, le 6 juillet 1925, les villages de Feld El Janous, Agrazene, Rekka, Rihanna. 217

140

Être prisonnier du Riffain Le statut de captif ou de prisonnier de guerre est une des premières conséquences de la défaite militaire partagée dans plusieurs postes par les soldats sénégalais et leurs homologues européens. La séparation a été appliquée aux défenseurs du poste de Bibane. Les tirailleurs sénégalais sont regroupés à Beni Bou Frah et les soldats européens à la machta d’Aïn Kamara. Ce camp d’accueil des prisonniers de guerre français et espagnols est placé sous la responsabilité du caïd Hamouch220. Les conditions de la captivité des tirailleurs sénégalais ont été rapportées au capitaine Clerget par l’adjudant Bengali Kamara et le soldat Atchika, commis auparavant aux fonctions d’ordonnance du capitaine Clerget. Mais, il nous faut remarquer que la litote a servi de mode de restitution de leurs récits assimilables à des stratégies discursives frappées du sceau de la sélection et informées en conséquence par les logiques de la mémoire blessée. Les archives militaires comportent des données précises concernant les tirailleurs faits prisonniers par les « insurgés ». Elles portent non seulement sur les identifiants militaires (numéros de matricule, grade), les unités d’appartenance (régiments et compagnies) mais aussi et surtout sur les circonstances de la capture ou sur l’état physique affiché au moment de la capture (tableau V).

220

CHETOM, 17H18, « Rapport du capitaine Clerget… » du 1er juin 1926, op. cit. 141

Tableau V : Liste nominative de quelques prisonniers de l’année 1925 N° de Nom et prénom (s) matricule 7468 Bengali Kamara

351

Aschika

2450

Bamou Fabou

1355

Agassi

371

Samassou

453

Gambole Beidi

371+

Poussou Koudroum

5639 1670

106

Grades

Corps

Observations

Adjudant

6e compagnie du 12e RTS Même compagnie Même compagnie Même compagnie Même compagnie Même compagnie

Pris au poste de Rihanna le 8 juillet

Soldat de 2e classe Elève caporal Soldat de 2e classe Même grade Même grade

Même grade Biassi Mamadou Même Alpha grade Bleu (Gaston) Caporal (nominatio n au titre des écoles) Dioumeunoukhobe Caporal

Blessé le 7 juillet Pris au poste de Rihanna Même chose Même chose Blessé par une bombe lancée d’un avion espagnol Même chose

Même unité Même Même chose unité 8e Cie du Pris en défendant la tour du poste d’Aoudour le 5e RTS 26 avril ; deux fois blessé (au cou et sur la face) Même Pris en défendant le unité blockhaus du poste de (venu en Béni Derkoul, le 15 juin. renfort) Resté sur le terrain avec trois balles dans la cuisse. A reçu, en s’opposant à sa captivité, un coup de poignard.

Source : CHETOM, 17H18, Fonds du général Delayen, dossier 1, « Documents sur les troupes d’occupation du Maroc et la guerre du Rif… ». 142

La maladie est un important facteur de mortalité. Le nombre de tirailleurs qui ont succombé à des maladies non identifiées dans les récits des deux soldats s’élève à 19221 ou à 21222. Outre la mort, les souffrances ont été le lot quotidien des « prisonniers noirs ». Dans l’hypothèse d’une véracité des souvenirs de captivité reproduits par leur ancien supérieur hiérarchique militaire, il est possible d’expliquer le martyre vécu par la combinaison de plusieurs facteurs. Nous en retenons cinq : le recours au châtiment corporel comme mode de jubilation de la victoire obtenue sur l’autre, le sentiment de vengeance partagé par beaucoup de Riffains, l’absence de lois et de conventions de guerre reconnues et appliquées par les parties en conflit, la prégnance du racisme et la transformation des prisonniers en victimes émissaires. Décrire le martyre du tirailleur sénégalais enjoint l’évocation de l’effet guillotine du climat et des conditions d’hébergement et d’alimentation, du spleen et de l’ampleur de la violence (physique, verbale et symbolique) exercée par les geôliers, leurs supérieurs et, éventuellement, par leurs autres congénères. La parole et la mimique, qui produisent et véhiculent l’offense, la souffrance portée par l’entre-choc des mots et des gestes, alimentent le dispositif de renouvellement de la répression brutale qui s’abattait sur le tirailleur sénégalais fait prisonnier. Jurons, blasphèmes, insultes et injures constituent, à côté des multiples figures de la dérision, des révélateurs du projet de « bestialisation » des prisonniers. Un pareil projet est réductible à une modalité de facilitation du contrôle du corps et de l’esprit. Cette inflexion du rapport entre le tirailleur sénégalais et le combattant riffain autorise ce dernier à s’exercer à la maltraitance de son prisonnier. Pour ce faire, il convoque les répertoires de la grossièreté, de la malséance, de la médisance et de l’obscénité (Ngalasso 2002). Au travers du recours aux « bas mots » et aux « bas gestes » s’affichent à la fois le triomphe de la déraison et l’éloge de la mimesis. Le personnage imité ici est le membre de la « racaille européenne » (Kom 2002) qui réduit les colonisés en « piétaille » soumise impunément à toutes sortes de tortures. Nous ne disposons pas d’informations sur les réactions immédiates des victimes des gardiens transformés en tortionnaires. La colère contenue, le Ce chiffre est fourni par le capitaine Clerget dans sa lettre à son commandant en date du 16 juin 1926 (CHETOM, 17 H 18). 222 Voir le « Rapport du Capitaine Clerget, du 12e Régiment de tirailleurs sénégalais prisonniers dans le Rif du 8 juillet 1925 au 26 mai 1926, sur sa captivité », en date du 30 mai 1926 (CHETOM, 17H18, Dossier 1). 221

143

chuchotement, la réplique gestuelle, l’imprécation faite à huis clos ou non, etc., font certainement partie du répertoire de leur résistance. Pour échapper à cette atmosphère de tension et de violence éruptive223, 29 tirailleurs (et civils ?) sénégalais ont décidé de s’évader. Le projet d’évasion a échoué pour deux d’entre eux. Dix autres ont choisi de rester dans les liens de la captivité à Toufist. Notons que les statistiques produites peuvent varier d’un document à un autre. Ainsi, 31 tirailleurs sur les 60 internés auraient cherché à s’évader224. La reconstitution des parcours et des agendas des évadés, le récit de leurs découvertes (de paysages par exemple) et de leurs rencontres, la description des tactiques d’évitement et de survie (exemple de la consommation de racines et de feuilles de végétaux) forment des directions de questionnement que la découverte de nouvelles sources d’informations permettra de suivre. Des pertes dans les rangs des combattants noirs Les pertes subies par les tirailleurs sénégalais sont particulièrement lourdes. Par exemple, au poste d’Aoulai, 10 tirailleurs sur 38 ont été comptabilisés parmi les morts225. Le pic de 100% de morts est même atteint au blockhaus d’Ourtzag, à la tour d’Aoulai et aux postes de Bou Hadi et de la Koubba226. Les ratios de mortalité enregistrés et les pertes sont aussi relativement élevés à l’échelle régimentaire (tableau VI).

Les bombardements aériens des troupes espagnoles marchant sur Ajdir, le quartier général d’Abdel Krim, ont favorisé les évasions de prisonniers « noirs ».

223

CHETOM, 17H18, Dossier 1, « Rapport… » du 15 juin 1926, op. cit. CHETOM, 15H24, Dossier 10, « Note sur la défense des postes tenus par les unités coloniales au Maroc (1925) ». 226 CHETOM, 18H130, « Historique du 5e RTS depuis son origine jusqu’en 1930 ». 224 225

144

Tableau VI : Pertes en tirailleurs sénégalais entre avril 1925 et janvier 1926 Régiments

Morts

Blessés

5e RTS 6e RTS 8e RTS 10e RTS 12e RTS 13e RTS 15e RTS 16e RTS 18e RTS 24e RTS 41e RTS

38

76

45 22 57 24 10 56 7 35 1

98 112 54 79 9 85 16 139

Disparus

Total officiel des pertes

Effectifs moyens engagés

Ratios des pertes (en %)

217

390 1 209 198 277 143 24 204 27 261 1

2558 210 2031 1733 2225 1509 819 2194 900 2141 2103

15, 25 0, 47 10, 28 11, 43 12, 45 9, 47 2, 94 9, 25 3 12, 19 00, 047

21 14 107 14 1 15 14

Source : CHETOM, 17H18, « Tableau numérique des pertes au feu (…) subies par les régiments coloniaux du 15 avril 1925 au 1er janvier 1926 ».

Ce tableau renseigne sur l’inégalité des pertes subies par les différentes unités régimentaires engagées. Le degré d’implication de chacune d’entre elles, appréciable au regard du nombre de compagnies déployées et de la géographie du déploiement des effectifs militaires, explique les écarts numériques constatés. La reconstitution de la chronologie de l’hécatombe enregistrée dans les rangs des troupes coloniales est une tâche qui est encore posée. La période avril-juin 1925 est caractérisée par une forte mortalité. Dans la seule journée du 28 mai 1925, le bilan s’établit ainsi :

145

Tableau VII : Pertes subies le 28 mai 1925

Source : CHETOM, 17H18, dossier 1, « Détail de pertes subies par arme au 28 mai ».

En valeurs absolues, on note des disparités importantes entre les contingents mobilisés. Mais il nous est impossible d’interpréter convenablement ce tableau. À défaut de statistiques additives sur les effectifs d’engagés « par nationalité » et sur les évolutions des pertes subies, il nous sera difficile de dire si ce document statistique est utilisable ou non en guise d’indicateur de tendance. La mort du tirailleur sénégalais n’est pas uniquement imputable à l’action destructrice de la force adverse riffaine. Les mauvaises conditions d’alimentation, d’hygiène et de logement ont donné lieu à des maladies mortelles comme la dysenterie. Le suicide est une autre donnée à convoquer. Le fait d’en finir avec soi est appliqué par le soldat déprimé qui évolue dans l’empire des codes de l’honneur, de la dignité et de la bravoure. Ainsi, sous le commandement du sous-lieutenant Lapeyre, des défenseurs du poste de Beni Derkoul ont préféré, comme alternative à la capture, se faire sauter avec 800 kilogrammes de poudre de guerre. La mort et la blessure ont eu aussi comme origine immédiate le refus d’obtempérer du tirailleur sénégalais. Ce cas de figure, inscrit dans l’histoire de la défense des postes de Bibane et d’Aoudour, a lieu lorsque se trouve posée la question de sa mise en captivité. L’expérience (in)directe de la condition captive et la cruauté avérée ou supposée du vainqueur riffain (surtout lorsqu’il n’est pas un combattant des troupes régulières d’Abdel Krim) semblent renforcer l’option de l’insoumission du « combattant 146

noir » face à un vainqueur décidé à jouir de sa victoire. Le bilan des pertes enregistrées dans la population civile qui accompagne les tirailleurs sénégalais reste à établir. Il peut être particulièrement lourd à l’échelle d’un poste militaire. Concernant la mortalité, le ratio noté par exemple au poste de Bab Cherargua approche 990 pour 1 000 parmi l’élément féminin. Le capitaine Clerget retient dans son rapport du 30 mai 1926 qu’« une seule femme sénégalaise …, seule survivante…, serait encore dans le Rif »227. Mais, nous retiendrons que les sources militaires renseignent insuffisamment sur les pertes des « villages sénégalais ». Dans la reconstitution de cette sorte de débandade, notée aux premiers moments de la guerre du Rif dans les postes situés sur les lignes avancées et confiés aux troupes coloniales, peu d’attention a été accordé au sort de « Madame Sénégal » et à ses « négrillons ». Bref, ces témoins sont des laissés-pour-compte des récits de souvenirs de guerre et des rapports militaires, qui insistent en revanche sur les sanctions distribuées aux tirailleurs sénégalais. Récompenser et punir le vainqueur sénégalais Les sanctions distribuées aux tirailleurs font partie intégrante de leur aventure riffaine. Citons quelques exemples. Le 12e RTS, détaché à Casablanca en mai 1925 et comprenant quatre bataillons composés chacun de trois compagnies, allait bénéficier de l’ajout dans son drapeau de l’inscription « Maroc 1925-1926 »228. Les défenseurs du poste de Rihanna reçurent la Médaille coloniale et le 3e RTS, une Citation à la Division. Dans le même temps, la Citation à l’Armée fut décernée au tirailleur Atchika229. Les propositions de récompenses des défenseurs du poste de Rihanna permettent de dresser une typologie des distinctions distribuées par le commandement militaire. Cela actualise l’exercice du pouvoir normatif (Caplow et Vennesson 2000). Actionné dans le cadre de la recherche de moyens efficaces de contrôle social, ce pouvoir manipule et distribue les sanctions symboliques. Au Maroc, ces récompenses correspondent à des décorations. Les archives militaires les concernant soulignent ainsi leur diversité : CHETOM, 15H24, Dossier 10, « Note sur la défense des postes tenus par les unités coloniales au Maroc (1925) ». 228 CHETOM, 17H18, Dossier 1, « Rapport… » déjà cité. 229 CHETOM, 17H39, Carton 1, « Historique du 7e RIMA » et « La campagne du Rif (Maroc). 1925-1926 ». 147 227

- l’accès au grade de Chevalier de la Légion d’Honneur avec ou sans citation à l’Ordre de l’Armée (signe féerique réservé aux officiers) ; - l’offre de la Médaille militaire avec citation à l’Ordre de l’Armée, qui a concerné le tirailleur Kiemo Koné; - l’octroi de la Citation à l’Ordre de l’Armée, avec comme bénéficiaires les caporaux Malick Cissé et Gambari Tolono, les tirailleurs Atchika (voir ci-dessus), Adama Boli, Dobou Beabogui et Ouriouhou ; - l’offre de citations à l’Ordre du Corps d’Armée, de la Division et de la Brigade230; - la distribution de la Citation à l’Ordre du Régiment qui a concerné huit tirailleurs sénégalais (Aguessy, Amadaoulou Fabian, Bamou Baponé, Diavivéli Badi, Ourou Gani, Poussonga Zoroum, Semasson et Tacri231. L’Armée française est coupable de parcimonie dans la distribution de récompenses symboliques aux tirailleurs sénégalais. C’est, du moins, ce qui transparaît dans le rapport du capitaine Clerget du 12e RTS. En effet, cet officier subalterne estime que les distinctions faites aux tirailleurs Kémo Koné et Gambari Tolono (voir ci-dessus) sont des gestes notoirement insuffisants. Sa position de dissident potentiel ou de cadre militaire en « guerre froide » avec sa hiérarchie pourrait influer sur le jugement formulé. Dans le cas contraire, la parcimonie procède de l’influence des idées reçues relatives à l’infériorité du tirailleur sénégalais. Le chef de bataillon du 12e RTS, qui entretenait en apparence des relations affinitaires avec le capitaine Clerget (appelé « Mon cher » par le premier), réitère la thèse de la parcimonie. Pour lui, c’est en tronquant de façon « ridicule » les motifs de citation que ces récompenses ont été distribuées232. On est vraisemblablement en présence de dissensions dans la « Grande Muette » coloniale. La doxie des pratiques institutionnelles est dans ce cas une ligne de partage entre officiers « sur le terrain » et officiers d’état-major. Les grincements de dents au sein de la hiérarchie des gradés prestigieux influent certainement sur l’exercice du pouvoir CHETOM, 17H18, Dossier 1, « Résumé des avis émis par les Chefs hiérarchiques ». D’après la source d’archives cotée au CHETOM 17H18 (dossier 1, « Rapport complémentaire du Capitaine Clerget, du 12e Régiment de tirailleurs sénégalais, excommandant du poste de Rihanna, prisonnier de guerre dans le Rif du 8 Juillet 1925 au 26 Mai 1926 », en date du 15 juin 1926), ces distinctions ont été exclusivement accordées à des soldats et sous-officiers européens. L’historique du 5e RTS établit que des soldats et des sous-officiers noirs (au nombre de 10) ont fait partie des récipiendaires arborant de telles décorations (CHETOM, 18H130, « Historique du 5e RTS ». 232 CHETOM, 17H18, Dossier 1, « Rapport complémentaire du Capitaine Clerget, du 12e Régiment de tirailleurs sénégalais, ex-commandant du poste de Rihanna, prisonnier de guerre dans le Rif du 8 juillet 1925 au 26 mai 1926 », en date du 15 juin 1926. 148 230 231

normatif du commandement militaire. Ces tensions ont affaibli ce type de pouvoir au profit d’autres comme le pouvoir coercitif et le pouvoir rémunérateur233. Les sanctions positives ont été distribuées à des tirailleurs en vie ou morts au combat. Dans la dernière catégorie, signalons le cas du caporal Malick Cissé ou encore les exemples des soldats Adama Boli, Dobou Beabogui234 et Ourouhou. L’exposé des motifs de leurs récompenses, décliné en termes élogieux, fait référence, de façon itérative, au courage physique. Kémo Koné est un exemple de tirailleur toujours volontaire pour accomplir des missions périlleuses. L’éloge du caporal Malick Cissé retient davantage l’attention. Chef d’une mission de corvée d’eau, il est plébiscité comme un modèle de vaillance pour avoir tenu « tête à l’ennemi qui l’avait attaqué violemment, permettant ainsi à sa corvée de se replier sur le poste principal. Est tombé foudroyé de plusieurs balles à bout portant ». La vaillance a été également visible sur les lignes de combat. Le caporal Gambari Tolono, « bien que gravement malade », a continué à assurer le commandement de son poste encerclé pendant 32 jours, tandis que « Blessé d’une balle à la jambe étant à son poste de combat le 11 Juin 1925 », le tirailleur sénégalais de 2e classe Dobou Beabogui « s’est fait panser (sic) et a continuer (sic) à assurer son service dans un blockhaus assiégé pendant 33 jours »235. La mort en captivité est une autre forme de vaillance physique attribuée aux décorés sénégalais. C’est le cas de ce tirailleur guinéen. Réussir son évasion ouvre aussi au prisonnier noir la voie à la récompense. C’est, du moins, le cas avec le sergent Kémo Koné et le caporal Gambari Tolona. Le vocabulaire employé pour magnifier les actions des tirailleurs tourne autour des mots et groupes de mots « brave, courageux, bravement tenu tête, bravoure remarquable, belle énergie, vaillance, très brave ». L’éloge renvoie à une image-mouvement lorsque l’on emploie une expression comme « s’est fait panser » (voir ci-dessus), ou encore celles-ci : « marchant pendant une vingtaine de nuits, ne vivant que de racines »236. Le dévouement et la loyauté sont aussi sanctionnés positivement, car ils expriment un solide CHETOM, 17H18, lettre du chef de bataillon du 12e RTS au capitaine Clerget, en date du 12 juin 1926. 234 Caplow et Vennesson (2000) en font des formes de pouvoir visibles respectivement dans la distribution de menaces de punitions et de punitions, l’allocation de ressources financières ou en nature. 233

L’exemple donné renvoie au 7 juillet 1925, date à laquelle il a effectué une corvée d’eau à l’est du poste en s’exposant durant tout le parcours à des tirs dits « ennemis ». 236 CHETOM, 17H18, Dossier 1, rapport daté du 15 juin 1926 et déjà cité. 149 235

attachement du tirailleur à la France coloniale. La référence à ces sentiments fait apparaître en arrière-plan la vigueur du paternalisme, l’idéalisation de la « mission civilisatrice » qui veut que le soldat noir soit le serviteur zélé du soldat européen. L’esprit d’initiative fait également l’objet de récompenses. Surtout lorsqu’il est attribué à un tirailleur vaillant, débordant d’énergie, sachant faire constamment preuve de générosité et habitué au dépassement de soi. La « Note sur la défense des postes tenus par les unités coloniales au Maroc (1925) » souligne avec force les actions héroïques accomplies individuellement aux postes de l’Aoulaï, Mrala. À Aoulaï, le ton est donné par le soldat de 2e classe Andouno Koli237. Ce grenadier a rétabli, le 10 mai 1925, une situation militaire désespérée en contre-attaquant seul et à la grenade une centaine de Riffains. Dans la même scène de guerre et à la même date, une autre performance militaire est attribuée au clairon Mongogo. Ce « Splendide tirailleur » a contribué au sauvetage des défenseurs du poste en sonnant la charge qui les a galvanisés. Malgré ses blessures, le soldat Tenga Rouemba, du poste de Mrala, a fait fuir, à lui seul, quatre Marocains qui ont voulu le désarmer et s’emparer du troupeau dont il avait la garde238. Les autres qualités du tirailleur sénégalais sanctionnées positivement sont la discipline et la bonté. Ces traits de personnalité fonctionnent comme des mythèmes de la « sauvagerie du Nègre » et donc des indicateurs de son possible désensauvagement. C’est sous ce dernier rapport que se comprend la référence à sa discipline, atout majeur pour faire de la loi de l’évolution le volant régulateur de ce projet. La Guerre du Rif a enrichi le répertoire des distinctions symboliques. En plus de la « Médaille du Maroc », la distribution concerne les ordres marocains (Ouissam alaouite et Ouissam hafidien), la Medalla de la Paz de Marruecos, médaille espagnole créée en 1925 pour commémorer la victoire finale obtenue par les troupes françaises et espagnoles engagées dans ce conflit de haute intensité régionale (Benoît, Champeaux, Deroo et Rives 2000). Des sanctions négatives ont été également distribuées aux tirailleurs sénégalais. Les éléments du 12e RTS, revenus de la captivité en s’évadant mais sans pouvoir rejoindre directement leur unité d’affectation, ont été regroupés à Casablanca. Leur désir de rejoindre leur corps d’appartenance n’a pas été satisfait239. La pression exercée en leur faveur par leurs anciens supérieurs hiérarchiques a été vaine. Pouvait-il Ces deux dernières expressions décrivent l’évasion des tirailleurs sénégalais (de l’ancien poste de Rihanna) retenus en captivité par les Riffains. 238 Dans la revue Tropiques (368, mai 1954), le (pré)nom Kolissandro est mentionné. 239 CHETOM, 15H24, Dossier 10. 150 237

en être autrement quand on sait que le capitaine Clerget n’était plus en odeur de sainteté auprès de ses chefs et demandait par ailleurs à être traduit devant le Conseil de Guerre 240 ? Redéployés à la portion centrale à Marrakech, ils y étaient « soumis à une surveillance discrète mais serrée », ce qui conforte la thèse de l’apparentement de l’armée à une prison en mouvement (Caplow et Vennesson 2000) et met en exergue un des paradoxes de la colonisation : aduler et en même temps vouer aux gémonies l’ « indigène ». Cela renvoie au discours qui en fait à la fois l’incarnation de la bête (inassimilable, indomptable) et le modèle du sauvage (domptable, apprivoisable, susceptible de devenir un bon serviteur). L’aporie, qui est au cœur de la pensée dominante sur le colonisé, influe dans le rapport au soldat noir de la hiérarchie militaire française, préoccupée entre 1925 et 1935 par l’insoumission dans le Sud marocain.

La lettre du caporal Bernard Fadonougbo en date du 14 juin 1926 est fort éloquente (CHETOM, 17H18, dossier 1). Nous la reproduisons ci-dessous. « Casablanca le 14 Juin 1926 Monsiuer le cdt la CHR au 12-me RTS Mon commandant unité Je vous en prie de bien grâce pour vous à demande le pardonneei aux fautes que j’ai commis à contre le notre capitaine aujourd’hui je viens pour vous l’explique de toutes ces quis ils ma faire tromper, Je suis, Fadonougbo B, caporal N° 814 au 12ème RTS la poste de Rihana. Je suis la prisonnier en date le 8 Juillet 1925 Jevade du Riff le 8février 1926. Voici l’explication le nôtre capitaine il est fait ses devoirs principalement dans sa poste c’est dieu seul qu’il connait que nous sommes prisonniers c’est ne pas la faute de personne dont j’été la prisonnier pendant 11 mois. Mon arrivé à Fez je n y a plus de cœur j’ai joyeusement oh ! bon dieu qu’il ma faire revenir dans mon corps, j’ai danse je dît mes fétiches qu’ils ma protéger au moment de la je me souvenir de mes parents, et mes amis, cela j’ai le devenu d un ivrogne je ne sais pas ces que je faire je réfléchir à quelle nouvelle que je pu envoie mon cdt pour être ferai le plaisir pour moi, ensuite j aller à achète un feuille est enveloppe je vous à écrire toutes ces ques je n y a pas avoir très compréhensible je vous envoie le mois dernière il me faut pas croyer que je sais ce que j ai fais lorsque j’envoie la lettre j’ai déjà met dans la boîte avant de le réfréchir, je connaise que je faire grande fautes alors maintenant je reprend ma position comme avant, J’ai l honneur d étre avec plus profond respectueusent Recevez mes salutations, ajouter encore la .. s, il vous … Je suis au caporal Fadonougbo Bernard N° mle 314 Au 12e RTS CHR a Casablanca Maroc » Suit la signature de l’expéditeur. 151 240

La pacification du pays des djouchs (1925-1935) La pacification allait se déplacer du nord au sud du Maroc, ce qui atteste de la persistance de l’insoumission des populations. Le capitaine Létang, auteur d’un volumineux journal de marche, explique la succession des révoltes antérieures des habitants du Sud marocain par des faits comme la disette, les rumeurs relatives au désarmement, la xénophobie entretenue par la contre-propagande241. La cible du tirailleur sénégalais L’insécurité et la remise en cause de l’hégémonie française se manifestaient, le plus souvent, sous forme d’attaques de troupeaux, de bivouacs, de postes militaires, de colonnes et de convois des forces occupantes. Les objectifs fixés par les « fauteurs » de troubles », appelés djiouches, figurent en bonne place dans le manuscrit du capitaine Vanègue, produit en décembre 1929 sous le titre « La guerre au Maroc : ses caractères »242. Ces objectifs sont réductibles non seulement à l’obtention de la gloire réservée dans le bled siba aux guerriers, de richesses animales (équins, bovins, ovins, voire caprins) censées conférer le prestige social, d’armes et de munitions permettant d’accéder aux richesses et de jouir de l’absoluité du pouvoir masculin, mais aussi à l’acquisition de marchandises et d’otages. Soulignons que la remise en liberté est assortie d’une condition : le versement d’une rançon243. La quête de ressources telles que les chevaux, les munitions et les armes donnait lieu à des rezzou nocturnes. L’arme à feu du combattant berbère est un fusil à tir rapide (Lebel 1886, 07-15, mousqueton ou carabine, Mauser, Mannlicher), une arme ancienne (fusil 74, Martini, arme à pierre ou « Bouchfer ») ou une arme automatique. Outre l’attaque et le vol dans les garnisons françaises (5 à 6 fusils d’un coup par exemple), les autres modes d’appropriation des armes à feu étaient le recel (prix d’achat fixé à 2000 ou 3000 francs), la Cela était le meilleur moyen d’obtenir le « blanchiment » de cet officier accusé d’insoumission, destinataire d’une proposition de distinction (Citation à l’Armée) faite par le colonel Defrere, commandant le groupe mobile chargé de dégager le poste de Rihanna. Notons que le général Gouraud s’opposa à une telle initiative. 242 CHETOM, 15H24, Dossier 3, « Après la Guerre du Rif. Comptes-rendus d’opérations. IV Dans le Sud marocain (Journal de marche d’une Cie Sénégalaise mai 1929-mai 1932) ». 243 CHETOM, 15H24, Dossier 2. 152 241

contrebande, la désertion, la fabrication locale (dans des ateliers de réamorçage de cartouches installés dans l’Atlas)244. En plus de l’augmentation de leurs effectifs, les insoumis avaient accru leur force de frappe et faisaient preuve de plus d’audace245. Le journal de marche et des opérations militaires du capitaine Létang signale qu’ils étaient organisés, au départ, au sein de bandes réduites. Chacune d’entre elles comprenait au maximum 15 hommes. Par la suite, l’on procéda à l’accroissement exponentiel de leur effectif standard. Le cap de la centaine de membres fut franchi dans la mise en service de chaque groupe de djiouches. De 120, on passa en 1928 à 170 personnes, puis en 1929 à 300 éléments. L’abigeato (vol de bétail) est une spécialité de ces hommes. Leur chef, choisi pour « son habileté, sa connaissance du pays et sa chance » avait sous ses ordres « quelques jeunes gens hardis, heureux de prouver leur valeur » (Vanègue 1929 : 11). Chacun d’entre eux était équipé d’un fusil, d’un poignard et possédait comme provisions des dattes et du blé grillé. Les modes opératoires emblématiques des insoumis sont le coup de main et l’égorgement. Le sabre est l’arme favorite utilisée pour égorger l’autre. Une fin de vie pareille est réservée aux tirailleurs ou soldats français « isolés » (cas des sentinelles et des éclaireurs) et aux survivants blessés. L’égorgement du vaincu exprime la dureté de la pacification du bled et renvoie aussi aux scansions des combats engagés par les acteurs en présence. À la baïonnette de l’occupant, le djiouche opposait le poignard, dont le port prescrit le recours au corps-à-corps comme mode irénique de règlement des antagonismes, l’affichage de l’agilité, de l’habileté et de la rapidité. Utilisé pour anéantir l’adversaire ou l’ennemi, il procure, en cas de succès, une jouissance extrême que déclenchent, rappelons-le, le giclement et l’épanchement du sang du vaincu, le ramollissement de son corps et son râle. Ces images raviveraient les peurs et les craintes des forces occupantes françaises. Vanègue (1929) informe sur la tactique militaire des djiouches, du moins sur la perception qu’en ont les officiers français engagés dans la guerre coloniale au Maroc. La nébuleuse des bandes armées de djiouches est connotée à travers deux expressions : infinité de groupes et poussière d’hommes répartis sur le terrain. En déclarant que ces unités de combat agissent, non d’après les ordres d’un chef, mais selon les circonstances, les conditions du terrain, les fautes de l’adversaire, cet auteur leur 244 245

Ibidem. Vanègue 1929 : 12. 153

affecte deux techniques d’intervention militaire : l’ordre dispersé et la formation de combat. Le manque de cohésion serait leur principale faiblesse, ce qui fait que leur ligne d’attaque se réduirait à un simple rideau et manquerait ainsi de profondeur. En vérité, l’auteur se focalise sur la thèse de leur vulnérabilité. Une telle posture permet de contrôler la peur de l’autre, mais fait courir de véritables dangers étant donné l’efficacité des tactiques d’utilisation du terrain par la force adverse. À l’instar des Riffains, les djiouches font montre d’un sens remarquable du terrain, savent l’exploiter pour obtenir une invisibilité presque absolue de leurs mouvements. Cela, le capitaine Vanègue en est parfaitement conscient quand il déclare ce qui suit : « On ne voit presque jamais l’adversaire, à peine de temps en temps aperçoit-on un homme détaler brusquement, il a déjà disparu lorsqu’on le vise. Ceci explique que dans des terrains rocheux ou légèrement couverts des unités aient pu approcher jusqu’à cent mètres et même se faire attaquer au couteau sans rien remarquer. De plus les groupes de nos adversaires occupent presque toujours des points du terrain importants militairement parlant : cols, défilés, pitons et se trouvent placés judicieusement » (Vanègue 1929 : 7-8). Les djiouches sont connus pour leur extrême mobilité, comme de bons marcheurs246. Le discours militaire dominant leur colle les étiquettes de gens sobres et résistants, d’une excellente bravoure, de bons observateurs qui repèrent assez vite les points faibles de l’« ennemi » (Lorillard 1934)247. Ne formant pas de caravanes, ils étaient prêts à se rassembler en cas d’attaque adverse et à se disperser après les combats, opposaient à la « vulnérabilité » de leur ligne d’attaque la recherche constante de la surprise et de l’enveloppement de la force belligérante ciblée. Pour conduire ces deux manœuvres, ils étaient obligés d’aller à l’offensive quand le rapport de force leur était favorable, de mitrailler une troupe jugée forte, disciplinée, résolue à imposer sa volonté, d’encercler et d’attaquer au couteau les combattants d’une unité en désordre. L’attaque était souvent couronnée de succès, car les tirailleurs sénégalais et leur encadrement se retrouvaient dans des postures désavantageuses. Les djiouches sortaient victorieux du « combat en retraite », en faisant de la nature du terrain une difficulté de taille pour les forces françaises occupées à réussir le desserrement de leur étau. D’après Lorillard (1929), CHETOM, 15H24, Dossier 2. Ils peuvent parcourir facilement 60 km (CHETOM, 17H39, Chef de Bataillon Vanègue 1932, Les petites unités d’infanterie au Maroc, Limoges, Lavauzelle).

246 247

154

l e djiouche compensait la vulnérabilité de sa ligne d’attaque par la ténacité et la ruse. Incapables de résister aux attaques vigoureuses, les groupes de djiouches se dispersaient vite et reprenaient ensuite l’assaut en formant une sorte d’essaim insaisissable. Ce faisant, cet insurgé signait d’une certaine manière son ignorance de la défection et de la lâcheté (Vanègue 1932, Lorillard 1929). L’art de la ruse du djiouche apparaît au travers d’un ensemble de gestes. Soulignons, au départ, celui qui consiste à s’attaquer à des soldats isolés, ou encore à construire et à activer un réseau de renseignements grâce aux services des « soumis », des « parents ralliés » à la cause du colonialisme français, des prisonniers, des femmes (qui utilisent leurs dons d’observation lorsqu’elles effectuent des corvées de ravitaillement en bois) et des guetteurs. Signalons, ensuite, le regroupement rapide, la dispersion de combattants (convenant au préalable d’un lieu de ralliement pour la nuit), l’embuscade dans un passage difficile, l’empoisonnement des chiens de garde avec de la viande, le détournement de l’attention de la sentinelle. Pour que cette dernière ruse réussisse, le djiouche, chargé de jouer au commando, se fait accompagner par un congénère rompu à l’art de la diversion (Vanègue 1932). Du côté français, ces ruses, qui produisent du « désordre » et sont assimilables à des techniques de guérilla rurale, pouvaient empêcher l’obtention de victoires immédiates et l’adoption continue de la posture de vainqueur. Lorillard (1934 : 17) corrobore la théorie du désordre en déclarant que le djiouche, qui fait du respect de l’heure du thé une sacro-sainte règle de cartographie du temps, a « tendance à combattre pour son propre compte et à … rentrer chez lui la journée terminée ». La géographie de l’insoumission et de du pillage des djiouches ne tient pas compte du tracé de la frontière entre le Maroc et l’Algérie. En d’autres termes, ces deux pays ont servi de refuges et abrité leurs « agissements », notamment les coupures de routes, les occupations de terrains de parcours et de pâturages. En conséquence, leur franchissement de la frontière réfère au rejet par les populations frontalières de la reconfiguration de leur espace social. Réduit à un exercice de superposition à leur propre découpage territorial d’un jeu cartographique qui véhicule la promotion d’intérêts antagoniques, le maillage colonial est, en vérité, pris en compte par les occupants des marges territoriales dans leurs faits et gestes quotidiens. La frontière a été ainsi exposée aux logiques de subversion et de déconstruction. L’instrumentalisation de l’espace colonial est au cœur de la dualité des fonctions attribuées par les djiouches au Maroc et à l’Algérie. Ces derniers jouent incontestablement 155

aussi sur un handicap du maillage de l’empire colonial français : l’exercice d’une souveraineté qui ne peut être que parcellaire. Ce jeu empêche, ne serait-ce qu’au début de la subversion de l’ordre spatial, la coordination par les pouvoirs militaires des deux territoires de leurs opérations de sécurisation des zones frontalières. Les « missions particulières » du tirailleur sénégalais Le tirailleur sénégalais, qui a été certainement informé sur le profil du djiouche, va être le témoin de diverses décisions prises par la puissance coloniale pour contenir et mettre ensuite un terme aux mouvements de dissidence. La première est le contrôle des populations par le contrôle de l’espace. L’initiative, datée du 1er février 1930, aboutit à la création de la Région des Confins algéro-marocains. Confiée au général Gouraud, elle a pour chef-lieu Bou Denib. Les parties du Maroc qui en font partie sont les cercles de Rich, Kerrando, Bou Denib, Erfoud. Quant à l’Algérie, le démembrement a concerné le cercle de Colomb Béchar et l’espace satellisé par le poste de Beni Ounouf. Le nouveau maillage territorial actualise le régime d’administration militaire comme panacée de l’impérialisme colonial, le recours au jeu du déboîtement appliqué au ressort territorial d’un pouvoir politicoadministratif peinant à dérouler son hégémonie248. Les décisions purement militaires arrivent en seconde position. Le renforcement de l’entraînement et de l’instruction des tirailleurs sénégalais apparaît en première ligne. La troisième compagnie (CM 3) du 5e RTS fut choisie pour conduire ce projet. Le choix s’explique par le fait qu’elle était rompue à « la vie de bled par deux ans de tournée de police sans arrêt »249. Le commandement militaire CHETOM, 17H39, Carton 1. L’ouvrage de l’auteur, La guerre au Maroc, a été publié par les Éditions Lavauzelle de Limoges. 249 Il est permis de fonder la pertinence de cette dernière donnée en convoquant la création en 1924 de la Circonscription de Dakar et Dépendances. Cette unité d’administration a été constituée sur la base de l’amputation du Sénégal. Confiée à un administrateur homologue du lieutenant- gouverneur de ce territoire, elle a été directement placée sous la responsabilité du Gouvernement général de l’AOF. Cette fédération de territoires ferait-elle ainsi figure, pour la première fois, de laboratoire pour les autorités coloniales du Maghreb ? Dans l’éventualité d’une réponse affirmative, l’on aurait la latitude de dire que l’inversion des rôles a été réalisée. En d’autres termes, l’Afrique occidentale sous domination française ne se contente plus d’être un site de consommation de formules de gouvernance coloniale, comme cela a été le cas avec la création en 1857 par Faidherbe de la première unité de tirailleurs sénégalais, inspirée par le modèle algérien, la reconduction du cercle comme vocable administratif pour asseoir le découpage territorial (Suret-Canale 1977) et la 156 248

français en avait fait, de mai 1929 à mai 1933, le représentant attitré de l’armée et des soldats sénégalais engagés dans la pacification du Sud marocain. À la suite de sa mise en caserne à Bou-Denib, la CM3, qui comptait en 1930 environ 207 sous-officiers et hommes de troupe250 encadrés par trois officiers, se vit remettre un chronogramme d’actions multiples. La polyvalence porte surtout sur des missions dites « particulières au pays » et c e n s é e s relever de la routine militaire. Parmi celles-ci, notons la protection des convois. Des informations précises sont fournies par le capitaine Létang sur la préparation et le déroulement de cette mesure de sauvegarde. Au chapitre des précautions prises en matière de préparation, cet auteur mentionne le ratissage et l’occupation des points dangereux ou difficiles qui figurent sur le parcours du convoi. Pour parer aux embuscades, faire front, donner le maximum d’intensité et d’efficacité aux tirs de feu annonciateurs de manœuvres à entreprendre, deux initiatives ont été prises pour les tirailleurs sénégalais. L’une porte sur le dispositif de marche, celui devenu classique du losange et adopté par toute une compagnie. À l’échelle de la section, on applique la formation en triangle, qui impose le respect d’une distance précise entre deux groupes de marcheurs (100 m). Chacun de ces groupes s’appuie sur des éclaireurs et des flanqueurs et encadre deux groupes de mitrailleuses et le groupe d’engins placé au centre du convoi. L’autre initiative est relative à la transformation des escorteurs en fusiliers voltigeurs251. La participation aux combats de l’hiver 1931, déclenchés en vue d’encercler la dissidence du Grand Atlas, figure dans l’agenda des sorties de la CM3. D’une durée de 8 à 15 jours par mois, celles-ci ont été effectuées dans un ressort territorial s’étendant sur 50 à 60 km autour de Bou Denib. Ce théâtre d’opérations militaires est contigu à celui de la 10e Cie du 5e RTS. La CM3 a été partie prenante des opérations de 1932 qui se déroulèrent dans le Tafilalet (janvier), Ferkla (février), Sagho (février-mars), au Fezzou (avrilmai), dans l’Atlas (juin-septembre) et dans le Haut Regg (novembredécembre). La CM3 a été partie prenante des opérations de 1932. Elles se déroulèrent dans le Tafilalet (janvier), Ferkla (février), Sagho (févrierproduction de la ville de Dakar, qui a mis en scène la reproductibilité du schéma d’urbanisme appliqué au Maroc (Faye 2000). 250 CHETOM, 15H24, Dossier 3, op. cit. 251 L’effectif des tirailleurs sénégalais en route vers Erfoud en novembre 1931 est estimé à 141 hommes. Ils convoyaient au cours de leur marche 26 mulets (CHETOM, 15H24, Dossier 3, op. cit.). 157

mars), au Fezzou (avril-mai), dans l’Atlas (juin-septembre) et dans le haut Regg (novembre-décembre). Un succès éclatant a sanctionné son implication dans le nettoyage du Tafilalet (15 -19 janvier 1932). Des rôles d’arrière-garde et de couverture lui ont été attribués dans la région de l’Atlas. Et cela avant même qu’elle ne se signale dans l’oued Tezzarin par une progression par bonds. La distribution de ces tâches a fait l’objet d’un premier test dans le massif du Sagho. L’occupation de ce prolongement accidentel du massif de l’Ouugnat a permis à la puissance occupante de faire échec, ne serait-ce que provisoirement, aux tentatives de jonction entre les dissidences sahariennes et les dissidences atlassiennes252. Les tirailleurs sénégalais de la CM3 ont participé aux travaux de réparation et de construction d’infrastructures relatives à la logistique et à la communication. Ce rappel ne doit pas faire oublier la participation de différentes unités régimentaires à la pacification des « confins algéro-marocains ». C’est le cas du 6e RTS. Sa présence dans cette zone de conflit est signalée à plusieurs reprises dans les archives militaires. Rappelons que son histoire est relativement bien connue. En plus de sa biographie253, les essais de reconstitution de son action militaire au Maroc s’affichent dans cinq journaux des marches et des opérations. Ces documents couvrent respectivement les périodes allant du 26 février 1926 au 30 septembre 1929, du 1er octobre 1929 au 31 juillet 1932, du 1er octobre 1932 au 1er juillet 1934, du 1er août 1932 au 31 décembre 1935 et du 1er mai 1938 au 30 janvier 1939254. Le 6e RTS est une transmutation du 2e RTS255. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est sa participation aux tournées de police effectuées de 1931 à 1932 dans le nord de Bou-Denib, le djebel Sagho en 1933 et dans le Tafilalet en 1935. En somme, on aurait pu dire qu’il a été écartelé entre son engagement dans la zone saharienne et son implication dans la pacification du Moyen et du Grand Atlas.

CHETOM, 16H329, « Journal de Marche d’une Compagnie sénégalaise (mai 1929-mai 1933 ». 253 Ibidem. 254 Historique du 6è Régiment de Tirailleurs Sénégalais, Casablanca, [sd.], Presse régimentaire du 6è RTS. Voir la version tapuscrite de 14 pages dans CHETOM, 15H10. 255 Lire dans ce fonds les « historiques » du 2ème Régiment Colonial Mixte du Maroc (2e RCMM) et du 2e RTS 158 252

La région de l’Atlas ou l’ultime pacification L’histoire du 6e RTS semble se confondre avec celle de la pacification de l’Atlas256. La géographie de ses interventions montre que le Haut Atlas a été investi en 1933. L’année suivante, les opérations militaires ont été déplacées vers l’Anti-Atlas, précisément dans les zones de Talaint, Bou Izakaren, Zaouin Sidi Ahmed, etc.257 Les principales unités mises en service entre 1932 et 1939 sont le 1er bataillon, fort de 444 caporaux et soldats d’Afrique noire, et le 2e bataillon. Lequel compte dans ses rangs 394 tirailleurs et caporaux noirs. L’encadrement intermédiaire y est assuré par 19 sergents sénégalais. Le journal des marches du 1er octobre 1932 au 1er juillet 1934 renseigne sur l’agenda de ce régiment. Les informations portent sur plusieurs activités. Apparaissent au premier plan les corvées comme la lessive, le ravitaillement en bois, la garde du cheptel. Les travaux de construction de pistes et de lignes téléphoniques, et d’aménagement du camp font partie de la routine organisée. Il en est de même des séances d’instruction militaire. Plus intéressante est certainement la référence aux vaccinations des tirailleurs contre la peste, la fièvre typhoïde et les infections sexuellement transmissibles. Les vénériens étaient évacués vers les formations sanitaires outillées. L’évacuation de tirailleurs du 2e bataillon, qui avaient été infectés, eut lieu le 16 février 1934. Mais, nous ne disposons pas d’informations sur les types de pathologies vénériennes contractées, la durée moyenne du séjour hospitalier des malades, les mesures de sensibilisation prises pour contenir et enrayer la diffusion de ces maladies. L’infidélité conjugale, prêtée à « Madame Sénégal » et profitable au soldat européen, apparaît comme une source possible de leur éclosion et de leur expansion.

Elle a eu lieu le 26 février 1926. Sur la victoire militaire française au Maroc, lire CR (1931) et Messal (1931). Ce dernier auteur rend hommage à Alfred Le Chatelier. Cet officier, qui a enseigné à partir de 1902 la sociologie musulmane au Collège de France, est l’auteur en 1890 d’un « Mémoire sur le Maroc » et ensuite d’un opuscule sur le sud Oranais. Directeur de la Revue du Monde Musulman et collaborateur (comme G. Clémenceau) du journal Homme libre, il est connu pour son opposition à une « politique de pénétration militaire de l’Algérie par le Maroc » et son adhésion à une politique de mise en dépendance commerciale de l’Algérie. 256 257

159

La fin de la pacification et de la polémique sur le poste militaire Le poste militaire a servi, tout au long de la conquête et, surtout, durant toute la pacification, d’ouvrage de défense emblématique. Parmi les officiers qui ont fait la conquête du Maroc et se sont prononcés sur son utilité ou son inutilité, nous pouvons citer le maréchal Bugeaud et des commandants d’unités militaires moins bien connus comme les lieutenants-colonels Fabre et Lorillard. Bugeaud a fait valoir l’inutilité du poste militaire, étant donné que la force mobile est jugée apte à tenir en échec ou en respect les insoumis. Fabre (1929)258 propose l’utilisation combinée de cet ouvrage et de la force mobile. En effet, il estime que celle-ci reste le facteur essentiel de la défense d’un pays. Mais son efficacité n’est obtenue que si elle s’appuie sur une fortification. Fabre va même jusqu’à exposer des chiffres pour valider son point de vue. D’après ses estimations, en période de troubles, il faut mobiliser 4 bataillons dans une zone qui compte des postes ; dans le cas contraire, la présence de 12 bataillons est requise. Fabre termine son plaidoyer en affirmant que le poste permet d’économiser la ressource humaine et au commandement de concentrer ses réserves sur les fronts actifs. C’est en pleine Guerre du Rif que la polémique sur le poste militaire a pris de l’ampleur entre de nombreux officiers français. La querelle oppose désormais des « anciens » et des « modernes » ou fait voler en éclats l’unité apparente des « modernes ». L’après-guerre n’a pas mis un terme aux débats. Une tendance majoritaire, favorable au maintien de cette structure, semble se dégager. Ainsi, la suppression de la colonne mobile est préconisée dans la mesure où sa mise en service n’a pu empêcher la perte de postes militaires. Cependant, pour les partisans du maintien de ces fortifications, des précautions doivent être prises. En partant de l’expérience de la conquête de l’Algérie et du Maroc oriental, des officiers estiment qu’il faut se préoccuper de deux choses : limiter leur nombre et y concentrer de gros effectifs. D’autres expriment des exigences différentes. Pour eux, il importe de créer uniquement de petits postes259 et de régler correctement la question de l’approvisionnement en eau. Lorillard (1934)260, qui rappelle ces différentes positions, formule deux 258

CHETOM, 15H10, version tapuscrite déjà citée.

Voir CHETOM, 17H39, Carton 1, « Au Maroc : le bataillon au combat ». Le groupe favorable à leur édification insiste sur leur rôle de ralentisseur de l’avancée des insoumis riffains. 160

259 260

propositions : construire en zone montagneuse de petites et grandes fortifications261, dans la mesure où il est difficile de lutter efficacement à découvert contre les embuscades de tireurs blottis dans des escarpements, ériger en pays de plaine de grands postes bien placés et fonctionnant comme des places d’armes à grand rayon d’action. Les tirailleurs sénégalais ont-ils été informés de cette polémique qui porte sur un des lieux d’exercice de leur métier ? Si oui, ont-ils pu situer les enjeux des joutes verbales ? Il est fort à parier que le questionnement stratégico-tactique des officiers supérieurs fait partie des choses inconnues du parcours socioprofessionnel de ces soldats noirs. Ce débat allait perdre de sa pertinence, car les années 1930 annoncent le redéploiement progressif des soldats et de leur encadrement dans les casernes ou camps militaires installés dans les agglomérations urbaines. Les résistances rurales perdent de leur ampleur. Une pareille évolution se produit au moment où le contrôle social et politique de la rue fait de la ville le principal site de multiplication des désordres et où le « dépitonnage » des positions militaires ouvre une nouvelle page d’histoire de l’armée et des militaires au Maroc. Des témoignages d’officiers français aident à restituer quelques pans de celle des tirailleurs sénégalais en 1936. Exemple, la 1ère Cie de Mitrailleuses du 6e RTS, installée dans la Région de Fez, disposait à cette date d’un patrimoine matériel qui a fait l’objet d’un recensement partiel par le général Bourgund262. Le dénombrement porte sur les toiles de tente (au nombre de 176 puis 164), les gamelles pour quatre hommes (au nombre de 17) et les marmites (chiffrées à 23 unités). La répétitivité, la diversité et l’amplification sont les traits caractéristiques des tâches quotidiennes dévolues aux tirailleurs sénégalais. Outres les missions classiques de défense de postes militaires, effectuées souvent dans des conditions difficiles, le commandement militaire français a exigé qu’ils accomplissent de façon diligente et satisfaisante les corvées de ravitaillement en eau, les protections de convois, l’aménagement de pistes, etc. Du fait du caractère périlleux de ces obligations, l’élite militaire française a été contrainte d’imaginer d’autres solutions. Ainsi, pour gagner la guerre de l’eau, les autres initiatives prises portent sur la garde des citernes, le rationnement des

Nous voulons nommer le blockhaus confié à un sous-officier (adjudant ou adjudantchef), le poste militaire commandé par un lieutenant et le groupe d’ouvrages placé sous le commandement d’un capitaine. 262 CHETOM, 17H16, Papiers du général Bourgund, Carton 1, dossier « Algérie 19341936 et Maroc 1936 -1939 ». 161 261

provisions individuelles, le largage par les avions militaires de blocs de glace, la conservation des blocs de glace. En bref, nous pouvons retenir que la pénurie d’eau, l’opiniâtreté et le « savoir-guerroyer » du soldat d’Abdel Krim et du djiouche ont alimenté les craintes des troupes d’occupation coloniales. Ces sources de la surmortalité frappant les effectifs de tirailleurs sénégalais n’ont pu être gommées de la scène de guerre marocaine qu’au prix de lourds sacrifices. Les décorations qui leur ont été distribuées prouvent la rudesse de l’affrontement avec le résistant. La victoire conjointe du soldat européen et du tirailleur sénégalais donne lieu, dans les années 1930, à la substitution de la campagne par la ville comme principal site d’accueil des unités militaires. Étant donné que son débarquement y a eu lieu, le poste militaire, flanqué de son « village sénégalais », sert de point de rebroussement du tirailleur sénégalais qui se retrouve projeté désormais dans un camp militaire. Cette mobilité spatiale a prévalu en Algérie et, probablement, en Tunisie. Même s’il y a encore des difficultés à documenter la présence du tirailleur sénégalais dans ces deux pays263, on sait que durant les années 1920 il a été en mission dans la région militaire Algérie-Tunisie, dont le Constantinois correspond au centre de gravité. Le 15e RTS y est basé dès 1929. Bernelle, El Kantara et Biskra abritent respectivement les 108e, 109e et 113e BTS, Tolga, Faifar et Nemours accueille les 114e, 115e et 116e BTS appartenant au 16e RTS et la Division d’Alger gère trois BTS. Ils ont dispersés entre Orléansville (le 111e), Cherchell (le 118e) et M’Sila (135e). Au même moment, deux bataillons de dépôt sont cantonnés à Phillepeville (le 94e) et à Hussein-Dey (le 136e)264. Dans l’entre-deuxguerres, des départs de tirailleurs sénégalais vers la France sont notés à partir de ces positions militaires. Ils vont ainsi prolonger l’expérience des premiers renforts sénégalais arrivés dans la « métropole » au début de la Grande Guerre et confrontés au spleen consécutif au retard de leur réembarquement en direction d’AOF.

Nous savons, par exemple, que les « Papiers » du général Bourgund, versés dans la cote 17H16 du CHETOM, contiennent des informations sur l’Algérie des années 1934 -1939 et le Maroc des années 1936-1939. Les pièces mises à disposition pour le dépouillement ne portent que sur ce dernier pays. 264 CHETOM, 15H36, Dossier 1, « Copie des Tableaux de la 8ème Direction ». 263

162

Chapitre II : Entre spleen, guerre des images et « paix des brigands » L’idéologie dominante du siècle des Lumières européennes fait figure de matrice des représentations négatives qui frappent l’altérité265. Avec le darwinisme social, un bond en avant est accompli dans la production d’un discours d’infériorisation de l’autre, qui trouve en la « mission civilisatrice » de « l’homme blanc » et en l’ethnologie les nouvelles sources de son inscription dans la durée. Les peurs collectives viennent conforter l’image de l’étrangeté et de la dangerosité de l’autre. Quand ces angoisses existentielles sont relayées par les espérances collectives, celuici devient le bon sauvage. La guerre des images, menée entre la France et l’Allemagne ou à l’intérieur de la France, s’organise autour de cette polarité. Le tirailleur sénégalais est ainsi placé sur un piédestal par les uns au moment où les autres le plongent dans les abysses du néant. Le sublime, compris comme une figure du bizarre266, estampille l’image euro-occidentale du tirailleur africain267. Intervenant surtout durant l’après-guerre, caractérisé au début par la montée du spleen dans les rangs des tirailleurs sénégalais, cette guerre des images est menée à la fois par les civils et les militaires. Les moyens de diffusion de l’imaginaire colonial sont variés. Les plus utilisés sont les films, les supports publicitaires, la prose, etc. Le tirailleur sénégalais, qui ne laisse personne indifférent, apparaît dans la polémologie postguerre. Son mode d’emploi est questionné à la lumière de sa présence et de son implication dans les champs de bataille de la Grande Guerre.

La difficile attente du rapatriement La problématique du retour en Afrique a donné lieu à une situation très difficile à vivre : l’attente d’un réembarquement continuellement différé. Cela engendra différentes réactions préjudiciables pour le commandement militaire qui voulut maintenir la discipline et, en

Cette idéologie dominante présente aussi les Lumières comme quelque chose de positif en ce sens qu’il y a une mise en équivalence entre celles-ci et la sortie de l’homo sapiens de la minorité (Kant1997). 266 Lire Litman (1971). 267 Sur l’histoire de l’image du Noir en Occident, lire, entre autres auteurs, Devisse et Mollat (1979). 265

163

définitive, faire jouer pleinement à l’armée coloniale sa fonction d’institution totale. Le mal du pays et les maux de trop La signature de l’armistice, le 11 novembre 1918, devrait signifier l’imminence du rapatriement des tirailleurs sénégalais répartis au moins dans 42 bataillons268. Ces derniers, qui avaient enregistré dans leurs rangs environ 29 200 décès pour un total de 181 512 « engagés », s’interrogèrent et interrogèrent à plusieurs reprises leurs supérieurs hiérarchiques sur le programme du rapatriement. L’immobilisme prêté au commandement militaire ne manqua pas de faire l’objet de suspicions. En conséquence, peu de crédit fut accordé à l’invocation du déficit en 1919 de moyens logistiques, notamment de bateaux, pour démarrer et exécuter convenablement le programme en question. Pour les tirailleurs, invités à faire preuve de patience, l’attente, qui ne s’accompagnait d’aucune perspective de levée des contraintes rencontrées par le commandement militaire, fut difficilement supportable. Une baisse du moral s’ensuivit pour beaucoup de soldats africains. Était ainsi ouverte la voie de leur transformation en esprits dangereux, en acteurs sociaux capables de se livrer aux « extrémités les plus regrettables » (Boisboissel 1954). Miribel (1996) en cite deux : le suicide et ce qu’il désigne pudiquement par le terme assez vague de manifestation de mécontentement. Le stade ultime de l’indocilité fut la tentative de mutinerie. L’augmentation des gestes suicidaires ponctue, selon ce dernier auteur, l’attente de l’embarquement. Mais les chiffres fournis ne confortent pas son point de vue. Il signale en effet que l’on passe de deux suicides en décembre 1918 à un seul geste « fatal » pour les mois de janvier, février et mai 1919. Il reste à « documenter » l’indocilité du soldat sénégalais impatient de quitter le Var, de refouler le sol africain et de retrouver les siens. Décrire l’acte de désobéissance individuel, bruyant ou décliné sous forme de murmure, de chuchotement ou de sifflement reste une piste de recherche aussi importante que le fait de décrypter la désobéissance collective de tirailleurs informés des mutineries de 1917, voire de la signification des événements politiques qui secouaient la Russie depuis octobre 1917. Invoquer le mal du pays, c’est-à-dire convoquer le rapport mental à un espace déterminé, ne suffit pas pour 268

CHETOM, 18H181, texte de Dietrich s.d. 164

comprendre le recours à ces « extrémités ». D’autres mobiles sont fournis par le sous-lieutenant Charles N’Tchoréré, auteur d’une enquête intensive d’une durée de trois années et menée, après 1924 en France comme en Syrie, parmi les tirailleurs du 2e BTS du 17e RTS. Ces mobiles se résument en des devoirs sociaux auxquels pense fort le « soldat noir » : se marier, comme ses camarades de classe d’âge non « engagés volontaires », assurer la reproduction du lignage, jouer son rôle d’aîné, revoir des parents âgés pour pouvoir recueillir leurs prescriptions testamentaires et les accompagner dans leur vieillesse ou leur maladie dite « fatale »269. Ne pas pouvoir satisfaire chacune de ces exigences sociales était assimilé à un mal supplémentaire venant se greffer à la nostalgie. Dès lors, allait relever de la gageure le fait de parvenir à encadrer efficacement le tirailleur qui souffrait de ces vacuités, en lui proposant autre chose que l’embarquement et le retour en Afrique. En définitive, se pose la problématique du maintien de la discipline, de l’exercice du contrôle social sur des hommes qui ont fini de risquer leur vie pour que leur étatmajor et les élites chargées de leur contrôle politique (Caplow et Vennesson 2000) triomphent de l’adversité et de l’inimitié. Des gestes et des mots de soulagement Contre le spleen et les actes de désobéissance, le commandement militaire de Fréjus testa plusieurs solutions. Elles consistèrent d’abord en la mobilisation et l’implication des tirailleurs dans l’exécution de gestes qui donnent lieu à ce que d’aucuns appellent « une dépense physique opportune ». Le résultat attendu et obtenu est le désamorçage de la tension musculaire et nerveuse. On les invitait, en faisant appel au concours de la fanfare productrice du « grand bruit de cuivres et de grosse caisse », à participer aux « défilés aux alignements impeccables, à l’escrime à la baïonnette aussi spectaculaire que périmée, mais qui … [a] le caractère d’une danse guerrière »270. L’ethnologie tactique, largement utilisée en Afrique par les militaires français, est mise à contribution pour calmer les esprits et atrophier entre deux intervalles les corps des tirailleurs sénégalais. Une sorte de politique de communication était également mise en œuvre par les officiers de Fréjus. Un genre de théâtre, conçu comme une œuvre de (post)guerre, CHETOM, 15H30, Dossier 7, « Le Tirailleur Sénégalais vu par un Officier Indigène » : 34-37. 270 Ibid. 269

165

fut servie aux soldats noirs. Il consiste en la narration de bonnes histoires et en la déclinaison de mots drôles qui déchaînent des rires explosifs. Enfin, on avait la distribution de bobards. Le plus éloquent veut que l’embarquement tardif des tirailleurs résulte conjointement du lancement de torpilles dérivantes vers le Sénégal par les Allemands désireux de se venger et de la conduite d’une contre-offensive propre à obtenir le nettoyage des « grosses grenades « bélé-bélé » »271. Une pareille fabulation a accompagné le redéploiement de tirailleurs sur des fronts où ils étaient appelés à accomplir des missions post-guerre inédites. Interposition et occupation : les nouvelles missions des tirailleurs Ces deux missions inédites eurent pour cadres d’accomplissement la Méditerranée orientale (carte 3) et la Rhénanie (carte 4). Chacune d’elles correspond à un faisceau de tâches. En faisaient partie le maintien de l’ordre, l’assistance, l’appui aux forces de sécurité comme les sapeurspompiers, etc. L’accueil des tirailleurs africains dans ces deux régions fut contrasté. Si les manifestations xénophobes ne connurent pas une grande ampleur dans l’Europe du Sud, il n’en fut pas de même en Rhénanie, cet espace tant magnifié par Victor Hugo (Chamarat 2001).

271

Ibid. 166

Carte 4 : Les tirailleurs sénégalais en Rhénanie

Auteur : Joseph Sarr, cartographe à l’UCAD.

Les tirailleurs du Rhin, des victimes émissaires de la « honte noire » Les 10e et 11e RTS272 ont fait partie des forces françaises d’occupation de la Rhénanie. Débutant en avril 1919, c’est-à-dire bien avant la signature du traité de Versailles, leur participation à l’accomplissement de cette mission prit fin en avril 1921. L’appel à la « force noire » et la contreoffensive militaire contre l’Allemagne, progressivement victorieuse dès 1917, se traduisirent par l’entrée du tirailleur sénégalais dans les environs immédiats du territoire allemand. Les dispositions du traité de Versailles du 28 juin 1919, qui stipulent l’occupation pour une durée de quinze ans de la rive gauche du Rhin ou 272

CHETOM, 15H136, Dossier 1. 167

Rhénanie puis sa démilitarisation, conduisirent les autorités françaises à créer un pendant de l’Armée d’Orient. Elles le baptisèrent « Armée Française du Rhin » (AFR). Le général De Goutte fut un des commandants de cette force armée d’occupation. Estimés par Dutreb (1922) à 5 200 hommes, les 10e et 11e RTS faisaient partie de ce démembrement institutionnel273. Les Français comptaient beaucoup sur l’efficacité de ce rouage organisateur pour obtenir l’application satisfaisante de l’« Arrangement rhénan » qui fixe le statut de l’occupation et la Haute Commission interalliée des Territoires rhénans (HCITR)274. On peut en dire autant avec la délimitation de trois zones d’occupation (Vaïsse 1975). Pour donner de la consistance à un pareil maillage, les cantonnements furent multipliés. Les tirailleurs sénégalais allaient tenir garnison dans plusieurs agglomérations : Biewer, Bitburg, Darmstadt, Ehrang, Frankfort, Guesheim, Hoppstadten, Kilburg, Ludwigshaffen, Mayence, Oppau, Speicher, Quint et Worm. Mayence était, par exemple, le siège du commandement de la troisième zone d’occupation et aussi la tête de pont d’une armée française mise en ordre de bataille en Allemagne centrale. Le maintien de l’ordre correspond à l’une des nombreuses tâches confiées aux tirailleurs sénégalais. Dans une ville comme Frankfort, ils étaient chargés de réguler la circulation routière et rendirent ainsi d’appréciables services aux personnes âgées et aux enfants. C’est, du moins, le point de vue de Dutreb (1922), qui affirme également qu’ils exécutèrent de façon satisfaisante leur fonction d’assistance sociale en protégeant les dames allemandes exposées aux brimades des mâles du pays. Ils exercèrent donc le pouvoir d’admonestation policière, modalité préventive actionnée pour satisfaire une demande sécuritaire (Souchon 1982). La compilation de sources, produite par Camille (1922), place sous le sceau de la sexualité la présence en Rhénanie des fantassins sénégalais. Considérés comme de « beaux gars, dont le franc journalier Il y avait d’autres tirailleurs africains. Citons, en premier lieu, les Maghrébins, fournissant le gros des troupes d’occupation coloniales. Le recensement officiel fait le 24 mars 1921 indique qu’ils étaient au nombre de 15 440. En seconde position, il y a les Malgaches. Ils appartenaient, soit au 42e RIC déployé à Biewer, Bitburg, Ehrang, Kilburg, Speicher et Quint, soit au 34e RIC, unité régimentaire dont les hommes étaient dispersés entre Hopps-tadten et Oppau. À la date du 27 mars 1921, on dénombrait 2057 tirailleurs (chasseurs) malgaches sur le sol allemand (contre 1129 tirailleurs indochinoisannamites). En bref, les tirailleurs sénégalais constituaient le deuxième gros contingent (Camille 1922). 274 Voir Aulneau (1921), Bariéty (1975) et Tirard (1930). 273

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équivaut à plusieurs marks », dans le contexte d’une Allemagne en proie à une hyperinflation qui érodait fortement le pouvoir d’achat des classes moyennes et réduisait à néant celui des classes laborieuses, ces « guerriers à peau d’ébène, presque toujours fortement musclés, sans compter l’uniforme seyant » (ibid. : 42), étaient le point de mire des femmes allemandes. Les filles de noce sont citées en première position par ce compilateur. Très nombreuses à l’époque, à tel point qu’il parle de « développement anormal » de la prostitution, elles faisaient de nombreuses avances aux soldats africains, dont l’envoi de lettres d’amour et de pièces photographiques. En conséquence, elles se livraient à la conquête des cœurs des « guerriers au repos », tentaient d’obtenir la mise en éveil de leurs sentiments, s’exerçaient à la réitération du jeu de séduction au moyen de l’image photographique. Celle-ci n’était-elle pas capable de faciliter le surgissement de fantasmes exposant les digues de la retenue morale, voire de la timidité275, à de fortes intensités destructrices ? Les filles de noce et les femmes allemandes des classes laborieuses n’hésitaient pas à investir l’espace public et à recourir au bruit pour manifester leurs penchants sexuels en direction des occupants sénégalais. Ainsi, elles faisaient le siège des campements, s’accrochaient à leurs grillages pour entrer en contact avec leurs partenaires ou des candidats au partenariat sexuel. Dans son édition du 15 juin 1920, le journal Mannheimer Tageblatt évaluait à une centaine le nombre de ces femmes qui se disputaient au quotidien les faveurs d’acteurs que souriait la fortune, même sur « ce nouveau champ de bataille » constitué par l’amour dit « inter-racial » (Zukunft, juin 1920). Dans les deux cas, ils étaient les destinataires de billets doux, de gerbes de fleursui et de cadeaux (Zukunft, juin 1920). C’est en termes de troubles de l’ordre public qu’étaient perçues ces initiatives de séduction. À Ludwigshaffen, des patrouilles furent mobilisées pour maintenir leurs auteures à distance des points de stationnement des mâles sénégalais. Ce mode de contrôle social de la rue fut appliqué aussi à Guesheim. Ces patrouilles multiplièrent les rafles aux abords des cantonnements militaires (Mannheimer Tageblatt, 15 juin 1920). Les dames de la haute société allemande firent aussi une cour assidue aux tirailleurs sénégalais habitués à (re)découvrir la variabilité de la Un courant d’opinion de l’époque postulait la timidité du tirailleur sénégalais mis en contact avec la femme européenne. Le complexe de supériorité raciale informe une pareille perception.

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sexualité (Phillips and Reay 2002). Par voie de conséquence, elles disputèrent leurs services sexuels aux actrices sociales soumises ordinairement à leur mépris de classe. Camille (1922 : 29) rapporte le cas d’une « jeune fille…d’une excellente famille bourgeoise, dont le père est un très haut fonctionnaire municipal d’une des villes les plus importantes des pays rhénans, [qui] a récemment obtenu un passeport pour rejoindre à Marseille son fiancé, un sergent noir ». Le journal Die Frau im Staat, dans son édition de juin 1920, révèle qu’à l’occasion d’une exposition organisée à Berlin, « des noirs ont disparu à différentes reprises pendant plusieurs jours : or, il était de notoriété publique que ces noirs avaient passé leur temps chez les dames de la « bonne société ». Le fait s’est produit dans d’autres villes, particulièrement à Hambourg. Plusieurs tendances comportementales sont imputées aux membres de la haute société allemande post-guerre : acceptation (forcée ou non) par les conjoints des aventures sexuelles des conjointes en vue de préserver le lien matrimonial, renouvellement des formes et rythmes de l’infidélité conjugale, manifestation d’une nouvelle quête de l’exotisme à travers le besoin incompressible de découvrir l’autre sexe, brouillage du champ de la masculinité, etc. Ces données confortent l’opinion de Capdevila, Rouquet, Virgili et Voldman (2003) selon laquelle la guerre perturbe profondément les relations entre l’homme et la femme. De ce point de vue, se comprend aisément l’hostilité manifestée, en France et en Allemagne, par le mâle européen en di- rection du fantassin sénégalais. Dans une Allemagne confrontée à une crise économique et sociale sans précédent276, la participation des « Sénégalais » à l’occupation de la Rhénanie suscita une puissante campagne de fabulation de crimes commis par les tirailleurs. Celle-ci était connue sous le nom de « honte noire » (Faye 2004). Avant de voir sommairement comment et avec quels moyens le lynchage des tirailleurs fut organisé, examinons brièvement sa généalogie. Cela revient à aborder inévitablement l’étude du « péril noir ». Cette dernière métaphore désigne une campagne de rejet de la proposition faite par le lieutenant-colonel Mangin et relative à l’utilisation de la « force noire » sur le théâtre d’opération européen. Le journal de Leipzig, Neuste Nachristen, donna le coup d’envoi du lancement de cette campagne. Dans son édition du 11 août 1909, il 276 Il partage ce sort avec l’Autriche, autre pays de langue allemande faisant partie du camp des vaincus. La misère post-guerre de ses habitants et le désarroi de ses jeunes revenus de l’enfer de guerre font l’objet, dans le roman de Joseph Roth (1983), de ce que White (2006) appelle la mise en public.

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exprima son opposition à l’initiative consistant à « Faire vider dorénavant … [les] querelles par des mercenaires noirs et jaunes… Si les petits nègres venaient à manquer, peut-être se trouverait-il quelques gorilles qui seraient prêts à venir boucher le trou. En tout cas, le projet de Mangin aurait un bon côté : l’odeur des cadavres et la pestilence disparaîtraient du théâtre de guerre, car il est bien certain que les cannibales du Congo feraient « table nulle» après le combat ». Introduit en tant que point de débat parlementaire, le 21 février 1910, le projet provoqua un rejet intempestif de Jean Jaurès. Son discours se présente ainsi : « Vous allez faire poindre à l’horizon un péril nouveau… le jour où il sera entendu que l’armée n’est plus tout entière une armée citoyenne, le jour où il sera entendu que pour grossir vos effectifs français, vous vous préparez, à certaines heures, à appeler jusqu’à 120 000 hommes, évoqués des profondeurs de noirs de l’Afrique centrale, le jour où votre armée dont les soldats eux-mêmes, si disciplinés qu’ils soient, gardent la nécessaire autonomie de leur conscience, vous aurez adjoint une race qui aura été façonnée par une discipline brutale et passive, ce jour-là quand 120 000 hommes pourront être brusquement mobilisés à la moindre alerte des troubles civils ou des antagonismes sociaux, le prolétariat se demandera si vous ne voulez pas jeter sur le champ de bataille…». Cette seconde citation277 fait du tirailleur sénégalais l’incarnation de la menace de la démocratie, le catalyseur de la haine raciale, le perturbateur de la crédibilité de l’institution militaire, d’essence citoyenne et populaire. En bref, la culture française, la civilisation occidentale et l’armature idéologique sur la supériorité « raciale » attribuée au « Blanc »278, seraient en péril. Une telle conviction était partagée par les officiels allemands qui réprouvèrent bruyamment en 1917 la présence des Noirs parmi les effectifs militaires déployés par les Français. Les députés français de « race noire », Boisdesneuf, Candace et Diagne obtinrent, le 16 janvier 1917, l’adoption unanime par le Parlement français d’un projet de résolution condamnant cette posture jugée infamante pour les soldats africains. La « honte noire », campagne de remise en cause du traité de Versailles et d’enrayement des tentatives françaises de construction d’un puissant séparatisme rhénan et palatin279, fit du tirailleur sénégalais sa victime Comme la première, elle est tirée de Ly (1957 : 40 et 46-47). Le paradigme de la race influe aussi sur la politique britannique pendant la Grande Guerre (Martin 1986). 279 La Rhénanie occupe une place à part dans les spéculations et projets géopolitiques et géostratégiques et économiques des milieux politiques français. Le Rhin était assimilé à un instrument de coercition militaire, un glacis protecteur et un poste de surveillance, tandis qu’une Rhénanie indépendante constituerait un État faible dont les abondantes ressources seraient accessibles au capital français (Aulneau 1921, Badia 1987, Baldens171 277 278

émissaire idéale. Il serait responsable de l’expansion du viol, coupable donc d’intromission par effraction. Pareil geste était censé s’inscrire de façon répétitive et à une échelle remarquable dans la quotidienneté. Déclaré acteur de la criminalité organisée, il aurait conçu un mode opératoire travaillé par les logiques de la lâcheté et de la sélectivité. Sous ce dernier rapport leurs cibles sont des personnes isolées, partageant la fragilité physique et la précarité sociale. Ces profils sont ceux des enfants, des personnes âgées, des veuves et des employées de maison. La maltraitance, qui préparerait l’agression sexuelle et aiderait à dévoiler l’homosexualité et la pédophilie du soldat incriminé, conforterait la thèse de sa bestialité et celle de son insatiabilité (Faye 2004)280. Assimilé à une œuvre de destruction du corps de la femme allemande et à une continuation par procuration de la guerre sur le terrain de la sexualité en faisant appel à un mâle redouté, le viol ne serait pas le seul crime de lèse-majesté du tirailleur sénégalais. Ce dernier était également accusé d’être, non seulement une bombe biologique vivante (aux mains des Français), en ce sens qu’il inoculerait sur le corps de la femme allemande et celui de sa ville les germes de la tuberculose et de la syphilis, mais aussi et surtout l’auteur de multiples coups et blessures, outrages, vols et tortures (Faye 2004). On voyait également en lui l’auxiliaire actionné par le revanchisme français pour souiller le patrimoine génétique allemand au travers de la multiplication des enfants dits « illégitimes », catégorie de métis censée se faire remarquer par les zébrures qui orneraient leur dos (Susini 1997). Cela est à l’origine de la décision de stériliser les « bâtards du Rhin ». Opération conduite jusqu’en 1937 (Pommerin 1979), mais qui ne perger et al. 1922, Blondel 1921, Mayeur, Monnerville 1968, Mourin 1951, Spindler 1992 et Vaïsse 1974). Victor Hugo, dans sa « Monographie sur le Rhin » écrite en 1841 et dans sa « Lettre XIV » (qui rendent compte de son voyage en Rhénanie en 1840), reproduit éloquemment la vision politique largement partagée en France sur la place et le rôle du Rhin et de la Rhénanie dans la construction des équilibres et alliances diplomatiques du XIXe siècle, le recentrement ou le décentrement de l’espace géopolitique européen. Hugo informe ainsi sur la représentation dominante sur le Rhin : «Le Rhin réunit tout. Le Rhin est rapide comme le Rhône, large comme la Loire, encaissé comme la Meuse, tortueux comme la Seine, limpide comme la Somme, historique comme le Tibre, royal comme le Danube, mystérieux comme le Nil, pailleté d’or comme un fleuve d’Amérique, couvert de fables et de fantôme comme un fleuve d’Asie » (Chamarat 2001). 280 Pour ces deux thèses, voir respectivement les éditions du 28 janvier 1920 du Taegliche Rundschau et du 6 février 1920 du journal berlinois Der Deutsche Ausbau. 172

concernerait en réalité que 15 sujets d’ascendance dite « négro-africaine » (Tirard 1930). D’importantes ressources furent largement utilisées dans la campagne de diabolisation du soldat africain. Au premier rang, se trouvent la presse à grand tirage ou à sensation, les « feuilles volantes », les affiches, les lettres privées, les plaintes, les protestations envoyées aux responsables de la Société des Nations (SDN) et de l’État américain, les caricatures, les tracts et les livres. Le pari est ainsi fait sur la puissance destructrice ou de persuasion de l’écriture et du dessin. Les représentations théâtrales furent aussi des lieux de lynchage du tirailleur sénégalais. Ici, le dévolu est jeté à la fois sur la capacité de nuisance, la force d’entraînement de la gestuelle et sur l’efficacité persuasive des variations de registres d’intonation de l’acteur de théâtre. Les registres les plus en vue sont ceux de l’interpellation, de la sommation, de la vexation et de l’adhésion. Ensuite, figurent au nombre des moyens mis à contribution, dans la campagne en question, les talents oratoires d’hommes d’église et d’intellectuels hystériques appelés à produire et à prononcer des discours redondants à l’occasion de messes, conférences ou meetings. Enfin, les cadres de vie associative forment la dernière série de moyens utilisés pour réussir pleinement la diffusion de l’image négative du tirailleur sénégalais. C’est une formidable pression verbale, morale, politique et psychologique qui est exercée sur lui et sur l’élite gouvernante française. En dépit des démentis produits au terme d’enquêtes officielles des occupants et de la diffusion de thèses de contre-propagande intérieure, qui stigmatisent ce que nous avons appelé la « honte blanche » (Faye 2004)281 et la présentent d’ailleurs comme la véritable rassenverrat (trahison de la « race blanche »), le succès de la guerre des images contre le tirailleur africain fut presque total. Transformé en cheval de Troie par l’idéologie dominante weimarienne, il fut retiré de la scène rhénane et redéployé, dès le second semestre de 1921, au Levant après un bref passage dans le Midi de la France.

La métaphore renvoie à la désapprobation d’une campagne qui utilisait le mensonge, l’exagération, la xénophobie et le racisme. 281

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Un large spectre de devoirs en Méditerranée orientale Geffroy (1992) consacre une étude détaillée à l’intervention multiforme du 12ème RTS en Turquie. La reconstitution de la riche trajectoire de cette unité militaire n’y est pas évidemment prise en compte eu égard à la dimension parcellaire du récit proposé. Ce régiment eut comme prédécesseurs les 14e et 16e RTS, maintenus en Macédoine jusqu’en 1929282. Étant donné que le commandement militaire français prit appui sur le 12e RTS, reconstituer partiellement son itinéraire s’avère une tâche importante pour camper les contours du spectre des missions postguerre. Il releva du Corps d’Occupation de Constantinople (COC), qui prit en octobre 1920 le relais du Commandement des Armées alliées en Orient. Cette structure fut dissoute en raison des divergences entre ses deux chefs de file, les généraux français Franchet d’Esperey et britannique Milne. La création du 12e RTS, le 1er octobre 1920, fut rendue possible par le regroupement de trois bataillons : les 124e, 129e et 130e BTS. Le 16 septembre 1918 est la date de la mise en place des deux premiers bataillons et le 23 septembre de la même année, celle de la dernière unité. Ces BTS furent déployés, dès octobre 1918, en Turquie. Le 12e RTS releva successivement du commandement des généraux d’Esperey et Charpy. Il reçut en guise d’affectations des positions situées à Constantinople, en Thrace, dans la presqu’île de Gallipoli et sur la côte septentrionale de l’Anatolie283. Le ministère français de la Guerre intervint de façon décisive dans la marche du 12e RTS. Geffroy (1992) note qu’il ordonna en novembre 1920 son départ de Salonique, ce qui fut fait le 31 janvier 1921. Il ajoute que l’intervention de l’autorité ministérielle affecta la composition ternaire du régiment avec la décision, prise en décembre 1920, de le dissoudre (id. : 38). Le binarisme préside à sa reconstitution et à son déploiement. Dans ce 12e RTS nouvelle version, le 130e BTS a été rebaptisé 3e BTS avant de prendre en février 1921 la dénomination de 1er BTS. Quant au 129e BTS, il est appelé 2e BTS à partir de cette date. La restructuration de l’unité régimentaire intervint, de nouveau, en été 1922 avec la montée des tensions dans la zone des Dardanelles en 1922.

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CHETOM, 15H136, Dossier 1. Ibidem. Voir la carte de l’Orient. 174

Opposant Grecs284 et Turcs, mais nécessitant la mobilisation de ressources humaines additionnelles, elle donna lieu au retour à la composition ternaire. Geffroy (1992) remarque, à juste titre, que les tirailleurs sénégalais organisés au sein du 12e RTS furent plongés « au cœur des relations internationales souvent complexes qui [régirent] les rapports entre nations, notamment au lendemain de la première guerre mondiale » (id. : 16). Les prestations de « services commandés » que leur assigna le commandement militaire proviennent des agendas des diplomates et des autres auteurs de la reconfiguration de la carte des frontières de la Méditerranée orientale. Certains de ces acteurs étaient impliqués dans la rédaction des accords internationaux, dont les plus importants ici sont les traités de Sèvres (10 août 1920) et de Lausanne (24 juillet 1923). Au chapitre des tâches simples exécutées avant la signature et l’entrée en vigueur de ces accords, soulignons immédiatement la garde des stocks de l’Armée d’Orient. Une pareille opération fut confiée au 124e BTS, positionné depuis novembre 1918 dans la région de Salonique. Soulignons, ensuite, la garde du camp des prisonniers de guerre russes de Mikra en Macédoine. Elle incomba en 1919 au 19e BTS, présent dans cette zone à partir de décembre 1918. Signalons, enfin, des tâches connexes des missions d’occupation et d’interposition. Exécutées simultanément à l’accomplissement du « devoir d’occupation » et déclinées en activités humanitaires par cet auteur, elles tournent autour de la construction et de la gestion des camps d’accueil de réfugiés civils ou militaires (les restes de l’Armée blanche évacués de Crimée). Le régiment s’occupa en premier lieu du transport des tentes achetées à Constantinople. Les convoyer du port de Gallipoli à MonibBey-Déré fut chose jugée assez délicate (Geffroy 1992). Le montage des tentes fut assuré par le 12e RTS. Cette unité régimentaire vit quatre de ses compagnies (l’équivalent d’un BTS) prendre en charge la gestion des quatre camps de transit situés sur l’île de Lemnos (20 000 pensionnaires), à Gallipoli (11 000 personnes déplacées), à Monib-Bey-Déré (19 000 puis un total de 29 000 réfugiés) et sur l’île de Halki (2 000 déplacés). Ce dernier site d’accueil, ouvert en février 1920, compta, dans les rangs des 284 Voir Lewis (1968 81) qui accuse le Premier ministre britannique Lloyd George d’inciter les Grecs à s’engager en Asie mineure dans une aventure impérialiste. Pendant que ses services secrets « racialiseraient » l’opposition entre Grecs et Turcs, son personnel politique dirigeant caresserait le rêve de voir surgir en Méditerranée orientale un empire grec à satelliser (Mansel 2008).

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personnes déplacées, des fonctionnaires et leurs familles. Geffroy (1992) signale des difficultés de gestion rencontrées par les tirailleurs sénégalais et leur encadrement européen. Il en fut ainsi avec la surveillance des soldats de l’Armée blanche avec lesquels eurent lieu des échanges de coups de feu. Les patrouilles de surveillance confiées aux « renforts noirs » n’étaient pas toujours de tout repos. Probablement, la possibilité d’avoir à entretenir des rapports heurtés avec les soldats russes conduisit le choix de leur concentration topographique sur l’île de Lemnos et dans la presqu’île de Gallipoli. Dans cette dernière zone, la surveillance se posa de façon ardue en raison des couacs accompagnant le ravitaillement des réfugiés. L’insuffisance de la ration poussa certains démobilisés à commettre des larcins. Mettant à profit le temps consacré à l’accomplissement des corvées, ils « essayaient de s’emparer des denrées de l’Intendance ». Leurs échecs alimentaient l’animosité et le mépris envers leurs gardiens africains. La multiplication des incidents entre les deux parties mit à l’ordre du jour le désarmement et l’évacuation des « troupes blanches » de Gallipoli et de Lemnos et des autres réfugiés. La mission d’occupation territoriale dévolue aux troupes sénégalaises concernait deux périmètres stratégiques. Le premier est la presqu’île de Gallipoli. Ici, elles étaient stationnées dans les principales agglomérations urbaines. Il s’agit, en l’occurrence, de Gallipoli, Sed-Ul-Bahr, Killid-Bahr et Yalova. Le second périmètre est Stamboul. Les vainqueurs s’intéressèrent particulièrement à une zone qui correspondait aux environs de Constantinople et comprenait trois points névralgiques qui ont pour noms : Stamboul, Mal-Tépé et Ramis. Parallèlement au contrôle territorial, les tirailleurs sénégalais furent chargés de la protection des Turcs, exposés à Gallipoli aux exactions et aux pillages des gendarmes grecs. Lesquels relevaient de l’administration exercée par leur pays sur la presqu’île en question. En vue de les mettre hors d’état de nuire, des patrouilles de surveillance et de reconnaissance étaient multipliées. Elles avaient également pour objectifs de sécuriser les positions occupées, de dissuader d’autres « fauteurs de troubles » et de garantir la réussite des dispositions du traité de Sèvres (délimitation d’une zone démilitarisée, tracé d’une ligne de démarcation entre Turcs et Grecs, liberté de navigation dans les détroits). Les patrouilles démarrèrent avec le déploiement du 130e BTS. Ce contingent arriva sur les lieux après trois mois d’un périple qui le conduisit du camp Vauwaertermeulen de Fréjus, le 16 octobre 1918, à Gallipoli, le 30 janvier 1919. 176

L’adjonction de la mission d’interposition à celle d’occupation territoriale s’observe à partir de mars 1921. Ce fait nouveau est consécutif aux incursions répétées de groupes armés (forces régulières comme les gendarmes grecs, bandes de Turcs qui commirent en marsavril 1921 plusieurs méfaits en Turquie occidentale et dans les villages chrétiens), à la survenue et à la persistance (de l’été 1921 à octobre 1923) d’une série d’affrontements armés entre la Turquie et la Grèce engagés dans une lutte de leadership local. Plus que jamais, cela nécessita la surveillance de la ligne de démarcation. Cette tâche a été dévolue au nouveau BTS, fixé le 7 avril 1922 à Hadem-Keul et à Zeitun Burnu. Avec l’acceptation de la victoire militaire des kémalistes à la conférence de Moudamia du 11 octobre 1922, la mission d’occupation confiée au 12e RTS fut maintenue. D’ailleurs, elle s’enrichit d’une nouvelle tâche : veiller à ce que les effectifs de la gendarmerie turque dans la presqu’île de Gallipoli ne dépassèrent pas 100 hommes. Spectateurs au même moment du grignotage de leurs positions par les Anglais dans ce qui ressemblait jusque-là à une sorte de sanctuaire, les tirailleurs du 12e RTS virent s’achever leur séjour dans cette partie de la Méditerranée orientale. Ils furent invités à rebrousser chemin au lendemain du traité de Lausanne du 24 juillet 1923, qui a remplacé celui de Sèvres285. L’embarquement des différents BTS du 12e RTS intervient en septembre et en octobre 1923. Selon Geffroy (1992), qui reprend à tort le discours d’adieu du général Charpy, leur départ clôture, la présence française au Proche-Orient.

Entre autres principales décisions contenues dans cette nouvelle source de droit international, mentionnons le fait qu’il rend obligatoire l’échange des populations turques de Grèce et grecques de Turquie. Furent ainsi concernées environ 1 400 000 personnes. Le traité stipule aussi que la Turquie garde la Thrace orientale et récupère toute l’Asie mineure, s’engage à respecter les dispositions afférentes à la démilitarisation des Détroits et à l’évacuation des territoires occupés L’Asie mineure est restituée à la Turquie qui garde la Thrace orientale dont la superficie est estimée à 23 000 km2 (Duroselle 2001). Par ce dernier geste, le traité de Lausanne se veut le contre-type du traité de Sèvres qui excluait la Turquie de l’espace géographique européen au profit de la Grèce, attributaire de la région de Smyrne située en Asie mineure (Bergeron et Roncayolo 1972). Les autres points du traité portent sur la rétro- cession de Gallipoli à la Turquie, l’ouverture de négociations sur les conditions de passage des navires dans les détroits et sur le tracé de la frontière avec l’Irak, l’abolition du régime pluriséculaire des capitulations, la coïncidence de la frontière entre Grèce et Turquie avec le cours de la rivière Maruitsa, l’octroi aux Turcs à titre de réparation d’une enclave située à l’ouest de ce cours d’eau (Lewis 1968).

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Ces démembrements régimentaires furent affectés, dès leur arrivée en France, dans le Var (Fréjus et Draguignan) et en Provence (Aix-enProvence). Leur débarquement dans le Midi allait s’effectuer dans un contexte caractérisé par la (contre) propagande officielle qui magnifie le tirailleur sénégalais et la persistance des clichés le réduisant à une incarnation idéale de la primitivité. Des soldats adulés et encore matraqués L’envoi dans le Midi d’une unité régimentaire créée hors de la « métropole » et de l’empire colonial est symptomatique de l’attachement des plus hautes autorités militaires à l’idée du maintien de tirailleurs sénégalais sur le sol français286. On peut en dire autant avec le redéploiement, entre novembre 1926 et avril 1927, du 12e RTS dans le Sud-Est après un séjour au Maroc où il a participé à la Guerre du Rif287. Le 1er BTS du 12e RTS allait tenir garnison au camp de la Lègue288. Il changea de lieu d’affectation en 1928, date de modification de la carte du stationnement des corps coloniaux en France. Relevant de l’étatmajor de la 18e région militaire, ce bataillon fut éclaté entre La Rochelle et Saintes. En revanche, d’autres RTS furent maintenus dans le Midi. En 1929, Fréjus comptait 12 BTS289. Marseille continua d’accueillir, par exemple, les 31e et 83e BTS. Le jeu de suppression et de création d’unités coloniales entre 1937 et 1940 renseigne sur le fait que Toulon et Perpignan étaient des sièges de bureaux liquidateurs290. Les modifications enregistrées sont partiellement observables à travers le tableau ci-dessous.

Cela conduit la haute hiérarchie politique et militaire à satisfaire une demande récurrente des tirailleurs sénégalais : disposer d’un espace cultuel qui leur soit propre comme leurs homologues indochinois. En effet, ces derniers avaient une pagode pour célébrer le culte, tandis que les Malgaches satisfaisaient leurs besoins récréatifs avec la mise à disposition exclusive d’une salle de théâtre. En 1930, ils obtinrent satisfaction avec l’achèvement de la construction d’une mosquée, qui se veut la réplique de celle de Djenné, la reproduction de cases et de termitières sous la pinède qui mène au village de Caïs. Cette mosquée appelée Missiri de Djenné fait partie du patrimoine militaire actuel de la ville de Fréjus. 287 CHETOM, 17H39, Dossier 1, « VII et VIII : Retour en France du 12e RTS ». 288 C’est l’actuel camp Lecoq de Fréjus occupé par le 21e régiment d’infanterie de marine (RIMa). 289 CHETOM, 15H136, Dossier 1, « Copie des tableaux de la 8e Direction ». 290 CHETOM, 16H17, Casier 34, dossier 27, « Création ou suppression d’unités coloniales entre 1937 et 1940 ». 286

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Tableau VIII : Répartition des tirailleurs sénégalais entre 1937 et 1939 Villes du Midi Fréjus Marseille Perpignan Toulon

Année 1937 24e RTS, 5e et 44e Régiments d’Infanterie mixte sénégalais 4e, 8e et 6e RTS ; 4e et 5e bataillons du RICM, 24e RIC du Levant

Année 1939 4e RTS 8e RTS 24e RTS 8e RTS

Sources : CHETOM, 16H17, 18H13, 118H181 et Rives & Dietrich 1993.

L’instruction des jeunes tirailleurs était incluse dans l’agenda des RTS qui comptaient dans leurs rangs des soldats aguerris et expérimentés. Ce fut le cas du 12e RTS. Fort de son expérience professionnelle assez diversifiée (voir ci-dessus), il reçut du commandement l’ordre de se lancer dans la formation militaire et, également, de participer aux campagnes de travaux routiers dans les Alpes291. La défense du littoral était dévolue, à Toulon, à un régiment d’infanterie coloniale de marche292. Le « héros noir » Adulé, le tirailleur sénégalais le fut par sa (ses) maîtresse(s). Adulation qui est l’œuvre d’une veuve, d’une femme confrontée aux affres de la misère sexuelle ou désireuse d’explorer et de se délecter de l’hyper-virilité prêtée au « soldat noir ». Proposés comme hypothèses de travail, ces points méritent d’être documentés. Mais leur plausibilité ne fait l’ombre d’aucun doute. Ce dernier a participé à la reconstruction économique, sociale et psychologique de la France. Il y disputa le corps de la femme française aux mâles autochtones et aux travailleurs émigrés CHETOM, 17H39, op. cit. CHETOM, 16H17, « Liste récapitulative faisant connaître les Dépôts de Guerre dans la Métropole, des troupes coloniales, les unités rattachées et l’emplacement des bureaux liquidateurs ».

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nord-africains et, surtout, italiens. Est-il besoin de rappeler que, pendant et après la Grande Guerre, le Midi fut un important foyer d’accueil des migrants originaires d’Italie ? Comme on le sait, ces derniers jetaient souvent leur dévolu sur les Alpes maritimes (Barjot et al. 1997). Mais, l’exemple d’adulation qui retient davantage notre attention est celui des officiers supérieurs français. Il est une forme de réaction à la propagande anti-tirailleur portée par les vagues de xénophobie et les campagnes d’instrumentalisation de la xénophobie connues sous les termes respectifs de « péril noir » et de « honte noire ». L’éloge de Dutreb (1922) est un exemple de magnificence du tirailleur sénégalais. Le langage dominant (produit par les officiers et les officiels), qui a fait l’objet d’un recyclage lorsqu’il est antérieur à la signature de l’armistice, constitue également un excellent indicateur du rapport positif que suscite l’image de guerre de celui-ci. En atteste la féerie des mots contenus dans leurs correspondances et décisions (tableau IX). Tableau IX : Images des tirailleurs d’après les témoignages officiels Expression et mots employés Merveilleux courage, indomptable ténacité, élan fougueux, profonde loyauté, absolu dévouement, héros noir Fougue et bravoure coutumières, brillants succès, braves tirailleurs, vaillants enfants de la patrie française Devoir militaire pleinement et vaillamment rempli, haute estime et adresses connues, fils secourus à l’appel de la France Entrain, discipline, belle tenue remarquée à leur arrivée, bravoure et esprit de sacrifice, estime et admiration de tous

Sources Réponse du maréchal Foch à Dutreb (1922 : 165-166) Ordre général n° 440 de la 15e DIC, signé par Guérin (ibidem) Ordre général n° 85 du 18 août 1918 du commandant de la 10e DIC (ibidem) Lettres de félicitations du e commandant de la 3 DI au 53e BTS, signée Gamelin (id. : 164)

Belles et vigoureuses troupes, Ordre général n° 71 de la 10e DI, endurance et esprit offensif en date du 10 novembre 1918, signé Pichat (id. : 162-163) 180

La réactualisation par Dutreb (1922) de ces mots s’étendit jusqu’aux années 1930. Les officiers négrophiles n’avaient pas baissé la garde car, en plus de la propagande allemande, la Guerre du Rif donna l’occasion aux négrophobes de recycler la thèse de l’inadaptabilité du tirailleur sénégalais à la guerre mécanique, celle de son arriération en ce sens qu’il ne devenait performant qu’avec « la guerre à la baïonnette et au couteau » (Ly 1957 : 50). Le général De Goutte, commandant de l’Armée française du Rhin, ne partagerait sans doute pas ces thèses, lui qui vantait, dans un discours prononcé devant un contingent de tirailleurs en partance pour le Levant, la pureté de leurs mœurs, les « sentiments élevés de leurs devoirs d’homme et de soldat » (Ingold 1939 : 7). Yvon de Boisboissel (1954 : 16) propose la modération dans l’appréciation des tirailleurs sénégalais. Son témoignage, modèle d’écriture-réplique publié pour la première fois en 1930, les présente ainsi : « Fragiles, sensibles aux intempéries, consciencieux quoique souvent butés, dociles mais peu initiatifs, nos soldats nègres peuvent parfois rendre, et ont rendu, quelques services ». Une boule noire Outre la photographie293 et la photogravure, le chant et l’affiche étaient des supports utilisés pour véhiculer l’image caricaturale du tirailleur sénégalais. Sa « sauvagerie » et la couleur de sa peau font l’objet d’une réitération dans un chant inventé par le lieutenant Balazuc, qui participa à l’encadrement du 196e BTS basé à Boulouris avant son envoi en Macédoine. D’après Escholier (1928 : 72), ce chant était ainsi décliné : « Avez-vous vu, avez-vous vu ces six sauvages, Ces six sauvages, Qui débarquaient à Paris ? Ils étaient noirs, ils étaient noirs comme du cirage, Comme du cirage, Depuis la tête jusqu’au nombril ». La chromatographie réitérée, ici, au travers de l’occurrence de la couleur et du biais de la comparaison et le réemploi du stéréotype du Voir Blanchard et Chatelier (1993), Blanchard et Bancel (1998), Deroo et Champeaux (2006).

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sauvage montrent à quel point l’imaginaire collectif est informé par les vieilles théories de l’anthropologie raciale. En 1935, l’image banania du tirailleur sénégalais avait été véhiculée à travers la fameuse affiche dite « affiche de Banania ». Jeu de visualisation qui fait apparaître en gros plan « sa large face couleur de cirage, au rire naïf et confiant » (Ly 1957 : 21). Il prouve la persistance du portrait du « Noir » imagé et imaginé, réduit à ressembler à « une boule noire agrémentée d’un peu d’émail blanc-les dents, les yeux - destiné, semble-t-il, à suggérer par ici, la face » (Cousturier 1957 : 33). Le capital français participa donc activement à la fossilisation de l’image négative du colonisé294, à la cristallisation de ce qui fait, selon Achille Mbembé (1993), l’interchangeabilité, la vacuité, le pouvoir de fabulation et la densité fictive de l’iconographie coloniale. L’élite économique française, qui approuvait la diffusion de l’image banania du tirailleur sénégalais, révéla, par la même occasion, qu’elle ne manquait pas de fantaisie. Les mots de ce chant présentent un corps morcelé du tirailleur. Ce qui est exhibé, c’est non seulement le visible (la face, les yeux, la bouche en mouvement) mais aussi la partie vêtue, donc l’invisible. La mention du nombril, comme point séparatif avec l’autre partie du corps, également vêtue mais non nommée, est révélatrice d’un rapport énigmatique au corps du fantassin africain. Le chant tente de désarticuler son armature corporelle, dénote la réalité d’une peur contrôlée : celle suscitée par la présence d’un sujet supportant la comparaison physique avec son homologue européen et le surclassant même selon les imaginaires sexuels. Dès lors, produire un discours qui véhicule l’image archétypale du corps morcelé (Plouvier 1992) constitue une forme d’invocation du surgissement des spectres du matraquage, voire de l’anéantissement de l’autre. Ce chant et cette affiche figurent la richesse du répertoire des matériaux oraux de la France coloniale, renseignent sur la forte présence du tirailleur dans les préoccupations de nombreux faiseurs d’images et de gardiens des imaginaires. Achille Mbembé (1993) fournit une analyse applicable parfaitement à ce chant et à cette image banania. Il ressort de son discours que ces véhicules de la violence symbolique réfèrent à l’Occident, à sa déraison, représentent c e procédé par lequel ce dernier opère un retour à soi en utilisant la médiation d’une fiction et d’une fabulation, à savoir la fiction de l’Autre, pointent, in fine, le logos occidental. Lequel fait 294

Sur le binôme fossilisation et imaginaire colonial, voir Meynier (1993). 182

du « nègre » le « miroir du blanc », le sujet-objet par lequel l’Occident accède à l’impunité, tente de régler ses comptes avec lui-même ou, devrions-nous dire, s’efforce de tracer la seule empreinte qu’il puisse laisser de son passage dans le monde d’ici-bas. Son image et son chant se présentent alors comme des textes intimes, qui intéressent Roger Martin du Gard, multiplicateur à l’envi des ressources de l’écriture intime (Sicard 1992).

Au-delà du prosaïsme de l’image L’image du tirailleur est, comme tout dessin, un réflecteur des schèmes du temps de son auteur et un masque de ses intentions inavouées. Mieux, elle s’appréhende comme un lieu de translittération. Sous ce rapport, elle se donne à lire telle qu’elle est présentée au regard de l’observateur. En somme, l’imagerie occidentale renvoie à des portraits du tirailleur sénégalais qui se veulent fidèles et parfaitement utilisables par les stratèges militaires. Un point de mire Parallèlement à la richesse des documents imagés, l’on observe, dans l’entre-deux-guerres, une abondance de la littérature sur les tirailleurs sénégalais. Celle-ci est soulignée par le général Buhrer, inspecteur général des troupes coloniales. Les auteurs des textes produits rapportent, selon lui, leurs observations psychologiques ou morales, leurs appréciations des qualités physiques, des tempéraments, de l’endurance et du mépris de la mort de ces soldats (Ingold 1939). La revue Tropiques a constitué, dans les années 1930-1950, un important support éditorial. Elle s’intéressa, entre autres thèmes, à la commémoration du centenaire de la création du 1er BTS, à la description de fortifications, d’unités régimentaires ou de formation et, enfin, à la biographie d’officiers comme Charles N’Tchoréré. Produits par des militaires de carrière, les textes relèvent de plusieurs genres littéraires : romans, autobiographies, essais, récits et souvenirs de guerre, articles classiques de presse, introductions à des conférences militaires, rapports. Le manuscrit accompagnant ici le document imprimé, comme l’illustrent l’étude ethno-psychologique de cet officier africain295 et l’ouvrage de Mangin publié en 1920, le travail de recension 295

Voir CHETOM, 15H30, Dossier 7. 183

de la littérature militaire s’avère difficile à réaliser. N ous n’avons pas pour objectif de démarrer un tel exercice, mais plutôt celui de fournir des données susceptibles de faciliter son déroulement. Dans cette perspective, il conviendra, par exemple, de prendre en compte la prédominance de la spéculation (centrée sur la stratégie, la tactique, la sociologie et l’idéologie) dans les études sur l’armée française de la Quatrième République (Carles 1982). L’image savante du tirailleur sénégalais, fabriquée et véhiculée dans les « officines » militaires, retient ici notre attention. Elle rend compte de la volonté de « rabattre le caquet » aux pourfendeurs du soldat noir et, surtout, de systématiser les connaissances intuitives et empiriques, de produire ensuite un savoir instrumental propre à améliorer le rendement de l’encadrement européen, la relation avec le soldat africain et à contribuer à un rehaussement du génie militaire français. Un soldat à part La systématisation des connaissances relatives au tirailleur sénégalais (plus ou moins informé de ce qui se dit sur lui en sa (dé)faveur) est l’œuvre de trois officiers : le lieutenant-colonel Mangin, auteur de huit commandements militaires, le colonel Durand, chef du 5e RTS basé dans la région de Fèz (Maroc), et le général de division Ruef, commandant de la 2e Division Coloniale Sénégalaise. Certainement, la paternité des idées développées est partagée avec d’autres officiers et des sous-officiers. Durand (1930)296 et Ruef (1931) établissent un mode d’emploi du tirailleur sénégalais qui tient compte des conditions climatiques et orographiques. Le premier auteur s’intéresse exclusivement à un scénario : la survenue par surprise du froid et de la neige. Deux cas de figure météorologiques sont soulignés : le temps « froid et beau » et le froid accompagné de pluie ou de bourrasques de neige et, surtout la tempête de neige. Au bivouac, en route, ou en colonne, les tirailleurs confrontés au temps dit « froid et beau » doivent être les destinataires des mesures préventives suivantes : allumer du feu, cuire les aliments, préparer des boissons chaudes, se munir de couvertures pour la nuit, provoquer au moment du réveil le mouvement et l’activité pour dégourdir le corps et retrouver l’entrain. L’acclimatation constituant la précaution significative 296

CHETOM, 18H130. 184

à prendre, l’accent est plutôt mis sur des mesures d’accompagnement de tirailleurs qui s’apprêtent à participer à une colonne de marche ou sont déjà engagés dans une colonne en marche. Les recommandations édictées sont les suivantes : a) les aider pour tous les travaux qu’ils peinent à accomplir à leur réveil (faire les ballots, se vêtir et s’équiper), b) les faire remuer, sauter, danser sur place pour rétablir la circulation du sang, c) ne jamais laisser un soldat noir isolé en arrière, d) forcer à marcher les tirailleurs qui voudraient s’arrêter, e) les faire marcher pieds nus s’ils ne peuvent le faire avec leurs chaussures. Pour la halte, les précautions ci-après sont proposées : ne pas allumer des feux vifs et laisser les hommes y exposer leurs mains et leurs pieds, les inviter à desserrer leurs chaussures, distribuer des boissons chaudes et des corps gras à enduire sur les tissus gonflés, pratiquer des massages énergiques sur les membres atteints par le froid. Ainsi, le tirailleur sénégalais performant en période de froid est un soldat assisté et encadré de façon spéciale. La mauvaise saison, les circonstances atmosphériques défavorables et la montagne induisent, selon Ruef (1931), une prise en charge spéciale du tirailleur sénégalais. L’auteur insiste d’abord sur les particularités physiologiques qui lui sont attribuées (sensibilité extrême de l’appareil respiratoire, tendance incompressible à boire de l’eau et transpiration abondante). Il identifie ensuite trois nécessités : sélection rigoureuse de l’« engagé volontaire » au moment de l’enrôlement, acclimatement progressif d’une durée minimale de dix à douze mois (passage du climat méditerranéen au climat alpin ou océanique), encadrement européen bien « choisi » (officiers exemplaires, vigilants, imaginatifs, prévenants, communicatifs, serviables, etc.). Les autres points examinés correspondent à un état des lieux relatif à plusieurs points. Mentionnons ce qui a trait à l’entretien du corps, à savoir l’habillement, l’alimentation, l’hygiène et la prévention des affections. Sous ce dernier rapport, la crainte exprimée couramment porte sur celles des voies respiratoires. Énumérons après ce qu’il importe de gérer convenablement pour assurer le bon déroulement du « service commandé » : marches, haltes, bivouacs et accidents. Les règles de commandement appropriées pour chacune de ces données accompagnent leur exposé. Ainsi, le fait de ne pas utiliser le tirailleur sénégalais à plus de 3 000 mètres d’altitude est posé sous forme d’impératif catégorique pour tout commandant de « troupes noires », invité aussi à « Fermer les yeux sur la façon de porter le barda, les armes [car] une certaine tolérance doit être laissée au sénégalais (sac sur la tête, fusil sur les épaules) ». 185

Comme Ruef (1931), Mangin tire des enseignements des conditions d’engagement et d’utilisation des unités sénégalaises pendant la Grande Guerre, sur les fronts de France et d’Orient (Ingold 1939). Celui-ci est en fait le père des leçons de commandement ci-après : - donner le commandement des tirailleurs à des cadres qu’ils connaissent et qui les connaissent, au nom de la prégnance des sacro-saintes formules de déférence ou de défiance de ces derniers et formulées en ces termes : « Toi y en a chef pour moi et Toi y en a pas chef pour moi » ; - ne jamais engager les « fantassins noirs » sur un front européen entre le 15 octobre et le 1er mai ; - ne jamais remettre en cause la composition des BTS, ce qui affaiblit l’esprit de corps, la discipline et le rendement ; - acclimater les soldats africains avant leur engagement dans un champ de bataille, leur faire faire des exercices semblables à ceux qui les attendent car il convient de savoir que « Quand le Sénégalais connaît, il est solide au poste » ; - n’engager au feu que les combattants noirs bénéficiant d’une solide instruction militaire ; - ne jamais soumettre les « troupes noires » à des « efforts de trop longue durée » ; il faut donc les employer dans des combats de grande intensité et de durée limitée ; - étoffer l’encadrement européen des BTS car l’expérience des guerres modernes montre qu’au combat les pertes du cadre sont toujours très élevées, surtout en ce qui concerne les chefs de section. Il convient donc dans les troupes sénégalaises, particulièrement sensibles à la disparition de leurs chefs, d’avoir un cadre étoffé. Il devrait toujours exister un personnel de commandement de réserve. Mais, en ce qui concerne les hommes formant la frange européenne du BTS, le rapport ¼ doit être préservé afin de ne pas alourdir une unité militaire conçue comme une troupe de choc. - Engager le tirailleur sénégalais sous le commandement de chefs choisis pour leur valeur, car « plus que tout autre soldat, à tous les degrés de la hiérarchie, [il] a besoin de l’exemple. Comme il est très observateur, il constate l’infériorité de ses chefs dès qu’elle existe. Alors sa confiance disparaît complètement, la médiocrité des résultats est désormais certaine »297. François Ingold (1939) a rapporté ces différents points pour mieux cerner l’évolution des principes et méthodes de combat que suggère le bilan de la Grande Guerre, particulièrement les opérations militaires dans lesquelles ont été fortement impliqués des tirailleurs sénégalais. L’auteur 297

Lire aussi C. N’Tchoréré dans CHETOM, 15H30, Dossier 17. 186

propose ensuite une unité de vue sur l’amalgame (non équilibré) entre soldats européens et soldats africains. La forte proportion de tirailleurs était préconisée lorsque l’on cherchait à rompre le front défensif de « l’ennemi », à manœuvrer et à stopper ses attaques. L’inverse é t a i t réalisé pour réussir le colmatage du front en bouchant les brèches faites par celui-là. Mais, le fantassin noir est présenté comme une cible incontournable pour la conduite des missions dites de « sacrifice ». Par sa seule présence, il a donc déclenché le renouvellement des façons d’exercer le commandement et la mise en ordre de bataille des sections, des compagnies, des bataillons et des régiments. Ce renouvellement enrichit aussi l’expérience professionnelle du tirailleur sénégalais. Matraqué, en apparence, par le commandement militaire qui tarde à organiser son rapatriement, et est donc comptable de la chute de son moral et du déclenchement de ses pulsions suicidaires, le tirailleur sénégalais fut la grande victime (émissaire ou non) de la guerre des images déroulée en Allemagne et en France. En continuant la confrontation avec Paris, située désormais sur les terrains de la diplomatie et de la propagande, les animateurs de l’espace public weimarien firent de ce soldat et de la stigmatisation la cible à abattre et l’arme appropriée à utiliser. Par ce ciblage, ils espérèrent obtenir l’abrègement de la présence des RTS dans les forces d’occupation de la Rhénanie. Cette première victoire fut le prélude à la révision du dispositif de sécurité collective prévu par le traité de Versailles de 1919 et le signal de l’isolement diplomatique de la France, chose voulue par les politiques weimariens en vue de la contraindre à exécuter leur volonté de changer les rapports de force dans le concert des nations. Toutefois, la victoire diplomatique de l’Allemagne sur la France ne diminua en rien l’enrichissement des expériences des tirailleurs sénégalais. En Méditerranée orientale, ils apprirent, entre 1918 et 1923, à jouer plusieurs rôles et à exécuter plusieurs tâches. Comme en Rhénanie, ils furent appelés à participer au maintien de la paix des vainqueurs. Mais, ils avaient été plus «fortunés » avec leur séjour balkanique. Outre la mission d’occupation (de villes) et de maintien de l’ordre public, le répertoire de leurs obligations professionnelles s’étendit. Il s’enrichit de tâches comme l’interposition, la libération de pays alliés (Serbie par exemple), la surveillance à plusieurs directions (lignes de démarcation, zones démilitarisées, groupes de soldats désarmés, stock d’armes, camps de réfugiés), l’assistance de déplacés, etc. L’on remarque, en dernière analyse, qu’en dépit de ces « longs et loyaux services » rendus au pouvoir colonial, le tirailleur sénégalais subit la mise en marche, sur le sol français, de la machine à stigmatiser et à lyncher 187

l’étranger. En vérité, le contraste est au cœur de l’imaginaire colonial le concernant. Du côté des cercles militaires, la sympathie, qui n’excluait pas la déconsidération, accompagna la réflexion sur la façon de l’utiliser dans les scènes de manœuvre et les champs de bataille. De ce point de vue, des leçons ont été tirées de la Grande Guerre. Mais ce bilan intervient après la Guerre du Levant, qui met en scène des modes d’emploi catastrophiques de l’endurance du fantassin sénégalais.

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Chapitre III : Le dernier carnet de route ou comment s’emparer du Levant La France et le Royaume-Uni reçurent comme butins de guerre (pudiquement appelés « mandats ») les « dépouilles ottomanes « situées » aux Proche et Moyen Orient. Le Gouvernement de Paris rencontra de nombreuses difficultés pour contrôler et exploiter les territoires procheorientaux. Composés de la Cilicie et de la Syrie (carte ci-dessous), leur contrôle allait nécessiter la défaite de plusieurs forces hostiles. Les plus remarquées, parmi elles, furent les Turcs, les Britanniques, les notabilités religieuses ou laïques, les perturbateurs de l’ordre urbain, les bandes de criminels. Celles-ci sillonnaient et écumaient les campagnes. Comme au Maghreb, une véritable guerre de conquête territoriale et de pacification a été engagée. Avant l’achèvement d’un tel procès d’assujettissement et de contrôle, le Gouvernement de Paris, conscient de l’efficacité de la politique du « diviser pour mieux régner », procéda à la partition administrative de la partie du Levant qui lui était attribuée. Une fois de plus, le concours du tirailleur y fut requis. La sollicitation a été renouvelée car il s’est agi de réunir les conditions d’une exploitation satisfaisante des ressources des « mandats ».

Cartographier la lointaine destination des tirailleurs sénégalais L’Extrême-Orient et la Crimée ont symbolisé les lointains points de débarquement des forces expéditionnaires européennes, notamment françaises (Grimberg et Svanström 1974b). Elles y ont été confrontées à des guerres de résistance (Meyer 1986). Depuis les croisades médiévales, le Proche-Orient est inclus dans le périmètre d’intrusion militaire des Occidentaux. Quant aux tirailleurs sénégalais, leur entrée en scène dans cette région se fait parallèlement à l’immigration, de plus en plus importante, en Afrique occidentale de sujets libanais et syriens. Le parallélisme peut être également évoqué entre les mouvements de tirailleurs quittant le Midi de la France et les vagues de « Petits Blancs » de « cette lointaine banlieue » de Paris qui comptaient trouver leur Eldorado au Sénégal. Leurs trajectoires croisées ou parallèles laissent parfois entrevoir des destins identiques. Surtout quand l’infortune ou l’anéantissement se dessinent au terme du séjour. Mais la présence du tirailleur sénégalais dans un Proche-Orient autrefois contrôlé par les Turco-Ottomans, dont le terroir a été découvert par ce dernier durant la Grande Guerre, figure ce qu’Elmalih (1985) appelle la 189

réinscription. Étant donné que le semblant de répétition invite à composer des contextes, faire la cartographie de la scène d’intervention armée du tirailleur semble être la meilleure démarche à adopter. L’étude du milieu concernera aussi bien l’écologie que le politique. En perspective, se trouve posé l’examen des dynamiques de réappropriation territoriale qui débouchent sur son émiettement. La Grande Syrie À l’image de ce qui s’est passé en Algérie, les milieux militaires français ont fait du Proche-Orient un site d’enquêtes. Cela leur a permis de distinguer trois en- sembles géographiques. Le plus important d’entre eux est incontestablement celui que nous appelons la Grande Syrie298. Les traces écrites des militaires français De nombreuses « études syriennes » sont à l’actif des militaires français. Le centre d’instruction militaire, basé à Damas, en est un lieu de production299. Prolongeant les enquêtes menées en Algérie et conçues pour connaître l’adversaire en vue de réussir sa domestication, elles portent sur l’espace écologique, la démographie, les différences et les divergences d’ordre confessionnel et politique. Bien entendu, les unes et les autres véhiculent le regard vertical porté sur les réalités locales par les officiers français. On leur doit, en somme, la production d’images qui se veulent savantes et totalisantes. Inscrites dans le territoire de l’ethnologie militaire, ces idées dénotent, ici comme en Algérie, le passage de l’observation localisée à l’appréciation destructrice et appauvrissante du vaincu par le vainqueur (Lucas et Vatin 1975). À l’échelle microscopique, ces études prolongent aussi le dynamisme de la production intellectuelle des milieux militaires qui rendirent compte, dans l’édition des 2 et 3 novembre de France militaire, du déroulement de la Grande Guerre sur le front asiatique. Les péripéties de la pénétration, de l’occupation et de la domination d’une partie du Proche-Orient sont contenues dans les écrits des officiers français. Peu importe que leurs textes soient comptabilisés comme composantes du patrimoine intellectuel du Centre d’Instruction Voir la carte ci-dessous qui restitue les limites des différentes entités territoriales. Lire Arlabrosse ( 1923), Devaux (1922), Mazen (1922), Portalis (1922), Terrier (1922).

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de l’Armée du Levant (CIAL), conçus sous forme de rapports de marche ou de documents adressés à la haute hiérarchie, ou encore publiés par des périodiques comme le Bulletin du Comité de l’Asie. Ces textes renferment des descriptions négatives des nations qui s’opposent à la France sur l’échiquier diplomatique de la Méditerranée orientale. Ils traduisent, par voie de conséquence, les peurs et les préoccupations des milieux politiques parisiens et de l’état-major français. Carte 5 : Maillage de la Grande Syrie

Source : Archives militaires du CHETOM du Musée des Troupes de Marine de Fréjus (France).

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Un milieu écologique contrasté La Grande Syrie est située en Méditerranée orientale. Les limites de son ressort territorial sont la Méditerranée à l’ouest, l’Irak et la Transjordanie à l’est, la Palestine au sud et la Turquie au nord. La superficie couverte est estimée à 200 000 km2. Trois types de structures orographiques caractérisent le territoire syrien. Au premier plan, on a le relief de haute altitude, représenté d’abord par deux chaînes montagneuses : l’Anti-Liban et le Liban. Ces chaînes, assez hautes et parallèles, encadrent les vallées fluviales de l’Oronte et du Leontes, qui coulent « en sens inverse pour finir dans la mer après avoir contourné au nord et au sud les montagnes côtières »300. Non navigables en raison de l’existence de torrents, ces cours d’eau facilitent la constitution d’oasis et la construction de barrages d’irrigation agricole. Le Djebel Druze est un autre exemple de paysage de haute altitude. Il se présente sous la forme d’un massif vaste et isolé. Les deux autres formations orographiques comprennent le désert de Syrie, situé à l’est et qui va jusqu’à l’Euphrate, et les plaines fertiles. Ces structures sont de faible altitude. Une seule plaine retient ici notre attention : la Bekkaa. Cet ancien « grenier » de Rome, ceinturé par l’Anti-Liban et le Liban, est l’« ancienne terre de Chanaan, berceau des rois pasteurs égyptiens de la période thébaine » (Carlin 1929 : 167). Ces données écologiques rappellent celles du Maghreb. Les ressemblances entre ces deux extrémités du monde arabe s’observent également au niveau climatique. Des misérables attachés à la France et à la violence armée ? L’idéologie dominante française assimile les habitants de la Grande Syrie à des gens misérables, enclins à semer et à entretenir le désordre et la conflictualité301. Pareils aux « sauvages » d’Afrique que la « mission CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Le Levant. Historique-Géographie. État du pays : avant, après »: 4. 301 Nous pouvons valablement supposer que l’utilisation de ce terme est péjorative, c’està-dire que la synonymie est établie avec le mot « criminel ». L’idéologie dominante s’inspire donc du mépris de classe véhiculé dans Les misérables de Victor Hugo, ce sujet anobli qui réclame et clame son appartenance à l’aristocratie conservatrice (Noiriel 2007). Grimberg et Svanström (1974b), assez bien informés de l’opportunisme politique de Hugo, affirment que ce dernier a cherché à défendre le sujet faible au travers de son discours de dénonciation de l’iniquité de l’ordre judiciaire. Cet opportunisme est réitéré par Robb (2008), qui se penche sur la critique des Misérables faite, dans La Tentation de l’impossible (publié à Paris par Gallimard en 2008), par le romancier péruvien Mario Vargas 192 300

civilisatrice de l’homme blanc » tente de transformer en partisans de la paix, les occupants de cet espace se battraient en permanence Leur opposition reposerait, en premier lieu, sur la différence des sites d’habitat. Les gens de la montagne (tribus dites guerrières des Alaouites et Druzes) ou les gens du désert (les Bédouins) seraient ainsi aux prises avec les gens de la plaine. L’identité ethnique est assimilée à un étendard brandi par les forces en conflit. La guerre des nationalités est censée opposer Juifs, Arméniens, Arabes et Turcs. Enfin, l’appartenance religieuse serait un lieu de cristallisation des haines collectives susceptibles de déboucher sur des conflits durables et dommageables. On se battrait donc entre musulmans et chrétiens302, entre sunnites et chiites, entre chrétiens et Juifs. Le chrétien est assimilé à la principale victime de cette violence structurelle303. Quant au musulman, il est représenté sous les traits du principal accusé. En bref, on en fait l’auteur de l’ultra violence. Des maisons « petites et sales, couvertes en terrasses et blanchies à la chaux, sauf celles des Juifs peintes en bleu »304 constitueraient des lieux de perpétuation de l’image de l’ennemi juré « collée » à l’Autre, des foyers d’éclosion et d’éruption de cette violence endémique. Le dénominateur commun à ces forces supposées nourrir des hostilités permanentes serait l’attachement à la France, présentée comme leur puissance protectrice naturelle305. Au-delà de l’itération du paternalisme « hexagonal », on relèvera que l’explication de cette sympathie prêtée aux populations autochtones apparaît dans l’archéologie et l’histoire de la présence française aux Proche et Moyen-Orient que propose Deleuze (1937). Son récit sur les principales étapes de cette sympathie convoque sur le mode du pointillé les conventions entre Charlemagne et le califat abasside de Bagdad, les croisades, les capitulations signées par la Sublime Porte, l’intervention militaire française organisée dans les années 1860 au profit des maronites opposés aux Druzes. Son évocation fait Llosa. Retraçant la biographie de Hugo, Graham Robb met en opposition sa participation à la répression des émeutiers du 22 juin 1948, qui érigèrent près de 400 barricades dans le centre-ville de Paris (Bruyères-Ostells 2004), et son inscription sur la liste des pétitionnaires favorables à une mutinerie de matelots déterminés à extirper la surexploitation des rapports de travail entre patronat et prolétariat des mers et des ports. 302 Ils sont divisés essentiellement depuis le VIIe siècle en catholiques orthodoxes (habitant la côte) et maronites. 303 Il serait coupable de pillages et massacres répétés. 304 CHETOM, 15H25, Dossier 1, op. cit. : 5. 305 Id. : 2. 193

transparaître l’image une et multiple d’une France qui se veut puissance méditerranéenne, puissance chrétienne et puissance musulmane (Devaux 1922). La Cilicie P.-J. André (1924) est un des officiers français mobilisés pour produire les textes fondateurs des « études ciliciennes ». Située au nord de la Syrie et incluse dans ce qu’il est convenu d’appeler la Turquie d’Asie, la Cilicie est le second ensemble géographique étudié par les cercles militaires français. Elle capte l’attention du topographe en raison de sa configuration qui se présente sous la forme d’un V majuscule renversé. Au regard de son profil orographique, un officier d’infanterie l’assimilera facilement à un cul-de-sac ou à un théâtre de guerre difficile d’accès. Une triple compartimentation orographique Les axes du V majuscule renversé sont formés par deux monts. Le premier est le Taurus. Avec ses sommets qui atteignent 4 000 mètres, il ferme la Cilicie au nord avec sa couverture de neige étalée facilement sur plusieurs mois. Le second mont est l’Amanus. Situé à l’est, son altitude est de 3 000 mètres. Seuls des cols permettent le franchissement de ces barrières naturelles. Sur le Taurus, on en a un. Il pointe à 1310 mètres d’altitude et relie l’Anatolie et la Cilicie. Dans la partie orientale, on retiendra, par exemple, pour le compte de l’Amanus le passage Dortyol-Alexandrette. Cette voie de communication commande l’accès à la Syrie. Aux yeux de l’officier adepte de la guerre de position, le cisaillement du relief de montagne appelle le contrôle des cols et des débouchés au moyen de « postes bien retranchés, bien outillés, bien approvisionnés en vivres et en munitions » (André 1924 : 27). La plaine cilicienne, qui s’étend de Mersine à Adana, expose à la vue de l’observateur non seulement des agrégats calcaires mais aussi, et surtout, des buttes-témoins propices à la construction de postes de guet. Mosaïque d’identités et permanence des conflits ? Le capitaine P.-J. André (1924) affirme que la Cilicie est un microcosme de « races » et de religions. Il estime que deux blocs d’acteurs historiques s’y font face. Le premier est formé par les Arméniens, les Grecs et les Assyro-Chaldéens, qui se réclament tous de la 194

religion chrétienne. Ce que l’officier ne dit pas, c’est leur appartenance au même continent européen. Les Français entretiennent avec eux une proximité culturelle, voire une parenté culturelle qui aide à appréhender les comportements et les schèmes collectifs. En bref, ils éprouvent de la sympathie politique à l’égard des différents membres de ce bloc chrétien. Cela laisse entrevoir des possibilités de nouer avec eux des alliances ou d’avoir auprès d’eux des appuis solides en vue de réussir les actions militaires projetées. De l’autre côté, on retrouve le bloc musulman. Composé de Turcs, Kurdes, Tcherkesses, Ansarieh, Rouméliotes, Tartars et Tziganes, il est localisé dans l’ailleurs, constitué par le continent asiatique et assimilé à un lieu anthropologique où est largement partagée la référence au clan comme mode d’organisation sociale. Ils entretiennent avec les Français une distance culturelle, qui peut être source de stéréotypes. La sélectivité est présente dans la sémantique employée par le capitaine P.-J. André pour reproduire les images reçues. La réputation de tribus extrêmement guerrières est ainsi décernée aux Kurdes et Tcherkesses. Pour les groupes chrétiens, l’expression véhiculée est celle de « peuples guerriers ». Le dénominateur est, ici, la ténacité de la mémoire, l’acharnement dans le combat et l’influençabilité. En bref, en Cilicie, des missions militaires difficiles attendent les tirailleurs sénégalais. La Haute Djézireh Le troisième ensemble géographique, formé par la Haute Djézireh, correspond au milieu naturel le moins connu. Étant donné qu’elle occupe une position marginale et fait figure de marge territoriale, cette région a suscité les pires craintes dans les rangs des forces expéditionnaires françaises. Au nord de la Mésopotamie des anciens Le nord de la Mésopotamie des anciens est une région incluse dans les confins militaires de la Syrie. La Haute Djézireh correspond, d’après Cotard (1929), à son extrémité. Plaine argileuse et plateaux (IzzeddinDagh, Lailak-Dagh, Karalcok-Dagh), dont le point culminant s’élève à 800m, forment les principales formations orographiques. L’été y est chaud. Les maxima oscillent entre 40 et 45° à l’ombre. L’air, « chaud et desséchant est [une] véritable haleine de four [qui] brûle le visage et oppresse la respiration » (id. : 137). Le vent brûlant et le vent de sable (qui se transforme facilement et fréquemment en ouragan) viennent renforcer 195

l’hostilité du milieu. L’hiver est une saison froide pendant laquelle les températures peuvent baisser parfois jusqu’à -10°. En définitive, les conditions climatiques ne sont pas supportables pour les soldats de l’Armée coloniale, appelés à effectuer dans cet espace géographique un séjour de longue durée et à accomplir des tâches nécessitant des sorties à l’air libre. Les habitants redoutés d’un espace balkanisé Kurdes et Arabes forment le peuplement d’une région dont le projet d’occupation par la France est à rapporter à sa « participation … aux pétroles de Mossoul »306. La rudesse des hommes à affronter est référée par la représentation que les milieux militaires français se font du Kurde et du nomade arabe. Plus que jamais, il s’agit pour eux d’envoyer, de nouveau, au charbon les soldats noirs de l’Armée du Levant. Dans les négociations post-conflit ou non, qui sont axées sur la construction de la « paix des brigands »307, figure le projet de transformation du Proche-Orient et du Moyen-Orient en espaces éclatés308. Britanniques et Français comptent y exercer leur volonté de puissance et s’en servir comme symboles d’un montage colonial repartagé. Les six Levant En décrétant la dislocation de l’Empire ottoman, le traité de Sèvres du 10 août 1920, a été le rite de mise à mort et d’enterrement de « l’homme malade du Bosphore »309. L’un de ses derniers gestes de répression au Liban a

Maigre consolation pour la France qui fut incapable d’empêcher à la conférence de San Remo du 25 avril 1920 le rattachement à l’Irak et non à la Syrie du district pétrolier de Mossoul (Duroselle 2001). À défaut du contrôle territorial de cette région riche en placers pétrolifères, les Français ont obtenu des parts dans le capital de la société Irak Petroleum Cy (Bergeron et Roncayolo 1972). 307 Expression employée, pour la première fois, par Lenine pour caractériser le traité de Versailles du 28 juin 1919, que les élites politiques allemandes ont appelé la « honte ». 308 Nous empruntons l’expression à Georges Corm (1984). 309 Ce traité prolonge les accords franco-anglais Sykes-Picot du 16 mai 1916, de SaintJean de Maurienne, franco-italien d’avril 1917, l’armistice de Moudros du 30 octobre 1918 et les conférences de Londres (février 1920) et de San Remo (25 avril 1920). Entre autres textes sur les nouveaux instruments de droit international, lire Grimberg et Svanström (1974a). 196 306

consisté, selon G e o r g e s Corm (1984), en l’organisation de la famine dévastatrice de 1918-1919310. Le Royaume-Uni et la France ont été les principaux héritiers des dépouilles jointives d’une formation territoriale devenue un nid de vipères, comme l’est souvent la résidence mortuaire. Le premier pays obtint de la SDN les mandats de Palestine et d’Irak, tandis que le second devint la puissance mandataire de la Cilicie311 et des côtes syrienne et libanaise (y compris leur hinterland). Confrontée à l’épineuse question de la gestion d’un mandat constitué par « un ensemble disparate de confessions, de rites, de races et d’intérêts » (Arlabosse 1923 : 4), affirmant tirer des leçons du déséquilibre économique introduit par le système des mandats, de l’absence d’un pouvoir central indigène, et soulignant la nécessité de tenir les promesses faites aux forces centrifuges locales312, la France divisa son mandat « en un certain nombre d’États, un vitrail dont [elle] serait le plomb » (id. : 5). En somme, la vieille recette politique du « diviser pour mieux régner » fut la solution choisie. Paris dessine un maillage composé de six divisions territoriales. C’est ce que nous appelons les six Levant : la Cilicie et les cinq formations administratives : Grand Liban, Territoire des Alaouites, Gouvernement de Damas, Gouvernement d’Alep et Confins militaires. Chaque État devait avoir son gouvernement, sa police, son budget, ses fonctionnaires. Des commissaires français devaient être nommés auprès de chacun de ces gouvernements. Chargés des fonctions de surveillant administratif et de surveillant équipementier (construction et entretien de routes, ports, écoles, hôpitaux, etc.), ils étaient placés sous la tutelle du Haut-Commissaire au Levant. Le général Gouraud fut nommé à ce poste en novembre 1919. De nouvelles responsabilités Ces nouvelles acquisitions territoriales et ces projets d’administration actualisent l’accomplissement de nombreuses tâches. En position de pointe, signalons le remplacement des troupes anglaises stationnées en Cet épisode sanglant, qui succède aux massacres de 1860 au Mont-Liban, rappelle que le Proche-Orient peut être perçu comme un corps fracassé, un excellent analyseur pour les (néo)anthropologues de la colère (Monga 1994).

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À l’exception de la zone d’Alexandrette, la France renonça à la Cilicie par l’accord Franklin-Bouillon, signé à Ankara le 20 octobre 1921. 312 Il s’agit des Druzes de Damas et du Djebel druze opposés au pouvoir chérifien (celui de Fayçal), des Alaouites, des habitants de la ville d’Alep. Cette vieille ville du monde arabe a souffert de la dictature de Fayçal et du leadership de Damas (Arlabosse 1923). 197 311

Syrie et en Cilicie par les troupes françaises, conformément aux accords franco-anglais de septembre 1919313. Le remplacement est effectué en novembre 1919 avec les unités militaires placées sous le commandement du général Gouraud. La seconde grande tâche à exécuter est le maintien de l’ordre par procuration. La formule est justifiée par le fait que les formations étatiques à mettre en place allaient être incapables de se protéger des menaces extérieures, de mettre un terme aux conflits intercommunautaires, de réprimer les pilleurs du désert314 et de neutraliser les forces d’opposition au mandat. Leur porte-drapeau, l’émir Fayçal, est presque assimilé à un homme-lige du « lion britannique », accusé d’avoir posé sa « pâte dans le mandat français » (Arlabosse 1923 id. : 131). L’élite française considère que le clientélisme, le patronage et le soutien mercenaire structurent la relation entre les Anglais, auteurs supposés ou non du projet d’érection du trône de Syrie, et Fayçal, « cet oriental madré, cachant sous des dehors mondains, des ambitions démesurées et une haine bien sentie pour la France » (id. : 132). L’action militaire et la contre-propagande s’avèrent être les meilleures réponses à ce challenge. Celle-ci implique que ne soit pas perdue de vue l’implication de fonctionnaires et d’éléments de l’armée chérifienne rendus à la vie civile (id.). L’action militaire va consister à mener trois types d’opérations : la pénétration, la conquête et la pacification. Elles garantissent le succès de la lutte contre les insurrections, les coupures de routes, les sabotages d’infrastructures (de communication comme le rail), les manœuvres des unités régulières turques, les attentats contre le personnel administratif et les officiers français315 et, enfin, les incursions répétées des bandes de « pillards » appelés tchéchés chez les Ciliciens (André 1924). Aux yeux des décideurs militaires et politiques français, la nécessité urgente de vaincre ces résistances justifie la création de l’Armée du Levant et le redéploiement dans cette région lointaine de tirailleurs algériens, malgaches et sénégalais. La guerre de conquête déclenchée par les Français, dès le début des années 1920, a lieu dans un cadre géographique défavorable. Impasse et barrière infranchissable figurent les inconvénients majeurs des reliefs, alors que la rudesse est le propre du climat. Pour parfaire ce tableau Duroselle (2001) et CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Marsouins 1922. Partie historique. III. Syrie. « Les unités de tirailleurs sénégalais en Syrie et au Maroc (19201921) » ». 314 CHETOM, 15H 25, op. cit. 315 Le général Gouraud en a été victime, en 1921, à Kuneitra. 313

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peint en noir, nous évoquerons les appréhensions concernant la maîtrise par les habitants des territoires convoités de l’art de la guerre. En dépit des possibilités d’établissement d’alliances stratégico-tactiques avec des groupes ciblés, l’état-major a parié, une fois de plus, sur l’apport indispensable du tirailleur sénégalais dans la quête d’une victoire militaire décisive. Après l’Armée française d’Orient, ce soldat d’Afrique subsaharienne est intégré dans un nouveau corps d’armée, l’Armée française au Levant.

L’Armée française au Levant, une affectation de plus pour le tirailleur sénégalais À la multitude de tâches confiées au tirailleur sénégalais de l’Armée française en Orient fait face la simplicité de sa « feuille de route » au Levant. Ce qui lui est de- mandé pour l’essentiel, dans ce théâtre d’intervention éloigné, c’est de participer à la conquête et au contrôle absolu du territoire affecté à la France sous forme de mandat. Marcher jusqu’à l’Euphrate, après avoir sillonné la Méditerranée et le Rhin, est une formule métaphorique idoine pour saisir la profondeur du champ de guerre où il est impliqué depuis 1910. De douloureuses épreuves, suivies souvent de la mort, l’attendent au Proche-Orient. Son effort de guerre ne doit connaître ni limite ni répit en raison du cap mis sur les économies d’échelle par l’état-major français, contraint de tenir compte de l’image de mouroir collée au Levant et de l’insuccès croissant de l’interventionnisme militaire dans l’espace public parisien. Embarquant en Méditerranée occidentale, parfois après avoir stationné en Rhénanie, le tirailleur sénégalais s’est vu confier des tâches de guerre, dont l’ampleur et la variété dépendent de ses affectations géographiques et des tâches fixées à ses unités d’affectation. Contrairement à ce qui s’est passé dans l’autre Méditerranée orientale et plus que ce qui s’est passé en Rhénanie ou au Maroc, il a évolué à côté de nombreux visages de renforts recrutés sur place par le commandement français. Un contexte d’intervention défavorable Plutôt le Rhin que l’Euphrate ? Les archives militaires rendent compte de façon éloquente de l’état d’esprit des Français au lendemain de la Grande Guerre. 199

Notamment en ce qui concerne la mobilisation et l’envoi au Levant de troupes « métropolitaines » : « après les sacrifices terribles en hommes et en argent consentis pendant la grande guerre, le peuple français acceptait mal de voir les jeunes soldats partir en Syrie où se livraient des combats meurtriers et répugnaient à de nouvelles dépenses qui viendraient alourdir un budget déjà considérable »316. Ce qui mobilise, c’est la frontière allemande, ou encore le « duel [qui est] engagé avec l’Allemagne sur le terrain du traité de Versailles »317. Le spectre de la décadence318, qui hante la droite française, et l’importance accordée au commun de leurs lieux319 formés d’aspirations à la régénération physique, morale et même « raciale » (Saint-Martin 2005), aident à comprendre le raidissement. Chose qui est de mise chaque fois que s’affiche la référence à l’ailleurs. La fragilité sociale et psychologique, qui résulte de la poussée inflationniste en cours depuis 1914 et est largement partagée dans le monde des journalistes (Delporte 1999), accompagne le balancement du politique entre assurance320 et inquiétude321. À l’instar du maréchal Foch, beaucoup de Français pensent que le traité de Versailles du 28 juin 1919 n’apporte pas de sécurité à leur pays, qu’il est l’expression d’une victoire amère, chèrement payée. Pour eux, cette victoire des armes n’a engendré ou provoqué que vieillissement intellectuel et moral, effondrement des fortunes, dénatalité, baisse de la fécondité, endettement continu auprès des États-Unis et du Royaume-Uni, incapacité à se désendetter (Bergeron et Roncayolo 1972). Nous avons là les traits majeurs du mal-vivre français des années 1920. Pour inverser ces tendances et accéder à la sécurité, l’establishment politique parisien n’accepte que l’application urgente de deux recettes : le respect du dédommagement enjoint aux pouvoirs publics weimariens et le démantèlement de l’Allemagne. En conséquence, il importe de poursuivre sur le terrain diplomatique l’affrontement avec le personnel politique allemand322, censé bénéficier fréquemment de la sollicitude des CHETOM, 15H25, op. cit. : 139. Id. : 140. 318 Sur la décadence, lire Chaunu (1981). 319 Expression empruntée à René de Maximy (2000). 320 Elle prend appui sur la reprise de l’économie française qui succède à la brève crise de 19201921 (Maigret 1992 : 12). 321 Le théâtre met en scène ce balancement (Lalou 1968) . La peinture cubiste et surréaliste est, en revanche, portée par des dynamiques de contestation durant l’entre-deux-guerres (Crubelleir 1974). 322 La politique devient ainsi la continuation de la guerre, cette (autre) vérité de la vie étudiée par Todorov (2000). 316 317

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élites gouvernantes de Londres (Faye 2006). Le nationalisme de sentiment323 qu’affiche la droite française (Petitfils 1973) s’investit pleinement dans la réalisation de ces objectifs, avant de se contenter, à la suite des revers enregistrés dans ce duel diplomatique324, de l’application stricte dudit traité. En dépit ou à cause des avantages que procure au capital français, prompt à investir dans « l’Empire utile » (Maroc et Indochine)325, la mise en dépendance de « ce lointain pays d’Orient »326, se signale le caractère presque dérisoire de la mobilisation en « métropole » des moyens militaires nécessaires à la production territoriale des mandats levantins. Des coalitions sans nom contre la France ? À première vue, la mission militaire française semble se heurter à l’activation de coalitions sans nom. Apparaît au premier plan la combinaison entre déterminants géographiques et modes de gestion des unités militaires et de maîtrise de l’espace. Se mettrait ainsi en place ce qu’on pourrait appeler notre première coalition. Comme indiqué cidessus, le Levant aligne des données orographiques, climatiques et hydrologiques qui transforment en gageure, à elles seules, l’installation militaire de la France. Dans les écrits des officiers français, les éléments combinatoires de la nature qui amenuisent la force d’intervention du militaire de l’Empire français sont ainsi présentés : chaleur torride de l’été, sécheresse et aridité du sol, rareté des sources et points d’eau, atmosphère étouffante des nuits, froid et neige des plateaux (de Cilicie) et des côtes montagneuses (de Syrie), pluies dans les plaines327. Une seconde coalition est repérable avec la contradiction apparente que semble constituer l’insuffisance des moyens humains (qui suffiraient à peine aux besoins du commandement), l’étendue de l’espace à sillonner Sur les récentes études savantes consacrées au nationalisme, lire Clayer (2007), Delannoi et Taguieff (2001), et, surtout, l’historien marxiste anglais Hobsbawm (2006). 324 Le redéploiement au Levant des tirailleurs sénégalais stationnés en Rhénanie (cas des 10e et 11e RTS) suffit pour illustrer la contre-performance de la diplomatie française (Faye 2006, CHETOM, 15H25, op. cit ). 325 Voir Maigret (1992). Retenons que la France, face à la perte de la Russie utilisée comme un foyer de placement de capitaux, a fait irruption sur la scène financière de l’Europe centrale, restée longtemps une chasse gardée du capital allemand (Bergeron et Roncayolo 1972 ). 326 CHETOM, 15H25, op. cit.: 40. 327 Id. : 136. 323

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par les troupes françaises et la diversité des belligérants qu’elles ont à affronter. Esquisser le portrait de ces forces d’opposition revient à nommer les Turcs qui opèrent en Cilicie, les chérifiens basés à l’est, les « rebelles » évoluant à l’intérieur, les coupeurs de routes et les pillards prompts à sévir dans les marges territoriales. L’impact de cette contradiction est réductible à la conversion en travail de Sisyphe de la pacification militaire, tâche d’importance majeure confiée aux soldats « métropolitains » et de la colonie. Le complot international, hantise du leader politique français, est perceptible à travers l’évocation, dans les sources d’archives militaires, des soutiens accordés aux forces opposées au projet de création de mandats. Le commandement militaire français ne semble se préoccuper de ce relatif isolement diplomatique que parce que la partie dite « ennemie » fait valoir des qualités militaires indéniables. L’« ennemi » en question est très bien équipé en armes, fait preuve de hardiesse dans ses attaques et se montre tenace dans ses résistances. Bien commandé, on lui colle la réputation de combattant souvent cruel328. S’il est turc, l’on nous affirme qu’il est bien renseigné par les Allemands, a non seulement bien appris et adopté leurs procédés de combat, mais a aussi conservé un matériel moderne. Ce matériel militaire se présente comme un patrimoine enrichi par ces derniers et les Soviétiques. S’il appartient aux forces régulières chérifiennes, la même source d’information déclare qu’il est encadré par des officiers formés à l’École militaire de Constantinople. Appelé « dissident » cilicien ou syrien de l’hinterland, il bénéficierait de l’appui du gouvernement de Damas ou de celui d’Angora (offre de prestations de services en matière d’organisation et d’entretien du matériel de guerre) et de la participation périodique de Turcs, d’Allemands et de Bulgares à ses combats contre les Français. L’alliance entre l’émir Fayçal et le président turc Moustapha Kémal329 formerait le noyau dur d’une coalition internationale. Minée, elle aussi, par des contradictions internes, celle-ci connaîtrait un accroissement de ses effectifs. Ainsi, se comprend le fait que les pouvoirs publics nord-américains soient épinglés dans le discours dominant du commandement militaire français. La mise en cause concerne les conceptions du président Wilson qui renforceraient La politique devient ainsi la continuation de la guerre, cette (autre) vérité de la vie étudiée par Todorov (2000). 329 Voir Maigret (1992 : 12). Retenons que la France, face à la perte de la Russie comme foyer de placement de capitaux, a fait irruption sur la scène financière de l’Europe centrale, restée longtemps chasse gardée du capital allemand (Bergeron et Roncayolo 1972). 202 328

l’embrouillamini made in London. La violence verbale de l’encadrement supérieur de l’Armée du Levant est destinée particulièrement au pouvoir central britannique. Les termes « égoïsme » et « perfidie » sont censés faire mouche contre cet interlocuteur de la scène internationale330. En définitive, à l’image de la rengaine de « l’Allemagne payera » ou encore du linkage du désendettement français et du dédommagement allemand, cette violence verbale a certainement nourri l’incompréhension et les écarts des positions entre Britanniques et Nord-Américains d’une part, et Français (plus ou moins bien accompagnés par les Belges), d’autre part. Des moyens de l’Armée du Levant Le contrôle politique de l’armée, de ses interventions extérieures et des dépenses de guerre est posé de plus en plus comme un débat stratégique dans l’espace public français. Il détermine la modestie des moyens mis à la disposition de l’Armée française au Levant (AFL) et le recours à des forces supplétives avec les tirailleurs sénégalais et les « volontaires » levantins. De la modestie des moyens octroyés La conférence de Paris du 7 octobre 1919 s’est penchée sur la question des composantes et des moyens de l’Armée du Levant, appelée aussi Armée française au Levant. L’infanterie, la cavalerie et l’artillerie sont les principales armes proposées. En réalité, cette rencontre suggère l’augmentation des unités militaires mobilisées. Au départ, la mobilisation concernait 17 bataillons (dont 13 de l’infanterie), et deux régiments. Ces chiffres sont assurément dérisoires, surtout si l’on sait qu’il s’agissait d’assurer la relève des forces britanniques composées de 34 bataillons et de 15 régiments de cavalerie. En somme, un Français allait relayer trois Britanniques. La conférence de Paris a tenté d’inverser ce rapport en proposant la constitution d’une force armée comprenant 32 bataillons d’infanterie, 27 escadrons de cavalerie et 14 batteries d’artillerie (Mazen 1922). La modestie des moyens mobilisés s’explique, en plus de ce qui est développé ci-dessus, par le calme apparent qui a prévalu avant l’arrivée de l’AFL. Calme imputable, d’après le discours militaire dominant qui se situe

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Id. : 136. 203

sur le terrain de l’a posteriori, au caractère dissuasif du déploiement des effectifs anglais et aux balbutiements du nationalisme turc. Tableau X : Effectifs militaires mobilisés entre 1919 et 1922 Dates Octobre 1919 Novembre 1919 Décembre 1919 Janvier 1920 Février 1920 Mars 1920 Avril 1920 Mai 1920 Juin 1920 Juillet 1920 Août 1920 Septembre 1920 Octobre 1920 Novembre 1920 Décembre 1920 Janvier 1921 Février 1921 Mars 1921 Avril 1921 Mai 1921 Juin 1921 Juillet 1921 Août 1921 Septembre 1921 Novembre 1921 Décembre 1921 Janvier 1922 Février 1922 Mars 1922 Avril 1922 Juillet 1922

Efectifs en hommes 12889 17358 27489 32489 36428 41050 46674 49682 50854 61227 60217 59780 71635 66946 63981 68096 66124 66963 66276 58294 65947 69763 70503 72407 70027 69743 65910 58968 69000 50000 35000

Source : Mazen 1922 : 30-31. 204

Trois conclusions majeures se dégagent de la lecture de ce document statistique331 : le quintuplement des effectifs militaires déployés entre 1919 et 1922 sur la scène de guerre du Levant, les variations statistiques d’une année à l’autre et d’un mois à l’autre au sein d’une même année, la tendance baissière des variations mensuelles (à l’exception de septembre 1921 et de décembre de cette année en comparaison du mois précédent). Les années 1920-1921, moments de grande mobilisation, correspondent aussi à des séquences d’affrontement presque simultané avec trois catégories de combattants. La première est formée par les troupes chérifiennes, douées dans le harcèlement ininterrompu des postes et des colonnes expéditives, les attentats contre les officiers français. La seconde regroupe des forces régulières turques. Basées en Cilicie, elles attaquent des convois et organisent des insurrections dès janvier 1920. La troisième et dernière catégorie comprend les bandes de « pillards », invariablement accusées d’incendies de villages chrétiens. La mobilisation relativement importante des effectifs militaires au cours de l’année 1921 est à rapporter à l’arrivée du 17e RTS en janvier 1920, des 14e et 16e RTS en mai 1920, des 10e et 11e RTS332. Ces deux dernières unités régimentaires provenant d’Allemagne ont été engagées dans plusieurs opérations militaires, dont la bataille de Khan Meisseloun du 24 juillet 1920333. Une pareille mobilisation est rendue nécessaire par la concomitance du combat contre les Turcs et contre les « rebelles » de l’intérieur, particulièrement actifs de mars à octobre 1921. Ce dernier combat a été relancé après l’échec de l’armistice du 30 mai 1920 ; lequel accord a été signé avec les Turcs et appliqué effectivement d’août 1920 à février 1921. La décroissance continue du nombre de combattants déployés au Levant fait suite à la signature à Londres de l’accord francoturc du 10 mars 1921, qui consacre la victoire militaire française et enjoint l’utilisation de « volontaires » et des différents détachements de tirailleurs coloniaux334. Les informations statistiques détaillées sont disponibles pour le dernier trimestre de 1919 et les années 1920-21 et le début de 1922. Elles sont exposées dans le tableau X.. 332 CHETOM, 16H39, Dossier 1 « Levant. Unités des tirailleurs coloniaux stationnés au Levant de 1920 à 1939 », Symboles et Traditions, 20, mars-avril, 1965. 333 Elle consacre la défaite de l’émir Fayçal et l’entrée des troupes françaises dans la ville de Damas (CHETOM, 15H25, op. cit.). 334 Lire aussi Deroo et Champeaux (2006) qui font le point sur les effectifs de tirailleurs mobilisés en 1922 dans les différents périmètres militaires de l’Empire colonial français. 331

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Combler l’insuffisance des moyens La mosaïque des troupes déployées au Levant mérite d’être soulignée. Durant les batailles contre les forces dites « ennemies », combattent, aux côtés des soldats « métropolitains » et des tirailleurs sénégalais, des «volontaires» syriens335 ou libanais, des combattants arméniens, des tirailleurs maghrébins, des fantassins et artilleurs malgaches, des tirailleurs indochinois regroupés au sein du Régiment mixte indochinois du Levant (RMIL)336. Les soldats malgaches se répartissent en artilleurs et en fantassins. Les premiers sont regroupés au sein du 11e régiment d’artillerie mixte malgache (RATMM), et les seconds dans les 42e et 43e bataillons de tirailleurs malgaches. Le dernier bataillon, en provenance de Fréjus, est présent au Levant en 1925-1926337. Les Indochinois appartiennent au RMIL, présent sur ce théâtre de guerre du 1er avril 1922 au 10 octobre 1924338. Les combattants libanais et arméniens sont regroupés dans des compagnies. Les expressions « compagnies libanaises » et « compagnies arméniennes » viennent de ce fait enrichir le vocabulaire de l’AFL339. Les corps des fantassins, des pionniers et des auxiliaires de services forment avec l’artillerie les différents lieux d’affectation des tirailleurs africains (Deroo et Champeaux 2006). L’ambiguïté de la représentation du soldat malgache est véhiculée au sein du commandement militaire français. Il est perçu comme un combattant peu crédible, ce qui explique l’envoi en Orient pendant la Grande Guerre de tirailleurs malgaches pour « faire des routes et décharger des navires »340. La destruction partielle, survenue les 2 et 3 août 1925, du 42e bataillon de tirailleurs malgaches composant la colonne Michaud peut alimenter cette perception négative. Dans l’extrait du document intitulé « Les tirailleurs malgaches », on lit ceci : « de l’aveu de leurs chefs…, les Malgaches s’enfuient, pris d’une terreur panique, ou se couchèrent, les yeux fermés, et se laissèrent égorger sans se défendre »341. CHETOM, 15H25, op. cit. CHETOM, 15H25, Dossier 1 « Renseignements concernant les effectifs de l’Armée française au Levant (AFL), notamment l’état des pertes 1920-1925 ». 337 Ibidem. 338 Ibidem. 339 CHETOM, 18H116, Fonds Brossart. « Journal de Marche du 1er Bataillon de Marche des Tirailleurs sénégalais (Période du 2 septembre 1939 au 30 juin 1940) ». 340 CHETOM, 15H25, Dossier 2, pièce 11. Le général Joffre a été l’auteur de ce genre d’affectation. 341 Ibidem. 335 336

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D’après le général Noguès, « l’engagé volontaire » de la Grande Ile égale en bravoure n’importe quel tirailleur342. Le document cité ci-dessus circonscrit cette bravoure aux cadres militaires malgaches. Commis aux fonctions d’artilleur, le combattant malgache serait même plus performant que son homologue sénégalais. Ceci expliquerait le choix porté sur lui dans la constitution d’un régiment d’artillerie coloniale propre au Levant (voir ci-dessous). Les moyens matériels comprennent des avions. L’observation, le bombardement des positions adverses et l’évacuation sanitaire forment les missions de la composante Air de l’AFL. Pour accomplir cette dernière mission, deux divisions sont mises à contribution. La première dénommée Première Division a choisi Damas comme siège de son étatmajor. Certains de ses avions y sont stationnés. Le reste de l’escadrille est regroupée dans les villes de Mersine, Lataquié et Adana. La seconde division baptisée Deuxième Division a installé son état-major à Alep. Muslimie abrite une partie de ses moyens aériens (Denain 1922). À la date du 26 octobre 1921, l’Aviation de l’AFL disposait d’un parc de 13 avions sanitaires ainsi répartis : 4 dans la Première Division, soit un appareil pour chaque escadrille, 7 à Muslimie dans la Deuxième Division. Tableau XI : Parc d’avions militaires de l’AFL

Source : Mazen 1922 : 32.

342

Ibidem. Voir aussi France militaire, édition des 31 octobre -1er et 2 novembre 1925. 207

L’Armée du Levant se signalait aussi par des tentatives d’amélioration de son organisation régimentaire. Dans l’artillerie, l’innovation apparut avec la création du régiment tripartite. Appelé régiment d’artillerie coloniale du Levant (RAC), il comprenait des soldats français, malgaches et syro-libanais et était conçu pour fonctionner comme un groupe spécial. Pour le mettre sur pied, le 22 novembre 1926, il a fallu faire appel à des éléments du 11e RAC et utiliser des batteries de marche venues de France. Aussi se compose-t-il de batteries de campagne et de sections de position343. Chez les fantassins, le bataillon est l’unité d’intervention militaire ciblée par les réorganisateurs de l’institution militaire. Le bataillon de marche des tirailleurs sénégalais du Levant (BMTSL) comprend 4 compagnies de fusiliers-voltigeurs à deux sections (armées de mitrailleuses) et d’une section hors rang. Voiturettes et voitures sont supprimées344. Par ce dispositif, le commandement vise à combiner mobilité accrue et puissance de feu dissuasive et destructrice.

Porter de nouveau l’uniforme du renfort Le redéploiement du tirailleur sénégalais va se faire dans une région aussi distante de la Méditerranée occidentale que le Proche-Orient. Mais, en vérité, il est, tout simplement, projeté de nouveau en Méditerranée orientale, précisément dans sa partie asiatique. Dans cette Asie méditerranéenne, les idéologies de ressentiment (panarabisme, panislamisme et pantouranisme), la laïcité véhiculée par l’État turc postottoman345, les enjeux pétroliers, les préoccupations géostratégiques des Britanniques et des Français, etc., forment un faisceau de déterminants du contexte des années 1920. Au moment de la mobilisation et du débarquement du tirailleur sénégalais, les ingrédients propres à une zone poudrière étaient déjà en place. Les unités de tirailleurs sénégalais mobilisées C’est au sein de régiments bien déterminés ou de bataillons constitués pour les besoins de la cause que les tirailleurs sénégalais vont débarquer au 343 CHETOM, 18H116, Fonds Brassart, lettre datée du 15 mai 1991 du conservateur du Musée de Fréjus. 344 CHETOM, 16H139, Dossier 5 « Armée coloniale. Historique du bataillon de Marche des Tirailleurs sénégalais du Levant. Années 1925, 1926, 1927 ». 345 En milieu fondamentaliste turc, laïcité rimerait avec franc-maçonnerie.

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Levant. Ces unités militaires sont aussi les lieux de l’encadrement de leur entrée dans la Guerre du Levant. Les régiments de tirailleurs sénégalais déployés au Levant Durant l’entre-deux-guerres, des régiments de tirailleurs sénégalais furent concernés par le déploiement de troupes coloniales au Levant. Les unités qui prirent part à la production territoriale des mandats proche-orientaux de l’Empire français sont les 4e, 10e, 11e, 14e, 16e et 17e RTS. Leur débarquement s’effectua de novembre 1919 à octobre 1925. Le 17e RTS fit figure d’éclaireur des forces expéditionnaires coloniales346. La fermeture de la série des débarquements fut à l’actif du 3e BTS du 4e RTS347. Certains régiments ont été créés à la veille de la production territoriale des mandats français du Proche-Orient. Cela vaut surtout pour les 11e, 14e RTS et 17e RTS. Le 11e RTS a été mis en place le 1er mars 1919. Les 5e, 44e et 62e BTS, assimilés à des bataillons d’élite, en étaient les unités constitutives. Ils firent l’objet d’une nouvelle numérotation en devenant respectivement les 1er, 2e et 3e BTS348. La devise de ce régiment était « Noblesse oblige ». Examinons brièvement la trajectoire de quelques-unes de ces unités régimentaires. La première concernée est le 14e RTS. Sa création remonte au 1er avril 1919. Formé à partir d’éléments provenant de bataillons dissous (112e, 115e et 117e BTS), il avait sa garnison en Tunisie. La portion centrale était établie à Sousse, le 1er BTS (ex- 110e) à Gabès, le 2e BTS (ex-112e) à Gabès et Gafsa et le 3e BTS (ex-117e) à Sous-Kairouan. Le lieutenant-colonel Guillermain fut son premier commandant. Atteint par la limite d’âge, il fut relayé, le 1er mai, c’est-à-dire bien avant l’envoi au Proche Orient, par le lieutenant-colonel Dore. En raison de sa jeunesse, les autorités militaires firent subir au nouveau régiment un procès d’instruction intensive349.

CHETOM, 16H333, « Historique succincte des Tirailleurs Sénégalais 1857-1957 » de la section d’Etudes et d’Informations des Troupes ccoloniales de la caserne Clignancourt. 347 CHETOM, 16H328, « Le 4e Régiment de Tirailleurs coloniaux au Levant, 18 mars 1925 ». 348 CHETOM, 16H333, « Annexe n° 1. Le 17e Régiment de Tirailleurs Sénégalais au Levant. 11e Régiment de Tirailleurs Sénégalais. Historique ». 349 CHETOM, 16H336, Dossier 1, « Historique du 14e Régiment de Tirailleurs Sénégalais ». 346

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La biographie du 17e RTS nous intéresse à présent. Cette unité militaire mobilisée avait été mise en place le 1er avril 1919 en Algérie par le colonel Debieuvre. Son ossature fut constituée au départ de trois bataillons tenant garnison à Orléansville, Ténès et N’Tsila. Ils étaient respectivement placés sous le commandement du capitaine Picquet, des commandants Corneloup et Goetz, Ces bataillons allaient devenir respectivement les 1er, 2e et 3e BTS. Chacun d’entre eux était composé de quatre compagnies de fusillers-voltigeurs et d’une compagnie de mitrailleurs. Cela fait un effectif moyen de 1100 hommes. L’adjonction d’un quatrième bataillon est notée en septembre 1919. Il s’agit du bataillon basé à Biskra et appartenant au 16ème RTS350. L’appellation 17e RTS fut abandonnée par la suite. Pendant le soulèvement druze des années 1925- 1926, la dénomination officielle adoptée est 17e RTC. Un retour à l’appellation initiale intervient ensuite à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Toutefois, cette appellation est contenue dans des documents des années 1925-1926351. Pour le 4e RTS, reconstitué au camp de Sainte-Marthe352, le changement d’appellation va présider à son envoi au Proche-Orient. Dénommé 4e Régiment d’Infanterie de Marine (4e RIMa) lors de son implication dans les guerres de conquête coloniale (Sénégambie, Guinée, Madagascar, Crimée, Chine, Indochine, etc.)353, il prend l’appellation de 4e Régiment d’Infanterie Coloniale (4e RIC). C’est avec ce changement onomastique, qui accompagne le passage sous la tutelle du ministère de la Guerre de l’armée coloniale baptisée Troupes coloniales, que cette unité régimentaire a participé à la Grande Guerre. Ses théâtres d’opérations militaires sont situés en France et en Orient. L’appellation 4e RTS est en usage à partir de 1921. Ces changements onomastiques masquent difficilement la profondeur de l’histoire de cette unité de combat. Le 4e RTS est donc un exemple d’institution régimentaire dont la mise à contribution est dictée par l’excellence de son parcours professionnel. « Armée coloniale. Cilicie Syrie. Historique du 17e Régiment de Tirailleurs Sénégalais», août 1926. 351 Voir le document cité ci-dessus. 352 CHETOM, 15H25, « Opérations dans l’Hermon. 8 au 26 août 1926 », « Page d’histoire du Levant. À la gloire des Coloniaux ». Voir aussi France militaire, édition du 27 avril 1927. 353 Les théâtres d’opérations militaires ont pour noms : pont de Leybar, lac de Guiers, Mérinaghem, blockhaus de Nder, fort de Médine, fort de Guémou, Majunga et Tamatave en 1883, etc. 350

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Le 10e RTS constitue un autre exemple de régiment redéployé au Proche-Orient en raison de son excellent parcours de combat. La Somme en 1916, l’Aisne et la Marne en 1918 correspondent aux principaux champs de bataille de la Grande Guerre qui témoignent du procès cumulatif d’expériences de combat de ses soldats. Son drapeau, qui porte les mentions de ces lieux de guerre, va ainsi s’enrichir de la mention « Levant 1920-1921 »354. Il forme, avec le 11e RTS, une « brigade sénégalaise ». Sa particularité est d’avoir participé à l’occupation de la Rhénanie. Placée sous les ordres du général Bordeaux, cette brigade est appelée à prendre une part active et décisive à la construction de l’ordre français au Proche Orient. Les autres unités La conquête territoriale et la pacification du « Levant français » donnèrent lieu à la création, le 10 octobre 1925, du Bataillon de Marche de Tirailleurs coloniaux du Levant (BMTCL). Ses effectifs de renforts sénégalais étaient ainsi répartis : 30 sous-officiers, 81 caporaux et 550 hommes de troupe355. Son autonomie de commandement prit fin après son envoi au Proche-Orient. Le 17e RTS fut son unité de rattachement. En 1927, il en devint le 1er bataillon356. Deux bataillons mixtes (combattants « noirs » et « blancs ») avaient précédé cette formation militaire sur le sol levantin. Le premier était un bataillon d’infanterie coloniale, envoyé en Syrie en août-septembre 1925. Toulon était sa base de départ. Le second, qui comptait 1500 éléments, fut dépêché au Levant à cette dernière date357. Le 2e Bataillon de Marche de Tirailleurs sénégalais du Levant (2e BMTSL) avait été envoyé au Levant après le succès de la production territoriale des mandats proche-orientaux de la France coloniale. Formé le 27 juillet 1939 à Perpignan et inclus dans le 24e RTS, il fut placé sous le commandement du chef de bataillon Marot. Composé en partie de 3 compagnies de fusiliers-voltigeurs, il comptait 572 tirailleurs sénégalais. L’encadrement supérieur était composé de 16

CHETOM, 16H333, op. cit. CHETOM, 16H39, Dossier n° 5, « Armée coloniale. Historique du Bataillon de Marche de Tirailleurs sénégalais du Levant. Années 1925, 1926, 1927 ». 356 Ibidem. 357 CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Renseignements concernant les effectifs de l’Armée française au Levant… », op. cit. 354 355

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officiers européens, qui exerçaient aussi leur pouvoir militaire sur 119 Européens formant la « troupe blanche »358.

De la mise en mouvement des « renforts sénégalais » La cartographie du déploiement des « renforts sénégalais » est relativement complexe. Elle requiert l’accumulation d’informations sur les parcours suivis, les conditions dans lesquelles ont été effectués les déplacements, les affectations et les réaffectations des « tirailleurs noirs ». L’intelligence tactique de leur commandement est, quant à elle, observable avec les distributions des missions initiales à exécuter sur le sol de la Cilicie, de la Syrie, du Liban ou des confins militaires de la Syrie. Les parcours Les ports d’Afrique du Nord et du Midi sont deux grands lieux d’embarquement des renforts sénégalais. C’est le cas du port tunisien de Bizerte où le 14e RTS embarqua le 14 juin 1919. C’est à bord du vapeur «Allégrette » que son état- major et son 1er BTS effectuèrent le voyage en direction de Constanza (Roumanie)359. Ils devancèrent les 2e et 3e BTS embarqués à bord du « Général » à destination de Salonique (Grèce) le 16 juillet de la même année, ou encore les soldats du 17e RTS, partis de Bizerte le 11 novembre 1919360. Marseille a abrité un complexe portuaire largement utilisé par l’étatmajor central français. Le 4e RTC en fut le principal usager dans la journée du 25 septembre 1925361. Il précéda le 2e Bataillon de Marche de Tirailleurs Sénégalais du Levant. Son 3e BTS y embarqua, à bord du vapeur « Cordillère », le 19 août 1925. Les effectifs concernés se décomposaient ainsi : 16 officiers européens, 288 hommes de troupe européens, 396 tirailleurs sénégalais. Le 2e Bataillon de Marche de Tirailleurs Sénégalais du Levant (2e BMTSL) était la dernière unité militaire à bénéficier de la mise à disposition des installations portuaires de CHETOM, 18H116, Fonds Brassart, « JMO du 2e Bataillon de Marche de Tirailleurs sénégalais au Levant » [Ex- cote : SHAT, Carton 34 N1101]. 359 CHETOM, 16H336, Dossier 1, « Historique du 14e RTS ». 360 « Armée coloniale. Cilicie Syrie. Historique du 17e régiment de Tirailleurs sénégalais », août 1926. 361 CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, « Carnet de route du lieutenant Jacquinot au Levant (1925) ». 358

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la ville de Marseille. L’embarquement eut lieu le 3 août 1939. L’envoi de ces troupes révèle une discontinuité des trajectoires à parcourir. Avec cette unité militaire, la mise en route précède la mise en mer. Le point de départ de sa mise en mouvement est le Midi de la France. PerpignanMarseille correspond au parcours effectué sur terre le 1er août 1939362. Arles, Toulon et Perpignan sont d’autres points de départ « métropolitains » des renforts de tirailleurs sénégalais363. Le chemin de fer constitue un des moyens logistiques utilisés pour réussir l’embarquement à Marseille des soldats noirs. La liaison directe est représentée par Bizerte-Mersine et MarseilleBeyrouth. Le premier trajet avait été effectué en novembre 1919 par le 17e RTS. Parti de Bizerte le 11 novembre, il arriva à Mersine 5 jours après (Desjardins 1925). Marseille-Beyrouth est le trajet effectué par le 3e BTS du 4e RTC. Le voyage dura 4 jours en 1939. C’est, du moins, l’expérience du 2e Bataillon de Marche des Tirailleurs sénégalais du Levant364. Effectué à bord du «SS Champollion », il témoigne des progrès réalisés en matière de navigation. La principale économie d’échelle réalisée porte sur le temps. La réduction de la durée du voyage est d’une journée. Ce gain de temps s’observe si l’on établit une comparaison avec la traversée de la Méditerranée faite par le « Lotus », vapeur de la Compagnie des Messageries maritimes. Quatre jours de voyage ont été nécessaires pour que cette embarcation conduise les soldats du 4e RTC à Alexandrie, escale portuaire où ils vont arriver le 29 septembre 1925. Une seule journée de traversée a alors suffi pour les débarquer à Beyrouth365. Soulignons aussi la sinuosité et le tronçonnage du parcours du 14e RTS. La Thrace orientale était le premier point de chute de son étatmajor et de son 1er BTS. Quant à la Grèce, elle fonctionna comme la première destination des 2e et 3e BTS. La géographie de l’acheminement du régiment fait aussi apparaître un contraste des parcours. Le chemin de fer et la route maritime étaient les voies de desserte empruntées. Le voyage par étapes est une option largement mise à profit avec ces CHETOM, 18H116, Fonds Brassart, « Journal de marche du 2è Bataillon de Marche de Tirailleurs sénégalais au Levant » [Ex-cote : SHAT, Carton 34 N1101]. 363 CHETOM, 15H25, Dossier 2, op. cit., 16H39, Dossier n° 1, « Levant. Unités de Tirailleurs coloniaux stationnés au Levant de 1920 à 1939 » ou lire Symboles et Traditions, 20, mars-avril 1965, et 18H116, Fonds Brassart, op. cit. 364 CHETOM, 18H116, Fonds Brassart, « Journal de marche … », op. cit. 365 CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 362

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derniers bataillons. Par la voie maritime, les trajets suivis étaient BizerteSalonique et Salonique-Constantine, tandis que la desserte ferroviaire allait présider à l’acheminement des renforts de Constantine en Thrace orientale366. La figure trinitaire caractérise la logistique employée. En 1920, la Cilicie et la Syrie étaient les destinations terminales de ces formations militaires. Selon l’importance numérique ou la destination du contingent militaire, la capacité d’accueil de passagers, le commandement militaire français mobilisa un ou plusieurs moyens de navigation. Dans les lignes ci-dessus, nous avons rendu compte de ces cas d’unités expéditionnaires embarquées dans une seule embarcation. Des vapeurs comme « Itu », « Cordillère », « La Ville d’Amiens » furent utilisés pour assurer le transport de soldats appartenant à un même bataillon. Après trois semaines d’attente, l’envoi du 17e RTS, unité militaire forte de 4 600 hommes, nécessita l’utilisation de trois vapeurs : « Austria », « Fukui Maru » et « Itu »367. Les négociations ou appels d’offre suivis de dépouillements des offres, les contrats de location des navires des compagnies de navigation, les appréciations de leurs prestations de services forment des points non éclaircis par notre enquête documentaire. En plus, nous remarquons un autre vide constitué par l’absence d’interprétation de l’onomastique de ces moyens logistiques. Les conditions de voyage Les conditions du voyage variaient en fonction des trajectoires suivies, des moyens d’embarquement utilisés, des urgences militaires définies, des progrès de la navigation mis à contribution, des dispositions affectives manifestées par l’encadrement militaire, etc. Le rang militaire et l’appartenance « raciale » influaient sur les conditions de voyage. Les mal lotis étaient invariablement les tirailleurs sénégalais. Trois exemples nous permettent de reconstituer les voyages effectués par les tirailleurs sénégalais. Le premier est fourni par Desjardins (1925). Il montre que la première séquence de l’imminence du voyage est celle de l’éloge du politique centré sur l’exaltation de l’amour de la patrie et de valeurs telles que le devoir, l’honneur et la bravoure. Dans le cas du 17e RTS, la célébration du départ de ses « renforts sénégalais » s’est déroulée sur les quais de Bizerte. Elle a été un moment de réitération 366 367

CHETOM, 16H336, Dossier 1, « Historique du 14e RTS ». «Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. 214

(guindée) de l’éloge du « mourir pour la patrie ». Desjardins (1925 : 1-2) en rend compte en ces termes : « Tout à l’heure, un petit amiral, sorte de jouet en carton, la face nantie d’une ouate jaunie en son centre par l’abus des cigarettes, nous a tenu un discours. Sa première phrase a été celle d’un chant révolutionnaire « Braves soldats du 17è ». Le mécanisme qui agitait son bras était usé. Son verbe se balançait suivant le rythme solennel cher aux curés de campagne. La force de ses expressions prétendait s’augmenter par le hochement impératif de sa barbe profilée en écume blanche sur la mer d’huile. Sa voix tremblait aux passages présumés pathétiques. Les grandes figures du Devoir, de l’Honneur, de la Bravoure qu’il composa hier en pantoufles au coin de son feu s’agitaient au bord de ses lèvres, évoquant les fresques de Detaille et les affiches de Detaille … ». L’imminence du départ vers le Levant était visualisée aussi par l’embarquement des tirailleurs sénégalais. Cette image renvoie incontestablement à la scène de la mise en cale du « bois d’ébène » destiné à l’économie de plantation nord-américaine des XVIIe et XVIIIe siècles. Ou encore à celle du chargement de bestiaux que l’on envoie au foirail ou à l’abattoir. L’entassement des corps, l’inconfort du moyen de déplacement et la déconsidération des tirailleurs sont décrits au travers de cette narration relative à l’embarquement de 2000 tirailleurs sénégalais : « Enfin, nous embarquons. Les tirailleurs montent en flot continu par les deux échelles de coupée. On croirait voir des dragues ramassant sur le quai la matière humaine pour la jeter dans les flancs de l’Itu. Des gradés canalisent le torrent des chéchias vers les profondeurs du navire ! Partant du principe que la matière humaine et, singulièrement, sénégalaise est compressible à merci, nous entassons nos hommes dans les cales obscures. Au fond de ce boyau empuanti déjà garni d’une double paroi de pieds, de mains, de faces camuses et colères, je n’ai que ces trois bas flancs de dix mètres superposés, pour entasser mes quarante tirailleurs équipés en guerre. Un à un, je les cale, je les bloque, côte à côte cependant qu’ils se rebiffent et font le gros dos pour se donner du large. Je chatouille de ma canne les échines qui se cambrent pour les forcer à se détendre. Les uns rient, d’autres protestent avec fureur » (id. : 2-3). L’adieu clôturait la fin de l’embarquement et annonçait le commencement du voyage. Dans le cas des deux bataillons embarqués au sein de l’ «Itu », le pont allait abriter la cérémonie, dont le maître d’œuvre était un officier général. Le référent sensoriel n’était pas exclu de cette cérémonie finale. Le clairon était invité à sonner « à la soupe », c’est-à-dire à donner le signal du départ. Ce faisant, il renouvelait la ritualisation de la prégnance de la musique militaire. L’insouciance et l’angoisse sont censées gouverner le déroulement du voyage vers la Syrie et le Liban. Les tirailleurs sénégalais ne se feraient aucun souci : « Nos noirs dorment le ventre au soleil ou bavardent la pipe aux dents 215

en crachant dans la mer. Ils sont heureux de ne rien faire. Qu’importe le manque de confort ! Pleins d’insouciance ils n’ont qu’une préoccupation : l’heure de la soupe. Groupés au hasard par plats de dix, ils se réunissent selon les races pour manger. Voilà six Bétés picorant au même plat de riz, et deux Malinkés plongent la cuiller dans une seule gamelle » (Desjardins 1925 : 4). Le complexe de supériorité pousse cet auteur à insister sur l’animalité du tirailleur sénégalais au travers de la référence au sommeil, au besoin vital qu’est l’alimentation et à l’instinct grégaire. Fort des schèmes classificateurs de sa culture, il relève, en pointillés, chez l’observé, l’absence de raffinement figurée par le crachat et le fait de manger en commun. C’est cette dernière image qui actualise la méconnaissance de l’individualisation des faits et gestes, consubstantielle de ce que Norbert Elias nomme le procès de civilisation. Celui-ci se veut ainsi mise à distance des corps, discipline du corps producteur de miasmes et siège de microbes, contrôle des sentiments (Erasme 1977, Ariès et Duby 1986). Donc, nous avons là autant de choses qui ne seraient pas partagées par les renforts du 17e RTS. Chez eux, la furie est un sentiment dont l’épanchement emprunterait le canal du regard lorsque le coupable présumé ou avéré d’un acte d’indélicatesse était un officier européen (Desjardins 1925). L’exemple de voyage ponctué au moins d’un accident est contenu dans la reconstitution de l’histoire du 14e RTS368. En furent victimes l’étatmajor et le 1er BTS voyageant à bord du vapeur « Allégrette ». Survenu, le 21 juin 1919, après une semaine de navigation, il a consisté en un heurt d’un récif au large de Varna. Le colmatage de la brèche et l’évitement de l’irréparable sont attribués à un tirailleur sénégalais, le caporal Keiba Kamara, à des officiers et des sous-officiers européens. Tous ces sauveurs ont reçu des félicitations du lieutenant-colonel commandant le régiment. En revanche, aucun incident n’a été formellement enregistré avec le voyage effectué à bord du « Lotus » par le 4e RTS. Décrit dans le carnet de route du lieutenant Jacquinot369, il a comporté des séquences de distractions et de découvertes culturelles : un bal masqué, survenu le 27 septembre 1925 pour célébrer le fait que l’expédition s’approche de la destination, et la visite guidée organisée pour quelques leaders militaires durant l’escale d’une durée de deux jours à Alexandrie. Mais, la monotonie a prévalu pour les tirailleurs sénégalais du 4e RTS. Ils ont rempli leurs journées à monter sur le premier ou second pont (Desjardins 368 369

Voir CHETOM, 16H336, Dossier 1, op. cit. CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 216

1925), à s’y prélasser en admirant l’infinitude bleue de la mer ou en jouant à la remontée des souvenirs, de l’envahissement du spleen, de l’élaboration de stratégies individuelles de rattrapage social, etc. Débarquements, affectations et missions initiales L’unique récit du débarquement des « renforts sénégalais » que nous pouvons citer est à l’actif de R. Desjardins (1925 : 6). Ses principaux points narratifs sont le passage du navire aux chaloupes, l’état des quais et les scènes de vie du port de Mersine. L’exhaustivité de la narration est déclinée sous forme de peinture figurative quand l’auteur pointe du doigt le marchand de limonade qui retient l’attention avec « son tonnelet de verre où dansent des blocs de glace dans un liquide jaune ou violet, la sonnaille de ses gobelets ». Il en fait autant avec les cireurs de bottes « nantis d’un matériel perfectionné ; les étaux en plein vent ». Une fois le débarquement terminé et avant que les tirailleurs sénégalais ne se mirent en route pour leurs lieux d’affectation, se posait invariablement la question de l’hébergement. Elle était résolue en fonction du grade, du statut, des circonstances et des périodes. Le 2 octobre 1925, le lieutenant Jacquinot, affecté au Bataillon colonial mixte du 4e RTC (ancien 3e bataillon du 4e RTC), avait eu droit à un billet de logement à l’hôtel d’Amérique de Beyrouth370. En 1919, les BTS débarqués de l’« Itu » devaient se contenter des guitoüns, tentes installées dans une plaine dénudée et parsemées d’oliviers. Ce site, situé hors de la ville de Mersine, est proche de la mer et des camps des soldats anglais et indiens que les renforts du 17e RTS devaient relayer. Sans chercher à en faire des martyrs, c’est une lapalissade que de déclarer que les tirailleurs sénégalais étaient trop mal logés. Surtout si leur situation est comparée à celle des soldats de l’Empire britannique. Là où ceux-là étaient encore soumis au régime de l’entassement des corps (six dormeurs par guitoün), ceux-ci étaient regroupés à cinq au sein d’un spacieux « marabout ». Desjardins (1925) révèle que ce désavantage venait s’ajouter à celui de la modestie des tenues « françaises » et au déficit du confort matériel pour expliquer, ne serait-ce que partiellement, le complexe de supériorité affiché par les officiers anglais vis-à-vis de leurs homologues français.

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Ibidem. 217

Affectations et missions initiales vont de pair. Elles varient selon les conjonctures politico-militaires et les échelles de regroupement des tirailleurs (régiment, bataillon, compagnie, section). Le réembarquement par voie ferroviaire s’observe avec la reconstitution (même partielle) de la trajectoire du 3e BTS du 17e RTS. Ses tirailleurs, regroupés dans des voitures de 3e classe de deux trains, vont emprunter, le 28 novembre 1919, la ligne ferroviaire appelée ligne de Bagdad (Desjardins 1925). Rappelons que la mission initiale de ce régiment consiste à relever les unités anglaises stationnées en Cilicie et dans les confins militaires de la Syrie371 et à renforcer les garnisons de Cilicie372 (au nombre de six au départ)373 en vue de faciliter sa pacification et la maîtrise des défilés dominant la plaine côtière374. L’affectation de détachements dans les multiples postes militaires est une des modalités d’assomption de ces missions. Son 1er BTS, dont le poste de commandement était établi à Alexandrette, occupa les postes de la zone d’Adana. La tâche essentielle qu’il avait à accomplir consistait à mettre un terme aux coupures de routes. Quant à son 3e BTS, il était appelé à s’installer à l’est de l’Euphrate, région désignée sous le nom de confins militaires. Les attaques de colonnes de ravitaillement et les sièges de postes militaires y étaient légion375. Le 16e RTS, débarqué les 24 et 26 mai 1920, était appelé à réprimer les dissidents favorables à l’émir Fayçal. Il précéda non seulement le 14e RTS, mais aussi et surtout les 10e et 11e RTS, « régiments rhénans » qui se virent confier en 1921 comme tâche primordiale l’endiguement des vagues d’assaut fayçalistes376. L’installation en Cilicie du 14e RTS eut lieu en été 1920, après la signature de l’armistice du 30 juin (valable pour une durée de vingt jours) entre Français et kémalistes377. Ses bataillons embarquèrent à Constantinople à bord de différents vapeurs. Le réembarquement, effectué le 1er juin 1920 à bord des vapeurs « Tsur Ferdinand», «Bulgaria» et « Tula », a concerné l’état-major et les 1er et 3e BTS (moins la 3ème Cie). Celle-ci réembarqua à bord du « Sparta » le 3 juin. Quant au 2e BTS, le « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. CHETOM, 15H25, « Les Coloniaux en Syrie ». 373 CHETOM, 15H25, « Les unités de tirailleurs sénégalais… », op. cit. 374 CHETOM, 18H179, Fonds Musée des Troupe de marine de Fréjus, « Le train des Equipages militaires dans les campagnes d’outre-mer 1830 1926 (d’après les historiques de MM. Thouvenin, Astouin et les notes historiques du général Villaume) ». 375 « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. 376 Ibidem. 377 CHETOM, 15H25, « Les unités de tirailleurs sénégalais… », op. cit. 371 372

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réembarquement s’effectua le 9 juin à bord du « Vinh-Long ». Alexandrette était le point de débarquement de tous ces renforts378. Partie prenante dans la lutte contre les incursions des comitadjis (résistants) de la Thrace bulgare, le 14e RTS fut dirigé en 1920 en Cilicie où prendre part aux opérations militaires engagées par l’Armée française du Levant379 signifiait être artisan de la lutte contre la poussée kémaliste380. À l’échelle d’un bataillon, comme le 3e BTS du 14e RTS, nous pouvons retrouver les missions initiales suivantes : « - assurer la liberté des communications sur la route Alexandrette-Denstyol-Ersin par un service journalier de patrouilles et de reconnaissance ; ˗ protéger les villages et la côte et … permettre aux habitants de faire leurs moissons ; ˗ disperser tous rassemblements hostiles et … réprimer tout acte de malveillance ou d’hostilité commis contre [les] troupes [françaises] ou contre les populations acquises à [la] cause des Français »381. Des missions initiales sont parfaitement identifiables à l’échelle de la section. Celle placée sous les ordres du lieutenant Jacquinot et appartenant à la 11e compagnie du Bataillon Colonial mixte du 4e RTC reçut, le 5 novembre 1925, deux missions : exécuter des corvées et des services de garde à la gare de Rayache. Pour ce faire, le 39e Régiment d’Aviation commandé par le lieutenant Pallier assurait sa mise en subsistance382. L’on peut dire, en définitive, qu’ayant été confrontée à la conjonction de facteurs défavorables pour exercer la tutelle des mandats proche-orientaux confiés par la SDN, la France s’est rabattue, une fois de plus, sur la force de combat et la « loyauté » du tirailleur colonial, particulièrement du tirailleur sénégalais. L’état-major français va faire appel aux RTS stationnés ou reconstitués dans le Midi, créés de toutes pièces au Maghreb, retirés du périmètre rhénan. Leur embarquement a lieu dans des ports maghrébins et du sud de la France. On observe la sinuosité et la segmentation des parcours effectués avant la mise en mer des vapeurs utilisés pour assurer la desserte ou le débarquement dans les différentes affectations en Cilicie, au Liban, en Syrie et ses confins militaires. Les décideurs de l’AFL ont organisé les renforts sénégalais au sein de bataillons de marche adaptés à la scène de guerre locale. Le génie militaire tente ainsi de s’adosser au principe d’adaptation, qui préside à CHETOM, 16H336, Dossier 1, op. cit. Ibidem. 380 CHETOM, 15H25, « Les unités de tirailleurs sénégalais… », op. cit. 381 CHETOM, 16H336, Dossier 1, op. cit. 382 CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 378 379

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l’invention d’une pareille force de guerre et s’observe, par ailleurs, chez les artilleurs coloniaux. Le Proche-Orient donne à voir aussi l’envers du génie militaire français avec le rangement aux oubliettes du principe d’acclimatation du tirailleur sénégalais dont l’application conditionne son rendement. Avec cette méprise, ce dernier allait vivre une aventure de guerre assez originale.

Succès et misères du combattant sénégalais Évoquer le séjour levantin du tirailleur sénégalais et le référer à son déploiement au Maghreb suggèrent l’invocation de la répétition. Peu importe qu’elle soit comprise ou non comme une figure de la tautologie ou de la thanatologie (Elmalih 1985). La reconduction de ses fonctions de soldat à tout faire d’un dispositif de guerre, qui répète le pitonnage et la corvée de ravitaillement, semble annoncer un bégaiement de l’histoire de l’interventionnisme français. Mais, l’expérience levantine révèle des différences dans les façons de faire du génie militaire français. Le tirailleur sénégalais a d’ailleurs fait les frais de ce renouvellement. Répéter la routine marocaine D’après le capitaine J.-P. André (1924), la méthode de combat utilisée en Syrie contre les gens de la plaine et de la montagne ne diffère guère de celle employée au Maroc. Même si les conditions de combat du Levant dictent de l’ériger en exception (André 1924), le recours à la marche a été systématique. Par mauvais temps, les marches étaient faites lentement. C’est le cas de la marche entreprise, le 19 février 1926, par des tirailleurs sénégalais qui faisaient partie du détachement basé au camp Kessler sis en pays druze. Le lieutenant Jacquinot déclare que la pluie, le froid et la fatigue se combinent pour constituer un ralentisseur de leur marche383. Un soldat à tout faire Le tirailleur sénégalais se vit également confier l’exécution de « travaux de toutes sortes sous un climat pénible » et dans un théâtre de guerre où

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CHETOM, 15H25, « Les unités de tirailleurs sénégalais… », op. cit. 220

l’« ennemi » excellait, d’après cet officier, dans l’organisation de «harcèlements perpétuels» des troupes coloniales. Les convois de ravitaillement mobilisèrent, de façon répétée, les tirailleurs sénégalais. Dans son carnet de route en pays druze, le lieutenant Jacquinot relate une de leurs corvées de transport. Sous une pluie battante, la matinée du 18 février 1926 fut consacrée à « monter sur le mamelon (site du camp Kessler à Aïn Koniah) les restes de charges des chameaux … l’aide des mulets »384. En vue d’une meilleure sécurisation des convois de ravitaillement, le capitaine André a préconisé que l’escorte soit faite au moyen d’auto-mitrailleuses, ce qui donnerait lieu à la formation de «colonnes mobiles, très allantes et efficaces» (André 1924 : 31). Sécuriser les routes, un geste qui passe par la mise hors d’état de nuire des coupeurs de route, est une des missions de routine accomplies par les tirailleurs sénégalais. L’exemple probant est celui des 10e et 11e compagnies du 4ème BTS du 17e RTS. Elles ont été envoyées dans le Kara-Sou, le 13 mars 1924, pour sécuriser la route Kerich-Khan-Hadjilar où s’activaient des « brigands » dits tchéchés385. Le 4e BTS du 17e RTS accomplit plusieurs tâches en 1924 : travaux de route dont sont exemptées les 13e et 15e compagnies envoyées à Beyrouth, reconnaissance et désarmement au Liban Nord, tournées de police au Mont Liban, dans la plaine de la Bekka et au Liban Sud. Délivrer des soldats assiégés dans le Djebel Druze et venger des morts et des blessés386 sont des missions confiées, en septembre 1925, au 2e BTS de ce régiment. En octobre de la même année, l’agenda du bataillon connut des changements. Le commandement militaire le sollicita pour assurer le ratissage de la zone allant des villages d’Aéré à Sejen, la défense des postes militaires construits le long de la voie ferrée et l’escorte du train blindé de Bosra387. Quant à la 6e compagnie du bataillon colonial mixte du 4e RTC, sa participation à la colonne dite « Colonel Lobez »388 allait se

Ibidem. « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. 386 Exemple des 68 tirailleurs tués ou blessés le 20 août 1925. 387 « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. 388 Cette colonne comprend aussi la 11e compagnie du 3e bataillon colonial mixte du 4 e RTC. Son commandement est confié au capitaine Villepoux (jusqu’au 13 janvier 1926, date de son inscription sur la liste des officiers admis à la retraite). Celui de la 11e compagnie revient au lieutenant Jacquinot, dont le témoignage structure le fonds d’archives géré par le CHETOM et portant le même nom. 384 385

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réduire à l’escorte de voitures. Elle fut assurée aussi au profit de la cavalerie ou des tirailleurs commis à la corvée d’eau389. Le 9 décembre 1925, la 11e compagnie de ce même bataillon, employée auparavant à la défense d’un bivouac dit « primitif », et une compagnie du bataillon de marche des tirailleurs coloniaux du Levant prirent en charge l’escorte d’une unité de cavalerie dudit régiment390. L’arrestation de résistants est une autre tâche qui apparaissait périodiquement391 dans l’agenda du bataillon colonial mixte du 4e RTC. Le lieutenant Jacquinot raconte ainsi une de ses missions de répression menées en pays druze : « 8-5-26. Samedi. A 1 heure du matin, le bataillon quitte le bivouac de Yafoufa et par des sentiers de montagne, en pleine nuit, se rend au village de Hartali (ou Hurtalé) pour y exécuter une opération de répression. A 4h du matin, le bataillon arrive devant le village et l’encercle. L’effet de surprise paraît atteint, le village n’offre aucune résistance aux opérations du S.R. [Service de renseignements] et de la gendarmerie. De nombreux indigènes sont arrêtés. Le bataillon quitte Hurtalé, fait une halte-repas à Rayach392 et rejoint Moallaka le jour même (bel exemple d’endurance physique des Sénégalais) ». Les obligations des tirailleurs sénégalais installés au Levant comprenaient aussi les faits ci-après : a) appuyer la marche des compagnies libanaises et de groupes de partisans (comme dans le Djebel Akroum le 18 mai 1926 avec le même bataillon), accomplir des corvées de nettoyage (ou travaux de propreté) du bivouac, b ) construire des postes militaires, c) poser des fils de fer barbelé, d) creuser des tranchées abris, e) occuper des positions en hauteur (qui sont des positions de commandement de passages) pour assurer le repli de rescapés, f ) faire partie de détachements commis à des tâches d’identification de cadavres, g) couper du bois à utiliser comme pieux des réseaux de fil de fer barbelé, h) ramasser des vivres, etc. Cette dernière expression est une clause de style du langage militaire servant à nommer autrement la réquisition de vivres. En temps de calme, elle est effectuée deux fois dans la journée. CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 391 Exemple, elle est accomplie le 14 mai 1926 à Balalbeck, soit six jours après l’opération évoquée ci-dessus. 392 Les unités militaires intervenant à Rayache en 1925 comprennent le 39e Régiment d’Aviation commandé par le lieutenant-colonel Berdalle (assisté par 110 officiers), un escadron du 1er Régiment Etranger de Cavalerie (1er REC) sous les ordres du capitaine Laudrieu, du 3e bataillon du 4e RTC dirigé par le commandant Durlot (CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit.). 389 390

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De nouveau le pitonnage et le ravitaillement des postes La hauteur demeure une option prise par le commandement militaire pour édifier des postes militaires. Prenons le pays druze comme exemple de site de postes militaires. Le « mamelon » est le lieu d’édification du camp Kessler, situé à Aïn Koniah. Le poste d’Harab Kalé est édifié sur le piton surplombant Médjel Anjar, la plaine de la Bekka, la route de Damas (donc l’entrée du défilé de l’Anti-Liban). Il en est de même pour les ouvrages de défense installés à Merdjaoune393 et à Hiame. Ce dernier poste était occupé par le bataillon de marche des tirailleurs coloniaux. Placée sous le commandement du capitaine Portat, elle était l’unité d’affectation du lieutenant Jacquinot à qui l’on doit le précieux témoignage sur le déploiement effectué dans le Djebel druze de 1925 à 1926 par l’Armée française au Levant. L’objectif du pitonnage entrepris par les autorités militaires françaises est le suivant : renouveler à leur profit immédiat l’expérience des « croisés » européens qui avaient construit des forteresses sur des pics censés être inaccessibles en vue de garantir l’efficacité des missions de surveillance et de contrôle des plaines ainsi que des défilés (Desjardins 1925). Le pourtour de la voie ferrée est un autre site d’édification de postes et d’aménagement de bivouacs. Ceci s’explique par la nécessité urgente de faciliter leur ravitaillement. La Cilicie est un exemple de territoire où le chemin de fer gouvernait l’établissement du poste militaire (André 1924). En sus, comme au Maroc et dans le reste de la « Grande Syrie », il était préférable de dresser un pareil ouvrage loin de toute agglomération. Ses fonctions furent également multipliées : observatoire, plate-forme de combat contre les assiégeants, lieu de repos et de préparation de nouvelles missions. Ici, dans le poste militaire, l’agenda des tirailleurs démarrait le matin par une heure d’exercices physiques ponctués de chants. Desjardins (1925 : 133) rapporte les scènes de vie matinales des « renforts » sénégalais de son détachement projeté à l’est de l’Euphrate : « De ma porte, je les entends passer en chantant : « Un bidon, deux bidons, trois bidons d’eau… ! » Ou bien encore Le commandement du poste de Merdjaoune est exercé en janvier 1926 par le commandant Jacquot (CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit.).

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ils dansent, au rythme pressé d’une baguette frappant une marmite ; les vieux refrains bambaras évoquent le village natal. Oho ! toulalamalé Oho ! toulalamalé Oho ! Yoromina ! ». Lorsque les chanteurs déclinent une identité baoulé ou bété, l’auteur affirme que leurs « voix montent et descendent en d’étranges arpèges », donnent à entendre des notes traînantes. Son incursion en ethnologie musicale le conduit à émettre l’hypothèse d’une similarité entre le chant européen et celui de l’Afrique forestière. Dans ces postes militaires, qui n’accueillaient pas « Madame Levant »394, les soirées récréatives offraient l’occasion de se servir du chant et de la danse pour renouveler les énergies, gommer les inhibitions, oublier les angoisses, faciliter la communion des cœurs, consolider le lien humain et améliorer la qualité de l’entre-soi. Les chorégraphies des veillées nocturnes des tirailleurs dahoméens étaient nombreuses. Les plus courantes consistaient à : se mettre nu, s’asseoir en rond dans la poussière, marteler les poitrines avec des coudes repliés, tambouriner, se frapper les côtes avec les paumes, crier, bondir, s’accroupir, virevolter en brandissant un coupe-coupe que l’on tourne en frappant et en tranchant le vide, marteler la poitrine, tirer du fond des entrailles une sorte de hennissement. D’après le schéma des prévisions du commandement militaire, le ravitaillement du poste était garanti pour une durée de six mois. Pétrole, huile, riz, boîtes de sardine, vins, etc., composent les réserves alimentaires. Le dernier produit renvoie au fameux procès d’alcoolisation compris comme figure de contrôle et d’accroissement des performances du combattant de guerre français. Pour renouveler toutes ces provisions, le pouvoir militaire pouvait organiser des saisies de ressources céréalières, comme celle faite au village de Halava, situé à l’est de l’Euphrate. La réserve d’orge de ses habitants, découverte par les tirailleurs algériens, fut rangée dans plusieurs sacs transportés, le 30 mars 1920, par les spahis sénégalais (Desjardins 1925). L’on retrouve ainsi la fameuse procédure de la réquisition de biens précieux, qui permet à un pouvoir dominant de se servir des ressources de l’autre sans bourse délier.

En revanche, « Madame Indochine » et « Madame Algérie » ont accompagné les tirailleurs sénégalais mobilisés par la France pour faire échouer les guerres de libération nationale. Au Levant, une sorte de reproduction du « village sénégalais » est notée avec les partisans arméniens. Ces derniers vivaient avec femmes et enfants à côté des postes militaires et les mettaient en route quand les unités de tutelle changeaient définitivement de zone d’opérations. 394

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Comme au Maroc, le manque de vivres et de munitions, provoqué parfois par les forces « ennemies » qui coupaient fréquemment et à plusieurs endroits le rail, provoquait la défaite des défenseurs des postes militaires assiégés. Afin d’éviter la répétition à l’infini de ce scénario, le commandement militaire français imagina des solutions, dont l’application nécessita invariablement le concours des tirailleurs sénégalais Elles consistèrent à envoyer à temps des secours, à réparer de façon diligente les rails coupés, à savoir faire échouer rapidement les embuscades, à mettre en liaison les postes voisins par le fonctionnement d’un service de coureurs dits « indigènes » (André 1924). De nouvelles façons de faire Au regard des qualités guerrières prêtées aux forces hostiles à la pénétration française en Cilicie, en Syrie et au Liban, le commandement militaire français a passé en revue les postures et les réflexes susceptibles de relever le niveau de rendement de son combattant. Le tirailleur sénégalais a été ainsi enjoint de consacrer une bonne partie de son emploi du temps à la découverte de nouveaux apprentissages. Être constamment en alerte Ce qui est demandé, dès le départ, au tirailleur sénégalais, c’est d’être en permanence sur le qui-vive. Pouvait-il en être autrement quand on nous dit que le guerrier cilicien procédait par surprise, était enclin à tendre des embuscades, faisait montre de plus d’acharnement et de ténacité au combat ? La mise en alerte permanente devait permettre au soldat colonial d’affronter des forces belligérantes aux tactiques variées. Sans cela, il lui serait difficile d’opposer une riposte rapide et énergique aux troupes régulières ciliciennes. Rappelons que celles-ci s’adjoignaient toujours des « brigands », ces fameux tchéché qui agissaient seuls, attaquaient de tous les côtés (flancs, lignes de ravitaillement, postes), faisaient sauter les ouvrages militaires. Excellents utilisateurs de la topographie, ces « hors-la-loi » progressaient par bonds, par vagues, savaient organiser une position, avaient pour tâches d’enlever les postes militaires français, de briser des résistances solides. Leurs bandes étaient munies de lance-flammes, de lance-grenades et de lance-mines. Quant au combattant turc, il excellait dans la construction de tranchées, donc dans la maîtrise de l’art de la dissimulation et de la guerre de position. Artilleur utilisant des canons de 77, de 105 de marine et de 225

1550, il se présentait sous les traits d’un soldat performant et expérimenté (André 1924). Comment marcher ? Quelles conditions remplir pour réussir une telle entreprise ? Selon quelle fréquence convient-il d’organiser des marches ? Les réponses à ces questions donnent un aperçu des nouvelles choses apprises par le tirailleur sénégalais projeté sur la scène de guerre du Levant. Il y a appris que la marche doit être faite, de préférence, par une colonne composée de trois bataillons munis d’une artillerie395, que les compagnies et les sections ne sont mises en marche que s’il s’agit d’effectuer des opérations de police peu « lourdes », aux objectifs simples et précis, à dérouler dans un secteur déterminé et à portée du canon protecteur de l’artillerie coloniale. Trois catégories de colonnes, parfois désignées par un nom396, ont servi de lieux d’inscription des marches. Correspondant aux formations en tête de porc, en losange et en carré, elles offrent l’avantage « d’enfermer au milieu des unités les bagages et le convoi » (André 1924 : 29). La nouvelle mission du « bigor » consiste à fournir une réserve de feux au « marsouin » quand sa force de frappe ne suffisait pas à faire plier la partie adverse. La colonne de marche dans laquelle se déroulaient ses prestations était sommée de cultiver les qualités que sont la souplesse, la mobilité et la liaison des unités397. Avec cette dernière façon de faire, il est possible de garantir la discipline des rangs et d’éviter les infiltrations de « l’ennemi ». Le dispositif de marche en question dessine sur le sol de larges intervalles entre bataillons, entre compagnies (d’arrière-garde ou non) d’un même bataillon, entre sections d’une même compagnie, entre groupes d’une même section. Lorsqu’il s’agit d’une formation en losange, l’espace À défaut de ce schéma de composition, la colonne doit être formée au moins par un bataillon. 396 On a l’exemple de la colonne Lobez, qui est intervenue en décembre 1925 en pays druze. Composée avec des éléments du 6e Spahis, d’un détachement de tirailleurs sénégalais (11e compagnie du 3e bataillon du 4e RTC dirigée provisoirement par le lieutenant Jacquinot et 6e compagnie du 17e RTC), du 2/21 RTA (Régiment de tirailleurs algériens), elle était placée sous le commandement du capitaine Villepoux. Son itinéraire est Kefer-Mechki-Na bi Safa-Libayya-Hasbaya (CHETOM, 17H24, Fonds Jacquinot, op. cit.). 397 On distingue ainsi la colonne du centre, la colonne avant-garde, la colonne arrièregarde, etc. 395

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couvert est suffisamment grand, ce qui aide à limiter la puissance destructrice du feu nourri de la force belligérante dite « ennemie ». En bref, nous retenons que deux types de colonnes ont été expérimentés dans le front de guerre du Proche-Orient. Le premier modèle, ou la petite colonne, opère en plaine. Dite volante et souple, la petite colonne est composée de soldats minutieusement choisis et débarrassés de tout bagage encombrant. L’autre modèle est celui de la colonne qui avance en montagne « par échelons successifs, devenant tantôt fixes, tantôt mobiles, de manière à protéger l’écoulement [du détachement], puis à regagner rapidement chacun sa place dans l’avancée » (ibidem). Parmi les leçons de choses apprises certainement avec étonnement par le renfort sénégalais, nous retiendrons deux faits : avoir à combattre avec un gradé habillé et coiffé comme n’importe quel soldat ordinaire, ne pas tirer avant l’« autre ». Cette dernière recommandation est susceptible, selon l’opinion dominante chez les officiers français, de faire tomber rapidement et facilement toutes ses colères, passions et autres figures du ressenti. La ceinture de pierres du poste militaire L’expérience du siège d’Osmanié, rapportée par le capitaine P.-J. André (1924), indique que le tirailleur sénégalais avait été le témoin de changements tactiques importants de la guerre de position. Au nombre des changements, mentionnons, en première ligne, l’édification du mur protecteur du poste. Une pareille opération annihile l’effet de surprise constitutif du génie militaire cilicien. Autour de ce mur, se dressent des rideaux de protection constitués de réseaux de fils de fer, barbelé et de tranchées abris. La 11e compagnie, commandée par le lieutenant Jacquinot, avait été chargée d’établir des réseaux de fils de fer autour du poste de Hiame. Ouvrage militaire qui fut édifié sur le piton situé à l’est dudit lieu398. Ici, comme ailleurs, l’objectif est de disposer d’une excellente profondeur de la ligne de défense de la position occupée. Le tirailleur africain apprit aussi que l’inviolabilité du poste militaire était assurée, en partie, par le respect scrupuleux de la règle selon laquelle l’autochtone de Cilicie, de Syrie ou du Liban est un espion potentiel. En Cilicie, plus que partout ailleurs, les postes militaires ont pu être sauvegardés grâce à l’enrayement énergique des sabotages systématiques et récurrents des voies ferrées le long desquelles ils ont été 398

CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 227

édifiés. Pour vaincre le combattant cilicien, le commandement militaire mit en service des trains. Ces engins, équipés d’un canon de 65, étaient composés de wagons à double paroi contenant du sable au milieu, de plates-formes surchargées de sacs à terre. Celles-ci servaient d’abri aux soldats. Elles leur permettaient également de circuler aisément et sans crainte du danger extérieur. Les renforts sénégalais assistèrent au déroulement de la riposte au moyen du canon. Rencontres avec la souffrance, la mort et la gloire Près de dix ans ont été nécessaires aux Français pour achever la production territoriale de leurs mandats démarrée en 1919. La faiblesse des moyens matériels mobilisés, l’étendue des fronts de guerre, la mobilité et la valeur combattante des forces « ennemies », l’inclémence du climat et l’inclination de l’encadrement européen à exagérer la sollicitation des volontés de combat des soldats ont fait du Proche-Orient un théâtre de guerre où la souffrance, la mort et la gloire ont rythmé le séjour des tirailleurs sénégalais. La guillotine de l’encadrement et du climat La répétition des marches est un indicateur probant de la sollicitation exagérée des tirailleurs sénégalais par leur encadrement. En plus de leur caractère itératif, ces marches pouvaient être longues. Elles se déroulaient souvent sous de dures conditions climatiques. Durant les hivers 1920 et 1926, la combinaison des effets néfastes du climat et de la longue marche allait affecter gravement les effectifs de tirailleurs sénégalais. L’attestent les expériences du 2e BTS du 17e RTS et celles du lieutenant Jacquinot. La guillotine du climat s’abattit sur la colonne de secours du colonel Normand qui intervenait en Cilicie. Envoyée à Marach, ville assiégée du 20 janvier au 7 février 1920 où les soldats français tentaient de transformer en forteresses rues, ruelles et souks, cette colonne fit un difficile rebroussement de chemin. Ainsi, dans la nuit du 9 février, il tomba 20 cm de neige. Cette neige continua à tomber le lendemain. Etait combinée à ce lourd et incommodant « manteau blanc » une tempête glaciale, qui congelait « sur la figure des hommes et la croupe des chevaux, en carapace ». En dépit de ce temps inclément, la colonne poursuivit, « sans un repos, sans un repas », sa marche qui dura de 5 heures du matin à 9 heures du soir. Malgré le spectacle de tirailleurs exténués et secourus plusieurs fois (cas du sergent sénégalais Yangana le 13 février), 228

le commandement militaire ne modifia pas l’agenda de marche. En conséquence, le contingent se retrouva avec 8 tirailleurs morts, 80 autres devant « être amputés des pieds ou des mains pour gelures »399. Ces extraits du récit du lieutenant Jacquinot renseignent éloquemment sur le martyre vécu par les tirailleurs de son détachement déployé en pays druze. Nous les présentons sous forme de chronique : « - 12 janvier 1926. Mardi. Sur 96 indigènes, il y a 27 malades dont 6 admis à l’infirmerie et tous les autres sont exemptés de service ; tous ces tirailleurs ont les membres atteints par le froid (pieds gelés, etc…). La pluie continue. - 13 janvier 1926. Mercredi. 36 tirailleurs malades se présentent à l’infirmerie ; - 14 janvier 1926. Jeudi, on dénombre 38 tirailleurs sénégalais toujours malades pour atteintes du froid aux membres, atteintes consécutives au séjour de la compagnie sur le mamelon au sud de Hiame dans de trop mauvaises conditions ; - 19 février 1926. Vendredi. Le mauvais temps et la pluie continuent. Le détachement part à 8h ; les tirailleurs sont fatigués trempés et transis de froid ; par suite la marche est très lente. L’après-midi, la pluie redouble de violence, un vent très froid se lève. À 17h, le Détachement arrive à Rachaya (…), il est logé dans une église. À l’appel, il y a de nombreux manquants dont 7 de la 11e compagnie. - 20 février 1926. Samedi. J’entreprends les recherches pour retrouver les tirailleurs absents (avec 4 spahis). Je retrouve 9 tirailleurs morts d’épuisement et de froid (dont le tirailleur Da Beri N° Mle 14596 de la Compagnie). De plus, un tirailleur de la 3è Cie du BMTC4 [bataillon mixte des tirailleurs coloniaux du 4ème RTC] est disparu. Tous les autres manquants de l’appel de la veille sont ramenés à Rachaya. Un seul cadavre peut être ramené ce jour. Sur 166 tirailleurs restants, 97 sont hors d’état de marcher. La pluie qui avait cessé au début de la matinée reprend et tombe avec violence durant tout le reste de la journée. Je rentre vers 17h (Emploi des tirailleurs sénégalais dans des circonstances climatériques par trop défavorables pour les Troupes Noires). - 21 février 1926. Dimanche…la pluie ayant par trop grossi les rivières, il est impossible d’aller chercher les corps. Un tirailleur de la 1ère Cie du BMTC4 meurt à l’Infirmerie de Rachaya. - 22 février 1926. Lundi. Je ramène à la citadelle les cadavres de 8 tirailleurs. - 23 février 1926. Mardi. Le détachement est au repos. Les tirailleurs décédés sont enterrés à la citadelle »400. Cette chronique de la souffrance, de la mort et de l’inhumation appelle quelques commentaires. Soulignons d’abord le fait que 399 400

« Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 229

l’encadrement européen dérogea à la règle selon laquelle les tirailleurs sénégalais ne devraient pas prendre part aux opérations de guerre programmées et exécutées en hiver. Ce faisant, il entendait compter jusqu’au bout sur les forces mises à disposition. Une pareille solution est risquée étant donné que ces soldats résistent faiblement à l’adversité de l’hiver méditerranéen. En choisissant d’ignorer ou de composer avec leur inadaptation à l’environnement climatique, le commandement européen transforma le climat en guillotine. La mauvaise décision de l’encadrement européen de faire fi du devoir d’hiberner le tirailleur sénégalais eut plusieurs conséquences : permanence des maladies, répétition des décès, fréquence des disparitions, des blessures et des amputations de membres, réduction de la motricité chez plusieurs fantassins, présence multipliée du syndrome du membre manquant, débordement du personnel soignant, dédoublement fonctionnel de l’ouvrage militaire appelé à faire office de cimetière fermé. Il importe donc de se demander si les officiers français se préoccupaient véritablement de se conformer à l’économie des moyens dictée par le fait que l’inclémence du climat renforçait plus que jamais la nécessité de ménager le précieux capital que constituait chaque homme transporté, chaque tonne de matériel déplacée. Signalons, néanmoins, que l’encadrement européen tenta d’appliquer l’autre règle selon laquelle « aucun blessé, aucun malade, aucun cadavre ne doivent être laissés en arrière ». En somme, il se souciait de préserver le moral de la troupe en mouvement. Le tirailleur savait ainsi qu’il serait toujours secouru et qu’il ne serait jamais abandonné mort ou vivant (André 1924). Toutefois, l’écoulement de la colonne représentait la priorité primordiale. D’où l’incapacité du lieutenant Jacquinot à se rendre compte de la réduction des effectifs de marcheurs. Enfin, la surmortalité des tirailleurs sénégalais placés sous son commandement renvoie, mutatis mutandis, à ce qui s’est passé pendant la Grande Guerre. L’on peut valablement convoquer, pour donner de la consistance au jeu de comparaison, la froideur des rapports entre hommes de troupe et officiers français401 . Il est possible d’en dire autant également avec l’emploi inconsidéré de la valeur combattante de ceux-là par ceux-ci402. Elle s’explique par les différences d’origines sociales. Les officiers appartenaient souvent à l’élite alors que l’homme de troupe appartenait aux basses catégories sociales. 402 Ceci explique, en partie, les mutineries et les désertions enregistrées durant les dernières années de la guerre 14-18. 401

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Victimes de durs combats Les victimes des durs combats se répartissent dans les statistiques descriptives des archives militaires en blessés, en disparus et en morts. L’examen de la première catégorie ne fera pas intervenir le dénombrement. Commençons par les blessés. Pourquoi ne pas ouvrir cette rubrique par deux détours : les pertes de matériel et l’évocation du rite sacrificiel accompli par nombre de tirailleurs pour échapper à la balle mortelle ou à la blessure par balle qui les transforme en sujets souffrants ? Desjardins (1925 : 263) nous raconte, en des termes relativement brefs, le cas du caporal Ya Diarra. Il le décrit comme un homme bardé de gris-gris, ayant échappé de justesse à l’impact d’une balle qui a troué son bidon d’eau. À la suite de cet épisode, il s’exclama devant ses congénères en ces termes : « Je savais bien qu’il m’arriverait malheur… le poulet blanc que j’ai sacrifié hier [3 mai 1920] est mort tourné vers le soleil ». Nous avons là un cas d’activation des schèmes et des cultes des sociétés ouest-africaines partagées entre la religion du terroir et le divin arabo-musulman. En guise de schèmes identifiables au travers de cette brève narration, retenons, en plus de la canonisation de la couleur blanche ou encore celle de l’est comme point cardinal vers lequel est tournée la sépulture du musulman, la puissance conjuratoire attribuée à la transformation du poulet en victime de substitution au service du sacrifiant. La dureté des combats est à mettre en rapport avec les pertes de matériel militaire qui font partie des passifs enregistrés fréquemment par l’Armée française au Levant. Elles portent sur les armes et les engins. De nombreux détachements vé- curent cette amère expérience. C’est le cas de la 11e compagnie du bataillon colonial mixte du 4e RTC. Le 6 novembre 1925, une de ses sections, accompagnée d’un groupe de mitrailleurs et placée sous la protection d’un peloton d’AMC, quitta Sadad pour exécuter une mission de reconnaissance sur Nebeck, dont la périphérie était occupée par des « rebelles ». Placée sous le commandement du lieutenant de Peretti, elle ne parvint pas à remplir correctement sa mission. Sous le feu nourri de « l’ennemi », qui allait contraindre les fantassins à descendre des camions (trop proches d’ailleurs des AMC), à opérer un repli tactique et à faire usage de la baïonnette, ce détachement perdit deux fusils mitrailleurs, deux fusils, 07 mousquetons, 231

un camion et une camionnette403. Les tirailleurs sénégalais blessés par balles par des compagnons d’armes étaient-ils légion ? Il nous est impossible de donner une réponse satisfaisante à cette interrogation. Le témoignage du lieutenant Jacquinot semble le suggérer. Il nous expose ainsi l’accident survenu le 14 janvier 1926 : « Le tirailleur Passabou Dembelé Mle 31.182 est atteint par les balles d’une mitrailleuse du poste (vers 16h). Il est évacué pour fracture du tibia droit (cause probable de l’accident : imprudence d’un caporal mitrailleur du bataillon de marche…) ». En revanche, les tirailleurs blessés par les forces adverses étaient très nombreux. Les circonstances de la survenue des blessures sont l’éclatement de bombes (au milieu ou sur les flancs d’un détachement au repos) et le ciblage de tirailleurs qui formaient l’avant-garde, les flancs garde ou l’arrière-garde d’une colonne exécutant la formation losangée. Des tirailleurs étaient aussi blessés par leur propre matériel. C’est, du moins, ce que rapporte R. Desjardins (1925 : 266). Cet auteur magnifie le stoïcisme de tirailleurs. Il focalise l’attention sur eux en parlant de leur escalade continue de nouvelles pentes en dépit des souffrances ressenties au niveau des « pieds percés par les cent clous de leurs semelles, [dans leurs] chairs coupées par les équipements ». Un pareil stoïcisme est observé chez des soldats africains engagés dans un combat frontal. Prenons ainsi l’exemple du tirailleur sénégalais Diagoda du 1er bataillon du 17e RTS. Il a été impliqué dans le combat des marais de Harem (Cilicie) du 3 mai 1920. Son chef d’œuvre est raconté en ces termes : « Excellent Fusilier-Mitrailleur, très courageux, blessé une première fois par balle à la poitrine… [il] a continué à suivre la compagnie [la 4e Cie], traversant trois kilomètres de marais avec de la vase jusqu’à mi-cuisse, refusant d’abandonner son fusil-mitrailleur et déclarant qu’il était encore prêt à tenir tête au Turc. Blessé une deuxième fois… [Il] n’a rejoint le poste de secours que sur l’ordre formel de son Capitaine »404. Il a peut-être inspiré le sergent Amadou Sy du même régiment. Malgré sa blessure à la jambe, ce combattant continua à défendre le poste de Méidan-Ekbès as- siégé du 20 août au 6 septembre 1920. CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. Ce genre de témérité est observé chez d’autres catégories de tirailleurs. Notons tout simplement l’exemple du caporal-clairon Santigui Kamara du bataillon de marche des tirailleurs sénégalais du Levant (17e RTS) : «Au cours du combat du 25 juin 1926, [il] a assuré avec le plus grand sang-froid, debout sous une grêle de balles partant de trois crêtes, les différentes sonneries ordonnées pour établir la discipline de feu » (ibidem).

403 404

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Des blessés ont été achevés par les forces dites « ennemies ». Des tirailleurs sénégalais ont connu ce sort lors de la bataille contre des combattants druzes le 16 mars 1926 au col de Nédoha ou défilé de Fallouge405. Ce qui est arrivé, le 4 juillet 1920 en Cilicie, à des blessés des 1ère et 3e compagnies du 14e RTS est plus terrible encore. La fusillade ayant provoqué un feu de brousse, les blessés incapables de se mouvoir furent carbonisés406. La mort était aussi au rendez-vous pour certains des blessés parvenus à échapper aux exécutions sommaires de « l’ennemi ». Dans ce cas, la blessure est la cause immédiate de la fin de vie. Un exemple est fourni par le tirailleur Daogo Kompaoré du 3e bataillon du 14e RTS, blessé lors de la bataille de Hadji Taleb du 26 août 1920407. Les morts de combattants ouest-africains présentent une variété de figures. Les circonstances des décès de tirailleurs sont suffisamment documentées. On peut en dire autant en ce qui concerne le dénombrement des « morts au champ d’honneur » ou en « service commandé » et, dans une moindre mesure, la séquence d’agonie. Cette indésirable catégorie d’atome d’éternité reste un instant chargé d’émotion. L’étude quantitative sera faite en premier lieu. Elle consistera à exposer et à interpréter les données statistiques comparées contenues dans le tableau XII.

CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. CHETOM, 16H336, Dossier 1, op. cit. 407 Ibidem. 405 406

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Tableau XII : Soldats de l’AFL morts entre 1920 et 1925

a : morts au combat b : mort des suites d’un accident ou d’une maladie Sources : CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Renseignements concernant les effectifs de l’Armée française au Levant (AFL), notamment l’état des pertes. 1920-1925 » et Mazen (1924 : 30-31).

Que révèle ce document statistique ? La première chose révélée a trait au fait que les records sont battus, en apparence, par les tirailleurs sénégalais quant au nombre de morts par accident ou des suites d’une maladie. La guillotine du climat est un facteur d’explication de cette surmortalité. Nous avons suffisamment abordé ci-dessus ce point. Il est donc superflu de verser dans la réitération. Ce qui mérite une tentative d’éclairage, c’est le phénomène de la mort par accident. Un cas de blessé par accident a été exposé ci-dessus. Les sources militaires dépouillées ne fournissent pas d’autres exemples de morts par accident. Nous ne sommes pas en mesure d’expliquer un pareil vide documentaire. Tout au plus, pouvons-nous émettre l’hypothèse selon laquelle la loi de l’omertà est à la base de l’absence de données, ce qui signifierait que la « Muette coloniale » était coupable de manquements graves. Étant dans l’incapacité de dresser une typologie fiable des tirailleurs sénégalais morts par accident, nous nous contenterons de mentionner que derrière la métaphore de l’accident se cachent des scénarios comme la balle perdue, l’erreur de tir, les règlements de 234

compte déguisés, les coups de démence, la nervosité extrême, le maniement imparfait des armes. C’est sous ce dernier rapport que s’appréhende mieux l’organisation périodique de séances d’instruction poussées dont parle Jacquinot dans son témoignage. Les maladies qui provoquaient des ravages dans les rangs des tirailleurs sénégalais ne figurent pas dans les sources dépouillées. Le lieutenant Jacquinot cite l’exemple de la fièvre, pathologie qu’il a contractée le 7 mai 1926. Toutefois, les mauvaises conditions climatiques, l’exposition en plein air des organismes des soldats africains engagés dans des marches, des missions de surveillance ou dans des combats (brefs ou prolongés), la station prolongée ou le court séjour dans des abris de fortune, la promiscuité, etc., sont autant de facteurs susceptibles de favoriser l’apparition et la diffusion de maladies respiratoires, de rhumatismes. Le Levant a été un lieu de souffrance du combattant colonial. Exemple, les 96 tirailleurs qui participaient au détachement installé au camp de Kessler en janvier 1926 enregistraient chaque jour une augmentation du nombre des malades : 27 le 12, 36 le lendemain et 38 le surlendemain408. Cette dernière information statistique indique qu’au moins un tirailleur sur trois était déclaré malade et accueilli par les services sanitaires de l’AFL. La baisse significative et apparente de 1922 à 1925 du nombre des tirailleurs sénégalais morts, par accident ou des suites d’une maladie, ne doit pas masquer l’occurrence de l’hécatombe frappant leurs rangs (voir ci-dessous). Mais, dans l’ensemble, ce que le tableau donne à lire comme leçon fondamentale peut se résumer ainsi : l’accident et la maladie étaient les principales causes des décès des « renforts » sénégalais. Si cette vérité statistique coïncide avec la vérité historique, alors il importe de questionner davantage l’exercice du commandement militaire français. Comment expliquer l’absence, entre 1920 et 1922, de morts par accident ou des suites d’une maladie chez les autres membres de l’AFL ? Est-ce parce qu’ils maniaient mieux les armes et les explosifs ? Autrement dit, réussissaient-ils mieux que leurs compagnons d’armes africains l’économie de nombre de risques ? Convient-il d’invoquer une prise en charge médicale qui faisait des soldats français, légionnaires et maghrébins des privilégiés ? Ne faut-il pas récuser l’hypothèse d’une prégnance du délit de faciès et retenir tout simplement l’idée selon 408

CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 235

laquelle ces derniers avaient moins souffert des rigueurs de l’hiver méditerranéen ? Constatons, à défaut de pouvoir répondre à ces interrogations, que l’on dénombre pour les années 1923-1925 des morts par accident ou des suites d’une maladie parmi les soldats français, maghrébins et légionnaires. Cette inversion du récit est faite sous le sceau de l’insignifiance numérique, sauf pour les années 1923 et 1924. Par rapport à ce qui a été antérieurement observé, il est permis de parler raisonnablement de dégradation du vécu de ces catégories de combattants de l’AFL. Le tableau qui suit permet de se faire également une idée des taux de mortalité caractérisant le déploiement de l’AFL au Proche-Orient. Tableau XIII : Taux de mortalité enregistrés dans l’AFL

Sources : CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Renseignements concernant les effectifs de l’Armée française au Levant (AFL), notamment l’état des pertes. 1920-1925 » et Mazen (1924 : 30-31).

L’on remarque que la tendance à la baisse de la mortalité, qui reste toutefois élevée, l’existence de deux pics (45 et 33 pour mille) et la faiblesse relative des ratios obtenus suggèrent que la Guerre du Levant a été un enfer de moindre envergure. Même s’il faut faire preuve de circonspection devant ces valeurs relatives, il nous semble indispensable de souligner qu’elles reflètent les trajectoires suivies au Proche-Orient 236

par l’armée coloniale française. Ainsi, le pic de 1920 est étroitement lié à la lutte ininterrompue et très dure menée par celle-ci durant le premier semestre à la fois contre les troupes kémalistes, les forces de l’émir Fayçal, puis durant le semestre restant contre uniquement les Turcs (Mazen 1922). Le capitaine J.-P. André (1924 : 30) apporte un autre éclairage quand il déclare que pour l’année 1920 « les pertes les plus nombreuses furent causées par l’attaque de petits postes ou de sections isolés qui, leurs munitions une fois épuisées, disparaissaient ». Le tableau en question ne fait pas apparaître les tragédies militaires. Les plus significatives d’entre elles renvoient d’abord à la destruction partielle de la colonne Marchand les 2 et 3 août 1925409 et ensuite à la forte saignée subie, le 20 août 1925, dans le Djebel druze par des éléments du 2e BTS du 17e RTS. En effet, leur colonne essuya un sérieux revers avec un bilan de 68 tirailleurs sénégalais tués ou blessés410. Enfin, le bilan macabre est encore plus lourd avec les détachements du 4e RTC dirigés par le commandant Roussel et le lieutenant Boudard. On recense 53 morts sur les 65 hommes que comptaient les deux bataillons. Le rendez-vous avec la mort concerna, en plus des deux officiers qui commandaient les détachements ayant fait la jonction au col de Nédoha (où eut lieu la bataille du 17 mars 1926), 6 sous-officiers et 27 caporaux et soldats français et 18 tirailleurs sénégalais411, ce qui donne un taux de surmortalité extrêmement élevé de 815, 38 pour mille. Le second pic du tableau sert de réflecteur aux saignées d’effectifs subies par l’AFL pour circonscrire et effacer la révolte druze, qui a éclaté en juin 1925 sous la direction de Soltan Attach. Révolte qui allait faire tache d’huile, car l’Hermon412 et Hama furent secoués à leur tour par les « malfaisances » de chefs de bandes accusés de multiplier pillages, rançonnage d’habitants, incendies de villages et coupures de voies ferrées413. La forte mortalité est à rapporter également au fait que la guerre au Levant a été plus ou moins CHETOM, 15H25, Dossier 2, pièce 11. « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. 411 CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 412 L’Hermon ou Djebel Hermon est un des points névralgiques du maillage militaire français. Il correspond à une subdivision militaire dépendant de Beyrouth, QG des Troupes du Grand Liban commandées en 1926 par le général Soulé. L’unité militaire qui occupe la province en question est dénommée Groupe mobile de l’Hermon. Son commandement est exercé en hiver 1926 par le lieutenant-colonel Clément Grandcourt. Hasbaya est le siège du poste de commandement (CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit.). 413 « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. 409 410

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mal conduite. Un rapport militaire indique « qu’Il n’est pas exagéré de dire que nos troupes de Cilicie et de Syrie ont fourni des efforts qui n’avaient pas été demandés pendant la Grande Guerre »414. Dans ce texte, ces efforts sont réductibles à la privation en repos, justifiée par l’insuffisance des effectifs, et en ravitaillement suffisant. Mazen (1922 : 7) va plus loin dans l’appréciation critique de ce conflit militaire en disant qu’il a été conduit avec « des expédients de toute nature ». Il illustre son propos par le fait qu’à Marache, en janvier 1921, on a assisté aux faits suivants : « bataillons transportés en toute hâte sans leurs équipages, constitution d’unités de marche avec des renforts à peine débarqués et non amalgamés, recours aux compagnies de débarquement de la Marine ». C’est sous le sceau de l’héroïsation qu’est présentée, dans les sources d’archives militaires, l’attitude du tirailleur sénégalais face à la mort. En bref, ce rapport est censé fonctionner comme le contre-point de la posture adoptée par le tirailleur malgache. Lequel est dépeint sous les traits d’un combattant qui se laisse gagner par la terreur inspirée par l’autre (belligérant), ce qui le pousse à accepter, de façon résignée, que ce dernier jubile en l’égorgeant avec facilité415. L’image du soldat sénégalais, qui réussit à bien mourir (Ossébi 1997), fait ainsi figure d’archétype. Ainsi, l’étendard du soldat exemplaire fut porté haut par Dagoum Dana, tirailleur de 2e classe à la 11ème compagnie du 17e RTS. Il a été, à titre posthume, attributaire d’une Citation à l’Ordre de la Division. La reconnaissance de ses qualités est ainsi formulée : « Tirailleur d’un courage et d’un sang-froid à toute épreuve, qui s’est particulièrement fait remarquer par son endurance au cours du siège d’Ourfa, et en particulier au combat du 11 Avril 1920, où, blessé, il est tombé aux mains de l’ennemi ». Est aussi expressif le geste de Tono Dofini. Tirailleur de 2e classe, il se distingua, le 8 octobre 1925, lors de l’attaque du village druze de Segen (ou Sejen). En effet, il se porta bravement « à l’assaut d’une crête rocheuse tenue par les Druzes. Glorieusement tombé au cours de l’attaque, donnant à tous l’exemple du sacrifice »416. Ce genre de fin de parcours de vie est également souligné chez les sousofficiers français dudit régiment. Faisant partie de l’encadrement du défunt tirailleur, Antoine Bonifaci, qui avait le grade de sergent, eut, lui aussi, droit à titre posthume à une Citation à l’Ordre de l’Armée. La décoration est justifiée ainsi : « Chef de section très énergique et très courageux CHETOM, 15H25, « Les unités de tirailleurs… », op. cit. CHETOM, 15H25, Dossier 2, pièce 11. 416 «Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. 414 415

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qui, par son esprit d’initiative, de clairvoyance et son sang-froid a su seconder dans les circonstances les plus dangereuses du siège d’Ourfa, le Commandant de la Garnison d’un poste important très fortement bombardé et très fréquemment attaqué. Le 6 mars 1920 a contribué pour une grande part à repousser de nombreux assaillants en leur faisant subir des pertes élevées. Le 11 Avril 1920, sous un très violent feu ennemi a fait avec sa section une résistance acharnée aux intrépides attaques d’un ennemi fanatisé et féroce. Tué à son poste de combat »417. La narration des fins de vie de soldats, de sous-officiers et d’officiers (français et/ou sénégalais) n’apparaît pas uniquement dans la stratégie discursive qui porte sur l’attribution de la citation militaire. Le récit autobiographique de l’officier français ayant participé à la campagne du Levant est un autre lieu de cristallisation mémorielle de l’instant pathétique que constitue l’adieu préparant le saut dans le néant absolu. L’attachement du soldat « noir » à la vie et à son officier, l’accompagnement du mourant, la misère sexuelle du tirailleur, la douleur induite par le fait de se préparer à mourir loin du terroir et de la parentèle, la représentation imagée de l’agonie structurent le récit de Desjardins (1925 : 67-268) sur les derniers instants de vie du tirailleur Loyé Séré. Son témoignage est saisissant : « Malo Polo vient me dire que Loyé Séré va mourir, dans le wagon des blessés. Le moribond a demandé à me voir. Je m’en vais vers les trains. Je longe les voitures ; me voici arrivé. Par la porte largement ouverte, une rangée de pieds apparaît, une senteur d’iodoforme sature mes poumons. Il y a là huit hommes vivants, mais la mort en a choisi deux : l’un est Loyé Séré. - Loyé Séré ! me voici !-ai-je crié. L’œil noir de l’agonisant cherche son équilibre sur le mien, puis sombre à nouveau dans le vide… - Toi y a pas foutu, camarade ! toi revoir la côte, ton pays, les femmes… - Femmes ! murmure l’homme… Il se raidit soudain pour l’agonie… Est-ce la vision d’une Dafi aux seins hauts, aux cheveux tressés en cimier de casque qui passa autour de son cou le collier noir de ses bras pour l’aider à entrer dans la mort ? … Est-ce une de ces Levantines des ports aux somptueuses prunelles de biche lassée, au sourire souillé par la déchéance de dents bleuies ? ». L’inhumation du tirailleur sénégalais avait lieu dans deux endroits : le poste militaire et le champ de bataille. Une telle consécration en fait des nécropoles fermés et à ciel ouvert. D’où un surinvestissement de sens. 417

Ibidem. 239

L’enterrement dans le champ de bataille a été par exemple le traitement réservé aux tirailleurs sénégalais appartenant à la 11e compagnie du 3e bataillon du 4e RTC et tués lors de la bataille qui s’est déroulée le 17 mars 1926 sur le col de Néhada. L’enterrement des restes mortels n’intervient que trois jours après. On pourrait penser que la décomposition des corps explique l’option de l’inhumation sur place. Mais, il n’en est rien, car le commandement militaire a procédé, le 22 mars 1926, à l’enlèvement des corps des Européens tués à cette bataille418. Ce faisant, il balise le chemin à tous ceux qui sont prêts à parier sur la validité de la thèse de la gestion différenciée des dépouilles mortelles des combattants de l’AFL. Le rituel funéraire expéditif, organisé exclusivement pour l’encombrant cadavre du tirailleur est, en définitive, une des solutions adoptées. Toutefois, une autre alternative de conservation des restes mortels a existé. Déjà évoquée, elle consiste à inhumer les tirailleurs morts dans l’enceinte du poste militaire. Opération intervenant à la suite de recherches de soldats tués et du transport de leurs restes mortels. Le lieutenant Jacquinot rend bien compte de ces façons de faire. À la tête de la 11e compagnie (voir ci-dessus), il entreprit, le 20 février 1926, des recherches de tirailleurs absents, c’est-à-dire supposés morts ou portés disparus. Pour ce faire, il mobilisa 4 spahis. Les cadavres de 8 tirailleurs ramenés deux jours plus tard, en raison de la persistance de conditions pluviométriques défavorables, étaient enterrés, le 23 février, au poste de Rachaya419. La figure du col érigé en lieu d’inhumation et du piton retenu comme site du poste militaire transformé en nécropole pose la question de l’ambivalence de la butte-témoin et celle de la mémoire exercée. Il y a ambivalence dans la mesure où ce type de relief renvoie à une double histoire : celle de l’érosion de l’orographie antérieure et des rites funéraires du commandement militaire français en Syrie-Cilicie. En d’autres termes, nous sommes en face d’un macro-reste orographique faisant office de siège de restes humains. Avec cet usage, la mémoire exercée (Ricœur 2000) devient une chose largement partagée par les tirailleurs appelés à cohabiter au sein du poste militaire avec les morts, à communier en conséquence avec eux pour mieux se parler entre vivants. Cet ouvrage s’appréhende alors en termes de lieu d’antonymie. Le travail de deuil et la gestion de la mélancolie y président à l’exercice de la mémoire 418 419

CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit.. Ibidem. 240

collective ainsi configurée. Par ailleurs, précisons-le, la préservation de l’intégrité physique des morts obligea le commandement militaire à transformer le poste militaire en nécropole. Ce dédoublement fonctionnel procède de l’activation du spectre de la tombe profanée ou de la lapidation post-mortem, qui participe de l’arabophobie et de la turcophobie. Le capitaine J.-P. André (1924 : 30) en donne un excellent aperçu avec cet extrait de récit : « Dans ce pays d’ailleurs, à Kayrarbachi, il y a encore une quarantaine d’années, une fiancée exigeait de son amant pour se marier quelques têtes d’ennemis ! Comment s’étonner que le Père Philippe ait été crucifié et brûlé au Couvent trappiste de Chekhle ? qu’un officier français et des blessés français, dans un train qu’un attentat avait fait dérailler à Yarbachi, aient été enduits de pétrole et brûlés vifs attachés au rail ». Qu’en est-il des disparus ? Leur dénombrement procède des contrôles périodiques d’effectifs. Il est réalisable, par exemple, à partir des recherches de soldats manquants qui se soldent par le transport de combattants vivants ou morts au bivouac ou au poste militaire. Les informations statistiques relatives aux disparus sont fragmentées dans les journaux de campagne, les rapports et carnets de route d’officiers français ayant séjourné en Syrie-Cilicie. Pour la période 1920-1925, les données disponibles sont regroupées pour constituer le tableau ci-dessous. Tableau XIV : Les disparus de l’AFL entre 1920 et 1925

Source : CHETOM, 15H25, Dossier 1, op. cit. 241

Le nombre très élevé de tirailleurs sénégalais disparus en 1920 et l’existence de deux pics, n’excluant pas la mise en évidence d’une tendance baissière, méritent d’être soulignés avec force. Les explications relatives à la forte mortalité (voir ci-dessus) sont applicables ici. S’y ajoute, dans un contexte de morosité vécu par le commandement, l’hypothèse de l’absence de récupération des blessés et des morts. L’impact négatif sur le moral des troupes et la parcimonie avec laquelle l’état-major de l’Armée française fournit des renforts à l’AFL ont probablement induit une inversion du traitement du sort des combattants africains. La rectification opérée après les désastres du début signifie une meilleure prise en compte de leurs demandes de considération, de soutien moral et psychologique. Un parallélisme asymétrique des chiffres est observé entre tirailleurs sénégalais et malgaches d’un côté, combattants maghrébins, français et légionnaires de l’autre. Alors qu’en 1920-1924, le dénombrement est positif pour les premiers, le degré zéro demeure le seuil non franchi pour les autres. L’inversion du rapport est notée pour l’année 1925. Mais nous nous gardons de poursuivre le travail de commentaire qui exige qu’il y ait au préalable une offre de plusieurs séries. Une autre séquence d’héroïsation À défaut de suivre à la trace les différentes unités régimentaires ou de pouvoir disposer d’informations relatives à l’ensemble des forces françaises déployées au Levant, nous prendrons en guise d’analyseurs de la distribution de récompenses militaires le 17e RTS, présent en Cilicie et dans le nord syrien puis en pays druze420, et le 4e RTC, qui opère dans le Djebel druze421. Les années retenues sont 1920-1926. Les données chiffrées exposées à la suite de ces choix sont purement indicatives. Les commentaires et les interprétations qui suivent ne sont que des énoncés en pointillés utiles pour ébaucher la reconstitution de l’histoire du parcours des tirailleurs sénégalais. La typologie des actions héroïques attribuées à des tirailleurs Voir « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op. cit. En 1926, les « Troupes en Opérations au Djebel », dont le QG est installé à Souéïda sous les ordres du général Andréa comprennent, outre les « soldats noirs », les tirailleurs maghrébins des 15e et 18e RTNA, des 16e et 20e RTT, le 1er Régiment Etranger, des «Levantins» regroupés au sein de 4 compagnies libanaises, etc. (CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit.). 420 421

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sénégalais honorés est suffisamment riche. L’exemplarité et la portée du geste dit « héroïque » pour la suite de l’opération militaire en cours sont au cœur des motifs invocables pour comprendre et expliquer l’administration de sanctions positives et symboliques par le commandement militaire de l’AFL. Nous les retenons, en conséquence, en guise de critères classificatoires. L’assistance à des blessés fait partie des critères classificatoires retenus pour distribuer des sanctions positives. Elle est assimilée à un geste digne d’héroïsation. Les bénéficiaires de ces genres de secours sont souvent des sous-officiers européens, donc des membres de l’encadrement inférieur. Sibiri Sano, caporal de la 8e compagnie du 17e RTS, en a donné un exemple édifiant le 19 juillet 1920. Après une tentative infructueuse du fait du tir de barrage d’une « mitrailleuse ennemie », il réussit à ramener un sergent de sa compagnie blessé et couché à une trentaine du mur d’enceinte du poste militaire à Aïn Tab. À son tour, le tirailleur (de 2e classe) Zan du même régiment accomplit un « exploit » d’un cran supérieur. En effet, le 20 septembre 1921, il enleva, sous un feu violent de mousqueterie, le corps de son adjudant blessé et parvint à le transporter derrière une crête. Il le mit ainsi à l’abri des balles de l’autre force belligérante. Un officier allait même bénéficier de l’assistance des renforts sénégalais. Celle-ci est l’œuvre du sergent Ali Fall de la 6ème compagnie. À l’instar du précédent sauveteur, c’est sous un feu nourri de mousqueterie qu’il secourut un officier « grièvement » blessé. Toutefois, l’assistance à des blessés est réalisée à l’intérieur du groupe de tirailleurs sénégalais. Ainsi, Moukoubaly Kassamabaia, soldat de 2e classe de la 6e compagnie du même régiment, transporta, au cours du combat du 24 octobre 1921, un de ses camarades blessé jusqu’au poste de secours. Son homologue Bila, appartenant à la 10e compagnie, allait également se faire remarquer. Par son dévouement et son sang-froid au combat du 13 mars 1924 dans le Letche (Syrie), il transporta un blessé en traversant un terrain extrêmement difficile et sous un feu nourri d’infanterie. La récompense d’un pareil geste est un éloge à l’amour du prochain, au dévouement envers le supérieur et au dépassement de soi. Cependant, le fait de ne pas accepter que « l’ennemi » en finisse avec le blessé qui est un supérieur hiérarchique, un congénère, un frère d’armes est, peut-être, une autre façon pour le sauveteur d’exprimer avec force son besoin de survie. L’augmentation ou le maintien du rendement des soldats à un niveau standard satisfaisant peut être obtenu avec des combattants qui 243

comptaient en leur sein au moins un soldat ayant contribué de façon décisive au succès d’une opération militaire. Ainsi, le 5 novembre 1922 à la bataille de Boughret, Boubakar Sar, sergent de la 15e compagnie du 17e RTS, joua un rôle décisif dans la mise en déroute, « baïonnette au canon [d’un] un parti ennemi dissimulé dans les rochers ». Sous-officier d’élite, du même régiment, Mamadou Dakouré (Doukouré ?) se signala, à son tour, par le même type de fait d’armes. Participant aux opérations militaires à Damas, il parvint, le 22 janvier 1926, à faciliter la prise des carrières de Ras-El-Ain et « la fuite de l’ennemi ». Kedian Kamar, soldat de 2e classe de la 11e compagnie, est l’archétype du combattant capable de répéter des exploits au cours d’une même bataille et en occupant la même position de combat. En effet, « Le 14 Avril 1924 au combat d’Hadjilar (Syrie) faisant partie d’une patrouille de reconnaissance, [il] a fait preuve d’un courage et d’une audace admirables, en se jetant [à] l’arme blanche, sur un petit poste ennemi très supérieur en nombre qui a été dispersé après avoir essuyé des pertes sérieuses… [il a] combattu ensuite avec la dernière énergie pour protéger l’évacuation de son chef de patrouille grièvement blessé ». Avec ce type d’actions héroïques, est sanctionnée positivement la capacité à infléchir le cours d’une bataille au détriment de la partie affrontée. À l’image du joker de football ou de poker, il intervient magistralement dans le dénouement de n’importe quelle confrontation. Aussi est-il assimilable à une sorte d’homme providentiel, de dieu caché de la guerre. L’éloge de l’adresse fonde l’attribution de stimulants symboliques à des tirailleurs sénégalais. Le commandement militaire louait ainsi la précision de leur tir, qui faisait invariablement mouche. Moro Kientoré, soldat de 2e classe, fut décoré à son tour en raison du fait qu’il mit à profit ses qualités de bon patrouilleur et d’excellent tireur pour obtenir la fuite d’un groupe de cavaliers fonçant sur lui le 17 novembre 1920. Bakary Keïta, soldat de 2e classe de la 6e compagnie du 17e RTS, se signala, le 24 octobre 1921, par un tir de précision et de protection qui permit de transporter hors de portée du feu dit « ennemi » un officier français grièvement blessé. Le caporal Makam Bamba, qui exerçait la fonction de fusilier-mitrailleur et était membre de la mission d’escorte d’une équipe de travailleurs du projet d’installation de la ligne téléphonique Antioche-Top Bogazi, se distingua, le 10 juillet 1923 à Marach Bozagui, en ouvrant le feu a v e c d o i g t é sur une bande d’assaillants très supérieure en nombre. La décoration de ces tireurs d’élite est une autre forme d’incitation du tirailleur sénégalais à rivaliser de technicité avec le tirailleur algérien. Ce dernier était réputé pour ses qualités de soldat capable de manier avec 244

brio le fusil mitrailleur (Desjardins 1925). La décoration du combattant sénégalais, pour son adresse au tir équivaut, sans doute, à un appel au renouvellement des représentations le concernant, en particulier au gommage de celle qui le montre sous les traits d’un soldat n’excellant que dans le maniement de la machette ou de la baïonnette. En conséquence, une sorte d’ex-conversion imagée est sublimée au travers de ce procès de stimulation. Continuer à se battre, en dépit des dommages corporels subis, est un geste qui fait figure d’estampe du parcours professionnel du tirailleur valeureux. Soulignons que ce genre de vaillance est mis à l’actif de trois combattants : Doué, membre de la 6e compagnie impliquée dans la bataille d’Accham du 24 octobre 1924, le sergent Amadou Sy, qui prit part à la défense du poste de Méidan-Ekmès du 20 août au 6 septembre 1920 et Niama Koroba Sagoba, soldat de 2e classe du 2e bataillon du 17e RTS. Malgré sa blessure à la tête provoquée par un éclat d’obus, ce dernier est resté statique à son poste jusqu’à la fin d’un violent bombardement subi. Les trois acteurs ont ainsi fait preuve de dévouement à la cause de l’armée coloniale et de dépassement de soi. Et cela tout en affichant comme qualités guerrières le stoïcisme, l’endurance et la détermination qui consacrent la masculinité et font la fierté du fantassin de toute armée. L’audace donne droit à la reconnaissance du commandement militaire français. En bénéficia ainsi Siligui Silla, soldat de 2e classe de la 11e compagnie du 17e « Sénégalais ». L’exposé de l’Ordre général du 26 juin 1924 qui lui attribue une Citation à l’Ordre de la Division se présente ciaprès : « Le 14 Avril 1924 au combat d’Hadjilar (Syrie) [il] a fait preuve d’audace et d’initiative en se portant en avant de la ligne de feu pour tirer sur un groupe ennemi qui menaçait le flanc gauche de sa section ». Etait également primée la capacité à entraîner les autres combattants à la suite de l’initiative prise par l’un d’entre eux et consistant à lancer une action militaire déterminée. Le 17e RTS totalisa, entre 1920 et 1925, 4 récipiendaires « mangeant à cette sauce ». Le premier est Mouhou Doubouga Koromé, soldat de 2e classe, qui se signala par « un beau courage et… un sang-froid remarquable » qui lui permirent, le 1er novembre 1920, de s’élancer « le premier à l’assaut d’une position ennemie solidement défendue, tuant un Capitaine Turc, et mettant le désordre dans les rangs de l’ennemi ». Le second, Boubakar Moussa, est un caporal de la 7e compagnie. Son courage servit de force motrice à l’intrépidité de ses frères d’armes lors de la bataille d’Accham du 24 octobre 1921. L’avant-dernier récipiendaire est le caporal Ali Kamara de la 15e compagnie, qui a occasionné le 5 novembre 1922 l’assaut sous un feu nourri des positions occupées par les forces « 245

ennemies » à Boughret. Le dernier récompensé est Mamadou Ribou, caporal du 2ème bataillon, que le commandement décrit comme un « Type légendaire du Sénégalais ». Ce portrait est consécutif à l’élan qu’il sut transmettre, le 8 octobre 1925, à toute la ligne d’attaque de son unité en entraînant les autres soldats à attaquer le village de Sejen. Avec la reconnaissance exprimée par l’armée coloniale à ces simples hommes de troupe, se trouve mis en exergue le besoin de disposer de leaders produits par le théâtre de guerre, pour ne pas dire de « chairs à mousquet », en vue de perturber le schéma défensif de la force belligérante d’en face, de semer le trouble dans ses rangs, de la neutraliser et enfin d’atteindre les objectifs intermédiaires de guerre fixés par le commandement du 17e RTS422. D’après les archives militaires relatives à cette même unité régimentaire, le don de soi est un geste héroïque. Il a été accompli par un seul tirailleur sénégalais, en l’occurrence Tono Dofini. Soldat de 2e classe, il alla au-devant de la mort, le 8 octobre 1925, au village druze de Sejen. L’Ordre général du 23 novembre 1925, qui le décore à titre posthume, indique qu’il tomba glorieusement devant les tireurs druzes, donnant à tous l’exemple du sacrifice. Ce discours de magnificence révèle également un état-major gagné par le surinvestissement compassionnel. Plusieurs catégories de récompenses ont été distribuées aux tirailleurs sénégalais par le commandement militaire. Le vocabulaire officiel laisse apparaître l’occurrence des mots « croix de guerre », « médaille militaire » et « citation ». Pour cette dernière catégorie de symbolique, la clause de style en vigueur est « citation à l’ordre de ». La mention qui suit immédiatement renvoie à l’échelle institutionnelle référée. La graduation caractérise donc son établissement. La citation à l’ordre de l’Armée occupe la position faîtière. Viennent ensuite, par ordre d’importance, les citations dites à l’ordre du Corps d’Armée, de la Division, de la Brigade, du Régiment et de la Colonne. Avec les 17e RTS et 4e RTC, nous observons la pratique de la double récompense symbolique. Les citations et les croix de guerre peuvent être simultanément décernées à des combattants. Aucun homme de troupe noir n’y a eu droit. Le seul combattant africain attributaire de ces deux symboles est un membre de l’encadrement Le siège de l’état-major a été établi d’abord à Mersine, puis à Tarsous, ensuite à Alexandrette et enfin à Alep. Le régiment en question était une composante de la Deuxième Division de Syrie. Créée en 1920, cette unité a été dirigée au départ par le général Lamothe, secondé par le colonel Debieuvre. Ce dernier fut remplacé le 31 décembre 1920 à la tête du 17e « Sénégalais » par le colonel Lemoigne.

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supérieur. Il s’agit précisément du « sous-lieutenant indigène » Charles Ntchoréré. Évoluant au sein de la 7ème compagnie du 17e RTS, la Citation à l’Ordre de la Division et la Croix de Guerre lui ont été décernées pour magnifier son profil d’« Officier de valeur, d’une bravoure remarquable » et son engagement dans la Guerre du Levant. Implication qui lui a valu une grave blessure à la mâchoire lors de la bataille des 30 et 31 juillet 1925. La distribution des récompenses symboliques cible le collectif et l’individu. Le bataillon est un exemple d’unité militaire impliquée dans l’attribution de stimulants. C’est ainsi que, le 12 avril 1926, le poste militaire d’Harab Kalé abrita la remise de la croix de guerre au 3e bataillon du 4ème RTC, auteur du succès d’opérations dites « d’encerclement et de nettoyage » du Djebel Hermon et conduites dans la période du 17 au 23 novembre 1925423. Le général Gamelin, commandant supérieur des Troupes du Levant, se chargea de la remise de ce symbole militaire non seulement au bataillon en question, mais aussi à 4 de ses officiers424 et à 9 de ses hommes de troupe425. Le protocole cérémoniel conçu pour sanctionner le 3e bataillon et certains de ses éléments reposait sur une cartographie du temps identique à celle du rite festif. Il y a « un avant » de la cérémonie, consacré à la préparation de la manifestation. Celle-ci comportait l’accomplissement des corvées de nettoyage et, surtout, la répétition d’exercices tels que la levée du drapeau du régiment426, le salut militaire, l’écoulement de la sonnerie militaire, la revue de la troupe, etc. La seconde séquence est CHETOM, 15H25, Dossier 2, « Opérations dans l’Hermon. 8 août au 26 août 1926 », « Page d’histoire du Levant. À la gloire des Coloniaux ». 424 Il s’agit du commandant Durlot, qui exerçait le commandement de l’unité en question, des lieutenants Aubert, Delpy, Jacquinot respectivement membres de la 10e compagnie, de la 3e compagnie et de la 11e compagnie, et de Vallier (grade non identifié). 425 Deux tirailleurs sénégalais sont concernés : Oury Bello et Maliki Mialto. Le premier est décrit comme « un tirailleur d’une bravoure et d’un entrain remarquable. Le 9 février 1926, au cours d’une patrouille prise sous le feu de l’ennemi, s’est distingué par sa belle attitude et son sang-froid en poursuivant les rebelles ». Quant au second, sergent basé à la 10e compagnie, il s’est illustré une semaine auparavant. Faisant « partie d’un convoi de ravitaillement attaqué sur la route de Rachaya, a fait preuve d’énergie et de sang-froid dans le commandement du groupe chargé de ramener les hommes fatigués, et attaqué par les rebelles a pu se dégager, ne perdant qu’un tirailleur » (CHETOM, 15H25, Dossier 2, « Opérations dans l’Hermon…. », op. cit. 426 Sur l’archéologie du drapeau militaire, remontant à la période préchrétienne (aigle d’or placé sur une pique de Cyrus vainqueur de Crésus à la bataille de Thymbrée en 546 avant Jésus Christ) et sur son histoire moderne (ouverte par l’ordonnance royale du 15 novembre 1679 qui institue l’étendard pour la cavalerie), lire Baron (1969 ou 1970). Voir aussi, entre textes fondateurs de l’histoire du drapeau régimentaire, ceux d’Olonne (1893), Host et Brunon (1942). 247 423

celle de la distribution proprement dite des récompenses. Le dernier moment fort du protocole se composait de la revue de troupe et de l’inspection du poste militaire427. Que donne la répartition des effectifs de récipiendaires en fonction de critères comme le territoire, l’ethnie, la religion, le rouage institutionnel d’appartenance (section, compagnie, bataillon, régiment, brigade, division), le grade, l’ancienneté, l’âge, la fonction (commandant de bataillon, chef de compagnie, chef de section, etc.) ? Les 12 combattants attributaires, le 4 décembre 1920, de la Médaille militaire étaient tous des hommes de troupe. Un seul d’entre eux était musulman. Au plan ethnique, trois patronymes sonnent bambara, assimilés (khasonke, soninke ou sarakhoulé, diakhanke) ou apparentés (malinké). Ils répondent aux noms de : B’Tourou Coulibaly, Djire Guindo et Adama Touré. Les territoires d’Afrique forestière (Côte d’Ivoire), soudanienne et sahélienne (Haute-Guinée, Soudan français et Haute Volta) sont les principaux foyers d’origine des récipiendaires des années 1920. Pour la remise en 1922 de la Citation à des membres du 17e RTS, seuls trois renforts originaires du Sénégal étaient concernés. Il s’agit, outre le sergent Amadou Sy, de ses homologues Aly Fall et Boubakar Sarr. Ils appartenaient respectivement aux 6e et 15e compagnies. Au regard de leur surreprésentation, les hommes de troupe étaient les récipiendaires les plus nombreux. Concernant toujours ce même régiment, les attributions de cette distinction, faites entre 1920 et 1925, montrent que les tirailleurs récompensés appartenaient en majorité aux 11e et 6e compagnies. L’année 1920 a été la grande année de distribution de distinctions au sein du 17e RTS : 12 médailles et 3 citations ont été distribuées à des renforts sénégalais. Les attributions ont été faites en décembre. Pour l’année 1921, au cours de laquelle 9 médailles militaires et 3 citations ont été décernées à cette catégorie de soldats, le pic de la distribution correspond au mois d’octobre. La douzaine de distinctions militaires restantes est répartie entre les années 1922, 1923, 1924 et 1925, ce qui témoigne d’un fléchissement prononcé des sanctions positives. Même si les dates de 1920 et 1921 enregistrent des agitations antifrançaises et cristallisent l’implication poussée dans la conquête territoriale des tirailleurs sénégalais, l’année 1925 qui voit éclater la révolte druze donne l’occasion au commandement militaire français de les déployer davantage et d’obtenir d’eux d’importants efforts de guerre, voire des actions 427

CHETOM, 17H124, Fonds Jacquinot, op. cit. 248

héroïques. Mais, l’état actuel de la documentation ne nous permet pas de caractériser ce qui ressemble fort à un tournant428. Y a-t-il eu mal décoration ? Il nous est impossible de répondre par l’affirmative ou la négative. Peut-on se prononcer valablement sur cette question, en partant d’une proposition de règle qui voudrait que les mêmes récompenses soient distribuées aux auteurs d’actions héroïques identiques ? S’engager dans cette voie conduirait à mettre les différences notées dans la distribution de distinctions militaires sur le compte de la discrimination négative ou du postulat selon lequel l’armée s’appréhende en termes d’institution totale qui fabrique des victimes. Sans sous-estimer l’importance des logiques du pire figurées par le racisme, la haine de classe ou l’esprit de parti religieux, nous pensons pouvoir affirmer que la distribution de décorations militaires à des tirailleurs sénégalais et à des combattants européens a reposé, ne serait-ce que momentanément, sur l’objectivité ou la discrimination positive. Ainsi, Jean Prigent, soldat français de 2e classe, n’a reçu que la Citation à l’Ordre du Régiment alors qu’il secourut deux de ses camarades, blessés le 3 septembre 1920, en les ramenant au poste militaire. Une pareille prouesse fut accomplie, le 24 octobre 1921, par Mouloubaly Kassambaia, soldat de 2e classe. À la différence du soldat européen, il n’a ramené qu’un blessé (au poste de secours) et eut droit, pour ce geste, à la Citation à l’Ordre du Corps d’Armée. Pour avoir secouru un « officier grièvement blessé », son homologue sénégalais, Bakary Keïta, reçut une Citation à l’Ordre de la Brigade. Aidé dans sa seconde tentative de porter assistance à un sous-officier européen blessé le 29 juillet 1920 à Aïn-Tab, le caporal Sibiri Sano obtint une Citation à l’Ordre du Corps d’Armée. Le grade du combattant secouru peut donc être retenu comme discriminant possible dans la distribution de distinctions fortement cotées. L’âge, l’ancienneté et l’expérience, qui passent par l’estimation du nombre de campagnes militaires effectuées, entrent aussi en ligne de compte pour comprendre le relèvement du niveau de distinction fait au profit d’Armand Faivre. Ce soldat de 2ème classe est récompensé pour ses qualités de tireur d’élite. En effet, il se fit remarquer par la précision de son tir qui occasionna la déroute de l’« ennemi ». Pour avoir accompli une telle prouesse, il reçut une Citation à l’Ordre de l’Armée. L’Ordre du Corps de Division est, en revanche, l’échelle de la citation décernée au caporal Makam Bamba, auteur d’une prouesse identique le 10 juillet 428

Voir, pour ces questions de décoration, « Armée coloniale Cilicie Syrie », op. cit. 249

1923 à Marach Bogazi. La différence de traitement entre ces deux « héros » pourrait s’expliquer par le fait que le commandement militaire a voulu honorer un vieux serviteur dont le cursus totalise l’exécution de 13 ans de service et la participation à 10 campagnes. Parmi les critères de sélection-élimination, on retrouverait aussi la proximité entretenue avec le supérieur hiérarchique et l’état d’esprit de l’encadrement supérieur. Le coup de pouce pourrait être alors un des travers de la distribution de mérites militaires. En conséquence, le soldat « surdécoré » cohabiterait et combattrait avec le héros oublié ou ignoré. Sans oublier le combattant blâmé. Sa biographie donne lieu à l’exhibition de sentiments inhibitifs tels que la frustration et la haine. Le fait de ne pas satisfaire le désir d’égalité en matière de promotion symbolique est susceptible d’engendrer l’indiscipline de rang, le refus de combattre ou d’exécuter des corvées, la tendance à saper le moral de ses frères d’armes et/ou de se signaler par la répétition de comportements dangereux. Ce que l’on pourrait appeler, par défaut, la mal décoration supposée ou avérée alimente donc la machine à fabriquer des anti-héros et des damnés de l’armée coloniale, déclenche la déliaison et l’affaiblissement du lien de solidarité et fait planer la menace d’une baisse inévitable de l’efficacité opérative et d’un dysfonctionnement imminent du dispositif de contrôle de l’armée coloniale. En bref, s’affichent devant le portail de cette dernière, le malaise collectif et le spectre de l’effondrement des appartenances revendiquées et partagées.

Équiper puis défendre le Levant pacifié Le tirailleur sénégalais de l’AFL va participer à la réalisation de tâches civiles programmées à la fin de la pacification et réductibles à l’augmentation du réseau d’infrastructures routières. Comme ce qui s’est passé en France alpine, son rôle de force d’équipement est venu s’ajouter à sa mission de défense de l’intégrité territoriale. Celle-ci ne lui est confiée au Levant qu’en 1939, année de préparation d’une autre guerre mondiale. Les constructions de routes La baïonnette et la pelle ont été des outils de travail du tirailleur sénégalais. Sorte de soldat à tout faire, il a été invité, en période de guerre, au Levant et au Maroc, à participer à des chantiers de travail. Le plus fréquent de ces programmes d’équipement a été l’aménagement de pistes d’atterrissage d’avions d’évacuations sanitaires, d’avions de 250

reconnaissance et autres, de pistes destinées à la circulation des convois militaires. En temps de paix, la sollicitation de sa force de travail a aussi été une pratique courante. Le commandement de l’AFL va perpétuer à son tour cette tradition. Des objectifs de la mise au travail des tirailleurs La perpétuation de la tradition militaire qui veut que le soldat soit mobilisé dans l’accomplissement de tâches civiles d’équipement économique et social, d’assistance et d’appui des populations est le premier objectif de la mise au travail des tirailleurs sénégalais. On allait leur appliquer la devise du marsouin selon laquelle il est appelé, par le devoir, à planter un arbre partout où il passe429. De ce point de vue, ils ne firent que suivre l’exemple des légionnaires romains, des soldats français maniant la charrue en Algérie430 ou s’investissant dans la construction de la Nouvelle France du « Nouveau Monde » (Orgeix 2006). Les autres objectifs de la mise au travail du tirailleur sénégalais référent à la géostratégie, à l’économie et au politique431. Son état-major est chargé de garantir la sécurité des mandats français de Syrie et du Liban. Les agitations nationalistes, les contradictions politiques et confessionnelles, les soupçons pesant dans les rapports entre pays européens présents en Méditerranée orientale font du Proche-Orient, en général, et des formations sociales libanaises et syriennes, en particulier, des lieux de tension à placer sous une surveillance permanente et efficace. Autant dire qu’il est nécessaire que l’AFL puisse exercer efficacement sa mission de force dissuasive et coercitive en disposant d’un réseau routier véritablement fonctionnel et suffisamment étendu. La circulation des marchandises et des acteurs économiques est un troisième objectif Ceci explique pourquoi, depuis 1713, les corps de métiers ont été créés dans les rangs des marsouins et des bigors. Parmi les corps représentés, figurent des forgerons, des serruriers, des armuriers, des cloutiers, des maçons, des taillaudiers, des tailleurs de pierres, des charpentiers, des scieurs de long, des charrons, des menuisiers, des tourneurs, des boulangers, des bourreliers, des tonneliers (Champeaux 2006). L’armée se dote ainsi de possibilités d’accéder à une autonomie élevée et de conforter son statut d’institution totale. 430 Voir Champeaux (2006) qui étudie les projets de transformation conçus pour le continent africain et dont l’exécution allait être faite par les soldats bâtisseurs. 431 CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Concours apporté par l’Armée française du Levant aux travaux des routes dans les territoires Nord-Syrie. 1936 ». 429

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important. Le discours officiel insiste sur l’urgence à offrir aux productions locales des débouchés nouveaux. En d’autres termes, ce qui est visé c’est l’agrandissement du marché. Un pareil projet est censé faciliter la production territoriale de l’État-nation. Une telle figure de construction politique devrait alors relayer celle du mandat. L’accomplissement de ce double procès suppose le concours de la force armée. N’est-elle pas le meilleur moyen d’assurer le contrôle politique et social des hommes par le contrôle de l’espace ? L’unification politique est la litote employée officiellement pour rendre compte de l’importance accordée à cet objectif politique. Les chantiers de la main-d’œuvre militaire Pour atteindre tous ces objectifs, la hiérarchie politico-militaire française au Levant a tenté de se doter d’une base rationnelle de travail432. Ainsi, deux catégories de chantiers sont distinguées : l’amélioration du réseau routier de communication existant et la construction de routes et de pistes de production. La hiérarchisation des routes est aussi faite. Les routes d’intérêt économique et politique sont en première position. Viennent ensuite les routes d’intérêt touristique et estival433. L’agenda de travail est inscrit sur le moyen terme. L’option prise, ici, consiste à faire en sorte que les vastes chantiers de travaux routiers soient échelonnés sur plusieurs années. La faiblesse numérique de la maind’œuvre locale et l’insignifiance relative des crédits alloués sont censées expliquer une pareille option. L’autre initiative retenue et fonctionnant comme un palliatif est la mise à contribution des tirailleurs de l’AFL. En conséquence, ces soldats vont former un renfort de main-d’œuvre, important et peu onéreux. En raison du déficit de main-d’œuvre civile, de la faiblesse des ressources budgétaires allouées et de la faible rémunération de la force de travail militaire, la décision d’avoir à portée de main des tirailleurs à faire travailler est prise, par exemple, pendant l’année 1935. Les tirailleurs ainsi mobilisés sont campés en bordure des routes et pistes. Ainsi, ils ont l’obligation de continuer les travaux abandonnés ou interrompus au début de l’hiver précédent.

Ibidem. En Syrie, le haut de la hiérarchie est occupé par les quatre routes : Lattaquié-Antioche, Kalaat-el Moudik-Frekie, Antioche-Souedie, Alep-Esrye. Le bas de l’échelle comprend les axes Beylan-Attik-Observatoire 1835, Ibdama-Slenfe, Alexandrette-Saouk-Oulouk.

432 433

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Parmi les chantiers d’équipement routier conduits en Syrie, nous citerons celui de la route Lattaquié-Antioche. Longue de 114 km et large de 8 m, sa construction a nécessité 283 500 journées de travail et le décaissement de la somme de 117 000 francs pour assurer la rémunération des travailleurs. Durant toute la durée du chantier (1929 à 1936), le service des Travaux publics se chargea du payement des salaires. L’allocation de faibles primes leur serait réservée. Les tirailleurs marocains ont participé à la construction de cette route. Nous n’avons pas réussi à documenter la participation des tirailleurs sénégalais. La probabilité et l’improbabilité de leur participation sont des hypothèses qui se valent ici, surtout lorsque l’on sait que l’implication de la force de travail militaire a été interrompue e n t r e 1930 et 1934. En revanche, la certitude prévaut en ce qui concerne la participation du 17e RTS à la construction de la route qui dessert Maalula, village qui occupe « un site de pied de corniche calcaire où sont captées des sources et est situé à 40 km au NNE de Damas et près de la frontière libanaise à 25 km à vol d’oiseau de Baalbeck »434. L’épigraphie relevée en 1987 sur sa corniche par J. Decours435 indique que les tirailleurs de ce régiment ont contribué, ne serait-ce qu’en avril-mai 1935, à l’équipement routier des mandats français du Proche Orient. Précisons que les éléments du régiment en question débarquèrent au Levant le 1er janvier 1931 et y étaient encore stationnés à la veille de la Deuxième Guerre mondiale436. Se préparer à une autre guerre Les préparatifs d’une nouvelle guerre entre puissances impérialistes se font à découvert à la fin de l’été 1939 (Duroselle 2001). Dans sa fiction romanesque, Doris Lessing (1978) en rend compte de façon éloquente. Mieux, elle assimile l’Afrique du Sud à un poste d’écoute des bruits de botte annonciateurs de bruits de guerre. Avec l’imminence d’un conflit interétatique supplémentaire, la France fait, une fois de plus, appel à la « force noire ». Avant le 3 septembre 1939, date de sa déclaration CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Concours apporté …», op. cit. Retenons qu’il s’agit d’un citoyen français parti en « tourisme » au Proche-Orient. Il a envoyé le 26 novembre 1987 une correspondance au rédacteur en chef de la revue L’Ancre d’Or-Bazeilles (publiée par les Troupes de marine françaises) dans laquelle il se présente sous les traits d’un archéologue de la chose militaire en décrivant le tronçon de la route désignée et en photographiant sous deux angles différents l’épigraphie en question. 436 CHETOM, 15H25, Dossier 1, « Renseignements concernant les effectifs … », op. cit. 434 435

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officielle de guerre à l’Allemagne, la mobilisation des soldats d’Afrique occidentale toucha deux régiments et deux bataillons. Il s’agit des 17e RTS et 24e Régiment mixte d’Infanterie coloniale437, des 1er et 2e Bataillons de Marche des Tirailleurs sénégalais au Levant438. En 1939, Damas et Beyrouth sont les principaux lieux de déploiement de ces unités régimentaires (Rives et Dietrich 1993). Dès le 2 septembre 1939, le 1er Bataillon de Marche des Tirailleurs sénégalais au Levant fut officiellement mis en ordre de bataille. La cartographie de l’opération met en scène trois lieux. Le premier correspond à la ville de Tripoli. Elle accueillit les 1ère, 3e et 4e compagnies, qui comptaient respectivement 38, 104 et 109 tirailleurs sénégalais. Vient au second rang Lattaquié, érigé en siège de la 3e compagnie forte de 154 tirailleurs sénégalais. Enfin, mentionnons Kessab. Dans cet établissement humain, stationnaient 123 tirailleurs sénégalais de la 1ère compagnie et 43 autres de la 4e compagnie. Notons que c’est de cette dernière localité que partirent 148 tirailleurs appelés à gonfler les effectifs du contingent basé à Tripoli. Au total, la mise en ordre de bataille concerna 719 tirailleurs sénégalais. Le 2e Bataillon de Marche des Tirailleurs sénégalais au Levant, stationné au départ à Perpignan439 et parti de Marseille le 3 août 1939, arriva quatre jours plus tard au port de Beyrouth. Ses 572 tirailleurs sénégalais étaient d’abord stationnés à la caserne Sarrail de cette dernière ville440. Nous ne disposons pas d’informations précises sur leur mise en ordre de bataille441. Mais, il est évident que la capitale du Liban continua l’accueil, au début de septembre 1939, des éléments de ce bataillon. Le littoral et les villes, véritables centres névralgiques de l’économie et sièges des échelons supérieurs du pouvoir politico-administratif déconcentré, faisaient partie des zones dont la défense était confiée aux tirailleurs sénégalais. Ils furent chargés de l’application du Plan de défense conçu par le commandement militaire central. Le 3 septembre 1939, qui CHETOM, 16H39, Dossier 1, « Levant. Unités des Tirailleurs coloniaux stationnées au Levant de 1920 à 1939 ». Voir aussi Symboles et Traditions, 20, mars-avril 1965. 438 CHETOM, 19H116, Fonds Brassart, « Journal de marche du 1er Bataillon de Marche des Tirailleurs sénégalais (Période du 2 septembre 1939 au 30 juin 1940) », « Journal de marche du 2e Bataillon de Marche des Tirailleurs sénégalais du Levant ». 439 Il y a été formé le 27 juillet 1939. Les hommes qui le composent appartiennent au 24e RTS. 440 Leur bataillon est déployé (en totalité ou partiellement ?) en octobre 1939 à Damas (Rives et Dietrich 1993 : 123). Beyrouth est cité par ces auteurs comme le lieu de stationnement d’éléments du 1er bataillon. 441 Ils vont être déployés dans différents points stratégiques tels que Byblos, Saïda, Zahlé, etc. 437

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annonce l’ouverture d’une nouvelle guerre d’envergure mondiale, ouvre un nouveau chapitre de l’histoire de leur présence au Levant. Celle-ci intègre invariablement leur retour en France ou en Afrique. Ce faisant, ils allaient suivre les traces des renforts des années 1920442. En définitive, nous pouvons réaffirmer qu’en Cilicie, au Liban et en Syrie, le tirailleur sénégalais a répété des gestes de défense, comme le pitonnage, tout en s’exerçant à l’apprentissage de la conduite d’opérations de police et à celui des marches dans de petites colonnes en plaine et en montagne. Les sorties de détachements de troupes coloniales ont souvent donné lieu à de violents accrochages avec les forces anti-françaises formées de « réguliers », de « partisans » et de « brigands ». Ce qu’il importe de retenir surtout, c’est que la Guerre du Levant a incontestablement été un lieu d’accumulation de souffrances et de misères du tirailleur sénégalais. Avec la conjonction de facteurs négatifs, comme l’inclémence du climat et l’option du tout-au-rendement par l’encadrement européen, ce soldat a affronté les répétitions du cycle de l’hécatombe, de la mort violente ou les opérations d’amputation corporelle. Il a participé en même temps à de difficiles missions de recherche de disparus et de récupération de cadavres. Les décorations distribuées par le commandement militaire symbolisent les succès qui ponctuent les parcours professionnels d’hommes de troupe noirs impliqués, dans les années 1930, dans l’exécution du programme d’équipement routier des deux mandats français du Proche-Orient. Le retour à la réalisation exclusive de tâches militaires intervient en 1939, date à laquelle la France essaie d’achever, aussi bien en Europe que dans son empire colonial ou dans ses mandats, les préparatifs de sa participation à une autre guerre, plus meurtrière et plus longue que la Grande Guerre.

442 Nous citerons un seul exemple, celui des renforts composant le 14e RTS. Ce régiment a quitté Mersine à la fin de 1921 pour être dirigé sur la France. Il a précisément embarqué pour ce pays à partir du 19 décembre. Le 1er bataillon est concerné. Le navire d’embarquement est l’ «Euphrate », qui arrive à Marseille le 29 décembre. Le 30 décembre, c’est au tour du 1er bataillon (moins sa 1ère compagnie) de s’embarquer à bord du « Frida-Horn » arrivant à Marseille le 10 janvier 1922. Le 31 décembre, l’état-major du régiment, le 3ème bataillon et la 1ère compagnie du 1er bataillon sont embarqués dans le vapeur « Le Belgrano ». Leur arrivée au port marseillais intervient le 11 janvier 1922. Le régiment a été éclaté par la suite. Son 2e BTS est dirigé sur Libourne, tandis que l’état-major et les deux autres bataillons emménagent à la garnison de Mont-de-Marsan, occupée auparavant par le 34e Régiment d’Infanterie dissous par la hiérarchie militaire. Le drapeau du 14e RTS porte la mention « Levant 1920-21 » (CHETOM, 16H336, Dossier 1, « 14e RTS »).

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CONCLUSION

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Dans le Maroc d’avant-guerre, la conquête et la pacification, entreprises par la France, ont été des occasions de réexportation du « village sénégalais », forme de vie sociale expérimentée particulièrement au Congo et à Madagascar, et de ré-enrichissement des connaissances et des pratiques professionnelles du tirailleur sénégalais. Celui-ci a capitalisé, au détriment de son homologue stationné dans les camps d’AOF et d’AEF, l’apprentissage du pitonnage, de la guerre de mouvement portée par le groupe mobile, de la guerre de position déroulée au sein du poste militaire. Au Maroc, plus qu’en Algérie où sa présence soulève controverses et donne à voir la montée de la spirale de la maladie, celui-là fait l’expérience difficile de la multiplication et de la diversification des corvées. L’escorte, le guet, le combat, les tâches relatives à l’intendance et à la logistique en font un soldat à tout faire. Cette sollicitation excessive se poursuit dans et hors du Maroc avec le déclenchement de la Grande Guerre ; laquelle donne lieu à son débarquement dans le Midi de la France. Outre la découverte des paysages et des camps du Sud-Est, dont l’inconfort lui rappelle les installations sommaires d’Afrique noire et d’Algérie, il consolide son cursus en tissant de nouvelles relations humaines avec la marraine de guerre et la femme de Dieu, en faisant la découverte de la fille de noce européenne, du coït minuté dans les maisons closes, de l’intimité de l’hôtesse du Midi et de l’univers hospitalier. En France, dans les lignesarrière comme dans les premières lignes du front où il est envoyé à partir du Sud-Est, il a l’occasion de tirer un peu de vanité de l‘initiation et de l’observation de différentes activités de guerre. Elles ont pour noms : animations culturelles (représentations théâtrales et conférences), soutien logistique, travail d’usine, camouflage, observation au moyen de l’avion utilisé aussi à d’autres fins (appui, poursuite, mitraillage), creusement, défense et attaque de tranchées, bombardement, etc. Témoin du succès de la guerre défensive, au détriment de la guerre offensive, il élargit le champ de ses connaissances et de ses compétences avec l’utilisation de nouvelles ressources de combat comme la mitrailleuse, les obus explosifs, les fils barbelés, les gaz de combat. En faisant, dans les Balkans, l’amère expérience de la guerre sous-marine allemande et de la patrouille mortelle, il renoue avec la guerre offensive faite sous forme de guerre de montagne. Cette forme d’affrontement est une des figures de son vécu quotidien dans l’Armée d’Orient, unité d’affectation où il est contraint de s’adapter vite à l’école de la Guerre d’Orient. Cet impératif est encore compris dans l’agenda des missions qui lui sont assignées durant l’entre-deux-guerres. 259

Entre 1918 et 1939, les dispersions de la « force noire » à travers les différents bassins méditerranéens et la Rhénanie s’accompagnent de la reconduction des missions traditionnelles. Ont surtout occupé son agenda les corvées d’entretien et de ravitaillement (en eau, en vivres et en bois de chauffe), les protections de convois de ravitaillement ou d’engins de guerre, les opérations de sécurisation des voies de communication, les tournées de police constitutives de la prévention (Algérie) et de la pacification (Maroc et Levant), la mise à distance ou l’écrasement d’insoumis. Pendant que l’inactivité ronge le tirailleur cantonné dans le Midi, où il attend impatiemment son rapatriement, son homologue redéployé en Europe est lancé dans de nouvelles aventures. On assiste alors à la complexification de ses interventions et des choses vues. Il s’exerce au rôle de force d’occupation en Allemagne, précisément en Rhénanie. Disputé par les femmes allemandes, en raison de sa réputation de puissant subjugueur par le phallus et de porteur de devises dans une Allemagne confrontée à la misère, il est pris entre les feux de la propagande allemande et de la contre-propagande française. Transformé en victime émissaire par plusieurs contempteurs de l’Allemagne weimarienne (gouvernants, gens des médias et des lettres, hommes d’église, élite économique), il a rapidement disparu du paysage rhénan. En revanche, les Balkans lui offrent l’occasion de s’illustrer dans l’exécution de missions d’occupation de territoires, d’interposition, d’assistance, de maintien d’une paix balistique, de surveillance d’infrastructures et d’équipements militaires et de soldats désarmés et prisonniers, Cette variété d’activités constitue une source d’enrichissement de son expérience professionnelle, une opportunité de faire preuve de plus de sagacité dans l’observation des coutumes des populations européennes de la Méditerranée orientale. Observateur des faits de culture, qui sait jouer avec brio de la ruse comme Wangrin (Le Quellec Cottier 2008), le tirailleur sénégalais n’a pas hésité à comparer son patrimoine culturel avec celui de l’autre, à faire de l’étranger où il se trouve un lieu d’étrangeté. Autant dire qu’il se donne, par ce jeu, les moyens de supporter les difficultés rencontrées lorsqu’il fait face à plusieurs scènes de vie estampillées par la souffrance ou la douleur. La première scène de vie réfère à sa blessure, la seconde, à la captivité. D’autres scénarii s’affichent aussi quand il emprunte les chemins de l’évasion ou de la désertion, prend des soins médicaux, assiste à l’inhumation hâtive dans un cimetière de fortune des restes mortels d’un militaire, accompagne dans sa fin de vie un soldat condamné, est témoin de l’agonie durable et insoutenable d’un proche compagnon d’armes. 260

L’affliction a été une des choses les mieux partagées dans les rangs des tirailleurs. Elle se manifeste avec les cris des blessés et des prisonniers torturés, la présence multipliée de la mort, précisément de la mort foudroyante que provoque la puissance destructrice du tir adverse ou encore la mort lente et bruyante du condamné par le gel ou l’immersion du corps. Avoir fait son service militaire extérieur confère ainsi au tirailleur sénégalais le statut privilégié de témoin des manifestations de la dureté de la condition humaine, ce que visualise la pénibilité du transport d’engins de guerre sur les hauteurs d’Europe balkanique. Expérience si traumatisante que des combattants de retour de ce front affirmaient préférer le suicide à un réengagement qui signerait le retour en Orient. Survivre à ce genre d’enfer, c’est parvenir au stade de l’endurance, réussir à « carapacer » le corps et à s e réarmer au plan psychologique. On a là autant de choses qui ont été déniées au tirailleur sénégalais qui n’a pas déroulé sa carrière dans l’autre outre-mer. L’étirement du lien de solidarité, ainsi que de la fibre de compassion, est censé procurer au participant aux expéditions militaires hors d’Afrique dite « noire » une aptitude au don de soi. Chose que l’on ne pourrait capitaliser qu’en étant affecté, par exemple, dans l’Armée d’Orient. Laquelle serait prompte à organiser, d’après des souvenirs laissés par certains tirailleurs, l’exécution sommaire de tirailleurs désobéissants. Mal décoré ou non décoré, le tirailleur sénégalais, membre d’une force expéditionnaire évoluant hors de sa communauté territoriale d’appartenance, n’a pas manqué de jeter un regard délié sur l’arbitraire du pouvoir de récompense de la hiérarchie militaire. Geste qu’il effectue avec allant d’autant plus que l’oubli injuste, dont il s’estime victime, le prive de l’usage des multiples ressources de l’ostentatoire pour manifester durablement le symbole de son accession au statut d’aristocrate de la baïonnette. Bien décoré, il apprend à comprendre les mécanismes de l’éloge de son rendement par ses supérieurs. Pour lui, la distinction symbolique, qui lui a été remise, figure la reconnaissance de ses qualités professionnelles (discipline, adresse, dévouement, loyauté) et humaines (générosité, esprit d’initiative, dépassement de soi, esprit de sacrifice), la consécration de ces vertus et la possibilité d’utiliser l’ascenseur de la gloire qui confère invariablement l’exceptionnalité. L’accumulation de récompenses symboliques, confectionnées de surcroît par au moins deux puissances publiques, comme ce fut le cas lors de la Guerre du Rif, renforce son complexe de supériorité et l’autorise à distinguer un sous261

groupe d’élus du « dieu blanc » de la guerre au sein de cette aristocratie de la baïonnette. Qu’il ait su appréhender, correctement ou non, le dépitonnage à la fin de la pacification, la concentration topographique de la « force noire » dans les villes du Maghreb, la constitution d’unités de combat adaptées aux différents théâtres de guerre, la nécessité de partager les épreuves ou l’affection avec les partenaires de combat (soldats européens, tirailleurs maghrébins, volontaires levantins), le tirailleur sénégalais a certainement joué à l’aristocrate de la baïonnette pour rendre plus supportable son adhésion à l’idéologie dominante, influer sur le déroulement de sa carrière militaire et/ou de sa réinsertion socioprofessionnelle et, enfin, pour proposer une reconfiguration des hiérarchies et un renouvellement des critères d’attribution du mérite social. Ce faisant, la revendication du statut d’aristocrate militaire participe de la reproduction de l’ordre colonial, éclaire sur la volonté du colonisé de ne plus se contenter de subir la domination et de participer désormais à l’exercice du pouvoir d’ordonnancer les choses de la vie. Bref, cette revendication induit une nouvelle hiérarchie des pouvoirs (dont ceux des notables locaux et des décideurs européens de la colonie), consacre l’accommodation comme modalité de construction d’un autre rapport à l’imperium colonial, donne à lire la construction d’une autre figure de l’« évolué », celle conférée par le versement de l’impôt du sang, la reconnaissance du colonisateur, la sagesse du voyageur et le contact avec la modernité occidentale. Vouloir être reconnu comme « évolué » signifie finalement, pour lui, rendre possible le fait de ne plus se présenter ou de ne plus être présenté comme un soldat « qui tire ailleurs » ou un simple auxiliaire mais comme un soldat à part entière. Sa revendication porte, en définitive, sur l’homologie. Frappée du sceau de l’ambivalence, étant donné qu’elle préconise l’institutionnalisation de relations horizontales avec le soldat européen et de relations verticales avec le tirailleur noir inconnu dans les registres des troupes d’expédition envoyées dans le triangle « Maroc-France-Syrie », une telle revendication atteste de la complexité des évolutions du procès colonial et de l’imbrication ou du caractère fluctuant des frontières de la marginalité de fonction. Au-delà de cette conclusion se trouvent posées la problématique et la thématique de l’après-guerre, séquence porteuse de changements parfois positifs pour les minorités et les mal classés de la société qui ont besoin de trouer les « tambours de l’oubli » que fait souvent résonner le personnel politique dirigeant ; lequel a pourtant présenté cet « atome d’éternité » 262

comme la fin des frustrations collectives, des angoisses existentielles et le début de la satisfaction des attentes. Autant de choses qui sont inscrites dans l’itinéraire du tirailleur sénégalais, que l’on ne peut réduire au chemin de la quête fantasmatique, configuré selon Sarr (2008) dans Les Tambours de la mémoire de Boubacar Boris Diop (1990) et débouchant presque invariablement, comme le montre Le Général de l’armée morte d’Ismaïl Kadaré (1970), sur des impasses où s’incrustent et se sédimentent des phénomènes de sublime admiration et de sublime épouvante.

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Documents annexes

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Annexe 1 : « Lettre à la noune », chant de « poilu » I C’est de la Cagna que je t’écris Cett’ babillarde Parmi les rats et les souris Bêtes pillardes. S’ils n’ont pas bouffé mon crayon, C’est que cett’ vermine A eu peur que nous n’ sautions Avec la mine. II On entend le cent cinq tonner Dans l’ voisinage, On a deux mettr’ de terr’ sur l’ nez Dedans sa cage, On se couche tout habillé Sur de la paille Où l’eau tombe’ vous débarbouiller V’là la mitraille. III La nourritur’ n’ fait pas défaut, L’on est mariole, Et s’il n’ fait pas toujours chaud, On a la gniole, À la manille l’on joue l’ pinard, Et l’on blagasse À la guerre on devient bavard, Et le temps passe. IV Tous les six jours, on va au r’ pos Au Camp de Couvrelles ; Mais en fait de repos c’est la peau, Car avec des pelles On va au chemin des Limousins, Construir’ la route Ou bien dans les boyaux voisins Faire un’ redoute. V Le mercredi quand il fait beau, L’on fait des marches, Musique en tête et sac au dos, Sapeurs et haches. Le dimanche, il y a concert Dans l’orang’rie ; Comme à Monmartr’ chacun y sert Un’ roserie. 266

Source : CHETOM, 18H133, Fonds de Thezillat, « Journal de guerre (1915-1917 du mitrailleur Charles Edouard Thezillat », du 89e RIT.

Annexe 2 : Insignes d’unités régimentaires de tirailleurs sénégalais Insignes réalisés par Arthus-Bertrand En 1935 5e RTS 1er modèle Brochant sur un cercle doré, une ancre de même. Surbrochant l’ancre, l’Ordre su Mérite militaire chérifien (étoile à six branches, souvent confondue avec l’étoile de David), émaillé : extrémités vertes, fond rouge. Au centre de cette étoile, grand chiffre « 5 » doré et sigle « R.T.S. ». Sur le côté gauche du cercle, le nom de POL LAPEYRE gravé en creux, à droite celui de BERNEZ-CAMBOT. En 1937 6e RTS 2e modèle Ecu octogonal émaillé blanc ayant au centre une ancre de la Coloniale d’émail bleu, entrelacée avec l’Ordre du Mérite chérifien émaillé rouge. Sur la tige de l’ancre, le chiffre « 6 » et sur les bras les lettres « R.T.S. » d’or. Insignes réalisés par Drago En 1937 12e RTS 1er modèle Ancre de la Coloniale inclinée, en métal doré. Brochant sur l’ancre, un écu aux armes de la Rochelle : fond émaillé rouge, mer bleue, nef dorée. Au-dessus, l’ins- cription « 12 R.T.S. » en bleu ciel. En 1938 16e RTS Broche argentée à fond plein, dont les bords forment une couronne» et donnant à voir en relief une ancre d’or brochant sur l’ancre un buste de femme africaine [de l’ethnie mangbetou du Congo belge] d’émail brun. En pointe, un cartouche d’émail brun, portant le sigle 16 R.T.S. » d’or. 267

17e RTS On distingue sur l’Ancre de la Coloniale en bronze verdâtre, une rondache sur laquelle sont représentés en double profil, un tirailleur sénégalais en chéchia et, un peu en retrait, brochant sur le côté droit un européen en casque colonial. Sur le côté gauche, en haut de l’écu, le nombre « 17 » avant le sigle « R.T. » ; au même niveau, mais du côté opposé, la lettre « S ». 24e RTS 1er modèle Ancre argentée sur la trabe de laquelle est gravée l’inscription « 24 R.T.S. ». Au- tour de la tige est enroulé le dragon d’Annam d’or. Brochant sur le diamant : losange aux couleurs catalanes : rouge et or. En 1939 1er RTS Paillotes et palmiers brochant sur une ancre de la Coloniale inclinée. Entre la trabe et la patte de l’ancre, écu d’or a une cartouche d’émail portant le sigle « 1er R.T.S. ». Sous la cartouche, quatre palmes vertes (attribuées au régiment par décision ministérielle du 28 avril 1919) et la légion d’Honneur (décision ministérielle du 27 avril 1913). 2e RTS Carte du Soudan argentée recouvrant à demi une encre d’émail bleu. Sur le haut de la carte, en relief et en lettres dorées, le sigle « 2 R.T.S. ». Au centre, gravé en creux, le nom « Soudan ». 3e RTS Dans un losange argenté [ou doré] dont les extrémités se terminent en demi-cercle figure un losange plus petit émaillé bleu ciel, ayant en son centre une ancre d’or. Brochant sur l’ancre, un globe terrestre sur lequel sont indiqués en rouge les points de stationnement successifs du 3e R.T.S. dans le coin intérieur du losange figure l’écusson de col du régiment émaillé bleu foncé à un chevron et le sigle « 3 R.T.S. » d’argent. 268

4e RTS Ancre doré brochant sur un bananier émaillé vert émeraude. Reposant sur la trabe de l’ancre, un lion argenté accroupi et rugissant. Surbrochant l’ancre un écusson de col émaillé bleu foncé, à deux chevrons, le chiffre « 4 » et le sigle « RTS » d’or. 5e RTS 2e modèle Ovale argenté à fond plein martelé. A gauche, gravé en creux, le nom de Béni Derkoul » ; à droite, « le Bibane ». Brochant sur l’ovale, au centre, une ancre de la Coloniale d’or. Sur le diamant un écu émaillé bleu ciel, avec en lettres d’or le sigle « 5 R.T.S. ». Sortant de la droite et surbrochant la tige de l’ancre, une tête de panthère dorée. 8e RTS Dans une ancre argentée [ou dorée], ovale doré où sont représentés un enclos et une tout de style soudanais. A l’extrême gauche, palmier émaillé vert clair débordant l’ovale et l’ancre. Sur le diamant, un grand « 8 » émaillé bleu foncé. 10e RTS Insigne en métal doré et peint. Ancre de Marine d’or chargée, è gauche de la carte de France et à droite d’un paysage africain d’argent. Brochant sur le tout un paquebot noir, vu de ¾ face, sur des vagues bleues, et sommé d’une croix de Lorraine. Sur la trabe est gravée l’inscription « 10 R.T.S. » ; sur les bras, la devise « IMPAVIDUM FERIENT BELLA » (« Sans l’émouvoir frapperont dans combats», adaptation de la pensée d’HORACE « Impavidum ferient ruinae qui exprime l’inébranlable fermeté de l’homme juste). 11e RTS Ancre de la Coloniale brochant sur un bracelet de pied d’indigène portant la carte du Maghreb le tout de bronze. Surbrochant l’ensemble, un coupe-coupe à poignée émaillée noir et lame d’argent. A la pointe de la lame l’inscription « 11 T » ; à gauche, au même niveau, la lettre « R » ; à droite la lettre « S ». 14e RTS 269

On distingue, entre autres figures, une Ancre de Marine dorée couverte d’un bouquet de feuilles de bananier », brochée par une panthère d’or vue de profil, tournée vers la gauche», une surcharge de la trabe par un écusson de col, bleu ciel timbré du nombre « 14 ». 15e RTS Ancre d’or [bronze ou argent] portant sur la trabe, l’inscription « 15 R.T.S. ». Brochant sur l’ancre un disque émaillé bleu ciel sur lequel figure un phénix d’or jaillissant d’un bûcher d’émail rouge foncé ». On distingue sur « la partie supérieure gauche, un soleil aux rayons d’or. Les nuances dans les couleurs du fond sont le violet clair, le bleu pâle, la turquoise, etc. 18e RTS Croissant argenté sommé d’une étoile dorée à cinq pointes. Sur le fond, paysage tunisien (marabout et palmiers) doré. Brochant sur le tout, une ancre de même ayant sur la tige un écusson de col d’émail bleu foncé au sigle de « 18 R.T.S. » et deux chevrons d’or». 24e RTS 2e modèle (créé en novembre 1939 par le colonel Alexandre) Dans une couronne de feuilles de laurier de bronze, ancre de la Coloniale sur la trabe de laquelle est gravé le sigle « 24 R.T.S. ». Sur le fond, de l’insigne figure la porte de la citadelle de Perpignan avec, sur la droite, une cariatide Majorque. Sur la gauche un tirailleur sénégalais en sentinelle. Sur le diamant, le blason catalan débordant sur un cartouche où est gravée la devise « MARCHE SEMPRE MAI MOREM, qui veut dire Marchons toujours, nous ne mourons jamais. Insignes réalisés par Mourgeon En 1932 6e RTS 1er modèle Couronne en métal doré à feuilles de chêne à gauche et feuilles de laurier à droite. Brochant sur la couronne, une ancre dorée timbrée du chiffre « 6 » du même. Sur le diamant, les lettres « T.S. » en relief. 270

En 1938 13e RTS Insigne émaillé bleu foncé représentant la carte d’Afrique en noir, avec les possessions françaises en rouge. Brochant sur la carte, l’ancre de la marine ou de la Coloniale, suivant les modèles. Au-dessus de l’organeau le nombre « 13 ». A droite le sigle « T.S. ». En pointe, reproduction du Mérite chérifien, argentée sur fond d’émail vert. Source : Symboles et traditions, « L’infanterie coloniale 1930-1958», Numéro spécial, 1973.

Annexe n° 3 : Discours du colonel Debieuvre lors de l’arrivée du drapeau du 17e RTS Officiers, Sous-Officiers, Caporaux et Tirailleurs. J’ai l’honneur de vous présenter le drapeau que le gouvernement de la République a bien voulu confier au Régiment, en témoignage de sa particulière estime pour les troupes noires, et comme gage du prix qu’il attache à leur concours loyal et empressé. Fiers de l’honneur qui vous est fait inclinez-vous devant cet emblème sacré, en évoquant le souvenir de ceux de vos braves camarades qui ont tracé de leur sang le mot d’ordre auquel nous devons tous nous montrer fidèles et qui doit être le vôtre : POUR LA France ! POUR LA CIVILISATION ! Si les couleurs de votre drapeau sont vierges, si sa soie n’est pas déchirée par la mitraille comme celle des héros de la tranchée, il égale les plus glorieux étendards de nos plus vieux Régiments, car il est couvert d’honneur par le sacrifice de ceux des vôtres dont les ossements blanchis jalonnent les champs de bataille d’Afrique, de France, de Belgique, d’Orient et du Levant. Au cours de la grande guerre, l’élite de nos vieilles races s’est offerte au suprême sacrifice pour que triomphe le plus bel idéal d’honneur et de 271

justice. Beaucoup des vôtres sont tombés, dans des assauts plus tragiques que les plus grandes épopées. Pendant cinq ans, chaque jour, chaque nuit, les troupes noires ont subi stoïquement toutes les atrocités que peut inventer le génie de destruction de la barbarie. Depuis l’armistice en Syrie-Cilicie, vous perpétuez le souvenir des étapes aussi nombreuses que glorieuses parcourues par vos aînés, qui ont promené victorieusement les trois couleurs françaises à travers le monde. Source : « Armée coloniale. Cilicie Syrie… », op.cit.

Annexe n° 4 : Tirailleurs du 14e RTS décorés en 1920 Distinctions Sergents reçues Citation à Lamine l’ordre de la Nounmouni Brigade Citation à Diba Kamara, l’ordre du Baba Sibi, Régiment Mamadou Sano, Mamadou Keïta, Alankan Diomandé, Samba Sidibé, Mamdou Bamba

Caporaux

Soldats Dogoma Togo

Mamadou Keïta, Fassoura Kamara, Toumané Diallo, Nouman Keïta, Bakary Doukounogo, Bakary Diara, Fanaly Traoré, Mamadou Taraoré, Mamadou Nagama, Bassirou Fall

Sidiki Marka, Mamadou N. Dièye, Tanga Sano, Moussa Doumbia, Douman Diabété, Nouna Fall, Galanifa Dione, Tiba Ouéda, Mamadou Kébé, Diolékou Kamou, mamadou N. Ndiaye, Mony Diakité, Nakouma Diara, Tibila Sechbo

Source : CHETOM, 16H336, Dossier 1, « Historique du 14e RTS ». 272

Liste des cartes, figures et tableaux

Cartes

Points de présence des tirailleurs sénégalais dans le Sud-Est Parcours des « renforts sénégalais » de la Guerre d’Orient Les tirailleurs sénégalais et la fin de la guerre en Méditerranée orientale 4. Les tirailleurs sénégalais en Rhénanie 5. Maillage de la Grande Syrie 1. 2. 3.

Figures

1a : Le poste militaire 1b : Le poste militaire 1c : Le poste militaire

Tableaux

Distribution des renforts sénégalais Effectifs moyens des tirailleurs sénégalais mobilisés au 1er janvier 1926 III. Quelques positions occupées entre avril et juin 1925 par les hommes du 5e RTS IV. Répartition des tirailleurs sénégalais dans les groupements du Front Nord V. Liste nominative de quelques prisonniers de l’année 1925 VI. Pertes en tirailleurs sénégalais subies par les unités régimentaires VII. Pertes subies le 28 mai 1925 VIII. Répartition des tirailleurs sénégalais entre 1937 et 1939 IX. Images des tirailleurs sénégalais d’après les témoignages officiels X. Effectifs moyens entre 1919 et 1922 XI. Parc d’avions militaires de l’AFL XII. Soldats de l’AFL morts entre 1920 et 1925 XIII. Taux de mortalité enregistrés au sein de l’AFL XIV. Les disparus de l’AFL entre 1920 et 1925 I. II.

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Achevé d’imprimer par Corlet Numérique - 14110 Condé-sur-Noireau N° d’Imprimeur : 150621 - Août 2018 - Imprimé en France

Ce texte reconstitue et donne sens au passé du tirailleur sénégalais, qui s’est déroulé en Rhénanie et dans le bassin méditerranéen. Mais cette biographie ne se focalise point sur l’histoire de sa conscription et/ou de sa vocation de « chair à canon », de fauteur de troubles, de force de combat anticolonialiste, de passeur culturel et de diffuseur de la modernité. Nous l’étudions en tant que membre d’un groupe se présentant comme l’élite militaire africaine, avec comme dénominateur commun le fait d’avoir accompli tout ou une partie de son service militaire extérieur en Europe, au Maghreb et au Levant. Cet ouvrage pointe l’estime de soi, son fondement constitué par l’expérience, qui est à la fois collective et individuelle, directe et indirecte, revêt des dimensions professionnelles, humaines et culturelles. Cette expérience, qui configure une sorte de parcours initiatique, s’énonce ici en termes d’itinéraire socio-spatial, d’apprentissage, d’épreuve, de découverte, d’acquisition de gestes, de savoirs, de langages, de recomposition ou de consolidation de l’imaginaire. En bref, au-delà de la référence à la construction de l’ethos, véhicule du complexe de supériorité du marsouin « noir », se trouve posée, in fine, la problématique de l’infériorisation culturelle et sociale qui participe de la reproduction élargie de l’ordre dominant. Ousseynou Faye enseigne à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal). Spécialiste d’histoire moderne, contemporaine et du temps présent, ses travaux de recherche portent sur la criminalité, la marginalité, les cultures urbaines, la violence politique, etc. En raison de son implication dans la formation des élèves-officiers d’active des armées d’Afrique francophone, il s’intéresse, depuis la fin des années 1990, à des objets d’étude comme l’armée, les conflits de basse intensité, et aux savoirs scientifiques axés sur les relations internationales, la guerre, la gouvernance politique et la paix.

Etudes africaines Série Histoire Illustration de couverture : Tirailleurs sénégalais près de la mosquée de Fréjus, d’après une peinture à huile de Jacques Lesquer, Collection du Musée des Troupes de Marine.

ISBN : 978-2-343-14081-0

31 €

Ousseynou Faye

Parcours d’une aristocratie de la baïonnette

Etudes africaines

Série Histoire

Ousseynou Faye Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939)

Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939)

Les tirailleurs sénégalais entre le Rhin et la Méditerranée (1908-1939) Parcours d’une aristocratie de la baïonnette